L'intelligence d'un sens: Odeurs miraculeuses et odorat dans l’Occident du haut Moyen Âge (Ve-VIIIe siècles) 9782503530994, 2503530990

Que peut-on vraiment lire dans les récits médiévaux relatant les émanations et les perceptions des "odeurs de saint

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French Pages 704 Year 2009

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L'intelligence d'un sens: Odeurs miraculeuses et odorat dans l’Occident du haut Moyen Âge (Ve-VIIIe siècles)
 9782503530994, 2503530990

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L’INTELLIGENCE D’UN SENS

BIBLIOTHÈQUE D’HISTOIRE CULTURELLE DU MOYEN ÂGE 7 Collection dirigée par Nicole Bériou et Franco Morenzoni

Martin Roch

L’intelligence d’un sens Odeurs miraculeuses et odorat dans l’Occident du haut Moyen Âge (ve-viiie siècles)

Avec un avant-propos par Marc Van Uytfanghe Ouvrage publié avec le soutien du Fonds National Suisse de la Recherche scientifique et de la Faculté des Lettres de l'Université de Genève

2009

F

À la mémoire de mon père

© Brepols

H Publishers n.v., Turnhout, Belgium

All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2009/0095/16 ISBN 978-2-503-53099-4

Avant-propos

Le discernement entre le surnaturel et le merveilleux est encore plus délicat quand certaines apparitions sont accompagnées de phénomènes étonnants comme des lévitations, des mouvements du soleil, des odeurs suaves, des sudations d’huile. On en trouvera maints exemples analysés au long de ces pages.

Ces quelques lignes, extraites de la préface que Jean Vernette a écrite pour le livre de Joachim Bouflet sur les pseudo-mariophanies du xxe siècle1, suggèrent une continuité inattendue – jusqu’à notre époque et sa ‘nouvelle religiosité’ – d’un merveilleux qu’on a coutume d’associer aux croyances d’un passé lointain, médiéval notamment. Les odeurs miraculeuses constituent donc un de ces phénomènes. Or, une étude globale sur leur présence et leur signification dans les sources narratives (en l’occurrence surtout, mais pas exclusivement, hagiographiques) du haut Moyen Âge occidental, manquait jusqu’ici. Martin Roch comble cette lacune (pour la période 400-800, grosso modo) par le présent volume, issu de sa thèse de doctorat soutenue à l’Université de Genève le 9 juin 2006. Elle avait pour thème central l’odeur délicieuse exhalée par des corps saints, mais elle s’intéressait aussi à d’autres exhalaisons extraordinaires, bonnes ou mauvaises. J’ai eu l’honneur et le plaisir de siéger dans le jury de cette thèse remarquable. Disons-le d’emblée : il fallait du courage, voire de l’audace, dans le chef de l’auteur, pour élever à la dignité d’« objet historique » ce que d’autres ont longtemps considéré comme une répétition de lieux communs, comme un topos littéraire « intemporel », dont on peut tout au plus faire l’inventaire à travers les récits qui en font état. L’approche « compréhensive » sous-jacente au travail de Martin Roch est toute différente, et elle est à mon avis la seule qui convienne. Sans viser à discerner le vrai et le faux à l’instar de l’enquête de Joachim Bouflet (historien lui aussi, mais en même temps consultant de la Congrégation vaticane pour les causes des saints), elle accepte néanmoins le défi de prendre les textes au sérieux – chaque texte et l’ensemble des textes. Comme récits tout d’abord, véhiculant des perceptions et des représentations propres à ces siècles lointains, mais éventuellement transparents aussi à de réelles expériences religieuses, voire physiologiques (il suffit de penser aux fragrances liées à

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J. Bouflet, Faussaires de Dieu. Enquête, Paris, 2000, p. 9.

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Avant-propos

certains usages funéraires et cultuels). Certes, la réalité et la nature des phénomènes décrits nous sont en soi inaccessibles, mais du moins peut-on essayer de contextualiser ces récits ‘ambigus’ (ambigus, car se trouvant à l’intersection du corporel et du spirituel, du propre et du figuré, du réel et de l’imaginaire) et de restituer le terreau culturel et religieux ou plus exactement la « culture olfactive » dans laquelle ils s’inscrivent. C’est ce qu’a fait l’auteur, non sans recourir aux études récentes d’historiens, d’anthropologues et d’ethnologues, également de représentants des sciences médicales, biologiques et psychologiques, sur l’odorat et les fonctions olfactives, dont la portée était autrefois sensiblement plus importante qu’aujourd’hui, semble-t-il2. Au moment même où j’écris cette préface, une grande exposition (une première mondiale, dit-on) se tient au Musée de Mariemont (en Belgique) sur « Parfums de l’Antiquité, la rose et l’encens en Méditerranée »3. Ces parfums capiteux devaient surmonter à cette époque les odeurs publiques très fortes et moins agréables. Il va sans dire que l’usage matériel des aromates, mais aussi la riche symbolique relative à l’odorat et à la fragrance tant dans le monde oriental et gréco-romain que dans l’univers biblique et chrétien (avec sa « théologie des odeurs » et sa dimension liturgique), servent de toile de fond à la présente recherche. L’auteur y fait également la part de ce qu’il appelle le « langage de l’olfaction » (lexique, structure syntaxique des passages concernés, images et métaphores). Au bout de quelque 650 pages (la thèse a dû être élaguée), d’un travail heuristique considérable (les lectures latines de l’auteur dépassent de loin le ‘résidu utile’ où il a repéré le thème olfactif) et d’un effort intellectuel impressionnant, Martin Roch a renouvelé notre regard sur le problème de l’historicité des textes concernés (« multivéridictionnels », dirait Paul Veyne), à la faveur d’une approche globale qui prend en compte à la fois la véracité (objective) et la vérité subjective (y compris les significations et les fonctions des énoncés). L’intelligence d’un sens, en effet… Entre-temps, le lecteur a eu droit à des analyses textuelles approfondies, souvent subtiles et méticuleuses, où tous les arguments sont pesés et soupesés et où – c’est du moins mon impression personnelle  – aucune interprétation ou hypothèse possible n’est négligée. Car à la délicatesse du sujet correspond une attitude fondamentale de l’auteur. Son ouverture d’esprit et sa compréhension prennent le contre-pied d’un positivis2

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M. Roch parle de la « révolution post-olfactive » survenue au cours du xviiie et du xixe siècles. J’étais en train de lire sa thèse quand mon attention fut attirée par un article du philosophe belge Lieven De Cauter, paru dans le journal flamand De Standaard du 31 mars 2006. Cet auteur remonte beaucoup plus haut dans l’histoire de l’humanité et suggère une hypothèse (qu’il qualifie lui-même d’« osée ») selon laquelle l’origine de la culture, par laquelle l’homme remplit la terre de toutes sortes de « marques » et de « signes », serait liée au déclin de son odorat par rapport à celui d’autres mammifères (ceux-ci communiquent entre eux par les traces olfactives qu’ils laissent). « Parce que nous flairons mal, nous nous laissons duper par des images ». Les commissaires de l’exposition, Annie Verbanck et Nathalie Massar, ont également réalisé le catalogue de 500 pages environ.

Avant-propos

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me étroit d’une part, d’une application aveugle du « il n’y a pas de hors-texte » derridien d’autre part. Mais parallèlement, et tout au long de son exposé, il fait preuve de prudence, d’un sens de la nuance, d’une conscience de certaines limites posées par la nature de sa documentation, bref d’une grande honnêteté intellectuelle, qui n’a d’égale que son intérêt passionné (depuis une vingtaine d’années) pour la thématique. Après la soutenance, j’ai moi-même beaucoup insisté pour qu’une étude tellement méritoire et riche soit publiée. C’est donc avec grande satisfaction que je salue aujourd’hui la parution du livre proprement dit, bien structuré, bien écrit, embrassant le sujet aussi complètement que possible et proposant des pistes méthodologiques précieuses pour des recherches similaires sur d’autres corpus textuels. Son intérêt ne réside pas uniquement dans tout ce qu’il nous apporte sur un aspect de la corporéité moins étudié jusqu’ici (et on sait l’importance du corps dans le christianisme ancien, en rapport notamment avec la foi en la résurrection). Vu le genre de la majorité des sources narratives utilisées, le livre offre également une nouvelle et brillante contribution, de la part d’un historien de la culture, à la valorisation correcte de l’hagiographie du haut Moyen Âge. Car, si l’‘odeur de sainteté’ est aujourd’hui une expression métaphorique et quelque peu archaïque (où ‘odeur’ a plutôt le sens de ‘réputation’), l’odor suavitatis de jadis avait une place bien plus riche en harmoniques dans l’histoire de la sainteté. Marc Van Uytfanghe Professeur aux Universités de Gand et d’Anvers Membre de l’Académie royale (néerlandophone) de Belgique

Abréviations

Sources fréquemment citées Dial. GC GM HE Hist. VJ VM VP

Gregorius Magnus, Dialogi, éd., notes A. de Vogüé, trad. P. Antin, Grégoire le Grand : Dialogues, Paris, 1978-1980. Gregorius Turonensis, Liber in gloria confessorum, MGH SRM I/2, 1969. Gregorius Turonensis, Liber in gloria martyrum, MGH SRM I/2, 1969. Beda Venerabilis, Historia ecclesiastica gentis Anglorum, éd., trad. B. Colgrave, R. A. B. Mynors, Bede’s Ecclesiastical History of the English People, Oxford, 1969. Gregorius Turonensis, Libri Historiarum X, MGH SRM I/1, 1951. Gregorius Turonensis, Liber de passione et virtutibus sancti Iuliani martyris, MGH SRM I/2, 1969. Gregorius Turonensis, Libri I-IV de virtutibus sancti Martini episcopi, MGH SRM I/2, 1969. Gregorius Turonensis, Liber vitae patrum, MGH SRM I/2, 1969.

Éditions et instruments de travail

(Les références complètes sont indiquées dans la bibliographie)

AB AASS BA BBKL BS CCSL CCCM CHAD CSEL DACL DB

Analecta Bollandiana. Acta Sanctorum. Bibliothèque Augustinienne. Biographisch-Bibliographisches Kirchenlexicon. Bibliotheca Sanctorum. Corpus Christianorum, series Latina. Corpus Christianorum, continuatio medievalis. Catholicisme. Hier, aujourd’hui, demain. Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum. Dictionnaire d’Archéologie chrétienne et de Liturgie. Dictionnaire de la Bible.

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DEL Dictionnaire encyclopédique de la Liturgie. DHGE Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastique. DS Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique  : doctrine et histoire. DTC Dictionnaire de Théologie catholique. LdM Lexikon des Mittelalters. MGH Monumenta Germaniae Historica. Auct. Ant. Auctores antiquissimi. Epist. Epistulae. Poet. Carol. Poetae latini aevi carolini. Script. Scriptores. SRM Scriptores rerum merovingicarum. PL Patrologia latina. TOB Traduction œcuménique de la Bible.

Abréviations

INTRODUCTION GÉNÉRALE

Dans les dernières décennies, corps et corporéité ont attiré l’attention des historiens. Ceux d’entre eux qui travaillent sur le christianisme ancien se sont d’abord intéressés au vaste domaine de la sexualité, et en particulier au « renoncement à la chair », selon le titre d’un important ouvrage de Peter Brown1. Tout en admettant l’importance de ces questions, on peut se demander si d’autres aspects de l’expérience et de la culture anciennes du corps ne méritent pas eux aussi d’être étudiés2. Pour notre part, nous avons choisi de nous pencher sur les problèmes posés par les odeurs et leurs perceptions. Notre enquête prit son départ lorsque des lectures de textes médiévaux suscitèrent dans notre esprit une interrogation, ou plutôt n’était-ce encore qu’une simple curiosité : que pouvaient bien signifier, pour ceux qui les avaient rédigés et pour leurs destinataires, les récits d’odeurs extraordinaires que nous lisions çà et là chez Grégoire de Tours, Grégoire le Grand, ou Sulpice Sévère ? Ces histoires étaient-elles communes ou exceptionnelles ? En ce début de xxie siècle, l’expression ‘odeur de sainteté’ se réduit généralement à un usage proverbial un peu désuet, que l’on rencontre avant

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Cfr P. Brown, Le renoncement à la chair : virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, Paris, 1995. À propos de l’intérêt jusqu’ici prépondérant pour la problématique de la sexualité ancienne, S. A. Harvey note : « While ancient Christians were surely concerned about these issues, such overriding emphasis may owe more to our contemporary social debates than to the primary interests of those who pursued the Christian life in its formative centuries » (S.  A. Harvey, « Embodiment in Time and Eternity : a Syriac Perspective », St Vladimir Theological Quarterly, 43 (1999), p. 105-106). De son côté, B. Caseau fait remarquer que le discours ascétique – sur la continence sexuelle en l’occurrence – n’a pas nécessairement eu un impact évident sur la société romaine, même « christianisée », de l’Antiquité tardive (cfr B. Caseau, « Christian bodies : the senses and early Byzantine Christianity », in Desire and Denial in Byzantium, ed. L. James, Aldershot, 1999, p. 101-102). Signalons néanmoins la publication d’études consacrées, en général, à la vue : cfr G. Frank, « ‘Taste and See’ : The Eucharist and the Eyes of Faith in the Fourth Century », Church History, 70 (2001), p. 619-643 ; id., The Memory of the Eyes. Pilgrims to Living Saints in Christian Late Antiquity, Berkeley, 2000 ; id., « The pilgrim’s gaze in the age before icons », in Visuality Before and Beyond the Renaissance. Seeing as Others Saw, ed. R. S. Nelson, Cambridge, 2000, p. 98-115 ; P. Cox Miller, « ‘Visceral Seing’ : The Holy Body in Late Ancient Christianity », Journal of Early Christian Studies, 12 (2004), p. 391-411 ; Mary Ch. Murray, « The Image, the Ear, and the Eye in Early Christianity », Arts. The Arts in Religious and Theological Studies, 9 (1997), p. 17-24.

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Introduction générale

tout dans la littérature3. Quelques œuvres littéraires accordent cependant une place d’honneur à la bonne odeur des saints. Un des passages les plus célèbres du grand roman de Dostoïevski, Les frères Karamazov, la présente comme une nécessité : Lorsque, avant le jour, le corps du starets fut mis en bière et transporté dans la première chambre, quelqu’un demanda s’il fallait ouvrir les fenêtres. Mais cette question, posée incidemment, demeura sans réponse et presque inaperçue, sauf de quelques uns. L’idée qu’un tel mort pût se corrompre et sentir mauvais leur parut absurde et fâcheuse (sinon comique), à cause du peu de foi et de la frivolité qu’elle révélait, car on attendait précisément le contraire4.

Dans son Sainte Lydwine de Schiedam, J.-K. Huysmans (1848-1907) entend livrer une ‘biographie odorante’ de cette sainte du Moyen Âge5 dont le corps tourmenté est déjà transformé : En un constant miracle, il [le Seigneur] fit de ces blessures des cassolettes de parfums ; les emplâtres que l’on enlevait, pullulant de vermines, embaumaient ; le pus sentait bon, les vomissements effluaient de délicats arômes ; et de ce corps en charpie […], il voulut qu’il émanât toujours un relent exquis de coques et d’épices du Levant, une fragrance à la fois énergique et douillette, quelque chose comme un fumet biblique de cinnamome et bien hollandais, de cannelle6.

Et voici comment, au xxe siècle, l’écrivain grec Nikos Kazantzaki (18831957), décrit avec lyrisme le retour à Assise de saint François : Quand je pense à ce voyage de retour vers la terre natale, je ne peux que donner raison à Égide. En effet, le saint dégage une odeur qui, franchissant montagnes et forêts, pénètre dans les maisons des hommes. Alors ceux-ci sont surpris… ils se réveillent, flairent l’air, tournent le visage du côté d’où vient l’odeur et se mettent en route en tremblant7.

Mais y eut-il un moment dans l’Histoire où l’‘odeur de sainteté’ était pleinement signifiante, non pas sublimée en une métaphore toute spirituelle, mais au contraire bien ‘charnelle’, un moment où elle faisait partie intégrante d’une culture ? Notre premier mouvement, celui d’une curiosité un peu vague, nous a donc amené à soulever le problème de l’historicité de la perception olfactive et de ses représentations. Nous avons été encouragés dans cette voie

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« Angélique n’était pas en odeur de sainteté dans sa famille » (Nerval, Les Filles du feu, Angélique, 1854) ; « L’une des chapelles contient le tombeau du dernier archevêque, mort en 1826 en odeur de sainteté » (Michelet, Journal, 1835) ; « Elle a vécu jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ans, je crois, en odeur de sainteté » (G. Sand, Histoire de ma vie, 1855). Ces citations sont issues de : « Odeur de sainteté », Trésor de la Langue Française informatisé ([http ://atilf.atilf.fr]). Dostoïevski, Les frères Karamazov, Paris, 1948, p. 301. Elle est morte en 1433. J.-K. Huysmans, Sainte Lydwine de Schiedam, Paris, 1901, cit. dans M. Gérard, Les cris de la sainte. Corps et écriture dans la tradition latine et romane des Vies de saintes, Paris, 1999, p. 182. N. Kazantzaki, Le pauvre d’Assise, Paris, 1957, p. 317.

Introduction générale

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par Lucien Febvre lui-même, puisque, en 1942 déjà, le grand historien a pu décrire le xvie siècle comme un temps « qui ne voit pas d’abord, qui entend et qui flaire, qui hume les souffles et capte les bruits8 ». Mais c’est surtout dans les deux ou trois dernières décennies que des anthropologues et des ethnologues travaillant sur l’histoire culturelle de l’Occident ou sur la culture de populations sans écriture, se sont intéressés au sujet des odeurs et de leurs perceptions9. Les géographes eux-mêmes ont commencé à étudier la géographie des odeurs, tout en prenant des précautions, comme l’illustrent ces mots d’introduction d’un recueil d’études : Le sujet paraîtra farfelu. Y aurait-il une géographie de n’importe quoi ? Oui, sans aucun doute : tout ce qui contribue à personnaliser un lieu, tout ce qui se répartit dans l’espace, qu’il s’agisse de réalités matérielles ou de représentations, tout peut faire l’objet d’analyses géographiques. Dès lors, les odeurs qui avaient peu attiré les géographes jusqu’à maintenant méritaient une réflexion et le concours de représentants d’autres disciplines plus avancées que la leur sur ce terrain10.

Parmi les disciplines auxquelles ce texte fait allusion, il faut inclure les sciences médicales, biologiques, et psychologiques, dont les recherches sur la perception des odeurs et sur l’appareil olfactif se multiplient11. Corollaire de ces développements, l’intérêt actuel pour ces questions se reflète jusque dans les mass media12. La thématique de l’odeur et de l’olfaction concerne donc en principe toutes les sciences humaines. Si le passage cité plus haut de Lucien Febvre n’a apparemment guère retenu l’attention des historiens, nous pouvons néanmoins constater l’existence d’un certain nombre d’études portant sur les odeurs dans

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L. Febvre, Le problème de l’incroyance au xvi  e siècle. La religion de Rabelais, (1ère éd. Paris, 1942), Paris, 1968, p. 399. Cfr C. Classen, D. Howes, A. Synnott, Aroma. The Cultural History of Smell, London - New York, 1994  ; A. Le Guérer, Les pouvoirs de l’odeur, nouv. éd. rev. et augm., Paris, 1998  ; A. Gell, « Magic, Perfume, Dream… », in Symbols and Sentiments. Cross-cultural Studies in Symbolism, ed. I. Lewis, London, 1977, p. 25-38. Voir aussi les études de la section « Anthropologie et ethnologie françaises » du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, rassemblées par D. Musset et Cl. Fabre-Vassas sous le titre Odeurs et parfums, Paris, 1999. On trouvera de nombreuses références bibliographiques dans ces différents ouvrages. J.-R. Pitte, « Introduction », dans Géographie des odeurs, dir. R. Dulau, J.-R. Pitte, Paris, 1998, p. 7. Pour une synthèse des acquis actuels, on consultera l’ouvrage de A. Holley, Éloge de l’odorat, Paris, 1999. Voir aussi le récent recueil d’études Olfaction, Taste, and Cognition, ed. C. Rouby et al., Cambridge, 2002. L’étude multidisciplinaire du goût et de l’olfaction se trouve au cœur des activités du célèbre Monell Chemical Senses Center de Philadelphie (USA). Quelques sujets traités parmi d’autres : « Les malfaiteurs trahis par leur odeur » (méthodes de police scientifique : Le Figaro, 16 juillet 2003) ; « Les Nobels de l’odorat » (attribution du prix Nobel de physiologie et de médecine : Le Monde, 5 octobre 2004) ; « Des chercheurs lémaniques découvrent une clé de la communication olfactive entre mammifères » (Le Temps, 19 novembre 2002) ; « L’odeur de sainteté » (Le Monde des religions, juillet-août 2004. Nos remerciements à Pierre Dubuis, qui nous a signalé cet article).

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les cultures et les sociétés du passé. Les approches qu’elles suivent sont aussi diverses que les recherches modernes sur l’odorat et les perceptions olfactives. On citera d’abord les travaux portant sur la dimension matérielle des aromates, la fabrication des parfums, leur commerce, leurs usages. Souvent anciens, ils restent nécessaires sur bien des sujets, pour lesquels manquent des synthèses récentes13. Par ailleurs, des textes bibliques mentionnant odeurs ou encens ont fait l’objet de quelques études littéraires et théologiques14. Mais il existe également des travaux, anciens ou récents, consacrés précisément aux odeurs extraordinaires des dieux ou des saints15. Le plus important est sans doute un gros article de Waldemar Deonna dans lequel l’auteur met en œuvre une abondante documentation. Le titre est révélateur de l’approche suivie : « ‘Evodia’. Croyances antiques et modernes : l’odeur suave des dieux et des élus16 ». L’‘odeur de sainteté’ est ainsi considérée comme « une croyance que le christianisme a héritée de l’antiquité, et qu’il a maintenue jusqu’à nos jours17 ». En accord avec ce point de vue, l’auteur présente d’abord les nombreux témoignages associant dieux et parfums, espaces sacrés et aromates, dans le monde méditerranéen antique. Il expose ensuite les usages de parfums pour les morts et pour les vivants. La deuxième partie de l’étude est consacrée au christianisme : odeurs du Christ et des saints, du Paradis, etc. Deonna s’essaie enfin à exposer différentes « explications de l’odeur de sainteté » (troisième partie) : métaphores prises à la lettre, cas de supercherie, d’illusions ou de suggestion ; causes physiologiques et psychiques ; pratiques d’embaumement ou d’offrandes de parfums aux morts. Il termine en soulignant que les odeurs extraordinaires sont en fait antithétiques (odeurs suaves/odeurs nauséabondes) et qu’elles s’organisent autour des notions de bien et de mal : 13

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Nous songeons en particulier aux articles parus dans le Dictionnaire d’Archéologie Chrétienne et de Liturgie et dans le Dictionnaire de la Bible. Citons néanmoins l’ouvrage assez récent de P. Faure, Parfums et aromates de l’Antiquité, (1ère éd. Paris, 1987), Paris, 1996. La principale, quoique limitée à un seul verset du Cantique des Cantiques, est celle de Pietro Meloni, Il profumo dell’immortalità. L’interpretazione patristica di Cantico 1, 3, Roma, 1975. Ce genre de phénomènes est aussi rapporté à propos de martyrs musulmans (cfr S. Evans, « The Scent of a Martyr », Numen, 49 (2002), p. 193-211). Nous ne nous attardons pas sur les études concernant les phénomènes mystiques, bien que ceux-ci puissent concerner l’olfaction : outre le caractère exceptionnel généralement attribué à ces phénomènes, ils sont difficilement repérables dans la période qui nous intéresse (la notion moderne de « mystique » y est sans doute même anachronique). On peut néanmoins consulter H. Thurston, Les phénomènes physiques du mysticisme, (London, 1952), Paris 1961. Voir aussi les articles « fragrance », « parfum », « odeur de sainteté », « myroblites », « liqueurs balsamiques », et « incorruptibilité », dans le Dictionnaire des miracles et de l’extraordinaire chrétiens, dir. P. Sbalchiero, Paris, 2002. Paru dans la revue fondée par Deonna : Genava, 17 (1939), p. 167-263. Il a été récemment republié, avec une introduction et un épilogue de Carlo Ossola : W. Deonna, ‘Evodia’. Croyances antiques et modernes : l’odeur suave des dieux et des élus, Torino, 2003. Nous nous référons à la publication originale. W. Deonna, « ‘Evodia’ », p. 168 (cfr ibid., p. 217). Une conception similaire se lit dans la brève note de E. A. Stückelberg, « Der ‘Geruch’ der Heiligkeit », Archives suisses des Traditions populaires, 22 (1918-1919), p. 203-205.

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Le parfum suave des dieux et des élus, antiques et modernes, n’est donc qu’un effet de l’antithèse universelle et éternelle entre le bien et le mal ; les animaux favorables peuvent aussi le posséder, et, en Bohème, les serpents et les grenouilles qui protègent les demeures trahissent leur présence bienfaisante par une odeur balsamique18.

L’article de W.  Deonna est en soi un document d’histoire, car il révèle les qualités et les défauts d’une méthodologie particulière, marquée au sceau d’une grande érudition et d’un certain positivisme, mais qui se révèle aussi – et c’est peut-être paradoxal – peu historique19. Par ailleurs, si Deonna a bien vu la dimension bipolaire des odeurs extraordinaires, il n’a guère poussé plus loin l’analyse de leurs effets et de leurs fonctions. Son étude a donc le défaut d’une sorte de catalogue thématique d’éléments puisés dans l’Antiquité païenne puis dans le christianisme, celui-ci succédant à celle-là sans que cet enchaînement ne soit questionné20. Les sources exploitées en rapport avec le christianisme vont des lettres de saint Paul aux récits de faits prodigieux ou étranges survenus au xixe siècle, en passant par des saints de toutes les époques, sans oublier Renan. Non seulement ces témoignages frappent par leur disparité, ils ne font par ailleurs l’objet d’aucune contextualisation littéraire ou, moins encore, sociale. L’« odeur suave des dieux et des élus » est considérée comme une pure croyance, intemporelle et invariable21. 18 19 20

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W. Deonna, « ‘Evodia’ », p. 224. W. Deonna était cependant archéologue. L’auteur s’inspire manifestement des ouvrages de P. Saintyves, en particulier de son « manifeste », Les saints, succeseurs des dieux, Paris, 1907. Il en dépasse même l’outrance en parlant des « dieux chrétiens » (cfr W. Deonna, « ‘Evodia’ », p. 191, 197). Pour une approche plus équilibrée du rapport entre culte des saints et dieux antiques, voir H. Delehaye, Les origines du culte des martyrs, 2e éd. rev., Bruxelles, 1933, p. 411 sq. ; J.-Cl. Fredouille, « Le héros et le saint », dans Du héros païen au saint chrétien, éd. G. Freyburger, L. Pernot, Paris, 1997, p. 11-25. Dans le cadre de l’hagiographie mérovingienne, voir l’ouvrage toujours fondamental de Fr. Graus, Volk, Herrscher und Heiliger im Reich der Merowinger. Studien zur Hagiographie der Merowingerzeit, Prague, 1965, p. 175 sq. Voir également les remarques de Ch. Pietri, « Saints et démons  : l’héritage de l’hagiographie antique », (Spoleto, 1989), repr. dans id., Christiana Respublica. Éléments d’une enquête sur le christianisme antique, Rome, 1997, vol. 1, p. 1287, ainsi que de A. Rousselle, Croire et guérir. La foi en Gaule dans l’Antiquité tardive, Paris, 1990, p. 255. « […] une croyance que le christianisme a héritée de l’antiquité, et qu’il a maintenue jusqu’à nos jours » (W. Deonna, « ‘Evodia’ », p. 168). Déjà Fr. Graus reprochait à de nombreuses recherches sur l’hagiographie de mêler époques et milieux de production, et de finir par présenter une « légende chrétienne » abstraite : « […] die charakteristichen Unterschiede der einzelnen Epochen und Umkreise werden dadurch völlig verwischt und die Legenden erscheinen – sehr zu Unrecht – als eine amorphe und konstante Sammlung verschiedener Topoi » (Fr. Graus, Volk, Herrscher und Heiliger, p. 33). Voir aussi les observations de A. Vauchez, Saints, prophètes, visionnaires. Le pouvoir surnaturel au Moyen Âge, Paris, 1999, p. 56. La volonté d’adopter une approche historique très rigoureuse de l’hagiographie et du culte des saints est manifeste dans l’ouvrage de R. Van Dam sur les saints gaulois ; l’auteur y critique la démarche de P. Brown, du fait que ce dernier affronte d’un seul regard le culte des saints en des moments et des lieux différents de l’Antiquité tardive (cfr R. Van Dam, Saints and their Miracles in Late Antique Gaul, Princeton, 1993, p. 5. La critique porte sur l’ouvrage de P. Brown, Le culte des saints. Son essor et sa fonction

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C’est un problème similaire que pose l’ouvrage pourtant bien plus récent de Jean-Pierre Albert, Odeurs de sainteté. La mythologie chrétienne des aromates22. En effet, cet anthropologue de formation se propose d’effectuer une lecture structuraliste de la littérature chrétienne sur les aromates, le baume en particulier. Pour ce faire, J.-P. Albert fait lui aussi intervenir de nombreux documents d’origines très diverses, dans un cadre chronologique très étendu, assimilé au « long Moyen Âge » de J.  Le  Goff (ve-xixe siècles). Le problème fondamental posé par cette méthode est que la nature de ces différents documents, leurs milieux et leurs moments de production, ne sont pas discutés, comme s’ils étaient atemporels23. Notons encore que, strictement parlant, l’ouvrage n’aborde pas les ‘odeurs de sainteté’ indiquées en titre, puisqu’il s’intéresse essentiellement au baume en tant qu’élément indispensable dans la confection du saint chrême, c’est-à-dire d’une huile d’onction. Or il faut observer que, si les deux éléments (odeur et onction) peuvent être liés, ils font néanmoins appel à des modes opératoires et symboliques très différents24, ce qui n’apparaît pas dans cette étude par ailleurs passionnante. J.-P. Albert se réfère explicitement à l’ouvrage maintenant classique de Marcel Detienne, Les jardins d’Adonis. La mythologie des aromates en Grèce25 : un nouveau point de référence au cours de notre cheminement. À nos yeux, M. Detienne, qui y effectue une analyse structuraliste de pratiques et de mythes de la Grèce antique, est convaincant précisément parce qu’il la situe dans un cadre culturel et chronologique bien défini26. Presque à l’antipode chronologique des Jardins d’Adonis, il est un autre ouvrage que l’on peut désormais considérer comme un classique : nous entendons parler du livre d’Alain Corbin, Le miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social. xviii  e-xix  e siècles27. En exploitant de très nombreuses sources,

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dans la chrétienté latine, Paris, 1984). Il est symptomatique de la démarche de R. Van Dam qu’il mentionne constamment les cultes des saints. Paris, 1990. L’auteur prévoit d’ailleurs les réticences que sa démarche peut susciter chez les historiens (cfr J.-P. Albert, Odeurs de sainteté, p. 16). L’onction suppose la manipulation d’une matière, elle implique le toucher pour celui qui la confère et pour celui qui la reçoit ; l’odeur est immatérielle, insaisissable, mais semble parfois visible (lorsqu’elle est liée à une fumée). L’analyse des textes bibliques permet de voir, dans l’odeur de l’encens, un mouvement ascendant (de l’homme vers Dieu), dans l’onction, un mouvement descendant (de Dieu vers son élu). H. Reifenberg distingue ainsi « Weihrauch » et « Salböl-Duftöl » dans son étude, « Duft-Wohlgeruch als Gottesdienstliches Symbol. Liturgischphänomenologische Aspekte des odoratischen Elementes », Archiv für Liturgiewissenschaft, 29 (1987), p. 321-351. Une distinction similaire est opérée par P. Meloni, Il profumo, p. x, n. 5. Paris, 1972. Signalons, toujours pour l’Antiquité grecque, un article de G. Bounoure, « L’odeur du héros. Un thème ancien de la légende d’Alexandre », Quaderni di storia, 9 (1983), p. 3-46. L’auteur voit dans les traditions associant la figure d’Alexandre à des parfums un modèle narratif pour les légendes chrétiennes faisant état d’'odeurs de sainteté'. Paris, 1982 ; plusieurs rééditions.

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littéraires certes, mais aussi médicales ou administratives, l’« historien du sensible28 » y étudie les transformations du paysage olfactif occidental à partir de la moitié du xviiie siècle, en les reliant aux conflits sociaux contemporains. Il démontre ainsi à quel point un ‘sens oublié’ peut être révélateur des songes ou des inquiétudes d’une société, de conceptions sociales et culturelles antagonistes. Mais qu’en est-il de l’étude des odeurs et de l’olfaction dans le cadre du christianisme ancien et médiéval, autrement dit pour la période sur laquelle se concentrent nos recherches ? À notre connaissance, les seuls travaux qui ont jusqu’ici balisé ce terrain sont ceux de Susan Ashbrook Harvey et de Béatrice Caseau, qui travaillent toutes deux sur l’Antiquité tardive. S.  A. Harvey a publié plusieurs articles sur le sujet, surtout dans le contexte du christianisme syriaque, un milieu particulièrement sensible, semble-t-il, aux perceptions olfactives et à leur symbolisme. Hagiographie, exégèse, hymnologie et sources liturgiques sont intégrées dans des études à la fois pénétrantes et empreintes de ‘compréhension’ à l’égard de leurs significations et de leurs fonctions. Nous y avons trouvé des analyses dont la portée dépasse largement, à nos yeux, le monde syriaque antique29. Quant à B. Caseau, elle a dédié sa thèse aux « usages et significations des parfums dans le monde antique et leur christianisation30 », titre qui exprime fort exactement et la méthode et la problématique de son travail. Dans le cadre d’une longue Antiquité tardive (100-90031), l’auteure convoque les sources anciennes les plus diverses pour affronter en particulier le problème de la « christianisation » de l’emploi d’encens, d’abord rejeté, puis introduit dans le culte chrétien. Si le christianisme oriental occupe une place prépondérante dans les recherches de S. A. Harvey et de B. Caseau, on constate une absence d’études spécifiquement consacrées, pour la même période, aux sources de l’Occident latin32. Notre enquête doit donc contribuer à combler cette lacune. Nous l’avons mentionné, le point de départ de nos recherches se trouvait dans des récits rapportant l’odeur délicieuse exhalée par des corps saints. Ce thème reste central dans le travail que l’on va lire. Cependant, la lecture des sources narratives a révélé l’existences d’autres exhalaisons extraordinaires, bonnes ou mauvaises, et cela nous a amené à définir des pistes de recherches multiples. La 28 29

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Cfr A. Corbin, Historien du sensible : entretiens avec Gilles Heuré, Paris, 2000. S. A. Harvey reprend et développe ses précédents travaux dans un ouvrage récent : Scenting Salvation. Ancient Christianity and the Olfactory Imagination, Berkeley, 2006. B. Caseau, ‘Evodia’. The Use and Meaning of Fragrances in the Ancient World and their Christianization (100-900 AD), thèse inédite, Princeton, 1994. Cet allongement de la période jusqu’au début du ixe siècle est également celui de l’ouvrage collectif Late Antiquity : A Guide to the Postclassical World, ed. G. W. Bowersock, P. Brown, O. Grabar, Cambridge (MA), 1999. L’incorruptibilité et la fragrantia des corps saints ont néanmoins trouvé leur place dans l’ouvrage général de J. Chélini, L’aube du Moyen Âge. Naissance de la chrétienté occidentale : la vie religieuse des laïcs dans l’Europe carolingienne (750-900), Paris, 1991, p. 334 sq.

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question qui sous-tend l’ensemble de notre enquête est celle de l’importance et de la signification que pouvaient revêtir odeurs et odorat dans la culture et la pensée religieuses, voire dans l’expérience, de l’Occident du haut Moyen Âge, période et espace dans lesquels se précisent, se diffusent, se multiplient peutêtre, les témoignages concernant l’‘odeur de sainteté’, ainsi que des conceptions apparentées que nous entendons également examiner. Or, odeurs et fragrances manifestent des qualités parfois paradoxales : elles sont sensibles, parfois visibles, mais impalpables ; elles peuvent symboliser, et même réaliser, la communication avec des réalités transcendantes, mais elles sont éphémères ; elles peuvent remplir un espace ou ‘pénétrer’ des personnes… Ainsi, odeurs et parfums se situent en quelque sorte à l’intersection des différents ‘mondes’ de l’existence humaine : monde naturel et physiologique, monde social, monde imaginaire, monde religieux33… dont les articulations et l’unité redeviennent manifestes quand se font percevoir les exhalaisons extraordinaires. Pour saisir cette multiplicité d’aspects, nous pensons qu’il est indispensable de recourir aux sources narratives  – récits hagiographiques, certes, mais pas uniquement34. C’est là une des principales caractéristiques de notre démarche, qui reflète indirectement l’attention accordée au récit dans les dernières décennies35. En effet, nous avons vu dans ces sources la possibilité d’accéder à des conceptions et à des représentations ‘en acte’, c’est-à-dire intégrées dans l’organisation d’événements, de causes et d’effets, de moments et de lieux ; en outre, seul le récit permet de prendre en compte les protagonistes des exhalaisons extraordinaires – émetteurs et récepteurs, témoins… Le récit nous apparaissait ainsi plus directement lié à la réalité sociale, mais aussi naturelle, puisque « tout récit ne vit que de ses multiples renvois entre le réel et la fiction36 ». Au lieu de considérer par principe les récits d’odeurs extraordinaires comme une

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Sur les multiples aspects des perceptions olfactives (du point de vue d’un théologien de la liturgie), cfr H. Reifenberg, « Duft-Wohlgeruch als Gottesdienstliches Symbol », p. 324-325. Au cours de ce travail, nous parlerons fréquemment, et à dessein, de « sources narratives », en renonçant à y distinguer systématiquement des écrits « historiques » ou « hagiographiques », tant les contours des genres nous paraissent souvent flous. Sur ce problème, voir les réflexions de F. Lifshitz, « Beyond Positivism and Genre : ‘Hagiographical’ Texts as Historical Narrative », Viator, 25 (1994), p. 95-113. A.  Boureau a ainsi souligné fortement la fonction centrale du récit dans le christianisme, au moins jusqu’à la fin du Moyen Âge : récit de l’Incarnation, récits de la vie des saints (cfr A. Boureau, L’événement sans fin. Récit et christianisme au Moyen Âge, Paris, 1993). Voir également J. L. Derouet, « Les possibilités d’interprétation sémiologique des textes hagiographiques », Revue d’histoire de l’Église de France, 62 (1976), p. 153-162. Sur le tournant narratif pris par les sciences humaines, et considéré comme impératif pour l’histoire en particulier, voir P. Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, 2000, p. 302 sq. J. Molino, R. Lafhail-Molino, « Le récit, un mécanisme universel », Sciences humaines, 148 (2004), p. 22. Il y aurait beaucoup à dire au sujet des récits et de leurs fonctions, actuellement objets de multiples recherches de la part des sciences humaines, qui soulignent entre autres leurs fonctions sociales et cognitives (cfr ibid., p. 24-25).

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répétition de lieux communs, nous avons choisi de les prendre au sérieux et de chercher à y déceler les réponses à nos questions : croyait-on vraiment que ces exhalaisons avaient eu lieu, avaient encore lieu ? Ou, plus exactement : croyaiton que semblables exhalaisons étaient au moins susceptibles de se produire, que les récits les décrivant étaient plausibles ? Et quelles étaient les conditions soutenant et alimentant ces convictions, ainsi que les récits qui les attestaient ? Quelles représentations peut-on y discerner ? Pour essayer de répondre à ces questions, il nous fallait éclairer les sources narratives par d’autres documents. Cette exigence rejoint celle exprimée par Charles Pietri, qui, dans une étude sur les saints et les démons dans l’hagiographie antique, met en garde contre une démarche qui « extrait les deux protagonistes de cette enquête comme s’ils étaient des éléments isolables, indépendants de tout le mouvement de spiritualité et de théologie chrétiennes, constitué en une structure solidaire et complexe37 ». Nous nous sommes donc tournés vers les textes scripturaires et patristiques avant tout, puisqu’ils formaient le pain quotidien intellectuel et spirituel des hagiographes, moines ou non. Les sources liturgiques nous ont également paru indispensables, puisque la liturgie constituait le premier lieu où se rencontraient les gestes et les paroles du domaine olfactif. Enfin, la difficile question des rapports passant entre représentations olfactives et usages matériels d’aromates nous a amené à prendre en compte des données recueillies et élaborées par les archéologues. La définition des cadres de notre travail s’est effectuée à partir de deux choix initiaux : un cadre défini de manière large comme étant celui de l’Occident du haut Moyen Âge38, et une attention particulière aux sources narratives, hagiographiques essentiellement. Ce sont en fait ces dernières qui ont conditionné la délimitation de notre corpus de sources. Les années autour de 400 sont vite apparues comme le seuil à partir duquel nous devions procéder. En effet, la Vie de saint Martin, un des textes hagiographiques les plus influents de notre Moyen Âge, est rédigée en 397 ; c’est également à cette époque qu’ont lieu des découvertes de reliques dont le retentissement fut vaste : celles effectuées à partir de 386 en Italie par Ambroise de Milan, et l’inventio, près de Jérusalem en 415, des reliques de saint Étienne. Plusieurs récits que nous possédons de ces divers événements font déjà état d’exhalaisons prodigieuses. Et c’est avec ces textes, écrits en latin ou immédiatement traduits en latin, que s’ouvre vraiment le ve siècle du point de vue de l’histoire du culte des saints. La période qui commence alors est celle d’une véritable explosion de la production

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Ch. Pietri, Christiana Respublica, p. 1236. En fait, entre le ve et le viiie siècles, les caractères de l’Antiquité tardive et ceux du haut Moyen Âge se mêlent et se distinguent de manière variable selon les régions et les champs culturels et sociaux ; il faut donc entendre notre usage de « haut Moyen Âge » dans un sens très large. Sur le haut Moyen Âge et les divisions chronologiques de l’histoire de l’Antiquité et du Moyen Âge, cfr M. Banniard, Genèse culturelle de l’Europe. ve-viiie siècle, Paris, 1989, p. 13-22.

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hagiographique39, évidente par exemple dans la Gaule mérovingienne. Le terme chronologique de nos recherches nous a également été suggéré en premier lieu par le développement de cette littérature. À partir de l’époque carolingienne, en effet, se manifestent des inflexions nouvelles : l’importance des réécritures de Vies antérieures plus que la rédaction de Vies contemporaines40, le changement des destinataires des compositions hagiographiques41, l’évolution de ‘l’édition’ hagiographique42, éléments qui doivent être situés dans des transformations culturelles plus générales, observables également dans la liturgie et la théologie. En somme, sans séparer rigidement une époque mérovingienne d’une époque carolingienne, nous avons estimé, au vu de ces divers éléments, qu’il était raisonnable de ne pas élargir notre corpus au-delà du début du ixe siècle43. En revanche, nous avons autant que possible cherché à intégrer dans nos recherches des documents provenant de régions différentes de l’Occident : dans les limites très variables des œuvres qui nous ont été conservées, nous faisons appel à des témoins originaires de l’Espagne wisigothique, de l’Italie, de la Gaule et de la Germanie, de l’Angleterre et de l’Irlande – avec une nette prépondérance de la Gaule. Il ne s’agit certes pas de mettre en évidence des cadres politiques –  qui ne présentent qu’une importance relative pour notre étude –, mais plutôt d’examiner la production, la distribution et les éventuels rapports de témoignages provenant d’espaces culturels divers. Notre corpus comprend d’abord les œuvres narratives, pas exclusivement hagiographiques, d’auteurs bien connus, parmi les lesquels se détachent les noms de Grégoire de Tours (538-594), de Grégoire le Grand (540-604), de Bède le Vénérable (672/3-735). Nous avons ensuite pris pour base documentaire les textes hagiographiques publiés dans la série Scriptores Rerum Merovingicarum des Monumenta Germaniae Historica : c’est toujours l’édition de référence non 39

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Plus de Vies de saints ont été écrites dans les années 450-750 qu’en aucune autre période de l’Église post-constantinienne (cfr P. Fouracre, « Merovingian History and Merovingian Hagiography », Past & Present, 127 (1990), p. 9. La production littéraire correspond à « l’efflorescence de la sainteté » qui apparaît dans l’Antiquité tardive (cfr A. Vauchez, Saints, prophètes, visionnaires, p. 21). Cette observation est à mettre en relation avec le petit nombre de nouveaux saints à l’époque carolingienne (voir par exemple J.-Cl. Poulin, L’idéal de sainteté dans l’Aquitaine carolingienne d’après les sources hagiographiques (750-950), Laval, 1975, p. 2-3 ; P. Riché, « Les Carolingiens en quête de sainteté », dans Les fonctions des saints dans le monde occidental (iii  e-xiii  e s.). Actes du colloque de Rome (1988), éd. J.-Y. Tilliette, Rome, 1991, p. 221-223 ; A.-M. Helvétius, « Les modèles de sainteté dans les monastères de l’espace belge du viii  e au x  e siècle », Revue bénédictine, 103 (1993), p. 55. Cfr K. Heene, « Merovingian and Carolingian Hagiography : Continuity or Change in Public and Aims ? », AB, 107 (1989), p. 415-428 ; id., « ‘Audire’, ‘legere’, ‘vulgo’ : an attempt to define public use and comprehensibility of Carolingian hagiography », in Latin and the Romance Languages in the Early Middle Ages, ed. R. Wright, University Park (PA) 1996, p. 146-163. Cfr G. Philippart, Les légendiers latins et autres manuscrits hagiographiques, (Typologie des sources du Moyen Âge occidental 24-25), Turnhout, 1977 et 1985. Nous nous autoriserons néanmoins quelques incursions – en aval comme en amont – hors des limites de ce cadre chronologique.

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seulement des ouvrages de Grégoire de Tours, mais aussi de nombreuses Vies de saints mérovingiens. Il nous a d’abord fallu y dégager les textes rédigés dans le cadre chronologique que nous nous étions fixé, puisque certaines de ces Vies sont beaucoup plus tardives. Nous nous sommes ainsi heurtés très tôt au problème épineux de la datation de ces documents. On sait que les éditeurs de la série des SRM, Bruno Krusch surtout, se sont montrés souvent hypercritiques dans les datations qu’ils en proposaient. Or, dans ces dernières décennies, une tendance contraire a abouti à des datations notablement réévaluées44. Reste que, dans de nombreux cas, de nouvelles éditions critiques seraient nécessaires pour que l’on puisse parvenir à des datations mieux assurées45. Un second problème posé par les éditions des SRM consiste dans leur omission de passages retenus superflus, car de toute évidence imaginaires : des récits de visions, par exemple. Or, dans une perspective libérée d’un positivisme étroit, on considère maintenant le texte hagiographique comme un tout, dont les divers éléments contribuent à la signification globale46.

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Un cas emblématique est celui de la Vie de sainte Geneviève, pour laquelle Martin Heinzelmann et Joseph-Claude Poulin concluent à une rédaction effectuée peu d’années après la mort de Geneviève, comme le prétendait son hagiographe (cfr M. Heinzelmann, J.-Cl. Poulin, Les vies anciennes de sainte Geneviève de Paris, Paris - Genève, 1986. À l’inverse, l’attribution à Grégoire le Grand des Dialogues est contestée depuis une vingtaine d’années par Fr.  Clark, selon qui l’ouvrage serait une composition anonyme postérieure d’un siècle à Grégoire (cfr Fr. Clark, The Pseudo-Gregorian Dialogues, Leiden, 1987). Cependant, l’accueil fait à cette thèse par les spécialistes a été généralement réservé. Une exigence exprimée par plusieurs érudits : cfr M.  Heinzelmann, Translationsberichte und andere Quellen des Reliquienkultes, (Typologie des sources du Moyen Âge occidental 33), Turnhout, 1979, p. 119-120, 125 ; A.-M. Helvétius, « Les modèles de sainteté », p. 53-54 ; M. Van Uytfanghe, « Pertinence et statut du miracle dans l’hagiographie mérovingienne (600-750) », dans Miracle et Karama, dir. D. Aigle (Hagiographies médiévales comparées 2), Turnhout, 2000, p.  70. On sait d’ailleurs « l’instabilité de nombreux textes hagiographiques », dont la forme et la substance ont été modifées pour différentes raisons (cfr R. Aigrain, L’hagiographie. Ses sources, ses méthodes, son histoire, (1ère éd. Paris, 1953), Bruxelles, 2000, p. 198). Les problèmes posés à l’historien par les sources hagiographiques narratives médiévales sont clairement exposés par M. Heinzelmann, « Manuscrits hagiographiques et travail des hagiographes : L’exemple de la tradition manuscrite des Vies anciennes de sainte Geneviève de Paris », dans Manuscrits hagiographiques et travail des hagiographes, éd. M. Heinzelmann, Sigmaringen, 1992, p. 9-16. En tant que littérature, l’hagiographie devrait par ailleurs être étudiée selon des approches nouvelles, comme l’argumente G. Philippart dans un article important, « L’hagiographie comme littérature : concept récent et nouveaux programmes ? », Revue des sciences humaines, 251 (1998), p. 11-39. À propos des éditions des SRM, voir les remarques de Cl. Leonardi, « Modelli agiografici nel secolo viii : da Beda a Ugeburga », dans Les fonctions des saints, p. 507. De ce point de vue, les réécritures plus ou moins radicales de Vies de saints présentent un intérêt historique propre, à l’instar des textes originels (cfr L. Génicot, « ‘Discordiae concordantium’. Sur l’intérêt des textes hagiographiques », Bulletin de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique, 5e série, 51 (1965), p. 65-75 ; M. Van Uytfanghe, « Le remploi dans l’hagiographie : une ‘loi du genre’ qui étouffe l’originalité ? », Ideologie e pratiche del reimpiego nell’alto medioevo, Settimane, 46, Spoleto 1999, p. 359-411). M. de Certeau écrivait, sur un plan général, que « les res gestae ne constituent qu’un lexique. Chaque ‘vie de saint’ est plutôt à considérer comme un système qui organise une ‘manifestation’ grâce à une combinaison typologique de ‘vertus’ et

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En dépit des limites de ces éditions, les Vies mérovingiennes rassemblées dans les MGH se sont révélées très précieuses, ne serait-ce que pour une constatation qu’elles nous ont permis de faire dès le départ : sur une bonne centaine de textes examinés47, seuls une vingtaine rapportent des exhalaisons extraordinaires (bonnes pour la plupart). Même si, en un sens, cette faible proportion s’avérait quelque peu décevante, nous disposions de la sorte d’un élément de réponse à l’une de nos questions : en dépit des apparences, les récits d’‘odeurs de sainteté’ se révèlent plutôt rares dans la littérature hagiographique de l’époque mérovingienne48. Dans une Première Partie, nous effectuerons un tour d’horizon de la culture olfactive de l’Antiquité chrétienne ; nous en présenterons les éléments constitutifs, dans l’Écriture et dans la théologie patristique, mais également dans la civilisation gréco-romaine. Il s’agira d’étudier, en quelque sorte, le terreau culturel et religieux des odeurs extraordinaires que nous découvrons dans les sources narratives, hagiographiques en particulier. L’importance accordée à ces dernières justifie la place centrale qui leur est faite dans ce travail : ce sera notre Deuxième Partie, qui abordera les odeurs miraculeuses de manière thématique. Dans la Troisième Partie, nous reviendrons de différents points de vue sur les récits d’exhalaisons extraordinaires, de manière à en éclairer la signification, la fonction, le contexte social et culturel entendu dans un sens large. En définitive, nous dirons – en recourant à une expression volontairement ambivalente – que notre travail vise à ‘l’intelligence d’un sens’, dans les deux acceptions du mot : intelligence et compréhension du sens olfactif tel que nous pouvons le saisir à l’analyse des documents historiques, intelligence, donc, de l’importance et de la signification de l’odorat et des odeurs dans le cadre historique défini ; et, d’autre part, mise en évidence de l’intelligence produite –  au dire de nos sources – par les perceptions olfactives elles-mêmes.

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de ‘miracles’ » (M. de Certeau, « Hagiographie », Encyclopaedia Universalis, 8, Paris, 1980, p. 207). Nous soulignons le terme « système », une notion qui est mise en œuvre par d’autres chercheurs dans l’étude des Vies de saints (cfr M. Lauwers, « La mort et le corps des saints. La scène de la mort dans les Vitae du haut Moyen Âge », Le Moyen Âge, 94 (1988), p. 21-50 ; A. Guerreau, « Le champ sémantique de l’espace dans la Vita de saint Maieul (Cluny, début du xie siècle) », Journal des Savants, 1997, p. 363-419). Nous considérons comme un « texte » une œuvre autonome : par exemple, les Vies des saints Romain, Lupicin et Oyend constituent « le texte » des Vitae patrum Iurensium. Nous n’avons pas tenu compte de la longueur très variable des différents « textes ». Enfin, nous n’avons pas inclu dans ce décompte quelques Vies dont la datation était nettement postérieure à la période envisagée (par exemple, les réécritures de la Vita Landiberti Traiectensis). Dans l’ensemble de notre corpus narratif, les textes mentionnant au moins une fois une odeur extraordinaire, bonne ou mauvaise, sont un peu plus de quatre-vingt-dix : six attestations dans les Dialogues de Grégoire le Grand, vingt-cinq dans les ouvrages de Grégoire de Tours, et une soixantaine dans le reste du corpus. Nous n’avons pas pris en compte les mentions d’odeurs dans les récits de visions, ni celles concernant simplement des corps préservés de la décomposition.

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Notre ambition est de montrer que, par delà les formules littéraires, les approches superficiellement rationalistes ou les effets de mode, les odeurs extraordinaires ne constituent pas, pour l’historien comme pour le géographe, un « sujet farfelu49 », et que, à l’instar de tant d’autres éléments, elles peuvent être élevées à la dignité d’objet historique. Certes, nous ne pourrons jamais vérifier les assertions selon lesquelles des corps saints ont exhalé un parfum miraculeux : la réalité, la nature et la cause du phénomène nous sont inaccessibles. Mais nous pouvons nous pencher sur les récits qui en sont produits, sur leurs milieux de production et d’utilisation ; nous pouvons étudier la manière dont les odeurs miraculeuses ont été décrites50… Nous sommes donc tentés de dire que, à la limite, ‘l’odeur de sainteté’ n’existe pas51 : il n’y a que des odeurs, ou mieux des perceptions olfactives et des témoignages qui en sont produits. De l’odeur miraculeuse à la perception et aux récits qui en sont faits : en déplaçant de la sorte notre point de vue, nous nous plaçons fermement sur le terrain de l’histoire, de ses sources et de ses méthodes. Alors seulement, la distance que nous pouvons ressentir à l’égard de conceptions et d’attitudes aussi éloignées des nôtres nous apparaît moins comme un obstacle que comme un chemin, que nous sommes invités à entreprendre. Ce chemin, pour notre part, nous ne l’avons pas tracé isolément. Nous tenons donc à exprimer en premier lieu notre reconnaissance envers Franco Morenzoni, qui a dirigé avec la plus grande attention la thèse de doctorat dont ce livre est issu, et qui, avec Nicole Bériou, l’accueille maintenant dans la Bibliothèque d’Histoire Culturelle du Moyen Âge. En nous aventurant dans le monde ancien des odeurs, nous nous sommes senti moins seul grâce aux encouragements et aux conseils de Susan Ashbrook Harvey et de Béatrice Caseau. Les remarques des membres de notre jury de thèse nous ont permis de préciser et d’améliorer différents points de notre travail : que soient donc sincèrement remerciés Jean-Yves Tilliette, Michel Lauwers, Susan A. Harvey encore, et tout particulièrement Marc Van Uytfanghe. Pour leurs suggestions de lectures et leur assistance sur tel ou tel sujet, ou simplement pour les conversations qui ont ranimé notre ardeur, notre gratitude va également à Paolo Siniscalco, Jean Terrier, Els Rose, Éric Palazzo, et Pierre Dubuis. Enfin, nous avons toujours pu compter sur l’inestimable soutien de nos parents et amis, trop nombreux pour être nommés, mais que nous voulons encore une fois remercier de tout cœur.

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Cfr supra, n. 10. Nous avons donc cherché à suivre au plus près le texte latin, quitte à sacrifier l’élégance de la traduction. Dans la plupart des cas, nous avons nous-même traduit ces documents. Là où une traduction française était disponible, nous l’avons évidemment vérifiée, et le plus souvent refaite à nouveaux frais. Sauf indication, toutes les traductions sont donc notre fait. On remarquera que nous évitons autant que possible d’utiliser telle quelle cette expression. De même, pour l’historien, « la sainteté » est une notion à définir avec la plus grande précision.

PREMIÈRE PARTIE

LA FORMATION D’UNE PENSÉE CHRÉTIENNE DES ODEURS ET DE L’ODORAT

Chapitre premier

PARFUMS ET AROMATES DANS LE MONDE MÉDITERRANÉEN ANCIEN

Aujourd’hui, nous avons probablement de la peine à nous imaginer la quantité et l’intensité des odeurs, bonnes ou mauvaises, entourant les Anciens et donnant signification aux moments marquants de leur existence. Notre monde à nous, en Occident, a été aseptisé et désodorisé, concrètement et culturellement – un phénomène assez récent1 ; l’expérience que nous avons du monde est, du point de vue olfactif aussi, bien différente de celle des personnes de l’Antiquité2. Les écrits chrétiens de l’époque patristique –  qu’ils aient vu le jour dans l’Afrique ou l’Asie romaines, en Gaule ou en Syrie – ne peuvent être abordés en faisant abstraction du monde olfactif au sein duquel ils ont été composés. Les parfums dans la tradition judaïque Usages religieux : le langage et les témoignages scripturaires Une caractéristique générale du langage et des conceptions bibliques est l’importance accordée aux cinq sens considérés comme instruments de connaissance vraie. En ce qui concerne odeurs et odorat, au moins une centaine de passages ont été relevés dans la Bible3. Ces mentions d’odeurs et de parfums ne relèvent pas seulement de la poésie ou de la symbolique religieuse, mais s’inscrivent dans un contexte social, culturel, cultuel, dans lequel le sens olfactif possède des fonctions reconnues4. Il n’est ainsi pas indifférent que le 1

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Cfr A.  Corbin, Le miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social. xviii  e-xix  e siècles, Paris, 1982. Sur ce point, cfr C. Classen, D. Howes, A. Synnot, Aroma. The Cultural History of Smell, London New York, 1994, p. 13-50. Cfr P. Meloni, Il Profumo dell’immortalità. L’interpretazione patristica di Cantico 1, 3, Roma, 1975, p. 22. « The Old Testament […] comes from a cultural environment in which the sense of smell was highly esteemed. It contributed to the ability of man to orientate himself, to find his way in a world where life and death are struggling permanently » (C. Houtman, « On the Function of the Holy Incense (Exodus XXX 34-8) and the Sacred Anointing Oil (Exodus XXX 22-33) », Vetus Testamentum, 42 (1992), p. 458).

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Première partie

début de l’histoire de l’humanité coïncide avec l’insufflation dans les narines de l’homme du souffle vital de Dieu5. Non seulement l’haleine est conçue, dans la Bible, comme étant capable de transmettre une puissance vitale, mais elle constitue aussi un prolongement de la personnalité6. De même, chaque individu est pourvu d’une odeur qui lui est propre et par laquelle son identité et sa position sociale sont reconnaissables. C’est pour cela que le vieil Isaac devenu aveugle est trompé par son fils Jacob (cfr Gen. 27, 27). Par une conception anthropomorphe, YHWH lui-même est doué d’un odorat et prend plaisir à l’odeur apaisante des offrandes : Noé éleva un autel pour le Seigneur. Il prit de tout bétail pur, de tout oiseau pur et il offrit des holocaustes sur l’autel. Le Seigneur respira le parfum apaisant et se dit en lui-même : ‘Je ne maudirai plus jamais le sol à cause de l’homme’7.

– Le parfum du sacrifice La représentation fondamentale, et la plus ancienne, du parfum dans la Bible est celle du parfum du sacrifice – une représentation provenant du monde babylonien et dont on trouve des parallèles en Assyrie aussi. Ainsi, dès le iie millénaire avant J.-C., les Hébreux effectuaient des offrandes d’aromates8. Toutefois, certains érudits estiment que l’emploi cultuel de l’encens proprement dit doit être reporté à beaucoup plus tard, l’établissement de l’autel d’encens décrit en Ex. 30 et 31 étant, selon eux, encore plus tardif9. Les livres de l’Exode et du Lévitique décrivent dans le détail la préparation des parfums du culte et les rites qui leur sont associés : autel des parfums10, huile parfumée de l’onction11, offrandes12… Ces différents éléments ont en commun leur appartenance exclusive à YHWH et à son culte : sur l’autel des parfums ne seront pas brûlés de parfums profanes ; l’huile d’onction ne sera jamais appliquée à d’autres qu’Aaron et ses fils, et elle ne sera pas imitée ; le parfum confectionné selon la recette personnelle de YHWH lui sera exclusivement réservé13. Car ce parfum unique et exclusif exprime la personnalité et le statut de YHWH, Dieu unique et saint, de même que, dans le domaine profane, la qualité et la valeur des parfums reflètent la position des riches. D’autre part, 5

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Cfr Gen 2, 7. « La Bibbia non identifica il respiro divino col profumo, come fecero alcuni testi apocrifi, ma è significativo il fatto che il primo segno della vita divina penetri nell’uomo attraverso le narici : è il dono della vita e dell’immortalità » (P. Meloni, Il Profumo, p. 23). Cfr C. Houtman, « On the Function of the Holy Incense », p. 460. Gen. 8,  20-21. Cfr Ex. 29, 18.41 ; Lev. 2,  1-2 ; etc. Les traductions sont issues de la TOB (sauf évidemment quand les textes bibliques sont cités par des auteurs anciens). Cfr É. Cothenet, « Parfums », dans DB, 6, col. 1315. Fin du viie siècle av. J.-C. (cfr E. Fehrenbach, « Encens », dans DACL, 5, col. 6). Ex. 30, 1-10. Ex. 30, 22-33. Lev. 2 ; 6, 8 ; 16, 11-13 ; 24, 5-8 ; etc. Cfr respectivement Ex. 30, 9 ; 30-33 ; 34-38.

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l’huile d’onction consacrant objets et prêtres du culte, et l’encens offert quotidiennement délimitent aussi de manière odorante l’espace sacré : « by burning incense-offering twice a day (Ex. 30, 7-8) the fragrance of YHWH’s private incense fills the sanctuary. It determines its atmosphere and characterizes the sanctuary of YHWH’s private domain14 ». En d’autres mots, seuls les êtres et les choses dotés du parfum de YHWH sont reconnaissables comme étant affectés à son service. Mais l’encens, qui possède des qualités purificatrices de l’air, a aussi pour fonction de protéger le sanctuaire contre de possibles mauvaises odeurs, qui seraient tout à fait incompatibles avec la sacralité du lieu. Inversement, les fumées de l’encens forment un voile protecteur pour le grand-prêtre qui se tient face à la divinité15. Si, d’une part, la fumée ascendante de l’encens symbolise le mouvement de la prière16, son agréable odeur permet, d’autre part, de créer une atmosphère propice à l’accueil des prières : le moment de l’offrande de parfum est le meilleur pour prier, car Dieu, apaisé et réjoui par l’encens, reçoit alors volontiers les paroles de la prière17. Parallèlement à une intériorisation des exigences morales, une compréhension plus spirituelle du sacrifice et de l’odeur agréable à YHWH va se développer, surtout sous l’influence des prophètes. Ceux-ci vont souligner avec force que seule une existence menée en accord avec la volonté de Dieu peut lui rendre agréables les sacrifices et les offrandes18. Plus encore, le juste participe en quelque sorte de l’atmosphère parfumée propre à YHWH et exhale à son tour, par ses œuvres et sa vie mêmes, une agréable odeur : Ecoutez-moi, fils saints, et croissez comme la rose qui pousse au bord d’un cours d’eau. Comme l’encens répandez une bonne odeur et fleurissez comme le lis19.

Cette spiritualisation des parfums concerne la Sagesse elle-même, « personnification poétique d’un attribut divin20 » et considérée comme étant parfumée : 14 15

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C. Houtman, « On the Function of the Holy Incense », p. 462. Cfr Lev. 16, 13. Pour ce point, cfr C. Houtman, « On the Function of the Holy Incense », p. 462464 ; É. Cothenet, « Parfums », col. 1319. Rappelons le célèbre récit de la vision d’Esaïe dans le Temple « qui se remplissait de fumée » (Is. 6, 4) : le terme hébreu traduit par « fumée » évoque aussi bien la nuée de l’Exode – symbole de la présence divine – que les vapeurs de l’encens ; aussi peut-on dire que « le sacrifice de parfum suggère à Isaïe une nouvelle théophanie » (É. Cothenet, « Parfums », col. 1317). « Que ma prière soit l’encens placé devant toi, / et mes mains levées l’offrande du soir » (Ps. 141, 2). Cfr C. Houtman, « On the Function of the Holy Incense », p. 464. Cfr Ps. 50, 19 ; Ez. 20, 39-41 ; etc. Eccli. 39, 17-19. TOB, p. 2186, n. m.

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La Sagesse proclame son propre éloge, au milieu de son peuple elle se glorifie. […] ‘Comme la cannelle et le baume aromatique, comme la myrrhe de choix j’ai exhalé mon parfum, comme du galbanum, de l’onyx et du stacte, comme une nuée d’encens dans la Demeure’21.

– Le Cantique des Cantiques Le livre biblique mentionnant le plus souvent les parfums ne concerne toutefois pas le culte, mais chante une histoire d’amour22 : Qu’il m’embrasse à pleine bouche  ! Car tes caresses sont meilleures que du vin, meilleures que la senteur de tes parfums. Ta personne est un parfum raffiné. C’est pourquoi les adolescentes sont amoureuses de toi23.

A ces paroles de la femme répondent celles de l’amant : Tes surgeons sont un paradis de grenades, avec des fruits de choix : le henné avec le nard, du nard et du safran, de la cannelle et du cinnamome, avec toutes sortes d’arbres à encens ; de la myrrhe et de l’aloès, avec tous les baumes de première qualité24.

Les différents moments de cet amour – désir et quête, contemplation, possession – mettent en évidence le caractère érotique des parfums dans les cultures orientales25. Pourquoi alors traiter le Cantique dans cette section consacrée aux aspects religieux des parfums  ? La question a une longue histoire puisque, dès l’origine, le réalisme de ce chant d’amour a posé problème. Ainsi, au iie siècle apr. J.-C., les rabbins discutaient encore de son statut de texte sacré, statut ardemment défendu par le fameux Rabbi Aqiba, selon qui ce livre « est

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Eccli. 24, 1 ; 15. La dimension olfactive du livre est telle que l’on a pu écrire : « Étudier les parfums dans le Cantique des cantiques revient à étudier l’ensemble du poème » (J.-L. Chrétien, Symbolique du corps. La tradition chrétienne du ‘Cantique des Cantiques’, Paris, 2005, p. 89). Cant. 1, 2-3. Cant. 4, 13-14. Cette association généralisée entre parfums et amour(s) pourrait peut-être expliquer en partie l’absolue séparation établie entre les parfums employés exclusivement dans le culte de YHWH et les parfums profanes.

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‘le saint des saints’ dans l’Écriture sainte26 ». Il faut par ailleurs remarquer que la datation même de son insertion dans l’Écriture demeure conjecturale. En ce qui concerne le Nouveau Testament, le Cantique n’y est jamais explicitement cité27 ; il ne commence à l’être par les chrétiens que dans la dernière partie du iie siècle28. Pour répondre donc à notre question, dire que le Cantique est un chant d’amour n’implique pas lui dénier une signification proprement religieuse. En effet, tous les commentateurs modernes reconnaissent que l’inclusion finale de ce texte dans l’Écriture a été motivée, dans le judaïsme, par le présupposé d’une lecture allégorique dont il faisait l’objet. Les chrétiens hériteront à leur tour et du texte de la Bible hébraïque et de cette lecture29. Nous aurons l’occasion de revenir sur l’interprétation patristique du Cantique, car ce poème n’a cessé d’alimenter la réflexion, la prière, et la liturgie chrétiennes, au point que ses commentaires sont devenus, de par leur enchaînement et leur accumulation mêmes, un véritable genre littéraire30. On observera, en particulier, que les versets évoquant aromates et parfums ont été fréquemment étudiés dans la littérature patristique et médiévale31. Mais le Cantique ne chante pas seulement l’amour humain ; il associe à celui-ci le cosmos, la création entière. Ainsi, aux parfums caractéristiques du langage érotique se mêlent les senteurs d’une nature en fête : Voici que l’hiver passe ; la pluie cesse, elle s’en va. On voit des fleurs dans le pays ; la saison de la chanson arrive et on entend dans notre pays la voix de la tourterelle. Le figuier mûrit son fruit vert, et les ceps en bouton donnent leur senteur32.

Le Cantique évoque donc aussi le jardin primordial, dans lequel le premier couple fut établi dans l’harmonie33. D’ailleurs le nom « Eden » ne rappelle-t-il

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Cit. in B. McGinn, The Presence of God : A History of Western Christian Mysticism. Vol. 1 : The Foundations of Mysticism, New York, 1991, p. 20. Cependant, la lecture du Cantique dans la liturgie de la Pâque juive n’est pas attestée avant le ve siècle apr. J.-C. (cfr TOB, « Introduction au Cantique des cantiques », p. 1618). Pour une présentation des théories modernes au sujet de l’origine et de la signification du Cantique, cfr E. A. Matter, The Voice of My Beloved. The Song of Songs in Western Medieval Christianity, Philadelphia, 1990, p. 49-52. Cfr P. Meloni, Il Profumo, p. 30. Cfr ibid., p. 31 ; B. McGinn, The Presence of God, p. 20. Cfr E. A. Matter, The Voice of My Beloved, p. 51. Cfr E. A. Matter, ibid., p. 201. On peut maintenant se référer aux nombreux témoignages présentés par J.-L. Chrétien, Symbolique du corps, p. 89-104.  Cant. 2, 11-13. Cfr Gen. 2, 8.

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pas un mot hébreu signifiant « jouissance34 » ? Le jardin est une des images du séjour des justes dans le judaïsme, le Royaume de Dieu étant d’ailleurs placé sur terre plutôt qu’au ciel. Pourtant, ce n’est que tardivement, durant le iie siècle av. J.-C., que le « paradis » est assimilé au jardin d’Eden par la traduction grecque de la Septante35. Avant cette date, le mot hébreu pardes, provenant du perse ancien pairidaeza (le jardin clos des rois perses), n’apparaît que trois fois dans la Bible, et jamais en relation avec l’Eden36. La traduction de la Septante confirme cependant les réflexions séculaires dont témoignent les écrits bibliques : dans le jardin de l’Eden comme dans le paradis à venir, et même dans le temps de l’histoire, Dieu parfume tout de sa présence37. Usages profanes de parfums et d’onctions Les parfums, hier comme aujourd’hui, occupent une place de choix dans l’existence des Orientaux, pour qui ils constituent un élément essentiel de la vie sociale et manifestent la joie de vivre et de rencontrer. La culture judaïque partage cette appréciation des parfums. D’ailleurs, la Palestine était dans l’Antiquité la région de transit par excellence entre les pays producteurs d’aromates – tels l’Arabie ou les Indes – et le monde méditerranéen38. C’est peut-être Moïse, ‘l’Égyptien’, qui fit connaître les parfums aux Hébreux39. Mais déjà dans le livre de la Genèse, il est écrit que Joseph – encore un ‘Égyptien40’ !  – fit embaumer son père, Jacob41 ; et Joseph lui-même sera embaumé42 à son tour. Les Juifs conserveront cet usage, mais probablement sous une forme simplifiée pour en diminuer le coût43. 34 35

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Cfr TOB, p. 54, n. i. Grec : paradeisos ; latin : paradisus (cfr J. B. Russell, A History of Heaven. The singing silence, 3e éd. corr., Princeton, 1999, p. 31). Cfr ibid. « Dal giardino primordiale al giardino eterno corre il tempo della storia umana, nel quale l’uomo ha sparso il cattivo odore del peccato e della morte : ma per coloro che vivono la presenza di Dio operando la giustizia anche la storia è un giardino profumato » (P. Meloni, Il Profumo, p. 351). Rappelons les aromates offerts au roi Salomon par la reine de Saba, venue probablement du sud de l’Arabie (cfr I Reg. 10, 10). Au sujet de l’encens et des aromates importés de Saba, voir aussi : Is. 60, 6 et Ier. 6, 20. Cfr Y. Deslandres, J. Pinset, Histoire des soins de beauté, Paris, 1960, p. 26. L’Égypte apparaît dans l’histoire parmi les premiers pays experts dans la préparation des parfums en vue d’usages d’abord rituels, puis profanes. Les pratiques d’embaumement sont à relier au développement de cette industrie des parfums, qui resta un quasi-monopole égyptien jusqu’au début de l’ère chrétienne. Sur ce sujet, voir R.  J. Forbes, Studies in Ancient Technology, vol.  3, Leiden, 1955 ; É. Cothenet, « Parfums », col. 1295-1298 ; Ch. Joret, Les plantes dans l’antiquité et au moyen âge. Histoire, usages et symbolisme, (1ère éd. Paris, 1897-1904), vol. 1, Genève, 1976. Voir enfin l’article de H. Leclercq, « Embaumement », dans DACL, 4, col. 2718. Cfr Gen. 37 ; 39 et sq. Cfr Gen. 50, 2-3. Cfr Gen. 50, 26. Cfr. H. Leclercq, « Embaumement ». Après la mort de Jésus, Nicodème et Joseph d’Arimathie enveloppent le corps d’aromates et de bandelettes, « suivant la manière d’ensevelir des Juifs » (Ioh. 19, 40).

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De nombreux produits odoriférants étaient connus et utilisés en Palestine : cannelle, baume, myrrhe, encens… comme en témoigne par exemple Eccli. 24, 20-21. Signe de la valeur attachée au baume, une tradition rapportée par Flavius Josèphe (37 apr. J.-C.-v. 100) voulait que le premier pied de baumier eût été offert à Salomon par la reine de Saba44. En fait, le baumier, originaire de l’Arabie, des Indes et de la côte orientale de l’Afrique, ne fut acclimaté en Palestine qu’à l’époque romaine. Le baume était néanmoins un des aromates les plus recherchés : outre son parfum, il était réputé pour ses vertus médicales, cicatrisantes en particulier. Il était tellement apprécié que, très tôt, son nom en est venu à désigner tous les aromates (bosem)45. Les parfums étaient utilisés dans toutes les circonstances significatives de l’existence, joyeuses en particulier, comme les banquets : Devant moi tu dresses une table, […]. Tu parfumes d'huile ma tête, ma coupe est enivrante46.

On voit donc que, dans le monde judaïque, la présence de la dimension olfactive est à la fois constante et diverse. Elle correspond en cela aux usages concrets qui étaient faits des aromates en Orient. Dans l’existence humaine comme dans les textes de la Révélation, les bonnes odeurs, souvent précieuses, marquent les moments les plus importants : manifestations divines, culte rendu à YHWH, gestes prophétiques… Comme nous le verrons à travers les écrits néotestamentaires, le parfum de la présence divine s’exhale du récit des origines jusqu’à la vision de la consommation de l’Histoire dans la liturgie de la Jérusalem céleste. Fabrication et usages de parfums dans le monde romain Quoi d’étonnant si, dans le monde romain, les aromates les plus célèbres et les parfums les plus réputés étaient depuis toujours associés à l’Égypte, à l’Arabie, à la Perse, à l’Orient en général  ? Les Grecs de l’époque hellénistique furent les premiers à entrer en contact plus direct avec ces civilisations marquées par l’abondance des senteurs. Et c’est par leur intermédiaire que les parfums orientaux s’introduisirent en quantités à Rome. Auparavant, celleci se contentait, dans le culte en particulier, des produits indigène comme le

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Cfr Flavius Iosephus, Antiquitates Judaicae, VIII, 6.6, cit. dans Ch. Joret, Les plantes, p. 397. Cfr É. Cothenet, « Parfums », col. 1303. Voir aussi E. Braida, S. Destefanis, « Del balsamo, aroma d’Oriente », Rivista di Storia e Letteratura religiosa, 38 (2002), p. 401-426. Ps. 23, 5. Cfr Ps. 141, 5 ; 45, 8 ; 133, 1-2.

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laurier ou l’herbe sabine47. Ce furent ensuite probablement les Étrusques qui procurèrent aux Romains un avant-goût de la parfumerie orientale48. Les premières mentions de parfums apparaissent dans les œuvres de Plaute et des auteurs de sa génération, dans la deuxième moitié du iiie siècle av. J.-C. Il fallut toutefois attendre deux siècles pour en voir l’usage se généraliser, puis atteindre, au premier siècle de notre ère, la diffusion la plus large. À ce moment, en effet, l’Empire romain réalisait un cadre de dispersion exceptionnel aux produits parfumés des antiques civilisations orientales. Le vocabulaire témoigne de la place prise par ces produits dans l’existence des groupes sociaux aisés, la richesse de la terminologie reflétant celle des aromates : species (ingrédients destinés à la fabrication des onguents, des poudres parfumées, des encens, des drogues, des cosmétiques) ; aromata (parfums) ; thymiamata (encens) ; condimenta (produits conservateurs, employés dans l’embaumement par exemple, ou ingrédients destinés à modifier le goût du boire ou du manger) ; theriaca (substances utilisées comme contre-poisons)49. Théophraste (v.  372-288), surnommé ‘le père de la botanique’, signalait déjà la variété des sortes de produits odoriférants, ainsi que l’habitude généralisée de les mélanger : Tous les parfums (ou onguents) se tirent les uns des fleurs, d’autres des feuilles, d’autres des branches ou des racines, ou des larmes ; mais le plus souvent toutes ces substances se mélangent dans leur composition50.

À ces mélanges odorants pouvaient s’ajouter un élément fixant couleur et parfum, et un colorant51. Toute l’ars unguentaria et coquinaria consistait à savoir équilibrer les qualités des différents composants, un parfum fini étant d’autant plus réputé qu’il comprenait plus d’ingrédients52. La complexité des parfums devait d’ailleurs évoluer avec les goûts changeants du public53. Il n’est pas aisé d’estimer la quantité d’aromates connus dans le monde gréco-romain. James I. Miller en a relevé presque cent-cinquante dans les textes classiques54. On sait d’ailleurs que le fameux antidote de Mithridate le Grand (v. 132-63) ne comprenait pas moins de trente-six épices55. Les aromates étaient, en effet, largement mis à contribution par les médecins, et ce tant dans un but

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Cfr P. Ovidius Naso, Fasti, I, 337-344 : « On ne voyait fumer sur les autels que l’herbe sabine et le laurier qui pétille en brûlant » (cit. dans É. Cothenet, « Parfums », col. 1300). Cfr R. J. Forbes, Studies in Ancient Technology, p. 26. Cfr J. I. Miller, The Spice Trade of the Roman Empire, Oxford, 1969, p. 2. De odoribus, 6, 27, cit. dans A. Ernout (éd., trad., comm.), Pline : Histoire naturelle, XII, 41, Paris, 1949, p. 79. Cfr J. I. Miller, The Spice Trade, p. 3-4 ; C. Plinius Secundus, Naturalis historia, XIII, 7. Cfr J. I. Miller, The Spice Trade, p. 5. Pline observe que ces goûts changent rapidement (cfr Naturalis historia, XIII, 4-5). Cfr The Spice Trade, p. 28-29. L’antidote était si efficace que, lorsque Mithridate voulut s’empoisonner à la suite d’un coup d’État, il en fut incapable (cfr ibid., p. 5).

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préventif que sous forme de remède. Celse, son élève Sempronius Largus, ou Dioscoride, au ier siècle de notre ère ; Galien, au iie siècle, et d’autres parmi les écrivains médicaux les plus célèbres, tous prônaient l’utilisation d’épices dans de nombreux remèdes. Cette doctrine devait faire partie intégrante du bagage culturel de toute personne instruite, car nous en trouvons des éléments dans une variété de textes. Ainsi, Clément d’Alexandrie (mort avant 215) écrit qu’il y a de bonnes odeurs « qui sont […] saines dans la tempérance et remettent le cerveau en bon état, lorsqu’il vient à mal fonctionner, et qui même fortifient l’estomac56 ». Les parfums connaissaient d’innombrables emplois. On les répandait lors des banquets ; on les utilisait aux bains : les grands thermes, ainsi que certaines demeures privées, comportaient des salles spécialement affectées aux onctions, et chaque partie du corps recevait un parfum différent – et ce jusqu’aux pieds57 ! La gastronomie subit également l’attrait des épices et aromates, qui s’introduisirent de manière croissante dans les plats cuisinés et le vin58. Le culte n’échappa pas à cette évolution. Aux plantes d’origine indigène succédèrent les aromates exotiques, introduits dans un premier temps par l’intermédiaire de la Magna Graecia. L’encens, en particulier, devint partie intégrante des rites cultuels romains : on en brûlait lors des sacrifices sanglants, ou l’on en offrait comme une des plus importantes offrandes non sanglantes : « sans son emploi aucun rite n’était complet59 ». L’utilisation cultuelle d’aromates importés se maintint cependant dans des proportions bien inférieures à celles des usages privés60. On recourait largement aux aromates lors des rites funéraires : fleurs et parfums étaient offerts en l’honneur du mort, ce dont témoigne encore Pline : Aux obsèques de Félix, cocher de la faction rouge, un de ses partisans se jeta sur le bûcher et […] le parti rival l’imputa à un vertige provoqué par l’abondance des parfums61.

Des lampes sépulcrales répandaient d’agréables odeurs62 et des flacons de parfums étaient placés dans les tombes63. En outre, les techniques d’em56

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Clément d’Alexandrie, Le Pédagogue, II, viii, 68.1, trad. Cl. Mondésert, Paris, 1965, vol. 2, p. 135137. Voir aussi Pédagogue, II, viii, 71.3-5 ; VIII, 76. Cfr C. Plinius Secundus, Naturalis historia, XIII, 22. Cfr ibid., XIII, 25 : « Et maintenant, justes dieux ! il se trouve des citoyens pour en mêler [des parfums] à leurs boissons ». Commentant ce passage, A. Ernout note que, ajouté au vin, le parfum agit non seulement sur le bouquet, mais aussi par l’amertume et la chaleur qu’il lui communique ; en raison de ses qualités, c’est surtout la myrrhe qui était ainsi utilisée (cfr A. Ernout, Pline : Histoire naturelle, p. 75). E. Fehrenbach, « Encens », col. 5. Cfr É. Cothenet, « Parfums », col. 1301. C. Plinius Secundus, Naturalis historia, VII, 186, trad. R. Schilling, Paris, 1977, p. 109. Cfr É. Cothenet, « Parfums », col. 1301. Nombre d’entre eux ont été retrouvés dans des tombes gallo-romaines (cfr Y.  Deslandres, J. Pinset, Histoire des soins de beauté, p. 34).

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baumement de l’Égypte s’étaient vulgarisées à l’époque hellénistique  – avec le résultat paradoxal que des effluves désagréables se répandaient autour des nécropoles64. Le circuit commercial des aromates L’importance de la consommation de parfums dans l’Empire romain soulève naturellement le problème de l’alimentation de cet immense marché. Jusqu’à l’époque de Pline, c’est-à-dire jusqu’au ier siècle apr. J.-C., Rome s’approvisionnait à deux sources principales : l’Arabie – si riche en aromates qu’on la dit « heureuse » ou « fortunée »65 – et le nord de l’Inde. C’est à cette époque que la compréhension du phénomène de la mousson ouvrit aux navires romains les ports du sud de l’Inde. Grâce à cette percée, le prix des épices chuta, alors que, dans la première moitié du siècle, il était encore prohibitif pour le grand public66. Un immense circuit d’aromates reliait alors l’Espagne à l’Extrême-Orient. Au iie siècle, le géographe Ptolémée était en mesure de décrire la récolte et la vente des feuilles de cinnamone (cinnamomum) à l’Est de l’Himalaya et mentionnait les produits de Ceylan. Au vie siècle, Cosmas Indicopleustes mentionnerait dans sa Topographie chrétienne les bateaux navigant entre la Chine, l’Asie du Sud-Est et Ceylan67. Et, même grécisés ou latinisés, les noms de mainte plante odorante évoquaient de lointaines origines : Chine, Malaisie, ou Inde68… James I. Miller a décrit en détail l’évolution des différentes routes terrestres et maritimes empruntées par les marchands d’épices à travers les territoires de cet immense Empire des parfums que fut le monde romain des premiers siècles de notre ère. Des plantes aromatiques mentionnées par les auteurs classiques, quatre-vingt étaient cultivées dans les limites de l’Empire, la plupart provenant de la Méditerranée orientale, de l’Égypte aux provinces pontiques ; quelques autres étaient cultivées en Italie, en Gaule, en Espagne ou en Mauritanie69. De provenance exotique ou indigène, tous ces produits étaient extrêmement populaires, ce dont témoigne l’existence à Rome d’un marché des épices70. Le raffinement et le luxe croissants des usages d’aromates ne manqua pas de susciter les critiques, à commencer par celles de Pline lui-même71. Il n’est

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Cfr P. Perdrizet, « Le mort qui sentait bon », dans Mélanges J. Bidez, Bruxelles, 1934, p. 719-727. Cfr C. Plinius Secundus, Naturalis historia, XII, 51. Cfr J. I. Miller, The Spice Trade, p. 9. Cfr ibid., p. 25. Cfr ibid., p. 31. Cfr ibid., p. 110. Mais Pline est plus restrictif : « Aucun ingrédient à ces parfums n’est produit en Italie, pourtant victorieuse de toutes les nations, ni même en Europe, à l’exception de l’iris d’Illyrie et du nard celtique de Gaule » (Naturalis historia, XIII, 18, trad. A. Ernout, Pline : Histoire naturelle, p. 23). Celui de Vespasien (cfr R. J. Forbes, Studies in Ancient Technology, p. 37). Cfr C. Plinius Secundus, Naturalis historia, XIII, 20-23.

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donc guère étonnant de retrouver ces critiques sous la plume des auteurs chrétiens à partir de Tertullien72. Mythologie des aromates : diffusion et permanence Nous l’avons vu, parfums et aromates imprègnent les rites, les gestes, les corps, les temps et les lieux. Or, de l’Égypte à la Perse, de l’Arabie à la Grèce, de l’Inde à Rome, les parfums sont non seulement fabriqués et employés en larges quantités, ils sont également ‘pensés’, et ce principalement à travers les mythologies. Or la littérature chrétienne ancienne reprendra des éléments de ces mythologies, en leur appliquant parfois une lecture spécifiquement théologique. C’est dans cette optique que nous citerons ici quelques exemples particulièrement significatifs de la pensée mythologique des odeurs et des aromates. Relevons ainsi l’opposition faite par la Perse ancienne entre le monde divin parfumé et le monde démoniaque où règnent des senteurs nauséabondes : les odeurs contrastées correspondent exactement au dualisme moral divisant les êtres en une lutte éternelle, et ce jusque dans l’Au-delà73. En Grèce s’est développée toute une mythologie des aromates en lien avec des coutumes ou des rituels comme celui de la culture des ‘jardins d’Adonis’ ; la nature ignée des aromates y est mise en évidence74. L’idée d’un feu originaire, ainsi que d’autres éléments de la cosmologie stoïcienne, sont présents dans le gnosticisme, proche du judaïsme comme du judéo-christianisme du premier siècle. Ce courant a ainsi élaboré une pensée des odeurs, dont témoigne par exemple l’Évangile de la Vérité : les odeurs, qui se sont refroidies, proviennent donc de la séparation. C’est pourquoi est venue la foi, elle détruisit la séparation et apporta le Plérôme chaud de l’amour, afin que le froid ne revînt plus à l’être, mais que régnât l’Unité de la pensée parfaite75.

Diverses traditions gnostiques concernant odeurs et parfums sont documentées grâce aux écrits d’auteurs catholiques comme Irénée de Lyon (v. 130-v. 208) ou Hippolyte (v. 170-235), qui – bien involontairement, certes – en

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Le rejet de la part des chrétiens concernait encore plus l’emploi de l’encens dans le culte. On sait le renversement d’attitude qui s’opéra par la suite. Sur ce sujet, cfr B. Caseau, ‘Evodia’. The Use and Meaning of Fragrances in the Ancient World and their Christianization (100-900), thèse inédite, Princeton, 1994. Cfr P. Meloni, Il Profumo, p. 11. Ces images des séjours des bienheureux et des damnés semblent avoir exercé une influence sur les représentations de l’Au-delà dans le judaïsme, le christianisme et l’Islam. C’est pourquoi nous les mentionnons en quittant le cadre culturel gréco-romain. Cfr l’étude, classique dans son approche structuraliste, de M. Detienne, Les jardins d’Adonis. La mythologie des aromates en Grèce, Paris, 1972. Cit. in P. Meloni, Il Profumo, p. 71. Sur les origines du gnosticisme, cfr J. Daniélou, L’Église des premiers temps. Des origines à la fin du iii  e siècle, Paris, 1985, p. 65 sq.

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assurèrent ainsi la diffusion76. Le gnosticisme s’est aussi approprié le mythe du phénix, cet être fantastique, oiseau solaire collecteur d’aromates et toujours renaissant du feu. D’origine probablement orientale, le mythe du phénix trouve sa formulation classique dans la Grèce du premier siècle av. J.-C.77. Or ce mythe a aussi été exploité par les auteurs chrétiens, qui n’en modifièrent pas les éléments essentiels, mais en firent une lecture nouvelle. La légende du phénix comme allégorie de la résurrection du Christ apparaît déjà dans la Lettre de Clément de Rome, écrite vers 95 à l’intention des fidèles de Corinthe, et chez Tertullien, (v. 155-v. 220)78. Mais le texte le plus célèbre entièrement consacré au phénix est un poème attribué à Lactance (260-330), dont l’œuvre entière peut être caractérisée comme étant un effort de médiation entre la foi chrétienne et le monde culturel antique79. Ce texte80, probablement composé en 327, a été défini ainsi : « [it is] both the most beautiful and the most enigmatic earthly paradise poem of late Antiquity81 ». Lactance y décrit le pays du phénix : un bois toujours vert, situé au « Proche Orient » (vers 1), c’est-à-dire en Arabie ; au centre de ce bois, une source appelée « vivante » (v. 25) irrigue ces lieux où le phénix, unique représentant de son espèce, vit dans l’adoration face au Soleil (v. 51-58). Lorsque, appesanti par l’écoulement de mille années, le phénix éprouve le besoin de renaître, il vient en ce monde où se trouve la mort, et vole vers la Syrie, nommée Phénicie à cause de son nom (v. 59-66). Dans un palmier (en grec phoinix), l’oiseau se prépare un nid d’aromates sur lequel il meurt (v. 79-94). Après quoi son corps s’échauffe, puis s’enflamme et est réduit en cendres (v. 95-98). C’est de celles-ci qu’apparaît comme un ver, qui prend peu à peu forme de phénix à l’abri d’une sorte d’œuf (v. 101-106) et au milieu des aromates (v. 113-114). Enfin, l’oiseau recueille les cendres et les restes de son corps précédent et les mélange à du baume, de la myrrhe et de l’encens avant d’emporter le tout vers son pays d’origine, où il le dépose sur l’autel du Soleil (v. 115-122). Dans ce récit du cycle de mort et de résurrection du phénix, les aromates ont ainsi un rôle essentiel. D’autre part, comme l’a souligné Marcel Detienne, le mythe possède une dimension solaire évidente82. De notre point de vue, son

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Cfr P. Meloni, Il Profumo, p. 45 sq. Cfr M. Tardieu, « Pour un phénix gnostique », Revue de l’Histoire des Religions, 183 (1973), p. 119120. Sur le phénix dans le monde grec, voir aussi M. Detienne, Les jardins d’Adonis. Cfr J. Fontaine, « The Practice of Christian Life : The Birth of the Laity », in Christian Spirituality (Origins to the Twelfth Century), ed. B. McGinn, J. Meyendorff, New York, 1985, p. 470. Le poème de Lactance comporte aussi un symbolisme politique, celui de « la continuité du pouvoir impérial » (J.  Fontaine, ibid., p.  471). R.  L. Fox suggère de le mettre en relation avec un projet de voyage en Égypte – la terre des parfums par excellence – de Constantin (cfr R. L. Fox, Païens et chrétiens. La religion et la vie religieuse dans l’Empire romain de la mort de Commode au concile de Nicée, Toulouse, 1997, p. 660-663). Publié dans PL 7. P. Dronke, Imagination in the Late Pagan and Early Christian World. The First Nine Centuries A.D., Firenze, 2003, p. 116. Cfr M. Detienne, Les jardins d’Adonis.

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réemploi dans la littérature chrétienne est un signe qu’il était largement connu, mais également une condition d’une diffusion renouvelée. Plus intéressant encore, les associations entre mort-résurrection, aromates et feu solaire, que le mythe du phénix véhicule, devaient sembler particulièrement consonantes avec les représentations bibliques des parfums, ceux du Christ en particulier83. Le mythe du phénix continuera d’être connu bien après Lactance. Ainsi, parmi les mirabilia du monde et de la création décrites par Grégoire de Tours (v. 538-594), on retrouve, cité d’après Lactance, l’oiseau fabuleux, effectivement toujours renaissant84… Or Grégoire n’a déjà plus reçu une éducation libérale systématique, puisque ce n’est qu’à l’âge adulte qu’il a lu quelques auteurs classiques comme Virgile85. Il connaît néanmoins cette légende centrale de la mythologie antique des aromates. Au ixe siècle, Jean Érigène reviendra sur l’interprétation christologique du Phénix et un poète anglo-saxon paraphrasera et développera en langue vernaculaire le poème de Lactance86. D’autres récits et légendes ayant pour thème des aromates et des parfums sont présents chez plusieurs des grands écrivains latins qui furent les références et les modèles littéraires de l’Antiquité tardive et de tout le Moyen Âge : Virgile, Ovide, et Pline l’Ancien en particulier. On peut donc supposer à bon droit qu’ils assurèrent à la mythologie antique des aromates une certaine permanence littéraire.

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Pour des comparaisons entre le Christ et le phénix, cfr J.-P. Albert, Odeurs de sainteté. La mythologie chrétienne des aromates, Paris, 1990, p. 206. Cfr De cursu stellarum ratio, 12, éd. Br. Krusch, MGH SRM I/2, p. 861. La bibliographie sur Grégoire de Tours est immense. Signalons l’ouvrage toujours fondamental de M. Bonnet, Le latin de Grégoire de Tours, (Paris, 1890), Hildesheim, 1968. Pour une biographie récente en français, on pourra se référer à J. Verdon, Grégoire de Tours. ‘Le père de l’Histoire de France’, Le Coteau, 1989. Cfr P. Dronke, Imagination, p. 123-129.

Chapitre II

LA BONNE ODEUR DE DIEU

Les parfums dans le Nouveau Testament : L’Oint de Dieu Il est bien connu que le terme grec d’où provient le mot Christ est l’équivalent de l’hébreux Mâchiah (Messie en français), à savoir « oint »1. Cela revient à dire que le rite de l’onction, ou mieux la condition de Celui-qui-est-oint, se trouve au cœur du message transmis dans la tradition néotestamentaire, et par elle à l’Église naissante. Les évangiles Dès les toutes premières pages du Nouveau Testament, le récit de la Nativité place la vie de Jésus sous le signe des aromates : l’évangile selon saint Matthieu rapporte l’offrande chargée de mystère faite par des « mages venus d’Orient2 ». L’or, l’encens et la myrrhe représentent les richesses traditionnelles de l’Arabie : trois éléments qui feront, dans la tradition chrétienne postérieure, l’objet d’interprétations en clé messianique. Toutefois, c’est un autre récit évangélique qui semble avoir contribué le plus au développement d’une exégèse des parfums. Et, contrairement à celui de l’adoration des mages, ce récit se trouve –  avec des variantes parfois notables  – dans chacun des quatre évangiles canoniques3. Dans les versions de Matthieu, de Marc et de Jean, Jésus se trouve à Béthanie, quelques jours avant sa dernière Pâque, dans la maison d’un certain Simon le lépreux ; une femme – Marie, sœur de Marthe et de Lazare, selon Jean – verse alors un parfum de grand prix sur la tête ou les pieds de Jésus ; comme certains disciples critiquent ce gaspillage, Jésus défend le geste de la femme en expliquant qu’elle a ainsi préparé son ensevelissement. Quant au récit de Luc, il s’éloigne notablement de cette version sur deux points principaux : l’histoire y est située en dehors du contexte pascal, aussi Luc ne fait-il pas mention du futur ensevelissement de Jésus ; d’autre part, il présente explicitement la femme comme étant une

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Cfr « Christ » et « Messie », dans X. Léon-Dufour, Dictionnaire du Nouveau Testament, 2e éd. revue, Paris, 1975. Matth. 2, 1-12. Matth. 26, 6-13 ; Marc. 14, 3-9 ; Ioh. 12, 1-8 ; Luc. 7, 36-50.

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« pécheresse » ; la signification ultime du récit de Luc est ainsi celle du repentir de la femme et du pardon accordé par Jésus. Nous le verrons, l’exégèse patristique s’est beaucoup intéressée à cet épisode. Cet intérêt était peut-être d’autant plus vif que, dans les quatre évangiles, Jésus en personne défend le geste de la femme ; de plus, les évangiles – à l’exception de celui de Luc – rapportent l’interprétation que Jésus donne lui-même de ce geste. Dans un article récent4, Renzo Infante a mis en évidence plusieurs éléments intéressants de cette péricope. En premier lieu, bien que l’onction effectuée par Marie sur les pieds de Jésus s’inscrive dans la tradition des pratiques et des conceptions bibliques et judaïques, le geste de Marie n’a d’exacts parallèles ni dans l’Ancien Testament ni dans la littérature judaïque5. On se trouve donc ici en présence d’un récit original, propre aux évangiles. Autre élément remarquable, le récit de l’onction de Béthanie suit immédiatement celui de la résurrection de Lazare, frère de Marie et de Marthe6. Ainsi, la mort – déjà advenue – de Lazare et celle – annoncée – de Jésus encadrent le récit : le parfum répandu par Marie remplit la maison où Lazare était mort, et symbolise la victoire que Jésus remportera par son sacrifice sur la corruption de la mort7. À cette signification première du geste de Marie, il faut ajouter une lecture érotique et sponsale, que fonde une série de parallèles avec le Cantique des cantiques ; une telle lecture est toutefois elle-même symbolique de l’amour de l’Église pour le Christ-Époux8. Relevons encore un aspect remarquable dans cette histoire : l’énorme valeur du nard versé par Marie, estimé par Judas à 300 deniers, ce qui équivaut au salaire de 300 journées de travail à l’époque de Néron9. Le prix élevé de ce parfum fait penser à celui des 100 livres de myrrhe et d’aloès que Nicodème préparera pour l’ensevelissement de Jésus10. Or seuls les grands rois – comme Asa, roi de Juda11 – avaient été oints et ensevelis avec autant d’aromates que Jésus12. Jésus est donc présenté ici non seulement comme « oint » mais aussi comme « roi », et ce d’autant plus clairement que la péricope de l’onction est suivie immédiatement de celle de l’entrée triomphale, sur le modèle des entrées royales, de Jésus à Jérusalem13. En résumé, le récit de l’onction de Béthanie, et particulièrement celui de Jean, met en relation les thèmes du parfum et de l’onction avec ceux de la mort, 4 5 6 7

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R. Infante, « Maria di Betania e l’unzione di Gesù », Vetera Christianorum, 37 (2000), p. 35-55. Cfr ibid., p. 43. Cfr Ioh. 11. « In quella casa in cui precedentemente si avvertiva il cattivo odore del fratello morto […], si spande il profumo della vita » (R. Infante, « Maria di Betania », p. 48). Ioh. 11, 39 avait souligné la réalité de la mort de Lazare en mentionnant la mauvaise odeur de son cadavre. Cfr R. Infante, « Maria di Betania », p. 53. Cfr ibid., p. 43 ; « Denier », dans X. Léon-Dufour, Dictionnaire du Nouveau Testament. Cfr Ioh. 19, 39. Cfr II Par. 16, 14. Cfr R. Infante, « Maria di Betania », p. 52. Cfr Ioh. 12, 12-15.

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de l’ensevelissement et de la résurrection, ainsi que ceux du sacrifice accompli par le Christ, de l’amour et de l’union sponsale, de la royauté messianique. Nous l’avons mentionné, l’évangile selon saint Jean relate que Joseph d’Arimathée et Nicodème, suivant la coutume juive, entourèrent de bandelettes et d’aromates le corps de Jésus avant de le déposer dans un tombeau14. Le texte de Matthieu ne mentionne ni embaumement ni aromates, mais les versions de Marc et de Luc s’accordent sur le fait que les femmes qui avaient suivi le maître de Nazareth voulaient aller embaumer son corps après la fin du sabbat15. Avant de laisser les récits évangéliques ayant trait à des parfums, relevons encore le fait que les heures les plus dramatiques de la vie de Jésus ont eu pour décor des jardins : jardin de la tentation et de l’arrestation16 et, tout proche du lieu de la crucifixion, jardin de l’ensevelissement et de la résurrection17. D’ailleurs, Jésus qui apparaît ressuscité à Marie de Magdala est pris par elle pour le jardinier18. Désormais, du ‘paradis’ de l’Eden à celui de la Passion du Christ, les jardins, lieux arborisés, fleuris et chargés d’odeurs, seront reliés aux moments cruciaux de l’histoire du salut par les auteurs chrétiens. Enfin, l’odorat a sa part dans l’annonce de la résurrection de Jésus proclamée par l’Église naissante, puisqu’elle reprend les textes-clés de l’Écriture, comme le Psaume 16 : « tu ne laisseras pas ton saint connaître la décomposition19 ». La résurrection, qui est victoire sur la mort physique, est à l’opposé de la décomposition du corps, et donc des mauvaises odeurs qui l’accompagnent. Vie divine manifestée dans la résurrection et mort consécutive au péché sont absolument séparées. Les générations successives de chrétiens ne vont cesser de méditer les récits relatifs au Christ à la lumière de la Première Alliance. Cette lecture ne consiste pas seulement à chercher dans l’Ancienne ce qui préfigure la Nouvelle Alliance et le Messie : elle advient elle-même à l’intérieur des catégories et des conceptions propres à la culture et à la religion judaïques. La deuxième Épître aux Corinthiens et l’Apocalypse S’il est un texte célèbre parmi ceux énonçant une ‘théologie des odeurs’, c’est bien II Cor. 2, 14-16 : (14) Grâce soit rendue à Dieu qui, par le Christ, nous emmène en tout temps dans son triomphe et qui, par nous, répand en tout lieu le parfum de sa connaissance.

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Ioh. 19, 38-42. Marc. 16, 1 ; Luc. 23, 50-56 ; 24, 1. Matth. 26, 36 ; Marc. 14, 32 ; Ioh. 18, 1. Ioh. 19, 41-42. Ioh. 20, 15. Ps. 16, 10. Les Actes des Apôtres (Act. 2, 27 et 13, 35) citent ce verset d’après le grec, qui traduit par « décomposition » l’hébreu « fosse ».

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(15) De fait, nous sommes pour Dieu la bonne odeur du Christ, pour ceux qui se sauvent et pour ceux qui se perdent ; (16) pour les uns, odeur de mort qui conduit à la mort, pour les autres, odeur de vie qui conduit à la vie. Et qui est à la hauteur d’une telle mission  ?

Le texte apparaît d’innombrables fois dans la littérature chrétienne depuis l’Antiquité et continue de susciter de nouvelles interprétations20. C’est que, dans ce passage, Paul semble reprendre aussi bien certaines images du monde gréco-romain que le thème biblique du parfum du sacrifice. Aussi les termes « parfum » et « odeur » peuvent-ils ici revêtir différentes significations21  : - parfum de la connaissance de Dieu (« le parfum de sa connaissance ») - les apôtres eux-mêmes (« nous sommes […] la bonne odeur du Christ ») - la prédication apostolique (« le Christ, […] par nous, répand en tout lieu le parfum de sa connaissance »). Quant au verset 16, l’interprétation en reste discutée. La plupart des commentateurs soulignent le contraste entre « l’odeur de vie qui conduit à la vie » ceux qui accueillent la foi, et « l’odeur de mort qui conduit à la mort » les incrédules. Toutefois, Maurice Carrez a proposé une lecture tout à fait différente, inverse, de ce texte. Comme d’autres, il estime que « la bonne odeur du Christ » (2, 14) est pour tous, sauvés ou non. Cependant, pour expliquer le verset 2, 16, il suggère que « ceux qui sont sur la voie du salut, tels l’apôtre Paul, ont découvert la mort [salvifique] du Christ et en portent l’odeur. Ceux qui sont sur la voie de la perdition, sont atteints par l’odeur de vie qui mène à la vie22 ». En d’autres mots, « odeur de mort et odeur de vie sont deux aspects de la même odeur, du parfum du Christ dont le ministère apostolique est porteur et réalisateur23 ». Quelle que soit l’intention précise de Paul quand il rédige ce passage de la deuxième Épître aux Corinthiens, il est certain que par l’expression « bonne odeur du Christ » il n’entend pas seulement l’annonce du salut, ni une présence salvifique du Christ par l’intermédiaire des apôtres : il s’agit avant tout du parfum du sacrifice de la vie auquel doivent s’associer, à travers leur existence, les fidèles24. La participation des fidèles à la mort et à la résurrection du Christ est également un des thèmes centraux du livre de l’Apocalypse. L’auteur du texte le montre dans le récit de l’ouverture du cinquième sceau :

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Cfr M. Carrez, « Odeur de mort, odeur de vie (à propos de 2 Cor 2, 16 », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 64 (1984), p. 135-142. Cfr P. Meloni, Il Profumo dell’immortalità. L’interpretazione patristica di Cantico 1, 3, Roma, 1975, p. 41. M. Carrez, « Odeur de mort, odeur de vie », p. 135. Ibid., p. 139. Cfr P. Meloni, Il Profumo, p. 355.

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Quand il ouvrit le cinquième sceau, je vis sous l’autel les âmes de ceux qui avaient été immolés à cause de la parole de Dieu et du témoignage qu’ils avaient porté25.

La présence « sous l’autel » de ces martyrs indique leur proximité particulière de Dieu : « leur mort est donc également assimilée à une immolation à l’image de celle du Christ26 ». Dans la grandiose liturgie eschatologique dépeinte par l’Apocalypse, « des coupes d’or pleines de parfum […] sont les prières des saints27 ». L’association des parfums à la prière, déjà présente dans les Écritures et le culte judaïques, est développée un peu plus avant, à l’ouverture du septième sceau : Un autre ange vint se placer près de l’autel. Il portait un encensoir d’or, et il lui fut donné des parfums en grand nombre, pour les offrir avec les prières de tous les saints sur l’autel d’or qui est devant le trône. Et, de la main de l’ange, la fumée des parfums monta devant Dieu, avec les prières des saints28.

La fumée des parfums s’élevant vers le ciel symbolise d’une manière visuellement efficace tant la nature ‘spirituelle’ de la prière que son mouvement ascendant vers un ‘au-delà’. D’un autre point de vue, cette fumée qui remplit le Temple est – comme la nuée ou le feu – un des éléments caractéristiques des manifestations de la gloire divine : Le temple fut rempli de fumée à cause de la gloire de Dieu et de sa puissance29.

En faisant ainsi écho au récit de la vocation du prophète Isaïe30, le dernier livre de la Bible chrétienne montre la permanence et la vitalité de conceptions séculaires concernant les aromates et leur signification. Il s’agit maintenant de se demander si, et comment, les écrivains chrétiens antiques ont utilisé ces textes. En d’autres mots : la thématique biblique des parfums, des aromates, des odeurs, a-t-elle connu une postérité intellectuelle et littéraire, voire théologique ? Question nécessaire puisque, si le théologien et l’exégète recherchent le sens originel des livres de la Bible, l’historien quant à lui s’intéresse d’abord à la signification de ceux-ci pour, et dans, les communautés sociales aux différents moments de leur histoire31.

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Apoc. 6, 9. TOB, p. 3040, n. a. Apoc. 5, 8. Apoc. 8, 3-4. Apoc. 15, 8. Cfr Is. 6, 1-4. Remarque similaire, en référence à l’histoire de la mystique occidentale, dans B. McGinn, The Presence of God : A History of Western Christian Mysticism. Vol. 1 : The Foundations of Mysticism, New York, 1991, p.  4-5. De ce point de vue, les questions liées à la réception historique de l’Écriture apparaissent analogues à celles des textes hagiographiques (cfr M. Van Uytfanghe, « Modèles bibliques dans l’hagiographie », dans P. Riché, G. Lobrichon, Le Moyen Âge et la Bible, Paris, 1984 (Bible de tous les temps, vol. 3), p. 449-488). Un texte de Grégoire le Grand lui-même

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Odeur du Christ et parfum de Dieu dans la littérature patristique Caractères de la théologie patristique Quelle valeur était attribuée à l’Écriture, c’est ce que, dans le sillage de tous les auteurs antérieurs, Grégoire le Grand (540-604) explique : elle est une science et un enseignement incomparables32, le miroir qui nous révèle à nousmêmes. En ses propres termes : La sainte Écriture s’offre aux yeux de notre âme comme un miroir : nous y pouvons contempler notre visage intérieur. C’est là que nous voyons notre laideur et notre beauté. C’est là que nous prenons conscience de notre avancement, là, de notre absence de tout progrès. Elle raconte les actes des saints, et provoque à leur imitation le cœur des faibles33.

De ce point de vue-ci, l’attitude des premiers chrétiens vis-à-vis de l’Écriture n’a pas été différente de celle des Juifs : « Chaque mot du texte sacré était chargé d’un sens divin et toute chose d’importance religieuse était exprimée dans le contexte de catégories bibliques et par le moyen du langage biblique. En conséquence, toute l’expérience religieuse de l’Église primitive était imprégnée et articulée par le symbolisme biblique34 ». Autre corollaire, la première théologie chrétienne se développa comme interprétation de l’Écriture, ce qu’illustre à merveille le De doctrina christiana d’Augustin qui est essentiellement un traité d’herméneutique35. De même, la mystique chrétienne naquit dans le contexte de l’assimilation communautaire et personnelle de la Parole divine36. C’est pourquoi les distinctions aujourd’hui traditionnelles entre théologies biblique, morale, spirituelle, etc. ne permettent pas de rendre compte d’une caractéristique fondamentale de la théologie de l’Antiquité et du premier Moyen Âge, à savoir son absence d’organisation, due à « sa dépendance étroite vis-à-vis de la

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suggère fortement l’analogie entre Écriture et hagiographie (cfr Gregorius Magnus, Moralia in Iob, XXIV, 16). Les textes hagiographiques constituant une part essentielle des sources de nos recherches sur ‘l’odeur de sainteté’, cette similitude sous-tend implicitement toute cette Première Partie de notre travail. « Quamvis omnem scientiam atque doctrinam scriptura sacra sine aliqua comparatione transcendat, ut taceam quod vera praedicat, quod ad caelestem patriam vocat » (Gregorius Magnus, Moralia in Iob, XX, 1, éd. M. Adriaen, Turnhout, 1979 (CCSL 143A), p. 1003). « Scriptura sacra mentis oculis quasi quoddam speculum opponitur, ut interna nostra facies in ipsa videatur. Ibi etenim foeda, ibi pulchra nostra cognoscimus. Ibi sentimus quantum proficimus, ibi a provectu quam longe distamus. Narrat autem gesta sanctorum, et ad imitationem corda provocat infirmorum » (Gregorius Magnus, Moralia, II, 1 (CCSL 143), p. 59. Trad. A. de Gaudemaris, Grégoire le Grand : Morales sur Job. Livres I-II, 2e éd. rev. et corr., Paris, 1975, p. 253). Nous traduisons S. M. Schneiders, « Scripture and Spirituality », in Christian Spirituality (Origins to the Twelfth Century), ed. B. McGinn, J. Meyendorff, New York, 1985, p. 4. Cfr H. de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, Paris, 1959, vol. 1, p. 59. Cette conception stricte de la théologie assimilée à l’Écriture dure encore au xiiie siècle chez Bonaventure et Thomas d’Aquin (cfr ibid., p. 60). Cfr B. McGinn, The Presence of God, p. 3.

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sainte Écriture37 ». Ce qui vient d’être dit de la théologie concerne évidemment aussi la liturgie, elle-même toute imprégnée de l’Écriture. Enfin, sur un plan plus général, il est maintenant bien connu que la fréquentation assidue des textes bibliques a profondément marqué la pensée, la sensibilité, la langue même des auteurs chrétiens38. La théologie de l’époque patristique s’étant développée autour de l’Écriture, et ce particulièrement sous la forme de commentaires, les auteurs chrétiens ont tôt rencontré les textes bibliques faisant mention d’aromates, de parfums, de perception d’odeurs bonnes ou mauvaises. Or ils les ont affrontés avec autant d’attention qu’ils lisaient et expliquaient d’autres textes : il suffit de voir combien de commentaires ont été consacrés à un seul verset du Cantique des Cantiques pour s’en convaincre39. Ainsi, parallèlement au développement des grands thèmes de la doctrine chrétienne des premiers siècles (la christologie, en particulier), s’enrichit et s’approfondit la réflexion centrée sur l’interprétation des parfums et des odeurs bibliques. Et en effet, on constate que, d’une part, une pensée spécifiquement attachée au thème des odeurs émerge dès les débuts du christianisme, et que, d’autre part, un des axes majeurs de cette pensée coïncide avec les développements de la réflexion christologique40. Sur un autre plan, on remarque également une croissante polysémie des symboles olfactifs41. Les auteurs mettent en jeu différentes traductions de la Bible selon les points qu’ils entendent approfondir. Ainsi, dans le Cantique, la traduction « unguentum exinanitum » est parfois choisie au lieu de « unguentum effusum », car elle permet d’interpréter ce verset à la lumière de l’Épître aux Philippiens (2, 7) : « [Christus] exinanivit se42 ». 37

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R. Gillet (introd., notes), Grégoire le Grand : Morales sur Job. Livres I-II, 2e éd. rev. et corr., Paris, 1975, p. 14. « Il linguaggio dei Sacri Testi fa tutt’uno con il pensiero di Gregorio [Magno], al punto che non è possibile distinguere l’uno dall’altro » (V. Recchia, L’esegesi di Gregorio Magno al Cantico dei Cantici, Torino, 1967, p. 122). Voir aussi J. Leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu. Initiation aux auteurs monastiques du Moyen Âge, 3e éd. corr., Paris, 1990, p. 70-86. Sur Cant. 1, 3, trente auteurs chrétiens – treize grecs et dix-sept latins – entre le iie et le vie siècles (cfr P. Meloni, Il Profumo, p. xi, n. 6). La quantité de textes patristiques faisant mention d’odeurs, de parfums, ou d’autres termes apparentés, est surprenante. Un sondage portant sur des motsclés dans la version électronique de la Patrologia latina aboutit à un nombre impressionnant de résultats, et ce même si l’on se ‘limite’ aux volumes 1-89, c’est-dire en incluant l’œuvre de Bède. Pour ne citer que deux exemples, une recherche pour fragranti*/flagranti* conclut à plus de 450 occurrences ; dans le cas de odor* –  vocable plus banal, il est vrai  –, on obtient plus de 2700 occurrences ! Cfr P. Meloni, Il Profumo, p. 91-92. Dans le commentaire de Grégoire le Grand au Cantique, les termes aromata et unguenta, opposés en binômes, sont affectés chacun de trois sens différents (cfr Gregorius Magnus, In Canticum canticorum, XIV ; XVII ; XX). Voir sur ce point V. Recchia, L’esegesi di Gregorio Magno, p. 88 ; P. Meloni, Il Profumo, p. 337-346). C’est Origène qui, le premier, associe explicitement Cant. 1, 3 au « dépouillement » (kénose) de Phil. 2,  7 (cfr P.  Meloni, Il Profumo, p.  159). Signe que cette interprétation s’est largement répandue, lorsque Grégoire le Grand commentera ce verset, il lira bien « unguentum effusum »,

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Le Christ, l’Oint par définition, qui inspire la lecture chrétienne de l’Écriture, doit donc constituer le point de départ de toute étude de la compréhension patristique des odeurs et des parfums. Les parfums du Christ – Le parfum de l’Incarnation L’Incarnation est une effusion de parfums. De fait, la venue du Christ fut perçue à l’avance par les prophètes comme un parfum : Ils prédisaient le mystère de l’Incarnation divine ; certes, ils étaient eux-mêmes en possession de la bonne odeur de l’espérance, mais à nous ils apportèrent le fruit de l’accomplissement de cette même espérance. En effet, ce qu’ils sentaient dans l’attente, nous, nous en sommes rassasiés par la vue et la connaissance43.

Le Christ est ainsi le fruit parfumé : humé dans le temps de l’Ancienne Alliance, cueilli au moment de l’Incarnation. Le monde végétal inspire cependant d’autres symboles : le Christ est aussi la fleur odorante qui s’est éclose sur la tige qu’est la Vierge Marie. C’est ce que dit Ambroise dans son traité sur le Saint Esprit : Radix Jesse patriarchae familia Judaeorum, virga Maria, flos Mariae Christus ; qui bonum odorem fidei toto sparsurus orbe, virginali ex utero germinavit, sicut ipse dixit : ‘Ego flos campi, et lilium convallium’ (Cant. 2, 1)44.

Dans ces deux textes apparaît déjà une dimension fondamentale du symbolisme de l’odeur, que nous qualifierons de communicative : l’odeur appartient par nature à la sphère interpersonnelle. Sous cet aspect, elle touche évidemment à la réflexion chrétienne sur la Révélation et l’Incarnation. Une des questions les plus âprement débattues entre les quatrième et cinquième siècles concernait l’union dans le Christ de la nature divine et de la nature humaine. Il est intéressant de retrouver, présentés à travers la symbolique des parfums, cette problématique et les dogmes définis par les conciles. Nous y reviendrons plus longuement, mais un texte nous permettra de conclure ces lignes dédiées au thème de l’Incarnation. Dans son commentaire au Cantique, Apponius (ve siècle) explique la myrrhe et l’encens mentionnés dans Cant. 3, 6 :

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mais le rapprochera néanmoins de l’Épître paulinienne : « quod Paulus dixit ‘exinanivit’, hoc Salomon dixit ‘effudit’ » (Gregorius Magnus, In Canticum canticorum, XXI, éd. P.-P. Verbraken, Turnhout, 1963 (CCSL 144), p. 23). « Qui divinae incarnationis mysterium prophetantes, ipsi quidem spei odore potiti sunt, sed nobis fructum de eiusdem spei perfectione detulerunt. Quod enim illi exspectando odorati sunt, hoc nos cernendo et percipiendo satiamur » (Gregorius Magnus, Moralia in Iob, IX, 47 (CCSL 143), p. 489). Commentant Iob 9, 26, Grégoire compare ici les prophètes à des navires transportant des fruits. Ambrosius Mediolanensis, De Spiritu sancto, II, 38, PL 16, col. 782.

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[…] pour lui offrir, après avoir reconnu le Christ son créateur, l’unique odeur qui l’apaise, celle de ses œuvres bonnes : celle de la myrrhe, en croyant qu’en homme véritable il a subi la mort ; celle de l’encens, en ne doutant pas qu’en lui la gloire de Dieu est toujours vivante, lui à qui elle doit sans interruption s’offrir en sacrifice saint de louange45.

Les aromates bibliques signifient donc le sacrifice d’odeur agréable à Dieu : la myrrhe symbolise la foi en la vraie humanité du Christ, et l’encens, la foi en sa divinité. – L’onction du Christ Augustin ne se lasse pas de répéter l’étymologie du mot Christ : Locuti sumus de uncto Deo, hoc est de Christo. Non potuit apertius dici nomen Christi, quam ut diceretur unctus Deus46.

Dans un autre commentaire aux Psaumes, il précise même : « Christus enim unctus, a chrismate dictus Christus. Messias hebraice, graece Christus, latine Unctus47 ». Ce qui est remarquable ici dans ces mots d’Augustin, ce n’est pas le témoignage des notions qu’il peut avoir de l’hébreu – elles sont minimes – ou du grec – il ne le lira aisément que sur le tard –, mais plutôt que, en partie au moins, il fournit ces explications dans sa prédication à l’assemblée des fidèles, et non seulement à un cercle choisi dans une élite spirituelle48. Expliquant la phrase « Propterea unxit te, Deus, Deus tuus » (Ps. 44,  8), Augustin développe, à partir du thème de l’onction, celui de l’union des deux natures dans le Christ : Dieu est oint par Dieu : tu entends ‘oint’, comprends ‘Christ’. Le fait est que ‘Christ’ vient de ‘chrême’ ; ce nom, ‘Christ’, signifie ‘onction’. En nul autre lieu n’étaient oints les rois ou les prêtres, si ce n’est dans le royaume où le Christ était annoncé et oint et d’où devait venir le nom du Christ […]. Donc, Dieu est oint par Dieu : avec quelle huile si ce n’est une huile spirituelle ? En effet, l’huile visible est dans le symbole, l’huile invisible est dans le sacrement, l’huile spirituelle est au-dedans. Dieu est oint pour nous, il est envoyé pour nous ; et le même Dieu, pour être oint,

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« […] ut, agnito creatore Christo, bonorum operum suorum unum odorem placationis offerat ei : murrae scilicet, ut credat eum verum hominem morti subiacuisse ; turis, ut Dei claritatem non dubitet in eo semper viventem, cui sanctum sacrificium laudis sine cessatione debeat immolari » (Apponius, Explanatio in Canticum, V, 28, éd., trad., B. de Vregille, L. Neyrand, Apponius : Commentaire sur le Cantique des Cantiques, Paris, 1997-1998, vol. 2, p. 100-101). Apponius reste mal connu ; les études les plus récentes le situent en Italie du nord, vers 420-430 (cfr ibid., vol. 1, p. 119) ; dans ce cas, il serait contemporain du concile d’Éphèse (431) et antérieur à celui de Chalcédoine (451). Augustinus, Enarrationes in Psalmos, XLIV, 21, éd. E. Dekkers, J. Fraipont, Turnhout, 1956 (CCSL 38), p. 509. Ibid., CIII, 3, 13 (CCSL 40), p. 1512. Cfr B. McGinn, The Presence of God, p. 229 ; P. Brown, La vie de saint Augustin, nouv. éd. augm., Paris, 2001, p. 321-340.

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était homme. Mais il était homme de manière à être Dieu ; et il était un Dieu qui ne dédaignait pas d’être homme : vrai homme, vrai Dieu ; en nul des deux cas il n’est trompeur ni menteur, parce qu’il est partout véridique, toujours vérité. Dieu, donc, est homme, et pour cela il est Dieu oint, parce qu’il est homme-Dieu, et il est devenu le Christ49.

Pour Ambroise, le nom même du Christ est un onguent, renfermé dans un vase par l’étroitesse d’esprit des Juifs, mais répandu au loin par l’Incarnation : Le nom du Fils aussi est répandu, comme il est écrit : ‘Ton nom est un onguent répandu’. Rien ne peut être supérieur à la force de ces mots. Car un onguent enfermé dans un vase retient son odeur, cette odeur étant contenue dans les étroites limites du vase, et bien qu’il ne puisse atteindre beaucoup de monde, il conserve sa force ; quand, en revanche, l’onguent est répandu hors du vase où il était renfermé, il est diffusé au plus loin. De même, le nom du Christ avant sa venue dans le peuple d’Israël était enfermé, comme dans un vase, dans les esprits des Juifs50.

Un peu plus loin, Ambroise identifie l’onguent du Christ à l’Esprit Saint : Le plus grand nombre estime que l’onguent du Christ, c’est l’Esprit Saint. Et il est à juste titre un onguent, parce qu'il est appelé huile d'allégresse, une composition odorante de nombreuses grâces. Mais Dieu le Père tout-puissant l'a oint [= le Christ] chef des prêtres : lui a été oint non comme les autres, en figure, mais il a été oint selon la loi en son corps, tout en étant, au-dessus de la loi, rempli en vérité des vertus du Saint Esprit venant du Père51.

On constate que l’huile ou l’onguent sont généralement considérés comme étant parfumés – ce qui correspond à la réalité matérielle dans l’Antiquité. Le

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« Unctus est Deus a Deo : unctum audis, Christum intellege. Etenim Christus a chrismate ; hoc nomen quod appellatur Christus, unctionis est. Nec in aliquo alibi ungebantur reges et sacerdotes, nisi in illo regno ubi Christus prophetabatur et ungebatur, et unde venturum erat Christi nomen […]. Unctus est ergo Deus a Deo ; quo oleo, nisi spiritali ? Oleum enim visibile in signo est, oleum invisibile in sacramento est, oleum spiritale intus est. Unctus est nobis Deus, et missus est nobis ; et ipse Deus ut ungeretur, homo erat ; sed ita homo erat, ut Deus esset ; ita Deus erat, ut homo esse non dedignaretur : verus homo, verus Deus ; in nullo fallax, in nullo falsus ; quia ubique verax, ubique veritas. Deus ergo homo, et ideo unctus Deus, quia homo Deus, et factus est Christus » (Augustinus, Enarrationes in Psalmos, XLIV, 19 (CCSL 38), p. 507-508. « […] etiam et Filii nomen effunditur, sicut habes : ‘Unguentum exinanitum est nomen tuum’. Cujus virtute sermonis nihil potest esse praestantius. Nam sicut inclusum in vase aliquo unguentum cohibet odorem suum, qui odor quamdiu vasis illius angustiis coercetur, etsi ad plures non potest pervenire, tamen vim suam servat ; cum vero de vase illo, quo claudebatur, unguentum fuerit effusum, longe lateque diffunditur : ita et Christi nomen ante ejus adventum in Israel populo, quasi in vase aliquo Judaeorum mentibus claudebatur » (Ambrosius Mediolanensis, De Spiritu sancto, I, 95, col. 757). « Plerique autem arbitrati sunt unguentum Christi esse Spiritum sanctum. Et bene unguentum, quia oleum laetitiae noncupatum est, plurimarum redolente copula gratiarum : verum illum Deus omnipotens Pater unxit principem sacerdotum, qui non ut alii in typo unctus ex lege, sed et secundum legem unctus in corpore, et in veritate supra legem virtute sancti Spiritus ex Patre plenus est » (ibid, I, 100, col. 758). Toute cette partie du traité (I, 100-104) traite du rapport entre l’Esprit Saint et l’onguent du Christ.

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rapport entre onguent et parfums apparaît aussi dans les Homélies sur le Cantique d’Origène, dans lesquelles celui-ci présente le Verbe-Époux venant dans l’Incarnation à la rencontre de son peuple-Épouse : Il vint imprégné d’onguents : il ne pouvait venir d’une autre manière à son Épouse, et il ne convenait pas non plus que le Père envoyât d’une autre manière le Fils à ses noces. Il l’oignit d’onguents variés, il le fit Christ. Celui-ci vint en exhalant des parfums divers52.

Jouant aussi sur les différents termes « aromata  » et « unguenta », Origène avance encore l’idée que Moïse et les prophètes ont tous possédé des aromates, mais ajoute que le parfum des onguents du Christ est incomparable : Beaucoup ont eu des aromates. ‘La reine du Midi’ apporta ‘des aromates à Salomon’ (I Reg. 10, 2), et un assez grand nombre d’autres possédèrent des aromates, mais en quelque quantité qu’on en ait eus, ils ne peuvent être comparés aux parfums du Christ, au sujet duquel parle maintenant l’Épouse : ‘L’odeur de tes onguents surpasse tous les aromates’. C’est pourquoi j’estime que Moïse a eu des aromates, de même qu’Aaron, et chacun des prophètes, mais si je vois le Christ et si je perçois la douceur du parfum de ses onguents, je prononcerai aussitôt mon avis : ‘L’odeur de tes onguents surpasse tous les aromates’53.

Ayant foi en Jésus le Christ, les chrétiens voient dans les onctions vétérotestamentaires des figures de la sienne. Un des textes auxquels ils se réfèrent volontiers raconte le songe que fit Jacob d’une échelle dressée vers le ciel et sur laquelle montaient et descendaient des anges ; à son réveil, Jacob versa de 1’huile sur la pierre où il avait appuyé la tête (cfr Gen. 28,  10-22). Augustin considère cette pierre ointe comme une figure du Christ : Ayant vu tout ceci, [Jacob] se réveilla, oignit la pierre et s’en alla. Dans cette pierre, il reconnut le Christ, c’est pourquoi il l’oignit. Vous voyez depuis quand a été annoncé le Christ. Que signifie l’onction de cette pierre, surtout chez les Patriarches, qui adoraient un seul Dieu ? [Jacob] fit ce geste en figure, puis s’en alla. […] Et observez cette pierre : ‘La pierre que les bâtisseurs ont rejetée est devenue pierre angulaire’ (Ps. 117, 22). Et puisque le Christ est la tête de l’homme, la pierre indique pour cela la tête. Prêtez attention à ce grand mystère : la pierre est le Christ. ‘La pierre vivante’, dit Pierre, ‘rejetée par les hommes, mais choisie par Dieu’ (I Petr.

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« Venit delibutus ‘unguentis’ nec aliter ad sponsam poterat venire [nec] decebat aliter patrem ad nuptias filium destinare. Variis eum unxit unguentis, fecit illum Christum. Venit diversis odoribus spirans » (Origenes, Homiliae in Canticum, 1, 3, texte latin de Jérôme, éd. M. W. A. Baehrens, Origène : homélies sur le Cantique des cantiques, 2e éd., Paris, 1966, p. 76. Notre traduction). « Multi habuerunt aromata. Regina Austri detulit aromata Solomoni et plures alii aromata possederunt, sed habuerit quis quantalibet, non possunt Christi odoribus comparari, de quo nunc sponsa ait : ‘Odor unguentorum tuorum super omnia aromata’. Ego arbitror quia et Moyses habuerit aromata et Aaron et singuli prophetarum, verum, si videro Christum et suavitatem unguentorum eius odore percepero, statim sententiam fero dicens : ‘Odor unguentorum tuorum super omnia aromata’ » (ibid., p. 78-80).

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2, 4). La pierre indique la tête, parce que la tête de l’homme c’est le Christ. Et la pierre est ointe parce que le Christ s’appelle ainsi à cause du chrême54.

L’association désormais établie entre le Christ, l’huile ou l’onction, et la pierre, devient la clé de lecture d’autres textes. Il en est ainsi dans le commentaire de Grégoire le Grand à la phrase « Et la pierre versait pour moi des flots d’huile » (Iob 29, 6) : Comme par le nom de pierre on comprend le Christ, l’éminent prédicateur déclare : ‘Mais la pierre était le Christ’. […] Jusqu’à maintenant, autant de fois qu’un flot d’huile est versé de cette pierre, les paroles prononcées au sujet du Christ dans les anciennes Écritures sont expliquées par le Saint Esprit aux esprits devant être oints des auditeurs55.

Mais si le Christ doit son nom à l’onction, les chrétiens aussi sont des oints, eux qui forment un corps dont il est la tête. C’est le sens du Psaume 26 qu’Augustin explique aux fidèles d’Hippone : Non seulement notre tête fut ointe, mais aussi nous-mêmes, son corps. […] Aussi l’onction regarde-t-elle tous les chrétiens […]. Par conséquent, il est manifeste que nous sommes le corps du Christ, parce que tous nous sommes oints ; et tous nous sommes, en Lui, et du Christ et le Christ, car d’une certaine manière le Christ total est la tête comme le corps56.

Un texte d’Origène indique que, dans un certain sens, le prototype du chrétien peut être reconnu en Marie de Béthanie, qui versa sur les pieds de Jésus un précieux parfum, qu’elle essuya de ses cheveux. Ce faisant, elle s’appropriait le parfum du Christ lui-même. À la lumière du Cantique des Cantiques, Marie est vue comme l’Épouse, c’est-à-dire l’Église, à la recherche de son Amant : Posons ici l’Église-Épouse dans le personnage de Marie : il est dit d’elle que, comme il convenait, elle apporta une livre d’une huile de nard coûteuse, en oignit les pieds de Jésus et les essuya de ses cheveux ; puis, en quelque sorte, elle récupéra 54

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« […] hoc viso evigilavit, unxit lapidem, et discessit. In illo lapide intellexit Christum, ideo unxit. Videte ex quo praedicatur Christus. Quid sibi vult illa unctio lapidis, praesertim apud Patriarchas, qui unum Deum colebant ? Factum est autem in figura, et discessum est. […] Et videte lapidem : ‘Lapidem quem reprobaverunt aedificantes, hic factus est in caput anguli’. Et quia caput viri Christum, propterea lapis ad caput. Adtendite magnum sacramentum : lapis Christus. ‘Lapidem vivum’, ait Petrus, ‘ab hominibus reprobatum, a Deo autem electum’. Et lapis ad caput, quia caput viri Christus. Et unctus lapis quia a chrismate dictus est Christus » (Augustinus, Enarrationes in Psalmos, XLIV, 20 (CCSL 38), p. 508). Interprétation similaire chez Césaire d’Arles (cfr Caesarius Arelatensis, Sermones, 87, 2). « Quia petrae nomine Christus accipitur, praedicator egregius fatetur, dicens : ‘Petra autem erat Christus’. […] Totiens adhuc de petra hac olei rivus funditur, quotiens sancto Spiritu ungendis mentibus auditorum ea quae in libris veteribus de Christo dicta sunt explanantur » (Gregorius Magnus, Moralia in Iob, XIX, 24 (CCSL 143A), p. 975-976). « Non solum autem caput nostrum unctum est, sed et corpus eius nos ipsi. […] Ideo ad omnes christianos pertinet unctio […]. Inde autem apparet Christi corpus nos esse, quia omnes ungimur ; et omnes in illo et Christi et Christus sumus, quia quodammodo totus Christus caput et corpus est » (Augustinus, Enarrationes in Psalmos, XXVI, ii, 2 (CCSL 38), p. 155).

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et ramena à soi par la chevelure de sa tête l’onguent imprégné de la nature et de la puissance du corps de Jésus ; par les cheveux avec lesquels elle avait essuyé les pieds de celui-ci, elle respira l’odeur non tant de l’huile de nard que du Verbe de Dieu lui-même, et elle appliqua à sa tête la suave odeur non tant du nard que du Christ, et elle dit : ‘Mon nard, versé sur le corps du Christ, m’a renvoyé son odeur’57.

Ce texte montre non seulement en Marie le type du fidèle, mais aussi la transformation subie par le parfum au contact du corps du Christ : quelle que soit sa valeur, l’huile de nard que Marie récupère de ses cheveux ‘disparaît’ sous l’incommensurable odeur de l’Oint divin. C’est au fond une autre formulation de l’idée, fondamentale dans la doctrine patristique, de l’échange des natures humaine et divine58. L’identification au Christ des fidèles se réalisait et se manifestait également à travers des rites d’onction, avant tout lors du baptême. Nous avons de nombreux documents témoignant des réflexions des théologiens sur ces rites et leurs fondements. Voici, par exemple, l’explication que Jérôme donne aux catéchumènes du récit de l’onction de Béthanie59 : Cette femme vous concerne de manière spéciale, vous qui allez recevoir le baptême. Elle brisa son vase à parfum afin que le Christ fasse de vous des christs, c’est-à-dire des oints. C’est ce qui est dit dans le Cantique des Cantiques : ‘Ton nom est un onguent répandu, aussi les jeunes filles t’ont-elles désiré, nous courons derrière toi dans le parfum de tes onguents’60.

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« Ponamus hic sponsam ecclesiam in persona Mariae, quae decenter utique dicitur afferre libram unguenti nardi pretiosi et unguere pedes Iesu et detergere capillis suis, et recipere quodammodo ac recuperare per crinem capitis sui ad semet ipsam unguentum ex qualitate ac virtute corporis eius infectum, et odorem non tam nardi per unguentum quam ipsius Verbi Dei ad se trahentem per capillos quibus abstergebat pedes, et imposuisse capiti suo non tam nardi quam Christi fraglantiam, et dicere quia nardus mea missa in corpus Christi reddidit mihi odorem eius » (Origenes, Commentarium in Canticum, II, 9, 3, texte latin de Rufin, éd. M. W. A. Baehrens et al., Origène : Commentaire sur le Cantique des Cantiques, Paris, 1991-1992, vol. 1, p. 436438. Notre traduction). Dans son commentaire de l’Évangile de Mathieu, Bède le Vénérable répétera l’interprétation mystique du geste de Marie comme signe de la foi de l’Église (cfr Beda Venerabilis, In Evangelium S. Matthaei, IV, 26, PL 92, col. 111). Cfr p. ex. Ambroise de Milan : « Verbum caro factum est, ut caro fieret Deus » (Ambrosius Mediolanensis, De Virginibus, I, 3, PL 16, col. 192) ; Grégoire le Grand : « Caro enim factus est ut nos spiritales faceret » (Gregorius Magnus, Homiliae in Hiezechielem prophetam, II, hom. IV, 20, éd. M. Adriaen, Turnhout, 1971 (CCSL 142), p. 272). Cfr Marc. 14, 3-9. « Mulier ista specialiter ad vos pertinet, qui baptisma accepturi estis. Fregit alabastrum suum, ut vos Xristus faciat xristos, id est unctos. Hoc est quod dicitur in Canticis canticorum : ‘Unguentum effusum est nomen tuum, propterea adulescentulae desideraverunt te, post te in odorem unguentorum tuorum currimus’ » (Hieronymus, Tractatus in Marci Evangelium, XIII, éd. G. Morin, B. Capelle, J. Fraipont, Turnhout, 1958 (CCSL 78), p. 497).

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– Le parfum du Christ : nature divine et virtus Le Christ est donc présenté comme Celui qui est oint, c’est-à-dire parfumé ; et sa venue dans le monde est effusion de parfum, comme l’indique Origène dans une interprétation de l’onction de Béthanie : Au même endroit, il est écrit au sujet de Simon le lépreux et de sa maison. Je pense quant à moi que le lépreux est le prince de ce monde et qu’il s’appelle Simon, ce lépreux dont la maison fut, à la venue du Christ, remplie d’une suave odeur61.

En revanche, dans son propre commentaire à ce récit, Jérôme écrit qu’après la venue de Jésus et l’aspersion de parfum, Simon a été guéri de sa lèpre : Il est appelé lépreux, non celui qui l’est, mais celui qui a été lépreux. Car il l’a été avant d’accueillir le Seigneur, mais après qu’il a accueilli le Seigneur et que le parfum a été répandu dans sa maison, la lèpre a disparu. Toutefois, le nom d’autrefois est resté pour que soit manifeste le pouvoir du Sauveur62.

Le pouvoir (virtus) de guérison du Christ est ainsi associé au parfum qui accompagne sa personne. Ambroise avance une idée semblable dans son traité sur La virginité : la divine puissance guérisseuse du Christ est un parfum, d’abord contenu dans le vase de son humanité, puis répandu à chaque guérison opérée : Dans un premier temps, le Fils de Dieu lui-même tenait son parfum enfermé dans son corps comme dans un vase, il attendait son temps, ainsi qu’il dit : ‘Le Seigneur me donne la langue de la science, pour que je sache quand il me faut proférer la parole’ (Is. 50, 4). L’heure vint, il ouvrit la bouche, il se vida de son parfum tandis que sa puissance sortait de lui63.

L’évêque africain Vigile de Thapse (début vie siècle) met en lumière un autre élément, à savoir que ceux qui côtoyaient le Christ ont perçu par l’intermédiaire de leurs différents sens corporels, y compris celui de l’olfaction, le Verbe incarné ; toutefois, seuls les apôtres ont reconnu la nature divine du Christ64 :

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« Scribitur in eodem loco de Simone leproso et domo eius. Ego puto leprosum mundi istius esse principem et hunc leprosum Simonem nuncupari, cuius domus ad adventum Christi suavi odore completa sit » (Origenes, Homiliae in Canticum, 1, 4, p. 80-82). « Leprosus dicitur, non qui est, sed qui fuerit leprosus. Fuit enim, antequam susciperet Dominum : postea vero quam suscepit Dominum, et unguentum fractum est in domo ipsius, lepra fugit. Manet autem nomen pristinum, ut virtus appareat Salvatoris » (Hieronymus, Tractatus in Marci Evangelium, XIII, p. 497-498). « Ipse Dei Filius in corpore tanquam in vase odorem primo cohibebat, suum opperiens tempus, sicut ait : ‘Dominus dat mihi linguam eruditionis, ut sciam quando oporteat dicere sermonem’. Venit hora, et aperuit os, exinanivit unguentum, quando virtus exibat de eo » (Ambrosius ­Mediolanensis, De Virginate, 64, PL 16, col. 296). Ce texte est à replacer dans le contexte des polémiques contre les idées monophysites : Virgile souligne la coexistence dans le Christ non seulement de la nature divine, mais aussi de la nature humaine ; c’est à travers celle-ci que les apôtres parvinrent à reconnaître la divinité du Christ.

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C’est par leurs narines que son odeur est aspirée, c’est par leur bouche que sa douceur est goûtée, par leurs yeux mêmes, par leurs oreilles, par leurs mains qu’il est saisi. Par suite l’Ég1ise lui dit : ‘Ton nom est un onguent répandu’, et ‘Courons à ta suite dans le parfum de tes onguents’ ; et Paul dit : ‘Nous sommes la bonne odeur du Christ’ (II Cor. 2, 15) ; et David : ‘Goûtez et voyez la douceur du Seigneur’ (Ps. 33, 9)65. Croire, donc, dans le Fils de Dieu, voici ce qui est le voir, ce qui est l’entendre, ce qui est le sentir, ce qui est le goûter, ce qui est le toucher […]. Grâce à sa nature charnelle, en effet, même les incrédules ont vu et touché le Fils de Dieu ; cependant, seuls les apôtres ont reconnu aussi sa nature divine66.

Pour Origène, le sens de l’Incarnation du Verbe consiste dans la restitution à l’humanité du don originel : le libre arbitre et la capacité d’agir, que le péché avait enlevés, et qui produisent le parfum des œuvres accomplies selon justice : Puisque ce bien naturel, dérobé au moment de la faute, avait été infléchi soit vers la faiblesse soit vers le mal, quand par la grâce il est restauré et quand par l’enseignement du Verbe de Dieu il est restitué, il redonne sans nul doute ce parfum que Dieu créateur avait implanté à l’origine, mais que la culpabilité du péché avait emporté67.

– L’odeur de l’incorruptibilité et de la résurrection Nous le constatons, un des textes bibliques qui ont le plus inspiré la réflexion patristique sur les parfums est le récit de l’onction de Béthanie. Or ce texte comprend l’interprétation donnée par Jésus lui-même de l’onction de parfum qu’il a reçue : il associe cette onction à sa propre mort et à sa sépulture. Aussi cette relation a-t-elle par la suite souvent été mise en valeur dans la littérature chrétienne.

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« Quia quibus naribus odor ejus hauritur, et quo ore suavitas ejus gustatur, ipsis oculis et auribus et manibus contrectatur. Denique dicit ad eum Ecclesia : ‘Unguentum effusum nomen tuum’ ; et : ‘Post te in odorem unguentorum tuorum curremus’. Et Paulus : ‘Christi –  inquit  – bonus odor sumus’. Et David : ‘Gustate et videte quoniam suavis est Dominus’ » (Vigilius Thapsensis, Contra Eutychetem, IV, 22, PL 62, col. 133). « Credere ergo in Filium Dei hoc est videre, hoc est audire, hoc est odorari, hoc est gustare, hoc est contrectare eum […]. Nam viderunt utique et contrectaverunt etiam increduli Filium Dei, per naturam carnis ejus ; sed soli Apostoli agnoverunt et naturam divinitatis ejus » (ibid.). « Sed quia hoc naturae bonum praevaricationis occasione deceptum vel ad ignaviam vel ad nequitiam fuerat inflexum, ubi per gratiam reparatur et per doctrinam Verbi Dei restituitur, odorem reddit illum sine dubio, quem primitus conditor Deus inoleverat, sed peccati culpa subtraxerat » (Origenes, Commentarium in Canticum, IV, 1, 20, vol. 2, p. 688).

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Dans un commentaire de Jérôme, la rupture par la femme du vase de parfum est mise en parallèle avec l’image du grain de blé devant mourir en terre pour fructifier68 : Elle brisa le vase pour que tous reçoivent le parfum. Elle brisa le vase, qui était auparavant retenu fermé en Judée. Elle brisa le vase. En effet, de même que le grain de blé, s’il ne meurt en terre, ne produit pas beaucoup de fruits, de même, si le vase de parfum n’est pas brisé, nous ne pouvons nous oindre69.

Le lien entre les blessures du Christ sur la croix et l’effusion de son arôme apparaît déjà dans un texte du début du iiie siècle : Aussi longtemps, mes chers, que le fruit demeure sur le plant de la vigne, n’étant pas encore broyé, il n’exhale pas son arôme ; quand, en revanche, il est coupé d’un couteau adroit, aussitôt il produit vite une goutte. Puisque, à ce moment-là, le Christ aussi versait des larmes sur le peuple, il était en mesure de répandre sur eux son arôme, rendant manifeste son secours. Car il fut blessé sur le bois de la vigne pour nous offrir le bon arôme de son parfum70.

Dans ce texte remarquable, le Christ en croix est assimilé à la plante aromatique devant être incisée pour pouvoir émettre son parfum. D’autre part, la comparaison explicite avec le raisin peut être lue comme une allusion au vin du sacrifice eucharistique71. Nous avons mentionné plus haut la mise en relation de la phrase « unguentum exinanitum » du Cantique des Cantiques avec le texte de Phil. 2, 7 proclamant que « [le Christ] se vida lui-même ». De par leur constitution matérielle même, les aromates invitaient à un rapprochement avec l’anéantissement du Christ. Ce parallèle a probablement été développé en premier, et le plus profondément, par Origène. Dans sa pensée, l’anéantissement du Christ se manifeste à chaque étape de l’Incarnation et rend possible la communication de la vie divine à tous. L’onguent dont parle le Cantique, c’est le parfum de la vie divine qui est répandu pour tous à travers l’anéantissement du Verbe incarné72.

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Cfr Ioh. 12, 24. On notera que, chez Jean, ce passage suit de peu le récit de l’onction de Béthanie (12, 1-8). « Fregit alabastrum, ut omnes unguenta suscipiant. Fregit alabastrum, quod in Iudaea ante tenebatur inclusum. Fregit alabastrum. Quomodo enim granum tritici, nisi mortuum fuerit in terra, non facit plures fructus ; sic et alabastrum nisi fractum fuerit, nos ungere non possumus » (Hieronymus, Tractatus in Marci Evangelium, XIII, p. 498). « Donec autem, dilecti, stabunt fructus super lignum in vite, dum non [sunt] contriti, non edit aroma suum ; quando autem ab artifice gladio resecatur, confestim cito cito lacrimam edit ; quia Christus etiam tum super populum lacrimabatur, quia poterat super eos diffundere aroma, adiutorium faciens manifeste. Quia super lignum vulneratus est in vinea, ut bonum aroma unguenti nobis ostenderet » (Hippolytus, In Canticum, XIII, 2, cit. in P. Meloni, Il Profumo, p. 128129). On tiendra aussi compte du symbolisme biblique de la vigne tel que se l’approprie Jésus (cfr « Vigne », dans X. Léon-Dufour, Dictionnaire du Nouveau Testament). Cfr P. Meloni, Il Profumo, p. 159-173.

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Comme c’est le cas dans les textes précédents, les commentaires d’Origène relient donc la mort du Christ à l’effusion de son parfum. En d’autres termes, le parfum du Christ symbolise également la communication, en particulier la communication de la vie divine. On retrouve chez d’autres auteurs cette idée que, à partir du moment de sa mort, le Christ a rempli de son parfum le monde entier : Depuis le moment de la passion de notre Seigneur Jésus Christ, le monde entier apparaît rempli de la connaissance du nom du Christ, unique vrai Dieu, et parmi tous les peuples et les races il dégage chaque jour le parfum des vertus comme la bonne odeur d’un onguent73.

Car, écrira encore Bède le Vénérable (672/673-735), le Christ « s’est fait lui-même encensoir, duquel Dieu reçut un parfum suave et s’est rendu propice au monde74 ». Le parfum qui se dégage du Christ mort est aussi symbole de la résurrection. Comme le dit Ambroise, « ce que l’on pensait mort commença à vivre » : « spirare incipit quod mortuum putabatur75 ». Or il faut noter que le verbe « spirare » peut non seulement signifier « respirer » en général, mais aussi « exhaler une odeur76 » – c’est ainsi que le traduit dom Gabriel Tissot77. Le parfum du Christ mort est, avant tout, signe de l’incorruption de son corps : Elle exhale [le parfum de la foi] l’âme qui commence à s’ouvrir au Christ, pour qu’elle reçoive d’abord le parfum de la sépulture du Seigneur et qu’elle croie que sa chair n’a ni vu la corruption, ni été flétrie par une quelconque odeur de mort, mais que, conservée par le parfum de cette fleur éternelle et toujours vigoureuse, elle ressuscita. En effet, comment pouvait-il se flétrir même dans la chair, lui dont le nom est un ‘onguent répandu’ ? Il se vida pour exhaler en ta faveur78.

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« […] a tempore passionis Domini nostri Iesu Christi omnis mundus unius veri Dei Christi nominis notitia impletus probatur ; et per omnes nationes gentium cotidie, quasi odor unguenti, virtutum reddit fragrantiam » (Apponius, Explanatio in Canticum, I, 23, vol. 1, p. 176). « […] factus ipse thuribulum, ex quo Deus odorem suavitatis accepit, et propitius factus est mundo » (Beda Venerabilis, Explanatio Apocalypsis, 8, PL 93, col. 155). Ambrosius Mediolanensis, Expositio Evangelii secundum Lucam, VI, 33, éd. G. Tissot, Paris, 1971, vol. 1, p. 240). Cfr Le Grand Gaffiot. Dictionnaire latin-français, dir. P. Flobert, nouv. éd. rev. et augm., Paris, 2000. Les acceptions multiples de spirare comme de spiritus et de leurs dérivés semblent faciliter les associations entre odeur, respiration, Esprit Saint. On en trouve un exemple dans le De Spiritu sancto du même Ambroise : « Quand le Fils de Dieu en personne dit : ‘L’Esprit du Seigneur est sur moi, c’est pourquoi il m’a oint’ (Is. 61, 1), il indique un onguent spirituel. Donc, l’onguent du Christ, c’est l’Esprit » : « […] cum ipse Filius Dei dicat : ‘Spiritus domini super me, propter quod unxit me’, spiritale signat unguentum. Ergo unguentum Christi est Spiritus » (Ambrosius Mediolanensis, De Spiritu sancto, I, 103, col. 759). Cfr supra, n. 75. « [Odorem fidei] flagrat anima quae Christo aperire incipit, ut accipiat primo odorem Dominicae sepulturae, et credat quia caro eius non vidit corruptionem, nec odore aliquo mortis emarcuit :

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Rappelons que, à l’encontre de différents courants hétérodoxes, gnostiques par exemple, les écrivains catholiques n’ont cesse d’affirmer la réalité matérielle du corps de Jésus, dont ils répètent la réalité tant de la mort que de la résurrection. Déjà chez Ignace d’Antioche (mort vers 110), c’est la réalité corporelle du Christ qui lui permet de recevoir l’onction communiquant l’arôme de l’incorruptibilité79. Et Grégoire le Grand écrira sans ambage : « Ce n’est pas sans motif que, du fait de sa mort, le corps du Seigneur est appelé cadavre80 ». C’est alors devant l’incorruption du corps de Jésus et sa résurrection que naît la foi. Dans l’Explication de l’Évangile de Luc, Ambroise désigne en la femme de l’onction de Béthanie le prototype de ceux qui croient que, même mort et enseveli, le Christ conserve le parfum de sa divinité par lequel il ressucitera81. Dans un autre texte, il montre que la résurrection chasse aussi la puanteur de la mort et rétablit la bonne odeur de la vie : À l’instant, les tombes des défunts s’ouvrirent en un clin d’œil, les corps ressuscités se levèrent de leurs tombeaux (Matth. 27, 52), et, la puanteur de la mort ayant été chassée et le parfum de la vie restauré, les cendres des morts reprirent l’apparence des vivants82.

Le lien entre parfum et mort/résurrection du Christ est affirmé de manière extrêmement synthétique dans un sermon longtemps attribué à Augustin. À partir des textes bibliques, Cant. 1, 3 et II Cor. 2, 14-16 en particulier, l’auteur reprend les différentes significations attribuées au parfum, et affirme : « Quid est ergo hoc unguentum ? Christus mortuus est et resurrexit »83. L’idée que la résurrection du Christ s’accompagne d’effluves parfumés apparaît donc profondément enracinée. Elle est présente aussi dans la sorte d’encyclopédie des symboles animaliers que forme le Physiologus84. Dans cet ouvrage, la panthère est présentée comme symbole du Christ ressuscité ; par voie de conséquence, elle dégage comme lui un excellent parfum : Il est un animal que l’on appelle panthère, de couleur certes tachetée, mais de fort bel aspect, et très doux. Le naturaliste dit de lui qu’il a pour seul ennemi le dragon. Quand il a mangé et qu’il s’est rassasié de gibier varié, il se retire dans sa caverne, où il s’installe et s’endort. Après trois jours, il émerge de son sommeil et aussitôt

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sed aeterni illius floris et semper virentis odore condita surrexit » (Ambrosius Mediolanensis, De Virginitate, 62, col. 295-296). Cfr P. Meloni, Il Profumo, p. 97. « Et non immerito corpus Domini propter casum mortis cadaver vocatur » (Gregorius Magnus, Moralia in Iob, XXXI, 105 (CCSL 143B), p. 1622). Cfr Ambrosius Mediolanensis, Expositio Evangelii secundum Lucam, VI, 32. « […] subito, in momento oculi, defunctorum sepulcra patuerunt, et rediviva corpora surrexere de tumulis, mortisque fetore deterso, ac vitae odore reparato, exspirantium favillae spirantium faciem receperunt » (Ambrosius Mediolanensis, De Spiritu sancto, III, 151, col. 846). Ps.-Augustinus, Sermones, I, 26, PLS 2, col. 948-949. Cette version latine tardive et de datation incertaine dérive d’un texte grec originaire des milieux alexandrins des premiers siècles après J.-C.

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émet un grand rugissement ; mais aussi, en même temps que le rugissement sort de sa gueule un parfum d’une telle suavité qu’il surpasse tous les aromates85.

La voix de la panthère réveille toutes les bêtes, qui se dirigent alors vers son parfum ; seul, le dragon se cache, terrorisé et comme mort : Toutes les bêtes proches et lointaines ayant donc entendu sa voix, elles se rassemblent toutes et suivent la suave odeur qui sort de sa gueule ; mais seul le dragon, quand il a entendu sa voix, se contracte de peur, et il se reprend dans les cavernes souterraines, ne supportant pas dans ce lieu la puissance de la suave odeur : contracté sur soi-même, il s’engourdit et reste là immobile et anéanti comme s’il était mort ; les autres animaux, en revanche, suivent la panthère partout où elle va. Ainsi en est-il de notre Seigneur Jésus-Christ, la véritable panthère86.

La suite du texte poursuit l’explication du symbole de la panthère : Quant au fait que le troisième jour cet animal se relève de son sommeil, émet un grand rugissement et exhale de sa gueule un parfum suave, il en va de même pour notre Seigneur Jésus Christ ressuscitant des morts le troisième jour. […] Et, comme de la gueule de la panthère, une suave odeur en sort ; alors tous, proches ou lointains, […] entendant sa voix, remplis et restaurés par l’extrême douceur du parfum de ses commandements, le suivent, proclamant avec le prophète : ‘Que tes paroles sont douces à mon palais, Seigneur, plus que le miel à ma bouche’ (Ps. 118, 103)87.

Le Physiologus poursuit en montrant que les parfums dont parlent différents passages de l’Écriture signifient les paroles et les commandements divins : « Les parfums du Christ, que peuvent-ils être, sinon ses commandements qui surpassent tous les aromates88 » ? Ce faisant, le discours s’est déplacé du thème de la résurrection à celui de la communication de Dieu (les paroles et les com85

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« Est animal quod dicitur panthera, varium quidem colore, sed speciosum valde, nimis mansuetum. Physiologus dicit de eo, quoniam inimicum solum draconem habet. Cum ergo comederit et satiaverit se diversis venationibus, recondit se in speluncam suam, ponit se, et dormit ; post triduum exsurgit a somno, et statim emittit rugitum magnum ; simul autem cum rugitu exit de ore eius odor suavitatis, ita ut superet omnia aromata » (Physiologus Latinus, XXIII, 1-5, cit. in P. Meloni, Il Profumo, p. 330). « Cum ergo audierint vocem eius omnes bestiae quae prope sunt et quae longe, congregant se omnes et sequuntur suavitatis odorem qui exit de ore eius ; solus autem draco, cum audierit vocem eius, timore contrahitur, et fulcit se in terraneis cavernis terrae, ibique non ferens vim suavitatis odoris : in semetipsum contractus obtorpescit, et remanet ibi immobilis atque inanis tamquam mortuus ; caetera vero animalia sequuntur pantheram quocumque vadit. Sic et dominus noster Iesus Christus, verus panther » (ibid., XXIII, 6-18). « Quod autem die tertio exsurgit a somno illud animal et emittit rugitum magnum et fragrat odor suavitatis ex ore eius, sic et dominus noster Iesus Christus tertia die resurgens a mortuis. […] Et sicut de ore pantherae odor suavitatis egreditur, et omnes qui prope sunt et qui longe, […] audientes vocem eius, repleti et recreati suavissimo odore mandatorum eius, sequuntur eum, clamantes cum propheta et dicentes : ‘Quam dulcia faucibus meis eloquia tua, domine, super mel et favum ori meo’ » (ibid., XXIII, 31 sq., p. 331). « Unguenta enim Christi quae alia esse possunt, nisi mandata eius, quae sunt super omnia aromata » (ibid.).

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mandements) à l’humanité. Nous avons donc ici un nouvel indice d’un aspect essentiel du symbolisme des parfums, à savoir leur fonction communicative. Celle-ci inclut le fait que paroles et parfums, ou parfums de la parole, attirent vers le Christ. C’est une idée fréquemment exposée, celle que sa mort en croix entraîne l’effusion totale de son arôme, lequel attire alors toutes les âmes vers lui89. Ailleurs, il est dit que le parfum divin, qui demeure dans le Christ mort et cause sa résurrection, fait naître la foi en lui90. Le parfum du Christ est donc aussi le signe de la rédemption : L’onguent de 1’Église, lui, renferme une telle efficacité, en même temps qu’un tel parfum et une telle vertu médicinale, qu’il rend parfaitement sains tous les croyants, qu’il les établit rois et prêtres, et que du levant au couchant la bonne odeur de sa connaissance a rempli le monde entier. Quel autre parfum peut-on penser qu’il contienne, si ce n’est le nom du Christ, dont il est dit à la suite : ‘ton nom est une huile répandue’ ?91

Désormais, les croyants participent de la divinité du Christ, Époux de l’Église : Si l’Époux me touche, moi aussi je deviens d’agréable odeur, moi aussi je suis ointe de parfums, et ses parfums parviennent jusqu’à moi, de sorte que je peux dire avec les Apôtres : ‘Nous sommes la bonne odeur du Christ en tout lieu’ (II Cor. 2, 15)92. Ainsi donc, à sa venue le Rédempteur fait usage de myrrhe, d’aloès et de cannelle dans son vêtement, parce que, de ses élus, qu’il revêt miséricordieusement de soi, il répand le parfum de la myrrhe de la vertu93.

Les parfums divins Tous les textes mentionnant les parfums du Christ véhiculent l’idée que ceux-ci manifestent sa divinité. Il faut alors se demander s’ils constituent la prérogative du Logos incarné, ou si les parfums sont considérés un signe de Dieu en général – disons : du point de vue de l’unité de Dieu94. 89 90 91

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Cfr Origenes, Commentarium in Canticum, I, 4, 5. Cfr Ambrosius Mediolanensis, Expositio Evangelii secundum Lucam, VI, 32. « Hoc autem Ecclesiae unguentum tantum in se gerit virtutis, fragrantiae simul et medicinae, ut omnes credentes sanissimos reddat, reges et sacerdotes constituat, et eius odor notitiae a solis ortu usque ad occasum omnem mundum adimpleverit. Quod intra se quam aliam fragrantiam potest intellegi continere, nisi Christi nomen, de quo sequitur : oleum effusum nomen tuum ? » (Apponius, Explanatio in Canticum, I, 22, vol. 1, p. 174-17 ; trad. B. de Vregille). « Si me tetigerit sponsus, et ego boni odoris fio et ego linior unguentis et ad me usque eius unguenta perveniunt, ut possim cum Apostolis dicere : ‘Christi bonus odor sumus in omni loco’ » (Origenes, Homiliae in Canticum, I, 2, p. 72). « Redemptor igitur veniens, myrrha, gutta et casia in vestimento utitur, quia ex electis suis, quibus se misericorditer induit, myrrhae virtutis fragrantiam aspergit » (Gregorius Magnus, Moralia in Iob, XXXV, 44 (CCSL 143B), p. 1805). Nous nous limitons ici à étudier les traditions chrétiennes. Rappelons seulement que les dieux païens du monde gréco-romain étaient volontiers associés à de bonnes odeurs. Sur ce sujet,

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Les recherches que nous avons pu mener suggèrent une réponse nuancée. Si l’on se limite à la littérature à caractère plus proprement théologique, il faut noter que, en premier lieu, la grande majorité des textes se réfèrent à « la bonne odeur du Christ », les différents aspects de celle-ci étant ceux que nous avons vus plus haut. Le deuxième élément de la réponse s’appuie sur beaucoup moins de témoignages. Ceux-ci reconnaissent le parfum de Dieu, certes, mais apparemment toujours en lien avec l’Esprit Saint. Il faudrait donc plutôt parler du parfum de l’Esprit Saint. Ainsi, dans le commentaire sur le Cantique, Grégoire le Grand explique que « le parfum d’onction du Seigneur, ce fut l’Esprit Saint. […] L’odeur de son parfum d’onction est donc l’arôme de l’Esprit Saint qui, procédant de lui, est demeuré en lui95 ». Ailleurs, dans les Moralia in Iob, Grégoire le Grand interprète l’Auster (le vent du sud) comme signifiant l’Esprit qui souffle sur l’Église96 : Par la voix de l’Époux, il est dit dans le Cantique des cantiques : ‘Lève-toi, Aquilon, et viens, Auster, souffle par dessus mon jardin, et que se répandent ses aromates’ (Cant. 4, 16). De fait, à la venue de l’Auster, l’Aquilon qui se lève se retire, parce qu’à la venue de l’Esprit Saint, l’antique ennemi, qui avait tenu dans la torpeur l’esprit, s’en va après avoir été chassé. Et l’Auster souffle par dessus le jardin de l’Époux, afin que se répandent les aromates, parce que certainement, l’Esprit de vérité ayant rempli la sainte Église des vertus de ses dons, il répand d’elle jusqu’au loin les parfums des bonnes œuvres97.

Il est vrai qu’ici Grégoire n’établit pas explicitement la qualité odorante de l’Esprit. Plutôt, on peut reconnaître dans ce passage un ensemble d’éléments qui véhiculent implicitement cette idée : l’Auster/l’Esprit, invoqué par l’Époux, souffle sur le jardin odorant ; l’Esprit diffuse les senteurs aromatiques

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cfr C. Classen, D. Howes, A. Synnot, Aroma. The Cultural History of Smell, London - New York, 1994, p. 45-48 ; M. Detienne, Les jardins d’Adonis. La mythologie des aromates en Grèce, Paris, 1972 ; W. Deonna, « ‘Evodia’. Croyances antiques et modernes : l’Odeur suave des dieux et des élus », Genava, 17 (1939), p. 167-262. Sur un plan général, la dimension olfactive semble profondément liée à celle de la transcendance, et cela dans des aires culturelles très diverses. On lira sur ce sujet les judicieuses observations, faites à partir d’une étude ethnographique en Nouvelle Guinée, de A. Gell, « Magic, Perfume, Dream… », in Symbols and Sentiments. Cross-cultural Studies in Symbolism, ed. I. Lewis, London - New York - San Francisco, 1977, p. 25-38. « […] unguentum domini spiritus sanctus fuit. […] Odor ergo unguenti eius est flagrantia spiritus sancti, qui, ex illo procedens, in illo permansit » (Gregorius Magnus, In Canticum canticorum, 14, p. 16 ; trad. R. Bélanger, Grégoire le Grand : Commentaire sur le Cantique des cantiques, Paris, 1984, p. 90-93). Cependant, d’autres voient dans le vent la figure de l’épreuve qui tombe sur le fidèle ou sur l’Église (cfr J.-L. Chrétien, Symbolique du corps. La tradition chrétienne du ‘Cantique des Cantiques’, Paris, 2005, p. 103). « […] sponsi voce in Canticorum canticis dicitur : ‘Surge, Aquilo, et veni Auster, perfla hortum meum et fluant aromata illius.’ Austro quippe veniente, Aquilo surgens recedit, cum adventu sancti Spiritus expulsus antiquus hostis qui in torpore mentem constrinxerat, deserit. Atque hortum sponsi Auster perflat, ut aromata defluant quia nimirum dum sanctam Ecclesiam donorum suorum virtutibus Spiritus veritatis impleverit, ab ea longe lateque odores boni operis spargit » (Gregorius Magnus, Moralia in Iob, IX, 17 (CCSL 143), p. 468).

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du jardin. C’est donc l’Esprit qui joue ici le premier rôle. Il faut aussi mentionner un autre point – sur lequel nous reviendrons plus loin –, qui nous paraît corroborer la mise en rapport des parfums et de l’Esprit. L’Auster est le vent du sud : vent provenant de la patrie des aromates, mais aussi vent chaud qui, selon l’explication de Grégoire lui-même, désigne « l’ardeur de l’Esprit Saint » (« fervor sancti Spiritus »), qui « enflamme d’amour pour la patrie spirituelle98 ». Or, l’Antiquité attribuait une nature ignée aux aromates en général, certains devant par ailleurs être brûlés pour dégager leur parfum – d’où l’encens (incensum). Enfin, nous avons déjà relevé que le champ sémantique de spiritus est fort vaste et comprend aussi bien les significations de « aspiration », « exhalaison », « odeur », que celles de « souffle » ou « esprit ». Il ne serait donc pas surprenant que l’Esprit Saint fût conçu comme « souffle parfumé ». Cette mise en relation est encore facilitée par le fait que tant les parfums – nous l’avons vu – que l’Esprit Saint ont en commun une fonction communicative. Selon saint Ambroise, l’Esprit Saint insuffle dans l’homme la vie divine, et celle-ci est parfumée : le saint Job dit : ‘Le Seigneur vit, lui qui me juge ainsi : le Tout-Puissant qui a mené vers l’amertume mon âme, et l’Esprit divin qui est dans mes narines’ (Iob 27, 2-3). Assurément, ici, il n’a pas désigné par ‘Esprit’ le souffle vital ou les voies respiratoires corporelles, mais il signifie ici les narines de l’homme intérieur par lesquelles il respirait l’odeur de la vie éternelle, et aspirait la grâce de l’onction céleste comme par des sens jumeaux99.

Dans un commentaire de l’épisode de l’onction de Béthanie, Clément d’Alexandrie reliait aussi le parfum à l’Esprit Saint : les pieds parfumés du Seigneur, ce sont les apôtres qui, comme l’annonçait la bonne odeur de l’onction, ont reçu le Saint-Esprit100.

Si l’on étend le cadre de la documentation, le thème du parfum divin apparaît peut-être plus fréquemment dans la littérature chrétienne apocryphe et hagiographique. C’était du moins ce qu’avançait Jean  Daniélou dans un ouvrage classique101. Une rapide enquête semble confirmer cette thèse. Dans

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Ibid. « Dicit […] sanctus Job : ‘Vivit Dominus, qui sic me judicat ; et omnipotens, qui ad amaritudinem perduxit animam meam : Spiritus autem divinus, qui est in naribus meis’. Non utique spiritum hic auram vitalem hanc et spirimentum corporeum designavit, sed nares hic interioris sui hominis significat, quibus vitae odorem carpebat aeternae, et gratiam coelestis unguenti geminis quibusdam sensibus hauriebat » (Ambrosius Mediolanensis, De Spiritu sancto, II, 67, col. 757). On remarquera que saint Ambroise a lui-même conscience de la pluralité de significations que revêt le mot spiritus. Clément d’Alexandrie, Le Pédagogue, VIII, 61.3, trad. Cl. Mondésert, Paris, 1965, vol. 2, p. 125127. L’assimilation faite entre Esprit et parfum est reprise en VIII, 65, 2-3. « On le [= thème du parfum divin] retrouve dans les littératures non chrétiennes, surtout chez les gnostiques, et ceci explique peut-être le développement qu’il présente dans la première litté-

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l’Apocalypse d’Esdras102, le saint prophète Esdras négocie le mode de sa mort avec les anges ; voici un des points disputés : Les anges lui dirent : ‘Nous pouvons l’emporter [= ton âme] par tes narines’. Le prophète dit : ‘Mes narines ont respiré la gloire de Dieu’103.

Ainsi Esdras a-t-il respiré l’odeur divine. Une idée similaire est exprimée dans la Visio Esdrae, basée sur la même source que le texte précédent104 : […] l’ange vint à nouveau et il dit à Esdras : ‘Remets-moi ton âme’. Esdras reprit : ‘Par où mon âme pourrait-elle sortir ?’ L’ange lui dit : ‘Par ta bouche’. Esdras répondit : ‘Ma bouche a proclamé la louange du Seigneur ; je ne rendrai pas mon âme par la bouche !’ L’ange reprit : ‘Par ton œil. […] Par tes narines. – Mes narines ont exhalé le parfum des aromates du Seigneur ; je ne rendrai pas mon âme par mes narines !’105.

La douceur du parfum divin est un thème qui est aussi présent dans les Odes de Salomon, recueil de poèmes en syriaque écrits au tout début de l’ère chrétienne106 : Et je fus comme la terre qui fleurit, exultant en ses fruits. Et le Seigneur, comme un soleil sur la face de la terre, m’illumina les yeux. Ma figure recueillit la rosée, s’adoucit mon respir en la douce senteur du Seigneur. Il m’emporta pour son Paradis, où est la richesse d’adoucissement du Seigneur107.

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rature chrétienne populaire, Actes des martyrs et légendes des Saints » (J. Daniélou, Platonisme et théologie mystique, Paris, 1944, p. 246). Datant de la 2e moitié du ive siècle, d’origine probablement syro-palestinienne, ce document est connu par des manuscrits grecs et soulève beaucoup de questions (cfr D. Ellul (trad., notes), Apocalypse d’Esdras, dans Écrits apocryphes chrétiens, dir. Fr. Bovon, P. Geoltrain, t. 1, Paris, 1997, p. 549-551). Apocalypse d’Esdras, p. 569. La Visio Esdrae latine existe en quatre recensions, datant du ive-ve siècle et du ixe siècle ; la source originelle pourrait dater du iie siècle (cfr Fl. G. Nuvolone (trad., notes), Vision d’Esdras, dans Écrits apocryphes chrétiens, p. 595-600). Vision d’Esdras, 97-101, p. 629. Comme dans le cas d’autres textes apocryphes, la tradition manuscrite des Odes a une histoire troublée. Quoi qu’il en soit, des citations en sont présentes chez les auteurs antiques grecs et latins, Lactance par exemple (cfr M.-J. Pierre (trad., notes), Odes de Salomon, dans Écrits apocryphes chrétiens, p. 673-678). Ibid., p. 697.

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La « douce senteur du Seigneur » chantée dans cette Ode introduit donc le thème des douceurs du Paradis, parmi lesquelles il faut compter les parfums108. Les parfums du Paradis ‘Et le Seigneur Dieu planta un Paradis en Eden face à l’orient’. Au lieu de ‘Paradis’, il est dit ‘jardin’, c’est-à-dire ‘gan’. D’autre part, ‘Eden’ se traduit par ‘délices’109. ‘Et le Seigneur Dieu prit l’homme et le plaça dans un Paradis de délices.’ Pour ‘délices’ l’hébreu dit ‘eden’. C’est pourquoi les Septante ont-ils eux mêmes traduit ‘eden’ par ‘délices’110.

C’est ainsi que saint Jérôme explique la traduction des mots Paradis et Eden. Le lieu originaire de l’humanité est donc un jardin, et un jardin de délices111. Mais le Paradis à venir est également représenté de cette façon. D’ailleurs, l’être humain lui-même est comparé à une plante, les auteurs chrétiens antiques reprenant de la sorte une image biblique112. Le christianisme antique est cependant implanté dans des milieux culturels différents. Ainsi, dans le monde latin, à la description biblique du premier jardin se mêle celle de la tradition bucolique du locus amoenus ou des Champs Élysées113. La plus ancienne description chrétienne du verger paradisiaque se trouve dans la Passio sanctarum Perpetuae et Felicitatis (début iiie siècle)114. Deux

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« La douceur est à la fois saveur et parfum, quelque chose de délicieux au goût, au toucher et à l’odorat, qui est la caractéristique du lieu paradisiaque » (M.-J. Pierre, note à Odes, 11, 16, p. 697). « ‘Et plantavit dominus deus paradisum in eden contra orientem’. Pro paradiso hortum habet, id est ‘gan’. Porro ‘eden’ deliciae interpretantur » (Hieronymus, Hebraicae Quaestiones in libro Geneseos, 2, 8, éd. P. de Lagarde, G. Morin, M. Adriaen, Turnhout, 1959 (CCSL 72), p. 4). « ‘Et sumpsit dominus deus hominem et posuit eum in paradiso voluptatis’. Pro voluptate in hebraeo habet ‘eden’. Ipsi igitur nunc LXX ‘eden’ interpretati sunt voluptatem » (ibid., 2,  15, p. 4). Avec celle du Liber interpretationis hebraicorum nominum, de Jérôme aussi, cette définition sera commune au Moyen Âge : elle apparaît dans le De universo : De paradiso de Raban Maur (v. 780856), aussi bien que chez Richard de Saint-Victor (mort en 1173). Et, pendant toute cette période, les termes comme voluptas ou suavitas seront couramment associés au Paradis (cfr J. Dauphine, « Du paradis terrestre », dans Vergers et jardins dans l’univers médiéval, Aix, 1990 (Senefiance 28), p. 89-96). « L’homme, en effet, fut un arbre lors de la création ; il s’est fait feuille au moment de la tentation ; mais ensuite c’est de la paille qu’il a paru dans sa dégradation » : « [Homo] enim arbor fuit in conditione, folium a semetipso factus est in temptatione, sed post stipula apparuit in deiectione » (Gregorius Magnus, Moralia in Iob, XI, 60 (CCSL 143A), p. 620). Cfr J.  B. Russell, A History of Heaven. The Singing Silence, 3e  éd. corr., Princeton, 1999, p.  21 ; J. Delumeau, Une histoire du Paradis, I : Le jardin des délices, Paris, 1992, p. 15 sq. ; M. Meslin, Le merveilleux. L’imaginaire et les croyances en Occident, Paris, 1984, p. 80 ; E. R. Curtius, La littérature européenne et le Moyen Âge latin, (1ère éd. all. 1947), Paris, 1991, p. 301-326. Cfr Passio sanctarum Perpetuae et Felicitatis, 11-13, ed. H. Musurillo, Oxford 1972, repr. avec une traduction et des notes dans M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà in Occidente. Fonti. Modelli. Testi,

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siècles plus tard, Paulin de Nole, converti vers 395 à l’ascétisme monastique, parle de son propre jardin comme du « hortus paradisii115 ». À peu près à la même époque que la ‘conversion’ de Paulin, Prudence (348-410), ancien conseiller de l’empereur Théodose, effectue pour sa part une double conversion : religieuse et littéraire. Doté d’une « vaste culture à la fois poétique et scripturaire, classique et biblique116 », Prudence décrit, lui, le Paradis comme un jardin de délices à l’orientale selon le goût de son temps117 : Là, couverte de roseraies empourprées, toute la terre embaume ; arrosée par de petites sources dont l’eau s’enfuit, elle produit d’épais soucis, de tendres violettes et de frêles safrans. Là coulent des aromates distillés par des arbrisseaux grêles ; là s’exhale l’odeur de la cannelle rare et du nard ; le fleuve, à sa source cachée, baigne cette plante et l’entraîne jusqu’à son embouchure118.

Cette description du Paradis et de ses parfums mêle en fait des éléments  de la culture classique à des notes plus bibliques, comme l’indique la juxtaposition de roses, violettes et safrans aux aromates que sont le baume et la cannelle119. Cependant, l’Au-delà peint par Prudence n’a dans l’ensemble presque rien de spécifiquement chrétien120 ; il illustre encore la persistence des topoi classiques121. L’épigraphie contemporaine témoigne de cette permanence : une inscription sur un sarcophage du milieu du ve siècle dit les « gazons toujours odorants et les jardins parfumés de fleurs divines » du Paradis, « flagrantia semper gramina et halantes divinis floribus122 ». Au vu de la continuité et de la force évocatrice de ces images et de ces motifs, il est significatif de noter que, à la même époque, Augustin associe dans ses Confessions les moments-clés de sa vie avec des jardins123.

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Firenze, 1987, p. 67-83). Selon J. Amat, le paradis vu par Perpétue est celui des idylles bucoliques décrites par Virgile ou Ovide, et non celui du jardin de l’Eden retrouvé, comme c’est le cas des Apocalypses apocryphes (cfr J. Amat, Songes et visions. L’au-delà dans la littérature latine tardive, Paris, 1985, p. 119-120). Paulinus Nolanus, Epistulae, 11, 14, in Paolino di Nola : le lettere, a cura di G. Santaniello, Marigliano (Napoli), 1992, vol. 1, p. 352. Le destinataire est Sulpice Sévère. J. Fontaine, La littérature latine chrétienne, Paris, 1970, p. 109. Cfr J. Amat, Songes et visions, p. 400. « Illic, purpureis tecta rosariis, / omnis fraglat humus, caltaque pinguia / et molles violas et tenues crocos / fundit fonticulis uda fugacibus. / Illic et gracili balsama surculo / desudata fluunt, raraque cinnama / spirant, et folium fonte quod abdito / praelambens fluvius portat in exitum » (Prudentius, Liber Cathamerinon, V : Hymnus ad incensum lucernae, 113-120, éd. et trad. M. Lavarenne, Prudence, t. 1, Paris, 1943, p. 29). Cfr J. Amat, Songes et visions, p. 400. Cfr M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 60. Cfr J. B. Russell, A History of Heaven, p. 81. Cfr J. Amat, Songes et visions, p. 398. Le vol des poires (cfr Augustinus, Confessiones, II) ; la conversion (VIII) ; la vision d’Ostie (IX). Dans ce dernier cas, le jardin constitue probablement une allusion au « jardin enclos  » (cfr Cant.

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Mais d’autres témoins sont plus directement liés aux conceptions sémitiques du Paradis. Le plus célèbre d’entre eux est probablement Éphrem le Syrien (ou Éphrem de Nisibe, v. 306-373), qui composa des Hymnes sur le Paradis en langue syriaque. À l’écart des influences méditerranéennes et occidentales, l’Église syriaque restait enracinée dans la culture sémitique124. La première image du Paradis que peint Éphrem est celle du verger ; les arbres y symbolisent la fécondité : Tu peux manger le fruit de celui-ci, boire de celui-là, dans la rosée de l’un prendre un bain purifiant, de la sève de l’autre te faire une onction ; tu peux de celui-ci respirer le parfum, entendre chanter l’autre125.

La sève et le parfum utilisés comme onction symbolisent l’effet vivifiant de la réalité paradisiaque126. Ce sont des éléments qui proviennent de l’apocalypse juive. Ainsi, selon le Premier Hénoch : l’arbre de vie est un arbre odoriférant […]. Les justes et les humbles se réjouiront, et ils entreront dans le sanctuaire, et la bonne odeur de cet arbre pénétrera leurs os, et ils vivront d’une longue vie sur la terre127.

Pour Éphrem, l’air du Paradis, chargé des parfums de ses fruits, est « ce qui constitue le milieu vivifiant paradisiaque128 ». Les fleuves qui découlent du Paradis charrient des aromates : « ses sources parfumées répandent des délices129 ». On apprend encore que le Paradis est placé sur une montagne, dont le sommet est « resplendissant, suave en ses parfums130 ». Aussi le Paradis est-il par excellence la patrie des parfums : « parfums stupéfiants, enviables beautés, prestigieux aliments131 ! » Les justes eux-mêmes y sont des « tabernacles, imprégnés de nard, embaumant d’odeurs132 ». Il n’est donc pas étonnant qu’au sortir d’une de ses visions, Éphrem s’exclame :

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4, 12) qu’est l’Église selon Augustin (cfr B. McGinn, The Presence of God, p. 234-235 et p. 411, n. 33). Voir aussi P.-A. Desproost, « ‘In horto ad ortum’. Jardins et naissance dans les Confessions de saint Augustin », Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve), 6 (2003) : [http ://bcs.fltr.ucl. ac.be/FE/06/Jardins.html]. Cfr R.  C. Bondi, « The Spirituality of Syriac-speaking Christians », in Christian Spirituality, p. 152-161. Voir aussi l’Introduction dans Fr. Graffin, R. Lavenant, Éphrem de Nisibe : Hymnes sur le Paradis, Paris, 1968. Éphrem le Syrien, Hymnes sur le Paradis, IX, 6, trad. du syriaque R. Lavenant, ibid., p. 123-124. J. Daniélou, « Terre et Paradis chez les Pères de l’Église », Eranos-Jahrbuch, 22 (1953), p. 434. Premier Hénoch, XXV, 4-8, cit. dans J. Daniélou, ibid. J. Daniélou, ibid., p. 435. Éphrem le Syrien, Hymnes sur le Paradis, II, 8, p. 48. Sur les fleuves du paradis charriant des aromates, cfr J.-P. Albert, Odeurs de sainteté. La mythologie chrétienne des aromates, Paris, 1990, p. 71-76. Dans l’Apocalypse de Paul (fin iie-début iiie siècle), un des fleuves du paradis est un fleuve d’huile (cfr Écrits apocryphes chrétiens, p. 804). Éphrem le Syrien, Hymnes sur le Paradis, I, 5, p. 37. Ibid., IV, 7, p. 66-67. Ibid., V, 6, p. 73.

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« À le sentir, je me trouvai grandi, à le méditer je fus enrichi. Ivre de ses parfums, j’oubliai ma misère133 ». Ces représentations du Paradis se trouvaient déjà dans l’Apocalypse de Pierre, probablement écrite dans la première moitié du iie siècle en Palestine, et donc dans un milieu culturel proche de celui des Hymnes sur le Paradis. L’Apocalypse de Pierre fut très populaire jusqu’au ive ou au ve siècle, au point qu’elle était souvent considérée comme Écriture canonique – elle est ainsi incluse dans le Canon de Muratori, à la fin du iie siècle134. Dans ce texte aussi, le Paradis est décrit comme saturé d’odeurs délicieuses : un grand jardin ouvert, plein d’arbres féconds et de fruits bénis. Il était plein d’arômes parfumés, et son odeur venait jusqu’à nous135.

Le Paradis est également décrit au sein du gros ensemble comprenant les textes du type transitus Mariae (narrant la Dormition et l’Assomption de la Vierge), et dont on connaît des versions dans les langues anciennes les plus variées : grec, syriaque, latin, copte, arabe, etc. Dans le texte attribué à un pseudo-Jean, les apôtres racontent la vision paradisiaque qu’ils eurent après l’Assomption au ciel du corps de Marie : nous vîmes un lieu lumineux ; rien n’était plus brillant que cette lumière plus brillante que n’importe quelle autre lumière. Et un parfum abondant montait de ce lieu, où avait été transféré son précieux et saint corps, dans le Paradis136.

La littérature apocryphe comporte encore bien d’autres descriptions des parfums du Paradis : là se trouvent rassemblées toutes les plantes aromatiques existantes ; là, de l’arbre de vie coule l’huile de vie, huile parfumée dont Dieu a oint Adam – identifié de la sorte au Christ ; là, le parfum divin soutient de son souffle vital la création137. Pietro Meloni note que ces représentations d’un jardin odorant s’appliquent au Paradis terrestre aussi bien qu’au Paradis céleste, et que, « tandis que le parfum du Paradis est un thème caractéristique des écrits apocryphes, le parfum du sacrifice est développé surtout par les canoniques138 ». À partir de leurs différents milieux d’origine et à travers les genres littéraires les plus divers, ces représentations du Paradis ont dans l’ensemble connu une large diffusion. Ainsi, un texte de Grégoire le Grand relate une vision du

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Ibid., VI, 4, p. 82. Cfr R.  Bauckham, « Introduction à l’Apocalypse de Pierre », dans Écrits apocryphes chrétiens, p. 747-749. Apocalypse de Pierre, 16, 2-3, trad. P. Marassini, dans ibid., p. 773. Dormition de Marie du Pseudo-Jean, dans ibid., p. 187. Cependant, S. C. Mimouni note que, dans ce passage, « on ne voit pas si le paradis est parfumé par nature ou si sa bonne odeur lui est donnée par la présence du corps de Marie »(ibid.). Nous nous permettons de renvoyer aux documents présentés par P. Meloni, Il Profumo, p. 1519. Ibid., p. 19.

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Première partie

Paradis, représenté sous la forme de prairies verdoyantes, remplies de fleurs parfumées, où les élus respiraient « un parfum suave si fort que, à elle seule, la fragrance de sa douceur rassasiait ceux qui se promenaient et habitaient là139 ». On retrouve ici un élément de la vision paradisiaque enregistrée, presque quatre siècles avant Grégoire, dans la Passio Perpetuae : « Tous ensemble, nous étions sustentés par un indicible parfum, qui nous rassasiait140 ». Par ailleurs, un autre texte montre que, pour Grégoire le Grand, tendre aux réalités spirituelles, c’est se rappeler le parfum du Paradis : Le genre humain, ayant été expulsé des joies du Paradis, a perdu la vertu contemplative, a égaré la vigueur de sa force originelle ; et quand il se dresse pour chercher à nouveau les biens d’en haut, il dégage, certes, le parfum de leur souvenir, mais ne manifeste pas de la façon convenable la force de sa vie. […] Car d’une part, avec le souvenir de son parfum, nous nous rappelons les hauteurs du Paradis, et d’autre part, nous endurons l’agitation cruelle des tentations venant de la chair141.

Nous découvrons ici un aspect des odeurs que nous n’avons pas encore rencontré : leur rapport avec la mémoire. La théologie rencontre ainsi la réflexion moderne142. D’un point de vue général, les délicieuses odeurs resteront une constante des représentations du Paradis, comme l’illustrent les récits médiévaux de visions de l’Au-delà. Au terme de ces pages, on voit que la clé de la doctrine patristique des odeurs réside bien dans le nom du Christ : selon la formule d’Augustin, « Christus enim unctus143 ». Les éléments de l’onction et du parfum se trouvaient donc réunis dans la personne du Christ, dont le nom renvoyait à différents textes bibliques concernant l’un ou l’autre de ces éléments. Toutefois, le nombre de textes donnant lieu à des interprétations du parfum du Christ reste assez limité : dans l’Ancien Testament, ils proviennent surtout du Cantique, des Psaumes, et de la Genèse, et il ne s’agit généralement que d’un ou deux versets seulement. 139

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« Tantusque in loco eodem odor suavitatis inerat, ut ipsa suavitatis fragrantia illic deambulantes habitantesque satiaret » (Dial., IV, 37, 8, vol. 3, p. 130. Nous modifions la traduction proposée dans cet ouvrage par P. Antin). « Universi odore inenarrabili alebamur qui nos satiabat » (Passio Perpetuae, 13, 8, p. 76). Sur ce texte, voir aussi infra, p. 396. Chez le païen Plutarque (v. 50-125) comme chez le chrétien Prudence (348-v. 415), on constate la même antique croyance selon laquelle « la béatitude de l’âme résulte de la respiration d’odeurs enivrantes » (J. Amat, Songes et visions, p. 127). « Et humanum genus a paradisi gaudiis expulsum, vim contemplationis perdidit, robur conditae fortitudinis amisit ; cumque ad superna repetenda se erigit, fragrat quidem odore memoriae, sed digne non exerit pondus vitae. […] quia et paradisi celsitudinem cum odoris recordatione meminimus, et importunos temptationum fluctus ex carne toleramus » (Gregorius Magnus, Moralia in Iob, IX, 50 (CCSL 143), p. 491-492). Celle, en particulier, de Gaston Bachelard (1884-1962), qui fait « des odeurs les gardiennes du passé, d’un passé arraché aux couches profondes de l’être, à la limite de la mémoire, quasi immémorial » (A. Le Guérer, Les pouvoirs de l’odeur, nouv. éd. rev. et augm., Paris, 1998, p. 203). Augustinus, Enarrationes in Psalmos, CIII, iii, 13 (CCSL 40), p. 1512.

ii  La bonne odeur de Dieu

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Dans le Nouveau Testament, les textes de référence les plus cités ne sont guère plus nombreux : outre la phrase de Paul sur « la bonne odeur du Christ » (II Cor. 2, 15), on compte avant tout les récits de l’onction de Béthanie. Augustin définit ailleurs le Christ comme « le Dieu oint » (unctus Deus144). Des textes patristiques montrent que le parfum de l’onction du Christ rejoint les images olfactives associées à la divinité. Mais le Dieu parfumé des chrétiens, c’est essentiellement l’Esprit Saint, probablement en raison, ici aussi, de son nom même : Spiritus. C’est également ce Souffle odorant qui constitue, en quelque sorte, l’atmosphère du Paradis, et ce même si les suaves odeurs de ce dernier sont aussi associées à des fleurs, des arbres ou des aromates – les représentations paradisiaques dans l’Antiquité reflétant des traditions diverses.

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Cfr ibid., XLIV, 21.

Chapitre III

« TOUS LES FIDÈLES SONT LA BONNE ODEUR DU CHRIST »*

Les parfums de l’Église et des saints Le chapitre précédent nous a permis d’observer que « la bonne odeur du Christ » mentionnée par Paul fut bientôt considérée comme un attribut que le fidèle recevait en partage à travers le baptême, et d’abord par l’onction. Nous devons maintenant revenir sur le sujet de l’odeur des fidèles, mais nous prendrons pour point de départ la perspective des auteurs chrétiens anciens, une perspective ecclésiologique plutôt qu’individuelle. Dès les écrits néotestamentaires émerge l’idée d’une unité entre le Christ ressuscité et la communauté des croyants, considérée comme son Corps1. Dans la pensée d’un Augustin, où elle occupe une place fondamentale, cette unité est participation réelle, ontologique, à la vie du Christ2. Comme nous avons vu que le Christ était présenté oint de parfum, dans son humanité comme dans sa nature divine, nous pouvons supposer que les Pères concevaient son Corps ecclésial comme prenant part à ses qualités odorantes. Après avoir vérifié cette hypothèse, nous nous pencherons sur des textes exposant l’idée que certains fidèles, en raison de leurs vertus éminentes, exhalent un parfum remarquable, affecté d’une signification théologique. Nous verrons que la théologie des odeurs s’est également intéressée aux différentes vertus chrétiennes.

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Augustin (cfr infra, n. 4). Cfr Eph. 1, 22 sq. ; 2, 14-16 ; 3, 6 ; 4, 4 ; 5, 23.30 ; Col. 1, 18.24 ; 2, 17.19 ; 3, 15. Voir aussi l’article « Corps du Christ », dans X. Léon-Dufour, Dictionnaire du Nouveau Testament, 2e éd. revue, Paris, 1975. « The unity between Christ and his Body means that by our membership in the church we share in all the magnalia Christi, the great mysteries by which the God-man wrought our redemption. This is an ontological bond, a real participation in his life, and not just some form of moral imitation of Christ’s good example » (B. McGinn, The Presence of God : A History of Western Christian Mysticism. Vol. 1 : The Foundations of Mysticism, New York, 1991, p. 250).

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La bonne odeur du Corps du Christ Dans ses Moralia in Iob, Grégoire le Grand affirme que l’Église, en tant que Corps, dispose, en la variété de ses membres, d’organes de perception, parmi lesquels celui de l’olfaction : Qu’est-ce en effet que la sainte Église, sinon le corps de sa tête qui est dans le ciel ? Dans l’Église, l’un est l’œil qui perçoit les mystères, l’autre est la main qui opère le bien, l’un est le pied courant aux ordres, l’autre est l’oreille comprenant les paroles des commandements, un autre est le nez qui discerne la puanteur des mauvaises actions et le parfum des bonnes3.

À l’instar de I Cor. 12, 14-20, la représentation de l’Église comme un corps appelait assez naturellement une énumération des fonctions de ses différents membres, mais pas nécessairement celles-ci. Grégoire ne semble d’ailleurs pas viser une présentation systématique : si l’œil, la main, l’oreille et le nez indiquent des perceptions sensorielles correspondantes, il n’en va pas de même pour le pied. En outre, aux sens de la vue, du toucher, de l’ouïe et de l’odorat, devrait s’ajouter celui du goût. Grégoire ne l’a pas fait, peut-être pour la raison suggérée plus haut. Il est néanmoins intéressant de constater qu’il n’a pas négligé d’inclure le sens olfactif parmi les charismes ecclésiaux. Mais l’Église émet-elle aussi des odeurs ? La réponse des Pères est affirmative et se fonde sur divers passages scripturaires. Dans son explication du Psaume 21, Augustin mentionne la femme qui apporta du parfum pour oindre Jésus à Béthanie : De quoi ce parfum était-il l’image ? N’était-il pas l’image de la bonne odeur, dont l’Apôtre dit : ‘Nous sommes la bonne odeur du Christ en tout lieu’ (II Cor. 2, 1415) ? En effet, l’Apôtre aussi faisait allusion à la personne même de l’Église. Et comme il dit ‘nous sommes’, il fait allusion aux fidèles. Et que dit-il ? Que nous sommes la bonne odeur du Christ en tout lieu. En tout lieu, a dit Paul, tous les fidèles sont la bonne odeur du Christ, et voilà qu’il est contredit et que l’on dit : ‘Seule l’Afrique dégage une bonne odeur, le monde entier pue’. Nous sommes la bonne odeur du Christ en tout lieu : qui le dit ? L’Église4. 3

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« Quid enim sancta Ecclesia, nisi superni sui capitis corpus est ? In qua alius alta videndo oculus, alius recta operando manus, alius ad iniuncta discurrendo pes, alius praeceptorum vocem intellegendo auris, alius malorum fetorem bonorumque fragrantiam discernendo naris est » (Gregorius Magnus, Moralia in Iob, XXVIII, 23, éd. M. Adriaen, Turnhout, 1985 (CCSL 143B), p. 1414). « Cuius figura erat illud unguentum ? nonne odoris boni, de quo dicit apostolus : ‘Christi bonus odor sumus in omni loco’ ? Ipsius enim ecclesiae insinuabat personam et apostolus. Et quod dixit : ‘sumus’, fidelibus dixit. Et quid dixit ? Christi bonus odor sumus in omni loco. In omni loco dixit Paulus Christi bonum odorem esse omnes fideles, et contradicitur, et dicitur : Africa sola bene olet, totus mundus putet. Christi bonus odor sumus in omni loco, quis dicit ? Ecclesia » (Augustinus, Enarrationes in Psalmos, XXI, ii, 2, éd. E. Dekkers, J. Fraipont, Turnhout, 1956 (CCSL 38), p. 122). L’exaltation de « la bonne odeur de l’Afrique » pourrait être une expression du particularisme africain et de l’anti-catholicisme des donatistes, âprement combattus par Augustin. Pour un cadre général du schisme donatiste, cfr H.-I. Marrou, L’Église de l’Antiquité

iii  « Tous les fidèles sont la bonne odeur du Christ »

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L’Église dégage donc le parfum du Christ. Augustin l’affirme sur la base de l’emploi du « nous » (« sumus ») par saint Paul dans la 2  e Épître aux Corinthiens. Cependant, la bonne odeur de l’Église est expliquée d’autres manières encore. Ambroise de Milan, par exemple, reconnaît dans la femme du récit de l’onction de Béthanie soit l’âme supérieure, soit l’Église « descendant sur terre pour rassembler à soi, grâce à sa bonne odeur, un peuple5 ». Et un peu plus avant, Ambroise explique que, comme le parfum de la femme pécheresse était composé de nombreux aromates, le parfum de l’Église aussi est formé des multiples senteurs de ses membres : Ayant, en effet, concentré le charme de nombreuses fleurs, [le parfum] répand des odeurs suaves et variées. Et peut-être nul ne peut-il offrir ce parfum, si ce n’est l’Église seule, qui possède d’innombrables fleurs aux senteurs variées6.

Dans une autre œuvre, le Traité sur Caïn et Abel, Ambroise décrit le banquet de la Sagesse, banquet de l’Église : Mais veux-tu manger, veux-tu boire ? Viens au festin de la Sagesse, qui invite tout le monde… […] Et tu ne craindras pas que, au banquet de l’Église, te fassent défaut de plaisantes odeurs, d’agréables mets, différentes boissons, de nobles convives, des serviteurs stylés. […] Ne dédaigne pas la table choisie par le Christ, qui a dit : ‘Je suis entré dans mon jardin, ma sœur et épouse, j’ai récolté la myrrhe avec mes aromates. J’ai mangé mon pain avec mon miel, et j’ai bu le vin avec mon miel’ (Cant. 5, 1). C’est dans le jardin, c’est-à-dire dans le paradis, qu’a lieu le banquet de l’Église, là où se trouvait Adam avant qu’il ne commît le péché7.

Ce passage présente les parfums de l’Église selon différents points de vue. L’Église est d’abord décrite comme un banquet magnifique, où abondent les parfums et toutes bonnes choses, comme c’était le cas dans la réalité à l’époque d’Ambroise. Ensuite, ce festin est présenté comme celui du Christ, l’Époux du Cantique des Cantiques qui, en même temps, dégage et recueille les parfums les plus intenses. Le banquet de l’Église apparaît alors comme un banquet nuptial,

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tardive (303-604), Paris, 1985, p. 31-35. Sur les idées et l’action d’Augustin à l’égard du donatisme, voir P. Brown, La vie de saint Augustin, nouv. éd. augm., Paris, 2001, p. 275-319. « Et fortasse ideo etiam ipsa ingreditur domum Simonis, quod speciem habeat cuiusdam superioris animae scilicet vel ecclesiae, quae descendit in terram, ut bono odore sibi populum congregaret » (Ambrosius Mediolanensis, Expositio Evangelii secundum Lucam, VI, 13, éd. G. Tissot, Paris, 1955, vol. 1, p. 233). « […] multorum enim florum in unum collecta gratia spargit odorum varias suavitates. Et fortasse istud unguentum non possit alius nisi ecclesia sola deferre, quae diversi spiraminis innumerabiles habet flores » (ibid., VI, 21, p. 235). « Sed vis manducare, vis bibere ? Veni ad convivium sapientiae quae invitat omnes… […] Nec verearis ne in convivio Ecclesiae aut grati odores tibi, aut dulces cibi, aut diversi potus, aut convivae nobiles desint, aut decentes ministri. […] Non fastidias mensam quam Christus elegit dicens : ‘Introivi in hortum meum, soror mea sponsa, vindemiavi myrrham cum aromatibus meis : manducavi panem meum cum melle meo, et bibi vinum cum lacte meo’. In horto, hoc est, in paradiso est convivium Ecclesiae, ubi erat prius Adam, quam peccatum committere » (Ambrosius Mediolanensis, De Cain et Abel, I, 19, PL 14, col. 326).

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et les parfums sont affectés d’une valeur érotique. Enfin, le jardin de l’Époux, lieu du banquet, est interprété par Ambroise comme celui du paradis originel. La relation entre Église et aromates est donc multiple. Si l’Époux du Cantique a toujours été identifié au Christ par les auteurs chrétiens antiques, l’Épouse a souvent été comprise comme figure de l’Église. A l’Époux parfumé, l’Épouse-Église offre en retour de nombreux aromates. Cette idée, que nous avons rencontrée chez Ambroise, est aussi présente chez plusieurs autres écrivains. Ainsi, dans une lettre adressée vers 399 à Sulpice Sévère, Paulin de Nole explique la valeur du parfum employé par la femme à Béthanie : Le parfum qu’elle avait apporté était précieux non seulement par sa composition mais aussi par son récipient, et il répandait le parfum du mélange de grâce et de vertu de beaucoup de plantes ou de fleurs. Qui, si ce n’est l’Église, a pu confectionner semblable parfum ? C’est elle qui, odorante de la variété des fleurs et des sèves des grâces célestes, exhale pour Dieu les différentes sortes de parfums suaves de peuples divers, et qui exhale par l’esprit de vérité les prières des saints comme des aromates brûlants dans des patères odorantes8.

La constatation de la diffusion de l’Église dans les différentes régions du monde antique fonde ainsi l’interprétation de la richesse des ingrédients du parfum. Dans un de ses sermons, Césaire d’Arles (470-543) reprend, d’un point de vue un peu différent, cette mise en rapport de la variété des aromates avec la diversité d’origines des chrétiens. Il y explique en quoi le Joseph du livre de la Genèse préfigure le Christ : Joseph, vendu par ses frères, fut acheté par les Ismaélites9 ; et notre Seigneur et Sauveur fut vendu par les Juifs et acheté par les Gentils. De plus, les Ismaélites qui achetèrent Joseph transportaient avec soi différentes sortes de parfums ; cela devait montrer que les Gentils parvenant à la foi seraient parfumés dans le monde entier des différentes odeurs de la justice10.

Dans ce cas comme dans celui de la lettre de Paulin, il nous semble que ce qui fonde implicitement l’interprétation du symbolisme des parfums, c’est

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« […] non solum confectione sed etiam vase pretiosum detulerat unguentum, quod multorum graminum sive florum mixta in unum gratia et virtute fragrabat. Quae potuit nisi ecclesia tale conficere ? Quae de variis caelestium gratiarum floribus et sucis odora multimodas suavitates ex diversis gentibus deo spirat orationesque sanctorum velut aromata pateris incensa flagrantibus spiritu veritatis exhalat » (Paulinus Nolanus, Epistulae, 23, 33, in Paolino di Nole : le lettere, a cura di G. Santaniello, Marigliano (Napoli), vol. 1, p. 686-688). Cfr Gen. 37, 25-28. « Ioseph distractus a fratribus, ab Ismahelitis conparatus est ; et dominus ac salvator noster distractus a Iudaeis, a gentibus conparatus est. Denique Ismahelitae, qui Ioseph conparaverunt, diversa secum odoramenta portabant ; ut exinde ostenderetur quod venientes gentes ad credulitatem diversis odoribus iustitiae essent toto mundo fraglantes » (Caesarius Arelatensis, Sermones, 93, 3, éd. G. Morin, Turnhout, 1953 (CCSL 103), p. 384).

iii  « Tous les fidèles sont la bonne odeur du Christ »

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la phrase, déjà citée, de II Cor. 2, 14-15 : « Christi bonus odor sumus in omni loco ». Dans le contexte de l’Épître, les mots « la bonne odeur du Christ » se réfèrent à la prédication de l’Apôtre qui répand « le parfum de sa connaissance [= du Christ] ». C’est également souvent dans ce sens qu’elle est citée de façon explicite. Mais la diffusion et la multiplication du message chrétien sont lus à la lumière d’autres textes bibliques, qui eux aussi parlent de parfums. Il en est ainsi dans un commentaire de Grégoire le Grand au récit de la multiplication, par le prophète Elisée, de l’huile parfumée d’une pauvre veuve11 : Cette femme, bien entendu, qui signifie-t-elle si ce n’est la sainte Église, mère de deux peuples –  les Juifs et les Gentils  – comme de deux fils ? […] Toutefois, obéissant aux paroles du prophète, c’est-à-dire aux commandements de l’Écriture sainte, elle versa dans les vases vides le peu d’huile qu’elle avait. En effet, tandis que les esprits vides d’une multitude ne peuvent, de la bouche d’un seul maître, entendre suffisamment de paroles sur l’amour de la Divinité, ils se trouvent, par une surabondance de la grâce, remplis à ras bord du parfum de l’amour divin. Et dès maintenant, les cœurs de beaucoup, qui étaient auparavant des vases vides, sont pleins du parfum de l’esprit, eux qui semblaient avoir seulement été mouillés d’un peu d’huile12.

À notre question initiale,  les différents textes présentés jusqu’ici répondent donc par l’affirmative : l’Église est elle aussi parfumée. Cette conception est d’ailleurs renforcée par l’affirmation inverse, à savoir que la ‘fausse église’, celle des hérétiques, ne peut que sentir mauvais. C’est ce que laisse implicitement deviner le sort réservé aux hérétiques, tel que le décrit un passage du Pré spirituel, rédigé vers 615-619 par Jean Moschus. Il y est question d’une vision que fait un moine, autrefois séduit par l’hérésie nestorienne. Le moine se voit conduit dans un lieu ténébreux, rempli d’une odeur infecte et d’un feu, au milieu duquel il reconnaît « Nestorius et Théodore, Eutychès et Apollinaire, Evagre et Didyme, Dioscore et Sévère, Arius et Origène, et plusieurs autres ». Une voix lui explique : « Ce lieu a été préparé pour les hérétiques, pour ceux qui blasphèment la sainte Mère de Dieu, et pour ceux qui suivent leurs doctrines13 ».

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Cfr II Reg. 4, 1-7. « Quae videlicet mulier quam aliam nisi sanctam Ecclesiam signat, duorum populorum, id est Iudaici et gentilis, quasi duorum filiorum matrem ? […] Sed prophetae verbis, id est Scripturae sacrae praeceptis, obediens, ex parvo quod habebat olei vasa vacua infundit, quia dum ab unius ore doctoris parum quid de amore Divinitatis multorum vacuae mentes audiunt, exuberante gratia, unguento divini amoris usque ad summum replentur. Et iam nunc multorum corda, quae prius fuerant vacua vascula, unguento spiritus plena sunt, quae ex paucitate olei solummodo infusa videbantur » (Gregorius Magnus, Homiliae in Hiezechielem prophetam, I, hom. III, 6, éd. M. Adriaen, Turnhout, 1971 (CCSL 142), p. 36). Jean Moschus, Le pré spirituel, 26, trad. M.-J. Rouët de Journel, Paris, 1946, p. 66.

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Première partie

Les parfums des justes De même, en effet, que les effluves des arômes remplissent de parfum ceux qui s’approchent, les gens qui se tiennent près du sage, respirant l’aura qui émane de lui au loin, améliorent leur conduite14.

Le monde gréco-romain antique se représentait volontiers les sages comme dégageant un parfum. Il en allait de même pour certains héros15. Mais ce thème apparaît également dans les littératures juive et chrétienne de l’Antiquité. Un exemple provenant de la tradition rabbinique raconte que le patriarche Abraham, ayant été jeté un jour dans une fournaise, y dégaga un parfum exquis16. Le parfum des justes, des martyrs, de leurs vertus et de leurs bonnes œuvres, est fréquemment mentionné dans les textes patristiques de caractère exégético-théologique. Ainsi, commentant au début du iiie siècle les versets 2, 1-2 du Cantique des Cantiques17, Hippolyte écrit : ‘L’arôme du lis’ nous présente en figure celui des ‘saints’, parce que, de même que l’auteur de la beauté est un lis resplendissant, les ‘œuvres de justice’ aussi resplendissent et fleurissent dans les vallées18.

De son côté, Ambroise avance dans l’Hexaemeron une interprétation originale de ce passage du livre de la Genèse : « Isaac huma l’odeur de ses vêtements [= de Jacob] et le bénit en disant : ‘Oh ! l’odeur de mon fils est comme l’odeur d’un champ que le Seigneur a béni’ » (Gen. 27,  27). Prenant ses distances à l’égard d’une interprétation spirituelle de l’odeur de Jacob19, Ambroise chante la bonté de l’odeur naturelle de la campagne : Aussi fut-ce avec pieuse affection qu’Isaac dit : ‘L’odeur de Jacob est l’odeur d’un champ opulent’, c’est-à-dire une odeur naturelle. En effet, quoi de plus suave

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Philon d’Alexandrie, De somniis, I, 78, cit. in P. Meloni, Il profumo dell’immortalità. L’interpretazione patristica di Cantico 1, 3, Roma 1975, p. 26, n. 114. Cfr G. Bounoure, « L’odeur du héros. Un thème ancien de la légende d’Alexandre », Quaderni di storia, 17 (1983), p. 3-46. Midrash Rabbah sur la Genèse, 34, cit. dans M. Carrez, « Odeur de mort, odeur de vie (à propos de 2 Co 2, 16) », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 64 (1984), p. 137. Il y aurait lieu de se pencher plus longuement sur ce récit et sa tradition. En effet, dans la littérature chrétienne de la même époque, les Actes du martyre de Polycarpe (3e quart du iie siècle) racontent aussi comment le saint, au milieu des flammes du bûcher, dégage « un parfum pareil à une bouffée d’encens ou à quelque autre précieux aromate » (Martyre de Polycarpe, XV, 2, trad. P. T. Camelot, Paris, 1958, p. 265. Voir ci-dessous, p. 84-85). Pour une étude du thème littéraire de la fournaise au Moyen Âge, cfr J.-L. Picherit, « La fournaise dans la littérature du Moyen Âge », Revue des Langues Romanes, 102/1 (1998), p. 167-177. « Ego flos campi et lilium convallium / sicut lilium inter spinas » (Vulg.). « ‘Aroma lilii’ ut typum nobis ostendit ‘sanctorum’, quia quo modo est lilium splendidum pulchritudinis editor, ita etiam ‘opera iusta’ splendent et in convallibus florent… » (Hippolytus, In Canticum, XVII, 2, cit. in P. Meloni, Il Profumo, p. 131). Interprétation peut-être proposée par Hippolyte ou Origène (cfr J.  J. Savage (transl.), Saint Ambrose : Hexameron, Paradise, and Cain and Abel, New York, 1961, p. 123, n. 11).

iii  « Tous les fidèles sont la bonne odeur du Christ »

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qu’une campagne opulente ? Quoi de plus agréable que l’odeur de la vigne ? Quoi de plus charmant que la fleur de la fève ? C’est pourquoi, bien que quelqu’un avant nous ait dit de manière pénétrante : ‘Ce n’est pas la vigne, ou la figue, ou les céréales, que le patriarche humait, mais il respirait le charme des vertus’, j’estime pour ma part que l’odeur même de la terre, naturelle et pure, mêlée à nulle tromperie mais pénétrée de la vérité de la bienveillance céleste, indique la grâce de la bénédiction20.

Texte remarquable, dans lequel transparaît un amour bien romain pour les plaisirs simples de la campagne ! Le parfum naturel de Jacob est déjà en soi le signe de la bénédiction divine, comme la senteur des produits de la campagne est l’indication de la bienveillance céleste. Ambroise connaît d’autres figures bibliques odorantes, telle celle d’Enoch : Enoch fut emporté [au ciel] et ne vit pas la mort : il est comme une pierre précieuse d’agréable odeur que le saint Enoch présenta à Dieu par ses œuvres, exhalant en quelque sorte la douceur par ses actions et son genre de vie21.

On notera que, à la différence du texte précédent, l’évêque de Milan associe ici la bonne odeur du saint à ses vertus. Augustin, de son côté, reconnaît dans tous les prophètes d’Israël des oints : certes parce qu’ils sont des figures du Christ qui doit venir, mais aussi parce que, d’une manière mystérieuse, ils le connaissent22. Toutefois, Augustin estime qu’en définitive tous les élus sont odorants : ceux de l’Ancienne comme ceux de la Nouvelle Alliance. Et commentant le Psaume 44, 9 (« la myrrhe, l’aloès et la cannelle émanent de tes vêtements »), il explique : De bons parfums émanent de tes vêtements : ses vêtements, ce sont ses saints, ses élus, toute son Église, qu’il se présente comme un voile sans tache ni faux-pli […]. D’où le bon parfum indiqué par les aromates déjà nommés23.

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« Unde pie Isaac dixit : Odor Jacob, odor agri pleni, id est, naturalis odor. Quid enim pleno rure suavius ? Quid vitis odore jucundius ? Quid fabae flore gratius ? Unde quamvis ingeniose quis ante nos dixerit : Non vitem aut ficum Patriarcha olebat aut frugem, sed virtutum spirabat gratiam ; ego tamen et odorem ipsum terrae simplicem atque sincerum pro gratia benedictionis accipiam, quem fraus nulla composuit, sed veritas indulgentiae coelestis infudit » (Ambrosius Mediolanensis, Hexaemeron, III, 72, PL 14, col. 187-188). « Enoch autem qui translatus est, et mortem non vidit, carbunculus quidam est lapis boni odoris, quem operibus suis sanctus Enoch Deo detulit, gratiam quamdam factis, et moribus spirans » (Ambrosius Mediolanensis, De Paradiso, 23, PL 14, col.  283). Comme l’illustre aussi l’Histoire naturelle de Pline, l’Antiquité connaissait plusieurs pierres aromatiques (cfr J.-P. Albert, Odeurs de sainteté. La mythologie chrétienne des aromates, Paris, 1990, p. 65-66). Cfr Enarrationes in Psalmos, CIV, 10, où Augustin commente le vers : « Nolite tangere christos meos, et in prophetis meis nolite malignari » (Ps. 104, 15). « Odores boni a vestimentis tuis. Vestimenta eius sunt sancti eius, electi eius, tota ecclesia eius, quam sibi sicut vestem exhibet, sine macula et ruga […]. Inde bonus odor qui significatur nominatis quibusdam aromatis » (Augustinus, Enarrationes in Psalmos, XLIV, 22 (CCSL 38), p. 509).

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Première partie

Comme les parfums du Christ, l’odeur des saints possède pour qualité essentielle celle que l’on pourrait définir comme communicative : c’est un parfum montant vers Dieu ; c’est également un parfum attirant, charmant, influençant positivement les autres hommes. Cette qualité est évidente dans la phrase de Philon d’Alexandrie citée plus haut : « les gens qui se tiennent près du sage, respirant l’aura qui émane de lui au loin, améliorent leur conduite ». La même caractéristique apparaît en évidence dans le passage suivant des Moralia de Grégoire le Grand : Quand leur bouche ne s’ouvre pas, les cœurs des saints sont cachés ; mais ils se découvrent quand s’ouvre leur bouche ; et ils sont dits ouvrir leur bouche quand ils découvrent leurs pensées, afin que, l’esprit attentif à ces sortes de vases ouverts, nous nous hâtions de saisir ce qu’ils contiennent et de nous ranimer à leur parfum intérieur24.

Le parfum intime des saints (« intimo odore ») n’est pas destiné à rester caché dans leur cœur, mais il se fait percevoir afin de ranimer ceux qui le sentent. Augustin met en lumière un aspect particulier de l’influence des saints : ce que l’homme vertueux communique peut avoir des effets contraires. Et Augustin appuie son affirmation sur un texte paulinien que nous connaissons déjà : Il peut également arriver que la divine Providence utilise un homme de bien soit pour réprouver soit pour secourir, comme le dit l’Apôtre : ‘Pour les uns nous sommes une odeur de vie en vue de la vie, mais pour d’autres une odeur de mort pour la mort’ (II Cor. 2, 16)25.

Cette observation de la part d’Augustin est digne d’attention, car elle se fonde sur la phrase quelque peu paradoxale de Paul, phrase dont nous avons constaté la difficile interprétation26. Or il s’agit d’un des textes fondateurs de la pensée chrétienne de ‘l’odeur de sainteté’, un des plus souvent cités. Traditionnellement, il était entendu que « l’odeur du Christ », odeur transmise par la prédication de Paul, entraîne des effets opposés. Cette compréhension des différents effets de la grâce, ou de l’annonce du salut, est d’ailleurs présente dans les évangiles aussi : la parole du Christ divise les esprits27. Bède, pour sa part, étendra cette conception à toute parole prophétique :

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« […] sanctorum corda quae clauso ore occulta sunt, aperto ore deteguntur ; et cum cogitationes detegunt os aperire referuntur, ut intenta mente quasi apertis vasculis, quid intus contineant festinemus agnoscere, ac nosmetipsos eorum intimo odore recreare » (Gregorius Magnus, Moralia in Iob, IV, 1 (CCSL 143), p. 163). « Item fieri potest ut divina providentia per hominem bonum et damnet et adjuvet, sicut ait Apostolus : ‘Aliis sumus odor vitae in vitam, aliis autem odor mortis in mortem’ » (Augustinus, De diversis quaestionibus LXXXIII, 27, éd. bénédictine, trad. G. Bardy, Paris, 1952 (BA 10), p. 78). Cfr supra, p. 44. Cfr « Parole », dans X. Léon-Dufour, Dictionnaire du Nouveau Testament.

iii  « Tous les fidèles sont la bonne odeur du Christ »

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Propheticus enim sermo suavis odor credentibus, dubiis autem et incredulis, exsecrabilis odor efficitur28.

Il nous semble intéressant de la mettre en parallèle avec les effets également opposés d’un autre élément, à savoir le feu, ou les deux genres de feu, tels qu’ils sont exposés par de nombreux auteurs anciens. Qu’il suffise ici de citer une homélie de Césaire d’Arles : Il y a deux feux, évidemment un de la cupidité et un de la charité : un du côté de Dieu, l’autre du côté du diable […]. La flamme de la cupidité, dévorant tout bien dans le cœur du pécheur comme sur un autel sacrilège, exhale pour le diable une odeur suave ; dans l’âme sainte, en revanche, comme sur un autel sacré, la flamme de la charité consume tout mal présent et brûle pour Dieu l’encens d’un repentir odorant29.

Deux sortes de feu30, donc, et par conséquent deux sortes d’odeur, chacune agréable pour celui qui la respire. Les hommes sont divisés en deux selon les aromates brûlant dans leur cœur. Nous devrons encore revenir sur ces associations du feu ou du chaud avec les aromates. Le parfum des martyrs Dans son commentaire sur le Cantique, Apponius (ve siècle) écrit que les martyrs, de par leur foi dans le Dieu unique et tout-puissant, fleurissent, et que ceux qui meurent pour son nom produisent « le parfum très agréable de leur confession31 ». Le parfum des martyrs renvoie donc à ce Dieu qu’ils professent ; leur parfum n’a pas sa source ultime en eux-mêmes. Semblable présentation de l’‘odeur de sainteté’ reflète la doctrine orthodoxe selon laquelle toute sainteté humaine n’est que dérivée par rapport à la sainteté de Dieu. En accord avec cette conception, Philon de Carpasie (évêque à partir de 401) met explicitement en relation le parfum des martyrs avec celui du Christ :

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Beda Venerabilis, Commentarii in Pentateuchum : Exodus, 6, PL 91, col. 299. « […] duo sunt ignes, cupiditatis scilicet et caritatis : unus de parte dei, alter de parte diaboli […]. Flamma enim cupiditatis in corde peccatoris velut in altari sacrilego devorans omnia bona diabolo odorem suavitatis exhalat : in anima vero sancta velut in sacrosancto altari flamma caritatis quaecumque supervenerint mala consumens deo incensum odoriferae conpunctionis accendit » (Caesarius Arelatensis, Sermones, 228, 3 (CCSL 104), p. 902-903. Voir aussi Sermones, 96, 2 et 100, 7). Augustin traite en détail des qualités opposées et paradoxales du feu dans le livre XXI du De civitate Dei. Au sujet du symbolisme du feu dans les traditions juives et chrétiennes, cfr J. Gaillard, « Feu », DS, 5 ; « Le feu », dans P. Miquel, P. Picard, Dictionnaire des symboles mystiques, Paris, 1997, p. 499532. « […] suavissimum confessionis dederunt odorem » (Apponius, Explanatio in Canticum, IV, 36, éd., trad., B. de Vregille, L. Neyrand, Apponius : Commentaire sur le Cantique des Cantiques, Paris, 1997-1998, vol. 2, p. 48-49).

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Première partie

L’Épouse, donc, répondant comme en remerciement, dit : ‘Tu m’as donné le parfum des martyrs’. […] C’est-à-dire : ton martyre et ton parfum ont poussé les martyrs à souffrir, puisque toi aussi tu souffris pour nous32.

Ainsi les martyrs participent-ils réellement et concrètement à la mort du Christ. Pleinement identifiés à lui, ils dégagent son parfum. Mais Philon décrit aussi comment la bonne odeur des martyrs révèle « les mystères du Christ », comment les reliques des martyrs attirent les fidèles  et en font une communauté : L’Église est une, mais dit au pluriel ‘nous courons’ (cfr Cant. 1, 4). Nous qui sommes nombreux, en effet, ‘nous sommes une seule chose dans le Christ’ (Gal. 3, 28). Tu vois que tous courent vers le parfum des mystères du Christ. En effet, là où se trouvent les reliques des martyrs, nous courons avec empressement vers le parfum des onguents du Christ33.

Dans ce passage aussi s’exprime la doctrine orthodoxe voulant que le culte des saints martyrs n’ait pas sa fin en soi mais en relation avec le culte divin34 – que les fidèles aient ou non saisi la véritable finalité du culte des reliques, c’est évidemment un autre problème. La signification première du parfum des martyrs et, par extension, des autres saints, est bien leur conformation au Christ oint et parfumé. Sur le modèle du Christ encore, ce sont les tribulations qui permettent aux saints de dégager tout leur arôme – alors qu’elles révèlent la mauvaise odeur des pécheurs. De fait, selon Césaire d’Arles, les bons et les méchants ressemblent à des vases contenant, dans un cas de précieux aromates, dans l’autre de la pourriture, de sorte que sous le souffle d’un même vent, les uns produisent un parfum désirable, les autres une puanteur insupportable35. Grégoire le Grand développe une idée semblable dans la préface des Moralia in Iob : Sans doute, la vertu [de Job] s’exerça durant le temps de la tranquillité, mais ce n’est qu’après avoir été agitée par les malheurs que cette vertu diffusa son parfum. […] Comme, en effet, les parfums ne peuvent être sentis au loin s’ils ne sont agités,

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Philon de Carpasie, Commentaire sur le Cantique, PG 40, col.  53, cit. in P.  Meloni, Il Profumo, p. 302. Indice de sa diffusion, l’original grec de ce commentaire fut traduit en latin, peut-être sur commande de Cassiodore (cfr P. Meloni, ibid., p. 298). Ibid., PG 40, col. 41, cit. in P. Meloni, p. 301. La littérature sur le sujet est abondante. On peut se référer d’abord à l’ouvrage classique de H.  Delehaye, Les origines du culte des martyrs, 2e  éd. rev., Bruxelles, 1933. Voir aussi Ch. Pietri, « Saints et démons : l’héritage de l’hagiographie antique », dans le recueil du même auteur, Christiana Respublica. Eléments d’une enquête sur le christianisme antique, Rome, 1997, vol.  1, p. 1235-1308. « Sic sunt enim boni et mali, quomodo si duo vasa sint plena, et unum habeat putredinem, et aliud aromata pretiosa : cum uno ventilabro fuerint ventilata, illud vas, ubi sunt aromata, odorem desiderabilem, illud vero, ubi fuerit cloaca, foetorem intolerabilem reddit » (Caesarius Arelatensis, Sermones, 70, 1 (CCSL 103), p. 295).

iii  « Tous les fidèles sont la bonne odeur du Christ »

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et comme les aromates ne dégagent pas leur fragrance s’ils ne sont brûlés, ainsi les saints ne font connaître le parfum de leurs vertus que dans leurs tribulations36.

Dans un texte magnifique, Ambroise de Milan expose la légende de la mort et de la résurrection du phénix37 pour affirmer que Dieu ne veut pas la perte, mais la vie, de ses saints : « Que cela nous soit d’exemple : l’auteur et le créateur des oiseaux ne souffre pas que ses saints périssent à jamais38 ». Racontant que le phénix, sentant venir sa fin, se prépare pour y mourir une sorte de gaine ou d’étui qu’il remplit d’aromates, Ambroise explique qu’il doit en aller de même pour le chrétien : Tu désires savoir pourquoi il [= le Christ] est ton étui protecteur ? ‘De mon carquois’, dit-il, ‘je l’ai protégé’ (Is. 49,  2). L’étui, donc, c’est ta foi : remplis-le des bonnes odeurs de tes vertus, c’est-à-dire de la chasteté, de la miséricorde et de la justice, et immerge-toi totalement dans les profondeurs de la foi, dégageant le parfum suave de tes actions remarquables. […] Apprends donc à connaître le jour de ta mort, comme Paul l’a connu, lui qui dit : ’J’ai combattu le bon combat, j’ai achevé la course, j’ai conservé la foi. Voici que la couronne de justice est préparée pour moi’ (II Tim. 4, 7-8). Comme le bon phénix, il est ensuite entré dans son étui, le remplissant de la bonne odeur du martyre39.

Les saints, les martyrs en particulier, se sont donc préparé les aromates au milieu desquels ils vont mourir. Leur conformité au Christ n’apparaît pas comme un état donné de fait, mais comme le fruit de la volonté et de l’ascèse. Le parfum des bonnes actions et des vertus constitue ainsi un élément récurrent de la représentation de ces chrétiens exemplaires. Or non seulement ils meurent en exhalant un parfum suave, mais ils sont rendus aussi résistants et imputrescibles que l’ivoire, comme l’expose Apponius à partir du verset « Venter eius eburneus » (Cant. 5, 14) : Les martyrs sont en effet les os précieux imputrescibles qui jamais ne se brisent ni ne se réduisent en la poussière de l’oubli […]. D’eux, le prophète affirme : ‘Le Seigneur garde tous leurs os ; aucun ne sera brisé’ (Ps. 33, 21)40. 36

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« Virtus quippe etiam per quietem se exercuit sed virtutis opinio commota per flagella fragravit. […] Sicut enim unguenta latius redolere nesciunt nisi commota et sicut aromata fragrantiam suam non nisi cum incenduntur expandunt ; ita sancti viri omne quod redolent in tribulationibus innotescunt » (Gregorius Magnus, Moralia in Iob, praef., 6 (CCSL 143), p. 11-12). Au sujet de la lecture chrétienne de ce mythe, voir supra, p. 38-39. « Sit igitur exemplo nobis, quia auctor et creator avium sanctos suos in perpetuum perire non patitur » (Ambrosius Mediolanensis, Hexaemeron, V, 79, col. 238). « Vis scire quia theca protectio est ? ‘Pharetra’, inquit, ‘mea protexi eum’. Theca ergo tua est fides : imple eam bonis virtutum tuarum odoribus : hoc est, castitatis, misericordiae, atque justitiae, et in ipsa penetralia fidei suavi factorum praestantium odore redolentia totus ingredere […]. Cognosce ergo diem mortis tuae, sicut cognovit et Paulus, qui ait : ‘Certamen bonum certavi, cursum consummavi, fidem servavi : quod reliquum est, reposita est mihi corona justitiae’. Intravit igitur in thecam suam quasi bonus phœnix, quam bono replevit odore martyrii » (ibid., V, 80, col. 238-239). « Ipsi sunt enim pretiosa imputribilia ossa quae numquam contrita in favilla oblivionis convertuntur […]. De quibus propheta testatur : ‘Dominus custodit omnia ossa eorum : unum ex his non conteretur » (Apponius, Explanatio in Canticum, VIII, 50, vol. 2, p. 300-301).

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Première partie

Les martyrs partagent ainsi avec le Christ une forme de vie qui, dès icibas, est en quelque sorte perpétuelle. Le parfum des vertus et des bonnes œuvres Dans la tradition biblique, nous l’avons constaté, l’offrande de parfum pouvait symboliser le culte et la prière. Cette conception se maintient dans le christianisme ancien, mais celui-ci lui juxtapose souvent celle de l’offrande du parfum des œuvres accomplies selon la justice  – c’était d’ailleurs l’exigence proclamée par les prophètes d’Israël déjà : YHWH apprécie la compassion plus que les sacrifices41. Les deux significations sont suggérées simultanément dans un commentaire d’Origène : Il présente aussi des parfums, qui jamais ne s’étaient produits avec une telle suavité et en si grande quantité. En ceci comprends soit les prières soit les œuvres de miséricorde42.

Césaire d’Arles ne dit pas autre chose lorsqu’il explique à l’assemblée des fidèles la signification des dons offerts à l’Enfant par les trois mages de l’évangile selon Matthieu (2, 11) : A celui qui a dit : ‘Tu ne te présenteras pas devant ma face les mains vides’ (Ex. 23, 15), offrons l’or de la fidélité, les aromates de la dévotion, l’holocauste de la chasteté. Puissions-nous posséder en nous la myrrhe spirituelle, qui embaume de telle sorte nos âmes qu’elle les garde intactes de la corruption du péché43.

C’est en revanche la pauvreté volontaire qui est assimilée à un parfum par Paulin de Nole : Passons-nous donc de la convoitise de l’or pour abonder de grâces et pour que, devenus de vil prix pour ce monde par notre privation volontaire, nous devenions un parfum précieux pour le Seigneur44.

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Cfr p. ex. Is. 1, 10-17. « Offert etiam suavitates odoramentorum, quales et quantae numquam venerant. Vel orationes in hoc vel opera misericordiae intellige » (Origenes, Commentarium in Canticum, II, 122, 5-7, cit. in P. Meloni, Il Profumo, p. 168). Un peu plus haut, Origène identifie les parfums aux bonnes œuvres, « qui montent vers Dieu à travers le parfum suave » : « odoramentorum inquit suavitates, opera scilicet bona, quae ad Deum per odorem suavitatis adscendunt » (II, 119, 9-10, cit. ibid.). « Ei, qui dixit ‘non apparebis in conspectu meo inanis’, offeramus aurum fidei, pietatis aromata, castitatis holocausta. Spiritalem myrram habeamus in nobis, quae ita animas nostras condiat, ut inlaesas a peccati corruptione custodiat » (Caesarius Arelatensis, Sermones, 194, 3 (CCSL 104), p. 787). « Itaque egeamus avaritia auri, ut abundemus gratia et per inopiam voluntariam vilescentes huic saeculo pretiosum domino efficiamur unguentum » (Paulinus Nolanus, Epistulae, 23, 35, vol. 1, p. 694). L’attention de l’évêque de Nole à l’égard de la vertu ascétique de pauvreté ne doit pas surprendre : cet Aquitain de bonne famille s’étant converti vers 392-393 à l’ascétisme, il avait lui-même distribué ses richesses aux pauvres. On peut d’ailleurs se demander si son amour pour la pauvreté comprenait la renonciation à l’usage de produits parfumés : dans ce cas, comme dans celui de l’or, la privation engendrerait véritablement un « parfum précieux

iii  « Tous les fidèles sont la bonne odeur du Christ »

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Aromates et fleurs donnent lieu à des listes correspondantes de vertus, comme celle-ci, de Grégoire de Nysse (v. 335-395) : Tu vois le pré fleuri des vertus. Tu vois la tempérance, ce lis blanc et parfumé. Tu vois la pudeur, la rose ; la violette, la bonne odeur du Christ45.

Dans une de ses Homélies sur le livre d’Ezéchiel, Grégoire le Grand fait un détour par le texte de Gen. 27, 27 que nous avons déjà rencontré. Il y explique que Jacob figure les Gentils ; parvenus à la foi dans le monde entier, ils dégagent le parfum des vertus. Après quoi Grégoire s’étend sur les qualités ‘florales’ des différentes vertus : Autre, en effet, est le parfum de la fleur de la vigne, parce que grandes sont la vertu et la réputation des prédicateurs qui enivrent les esprits de leurs auditeurs ; autre, celui de la fleur de l’olivier, parce que douce est l’œuvre de miséricorde qui à la façon de l’huile réchauffe et éclaire ; autre, celui de la fleur de la rose, parce que merveilleux est le parfum qui brille et se dégage du sang répandu des martyrs ; autre, celui de la fleur du lis, parce que éclatante est la vie de la chair provenant de l’incorruption de la virginité46.

Dans un autre texte, Grégoire écrit que le parfum des vertus des croyants « avancés » s’étend à toute l’Église : Il est certain que les vertus des [croyants] avancés dégagent à la connaissance des autres hommes comme de suaves odeurs. D’où les paroles dites par Paul : ‘Nous sommes pour Dieu la bonne odeur du Christ’ (II Cor. 2, 15). De là ce que la sainte Église, parfumée en ses élus d’une suave fragrance, dit dans le Cantique des Cantiques : ‘Aussi longtemps que le roi est sur son lit, mon nard a dégagé son parfum’ (Cant. 1, 11)47.

Enfin, Bède le Vénérable réunit encore prière et vie parfaite quand il explique le symbole de l’autel de l’encens décrit dans Ex. 30 : Que pourrait représenter au juste cet ‘autel où faire brûler le parfum’, sinon en particulier la vie de certains hommes parfaits ? […] Il figure ceux qui, par une plus

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pour le Seigneur ». Dans une autre de ses lettres, le parfum signifie la sainteté divine (cfr Epistulae, 14, 1). Cit. dans J. Daniélou, Platonisme et théologie mystique, Paris, 1944, p. 248, n. 2. « Aliter namque olet flos uvae, quia magna est virtus et opinio praedicatorum quae debriant mentes audientium, aliter flos olivae, quia suave est opus misericordiae quod more olei refovet et lucet, aliter flos rosae, quia mira est fragrantia quae rutilat et redolet ex cruore martyrum, aliter flos lilii, quia candida vita carnis est de incorruptione virginitatis » (Gregorius Magnus, Homiliae in Hiezechelem prophetam, I, hom. VI, 4, p. 69). « Quae nimirum virtutes proficientium in notitia ceterorum hominum quasi suavitate fragrant odorum. Hinc est enim quod per Paulum dicitur : ‘Christi bonus odor sumus Deo’. Hinc est quod sancta Ecclesia, in electis suis quamdam fragrantiam suavitatis odorata, in canticorum Cantico loquitur, dicens : ‘Donec rex in recubitu suo est, nardus mea dedit odorem suum’ » (Gregorius Magnus, Moralia in Iob, XXXV, 43 (CCSL 143B), p. 1804).

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grande élévation de l’esprit, n’offrent rien d’autre au Seigneur que l’hommage de leurs prières48.

Or les saints, écrit ailleurs Bède, tout concentrés dans la contemplation de la patrie céleste, exhalent autour d’eux aussi le parfum de la bénédiction divine : Odor quippe sanctorum est, sicut odor agri pleni, cui benedixit Dominus, quia tota mentis intentione contuentur, quae sit plenitudo benedictionis in patria regni coelestis49.

Sur un plan général, c’est toutefois bien l’exercice des vertus qui produit dans le fidèle « la bonne odeur du Christ » : « Per exercitia enim virtutum, Christi bonus odor efficitur50 ». En menant une vie bonne, le fidèle répand du parfum, comme Marie à Béthanie, sur les pieds de Jésus ; alors, l’Église est tout entière remplie du parfum de la vie religieuse, « car la bonne odeur, c’est la vie bonne51 ». Les attributs odorants du Christ étaient donc partagés par l’Église en tant que sujet collectif, mais aussi par ceux des fidèles qui étaient considérés comme les plus semblables au Christ, par leurs vertus ou par leur mort. Il serait tentant de suivre avec plus de précision les développements historiques des réflexions patristiques sur les odeurs afin de pouvoir éventuellement les mettre en relation avec d’autres écrits. Sachant, par exemple, que l’expérience des persécutions et du martyre a marqué la doctrine chrétienne des premiers siècles, on peut se demander si des récits de martyre, dans lesquels on trouve mention d’odeurs extraordinaires, ont pu jouer un rôle dans la théologie des odeurs que nous étudions. En effet, parmi ces récits, les plus anciens comportent déjà ce genre d’attestation. Le rédacteur du récit du martyre de Polycarpe relate ainsi la mort sur le bûcher de l’évêque de Smyrne : [le martyr] était au milieu, non comme une chair qui brûle, mais comme un pain qui cuit, ou comme de l’or ou de l’argent brillant dans la fournaise. Et nous sentions un parfum pareil à une bouffée d’encens ou à quelque autre précieux aromate52.

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« […] quid hoc ‘altare in adolendum thimiama’ factum, nisi specialem quorundam perfectorum vitam, significat ? » (Beda Venerabilis, De Tabernaculo, III, 92, éd. D.  Hurst (CCSL 119A) repr. dans Chr. Vuillaume (trad.), Bède le Vénérable : le Tabernacle, Paris, 2003, p. 452-453). Beda Venerabilis, Allegorica expositio in Parabolas Salomonis, 31, PL 91, col 1032. Beda Venerabilis, Commentarii in Pentateuchum : Genesis, 23, PL 91, col. 246. « Domus autem repleta est odore, id est, Ecclesia, vitae religiosae bona fama ; nam odor bonus est vita bona » (Beda Venerabilis, In Evangelium s. Joannis, 12, PL 92, col. 785. Martyre de Polycarpe, XV, 2, trad. P. Th. Camelot, 3e éd. rev. et augm., Paris, 1958, p. 263-265.

iii  « Tous les fidèles sont la bonne odeur du Christ »

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Ce texte, datable de 16753, constitue le plus ancien récit de martyre connu. En 177/178, la Lettre des Églises de Lyon et de Vienne raconte aux communautés d’Asie et de Phrygie que les martyrs de Lyon « répandaient la bonne odeur du Christ et quelques-uns croyaient qu’ils s’étaient oints d’un parfum mondain54 ». On voit donc que, dès les premiers récits de martyre, une odeur suave est associée aux fidèles persécutés. Comme l’indique la Lettre consacrée aux martyrs lyonnais, il s’agit de l’odeur du Christ55. Quant au parfum mentionné dans le Martyre de Polycarpe, il a fait l’objet de diverses interprétations, mais la plus convaincante lui attribue une signification avant tout sacrificielle, biblique et eucharistique56. En tout cas, écrits théologiques et documents narratifs se révèlent convergents sur l’association faite entre l’odeur suave et les martyrs.

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H. Delehaye situait la mort de Polycarpe en 156 (cfr H. Delehaye, Les Passions des martyrs et les genres littéraires, 2e éd. rev. et corr., Bruxelles, 1966, p. 15) ; un consensus semble s’être maintenant dégagé autour de l’année 167 pour le martyre et pour la rédaction du texte (cfr P. Nautin, « Polycarpe de Smyrne », Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien, p. 2082-2083). La Lettre nous est conservée dans Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, V, i, 35, trad. G. Bardy, éd. rev., Paris, 1994, p. 15. V. Saxer la relie à la prédication de la parole divine (cfr V. Saxer, Bible et hagiographie : textes et thèmes bibliques dans les Actes des martyrs authentiques des premiers siècles, Berne, 1986, p. 52-54). Cfr G. Buschmann, Übers. und Erkl., Das Martyrium des Polykarp, Göttingen, 1998, p. 301-309.

Chapitre IV

ODORAT CORPOREL, ODORAT SPIRITUEL

Dans leurs œuvres, les auteurs chrétiens anciens ont non seulement utilisé en les réinterprétant des éléments de la mythologie gréco-romaine des aromates, ils ont encore plus communément tiré profit des connaissances philosophiques et médicales de leur temps pour affronter le thème des odeurs et de l’odorat, et ce principalement dans leurs traités sur l’homme, sa nature, sa création. Par ailleurs, on voit apparaître assez tôt une théorie affirmant l’existence, à côté des sens corporels, de sens intérieurs (ou spirituels) permettant de percevoir des objets de nature spirituelle. Présenter ces divers aspects nous permettra de mieux saisir la place des odeurs et de l’olfaction dans la culture intellectuelle chrétienne de l’Antiquité. Sens corporels, odeurs et odorat Le nez et l’odorat Dans l’Hexaemeron, saint Ambroise (v. 339-397) chante la beauté et l’harmonie du corps humain et de ses différentes parties. Le livre VI de cet ouvrage présente les sens corporels ; le premier passage nous intéressant directement met en évidence leur relation avec le cerveau : Donc, le cerveau est plus mou que les autres [organes], parce qu’il rassemble tous les sens. C’est de lui que partent tous les nerfs, là qu’ils rapportent tout, par exemple ce que l’œil a vu, ce que l’oreille a entendu, l’odeur qui a été perçue, ce que la langue a fait entendre, le goût reçu par la bouche1.

Un peu plus avant, Ambroise présente d’intéressantes remarques au sujet du nez et de l’odorat : Que dire du nez, qui offre à la perception des odeurs comme une caverne avec ses deux ouvertures allongées ? L’odeur n’y passe pas de manière indifférente, mais se fixe longuement dans les narines, de sorte que par leur conduit elle alimente

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« […] Ideoque mollius est caeteris cerebrum, quia omnes suscipit sensus ; unde omnes nervi, et quo referunt universa, quae vel oculus viderit, vel auris audierit, vel odor inhalaverit, vel lingua increpuerit, vel os saporis acceperit » (Ambrosius Mediolanensis, Hexaemeron, VI, 61, PL 14, 268).

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pleinement le cerveau et les sens. C’est pour cette raison que la perception d’un parfum demeure plus longtemps que l’écho d’une parole ou l’impression d’une chose vue. Souvent, un arôme qu’on a senti un bref instant s’exhale dans le nez pendant toute une journée. C’est aussi par lui que s’écoulent sous forme liquide les saletés provenant de la tête, dérivées de cette manière sans dommage ni malaise pour le corps2.

Ambroise souligne donc la durée supérieure des impressions olfactives par rapport à celles subies par les autres sens. Et il attribue cette différence au fait que l’odeur demeure longuement dans le nez. En plus de cette fonction spécifiquement olfactive, le nez sert de canal par lequel sont évacuées les saletés produites dans la tête. Ambroise, qui ne prétend pas faire œuvre de médecin, n’innove certes pas. Plutôt, il apparaît comme un héritier des connaissances et des conceptions médicales de son temps telles que pouvait les transmettre une bonne éducation libérale. Nous pouvons, en effet, retrouver des idées semblables dans le De opificio Dei de Lactance (250-325). Dans ce traité, « philosophique encore plus que chrétien3 », Lactance signale une triple fonction du nez : respiration, perception des odeurs, purification des miasmes du cerveau : In hoc autem quamvis simplici membro tria sunt officia constituta, unum ducendi spiritus, alterum capiendi odoris, tertium ut per eius cavernas purgamenta cerebri defluent4.

S’il ne dit pas de quelle manière s’effectue la perception olfactive, Lactance, comme Ambroise, présente le nez comme alliant beauté et utilité. Par ailleurs, Lactance souligne les similitudes entre le nez et les yeux et les oreilles : comme ces derniers, le nez possède un caractère double (les narines) ; et comme eux, il est situé le plus près du cerveau. En fait, Lactance reprend la thèse antique de l’existence d’un conduit matériel joignant les narines au cerveau, thèse liée à la doctrine platonicienne établissant dans la tête le siège de l’âme5. Conséquence

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« De naribus autem quid loquar, quae bivio et procero foramine antrum quoddam recipiendis odoribus praestant ; ut non perfunctorie odor transeat, sed diutius inhaereat naribus, et earum ductu cerebrum, sensusque depascat ? Ideo diutius odor flagrat acceptus, quam sermo resonat, aut visus apparet. Plerumque quod momento brevi fueris odoratus, toto die tibi spirat in naribus. Per eas quoque purgamenta capitis defluunt, et sine fraude atque offensione aliqua corporis derivantur » (ibid., VI, 63). J. Fontaine, La littérature latine chrétienne, Paris, 1970, p. 43. Lactantius, De opificio dei, 10, 7, cit. dans M. Perrin, L’homme antique et chrétien. L’anthropologie de Lactance (250-325), Paris, 1981, p. 111, n. 349. Cfr M. Perrin, ibid., p. 112. Selon cet auteur, la source probable de Lactance est à chercher chez Cicéron : « Il faut dire en effet que, maintenant même, ce n’est pas avec les yeux que nous percevons ce que nous voyons, car il n’y a nul sens dans le corps, mais, ainsi que l’enseignent non seulement les physiciens, mais encore les médecins qui ont dégagé et mis à jour ces organes, nous avons pour ainsi dire des espèces de conduits qui font communiquer le siège de l’âme avec les yeux, les oreilles, les narines » (M. Tullius Cicero, Tusculanae disputationes, 1, 20, 46, cit. ibid., p. 113).

iv  Odorat corporel, odorat spirituel

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de ces conceptions, le siège de l’odorat est aussi placé dans le cerveau, idée présente déjà chez Galien (v. 131-201) : Quatre organes des sens se trouvent dans la tête. Yeux, oreilles, nez et langue ; tous tenant de l’encéphale le principe de la sensation et paraissant être semblables sous ce rapport, il existe chez eux une différence spécifique eu égard aux facultés sensitives elles-mêmes et aux corps (c’est-à-dire à la nature des nerfs) par lesquels ces facultés arrivent à l’organe. En effet, parmi les facultés, l’une juge les odeurs, l’autre les saveurs, celle-ci les sons, celle-là les couleurs. Quant aux routes suivies, l’une venant de chacun des ventricules de l’encéphale pour aboutir au nez, est une apophyse allongée qui ne diffère en rien des autres ventricules (nerf olfactif)6.

Influences platoniciennes chez Ambroise, chez Lactance… Mais Platon a-t-il lui-même abordé le sujet des odeurs et de leur perception ? On sait que pour lui, la vue et l’ouïe sont les sens suprêmes ; il s’est donc relativement peu intéressé à l’odorat, considéré inférieur. Platon justifie cette opinion en observant d’abord que l’odorat ne peut opérer de distinction qu’entre l’agréable et le désagréable. De plus, la conformation même du nez, instrument de la perception olfactive, est inadéquate. Le philosophe a pourtant émis une hypothèse sur la transmission des odeurs qui sera longtemps partagée : selon lui, l’odeur est transmise par le mouvement physique de particules odorantes. Par ailleurs, toute odeur n’est produite que par des corps subissant des transformations, et n’est donc perceptible que dans un état intermédiaire entre air et eau. Les particules odorantes apparaissent plus denses que l’air, mais moins denses que l’eau, et ressemblent donc à la vapeur. La plupart de ces idées sont présentes dans ce passage fondamental du Timée : En ce qui concerne la faculté de sentir qui réside dans les narines, il n’y a pas de variétés définies. En effet, toute odeur est quelque chose d’à demi formé seulement, et il se trouve qu’aucune espèce de corps n’a reçu des dimensions telles qu’il puisse avoir une odeur, mais que ceux de nos vaisseaux qui servent à l’odorat sont de constitution trop étroite pour les variétés de terre et d’eau et trop larges au contraire pour les variétés de feu et d’air. Voilà pourquoi personne n’a jamais senti l’odeur d’aucun corps ; mais les odeurs naissent lorsque des corps sont en train de se liquéfier, de se décomposer, de se dissoudre ou de s’évaporer. En effet, c’est dans l’état intermédiaire où se trouve l’eau lorsqu’elle est en train de se changer en air, et l’air lorsqu’il est en train de se changer en eau, que naissent les odeurs. Toutes les odeurs sont vapeur ou brouillard, brouillard quand quelque chose passe d’un état gazeux à un état liquide, et vapeur quand quelque chose passe d’un état liquide à un état gazeux ; par suite, toutes les odeurs sont plus subtiles que l’eau et plus denses que l’air.[…] C’est donc en deux groupes qui n’ont pas de 6

Galien, Œuvres médicales, VIII, 6, cit. dans C. Tinoco, La sensation, Paris, 1997, p. 86-87. Grégoire de Nysse (v. 335-v. 395) écrit pour sa part  : « Le groupe de ceux qui pensent que l’âme se trouve dans le cerveau part du fait que les méninges – c’est le nom de la membrane qui entoure le cerveau – sont comme le fondement et la racine de tous les organes des sens… De même, c’est dans le cerveau que, par l’odorat qui les attire, s’opère le discernement des différentes odeurs » (De opificio hominis, 12, 157 A-B, cit. dans M. Perrin, L’homme antique, p. 113).

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noms que vient se ranger la diversité des odeurs, car elles ne comprennent pas un nombre défini d’espèces simples. Mais on utilise deux appellations, l’« agréable » et le « désagréable », pour les deux seules espèces discernables ici. Le second irrite et traumatise toute la cavité, qui s’étend chez nous entre la tête et le nombril, alors que le premier exerce sur elle une action douce ou lui cause un agrément en restaurant son état naturel7.

Pour illustrer le succès rencontré dans l’Antiquité et jusqu’au Moyen Âge par la conception platonicienne de l’odorat comme appréhension de vapeurs, nous nous limiterons à quelques exemples. Le premier est fourni par Albinos, un philosophe grec du iie siècle apr. J.-C. : L’odeur est une impression qui se propage depuis les vaisseaux contenus dans les narines, jusqu’à la région du nombril… Les objets auxquels… on attribue une odeur n’ont pas encore subi une transformation complète, mais participent à la fois de l’air et de l’eau… c’est lorsque l’air et l’eau se transforment l’un en l’autre que la sensation olfactive se produit8.

Vers 400 apr. J.-C., l’auteur chrétien Nemesius d’Emèse écrit un De natura hominis dans lequel il présente l’odorat comme « appréhension de vapeurs par la surface du cerveau9 ». Beaucoup plus tard, au xiie siècle, Guillaume de SaintThierry reprendra encore la même idée dans sa Physique du corps humain10. L’histoire de cette intuition de Platon ne s’arrête d’ailleurs pas au Moyen Âge, car la science moderne semble la confirmer pour l’essentiel, pour peu que l’on substitue aux termes « particules » ou « vapeurs » celui de « molécules »11. Si Platon s’est peu étendu sur les problèmes posés par l’odorat, cela n’implique pas qu’il dévalorise entièrement ce sens. Au contraire, la jouissance procurée par l’intermédiaire du nez a sa place à côté de celles de la vue, de l’ouïe et de la science : « joies nobles que ni le goût ni le toucher n’autorisent12 ». Ainsi, 7

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Platon, Timée, 66c-sq., cit. dans C. Tinoco, La sensation, p. 78-79). Apulée (v. 125-v. 180 apr. J.-C.) rapporte de la manière suivante le point central de la théorie de Platon  : « Conversationes autem mutationesque odoratus causas dare easque de corruptis vel adustis vel mitescentibus aut madefactis sentiri, cum quidem ea, quae feruntur vapore vel fumo exhalantur, odorum viis iudicium sensusque succedunt ; nam res integrae et aer purus numquam eiusmodi auris inficiunt eos » (L. Apuleius, De Platone, I, 14, 209-210, cit. dans M. Perrin, L’homme antique, p. 114, n. 366). Albinos, Epitomé, 19, 2, cit. dans M. Perrin, L’homme antique, p. 114, n. 367. Cit. in S. Kemp, « A Medieval Controversy about Odor », Journal of the History of the Behavioral Sciences, 33 (1997), p. 213. L’ouvrage de Nemesius, alors attribué à Grégoire de Nysse, fera l’objet de deux traductions latines aux xie-xiie siècles (cfr J. Paul, Histoire intellectuelle de l’Occident médiéval, Paris, 1998, p. 126). Cfr S. Kemp, « A Medieval Controversy », p. 213. « L’olfaction est une sensibilité moléculaire, c’est-à-dire qu’elle repose nécessairement sur le contact physique que des molécules libérées par une substance réalisent avec d’autres molécules situées sur la membrane des cellules de l’organe olfactif » (A. Holley, Éloge de l’odorat, Paris, 1999, p. 54). A. Le Guérer, Les pouvoirs de l’odeur, Paris, 1998, p. 157. A. Gell souligne l’affinité entre la vision ou la sensibilité philosophique platonicienne et la dimension olfactive  : « Platonism, idealism,

iv  Odorat corporel, odorat spirituel

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malgré ses limitations et son ambiguïté, l’odorat est affecté d’un statut ontologique supérieur parmi les sens – il n’en reste pas moins que l’homme ne doit pas se permettre de flatter ses passions par un usage immodéré des parfums. Aristote partage l’opinion de son maître Platon : d’une part, le sens olfactif est inférieur aux autres sens, et ce d’abord par la forme physique de son organe ; d’autre part, précise le philosophe, l’olfaction occupe une position intermédiaire entre les couples vue-ouïe (sens de la distance) et toucher-goût (sens du contact), d’où son ambivalence13. Néanmoins, pour autant qu’il reste assujetti à la raison, l’odorat fait toujours partie des sens nobles. Par ailleurs, Aristote observe que l’odorat humain se caractérise aussi par le plaisir ou le déplaisir que lui procure nécessairement la perception des odeurs. En d’autres mots, olfaction et affectivité sont étroitement liées14. Cela explique l’inaptitude à l’abstraction que révèle ce sens, et par conséquent l’insuffisance du vocabulaire spécifiquement olfactif15. La différence majeure distinguant la doctrine d’Aristote de celle de Platon concerne la manière dont fonctionne l’odorat. Aristote, cohérent avec sa théorie générale définissant tous les objets comme composés de matière et de forme, affirme que la perception de l’odeur ne requiert pas de mouvement de matière physique, mais la transmission, grâce à un certain élément intermédiaire, d’informations concernant l’objet de la sensation. L’intermédiaire porteur des informations olfactives consiste en une qualité particulière présente dans l’air comme dans l’eau16. De la même façon que dans le cas du son, cet élément porteur a besoin d’un certain temps pour transmettre les informations sensorielles. Enfin, à la suite d’un Anaxagore (v. 500-v. 428) ou d’un Empédocle (v.  490-v.  435), Aristote observe que l’homme semble sentir les odeurs seulement quand il respire17.

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spiritualism, seem to haunt any discourse which concerns itself with the sense of smell and the kind of experience it gives us access to… » (A. Gell, « Magic, Perfume, Dream… », in Symbols and Sentiments. Cross-cultural Studies in Symbolism, ed. I. Lewis, London - New York - San Francisco, 1977, p. 29). « Il appartient à un double registre sensoriel, d’où une ambiguïté qui pourrait expliquer l’imprécision et l’évanescence de l’odeur » (A. Le Guérer, Les pouvoirs de l’odeur, p. 156). On peut rapprocher cette observation de celle de Kant, selon qui l’odorat comme le goût sont des sens plus subjectifs qu’objectifs, « ce qui revient à dire que la représentation qui se forge à travers eux est davantage celle de la jouissance que de la connaissance de l’objet extérieur » (Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, 16, cit. dans C. Tinoco, La sensation, p. 96). Cfr Aristote, De sensu, V, 444a ; 445a. Voir également A. Le Guérer, Les pouvoirs de l’odeur, p. 157 ; P. Meloni, Il Profumo dell’immortalità. L’interpretazione patristica di Cantico 1, 3, Roma, 1975, p. 6-7. Dans son étude consacrée aux odeurs dans la poésie antique, S. Lilja confirme cette pauvreté du vocabulaire de l’olfaction : cfr S. Lilja, The Treatment of Odours in the Poetry of Antiquity, Helsinki Helsingfors, 1972 (Commentationes Humanarum Litterarum 49). Cfr Aristote, De anima, 419a 25-35, cit. dans S. Kemp, « A Medieval Controversy », p. 212. Un exposé des théories de ces deux philosophes présocratiques est fait par Théophraste, Du sens, 1 et 27 sq. (cfr C. Tinoco, La sensation, p. 67-73). La théorie d’Aristote sur l’odorat ne s’imposa de manière générale qu’à partir des xiie-xiiie siècles, lorsque furent traduits en latin ses traités, en particulier le De anima, ainsi que ceux d’Avicenne et d’Averroès.

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Pour illustrer l’intérêt suscité par ces questions dans l’Antiquité, nous mentionnerons encore le débat philosophique, étendu sur plusieurs siècles, qui chercha à résoudre une apparente contradiction entre l’ontologie aristotélicienne et la conception commune de la transmission des odeurs18. Comme l’on sait, le fondement de l’ontologie d’Aristote consiste en la distinction entre substances et accidents ; Aristote affirme que les accidents ne peuvent exister en dehors de ce à quoi ils appartiennent19. Or les odeurs semblent se déplacer de leur source jusqu’à nous, et elles sont pourtant des accidents. À partir de Porphyre (232-309), et jusqu’à Elias (milieu du ve siècle) et Olympiodore (495/505-apr. 565), différentes tentatives furent faites en vue de dépasser la contradiction manifeste dans cette conception, qui posait des accidents séparés de leurs sujets. Ces discussions, en partie fondées sur l’observation empirique, montrent non seulement que les problèmes posés par la perception olfactive étaient considérés dignes d’attention, mais aussi que le fonctionnement de l’odorat conservait une bonne part de mystère. La réflexion antique sur les odeurs fut enfin portée sur un plan proprement métaphysique par Plotin (v. 205-v. 270) dans le cadre de sa méditation sur les rapports entre l’Un et le multiple : selon lui, les objets odoriférants sont la preuve que tous les êtres existants produisent nécessairement autour d’eux une émanation à partir de leur propre essence. Aussi peut-on dire que « l’odeur est ce qu’un être engendre pour se communiquer à d’autres20 ». Sens et sensation Il faut reconnaître que, nonobstant les discussions philosophico-médicales que nous avons considérées ici, l’étude de l’olfaction dans l’Antiquité n’a jamais occupé de place prééminente parmi les ‘problèmes philosophiques’, si ce n’est comme partie de la discussion générale des sens et de la sensation. Car qui dit sens corporels, dit sensation ou perception21. Or, les questions liées à la sensation apparaissent dès les commencements du questionnement philosophique en Grèce, avec les présocratiques. À partir d’un Héraclite (v. 540-v. 480 av. J.-C.), les principaux philosophes de l’Antiquité grecque et romaine se sont attachés à ces problèmes, à commencer par Platon et Aristote, ou Épicure. Mais on peut dire que, comme nous l’avons vu pour l’odorat, un certain bagage d’idées sur les sens et la sensation était transmis à travers toute bonne éducation libérale. Par exemple, dans le monde romain, par l’intermédiaire de Cicéron (106-43) : « Sensus autem interpretes ac nuntii rerum sunt » (De natura deorum, II, 14022)  ; 18

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Ces lignes se fondent sur J. Ellis, « The Trouble with Fragrance », Phronesis, 35 (1990), p. 290302. Cfr Aristote, Catégories, 1a, 24-5. P. Meloni, Il Profumo, p. 8. L’auteur se réfère à Plotin, Ennéades, V, 1, 6. Pour une discussion de la notion de sensation par rapport à celle de perception, cfr R. Barbaras, La perception. Essai sur le sensible, Paris, 1994. Cit. dans P. Meloni, Il Profumo, p. 3.

iv  Odorat corporel, odorat spirituel

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ou par celui celui du grand poème De rerum natura de Lucrèce (v. 98-55). Il n’est donc pas surprenant de retrouver des conceptions semblables sous la plume d’auteurs chrétiens, saint Augustin (354-430) par exemple23, ou Cassiodore (480-575)24. Pour illustrer la continuité de l’intérêt suscité par les questions des sens et de la sensation, citons encore un auteur plus tardif, Grégoire le Grand (540604), dans un de ses ouvrages les plus lus et médités durant le Moyen Âge : Il n’échappe sans doute à personne que les cinq sens de notre corps, la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat et le toucher, en tout ce qu’ils sentent et distinguent tirent du cerveau leur pouvoir de distinguer et de sentir. Et si le sens du cerveau est le juge unique qui préside en nous, c’est cependant grâce aux organes qui leur sont propres qu’il distingue les cinq sens, Dieu opérant cette merveille : l’œil n’entend pas, l’oreille ne voit pas, la bouche ne sent pas, les narines ne goûtent pas et les mains n’ont pas d’odorat. Enfin, si l’ordonnance de ces activités relève uniquement du sens du cerveau, il reste que chacun des sens ne peut exercer que l’activité qu’il a reçue par l’ordonnance même de l’architecte souverain25.

Nous ne commenterons que brièvement ce texte. Grégoire le Grand y reprend la liste consacrée des cinq sens corporels en classant en premier les sens ‘supérieurs’, vue et ouïe. Mais, à la classification classique, la pensée chrétienne ajoute une justification d’ordre théologique : voir et écouter caractérisent fondamentalement le témoignage apostolique et sa réception26. Sur un autre plan, à chaque sens est assignée une fonction particulière et unique par le Créateur, sans possibilité de confusion d’un sens à l’autre27. C’est toutefois le cerveau qui constitue l’instance suprême ordonnant l’usage des différents sens. C’est toujours dans le cerveau que, au début du viiie siècle, Bède situera la division des principaux sens ; or il est intéressant de noter qu’il classe celui de l’olfaction

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« […] per hos quinque veluti nuntios corporis diversa nuntiantur » (Augustinus, Tractatus in Iohannis evangelium, 99, 4, éd. R. Willems (CCSL 36) revue, Paris, 1998 (BA 74B), p. 352). « […] odoratus est qui diversos odores assumens, vim redolentium corporum, quasi quodam invisibili fumo naribus suscepto, competenti aspiratione perpendit » (Cassiodorus, De anima, XI, éd. J. W. Halporn, Turnhout, 1973 (CCSL 96), p. 557-558). « Paene nullum latet quod quinque sensus corporis nostri, videlicet visus, auditus, gustus, odoratus et tactus, in omne quod sentiunt atque discernunt virtutem discretionis et sensus a cerebro trahunt. Et cum unus sit iudex sensus cerebri qui intrinsecus praesidet, per meatus tamen proprios sensus quinque discernit, Deo mira operante, ut neque oculus audiat, neque auris videat, neque os olfaciat, neque nares gustent, neque manus odorentur. Et cum per unum sensum cerebri omnia disponantur, quilibet tamen horum sensus aliud facere non potest, praeter id quod ex dispositione conditoris accepit » (Gregorius Magnus, Moralia in Iob, XI, 8, éd. et trad. A. Bocognano, Paris, 1974, p. 52-53). « Ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons, à vous aussi… » (I Ioh. 1, 3). On sait que « fides ex auditu » est une des grandes maximes de la théologie patristique et médiévale, et cela jusqu’à Luther. Il est curieux de constater que, dans ses exemples de l’impossible interchangeabilité des sens, Grégoire omet la perception par le toucher et mentionne par deux fois l’olfaction (« neque os olfaciat… neque manus odorentur »).

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Première partie

avec ceux de la vue, de l’ouïe, et du goût, en les distinguant du toucher et de l’intellect28. L’odorat spirituel Le flair des saints Nous l’avons vu, les justes et les martyrs dégagent la bonne odeur de leur vie et de leurs œuvres. Mais ils peuvent aussi être dotés d’un odorat particulier leur permettant de discerner à quoi, ou à qui, ils ont affaire. C’est du moins ce que Grégoire le Grand écrit dans différents passages des Moralia, spécialement dans le livre XXXI, où il commente les qualités du cheval tel que le décrit le livre de Job : « De loin, il flaire la bataille, l’encouragement des chefs, et le hurlement de l’armée » (Iob 39, 25). ‘De loin il flaire la bataille’. De fait, flairer de loin la bataille, c’est, à partir de causes précédentes, reconnaître les combats des vices qui s’ensuivent. Comme il a souvent été déjà dit, c’est à son odeur qu’une chose qu’on ne voit pas est reconnue ; c’est pourquoi ‘flairer de loin la bataille’ signifie dépister les fourberies cachées par la prévoyance des pensées comme par le souffle du nez. C’est de l’odorat qu’à bon droit le Seigneur dit en louant son Église : ‘Ton nez est comme la tour du Liban’ (Cant. 7, 4). Et de fait, c’est par le nez que nous discernons bonnes et mauvaises odeurs. Et qu’est désigné par le nez, sinon le discernement prudent des saints29 ? ‘L’encouragement des chefs, et le hurlement de l’armée’. Les chefs du camp ennemi sont les auteurs d’erreurs […]. Donc, le cheval de Dieu flaire de loin l’encouragement des chefs et le hurlement de l’armée, quand chaque saint prédicateur examine loin en avant ce que les auteurs d’erreurs pourraient prescrire contre les élus, ou à quel degré de démesure la foule de leurs sujets pourrait perdre la tête. C’est cet encouragement des chefs que flairait Paul […]. C’est cet encouragement des chefs qu’a flairé Pierre30.

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Cfr Beda Venerabilis, Commentarii in Pentateuchum : Genesis, II, PL 91, col. 206. « ‘Procul odoratur bellum’. Bellum namque procul odorari est ex causis praecedentibus quae vitiorum pugnae subsequantur agnoscere. Quia enim, sicut saepe iam dictum est, odore res non visa cognoscitur, bellum procul odorari, est sicut flatu narium, sic provisione cogitationum, nequitias latentes indagare. De quo odoratu Dominus recte in Ecclesiae suae laudibus dicit : ’Nasus tuus sicut turris, quae est in Libano’. Per nasum namque odores fetoresque discernimus. Et quid per nasum, nisi provida sanctorum discretio designatur ? » (Gregorius Magnus, Moralia in Iob, XXXI, 85, éd. M. Adriaen, Turnhout, 1985 (CCSL 143B), p. 1608-1609). « ‘Exhortationem ducum, et ululatum exercitus.’ Duces adversae partis sunt erroris auctores […]. Equus ergo Dei exhortationem ducum et ululatum exercitus procul odoratur, dum sanctus quisque praedicator longe ante considerat quid vel auctores errorum contra electos valeant praecipere, vel turba eis subdita quam possit immaniter insanire. Hanc exhortationem ducum odorabatur Paulus […]. Exhortationem ducum odoratus est Petrus » (ibid., XXXI, 72, p. 16001601).

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Le cheval du livre de Job est ainsi la figure du prédicateur vertueux, et Grégoire pense certainement avant tout aux évêques, dont une des premières tâches est l’enseignement de la doctrine orthodoxe, à l’exemple de Paul et de Pierre31. Un peu plus avant dans le livre XXXI, l’image du cheval fait place à celle, paulinienne, du miles Dei ; ici, le discernement des erreurs fait place au combat contre les vices : Le soldat de Dieu, parce qu’il s’efforce avec intelligence de prévoir les combats des vices, flaire de loin la bataille ; puisque, par sa méditation attentive, il tourne son regard vers ce à quoi leurs premiers coups peuvent déterminer l’esprit, il surprend l’encouragement des chefs par la finesse de son nez. Et puisque c’est en les pressentant de loin qu’il aperçoit le désordre des péchés qui s’ensuivent, c’est comme s’il connaît par son flair le hurlement de l’armée32.

Dans un passage du livre XXXIII, Grégoire semble vouloir dire que la Bête incarnant le Mal est aussi dotée d’un odorat lui permettant de percevoir ce que cachent les cœurs. Mais la fourberie de ses embûches est déjouée par les sens non moins aigus des saints : ‘Et on lui percera par des épieux le naseau’ (Iob 40, 24). Que sont les épieux, par quoi nous entendons des pieux, et qui sont évidemment aiguisés pour être enfoncés, sinon les avis pénétrants des saints ? Ils percent le naseau de ce Béhémôt33 quand ils aperçoivent par leur vigilance ses subtiles embûches et qu’ils les percent en les vainquant. C’est par le nez en vérité que l’odeur est conduite, et ce souffle inhalé est conduit de telle sorte que l’on reconnaît même quelque chose qui est situé au loin. Donc, par le naseau de Béhémôt sont désignés ses pièges rusés, à travers lesquels il s’efforce avec habileté tant de connaître le bien caché dans notre cœur que de le détruire par les pires persuasions. Ainsi donc, c’est par des pieux que le Seigneur transperce son naseau, parce qu’il désamorce ses pièges fourbes en les pénétrant par les sens perçants des saints34. 31

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Il nous paraît probable que ces textes reflètent aussi la conception que Grégoire se fait de sa propre fonction d’évêque de Rome et de souverain pontife ; ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Pierre et Paul sont mentionnés, l’Église de Rome se rattachant à la prédication et au martyre dans l’Urbs des deux apôtres. « […] miles Dei, quia sollerter praevidere vitiorum certamina nititur, bellum procul odoratur ; quia mala praeeuntia, quid menti persuadere valeant, cogitatione sollicita respicit, exhortationem ducum naris sagacitate deprehendit. Et quia longe praesciendo subsequentium iniquitatum confusionem conspicit, quasi ululatum exercitus odorando cognoscit » (ibid., XXXI, 91, p. 1612). « Béhémôt » indique « la bête par excellence », ici l’incarnation des puissances maléfiques (cfr TOB, p. 1531, n. p). « ‘Et in sudibus perforabit nares eius’. Quid aliud sudes, id est palos accipimus, qui videlicet exacuuntur ut figantur, nisi acuta sanctorum consilia ? Quae huius Behemoth nares perforant, dum sagacissimas eius insidias et vigilando circumspiciunt, et superando transfigunt. Per nares vero odor trahitur, et ducto flatu hoc agitur, ut res etiam quae longe est posita cognoscatur. Naribus ergo Behemoth callidae eius insidiae designantur, per quas sagacissime nititur et occulta cordis nostri bona cognoscere et haec pessima persuasione dissipare. In sudibus itaque Dominus nares eius perforat, quia callidas eius insidias acutis sanctorum sensibus penetrans enervat » (Gregorius Magnus, Moralia in Iob, XXXIII, 15, p. 1685).

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On voit donc que le nez, capable de percevoir l’odeur de la vie et celle de la mort, possède également une fonction plus vaste de discernement et de vigilance35. Ce discours n’est toutefois pas simplement métaphorique, et il doit être situé dans un cadre théologique plus large. La doctrine des sens spirituels L’Écriture comme la littérature chrétienne font mention de l’odeur divine et de l’odorat de Dieu, et les saints sont capables de discerner des odeurs d’origine spirituelle. Mais si l’homme peut percevoir de la sorte le parfum divin, « la bonne odeur du Christ », comment cette perception est-elle possible ? Comment ‘sentir’ ce qui, par définition, appartient à une dimension spirituelle, immatérielle36 ? À ces questions, les Pères de l’Église ont apporté des réponses à partir de leurs lectures de l’Écriture : de même que les anthropomorphismes bibliques expriment de manière allégorique l’attention et l’intervention de Dieu dans la vie humaine –  ou du moins ce que l’homme en perçoit  –, de même, affirment-ils, ‘l’homme intérieur’ possède un ou plusieurs organes lui permettant d’accéder aux réalités divines37. Origène est considéré comme le premier à avoir élaboré une doctrine du ‘sens spirituel’ (« sens divin ») ou des ‘sens spirituels’. Ce qui nous intéresse directement, c’est que cette faculté intérieure est structurée en analogie avec celle des sens corporels. L’exposé classique qu’en fait Origène se trouve dans le Contre Celse : Suivant le terme de l’Écriture, il existe […] un sens divin, que le bienheureux seul trouve à présent, au dire de Salomon : ‘Tu trouveras un sens divin (Prov. 2, 5)’. Et ce sens comporte des espèces : la vue, qui peut fixer les réalités supérieures aux corps, dont font partie les Chérubins et les Séraphins ; l’ouïe, percevant des sons dont la réalité n’est pas dans l’air ; le goût, pour savourer le pain vivant descendu du ciel et donnant la vie au monde (cfr Ioh. 6, 33) ; de même encore l’odorat, qui sent ces parfums dont parle Paul qui se dit être ‘pour Dieu la bonne odeur du Christ’ (II  Cor. 2,  15) ; le toucher, grâce auquel Jean affirme avoir touché de ses mains ‘le Logos de vie’ (I Ioh. 1, 1). Ayant trouvé le sens divin, les bienheureux prophètes regardaient divinement, écoutaient divinement, goûtaient et sentaient de même façon, pour ainsi dire d’un sens qui n’était pas sensible38.

Si, d’une part, les sens spirituels sont reliés de manière analogique aux sens corporels, ils leur sont aussi opposés, car le péché originel a paralysé la faculté sensorielle de l’esprit tout en déclenchant celle du corps39. Origène, en 35

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Cfr J.-L. Chrétien, Symbolique du corps. La tradition chrétienne du ‘Cantique des Cantiques’, Paris, 2005, p. 94. Sur ce problème, voir les stimulantes réflexions de F. Cuniberto, « Sul paradosso della vita spirituale », in Esperienza e libertà, ed. P. Coda, G. Lingua, Roma, 2000, p. 19-31. Cfr M. Canévet, « Sens spirituel », DS, 14, col. 599-600. Origène, Contre Celse, I, 48, éd. et trad. M. Borret, Paris, 1967, vol. 1, p. 203-205. Cfr ibid., VII, 39.

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effet, part du récit de la Genèse pour affirmer l’existence de « deux hommes en chacun de nous » : Lors de la création de l’homme, fut d’abord créé l’homme ‘selon l’image’, chez qui on ne trouve pas de matière ; car ce n’est pas de matière qu’est fait l’homme ‘selon l’image’ […]. Il ya donc deux hommes en chacun de nous. […] Tout comme l’homme extérieur a pour homonyme l’homme intérieur, ainsi en va-t-il pour ses membres ; et l’on peut dire que chaque membre de l’homme extérieur se retrouve, sous ce nom, dans l’homme intérieur40.

Il poursuit en expliquant la coexistence dans l’homme de deux organes olfactifs opposés : L’homme extérieur a des narines pour sentir, et perçoit la bonne et la mauvaise odeur ; et l’homme intérieur, pour percevoir la bonne odeur de la justice et la mauvaise odeur des péchés, a d’autres narines ; la bonne odeur, comme l’enseigne l’apôtre quand il dit : ‘Nous sommes pour Dieu la bonne odeur du Christ, en tout lieu, parmi ceux qui se sauvent et parmi ceux qui se perdent : aux uns odeur de mort pour la mort, aux autres odeur de vie pour la vie’ (II Cor. 2, 15-16). Et Salomon dit aussi, dans le Cantique des cantiques, par la bouche des jeunes femmes, filles de Jérusalem : ‘Après toi nous courons à l’odeur de tes parfums’ (Cant. 1, 4). De même donc que par les narines nous percevons la bonne odeur sensible et la mauvaise odeur sensible, de même dans l’ordre de l’homme intérieur, il existe, chez celui qui est sain quant aux organes sensoriels divins, une perception : de la bonne odeur de justice – celle qu’avait l’apôtre – et de la mauvaise odeur des péchés. Quelle mauvaise odeur des péchés ? Celle dont parle le prophète : ‘Mes plaies sont devenues puanteur et putréfaction en face de ma démence’(Ps. 37(38), 6)41.

Une semblable conception, qui « oppose radicalement la matière et l’intelligible42 », reflète sans doute une anthropologie platonicienne plus que biblique. L’âme humaine possède en tout cas la capacité d’expérimenter les réalités divines grâce à des facultés correspondant d’une certaine façon aux sens corporels43. Il s’agit bien d’une expérience, et d’une expérience délectable. Pour Origène, ce que la Bible dit des parfums de Dieu n’est pas simplement métaphorique : comme le remarque un commentateur, « ce ne sont pas des inférences approximatives et inadéquates, mais des expressions d’une vive intensité, qui peuvent aller jusqu’à l’ivresse de l’âme44 ».

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Origène, Entretien d’Origène avec Héraclide, 16, 1-15, éd. et trad. J. Scherer, Paris, 1960, p. 89. Ibid., 18, 13-19, 8, p. 93-95. M.  Canévet, « Sens spirituel », col.  601. L’auteure précise que, Origène et Grégoire de Nysse appuyant volontiers leur pensée sur le Cantique des Cantiques, le rejet du matériel vise aussi à « mettre en garde contre une interprétation ‘charnelle’ des images de ce poème » (ibid.). Au sujet de l’opposition corruptible/incorruptible chez Origène, voir aussi P. Meloni, Il Profumo, p. 145. Voir également H. Graef, Histoire de la mystique, Paris, 1972, p. 68-69. O. Rousseau (introd., trad., notes), Origène : Homélies sur le Cantique des cantiques, Paris, 1954, p. 21.

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La position occupée dans cette faculté spirituelle par les différents sens varie selon les auteurs45, mais celui de l’olfaction y est bien présent, en particulier chez un Grégoire de Nysse (v. 331-395). Pour lui comme pour Origène – dont il suit le Contre Celse – la vie spirituelle correspond à une restauration de l’état paradisiaque originel46. Pour Grégoire, « la perception par l’odorat est la première des perceptions spirituelles : elle précède la vue et […] le goût47 ». L’objet de cette perception est toutefois compris d’une manière originale, comme le montre l’interprétation du verset du Cantique, « l’odeur de tes parfums est supérieure à tous les aromates » : Par aromates nous entendons les vertus, sagesse, tempérance, force, prudence, etc… dont chacun de nous est parfumé selon sa puissance et sa volonté et qui donnent à l’un une odeur, à l’autre une autre ; mais elles toutes ne sont pas comparables à cette vertu parfaite qui est la Sagesse même, la Justice même, etc…48 Ainsi Paul, ou l’épouse, en imitant l’époux par les vertus et en décrivant en lui par sa vie la beauté inaccessible, par les fruits de l’Esprit, la charité, la joie, la paix et les autres espèces composant ce nard, disait qu’il était la bonne odeur du Christ, respirant en lui cette grâce inaccessible et surnaturelle et s’offrant aux autres, comme un parfum qu’ils puissent accepter s’ils le voulaient49.

On remarque que, pour Grégoire de Nysse, l’odorat spirituel n’atteint pas Dieu en lui-même, qui reste inaccessible, mais une forme de présence divine dans l’âme elle-même. Selon les termes de Jean Daniélou, « il s’agit […] d’une perception absolument spécifique, mais encore très lointaine. Elle a pour objet le Verbe, non tel qu’il est en lui-même, mais tel qu’il existe dans l’âme qui en est l’image par ses vertus50 ». Le parfum des vertus est celui de la présence divine dans l’âme. Grégoire met aussi en relation l’odorat spirituel et le Saint Esprit : Respirer la senteur des arômes divins n’est pas l’œuvre de notre odorat et de nos narines, mais d’une certaine faculté intellectuelle et immatérielle qui nous fait respirer, en aspirant l’Esprit Saint, la bonne odeur du Christ51.

Ambroise de Milan lie, lui aussi, l’Esprit Saint à l’odorat spirituel : L’auteur de l’homme nouveau, qui est créé à l’image de Dieu, c’est l’Esprit […]. Comme le saint Job dit ailleurs : ‘[…] l’Esprit divin, qui est dans mes narines’ (cfr Iob 27, 3). Il ne désigna certainement pas ici l’Esprit comme le souffle vital et comme la circulation d’air corporelle, mais il signifie ici les narines de son homme 45

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Cfr M. Canévet, « Sens spirituel », col. 601 ; J. Daniélou, Platonisme et théologie mystique, Paris, 1944, p. 245. Cfr ibid., p. 235. Ibid., p. 248. Grégoire de Nysse, Homélies sur le Cantique des cantiques, cit. dans ibid., p. 246-247. Ibid., p. 248. Ibid. Grégoire de Nysse, Homélies sur le Cantique des cantiques, I, cit. dans M. Canévet, « Sens spirituel », col. 609.

iv  Odorat corporel, odorat spirituel

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intérieur, par lesquelles il respirait l’odeur de la vie éternelle, et aspirait la grâce du parfum céleste comme par un double sens. Il existe, en effet, des narines spirituelles, comme nous lisons qu’en possède l’Épouse du Verbe, à laquelle il est dit : ‘Le parfum de tes narines’ (Cant. 7, 8) ; et autre part : ‘Le Seigneur sentit une suave odeur’ (Gen. 8, 21)52.

Augustin lui-même, dans un passage fameux des Confessions, s’interroge sur ce qu’il aime quand il dit aimer Dieu, et il inclut l’odeur dans les objets de cet amour : Je ne doute pas, mais je suis sûr dans ma conscience, Seigneur, que je t’aime. […] Eh bien ! qu’est-ce que j’aime quand je t’aime ? Ce n’est pas la beauté d’un corps, ni le charme d’un temps, ni l’éclat de la lumière, amical à mes yeux d’ici-bas, ni les douces mélodies des cantilènes de tout mode, ni la suave odeur des fleurs, des parfums, des aromates, ni la manne ou le miel, ni les membres accueillants aux étreintes de la chair : ce n’est pas cela que j’aime quand j’aime mon Dieu. Et pourtant, j’aime certaine lumière et certaine voix, certain parfum et certain aliment et certaine étreinte quand j’aime mon Dieu : lumière, voix, parfum, aliment, étreinte de l’homme intérieur qui est en moi, où brille pour mon âme ce que l’espace ne saisit pas, où résonne ce que le temps rapace ne prend pas, où s’exhale un parfum que le vent ne disperse pas, où se savoure un mets que la voracité ne réduit pas, où se noue une étreinte que la satiété ne desserre pas. C’est cela que j’aime quand j’aime mon Dieu53.

Augustin admet donc, à côté des sens du corps, sensus corporis, des sens spirituels, « qui nous donnent une connaissance directe, intuitive, expérimentale elle aussi, des réalités vivantes du monde spirituel, surtout de notre âme et de Dieu, vivant en nous et dans l’univers54 ». De plus, la présentation des sens de 52

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« […] novi hujus hominis, qui creatur ad imaginem Dei, auctor est Spiritus […]. Dicit enim alibi sanctus Job : ‘[…] Spiritus autem divinus, qui est in naribus meis’. Non utique spiritum hic auram vitalem hanc et spiramentum corporeum designavit, sed nares hic interioris sui hominis significat, quibus vitae odorem carpebat aeternae, et gratiam coelestis unguenti geminis quibusdam sensibus hauriebat. Sunt enim nares spiritales, ut legimus, quas habet Sponsa Verbi, cui dicitur : ‘Et odor naris tuae’ ; et alibi : ‘Odoratus est Dominus odorem suavitatis’ » (Ambrosius Mediolanensis, De Spiritu sancto, II, 66-68, PL 16, col. 757). « Non dubia, sed certa conscientia, domine, amo te. […] quid autem amo, cum te amo ? non speciem corporis nec decus temporis, non candorem lucis ecce istis amicum oculis, non dulces melodias cantilenarum omnimodarum, non florum et ungentorum et aromatum suaviolentiam, non manna et mella, non membra acceptabilia carnis amplexibus : non haec amo, cum amo deum meum. et tamen amo quandam lucem et quandam vocem et quendam odorem et quendam cibum et quendam amplexum, cum amo deum meum, lucem, vocem, odorem, cibum, amplexum interioris hominis mei, ubi fulget animae meae, quod non capit locus, et ubi sonat, quod non rapit tempus, et ubi olet, quod non spargit flatus, et ubi sapit, quod non minuit edacitas, et ubi haeret, quod non divellit satietas. hoc est quod amo, cum deum meum amo » (Augustinus, Confessiones, X, 6, 8, éd. M. Skutella, trad. É. Tréhorel, G. Bouisson, 2e éd., Paris, 1992 (BA 14), p. 152-155). Fr.-J. Thonnard, « Cognitio per sensus corporis chez saint Augustin », dans Augustin : La Cité de Dieu, éd. B. Dombart, A. Kalb, trad. G. Combès, Paris, 1960 (BA 37), p. 788.

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Première partie

l’homme intérieur suit une progression dans l’intimité : vue, ouïe, odorat, goût, toucher55. Mais, se demandera-t-on, qui est en mesure de ‘sentir Dieu’ ? Des expressions laissent entendre que la possession, ou mieux l’exercice, des sens spirituels est un privilège des fidèles déjà avancés dans la voie spirituelle. Cependant, les Pères estiment en général que « le sens spirituel existe dès le moment où il y a perception de Dieu et pas seulement d’une réalité matérielle56 », autrement dit, dès qu’un individu s’éveille à la dimension spirituelle du monde et de sa propre existence. Il n’en demeure pas moins que le sens spirituel « s’affine au fur et à mesure que l’âme se purifie des passions qui l’encombrent et des erreurs qui l’obscurcissent57 ». L’expérience de Dieu est donc liée à la domination des appétits passant par les sens, comme le dit Augustin à propos de la parabole des dix vierges (cfr Matth. 25, 1-13) : Aussi bien, les cinq vierges me semblent représenter une quintuple mise en garde contre les attraits charnels. Il faut en effet refréner l’appétit de l’âme à l’endroit du plaisir des yeux, du plaisir des oreilles, du plaisir de l’odorat, du goût, du toucher58.

Contemporain d’Augustin, Paulin de Nole écrit à l’un de ses correspondants au sujet de la même parabole : Chaque genre de vierges en comprend cinq, pour que l’on comprenne qu’elles se réfèrent à l’intégrité ou à la corruption des sens de l’homme ; en effet, nous sommes tous pourvus de cinq sens, par lesquels nous recevons ou la vie ou la mort. […] Fermons aussi nos narines, pour ne pas inspirer l’odeur de mort de la corruption de ce monde59.

Mais l’objectif des pratiques ascétiques ne consistait pas seulement à se boucher le nez devant un monde corrompu : elles visaient à atteindre une connaissance intime de Dieu, comme le montre la littérature monastique. Par delà les différences de conceptions ou de voies spirituelles, les ascètes avaient

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Cfr J.-L. Chrétien, Symbolique du corps, p. 23. Augustin suit le même ordre dans le Sermo 159, IV, 4. M. Canévet, « Sens spirituel », col. 602. Ibid. « Pour Grégoire de Nysse, l’expérience de la douceur de Dieu, du parfum divin est le fruit normal du progrès de la vie de la grâce en nous » (J. Daniélou, Platonisme et théologie, p. 266). « Videntur itaque mihi quinque virgines significare quinque partitam continentiam a carnis illecebris. Continendus est enim animi appetitus a voluptate oculorum, a voluptate aurium, a voluptate olfaciendi, gustandi, tangendi » (Augustinus, De diversis quaestionibus LXXXIII, 59, 3, éd. bénédictine, trad. G. Bardy, Paris, 1952 (BA 10), p. 180-181). « […] in utroque virginum genere quinque ponuntur, ut intellegatur ad sensus hominis integritatem aut corruptionem referri ; nam quinque sensibus omnes praediti sumus, per quos aut vitam recipimus aut mortem. […] obstruamus et nares nostras, ne de corruptione huius saeculi mortis odorem trahamus » (Paulinus Nolanus, Epistulae, 41, 2, in Paolino di Nole : le lettere, a cura di G. Santaniello, Marigliano (Napoli), vol. 2, p. 444).

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l’ambition de devenir ‘capables’ de la présence divine. Selon Jean Cassien, il n’est pas suffisant de s’abstenir des « souillures fétides des péchés », il faut également posséder « le bon parfum des vertus auquel le Seigneur prend plaisir60 ». Au terme de son processus de metanoia, de ‘réformation’ personnelle61, l’ascète qui est devenu un être nouveau peut sentir Dieu, que ce soit à travers des sens ‘spirituels’ ou des sens corporels transformés62. Susan Ashbrook Harvey a ainsi clairement mis en évidence, dans l’exemple de saint Éphrem le Syrien, l’importance de la perception olfactive pour la connaissance de Dieu : Through smell, human and divine could meet, not face-to-face as distinct realities, but intermingled in a communion of being. For Ephrem, olfactory experience mirrors sacramental reality : to smell God is to know God as a transcendent yet transforming presence, a presence actively known through bodily experience63.

En affirmant qu’il est possible de percevoir les parfums divins, la doctrine patristique des sens spirituels implique que ceux-ci ne sont pas purement métaphoriques, bien qu’ils soient de l’ordre du spirituel. En revanche, l’exercice de l’odorat spirituel est étroitement lié au progrès spirituel personnel. La perception du parfum de Dieu se présente donc comme le privilège d’une élite religieuse, alors que, dès les premiers récits de martyre, quiconque semble capable de sentir l’odeur suave des saints64.

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« Nec enim a faetidis criminum sordibus quae abhorret dominus quemquam abstinuisse sufficiet, nisi etiam illam bonam virtutum fragrantiam, qua dominus delectatur, puritate cordis et apostolicae caritatis perfectione possederit » (Iohannes Cassianus, Conlationes, XX, 12, éd. É. Pichery, Paris, 1955-1959, vol. 3, p. 72). On consultera sur ce sujet G.  G. Stroumsa, « Caro salutis cardo : Shaping the Person in Early Christian Thought », History of Religions, 30 (1990), p. 25-50. Sur cette question, cfr M. Canévet, « Sens spirituel », col. 604 sq. S. A. Harvey, « St Ephrem on the Scent of Salvation », Journal of Theological Studies, 49 (1998), p. 115. Cfr supra, p. 84-85.

DEUXIÈME PARTIE

INENARRABILES ODORES

Chapitre premier

La mort parfumée des saints

La mort du saint marque le sommet de sa vie, et son récit constitue une partie cruciale de la Vita. L’attention accordée à cette mort remonte en fait aux origines du culte des saints, c’est-à-dire aux martyrs : « Dès lors, la sainteté eut partie liée avec la mort1 ». Nous devons toutefois aussi rappeler que le type fondamental de la ‘mort chrétienne’ se trouve dans celle de Jésus, le martyr par excellence selon l’Apocalypse2. Que la mort soit due au martyre sanglant ou au martyre ‘blanc’ – celui de la persévérance dans la pratique des vertus chrétiennes –, elle est le moment de vérité où se manifeste pleinement la réalité de la présence divine dans le saint. Par ailleurs, le récit de la mort –  et éventuellement des miracles qui la suivent  – s’inscrit aussi dans l’effort de lancement ou de promotion du culte du saint ; cette fonction du récit est d’autant plus importante lorsque le culte a son centre sur la tombe ou autour des reliques du saint3. Aussi les récits de mort peuvent-ils mêler dans des proportions variables éléments factuels et éléments ‘typiques4’. Si ces observations s’appliquent de manière générale à la narration des différents moments de la mort du saint, elles concernent plus encore les phénomènes extraordinaires qui les distinguent dans un certain nombre de cas. Parmi ceux-ci, il faut compter ‘l’odeur de sainteté’. Or, paradoxalement peutêtre, celle-ci n’apparaît que dans une minorité des textes de notre corpus : le parfum suave se dégageant du saint à sa mort n’est donc nullement un topos omniprésent dans l’hagiographie du haut Moyen Âge. Cela ne signifie pas que les croyances sous-tendant ‘l’odeur de sainteté’ ne soient pas implicitement là. Au contraire, elles peuvent se manifester à travers d’autres éléments narratifs, ou en d’autres points de la Vita, comme nous le verrons plus loin. Dans ce chapitre, nous nous limiterons à considérer les textes mentionnant l’exhalaison de suaves parfums lors de la mort du saint ou peu après celle-ci, par exemple lors des funérailles ou des messes commémoratives célébrées dans les jours ou les semaines suivantes (les cas liés aux inventions ou aux translations 1

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M. Lauwers, « La mort et le corps des saints. La scène de la mort dans les Vitae du haut Moyen Âge », Le Moyen Âge, 94 (1988), p. 21. Apoc. 3, 14. Cfr M. Lauwers, « La mort et le corps des saints », p. 29-30. Cfr ibid., p.  27-29 ; P. A. Février, « La mort chrétienne », Segni e Riti nella Chiesa altomedievale, Settimane di studio, 33 (1986), Spoleto, 1987, en particulier p. 883 sq.

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Deuxième partie

seront abordés plus loin). Si les documents étudiés ici ne sont pas très nombreux, ils sont d’un grand intérêt et soulèvent de nombreuses questions. Le thème de l’‘odeur de sainteté’ nous amènera donc à nous interroger sur d’éventuels rapports avec celui de la parfaite conservation des corps saints ; nous devrons, par conséquent, aussi affronter le problème de l’embaumement des morts dans le haut Moyen Âge. Sur un plan plus général, les témoignages hagiographiques nous permettront enfin de saisir les rites funéraires accordés aux saints. Le trépas L’œuvre hagiographique de Grégoire de Tours et Grégoire le Grand Dans l’hypothèse que les ouvrages hagiographiques de Grégoire le Grand et de Grégoire de Tours –  d’ailleurs contemporains  – sont d’une importance fondamentale non seulement des points de vue quantitatif et qualitatif, mais aussi par leur influence, nous nous proposons de les prendre pour point de départ et de les présenter de manière détaillée. La première constatation qui s’impose, c’est la rareté des textes : deux chez l’évêque de Tours, trois dans les Dialogues de Grégoire le Grand. Passons-les en revue. Dans le Liber Vitae Patrum, Grégoire de Tours narre le trépas de Friard, un reclus vivant dans la région de Nantes. « Sanctitate egregius », Friard, tombé gravement malade, bénéficie d’une guérison temporaire de façon à pouvoir revoir Félix, l’évêque de Nantes. À l’arrivée de ce dernier, le reclus est à nouveau saisi par la fièvre ; après avoir veillé toute la nuit en prière avec Félix, il rend le dernier souffle le lendemain, un dimanche : Sur ce, toute la cellule fut remplie d'une odeur suave et trembla tout entière, d'où il est certain que la puissance des anges était là présente, elle qui, signalant les mérites du saint, fit exhaler la cellule de divins aromates5.

Le récit est repris dans les Historiae decem libri, où Grégoire précise que Friard est mort au même moment que saint Nizier (en 573), et qu'il a déjà écrit plus longuement sur lui dans la Vita Patrum6. Une différence notable consiste pourtant dans l'omission de « l'odeur suave », tandis que le tremblement affectant la cellule est encore indiqué comme signe de aliquid angelicum. Que déduire de la différence séparant les deux versions ? Quelle que soit la datation exacte des compositions finales du Liber vitae Patrum et des Historiae decem libri 7, il faut noter que le chapitre dédié à Friard dans la Vita Patrum est beaucoup plus 5

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« […] mox omnis cellula ab odore suavitatis repleta tota contremuit ; unde indubitatum est, angelicam ibidem adfuisse virtutem, quae sancti meritum signans, cellulam divinis faceret aromatibus efflagrare » (VP, X, 4, p. 259). Cfr Hist., IV, 37. Pour un tableau des datations relatives, cfr M. Bonnet, Le latin de Grégoire de Tours, (Paris, 1890), Hildesheim, 1968, p. 12.

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long que la brève mention que Grégoire en fait dans les Historiae. Grégoire le dit lui-même. Il est probable que, dans la Vita Patrum – ouvrage au caractère nettement hagiographique –, Grégoire a développé plus en détail la description des circonstances de la mort du saint, complétant son récit avec l'élément typiquement hagiographique qu'est « la suave odeur ». Nous proposons donc de ne pas accorder une trop grande importance à cette divergence. En tout cas, on ne saurait lire dans ces versions différentes une quelconque contradiction. Le deuxième texte de Grégoire se trouve dans le Liber in gloria confessorum. Le chapitre 102 est consacré au trépas de Pélagie, une dévote de Limoges adepte de pratiques ascétiques et mère d'Arédius, un moine ami de Grégoire. Sentant venir la mort, Pélagie demande à son fils d'attendre le quatrième jour pour l'ensevelir, de façon à permettre à tous ses serviteurs et à ses servantes de voir son corps et d'assister aux funérailles8. Après le décès, le corps est lavé et déposé sur un brancard dans l'église. « Le quatrième jour, avant son ensevelissement, une telle suave odeur s'exhala du corps que tous en étaient dans l'admiration9 ». De plus, une grande boule de feu apparut pendant la nuit au dessus de l'église, la remplissant de lumière comme en plein jour ; de nombreux énergumènes s'écrièrent alors que saint Martin venait aux funérailles de Pélagie10. Dans ce récit, à la différence du précédent, Grégoire n'ajoute aucun commentaire au sujet du merveilleux parfum s'exhalant de la défunte : il relate l'événement sans s'y arrêter. On peut néanmoins peut-être discerner en filigrane une allusion au récit évangélique de la résurrection de Lazare, dont la sœur Marthe dit que, après quatre jours dans la tombe, il sent probablement mauvais11. Mais, de même que Lazare ne reste pas dans la puanteur de la mort, le corps de Pélagie ne présente pas, quatre jours après sa mort, l'aspect du commun des cadavres et manifeste au contraire que la dévote connaît d'ores et déjà la résurrection. Grégoire le Grand rapporte dans ses Dialogues les trépas accompagnés de suaves odeurs de trois saints personnages. Ces trois cas sont insérés dans le livre IV, dont le thème fondamental est celui des fins dernières : mort, jugement de l'âme, au-delà. Et tous trois sont repris des homélies prononcées par Grégoire sur les évangiles, ce qu'il indique lui-même12. Ces récits illustrent tous l'affir8

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« […] ut venientes famuli famulaeve omnes videant corpusculum meum, nec ullus frustretur ab exsequiis meis de his quos studiosissime enutrivi » (GC, 102, p. 363). Remarquons l'importance accordée à l'ostentation du corps – même de la part d'une sainte femme. Un délai maximum de trois ou quatre jours était envisageable avant que la décomposition ne devienne trop évidente (trois jours, dans le cas de Radegonde, semble déjà risqué à Grégoire de Tours : cfr infra, p. 131). « Quarta vero die, priusquam sepeliretur, tantus odor suavitatis eflagravit a corpore, ut omnes admirarentur » (ibid.). Sur les ‘énergumènes’ et leur rapport au saint, cfr A. Rousselle, Croire et guérir. La foi en Gaule dans l’Antiquité tardive, Paris, 1990. Cfr Ioh. 11, 39. Respectivement dans Homiliae in Evangelia, I, 15, 5 ; II, 40, 11 ; II, 38, 15. Les homélies ont été prononcées entre l’Avent 590 et la moitié de l’an 593 (cfr G. Cremascoli, San Gregorio Magno. Omelie sui Vangeli, Roma, 1994, p. 7).

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mation par laquelle Grégoire ouvre le chapitre 15 de ce livre des Dialogues : « Il faut savoir que souvent, quand les âmes des élus quittent leur corps, des chants de louange céleste se font entendre. Les mourants écoutent cette douceur avec joie et ainsi ne perçoivent point la rupture entre l'âme et la chair13 ». Ainsi la continuité de l'expérience sensorielle surpasse celle de la rupture entre l'âme et la chair. Nous verrons dans les textes que la dulcedo éprouvée peut ne pas désigner uniquement les chants, mais aussi des odeurs suaves et réconfortantes. Dans le premier récit, Grégoire décrit les circonstances extraordinaires de la mort de Servulus, « pauper rebus, sed meritis dives », qui, paralytique, s'était tenu pendant longtemps sous le portique menant à l'église Saint-Clément à Rome et qu'une longue maladie avait mené à la fin14. Tandis qu'il attend la mort, il demande que l'on chante les psaumes avec lui. Il s'écrie soudain qu'il entend chanter des laudes au ciel, et bientôt, « sancta illa anima carne soluta est15 ». Au même moment, un parfum d'une telle intensité se répandit que tous ceux qui étaient présents étaient remplis d'une douceur inestimable, de sorte qu'ils reconnaissaient ainsi clairement que les laudes célestes avaient accueilli cette âme. Un de nos moines, qui vit encore, était présent. Il a pour habitude d'attester avec beaucoup de larmes que, jusqu'à la sépulture du corps, l'odeur de ce parfum ne se retira pas de leurs narines16.

Notons que Grégoire dit avoir personnellement connu Servulus : « nam ex quo illum scire potuimus usque ad finem vitae paralyticus iacebat17 ». D'autre part, un moine de son propre entourage a été témoin de l'effusion du parfum18. Par ailleurs, il faut remarquer ‘l'atmosphère liturgique’ du récit : psalmodie en commun, laudes célestes, parfum répandu comme un encens. Cela s'accorde bien avec le portrait fait par Grégoire de Servulus : analphabète, il se faisait lire par d'autres l'Écriture sainte au point qu'il la connaissait en entier ; il pratiquait l'aumône et l'hospitalité ; de plus, « dans ses souffrances, il s'efforçait de toujours rendre grâces, de vaquer jour et nuit aux hymnes et louanges de

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« Sed inter haec sciendum est, quia saepe animabus exeuntibus electorum dulcedo solet laudis caelestis erumpere, ut, dum illa libenter audiunt, dissolutionem carnis ab anima sentire minime permittantur » (Dial., IV, 15, 1, vol. 3, p. 58 ; trad. P. Antin). Ibid., IV, 15, 2, p. 60. Ibid., IV, 15, 4, p. 62. « […] tanta illic fragrantia odoris aspersa est, ut omnes illi qui aderant inaestimabili suavitate replerentur, ita ut per hoc patenter agnoscerent, quod eam [animam] laudes in caelo suscepissent. Cum rei monachus noster interfuit, qui nunc usque vivit et cum magno fletu adtestari solet quia, quousque corpus eius sepulturae traderent, ab eorum naribus odoris illius fragrantia non recessit » (ibid., IV, 15, 5, p. 62. Notre traduction). Ibid., IV, 15, 2, p. 60. Il s’agit probablement d’un de ces moines appelés par Grégoire au service de la maison épiscopale (cfr J. M. Petersen, The ‘Dialogues’ of Gregory the Great in their Late Antique Cultural Background, Toronto, 1984, p. 22). Grégoire avait dédié à saint André un monastère sur le Caelius, non loin de la basilique Saint-Clément.

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Dieu19 ». En somme, Servulus apparaît comme une sorte de moine, et son statut est confirmé par les circonstances de sa mort. Enfin, seul Servulus entend le chant céleste, alors que le parfum est perçu par tous et confirme donc la réalité des paroles du mourant. Le deuxième récit relate des événements datant d'une vingtaine d'années, donc de l'époque à laquelle Grégoire est devenu moine. Le pontife connaît personnellement au moins une des protagonistes, tandis qu'il a recueilli des témoignages indirects des événements20. Ce chapitre des Dialogues présente une vieille femme portant l'habit monastique et vivant avec deux disciples près de la basilique Sainte-Marie-Majeure. Une des disciples, du nom de Romula, était la plus riche en vertus. Pendant longtemps paralysée, elle appelle une nuit ses deux consœurs : À minuit, comme elles étaient auprès du lit de la malade, soudain une lumière céleste emplit la maisonnette. Sa splendeur était si éblouissante que leur cœur se glaça d'une terreur indicible. Comme elles l'ont dit par la suite, tout leur corps devint raide et elles restèrent figées de stupeur. Puis ce fut le bruit d'une grande foule qui entrait, la porte de la maisonnette fut ébranlée comme par un flot humain. Elles entendaient, comme elles l'ont dit, cette foule qui entrait, mais elles ne voyaient rien à cause de la lumière excessive et de la peur. La crainte leur faisait baisser les yeux et l'intensité de la lumière les éblouissait. Cette lumière fut aussitôt suivie d'un parfum merveilleux (miri odoris fragrantia) dont la douceur les réconforta (refoveret), car le rayonnement les avait terrifiées21.

Les jours suivants, la splendeur diminue progressivement, mais le parfum demeure. La quatrième nuit, après que Romula a reçu le viatique22, un double chœur, masculin et féminin, chante psaumes et répons. 19

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« Studebat in dolore semper gratias agere, hymnis Dei et laudibus diebus ac noctibus vacare » (Dial., IV, 15, 3, p. 60 ; trad. P. Antin). Cfr ibid., IV, 16, 1.2.4. « Cumque noctis medio lectulo iacentis adsisterent, subito caelitus lux emissa omne illius cellulae spatium inplevit, et splendor tantae claritatis emicuit, ut corda adsistentium inaestimabili pavore perstringeret, atque, ut post ipsae referebant, omne in eis corpus obrigesceret et in subito stupore remanerent. Coepit namque quasi cuiusdam magnae multitudinis ingredientis sonitus audiri, ostium cellulae concuti ac si ingredientium turba premeretur, atque, ut dicebant, intrantium multitudinem sentiebant, sed nimietate timoris et luminis videre non poterant, quia earum oculos et pavor depresserat, et ipsa tanti luminis claritas reverberabat. Quam lucem protinus miri est odoris fragrantia subsecuta, ita ut earum animarum, quia lux emissa terruerat, odoris suavitas refoveret » (ibid., IV, 16, 5, p. 64-66 ; trad. P. Antin). On n’a pas d’attestation positive de l’usage du viatique avant le ve siècle. Le terme viaticum a été introduit, vers 480, par la Vie de Germain d’Auxerre (cfr P. A. Février, « La mort chrétienne », p. 885). À partir de ce moment, « à Rome comme en Gaule, la communion en viatique est présentée comme le rite normal de la mort dans les textes liturgiques » (C. Treffort, L’Église carolingienne et la mort, Lyon, 1996, p. 53, n. 145). On lit sans peine les fondements théologiques de cet usage dans les écrits néotestamentaires, l’évangile de Jean en particulier (cfr Ioh. 6, 50 sq.) ; au iie siècle, Irénée de Lyon explique : « de même que le pain qui vient de la terre, après avoir reçu l’invocation de Dieu, n’est plus du pain ordinaire, mais eucharistie, constituée de deux choses, l’une terrestre, l’autre céleste, ainsi nos corps qui participent à l’eucharistie ne sont-ils plus cor-

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Tandis que se célébraient ces obsèques célestes aux portes de la maisonnette, l'âme sainte fut délivrée des liens de la chair. Elle fut conduite au ciel, et, à mesure que les chœurs psalmodiant s'élevaient, le chant devenait moins distinct. Enfin le murmure de la psalmodie et le suave parfum se dissipèrent dans le lointain23.

On remarque que ce récit est plus complexe que le premier. Ici, les trois protagonistes perçoivent et la lumière –  qui les éblouit  –, et « le bruit d'une grande foule » ainsi que les chants célestes, et le merveilleux parfum. La vue s'est donc ajoutée à l'ouïe et à l'odorat. Ces trois expériences sensorielles ne sont d'ailleurs pas simplement juxtaposées, car chacune intervient à un moment propre, ou produit un effet différent. Ainsi, la lumière éblouit et terrifie les femmes, mais celles-ci sont ensuite réconfortées par la douceur du parfum. Aveuglées par le rayonnement, elles entendent bien le bruit d'une foule entrant dans leur maisonnette, mais ne la voient pas. Le rayonnement diminue ensuite peu à peu, mais le parfum persiste (« odor remansit »). La quatrième nuit, la psalmodie commence à se faire entendre et diminuera progressivement après la mort de Romula. Le parfum ne disparaîtra qu'au moment où le chant s'éteint définitivement. Le troisième récit de ‘mort parfumée’, lui aussi déjà présent dans les Homélies sur les évangiles, nous introduit dans le cercle familial de Grégoire lui-même, puisqu'il raconte la mort édifiante de sa tante Tarsilla, « montée à la plus haute sainteté par sa prière continue, sa vie sérieuse, son abstinence peu commune24 ». Tarsilla a d'abord une vision du pape Félix III (483-492), ancêtre de Grégoire, qui lui montre une demeure éternellement lumineuse où il l'attend. Saisie de fièvre, elle est bientôt à la mort et, entourée de visiteurs, s'écrie soudain : « Iesus venit ». Puis, « le regard tendu vers celui qu'elle voyait, cette sainte âme quitta son corps. Soudain un parfum si merveilleux fut répandu qu'il apparut à chacun par cette odeur suave que l'auteur de toute douceur était venu25 ». Dans l'homélie correspondante, Grégoire précisait que sa propre mère se trouvait au chevet de Tarsilla et que des témoins de ces faits étaient toujours en vie26. Comme dans le récit de la mort de Servulus, les assistants ne perçoivent

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ruptibles, puisqu’ils ont l’expérience de la résurrection » : « quemadmodum enim qui est a terra panis, percipiens invocationem Dei, jam non communis panis est, sed Eucharistia, ex duabus rebus constans, terrena et caelesti : sic et corpora nostra percipientia Eucharistiam jam non sunt corruptibilia, spem resurrectionis habentia » (Irenaeus Lugdunensis, Adv. haer., IV, 18, 5, éd. et trad. A. Rousseau et al., Irénée de Lyon : Contre les hérésies, Paris, 1965, vol. 2, p. 610-613). « Cumque ante fores cellulae exhiberentur caelestes exsequiae, sancta illa anima carne soluta est. Qua ad caelum ducta, quanto chori psallentium altius ascendebant, tanto coepit psalmodia lenius audiri, quousque et eiusdem psalmodiae sonitus et odoris suavitas elongata finiretur » (Dial., IV, 16, 7, p. 66-68 ; trad. P. Antin). « […] virtute continuae orationis, gravitate vitae, singularitate abstinentiae ad culmen sanctitatis excreverat » (ibid., IV, 17, 1, p. 68 ; trad. P. Antin). « Cumque in eum intenderet quem videbat, sancta illa anima est e corpore egressa, tantaque subito fragrantia miri odoris aspersa est, ut ipsa quoque suavitas cunctis ostenderet illic auctorem suavitatis venisse » (ibid., IV, 17, 2, p. 68 ; nous modifions la traduction de P. Antin). Cfr Gregorius Magnus, Homiliae in Evangelia, II, 38, 15.

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rien en dehors du parfum : celui-ci manifeste en quelque sorte la réalité des perceptions réservées au mourant (chant dans un cas, vision dans l'autre). C'est d'ailleurs bien ce que laisse entendre Grégoire, qui explique dans les deux cas : « per hoc patenter agnoscerent » et « cunctis ostenderet27 ». Ces quelques textes mettent en lumière certains aspects essentiels de ‘l'odeur de sainteté’. Avant tout, celle-ci est pleinement intégrée dans ces récits de la mort de saints, où elle exerce une fonction propre : démonstration de la vertu du mourant, ou de la réalité de ses perceptions privilégiées, signe de présences célestes, ou de la réalité de la résurrection corporelle, réconfort face à des phénomènes sensoriels terrifiants, ‘l'odeur de sainteté’ n'apparaît nullement constituer un détail gratuit chez les deux Grégoire. Un autre élément intéressant est à souligner : les protagonistes des événements narrés, et donc leurs expériences, sont tous, bien que dans différentes mesures, en lien avec les narrateurs. Et cela renforce, sur un premier plan, l'intégration du phénomène ‘odeur de sainteté’ non seulement dans les récits, mais aussi dans la trame existentielle réunissant narrateurs et lecteurs/auditeurs. Sur un deuxième plan, cela accentue l'impression de réalité des faits relatés, et soulève donc la question de la fiabilité des récits28. Témoignages hagiographiques entre vi e et x e siècles Dans le reste de notre corpus hagiographique/narratif (103 textes), une petite quinzaine de textes mentionnent l'exhalaison de parfums merveilleux au moment de la mort ou dans l'intervalle entre celle-ci et les funérailles. Ces textes sont d'époques différentes, de la fin du vie siècle pour la Vita Maximi au xe siècle pour la Vita Odiliae. Et si le patrice Dynamius, auteur de la Vita Maximi, a rédigé celle-ci dans le sud de la Gaule, la Vita Guthlaci fut composée par Félix en Anglie de l'Est ; celle de sainte Gertrude le fut à Nivelles, dans les territoires de l'actuelle Belgique, où voyagea aussi longuement Jonas de Bobbio, l'auteur des Vitae Columbani et discipulorum eius. Cette diversité ainsi que le petit nombre de ces textes rend difficile de les classer d'une manière à la fois rigoureuse et significative. Nous les présenterons donc de façon chronologique – dans la mesure où une chronologie relative des textes est possible. Abbé de Lérins, puis évêque de Riez, Maxime meurt en 460. Un siècle s'écoule avant que sa Vie soit écrite par Dynamius. Celui-ci décrit la mort du saint, survenue lors de la psalmodie de l'office divin : il répand le dernier souffle et passe avec bonheur dans les cieux, le cinq des calendes de décembre ; mais alors s'éleva en abondance un parfum très doux, comme si toutes les fleurs du printemps avaient été amassées en ce lieu29. 27 28 29

Dial., IV, 15, 5 ; 17, 2. Ces problèmes seront spécifiquement abordés dans notre Troisième Partie, p. 519-572 et 573-612. « […] inter psallendum sub officio divino, extremum halitum afflat, feliciterque commigrat in coelos quinto Kalendas Decembris, tanta autem illis tum suavissimi odoris copia exsistit, ac

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À l'époque, cette odeur de fleurs pouvait évoquer celles que l'on jetait sur les morts, comme si le Ciel honorait le saint en reprenant les gestes des rites terrestres, et de fait nous retrouverons plus loin cette association. La description est toutefois ici trop succincte pour nous permettre de pousser plus loin nos analyses. On retiendra néanmoins la présence dans les mêmes lignes de la phrase « extremum halitum afflat » et du parfum suave : odeurs et souffle ne sont pas sans rapport30. Le second document qui nous retiendra se trouve dans les Vitae Columbani abbatis discipulorumque eius, ouvrage achevé vers 642 par Jonas de Bobbio31. D'une valeur historique exceptionnelle, l'œuvre constitue même « l'un des plus importants monuments littéraires élevés au viie siècle sur le continent, Espagne exceptée32 ». L'ouvrage est divisé en deux livres, le premier consacré à Colomban, le second à ses disciples. Jonas, qui a gagné le monastère de Bobbio en 617, donc peu de temps après la mort de Colomban (615), a beaucoup voyagé et il a séjourné dans différents monastères de la mouvance irlandaise ; il a ainsi pu interroger des témoins oculaires des faits et gestes de Colomban et de ses disciples33. Les Vitae Columbani discipulorumque eius se caractérisent aussi par le récit de nombreux miracles34. Disons tout de suite que toute la documentation pertinente pour notre sujet est rassemblée dans le Livre II, c'est-à-dire dans les Vies des disciples de saint Colomban. Curieusement peut-être –  vu son importance en tant que fondateur  –, Colomban apparaît comme un saint ‘neutre’ du point de vue du sens olfactif. Il n'en est pas moins proclamé « parfum de l'univers » (« decus qui redoles in orbe ») dans l'hymne composé par Jonas pour être chanté au réfectoire le jour de sa fête. Vers après vers, Jonas chante la grandeur de son saint en recourant à nombre d'images et de comparaisons flatteuses : Ton parfum a l'agrément des arbres à encens d'Arabie. Tu distilles le baume à la manière de l'arbre coupé d'Engaddi. Sarment touffu, tu demeures la vraie vigne,

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si universi flores verni temporis eum in locum comportati essent » (Dynamius, Vita Maximi, PL 80, col. 39 ; nous n’avons pu consulter l’édition publiée par S. Gennaro, Dinamii Vita sancti Maximi episcopi Reiensis, Centro di studi sull’antico cristianesimo – Università di Catania, Catania, 1966). Dans les mêmes décennies, Grégoire de Tours raconte aussi l’apparition hors saison de roses magnifiques au tombeau d’un saint (cfr VJ, 46). C’est ce que suggère, par exemple, la polysémie du mot spiritum : souffle, exhalaison, odeur, etc. (cfr Le grand Gaffiot. Dictionnaire latin-français, dir. P. Flobert, nouv. éd. rev. et augm., Paris, 2000). Voir aussi supra, p. 57 n. 76 et p. 61-62. Au sujet de Jonas et de sa biographie, voir l’introduction de A. de Vogüé, Jonas de Bobbio : Vie de saint Colomban et de ses disciples, Bégrolles-en-Mauges, 1988. Fr. Brunhölzl, Histoire de la littérature latine du Moyen Âge, I/1, Louvain-la-Neuve, 1990, p. 184. Sur la valeur historique de l’ouvrage, outre l’étude déjà citée de A. de Vogüé, cfr Fr. Brunhölzl, ibid., p. 184-185. « Le tout ressemble à un vrai recueil de miracles… » (M. Van Uytfanghe, « Pertinence et statut du miracle dans l’hagiographie mérovingienne (600-750) », dans Miracle et karama, dir. D. Aigle, Turnhout, 2000 (Hagiographies comparées 2), p. 83).

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Onctueux comme l'olivier, tu déverses l'huile. Grande est ta douceur, éclatante ta bonté35.

Dans ces vers, emprunts ou réminiscences littéraires s'enchaînent qui ont leurs sources dans la Bible aussi bien que dans les Géorgiques de Virgile. Nous n'y chercherons donc pas d'éléments historiques factuels. Tout au plus pouvons-nous nous laisser imprégner de ce portrait idéalisé et poétique de Colomban, en nous rappelant que le chant de cet hymne était accompagné d'extraits de la Vie du saint ; nous pouvons donc supposer que ‘l'image parfumée’ que l'hymne donne de lui pouvait facilement être inconsciemment intégrée et retrouvée dans une Vie par ailleurs muette sur ce point. L'absence d'odeurs suaves dans la Vie de Colomban est frappante avant tout pour le fait que les Vies de ses disciples sont, elles, abondamment parfumées. Le premier cas d'émanation de parfum lors de la mort se situe au monastère d'Eboriac (Evoriac) dans la Brie, fondé vers 620 par Fare (ou Burgondofare), dont il prendra plus tard le nom (Faremoutiers36). Gibitrude, une jeune noble, parente de Fare, après quelques années de vie pieuse passées dans la maison paternelle, est accueillie dans le monastère. Après plusieurs années, peut-être en 633/63437, Gibitrude est prise de fièvre et rend l'âme, mais revient ensuite à la vie et raconte avoir été mise en présence du Juge éternel, qui lui a ordonné de corriger ses mauvais sentiments à l'égard de trois consœurs avant de pouvoir être admise au Paradis. Ayant repris ses esprits, Gibitrude demande à ses consœurs de lui pardonner. Le texte poursuit : Ayant recouvré la santé, elle vécut six mois encore ici-bas ; puis, saisie par la fièvre, elle prédit le jour de sa mort, annonça même l'heure de sa sortie du monde. Son départ fut si heureux que dans la cellule où reposait le corps inanimé, on aurait cru que des baumiers distillaient. À nous tous qui étions là présents, cela parut un grand prodige38.

L'effort entrepris par Gibitrude pour vivre dans la concorde avec les autres moniales a donc porté ses fruits, puisqu'elle bénéficie d'un « felicem exitum » : l'odeur de baume dans la cellule où repose son corps manifeste une sorte de bénédiction divine, une reconnaissance de ses vertus, et constitue le signe de

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« Tu Sabeorum grata / turea oles virga / Tu balsama sudas / virga Engaddi secta. / Tu palmitis opaga / manes in vite vera, / Tu oleum et pingues / diffundes ut oliva. / Tu lenitate polles, / benignitate clares » (Ionas Bobiensis, Versus in eius festivitate ad mensam canendi, MGH SRM IV, p. 109-110 ; trad. A. de Vogüé, Jonas de Bobbio, p. 169-170). Cfr J. Guerout, « Fare », « Faremoutiers », DHGE, 16, col. 505-531 et col. 534-537. Cfr A. de Vogüé, Jonas de Bobbio, p. 207, n. 8. « Sexque mensibus sanitati reddita post praesenti vixit in aevo, correptaque post febre, diem exitus sui praedicit horamque abeundi de mundo praenuntiat. Quae ita felicem exitum peregit, ut intra cellulam, qua corpus iacebat exanime, balsama crederes desudare ; quod omnium qui eo tunc ibi fuimus in tempore magnum paruit miraculum » (Ionas Bobiensis, Vitae Columbani abbatis discipulorumque eius, II, 12, MGH SRM IV, p. 132. Nous modifions quelque peu la traduction de A. de Vogüé, Jonas de Bobbio, p. 208).

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Deuxième partie

son admission parmi « les élus vêtus de blanc39 » qu'elle a vus après son premier trépas. Ce texte est remarquable aussi par le fait de la présence de Jonas sur les lieux et au moment de la mort de Gibitrude (« ibi fuimus »), ainsi que lors de la célébration d'une messe pour la défunte le trentième jour40. Jonas est ainsi témoin direct du miraculum. Ce n'était pas le cas dans sa Vita Columbani, pour laquelle il se fonde sur d'autres témoins. Pouvons-nous en inférer que, eût-il été présent, il aurait perçu de suaves odeurs auprès de Colomban aussi ? Le deuxième épisode nous intéressant a encore lieu à Faremoutiers, du vivant de Fare (elle meurt en 643 ou 655), et a pour protagonistes deux petites filles (infantulae) vivant parmi les moniales et qui se retrouvent ensemble au seuil de la mort. Déjà la cohorte de leurs compagnes se tenaient près d'elles et s'apprêtaient à psalmodier au moment de leur départ, lorsque l'une des mourantes commence à chanter pieusement de douces mélodies, inconnues jusqu'alors aux oreilles humaines, et à prier le Créateur avec des paroles admirables, des prières inouïes, des mystères ineffables, tandis qu'un parfum d'une merveilleuse douceur remplissait la cellule. C'était la neuvième heure du jour quand ce parfum suave remplit la cellule ; une odeur de baume s'exhalait de sa poitrine, et toute la nuit, puis tout le jour qui suivit, de nouveau jusqu'à la neuvième heure, la suavité de ce parfum et les modulations du chant persistèrent. Enfin, toutes deux demandèrent à la Mère de chanter et annoncèrent qu'elles étaient sur le point de partir. En même temps que leur dernier souffle disparut l'odeur parfumée41.

Nous reconnaissons dans ce texte le couple chant-parfum présent dans les Dialogues de Grégoire le Grand42. Chez Grégoire, la source du parfum est présentée comme nettement surnaturelle. Jonas, en revanche, observe que l'odeur de baume s'exhale de la poitrine de la mourante, ce qui laisse ouverte la possibilité d'une interprétation naturaliste ; il n'en demeure pas moins que Jonas a voulu peindre la « gloriam hanc boni exitus43 », et que les circonstances de ce tré39 40

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« Candidatorum catervas » (ibid., p. 132). « Sed et tricesimo die, cum eius commemorationem ex more ecclesiastico facere conaremur et missarum sollemnia celebraremus… » (ibid.). Sur ce second passage, voir infra, p. 154-155. « Cumque iam adessent sodalium cohortes et ad psallendi officium in eorum exitu se praepararent, coepit una earum inaudita auribus humanis carmina ac dulcia modulamina pio ore canere, orare conditorem miris sermonibus, inauditis precibus, ineffabilis sacramentis, odorque simul cellulam replens mirae suavitatis. Eratque hora diei nona, qua odor suavis cellulam repleverat. Balsami odor flagrabat e pectore, sicque per totam supervenientem noctem, sic per subsequentem diem usque ad aliam horam nonam et odoris suavitas et cantus modolamina perseverarunt. Deinde matrem canere poscunt seque abituras praedicunt, amissoque deinde spiritu, cum eorum amissione recessit et odor flagrantiae » (Ionas Bobiensis, Vitae Columbani abbatis discipulorumque eius, II, 16, p. 136. Nous modifions en partie la traduction de A. de Vogüé, Jonas de Bobbio, p. 215-216). Cfr Dial., IV, 15, 4-5 ; 16, 5-7. L’influence des Dialogues, du livre IV en particulier, est manifeste dans la Vie de Colomban (cfr A. de Vogüé, Jonas de Bobbio, p. 32). Ionas Bobiensis, Vitae Columbani abbatis discipulorumque eius, II, 16, p. 136.

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pas baignent dans une atmosphère surnaturelle (mélodies et prières « inouïes », « mystères ineffables », « paroles admirables », merveilleux parfum…). Enfin, nous retrouvons l'association, notée plus haut44, entre la respiration et le parfum : celui-ci s'exhale « e pectore » ; et quand le dernier souffle (spiritum) a été rendu, le parfum disparaît aussi. Ce chapitre 16 des Vies des disciples de saint Colomban comprend pourtant une autre histoire, en rapport avec celle des deux petites filles. Car celles-ci entrent en scène quand, seules parmi toutes les religieuses, elles voient briller un globe de feu dans la bouche d'une certaine Domma, qui vient de recevoir la communion et chante avec ses consœurs. Les deux fillettes s'écrient alors : « Regardez ce globe rutilant qui brille dans la bouche de Domma45 ! » Bien que l'abbesse fasse immédiatement taire les deux enfants, Domma « se prit à aimer les aiguillons de l'orgueil et de la superbe, à se buter dans l'obstination, à faire montre de hauteur et d'arrogance, au point de mépriser la Mère, de dédaigner ses compagnes et de ne tenir aucun compte de leurs avertissements46 ». Bientôt saisie de fièvre, elle est réduite à toute extrémité. Jonas enchaîne alors par le récit de la belle mort des deux fillettes, qu'il conclut ainsi : Ce qui donne à croire, indubitablement, que Domma eût possédé la gloire du bon départ que les fillettes méritèrent d'avoir, si elle ne l'avait perdue par le vice d'orgueil et d'arrogance47.

La leçon morale est claire : seules l'humilité et l'obéissance peuvent conserver aux religieux grâces et vertus. Mais Jonas semble aussi penser que « la gloire d'un bon départ » est le lot normal des bons religieux, c'est-à-dire des religieux humbles. En d'autres termes, la mort odorante des deux petites filles ne devrait peut-être pas être considérée comme exceptionnelle48. Qu'une mort odorante ne soit pas exceptionnelle, nous en avons encore un témoignage chez Jonas, et précisément au chapitre 21, dédié au trépas de Bithilde, entrée très jeune à Faremoutiers. Ses derniers instants sont marqués par la puissance divine (Dei virtus), par laquelle l'huile et l'eau d'une lampe sont d'abord transformées en lait, après quoi l'huile est multipliée au point de déborder du vase49.

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Cfr p. 112. « Aspicite rutilantem globum ab ore Dommae micare » (Ionas Bobiensis, Vitae Columbani abbatis discipulorumque eius, II, 16, p. 136 ; trad. A. de Vogüé, Jonas de Bobbio, p. 215). Trad. A. de Vogüé, ibid. « Hoc nempe indubitanter credendum, quod gloriam hanc boni exitus, quem istae habere meruerunt, supradicta Domma habuisset, si per elationis ac arrogantiae vitium ferendo non perdidisset » (Ionas Bobiensis, Vitae Columbani abbatis discipulorumque eius, II, 16, p. 136. Nous modifions la traduction de A. de Vogüé, Jonas de Bobbio, p. 216). Pour Jonas, les disciples authentiques de Colomban participent de sa sainteté et de ses virtutes (cfr A. de Vogüé, ibid., p. 35-50). Cfr Ionas Bobiensis, Vitae Columbani abbatis discipulorumque eius, II, 21.

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Deuxième partie

Quant à Bithilde, pleine de joie, elle attendait un heureux trépas. Quand elle eut rendu son âme au ciel, un parfum d'une telle suavité remplit la cellule qu'on aurait cru que des baumiers y distillaient50.

Jonas explique ensuite que le miracle du liquide changé en lait et de la multiplication de l'huile indiquent que « la Miséricorde divine voulut montrer aux autres comment, cette nuit-là, sa bonté visita la malade », que « le ToutPuissant laissait l'empreinte de son passage et de sa puissance51 ». Dans cette explication, il ne mentionne certes pas le parfum de baume, mais, comme nous l'avons montré dans la Première Partie, le parfum est traditionnellement associé à la divinité : rien ne s'oppose donc à ce qu'il soit inclus lui aussi comme un « visitationis vestigium ». Quelques décennies après Jonas de Bobbio, l'auteur de la Vie de Gertrude de Nivelles relate vers 670 les événements dont il a été témoin une dizaine d'années auparavant lors de la mort de la sainte abbesse52. Outre le fait que la Vita Geretrudis ne comporte en tout et pour tout que quatre miracles – auxquels s'ajouteront, certes, ceux du recueil plus tardif des virtutes53 –, le récit que voici se distingue par l'emploi du « je » narratif ainsi que par la place qu'y occupe le dialogue. Le passage suivant s'inscrit juste après le trépas de Gertrude. Comme moi-même et un autre frère du nom de Rinchinus avions été mandés pour la consolation des sœurs, ce serviteur de Dieu, Rinchinus, m'appela par mon nom et me dit : ‘Perçois-tu quelque chose ?’ Je lui répondis : ‘Non, à part les sœurs que je vois grandement affligées.’ Comme j'avais dit ceci, parvint une odeur extrêmement suave, comme un mélange d'onguents parfumés, s'exhalant de la cellule où le saint corps gisait. Et après être sortis de là, nous sentions encore dans nos narines la douceur de sa merveilleuse odeur. Quand tout ce qui concernait le bienheureux corps et tous les rites eurent été accomplis, c'est dans la citerne qu'elle s'était autrefois préparée que le corps de la bienheureuse vierge du Christ, Gertrude, fut confié à une sépulture honorable, parmi les divines louanges chantées par les prêtres et les servantes de Dieu ; c'est là que chaque jour sont procurés les bienfaits des prières54.

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« Bithildis, vero, omni iucunditate repleta, felicem praestolabatur exitum. Quae cum caelo animam reddidisset, tanta suavitas odoris cellulam replevit, acsi balsama inibi crederes desudare » (ibid., p. 142. Traduction à partir de A. de Vogüé, Jonas de Bobbio, p. 226). Trad. A. de Vogüé, ibid. Gertrude, fille du maire du Palais d’Austrasie Pépin de Landen, succède à sa mère comme abbesse du monastère fondé par elles dans leur domaine de Nivelles, dans le Brabant. Elle meurt à 33 ans, en 659 (cfr Histoire des saints et de la sainteté chrétienne, t. 4, dir. P. Riché, Paris, 1986, p. 136-140 ; P. Riché, « Gertrude », Dictionnaire des Francs. I : Les temps mérovingiens, Paris, 1996). Écrit vers 700, il a été publié dans MGH SRM II, p. 464-471. « Dum ibidem ego et alius frater Rinchinus nomine fuimus evocati propter sororum consolationem, vocavit me ex nomine ille servus Dei Rinchinus et dixit : ‘Sentis aliquid ?’ Ego autem respondi : ‘Non nisi sorores in grandi maerore video.’ Cum haec dixissem, venit suavissimus odor, quasi flagrantia unguentorum mixta, redolebat illa cellula, ubi sanctum corpus iacebat. Et nos inde degressi, in naribus nostris adhuc illius miri odoris suavitatem sentiebamus. Cum omnia que circa beatissimum corpus agebant et officia impleta fuissent, in cisterna sua, quam

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Le caractère unique de ce texte est dû à deux motifs : c'est le récit d'un témoin direct55 ; et la narration met en évidence le déroulement de ‘l'expérience’ de ‘l'odeur de sainteté’, et ce à travers le dialogue des deux moines : il y a un ‘avant’, un ‘pendant’, et un ‘après’ la venue du merveilleux parfum. Si l'on examine toutefois de plus près ce dialogue, un problème surgit bientôt. Comment, en effet, interpréter la question de Rinchinus : « Sentis aliquid ? ». Deux hypothèses nous semblent possibles, mais leur portée est fort différente. Selon la première hypothèse, Rinchinus a déjà commencé à percevoir l'odeur extraordinaire et en demande confirmation au narrateur ; dans ce cas, sa question a le sens de « Nonne sentis aliquid ? ». Dans la seconde hypothèse, Rinchinus n'a encore rien senti, mais il s'attend à ce que se produise quelque miracle, sans que ce soit nécessairement une effusion de parfum ; sa question est une vraie question, et la neutralité de la formulation, qui ne présuppose de réponse ni négative ni positive, est un élément renforçant cette hypothèse. Un autre argument allant dans ce sens consiste dans l'ambiguïté du verbe sentire, qui signifie aussi bien « percevoir par les sens » en général, que « voir », ou « entendre », ou « flairer », etc. ; ainsi, à la question générale de Rinchinus – qui n'aurait dans cette hypothèse encore rien perçu – le narrateur répond qu'il ne voit que les sœurs plongées dans la tristesse. L'interprétation de la question posée par Rinchinus reste difficile. Dans l'une comme dans l'autre des hypothèses, le moine peut fort bien s'attendre à un événement extraordinaire, et même l'espérer, car il est – comme le narrateur bien sûr – nourri de lectures hagiographiques véhiculant des faits similaires – comme nous le verrons, expressis verbis, dans la Vita Audomari56. Le fait essentiel demeure que l'événement extraordinaire s'est effectivement produit, gage des bienfaits qui ne manquent pas ensuite d'être accordés sur la tombe de sainte Gertrude. En abordant maintenant la Vita Guthlaci, notre recherche se déplace vers l'Angleterre, et plus précisément l'Anglie de l'Est, où un certain moine Félix

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olim sibi praeparaverat, cum divinus laudibus a sacerdotibus et Dei ancillis corpus beatissimae virginis Christi Geretrudis honorificae traditur sepulturae, ubi cotidie orationum praestantur beneficia » (Vita Geretrudis, 7, MGH SRM II, p. 464). Il s’agit de la recension A de la Vita Geretrudis ; la recension B est, à quelques détails près, identique, mais se conclut par une doxologie, ce qui souligne l’emploi (para-)liturgique de la Vie. L’auteur se présente comme témoin oculaire d’un autre fait miraculeux, celui de la mise en fuite d’une baleine (cfr Vita Geretrudis, 5). Il faisait probablement partie du monastère double de Nivelles, ou d’un autre monastère en rapports étroits avec celui-ci, celui de Fosse par exemple. La présence des moines irlandais était forte dans ces communautés (cfr A. Dierkens, « Prolégomènes à une histoire des relations culturelles entre les îles britanniques et le Continent pendant le haut Moyen Âge : la diffusion du monachisme dit colombanien ou iro-franc dans quelques monastères de la région parisienne au viie siècle et la politique religieuse de la reine Bathilde », dans La Neustrie. Les pays au nord de la Loire de 650 à 850, éd. H. Atsma, Sigmaringen, 1989, p. 386388. Cfr infra, p.  120. Sur ces questions, voir notre chapitre « L’intelligence d’un sens : odeurs en contexte », infra, p. 573-642.

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rédigea, dans le deuxième quart du viiie siècle, cette Vie de l'ermite Guthlac, devenu ensuite prêtre (v. 674-715). Le texte a donc été écrit au plus tôt environ quinze ans après la mort du saint57. Dans le récit de la mort de Guthlac, survenue dans son île-ermitage, d'étranges parfums sont perçus, aussi bien avant qu'après le trépas, par le moine qui l'assiste. Ayant parlé, tournant sa tête vers le mur, il poussa de longs soupirs du plus profond de sa poitrine, sa respiration se rétablit à nouveau ; comme il avait respiré avec difficulté pendant un moment, on sentit comme une odeur de fleurs suaves sortir de sa bouche, de sorte que cette odeur de nectar remplit toute l'habitation où il se tenait. La nuit suivante, quand le frère susdit s'appliquait aux vigiles nocturnes, il vit, de minuit jusqu'à l'aurore, la maison tout entière briller d'un éclat de feu58.

Après le dernier soupir de Guthlac, son compagnon voit la demeure resplendir de lumière et une tour de feu relier la terre au ciel, tandis que des chœurs angéliques se font entendre ; « et l'île semblait remplie du souffle odoriférant de divers aromates59 ». Terrifié et incapable de soutenir un tel éclat, le moine saute dans sa barque et quitte l'île. Avertie de la mort du saint homme, la sœur de Guthlac gagne l'île-ermitage dès le lendemain : tout l'endroit et les habitations sont remplis d'un parfum d'ambroisie60. Dans ce récit, les bonnes odeurs sont présentes de l'agonie jusqu'après la mort du saint. Si la médecine peut suggérer des explications naturelles au souffle sentant les fleurs du saint agonisant, le fait que son odeur remplisse toute l'habitation, puis toute l'île, manifeste une qualité surnaturelle, et ce d'autant plus que ce phénomène est associé à une merveilleuse lumière et aux chants angéliques. Par ailleurs, comme dans certains cas précédents, nous retrouvons, établi de manière très nette, un rapport entre le souffle du mourant et la douce odeur qui remplit le lieu. On notera la répétition du verbe inflare dans les indications successives de lieux tout entiers parfumés. Remarquable aussi l'effet terrifiant de l'éblouissante lumière sur le moine : nous retrouvons un élément rencontré dans les Dialogues de Grégoire le Grand61. 57

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Il suit de près le récit fait par Bède de la mort de Cuthbert, avec cette grande différence que les phénomènes extraordinaires sont absents du récit de Bède – exception faite d’une guérison (cfr B. Colgrave, Felix’s Life of St Guthlac, Cambridge, 1956, p. 192-193). « Dixerat, et cervicem parieti flectens longa suspiria imo de pectore traxit, refocillatoque rursus spiritu, cum parumper anhelaret, velut melliflui floris odoratus de ore ipsius processisse sentiebatur, ita ut totam domum, qua sederet, nectareus odor inflaret. Nocte vero sequenti, cum praefatus frater nocturnis vigiliis incumberet, igneo candore a mediae noctis spatio usque in auroram totam domum circumsplendescere videbat » (Felix, Vita Guthlaci, L, ed. B. Colgrave, Felix’s Life of St Guthlac, p. 156-158). « […] insulam etiam illam diversorum aromatum odoriferis spiraminibus inflari cerneres » (ibid., p. 158). « […] totum locum omnesque domus velut ambrosio odore repletas invenerunt » (ibid., p. 160). Cfr supra, p. 109. B. Colgrave observe d’ailleurs que la préface de la Vita Guthlaci est tissée de citations de Sulpice Sévère, de la Vita Antonii, de Bède, et, justement, de Grégoire le Grand (cfr Felix’s Life of St Guthlac, p. 16-17).

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La Vie de saint Loup, évêque de Sens, rapporte que sa mort (en 623) fut, elle aussi, entourée d'un doux parfum : … il remit son saint esprit au Seigneur. Aussitôt la divine puissance se fit présente : pour indiquer la gloire de l'évêque, elle fit surgir une douce odeur ; car une odeur de nectar s'exhalait de lui comme s'il avait été oint d'une quantité de parfums62.

La Vie semble avoir été rédigée bien après ces événements, puisque Bruno Krusch, son éditeur pour les Monumenta Germaniae Historica penche pour la dater du ixe siècle seulement63. La ‘vérité’ du sens du texte conserve néanmoins sa valeur, et il faut tenter de la dégager. Il y a d'abord lieu de remarquer le parallèle implicitement tracé entre la mort de Loup et celle de Jésus dans l'évangile de Jean64 : tous deux « remettent leur esprit (saint) » à Dieu. Autre point digne d'attention, le lien entre le « spiritum », le dernier souffle exhalé, et le parfum suave se dégageant du saint (« de illo ») : lien non seulement quasicausal, mais également analogique, puisque, comme nous l'avons déjà noté, le terme spiritum a aussi pour sens « odeur, exhalaison ». Par ailleurs, à l'émission du dernier souffle du saint répond ‘l'arrivée’ de la divina virtus, qui en manifeste la gloire à travers le parfum de nectar. Notons enfin que l'odeur est si intense qu'elle évoque celle d'un corps imprégné de nombreux parfums : le texte exclut cette possibilité, mais témoigne qu'elle n'était pas inconnue de l'auteur. La Vie de Sollemnis, évêque de Chartres dans la deuxième moitié du ve siècle ou au début du vie siècle, est notre seule source d'informations sur ce saint, mais elle date d'une époque beaucoup plus tardive (entre le début de l'époque carolingienne et la moitié du ixe siècle, selon Wilhelm Levison)65. Nous nous trouvons donc face à un cas semblable au précédent. La vérité factuelle du récit s'efface évidemment devant celle que le texte doit communiquer sur un autre plan. La Vie dit donc que, à l'heure où son corps rendit l'esprit à son créateur, la demeure fut remplie d'un parfum suave à tel point que l'intelligence n'a pas encore la capacité de l'expliquer ; et l'on vit une colombe d'un blanc éclatant sortir de sa bouche, psalmodier parmi des chœurs d'anges, et s'envoler vers les astres66. 62

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« […] sanctum ad Dominum transmisit spiritum. Statim divina virtus adfuit, quae ad demonstrandam pontificis gloriam odorem suavitatis ostendit ; flagrabat de illo odor nectarius, tamquam si fuisset multis aromatibus delibutus » (Vita Lupi episcopi Senonici, 26, MGH SRM IV, p. 186). Il est vrai que les jugements sévères – et non exempts de préjugés – de Br. Krusch ont depuis été revus, et que certaines de ses datations tardives ont été abandonnées, p. ex. la Vita Austrigisili (MGH SRM IV), ou la 2e Passio Leudegarii, par Ursin (MGH SRM V). Autre exemple bien connu : celui des disputes acharnées entre Krusch et ses adversaires autour de la Vie de sainte Geneviève (cfr M.  Heinzelmann, J.-Cl. Poulin, Les vies anciennes de sainte Geneviève de Paris, Paris - Genève, 1986). Cfr Ioh. 19, 30. Dans son édition de la Vita Sollemnis episcopi Carnoteni (MGH SRM VII, p. 303). « Illa scilicet hora, qua spiritum corpus suo reddidit creatori, tantum domus repleta est de odore suavitatis, ut mentis nondum capacitas possit enarrare ; videruntque columbam candidam de

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L'atmosphère merveilleuse de ce trépas, dans cette source tardive et isolée, ne doit probablement pas être lue au premier degré. Wilhelm Levison indiquait d'ailleurs que ce texte présente des similitudes avec un passage déjà vu des Dialogues de Grégoire le Grand67. Nous voudrions quant à nous rapprocher la description de la « domus repleta… de odore suavitatis » d'autres textes hagiographiques, comme la Vita Audomari (« quasi illa domus omnibus aromatibus fuisset plena »)68 et la Vita Bertini (« mirabilis odor… conpleverat domum »)69, la Vita Landiberti vetustissima (« omnis domus… repleta »)70, pour n’en citer que quelques-uns71. Nous aurons à revenir plus loin sur la dimension spatiale des odeurs. Un autre élément intéressant dans le passage de la Vita Sollemnis consiste dans le caractère indescriptible et inexplicable de l'odeur de sainteté. On le trouve, implicitement ou explicitement, dans de nombreux textes, et nous devrons analyser ce point plus en détail. Nous avons déjà cité brièvement la Vie de saint Omer (mort vers 667), datée du début du ixe siècle. Elle aussi, quoique bien postérieure aux faits relatés, apporte des éléments dignes d'attention pour notre étude. Voici le récit de la mort du saint évêque de Thérouanne : […] Comme Omer, vieillard à la vie vénérable, était épuisé par l'ardeur d'une forte fièvre, il sut que le jour de son trépas était arrivé…72.

Omer, ainsi averti73, se lève de son lit et se rend dans l'église où il prie, reçoit le corps et le sang du Christ, prêche aux fidèles et bénit ses disciples. […] Il retourna derechef à son lit et, étendu sur celui-ci, le corps entier allongé selon son habitude et le visage serein, son âme de saint confesseur, entourée des troupes des anges, s'éleva vers le Seigneur tout-puissant. Quant à ceux qui furent présents ce même moment dans l'habitation, ils témoignèrent qu'un tel parfum pénétra leur nez et leur bouche que cette habitation semblait pleine de tous les aromates, comme cela est souvent arrivé lors de la mort d'autres saints. ‘Précieuse’, en effet, ‘est aux yeux du Seigneur la mort de ses saints’ (Ps. 115, 15)74.

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ore eius egredientem et inter choros angelorum psallentem et evolare ad astra » (Vita Sollemnis, 11, p. 320). « Qua [= anima] scilicet exeunte, tanta illic fragrantia odoris aspersa est, ut omnes illi qui aderant inaestimabili suavitate replerentur » (Dial., IV, 15, 5, p. 62). Vita Audomari, 14, MGH SRM V, p. 762 ; texte présenté ci-dessous. Vita Bertini, 19, MGH SRM V, p. 767. Vita Landiberti vetustissima, 25, leçon du ms C, MGH SRM VI, p. 379. On se rappellera encore la mention par Grégoire de Tours d’une « omnis cellula ab odore suavitatis repleta » (VP, X, 4, cit. supra, p. 106). « […] cum predictus venerabilis vitae senex Audomarus nimio febris ardore fuisset fatigatus, cumque diem obitus sui adfuisse cognovit » (Vita Audomari, 14, p. 762). La prescience que le saint a de son trépas est désormais un topos. Cette connaissance surnaturelle est présente dans la Vita Antonii déjà (cfr P. A. Février, « La mort chrétienne », p. 883-884). « […] ad suum iterum reversus est lectulum, atque in eodem iacens, toto corpore solito more extenso vultuque sereno, anima sui sancti confessoris, angelorum agminibus circumdata, ad

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Le récit s'inscrit dans une longue tradition hagiographique, selon laquelle le saint jouit d'une prescience surnaturelle de la venue de son trépas. Omer meurt pleinement conscient de son état et après avoir accompli toute une série de gestes « selon les rites » (« rite »), il part, détendu et le visage serein, vers le Seigneur75. L'extraordinaire parfum qui se manifeste alors constitue la confirmation de la sainteté de cette mort, ce qu'explicite la citation du psaume. Courante dans l'hagiographie, cette citation pourrait aussi intervenir par un effet d'attraction entre son premier mot, « preciosa », et les « omnibus aromatibus » mentionnés dans la phrase précédente : aromates et parfums sont traditionnellement associés à l'idée de prix élevé76. Autre point digne d'attention : la merveilleuse odeur « pénétra nez et bouches ». On peut imaginer, très prosaïquement, que cela se fit successivement, le parfum touchant d'abord l'odorat, puis étant absorbé par les témoins, que la surprise aurait laissés bouches bées. Mais l'information essentielle transmise par cette phrase, c'est que les témoins sont tout pénétrés de cette odeur, qu'ils en sont remplis comme en est remplie l'habitation : « quasi illa domus… fuisset plena ». Soulignons enfin l'extraordinaire petite phrase qui perce l'apparente neutralité du narrateur et révèle l'hagiographe au travail : « sicut sepe in aliorum sanctorum exitu contigit77 ». D'un côté, le rédacteur laisse ici entrevoir sa connaissance d'autres textes hagiographiques78 ; d'un autre, il exprime la conscience qu'il a de « ce que doit être la mort d'un saint » : une mort ‘parfumée’. Le fait que la mort d'Omer soit accompagnée de l'odeur ‘canonique’ garantit donc sa sainteté. En ce sens, à l'image des gestes accomplis par Omer avant son trépas, cette merveilleuse odeur survient « rite » : selon les règles ! Nous terminerons notre tour d'horizon des témoignages de morts parfumées par deux textes datant probablement de la fin du ixe siècle ou du début du xe siècle. Dépassant de la sorte les limites de la plus grande partie de notre corpus, ils signalent que les filières que nous démêlons se poursuivent aux ­siècles suivants.

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omnipotentem egressa est Dominum. Hi vero, qui in eadem hora in ea domu presentes fuerunt, testati sunt, quod talis eorum nares et ora intravit odor, quasi illa domus omnibus aromatibus fuisset plena, sicut sepe in aliorum sanctorum exitu contigit. ‘Preciosa est’ enim ‘in conspectu Domini mors sanctorum eius’ » (Vita Audomari, 14, p. 762). Comportement identique chez Corbinien (mort v.  725-730) : conscient de l’imminence de sa mort, il se fait préparer un bain, se lave le corps, se fait couper les cheveux, célèbre la messe et reçoit le viatique (cfr Arbeo Frisingensis, Vita Corbiniani episcopi Baiuvariorum, 34. Le texte est daté de peu après 768). Cfr « pretiosi odores » (L. Junius Moderatus Columella, De re rustica, 3, 8, 4). Césaire d’Arles associe aux justes souffrants des « aromata pretiosa » (cfr Caesarius Arelatensis, Sermones, 70, 1, éd. G. Morin, Turnhout, 1953 (CCSL 103), p. 295). Une autre leçon porte « contingit » : le sens en est quelque peu modifié, mais n’altère pas fondamentalement la portée de la phrase (cfr MGH SRM V, p. 762). W. Levison cite des mentions, ou des allusions, des Passions des martyrs Fuscianus et Victoricus, de la Vita Martini de Sulpice Sévère, et de la Vita Fursei (cfr ibid., p. 741).

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La Vie de sainte Clotilde, épouse de Clovis, ne date probablement, selon Bruno Krusch, que de la fin du ixe siècle, c'est-à-dire après que Hincmar a écrit sa Vita sancti Remigii79. En effet, l'auteur de la Vita Chrothildis reprend à son compte le miracle de l'ampoule de chrême apparue au moment du baptême de Clovis, mais en le redoublant, puisqu'il mentionne deux ampoules : une de chrême, une d'huile sainte80. L'argument de Bruno Krusch n'est peut-être pas aussi décisif qu'il le croit, mais que l'hagiographe ait écrit à ce moment ou quelques décennies plus tôt81, il a certainement tenu à faire montre de précision au sujet des rites baptismaux, désormais parfaitement fixés, et faisant usage des deux matières : huile et chrême. Cette information dénote une attention à la dimension rituelle de l'existence chrétienne que nous avons déjà notée dans le récit de la mort de saint Omer. D'autres éléments le confirmeront. Ayant appris « angelica revelatione » – donc de manière encore analogue à Omer – que le jour de son « appel » (dies vocationis suae) approchait, la sainte reine Clotilde, bien que malade, « tamen ab oratione et elemosinarum largitione nullo modo cessavit ». Puis, poursuit la Vie, le trentième jour après avoir été appelée, elle fut, conformément à l'apôtre, ointe d'huile sainte par les prêtres, et, après avoir reçu le viatique du corps et du sang sacrés du Christ, en professant la sainte Trinité elle se dépouilla de son corps, et quitta le monde. Son âme, emmenée au ciel par les mains des anges, fut placée parmi les cortèges des troupes des saints. Or elle sortit de son corps la première heure de la nuit, le trois des nones de juin. Comme elle s'en allait, une immense lumière emplit la demeure comme si l'on était à la sixième heure du jour, et un tel parfum emplit le nez et la bouche de tous qu'ils croyaient être ranimés par des encens et les parfums de tous aromates. Cette clarté et ce parfum persistèrent là pendant longtemps, jusqu'à ce que vînt le jour et que le soleil brillât avec éclat sur la terre82.

Reprenons point par point ce récit. Comme nous l'avons déjà signalé, la dimension rituelle est très présente : la mourante reçoit l'onction des malades selon le conseil de l'apôtre Jacques83, puis le viatique de la communion sous 79 80 81 82

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Cfr Br. Krusch, Vita sanctae Chrothildis, MGH SRM II, p. 341. Cfr Vita sanctae Chrothildis, 7, ibid., p. 344. Le terminus a quo étant fixé par Krusch à 814 (cfr ibid., p. 341). « Tricesimo itaque die vocationis suae secundum apostolum inuncta a sacerdotibus oleo sancto, et sacri corporis et sanguinis Christi percepto viatico, in confessione sancte Trinitatis corpus exuit, mundum reliquid. Cuius anima angelicis manibus ad celum deducta, inter choros sanctorum agminum est collocata. Exivit autem a corpore prima hora noctis, tertio Nonas Iunii. Qua migrante, tam inmensa claritas domum replevit, ac si esset sexta hora diei, tantusque odor nares et ora omnium replevit, ut putarent se tymiamatis et omnium aromatum odoribus confoveri. Hec claritas et odor tam diu ibi permansit, donec dies illusceret, et sol super terram clarissime luceret » (Vita sanctae Chrothildis, 14, p. 347-348). Cfr Iac 5,  14. La Vie de saint Hubert, évêque de Liège (mort en 727), datée des années 743750, relate que le saint mourant demande à être aspergé d’eau bénite, de sel et d’huile sainte, afin d’être préservé d’assauts diaboliques : « […] benedic aqua[m] et sal ad spargendum super nos et oleo sanctificato, et amplius non audebit [diabolus] inferre nobis » (Vita Hugberti episcopi

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les deux espèces84, avant d'expirer en professant la foi trinitaire. On peut aussi relier à cette dimension rituelle la mention d'une période symbolique de trente jours séparant l'annonce de la mort et le trépas. Quant à l'éclatante lumière et au merveilleux parfum, ce couple de phénomènes était déjà signalé par Grégoire le Grand : une lumière éblouissante « noctis medio », suivie d'une odeur suave85. Or, le verbe utilisé pour décrire l'effet de ce parfum est similaire dans les deux textes : refoveo dans les Dialogues ; confoveo dans la Vita Chrothildis. Un emprunt ou une réminiscence ne sont donc pas à exclure. Quoi qu'il en soit, seul le parfum a pour effet de « ranimer, restaurer les forces, réchauffer ». Et son odeur est persistante – dans ce texte, à la différence des Dialogues, la lumière aussi demeure pendant longtemps. Notre dernier texte semble encore plus tardif, puisque la Vita Odiliae abbatissae Hohenburgensis date probablement du début du xe siècle, et au plus tôt de la fin du ixe siècle86. Fille d'un duc d'Alsace, Odile aurait fondé un monastère à Hohenburg (Mont-Sainte-Odile), et serait morte en 73087. La Vie apparaît ainsi largement postérieure. Nous l'incluons néanmoins dans ces pages pour illustrer certaines continuités dans la narration de la mort. En premier lieu, la sainte connaît à l'avance l'imminence de sa fin, et elle s'y prépare en conséquence : ici, Odile réunit les moniales et leur fait ses dernières recommandations ; elle leur ordonne ensuite de se rendre à l'oratoire dédié à la Vierge Marie et d'y chanter les psaumes. On note l'absence des rites de préparation à la mort comme celui de l'onction et celui de la communion eucharistique : la sainte, pourtant avertie de sa fin, ne semble pas y accorder d'importance88 ! Ce sont les religieuses qui, l'ayant trouvée morte à leur retour des prières, pleurent le fait que leur abbesse soit morte « antequam viaticum acciperet », et obtiennent de Dieu qu'elle revienne brièvement en vie, « afin qu'elles ne soient blâmées pour leur négligence au cas où celle-ci mourrait dépourvue du corps du Seigneur89 ». Odile se fait donc amener le calice avec les deux espèces et se donne elle-même la communion, avant de rendre définitivement l'âme. Au moment où, restée seule, Odile avait – provisoirement ! – expiré, « la fragrance d'un merveilleux parfum se répandit là comme si la demeure tout

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Traiectensis, 13, MGH SRM VI, p. 491). Nous reviendrons plus longuement sur ces rites. Le cas inverse se présente dans le Liber vitae Patrum de Grégoire de Tours : à sainte Monegonde mourante, les religieuses de son monastère demandent de bénir du sel et de l’huile pour en faire bénéficier les malades après sa mort (cfr VP, XIX, 4). Selon M. Lauwers, la réception du viatique et la présence d’un prêtre restent rares (cfr « La mort et le corps des saints », p. 27). Dial., IV, 16, 5. Cfr supra, p. 109. Cfr W. Levison, Vita Odiliae abbatissae Hohenburgensis, MGH SRM VI, p. 25 et 28. Cfr P. Riché, Dictionnaire des Francs, p. 246. « Sans intermédiaire, le saint vit l’étape de la mort, seul face à Dieu » (M. Lauwers, « La mort et le corps des saints », p. 27. Voir aussi supra, n. 84). « […] ne neglegentia notarentur, si ipsa expers dominici corporis obiret » (Vita Odiliae abbatissae Hohenburgensis, 22, MGH SRM VI, p. 50).

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entière était remplie d'aromates90 ». On peut s'interroger sur la fiabilité de cette information – d'ailleurs, le texte dit : « ipsa autem inibi sola remansit ». De plus, le récit de cette mort, comme l'ensemble de la Vie, est marqué au sceau du merveilleux. Mais ce que nous entendons surtout faire remarquer, c'est de nouveau la similitude de la description du parfum avec les passages suivants des Dialogues : « … tanta illic fragrantia odoris aspersa est… », et « tantaque subito fragrantia miri odoris aspersa est…91 ». Un corps prêt pour la résurrection Des assistants nous ont attesté qu’ils avaient vu son visage comme le visage d’un ange. Ses membres semblaient blancs comme neige, au point que l’on disait : ‘Qui croirait jamais qu’il était couvert d’un cilice et enveloppé de cendres ?’ En effet, son aspect était tel qu’il semblait se manifester en quelque sorte dans la gloire de la résurrection future et dans la nature d’une chair transfigurée92.

C’est ainsi que, fin 397 ou en 398, Sulpice Sévère raconte à sa belle-mère Bassula l’apparence de saint Martin mort. Quoi d’étonnant si les funérailles, décrites dans le reste de sa lettre, sont un véritable triomphe ? En tout cas, la paradoxale beauté du saint, mort mais pourvu d’ores et déjà d’une ‘chair transfigurée’, devient grâce à la Vita Martini un élément récurrent de l’hagiographie latine93. Il nous semblait donc nécessaire d’en présenter quelques témoignages afin d’en dégager d’éventuels rapports avec la douce odeur émanant des corps saints. Si la Vie de saint Martin constitua le modèle primordial d’une bonne partie de l’hagiographie latine en général, le héros de Sulpice Sévère fut de manière particulière celui de Grégoire de Tours, gardien du tombeau du saint et fidèle promoteur de son culte, dont il illustra la grandeur à travers ses quatre livres De virtutibus sancti Martini. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si, deux siècles après Sulpice Sévère, des expressions similaires apparaissent sous sa plume. Ainsi, dans son Liber vitae patrum, il dresse un portrait de son homonyme, l’évêque Grégoire de Langres – qui était aussi son arrière-grand-père maternel –, en 90

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« […] tantaque flagrantia miri odoris illic aspersa est, acsi omnis domus aromatibus plena esset » (ibid., p. 49). Respectivement Dial., IV, 15, 5 et IV, 17, 2. « Testatique nobis sunt qui ibidem fuerunt vidisse se vultum eius tamquam vultum angeli ; membra autem eius candida tamquam nix videbantur, ita ut dicerent : ‘Quis istum umquam cilicio tectum, quis in cineribus crederet involutum ?’ Iam enim sic videbatur, quasi in futurae resurrectionis gloria et natura demutatae carnis ostensus esset » (Sulpicius Severus, Epist., 3, 17, éd. et trad. J. Fontaine, Sulpice Sévère : Vie de saint Martin, Paris, 1967-1969, p. 342-343). L’idée que le corps mort est déjà transfiguré en vue de la résurrection est à mettre en parallèle avec la conception du corps comme reflet de l’âme. Ainsi, Plotin écrit : « L’âme donne au corps une forme qui lui correspond, et elle y produit un reflet de l’homme » ; « Il n’est pas possible qu’un être réellement beau ait une âme laide » (Ennéades, 2, 9, cit. dans P. Dufraigne, Adventus Augusti, Adventus Christi. Recherche sur l’exploitation idéologique et littéraire d’un cérémonial dans l’antiquité tardive, Paris, 1994).

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mettant en lumière le lien entre les vertus et la pureté du corps, entre les vertus et la fraîcheur du corps mort. Alors que saint Grégoire se rendait à pied à Langres pour le jour sacré de l’Épiphanie, pris d’une légère fièvre il quitta ce monde et s’en alla vers le Christ. Son visage bienheureux était si glorieux après son trépas qu’il ressemblait à des roses. Car il apparaissait rouge, tandis que le reste du corps resplendissait d’une blancheur de lys, de sorte que l’on eût pensé qu’il était déjà prêt pour la gloire de la résurrection future94.

Le corps mort manifeste en fait les vertus pratiquées par les saints de leur vivant : « caritatis vinculum », « elymosinarum fructus », « flos castitatis ». De plus, et de façon inverse, les saints « offrirent avant tout à l’Esprit Saint un corps sans tache et ainsi cherchèrent à atteindre les hauteurs des autres vertus95 ». Grégoire de Tours lui-même fit l’expérience de cette beauté post mortem lorsqu’il se rendit à Poitiers pour prendre part aux funérailles de la sainte reine Radegonde (en 587) : Nous la trouvâmes couchée sur un brancard ; son saint visage brillait de telle sorte qu’il surpassait la beauté des lys et des roses96.

Il rapporte ailleurs que, dans le même monastère à Poitiers, le corps d’une autre religieuse brille après sa mort d’une blancheur comme celle de la neige (« candore niveo refulgebat »)97. La paradoxale beauté du saint mort, anticipation visible de la future résurrection de la chair, n’est pas purement cosmétique, mais manifeste la « natura[m] demutatae carnis », selon l’expression de Sulpice Sévère vue plus haut : le corps tout entier est déjà renouvelé. C’est ce que décrit de façon éloquente un autre passage des Histoires de Grégoire de Tours, consacré à Hospice, un saint reclus de la région de Nice. Celui-ci, sachant qu’il allait mourir, déposa les chaînes qui l’enserraient dans sa cellule, puis se mit longuement en prière tout en pleurant : les mains élevées au ciel, et rendant grâces à Dieu, il rendit l’esprit. Et aussitôt, tous les vers qui trouaient ses membres saints s’évanouirent98. 94

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« Sanctus vero Gregorius cum ad diem sanctum epifaniorum ad civitatem Lingonas ambulasset, a modica febre pulsatus, relicto saeculo, migravit ad Christum. Cuius beata facies ita erat glorificata post transitum, ut rosis similis cerneretur. Haec enim apparebat rubea, reliquum vero corpus tamquam candens lilium refulgebat, ut aestimares, eum iam tunc ad futurae resurrectionis gloriam praeparatum » (VP, VII, 3, p. 238). « […] ut inprimis corpus sine macula praeparatum habitaculum Spiritui sancto praeberent et sic ad reliquarum virtutum excelsa contenderent… » (VP, incipit, p. 236-237). « Repperimus autem eam iacentem in feretro, cuius sancta facies ita fulgebat, ut liliorum rosarumque sperneret pulchritudinem » (GC, 104, p. 364). Hist., VI, 29, p. 296. « […] elevatisque ad caelum manibus, gratias agens Deo, tradedit spiritum. Et statim omnes vermes ille [sic], qui sanctos artos perforabant, evanuerunt » (Hist., VI, 6, p. 276). Hospice est mort en 581 (cfr ibid.).

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Dans ce cas, le corps du saint, rongé par ses pénitences autant que par les vers de son infâme réduit, est guéri lorsqu’il meurt : l’âme entrant dans la vie éternelle, le corps semble prendre part dès maintenant à la béatitude. Grégoire le Grand, de façon presque contemporaine, relate un miracle semblable. Ce dernier ne concerne toutefois pas un ascète, mais un grand personnage, Théophane, comte de Centumcellae (Civitavecchia), « vir misericordiae actibus deditus, bonis operibus intentus, hospitalitati praecipue studens99 ». Après sa mort, on découvre que son corps a été assaini : Ses mains et ses pieds, atteints par la goutte, étaient gonflés de liquide, pleins d’ulcères, de plaies purulentes. Eh bien, quand on mit son corps à nu, selon l’usage, pour le laver, on trouva ses mains et ses pieds aussi nets que s’il n’avait jamais été malade100.

Ici aussi, le corps mort est le reflet de l’âme bienheureuse. Sans avoir pratiqué les mortifications et les pénitences d’un reclus, le comte Théophane exerça sa charge temporelle « magis ex debito quam ex intentione101 » : telles étaient, à la différence d’Hospice, ses « chaînes ». Un siècle et demi après le Dialogues, nous retrouvons dans la Vie de saint Hubert de Liège l’image du saint rendu encore plus beau après son trépas : Son visage apparaissait plus beau après sa mort que lorsqu’il vivait dans ce monde ; on voyait le défunt gisant sur son lit, le visage brillant comme une rose, et l’éclat de son visage était plus grand que quand il vivait dans ce monde102.

Sous la gaucherie de l’expression latine, le message transmis par l’hagiographe est parfaitement clair : dans le corps saint, c’est déjà la lumière de la résurrection qui brille103.

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Dial., IV, 28, 1, p. 96. « Nam manus eius ac pedes, podagrae humore tumescentes, versi in vulneribus fuerant et profluente sanie patebant. Sed dum corpus eius ex more ad lavandum fuisset nudatum, ita manus pedesque eius sani inventi sunt, ac si numquam vulneris aliquid habuissent » (Dial., IV, 28, 3, p. 97 ; trad. P. Antin). Ce récit a déjà été fait par Grégoire dans une de ses Homélies sur les évangiles (XXXVI, 13). Dial., IV, 28, 1, p. 96. « Cuius vultus magis pulcher apparebat post obitum, quam fecisset, quando vivus erat in seculo ; tamquam rosa fulgens videntes vultu grabbato iacentem defunctum, magis fulgebat in vultu quam vivus in seculo » (Vita Hugberti episcopi Traiectensis, 16, MGH SRM VI, p. 492). L’optimisme de l’hagiographie à l’égard du sort des corps saints contraste avec le pessimisme – ou réalisme, si l’on veut – des Pères grecs étudiés par J.-M. Mathieu : chez Grégoire de Nysse, Grégoire de Naziance ou Jean Chrysostome, on décèle une ‘horreur chrétienne de la décomposition’ ; « tout corps pourrit dans la terre jusqu’à la résurrection, c’est la norme. Même le corps saint pourrit et est caché […]. La beauté du martyr relève de l’art ou de l’apparition, et sa bonne odeur de la métaphore. Comme pour les autres morts, le corps se dissout et retourne à la terre et le martyr lui-même dort en attendant la résurrection. Car l’âme est ailleurs » (J.-M. Mathieu, « Horreur du cadavre et philosophie dans le monde romain. Le cas de la patristique grecque du ive siècle », dans La mort, les morts et l’au-delà dans le monde romain. Actes du colloque de Caen (1985), dir. Fr. Hinart, Caen, 1987, p. 318-319).

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Certains textes communiquent la même idée d’un point de vue différent. Ils décrivent le trépas du saint comme une non-mort, car le saint vit déjà « sur terre comme au ciel ». C’est le témoignage de la Vita Ermenlandi, datée de la seconde moitié du viiie siècle104. Ermenlandus était l’abbé d’un monastère fondé vers 673 dans une île sur la Loire, Indre (Aindre), non loin de Nantes. C’est là qu’il meurt : tandis que ses disciples pleuraient, et que chantaient les chœurs des anges et des vierges en compagnie desquels il était resté vierge dans ses pensées comme dans son corps, le bienheureux confesseur du Christ, joyeux et comme profondément endormi, entre les paroles des prières, abandonna son corps privé de vie au milieu des frères, préservé de la douleur de la mort autant qu’il avait été éloigné de la souillure de la sensualité, et s’en alla vers le Christ, avec qui, couronné de gloire éternelle, il exulte dans les siècles des siècles. Amen105.

Ici encore, sans nous attarder sur la question de la vérité factuelle de ce récit, relevons-en les traits saillants, à commencer par le plus frappant : le saint ne meurt pas, il s’endort. Pour lui, pas de « douleur de la mort » : il est « letus106 ». Le deuxième point essentiel à noter consiste dans le lien très explicite entre cette mort joyeuse et la chasteté de cœur et de corps vécue par le saint : Ermenlandus meurt en compagnie des anges et des vierges du ciel parce qu’il a vécu en leur compagnie dès ici-bas ; et il est épargné par les affres de l’agonie dans la même mesure qu’il s’est gardé intact de toute impureté. L’‘endormissement’ d’Ermenlandus n’est pas un cas unique ; saint Lubin aussi, selon sa Vie, « quasi sopore dormiens […] in gaudium domini sui intraturus angelis plaudentibus feliciter migravit ad caelos107 ». On songe aussi au cas de mort-sommeil de la légende des Dormants d’Éphèse, rapportée par Gré104

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Le premier manuscrit connu daterait de 767 (cfr H. Platelle, « Ermelando », BS, 5, col.  29). W. Levison penchait pour une datation plus tardive, à savoir de la fin du viiie ou du début du ixe siècle (cfr W. Levison, Vita Ermenlandi abbatis Antrensis, MGH SRM V, p. 675-676). « […] discipulis flentibus, angelis cum virginum choris, in quorum collegio mente virgo et corpore permansit, decantantibus, letus, acsi sopore dormiens, inter verba orationis beatissimus Christi confessor, in medio fratrum exanime corpus linquens, tam a dolore mortis inlesus, quam fuerat a contagio libidinis alienus, migravit ad Christum, cum quo perpetua coronatus gloria exultat in saecula saeculorum. Amen » (Vita Ermenlandi abbatis Antrensis, 17, MGH SRM V, p. 703). Cet aspect a été remarqué déjà par M. Lauwers, qui explique : « Cette vision pacifiée de la mort témoigne de la transformation de la sainteté : à l’époque mérovingienne, le modèle des saints évêques et des saints abbés se substitue à celui des martyrs et des confesseurs » (« La mort et le corps des saints », p. 29). Vita sancti Leobini, 83, MGH Auct. Ant. IV/2, p. 81. La Vie date de l’époque carolingienne (cfr C. Deremble-Mahnes, « Saint Lubin, mutation d’un thème du temps carolingien au vitrail de Chartres », dans Les fonctions des saints dans le monde occidental (iii  e-xiii  e s.), Rome, 1991, p. 295317). La Vita Anstrudis, datable de la première moitié du viiie siècle, explique aussi que la mort est en fait un endormissement : « Defectus namque corporum non mors, sed dormitio et somnus in scripturis sacris appellatur, quia substantia humanae corporalitatis non tollitur, sed per gloriam resurrectionis in perpetuas aeternitates reformabitur ab illo, qui mortem sua morte dissipavit » (Vita Anstrudis abbatissae Laudunensis, 10, MGH SRM VI, p. 71).

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goire de Tours. La légende est d’origine orientale, et des témoignages littéraires en existent dès le ve siècle108. Différentes traductions en langues vernaculaires la rendirent populaire en Orient, et c’est Grégoire qui l’introduisit en Occident à travers sa propre composition, élaborée sur la base d’une traduction effectuée par un Syrien du nom de Jean109. Les sept Dormants d’Éphèse seront par la suite vénérés dans un certain nombre de sanctuaires en Occident, et auront l’honneur d’un chapitre de la Légende dorée de Jacques de Voragine110. Comme l’on sait, l’histoire raconte que, lors de la persécution de Dèce, sept jeunes gens se réfugièrent dans une grotte près d’Éphèse où les persécuteurs les emmurèrent. Deux cents ans plus tard, sous Théodose II, des bergers les y découvrent. Dieu ramène alors à la vie les jeunes gens, qui se saluent « comme d’habitude, pensant n’avoir dormi qu’une nuit seulement111 ». Ils s’asseyent alors « alacres atque robusti ». Et Grégoire continue en précisant : « non seulement leurs corps étaient pleins de grâce et très beaux, mais même leurs vêtements étaient intacts et sans dommage, comme ils avaient été endossés de nombreuses années auparavant112 ». Informés, l’évêque et une foule de fidèles accourent et découvrent à leur tour les ‘réveillés’, « dont les visages brillaient comme des roses et resplendissaient comme par l’énergie du soleil ; de fait, nulle partie n’avait été amoindrie tant dans leurs vêtements que dans leurs corps113 ». L’empereur Théodose arrive à son tour et rend grâce au Christ qui, ayant entendu ses prières et ses doutes sur ce sujet, ne l’a pas « frustré de l’espérance de la résurrection114 ». Ainsi, le thème central de la légende est l’affirmation de la résurrection des morts, niée par la « secte des Sadducéens » au temps de Théodose (toujours selon le texte)115. La description des ‘réveillés’ concorde avec celles que nous avons vues des saints morts : la mort n’est au fond qu’un somme, dont on sort lors de la résurrection ; les ‘dormants’ sont dès maintenant « resplendissants ». Les sept Dormants de la légende, après avoir été ressuscités, vont toutefois mourir à nouveau, mais cette fois pour tout le temps devant s’écouler jusqu’au 108

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Sur le contexte et les possibles circonstances de l’émergence de cette légende, cfr Fr. Jourdan, La tradition des sept dormants. Une rencontre entre chrétiens et musulmans, Paris, 1983, p. 46 sq.  C’est ce que précise Grégoire dans l’explicit, ainsi que dans son livre In gloria martyrum, 94, où il fournit une version abrégée de la légende (cfr Fr. Brunhölzl, Histoire de la littérature latine du Moyen Âge, p. 132-133). Il pourrait pourtant s’agir d’un Grec ; dans ce cas, le mot « Syrien » est employé au sens large pour signifier « Oriental » (cfr Fr. Jourdan, La tradition des sept dormants, p. 50). Sur tout cela, nous renvoyons à l’étude déjà citée de Fr. Jourdan. « […] salutantes se de more, putantesque se una tantum nocte dormisse… » (Passio septem dormientium, 7, MGH SRM I/2, p. 400). « Erant enim non modo corpora eorum venusta atque pulcherrima, verum etiam ipsa vestimenta integra atque inlaesa, sicut ante annos plurimos fuerant ab his induta » (ibid.). « […] et erant facies eorum tamquam rosae florentes et sicut sol in virtute fulgentes ; nihil enim diminutum erat neque de vestimentis neque de corporibus eorum » (ibid., 10, p. 402). « […] non fraudavit me spe resurrectionis » (ibid., 11, p. 402). Cfr ibid., 6.

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moment de la résurrection finale. Or ce second trépas est de nouveau un ‘endormissement’ : « obdormierunt », dit le texte116. Pour pouvoir correctement saisir la portée de ce récit, il faut noter en premier lieu l’intérêt porté par Grégoire de Tours à cette histoire, qu’il a choisi de traduire pour en assurer la diffusion autour de lui. Ce projet reflète un thème récurrent de son œuvre littéraire : l’affirmation de la réalité de la résurrection. C’est par exemple le sujet d’une page des Histoires dans laquelle il rapporte longuement sa dispute avec un de ses prêtres, « imprégné par le poison de la perversité saducéenne, [et] disant qu’il n’existe pas de résurrection future117 ». Mais le thème même du saint ‘endormi’ apparaît au sujet de l’apôtre Jean, au premier Livre des mêmes Histoires : Quand il fut vieux et plein de jours, après une vie accomplie au service de Dieu, il se coucha vivant dans un sépulcre. On rapporte qu’il ne goûtera pas de la mort jusqu’à ce que le Seigneur vienne de nouveau pour juger ; c’est Lui-même qui le dit dans les évangiles en ces termes : ‘Je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne’ (Ioh. 21, 22)118.

Il faut également rappeler la diffusion, avant même cette époque, en Orient d’abord, puis en Occident, de l’affirmation de la Dormition/Assomption de la Vierge, c’est-à-dire de l’idée selon laquelle Marie n’a connu la mort corporelle que temporairement, comme si elle s’était ‘endormie’, et qu’elle a ensuite été ressuscitée et « assumée » (assumpta) corps et âme dans la gloire de son Fils119. De nombreux écrits apocryphes relatent ces événements, regroupés sous le titre générique de Transitus Mariae ; c’est le cas, par exemple, de la « Dormition de Marie » du pseudo-Jean, rédigée en grec, puis traduite en latin et en d’autres langues, et datée du vie siècle120. Grégoire de Tours rapporte lui aussi, et de manière très explicite, la mort puis l’assomption de la Vierge121. Quant aux principales fêtes mariales, dont celle de l’Assomption, elles se fixent en 116

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Ibid., 12, p. 403. Il nous semble que tout ce texte illustre bien ce que Giselle de Nie a décelé dans les récits de miracles de Grégoire, à savoir une vision de la réalité dans laquelle perceptions sensorielles, efforts d’imagination et rêves éveillés se mêlent ou se superposent (cfr G. de Nie, Views from a many-windowed tower : studies of imagination in the works of Gregory of Tours, Amsterdam, 1987, p. 210). « […] Sadduceae malignitatis infectus veneno, dicens, non esse futuram resurrectionem » (Hist., X, 13, p. 496). Rappelons que Grégoire a réécrit le poème composé par Lactance (début du ive siècle) sur le Phénix, l’oiseau fabuleux qui toujours renaît de ses cendres, un mythe dont les Pères firent une lecture chrétienne (cfr Gregorius Turonensis, De cursu stellarum ratio, MGH SRM I/2, p. 861). Sur ce sujet, voir notre Première Partie, p. 38-39. « […] qui senex et plenus dierum perfectaeque in Deum vitae vivens se deposuit in sepulchro. Hic fertur non gustare morte, donec iteratis Dominus iudicaturus adveniat, ipso in evangeliis ita dicente : ‘Sic eum volo manere, donec veniam’ » (Hist., I, 26, p. 20 ; trad. R. Latouche, Grégoire de Tours : Histoire des Francs, Paris, 1974, vol. 1, p. 52). Cfr J. Bellamy, « Assomption de la sainte Vierge », DTC, 1, col. 2127-2141. Cfr S. C. Mimouni, « Dormition de Marie du Pseudo-Jean : Introduction », dans Écrits apocryphes chrétiens, dir. Fr. Bovon, P. Geoltrain, Paris, 1997, t. 1, p. 165-166. Cfr GM, 4 et 8.

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Occident entre le viie et le ixe siècles122. On est donc en droit de se demander si la théologie, et surtout la dévotion mariale, ne forment pas un cadre de pensée implicite aux récits d’‘endormissement’ des saints illustrés par ceux que nous avons présentés dans cette section123. Les rites funéraires L’embaumement des saints En 587, Grégoire de Tours accourt à Poitiers pour y célébrer les funérailles de Radegonde, la reine devenue abbesse du monastère Sainte-Croix. Au moment de descendre le cercueil dans la tombe, Grégoire observe que la fosse est plus large que d’habitude et en explique le motif : La prévoyance de l’abbesse avait fait construire un cercueil en bois, dans lequel elle avait fait renfermer le corps embaumé avec des aromates ; aussi la tombe étaitelle plus large, pour que le cercueil, construit en joignant les côtés prélevés sur deux sépulcres différents, y fût disposé avec le saint corps124. 122

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À Rome, entre le milieu du viie siècle et l’année 687 (début du pontificat de Serge I), des formulaires pour la célébration de l’Assomption, ainsi que d’autres fêtes mariales, sont insérés dans le sacramentaire grégorien, le livre liturgique à l’usage du pape (cfr J.  Deshusses (éd.), Le sacramentaire grégorien, Fribourg, 1971, p. 53). Le Missale Gothicum, probablement composé à Autun vers 700, comprend encore pour unique fête mariale celle de l’Assomption, fixée au 18 janvier (cfr Missale Gothicum, XII, éd. L. C. Mohlberg, Roma, 1961, p. 28-31. Voir aussi l’étude de E. Rose, « Liturgical commemoration of the saints in the Missale Gothicum (Vat. Reg. Lat. 317). New approaches to the liturgy of early medieval Gaul », Vigiliae Christianae, 58 (2004), p. 87). En 804, la célébration de l’Assomption est généralisée dans toute la France. Mais le contenu et la signification de l’Assomption de la Vierge restent discutés, par exemple par Paschase Radbert (790-865 ; cfr Fr. Brunhölzl, Histoire de la littérature latine du Moyen Âge, I/2, Louvain-la-Neuve, 1991, p. 130). Déjà Adomnan de Iona, transcrivant à la fin du viie siècle le récit du pèlerinage en Terre sainte d’Arculfe, reflétait une prudence similaire : « Sed de eodem sepulchro quo modo vel quo tempore aut a quibus personis sanctum corpusculum eius [=  Mariae] sit sublatum vel in quo loco resurrectionem exspectat nullus, ut refert [Arculfus], pro certo scire potest » (Adomnan, De locis sanctis, I, xii, 3, éd. L. Bieler, Turnhout, 1965 (CCSL 175), p. 195). Voir aussi J. Chélini, L’aube du Moyen Âge : naissance de la chrétienté occidentale : la vie religieuse des laïcs dans l’Europe carolingienne (750-900), Paris, 1991, p. 315-318. Le thème de la mort conçue comme une forme de sommeil est aussi bien présent dans la Bible, que ce soit dans l’Ancien ou le Nouveau Testament, et cela est évidemment un horizon de référence fondamental (cfr Gen. 47, 30 ; Ps. 13, 4 ; I Cor. 15, 6.18 ; I Thess. 4, 14 ; Marc. 5, 39 ; Ioh. 11, 11 ; etc.). L’idée est reprise dans diverses liturgies, celle de l’Église romaine par exemple (cfr Fr. Jourdan, La tradition des sept dormants, p. 155). Chez Grégoire de Tours, d’autres témoignages peuvent être invoqués (GC, 34 ; GC, 80), sur lesquels nous reviendrons. Signalons enfin une autre piste : l’idée, courante dans l’Antiquité tardive, selon laquelle les corps morts conservent une certaine sensibilité, comme s’ils se trouvaient en fait en état de sommeil (cfr Y. Duval, Auprès des saints corps et âmes. L’inhumation ‘ad sanctos’ dans la chrétienté d’Orient et d’Occident du   e   e iii au vii siècle, Paris, 1988, p. 212-213). « Nam providentia abbatissae capsam ligneam fecerat, in qua corpus aromatibus conditum incluserat, et ob hoc fossa sepulturae spatiosior erat, ita ut, ablatis duorum sepulcrorum singulis spondis, ac de latere iuncta capsa cum sanctis artubus locaretur » (GC, 104, p. 366).

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Le corps de la sainte a donc été « conditum ». La description de la tombe permet toutefois de comprendre qu’il n’a pas été réellement embaumé – c’està-dire après éviscération et autres interventions ‘lourdes’ –, mais simplement enveloppé d’aromates – d’ailleurs en telle quantité qu’il fallut recourir à un cercueil extra-large. Les effets de cet ‘embaumement’ devaient être assez modestes, comme le montre le reste du chapitre. En effet, un peu plus haut dans le texte, Grégoire relate qu’à son arrivée, les religieuses attendaient encore l’évêque de Poitiers, Marovée, pour qu’il célébrât les funérailles. Conscient des difficiles relations entretenues par Marovée et Radegonde, et sachant que l’évêque ne viendrait certainement pas, Grégoire enjoint l’abbesse d’accélérer l’heure des funérailles « afin que le saint corps ne souffre pas d’injure et que la grâce que Dieu a procurée aux bienheureux membres ne soit enlevée tandis que le moment de la sépulture est retardé125 ». Le conseil de Grégoire reflète sa préoccupation à l’égard de l’état du corps : celui-ci ne doit pas subir une « iniuria[m] », c’est-à-dire aussi bien « l’injustice » d’un retard indu dans les funérailles, que la « blessure » infligée très concrètement et visiblement par le temps qui s’écoule ; il précise même qu’un tel retard pourrait faire disparaître la « gratia[m] » accordée au corps par Dieu, cette « grâce » qui, en latin comme en français, dit aussi charme physique et attrait, et que Grégoire a admirée sur le visage de la défunte à son arrivée126. L’inquiétude de Grégoire à l’égard de la bonne conservation du corps est certainement renforcée par les circonstances : il fait probablement assez chaud, puisque Radegonde est morte au mois d’août127. Les funérailles sont finalement célébrées, le troisième jour après le décès128. La sainte morte repose donc entourée de parfums dans sa tombe. Cette constatation rejoint la direction de nos recherches sur l’odeur de sainteté et justifie que nous nous attardions sur les éventuelles pratiques d’embaumement de saints personnages durant notre période. En effet, si l’on espère mieux comprendre la signification et les fonctions des parfums merveilleux, il est indispensable de situer les témoignages textuels dans le ‘paysage olfactif’ que signalent des pratiques bien concrètes. Pour ce faire, passons en revue la documentation disponible. 125

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« […] ne sanctum corpus iniuriam patiatur, et gratiam, quam Deus beatis artubus praestetit, auferatur, dum tempus sepulturae defertur » (ibid., p. 365). Cfr supra, p. 125. Le risque d’une décomposition des morts était toujours présent à l’esprit dans le cas de défunts prestigieux : les évêques, par exemple, devaient être exposés, dans leurs parements pontificaux, aux hommages du clergé et des fidèles ; de plus, leurs funérailles étaient normalement célébrées par des évêques, ce qui pouvait entraîner des délais fâcheux. À la mort de saint Gall, évêque de Clermont (551), les évêques ne purent arriver que le quatrième jour ; aussi le corps fut-il couvert de mottes d’herbe pour en empêcher la décomposition : « Et quia, ut diximus, conprovintiales longe distabant nec celerius venire potuerant, ut mos rusticorum habetur, glebam super beatum corpus posuere fideles, quo ab aestu non intumesceret » (VP, VI, 7, p. 236). Cfr E. Dabrowska, « La sépulture des évêques et des abbés dans la Gaule du ive au viie siècle », dans Actes du XI  e Congrès international d’archéologie chrétienne, Rome, 1989, p. 1263. Cfr Hist., IX, 2.

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En premier lieu, on peut simplement observer que les textes montrent que, durant toute notre période, on connaissait l’existence de pratiques d’embaumement – ne serait-ce qu’en tant que pratiques du passé. Dans certains documents, l’embaumement semble motivé surtout par le délai requis pour l’enterrement. C’est certainement le cas de Radegonde : l’évêque de Poitiers, en mauvais termes avec la fondatrice et abbesse du monastère, ayant refusé de présider aux funérailles, il faut attendre l’arrivée de Grégoire de Tours, ce qui explique la quantité d’aromates couvrant le corps129. Un siècle plus tôt, la Vie de Germain d’Auxerre, rapporte que le saint, mort à Ravenne en 448, avait souhaité être enterré en Gaule. En vue du voyage, le corps fut donc préalablement embaumé130. La technique utilisée devait être sophistiquée pour permettre la conservation du corps pendant un si long voyage. Mais la cour impériale résidant à Ravenne disposait certainement de spécialistes de l’embaumement, ne serait-ce qu’en raison de ses relations avec Constantinople. D’ailleurs, à la fin du vie siècle, un passage de Grégoire le Grand témoigne encore de l’activité d’embaumeurs dans cette capitale : à la mort d’une personnalité, on cherche pour l’embaumer un medicus et un pigmentarius131. Le récit peut bien être fictif – cela expliquant sa localisation loin de Rome132 –, on est en droit de penser que Grégoire y fait intervenir les embaumeurs sur la base de ses souvenirs personnels de Constantinople, où il séjourna comme apocrisiaire de 579 à 585. Dans ces mêmes décennies du vie siècle finissant, Grégoire de Tours rappelle de son côté que le corps de l’apôtre André martyrisé fut embaumé avant d’être enseveli à Patras – nous sommes donc encore en Orient133. Même si l’on admet qu’à cette époque déjà – nous l’avons vu dans le cas de Radegonde –, et plus encore dans les périodes successives, les techniques d’embaumement se sont considérablement simplifiées en Occident, nous ne disposons que de rares témoignages explicites de cette pratique chez des saints134.

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Cfr B. Effros, Caring for Body and Soul. Burial and the Afterlife in the Merovingian World, University Park (PA), 2002, p. 73. « Acolus corpus aromatum constrictione solidavit, regina vestivit » (Constantius Lugdunensis, Vita Germani episcopi Autissiodorensis, VIII, 44, éd. R. Borius, Paris, 1965, p. 200). La Vie date de vers 480. « Cumque medicus atque pigmentarius ad aperiendum eum atque condiendum esset quaesitus… » (Dial., IV, 37, 5, vol. 2, p. 128). Embaumer signifie donc bien, à l’origine, « ouvrir » et « remplir d’aromates ». C’est l’opinion de A. de Vogüé dans son commentaire aux Dialogues (cfr ibid. p. 128, n. 5). On peut objecter à cet argument géographique que, inversement, la proximité géographique n’implique pas qu’un récit soit plus véridique ; et que, d’autre part, le personnage en question – revenu ensuite à la vie sans avoir été embaumé ! – était connu aussi bien de Grégoire que de son interlocuteur, le diacre Pierre. « Cuius beatum corpus Maximilla accipiens, conditum aromatibus recondidit in sepulchro… » (Liber de miraculis beati Andreae apostoli, 36, p. 395). Le récit est basé sur une Passion de l’apôtre mentionnée dans la phrase précédente par Grégoire. Nous rejoignons sur ce point l’observation de P. A. Février sur la rareté de ces procédés en Occident, rareté qu’il faut peut-être relier, selon lui, à l’idée que la décomposition du corps est inévitable (cfr « La mort chrétienne », p. 893).

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Et de fait, notre corpus n’offre guère d’autres mentions de soins funéraires s’en rapprochant. L’une d’elles se trouve dans la Vie de sainte Bertille, moniale de Jouarre, puis abbesse de Chelles, où elle mourut en 702. La Vie a été récemment datée du début du viiie siècle135. On y apprend que, le quatrième jour après le trépas de la sainte, son corps fut enseveli après avoir été entièrement enduit de parfum136. Il ne s’agit donc pas d’un embaumement proprement dit, mais peutêtre cette onction en est-elle un substitut techniquement plus aisé. Toutefois, nous pensons qu’il faut plutôt interpréter cette onction comme une marque d’honneur rendu à la sainte, puisque le texte lui-même souligne que les rites funèbres furent accomplis « cum honore debito ». Or les parfums sont traditionnellement un élément des honneurs rendus aux défunts137. C’est d’ailleurs probablement la signification du témoignage de la Vie de saint Samson de Dol, dont le cadavre fut « unguentis conditum138 », ou de celui de la Passion de saint Didier composée par Adon de Vienne (mort en 875), qui écrit que le corps du martyr devait être « enveloppé d’aromates et de linges précieux139 » avant d’être enterré. On peut encore invoquer quelques témoignages indirects ou implicites d’une pratique de l’embaumement des saints. Ils apparaissent dans les récits de découvertes de corps saints retrouvés intacts140. Nous nous y intéresserons d’autant plus quand ils mentionnent des odeurs agréables, puisque celles-ci peuvent indiquer l’emploi d’aromates pour préparer le corps avant l’enterrement. Mais nous présenterons en détail cette documentation dans le chapitre

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Cfr I. Réal, Vies de saints, vie de famille. Représentation et système de la parenté dans le Royaume mérovingien (481-751) d’après les sources hagiographiques, Turnhout, 2001, p. 47. W. Levison, éditeur de la Vita pour les Monumenta Germaniae Historica, proposait une datation de la deuxième moitié du viiie ou du début du ixe siècles (cfr MGH SRM VI, p. 99). « […] cum honore debito beatum corpusculum balsamo perunctum condiderunt » (Vita Bertilae abbatissae Calensis, 8, p. 109). Cfr supra, p. 32, 35-36. Ce point est d’ailleurs confirmé par l’usage d’aromates lors de la déposition des reliques dans le rituel de dédicace d’une église (cfr infra, p. 440-441, 443). Vita Samsonis Dolensis, I, 61, éd. P. Flobert, Vie ancienne de saint Samson de Dol, Paris, 1997, p. 235. L’éditeur propose une datation autour de 750. « Cumque jam odoramentis, et pretiosis linteaminibus involvendum sanctissimi martyris corpus… » (Ado Viennensis, Passio sancti Desiderii episcopi Viennensis, PL 123, col. 441). Travaillant sur des sources anglaises, D. Rollason émet l’hypothèse que des défunts susceptibles de faire l’objet d’un culte ont pu être embaumés pour être mieux préservés, comme semblent l’indiquer des corps retrouvés ces dernières décennies : « This need not have appeared to contemporaries as deception. On the contrary, it would be the success of the embalming process in preserving the body which would signify God’s support for the canonization » (D. Rollason, Saints and Relics in Anglo-Saxon England, Oxford - Cambridge (MA), 1989, p. 39). Pour appuyer cette opinion, l’auteur cite Bède qui, commentant le Cantique des cantiques, rappelle que la myrrhe et l’aloès préservent de la corruption ; nous doutons pourtant que Bède fasse allusion à des pratiques contemporaines : il est plus naturel de postuler qu’il produit cette information directement à partir de la Bible ou des Pères. J. Leclercq faisait une observation analogue à propos du « nard » (cfr L’amour des lettres et le désir de Dieu. Initiation aux auteurs monastiques du Moyen Âge, 3e éd. corr., Paris, 1990, p. 77).

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dédié à l’inventio des corps saints. Qu’il suffise de signaler ici un cas, dont la datation sort des limites de ce travail, mais qui, vu la rareté de nos sources, est d’un grand intérêt. À la fin du xe siècle, des pèlerins de Rouen en route vers le Mont Saint-Michel voulurent exhumer, au Val-de-Vire, la dépouille de saint Sever, évêque d’Avranches, qui y avait été enseveli en 578. Les braves pèlerins estimaient que le saint n’y recevait pas les honneurs mérités. Quand donc ils découvrirent le sarcophage, une excellente odeur s’en dégageait, et ils y virent un homme étendu et comme endormi ; ils s’aperçurent alors que le corps, enveloppé de bandelettes demeurées intactes, était imprégné de parfums. Ainsi, si l’on en croit la Vie de saint Sever, l’embaumement du vie siècle avait permis de conserver pendant quatre siècles le précieux corps141. L’embaumement dans le haut Moyen Âge Nous pouvons confronter les témoignages concernant l’embaumement des saints avec d’autres documents, qui attestent une diffusion plus large de procédés de conservation des corps – ou qui, du moins, reflètent la conscience de leur existence. – Sources littéraires Ainsi Eugippe, rédigeant en 511 un « mémoire » sur la vie de saint Séverin, clame-t-il haut et fort que la parfaite conservation du corps saint, ainsi que la douce odeur qui s’en dégageait six ans après son inhumation, sont un « miraculum », « car le cadavre du saint, qui n’avait pas reçu d’herbes aromatiques et qui n’avait pas été touché par la main de l’embaumeur, s’était conservé sans dommage jusqu’à ce jour avec la barbe et les cheveux142 ». C’est ici entre les lignes que nous pouvons entrevoir ce qu’un moine du début du vie siècle pouvait savoir de l’embaumement. La situation opposée apparaît chez Grégoire de Tours, qui relate l’ouverture accidentelle d’un sarcophage, placé parmi d’autres tombeaux de saints ascètes, dans l’église de Saint-Vénérand (Venerandus) à Clermont : Une jeune fille apparut couchée dans le sarcophage, tous ses membres aussi fermes que si elle avait à peine été enlevée de ce monde. Son visage, ses mains et

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« [corpus] pannis mundissimis obvolutum, unguintis pretiosis delibutum » (Vita sancti Severi, cit. dans E. A. Pigeon, « De l’embaumement des morts à l’époque mérovingienne », Bulletin archéologique du Comité des travaux historiques et scientifiques, (1894), p. 141). Il est bien sûr toujours possible que la conservation d’un corps soit due à des facteurs naturels, une terre riche en salpêtre par exemple (cfr P. Saintyves, « De l’incorruption des corps saints », Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris, Paris, 1923). « […] quia cadaver sancti, in quo nulla aromata fuerant, nulla manus accesserat condientis, cum barba pariter et capillis usque ad illud tempus permansisset inlaesum » (Eugippius, Commemoratorium vitae sancti Severini, 44, 6, éd. et trad. Ph. Régerat, Eugippe : Vie de saint Séverin, Paris, 1991, p. 290-291).

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le reste de ses membres étaient intacts, ses cheveux très longs. Je crois pourtant qu’elle avait été embaumée143.

Grégoire ajoute que personne en son temps ne savait qui était la morte, son origine ou ses mérites144. Elle est certainement chrétienne, car il a précisé plus haut que le groupe des sarcophages, sculptés dans du marbre, représentaient des scènes de miracles du Christ et des apôtres145. Par ailleurs, la robe de soie de jeune fille est intacte et d’une telle blancheur que certains des présents pensent qu’elle est morte « in albis », tandis qu’elle portait encore la robe de son baptême146. En tout cas, elle était sans doute de condition aisée, étant donné la qualité de son sarcophage, ainsi que la mention d’anneaux et de colliers en or qui y auraient été volés147. Dans la conclusion de ce chapitre du Liber in gloria confessorum, Grégoire déclare finalement que la jeune fille devait posséder de grands mérites. Il l’affirme toutefois non parce que le corps est intact, mais parce qu’une malade, l’épouse du comte de Clermont, y recouvra la vue après avoir fait refermer le sarcophage148. C’est cette guérison qui certifie la vertu de la morte, plus que l’intégrité de son corps, attribuée par Grégoire à un embaumement149. On doit quand même s’interroger sur ce que pouvait représenter, concrètement, un embaumement pour Grégoire. Le fait qu’il suppose que la morte a été embaumée ne prouve pas que cette pratique était réellement, nous ne dirons pas utilisée, mais seulement connue avec précision de son temps. On peut ainsi comparer son observation à sa mention d’offrandes d’aromates aux dieux Mars et Mercure150 : dans ce dernier cas, il n’en avait certainement pas 143

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« In quo [sepulchro] apparuit puella iacens, ita membris omnibus solidata, quasi nuper ab hoc saeculo fuisset adsumpta. Nam facies manusque eius cum reliquis artubus integrae erant cum ingenti caesaries longitudine ; sed credo, eam aromatibus fuisse conditam » (GC, 34, p. 319). « Nulla tamen aetas temporis nostri, cuius meriti generisque aut nominis fuerit, aut opinione aut lectione cognovit » (ibid.). « Unde non ambigitur, eos esse christianos, quia ipsae historiae sepulchrorum de virtutibus Domini et apostolorum eius expositae sunt » (ibid.). Sur le caractère ostentatoire des sarcophages des représentants des élites à l’époque de Grégoire de Tours, cfr I. Wood, « Sépultures ecclésiastiques et sénatoriales dans la vallée du Rhône (400-600) », Médiévales, 31 (1996), p. 13-27. « Autumabant autem quidam nostrorum ob candorem vestimenti holosirici, in albis eam transisse » (ibid.). Ian Wood voit dans cette remarque un témoignage du fait que les vêtements des morts étaient choisis de manière délibérée en fonction de leur statut (cfr ibid., p. 20). On confrontera à ce témoignage littéraire celui apporté par l’archéologie : cfr infra, p. 138 sq. « Unde non ambigitur, esse eam nobilis meriti, quae talia praestare potuit aegrotanti » (ibid.). Il est significatif que, dans la description de la jeune morte, Grégoire n’emploie aucun terme du lexique du miraculum. Néanmoins, lue dans le contexte général du récit, la parfaite conservation du corps tend à paraître miraculeuse, car la guérison de la malade est due à l’attention accordée par celle-ci à la sépulture de la morte ; de plus, c’est dans une vision qu’une personne non nommée – probablement la morte – indique la condition de la guérison. L’état de conservation de la jeune fille s’explique-t-il alors par un embaumement ou par une cause surnaturelle ? Les deux éléments semblent juxtaposés, comme l’a relevé dans d’autres cas G. de Nie (cfr. Views from a many-windowed tower, p. 38). Cfr VJ, 5.

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une connaissance directe. Quand Grégoire écrit donc : « credo, eam aromatibus fuisse conditam », il pourrait fort bien faire appel à des souvenirs littéraires. Nous savons, et lui-même le répète, que son éducation fut lacunaire, mais il n’empêche que Grégoire n’a pas lu que la Bible. On repère aussi dans ses écrits les traces de lectures, directes ou non, de Virgile, de Salluste ou de Cicéron151. Toutefois il semble avoir surtout lu des textes hagiographiques152 – bien sûr –, quelques apocryphes du Nouveau Testament153, mais aussi des auteurs chrétiens, et parmi ceux-ci principalement Sulpice Sévère, Prudence, Sidoine Apollinaire et son contemporain Venance Fortunat154. Il a pu ainsi lire chez Prudence une description d’aspersion de myrrhe sur un mort en vue de le préserver de la décomposition155, mais peut-être s’agit-il de pure poésie. En revanche, ayant non seulement lu mais aussi réécrit le poème De phoenice de Lactance, il aurait pu connaître au moins des passages du grand ouvrage de ce dernier, les Institutions divines (304-314), où il aurait pu lire que, « alors que l’âme s’en va, le corps reste intact pendant de nombreux jours, et même, très souvent, quand il est embaumé, il se conserve fort longtemps156 ». Des mentions explicites d’embaumements sont de toute façon rarissimes pendant tout le haut Moyen Âge. En revanche, nous rencontrons parfois des indications indirectes, voire négatives. Lorsque Milon (mort en 871/872) raconte la découverte du corps intact de saint Amand (mort en 675/676157), il explique que cette parfaite conservation est due aux mérites du saint, mais il reconnaît que « les aromates préparés par les procédés humains des parfumeurs ne laissent nullement les cadavres se putréfier après la mort158 ». Et la Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, par exemple, dira que le bon état du corps d’Angilbert, trouvé intact, n’est pas dû à des aromates159. La même chronique rapporte que lorsque, au xie siècle, on voulut procéder à une nouvelle exhumation du même Angilbert, on découvrit d’abord le corps de son fils Nithard, couché dans le sel, dans le cercueil de bois couvert de cuir dans lequel on l’avait transporté

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Cfr M. Bonnet, Le latin de Grégoire de Tours, p. 49-53. Cfr ibid., p. 61. Cfr ibid., p. 63. Cfr ibid., p. 64-65. « […] aspersaque myrra Sabaeo / corpus medicamine servat » (Prudentius, Cathemerinon, X, 51-52, éd. M. Lavarenne, Prudence, t. 1, Paris, 1943, p. 57). « [corpus] non enim simul interit, sed anima discedente integrum per multos dies manet et plerumque medicatum diutissime durat » (Lactantius, Divinae Institutiones, 7,  12,  6, cit. dans M. Perrin, L’homme antique et chrétien. L’anthropologie de Lactance (250-325), Paris, 1981, p. 497). Sur Amand, cfr Histoire des saints, p. 58-64. « Si enim aromata pigmentariorum arte confecta humana nequaquam post mortem sinunt putrescere cadavera » (Milo, Vita Amandi episcopi, VI, MGH SRM V, p. 472). « […] corpore absque aromatibus indissoluto… » (Hariulfus, Chronicon Centulense, III,  5, éd. F. Lot, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, Paris, 1894, p. 102. Hariulf en a terminé la rédaction en 1104). Angilbert, mort en 814, avait été transféré en 842 dans l’église de Saint-Riquier.

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après sa mort en bataille (en 844)160. Cet exemple montre qu’à l’époque carolingienne les techniques de préservation des corps se sont extrêmement simplifiées : peut-être à cause de la disparition des connaissances techniques antiques, ou à cause du coût trop élevé d’aromates importés de la péninsule arabe ou de l’Inde ; il se peut encore que la simplification et la raréfaction de ces procédés soient dues à la répugnance qu’ils inspirent161, ou même simplement au désintérêt, le sort normal du corps étant de se dissoudre en terre162. Quoi qu’il en soit, les moyens empiriques auxquels on fait recours ne visent qu’au court terme : quelques jours de conservation, le temps de transporter le cadavre au lieu de sa sépulture163. On imagine bien que, même rudimentaires, les techniques de préservation ne concernent que de grands personnages. Le plus fameux d’entre eux est Charlemagne qui, à sa mort, le 28 janvier 814, fut inhumé le même jour sous le sol de la chapelle d’Aix164. Dans sa Chronique, Adémar de Chabannes (mort en 1034) rapporte que le corps de l’empereur fut embaumé, son tombeau rempli « d’aromates, de parfums, de baume, de musc et de trésors en or165 ». Après Charlemagne, les sources littéraires ne présentent, pour la partie occidentale de l’Empire, puis pour le royaume capétien, que de rares exemples d’un minimum d’embaumement, peut-être parce que les souverains, de Charles le Chauve à Louis VII, sont souvent morts relativement près de Paris, c’està-dire du lieu de leur sépulture. Dans le reste de l’Empire, en revanche, il arrive fréquemment que grands seigneurs, prélats ou empereurs, meurent à grande distance de l’église désignée pour leur sépulture ; l’embaumement s’avère alors nécessaire. C’est le cas de Otton Ier, mort en 973 à Mersebourg (Allemagne orientale) et qui doit être ‘préparé’ en vue de la centaine de kilomètres qu’il lui faut franchir pour être enseveli à Magdebourg166.

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« […] invenit lecticam ligneam coriatam domni Nithardi, filii ejus, abbatis et comitis, corpus continentem sale perfusum, in cujus capite videbatur illa percussura qua, eventu praelii, fuit occisus » (Hariulfus, Chronicon Centulense, IV, 32, p. 265). Selon une hypothèse de A.  Erlande-Brandenburg, Le Roi est mort. Etude sur les funérailles, les sépultures et les tombeaux des rois de France jusqu’à la fin du xiii  e siècle, Genève, 1975, p. 28. C’est ce que suggère P. A. Février, « La mort chrétienne », p. 893. A. Erlande-Brandenburg mentionne le recours à l’éviscération dans le cas de Foulque Nerra, comte d’Anjou mort en 1040 à Metz ; à partir de la deuxième moitié du xie siècle, des exemples plus fréquents signalent l’usage d’aromates, de sel ou de vin, ce qui ne peut au mieux que retarder la décomposition ; le procédé le plus sûr était de bouillir dans le vin le cadavre et de ne recueillir que les os ainsi nettoyés des chairs (cfr Le Roi est mort, p. 28-30). Cfr P. Riché, Les Carolingiens. Une famille qui fit l’Europe, Paris, 1997, p. 162. « Corpus ejus aromatizatum et in sede aurea sedens positum est in curvatura sepulchri […]. Et repleverunt sepulchrum ejus aromatibus, pigmentis et balsamo et musgo et thesauris multis in auro » (Ademarus Cabannensis, Chronicon, II, 25, éd. P. Bourgain, Turnhout, 1999 (CCCM 129), p. 111). Le passage est retranscrit dans la Chronique de Saint-Maixent (éd. J. Verdon, Paris, 1979, p. 5). Le tombeau rempli d’aromates rappelle le cas de Radegonde vu plus haut. Cfr A. Erlande-Brandenburg, Le Roi est mort, p. 28.

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– Témoignages archéologiques Revenant à l’époque mérovingienne, nous pouvons gagner un aperçu des pratiques d’embaumement à travers quelques documents archéologiques. Lors des fouilles des années 1970 à Saint-Victor de Marseille fut retrouvé un sarcophage en travertin, resté inviolé jusqu’alors. La sépulture, datée de la fin du ve siècle, renfermait une jeune fille d’une vingtaine d’années, vêtue de différentes pièces d’habillement en soie pure d’origine chinoise. De plus, selon la description qu’en a donnée R. Boyer, « le corps était enveloppé – la tête exceptée – par une substance qu’on avait assujettie par des bandelettes de lin. Composé d’éléments aux propriétés antiseptiques : encens, ortie et thym, cet enveloppement avait pour but de retarder la décomposition du corps. Précaution utile : en effet, l’analyse pollinique et l’étude cryptogamique (des champignons microscopiques s’étaient développés très tôt aux dépens de végétaux déposés dans la tombe) ont révélé que l’inhumation avait eu lieu au mois de juillet, donc à la saison chaude, et qu’un laps de temps de huit à dix jours s’était écoulé entre la mort et l’inhumation167 ». La morte appartenait probablement à une classe sociale aisée, étant donné la qualité de son sarcophage (sculpté), de ses vêtements en soie, mais aussi en raison du coût entraîné par son enveloppement conservateur, qui employa « une grande quantité d’encens […] et l’intervention d’un spécialiste168 ». Le délai écoulé entre la mort et l’inhumation, ainsi que l’effort de préserver le corps, sont peut-être à mettre en rapport : on peut en effet supposer que la jeune femme est morte ailleurs qu’à Marseille – dans une résidence plus fraîche en été ? –, mais qu’elle y a été ramenée afin d’y jouir d’une sépulture privilégiée, proche d’un martyrium169, et peut-être d’être ensevelie près de tombes familiales. En 1959, une campagne de fouilles dans la basilique de Saint-Denis mit au jour une sépulture d’une exceptionnelle richesse, généralement acceptée comme étant celle de la reine Arégonde, une des épouses de Clotaire I (511561), connue grâce à Grégoire de Tours170. Bijoux, vêtements et accessoires de grande qualité accompagnaient le corps171. De plus, les analyses révélèrent que « le corps avait subi un embaumement partiel, sans doute par injection d’un

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R. Boyer, « Le sarcophage à sa découverte », Premiers temps chrétiens en Gaule méridionale. Antiquité tardive et Haut Moyen Âge (iii e-viii e siècle), Catalogue d’exposition, Lyon, 1986, p. 82. L’emploi de bandelettes et d’aromates correspond au cas de saint Sever (cfr supra, p. 134). Ibid. Cependant, l’ancienneté (dès le ive siècle) d’un culte rendu à Marseille à un martyr Victor reste discutée (cfr Br. Beaujard, Le culte des saints en Gaule. Les premiers temps. D’Hilaire de Poitiers à la fin du vi e siècle, Paris, 2000, p. 83-85). Cfr Hist., IV, 3. Description et illustrations détaillées dans M. Fleury, A. France-Lanord, « La tombe d’Arégonde », Les dossiers de l’archéologie, 32 (1979), p. 27-41. Pour une vue d’ensemble synthétique et une révision de la datation proposée par M. Fleury, cfr P. Riché, Dictionnaire des Francs, p. 47-48.

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liquide dans la bouche, procédé qui explique la conservation d’une partie du poumon172 ». Si nous pensons à l’embaumement des morts à partir des techniques antiques les plus sophistiquées, comprenant éviscération et traitements multiples au moyen d’aromates et d’autres matières, nous ne disposons que de rares exemples pour le haut Moyen Âge. Mais peut-être devons-nous porter notre attention à d’autres documents archéologiques. En effet, bien des récits ayant trait aux sépultures des saints mentionnent les fleurs, l’herbe, ou les branchages que l’on dépose dans ou au dessus des tombes. Or, dans certains cas au moins, la présence dans les sépultures de végétaux semble avoir visé la conservation, ne fût-ce que temporaire, des corps173. On en a un témoignage étudié avec précision dans le cas de la tombe de Philippe Ier (1052-1108), dégagée en 1958 à Saint-Benoît-sur-Loire174. Au moment de l’ouverture de la tombe, « la silhouette du squelette était parfaitement visible sous un extraordinaire amas de feuillages et de branches qui se présentaient dans un remarquable état de conservation175 ». Les végétaux, très bien conservés, étaient particulièrement abondants sur la moitié inférieure du corps, dont les os étaient pratiquement dissous176. L’analyse des végétaux a d’abord montré que, de l’abdomen aux pieds, le corps était, sur une épaisseur d’une dizaine de centimètres, entièrement couvert de rameaux et de feuilles de noyer, les rameaux mesurant de 25 à 60 cm de long. Quelques rameaux avaient été posés autour de la tête ainsi que sur la poitrine. Parmi les feuilles de noyer étaient mêlées des branches de menthe et d’angélique sauvage. La tête et les pieds reposaient sur des feuilles d’iridacées (peut-être des iris). Selon Albert France-Lanord, la fonction de cette masse végétale était de conserver le corps au frais pendant le transport de Melun, où le roi est mort, à Saint-Benoît (environ 150 km., soit 3-4 jours de route au moins). De fait, « les feuilles de noyer sont très riches en tanin et absorbent les rayons infra-rouges ». De plus, elles « contiennent également une substance appelée juglon (hydroxynaphtoquinone) qui a la propriété de conserver les matières animales. C’est ainsi que jadis les entomologistes plaçaient dans leurs boîtes vertes oblongues des feuilles de noyer pour bien conserver leurs récoltes d’in172 173

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M. Fleury, A. France-Lanord, « La tombe d’Arégonde », p. 31. Peut-être ne devons-nous pas affirmer trop rapidement que l’emploi de plantes ne constituait au Moyen Âge qu’un ersatz à bon marché d’aromates exotiques et coûteux. En effet, les experts embaumeurs que furent les Égyptiens utilisaient aussi des plantes fleuries dans la momification ; ainsi, la substance imprégnant le thorax et l’abdomen de Ramsès II contenait une immense quantité de pollens du genre Camomille (cfr M. Girard, « Les restes végétaux discrets dans les sépultures. Recherche et enseignements », Archéologie médiévale, XVI (1986), p. 143). Ces lignes suivent l’article de A. France-Lanord, « La tombe de Philippe Premier à Saint-Benoîtsur-Loire », Archéologie médiévale, 22 (1992), p.  367-392. Nous remercions Patrice Georges, de l’INRAP, de nous l’avoir signalé. Ibid., p. 371. Ibid.

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sectes177 ». Quant à la présence de menthe et d’angélique, l’auteur de l’étude n’en précise pas la raison, mais elle est certainement due à leur agréable odeur. Il faut aussi noter que leur période de floraison (juin-août) coïncide avec le moment de la mort de Philippe Ier (juillet)178, ce qui entraîne pour évidente conséquence que, comme les rameaux de noyer, les plantes aromatiques pouvaient fort bien être absentes des sépultures : tout dépendait de la saison. Cette constatation nous amène donc à relativiser les mentions de végétaux dans les sépultures. Quoi qu’il en soit, le cas de la tombe du roi capétien, bien que tardif par rapport au cadre de cette étude, témoigne de la fonction conservatrice attribuée à certaines plantes, tout au moins pour une durée de quelques jours. Par ailleurs, rappelons que la sépulture de la jeune morte de Saint-Victor a également révélé dans l’embaumement l’usage de plantes (orties et thym) à côté de l’encens. Il nous faut donc reprendre la documentation dont nous disposons et chercher si nous n’y pouvons pas discerner d’autres exemples pour le haut Moyen Âge. Si les textes, hagiographiques en particulier179, ainsi que les témoignages archéologiques font assez souvent état de feuilles, fleurs ou branchages déposés dans ou sur les tombes, il n’est pas aisé de distinguer une fonction conservatrice de fonctions honorifiques et symboliques. Nous savons ainsi qu’un certain nombre de sépultures comportaient des sortes de matelas, de coussins, voire de linceuls de végétaux. Ainsi, des fouilles récentes (1987-1990) dans la nécropole mérovingienne de la Grande Oye à Doubs (Département du Doubs) ont permis d’étudier 600 tombes, dont certaines étaient tapissées de litières végétales180. Des exemples plus tardifs sont aussi connus : des sépultures récemment fouillées à Meinier, près de Genève, comportaient des lits de branches de frêne181. Mais, dans un cas comme dans l’autre, il est difficile de discerner ici un procédé visant à freiner ou à empêcher la putréfaction. De même, à Saint-Germain-des-Prés, la fameuse tombe de Bilihilde, épouse de Childéric II (mort en 675), révéla que la tête de la reine reposait sur un coussin d’herbes odoriférantes182. Malheureusement, les conditions dans les-

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Ibid., p. 375. Cfr F. Starý, Plantes médicinales, adaptation française de M.-J. Dubourg, Paris, 1992. Par exemple, chez Grégoire de Tours : GM, 70 ; VJ, 46 ; VP, VI, 7 et VIII, 6. Cfr S. Manfredi, F. Passard, J.-P. Urlacher, « Rites funéraires mérovingiens. La nécropole de la Grande Oye à Doubs », Archeologia (Dijon), 286 (1993), p. 26. Des données plus anciennes sont présentées par É. Salin, La civilisation mérovingienne, d’après les sépultures, les textes et les laboratoires, Paris, 1950-1959, vol. 2, p. 128. L’ensemble se trouve sur le site de l’église des Saints-Pierre-et-Paul ; les sépultures sont datées de la période comprise entre le xe et le xiiie siècle (cfr J. Terrier, « L’église Saints-Pierre-et-Paul de Meinier. Les fouilles archéologiques », Genava, 52 (2004), p. 225-228). Nos remerciements à Jean Terrier pour nous avoir communiqué ces informations. Cfr P. Périn, « Saint-Germain-des-Prés, première nécropole des rois de France », Médiévales, 31 (1996), p. 34.

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quelles la sépulture fut ouverte au xviie siècle rendent notre documentation très déficiente. Nous ne pouvons donc vérifier l’hypothèse que les herbes utilisées étaient dotées de vertus antiseptiques ou conservatrices particulières. En revanche, un texte de Grégoire de Tours peut être invoqué comme un possible témoin de ces procédés. Dans le Liber in gloria confessorum est rapportée la découverte, puis l’ouverture du tombeau de Valerius, le premier évêque de Saint-Lizier : le corps est parfaitement intact et une douce odeur s’exhale du tombeau. On remarque alors que son corps repose sur une couche de feuilles de laurier183. À partir des maigres données disponibles sur l’évêque Valerius184 et sur l’évêque Théodore185, il est possible d’estimer que l’inventio de Valerius a eu lieu une cinquantaine d’année après sa mort. Que les feuilles de laurier – mêlées à d’autres peut-être – aient contribué à cette excellente conservation ? Comme l’on voit, les attestations disponibles de l’embaumement ou de procédés similaires dans le haut Moyen âge ne sont guère nombreuses, qu’elles nous soient fournies par les textes ou par les recherches archéologiques. Elles sont toutefois bien présentes. Il est donc possible que ces pratiques aient été plus répandues, et plus durablement, que ce que notre documentation témoigne. Bonnie Effros a ainsi suggéré que les grandes quantités d’épices achetées par des monastères comme celui de Corbie n’étaient pas seulement destinées à la préparation des aliments ou à celle des soins médicaux, mais aussi à embaumer des moines ou les bienfaiteurs des monastères186. Mais quelle signification pouvait donc revêtir l’embaumement ? Bonnie Effros voit différents motifs à ces pratiques : la recherche d’un certain délai pour transporter le mort ; le désir d’apaiser la crainte d’une décomposition du corps avant la résurrection de la chair ; l’expression du statut social et spirituel auquel les parents du défunt aspiraient187. La chercheuse américaine avance encore une autre raison à l’embaumement : l’aspiration de certains fidèles à ressembler, même après leur sépulture, aux saints, dont les corps étaient réputés incorruptibles. Ainsi, étant donné qu’un lien intrinsèque paraissait réunir sainteté et préservation corporelle, les techniques de conservation des corps visaient à conférer aux défunts une sorte de garantie d’admission immédiate dans la béatitude finale188. Pour discuter ces différents points, il nous faut rappeler que la quasi-totalité de notre documentation présente des embaumements superficiels : le corps

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« Lauri etiam folia sub se habebat strata… » (GC, 83, p. 352). Son successeur aurait pris part au concile d’Agde en 506 (cfr MGH SRM I/2, p. 351, n. 1). Attesté en 549 (cfr ibid., n. 2). Cfr B. Effros, Caring for Body and Soul, p. 74-75. Ibid. « The application of practices intended to hinder bodily decay indicates that some Christians viewed the physical well-being of deceased kin as evidence of their standing with God before the Last Judgment » (ibid., p. 72). Voir aussi B. Effros, « Symbolic expressions of sanctity : Gertrude of Nivelles in the context of Merovingian mortuary custom », Viator, 27 (1996), p. 8.

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est enduit d’aromates, enveloppé de bandelettes imprégnées d’épices, ou posé dans un sarcophage empli d’herbes ou de fleurs particulières. Dans certains cas, on peut même se demander si l’on se trouve vraiment face à un embaumement. Seule Arégonde semble avoir reçu par la bouche un liquide conservatoire. L’efficacité concrète de ces procédés devait donc rester assez aléatoire et dépendre pour bonne part des conditions pédologiques et des modalités pratiques de la sépulture. Si l’on pouvait donc espérer retarder le processus de décomposition le temps de transporter le mort jusqu’au lieu des funérailles ou de la sépulture, nous doutons que l’on s’attendît à des résultats beaucoup plus durables. Cette constatation déjà rend problématique à nos yeux l’hypothèse selon laquelle l’embaumement devait conférer symboliquement – voire magiquement ? – un statut de ‘sainteté’ au défunt. D’autre part, les saints, abbés et évêques en particulier, étaient entourés d’un tel apparat liturgique, hagiographique, ornemental, en un mot cultuel, que leur position devait apparaître réellement unique et inaccessible aux fidèles de toutes catégories sociales. Ceux-ci devaient mettre leur espoir de salut bien plus dans une éventuelle inhumation ad sanctos ou, à partir surtout de la fin du viiie siècle, dans la célébration de messes, que dans leur propre embaumement189. C’est bien ce que montrent les sépultures des rois francs, à commencer par celle de Clovis, qui se fit ensevelir près de la tombe de sainte Geneviève190. D’ailleurs, le cas d’Arégonde, qui semble effectivement avoir été embaumée, s’inscrit aussi dans cette stratégie, puisqu’elle fut inhumée à Saint-Denis. Quant à une peur de la décomposition du corps avant l’heure de la résurrection finale, nous ne la constatons pas, en tout cas pas comme un phénomène général en Occident pour notre période191. Au contraire, de nombreux sermons et écrits répètent que le corps mort est destiné à se décomposer jusqu’à la résurrection de la chair192. De même, les rituels funèbres gallicans et gélasiens ne transmettent pas l’idée d’un profond attachement au corps, la mort corporelle y apparaissant plutôt comme la libération de chaînes et de liens193. Cela n’ex189

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C’est à partir de ce moment, et pendant l’époque carolingienne, que « la virtus du saint se double, voire disparaît derrière une dévotion eucharistique grandissante, qui justifie le maintien de la pratique d’inhumer près ou dans le sanctuaire tout en infléchissant son sens » (C. Treffort, L’Église carolingienne et la mort, p. 131). Cfr B.  K. Young, « Exemple aristocratique et mode funéraire dans la Gaule mérovingienne », Annales ESC, 2 (mars-avril 1986), p. 390. Dans une perspective de longue durée, B. Caseau écrit néanmoins que, de l’Égypte ancienne au haut Moyen Âge, les parfums entourant les morts devaient rendre ceux-ci plus proches du monde divin, et que cette conception continue dans le christianisme : « By preserving the flesh with aromatics, or by surrounding it with incense and spices, the hope was expressed that it would make the final travel safer, or keep the body in good shape to await its resurrection » (B. Caseau, ‘Evodia’. The Use and Meaning of Fragrances in the Ancient World and their Christianization (100-900), thèse inédite, Princeton, 1994, p. 5). Il faudrait selon nous nuancer cette affirmation, surtout pour le monde occidental. Cfr p. ex. Ambrosius, Hexaemeron, VI, 51 ; Caesarius Arelatensis, Sermones, XXXI, 2 ; Gregorius Magnus, Moralia in Iob, III, 10. Même conception dans l’hagiographie mérovingienne du viie et du début du viiie (cfr M. Van Uytfanghe, « L’essor du culte des saints et la question de l’eschatologie », dans Les fonctions des

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clut évidemment pas qu’on l’entoure de soins et de respect, et ce d’autant plus que l’opinion commune était que le corps mort conserve des traces de l’âme qui l’a habité et, pour ainsi dire, ‘modelé’194. En somme, il nous paraît que, les funérailles accomplies, le corps n’est plus l’objet d’attentions particulières, tandis que l’on prie pour l’âme195. Les seuls états vraiment intéressants et significatifs de cadavres sont ceux, intacts, des élus, et ceux noircis, puants, exclus, des damnés. À part une visée de préservation à court terme, nous verrions donc plutôt dans les pratiques d’embaumement des marques particulières d’honneurs rendus aux morts – de même que l’on aspergeait leurs corps de parfums, ou que l’on entourait leurs tombes d’encens. Ces usages sociaux traditionnels avaient d’ailleurs assumé une signification religieuse proprement chrétienne sous l’autorité d’Augustin : vers 420/421, dans le De cura gerenda pro mortuis écrit en réponse à Paulin de Nole, l’évêque d’Hippone rappelle que « le Seigneur lui-même, bien qu’il dût ressusciter trois jours après sa mort, proclame et veut qu’on publie, comme une bonne action, le geste de la pieuse femme qui, en vue de sa sépulture, a répandu sur son corps un parfum précieux196 ». Dans un autre ouvrage, toutefois, Augustin souligne avec force que, si « l’esprit [du défunt] est tourmenté en enfer, à quoi lui sert-il que son corps soit étendu parmi les épices et les aromates, enveloppé de précieux suaires ?197 » Il est curieux de rapprocher de cet avertissement une notice du Liber pontificalis rapportant qu’un certain Bassus, mort après avoir incriminé le pape Sixte III (ou Xystus, 432-440198), fut néanmoins enveloppé, par les soins de Sixte lui-même, « cum linteaminibus et aromatibus199 » – mais l’attribution au pape de ces attentions veut peut-être manifester que Bassus avait été pardonné200.

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saints, p. 104). La liturgie romaine exprime une conception plus positive du corps, destiné à la résurrection (cfr D. Sicard, La liturgie de la mort dans l’église latine des origines à la réforme carolingienne, Münster, 1978, p. 252-253 et 403). Cfr Y. Duval, Auprès des saints corps et âmes, p. 203 sq.). Cfr P. A. Février, « La mort chrétienne ». « […] Ipse quoque Dominus, die tertio resurrecturus, religiosae mulieris bonum opus praedicat praedicandumque commendat, quod unguentum preciosum super membra ejus effuderit atque hoc ad eum sepeliendum fecerit » (Augustinus, De cura gerenda pro mortuis, 5, éd. bénédictine, trad. G. Combès, Paris, 1948 (BA 2), p. 473). Augustin souligne que l’attention portée au corps et à sa sépulture ne procure nul avantage pour le mort, mais qu’elle manifeste l’affection naturelle des vivants. « Spiritus torquetur apud inferos ; quid illi prodest, quia corpus iacet in cinnamis et aromatibus, involutum pretiosis linteis ? » (Augustinus, Enarationes in Psalmos, XLVIII, ii, 7, ed. E. Dekkers, J. Fraipont, Turnhout, 1956 (CCSL 38), p. 571). Alors qu’il n’était encore que prêtre, Xystus avait d’ailleurs échangé de la correspondance avec Augustin (cfr V. Monachino, « Sisto III », BS, 11, col. 1262-1264). Liber pontificalis, XLVI, 2 (Xystus), éd. L. Duchesne, Paris, 1886, t. 1, p. 232. La rédaction du Liber pontificalis a été entreprise au vie siècle seulement. Cela correspondrait au caractère conciliateur de ce pape (cfr V. Monachino, « Sisto III »). Sixte a peut-être aussi voulu ménager la parenté de Bassus : ce dernier était probablement consul et sortait d’une famille assez prestigieuse pour disposer d’un caveau « ad beatum Petrum apostolum » (Liber pontificalis, ibid.).

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Tous ces gestes, ainsi que le luxe du sarcophage et des parures, contribuaient à affirmer et à rehausser le statut du défunt et de sa parenté201. Les membres des élites pouvaient d’ailleurs connaître les exemples prestigieux d’empereurs qui avaient été embaumés, comme Théodose ou Justinien202. Enfin, fleurs ou parfums, d’emploi conservatoire ou non, ont aussi pour fonction d’anticiper symboliquement pour le mort les jardins paradisiaques. Nous n’y voyons donc pas un ‘conditionnement’ qui anticiperait efficacement la résurrection finale de la chair, mais plutôt une évocation symbolique, se rapportant et à l’âme –  immédiatement soumise au Jugement  – et au corps. Rappelons le cas de Radegonde, présenté plus haut : même la déposition d’une masse d’aromates dans un sarcophage ne signifiait pas nécessairement un réel effort de préservation du corps, puisqu’un délai de trois jours pour l’inhumation constituait déjà un motif de préoccupation203. Funérailles et sépulture des saints Avec ou sans embaumement, le corps était en tout cas lavé – peut-être en même temps parfumé204 ? – et habillé selon son statut. Les sources narratives mentionnent ces attentions205 : le saint ou la sainte doit être ‘présentable’ en vue de l’exposition de son corps aux regards des laïcs et du clergé206. Si, comme nous l’avons noté, les hagiographes décrivent volontiers la mort du saint comme son entrée dans la Cour céleste207, le sacramentaire dit Gélasien (rédigé à Rome au viie siècle) comporte une forme de la prière « Suscipe, domine » qui met en parallèle les rites de la toilette et de l’habillement avec une cérémonie analogue se déroulant dans le Ciel : « Suscipe, domine, animam servi tui… vestem caelestem indue eam et lava eam sanctum fontem vitae aeternae208 ». Enfin, selon un ordo mozarabe destiné à une communauté religieuse, le corps est encensé une fois lavé209.

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À propos des sépultures de l’élite gallo-romaine aux ve-vie s., cfr I. Wood, « Sépultures ecclésiastiques et sénatoriales », p. 21. Cfr B. Caseau, ‘Evodia’, p. 183. Les sources anciennes laissent apparaître des courants de pensée et des usages différents, parfois contradictoires, et qui peuvent fort bien coexister. Cfr Ado Viennensis, Passio sancti Desiderii episcopi Viennensis, PL 123, col. 441 (texte cité supra, p. 133). Les corps des saints abbés de Fontenelle Wandrille, Ansbert et Vulfran furent ainsi retrouvés vêtus de leurs parements sacerdotaux : « Nam sicut ministrare sanctis altaribus consueverant, ita etiam tumulati fuerant » (Gesta abbatum Fontanellensium : Baini Gesta, 4, éd. P. Pradié, Chronique des abbés de Fontenelle, Paris, 1999, p. 37). Voir encore B. Effros, Caring for Body and Soul, p. 177. Exposition qui avait lieu avant et pendant les processions vers l’église et/ou le cimetière (cfr ibid., p. 181-182). Cfr M. Lauwers, « La mort et le corps des saints », p. 36. Sacramentaire Gélasien, 1611, cit. in F. S. Paxton, Christianizing Death. The Creation of a Ritual Process in Early Medieval Europe, Ithaca - London, 1990, p. 65, n. 72). Cité par P. A. Février, « La mort chrétienne », p. 898.

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Ces soins portés au corps manifestent avant tout le respect dû à une créature de Dieu, destinée par ailleurs à ressusciter. Ils s’accordent aussi avec le désir de prévenir et de retarder l’émanation d’odeurs désagréables. Que ce souci soit généralisé, nous en voulons pour preuve la réponse donnée en 866 par le pape Nicolas I à une question des Bulgares fraîchement baptisés : non, un suicidé n’a pas droit à des obsèques chrétiennes, mais il faut enterrer son cadavre « afin que celui-ci ne cause aucun désagrément à l’odorat des vivants210 ». Ce n’est donc pas tant la vue d’un cadavre qui incommode, mais bien son odeur. – Les processions funèbres Samuel prit les corps des saints, et les porta au Tchinilah, son village. Tous les endroits où on mettait les corps des saints répandaient une odeur parfumée211.

Ce texte copte du vie siècle proclame les effluves dégagés par les corps des martyrs tout au long de la procession les portant au lieu de leur sépulture. Même quand les corps saints ne produisent pas de parfum miraculeux, ils sont toujours entourés d’agréables odeurs. En ceci, ils reçoivent un traitement analogue à celui accordé en général aux membres du clergé, des monastères, des élites, en Occident comme en Orient. En revanche, seuls les saints étaient en mesure de répondre à ces honneurs odorants à travers d’autres parfums, célestes ceux-ci, et signes de leur bienveillance212. On connaît les réticences d’abord marquées par des auteurs chrétiens à l’égard de l’emploi d’encens, trop facilement associé aux rites païens213. Mais les sources du ive et du ve siècles attestent cet usage comme normal dans les processions funéraires, du moins celles de grandes figures séculières ou religieuses. Ainsi, Hilaire d’Arles raconte que la procession funèbre de saint Honorat (mort en 429) comportait des aromates et de l’encens portés devant le mort214. Comme dans les milieux païens, c’était une marque d’honneur envers le défunt. En outre, l’offrande d’encens, jointe aux hymnes, aux lumières, aux palmes parfois, participait du caractère triomphal des rites funéraires chrétiens : l’expression rituelle de l’espérance en la résurrection215. Dans le cas d’évêques 210

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« Sepeliendus est quidem, ne viventium odoratui molestiam ingerat » (MGH Ep. VI, Karol. Aev. IV, p. 598, cit. dans C. Treffort, L’Église carolingienne et la mort, p. 12). Actes des Martyrs de l’Égypte : Martyre de saint Apater et d’Irai sa sœur, éd. et trad. H. Hyvernat, (Paris, 1886), New York, 1977, p. 113). « Christian dead bodies, and particularly the bodies of Christians who had publicly devoted their life to Christ – ascetics and clerics – were surrounded with fragrances and in return there was hope that they would themselves emanate perfumes. They were treated with the honor due to their rank, so that in exchange they would give their blessings and demonstrate their continuing power from Heaven » (B. Caseau, ‘Evodia’, p. 272). Le contexte signale clairement que l’auteure pense aux saints. Cfr B. Caseau, ibid., p. 48-116. « Praelata tunc ante feretrum ipsius aromata et incensum vidimus » (Hilarius Arelatensis, Sermo de vita sancti Honorat, 8, cit. dans E. Fehrenbach, « Encens », DACL, 5, col. 9). Cfr D. Sicard, La liturgie de la mort, p. 256 (sur la liturgie romaine des ve-viie s.).

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ou de saints ascètes, les processions funèbres présentent les caractères évidents d’un adventus : l’entrée triomphale dans la Cité céleste du saint vainqueur des forces du mal216. À la mort de Syméon le Stylite (en 459), un extraordinaire cortège funèbre transporta jusqu’à Antioche son corps, accompagné sur tout le parcours par des encensoirs. Ici, les encensements ne sont pas seulement ceux d’un adventus, mais leurs parfums sont en quelque sorte ‘l’icône olfactive’ des parfums du paradis dans lequel le saint a été accueilli, après une existence terrestre déjà marquée par une succession d’odeurs217. Ayant ainsi constaté que les encensements font partie des rites funéraires en Occident aussi bien qu’en Orient, revenons aux sources hagiographiques de notre corpus. Les processions accompagnées d’encensement sont fréquemment décrites, quoique de manière assez stéréotypée : « cum canticis et hymnis spiritalibus turibulisque et timiamatibus218 », « praelatis […] aromatibus et incenso219 », « cum turibulis et cereis », « cum odoribus magnis, ymnis atque canticis220 », « hymnorum vocibus cum magno honore, cum crucibus et candelabris et turibus plurimis et reliquiis sanctorum multorum patrocinia221 », « cum turabilis ac incensa flagrantia, cum crucibus et cereis accensis, agminibusque multis canentibus222 », « cum canticis et hymnis spiritalibus turibulisque et timiamatibus223 ». Ces descriptions peuvent paraître répétitives, elles n’en témoignent pas moins de pratiques attestées. Ces dernières sont même bien ancrées, comme le montre un passage de Grégoire de Tours rapportant qu’à la mort du reclus Lupicin, le saint corps fut âprement disputé, puis finalement enlevé par la force à l’initiative d’une matrona ( !) et emmené vers un autre lieu de sépulture ; or, nonobstant la violence des circonstances, le cortège se fit ici aussi en grande pompe : « dispositis in itinere psallentium turmis cum crucibus cereisque atque odore flagrantis thimiamatis224 ».

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Cfr B. Caseau, ‘Evodia’, p. 185. On pense aux termes en lesquels Grégoire de Tours exalte les « funérailles célestes » de saint Martin : « O beatum virum, in cuius transitu sanctorum canit numerus, angelorum exultat chorus, omniumque caelestium virtutum occurrit exercitus ; diabolus praesumptione confunditur, eclesiae virtute roboratur, sacerdotes revelatione glorificantur ; quem Michahel adsumpsit cum angelis, Maria suscepit cum virginum choris, paradisus retenet laetum cum sanctis ! » (VM, I, 5, p. 141). Sur l’histoire et les formes de l’adventus, voir la belle étude déjà citée de P. Dufraigne, Adventus Augusti, Adventus Christi. Cfr S. A. Harvey, « Olfactory Knowing : Signs of Smell in the Vitae of Simeon Stylites », in After Bardaisan. Studies on Continuity and Change in Syriac Christianity in Honour of Professor Han J. W. Drijvers, ed. G. J. Reinink, A. C. Klugkist, Leuven, 1999, p. 23-34, et en particulier p. 32 sur le thème de l’« icône olfactive ». Donatus, Vita Trudonis confessoris Hasbaniensis, 21, MGH SRM VI, p. 292. Vita Ansberti episcopi Rotomagensis, 28, MGH SRM V, p. 637. Virtutes sancti Fursei, 15, MGH SRM IV, p. 445. Vita Hugberti episcopi Traiectensis, 20, MGH SRM VI, p. 496. Ursinus, Passio II Leudegarii episcopi Augustodunensis, 29, MGH SRM V, p. 352. Donatus, Vita Trudonis, 21, MGH SRM VI, p. 292. VP, XIII, 3.

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Nous savons que les églises et les monastères possédaient des encensoirs parfois nombreux et luxueux. Pour nous limiter à la Gaule, la Vie de Césaire d’Arles, par exemple, rapporte que l’évêque (470-542) fit vendre les encensoirs de son église afin de racheter des prisonniers225. Trois siècles plus tard, l’abbaye de Saint-Riquier a reçu en don de son abbé laïc Angilbert (mort en 814) quatre « incensaria argentea auro parata226 » ; et, en 831, les moines de la même abbaye présentent à Louis le Pieux l’inventaire de leurs biens, qui comprennent pour les trois églises principales « turibula argentea deaurata VIII, ex cupro I227 ». Il est vrai que Saint-Riquier était fort riche et que les processions liturgiques y étaient particulièrement développées : celles instituées par Angilbert pour Pâques et en cas de calamités nécessitaient toutes trois encensoirs228. Les plus anciens rituels gallicans conservés (viiie siècle) mentionnent le port, dans les processions funèbres, de la croix, de candélabres ou de cierges allumés, et d’encensoirs fumants : « cum crucis vel candelabra et accensis cereis thimiamata229 ». La formule est similaire à celles des Vitae vues ci-dessus et montre que la foi chrétienne voit toujours dans la mort d’un fidèle la fin de ses tribulations terrestres ; le trépas est la ‘pâque’ du chrétien qu’il faut célébrer : « L’Église fait de cette célébration un acte de foi en organisant un cortège triomphal pour le défunt, qu’elle conduit de la terre au royaume céleste230 ». – La sépulture La Vie de saint Trond, rédigée dans les années 784-791, met en évidence la fonction révélatrice des odeurs extraordinaires, qui attestent aux auditeurs que Dieu se manifeste au moment de l’inhumation des saints.

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Cfr Vita Caesarii episcopi Arelatensis, 23, PL 67, col. 1012. Le contexte suggère que ces encensoirs étaient d’or ou d’argent. Hariulfus, Chronicon Centulense, II, x, p. 68). Ibid., III, III, p.  86. En revanche, les trois églises d’un monastère dépendant de Saint-Riquier (Forestmoutier) ne possèdent apparemment pas d’encensoirs, bien qu’elle soient desservies par trente canonici (cfr ibid., p.  95). Les encensoirs ont, dès leur introduction dans la liturgie chrétienne, été des objets susceptibles d’attirer sur leur fabrication un luxe correspondant à leur richesse symbolique. Constantin en avait offerts, et ils continueront à constituer des dons de valeur pendant tout le Moyen Âge. Ainsi, vers la moitié du xie siècle, Helgaud de Fleury cite un magnifique encensoir, décoré d’or et de gemmes, offert par Robert le Pieux à la basilique de Fleury (cfr Epitoma vitae regis Rotberti Pii, 15, éd. R.-H. Bautier, G. Labory, Vie de Robert le Pieux, Paris, 1965, p. 88). Cfr Institutio sancti Angilberti abbatis de diversitate officiorum, VII ; XI, dans Hariulfus, Chronicon Centulense, p. 299 et p. 303). Cfr Sacramentaire d’Autun, éd. O. Heiming, Turnhout, 1984 (CCSL 169B), cit. dans C. Treffort, L’Église carolingienne et la mort, p. 78-79 (le texte fautif remonte aux ms originaux). Voir aussi les documents présentés par D. Sicard, La liturgie de la mort, p. 204. Ce n’est pourtant qu’à partir de la fin du xe siècle que ces différents éléments des processions funèbres seront mentionnés de manière systématique (cfr C. Treffort, L’Église carolingienne et la mort, p. 79). Ibid., p. 77.

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Comme était venu le moment, parmi les pleurs de tous les présents, de confier le précieux corps à la sépulture, un parfum d’une indicible douceur remplit l’église d’une épaisse vapeur, qui subsista encore l’espace d’une heure environ. Cette vapeur était, comme nous l’avons dit, si épaisse et mêlée du plus doux parfum, qu’à peine quelqu’un des présents était-il capable de voir son voisin. Ainsi donc est manifesté231, par l’ineffable odeur de ce parfum céleste, à quelle sainteté de vie s’éleva celui qui, après sa mort, mérita la manifestation de la grâce divine en dernier hommage à son corps232.

Aux fumées de l’encens rituel répandu lors de la procession, ou même au moment de l’inhumation233, répondent celles du céleste parfum : comment mieux illustrer les rapports symboliques entre liturgie et odeurs de sainteté ? Dans ce cas précis, l’hagiographe ne dit pas que le merveilleux parfum provient du saint corps. Il exprime, au contraire, la conviction qu’aux funérailles terrestres correspondent des cérémonies analogues dans le Ciel. Nous avons déjà noté plus haut cette conception234. D’autres textes mettent en rapport les effluves célestes et la présence des anges. Alcuin, dans sa Vie de Willibrord composée vraisemblablement après 793235, raconte d’abord que le saint (mort en 739) fut enseveli « cum ymnis, psalmodiis et omni honore » dans l’église de la Sainte-Trinité à Echternach. Et Alcuin ajoute :

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Le texte porte « ostenditur » : notons ce présent toujours actualisé de la Vita au moment de sa lecture. « Cum igitur tempus adesset, quo pretiosum corpus, flentibus cunctis qui aderant, sepulturae traderetur, inenarrabilis suavitatis odor illam aecclesiam cum densissima nebula replevit, quae etiam per unius fere horae spatium perduravit. Erat autem, ut diximus, illa nebula tam densa cum suavissimo odore permixta, ut vix ullus ex eis existentibus proximum suum videre potuerat. Ex hac igitur ineffabili caelestis odoris flagrantia ostenditur, cuius sanctitatis in vita extitit, qui post obitum ad ultimum corporis obsequium divinae gratiae visitationem adesse promeruit » (Donatus, Vita Trudonis confessoris Hasbaniensis, 21, p. 292). De nombreux textes répètent la notion que la gloire acquise par le saint de son vivant est encore plus éclatante ou rendue manifeste après sa mort. C’est le cas, p. ex., la Vie de saint Guthlac, écrite vers 730-740 : « Volens autem divina pietas latius monstrare, quanta in gloria vir sanctus post obitum viveret, cuius ante mortem vita sublimibus crebrisque miraculorum indiciis populis, tribubus, gentibus late ubique fulgebat, addidit quoque aeternae commemorationis indicium » (Felix, Vita Guthlaci, LI, p. 160). Lors de sa nouvelle déposition, le corps de Fursy est couvert de parfums : « Ibi cum odoribus magnis clara tegunt membra » (Virtutes Fursei abbatis Latiniacensis, 22, MGH SRM IV, p.  448). L’encensement du corps au moment de l’inhumation est prescrit dans l’ordo mozarabe cité cidessus, p. 144. Voir la prière « Suscipe, domine » du Sacramentaire Gélasien, cit. supra, p. 144. Cfr Fr. Brunhölzl, Histoire de la littérature latine du Moyen Âge, I/2, p. 41. I Deug-Su a précisé cette datation en proposant 796-797 (cfr I Deug-Su, « L’opera agiografica di Alcuino : la Vita Willibrordi », Studi medievali, 21 (1980), p. 61).

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Mais en plus, un parfum d’une merveilleuse odeur avait inondé les narines de tout le monde, en sorte que l’on comprenait clairement que la suite des anges était venue aux obsèques de l’homme saint236.

Dans le chapitre suivant, Alcuin rapporte à nouveau un phénomène semblable : De nombreux frères aussi ont témoigné que souvent, sur le lit dans lequel il a rendu son âme bienheureuse à son créateur, ils ont vu une merveilleuse lumière et senti un parfum de la plus douce odeur, de sorte que grâce à ces signes on avait absolument foi que les citoyens célestes s'étaient rassemblés dans le lieu d'où l'âme sainte est partie chez le Seigneur237.

On pourrait très bien supposer que le parfum perçu par l'assistance lors des funérailles n'était autre que celui de l'encens utilisé dans la liturgie, et que la douce odeur sentie par les moines près du lit de mort du saint était due à des causes physiologiques, attestées lors de certaines maladies. Toutefois, ici comme ailleurs238, l'essentiel ne réside pas là, mais dans la manière dont ces odeurs ont été perçue et interprétées, ou du moins comment elles sont présentées dans le texte. Or le deuxième extrait associe à ce parfum un « mirabile… lumen », certes plus difficile à relier à une source ‘naturelle’. Et surtout, Alcuin y indique que lumière et odeur merveilleuses sont des signa dont la fonction est de susciter ou de fortifier la foi – il en va de même dans le premier passage. On se trouve donc sur un autre plan que celui des causes purement naturelles : il s'agissait, pour Alcuin et ses commanditaires, de signaler des confirmations de la sainteté de Willibrord et, toujours à travers elles, de la proximité de la société céleste : « angelicum venisse ministerium », « caelestes locum frequentasse cives ». Dans l’œuvre hagiographique d’Alcuin, la Vie de Willibrord est la seule à mentionner ce genre de prodiges olfactifs239. Or, c’est aussi, dans les limites du genre, la composition la plus personnelle d’Alcuin, les autres étant des réécritures de Vies plus anciennes240. Ce récit ne serait-il pas l’indice que, à partir de l’époque carolingienne, sépulture, présence angélique et odeur céleste tendent à devenir des éléments indissociables ? Nous avançons cette hypothèse en nous

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« Sed et miri odoris flagrantia omnium perfuderat nares, ut perspicuae intellegeretur, ad exequia viri sancti angelicum venisse ministerium » (Alcuinus, Vita Willibrordi archiepiscopi Traiec­ tensis, 25, MGH SRM VII, p. 135). « Multi quoque fratrum testati sunt, crebro se super lectulum, in quo beatam animam suo creatori reddidit, mirabile vidisse lumen suavissimamque odoris dulcissimi sensisse flagrantiam, ut omnino his signis crederetur, caelestes locum frequentasse cives, in quo sancta anima migravit ad Dominum » (ibid., 26, p. 136). La Vita Guthlaci, par exemple (cfr supra, p. 118). Les parfums perçus lors des funérailles et près du lit de mort de Willibrord sont également rapportés dans la Vie versifiée composée par Alcuin (cfr Alcuinus, Vita Willibrordi, liber secundus, 26, 29, MGH Poet. Carol., p. 216). Cfr Fr. Brunhölzl, Histoire de la littérature latine du Moyen Âge, I/2, p. 41-42.

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fondant aussi sur la réécriture, effectuée au début du xe siècle, de l’ancienne Vie de saint Lambert de Liège (datée du premier quart du viiie siècle). La Vita vetustissima raconte qu’autour du corps saint on entend chanter les anges. Et l’auteur de s’exclamer : Ô ineffable puissance, Créateur du genre humain ! Qui peut scruter ta miséricorde, que tu as daigné manifester à tes serviteurs dans une telle mesure que tu permets à tes anges de veiller non seulement sur leur âme mais aussi sur leur cadavre ?241

Deux siècles plus tard, Étienne (évêque de Liège en 901-920) réécrit cette Vie et, fait notable, il insère dans le récit de la mise au tombeau du saint la venue d’un parfum céleste : Tandis qu’il était déposé dans le tombeau, un prodigieux parfum se fit présent du ciel, surpassant tous les aromates par la douceur de sa fragrance. L’être sublime des anges ne fut pas non plus absent de son sarcophage242.

Étienne n’a pas tiré de son imagination cette information : il l’a lue dans l’ancienne Vita, où elle est placée dans le récit de la translation243. Toutefois, la signification de l’odeur est très différente dans les deux cas. En effet, dans la Vita vetustissima, il s’agit d’une typique ‘odeur de sainteté’, qui s’exhale du corps saint, trouvé « soledum et inlibatum244 » ; c’est l’agréable odeur d’un corps préservé de la corruption de la mort. En revanche, dans la version de Étienne, l’odeur vient « e caelo » : elle constitue un signe accordé par Dieu manifestant ou garantissant la sainteté du mort ; elle est peut-être implicitement liée à la présence angélique ; mais le lien entre le corps incorrompu et le parfum disparaît245. Poursuivons rapidement notre incursion hors des limites chronologiques de cette étude : encore deux siècles plus tard, un chanoine et diacre de Liège, Nicolas, apporte sa propre contribution à l’hagiographie de saint Lambert246. Cette nouvelle version se base sur les précédentes ; et, comme Étienne, Nicolas

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« O ineffabilis potentia, creatur generis humani ! Qui potest tua investigare misericordia, qui tanta dignatus es ostendere servis tuis, ut non solum animas eorum, sed et cadaver permittis custodire angelis tuis ? » (Vita Landiberti episcopi Traiectensis vetustissima, 19, MGH SRM VI, p. 373). « […] Nam dum conderetur tumulo, immensus odor affuit e caelo, vincens omnia aromata suavitatis fraglantia. Nec defuit angelorum sublimitas eius sarcophago… » (Stephanus, Vita Landiberti, lect. VIIII, MGH SRM VI, p. 392). « […] corpus sanctum revelatum odorem suavissimum continuatum flagravit gratissimum » (Vita Landiberti vetustissima, 25, MGH SRM VI, p. 380). Ibid. Il est vrai qu’Étienne conclut sa composition avec le récit de la sépulture du saint : tout en omettant de narrer la translation, il a apparemment souhaité conserver l’élément du parfum merveilleux ; il l’a donc inséré au point jugé le plus approprié de la Vie. Nous laissons de côté une autre Vie, toujours basée sur la vetustissima : écrite fin xie par Sigebert, elle ne mentionne nul parfum au moment des obsèques, et le récit qu’elle fait de la translation est lacunaire (cfr MGH SRM VI, p. 393-406).

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termine son récit au moment de la sépulture. Lui aussi, donc, fait intervenir le céleste parfum dans le cadre des funérailles ; lui aussi mentionne la présence des anges, qui chantent des hymnes ; mais il ajoute un détail qui lui est propre : « tous ceux qui étaient là furent restaurés par sa merveilleuse douceur247 ». L’odeur signale, certes, la sainteté du mort, mais elle réconforte, ranime les forces des présents comme le ferait un aliment. Cette fonction quasi alimentaire des odeurs apparaît dans d’autres textes et nous y reviendrons248. Ce bref parcours dans la tradition hagiographique de saint Lambert montre donc que, d’une rédaction à l’autre, de subtils changements sont introduits, qui, tout en conservant l’atmosphère générale d’une existence admirable scellée par des miracles, lui apportent des accents assez différents. Quant à la dissociation du parfum et du corps, l’odeur étant explicitement liée au monde céleste – et non plus à la parfaite conservation du corps –, on pourrait la mettre en parallèle avec deux tendances qui se font jour à partir de l’époque carolingienne : à savoir, d’une part, que la place des miracles ‘spirituels’ semble devenir prépondérante dans l’hagiographie à partir des années 850249 ; d’autre part, que l’on assiste à une ‘explosion’ de la pratique du fractionnement des corps saints, ce qui, aux yeux des hagiographes, pouvait paraître difficilement conciliable avec la description de corps saints retrouvés intacts, entiers, au point de dégager une agréable odeur. Mais ce ne sont là que des hypothèses. Le saint est déposé dans sa tombe revêtu, selon les cas, des parements sacerdotaux ou épiscopaux, ou enveloppé de « pretiosis linteaminibus250 », et muni des signes de ses pouvoirs religieux : anneau, bâton épiscopal ou abbatial, voire ampoule contenant les huiles saintes251. Il est couché sur des herbes ou des feuilles odorantes : c’est le cas de l’évêque Valérius, reposant sur un lit de feuilles de laurier252. Nous avons signalé plus haut les découvertes archéologiques de ce genre de couches, qui ne semblent d’ailleurs pas exclusivement réservées aux représentants des élites. Mais les tombes renferment d’autres matières aux effluves agréables. Des tombes gallo-romaines contenaient des balsamaires253 ; la relation de Dom Bouillart (1724) décrivant le tombeau de Childéric

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« Cum vero beate ille celebrarentur exequie, maxima dulcissimi odoris in eodem loco celitus effusa est fraglantia, cuius mira suavitate omnes qui aderant refecti sunt » (Nicolaos, Vita Landibert, 17, MGH SRM VI, p. 428). Cfr infra, p. 485, 486. Cfr M. Van Uytfanghe, « La controverse biblique et patristique autour du miracle, et ses répercussions sur l’hagiographie dans l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge latin », dans Hagiographie, cultures et sociétés. Actes du colloque de Paris - Nanterre (1979), Paris, 1981, p. 221. Ado Viennensis, Passio sancti Desiderii episcopi Viennensis, PL 123, col. 441. Cfr E. Dabrowska, « La sépulture des évêques et des abbés », p. 1260-1265. Le dépôt funéraire des huiles saintes est attesté en Espagne, et a peut-être été adopté dans certaines régions de la Gaule. Cfr GC, 83. Cfr Premiers temps chrétiens en Gaule méridionale, p. 84, 95.

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II à sa découverte, mentionne, entre autres, « un grand vase de gros verre cassé par le bas du col, où restoient quelques parfums… »254 ; une sépulture certainement chrétienne, découverte à Hofbourg (Haut-Rhin), contenait une pyxide en or, datée du viie siècle et recelant deux clous de girofle, ainsi que de la résine et de l’encens d’Arabie255. Remplies de plantes et/ou de parfums, les tombes des saints apparaissent à l’extérieur aussi comme des sortes de microcosmes végétaux, verdoyants et fleuris. De la sauge est répandue sur le sol autour de la tombe des martyrs Ferréol et Ferrucion à Besançon256 ; des roses splendides sont trouvées sur celui de saint Julien257 ; de l’herbe est jetée par les fidèles sur le tombeau de Nicetius de Lyon258 ; la tombe elle-même est parfois protégée par un abri de branchages259. Ailleurs, un saint prêtre, Sévère, orne chaque année de lys une de ses villae transformée en église, dans laquelle il a préparé son tombeau260. Devant l’autel érigé sur la tombe d’Eulalie à Merida, trois arbres fleurissent miraculeusement chaque année au moment de son dies natalis261. De la sorte, aux aromates préparés par l’activité humaine se joignent les odeurs végétales de la nature, et aux agréables senteurs disposées par parents et fidèles dans et autour la tombe s’ajoutent, parfois, les extraordinaires fragrances descendues du Ciel. – Les étapes du deuil Les Vitae montrent que, dans les jours et les semaines suivant la mise en terre, on se rend à certains moments précis auprès de la tombe du saint, et que des messes y sont célébrées. Le trentième jour est un temps fréquemment mentionné depuis que Grégoire le Grand a souligné dans ses Dialogues l’efficacité des messes dites pour les défunts dans les trente jours après la mort262. Toutefois, si l’on en croit la Vie de saint Trond, les fidèles se rendaient parfois le trentième jour sur la tombe du saint simplement pour y prier, sans forcément y prendre part à une messe : Une certaine noble dame, de nom Walda, habitait non loin du monastère de l’homme saint. Par déférence envers le bienheureux père, le trentième jour de son décès, elle vint avec des cierges et de l’encens à l’église dans laquelle le précieux corps est respectablement enterré263.

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Cité dans P. Riché, Dictionnaire des Francs, p. 96. Cfr É. Salin, La civilisation mérovingienne, vol. 4, p. 78. Cfr GM, 70. Cfr VJ, 46. Cfr VP, VIII, 6. C’est le cas de celle de saint Médard, à Soissons, avant que soit édifiée la basilique (cfr GC, 93). Cfr GC, 49. Cfr GM, 90. Cfr C. Treffort, L’Église carolingienne et la mort, p. 27-28. « Nam quaedam nobilis matrona nomine Walda non longe a monasterio sancti viri habitabat. Haec ob reverentiam beati patris in tricesimo obitus ipsius die ad aecclesiam in qua pretiosum

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La dame, ayant trouvé les portes de l’église fermées, s’en plaint au saint : tout à coup, les portes s’ouvrent miraculeusement. Dans ce passage, ainsi que dans la suite du chapitre, nulle mention de messe ; cette dame retournera chez elle « après avoir fini ses prières » (« expleta… oratione »)264. Nous avons donc sous les yeux un exemple de dévotion privée envers saint Trond. Nous ne devons néanmoins pas affecter l’expression ‘dévotion privée’ de connotations modernes. En effet, il convient de remarquer que le texte dit d’abord de Walda qu’elle est une « nobilis matrona » –  raison pour laquelle elle est nommée  –, de même que Trond venait de l’aristocratie austrasienne265 : les relations entre aristocrates, même religieux ou pieux, n’étaient jamais simplement personnelles ou ‘privées’. Le texte ajoute que la pieuse dame vient à l’église « avec cierges et encens » : des biens relativement coûteux au début du viiie siècle en Gaule du nord. De plus, elle était probablement accompagnée (de serviteurs ? de parents ?), non seulement pour porter ses dons, mais aussi parce que le texte dit que l’ouverture miraculeuse des portes fit que « tous purent reconnaître à l’évidence qu’en ce lieu la présence du père saint s’était spirituellement manifestée »266. La visite de cette dame s’est donc probablement faite en compagnie. Ainsi, même sans la célébration d’une messe, le trentième jour de la mort du saint a été marqué, sur une initiative certes privée, mais de manière publique et bien visible. D’autres dates  que le trentième jour du décès ou des funérailles sont signalées, surtout les troisième et septième jours. Les Vies de saints moines sont ici en accord avec des capitulaires267 et des pénitentiels : les pénitentiels théodoriens (fin viie - début viiie siècle) prévoient pour les moines défunts des célébrations de la messe le premier jour, le troisième, le neuvième, le trentième, puis après une année. Ces messes funèbres s’étendent aux laïcs au ixe siècle ; leur rythme est toujours semblable : troisième jour, septième (ou neuvième), trentième (ou quarantième), puis anniversaire268. « L’ensemble forme une sorte de prolongement rituel des funérailles, à l’instar du deuil familial qui dure bien après l’ensevelissement269 ». Le rythme de ces rites a par ailleurs été mis en rapport avec les conceptions médicales antiques de la mort : le trépas est suivi

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corpus eius venerabiliter humatum est, cum cereis et timiamatibus venit… » (Donatus, Vita Trudonis confessoris Hasbaniensis, 22, MGH SRM VI, p. 292). Ibid. Cfr P. Riché, Dictionnaire des Francs, p. 330. Par ailleurs, les funérailles des abbés ou des évêques ressemblent à celles des grands personnages laïcs (cfr E. Dabrowska, « La sépulture des évêques et des abbés », p. 1265). « […] ita ut cuncti patenter cognoscere potuissent, ibi praesentiam sancti patris spiritaliter adfuisse… » (Donatus, Vita Trudonis, 22, p. 292). Voir p.  ex. le capitulaire épiscopal (812-814) de Gautier de Liège, qui rappelle les messes au troisième jour, puis au septième et au trentième (cité par C. Treffort, L’Église carolingienne et la mort, p. 88). Cfr ibid., p. 89. Ibid., p. 90.

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Deuxième partie

d’un processus graduel marquant la fin définitive des fonctions corporelles et scandant la dissolution du corps. Or les moments-clés de cette transformation étaient situés le troisième jour, le neuvième, puis le quarantième – moments qui correspondent à ceux des missae pro defunctis270. Comme nous l’avons vu, les étapes rituelles du deuil pouvaient être accompagnées d’offrandes d’encens ou d’encensements271. Quelques Vitae montrent qu’elles sont aussi occasion d’effluves célestes. Jonas de Bobbio, dans le deuxième livre de ses Vitae Columbani abbatis discipulorumque eius, relate ce que lui-même a perçu alors qu’il célébrait dans le monastère de Faremoutiers une messe en commémoration de la sainte religieuse Gibitrude : après qu’une odeur de baume s’était déjà exhalée au moment de son trépas, un phénomène analogue se présente à nouveau. Mais encore, le trentième jour, alors que nous nous préparions à faire sa commémoration selon l’usage ecclésiastique et que nous célébrions solennellement la messe, un tel parfum remplit l’église que l’on pouvait croire que les odeurs de tous les onguents et parfums s’y trouvaient. Et vraiment c’est à juste titre que l’auteur de toutes choses fait briller de ses faveurs les âmes qui lui sont ici consacrées et qui, pour son amour, n’ont en aucune manière voulu honorer le monde ni l’aimer272.

Ainsi, ce document atteste que, dans la première moitié du viie siècle, la célébration d’une ‘messe de trentième’ est considérée comme un usage ecclésial normal : « ex more ecclesiastico ». Mais, bien sûr, ce qui retient notre attention dans ce texte, c’est l’intense et riche parfum qui remplit à l’improviste l’église. Notons d’abord le temps et le lieu : un temps purement rituel ; un lieu sacré. C’est dans la liturgie –  ici dans la célébration des missarum sollemnia  – que temps et lieux sacrés se rejoignent. C’est dans ce contexte qu’il faut saisir l’effusion du parfum. Il est fort probable que, lors de la célébration, de l’encens ait été brûlé : il s’agit d’une messe solennelle, avec sans doute la participation de presque tout le monastère – Faremoutiers était d’ailleurs un monastère double. Mais Jonas, tout en n’employant aucun terme appartenant spécifiquement au ‘lexique du miraculeux’, laisse clairement comprendre que l’excellent parfum qu’il a perçu est d’origine divine, et qu’il ne s’agit donc pas d’encens répandu pendant la messe. La première signification de cette odeur miraculeuse consiste, certes, à manifester post mortem les vertus de Gibitrude, exemple d’âme consacrée à 270 271

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Cfr P. A. Février, « La mort chrétienne », p. 890-891. La Vie de saint Trond, citée ci-dessus, ne précise pas si les cierges et l’encens apportés par Walda étaient destinés à être utilisés sur-le-champ ou à être offerts en don à l’église. « Sed et tricesimo die, cum eius commemorationem ex more ecclesiastico facere conaremur et missarum sollemnia celebraremus, tanta flagrantia ecclesiam replevit, ut omnium unguentorum ac pigmentorum odores crederes adesse. Merito etenim rerum sator hic sibi dicatas animas suis muneribus facit effulgere, qui ob suum amorem nullatenus voluerunt saeculum diligere vel amare » (Ionas Bobiensis, Vitae Columbani abbatis discipulorumque eius, II, 12, MGH SRM IV, p. 132).

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Dieu. C’est l’explication que suggère Jonas lui-même, comme le remarque Marc Van Uytfanghe273. Il faut pourtant souligner que cette manifestation survient dans le lieu et dans le moment les plus sacrés pour le christianisme. C’est Dieu, en quelque sorte, qui se manifeste, lui qui « fait briller de ses faveurs » Gibitrude et « les âmes qui lui sont consacrées ». Et Dieu lui-même respecte les temps de l’Église en choisissant de commémorer à sa manière, au trentième jour, la sainte moniale. Tout en apparaissant extraordinaire, l’effusion de ce parfum céleste est donc présentée dans une perspective théocentrique et liturgique. Par ailleurs, à travers l’explication qu’en donne Jonas, ce court récit assume une valeur d’instruction ascétique pour tous les moines et toutes les moniales à qui elle est d’abord destinée274. Parfum répandu au moment de la mort, ou seulement après, ou encore à deux moments différents : les manifestations d’odeurs miraculeuses interviennent de différentes manières dans les textes. Dans la Vita Odiliae, plus tardive (fin ixe - début xe ?), une autre combinaison est présente, puisque la merveilleuse fragrance exhalée déjà au moment de la mort persiste autour de la sépulture « usque in octavum diem275 ». Quant à l’anniversaire du saint, un récit de Grégoire de Tours témoigne qu’il est parfois marqué par des faits extraordinaires. Nous retrouvons Sévère, le saint prêtre qui avait édifié deux églises sur ses domaines276. Il avait coutume d’orner de lys les parois de l’église où il avait préparé son tombeau277. Après sa mort, un lys resta en place et se dessécha complètement : Il semblait tellement desséché que, s’il était touché de la main, on pensait qu’il se désagrégerait aussitôt en poussière. Pendant tout un an il subsista dans cet état de desséchement. Mais quand vint le jour où le confesseur s’en alla de son corps, le lys se redressa dans une vigueur renouvelée. On pouvait voir, tandis que ses feuilles reverdissaient peu à peu, les fleurs elles-mêmes être soulevées et, sans recevoir d’humidification ni de l’eau ni de la terre, être rétablies dans leur éclat d’antan. C’est ainsi que le bienheureux confesseur produit de nouvelles fleurs de son tombeau, lui qui avec les autres saints fleurit au ciel comme un palmier278. 273

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« L’explication que Jonas de Bobbio donne à ce fait merveilleux pourrait aller dans le sens d’une matérialisation ‘après coup’ des grâces éclatantes dont le Seigneur récompense les âmes qui lui sont consacrées… » (M. Van Uytfanghe, « Pertinence et statut du miracle », p. 131-132). Cfr Fr. Brunhölzl, Histoire de la littérature latine du Moyen Âge, I/1, p. 186. « Tunc sanctae Dei ancillae sacrum corpus cum magno honore sepulturae tradiderunt in ipsa aecclesia in dextro latere ante altare sancti Iohannis Baptistae, flagrantia miri odoris, quae prius ibi aspersa erat, usque in octavum diem inibi continuo consistente » (Vita Odiliae abbatissae Hohenburgensis, 23, MGH SRM VI, p. 50). Cfr supra, p. 152. Probablement à Saint-Sever-de-Rustan (cfr R. Van Dam (transl., introd.), Gregory of Tours : Glory of the Confessors, Liverpool, 1988, p. 59, n. 57). « […] et ita siccatum videtur, ut, si contingatur manu, putetur in pulverem extemplo resolvi. Totumque annum in hac ariditate perdurat. Adveniente vero die, quo confessor migravit a corpore, in rediviva viriditate resurgit. Videasque, foliis paulatim revirescentibus, ipsos flores attolli et sine ullo aquae ac telluris humore in ea specie qua quondam fuerat renovari. Et sic beatus confessor profert novos flores e tumulo, qui cum sanctorum reliquis ut palma floret in caelo » (GC, 50, p. 328).

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Deuxième partie

Grégoire rapporte ailleurs un autre cas de lys desséché fleurissant chaque année lors de la sollemnité d’un martyr : « in eius solemnitate denuo revirescit279 ». La nouvelle floraison du lys qui marque l’anniversaire de la mort du saint comporte implicitement la réapparition, avec les fleurs, de son parfum. Grégoire lui-même, dans un autre texte, parle très clairement de l’odeur des lys280. Ce parfum floral intense apparaît dans d’autres écrits hagiographiques aussi : « odora liliae281 », « lilia floresque diversorum odorum282 », etc. Ainsi, nous pouvons lire dans ces cas de floraison inattendue d’autres exemples d’odeurs miraculeuses en accord avec le rythme des célébrations liturgiques commémoratives. Conclusion La longueur de ces pages contraste avec la relative rareté des textes mentionnant l’effusion de suaves odeurs dans le contexte de la mort du saint ou de la sainte : une vingtaine d’attestations pour le moment du trépas et une demi-douzaine pour les jours suivants. Il nous semblait cependant nécessaire de signaler au moins – à défaut de les suivre à fond – les ramifications d’idées, de sous-entendus, de pratiques, qui s’étendent autour de ces récits. De ces analyses, il ressort d’ores et déjà que les récits d’‘odeurs de sainteté’, souvent bien intégrés dans la narration plus vaste de la mort des saints, ne véhiculent pas simplement et mécaniquement des topoi, mais que sous les faits narrés – fictifs ou non – il y a du sens. Dans certains cas, le céleste parfum manifeste la présence de Dieu ou de ses anges près du saint mourant ou mort ; dans d’autres, il révèle le déroulement dans le Ciel d’une liturgie dont les rites et les encensements sur terre ne sont qu’un reflet. Il est fréquemment décrit comme ineffable et unique, et les auteurs doivent recourir à des comparaisons pour tenter de décrire ces effluves merveilleux, étonnants, et pénétrants. Au témoignage de l’hagiographie, ces suaves odeurs peuvent avoir diverses fonctions : réconfort après des phénomènes mystiques terrifiants ; compréhension et intelligence de la sainteté du mort, de la réalité ineffable de présences célestes, de la signification profonde des événements… Nous avons encore pu noter dans certains textes non seulement une prétention à la véracité des récits d’exhalaisons miraculeuses, mais même la possibilité d’une expérience directe des auteurs – constatation qui nécessitera de plus amples analyses en Troisième Partie.

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GM, 73. Cfr GC, 40. Vita Boniti episcopi Arverni, 16, MGH SRM VI, p. 128. Vita Betharii episcopi, 1, MGH SRM III, p. 614.

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Enfin, les sources littéraires nous ont entraînés, en quelque sorte, jusque dans les fouilles archéologiques : d’abord, l’analyse de plus d’un texte le demandait ; et surtout, il nous paraissait fondamental de confronter documents textuels et matériels, et ce sans nécessairement conclure à des rapports de cause à effet entre les uns et les autres. Ce que nous avons pu constater, dans quelques cas au moins, c’est la convergence entre des pratiques funéraires –  l’embaumement par exemple – et la narration du miracle de la conservation des corps saints ou de la suave odeur qu’ils exhalent. Si la mort du saint manifeste clairement, sensoriellement même, sa virtus, elle est toujours l’aboutissement d’une vie marquée par l’ascèse, par la pratique des vertus en général. L’existence terrestre du saint considérée sous l’angle des odeurs et de l’olfaction : c’est le sujet du chapitre suivant.

Chapitre II

LE DOUX PARFUM DES VERTUS

Si, au point culminant de sa vie vertueuse, le saint meurt ‘en odeur de sainteté’ – et nous avons constaté que cette odeur est parfois très concrète –, on peut supposer que la dimension olfactive est présente aussi dans le déroulement de son existence. Cette hypothèse est confortée par le fait que, dans l’hagiographie du haut Moyen Âge – à part quelques exceptions notables1 –, c’est le parcours terrestre tout entier du saint qui, de la naissance à la mort, se déroule dans la sphère du divin, ce que signalent des événements miraculeux ou merveilleux2. Nous avons donc d’abord voulu chercher des témoignages d’émanations d’odeurs extraordinaires durant la vie terrestre d’hommes ou de femmes de Dieu. Ce faisant, nous nous sommes rendu compte que d’autres signes olfactifs jalonnent les Vitae, et que la dimension olfactive de l’existence des saints ne peut être appréhendée qu’en suivant différentes pistes. Dans ce chapitre, on passera donc des éléments et des gestes les plus concrets à ce qui semble 1

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On connaît ainsi des exemples de Vies dépourvues de miracles : l’auteur de la Vie du Pape Grégoire I (début viiie s.) s’excuse d’emblée de ne pouvoir raconter beaucoup de miracles, alors que « de nombreuses gens ont l’habitude d’examiner d’après les miracles la vie des saints » : « Multi igitur a miraculis vitam quidem sanctorum solent considerare… » (Vita Gregorii Pape, 3, ed. B. Colgrave, The Earliest Life of Gregory the Great, By an Anonymous Monk of Whitby, Cambridge - London, 1968, p. 76). Les travaux de Marc Van Uytfanghe montrent la relative diversité de l’hagiographie antique, puis mérovingienne, du point de vue des miracles (cfr en particulier « La controverse biblique et patristique autour du miracle, et ses répercussions sur l’hagiographie dans l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge latin », dans Hagiographie, cultures et sociétés. Actes du colloque de Paris - Nanterre (1979), Paris, 1981, p. 205-231 ; id., « Pertinence et statut du miracle dans l’hagiographie mérovingienne (600-750) », dans Miracle et karama, dir. D. Aigle, Turnhout, 2000 (Hagiographies médiévales comparées 2), p. 67-144.) Sur le merveilleux médiéval, ses délimitations, ses fonctions, cfr J.  Le Goff, « Le merveilleux dans l’Occident médiéval », dans id., L’imaginaire médiéval, Paris, 1991, p. 17-39. A. Vauchez a quelque peu relativisé les clivages proposés par J.  Le Goff (cfr A. Vauchez, Saints, prophètes, visionnaires. Le pouvoir surnaturel au Moyen Âge, Paris, 1999, p. 9 sq.). Pour une synthèse récente, cfr Fr. Dubost, « Merveilleux », dans Dictionnaire du Moyen Âge, dir. Cl. Gauvard, A. de Libera, M. Zink, Paris, 2002 (coll. « Quadrige » 386). En ce qui concerne les miracles dans le haut Moyen Âge, A. Dierkens estime que les définition modernes du miracle ne permettent pas d’appréhender les conceptions de l’époque (cfr A. Dierkens, « Réflexions sur le miracle au haut Moyen Âge », dans Miracles, prodiges et merveilles au Moyen Âge, Société des Historiens médiévistes de l’Enseignement Supérieur Public, Paris, 1995, p.  9-30). Importantes mises au point sur la prétendue « modernité » des conceptions du xvie siècle sur ces sujets dans J. Céard, La Nature et les prodiges. L’insolite au xvi e siècle, 2e éd. rev. et augm., Genève, 1996.

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Deuxième partie

constituer les plus classiques des métaphores : signes odorants de l’élection des saints, parfum dégagé par leurs vertus ainsi que par leurs gestes charitables, discernement olfactif de la part du saint, mais aussi odeurs moins agréables des pratiques ascétiques… Les thèmes analysés sont ceux-là mêmes que suggèrent nos sources. Et plutôt que de prétendre dresser des catégories bien définies mais réciproquement étanches, nous chercherons à présenter un tableau à la fois varié et nuancé des uns et des autres, ainsi que du va-et-vient qui, parfois, s’établit entre ces thèmes, entre les différents textes, entre les textes et les pratiques. Dans ces pages, la question du statut métaphorique de certaines expressions surgit avec acuité. On verra que, à ce stade de l’analyse, nous n’effectuons pas de nette séparation entre ‘métaphore’ et ‘réalité’. Par ce choix délibéré, nous souhaitons souligner la contiguïté, voire la continuité – à travers des degrés –, de l’une et de l’autre3, et ce en particulier dans la perspective des sources hagiographiques qui guide ces analyses. Enfin, étant donné que le centre d’intérêt de ces pages concerne les saints, leur vocation, leurs pratiques ascétiques, leurs vertus, nous laisserons pour le chapitre suivant le thème des odeurs du péché et du diable. Signes d’élection Dans l’hagiographie, tout est signifiant. Le saint est prédestiné, ce que ne manquent pas de révéler des signes. Dans certains cas, l’odorat les perçoit aussi. Un exemple particulièrement ‘merveilleux’ de ces signes se trouve dans la Vie du saint irlandais Livinus, évêque et martyr en Flandre (mort en 650 ?). L’auteur, qui se veut contemporain, narre l’apparition d’une colombe devant les parents du saint avant même sa naissance : Déployant ses ailes, elle les couvrit de son ombre, et de son bec dégoulinant de miel elle fit tomber trois gouttelettes laiteuses ressemblant à du lait très pur sur les bienheureuses lèvres de la femme choisie par Dieu ; et, rendue au ciel, elle s’envola dans les airs. Ensuite, une nuée de gloire traversa avec un parfum excessivement suave le palais royal tout entier, étendant jusqu’au matin la réflexion de ses rayons4.

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Nous reviendrons sur ces problèmes dans notre Troisième Partie (cfr infra, p. 575 sq.). Rappelons seulement la convergence grandissante, depuis quelques années, de champs de recherche jusque là opposés entre ‘sciences’ et ‘poésie’ (cfr G. Durand, Introduction à la mythodologie. Mythes et sociétés, Paris, 1996), la réévaluation des contenus individuels et affectifs de topoi ou métaphores (cfr p. ex. M. Garrison, « The study of emotions in early medieval history : some starting points », Early Medieval Europe, 10/2 (2001), p. 243-250), ou l’interprétation de la sainteté comme « condition dans laquelle la métaphore […] se dévoile comme non-métaphorique » (Fl.  Cuniberto, « Sul paradosso della vita spirituale », in P.  Coda, G.  Lingua (ed.), Esperienza e libertà, Roma, 2000, p. 31). « Quae expandens alas suas obumbravit eos, et mellifluo ore tres lacteolas stillavit guttulas instar mundissimi lactis in beatis labiis Deo dilectae feminae, et coelo refusa subvolavit aethera.

ii  Le doux parfum des vertus

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Les parents du saint sont, bien naturellement, « hujusmodi aromatis rarirate attoniti5 ». Ce récit rappelle les présages et signes merveilleux annonçant la naissance des grands hommes dans l’Antiquité ; il en est toutefois le seul exemple odorant dans l’ensemble de Vitae que nous avons rassemblé. La vocation ascétique D’autres textes, en revanche, narrent les signes odoriférants accordés aux saints à des moments critiques de leur vie. Il s’agit d’abord de signes liés à une vocation ascétique ou monastique. Grégoire de Tours en présente un cas contemporain en la personne de Salvius, évêque d’Albi, dont il parle dans les Histoires en précisant qu’il vient de mourir (en 584). Après avoir passé un certain temps dans le monde en tant que fonctionnaire, Salvius est touché un jour par l’inspiration divine : Dès que le parfum du souffle divin eut pénétré dans les profondeurs de ses entrailles, ayant abandonné le service du siècle, il gagna un monastère6 …

Il est probable que Grégoire tient cette description de Salvius lui-même, ou du moins de personnes le connaissant personnellement. En effet, c’est de sa bouche même que Grégoire entendit le récit d’une vision qu’il eut du Paradis : « ab ipsius ore omnia quae rettuli audita cognovi7 ». Par ailleurs, c’est le saint lui-même qui avait coutume de raconter quelle vie il menait avant sa conversio : « ut ipse referre erat solitus8 ». Et c’est lui aussi qui parlait ensuite de sa vie au monastère : « ut ipse adserebat9 ». Dans ce passage, la mention du parfum est peut-être métaphorique. En tout cas, on y saisit clairement la manière dont on se représentait le modus operandi des odeurs : elles sont réellement ‘pénétrantes’ ; touchant les entrailles10, elles suscitent des réactions ou des décisions extrêmes – dans le cas de Salvius, abandonner une carrière séculière pour gagner un monastère. L’inspiration parfumée est ici non seulement signe de la vocation, elle en est également l’élément déclencheur. Les célestes parfums auront encore un rôle important à jouer dans la vie de Salvius11.

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Mox vaporabilis splendor nimia odoriferae suavitatis fragrantia totum illud regale perlustravit palatium, usque mane reverberatis radiis protensus » (Vita sancti Livini episcopi et martyris, 3, PL 87, col. 329). Il n’est pas facile de traduire de près ce latin passablement contourné, mais le sens du texte est clair. Ibid., 4. « Iam cum divini spiramenti odor interna viscerum attigisset, relicta saeculari militia, monastyrio expetivit » (Hist., VII, 1, p. 323). Cfr ibid., p. 326. Cette vision sera étudiée plus loin, p. 398 sq. Ibid. Ibid., p. 324. Sur cette qualité des odeurs, voir infra, p. 486. Voir plus loin, p. 398 sq.

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Deuxième partie

C’est un parfum bien concret, signe de l’approbation divine, qui est en revanche décrit dans la Vie de saint Éloi, le célèbre orfèvre et monétaire, devenu ensuite évêque de Noyon (mort en 660)12. La Vie rapporte comment Éloi, ayant atteint l’âge viril (« iam Eligius virilem ageret aetatem13 »), prend la voie ascétique en confessant d’abord ses péchés à un prêtre en privé, puis en s’imposant pénitences et mortifications, veilles et jeûnes. On sait l’influence de la spiritualité irlandaise dans l’aristocratie franque de l’époque, et les pratiques d’Éloi en sont une expression  – d’ailleurs, son ami Ouen, alors référendaire, avait connu saint Colomban dans sa jeunesse et menait lui aussi à la cour une existence autant que possible ascétique14. La Vie souligne que le jeune Éloi est principalement mû par la crainte religieuse d’être souillé par des péchés et par la méditation des peines infernales15. La suite du texte vaut la peine d’être transcrite plus longuement : S’adressant ensuite au Seigneur d’un cœur plein de foi, il lui demandait que, si sa pénitence était agréable à Dieu, il daigne le lui faire connaître de quelque manière. Il avait, dans la chambre où il avait l’habitude de régulièrement se coucher, des reliques de nombreux saints suspendues au plafond ; c’est sous leur couverture sacrée que, la tête reposant sur une étoffe en crin, il avait coutume de prier la nuit. En ce lieu donc, une nuit, il était, selon son habitude, appuyé sur son étoffe de crin et prosterné en prière. Accablé par le sommeil tombant sur lui, il s’endormit l’espace d’un instant, et soudainement il vit quelqu’un se tenir près de lui et lui dire : ‘Vois, Éloi, tes prières ont été entendues et le signe que tu as demandé depuis longtemps t’est maintenant accordé !’ Bientôt après, s’étant réveillé, il perçut le parfum le plus agréable ; il sentit aussi que, de la cassette des reliques, des gouttes d’une extrême suavité découlaient tout doucement sur sa tête. Extrêmement surpris par cela, il se leva rapidement ; regardant attentivement, il vit comme du baume tomber goutte à goutte du reliquaire et de la tenture le couvrant. Et l’odeur de ce suave parfum était telle qu’elle avait rempli la chambre tout entière et que lui-même était à peine capable d’y rester. Se rappellant alors sa requête, et excessivement surpris par la magnificence de la bonté de Dieu, gémissant à haute voix, il rendait gloire du fond du cœur au Christ, le fidèle rémunérateur, qui jamais n’abandonne ceux qui espèrent en lui. Ainsi fut donc le commencement de ses pouvoirs, ou plutôt ceux de Dieu tout-puissant, par qui tous peuvent tout16. 12

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Ce texte très important a, comme bien d’autres Vitae mérovingiennes, une histoire complexe et disputée. Il est probable que notre recension, datable de la première moitié du viiie siècle, est le remaniement d’une Vie plus ancienne et perdue, composée par saint Ouen/Audoinus (cfr M. Van Uytfanghe, « Pertinence et statut du miracle », p. 73). Vita Eligii episcopi Noviomagensis, I, 7, MGH SRM IV, p. 673. Cfr « Éloi » et « Ouen », dans Histoire des saints et de la sainteté chrétienne, t. 4, dir. P. Riché, Paris, 1986, respectivement p. 122-130 et p. 223-230. Cfr l’ensemble de ce chapitre 7 de la Vita Eligii. « Denique iugiter Dominum interpellans pleno pectore fide exigebat, ut si esset accepta eius penitentia Deo, quoquo ei modo dignaretur dare notitiam. Habebat itaque in cubiculo, ubi assiduae cubitare solitus erat, multorum pignora sanctorum in suppremis dependentia, sub quorum sacro velamine reclinato in cilicio capite orare consueverat nocte. Quo nimirum in loco, cum ex more quadam nocte in oratione prostratus super cilicium incumberet, somno ingruente

ii  Le doux parfum des vertus

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Éloi, plongé selon toute évidence dans une profonde crise religieuse, a donc demandé à Dieu un signe. La réponse qui lui est donnée à travers vision, voix, parfum et douceur liquide, touche presque tous les sens. L’effet provoqué chez Éloi est d’abord l’étonnement devant ce qu’il perçoit. Ce n’est qu’ensuite, après avoir examiné attentivement l’origine de la suave odeur, et alors que celle-ci devient presque oppressante, qu’il fait le lien entre ce phénomène et sa requête d’un signe. Ce texte montre aussi la dévotion qu’Éloi avait dès sa jeunesse pour les saints, dont il conservait de nombreuses reliques pendues dans sa chambre – comme une « couverture sacrée », dit la Vie17. La chambre ressemble ainsi à un oratoire, et ce d’autant plus que le saint y passe les nuits en prière. On constate par là que la ‘matière’ du signe divin n’est nullement étrangère au lieu, puisque la prière est souvent conçue comme une odorante fumée d’encens. De plus, parfum et reliques ont partie liée tant symboliquement que concrètement : d’une part, les corps saints sont honorés par des aspersions de parfums et des encensements ; et, d’autre part, à l’époque d’Éloi, on connaît des récits relatant l’effusion d’‘odeurs de sainteté’ autour des bienheureux. Par ailleurs, les reliquaires pouvaient renfermer des aromates ou être parfumés, et le terme c[h]rismarium lui-même se prête aisément – par sa double acception, et surtout par le jeu de la similitude avec chrisma  – à une association entre reliques et parfum, et spécifiquement avec le parfum du chrême18.

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obpressus, veluti transeundo in momento obdormivit, visumque est ei adstetisse repente quendam atque dixisse : ‘Ecce, Eligi, exauditae sunt praeces tuae indiciaque olim quaesita nunc tibi concessa !’ Mox ille excitatus odorem hausit gratissimum, sensit etiam ex gerulo reliquiarum guttas suavissimas supra suum lenissimae defluere caput. Ex quo nimis attonitus surrexit velociter, et sollicite conspiciens, vidit quasi balsamum distillare de crismario et pallio quo erat opertus. Tanta quippe flagrantia odoris suavissimi totum illud repleverat cubiculum, ut etiam ipse vix ibi subsistere quivisset. Tunc memor suae petitionis, nimiumque largitatem bonitatis Dei miratus, altius ingemescens, fidelem retributorem ex intimo corde benedicebat Christum, qui numquam derelinquit sperantes in se. Hoc ergo fuit initium virtutum eius, immo omnipotentis Dei, per quem omnes omnia possunt » (Vita Eligii, I, 8, p. 675). Il est difficile d’imaginer précisément l’apparence de cette installation (même observation dans le compte rendu d’une traduction récente – traduction que nous n’avons pu consulter – de la Vie de saint Éloi : cfr F. D. V., « I. Westeel (trad.), Vie de s. Éloi, Noyon, 2002 », AB, 121 (2003), p. 445. L’auteur du compte rendu se demande s’il pourrait s’agir de reliques-pendentifs). Par la suite, Éloi réalisera pour de nombreux saints de dignes sépultures, richement ornées par ses soins (cfr Vita Eligii, I, 32) ; il découvrira aussi les corps des saints Quentin, Piat et Lucien, et ordonnera les translations d’autres encore (cfr Vita, II, 6-7). Sur cela, voir infra, p. 270-272. Ainsi, le canon 6 du concile d’Auxerre (561-605) décrète : « Qu’à la mi-carême les prêtres aillent chercher le chrême, […] et cela avec le chrêmeau (crismarium) et un linge, comme on fait pour transporter les reliques des saints » : « cum crismario et linteo, sicut reliquiae sanctorum deportari solent » (J. Gaudemet, B. Basdevant (intro., trad., notes), Les canons des conciles mérovingiens (vi e e vii s.), Paris, 1989, p. 490-491). Voir les articles « chrismarium » dans : Ch. Du Cange, Glossarium mediae et infimae latinitatis, nouv. éd. augm. par L. Favre, Niort, 1883-1887, et dans le Dictionary of Medieval Latin, Oxford, 1975. En revanche, les deux acceptions ne sont pas signalées dans A. Blaise, Dictionnaire latin-français des auteurs chrétiens, (1ère éd. 1954), Turnhout, 1993, et id.,

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Sur la base de ces remarques, et en notant que l’auteur de la Vita Eligii écrit que la substance parfumée « comme du baume » semble suinter du reliquaire, on peut avancer l’hypothèse d’une cause ‘naturelle’ au phénomène. Il ne faut néanmoins pas perdre de vue que, pour Éloi et pour l’auteur, il s’agit surtout du ‘signe’ demandé. Cette conviction est si forte que la suite du passage montre Éloi confiant cette révélation à ses amis intimes Ouen et Adon, qui sont entraînés par son ardeur et se mettent à imiter sa vie ascétique. L’intense parfum répandu constitue en fait un double signe. D’une part, il manifeste à Éloi que Dieu a accepté ses pénitences et ses mortifications, et pardonné ses péchés. D’autre part, il marque le « initium virtutum eius ». On sait les différentes acceptions du terme virtus. Ici, plus que le début des vertus morales et religieuses d’Éloi – elles étaient déjà manifestes dans son ascèse –, il faut comprendre celui des manifestations de puissance dans sa personne. Et, de fait, l’auteur de la Vie ajoute qu’il s’agit plutôt de la puissance de Dieu lui-même : « immo omnipotentis Dei, per quem omnes omnia possunt ». Tout en annonçant les futurs miracles du saint, l’auteur précise ainsi qu’ils seront dans tous les cas l’œuvre de Dieu. Trois pains merveilleusement odorants Les deux Vies de saint Cuthbert – l’anonyme et celle rédigée une vingtaine d’années plus tard par Bède  – rapportent elles aussi un épisode que nous rattacherons à la catégorie des signes odorants d’élection. D’un texte à l’autre, les éléments essentiels se retrouvent, et seuls diffèrent quelques détails ainsi que le style. Directement basée sur la première Vie, la composition de Bède se veut surtout plus vivante et plus complète19. Voici donc les faits, relatés par les « témoins les plus fiables et encore en vie20 ». Cuthbert (vers 634-687) est arrivé au monastère de Ripon, où on lui confie rapidement le service des hôtes. Le matin d’un jour hivernal et neigeux, il accueille un homme jeune –  en fait un ange  –, « tout comme des anges sous des formes humaines apparurent au patriarche Abraham dans la vallée de Mambré21 ». Cuthbert s’empresse de lui laver les mains et les pieds, de le réchauffer, et insiste pour que le voyageur ne reparte pas avant d’avoir mangé, à la troisième heure22. Le moment venu, le jeune moine s’en va chercher

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Dictionnaire latin-français des auteurs du Moyen Âge, Turnhout, 1975. J. F. Niermeyer, Mediae Latinitatis Lexicon Minus, Leiden, 1976, ne mentionne lui aussi que l’acception « reliquaire ». Cfr B. Colgrave (ed., transl., notes), Two Lives of Saint Cuthbert, Cambridge, 1940, p. 341. « […] fidelissimi testes et adhuc viventes » (Vita Cuthberti anonyma, II, 2, ed. B. Colgrave, Two Lives of Saint Cuthbert, p. 76). « […] sicut patriarchae Abrahe in valle Mambre angeli in forma virorum apparuerunt » (ibid.). Dans le cas de Cuthbert, c’est finalement le visiteur qui offre de la nourriture à son hôte. D’autres textes hagiographiques lient l’apparition des anges à l’exhalaison de suavissimi odores (cfr Muirchú, Vita sancti Patricii, II, 8 ; Vita Wandregiseli abbatis Fontanellensis, 12). On confrontera ce passage au chapitre 53 de la Règle de saint Benoît consacré à la réception des hôtes.

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du pain au four du monastère. La Vie anonyme dit qu’il n’en trouve pas, la fournée n’étant pas prête ; Bède omet ce détail. Le fait essentiel est qu’à son retour à l’hôtellerie le voyageur a disparu. Cuthbert le cherche en vain, allant jusqu’à prendre note que la neige ne révèle aucune trace de pas23. Alors, dit la Vie anonyme, il voulut remiser la table préparée, « comprenant que c’était un ange de Dieu24 ». Le texte poursuit : Tout de suite à son entrée, ses narines furent remplies de l’odeur du pain le plus exquis et, ayant trouvé trois pains chauds, il rendit grâce au Seigneur du fait qu’en lui s’était accompli la parole du Seigneur : ‘Qui vous accueille, m’accueille. Et qui m’accueille, accueille celui qui m’a envoyé’ (Matth. 10, 40)25.

Dans sa propre version, Bède s’efforce de rendre plus explicites le déroulement et la signification des événements. Il souligne par exemple le caractère mystérieux de la disparition du visiteur en expliquant que la neige couvrant le sol était fraîche, « ce qui révélerait très facilement le chemin d’un marcheur26 ». De plus, à la différence de la Vie anonyme, Cuthbert ne réalise la qualité angélique de son hôte qu’après avoir découvert les trois merveilleux pains. La progression de la narration est ainsi plus cohérente, ou du moins elle présente un caractère hagiographique plus classique27. Le récit de la découverte des pains subit également une certaine accentuation : À son entrée [dans la remise], il rencontra sur-le-champ l’odeur d’un merveilleux parfum. Cherchant des yeux autour de soi d’où pouvait provenir une odeur aussi suave, il vit posés tout près trois pains chauds d’une blancheur et d’un attrait insolites ; et rempli de crainte il se dit à lui-même : ‘Je comprends que c’était un ange de Dieu que j’ai reçu, venu pour nourrir et non pour être nourri. Voici qu’il a apporté des pains que la terre est incapable de produire. Car ils surpassent et les lys par leur blancheur, et les roses par leur parfum, et le miel par leur saveur. Aussi est-il évident qu’ils ne sont pas venus de notre terre, mais qu’ils ont été apportés du paradis de la joie. Il n’est pas non plus étonnant qu’il refuse de prendre sur terre les aliments des hommes celui qui jouit de l’éternel pain de vie dans les cieux’28. 23

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« […] et non invenit eum ibi, nec vestigia pedum eius. Iam enim nivis erat super faciem terrae » (Vita Cuthberti anonyma, II, 2, p. 78). « […] intellegens eum angelum Dei esse » (ibid.). « Et primo in introitu eius, nares odore panis suavissimi replete sunt, et inventis quoque tribus panibus calidis, gratias agens Domino quod in eo impletum est dictum Domini, ‘Qui recipit vos, me recipit. Et qui recipit me, recipit eum qui me misit’ » (ibid.). « Recens autem nix terram texerat, quae facillime viantis iter proderet… » (Beda Venerabilis, Vita Cuthberti, VII, ed. B. Colgrave, Two Lives of Saint Cuthbert, p. 176). Mais c’est toute cette Vie écrite par Bède qui présente « un caractère tout à fait hagiographique » (cfr Fr.  Brunhölzl, Histoire de la littérature latine du Moyen Âge, I/1, Louvain-la-Neuve, 1990, p. 209). « Quod ingressus, continuo obviam habuit miri odoris fragrantiam. Circumspiciens autem unde esset orta tanta nidoris suavitas, vidit iuxta positos tres panes calidos insoliti candoris et gratiae, pavensque talia secum loquitur, ‘Cerno quod angelus Dei erat quem suscepi, pascere non pasci veniens. En panes attulit, quales terra gignere nequit. Nam et lilia candore, et rosas odore, et mella praecellunt sapore. Unde constat quia non de nostra tellure orti, sed de paradiso

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Ici, les pains sont décrits plus en détail, leur aspect merveilleux est renforcé. Leur odeur aussi acquiert une qualité surnaturelle plus marquée, et ce dès que Cuthbert la perçoit, comme l’indique la formule « miri odoris fragrantiam ». Cette formule se trouve aussi dans les Dialogues de Grégoire le Grand (IV, 16, 5), un des auteurs préférés de Bède, et cela situe, sur le plan linguistique déjà, l’odeur des pains dans le domaine du miraculeux29. Comme Cuthbert saisit l’identité de son hôte, il est pris de crainte – un effet caractéristique des manifestations du divin, toutefois absent de la Vie anonyme. Alors que, dans la Vie anonyme, l’accent était mis sur la vertu de l’hospitalité (« Qui vous accueille m’accueille… »), la réaction de Cuthbert, chez Bède, est toute concentrée sur les pains célestes ; elle est par ailleurs nettement plus réflexive30 : devant les trois pains, Cuthbert médite leurs qualités, leur origine, et en conclut à la prééminence du pain céleste sur la nourriture terrestre. On peut voir dans cette réflexion une allusion à la pratique du jeûne. On peut également l’interpréter en référence à l’Eucharistie31. Les deux versions rapportent que, par la suite, Cuthbert eut souvent le privilège de recevoir sa nourriture directement de Dieu32 – comme lui-même le confiait humblement à certains frères. Cependant, la Vie écrite par Bède se distingue encore de l’anonyme sur deux points. En premier lieu, Bède écrit

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voluptatis sunt allati. Nec mirum quod epulas in terris sumere respuerit humanas, qui aeterno vitae pane fruitur in coelis’ » (Beda Venerabilis, Vita Cuthberti, VII, p. 176-178). Les anges en visite sur la terre étaient aussi considérés, dans l’antiquité païenne et chrétienne, comme étant porteurs d’un doux parfum (cfr B. Kötting, « Wohlgeruch der Heiligkeit », in Jehnseitsvorstellungen in Antike und Christentum. Gedenkschrift für A. Stuiber, Münster, 1982 (Jahrbuch für Antike und Christentum. Ergänzungsband, 9), p. 170-171). Ici comme dans son Historia ecclesiastica, Bède s’intéresse avant tout à la signification des miracles (cfr B. Ward, « Miracles in History. A Reconsideration of the Miracle Stories used by Bede », in id., Signs and Wonders. Saints, Miracles and Prayers from the 4th Century to the 14th, Hampshire, 1992, p. 70-76). On peut confronter cet aspect de sa Vita Cuthberti à une observation de Claudio Leonardi, qui relève que Bède a introduit dans sa composition de la Vita Cuthberti une note de douceur et d’humilité (cfr Cl. Leonardi, « Modelli agiografici nel secolo viii : da Beda a Ugeburga », dans Les fonctions des saints dans le monde occidental (iii e-xiii e s.). Actes du colloque de Rome (1988), éd. J.-Y. Tilliette, Rome, 1991, p. 511). Il est possible que, à la suite des deux Vitae, on ait interprété, aux viiie-ixe siècles déjà, le ‘miracle des pains’ en référence à l’Eucharistie. Bède lui-même souligne que celle-ci occupait une place centrale dans la vie religieuse de Cuthbert, qui ne pouvait célébrer la messe sans pleurer (cfr Vita Cuthberti, XVI). Par la suite, Amalaire de Metz, se basant sur une Vie anonyme attribuée à tort à Bède, rapporte que Cuthbert aurait été enseveli avec une hostie sur sa poitrine : « oblata super pectus sanctum posita » (Amalarius Metensis, De divinis officiis, IV, 41.1, éd. J. M. Hanssens, Città del Vaticano, 1948, t. 2, p. 531, cit. dans C. Treffort, L’Église carolingienne et la mort, Lyon, 1996, p. 59, n. 173). Cette information apparaît très tardivement par rapport à la mort et à la première élévation du saint, mais qu’elle soit véridique ou non, elle illustre peut-être l’interprétation eucharistique du miracle. Sur le dépôt d’hosties dans les tombes de saints prêtres et en général durant le haut Moyen Âge, cfr C. Treffort, ibid., p. 58-60. « […] frequenter esurienti eo Dominus cibavit eum… » (Vita Cuthberti anonyma, II, 2, p. 78). « […] sed et esuriens cibis speciali sibi munere a Domino praeparatis meruit refici » (Beda Venerabilis, Vita Cuthberti, VII, p. 178).

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que le miracle des pains suscite en Cuthbert un nouvel élan dans l’ascèse et la pratique des vertus33. En deuxième lieu, Bède ajoute que, à partir de ce jour-là, Cuthbert fut retenu digne de souvent voir et converser avec des anges34. Ici aussi, il est bien précisé « ex eo tempore ». En tout cas, et nonobstant les différences apparentes entre les deux versions de la Vita Cuthberti, l’épisode des pains célestes constitue bien un moment-clé dans la vie de Cuthbert : le passage à une vie marquée par les expériences ‘mystiques’35. C’est en ce sens que nous pouvons y voir un nouvel exemple des signes d’élection marquant l’existence des saints36. Élections épiscopales Certains saints ont ‘senti’ ou ‘pressenti’ l’odeur de leur fonction épiscopale. Dans ces cas, le signe reçu concerne spécifiquement l’élection épiscopale. Nous en trouvons deux exemples dans les textes écrits à la même époque par Grégoire de Tours et Venance Fortunat. Le premier, extrait du Liber Vitae Patrum de l’évêque de Tours, concerne Nicetius, un moine aquitain devenu évêque de Trèves en 525/526 par la volonté du roi Thierry I37. Alors qu’il était encore dans son monastère, et plus tard comme évêque, Nicetius eut souvent à réprimander le roi – Grégoire explique que c’est justement pour cela que le roi le respectait et l’a voulu pour évêque de Trèves38. Nicetius ne faisait d’ailleurs aucun cas des puissants, mais craignait Dieu seul : « Non enim honorabat personam potentis, sed Deum tantum et in corde et in operibus metuebat39 ». Le texte continue : Assis donc sur son siège épiscopal, alors qu’il écoutait la série des lectures, il sentit je ne sais quoi de pesant sur sa nuque. Il porta à la dérobée deux ou trois fois la main pour tâter [l’endroit], mais ne put découvrir la cause de ce poids. Tournant

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« Itaque vir Domini de ostensa miraculi virtute conpunctus, maiorem ex eo virtutum operibus curam impendebat » (ibid.). « Denique sepius ex eo tempore angelos videre et alloqui […] meruit » (ibid.). Si nous recourons à ce terme dans ce cas précis, ‘mystique’ demanderait d’être défini avec précision. Pour une présentation des différentes définitions et approches de ‘la mystique’ chrétienne, ainsi que de ses manifestations historiques jusqu’à Augustin, on peut se référer d’abord à l’ouvrage monumental de B. McGinn, The Presence of God : A History of Western Christian Mysticism. Vol. 1 : The Foundations of Mysticism, New York, 1994 (les volumes suivants sont consacrés à l’époque médiévale). Cet épisode illustre par ailleurs une caractéristique générale des miracles chez Bède, à savoir que les miracles n’ont pas pour fonction de susciter la conversion, mais de soutenir ou d’approfondir la foi : « miracles were wonders to be savored by those who had already joined the élite » (J. T. Rosenthal, « Bede’s use of miracles in the Ecclesiastical History », Traditio, 31 (1975), p. 333). Au sujet de Nicetius, on consultera N. Gauthier, L’évangélisation des pays de la Moselle. La province romaine de Première Belgique entre Antiquité et Moyen Âge (iii e-viii e siècles), Paris, 1980, p. 172-189. Cfr VP, XVII, 1. Ibid., p. 279.

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ensuite la tête à gauche et à droite, il flaira une douce odeur, et il comprit que ce fardeau était celui de la dignité épiscopale elle-même40.

La métaphore de la ‘charge’ épiscopale est ainsi traduite en une expérience sensorielle : la fonction épiscopale est perçue physiquement comme un poids. Ce n’est pourtant qu’au moment où il renifle la « douce odeur » que Nicetius comprend quelle est la nature et la signification de ce poids. Cela semble impliquer l’existence d’un lien entre épiscopat et parfum. On pense immédiatement à l’onction que le nouvel évêque reçoit sur la tête lors de sa consécration. Cette interprétation se révèle pourtant problématique, car le rite de l’onction épiscopale n’apparaît pour la première fois en Gaule que dans le Sacramentaire de Gellone, composé vers 790-800 – et il est jusqu’alors inconnu de la tradition romaine41. Au ixe siècle, il est mieux documenté, chez Amalaire de Metz par exemple42, et nous trouvons des formules de prières l’accompagnant, au xe siècle, dans l’Ordo romanus XXXVB43. On ne peut évidemment exclure la possibilité que l’usage de l’onction épiscopale soit plus ancien que ses attestations écrites. Mais ces dernières présentent non seulement le problème de leur datation tardive par rapport au texte de Grégoire de Tours, mais également une divergence lexicale : Grégoire parle d’un poids pesant sur la « cervicem », alors que les textes liturgiques et Amalaire utilisent le mot « caput » quand ils parlent de l’onction44. Si l’on se penche en revanche sur le poids ressenti par Nicetius sur la nuque, c’est à un autre élément de la consécration épiscopale que l’on songe : l’imposition sur la tête du candidat du livre des évangiles. Or le terme utilisé ici par l’Ordo romanus XXXV est justement « cervicem » : « ponit archidiaconus quattuor evangelia super cervicem eius45 ». Mais nous nous trouvons de nouveau face à un document beaucoup plus tardif, des années 900-92546. L’imposition de l’évangéliaire est pourtant plus ancienne : elle est mentionnée dans les Statuta Ecclesiae antiqua, composés dans le sud de la Gaule au dernier quart du ve siècle, 40

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« Inpositus itaque in cathedra, dum lectionum seriem auscultaret, sensit nescio quid gravi super cervicem suam. Cumque bis aut tertio manum clam ad temptandum iniecisset, nullius rei causa invenire potuit, quae hoc pondus inferret ; divertensque caput ad dexteram et laevam, odoratus est odorem suavitatis, intellexitque, hoc onus esse sacerdotii ipsius dignitatem » (ibid.). Cfr H. Leclercq, « Onctions dans l’ordination », DACL, 12, col. 2143. L’onction épiscopale entre dans les usages « en lien étroit avec l’onction royale bien attestée depuis le viie siècle en Espagne et au viiie siècle en Gaule… » (É. Palazzo, Liturgie et société au Moyen Âge, Paris, 2000, p. 57). Nous remercions par ailleurs É. Palazzo pour ses encouragements lors de l’élaboration de ces analyses. Cfr Amalarius Metensis, Liber officialis, II, 14, 1 sq., éd. J. M. Hanssens, Città del Vaticano, 1948, t. 2, p. 233 sq.). Cfr Ordo romanus XXXV B, 28-30, éd. M. Andrieu, Les ‘Ordines romani’ du haut Moyen Âge, Louvain, 1931-1961, vol. 4, p. 106-107. Cfr p. ex. Amalarius Metensis, Liber officialis, II, 14, 1 sq., p. 233 sq. ; OR XXXV, 68, p. 44-45. OR XXXV, 64, p. 44. Cfr É. Palazzo, Histoire des livres liturgiques. Le Moyen Âge. Des origines au xiii e siècle, Paris, 1993, p. 192.

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et la rubrique en est reprise dans le Sacramentaire de Gellone47. Le rite faisait aussi partie de l’ordination du pape à Rome48 ; par ailleurs, il était connu en Orient au ve siècle49. Il est donc fort possible que Grégoire de Tours fasse allusion à cet élément de l’ordination épiscopale. Reste la question du parfum perçu par Nicetius. Si l’on retourne aux sources liturgiques, on découvre que le rituel romain de l’ordination épiscopale comprenait une prière demandant à Dieu de sanctifier l’évêque par « la rosée de l’onguent céleste » : « caelestis unguenti rore sanctifica50 ». Cette oraison se trouve dans le Sacramentaire léonien (Sacramentaire de Vérone) et dans le Sacramentaire grégorien, datables respectivement des années de pontificat de Jean III (561-574) et de Honorius (625-668)51, mais les formulaires transcrits remontent peut-être jusqu’au milieu du ve siècle52. L’oraison établit longuement la présence d’une typologie de l’évêque dans la figure d’Aaron ; comme celuici, l’évêque reçoit « l’onction céleste », c’est-à-dire l’effusion de l’Esprit Saint53. Par ailleurs, rappelons que plusieurs auteurs, comme Ambroise ou Grégoire le Grand, considèrent que cette effusion de l’Esprit est parfumée54. Sur la base de ces documents, nous proposons donc de lire dans le récit de Grégoire de Tours une double allusion aux rites de l’ordination épiscopale tels qu’ils avaient cours à Rome et, dans le cas de l’imposition des évangiles, probablement en Gaule. Les voyages entre Rome et les autres Églises étaient fréquents ; un diacre de Grégoire de Tours lui-même a ramené de Rome des reliques des saints55 ; il est donc très probable que Grégoire avait connaissance des rites caractéristiques de l’Église romaine56, et principalement ceux concernant les ordinations épiscopales, puisque, en un certain sens, ces rites fondaient et conditionnaient toute la vie ecclésiastique – et donc sociale –, ce dont lui-même avait bien conscience57.

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Cfr P. De Clerck, « Ordination », CHAD, 10, col. 174 sq. Cfr OR XL A, daté du vie siècle (cfr A. G. Martimort, L’Église en prière, nouv. éd., Paris, 1983, vol. 3, p. 173). P. ex. dans les Constitutions apostoliques syriennes (cfr A. G. Martimort, ibid., p. 160). Sacramentarium Gregorianum, 23b, éd. J. Deshusses, Le Sacramentaire grégorien, Fribourg, 1971, p. 93). Cfr Sacramentarium Veronense, 942-947. Cfr É. Palazzo, Histoire des livres liturgiques, p. 64-65 et p. 74. Cfr ibid. ; voir aussi A. G. Martimort, L’Église en prière, p. 169. Cfr Sacramentarium Gregorianum, 23a-b, p.  93. Voir encore A.  G. Martimort, L’Église en prière, p. 170-171. Cfr notre Première Partie, p. 61-62. Cfr Hist., X, 1. Voir cependant Th. F. X. Noble, « Gregory of Tours and the Roman Church », in The World of Gregory of Tours, ed. K. Mitchell, I. Wood, Leiden, 2002, p. 145-161. Sur les évêques mérovingiens au vie siècle, synthèse dans P. J. Geary, Naissance de la France. Le monde mérovingien, Paris, 1997, p. 148-165. Sur l’importance sociale et religieuse des évêques, chez Grégoire de Tours en particulier, cfr P. Brown, La société et le sacré dans l’Antiquité tardive, Paris, 2002, p. 197-205 ; id., Le culte des saints. Son essor et sa fonction dans la chrétienté latine, Paris, 1984, passim. Critique de la méthode et des thèses de P. Brown dans J. Fontaine, « Le culte des

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Quand Grégoire mentionne dans son récit la perception de la « douce odeur » de la charge épiscopale, il s’insère dans le cours d’une évolution du rituel d’ordination qui a fini par rendre visibles, sensibles, les effets de la grâce et du pouvoir sacramentel dans l’évêque : de l’onction mystique du rituel romain léonien et grégorien on passera, dans le rituel romano-franc du xe siècle, à l’onction chrismale effectuée sur la tête58. Enfin, il est même possible d’envisager que Nicetius ait personnellement raconté son expérience, puisque cela nous ramènerait au deuxième ou troisième quart du vie siècle (il meurt en 566/569) ; cette hypothèse serait compatible avec la documentation que nous venons d’analyser en rapport avec l’imposition des évangiles et l’onction épiscopale59. Nous trouvons sous la plume de Venance Fortunat un récit comparable à celui tiré de la Vie de Nicetius. Il apparaît dans la Vie de saint Marcel, évêque de Paris mort vers 436. On notera d’abord que Fortunat était lié d’amitié avec Grégoire de Tours, avec qui il échangeait lettres et poèmes60 ; ils fréquentaient des relations communes, partageaient certainement des conceptions et des images similaires ; et Grégoire relate un miracle analogue de transformation d’eau survenu grâce à saint Julien61. Pourtant,  il serait hasardeux d’en tirer des conclusions précises sur d’éventuels échanges littéraires entre leurs écrits hagiographiques. En tout cas, Venance Fortunat montre que la carrière ecclésiastique de Marcel est marquée par l’intervention d’un signe odorant annonciateur de son accession future au siège épiscopal de Paris. Dans le texte, le miracle suit une première transmutation d’eau en vin constatée par l’évêque de Marcel, Prudence62 ; à ce moment, Marcel est encore sous-diacre :

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saints et ses implications sociologiques. Réflexions sur un récent essai de Peter Brown », AB, 100 (1982), p. 17-41. Cfr A. G. Martimort, L’Église en prière, p. 179 sq. Il n’est peut-être pas indifférent que Nicetius ait été originaire de l’Aquitaine, région de forte tradition culturelle romaine – comme Trèves d’ailleurs. Cfr Fr. Brunhölzl, Histoire de la littérature latine du Moyen Âge, p. 117 sq. ; J. W. George, Venantius Fortunatus : a Latin Poet in Merovingian Gaul, Oxford, 1992. L’eau de la source où fut lavée la tête du martyr se transforme en baume (cfr VJ, 41). J. Le Goff observait : « Chaque étape du cursus ecclésiastique de Marcel suit un miracle, et la succession de ces miracles est elle aussi qualitative : chacun est supérieur à celui qui l’a précédé » (« Culture ecclésiastique et culture folklorique au Moyen Âge : saint Marcel de Paris et le dragon », repris dans J. Le Goff, Pour un autre Moyen Âge. Temps, travail et culture en Occident, Paris, 1977, p. 237). Mais l’historien voyait une exception dans le miracle que nous étudions ici, et il fondait son opinion sur la phrase « miraculum secundum ordine non honore  » (Venantius Fortunatus, Vita sancti Marcelli, 24, MGH SRM Auct. Ant. IV/2, p. 52). Nous pensons en revanche qu’il faut lire la phrase dans sa totalité : « Veniamus ad illud miraculum secundum ordine non honore. » Il s’agit plutôt d’un « miracle qui est second dans la succession, non dans la gloire ». Une tournure analogue apparaît d’ailleurs plus loin dans le texte : « Exsequamur et illud triumphale mysterium, quod cum sit ultimum ordine, anteponitur in virtute » (ibid., 40, p. 53).

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Une fois, comme le très saint homme [Marcel], dans le service de sa fonction, avait présenté l’eau aux mains du vénérable évêque, un parfum de baume commença bientôt à s’en dégager, et pendant que l’eau coulait, du chrême sembla s’exhaler, de sorte que le pontife croyait presque s’oindre les mains plutôt que se les laver, et qu’il redemanda de l’eau afin de se laver du liquide précédent. À la vue de ceci, l’évêque fut rempli d’un respectueux étonnement et rendit grâce à Dieu pour l’assurance de sa faveur ; il conserva pour le bienheureux Marcel un respect religieux, tandis qu’il reconnut en lui non celui qui devait servir mais plutôt celui méritant d’être servi. […] Dès alors, ces signes figuraient par avance le futur pontife, qui serait digne de toucher le chrême ; et alors que, encore sous-diacre, il avait tiré du chrême du fleuve, il était avec raison digne de devenir évêque et de l’offrir dans les fonts [baptismaux]63.

Le signe prophétique indique sans ambiguïté la future ordination de Marcel à l’épiscopat. La transformation de l’eau en chrême est, semble-t-il, perceptible seulement par le parfum de baume qui s’en dégage ; l’odeur est cependant si intense que l’évêque Prudence a l’impression d’avoir les mains ointes plutôt que lavées64. À ce propos, notons qu’il y a peut-être ici une allusion à des rites d’onction des mains lors des ordinations sacerdotales ou épiscopales, onctions qui étaient une particularité de la liturgie gallicane mais qui ne sont attestées dans les sources liturgiques qu’à partir du viiie siècle65. En revanche, la référence finale à l’offrande du chrême dans les fonts est claire. Ce rite, déjà attesté par Tertullien, était présent dans les liturgies des églises à Rome comme en Gaule66. Il faisait partie de la bénédiction des fonts 63

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« Itaque cum vir sanctissimus quadam vice ex sui officii servitute aquam manibus venerabili episcopo porrexisset, mox inde balsama coeperunt flagrare, et dum unda curreret, visa sunt crismata respirare, ut pene pontifex crederet se manus magis unguere quam lavare et alteras aquas quaereret, ut priores undas ablueret. Quo viso sacerdos venerabiliter obstupescens deo gratias de conperto munere retulit et beato Marcello reverentiam de religione servavit, dum eum non talem qui serviret sed potius cui serviretur agnovit. […] Iam tunc illis praefigurabatur indiciis futurus pontifex qui dignus esset crisma tractare, et cum adhuc subdiaconus hausisset crisma de flumine, merito dignus erat, ut factus sacerdos hoc sacrificaret in fonte » (ibid., 24-26, p. 52). Si l’on s’en tient à la lettre de ce récit, il semble que la perception olfactive s’impose sur celle du toucher : la perception tactile de l’eau est très différente de celle du chrême, mais l’évêque est convaincu d’avoir les mains ointes. Incohérence de la narration ? ou témoignage d’une expérience réelle, l’illusion des sens, que la médecine et la psychologie modernes étudient ? (Cfr Pour la science, Dossier hors-série sur « Les illusions des sens », 39 (avril/juin 2003). Nous aurons à revenir sur ces questions dans notre Troisième Partie (cfr p. 573 sq.). La première mention de cette onction dans l’ordination sacerdotale apparaît dans le Missale Francorum (cfr H. Leclercq, « Onctions dans l’ordination », col. 2137). L’onction des mains ou du pouce lors des ordinations épiscopales ne semble pas documentée avant cette même époque. Elles sont inconnues des rituels d’ordinations romains au moins jusqu’au troisième quart du ixe siècle (cfr M. Andrieu, Les ‘Ordines romani’, vol. 4, p. 14-15). Cfr F. Cabrol, « Huile », DACL, 6, col. 2786. Voici l’exemple d’un ordo romanus daté du viie siècle, voire peut-être de 550-660 : « […] fundit [pontifex] crisma de vasculo aureo intro in fontes super ipsam aquam in modum crucis. Et cum manu sua miscitat ipsum crisma cum aqua et aspergit super omnem fontem vel populum circumstantem » (Ordo Romanus XI, 94, éd. M. Andrieu,

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Deuxième partie

en vue de l’administration du baptême. Il était donc généralement effectué le Samedi-Saint, mais aussi à l’Épiphanie67. Les sources liturgiques sont, à l’exception peut-être de l’Ordo Romanus XI, postérieures à l’époque où Venance Fortunat écrit, mais Grégoire de Tours fait allusion à ce rite dans son récit du baptême de Clovis68. Or tous nos documents réservent à l’évêque la bénédiction des fonts avec le mélange du chrême à l’eau baptismale. La confection et la consécration du chrême étaient aussi du seul ressort de l’évêque69. Le chrême apparaît donc constitutif de la fonction épiscopale. On le voit encore au fait que le Liber ordinum mozarabe prévoit que l’évêque défunt soit enseveli revêtu des parements liturgiques, avec l’évangéliaire, et une ampoule des Saintes Huiles placée dans sa main droite – mais en Gaule, cet usage est mal documenté70. Le signe parfumé de l’eau muée en chrême est donc parfaitement apte à indiquer que l’existence de Marcel est dirigée par Dieu et que le sous-diacre est appelé à devenir un jour évêque de Paris71. Toutefois, quand Venance Fortunat

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vol. 2, p. 445. Voir É. Palazzo, Histoire des livres liturgiques, p. 191). Autre exemple, mais pour la Gaule : « Et postmodum fundit crisma de vasculo intro fontis super ipsa aqua in modum crucis et cum manu sua miscitat ipsa crisma cum aqua et spargit per omnes fontes et super omni populo » (Sacramentarium Gellonensis, 2318, éd. A. Dumas, J. Deshusses, Turnhout, 1981 (CCSL 159 A), p. 135 ; voir aussi 705, p. 100-101). C’est le cas de l’Ordo Romanus XV (cfr L. L. Mitchell, Baptismal Anointing, London, 1966, p. 163164). « […] le baptistère est apprêté, des parfums sont répandus, des cierges exhalant un parfum brillent, et tout le temple du baptistère est inondé d’une odeur divine… » : « […] baptistirium conponitur, balsama difunduntur, micant flagrantes odorem cerei, totumque templum baptistirii divino respergetur ab odore… » (HF, II, 31, p. 77). Comme le rappellera Raban Maur : « Legimus et in gestis Patrum quod Sylvester Papa in Ecclesia Romana constituerit ut sicut potestas et privilegium apud solum episcopum constat, quod sacrum chrisma ipse conficiat » (Rhabanus Maurus, Liber de sacris ordinibus, 14, PL 112, col. 1176). Ainsi, en Espagne, si un prêtre dûment autorisé par son évêque peut signer du chrême les baptisés, seuls les évêques sont abilités à consacrer le chrême : ce ius episcoporum est constamment répété, du concile de Tolède de 400, à celui de Barcelone (599), par le capitulaire de Martin de Braga (v. 580) ou, dans la première moitié du viie siècle, une lettre de Braulio de Saragosse à Eugène de Tolède (cfr L. L. Mitchell, Baptismal Anointing, p. 131-133). Cfr E. Dabrowska, « La sépulture des évêques et des abbés dans la Gaule du ive au viie siècle », Actes du XI e Congrès international d’archéologie chrétienne, Rome, 1989, p. 1265. Contrairement à E. Dabrowska, nous ne croyons pas que ces objets doivent « être considérés comme des objets emblématiques du salut du défunt ou apotropaïques » (ibid.). Il nous semble plus cohérent et plus simple de les interpréter comme des signes de la fonction épiscopale : enseignement et sanctification. C’est aussi ce que suggère P. A. Février : « une ampoule était placée dans la main droite : car seul l’évêque peut consacrer les huiles » (P. A. Février, « La mort chrétienne », Segni e Riti nella Chiesa altomedievale occidentale, Settimane di studio, 33 (1986), Spoleto, 1987, p. 896). Nous rappelons intentionnellement le lieu de son épiscopat, car la Vie de saint Marcel souligne, à propos des deux miracles, que l’eau transformée en vin ou en chrême provient « de fluvio Sequanae » ou « de flumine » (Venantius Fortunatus, Vita sancti Marcelli, 20 et 26, p. 51 et 52). L’élément aquatique réapparaît dans la mise en fuite par saint Marcel d’un dragon des abords de l’ancienne Paris (cfr ibid., 40-47). J. Le Goff a étudié en détail ce récit dans l’article déjà cité (« Culture ecclésiastique et culture folklorique au Moyen Âge », p. 236-279). Toutefois, dans son étude des sources et de la signification du dragon de saint Marcel, J. Le Goff ne mentionne pas un passage, selon nous très éclairant, d’Isaïe : « et quae erat arida in stagnum et sitiens in fontes

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présente la signification du miracle, il laisse la figure du saint au second plan : c’est l’évêque Prudence qui « fut rempli d’un respectueux étonnement et rendit grâce à Dieu pour l’assurance de sa faveur » ; Marcel ne se prononce pas, ce qui est conforme aux exigences de l’humilité et d’un saint et d’un sous-diacre face à son évêque. Un dernier texte nous permettra de préciser la signification des signes d’élection parfumés, et ce toujours en rapport avec l’épiscopat. Il s’agit d’un passage de la Vita Remigii, rédigée vers 877/878 par Hincmar de Reims72. Elle est certes très postérieure à l’existence de saint Remi (v.  440-530), et même beaucoup plus tardive que les documents précédents. Elle nous paraît néanmoins intéressante : d’une part, elle concerne à nouveau un saint évêque – et un évêque extrêmement important pour l’Église de Reims ; d’autre part, parce que Hincmar imprime à son ouvrage un caractère d’explicitation très marqué, en introduisant chaque chapitre par des titres détaillés et en expliquant la signification des faits relatés73 : nous disposons donc et du récit et de son interprétation. Par ailleurs, nous savons maintenant que Hincmar a utilisé des sources bien antérieures74. Comme dans la Vie de saint Marcel, c’est un double signe qui intervient dans l’existence du jeune Remi. La Vita Remigii se distingue cependant de la Vita Marcelli en indiquant que les signes sont adressés à Remi plus qu’à des tiers. Ce sont les circonstances elles-mêmes qui commandent cette destination. En effet, l’archevêque Bennadius étant mort, le peuple veut à tout prix voir Remi lui succéder : Remi, dit la Vie, est « raptus… potius quam electus75 ». Remi refuse en faisant valoir la faiblesse de son jeune âge (22 ans, selon la Vie), qui ne lui permettait d’ailleurs pas de respecter la condition canonique d’un âge minimum de 30 ans pour être élu à l’épiscopat76. C’est à ce moment qu’il « plut

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aquarum in cubilibus in quibus prius dracones habitabant orietur viror calami et iunci » (Is. 35, 7 ; Vulg.). La citation sera reprise dans le récit de la construction dans un lieu sauvage du monastère de Fontenelle (cfr Gesta abbatum Fontanellensium : Gesta Wandregiseli, 5). Sur Hincmar, voir l’ouvrage fondamental de J. Devisse, Hincmar, archevêque de Reims, 845-882, Genève, 1976 ; la Vita Remigii y est étudiée dans les pages 1004-1054. Flodoard (893/894-966) utilisera amplement cette Vie dans son Historia Ecclesiae Remensis, I, 10-23 (cfr M. Sot, Un historien et son Église. Flodoard de Reims, Paris, 1993, p. 378 sq.). Faisant entre autres appel à des sources liturgiques rémoises du viiie siècle, la Vie était ellemême destinée aux lectures liturgiques lors de la fête du saint patron de Reims, comme le montre sa division en lectiones (cfr J. Devisse, Hincmar, p. 1016 sq.). Sources liturgiques d’abord : le grand mérite de les avoir exposées revient à Fr. Baix, « Les sources liturgiques de la Vita Remigii de Hincmar », Miscellanea historica in honorem A.  de Meyer, Louvain - Bruxelles, 1946, vol. 1, p. 211-227. J. Cl. Poulin a résumé et développé les arguments de Fr. Baix dans une annexe de son étude sur « Geneviève, Clovis et Rémi : entre politique et religion », dans Clovis, histoire et mémoire. Actes du colloque de Reims (1996), dir. M. Rouche, Paris, 1997, vol. 1, p. 342-348. Hincmarus Remensis, Vita Remigii episcopi Remensis, 3, MGH SRM III, p. 263. Depuis celles de Martin de Tours, d’Ambroise de Milan et de Grégoire le Grand, l’élection forcée du saint est désormais un topos dans l’hagiographie. Cfr M. Sot, Un historien et son Église, p. 382.

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à Dieu tout-puissant de lui (ei) montrer par des signes évidents son jugement à son propos77 ». En premier lieu, devant tous les présents, un rayon lumineux descend sur la tête de Remi, « comme si le soleil lui-même, mis en mouvement du ciel, était tombé sur lui78 ». Suit une explication édifiante d’Hincmar sur la signification de cette lumière. Le deuxième signe est celui qui nous concerne le plus directement : Il plut aussi à la toute-puissance divine d’ajouter à ce miracle un autre pour montrer les mérites du bienheureux homme. Et de fait, comme le rayon susdit l’illuminait, il sentit répandu sur sa tête le liquide d’un onguent sacré dont toute sa tête fut ointe. Comme une huile spirituelle pour le peuple, il allait certes oindre leurs têtes d’une huile visible ; mais aussi, par la prédication, et le Saint-Esprit parlant en lui, oindre leurs esprits d’une onction invisible, c’est-à-dire de la grâce du même Esprit saint. C’est donc à raison que lui-même fut d’abord marqué de ce genre d’onction79.

Ayant été favorisé de tels signes, Remi craint de continuer à résister à la volonté divine et accepte la charge qui lui est destinée. Hincmar semble aussi dire que Remi est capable de cette acceptation justement parce qu’il a été « interius illustratus atque perunctus80 ». Ayant abandonné ses hésitations, Remi est alors consacré sur la décision unanime des évêques de la province de Reims81. Notons en premier lieu que Hincmar n’a pas inventé ce détail de la vie du saint : François Baix l’a trouvé dans un fragment d’une préface (contestatio) pour la messe de saint Rémi, une pièce de la vieille liturgie gallicane rémoise, remplacée au viiie siècle par la liturgie romaine, et donc bien avant la rédaction de la Vita Remigii. Voici ce fragment : Et e celo sibi infusionem chrismatis super se venientem adolescens aspexit82.

Dans le récit d’Hincmar, le parfum du chrême reste sous-entendu ; le texte dit seulement, en effet, que Remi « sent » l’onction miraculeuse quand le liquide coule sur sa tête83. Le chrême évoque cependant clairement un parfum, 77

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« […] placuit omnipotenti Deo ei manifestissimis demonstrare indiciis, quod ipse de eo haberet iuditium. » (Hincmarus Remensis, Vita Remigii, 3, p. 263). « […] acsi ipse sol de celo motus super eum ceciderit… » (ibid.). « Placuit etiam omnipotentiae divinae huic miraculo aliud addere ad ostensionem meritorum beatissimi viri. Etenim, radio supradicto se illustrante, sensit capiti suo unguinis sacri infusum liquorem, quo totum eius delibutum est caput. Et merito, ut qui oleum spiritale populis, quo eorum quidem capita visibili, mentes autem predicatione, sancto Spiritu in se loquente, uncturus erat crismate invisibili, id est gratia eiusdem Spiritus sancti, ipse quoque prius tali unctione insigniretur » (ibid., p. 263-264). Ibid. Cfr Hincmarus Remensis, Vita Remigii, 4. Annales Ordinis sancti Benedicti, éd. Mabillon, t.  1, Paris, 1703, p.  680, cit. dans Fr. Baix, « Les sources liturgiques de la Vita Remigii », p. 224. Le verbe sentire comporte de multiples acceptions, comme l’a exposé la thèse de P. Morillon, Sentire, sensus, sententia. Recherche sur le vocabulaire de la vie intellectuelle, affective et physiologique

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puisque sa caractéristique consiste à être un mélange d’huile et de baume, sur le modèle de l’huile sainte d’onction décrite dans la Bible84. Si l’introduction de baume dans la composition du chrême en Occident remonte à une époque mal déterminée85, elle est nettement attestée dans le haut Moyen Âge, par exemple dans les rubriques du Sacramentaire de Gellone consacrées à la ‘messe chrismale’ du Jeudi-Saint : « […] miscis balsamum cum alio oleo86… » La description faite par Hincmar du miracle de la Sainte Ampoule parle de l’odeur délicieuse du chrême qu’elle contient87. Les commentaires scripturaires associent également onction, parfum et évêques. Ainsi, Bède écrit au sujet de la « fragrantia unguentis optimis » du Cantique des Cantiques : Ils étaient certes bons les onguents dont les prophètes et les prêtres étaient oints de manière visible dans la Loi ; mais excellents sont les onguents dont les apôtres et les successeurs des apôtres sont oints invisiblement88.

C’est ainsi, sous le signe du chrême et de son parfum, que débute le ministère épiscopal de Remi. La suite de sa vie continuera de se dérouler dans cette ‘atmosphère chrismale’ : le saint remplira miraculeusement d’huiles saintes des ampoules destinées aux onctions89 ; et surtout, il obtiendra du ciel l’ampoule miraculeuse qui lui permettra d’oindre Clovis lors de son baptême90. Sur un autre plan, cette ‘atmosphère chrismale’ est nécessairement, sous la plume de Hincmar et pour son public, atmosphère liturgique. Celle-ci est aussi perceptible dans les commentaires de l’auteur aux grands événements de la vie du saint, et elle est nourrie par son emploi de sources liturgiques antérieures.

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en latin, Lille, 1974. Il semble toutefois que, à partir du début du ixe siècle, avant donc la rédaction de la Vita Remigii, sentire tend à se spécialiser dans le champ de l’olfaction (cfr H. F. Muller, L’époque mérovingienne. Essai de synthèse de philologie et d’histoire, New York, 1945, p. 253). De fait, c’est le sens revêtu par ce verbe un peu plus loin dans le texte (cfr Hincmarus Remensis, Vita Remigii, 15). Cfr Ex. 30, 22 sq. Cfr B. Caseau, ‘Evodia’. The Use and Meaning of Fragrances in the Ancient World and their Christianization (100-900 AD), thèse inédite, Princeton, 1994, p. 265 sq. Liber sacramentorum Gellonensis, 622, p. 83 ; voir aussi 627 et 614, p. 84 et 81. « […] cuius odore mirifico super omnes odores, quos ante in baptisterio senserant, omnes qui aderant inestimabili suavitate repleti sunt » (Hincmarus Remensis, Vita Remigii, 15, p. 296-297). « Et quidem bona erant unguenta, quibus prophetae et sacerdotes visibiliter ungebantur in lege ; sed optima sunt illa unguenta quibus apostoli sunt apostolorumque successores invisibiliter uncti » (Beda Venerabilis, Allegorica expositio in Cantica canticorum, PL 91, col. 1086). Hincmarus Remensis, Vita Remigii, 10, p. 290. Ici aussi, c’est dans l’ancienne contestatio de la liturgie gallicane que Hincmar a appris le miracle (cfr Fr. Baix, « Les sources liturgiques de la Vita Remigii », p. 224). Hincmarus Remensis, Vita Remigii, 15, p. 296-297. Sur le miracle de la Sainte Ampoule comme théophanie, voir infra, p. 460 sq.

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L’odeur des saints Que le saint soit marqué ou non du sceau de l’élection divine dès sa conception, il doit répondre, d’une manière ou d’une autre, à l’appel divin : le récit de ses prières, de ses pénitences et de ses larmes91, de ses actes éclatants et de ses attentions à l’égard des minimi, manifeste justement, ou entend manifester, que tout n’est pas entièrement donné, que la partie contre le diable et le péché n’est pas jouée et gagnée dès le départ. C’est à l’intérieur de ce processus existentiel d’ascèse et de miracles que commence à se dégager l’odeur de sainteté. Le corps cultivé L’hagiographie antique et médiévale, éclairée par d’autres textes, nous permet de saisir que le saint, la sainte, réalise au long de sa vie tout un travail sur soi que l’on peut qualifier de ‘culture’, dans le sens le plus concret du terme, et qui, pour l’époque étudiée, concerne éminemment son propre corps, intimement lié à l’âme92. On le voit fort bien dans le comportement de saint Wilfrid (v.  634-v.  709), abbé de Ripon puis évêque d’York à la carrière mouvementée93. En effet, son biographe et compagnon Eddius Stephanus décrit dans les termes suivants le soin que Wilfrid avait pour son corps : Il conserva son corps – comme il l’attesta devant les fidèles – pur dès le sein de sa mère et sans souillure, car il avait l’habitude de le laver avec de l’eau bénite et sanctifiée, durant les heures nocturnes, sans relâche, été comme hiver, jusqu’à ce que le pape Jean du Siège Apostolique, de bienheureuse mémoire, lui conseilla, par égard pour son âge, d’abandonner ce labeur94.

Cette brève notation nous permet d’entrevoir un extraordinaire exemple de soin ascétique du corps, car le comportement de Wilfrid exprime la conviction de pouvoir agir à la fois sur le corps et sur l’âme, ou mieux : de

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Au sujet des larmes, on consultera P. Nagy, Le don des larmes au Moyen Âge, Paris, 2000. Rappelons ici la classique doctrine du ‘jardin’ ou du ‘champ’ de l’âme dont le premier ‘cultivateur’ est Dieu lui-même : « ipse deus noster ‘et pater agricola est’ (Ioh. 15, 1) », « […] ut summus pater familias et caelestis agricola et diligens hortulanus visitet et frequentet et signet hortum anima nostrae sicut illum, in quo docuit oravit resurrexit » (Paulinus Nolanus, Epistulae, 39, 6, a cura di G. Santaniello, Paolino di Nola : le lettere, Marigliano (Napoli), 1992, vol. 2, p. 393-396). Voir aussi notre Première Partie, passim. Il fut chassé de son siège épiscopal, fuya en Alsace, évangélisa les Frisons, et fit trois fois le voyage à Rome. « Corpus quoque ab utero matris suae integrum, sicut coram fidelibus testatus est, sine pollutione custodivit, quod in acta benedicta et sanctificata nocturnis horis indesinenter aestate et hieme consuetudinarie lavavit, usquedum papa Iohannes beatae memoriae et apostolicae sedis pro aetate sua huius laboris resolutionem habere praecepit » (Eddius Stephanus, Vita sancti Wilfridi episcopi Eboracensis, XXI, ed. B. Colgrave, Cambridge, 1927, p. 44).

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pouvoir agir sur l’âme à travers le corps95 ; ainsi, la pureté qu’il a conservée depuis sa naissance est aussi bien corporelle que spirituelle, et l’eau de ses ablutions est de l’eau « bénite et sanctifiée ». Qu’il ne s’agisse pas simplement d’hygiène personnelle, le texte l’indique clairement. D’abord, Wilfrid lui-même a raconté sa pratique quotidienne « coram fidelibus », ce qui sous-entend une visée édifiante. De plus, l’horaire chaque jour identique, « nocturnis horis », de ses ablutions – ablutions d’eau bénite, rappelons-le –, confère à ces dernières un statut rituel manifeste, surtout pour les milieux monastiques d’où proviennent tant Wilfrid que Eddius Stephanus. Enfin, le conseil donné au saint par le pape suggère également que son comportement ne vise pas simplement la propreté : le texte parle de « labor », terme évoquant plutôt les peines endurées par souci de mortification ou de pénitence – d’ailleurs, le pape se serait-il penché sur de simples habitudes de toilette de Wilfrid96 ? Dans la Vita Wilfrithi, l’attention constante prêtée par le saint à son corps s’exprime en des termes qui, évoquant la propreté corporelle quotidiennement entretenue, ne sont pas sans rapport avec le domaine des odeurs et de l’olfaction. Dans une perspective plus ample, le corps cultivé par les ascètes est un corps en voie de transformation, ce que les hagiographes expriment par le fréquent recours à des métaphores végétales, florales en particulier, mais aussi à des métaphores cultuelles ou liturgiques : les unes et les autres sont porteuses d’images olfactives. Le résultat de ce travail ascétique est exprimé de façon singulièrement éloquente par Isaac de Syrie (viie siècle) : selon lui, l’ascète ayant atteint l’authentique humilité ne craint plus, ni n’est plus craint des bêtes sauvages, qui se couchent près de lui, « parce qu’elles sentent s’exhaler de lui le même parfum qui émanait d’Adam avant la faute […]. Cette odeur nous avait été enlevée, mais le Christ l’a renouvelée et nous l’a redonnée à sa venue. C’est ce qui a adouci le parfum de l’humanité97 ». La bonne odeur manifeste l’harmonie retrouvée.

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On peut rappeler ici les mots de Tertullien sur la centralité de la chair dans le salut chrétien : « La chair est le pivot du salut. C’est par elle que l’âme se lie à Dieu, car c’est elle qui permet que l’âme puisse être liée. La chair est lavée, pour que l’âme soit rendue immaculée ; la chair est ointe, pour que l’âme soit consacrée » (Tertullianus, De resurrectione carnis, 8, PL 2, col. 806).  On sait que l’usage des bains, quoique prévu dans les monastères, était relativement peu fréquent, à l’exception des malades (cfr p. ex. Règle de saint Augustin (Lettre 211), 46 ; Règle de saint Benoît, 36, 8, trad. fr. dans J. P. Lapierre, Règles des moines, Paris, 1982, respectivement p. 46 et p. 101-102). Texte syriaque dans P. Bedjan (ed.), Mar Isaacus Ninivita : De perfectione religiosa, Leipzig, 1909, p. 577 ; trad. anglaise S. Brock, Heart of Compassion : Daily Readings with St. Isaac of Syria, London, 1989, p. 41, cit. in R. Murray, « The Ephremic Tradition and the Theology of the Environment », Hugoye : Journal of Syriac Studies, [http : //syrcom.cua.edu/syrcom/Hugoye], vol. 2, 1 (1999), parag. 26.

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Le parfum des vertus Vers 426, Jean Cassien raconte avoir connu au désert de Scété, en Égypte, l’abbas Moyse, qui, « entre les fleurs remarquables [qu’étaient les autres moines], exhalait un parfum plus suave non seulement par son ascèse, mais aussi par sa contemplation98 ». Jean de Réomé (mort en 544), selon son biographe Jonas de Bobbio, possédait « le parfum de toutes les vertus » : « omnium virtutum flagrantia[m]99 ». Quant à Ambroise de Milan, ses « fleurs d’éloquence répandent leur parfum dans l’Église entière », écrit Grégoire de Tours100. Dans une exhortation à imiter saint Vaast, l’évêque d’Arras mort en 540, Alcuin parle du « parfum dans le cœur de la sainte charité101 ». Le parfum des vertus des saints reflète ainsi – comme nous l’avons déjà vu – celui du Christ lui-même, lui qui « exhale la douceur de son parfum102 ». Et n’est-ce pas le parfum divin, celui des divines Écritures, que saint Germer (mort v. 660) porte dans son cœur103 ? D’ailleurs, chez Germer comme chez d’autres, la beauté corporelle du saint va de pair avec le parfum de sa vertu, puisque son visage ressemble à une rose : « facies ut rosa104 ». En fait de roses parfumées, Rome en cultive d’innombrables : ce sont les martyrs qu’elle a produits, comme le proclame Braulion, évêque de Saragosse de 631 à 651105. – Fleurs des vertus Les vertus dégagent donc un parfum, et, comme nous venons de le voir, une des composantes de cette conception réside dans l’identification des vertus aux fleurs et aux plantes. Poursuivons dans cette direction. En 632, saint Éloi fonde à Solignac, non loin de Limoges, un monastère suivant la règle de Luxeuil. La Vita Eligii en décrit les beautés spirituelles et matérielles : Je me rendis moi-même en ce lieu et j’y vis une si grande observance de la sainte règle que la vie de ces moines est presque unique en comparaison des autres mo-

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« Cum in heremo Sciti, ubi monachorum probatissimi patres et omnis commorabatur perfectio, abbatem Moysen, qui inter illos egregios flores suavius non solum actuali, verum etiam theoretica virtute fragrabat » (Iohannes Cassianus, Conlationes, I, 1, éd., trad., Dom É. Pichery, Paris, 1955-1959, vol. 1, p. 77). Ionas Bobiensis, Vita Iohannis abbatis Reomaensis, 18, MGH SRM III, p. 514. « […] Ambrosius, cuius hodie flores eloquii per totam eclesiam redolent… » (VM, 1, 5, p. 141). « […] sanctae charitatis in corde fragrantia » (Alcuinus, Adhortatio ad imitandas virtutes sancti Vedasti in Actis descriptas, PL 101, col. 680). « […] odor suavitate flagraret… » (Venantius Fortunatus, Vita sancti Hilarii, 19, MGH Auct. Ant. IV/2, p. 3). « […] in pectore divinarum scripturarum flagranciam gestabat » (Vita Geremari abbatis Flaviacensis, 12, MGH SRM IV, p. 631). Ibid., 3, p. 628. « […] aurea Roma, quae […] gestat innumerabilium martyrum suaveolentium incrementa rosarum » (Acta de martyribus Caesaraugustanis, PL 80, col. 720).

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nastères de la Gaule. Car cette large congrégation est, maintenant encore, parée de nombreuses fleurs de grâces […]. Ce lieu se montre si fertile et si plaisant que, lorsqu’on s’y écarte parmi les vergers et la beauté en fleur des jardins, on a aussitôt plaisir à laisser éclater ces mots : ‘Qu’elle est prospère ta maison, Jacob, et comme sont belles tes tentes, Israël ! …106’

Dans le monastère de Solignac, les vertus monastiques fleurissent au milieu des jardins, et les cultures horticoles présentent aux moines la quotidienne métaphore de la croissance, de la floraison, de la fructification des vertus107. Mais c’est un fait bien connu que toute la littérature chrétienne, de la Bible aux écrits patristiques, de la poésie aux textes monastiques, regorge d’images tirées de la vie végétale. C’est ainsi qu’au début du viie siècle, le moine d’origine syrienne Jean Moschus rédige à Rome Le pré spirituel (Pratum spirituale), un ouvrage sur la doctrine spirituelle des moines dans lequel les vertus sont comparées à des fleurs diverses et parfumées108.  Les hagiographes, décrivant leurs héros, ne manquent pas de recourir à ce fonds d’images d’autant plus éloquentes qu’ils vivent, eux et leur public, dans un environnement général profondément lié à la nature et aux rythmes de l’agriculture109. Ainsi, Grégoire de Tours écrit que les saints « suivent à juste titre l’Agneau où qu’il aille, eux que la blancheur sans égale de l’Agneau a couronnés de lys magnifiques, que la chaleur de nulle tentation n’a flétris110 ». Cette phrase n’est qu’un exemple parmi d’autres dans une œuvre où les mentions de fleurs et d’arbres foisonnent111. Quoi de surprenant, alors, si les moniales de Poitiers pleurent la défunte Radegonde en des termes tout aussi ‘fleuris’ : En quelque lieu que nous allions, quand nous regardions ton visage glorieux, nous trouvions là de l’or, de l’argent ; là nous admirions des vignes en fleurs et des champs alignés ; et là, des prés couverts d’une variété de fleurs multiples. Chez toi, nous cueillions des violettes, et toi, pour nous, tu étais une rose d’une couleur éclatante et un lys d’une blancheur étincelante112. 106

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« Quo in loco ipse quoque accessi et tantam sacrae regulae observantiam vidi, ut paene singularis sit vita eisdem monachis prae ceteris Galliae monasteriis. Est autem congregatio etiam nunc magna diversis gratiarum floribus ornata […]. Qui locus tam fertilis tamque iocundus existit, ut cum quis ibidem diverterit, inter pomorum nemora et hortorum amoenitate virentia in hac ei libeat protinus prorumpere verba : ‘Quam bonae domus tuae, Iacob, et quam pulchra tabernacula tua, Israel !’ » (Vita Eligii, I, 16, MGH SRM IV, p. 682). Sur les jardins monastiques, voir infra, p. 330-343. Jean Moschus, Le pré spirituel, trad. M.-J. Rouët de Journel, Paris, 1946. On peut aussi retracer les sources de certaines expressions dans les traditions scolaires qui ont transmis au Moyen Âge des textes, des extraits au moins, de la poésie latine (cfr E. R. Curtius, La littérature européenne et le Moyen Âge latin, (1ère éd. all. 1947), Paris, 1991 ; P. Riché, Éducation et culture dans l’Occident barbare. vi e-viii e siècle, 4e éd. rev. et corr., Paris, 1995). « Qui merito sequuntur Agnum, quocumque ierit, quos ipsius Agni candor egregius liliis decoris nullo temptationis aestu marcentibus coronavit » (VP, I, incipit, p. 213). Cfr l’importante étude de G. de Nie, Views from a many-windowed tower : studies of imagination in the works of Gregory of Tours, Amsterdam, 1987, p. 117 sq. « […] Qui quocumque loco accedebamus, contemplantes gloriosam faciem tuam, ibi inveniebamus aurum, ibi argentum ; ibi suspiciebamus florentes vineas segitesque comantes ; ibi prata

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Dans un de ses poèmes, Paulin de Nole s’appuie sur le nom de Pinianus, époux de Mélanie la Jeune, pour en tirer une série de comparaisons avec le pin, toujours vert, odorant, type-même du « corps éternel113 ». C’est donc à plus forte raison qu’un saint tel que Léger, l’évêque martyr d’Autun (mort en 678/679), est comparé à un arbre, « qui est vraiment planté dans la maison du Seigneur et qui fleurit dans ses portiques. Il fleurit en recueillant la récompense de ses peines, il fructifie en nous partageant les dons de ses vertus114 ». Près des saints, on se restaure « des fruits désirables de leurs vertus », et l’on est « rétablis par leur saveur et leur parfum115 ». La vertu de chasteté surtout est volontiers comparée à une fleur : « flos castitatis116 ». Ainsi, le jeune Lubin, « ceint de la ceinture du célibat comme d’un lys blanc et odorant, portait autour des reins une ceinture portant inscrites les Écritures de la vérité117 ». Enfin, par une sorte de renversement de la métaphore, la verdeur spirituelle du saint peut s’étendre au monde de la nature elle-même, comme l’indique la Vie d’Ansbert, abbé de Fontenelle puis évêque de Rouen (mort vers 698) : un jour d’hiver que Thierry, frère du roi Clotaire III, s’adonne à la chasse, il décide d’aller rencontrer l’homme de Dieu ; celui-ci le bénit, l’instruit sur divers points

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diversorum florum varietate vernantia. A te carpiebamus violas, tu nobis eras rosa rutilans et lilium candens » (GC, 104, p. 365). Déjà M. Bonnet remarquait la qualité des métaphores que, ici comme ailleurs, Grégoire tire de la nature : « Nulle part peut-être le langage imagé n’est aussi soutenu, ni aussi pur et vraiment poétique » (M.  Bonnet, Le latin de Grégoire de Tours, (Paris, 1890), Hildesheim, 1968, p. 707). G. de Nie se demande si les paroles des moniales sont purement dues à la plume de Grégoire : « One wonders whether this is Gregory’s own poetry or perhaps a rendering of that of one of the nuns, or even of that of Fortunatus, Radegunde’s frequent guest and admirer. The latter sometimes sent her the above-mentioned flowers accompanied by poems and his words in the poem on virginity, dedicated to nuns, resemble these. […] Perhaps Gregory here wanted to be ‘ornate’ and did some (unconscious ?) borrowing » (Views from a many-windowed tower, p.  126-127). C’est d’ailleurs peut-être à une moniale de Sainte-Croix qu’est due une lettre, dont le style maniéré – et frôlant le ridicule – évoque celui de Fortunat ; elle aussi recourt à la métaphore de la culture pour faire l’éloge de l’érudition biblique de sa correspondante : « Je te demande d’arroser fréquemment les racines desséchées de mon intelligence avec des corbeilles de fumier, c’est-à-dire avec la fécondité de tes paroles » : « […] rogo, ut aridas radices sensus mei cophinum stercoris, hoc est ubertatem verborum tuorum frequenter effundas » (MGH Epist. III, p. 716, 718, cit. dans P. Riché, Éducation et culture, p. 516, n. 174. La traduction est nôtre). Cfr Paulinus Nolanus, Carmina, 21, 294-311, ed. altera M.  Kamptner, Wien, 1999 (CSEL 30), p. 167-168. « […] quod vere sit plantatus in domo Domini et floreat in illius atriis. Floret laboris sibi praemia percipiens, fructificat nobis virtutum munera impertiens » (Passio III Leudegarii episcopi Augustodunensis, II, 1, MGH SRM V, p. 358). « […] de pomis desiderabilibus virtutum eos reficere, […] eorum gustu et odore refecti… » (Ado Viennensis, Passio sancti Desiderii episcopi Viennensis, PL 123, col. 440). Inversément, chez un Grégoire de Tours, les arbres apparaissant dans les récits de miracles sont porteurs de connotations de mort et résurrection : la nature participe et manifeste, comme les saints, l’ordre divin (cfr G. de Nie, Views from a many-windowed tower, p. 117). VP, VII, incipit, p. 236. « […] ipse caelibatus zona circumdatus candoris instar fraglantis lilii circa renes haberet cingulum litteris inscriptum veritatis » (Vita sancti Leobini, 2, MGH Auct. Ant. IV/2, p. 73).

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de doctrine, et lui prédit qu’il deviendra roi un jour. Comme le jeune Thierry reste sceptique, Ansbert lui dit  que le lieu où ils se trouvent, où la tente est dressée, et où la terre est donc toute piétinée par les pas, restera à jamais plus verdoyant que le reste du champ118. Et l’hagiographe de confirmer que, jusqu’à son époque – il écrit vers la fin du viiie ou au tout début du ixe siècle –, tous peuvent constater que cette partie du champ est plus verte qu’ailleurs, que ce soit en hiver ou en été119. Le récit du miracle se conclut par une nouvelle évocation de la verdeur spirituelle d’Ansbert, qui « fleurissait comme un palmier dans la maison du Christ120 ». Ce n’est toutefois qu’après la mort d’Ansbert, lors de l’ouverture de son tombeau, que le signe du pré toujours vert acquiert une signification plus profonde : du corps saint, intact et comme endormi, émane un délicieux parfum de fleurs121… Déjà Paulin de Nole ne se lassait pas de chanter le « pré fertile de saint Félix122 », c’est-à-dire le lieu de son tombeau, plus fleuri et odorant qu’ailleurs123, comme si le corps martyrisé – mais à nouveau vivant – et la nature toujours reverdissante s’appelaient réciproquement. D’ailleurs, Paulin, comme d’autres124, lit dans les cycles de la nature une loi de résurrection analogue à celle promise aux saints : Que montrent les terres ensemencées ? et les feuillages des arbres ? et les saisons ? C’est un fait que toute chose obéit à cette loi [de la mort] et revit ensuite. Quand renaît le printemps, après la mort de l’hiver, à toute chose revient une apparence nouvelle et revivifiée125.

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« […] et illec adhuc dubitans permaneret, adiecit vir sanctus : ‘ In hoc te noveris meis fidem accomodandum verbis, si hodie hiemali tempore locus, in quo tabernaculum istud consistit, qui nunc tritus ob vestigia calcantium videtur, viridem produxerit herbam, sicque iuxta vestigia eiusdem tentorii ceteris agri partibus viridior maneat in evum’ » (Vita Ansberti episcopi Rotomagensis, 7, MGH SRM V, p. 624). « Quod ita secundum sermonem hominis Dei evenisse, omnibus illo adventantibus inditium est, ita ut usque ad hanc diem locus ille viridior reliqua agri parte appareat in modum tentorii ibi quondam fixi, sive hiemali sive aestivo tempore » (ibid.). « […] qui veluti palma in Christi domo florebat… » (ibid. ; cfr Ps. 91,  13). Ambroise de Milan invite ses lecteurs à imiter le palmier, dont les feuilles restent toujours vertes, comme la grâce toujours florissante du Christ (cfr Ambrosius Mediolanensis, Hexaemeron, III, 71). Cfr Vita Ansberti episcopi Rotomagensis, 27 et 36, p. 637 et 640. Paulinus Nolanus, Carmina, 21, 60, p. 160. Cfr ibid., 18, 131-137. Voir p. ex. Grégoire de Tours, dans Hist., X, 13. « Quid sata, quid frondes nemorum, quid tempora ? nempe / legibus his obeunt omnia vel redeunt. / vere resurgenti cunctis nova rebus imago / post hiemis mortem vivificata redit » (Paulinus Nolanus, Carmina, 31, 237-240, p.  315). La suite du poème continue de chanter la résurrection des justes comme renaît le grain de blé mort dans la terre.

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La « suave odeur » de l’ascétisme Les aromes suaves des saints et de leurs vertus ne sont pas les seules odeurs que l’on rencontre dans leurs Vies. Susan Ashbrook Harvey a présenté des exemples de saints ascètes, principalement orientaux, choisissant de souffrir les mauvaises odeurs causées par le renoncement à l’hygiène et au confort, mais aussi s’infligeant délibérément l’inhalation d’odeurs de cadavres en décomposition dans le but de vaincre des tentations d’ordre sexuel126. De manière moins spectaculaire, Arsène, un des Pères du désert, avait placé dans sa cellule de l’eau fétide pour se rappeler constamment « l’inexprimable odeur de la géhenne127 ». De manière générale, la plupart des pratiques ascétiques entraînaient de fortes odeurs128, et le renoncement aux bains était un acte de mortification ou de pénitence, et ce à l’époque carolingienne encore129. Dans d’autres cas, l’hagiographie décrit les maladies endurées par des saints et la puanteur qu’elles provoquent : gangrène, infections, etc. Nous en avons une illustration éloquente chez sainte Syncletica, dont l’existence se termine par un cancer des poumons compliqué par une infection à la mâchoire : la puanteur est telle que les personnes qui assistent la malade ne parviennent plus à rester auprès d’elle ; elles ne s’approchent de la sainte que munies d’encensoirs brûlant des aromates ; finalement, Syncletica accepte qu’un médecin lui applique un onguent d’aloès, de myrrhe et de myrte, certes par égard pour les autres nonnes, mais plus encore en signe de sa mort prochaine – la myrrhe servant à l’ensevelissement des défunts130. Au vu de ces exemples, on peut s’interroger sur l’existence de témoignages analogues dans le christianisme d’Occident, et avant tout parmi les ermites. Il ne semble pas y avoir encore d’études sur ce sujet précis, mais on peut citer Joseph-Claude Poulin, qui a pu constater que, chez les saints ermites de l’Aquitaine carolingienne, « seul Wulfinus Boetius a cru en la malpropreté comme mode d’expression de la sainteté131 ». Nous savons pourtant, que, au iveve siècle, les moines malpropres ou mal peignés faisaient l’objet de critiques : certains évêques reprochent, par exemple, à saint Martin ses « vêtements sales » 126

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Cfr S. A. Harvey, « On Holy Stench : When the Odor of Sanctity Sickens », Studia Patristica, 35 (2001), p.  90-101. Ce dernier cas, d’un moine de Scétis, est extrait des Verba seniorum, et est aussi analysé dans G. L. Byron, Symbolic blackness and ethnic difference in early Christian literature, London - New York, 2002, p. 99. Vitae Patrum, I, 3, 39, PL 73, col. 740, cit. dans J. Amat, Songes et visions. L’au-delà dans la littérature latine tardive, Paris, 1985, p. 382. Cfr S. A. Harvey, « Olfactory Knowing : Signs of Smell in the Vitae of Simeon Stylites », in After Bardaisan. Studies on Continuity and Change in Syriac Christianity in Honour of Professor Han J. W. Drijvers, ed. G. J. Reinink, A. C. Klugkist, Leuven, 1999, p. 31-32. Voir aussi B. Caseau, ‘Evodia’, p. 203. Cfr P. Riché, L’empire carolingien. viii e-ix e siècles, Paris, 1994, p. 201-202. Vie de sainte Syncletica, 111, cit. in S. A. Harvey, « Holy Stench », p. 99-100. J.-Cl. Poulin, L’idéal de sainteté dans l’Aquitaine carolingienne d’après les sources hagiographiques (750-950), Laval, 1975, p. 72.

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et ses « cheveux en désordre132 ». Paulin de Nole, dans une lettre datée de l’été 399, décrit le mépris accordé aux ascètes, le dégoût que ceux-ci provoquent par « leur visage, leur mise, leur odeur133 » ; et il écrit que d’aucuns préfèrent éviter « l’haleine d’un moine qui parle134 ». Jérôme et d’autres font état de réactions semblables135. En revanche, ce que l’on trouve dans l’Occident de notre période, ce sont des cas d’acceptation vertueuse de mauvaises odeurs. L’exemple le plus célèbre en est certainement celui de sainte Radegonde (520-587), dont Venance Fortunat dit qu’elle s’occupait elle-même des malades, y compris ceux qui étaient affligés de plaies repoussantes : […] ayant rassemblé des femmes dans le besoin, elle les lavait elle-même dans les bains et soignait les plaines gangrenées des malades, elle lavait la tête des hommes136… ; […] elle-même, ceinte d’un linge, elle lavait la tête des nécessiteux, les frottait et les nettoyait de toute saleté – croûtes, gale, teignes –, elle ne dédaignait pas non plus les plaies purulentes, en extrayant parfois même des vers ; elle nettoyait les peaux putréfiées et peignait elle-même, une à une, les têtes qu’elle avait lavées137.

En fait, il nous paraît que le comportement de Radegonde manifeste ici, plus qu’une recherche de mortification, une spiritualité des ‘œuvres de miséricorde’. C’est ainsi que le comprend Fortunat, qui décrit ‘sa’ reine comme « animum tendens ad opus misericordiae138 ». Les passages à peine cités n’en laissent pas moins transparaître l’admiration du poète à l’égard de la dédition héroïque de son amie. De même, quand la Vie de Radegonde la montre occupée à nettoyer les lieux d’aisance du monastère, « supportant la puanteur des excréments », elle précise que la sainte recherche non seulement l’humilité en soi, mais la bassesse d’un « service » (servitium139). En d’autres mots, plus que la recherche des vertus en soi, la Vie de Radegonde illustre la mesure extrême du service du prochain. On ne détecte donc ici ni recherche macabre du contact avec des cadavres, ni délectation avouée pour la pourriture ou la puanteur 132

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« […] veste sordidum, crine deformem » (Sulpicius Severus, Vita Martini, 9, 3, éd. J. Fontaine, Sulpice Sévère : Vie de saint Martin, Paris, 1969, p. 272). « Huius modi hominum et vultus et habitus et odor nauseam illis facit » (Paulinus Nolanus, Epistulae, 22, 2, vol. 1, p. 600). « Ille halitum monachi loquentis evitat » (ibid., p. 602). Cfr B. Caseau, ‘Evodia’, p. 140. On peut toutefois supposer que les vraies raisons de ces critiques ne concernent pas uniquement la mauvaise haleine ou la saleté des ascètes. « […] congregatis egenis feminis, ipsa eas lavans in termis morborumque curans putredines, virorum capita diluens » (Venantius Fortunatus, Vita sanctae Radegundis, 4, MGH SRM II, p. 366). « […] ipsa succincta de savano, capita lavans egenorum, defricans, quidquid erat, crustam, scabiem, tineam, nec purulenta fastidiens, interdum et vermes extrahens, purgans cutis putredines, singillatim capita pectebat ipsa, quae laverat » (ibid., 17, p. 370). Ibid., 4, p. 366. « Secretum etiam purgare opus non tardans, sed occupans, ferens foetores stercoris, credebat se minorem sibi, si se non nobilitaret vilitate servitii » (ibid., 23, p. 372).

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prises telles quelles140. Demeure l’admirable exemple d’une reine agissant en servante. Aucune crainte non plus des mauvaises odeurs chez saint Riquier (mort en 645) : Il ne redoutait pas non plus les lépreux ou les éléphantiasiques, mais il les embrassait comme des frères et soulageait par des bains leurs membres malades141…

On pourrait ainsi aligner d’innombrables exemples d’hommes et de femmes de Dieu surmontant sans réticence le spectacle et l’odeur de plaies repoussantes pour toucher, laver, oindre, soigner et guérir les corps malades142. Le sacrifice de bonne odeur Les sacrifices demandés par le service du prochain participent en fait de l’offrande, corps et âme, du saint ou de la sainte à Dieu143 : « carnes et ossa et animam suam Domino consacravit », dit la Vie de Didier de Cahors (mort en 655)144. Selon Grégoire de Tours, Nicetius (Nizier) de Trèves disait : « nous devons présenter à Dieu un corps entièrement pur145 ». Cette offrande de soi peut être appelée « holocauste », c’est-à-dire un sacrifice impliquant la totale destruction de l’offrande par le feu ; c’est le cas du martyr Polycarpe : « dans sa quatre-vingtième année, il est, comme un holocauste très pur, consacré par le feu au Seigneur146 ». Que ce soit par le martyre sanglant ou par le martyre blanc des ascètes, le saint s’offre comme victime de son propre sacrifice à Dieu. Mieux : passée l’époque des persécutions, le martyre s’accomplit sans effusion de sang, « en s’offrant soi-même au Seigneur comme vivante victime de suave odeur147 », comme Walafrid Strabon l’écrit de saint Gall. Et, dans des pages dédiées à l’offrande eucharistique et aux messes en suffrage pour les défunts, Grégoire le Grand souligne : « nous qui célébrons les mystères de la Passion du Seigneur, nous devons imiter ce que nous faisons. Ce sera donc une véritable

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Sur ces aspects de la vie de Radegonde, cfr M. Cristiani, « La sainteté féminine du haut Moyen Âge. Biographie et valeurs », dans Les fonctions des saints, p. 405 sq. « Nec leprosos vel elefanticos exhorruit, sed quasi fratres amplexabatur balneisque eorum membra saucia fovebat… » (Alcuinus, Vita Richarii confessoris Centulensis, 5, MGH SRM IV, p. 392). Cette tendance est déjà présente dans la Vie de saint Martin (cfr Vita Martini, 16, 1-8 ; 17, 1-7 ; 18, 3-4 ; etc.). Pour Augustin, ce n’est pas le privilège d’une élite religieuse, mais ce doit être l’attitude de chaque fidèle (cfr De civ. Dei, X, v-vi). Vita Desiderii Cadurcae urbis episcopi, 56, MGH SRM IV, p. 602. « […] corpus omne purum exhibere debemus Deo… » (VP, XVII, 1, p. 278). « […] octoginsimo aetatis suae anno velut holocaustum purissimum per ignem consecratur » (Hist., I, 28, p. 21). « […] idem vir, etsi a persecutore sanguinis effusione non est immolatus, semet ipsum tamen offerens Domino hostiam vivam in odorem suavitatis » (Walafridus Strabo, Vita Galli, I, 32, MGH SRM IV, p. 309).

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hostie offerte à Dieu pour nous, si elle fait de nous-mêmes une hostie148 ». Alors, « après la mort nous n’aurons pas besoin d’hostie salutaire, si avant la mort nous avons été personnellement pour Dieu une hostie149 ». Vivant exemple de cet enseignement, Ermenlande, ayant été ordonné prêtre, offrait chaque jour avec ardeur l’eucharistie à Dieu, et devenait lui-même, « par la mortification de son corps, une vivante hostie pour Dieu150 ». Hostie vivante, le saint est aussi tabernacle de Dieu : Nous donc, qui sommes maintenant placés dans le corps, nous devons regarder ce que Dieu a opéré dans ses saints, dans lesquels, demeurant comme dans un splendide tabernacle, blanc et poli, et orné de la variété de leurs mérites et des fleurs de leurs vertus151…

L’image du tabernacle, ici inspirée à Grégoire de Tours par l’Ancien Testament, était appliquée dès avant son époque à l’Église aussi ; dans ce cas, la conception vétérotestamentaire du tabernacle amenait avec elle un ensemble de règles de pureté pour le clergé ; le saint assimilé à un tabernacle, par son corps maintenu chaste et intègre, s’inscrit dans cette même conception152.

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« […] qui passionis dominicae mysteria celebramus, debemus imitari quod agimus. Tunc ergo vere pro nobis Deo hostia erit, cum nos ipsos hostiam fecerit » (Dial., IV, 61, 3, vol. 3, p. 202-203 ; trad. P. Antin). « […] salutari hostia post mortem non indigebimus, si ante mortem Deo hostia ipsi fuerimus » (Dial., IV, 62, 3, p. 206-207). Cet enseignement est repris dans la Vie de ce pape, écrite à Whitby par un moine anonyme (cfr Vita Gregorii Pape, 5). « […] ut, cum devotus Deo oblationem studiose cotidie offerret, maceratione sui corporis ipse hostia viva fieret Deo » (Vita Ermenlandi abbatis Antrensis, 1, MGH SRM V, p. 686). « Unde nos, qui nunc sumus in corpore positi, aspicere debemus, quae operatus est Deus in sanctis suis, in quibus tamquam in splendidum candidumque ac levigatum meritis tabernaculum diversisque virtutum floribus adornatum resedens… » (VP, IV, incipit, p.  223). C’est aussi la perspective dans laquelle Grégoire le Grand considère les saints : se fondant sur l’image paulinienne du corps-temple de l’Esprit-Saint, il voit dans les saints le ‘temple extérieur’ de Dieu (cfr C. Straw, Gregory the Great. Perfection in Imperfection, Berkeley, 1988, p. 96). Cfr G. de Nie, « Le corps, la fluidité et l’identité personnelle dans la vision du monde de Grégoire de Tours », dans Aevum inter utrumque. Mélanges offerts à G. Sanders, éd. M. Van Uytfanghe, R. Demeulenaere, The Hague, 1991, p. 78. Un épisode de la vie de Lucien d’Antioche (mort en 312) éclaire très bien cette conception du saint comme étant ensemble hostie (victime), autel, et temple : le saint, emprisonné, surveillé par des gardes, et enchaîné sur sa couche, dit à ses disciples venus le trouver, de l’entourer comme les parois d’un sanctuaire (« naos ») et de disposer les offrandes eucharistiques sur son corps comme sur un autel (« Je ne pense pas, dit-il, que, pour Dieu, ma poitrine est moins digne qu’une table de matière inanimée ») ; les disciples suivent ses instructions, et Lucien, à la fois victime (martyr), autel et prêtre, célèbre avec eux l’Eucharistie sans que les gardiens s’en aperçoivent (cit. in R. Williams, « Troubled Breasts : The Holy Body in Hagiography », in Portraits of Spiritual Authority. Religious Power in Early Christianity, Byzantium and the Christian Orient, ed. J. W. Drijvers, J. W. Watt, Leiden, 1999, p. 63-78). On voit bien ici que le récit hagiographique est une forme de ‘théologie narrative’ : comme le relève R.  Williams, « issues about sacramental theology and Christology are inextrically bound up […], since Christ is the supreme case of holiness enfleshed » (ibid., p. 76). Pour une réévaluation du contenu proprement théologique des textes hagiographiques, cfr M. A. Mayeski, « New voices in the tradition : medieval hagiography revisited », Theological Studies, 63 (2002), p. 690-710.

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D’ailleurs, il est peut-être symptomatique que de nombreuses Vitae citent le Psaume 67(68), 36 : « Deus qui est mirabilis in sanctis suis… », en appliquant ce verset aux saints, alors qu’il désigne en fait les sanctuaires divins153. Le saint, vivant temple de Dieu, fait monter vers Lui la fumée odorante de son sacrifice, mais aussi l’encens de sa prière : ces images bibliques se mêlent aisément, spontanément même. Ainsi, Pélagie, qui assiste matériellement le monastère fondé par son fils Yriez, « offrait constamment, même quand elle s’adonnait à quelque tâche, sa prière au Seigneur comme le parfum d’un encens agréable154 ». Quant à Mars (Martius), il cherche un lieu retiré et se creuse des cellules dans la montagne, « en sorte que, enserré plus étroitement par la chaîne de la sobriété, il pût plus facilement offrir à Dieu tout-puissant, sur l’autel d’un cœur pur, l’encens de ses prières et les sacrifices de ses louanges155… » Anstrude, abbesse de Saint-Jean-des-Monts à Laon, « avait appris à être humble dans la prospérité et à être sereine dans le malheur, elle qui, telle une myrrhe de choix, offrit au Christ la douceur de son parfum156 ». Quant à saint Bavon, après sa conversion, « il s’appliquait à offrir honorablement à Dieu les parfums des vertus, plutôt qu’à se consumer dans ses fautes157 ». Les Vitae sanctorum Patrum Emeretensium, ouvrage de la première moitié du viie siècle, rapportent un curieux épisode en rapport avec notre sujet. Un religieux voit en vision des saints ordonnant à des démons, des « Éthiopiens », d’aller frapper et infliger une grave blessure à l’évêque de Mérida, Fidèle : de la sorte, celui-ci pourra remporter au plus vite la couronne de la victoire ( !)158. Les démons partent sur-le-champ, mais reviennent bredouilles : ‘Nous ne pouvons entrer dans sa cellule, parce qu’il ne dort pas, mais il gît prostré sur le sol et il prie. De plus, sa cellule dégage la plus douce odeur d’encens, à tel point que l’intense parfum de cet aromate qu’il a offert au Seigneur ne nous permet nullement d’y entrer’159.

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Cfr B. Colgrave, The Earliest Life of Gregory the Great, p. 142, n. 12 (le psaume est cité dans le chapitre 3 de cette Vie). « […] assidue, etsi quiddam operis exerceret, semper orationem Domino, tanquam odorem incensi acceptabilis offerebat » (Hist., X, 29, p. 523). « […] ut artius subrietatis catena constrictus, facilius Deo omnipotenti precum tura laudationumque holocaustomata cordis mundi altare proferret… » (VP, XIV, 1, p. 268). « […] didicerat enim humilis esse inter prospera et inter adversa esse secura, quae sicut mirra electa dedit Christo suavitatem odoris » (Vita Anstrudis abbatissae Laudunensis, 9, MGH SRM VI, p. 70). « Magis autem odoramenta virtutum Deo laudabiliter offerre studuit post conversionem, quam in suis tabescere iniquitatibus… » (Vita sancti Bavonis confessoris Christi Gandavensis,  9, MGH SRM IV, p. 542). « ‘Sub omni celeritate pergentes ad atrium ingredimini cella, in qua sanctus Fidelis episcopus iacet, et percutite eum vulnere gravi in corpore, ut anima eius quantocius egrediens e corporali catena nobiscum ad Dominum nostrum Ihesum Xpum et ad preparatam sibi possit pervenire coronam’ » (Vitas patrum Emeretensium, IV, ix, éd. A. Maya Sanchez, Turnhout, 1992 (CCSL 116), p. 43). « ‘In cellam eius minime ingredi possumus, quia non dormit, sed in terra prostratus iacet et orat. Insuper tanto timiamatis suavissimo odore cella ipsa redolet, ut nitor tantae fraglantiae incensi, qui ab eo oblatus est Domino, nos illic penitus intrare non sinat’ » (ibid., p. 43-44).

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La tactique des saints est certes étrange, mais le récit fait par les démons au retour de leur mission s’inscrit tout à fait dans la continuité des associations établies entre prière et parfum d’encens. On notera toutefois cette particularité que l’odeur d’encens du saint évêque en prière le rend inattaquable par les démons et contraint ceux-ci à s’en aller160. Ce texte met ainsi en évidence la ‘dimension horizontale’ de la prière des saints : l’odeur des oraisons ne monte pas seulement vers Dieu, elle est perceptible aussi par d’autres – les démons, dans ce dernier cas. Le parfum de l’encens brûlé dans le cœur des saints et montant vers Dieu est donc susceptible d’exercer une fonction dans la sphère des relations interpersonnelles au sens large. Les émanations des saints Que la suave odeur exhalée vers Dieu par le saint dans l’intimité de son cœur soit parfois perceptible par son entourage, la legenda des saints Faustin et Jovite le dit nettement : « tout à coup, un doux parfum se produisit en ce lieu ; et, immédiatement après, les saints martyrs arrivèrent assis sur le chariot161 ». Cette ‘légende’ tardive est remplie de faits merveilleux, et nous ne devons peutêtre pas lui accorder un poids démesuré. D’autres textes, cependant, parlent de l’aura parfumée des saints : c’est de cette manière, par exemple, que Paulin de Nole semble concevoir certains de ses pieux visiteurs. Ainsi, à l’occasion du retour à Nole, après quatre ans d’absence, de Nicet, évangélisateur des Daces, Paulin écrit le poème suivant : Nicet est présent, accompagné des amis du Christ ! C’est pour cela que fleurit l’hiver ; c’est pour cela que, de toute part, une brise vivifiante souffle pour nous des effluves odorants […]. La pureté de sa vie et son esprit rayonnant de vérité, voilà ce qui transforme Nicet en fleurs et en aromates du Christ162.

Dans un autre poème, Paulin dit reconnaître à son parfum l’arrivée d’Emilius, évêque de Bénévent :

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On ne peut exclure que l’encens mentionné ici soit d’origine matérielle. Nous savons, en effet, que certains individus en faisaient un usage privé, surtout en Orient (voir le commentaire de P. Van Den Ven à la Vie ancienne de s. Syméon Stylite le Jeune, 2 et 37, Bruxelles, 1962-1970, respectivement vol. 1, p. 8 et vol. 2, p. 44-46). De plus, de l’encens était brûlé comme protection contre les démons (cfr B. Caseau, ‘Evodia’, p. 210 sq.). « Et ecce subito factus est in eodem loco odor suavitatis, et continuo sancti martyres advenerunt sedentes in vehiculo » (Legenda Faustini, Iovittae, Caloceri, 83, éd. F. Savio, « La légende des saints Faustin et Jovite », AB, 15 (1896), p. 158). Le texte, rédigé en Italie, date peut-être de la 1ère moitié du ixe siècle. « […] iunctus adest domini Christi comitatus amicis / Nicetes ; hinc vernat hiems, hinc undique nobis / spirat odoratos vegetabilis aura vapores / […] / vita pudicitiae et liquido mens candida vero / Nicetam faciunt, flores et aromata Christi » (Paulinus Nolanus, Carmina, 27, 163-168, p. 269 ; cfr trad. italienne : S. Paolino di Nola. I carmi, a cura di A. Mencucci, 2a ed., Siena, 1988, p. 269).

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[…] mais quel parfum, se répandant dans l’air, parvient à mes narines ? d’où jaillit à mes yeux une lumière inattendue ? […] Je connais cet homme, qu’accompagnent de divins parfums et sur le visage de qui resplendit une gloire céleste. Cet homme […], c’est Emilius163.

Les amis de Paulin ne sont certes pas des saints au sens restreint du mot, mais leur statut ecclésiastique ainsi que la pureté de leur vie permet au poète de les percevoir comme tels. On se rappellera d’ailleurs que le terme sanctus –  absent de ces deux textes  – n’acquiert que tardivement un sens exclusif : Grégoire de Tours, par exemple, qualifie encore sans réserve aucune son ami Avit de Clermont de « sanctus pontifex164 ». Il semble donc qu’un pontifex puisse facilement être décrit en faisant appel à des caractères propres à un sanctus. Dans les exemples que nous venons de voir, l’odeur manifeste la présence du saint homme. La Vie la plus ancienne de saint Lambert de Liège (mort en 705) met en rapport le parfum répandu par le saint avec son action évangélisatrice dans des régions barbares : Ayant donc chassé la puanteur de l’idolâtrie, il répandait comme un très doux parfum d’aromates. Avec toute autorité il prêchait aux païens165…

À la puanteur des croyances païennes est naturellement opposée la bonne odeur du message chrétien. Le doux parfum « quasi ex aromatibus » répandu par Lambert indique aussi, de manière implicite, la vertu de l’évêque : cette virtus qui est à la fois perfection morale et manifestation de puissance, et qu’un nouveau parfum manifestera de manière éclatante sur la tombe du saint martyr166. L’odeur de la bonne réputation Entre-temps, la renommée des saints s’était répandue si loin, de tous côtés, que la suave odeur de leurs mérites faisait maudire les horreurs et la puanteur du siècle à des foules de croyants, et les déterminait à fuir le monde167. Partout fleurissait à cette époque, ou plutôt partout fleurait la bonne odeur des serviteurs de notre Seigneur Jésus-Christ : car aucun d’eux n’était en proie à l’in163

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« […] sed quis odor nares adlabitur aethere manans ? / unde meos stringit lux inopina oculos ?/ […] nosco virum, quem divini comitantur odores / et cui sidereum splendet in ore decus. / hic vir hic est […] Aemilius » (Paulinus Nolanus, Carmina, 25, 203-212, p. 244-245 ; cfr trad. italienne, S. Paolino di Nola, p. 112). GC, 40, p. 323. Cfr H. Delehaye, Sanctus. Essai sur le culte des saints dans l’Antiquité, Bruxelles, 1927, p. 38-41. « Abiecto itaque fetore idolatriae, odorem suavissima quasi ex aromatibus aspargebat » (Vita Landiberti episcopi Traiectensis vetustissima, 10, MGH SRM VI, p. 364). Cfr ibid., 25, p. 380. « Interea ita longe lateque sanctorum sese fama diffuderat, ut fraglans bonae opinionis odor, horrorem nidoremque saeculi detestando, credentium turbas persuaderet effugere » (Vita patrum Iurensium : vita sancti Romani, 14, éd. Fr. Martine, Vie des Pères du Jura, Paris, 1968, p. 254255).

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sidieuse jalousie ; aucun n’était déchiré par la haine vorace ; oui, tous n’étaient qu’un, parce que tous appartenaient à l’Unique168.

C’est ainsi que la Vie des Pères du Jura, datée d’environ 520, décrit la renommée et l’attrait des saints Romain, Lupicin, et Oyend, mais aussi la réputation de vie vertueuse des communautés par eux fondées. La connaissance de leurs mérites se répand comme une bonne odeur : l’expression reprend dans l’hagiographie le passage bien connu de II Cor. 2, 15169. L’image olfactive réussit ici de manière efficace à exprimer la diffusion spontanée, non programmée, et dans un rayon aux limites imprécises, du modèle de vie monastique créé à Condat. Déjà Jean Cassien, un siècle plus tôt, avait recouru au modèle olfactif pour dire la vaste notoriété de Jean le Voyant, reclus de Lycopolis et un des plus célèbres moines d’Égypte au ive siècle (mort v. 395) : « la suave odeur de son obéissance s’exhalait dans tous les monastères170… » Et Jonas de Bobbio, dans sa Vie de Jean de Réomé, s’exclame : « Combien de sublimes exemples de miracles du Seigneur dans ses saints répandent leur parfum171… » Ces descriptions reflètent par ailleurs la grande diffusion des modes de vie ascétiques ainsi que la notoriété de certains hommes de Dieu. Si l’on se limite au cas du royaume mérovingien, on a dénombré, par exemple, pour le seul viie siècle, entre 200 et plus de 320172 fondations de monastères ; et l’on observe que, dans la même période, les lieux de production des Vitae se déplacent massivement vers le nord de la Loire173, marquant de la sorte un autre aspect de la diffusion des modèles de vie sainte. En général, et quel que soit le cadre géographique adopté, on ne doit pas sous-estimer l’intensité de la dissémination des idées et des thèmes liés à l’ascétisme174.

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« Florebat namque eodem tempore, immo fraglabat ubique bonus odor servorum Domini nostri Iesu Christi, quia neminem carpebat subdolus livor, nullum edax lacerabat invidia ; omnes, inquam, unum erant, quia unius omnes erant » (Vita patrum Iurensium : vita sancti Lupicini, 111, p. 354-355). Sur ce texte, voir notre Première Partie, p. 43-44. « […] oboedientiae suae suavis odor per monasteria universa fragraret… » (Iohannes Cassianus, Institutiones cenobiticae, IV, 25, éd., trad. J.-Cl. Guy, Jean Cassien : Institutions cénobitiques, Paris, 1965, p. 158). Rufin d’Aquilée a consacré à Jean de Lycopolis le premier chapitre de son Historia monachorum (cfr PL 21, col. 391-405). « Quantaque sublimia miraculorum Domini in sanctis suis redoleant exempla… » (Ionas Bobiensis, Vita Iohannis abbatis Reomaensis, 16, MGH SRM III, p. 514). Cfr respectivement St. Lebecq, Les origines franques. v e-ix e siècles, Paris, 1990 (Nouvelle histoire de la France médiévale 1), p. 160 ; I. Réal, Vies de saints, vie de famille. Représentation et système de la parenté dans le Royaume mérovingien (481-751) d’après les sources hagiographiques, Turnhout, 2001, p. 28. Cfr ibid. Cfr A. Cameron, « Ascetic Closure and the End of Antiquity », in Asceticism, ed. V. L. Wimbush, R. Valantasis, New York - Oxford, 1995, p. 147-161, et spécialement p. 155.

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L’odorat des saints Il est établi que le saint sent bon. Certes. Mais le saint sent aussi ce qui est bon – ou ce qui est mauvais. Dans l’hagiographie, le sens olfactif spirituel n’a pas seulement Dieu pour objet175. C’est ce que montre la Vie des Pères du Jura, écrite par un disciple de saint Oyend (Eugendus) : […] à l’arrivée d’une quelconque personne, par son parfum suave ou son souffle infect [Oyend] discernait si bien les marques des mérites qu’il savait sur-le-champ si elle était assujettie à la vertu ou au vice, et à quelle vertu ou quel vice176.

François Martine note à ce propos que « le flair spirituel dont est doué saint Oyend apparaît comme plus subtil encore que celui de saint Antoine, qui possédait aussi ce don177 [… ;] on voit saint Antoine sentir la présence d’un possédé caché dans un bateau, alors que ses compagnons ne perçoivent que l’odeur des poissons salés178 ». Le don de discernement ‘olfactif-spirituel’ manifesté par Oyend semble être unique dans notre corpus hagiographique. Il ne faut pourtant pas en déduire qu’il constitue un cas à part, une sorte d’anomalie. En effet, nous avons déjà pu constater l’existence, dans la littérature chrétienne ancienne, de conceptions semblables179. D’un autre point de vue, la médecine ancienne reconnaissait elle aussi l’importance de l’analyse des odeurs dans l’établissement des diagnostics180. Nous devons donc éviter de tomber dans la tentation d’isoler de son contexte d’idées et de représentations ce passage de la Vie de saint Oyend181. 175 176

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Sur la doctrine des sens spirituels, on peut se reporter à notre Première Partie, p. 96-101. « […] ex cuiuslibet superventu personae ita per odoris fraglantiam foetorisque adflatum meritorum insignia dinoscebat, ut praesciret ilico cui quis virtuti vel vitio subiaceret… » (Vita Patrum Iurensium : Vita sancti Eugendi, 167, p. 418. Nous modifions en partie la traduction de Fr. Martine). Cfr Vita Antonii, 35, PL 73, col. 154. Fr. Martine, Vie des Pères du Jura, p. 418-419, n. 1. Jérôme raconte que le moine Hilarion reconnaissait les démons à l’odeur dont ils imprégnaient les habits des possédés (cfr Hieronymus, Vita Hilarioni, 28, cit. dans B. Caseau, ‘Evodia’, p. 235). Pour Grégoire le Grand, le prédicateur doit exercer son flair spirituel (voir en Première Partie, p. 94-95). Mais Horace n’avait-il pas écrit « nares acutae » pour signaler un esprit critique ? (Q. Horatius Flaccus, Satirae, 1, 3, 30). Cfr B. Caseau, ‘Evodia’, p. 235. La capacité de discernement de Oyend apparaîtra moins extraordinaire si on la confronte à l’enseignement très postérieur d’un… Jean de la Croix (1542-1591). Dans un témoignage déposé lors de son procès de béatification, le témoignage suivant a été rapporté : « Comme on lui [= au saint] avait présenté un aspirant à l’habit, après qu’il lui eût parlé quelque fois, il dit de ne pas le recevoir, parce que de sa bouche il dégageait une mauvaise odeur : [il disait que] cette odeur provenait de ses entrailles malades ; [que] d’ordinaire de telles personnes sont mal disposées, cruelles, mensongères, timorées, calomniatrices, etc. ; [que] c’est une règle de la philosophie que les manières de l’âme suivent la nature et la complexion du corps » (Jean de la Croix, Enseignements spirituels, 25, in F. Puttini (a cura di), Giovanni della Croce : Scritti minori in prosa, Roma, 1990, p. 159). Si, dans ce cas, le discernement prend appui sur une mauvaise odeur corporelle, il

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Un évêque était-il tenu de pouvoir opérer le même type de discernement ? Le pasteur d’âmes devait-il jouir de capacités olfactives intactes ? Ces questions apparemment saugrenues surgissent à la lecture de la Vita sancti Leobini182. Nous y apprenons en premier lieu que le saint moine Lubin (mort vers 558), « qui s’était lui-même montré comme médecin pour les maladies d’autrui, fut affligé de la plaie d’un chancre aux narines183 ». Refusant de se soumettre à des soins humains, Lubin s’en remet au « médecin éternel » et se contente d’appliquer un cierge béni à la plaie184. Celle-ci est finalement guérie… après presque douze ans. Mais l’histoire ne finit pas ici. En effet, alors que Lubin est proposé comme nouvel évêque de Chartres avec l’approbation du peuple, « certains évêques se mirent à opposer de la résistance et à faire obstacle à son élection, pour la raison qu’une petite partie de son nez apparaissait mutilée à cause du chancre qui l’avait jadis affectée185 ». Lubin sera néanmoins consacré évêque. Comment comprendre l’opposition faite à son élection par une partie de l’épiscopat ? Si la plaie rongeant son nez a pu avoir des conséquences négatives sur ses perceptions olfactives, nous ne croyons pas devoir pousser plus loin dans cette direction. En revanche, deux explications apparaissent plus vraisemblables. D’abord, comme le dit le texte, les opposants font état de l’aspect défiguré de Lubin. Or, selon les normes canoniques, seuls des hommes sains pouvaient être ordonnés prêtres, et a fortiori évêques186. Autre explication possible : comme cela avait été le cas pour saint Martin de Tours, l’opposition à Lubin manifeste en fait un rejet de candidatures d’origine monastique187.

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aboutit néanmoins à un jugement d’ordre moral. La Vie de saint Oyend laisse ouverte la possibilité de perceptions olfactives purement spirituelles. Au xvie siècle encore, Martin Luther, dans son commentaire au Livre de la Genèse, écrit que l’homme d’avant la Chute possédait des sens très supérieurs : « Avant le péché, Adam avait les yeux les plus perçants, l’odorat le plus délicat et le plus sensible » (cit. dans J. Delumeau, Une histoire du paradis, I : Le jardin des délices, Paris, 1992, p. 266). L’odorat du saint apparaît ainsi comme le fruit de la récupération de sa perfection originelle. La datation oscille entre la fin du vie ou le début du viie siècle, et, plus probablement, l’époque carolingienne (cfr H. Platelle, « Leobino », BS, 7, col. 1185 ; C. Deremble-Manhes, « Saint Lubin, mutation d’un thème du temps carolingien au vitrail de Chartres », dans Les fonctions des saints, p. 295-317). « […] contigit ut ipse qui aliorum infirmitatibus extiterat medicus cancri vulnere percuteretur in naribus… » (Vita sancti Leobini, 33, MGH Auct. Ant. IV/2, p. 76). « […] ipse aeterno fidens in medico qui solo verbo curat omnia ceram benedictam per annos fere duodecim eiusdem morbi imposuit tabo » (ibid.). « […] quidam episcoporum coeperunt resistere et contradicere eius ordinationi, eo quod modica pars naris quondam incumbente cancri aegritudine mutilata videretur » (ibid., 46, p. 78). Fondée sur des textes de l’Ancien Testament (cfr Lev. 21, 17-23), la règle de l’intégrité physique pour l’admission au sacerdoce fit l’objet d’interprétations variables du ive siècle (Canons apostoliques, canons du concile de Nicée) jusqu’au viie siècle (IVe concile de Tolède, en 633). On se reportera sur ce sujet à L. Godefroy, « Irrégularités », DTC, 7, col. 2537-2566. Cfr Sulpicius Severus, Vita sancti Martini, 9, 3.

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Oleum caritatis L’emploi thérapeutique –  corporel et spirituel  – d’huile bénite, voire de chrême, est amplement documenté dans les textes, hagiographiques ou non188. Sur un plan général, « l’huile était alors l’excipient de nombreux remèdes189 ». Et l’huile bénite était souvent utilisée en onction ou par ingestion190 : contre différents types de fièvre191, de paralysies ou d’afflictions analogues192, contre les douleurs193, les fractures et autres lésions194, contre la lèpre195, les enflements de gorge et troubles respiratoires196, la mutité ou le mutisme197, la cécité198, les morsures de serpents199… L’huile bénite est en fait le sanatotum du haut Moyen Âge, remède du corps comme de l’esprit200. Quel rapport avec le propos de ces pages ? Nos textes emploient très fréquemment le terme oleum. Or, comme nous l’avons déjà vu201, il semble que ce mot était souvent pris comme équivalent de unguentum, ce qui permet de supposer une association assez généralisée entre « huile » et « huile parfumée ». C’est ce que l’on observe, par exemple, dans la très longue Lettre 23 de Paulin de Nole, écrite au printemps 400. Paulin y explique l’onction faite sur Jésus par la pécheresse, selon Luc 7, 36-50. Ce faisant, il emploie de façon interchangeable les mots unguentum et oleum, comme dans cette phrase : « Si maintenant je n’ai pas d’onguent (unguentum) pour les pieds du Christ, à sa venue je n’aurai pas d’huile (oleum) pour mes lampes202 ». Dans la Lettre 41, ce sont les mots oleum,

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Jean Cassien témoigne que les fidèles s’adressent aussi aux moines pour leur demander de bénir de l’huile qu’ils apportent dans des vases : elle devient ainsi de l’huile de bénédiction, « benedictionis oleum » (cfr Institutiones cenobiticae, V, 30, 1-2, p. 238). A. Rousselle, Croire et guérir. La foi en Gaule dans l’Antiquité tardive, Paris, 1990, p. 115. Cfr Sulpicius Severus, Vita sancti Martini, 16, 7 ; Gregorius Turonensis, Hist., VI, 6. Cfr Hist., 1, 46 ; VP, 14, 2.  Cfr VP, 15, 3 ; 16, 3 ; Vita Vulframni episcopi Senonici, 12. Cfr Vita Cuthberti anonyma, IV, 4 ; Beda Venerabilis, Vita Cuthberti, 30. Cfr Vita patrum Iurensium : Vita sancti Romani, 56. Cfr GC, 98 ; Ionas Bobiensis, Vitae Columbani abbatis discipulorumque eius, II, 23.  Cfr Constantius Lugdunensis, Vita Germani episcopi Autissiodorensis, II, 8.  Cfr ibid., VI, 29 ; Venantius Fortunatus, Vita sancti Paterni, 34.  Cfr Vita Sadalbergae abbatissae Laudunensis, 4 ; Vita Austrigisili episcopi Biturigi, 11. Cfr Venantius Fortunatus, Vita sancti Paterni, 41. Cfr Vita Patrum Iurensium : Vita sancti Romani, 33, Vita sancti Eugendi, 148 ; Rufinus Presbyter, Historia monachorum, I ; Vita Arnulfi, 12. Nous omettons de nous étendre sur d’autres usages d’huile, comme l’apaisement des tempêtes et des orages (cfr Constantius Lugdunensis, Vita Germani episcopi Autissiodorensis, III, 13 ; Vita sancti Leobini, 22-23 ; HE, III, 15). Cfr supra, p. 49 sq. « Si modo unguentum ad pedes Christi non habeam, in adventu eius ad meas faces oleum non habebo » (Paulinus Nolanus, Epistulae, 23, 42, vol. 1, p. 706). Il fait de même dans les citations suivantes : « […] Sed Iudaeus neque caput neque fundamentum habiturus in Christo nec caput Christi nec pedes unxerat, quod utrumque pretiosis unguentis mulier evangelica inrigaverat. Propterea synagogae neque oleum gratiae neque aqua refectionis a Christo est… » ; « […] ad ecclesiam suam dicere potuit : ‘inpinguasti in oleo caput meum’ (Ps. 22,  5), quae non solum

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oleum suavitatis, et unguentum, qui s’alternent et s’équivalent203. D’ailleurs, l’huile destinée à des usages non alimentaires était volontiers parfumée, ce qu’atteste par exemple, dans le livre de Grégoire de Tours sur les miracles de saint Martin, la mention d’une « ampullam cum rosatio oleo semiplenam204 » : il s’agit d’huile parfumée de roses, de l’huile ‘rosat’. Certains textes hagiographiques relatent l’utilisation de « chrême » (crisma) en vue de guérisons, ce qui pourrait se révéler intéressant puisque le chrême est une huile parfumée. Nous en voyons un cas dans la Vie anonyme de saint Cuthbert : le saint évêque guérit une moniale affligée de douleurs à la tête et au côté en « l’oignant de chrême consacré par sa bénédiction205 ». Il est vrai que Bède, dans sa propre version, parle simplement d’une onction « d’huile bénite206 ». De nos jours, le mot « chrême » indique essentiellement un mélange consacré d’huile et de baume, utilisé uniquement dans certains rites chrétiens : le « saint chrême ». Toutefois, le terme latin est moins exclusif, puisque chrisma peut, entre autre, signifier une onction en général, ou le chrême, ou une simple huile bénite par l’évêque et utilisée dans les rites pré-baptismaux ou comme huile des malades207. Il est donc difficile d’affirmer que le chrisma de nos textes est, sans doute aucun, une huile parfumée. Il est ainsi probable que Bède, dans le texte cité plus haut, a interprété comme une huile des malades l’onction de « chrême » narrée dans la Vie anonyme de Cuthbert. En revanche, la polysémie même du mot chrisma a fort bien pu conférer à de simples onctions d’huile une dimension plus richement chargée de symbolisme et de parfum. Enfin, nous savons qu’en Espagne wisigothique, l’huile des malades consistait en un mélange d’huile et de parfum, semblable au chrême mais désigné comme unguentum208.

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confectione sed etiam vase pretiosum detulerat unguentum, quod multorum graminum sive florum mixta in unum gratia et virtute fragrabat » (ibid., 23, 33, p. 686-688). « Itaque ‘oleum peccatoris non inpinguet caput nostrum’ (Ps. 140, 5), neque muscae moriturae exterminent oleum suavitatis, ut semper nobis caput Christus sit, ne umquam deficiat oleum capiti nostro, quia ‘unguentum exinanitum est nomen eius’ (Cant. 1, 2) » (ibid., 41, 3, vol. 2, p. 448). VM, II, 32, p. 170-171. « […] unguens eam crisma benedictione sua consecrata » (Vita Cuthberti anonyma, IV, 4, p. 116). « […] miseram unxit oleo benedicto » (Beda Venerabilis, Vita Cuthberti, 30, p. 254). Cfr Ch. Du Cange, Glossarium mediae et infimae latinitatis ; A.  Blaise, Dictionnaire latin-français des auteurs chrétiens ; Dictionary of Medieval Latin. L’huile des malades est aussi consacrée par l’évêque, comme on le voit dans la Vie de Vulframnus, qui montre cet évêque de Sens (mort vers 696) guérissant un moine paralysé avec « oleo pontificali benedictione consecrato » (Vita Vulframni episcopi Senonici, 12, MGH SRM V, p. 671). Le Liber ordinum épiscopal contient la formule suivante de bénédiction : « Omnipotens Deus, benedic et sanctifica hoc unguentum… qui [sic] valitudinem sanitatis conferat universis. Condi unguentum hoc, Domine, aromatibus sanctitatis : unde omnes languidi medallam percipiant sanitatis ; ut omnes qui ex hoc fuerint peruncti, veniam delictis, gratiam tue pietatis et medicinam percipiant sanitatis » (cit. in F. S. Paxton, Christianizing Death. The Creation of a Ritual Process in Early Medieval Europe, Ithaca - London, 1990, p. 71, n. 94).

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Deuxième partie

Ainsi, les nombreux récits de guérison où intervient de l’huile permettent dans une certaine mesure de comprendre les gestes des saints comme des applications de ‘parfums’, dans un sens large – n’oublions pas que la simple huile d’olive possède une odeur naturellement agréable. Ces onctions d’huile participent donc, ou prolongent la suave odeur des saints : celle-ci et celleslà ont pour caractéristique de pénétrer jusqu’à l’intime, comme le dit une vieille formule romaine de bénédiction de l’huile des malades : « chrisma tuum perfectum Domine a te benedictum permanens in visceribus nostris209 ». D’ailleurs, hommes et femmes de Dieu sont eux-mêmes considérés comme étant ‘comblés’ d’huile, sources d’huile : « La vierge, qui tient en mépris les pompes du monde, possède dans son vase une abondance d’huile », dit la Vie d’Anstrude210. Les saints multiplient l’huile ou la procurent lorsqu’elle fait défaut211. De leurs tombeaux-mêmes s’écoule de l’huile212. Quand Monegonde se meurt – probablement après 557/558213 –, les religieuses de son couvent de Tours se lamentent et lui demandent de bénir de l’huile et du sel afin que les malades continuent après sa mort de recevoir sa bénédiction et donc la guérison : ayant obtempéré, la sainte meurt et est inhumée dans sa cellule même, mais « par la suite elle se manifesta par de nombreux miracles. En effet, grâce à la bénédiction mentionnée, de nombreux malades après son trépas en éprouvèrent les bienfaits guérisseurs214 ». Comme le dit Grégoire de Tours, l’huile bénie par la sainte fait

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Formule tirée d’un sacramentaire romain du ve siècle (cit. in ibid., p. 30, n. 48.) Les effets des signes sacramentels ou quasi-sacramentels sont fréquemment décrits comme pénétrant jusqu’aux entrailles : « chrisma tuum perfectum nobis a[d] te domine benedictum permanens in vesceribus nostris » (Liber sacramentorum Gellonensis, 619, p.  82) ; « Hoc [unguentum], domine, copiose in eius caput influat […] ut tui spiritus virtus et interiora eius repleat et exteriora circumtegat » (OR, XXXV, 68, vol. 4, p. 45). De son côté, Paulin de Nole décrit dans une lettre l’effet intérieur de l’onction d’huile qu’on lui a faite : « […] fieretque mihi intus oleum laetitiae quod foris erat oleum sanitatis » (Paulinus Nolanus, Epistulae, 23, 5, vol. 1, p. 622). « Virgo enim, quae contempnit pompas mundi, habet in vase suo copiam olei » (Vita Anstrudis abbatissae Laudunensis, 3, MGH SRM VI, p. 67). Cfr p. ex. Vita Filiberti abbatis Gemeticensis et Heriensis, 37. Cfr p. ex. VM, I, 2 ; II, 32. L’huile du tombeau de saint Martin était fameuse pour ses pouvoirs miraculeux ; on la trouve dans un épisode de la Vie des Pères du Jura (cfr Vita Patrum Iurensium, 163). Un vase retrouvé en 1865 et daté du ve siècle portait l’inscription : « Divi Martini antistitis balsamum oleum pro benedictione », attestant la pratique de recueillir sur le tombeau du saint de l’huile de bénédiction (cfr Fr. Martine, Vie des Pères du Jura, p. 64, n. 2) ; on remarquera la juxtaposition des mots balsamum et oleum : il s’agit d’huile parfumée ; c’est pourquoi on peut aussi voir dans cette inscription l’indication d’une huile dont la recette avait été donnée par saint Martin, ou qu’on lui attribuait (cfr A. Rousselle, « Du sanctuaire au thaumaturge : la guérison en Gaule au ive siècle », Annales ESC, 31 (1976), p. 1099). Autre exemple : de l’huile bénie par saint Patrocle guérit, post mortem sancti, deux jeunes filles venues de Limoges (VP, IX, 3, p. 255). Cfr E.  James (transl., introd.), Gregory of Tours : Life of the Fathers, 2nd ed., Liverpool, 1991, p. 123. « Sicque beatissima obiit in pace, et sepulta est in ipsa cellula, multis se in posterum virtutibus repraesentans. Nam de memorata benedictione multi post eius transitum aegroti incolomes beneficia sunt experti » (VP, XIX, 4, p. 290).

ii  Le doux parfum des vertus

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en sorte que celle-ci « se rende présente » (« se… repraesentans ») à travers ses pouvoirs guérisseurs : l’huile est le nouveau médium de sa présence215. Conclusion Revenons sur quelques constatations établies au long de notre parcours. Au risque de généraliser de manière indue des aspects relevés ci et là dans les sources, nous pensons avoir montré que l’adage ascétique « on meurt comme on a vécu » est valable aussi dans notre champ d’investigation : l’odeur suave dégagée par le saint à sa mort est anticipée par celles qui ont marqué sa vie. Telle est du moins la logique qui se dégage dans une perspective globale. Il faut toutefois noter que, bien que cette vue d’ensemble soit sans doute correcte, elle n’est pas nécessairement documentée là où on la chercherait en premier lieu. Ainsi, aucun passage des Dialogues de Grégoire le Grand ne se rapporte directement à notre propos. Quant à Grégoire de Tours, malgré l’importance de son œuvre, il n’est apparu que modestement dans ce chapitre. Le motif en est probablement que l’un et l’autre, pour des raisons différentes, s’intéressent aux odeurs surtout dans le contexte de la mort ou des miracles produits aux tombeaux des saints. De plus, si l’on confronte les attestations du parfum des saints in vita à celles du parfum exhalé lors de leur mort ou même plus tard, on constate qu’elles ne coexistent que rarement dans un même texte : ces cas se réduisent à ceux de Pélagie, de Lambert de Liège, et d’Ansbert de Rouen216. Quant aux effluves mentionnés dans nos sources, ils peuvent être classés de différentes manières : odeurs extraordinaires venues d’En-Haut, ou émanant du saint ; odeurs dégagées par ce dernier, ou perçues par lui ; parfum – de ses vertus, par exemple – transmis par l’air, ou transmis par des liquides – eau, huile… les possibilités de classifications ne sont pas closes. Odeurs métaphoriques, odeurs concrètes, odeurs merveilleuses : si l’on peut distinguer dans les textes divers statuts qualifiant les odeurs mentionnées, on observe aussi que les unes et les autres sont imbriquées, que les unes renvoient aux autres. De même que le corps et l’âme sont intimement – et parfois paradoxalement – associés dans la quête ascétique de perfection, le parfum de l’homme de Dieu émane de ‘l’autel de son cœur’ autant que de son ‘corps pur’ : c’est le parfum de vertus visibles et actives, selon le sens du terme latin virtus. Par ailleurs, si l’on compare les témoignages hagiographiques à la littérature plus spécifiquement théologique217, on se rend compte que bien des expressions sont similaires, voire identiques. Il est vrai que, en première approximation, les attestations d’odeurs et de parfums dans l’hagiographie restent relativement

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Pour un autre exemple, cfr VP, IX, 3. Cfr respectivement supra, p. 186, p. 188, p.181. Cfr supra, p. 46 sq.

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Deuxième partie

peu nombreuses  pour notre période, si on les confronte aux écrits de nature doctrinale ; cette différence quantitative est probablement due au fait que ceux-ci se nourrissent plus directement et explicitement des images olfactives de l’Écriture – la théologie ancienne était fondamentalement biblique. Il n’en demeure pas moins que les textes hagiographiques et théologiques partagent bien des thèmes et des images. En revanche, les textes hagiographiques se distinguent par leur caractère narratif : ils se veulent des récit véridiques, fondés sur « les témoins les plus fiables et encore en vie218 ». Nous avons ainsi rencontré, comme dans le chapitre précédent, la question des sources et de la vraisemblance des témoignages, question soulevant à son tour celle de possibles explications des faits rapportés. Afin de pouvoir affronter plus avant ces problèmes avec moins d’incertitudes, nous avons cherché, autant que possible, à confronter les témoignages hagiographiques à d’autres sources, liturgiques en particulier. Cette méthode a permis de saisir des parts de vraisemblance dans des récits apparemment de pure imagination. C’est ainsi, nous semble-t-il, que nous commençons à mieux saisir ‘l’univers olfactif’ de nos textes.

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Vita Cuthberti anonyma, II, 2.

Chapitre III

La puanteur du péché

Dans son Adhortatio ad imitandas virtutes sancti Vedasti, Alcuin (v. 735-804) écrit que, « tandis que la vie des justes est louée, l’iniquité des impies est tenue en horreur comme du fumier par tous1 ». Ainsi, aux suaves odeurs dégagées par les saints durant leur existence ou au moment de leur mort, les textes hagiographiques opposent un ensemble d’odeurs nauséabondes, liées selon les cas aux démons, au péché, à des maladies, ou à l’appartenance à des groupes rejetés hors du peuple chrétien catholique  – ces différentes catégories sont souvent interdépendantes. Si l’adage est vrai qui veut qu’on ne comprenne bien une chose que par son contraire2, il est nécessaire de nous pencher sur ces témoignages. Il peut toutefois être utile de rappeler d’abord quelques points. En premier lieu, le fait que les peuples de l’Antiquité expérimentaient de manière générale le parfum comme un « signe de la présence du Dieu vivant sur la terre au milieu des hommes3 » : le parfum signifiait la vie, le souffle vital. L’expérience quotidienne renforçait cette compréhension, puisque des médicaments parfumés guérissaient non seulement le corps, mais aussi l’esprit, par l’action de leurs fragrances. Au contraire, la mort, et plus précisément la puanteur des corps en décomposition, amenait à identifier l’absence de vie à d’horribles odeurs  – la puanteur de l’absence ou de l’éloignement de la divinité-sourcede-vie4. C’est l’angoissante expérience faite par Anastase, un prêtre d’Auvergne, que la cupidité de son évêque fit enfermer dans un sépulcre, dans la crypte de la basilique Saint-Cassius, à Clermont-Ferrand. Or, le corps d’un homme très âgé y avait déjà été déposé.

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« Dum vita justorum laudatur, iniquitas impiorum quasi stercus detestatur ab omnibus » (Alcuinus, Adhortatio ad imitandas virtutes sancti Vedasti, PL 101, col. 680). Du point de vue plus général du rapport entre hagiographie et croyance aux démons, cfr Fr. Graus, « Hagiographie und Dämonenglauben – zu ihren Funktionen in der Merowingerzeit », in Santi e demoni nell’alto medioevo occidentale (secoli v-xi), Settimane di studio, 36 (1988), Spoleto, 1989, p. 93-120. P.  Meloni, Il profumo dell’immortalità. L’interpretazione patristica di Cantico 1,  3, Roma, 1975, p. 351. Cfr ibid.

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Deuxième partie

Il se dégageait des ossements du mort – comme [Anastase] lui-même avait coutume de le raconter  – une puanteur mortelle, qui soulevait non seulement les sens externes, mais aussi les entrailles à l’intérieur. Quand il fermait du manteau l’entrée de ses narines, tant qu’il pouvait retenir son souffle il ne sentait rien de mauvais ; mais quand il croyait qu’il allait comme être suffoqué, ayant écarté un petit peu de son visage le manteau, c’était non seulement par la bouche et par le nez, mais aussi, pour ainsi dire, par les oreilles elles-mêmes qu’il aspirait l’odeur pestilentielle5.

Le prêtre réussit néanmoins à s’échapper. Il est intéressant de noter que le commentaire scandalisé de ceux qui l’entendirent rapporter sa mésaventure fut que « jamais, ni Néron ni Hérode n’avaient perpétré un tel crime : qu’un homme vivant soit enfoui dans un sépulcre6 ». En d’autres mots, même des despotes réputés pour leur cruauté n’avaient pas condamné leurs victimes à un sort aussi inhumain : devoir absorber par tous les pores l’odeur même de la mort. Dans cette anecdote, l’enfermement du prêtre au milieu de la puanteur dégagée par un cadavre est la conséquence du conflit qui l’oppose à son évêque. Mais, à cette époque, c’est l’ensemble de l’univers religieux, cosmique et social, qui est représenté sur le mode d’oppositions se répétant à tout niveau, et que signalent bonnes ou mauvaises odeurs, la signification symbolique de celles-ci étant renforcée par la pensée et les pratiques médicales et scientifiques, par les mythes, les rites, les habitudes sociales7. Il faut souligner, avec Béatrice Caseau8, que la puissance des images associées aux odeurs provient de l’abondance et de l’intensité des expériences olfactives dans le monde antique : sensations variées, souvenirs, et surtout odeurs de la vie, de la maladie, et, comme nous venons de le lire, de la mort9. 5

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« Manabat enim ex ossibus mortui, ut ipse erat solitus referre, fetor letalis, qui non solum externa, verum etiam interna viscerum quatiebat. Cumque pallium aditus narium obseraret, quamdiu flatum continere poterat, nihil pessimum sentiebat ; ubi autem se quasi suffocari potabat, remoto paululum ab ore pallio, non modo per os aut nares, verum etiam per ipsas, ut ita dicam, aures odorem pestiferum hauriebat » (Hist., IV, 12, p. 143). « […] numquam vel Neronem vel Herodem tale facinus perpetrasse, ut homo vivens sepulchro reconderetur » (ibid.). Cfr S. A. Harvey, « On Holy Stench : When the Odor of Sanctity Sickens », Studia Patristica, 35 (2001), p. 90. Cfr B. Caseau, ‘Evodia’. The Use and Meaning of Fragrances in the Ancient World and their Christianization (100-900 AD), thèse inédite, Princeton, 1994, p. 325. Dans son enquête sur « l’anatomie du dégoût », W. I. Miller s’interroge sur les rapports entre l’expérience du dégoût – qui concernera au premier chef ce chapitre – et les conditions concrètes de vie dans le monde médiéval : « How might disgust have been constituted in a world of unspeakable poverty, high mortality, rampant disease ; where privacy was attainable with difficulty if at all, where love, sex, death, defecation, almost always took place within ear and nose shot, if not within the sight of others ? A world in which only the wealthy had a change of clothes, in which washing more than the hands and face was unusual ; in which teeth rotted and disinfectants were generally unknown ? » (W. I. Miller, The Anatomy of Disgust, Cambridge (MA)  - London, 1997, p.  143). Dans une perspective analogue, M. Rouche note que, dans la

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Un autre point qu’il est bon d’évoquer, c’est que le christianisme propose le salut pour le corps aussi bien que pour l’âme10. On comprend ainsi que les auteurs chrétiens anciens aiment parler du « Christ-Médecin11 », et que, par dérivation, les maîtres spirituels et les saints sont eux aussi considérés comme des médecins12. Par voie de conséquence, dans la période qui nous occupe, les odeurs sont conçues à la fois dans leur dimension thérapeutique (du corps) et dans leur dimension morale ou spirituelle (de l’âme) : les aromates utilisés en médecine pour rétablir l’odeur de la santé renvoient à l’odeur de la sainteté13 ; et une mauvaise odeur peut signaler la maladie aussi bien que le péché ou le démon14. Sur un plan plus général, les distinctions restaient floues entre les notions de ‘spirituel’ et de ‘matériel’15, les rapports entre ‘l’âme’ et ‘le corps’ étaient pensés sur le mode dialectique plutôt que par des oppositions16. D’ailleurs, malgré Augustin et les tenants de la doctrine officielle de l’Église, l’opinion commune au sujet du corps contribuait à ces associations et à ces ‘passages’, puisqu’elle considérait que l’âme ‘modelait’ le corps en vie, et qu’à la mort le cadavre conservait l’empreinte (les vestigia) de l’âme. De là découlaient des émanations distinctes d’odeurs : « l’âme modèle la chair, intacte ou pourrissante, d’odeur suave ou puante17… »

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civilisation rurale que fut essentiellement le haut Moyen Âge, les conditions de la vie au quotidien ne pouvaient qu’entraîner une confusion entre, d’une part, les notions de ‘propreté’ et de ‘pureté’, ainsi que, d’autre part, entre celles de ‘malpropreté’ et de ‘souillure’ : « Mais dans une civilisation rurale où chacun et chacune vivent dans la boue et le fumier, comment ne pas faire une pareille confusion ? La vie quotidienne était malpropre, la vie privée devait l’être aussi par contamination… » (M. Rouche, « Haut Moyen Âge occidental », dans Histoire de la vie privée, dir. Ph. Ariès, G. Duby, Paris, 1985, vol. 1, p. 517). On se référera à la synthèse de D. Gorce, « Corps (spiritualité et hygiène du) », DS, 2, col. 23382378. Voir aussi Le corps chemin de Dieu, dir. A. Gesché, P. Scolas, Paris - Louvain, 2005. Cfr R.  Arbesman, « The Concept of Christus Medicus in St. Augustine », Traditio, 10 (1954), p. 1-28. Voir p.  ex. Jean Climaque, Scala paradisi, 4,  27. Cfr l’étude de H.  Lutterbach, « Der ‘Christus medicus’ und die ‘Sancti medici’. Das wechselvolle Verhältnis zweier Grundmotive christlicher Frömmigkeit zwischen Spätantike und Früher Neuzeit », Saeculum, 47 (1996), p. 239-281. On sait bien la polysémie du terme salus en latin. On peut aussi songer aux acceptions de spiritus : souffle, haleine, vie, esprit, Esprit Saint, odeur, etc. (cfr Le Grand Gaffiot. Dictionnaire latin-français, dir. P. Flobert, nouv. éd. rev. et augm., Paris, 2000). Cfr B. Caseau, ‘Evodia’, p. 242. En lien direct avec ces questions, voir l’étude de D. Grout-Gerletti, « Le vocabulaire de la contagion chez l’évêque Cyprien de Carthage (249-258) : de l’idée à l’utilisation », dans Maladie et maladies dans les textes latins antiques et médiévaux. Actes du colloque international « Textes médicaux latins » (Bruxelles, 1995), éd. C. Deroux, Bruxelles, 1998, p. 228-246). Cfr C. Walker Bynum, The Resurrection of the Body in Western Christianity, 200-1336, New York, 1995, p. xviii. Cfr J.-Cl. Schmitt, « Corps et âme », dans J. Le Goff, J.-Cl. Schmitt, Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Paris, 1999, p. 234 sq. L’auteur signale aussi avec raison que « les sacrements de l’Église constituent un autre terrain d’observation privilégié de l’articulation systématique du corps et de l’âme » (ibid., p. 238). Y.  Duval, Auprès des saints corps et âmes. L’inhumation ‘ad sanctos’ dans la chrétienté d’Orient et d’Occident du iii e au vii e siècle, Paris, 1988, p. 220.

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Deuxième partie

Les rapports d’étroite dépendance et les échanges perçus entre l’âme et le corps sont fréquemment illustrés dans l’hagiographie. Ainsi, Arbeo, l’auteur de la Vie de saint Corbinien de Freising (mort en 729/730) atteste que l’âme elle-même peut être blessée et souffrir la putréfaction : « omnem putridinem anime vulneris confitendo18 » ; or, quelques pages plus loin, c’est à la chair qu’il réfère la putredo : « secundum huius carnis putredinem19 ». Autre exemple : lorsque Arnulf (Arnoul) baptise un Barbare lépreux, « soudain la lèpre s’en alla de son corps, et il fut rendu successivement sain dans chaque substance [= âme et corps], lui qui auparavant avait été pécheur et souillé20 ». Le miracle physique manifeste ainsi la régénération spirituelle, la macula est associée au peccatum21. Citons encore le cas, parmi beaucoup, de la Vita sancti Fursei. Son auteur anonyme et, plus tard, Bède le Vénérable relatent la vision que le moine irlandais Fursy (Furcy/Fursa ; mort en 648/649) eut de l’Au-delà. Lors de son voyage en esprit outre-tombe, Fursy est frappé et brûlé pour une faute qu’il a commise ; or, lorsqu’il reprend conscience, le moine porte dans son corps les traces de ces blessures. Le commentaire des deux auteurs est on ne peut plus explicite : « extraordinaire comme se manifestait dans sa chair ce que seule son âme avait enduré22 » ; « extraordinaire [de voir] que, ce que l’âme avait souffert dans le secret, la chair le montrait au grand jour23 ».

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Arbeo Frisingensis, Vita Corbiniani episcopi Baiuvariorum, 10, MGH SRM VI, p. 568. Ibid., 24, p. 581. « […] repente de corpore illius lepra discessit, et factus est deinceps in utraque substancia sanus, qui prius fuerat peccator et maculosus » (Vita sancti Arnulfi, 11, MGH SRM II, p. 436). Même logique dans la guérison racontée dans le chapitre suivant de la Vie. Cfr M. Van Uytfanghe, « Pertinence et statut du miracle dans l’hagiographie mérovingienne (600-750) », dans Miracle et Karama, dir. D. Aigle, Turnhout, 2000, p. 130-131. Ces conceptions sont déjà présentes dans les évangiles, puisque la maladie y est comprise « non pas comme un simple phénomène naturel, mais toujours dans sa relation au péché et aux puissances du mal » (X. Léon-Dufour, Dictionnaire du Nouveau Testament, 2e éd. revue, Paris, 1978, p. 352). « […] mirumque in modum quod anima sola sustinuit in carne demonstrabatur » (Vita sancti Fursei, 17, éd. M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà in Occidente. Fonti, modelli, testi, Firenze, 1987, p.  224). Le grand érudit Br.  Krusch n’avait malheureusement pas inclus le long récit de ces visions dans son édition de la Vita Fursei (MGH SRM IV, p. 423-440) : exemple d’une conception trop étroite du document historique – qui est aussi, dans ce cas, un texte littéraire (même remarque chez Cl. Leonardi, « Modelli agiografici nel secolo viii : da Beda a Ugeburga », dans Les fonctions des saints dans le monde occidental (iii e-xiii e s.). Actes du colloque de Rome (1988), éd. J.-Y. Tilliette, Rome, 1991, p. 507). « […] mirumque in modum quid anima in occulto passa sit, caro palam praemonstrabat » (HE, III, 19, p. 274). Déjà Grégoire le Grand affirmait que les peines des damnés s’appliqueront à l’âme comme au corps, puisque tous deux auront été instruments de leurs péchés : « Qui [iniqui] etsi hic mortuam suam carnem relinquunt, ipsam quoque in resurrectione recipiunt, ut cum carne ardeant in qua peccaverunt. Sicut enim eorum culpa in mente fuit et corpore, ita eorum poena in anima erit pariter et carne » (Gregorius Magnus, Moralia in Iob, XVI, 19, éd. M. Adriaen, Turnhout, 1979 (CCSL 143A), p. 809-810). Inversement, on se souviendra du récit fait par le pontife de la tentation charnelle que saint Benoît vainquit en se roulant dans les ronces et les orties : « En brûlant au dehors par un châtiment bienfaisant, il éteignit ce feu intérieur qui ne convenait pas. Il vainquit le péché en changeant d’incendie » : « […] cumque bene

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Apparitions démoniaques Une ermite, Sylvie, confie avoir vécu d’étranges expériences : « bruits anormaux », « voix menaçantes et bien réelles », « odeurs inexplicables de brûlé ou de pourriture »… Le caractère sombre et effrayant de ces phénomènes incite à y voir des manifestations démoniaques. Ce récit ne date pourtant pas du Moyen Âge, mais bien de nos jours24. Nous ne le citons que pour éclairer la perspective dans laquelle nous aborderons les témoignages hagiographiques d’expériences diaboliques : en les accueillant – dans un premier temps, du moins – tels qu’ils nous ont été transmis, en leur prêtant attention et compréhension. Notre point de vue est que, quelles que soient les explications possibles des événements relatés, quel que soit le degré de véridicité des textes interrogés, cette attitude est la plus féconde. En fait, l’hagiographie du haut Moyen Âge, mérovingienne en particulier, se montre dans l’ensemble relativement discrète au sujet du diable et de ses manifestations. Déjà Max Bonnet, à la fin du xixe siècle, notait que, chez Grégoire de Tours, « le diable n’a pas encore l’importance capitale qu’il acquerra au moyen-âge25 ». Marc Van Uytfanghe a lui aussi signalé que, dans l’hagiographie mérovingienne, les tentations démoniaques personnelles reculent par rapport à l’hagiographie monastique ancienne, et que les « miracles diaboliques » y sont soit absents soit très limités26. La ‘Vita Martini’ La Vie de saint Martin, écrite en 397 par son disciple Sulpice Sévère, constitue un bon point de départ pour étudier les odeurs démoniaques. Elle se situe, en effet, entre la Vie monastique par excellence qu’est la Vie de saint Antoine (traduite en latin vers 370-374 par Évagre d’Antioche) et les Vies mérovingiennes, souvent dédiées à des évêques – d’ailleurs, saint Martin luimême fut moine et évêque27.

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poenaliter arderet foris, extinxit quod inlicite ardebat intus. Vicit itaque peccatum, quia mutavit incendium » (Dial., II, 2, vol. 2, p. 138-139). Voir aussi notre chapitre sur « Les odeurs de l’Audelà  », infra, en particulier p. 432-433. Il est rapporté dans Fr. de Muizon, Dans le secret des ermites d’aujourd’hui, Paris, 2001, p. 83. M. Bonnet, Le latin de Grégoire de Tours, (Paris, 1890) Hildesheim, 1968, p. 242. Sur les possessions diaboliques et les exorcismes dans la suite du Moyen Âge, cfr Fl. Chave Mahir, L’exorcisme des possédés dans l’Église d’Occident (x e-xiv e s.), à paraître chez Brepols dans la Bibliothèque d’Histoire Culturelle du Moyen Âge. M. Van Uytfanghe, « Pertinence et statut du miracle », p.  101 et 103. Fr. Graus soulignait au contraire : « Kurz die ganze Welt war voller Dämonen, niemand und nirgends war man vor ihnen – und vor ihrem Herrn, dem Teufel – sicher… » (Fr. Graus, « Hagiographie und Dämonenglauben », p. 110). Voir l’introduction et les commentaires de J. Fontaine dans son édition (Sulpice Sévère : Vie de saint Martin, Paris, 1967-1969).

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Deuxième partie

L’ouvrage de Sulpice Sévère montre que Martin eut pendant toute sa vie maille à partir avec Satan, et ce dès son premier voyage, effectué de Poitiers en Italie puis en Illyricum28. Deux expériences diaboliques retiendront notre attention. Dans le premier épisode, Martin échoue d’abord à mettre en fuite un « affreux démon » apparu dans la cour d’une maison à Trèves ; pire, le démon prend possession du cuisinier, qui devient fou furieux et cherche à mordre ceux qu’il rencontre. Martin lui ordonne de s’arrêter, puis, plaçant ses doigts dans la bouche du possédé, il libère ce dernier de l’emprise du démon : Contraint par ces châtiments et ces tortures à fuir le corps qu’il possédait, mais n’étant point autorisé à sortir par la bouche, il fut évacué par un flux de ventre, en laissant derrière lui des traces repoussantes29.

Le diable apparaît ici comme une présence extérieure, qui pénètre ensuite à l’intérieur d’une personne, d’où il doit être expulsé. Dans son commentaire érudit, Jacques Fontaine met en lumière quelques points importants. En premier lieu, une croyance très ancienne voulait que les démons entrent dans le corps avec la nourriture ; en Égypte, ils étaient retenus responsables des fermentations intestinales, qui manifestaient à leur tour une présence démoniaque agissante. L’odeur mauvaise du péché et de la mort dans la Bible enrichissait encore de son symbolisme ces conceptions. Toujours dans le cadre égyptien, la Vie de saint Antoine mentionne également la puanteur du démon30. Enfin, comme on considérait que les démons pénétraient le corps par ingestion, il était logique de penser qu’ils en sortaient avec les excréments, suivant le processus naturel décrit dans l’Évangile  même : « Ce qui pénètre dans la bouche passe dans le ventre et s’évacue dans les lieux d’aisance31 ». Le récit de l’exorcisme effectué par Martin manifeste donc de nombreuses attaches avec des croyances populaires et le folklore monastique de l’Égypte32, mais il correspond également à des conceptions plus largement répandues. Ainsi, Eusèbe de Césarée (v. 265-340) cite un texte du philosophe Porphyre (234-v. 305) selon lequel les flatulences sont dues à l’introduction de démons dans le corps par le canal du souffle33. Aline Rousselle, en revanche, lit cet épisode d’exorcisme dans la perspective des pratiques médicales anciennes : le mal dont le cuisinier est atteint présenterait des symptômes comparables à ceux de « l’intoxication myco-atropinienne, celle des amanites panthère et tue-mouche34 » ; et l’action 28 29

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Cfr Vita Martini, 6, 1. « […] et cum fugere de obsesso corpore poenis et cruciatibus cogeretur, nec tamen exire ei per os liceret, foeda relinquens vestigia fluxu ventris egestus est » (Sulpicius Severus, Vita sancti Martini, 17, 7, éd., trad. J. Fontaine, p. 290-291). Cfr Vita Antonii, 63. Matth. 15, 17. Cfr J. Fontaine, Sulpice Sévère : Vie de saint Martin, p. 850-852. Cfr Eusèbe de Césarée, La Préparation évangélique, IV, 22. Voir aussi le texte, reproduit plus loin (p. 220), de La Vie ancienne de s. Syméon Stylite le Jeune. A. Rousselle, Croire et guérir. La foi en Gaule dans l’Antiquité tardive, Paris, 1990, p. 116.

iii  La puanteur du péché

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de Martin serait en fait celle du médecin tentant de faire vomir un malade, avec toutefois cette différence que, dans ce cas de possession, il fallait que ce médecin fût également un prêtre pour que puisse être évacué, par vomissement ou défécation, le démon35. Cette approche ne nous semble pas opposée à celle, plus littéraire, de Jacques Fontaine. Au contraire, toutes deux montrent que l’épisode narré par Sulpice Sévère s’enracine dans un ‘humus’ complexe de traditions, de conceptions autant que de pratiques. Dans le deuxième récit nous intéressant ici, Sulpice Sévère raconte qu’un jour Satan est apparu à Martin sous l’apparence du Christ glorieux. D’abord troublé, Martin demande à voir les signes de la Passion. À ces mots, l’autre s’évanouit aussitôt comme une fumée. Il remplit la cellule d’une telle puanteur qu’il laissait ainsi la preuve indiscutable de ce qu’il était le diable36.

Et Sulpice Sévère ajoute qu’il a appris ces faits « de la bouche de Martin luimême – pour que personne n’aille croire que ce sont des histoires37 ». De toute évidence, il avait déjà dû affronter des réactions de scepticisme, ce qui infirme indirectement l’opinion d’une crédulité généralisée à l’égard du miraculeux ou du merveilleux38. Commentant ce passage, Jacques Fontaine avance que « la 35

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Cfr ibid., p.  130. À titre de comparaison, on peut évoquer avec les ethnologues certains cas de grave aggressivité nécessitant l’intervention du chamane : « […] le malade est frappé d’une inhumanité croissante. Courir la nuit dans les cimetières pour y déterrer les cadavres, éprouver une pulsion irrépressible pour le sang, dégager soudainement des odeurs de pourriture : voilà des indices qui, universellement, laissent augurer d’une issue fatale (mort ou folie) si le chamane n’intervient pas. Dans de tels cas, le recours à un guérisseur ordinaire ne suffit pas » (B. Hell, « Les alliés du contre-monde », dans Lévi-Strauss et la pensée sauvage, hors-série de Le Nouvel Observateur, 51 (juillet/août 2003), p. 30). A. Rousselle elle-même a émis l’hypothèse que saint Martin, originaire d’une région de vives traditions chamaniques, au nord du lac Balaton (actuelle Hongrie), a pu hériter de ces traditions (cfr A. Rousselle, La contamination spirituelle. Science, droit et religion dans l’Antiquité, Paris, 1998, p.  235-236). Toutefois, le chamanisme se caractérise par la transe et les techniques de l’extase (cfr M. Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, 2e éd., Paris, 1983) ; or, le saint n’a nul besoin d’entrer en transe pour guérir un malade, comme le relève A. Vauchez (cfr Saints, Prophètes et Visionnaires. Le pouvoir surnaturel au Moyen Âge, Paris, 1999, p. 28-29). En revanche, certaines pratiques d’ascètes chrétiens ne manquent pas de faire songer aux exercices de chamanes et de moines tibétains : c’est le cas, p. ex., d’un moine de Northumbrie nommé Dryhthelm, dont la chaleur interne est telle qu’il s’immerge, été comme hiver, dans l’eau froide, quitte à en casser la glace ; après quoi ses vêtements sèchent à la seule chaleur de son corps (cfr HE, V, 12). « Ad hanc ille vocem statim ut fumus evanuit. Cellulam tanto foetore conplevit ut indubia indicia relinqueret diabolum se fuisse » (Sulpicius Severus, Vita sancti Martini, 24, 8, trad. J. Fontaine, p. 308-309). « Hoc itaque gestum, ut supra rettuli, ex ipsius Martini ore cognovi, ne quis forte existimet fabulosum » (ibid.). Cfr M. Van Uytfanghe, « La controverse biblique et patristique autour du miracle et ses répercussions sur l’hagiographie dans l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge latin », dans Hagiographie, cultures et sociétés. Actes du colloque de Nanterre - Paris (1979), Paris, 1981, p. 205-231. Voir aussi notre chapitre sur « Témoins et témoignages », infra, p. 519-572.

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disparition de Satan nous ramène à la mise en scène de style égyptien. […] L’odeur nauséabonde laissée par son passage est un trait pittoresque qui vient tout droit d’Égypte » ; le mot foetor conserverait donc une « valeur purement métaphorique39 ». En tout cas, cette mauvaise odeur est caractéristique de Satan et prouve qu’il était à l’origine de la vision. Les récits que nous venons de lire chez Sulpice Sévère indiquent aussi les deux grandes catégories sous lesquelles peuvent être regroupés les témoignages hagiographiques sur l’odeur du diable : apparitions et disparitions ; possessions et mises en fuite. Mais c’est cette deuxième catégorie qui prédomine par le nombre de cas repérables40. Odeurs démoniaques : expériences monastiques Les Pères du désert avaient l’expérience des manifestations variées des démons, et donc de leur odeur. Jérôme écrit que Hilarion reconnaissait les démons à l’odeur dont ils imprégnaient les vêtements des possédés41. Au début du ve siècle, Palladius recueille dans son Historia Lausiaca le récit d’un ascète du nom de Pachon : le démon a pris une fois l’apparence d’une jeune Éthiopienne vue par Pachon dans sa jeunesse, et s’est assis sur les genoux de l’ascète ; furieux, celui-ci lui a donné une gifle et le démon a disparu ; mais ensuite, pendant deux ans, une odeur mauvaise est restée attachée à sa main42, authentique signature du diable. Un autre ascète est affligé de tentations sexuelles ; aussi son Abba l’envoie-t-il passer quarante jours dans la solitude. La moitié de ce temps écoulée, il voit apparaître devant lui une figure diabolique sous la forme d’une femme « éthiopienne », « puante et laide à voir », à tel point que le jeune ascète ne peut en supporter l’odeur. Elle lui dit n’être pas en mesure de le séduire, en raison de son obéissance et de ses efforts, mais qu’au moins elle lui a fait connaître sa mauvaise odeur (« fetorem »)43. Citons encore un exemple des Pères du désert. Nous le tirons de la Vie de Pachôme (v. 290-346), traduite en latin par Denys le Petit, vers 525 à Rome. Dans ce passage, le diable apparaît à Pachôme dans sa cellule : 39 40

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J. Fontaine, Sulpice Sévère : Vie de saint Martin, p. 1037. Dans l’hagiographie mérovingienne, la manifestation par excellence de Satan est la possession (cfr M. Van Uytfanghe, « Pertinence et statut du miracle », p.  101). De même, Dieu se manifeste principalement dans ses saints : les témoignages de théophanies sont très rares (cfr infra, p. 434). Cfr Hieronymus, Vita Hilarioni, 28. Cfr Historia Lausiaca, 23, 5. Cfr Apophthegmata patrum, 5.5 : Verba seniorum, PL 73, col 879. La littérature monastique présente ainsi une rhétorique particulière sur le thème de ‘l’Éthiopienne’ : « The Ethiopian women are represented as sexually attractive, as well as malodorous and demonic » (G. L. Byron, Symbolic blackness and ethnic difference in early Christian literature, London - New York, 2002, p. 125). Sur ces écrits, voir F. Cavallera, « Apophtegmes », DS, 1, col. 765-770, à compléter par la mise au point et les indications bibliographiques de A. Solignac, « Verba seniorum », DS, 16, col. 383392.

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Se levant sur-le-champ et se protégeant par le signe du Christ, il tendit les mains afin de le saisir. Puis soufflant contre lui il dit : ‘Éloigne-toi de moi, diable, car tu es maudit (Gen. 3, 14), toi, avec ta vision et les techniques de tes pièges, et tu n’as pas de place près des serviteurs de Dieu.’ Devenu alors comme de la poussière, le diable remplit sa cellule de la plus désagréable puanteur, au point qu’elle se mêlait à l’air même44…

On remarque que Pachôme ne semble nullement impressionné par l’apparition : il réagit avec immédiateté et oppose au diable avant tout le signe de croix, signe de la victoire du Christ sur le Mal  – on se rappelle que saint Martin avait insisté à voir les signes de la crucifixion lors de l’apparition de Satan45. Pachôme souffle ensuite contre le diable. Le verbe utilisé (« exsufflans ») fait partie du vocabulaire de l’exorcisme, chez Augustin par exemple46. Sur la base de la documentation que nous avons étudiée jusqu’à ce point, nous pouvons imaginer que ce souffle d’un saint était conçu comme porteur de sa bonne odeur : celle-ci s’opposerait ainsi à la puanteur du diable, et contribuerait à le mettre en fuite. Les mots adressés ensuite par Pachôme au diable évoquent toute une expérience et une théologie de l’agir diabolique, bien conformes au patrimoine spirituel des Pères du désert. Notons enfin que la fuite du diable présente un paradoxe, puisqu’il disparaît au regard du saint, mais demeure à travers sa mauvaise odeur. La cellule de l’ascète est même remplie de cette puanteur – autant qu’elle est remplie d’air. Dynamius, patrice de Provence, a écrit à la fin du vie siècle la Vie de Maxime de Riez (mort en 460). Il y relate que cet ancien moine devenu évêque fit construire une église en l’honneur de saint Albin (évêque de Vaison). Les colonnes devaient y être tirées par des bœufs, mais un démon des plus mauvais fait en sorte d’immobiliser les bêtes en multipliant le poids de la charge. Des bœufs sont ajoutés, on les frappe violemment, mais ils ne bougent pas. On fait alors venir l’évêque, qui aperçoit aussitôt le démon et en avertit les présents : ‘[…] Quant à moi, je vois un petit Éthiopien, qui s’oppose aux bœufs.’ Ayant ensuite fléchi les genoux, il prie Dieu en le suppliant d’écarter les pièges de l’ennemi. L’autre, n’ayant pas le courage de supporter ces prières inamicales, s’éloigna surle-champ et non sans [laisser] la plus repoussante puanteur47.

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« Et continuo surgens ac signo Christi se muniens, extendit manus suas ut eum comprehenderet. Et exsufflans in eum dixit : « Discede a me, diabole, quia ‘maledictus es’ tu et visio tua et artes insidiarum tuarum, nec habes locum apud famulos Dei. » Et factus veluti pulvis, cellam eius molestissimo foetore complevit, ita ut ipsum confunderet aerem… » (Vita sancti Pachomii, 48, éd. H.  van Cranenburgh, La vie latine de saint Pachôme traduite du grec par Denys le Petit, Bruxelles, 1969, p. 212). La Vie de saint Martin mentionne, par ailleurs, plusieurs exemples de recours au signe de croix. Cfr Augustinus, Epist. 194, 46. Par ailleurs, le substantif exsufflatio indique l’exorcisme effectué lors du baptême (cfr Augustinus, Contra Julianum, 6, 5, 11). « ‘[…] Ego vero parvum Aethiopem video, bobus sese objicientem.’ Inde flexibus genibus, orat supplex Deum, ut hostis insidias avertat. Ejus preces malignas ille ferre non sustinens, ocius

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Un peu plus haut, Dynamius nous apprenait que Maxime, du temps où il vivait dans le monastère de Lérins, avait déjà eu affaire avec le diable  ; ce dernier s’était par exemple présenté à lui sous l’apparence d’un dragon de feu, que Maxime avait chassé par le signe de croix48. Nous restons avec ces récits dans la mouvance ascétique orientale. En effet, le monastère de Lérins, fondé vers 400 par saint Honorat et devenu ensuite une pépinière d’évêques, constitue, sur la côte provençale, un trait d’union avec le monachisme égyptien49 – comme l’est le monachisme martinien centré à Tours-Marmoutier50. C’est dans la même région que s’installera, autour de 417, Jean Cassien, qui a longtemps séjourné dans le désert égyptien – expérience qu’il aura à cœur de transmettre en rédigeant ses Conférences et ses Institutions cénobitiques. On n’est donc pas étonné de retrouver dans la Vie de Maxime de Riez une apparition du diable sous la forme d’un « Éthiopien », dont la noirceur est accompagnée de puanteur au moment de sa fuite – comme nous l’avons d’ailleurs vu dans les mentions des « Éthiopiennes »51. Grégoire de Tours Proche du monachisme martinien, ou plutôt de saint Martin, Grégoire de Tours connaît lui aussi des manifestations démoniaques, y compris sous la forme de dragons52. Dans son Liber vitae Patrum, il raconte avoir connu un saint reclus, Caluppa (mort en 57653), qui s’était retiré dans une vallée sauvage de l’Auvergne. L’ascète confiait à Grégoire54 que, dans son oratoire taillé dans le

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non sine teterrimo fetore recedit » (Dynamius, Vita sancti Maximi, 6, PL 80, col. 36). Notons que l’adjectif taeter/teter signifie aussi « noirâtre, sombre », ce qui s’accorde bien avec l’apparition du démon sous la forme d’un « Éthiopien ». « […] ignei draconis specie se illi ostendit. Sed confestim crucis signo territus, evanuit » (ibid., 4, col.  34). De son côté, Isidore de Séville rapporte que Donat, évêque d’Épire à l’époque des empereurs Arcadus et Honorius (début ve siècle), a tué un énorme dragon (cfr Isidorus Hispalensis, Chronicon, 107, PL 83, col. 1051). Cfr H.-I. Marrou, L’Église de l’Antiquité tardive. 303-604, (1ère éd. 1963), Paris, 1985, p. 65. Aux ve-vie siècles, les deux traditions monastiques semblent pourtant s’ignorer volontairement l’une l’autre. Elles présentent d’ailleurs des différences dans leur recrutement et leur organisation (cfr P. Geary, Naissance de la France. Le monde mérovingien, Paris, 1997, p. 170-173). Toutes deux, cependant, donneront plusieurs évêques aux églises de Gaule. Au sujet du transport bloqué en chemin, on peut lire dans la Vita Martini un récit curieusement semblable, mais dont les circonstances sont tout à fait inversées : Martin voit passer un cortège funèbre païen, mais croit qu’il s’agit d’une idole païenne portée en procession ; faisant le signe de croix, il immobilise le cortège et contraint les porteurs à déposer leur fardeau ; puis, ayant constaté qu’il s’agit d’obsèques et non d’une cérémonie païenne, il lève à nouveau la main et leur permet de reprendre leur chemin (cfr Sulpicius Severus, Vita sancti Martini, 12, 1-5). Dans ce cas, c’est le saint et non le démon qui arrête le transport, et la raison du cortège est mauvaise. En revanche, si Maxime « voit » le diable, Martin croit voir un cortège idolâtre, mais se trompe. Sur la terminologie utilisée par Grégoire, cfr G. J. M. Bartelink, « Les dénominations du diable chez Grégoire de Tours », Revue des études latines, 48 (1970), p. 411-432. Cfr Hist., V, 9. « […] ut ipse nobis cum lacrimis referre erat solitus… » (VP, XI, 1, p. 259).

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roc, des serpents lui tombaient souvent sur la tête ou bien s’enroulaient autour de son cou, ce qui le terrifiait55. Réaction aussitôt expliquée par Grégoire : « le diable prend souvent l’apparence du rusé serpent56 ». Et de fait, comme le reclus ne bouge toujours pas de son oratoire, un jour deux énormes dragons (« dracones ») apparaissent devant lui. D’abord paralysé par la peur, Caluppa prie silencieusement « la prière du Seigneur » (« orationem dominicam  »), ce qui lui permet de se signer, puis de faire le signe de croix sur la bête la plus grosse, une « hydre » (« hydrum ») ; après quoi, ponctuant son discours de signes de croix, il l’invective en lui rappelant l’histoire de ses crimes et de ses défaites. Après que le dragon s’est finalement soumis, Caluppa se rend compte que la deuxième bête s’est enroulée autour de ses jambes et de ses pieds. À nouveau, par sa prière et sa parole, il met en fuite l’ennemi : Celui-ci, s’étant retiré jusqu’à l’entrée de la cellule, lâcha un bruit formidable par sa partie inférieure et remplit la cellule d’une telle puanteur qu’on ne pouvait croire que ce fût autre chose que le diable. Par la suite, ni serpent ni dragon n’apparut plus devant le saint57.

Nous reconnaissons dans ce récit certains traits typiques : les serpents et dragons démoniaques, l’efficacité du signe de croix, la mauvaise odeur du diable et le fait qu’elle « remplit » la cellule58, l’authentification de la manifestation diabolique par cette odeur. Le caractère quasi-scatologique de l’odeur émise par le dragon s’inscrit bien dans la ligne des conceptions que nous avons rencontrées auparavant. Notons que, quelque soixante ans avant les écrits de Grégoire, serpents et mauvaise odeur avaient également été associés dans la Vie de sainte Geneviève, dont l’auteur ainsi que la langue étaient liés à Saint-Martin-de-Tours comme aux écrits de Sulpice Sévère59. Dans le passage concerné, l’auteur raconte que l’embarcation de Geneviève avait été bloquée par un arbre tombé dans la Seine. Pendant que la sainte priait, ses compagnons dégageaient l’obstacle : Aussitôt, on rapporte que deux serpents monstrueux de couleur bigarrée sortirent de cet endroit ; à l’odeur sortant de leurs deux gueules, les voyageurs furent ébranlés par une haleine répugnante60.

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« […] non minimum ei inferebant horrorem » (ibid.) « Sed quia diabolus ad speciem callidi serpentis habetur… » (ibid., p. 260). « At ille usque limen cellulae egressus, sonum validum per inferiorem partem emisit et tanto cellulam fetore replevit, ut nihil aliud quam diabolus crederetur ; nec ultra coram sancto aut serpens aut draco conparuit » (ibid.). « Cellulam tanto foetore conplevit », « cellam eius molestissimo foetore complevit » : c’étaient les expressions utilisées dans la Vie de saint Martin et dans la Vie de saint Pachôme (cfr supra). Deux autres chapitres de cette Vie sont présentés de manière plus détaillée ci-après, p. 211 sq. « Protinus duo monstra feruntur vario colore ab eodem loco egressa, de corum nidore duabus fere oris navigantes foededissimo flatu perculsi sunt » (Vita Genovefae virginis Parisiensis, 35, MGH SRM III, p. 230).

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Revenant à Grégoire de Tours, nous pouvons observer dans un autre texte la reprise, mais aussi le réarrangement, d’éléments que nous avons présentés jusqu’ici. Il s’agit d’un chapitre des Histoires dans lequel Grégoire présente la figure de l’évêque Eparchius de Clermont, auquel succéda, vers 470, Sidoine Apollinaire. Eparchius avait coutume d’aller prier la nuit dans son église : Or, il arriva qu’une nuit, en y entrant, il trouva l’église pleine de démons et leur prince lui-même, affublé à la manière d’une femme, trônant sur sa chaire. Le pontife  lui dit : ‘O prostituée exécrable, il ne te suffit pas d’infecter tout lieu de tes souillures variées, tu souilles encore une chaire consacrée par le Seigneur par ton contact fétide en t’y asseyant ? Va-t-en de la maison de Dieu pour qu’elle ne soit pas plus longuement polluée par toi.’ Elle lui réplique : ‘Puisque tu me donnes le nom de prostituée, je te procurerai de nombreux pièges en te faisant désirer les femmes.’ Et disant ces mots, elle s’évanouit comme de la fumée. Mais pourtant l’évêque fut tenté à travers l’agitation de son corps causée par la concupiscence ; mais comme il était protégé par le signe de la sainte croix, l’ennemi ne put en rien lui nuire61.

Nous retrouvons dans ce récit la manifestation du diable sous une apparence féminine. Grégoire de Tours ne parle cependant pas d’une « Éthiopienne », mais d’une « mulier ornata ». Pris en eux-mêmes, ni le vocable mulier, ni celui de ornatus ne sont nécessairement péjoratifs ; ce qui est proprement diabolique, c’est justement l’action de contrefaire  – on se rappelle l’apparition à saint Martin du diable travesti en Christ62. L’évêque Eparchius comprend aussitôt à qui il a affaire : l’apparition diabolique a en fait toutes les apparences d’une prostituée, ce qui confère une toute autre connotation à l’expression « mulier ornata ». Or, indique le récit, le diable contrefait non seulement une femme, mais aussi l’évêque en personne, puisqu’il trône sur la chaire, symbole du pouvoir épiscopal, au centre sacré de la basilique – d’où étaient évidemment exclues les femmes63.

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« Factum est autem, ut nocte quadam ingrediens, plenam ecclesiam a demonibus repperiret [= Eparchius episcopus] ipsumque principem in modum ornatae mulieris in throni illius cathedra resedentem. Cui ait pontifex : ‘O meretrix execranda, non sufficit tibi loca cuncta variis pollutionibus infecire, adhuc et cathedra a Domino consecratam fetida sessionis tuae accessione coinquinas ? Abscede a domo Dei, ne a te amplius polluatur.’ Cui ait : ‘Et quia mihi meretricis nomen inponis, multas tibi parabo insidias ob desideria mulierum.’ Et haec dicens, sicut fumus evanuit. Verumtamen sacerdos temptatus est per commotionem corporis a concupiscentia ; sed signo crucis sanctae munitus, nihil ei inimicus nocere potuit » (Hist., II, 21, p. 67. Traduction à partir de celle de R. Latouche, Grégoire de Tours : Histoire des Francs, (Paris, 1963), Paris, 1974, vol. 1, p. 108-109). Cfr supra, p. 203. Dans cette perspective, nous signalons que le pape Boniface (418-422) avait précisé qu’il était même interdit aux femmes, y compris les religieuses, de toucher ou laver la nappe de l’autel (cfr Liber pontificalis, XLIIII).

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Deuxième élément caractéristique des manifestations démoniaques, la dimension scatologique64 est signalée ici par la phrase « fetida sessionis tuae accessione coinquinas ». L’adjectif foetidus  / fetidus, dérivant du verbe foeteo (puer)65, indique aussi bien ce qui sent mauvais que, dans un sens figuré, ce qui est sale ; il peut aussi se référer à la notion de souillure ou d’impureté spirituelle66. De l’usage de ces mots, on comprend donc que le postérieur du diable pue et qu’il est sale : de fait, le diable est en soi « puanteur67 » et noirceur – d’ailleurs, il « s’évanouit comme de la fumée68 ». Mais cet aspect se double ici de celui d’une souillure religieuse infligée par le diable assis sur « la chaire consacrée par le Seigneur » : fetidus s’oppose ainsi à consecrata. Qu’une église soit ainsi polluée n’est d’ailleurs pas totalement exceptionnel : nous en verrons d’autres témoignages. Un témoignage de Braulio de Saragosse La Vie de saint Émilien, rédigée entre 631 et 645 par Braulio de Saragosse69, relate la mise en fuite d’un démon occupant la demeure d’un sénateur. Émilien ordonne d’abord un jeûne de trois jours et réunit les prêtres du lieu. Selon la coutume ecclésiastique, il asperge ensuite la maison d’eau mêlée à du sel préalablement exorcisé. Alors, dit la Vie, « des entrailles de la maison sortit précipitamment l’être jaloux70… » Après avoir jeté sans succès des pierres en direction d’Émilien, le démon « mis en fuite et vomissant des flammes avec la plus repoussante odeur […] s’en alla droit au désert71… »

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G.  de Nie lit ce texte dans une perspective différente : celle du pouvoir de la sexualité et de la tension entre continence et activité sexuelle (cfr G. de Nie, « Le corps, la fluidité et l’identité personnelle dans la vision du monde de Grégoire de Tours », dans Aevum inter utrumque. Mélanges offerts à G. Sanders, éd. M. Van Uytfanghe, R. Demeulenaere, The Hague, 1991, p. 83). Il est vrai que le texte lui-même exprime cette dimension à travers le langage du désir et de la concupiscence. En revanche, nous ne pensons pas que l’interprétation de « fetida sessionis tuae accessione » comme « zone génitale » soit la plus évidente : selon nous, l’expression désigne avant tout le fessier, cette lecture étant par ailleurs confirmée par la comparaison avec les autres textes présentés dans ces pages. Cfr A. Ernout, A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine. Histoire des mots, 4e éd. rev., corr. et augm., Paris, 1959. Cfr A. Blaise, Dictionnaire latin-français des auteurs chrétiens, Turnhout, 1954. Comme nous le verrons, le diable est d’ailleurs ce qui cause la puanteur des possédés ou de certains malades. Même expression dans la Vita Martini, 24, 8. On remarquera que, dès le xive siècle, le mot français « fumée » désigne les « excréments des cerfs et autres bêtes sauvages » (cfr Nouveau Petit Robert, 1996) : cette acception ne jette-t-elle pas un éclairage significatif sur nos sources ? Appréciation très positive de ce texte dans Fr. Brunhölzl, Histoire de la littérature latine du Moyen Âge, I/1, Louvain-la-Neuve, 1990, p. 93-95. « […] ex intestino domus prorupit invidus… » (Braulio Caesaraugustanus, Vita sancti Aemiliani, 24, PL 80, col. 709). « Postremo in fugam versus flammasque evomens cum odore teterrimo perrexit ad eremum » (ibid.).

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Flammes et « noire » puanteur (« odore teterrimo »)  sont les éléments typiques de la manifestation démoniaque déjouée, ce qu’illustrent d’autres récits hagiographiques au long des siècles72. Par ailleurs, il est intéressant de noter que, dans ce passage de la Vie de saint Émilien, la description métaphorique du démon expulsé des « entrailles de la maison » (« ex intestino domus ») correspond aux conceptions vues plus haut, que nous retrouverons dans les récits d’exorcismes : la possession diabolique est localisée physiquement dans les entrailles, et se termine dans une expulsion par voie intestinale ou orale. Expulsions du mal Les manifestations démoniaques rapportées dans l’hagiographie sont généralement plus cruelles et plus tragiques que celles que nous avons présentées jusqu’ici : il s’agit souvent de possessions, qui interfèrent gravement avec la santé physique et mentale des victimes ; non seulement malades, cellesci peuvent aussi se trouver marginalisées ou exclues des relations sociales. On sait, d’autre part, que la maladie elle-même est communément reliée à une influence diabolique, comme le remarque Giselle de Nie à propos des écrits de Grégoire de Tours : « bien qu’on n’en trouve que des indications dispersées, on a l’impression que pour Grégoire, le diable et ses démons jouent un rôle dans tous les cas de maladie, qu’elles soient de nature physique ou de nature psychique73 ». L’analyse de quelques textes hagiographiques permettra de mettre en évidence l’ambiguïté des conceptions entourant maladies et possessions. Une note commune caractérise de nombreux récits traitant de ces cas : le mal est expulsé de l’intérieur du corps, des entrailles ; et il l’est généralement sous la forme d’un liquide, donc par l’un des orifices naturels de l’organisme – comme cela a déjà été observé par Marc Van Uytfanghe74. En fait, la plupart de nos textes mentionnent que l’expulsion a lieu à travers le système excrétatoire. Une rare exception à ce genre de descriptions se trouve dans la Vie de saint Germain de Paris écrite par Venance Fortunat : dans ce cas, l’évêque contraint « le traître » à sortir comme « de la fumée, et en lançant des étincelles, par le nez de la femme » possédée75. 72

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Par exemple dans la Vie de Maximin de Trèves, rédigée en 839 par Loup de Ferrières (805-862) : ici, le démon qui afflige une femme met en scène un incendie et s’enfuit en remplissant la basilique « d’une odeur digne de lui, c’est-à-dire de soufre » : « […] simulatum oculis astantium obiecit incendium, ita ut putaretur tota domus conflagrare, ac digno se odore, hoc est sulphureo, templum respersit » (Lupus, Vita Maximini episcopi Trevirensis, 24, MGH SRM III, p. 82). G. de Nie, « Le corps, la fluidité et l’identité personnelle », p. 79. Cfr Fr. Graus, « Hagiographie und Dämonenglauben », p. 108-109. « […] il faut souligner aussi la matérialisation physiologique et scatologique de la ‘sortie’ du Malin, laquelle peut s’accompagner par exemple de vomissements ou de crachements de sang, de flux de ventre et de vestigia foeda » (M. Van Uytfanghe, « Pertinence et statut du miracle », p. 102). « Statim a circumstantibus de mulieris naribus, scintillante igne, fumus egredi visus est… » (Venantius Fortunatus, Vita Germani episcopi Parisiaci, 62, MGH SRM VII, p. 410).

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‘Foeda vestigia’ – Germain d’Auxerre et Geneviève de Paris Le passage présenté plus haut de la Vita Martini se terminait par la phrase : « foeda relinquens vestigia fluxu ventris egestus est76 ». Le phénomène ainsi décrit apparaît par la suite dans bien des récits de guérisons et d’exorcismes. Nous le lisons dans la Vie de Germain d’Auxerre, écrite vers 480, qui met en scène une personne « qui avait l’habitude de souffrir77 » des vexations du démon : [Germain] se plonge sans retard dans la prière, toute la communauté se prosterne ; soudain l’ennemi, lié par d’invisibles liens, est suspendu dans l’air vide, et cela dura jusqu’à ce que Germain se relevât de sa prière, et il n’implora rien d’autre que de se retirer en infligeant quelque infirmité corporelle. Cela lui ayant été interdit, laissant derrière lui des traces répugnantes (foeda relinquens vestigia) il s’en alla au milieu de la puanteur dont il était digne78.

Comme l’on voit, il faut l’intervention du saint79 pour que ce ‘possédé chronique’ –  apparemment un habitué du monastère fondé par Germain  – soit enfin et définitivement libéré, ce dont témoignent les traces dégoûtantes laissées par le démon mis en fuite. Quelques décennies après la Vita Germani, c’est une grande figure féminine de la charité qu’exalte la Vie de sainte Geneviève, la famula Dei de Paris. Le texte, précédemment daté de la fin du viiie siècle par Bruno Krusch, a récemment été attribué aux années suivant la mort de la sainte (survenue autour de 502), c’està-dire entre 520-53080, comme l’affirmait le rédacteur de la Vie81. Deux textes retiendront principalement notre attention.

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Sulpicius Severus, Vita sancti Martini, 17, 7, p. 291. « […] unus ex his qui pati consueverant… » (Constantius Lugdunensis, Vita s. Germani, II, 9, éd. R. Borius, Paris, 1965, p. 136). La possession pouvait donc être chronique et conférer une sorte de statut particulier à ces personnes. On notera d’ailleurs que le possédé dépeint ici se présente « in monasterio » : il n’est, selon toute apparence, nullement tenu à l’écart. « Incumbit sine mora orationi, congregatio tota prosternitur ; cum subito per inane aeris invisibilibus nexibus hostis religatus adpenditur, et id tantum morarum fuit, dum de oratione consurgitur, nihilque aliud deprecatus est quam ut cum aliqua corporis debilitate discederet. Quo interdicto, foeda relinquens vestigia, cum eo quo erat dignus foetore discessit » (ibid., p. 138). Il a aussi pu se prévaloir de l’assistance des saints dont il portait sur soi des reliques (cfr ibid., 1, 4, p. 128). Cfr la remarquable étude conjointe de M. Heinzelmann, J.-Cl. Poulin, Les vies anciennes de sainte Geneviève de Paris, Paris - Genève, 1986 ; voir aussi J. Dubois, « Geneviève (de Paris) », DHGE, 20, col. 460. Des extraits de la Vie, traduits et commentés, ainsi qu’une présentation synthétique du débat historiographique, peuvent être trouvés dans M. Rouche, Clovis, Paris, 1996, p. 470491. En dépit de sa notoriété, tout n’a peut-être pas encore été dit à propos de Geneviève et de son hagiographie, comme le montre l’étude de J.-Cl. Poulin, « Geneviève, Clovis et Rémi : entre politique et religion », dans Clovis. Histoire et mémoire. Actes du colloque de Reims (1996), dir. M. Rouche, Paris, 1997, vol. 1, p. 331-348.  Cfr Vita Genovefae virginis Parisiensis, 53, MGH SRM III, p. 236.

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Deuxième partie

Dans le premier, on apprend qu’un jour, « dans sa propre ville de Paris, on lui présenta douze âmes –  hommes et femmes  –, qui étaient violemment tourmentées par des démons82 ». Geneviève se met à prier, et les énergumènes se trouvent immédiatement suspendus en l’air. Elle leur ordonne ensuite de se rendre dans la basilique Saint-Denis, où elle les rejoint et se prosterne à nouveau en prière : Geneviève s’étant relevée de sa prière et ayant signé individuellement chacun d’entre eux, tous furent à l’instant guéris des esprits immondes qui les occupaient. Mais bientôt une mauvaise odeur extrêmement violente atteignit les narines de tous les présents, de sorte évidemment que tous tinrent pour vrai que ces âmes avaient été purifiées des tourments des démons. Et toute l’assemblée glorifia le Seigneur pour un tel signe83.

Les points saillants de ce récit sont : la prière de Geneviève, le grand nombre des possédés, leur suspension dans l’air, le déplacement de tous les personnages vers la basilique Saint-Denis, le signe de croix sur les possédés, leur délivrance immédiate, la puanteur qui suit cette dernière, la louange à Dieu pour ce miracle. Plusieurs de ces éléments sont déjà apparus dans les documents précédents. Ce qui est nouveau ici, c’est : a) le nombre des possédés (12), nombre peut-être affecté d’une signification symbolique (réminiscence biblique ?) ; b) la double prière de la sainte (hors et dans la basilique). Comment comprendre ce deuxième élément ? La phrase « offerentur ei » indique sans doute que les possédés ont été amenés auprès de Geneviève, qui vivait en ville, dans l’île de la Cité84. C’est là qu’intervient la première prière de Geneviève, avec pour résultat la suspension dans l’air des possédés  – confirmation de l’emprise démoniaque. En envoyant ensuite les possédés à Saint-Denis, Geneviève semble vouloir chercher du renfort chez le martyr, dont elle a personnellement contribué à transformer le mausolée primitif en basilique85 ; en même temps, de l’espace urbain et profane l’action se déplace vers l’espace sacré. Outre l’intercession de saint Denis, l’auteur de la Vie ajoute que, selon lui (« ut opinor »), la prière que Geneviève effectue dans la basilique lui obtient l’assistance des « anges, ou des martyrs et des justes86 » : la prière de la sainte devient d’une certaine manière collective  – sans compter qu’elle

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« Factum est, ut in Parissius propria urbe offerentur ei inter viros et mulieres XII anime, quae a demonibus gravissime vexabantur » (ibid., 30, p. 227). « Elevansque Genovefa ab oratione et signans unumquemque singulariter, omnes continuo ab obsessis spiritibus inmundis curati sunt. Moxque omnium adstantium nares nidor ac faedor gravissimus adtegit, videlicet ut cuncti crederent animas a vexatione demonum emundatas. Et magnificavit omnes coetus Dominum in tale signo » (ibid., p. 228). Cfr « Geneviève », P. Riché, Dictionnaire des Francs. I : Les temps mérovingiens, Paris, 1996. Cfr Vita Genovefae, 17-22 ; « Saint-Denis  », P. Riché, Dictionnaire des Francs. I : Les temps mérovingiens. « […] angeli aut martires vel iusti eidem in auxilium conveniebant… » (Vita Genovefae, 30, p. 228).

iii  La puanteur du péché

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est certainement accompagnée d’autres personnes, que le texte mentionne peu après87. C’est ainsi seulement là, dans la basilique, et à la suite de cette prière élargie, que les possédés sont guéris88. Quant à l’odeur qui suit la fin de la possession, elle est décrite comme « nidor ac faedor [foetor] gravissimus ». Nidor exprime l’idée d’une odeur de brûlé  – pas nécessairement désagréable89 ; faedor, comme l’adjectif foetidus, indique aussi bien une mauvaise odeur, une infection, que l’impureté spirituelle90, ce qui convient parfaitement au contexte démoniaque où ce mot est employé. L’adjectif qui suit (gravissimus) est lui aussi significatif, bien qu’en général l’abus des superlatifs dans l’hagiographie du haut Moyen Âge –  et dans le latin médiéval  – en relativise la portée : il peut désigner des odeurs violentes, fortes, et pénétrantes91. Ainsi décrite, la puanteur dégagée au moment de la guérison des possédés est sans conteste typique du diable. Mais sa fonction est plus précise, comme le montre le texte : ayant perçu cette odeur, « tous tinrent pour vrai que ces âmes avaient été purifiées des tourments des démons ». Cette observation se prête à une double interprétation : les malades étaient véritablement tourmentés par des démons  – le texte recourt d’ailleurs à des termes du langage religieux (« animas… emundatas ») ; surtout, cette mauvaise odeur manifeste que ces « âmes » ont réellement été purifiées. Dans cette perspective, le signum, pour lequel les présents « magnifient le Seigneur », peut être lu aussi bien comme un « miracle » que comme le « sceau92 » authentifiant l’identité du mal et sa disparition. Par certains aspects, ce récit de la Vie de sainte Geneviève est proche de celui de la Vie de saint Germain d’Auxerre que nous avons analysé plus haut93. Dans les deux cas, la prière du saint enchaîne en l’air les possédés, immobilisés par le pouvoir du saint  – un phénomène mentionné auparavant par Sulpice Sévère94 et par Hilaire de Poitiers95. Dans les deux cas aussi, le saint n’est pas

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« […] omnium adstantium nares » (ibid.). « Curati » dans le texte : nouvel exemple de l’association faite entre possession démoniaque et maladie. Cfr Le Grand Gaffiot. Cfr ibid., et A. Blaise, Dictionnaire Latin-Français des auteurs chrétiens, (1ère éd. 1954), Turnhout, 1993. Cfr Le Grand Gaffiot. C’est une des acceptions de signum (voir ce terme dans ibid.). La Vie de Germain était probablement connue de l’auteur de celle de Geneviève ; mais ce dernier est surtout imprégné des récits de Sulpice Sévère sur saint Martin (cfr M. Heinzelmann, J.-Cl. Poulin, Les vies anciennes de sainte Geneviève, passim. ; J. Dubois, « Geneviève (de Paris) »). En revanche, la Vie de Germain ne mentionne pas de rencontre avec Geneviève – encore vivante au moment de la rédaction (cfr J.-Cl. Poulin, « Les cinq premières ‘vitae’ de sainte Geneviève », dans M. Heinzelmann, J.-Cl. Poulin, Les vies anciennes de sainte Geneviève, p. 141). Cfr Sulpicius Severus, Dialogi, 3,  6. Même phénomène chez Constantius Lugdunensis, Vita sancti Germani, II, 7. Auprès des tombes des martyrs, « on voit des hommes élevés dans l’air sans soutien, des femmes suspendues par les pieds sans que leur vêtement retombe sur leur visage, les esprits brû-

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Deuxième partie

seul à prier en vue de la guérison, qui advient soit in monasterio, soit in basilica ; par ailleurs, on sait que Germain comme Geneviève sont attachés aux reliques des saints. Enfin, dans les deux cas encore, la fuite des démons est suivie d’une puanteur qui atteste et l’origine du mal et sa disparition. Sans vouloir exagérer l’importance de ces similitudes, on peut néanmoins rappeler que la composition de la Vie de Geneviève suit d’une quarantaine d’années celle de saint Germain (datée d’environ 480), et que cette dernière était probablement connue de l’auteur de la Vita Genovefae – qui ne la cite pourtant pas littéralement96. Il est toutefois plus intéressant de noter qu’à ces données textuelles – plutôt hypothétiques – s’ajoutent des éléments biographiques d’une certaine consistance : Geneviève, en effet, a rencontré dès son enfance l’évêque d’Auxerre, alors que celui-ci se rendait en Britannia, en l’an 429  – elle avait alors entre 7 et 12 ans. Germain l’a remarquée, a prédit sa grandeur spirituelle, et a accueilli sa consécration dans la virginité97. Plus tard, l’évêque d’Auxerre apportera sa caution à l’originale sainteté de Geneviève98. Étant donné le rôle joué par Germain dans la vocation de Geneviève, et comme le saint évêque – la plus éminente figure de l’épiscopat gaulois de son temps  – n’est mort qu’en 448, ils sont donc certainement restés en contact. D’ailleurs, Auxerre et Paris ne devaient guère sembler distants aux deux saints : Germain, en effet, voyagea jusqu’en Grande-Bretagne et en Italie ; Geneviève, elle, se déplaça à diverses reprises hors de Paris, et fut même en rapport avec Siméon le Stylite, qui, de sa lointaine Syrie, lui demanda de prier pour lui99. Le second texte qui va retenir notre attention concerne le pèlerinage qu’elle effectua auprès d’un autre saint évêque : saint Martin, à son tombeau à Tours100. Elle avait alors entre 60 et 70 ans, et ce fut son plus long voyage. À cette occasion, arrivant à Tours par voie fluviale, elle est immédiatement accueillie par une « foule d’énergumènes  » et par « des esprits mauvais » accourus de

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lent sans flammes dans leurs tourments, ils confessent la vérité sans être interrogés » (Hilarius Pictaviensis, Contra Constantium, 8, éd., trad. A. Rocher, Paris, 1987, cit. dans Br. Beaujard, Le culte des saints en Gaule. Les premiers temps. D’Hilaire de Poitiers à la fin du vi e siècle, Paris, 2000, p. 41). De plus, une dépendance littéraire entre les deux textes n’est pas établie (cfr J.-Cl. Poulin, « Les cinq premières ‘vitae’ de sainte Geneviève », p. 141-142). Cfr Vita Genovefae, 2-6 ; J. Dubois, « Geneviève (de Paris) », col. 460. Cfr Vita Genovefae, 11 et 13 (intervention post mortem du saint). Sainteté originale en raison de l’intense activité publique de Geneviève. Cfr Vita Genovefae, 27. Le stylite mourut le 30 août 459. « Bien que le dossier propre de Siméon […] garde un silence complet sur de possibles relations spirituelles de son vivant avec Gene­ viève, de semblables contacts ne sont nullement impensables » (J.-Cl. Poulin, « Les cinq pre­ mières ‘vitae’ de sainte Geneviève », p. 143). Au sujet de la relation, dans la Vita Genovefae, entre la vierge de Paris et l’Apôtre des Gaules, cfr M. Heinzelmann, « ‘Vita sanctae Genovefae’ », dans id., J.-Cl. Poulin, Les vies anciennes de sainte Geneviève, p. 54-57, 65-69. Par ailleurs, on notera que, à l’instar et peut-être à l’imitation de saint Martin, Germain d’Auxerre fut à la fois évêque et fondateur de monastère.

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la basilique Saint-Martin101. Étant entrée dans celle-ci, elle y libère par sa prière et par le signe de croix plusieurs possédés, qui se tordaient de manière dégoûtante102. Ensuite, elle accueille la requête de trois hommes et se rend chez chacun d’eux pour guérir leurs femmes respectives en priant pour elles et en les oignant d’huile sainte103. Ensuite, le surlendemain, comme elle prenait part à la vigile de saint Martin, et que, priant, bénissant et louant le Seigneur dans un coin de la basilique, elle se tenait sans être reconnue au milieu de la foule, un des choristes fut saisi par un démon ; lacérant ses propres membres, que dans son délire il croyait hostiles, il se hâta de se rendre de l’abside jusque devant Geneviève. Comme Geneviève ordonnait à l’esprit immonde de sortir du corps de l’homme, et que l’esprit mauvais menaçait par ses regards de s’avancer, sur l’ordre de Geneviève il fut rejeté par un flux de ventre, laissant des traces repoussantes. Sans délai, et plus vite qu’on ne saurait le dire, une fois le démon rejeté la personne fut purifiée104.

Dans ce cas, la possession démoniaque s’abat à l’improviste sur la victime, un chantre du sanctuaire, au beau milieu de la psalmodie chantée pendant la vigile du saint de Tours, et alors qu’il y a foule dans la basilique. Ces différents aspects – l’identité du possédé, le moment et le lieu de la possession, ainsi que son caractère inattendu et pratiquement ‘aléatoire’  – ajoutent à la dimension tragique de l’expérience. Par ailleurs, on constate une nouvelle fois que les possédés semblent littéralement attirés par Geneviève105, qui leur impose alors le pouvoir libérateur de sa parole (iubere, imperare). La conclusion du processus guérisseur est typique : le flux de ventre évacuant la présence démoniaque, les traces répugnantes – qu’on suppose laissées sur le sol à la suite de la violence de l’évacuation. Cette description finale, qui reprend les termes de la Vie de saint Martin106, est tout à fait en accord avec la localisation de cet épisode dramatique : le tombeau du même saint Martin, dont Geneviève apparaît ainsi comme étant l’héritière spirituelle autant que de saint Germain d’Auxerre.

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« Et cum ad portum Toronice urbis pervenisset, occurrit ei de basilica sancti Martyni inerguminorum multitudo, clamantes nequissimi spiritus » (Vita Genovefae, 45, p. 234). Sur l’histoire et la configuration de Tours à cette époque, cfr L. Pietri, La ville de Tours du iv e au vi e siècle. Naissance d’une cité chrétienne, Rome, 1983. « […] fedissime debachantes » (Vita Genovefae, 46, p. 234). Cfr ibid. « Post perendie, cum sancti Martini interesset vigilia, et in angulo basilice orans ac benedicens et laudans Dominum, in media incognita staret caterva, unus ex psallentibus areptus a demone, lanians proprius artus, quos mente captus esse alienus credebat, ab absida ad Genuvefam properavit. Cumque Genuvefa spiritum inmundum a corpore hominis iuberet exire, et spiritus nequam per oculum se progredi minaretur, imperante Genuvefa, foeda relinquens vestigia, fluxu ventris eiectus est. Nec mora, dicto citius, eiecto demone, persona mundata est  » (ibid., 47, p. 234-235). De ce point de vue, la manifestation démoniaque permet paradoxalement d’identifier le saint. Cfr Sulpicius Severus, Vita sancti Martini, 17, 7.

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– Radegonde Dans sa Vie d’une autre grande sainte, la reine Radegonde, Venance Fortunat raconte l’histoire d’« une certaine femme, violemment tourmentée par une invasion de l’ennemi », au point que l’on peine à « amener l’ennemi rebelle auprès de la sainte » : [Radegonde] ordonne à l’adversaire de se prosterner avec crainte sur le dallage. Bientôt après, se jetant par terre conformément aux paroles de la bienheureuse, celui qui était craint fut pris d’épouvante. Comme la sainte, pleine de foi, piétinait ses épaules, il sortit par un flux de ventre107.

Comme saint Germain, comme sainte Geneviève, Radegonde apparaît comme exerçant plein pouvoir sur le démon  grâce à sa foi et à sa prière. Et tous agissent par leur parole d’autorité, qui soumet complètement « l’ennemi » : Radegonde le fait s’abattre sur le sol, où elle le piétine violemment. Cependant, le récit de Venance Fortunat est moins imprégné de miraculeux que celui de Constance de Lyon ou celui de l’auteur de la Vie de sainte Geneviève, qui dotaient les possédés de la faculté de clairvoyance et qui les faisaient planer entre ciel et terre. Plus encore, cet épisode de la Vie de Radegonde conserve sa cohérence même si l’on n’y lit pas un récit d’exorcisme au sens moderne du mot, même si on laisse de côté l’étiologie démoniaque des souffrances de cette femme. Remarquons, en effet, que la sainte ne foule pas directement un démon, mais « une certaine femme, violemment tourmentée par une invasion de l’ennemi » – on comprend que le traitement brutal infligé par la sainte ait favorisé l’évacuation intestinale du ‘mal’ ! Mais ce « flux de ventre » libérateur n’apparaît pas par surprise à la fin du traitement : il est en fait déjà ‘préparé’ par la prostration ordonnée à la malade, comme semble l’indiquer le verbe latin utilisé : dejicio, terme faisant aussi partie du langage médical, où il signifie alors « évacuer, faire évacuer, relâcher (le ventre)108 ». On peut donc fort bien lire dans ce chapitre de la Vita Radegundis le récit d’une guérison réellement opérée par la sainte grâce à son autorité –  royale autant que religieuse109 –, à travers sa parole impérieuse, et à travers ses gestes brutaux  – qu’elle n’a peut-être risqués que parce qu’elle était « plena fide ». Rappelons-nous que Venance Fortunat décrit ailleurs les soins prodigués par

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« Mulier quaedam dum inimici invasione graviter laboraret, et vix ad sanctam potuissent hostem rebellem adducere, imperat adversario, ut se suo cum timore pavimento prosterneret. Mox ad beatae sermonem in terra se deiciens, qui timebatur extimuit. Cui sancta plena fide cum calcasset in cervice, fluxu ventris egressus est » (Venantius Fortunatus, Vita sanctae Radegundis, 30, MGH SRM II, p. 374). Cfr Le Grand Gaffiot. Radegonde descend d’abord d’une famille royale de Thuringe ; elle fut ensuite l’épouse de Clotaire I. On sait que les rois germaniques étaient conçus comme des médiateurs du sacré (cfr P. J. Geary, Naissance de la France, p. 74-75 ; C. Beaune, « Roi », dans Dictionnaire du Moyen Âge, dir. Cl. Gauvard, A. de Libera, M. Zink, Paris, 2002 (coll. « Quadrige » 386), p. 1232).

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Radegonde aux pauvres et aux malades110 : elle avait donc l’expérience d’un certain nombre de pathologies communes et était certainement en mesure d’y apporter le soulagement disponible dans l’univers médical et mental de son époque. Maladie ou possession démoniaque : les liens entre l’une et l’autre étaient ressentis en profondeur, comme l’illustre à nouveau ce texte. – Monegonde Grégoire de Tours ne contredit pas ces conceptions. Dans ses Vies des Pères, il raconte une guérison effectuée sur un jeune garçon par Monegonde, une sainte religieuse vivant à Tours111. Le garçon (puer) avait bu une substance toxique (« maleficium in potione »), et l’empoisonnement lui causait de fortes douleurs, que l’on attribuait aux morsures de serpents engendrés dans son corps112. Incapable de manger ou de boire, il supplia la sainte femme de le purifier (mundari). Après avoir protesté de son indignité, Monegonde cède aux prières des parents : […] elle palpe le ventre du garçon et y passe doucement la main, et elle sent que c’est là que le mal des serpents venimeux se cache. Ayant alors pris une feuille de vigne verte, elle l’enduisit de salive, traça sur elle le signe de la bienheureuse croix, et la posa sur l’estomac du garçon. La douleur s’étant quelque peu calmée, il s’endormit sur le lit, lui qui auparavant, à cause des douleurs persistantes, avait été privé de sommeil. Une heure après, s’étant levé il sortit pour se purger le ventre, et il rejeta au dehors le germe de cette race empoisonneuse. Rendant grâces à la servante de Dieu, il s’en alla guéri113.

Dans ce récit, les associations faites entre maladie et pouvoir démoniaque sont évidentes. Elles sont d’abord le fait du vocabulaire utilisé : maleficium, serpentes et anguis (ces deux mots peuvent indiquer le diable dans le langage chrétien), mundari (sens propre et figuré), nequitia… tous ces termes ressortissent au langage religieux. Par ailleurs, la guérison advient dans la sphère religieuse, car il s’agit du récit d’un miracle, et parce que l’auteur de la guérison est la sainte, l’ancilla Dei dont Grégoire raconte les mérites : on la prie, on fait appel à ses virtutes, et elle-même utilise le signe de croix pour rendre efficace son remède. On pourrait objecter à cette lecture que la description du mal comme

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Cfr Vita sanctae Radegundis, 4 et 17, cit. supra, p. 183. Grégoire ne l’a apparemment pas connue de son vivant : elle serait donc morte avant 573 (cfr L. Pietri, La ville de Tours, p. 411-413). « […] ut adserunt, serpentes generati in interaneis pueri magnum dolorem suis morsibus excitabant » (VP, 19, p. 289). « […] ventrem pueri palpat et palma demulcet ; sensitque, ibi anguium venenatorum nequitiam latitare. Tunc accepto pampini viridis folio, saliva linivit, fixitque super eum crucis beatae signaculum. Quod ponens super alvum iuvenuli, dolore paululum sedato, obdormivit in scamnum, qui olim, doloribus insistentibus, caruerat somnum. Post unius vero horae momentum consurgens, ad purgandum ventrem egressus, pestiferae generationis germen effudit, gratiasque referens ancillae Dei, sanus abscessit » (ibid.).

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Deuxième partie

une invasion interne de serpents est imagée, et ne vise qu’à exprimer au mieux les douleurs ressenties par le garçon. Cependant, le contexte fait assez clairement référence à une possession diabolique – même si Grégoire ne l’affirme pas luimême (« ut adserunt », précise-t-il). Et de fait, comme dans les cas de libérations présentés plus haut, la guérison du malade se produit à travers l’évacuation intestinale du mal : « le germe de la race empoisonneuse » est ainsi rejeté dans un fluxus ventris. Pourtant, cette guérison n’est pas exclusivement située dans le champ des exorcismes et des libérations de possessions démoniaques, car le comportement de Monegonde lui conserve un statut thérapeutique distinct. En effet, contrairement à la plupart des cas que nous lisons, la sainte n’adresse pas de prière à Dieu, et surtout, elle n’interpelle pas non plus le malade : elle pose des gestes médicaux – le signe de croix pourrait n’avoir ici qu’une signification ‘coutumière’ ou ‘magique’. Cette différence par rapport aux cas de possessions diaboliques nous semble confirmée par un autre indice, contenu dans le Liber in gloria confessorum. Grégoire y mentionne aussi brièvement Monegonde et les guérisons effectuées par elle à l’aide de « feuilles de certains légumes ou de fruits », qu’elle cueillait, mouillait de salive, et plaçait sur la plaie où elle avait fait un signe de croix114. Dans des cas de fièvre quarte ou de maux de gorge, la sainte utilisait de l’eau bénite115. Certes, dans ce texte, Grégoire parle explicitement de miracula116, et il montre la sainte priant Dieu avant d’intervenir en faveur des malades. On a toutefois le sentiment que Monegonde ne manque jamais de recourir à un éventail de remèdes populaires, qui vont des herbes médicinales à des gestes quasi magiques, et que son statut est donc celui d’une guérisseuse plutôt que d’une exorciste117. D’ailleurs, si Grégoire affirme que le « miracle » de la guérison a lieu « souvent » (crebro, saepius), ces indications laissent entendre que ce n’est pas toujours le cas : comme tout traitement médical, les remèdes utilisés par la sainte peuvent échouer  – ce qui n’est en principe pas le cas des miracles, du moins dans l’hagiographie. On voit donc, à travers cet exemple, que thérapies et guérisons sont susceptibles de diverses collocations sur une échelle comprenant, à une extrémité, les cas patents de possessions diaboliques ainsi que leurs solutions, et à l’autre extrémité, les maux corporels qu’on dirait affectés de la plus faible causalité religieuse. Or, quelle que soit leur place sur cette échelle, les cas rapportés par les hagiographes semblent pouvoir tous aboutir à une guérison à travers le fluxus ventris. 114

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« […] collegens folia cuiuslibet holeris aut pomi, saliva inlinebat, faciensque crucem super ulcus, inponebat folium » (GC, 24, p.  313). Contrairement à ce qu’indique E.  James (Gregory of Tours : Life of the Fathers, 2nd ed., Liverpool, 1991, p. 122, n. 6), Grégoire ne mentionne nullement ici la guérison du jeune garçon de VP, 19, 3, mais relate les différents moyens utilisés par Monegonde pour traiter les malades. « Quartanariis quoque et gulam dolentibus, data benedicta aqua, saepius medebatur » (ibid.). « Per quam Deus crebro miracula ostendere est dignatus » (ibid.). Cfr L. Pietri, La ville de Tours, p. 726-727.

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– Expulsions du mal par vomissement D’autres témoignages manifestent cette conviction que la guérison est liée au rejet de quelque chose de néfaste, de souillé, qui empoisonne les entrailles. L’évacuation du mal peut aussi advenir par vomissement. Grégoire de Tours rapporte ainsi que, au tombeau de saint Martin, un possédé fut « jeté à terre et se mit à vomir du sang fétide de sa bouche. Étant resté étendu pendant presque deux heures, et le démon ayant été expulsé, il fut relevé purifié118 ». La Vie de Colomban conserve aussi le récit d’un exorcisme effectué à Paris par le saint Irlandais. Après un dialogue entre l’esprit mauvais et Colomban, et après que celui-ci a invoqué le nom du Christ, il met sa main dans la bouche de l’énergumène et ordonne au démon d’en sortir : Alors l’horrible force se débat tellement qu’on peut à peine la contenir avec des liens. Avec un soulèvement des entrailles et un vomissement [le démon] sortit et répandit une telle puanteur parmi les assistants qu’ils auraient plus facilement supporté, pensaient-ils, des odeurs de soufre119.

Ce qui restait sous-entendu chez Grégoire de Tours (l’odeur du « sang fétide ») est ici parfaitement explicité et correspond aux récits d’exorcismes vus précédemment : la fuite par un vomissement du démon s’accompagne – bien naturellement ! – de mauvaise odeur. Colomban utilise ici les mêmes gestes que saint Martin à l’égard du possédé de Trèves, et dans les deux cas la libération survient dans la puanteur120. Jonas de Bobbio oppose d’ailleurs clairement la souillure de la possession à la pureté des « corps lavés par le bain du Christ », puisqu’il prête à Colomban ces mots jetés au démon : « egredere nec corpora Christi lavacro abluta diu obsedere presumas121… ». Pureté et propreté sont évidemment antagonistes de souillure et puanteur. Même accent posé sur la mauvaise odeur dans la Vie de saint Lubin (ixe s.), dans laquelle une jeune fille est libérée du démon grâce à un fil de la tunique du saint qu’elle porte à la ceinture : le démon sort en vociférant, et « la jeune fille rejeta en vomissant ses sinistres infections (foetores) avec autant de sang122 ». L’auteur anonyme ne manque pas de signaler le parallèle avec la guérison par Jésus de la femme souffrant d’hémorragies123. 118

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« […] devolutus terrae, sanguinem fetidum per os coepit eicere. Qui duarum fere horarum spatio iacens, expulso daemone, purgatus erectus est » (VM, II, 37, p. 172). « Tunc horrida vis discerpens, ut vix nexibus teneretur, cum viscerum motione ac vomito moto progressus, tantum foetorem adstantibus dedit, ut sulphureos se crederent facilius tolerare odores » (Ionas Bobiensis, Vita Columbani abbatis discipulorumque eius, I, 25, MGH SRM IV, p. 99 ; trad. à partir de A. de Vogüé, Jonas de Bobbio : Vie de saint Colomban et de ses disciples, Bégrollesen-Mauges, 1988, p. 155). Cfr Vita Martini, 17, 7. Ionas Bobiensis, Vita Columbani abbatis discipulorumque eius, I, 25, p. 99. « […] Cum hac itaque vociferatione daemon egrediens, puella tristes foetores eius cum sanguine pariter evomuit » (Vita Leobini, 67, MGH Auct. Ant. IV/2, p. 79). Cfr Matth. 9,  20  sq. L’hagiographe ajoute même que le miracle effectué par Lubin n’est pas moindre : « non illo videtur inferius » (Vita Leobini, 68, p. 79-80).

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Deuxième partie

– Présence diabolique : puanteur, excréments, dissolution corporelle… Reprenons quelques points dégagés jusqu’ici. Il est d’abord évident que le diable est associé à de mauvaises odeurs, et inversément. La maladie ayant toujours un rapport plus ou moins clair avec des puissances mauvaises, les productions fétides de corps malades sont aussi perçues comme signes de la présence démoniaque et, quand elles sont suivies d’une guérison, comme signes ou comme confirmation de cette dernière. Ces productions sont généralement liquides : « flux de ventre », vomissures, sang, etc. ; et elles surviennent brusquement. On peut donc étendre à bien d’autres textes ce que Giselle de Nie remarque au sujet de Grégoire de Tours : « […] au moment d’une guérison, nommée aussi bien ‘purification’, on trouve souvent une description sans gêne d’une émission brusque de sang, de pus, de bave, et de matières fécales, également quand il s’agit de la guérison d’un possédé124 ». Il semble d’ailleurs que le diable soit spécifiquement associé à l’odeur des matières fécales : c’est ce que laisse entendre Grégoire de Tours quand il raconte une apparition aussi soudaine qu’horrible à Nicet de Trèves, au moment précis où celui-ci soulage ses intestins derrière d’épais buissons ; mais, au signe de croix tracé par le saint, le « prince du crime » s’évanouit en fumée125. Ces conceptions ne sont pas propres à l’hagiographie latine, puisqu’à la même époque (fin vie s.), des guérisons similaires sont relatées dans la Vie ancienne de Syméon Stylite le Jeune : Un autre encore alla trouver le saint ; il souffrait cruellement par le fait du démon et avait dans le ventre une quantité d’humeurs nauséabondes. Sous les yeux de tous, il fut aussitôt incisé d’une manière invisible, et le démon, sur l’injonction du saint, sortit en même temps que sortait l’infection du ventre126.

On constate donc que, dans les textes hagiographiques, les mauvaises odeurs sont généralement en rapport avec les excréments et diverses productions corporelles liquides incontrôlables, et que, de ce fait, elles sont associées aux notions de saleté et de souillure. Sur un autre plan, les foeda vestigia signalent la mutation de la solidité du corps – solidité apparente au moins – en un état de dissolution, et de la fermeté de l’âme et de la volonté en l’instabilité causée par l’influence du diable127. 124 125 126

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G. de Nie, « Le corps, la fluidité et l’identité personnelle », p. 79. Cfr VP, 17, 3. La Vie ancienne de s. Syméon Stylite le Jeune (521-592), 245, éd., trad., P. Van Den Ven, Bruxelles, 1962-1970. Le chapitre suivant (246) rapporte la guérison par le saint d’un paralytique, qui était en outre affligé d’un ventre gonflé. La modalité de la guérison est similaire : une fois guéri de sa paralysie, « l’homme sortit et évacua par l’anus toute l’infection qu’il avait à l’intérieur du corps » (ibid.). Le diable « essaie de métamorphoser toutes les choses – qui sont déjà floues – en un chaos informe » (G. de Nie, « Le corps, la fluidité et l’identité personnelle », p. 87). Dans le christianisme ancien, surtout chez les Pères grecs, c’est l’existence toute entière du corps qui est caractérisée par l’instabilité et la dissolution : « Depuis la chute, le corps est corruptible, c’est-à-dire qu’il

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Que ce soit dans la perspective du corps ou dans celle de l’âme, ces mutations internes ont pour terme ultime la décomposition entraînée par la mort128. Le dégoût attesté par l’hagiographie à l’égard de ces productions corporelles et de leur repoussante odeur correspond tout à fait à celui que des chercheurs modernes ont constaté, par-delà les barrières culturelles, à propos de différentes catégories d’objets : aliments, animaux, productions corporelles, contact avec la mort ou les cadavres, violations de l’enveloppe externe du corps129… Pécheurs et hérétiques : la puanteur des exclus L’odeur du diable est également perceptible chez des individus qui ne sont pas, stricto sensu, des ‘possédés’, victimes involontaires de Satan : ce sont principalement les coupables de péchés graves – mais des fautes plus légères peuvent également entraîner une odeur repoussante. Différentes fautes, différents pécheurs, mais on observe en général les mêmes manifestations olfactives, souvent liées aux phénomènes de ‘décomposition’ – pour reprendre l’idée exposée dans les pages précédentes. Pseudo-prophètes Grégoire de Tours rapporte que, dans l’année 587 et alors qu’il était absent de Tours, un certain Didier, venu peut-être de Bordeaux, se fit passer pour un saint et un thaumaturge auprès des habitants de la ville. Dénoncé par l’entourage de Grégoire comme imposteur et adepte de nécromancie, il fut chassé hors du territoire de la ville130. Ce cas n’est pas unique : Grégoire

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coule et sent mauvais et que cet état doit être caché. Avant la naissance, c’est la génération et la condition de l’embryon qui relèvent de cette corruption corporelle. Marquée seulement pendant l’animation de la vie par la sueur et les phénomènes analogues, la corruption du corps reprend à la mort » (J.-M. Matthieu, « Horreur du cadavre et philosophie dans le monde romain. Le cas de la patristique grecque du ive siècle », dans La mort, les morts et l’au-delà dans le monde romain. Actes du colloque de Caen (1985), dir. Fr. Hinart, Caen, 1987, p. 318). Cependant, les Pères latins expriment eux aussi le désir et l’attente de la stabilité propre à Dieu et promise aux élus : « […] mutabilitatem nostram transcendemus videndo immutabilem. Corruptione nulla tenebimur videndo incorruptum » (Gregorius Magnus, Homiliae in Hiezechielem prophetam, I, hom. II, 20, éd. M. Adriaen, Turnhout, 1971 (CCSL 142), p. 30). On pourrait multiplier les citations allant dans ce sens. Nous rejoignons ici cette remarque de C.  Walker Bynum : « […] decay was merely the final permutation in a body that was forever changing (eating, growing, giving birth, sickening, aging)… » (C. Walker Bynum, The Resurrection of the Body, p. 56). Cfr C.  Larrington, « The psychology of emotion and study of the medieval period », Early ­Medieval Europe, 10 (2001), p. 253. Au sujet du dégoût en général, cfr W. I. Miller, The Anatomy of Disgust, en particulier les pages 66-79 sur le sens olfactif, ainsi que le chapitre 5, « Orifices and bodily wastes  ». Cfr Hist., IX, 6.

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écrit qu’ils sont même nombreux les « pseudoChristus et pseudoprophetas » qui séduisent le peuple inculte131. De fait, écrit Grégoire, sept ans auparavant, Il y eut aussi un autre grand imposteur qui en trompa beaucoup par sa fourberie. Celui-ci, en effet, était vêtu d’une tunique sans manches132 couverte par dessus d’un manteau de lin ; il portait une croix, de laquelle pendaient des ampoules, qu’il disait contenir de l’huile sainte. De fait, il disait qu’il arrivait d’Espagne et qu’il montrait des reliques des très bienheureux martyrs Vincent le diacre [de Saragosse] et Félix le martyr133.

Après avoir stupéfait Grégoire par son insolence, l’individu se rend à Paris où, pendant les rogations, il forme son propre cortège de « prostituées et de femmes vulgaires » (« adiunctis publicanis ac rusticis mulieribus »). L’évêque Ragnemod le fait enfermer, et l’on découvre sur lui « un grand sac plein de racines d’herbes diverses, et encore des dents de taupe, des os de souris et des griffes ainsi que de la graisse d’ours134 ». La nuit suivante, l’imposteur s’échappe de sa prison et gagne la basilique Saint-Julien, où, « accablé de sommeil et de vin » (« sopore vinoque obpressus »), il s’endort à même le pavage. Or, Grégoire est arrivé de son côté à Paris, et il loge auprès de la même basilique. Voici la suite de son récit : […] nous levant au milieu de la nuit pour rendre grâce au Seigneur, nous l’avons trouvé qui dormait. Une telle puanteur sortait de lui que cette puanteur surpassait les puanteurs de tous les égoûts et lieux d’aisance. Et nous, à cause de cette puanteur, nous ne pouvions pas avancer dans la basilique. Cependant, un des clercs s’approchant, et se bouchant le nez, s’efforce de le réveiller, mais sans réussir, tant en effet le misérable était imbibé de vin. Alors, quatre clercs s’approchant, et le soulevant entre leurs mains, l’ont jeté dans un coin de la basilique ; puis, ayant apporté de l’eau, ils ont lavé le pavement et l’ont également aspergé d’herbes aromatiques ; c’est ainsi que nous sommes entrés pour accomplir l’office135.

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Cfr ibid., p. 420. Comme celle que portaient les moines d’Égypte, selon Cassien (cfr Iohannes Cassianus, Institutiones cenobiticae, I, 5). « Nam et ante hos septem annos fuit et alius valde seductur, qui multos decepit dolositate sua. Hic enim colobio indutus erat, amictus desuper sindonem, crucem ferens, de qua dependebant ampullulae, quas dicebat oleum sanctum habere. Aiebat enim se de Hispaniis adventare ac reliquias beatissimorum martyrum Vincenti levitae Felicisque martyris exhibere » (Hist., IX, 6, p. 418). « […] invenit cum eo sacculum magnum plenum de radicibus diversarum herbarum, ibique et dentes talpae et ossa murium et ungues atque adipes ursinos » (ibid., p. 419). « Nos vero ignari facto, media surgentes nocte ad reddendas Domino gratias, invenimus eum dormientem. De quo tantus fetor egrediebatur, ut omnium cloacarum adque secessorum fetores fetor ille devinceret. Sed nec nos prae hoc fetore in basilicam ingredi potueramus. Accedens vero unus clericorum, clausis naribus, eum excitare nititur nec potuit ; ita enim erat miser madefactus vino. Tunc quattuor accedentes clerici, levantes eum inter manus, in uno angulo basilicae proiecerunt ; et exhibentes aquas, abluto pavimento, resperso etiam herbolis odoratis, sic ingressi sumus explere cursum » (ibid.).

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L’homme est ensuite reconnu par l’évêque de Bigorre – venu lui aussi en concile à Paris – comme étant l’un de ses serviteurs qui s’était enfui. Pardonné, le vagabond est ramené dans son pays. Nous avons donc ici le cas d’un individu qui s’est mis en marge de la société ecclésiale à différents titres : c’est un serviteur en fuite ; il se fait passer pour un ascète et un dévot des saints, mais il est porteur de fétiches (maleficia) ; il ne montre aucune déférence pour les évêques, à commencer par le sien, puis Grégoire à Tours, et enfin Ragnemod de Paris, ville où il semble tourner en dérision la procession menée par l’évêque vers les différents sanctuaires ; et quand il passe la nuit dans une basilique, ce n’est pas pour y prier, mais pour y cuver son vin… La puanteur qu’il dégage quand Grégoire l’y trouve n’est pas simplement due à son ivrognerie et à sa saleté, puisqu’elle dépasse celle « de tous les égoûts et lieux d’aisance » : d’un côté, cette indication dit son intensité insupportable ; de l’autre, elle relie cette puanteur aux repoussantes odeurs que nous avons vues associées au diable et à ses manifestations. D’ailleurs, le texte raconte qu’il faut non seulement laver le pavage où l’individu a dormi, mais aussi le parfumer, comme s’il était imprégné de sa mauvaise odeur – une persistance que nous avons déjà rencontrée. Enfin, le lexique utilisé renforce cette signification : l’imposteur est proiectus par les clercs dans un coin de la basilique de même que, dans d’autres textes, le démon est eiectus ou expulsus. Si l’on en croit le récit de Grégoire, l’individu en question n’a pas dû subir de punition particulière ; cette histoire se conclut donc par sa réintégration sociale, acquise par le pardon de son évêque. La clémence évidente dont, à différents moments, le vagabond bénéficie de la part de Dieu et des hommes136, indique peut-être qu’il était considéré moins comme un pécheur invétéré que comme la victime d’influences démoniaques, ou simplement comme une espèce d’original, voire de simple d’esprit. Pécheurs châtiés En contraste avec le cas à peine exposé, de nombreux textes hagiographiques témoignent que les fautes commises envers Dieu et ses saints ne restent pas impunies. Le châtiment qui frappe les coupables s’accompagne, dans un certain nombre de cas, d’odeurs aussi repoussantes que les péchés commis. Un exemple frappant en est fourni par Grégoire de Tours dans son recueil de miracles accomplis par saint Julien de Brioude. Un des miracles concerne un ex-diacre, entré au service du fisc public et coupable de nombreuses exactions. Celles-ci culminent, dans le récit de Grégoire, avec le vol de moutons appartenant au domaine de Saint-Julien et les coups infligés aux bergers : « le misérable ne savait pas, commente Grégoire, que celui qui dérobe quelque chose des sanctuaires 136

Son emprisonnement à Paris ne semble pas avoir été très sévère, puisqu’il s’en échappe bien vite – mais non sans avoir, apparemment, ingurgité une certaine quantité de vin !

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Deuxième partie

des saints, insulte les saints eux-mêmes137… » Le châtiment est ainsi annoncé. Or, bien des jours après son crime, l’individu en question s’en vient à Brioude et s’agenouille à la va-vite devant la tombe du martyr. Il est alors frappé d’une fièvre si intense qu’elle le paralyse et que ses serviteurs doivent le transporter dans une chambre toute proche. Puis, la fièvre augmentant, le misérable crie qu’il est brûlé par le martyr, et, les flammes du jugement étant appliquées à son âme, il confesse les crimes qu’il avait d’abord tus ; et il suppliait, avec les sons dont il était capable, de répandre de l’eau sur lui. Même quand de l’eau fut apportée dans un vase et jetée souvent sur lui, de la fumée sortait comme d’une fournaise de son corps. Entretemps, les membres du misérable, comme s’ils étaient brûlés vifs, tournent au noir ; il en sortait une telle puanteur qu’à peine quelques-uns des assistants étaient capables de la supporter. Mais faisant ensuite des signes de la main, il indique qu’il va mieux. Peu après, les gens s’étant retirés, il rendit l’âme. Aussi ne peut-on douter de la place qu’il occupe ‘là-bas’, celui qui s’en alla d’ici sous une telle sentence138.

Cette fin spectaculaire est la riposte du saint non seulement aux violences et aux pertes infligées à son patrimoine (hommes et animaux), mais aussi au fréquent manque de respect montré par le criminel à son égard139. Sur un autre plan, on observe que le supplice touchant, ici-bas déjà, le corps du pécheur manifeste de manière sensible le châtiment attendant l’âme après la mort140 : indication du lien intime entre le corps et l’âme, mais surtout avertissement destiné aux vivants141. Ce récit nous apprend par ailleurs que la combustion du 137

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« […] ignorans miser, quod, qui de domibus sanctorum aliquid aufert, ipsis sanctis iniuriam facit… » (VJ, 17, p. 121-122). Si ces délits ont été commis dans les environs de Brioude, ils devaient en apparaître encore plus choquants, car Thierry I avait fait de Brioude un espace de paix, dans lequel l’usage des armes était interdit dans un rayon de sept milles (cfr Br. Beaujard, Le culte des saints en Gaule, p. 209). Sur le développement du temporel des sanctuaires en Gaule, cfr ibid., p. 430 sq. « Igitur, invalescente febre, proclamat se miser incendi per martyrem, et quod primo siluerat, admotis animae iudicii facibus, crimina confitetur, iactarique super se aquam, voce qua poterat deprecabatur. Delatis quoque cum vasculo limphis et in eum saepe deiectis, tamquam de fornace ita fumus egrediebatur e corpore. Interea miseri artus ceu conbusti in nigridine convertuntur, unde tantus procedebat fetor, ut vix de adstantibus possint aliqui tolerare. Innuens enim dehinc manu, indicat, se esse leviorem ; mox, illis recedentibus, hic spiritum exalavit. De quo haud dubium est, qualem illuc teneat locum, qui hinc cum tali discessit iudicio » (VJ, 17, p. 122). Ce comportement incorrect a été mis en lumière par P.  Brown dans l’œuvre de Grégoire de Tours, chez qui l’on observe une opposition fondamentale entre, d’une part, le respect et le maintien des relations avec les saints (reverentia) et, d’autre part, le manque de considération pour ces relations (rusticitas) (cfr P. Brown, Le culte des saints. Son essor et sa fonction dans la chrétienté latine, Paris, 1984, p. 151 sq). Voir aussi supra, n. 23. Dans le registre qui lui est propre, en s’attachant à la condition de l’âme plus que du corps, la prédication fait appel à des images et à des raisonnements analogues. Ainsi, dans une explication du 6e commandement en lien avec la 6e plaie d’Égypte, Césaire d’Arles dit : « Le sixième commandement est : ‘Tu ne tueras pas’ ; la sixième plaie, ce sont des pustules et des plaies sur le corps. Elles se putréfient, les âmes homicides, elles brûlent de colère, elles bouillonnent de haine, car à travers la colère du meurtre l’amour de la fraternité périt. De même qu’une ampoule

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corps d’un pécheur produit une odeur intolérable, qui apparaît ainsi à l’opposé du parfum brûlé par les saints au feu de leur charité142. Souvent moins tragiques et plus ‘pédagogiques’, de nombreux exemples de péchés punis concernent le repos dominical, difficilement observé dans une société dont les conditions d’existence étaient parfois très précaires. Dans la Vie de l’évêque Oustrille de Bourges (mort en 624), une odeur répugnante accompagne la punition d’un meunier, qui avait travaillé le dimanche à aiguiser sa meule : Conséquence de ce péché, sa main resta attachée au manche de l’outil143, que personne n’était en mesure d’arracher de sa main. Paralysé par une crispation telle qu’entre ses doigts le sang commençait déjà à jaillir et à provoquer par sa puanteur le dégoût chez les spectateurs, il s’en vint chez notre homme de Dieu. Celui-ci, demandant l’assistance de Dieu, saisit la main dans laquelle était fixé le marteau ; écartant d’abord les doigts, il enleva l’outil, palpa la main et dissipa complètement l’acuité des douleurs ; et cet homme se retira guéri144.

On notera en premier lieu que le châtiment est infligé par analogie avec le genre et le mode du péché : la main, qui devait s’abstenir de travailler, est figée dans le geste coupable, selon une logique que l’on discerne derrière beaucoup de récits145. Le sang qui commence à couler indique d’abord l’énorme crispation de la main sur l’outil ; surtout, il s’agit de sang fétide, de ‘mauvais sang’, que sa puanteur relie implicitement à la notion de souillure religieuse, ce qui explique le dégoût qu’il suscite. L’histoire, en tout cas, se termine bien, puisque le saint s’y révèle guérisseur plus que vengeur.

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et une plaie brûlent le corps, de même la haine et la volonté de meurtre brûlent l’âme ; si nous pouvions voir les âmes des meurtriers, nous les pleurerions plus que les corps pourrissants des ulcéreux » : « Sextum praeceptum est : non occides ; sexta plaga est, pustulae et vulnera in corpore. Tabescunt animae homicidales, ardent ira, bulliunt invidia : quia per iram homicidii fraternitatis amor deperit. Sicut vesica et vulnus corpus urit, ita et invidia et homicidii voluntas animam urit ; et si possemus videre animas homicidarum, plus plangeremus quam putrescentia corpora ulceratorum » (Caesarius Arelatensis, Sermones, 100A,  7, éd. G.  Morin, Turnhout, 1953 (CCSL 103-104), p. 410). Cfr infra, p. 489-490 et 501-503. Le texte utilise différents termes, qui indiquent des genres d’outils assez différents : anceps ferrum, « quod vulgo Scotam vocant » (hache à double tranchant), ferrum (objet en fer, spécialement si tranchant, mais de forme indéterminée), malleus (marteau, maillet). Il s’agit en tout cas d’une lame permettant au meunier de « emendare molam » (cfr Thesaurus linguae latinae, Leipzig 1900-…). « Ex quo peccato adhesit manus eius manubrio ferri illius, quod nullus poterat de manu eius auferre. Et tanta districtione artatus, ut inter digitos illius iam coeperat sanguis prorumpere et aspicientibus ob fetorem fastidium facere, venit ad prefatum Dei hominem. Ille postulans Dei auxilium, coepit [cepit] manum, ubi adeserat malleus ; digitos primum extendens, tulit illum ferrum et manum illius adtrectavit et omnem dolorem atrocitatem expulit, et sanus factus homo ille recessit » (Vita Austrigisili episcopi Biturigi, 13, MGH SRM IV, p. 198-199). Contrairement à l’opinion de Br. Krusch, la Vie a peut-être été rédigée au tournant du viie et du viiie siècles déjà (cfr M. Van Uytfanghe, « Pertinence et statut du miracle », p. 72). La version positive en est exprimée par l’aphorisme bien connu : « similia similibus curantur ».

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Deuxième partie

L’insupportable odeur des hérétiques Dans sa version latine de la Vie de Pachôme, Denys le Petit (mort probablement avant 555) rapporte que Pachôme accueillit un jour dans sa cellule des anachorètes de passage. Débattant avec eux de sujets profonds, le saint commença à sentir la plus repoussante odeur. Il voyait bien qu’ils faisaient usage d’un langage passablement orné et qu’ils se montraient bien préparés en matière d’Écritures saintes, mais il était incapable, en raison de l’insupportable puanteur, de considérer ou de dire quoi que soit146.

Après avoir vainement invité les visiteurs à rester avec lui pour manger, Pachôme, profondément troublé, se prosterne en prière et prie Dieu de lui révéler l’identité de ces anachorètes. Il apprend bientôt que « le fléau » (pernicies) exhalé de leurs cœurs est dû à leurs croyances impies, et précisément à leur lecture des commenta Origenis, car quiconque « approuve ce qu’Origène a exposé de manière déviante finira au fond de l’enfer147 ». Dans cet épisode, on discerne les tensions parcourant les milieux monastiques d’Orient autour des idées du grand théologien alexandrin, condamnées surtout, autour de 400, sous la forme que leur ont donnée les écrits d’Évagre le Pontique (mort en 399). Dans le contexte de ces polémiques, il est intéressant de noter que la traduction de Denys le Petit coincide avec une nouvelle crise causée par l’origénisme évagrien : dès 518, en Palestine, des moines partisans de cette doctrine sont chassés de la Nouvelle Laure ; dans les années suivantes, l’agitation grandit et aboutit même à des émeutes. Il faudra deux séries de condamnations, promulguées par Justinien en 543 puis en 553, pour que les origénistes perdent définitivement la partie148. Or il n’est pas pensable que Denys le Petit, dans sa position privilégiée « d’agent de liaison […] avec le monde grec149 » à Rome, n’ait pas prêté attention à cette affaire150. D’autre part, il pouvait constater qu’en Occident même, Origène était grandement admiré pour sa science biblique et morale, et ce en dépit des

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« […] coepit sanctus odorem sentire teterrimum. Videbat enim eos exculto satis uti sermone et in Scripturis sanctis paratos exsistere, nec poterat de intolerantia foetoris aliquid vel cogitare vel dicere » (Vita sancti Pachomii, 44, p. 194). « […] omnis homo qui legit Origenem et consentit his quae prave disseruit, in profunda perveniet inferorum » (ibid.). Cfr H.-I. Marrou, L’Église de l’Antiquité tardive, p. 173-174. Ibid., p. 235-236. H. van Cranenburgh pense que le manuscrit grec de la Vie de Pachôme traduit par Denys provenait d’Alexandrie (cfr La vie latine de saint Pachôme, p. 42-48) : si cette hypothèse est correcte, on aurait donc ici un nouveau lien avec l’origénisme et les polémiques qui l’entourèrent. On notera, par ailleurs, que la Vie est adressée à une dame de la haute aristocratie romaine, probablement une fille du sénateur et lettré Symmaque (cfr ibid., p. 37 sq.) ; or, cette famille maintenait des rapports réguliers avec l’Empire d’Orient (cfr P. Riché, Éducation et culture dans l’Occident barbare, vi e-viii e siècle, 4e éd. rev. et corr., Paris, 1995, p. 30) : il se peut donc qu’elle suivait d’assez près les développements de la crise origéniste du moment.

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condamnations pour hérésie qui avaient frappé son nom et sa doctrine151. Ici aussi, le récit de l’expérience de Pachôme permettait de rappeler le caractère pernicieux de ces idées répandues comme de mauvaises odeurs. Environ un siècle après la traduction de la Vie de Pachôme, Jean Moschus rédige (entre 614 et 619) Le Pré spirituel, à Rome encore. Dans le chapitre 106, il relate une histoire entendue de la bouche d’un moine de nom Théodule. Celui-ci avait rencontré dans une hôtellerie d’Alexandrie un ascète d’origine syrienne, très pieux, mais qui refusa de participer avec lui à la liturgie de l’église Sainte-Sophie, car il était des disciples de Sévère et ne communiait pas à l’Église catholique. Impressionné par sa vie vertueuse, Théodule supplia Dieu pendant trois jours de lui montrer qui, des catholiques ou des sévériens, jouissait de la vraie foi. Le troisième jour, Théodule vit que, sur la tête du moine syrien en train de psalmodier debout, « une colombe se tenait […] noire de suie, comme si elle sortait d’une cuisine, écorchée et d’odeur fétide. Je compris alors – ajoute-t-il – que la colombe qui m’apparaissait ainsi, noire et fétide, était sa foi152 ». Telle était donc la perception que les moines catholiques (Théodule et Jean Moschus) avaient des hérétiques. Dans ce cas précis, l’hérétique est un disciple de Sévère d’Antioche (mort en 536-538 en Égypte), un des plus brillants représentants de l’opposition anti-chalcédonienne traditionnellement dénommée « monophysite153 ». Or, bien que né après la mort de Sévère, Jean Moschus, originaire lui aussi de Syrie, est contemporain du violent conflit qui amène des groupes « monophysites » à constituer une nouvelle Église, dotée d’une hiérarchie indépendante ; d’ailleurs, lors de ses séjours dans de nombreux monastères de Syrie, de Palestine ou d’Égypte, il a certainement eu affaire avec des moines de l’autre parti. L’odeur fétide de l’hérétique que lui a décrite Théodule n’est donc pas pour lui une image abstraite, mais au contraire un critère facilitant et l’identification et la prise de décision à l’égard des « monophysites ». L’exemple de la mort d’Arius Rufin d’Aquilée, dans son Histoire ecclésiastique, rapporte la triste fin d’Arius, dont « toutes les entrailles se répandirent dans le conduit des latrines ;

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Il est frappant de voir que le Traité des principes (Peri Archon), l’ouvrage le plus systématique et le plus difficile d’Origène, se trouvait, malgré toutes les controverses, dans les bibliothèques monastiques et ecclésiastiques du ve-vie siècle en Occident, comme le montrent le sermon 91 de Césaire d’Arles, ou le De gratia de Fauste de Riez (cfr G. Sfameni Gasparro, « Cesario di Arles e Origene : un testimone della tradizione origeniana in Occidente  », dans Aevum inter utrumque, p. 392). Jean Moschus, Le Pré spirituel, 106, trad. M.-J. Rouët de Journel, Paris, 1946, p. 154. Ce récit est aussi mentionné dans S. A. Harvey, Asceticism and Society in Crisis. John of Ephesus and the ‘Lives of the Eastern Saints’, Berkeley, 1990, p. 141. Cfr H.-I. Marrou, L’Église de l’Antiquité tardive, p. 150-159.

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c’est ainsi, dans un tel endroit, qu’il paya d’une mort méritée154 ». Cette information est souvent reprise155, et la mort d’Arius en vient à constituer le type même du châtiment réservé aux ennemis des saints. C’est par exemple de cette manière que périssent de mauvais conseillers du roi Clotaire qui avaient œuvré contre la sainte reine Radegonde : […] comme Arius, qui, ayant combattu la foi catholique, laissa tous ses intestins dans le lieu d’aisance, ainsi en advint-il aussi à ceux-là qui avaient agi contre la bienheureuse reine156.

Dans l’hagiographie monastique, l’exemple de la mort de l’hérésiarque par excellence indique le châtiment réservé aux moines et aux moniales qui tombent dans le péché, à commencer par celui de rébellion. Destinés avant tout au public monastique, ces textes utilisent ainsi des images faisant appel aux mêmes puissants ressorts du dégoût que ceux que nous avons lus jusqu’ici. Il faut toutefois les lire dans un contexte plus large de normes ascétiques voulant que moines et moniales ne doivent pas retourner vers le ‘monde’, d’où ils sont déjà sortis : un monde qui est du « fumier157 » et qui pue158 – on comprend que Radegonde reproche à l’une de ses religieuses de prendre à nouveau du plaisir dans « l’odeur du siècle159 ». On se doute que des mouvements, individuels ou collectifs, de retour vers le monde ne devaient pas être rares. Jonas de Bobbio parle ainsi de religieuses entraînées par le diable à quitter leur monastère et « à vouloir, à la façon des chiens, absorber de nouveau les vomissures de leurs entrailles160 »  – Jonas reprend ici une phrase souvent citée du livre des Proverbes161. Attale lui-même, premier successeur de Colomban au monastère de Luxeuil, a dû affronter certains moines, qui se plaignaient de la discipline qu’il faisait régner ; et Jonas de Bobbio compare cette rébellion à un abcès rempli de sang corrompu que le 154

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« […] omnia viscera in secessus cuniculum defluxere ; ita tali in loco dignam mortem… exsolvit » (Rufinus Presbyter, Historia ecclesiastica, X, 14, cit. in MGH SRM V, p. 586-587, n. 5). Sur ce texte, cfr P. R. Amidon (transl., comm.), The ‘Church History’ of Rufinus of Aquileia : Books 10 and 11, New York - Oxford, 1997, p. 25-26 et p. 50, n. 25. Pas seulement dans des Vies de saints : voir par exemple Venantius Fortunatus, Carmina, II, 15. « […] sicut Arrius, qui contra fidem catholicam certans, omnia intestina sua in secessu dimisit, ita et de istis evenit, qui contra beatam reginam egerunt » (Baudonivia, Vita sanctae Radegundis, 7, MGH SRM II, p. 382). « […] de sterquilinio saecularis habitus » (Vita Ermenlandi abbatis Antrensis,  1, MGH SRM V, p. 686). « […] horrorem nidoremque saeculi » (Vitae patrum Iurensium : vita Romani, 14, éd. Fr. Martine, Paris, 1968, p. 254). « Grande est, si te delectat coniunctam religioni audire odorem saeculi » (Venantius Fortunatus, Vita sanctae Radegundis, 36, MGH SRM II, p. 375). La religieuse en question se réjouit de chants provenant du dehors du monastère, d’où probablement la curieuse expression : « audire odorem ». « […] canino more reiecta viscerum putrimenta denuo sumere velle » (Ionas Bobiensis, Vitae Columbani abbatis discipulorumque eius, II, 19, p. 138). Prov. 26, 11.

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saint abbé, tel un médecin, essaie de faire crever avec un antidote salutaire162. Dans les deux cas, les coupables sont frappés de châtiments célestes ou s’en retournent à l’obéissance de la règle. Philibert, le fondateur des monastères de Jumièges et de Noirmoutiers (mort en 684), eut également affaire à des moines rebelles, que leur comportement emporta vers des fins tragiques : […] l’un d’eux périt sous un coup de foudre ; un autre, à la façon d’Arius, déversa dans la fosse à fumier toutes ses entrailles et expira d’une mort digne de sa vie indigne163.

Dans le deuxième livre de sa Vie de saint Gall, dans lequel il rapporte les miracles accomplis par le saint après sa mort, Walafrid Strabon (v. 809-849) décrit de manière semblable, mais plus en détails, la punition subie par l’évêque de Constance, coupable d’exactions envers le monastère fondé par le saint. Si Arius n’est pas nommé, sa mort reste le modèle de la punition du pécheur : Ses intestins, à la façon d’une poêle placée sur le feu, se mirent à bouillir, et des douleurs d’entrailles si cruelles l’envahirent sur-le-champ que, sans le soutien d’autres personnes, il n’aurait en aucune manière pu sortir ; or – ce qu’on a honte de dire –, comme les déjections de la nature, sortant avec une violence répugnante, accablaient les assistants d’une excessive puanteur, il fut sans délai chassé hors de l’église et, comme il l’avait demandé, placé sur un chariot afin de pouvoir s’en aller du monastère. C’est ainsi que, à cause de cette diarrhée démesurée, et privé de l’usage naturel, il s’éloigna, assis sur un récipient dans lequel les déjections pouvaient s’écouler, et il fut conduit au proche monastère que l’on appelle Auva (Reichenau), sur lequel il avait alors autorité. Là, sa maladie s’aggravant encore, il se rendit, en raison de l’excessive puanteur, tellement intolérable à ses propres serviteurs, que désormais presque personne ne pouvait habituellement lui prêter service. Et ainsi, puni par un tel châtiment – récompense pour ses actions –, après quelques jours, de l’égoût de son corps il rendit l’esprit164.

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« […] salutatis antidoti, quo sanies putrefacta abscideretur, potum dare studens » (Ionas Bobiensis, Vitae Columbani abbatis discipulorumque eius, II, 1, p. 113). « […] unus ex eis fulminis ictu interiit, alius more Arii in sterquilinio omnia sua intestina deposuit atque indignam vitam dignam mortem finivit » (Vita Filiberti abbatis Gemeticensis et Heriensis, 4, MGH SRM V, p. 586-587). « Nam intestina eius more sartaginis igni superpositae fervere coeperunt, et tam dirae viscerum tortiones illum invaserunt extemplo, ut sine aliorum adminiculo nequaquam egredi potuisset, sed, quod dicere pudet, egestio naturae turpi impetu prorumpens, cum asstantes nimio foetore gravaret, sine mora ab ecclesia eiectus, vehiculo, quo decedere monasterio posset, sicut rogaverat, est impositus. Sicque immoderato fluore, naturae consuetudine carens, vasi in quod egesta defluerent supersedens, egressus est et ad vicinum monasterium quod Auva nominatur, cui et tunc praeerat, perductus est. Ubi, etiam ingravescente languore, tantum sibimet famulantibus ob nimium foetorem intolerabilis factus est, ut ei iam paene nullus obsequia impendere solito potuisset. Tali itaque poena multatus, cum hoc factionum suarum praemio post aliquot dies de cloaca corporis spiritum exhalavit » (Walafridus Strabo, Vita Galli, II, 17, MGH SRM IV, p. 325).

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L’art narratif de Walafrid est évident dans ce récit qui, nonobstant des précautions toutes littéraires, dicere non pudet ! Les événements ne font pas apparaître de mauvais moines, mais un évêque malveillant, Sidoine de Constance, mort en 760. Dans ce cas, le châtiment réservé au coupable est dû, selon la Vita Galli, à son attitude injuste envers le monastère de Saint-Gall, c’està-dire envers le saint en personne – nous avons déjà observé chez Grégoire de Tours cette identification entre le patrimoine d’un sainte et sa personne. – Le châtiment d’Arius et l’unité ecclésiale selon Grégoire de Tours Les textes que avons lus jusqu’ici ressortissent à l’hagiographie monastique. Celle-ci n’est cependant pas seule à relater ce genre de morts. Ainsi, Grégoire de Tours en connaît au moins un cas, qu’il enregistre dans ses Histoires. Il y rapporte que deux prêtres s’étaient rebellés contre Sidoine Apollinaire, devenu évêque de Clermont en 470, et lui avaient infligé divers affronts. Un jour, à l’heure des matines, le premier se lève déjà tout échauffé contre l’évêque ; puis, « étant entré dans ses latrines, comme il s’efforçait de se purger le ventre, il rendit l’âme165 ». Et Grégoire commente : Aussi est-il indubitable qu’il s’était rendu coupable d’un crime non moindre que celui de cet Arius qui, de même manière, déversa dans les latrines ses entrailles en les vidant par sa partie inférieure ; on ne peut, en effet, admettre sans hérésie que, dans l’église, on n’obéisse pas à l’évêque de Dieu à qui il a été confié de faire paître les brebis, et que le pouvoir soit usurpé par quelqu’un à qui rien n’a été confié, ni par Dieu ni par les hommes166.

Ce commentaire est important, car il révèle, d’une part, la position et le respect revendiqués par Grégoire, évêque lui-même ; d’autre part, l’infraction envers la discipline ecclésiastique –  dans ce cas la rébellion ouverte contre l’évêque –, est assimilée à l’hérésie, autre déchirure du tissu ecclésial. De fait, dans sa préface au livre III des Histoires, Grégoire répète les circonstances de la mort d’Arius, mais cette fois dans le cadre d’une série d’exemples illustrant et les succès des chrétiens confessant la Trinité et les désastres subis par les hérétiques, « qui la divisent167 ». Il s’agit donc toujours d’un discours sur l’intégrité et sur

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« Ingressus autem in secessum suum, dum ventrem purgare nititur, spiritum exhalavit » (Hist., II, 23, p. 68). « Unde indubitatum est, non minoris criminis hunc reum esse quam Arrium illum, cui similiter in secessum fuerunt interna deposita per partis inferioris egestum, quia nec istud sine heresi potest accipi, ut in ecclesiam non obaudiatur sacerdos Dei, cui ad pascendum oves commissae sunt, et ille se ingerat potestati, cui neque a Deo neque ab hominibus aliquid est commissum » (ibid.). Si l’on en croit ses écrits, Grégoire semble avoir été obsédé par la proximité des Ariens ; la menace que ceux-ci faisaient réellement peser à son époque ne devait pas être aussi grave ; en tout cas, d’autres hérésies sont pour lui quasi inexistantes (cfr Th. F. X. Noble, « Gregory of Tours and the Roman Church », in The World of Gregory of Tours, ed. K. Mitchell, I. Wood, Leiden, 2002, p. 159).

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la division, l’une comme l’autre se manifestant dans le corps social comme dans le corps physique, et même dans la Divinité. Une conception analogue transparaît dans l’identification de l’hérésie arienne à une lèpre fétide168. Que l’hérésie soit considérée comme ‘putréfaction’ et comme ‘dissolution’, on le voit dans un autre chapitre du livre II des Histoires. Ici, Grégoire raconte la persécution exercée en Espagne par les Vandales ariens contre les chrétiens catholiques, et il illustre les événements par l’exemple du courage d’une jeune fille issue d’une riche famille de la noblesse sénatoriale. Malgré les pressions et la torture, celle-ci refuse de « diviser la bienheureuse Trinité169 » ; on la contraint donc à recevoir un second baptême : Comme elle était contrainte par la violence à se plonger dans ce bain de fange, et qu’elle proclamait : ‘Je crois que le Père avec le Fils et l’Esprit Saint sont d’une unique substance et essence’, elle souilla toutes les eaux d’un onguent digne d’elles, c’est-à-dire en y répandant le flux de son ventre170.

Le baptême des hérétiques est ainsi frappé d’une souillure qui ne fait que manifester visiblement et olfactivement son caractère foncièrement sacrilège – Grégoire parle d’un « bain de fange ». La doctrine arienne, niant l’unité de substance et d’essence de la Trinité, est symbolisée par cette ‘dissolution intestinale’, et dénoncée comme répugnante. Remarquons pourtant que, à la différence des cas de pécheurs punis « comme Arius », le flux de ventre est ici volontaire et il est le fait d’une « jeune fille religieuse » (« puella quaedam relegiosa »), dont l’audace sera couronnée par la décapitation : on comprend que la martyre n’est en fait nullement contaminée par son geste, aussi dégoûtant soit-il. Il faut enfin noter que ce bain sacrilège et immonde trouve une éclatante contrepartie dans le chapitre 31 du même Livre II, puisque Grégoire décrit là le baptême catholique, parmi les odeurs de l’encens et du chrême, du roi Clovis171. – La Vita Desiderii Viennensis par Sisebut Dans les décennies suivant immédiatement la rédaction des Histoires, un autre cas de martyre est consigné à la postérité : il ne s’agit cette fois pas d’un héros anonyme, mais de Didier, un aristocrate très cultivé devenu évêque de Vienne, puis lapidé par un soldat du roi Thierry II, dont il avait critiqué l’immoralité en même temps que celle de la reine Brunehaut. Peu de temps

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Cfr VM, I, 11. « […] ut beatam scinderit Trinitatem » (Hist., II, 2, p. 40). « Cumque in illud caenosum lavacrum vi cogeretur inmergi ac proclamaret : ‘Patrem cum Filio ac Spiritum sanctum unius credo esse substantiae essentiaeque’, digno aquas unguine cunctas infecit, id est fluxu ventris aspersit » (ibid.). De même, un prodige qui se répète chaque année lors des cérémonies baptismales, en Espagne, oppose implicitement l’odeur de son « arôme sacré » à celle des Ariens de la région (cfr GM¸ 23). Nous aurons à revenir sur ce texte (voir infra, p. 445 sq.).

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après sa mort (survenue en 608), sa Vie est écrite par le roi wisigoth Sisebut en personne (il régna de 612 à 620/621). La Vita vel passio sancti Desiderii Viennensis constitue donc un des rares textes hagiographiques de notre période ayant été composés par un laïc. Dans cette œuvre, Sisebut s’efforce à une présentation véridique des événements marquants de la vie de Didier, mais les circonstances de son meurtre tout récent et les personnalités mises en cause l’amènent à devoir justifier la conduite du martyr autant qu’à dénoncer ses adversaires de la cour royale franque172. Le châtiment infligé pour la mort de Didier ne se fit pas attendre longtemps : c’est en tout cas ce que montrèrent les circonstances de la mort des responsables désignés, Brunehaut et le roi Thierry. On sait l’horrible fin infligée à la vieille reine Brunehaut en 613173. La même année, alors que Thierry, délaissant Dieu, ou plutôt étant abandonné par Dieu, avait appris la nouvelle [de la mort de Didier] et était transporté de joie en raison du serviteur de Dieu, il fut saisi d’un mal d’intestin, il finit sa vie honteuse et se procura pour l’éternité son amie la mort174.

Soulignons, en premier lieu, que ce récit a été écrit presque immédiatement après la mort de Thierry et de Brunehaut, et quelques années seulement après le meurtre de l’évêque de Vienne ; la rapidité de cette composition témoigne donc de l’émotion suscitée jusqu’en Espagne par ces événements. Comme dans les exemples vus précédemment, le caractère répugnant de la mort du pécheur correspond à sa vita foedissima, et le rejet de ses entrailles illustre son expulsion hors de la communauté chrétienne. Par ailleurs, il faut remarquer que cette allusion implicite à la mort d’Arius n’est probablement pas gratuite de la part de Sisebut, dont le royaume s’était converti depuis peu de l’arianisme à l’orthodoxie175 : les destinataires de la Vie devaient être sensibles à de semblables sous-entendus176, et ce d’autant plus que, juste avant l’accession au trône de Sisebut, s’était levé un usurpateur pro-arien177. D’autre part, l’écho particulier

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Cfr Fr. Brunhölzl, Histoire de la littérature latine, p. 96. À près de quatre-vingt ans, « Brunehaut fut amenée devant Clotaire, qui bouillait de colère contre elle […] Elle fut soumise pendant trois jours à toutes sortes de supplices, puis, sur l’ordre de Clotaire, conduite entre les rangs portée par un chameau. Ensuite, elle fut attachée par les cheveux, le bras et la jambe à la queue d’un cheval non dressé, et fut mise en lambeaux par ses sabots tandis qu’il galopait » (Chronique de Frédégaire, 35, cit. dans P. J. Geary, Naissance de la France, p. 178). « […] Cum Theudericus deserens Deum, immo derelictus a Deo, percepto nuntio, Christi de famulo exultaret, desinterico morbo correptus, vitam foedissimam perdidit et amicam sibi mortem perpetuam acquisivit » (Sisebutus, Vita Desiderii episcopi Viennensis, 19, MGH SRM III, p. 636). Le IIIe concile de Tolède (589) a officiellement proclamé la conversion au catholicisme de Reccared, le prédécesseur de Sisebut, et banni l’arianisme de l’histoire nationale (cfr P. Riché, L’Europe barbare de 476 à 774, 2e éd., Paris, 1989, p. 159-160). Cfr A. T. Fear (transl., ed.), Lives of the Visigothic Fathers, Liverpool, 1997, p. 12. Wittéric (603-610).

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conféré en Espagne au récit du conflit entre Didier et les tenants de l’autorité royale, était aussi dû au fait que les rois des Wisigoths, ariens puis catholiques, n’avaient cessé de rechercher la plus parfaite fusion politico-religieuse de leur royaume ; dans cette perspective, le comportement coupable et le sort final de Thierry II illustraient aussi a contrario les devoirs du roi – qui, en Espagne, était déjà sacré sur le modèle des rois de l’Ancien Testament. Quoi qu’il en soit des rapports précis entre la Vie de Didier rédigée par Sisebut et le contexte religieux et politique de l’Espagne, ce cas d’un évêque pris dans des conflits avec des rois ou d’autres puissants n’est pas unique. Si l’on reste dans le domaine mérovingien, les évêques n’incarnaient pas seulement une autorité spirituelle ; ils formaient aussi, ne fût-ce qu’implicitement ou indirectement, un ‘bras’ religieux du pouvoir des familles aristocratiques, dont ils restaient bien sûr les membres. Les tensions et les conflits étaient donc pratiquement inévitables ; et de fait, l’hagiographie a enregistré différents exemples d’évêques frappés de mort violente et élevés au rang de martyrs, le plus célèbre étant probablement Léger d’Autun (assassiné en 678/679)178. – Les Vies de Lambert de Liège Un autre de ces martyrs de l’Occident post-impérial  est saint Lambert, qui était issu d’une riche famille de l’aristocratie d’Austrasie. Nommé vers 670 évêque de Tongres-Maastricht (Liège)179, il fut écarté de son siège par un groupe d’ennemis personnels180, puis réinstallé par Pépin II (682). En 705 – au plus tard  –, des parents de Lambert tuent deux malfaiteurs qui en voulaient à l’évêque et aux serviteurs de l’église. Ce qui suit est un exemple typique de faida. Les deux malfaiteurs étaient apparentés à Dodon, le domesticus de Pépin II ; Dodon était fort riche et entretenait beaucoup de pueri –  en fait sa milice privée –, et il va ainsi venger la mort de ses parents : Lambert est assassiné avec ses autres amici dans sa résidence de Liège181. En 718, son successeur Hubert fait ramener son corps –  enterré à Maastricht  – à Liège, où une église a été construite dans la maison même du martyr.

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Cfr J.-Cl. Poulin, « Saint Léger d’Autun et ses premiers biographes (fin viie-milieu ixe siècles) », Bulletin de la Société des Antiquaires de l’Ouest, 14 (1977), p. 167-200. Sur ces martyrs tombés dans des conflits internes à la chrétienté, cfr P.  Fouracre, « Merovingian History and Merovingian Hagiography », Past & Present, 127 (1990), p. 3-38. Autour de ces figures de saints, de nouvelles communautés se créent : cfr L. Pietri, « Culte des saints et religiosité politique dans la Gaule du ve et du vie s. », dans Les fonctions des saints, p. 353-369. Il succède ainsi à Théodard, assassiné entre 669-675. Sur Lambert et son successeur Hubert, cfr Histoire des saints et de la sainteté chrétienne, t. 4, dir. P. Riché, Paris, 1986, p. 182-188. Plutôt que par Ébroïn, comme on l’a souvent pensé (cfr J.-L. Kupper, « Saint Lambert : de l’histoire à la légende », Revue d’Histoire ecclésiastique, 79 (1984), p. 13-16). La parenté de Lambert, après le massacre survenu à Liège, n’a probablement pas pu poursuivre la faida (cfr ibid., p. 28, n. 4).

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Cinq Vies ont été dédiées à Lambert  du viiie au xiie siècles182. La plus ancienne, destinée à être lue lors de l’anniversaire de la mort du saint (17 septembre)183, relate déjà le châtiment infligé par Dieu au responsable de sa mort : Et voilà que Dodon, qui fut le premier et le plus important à concevoir l’assassinat de l’évêque, [fut] frappé par la vengeance divine [et] vomit par la bouche, putréfié et puant, tout ce qui était caché dans sa partie inférieure, et il conclut sa vie présente misérable et mauvaise184.

Ainsi, alors que les Pippinides – qui pourtant avaient rétabli Lambert sur son siège épiscopal – n’ont apparemment nullement inquiété Dodon, celui-ci n’échappa finalement pas à la vengeance du saint. Dans les événements liés à la fin de Lambert, comme dans ceux de la mort de Didier de Vienne ou d’autres martyrs de l’époque mérovingienne, les responsables des exécutions ne sont probablement pas aussi sinistres que ne le disent les legendae : tant les victimes que leurs meurtriers dépendaient grandement de leurs réseaux de relations sociales et du système de valeurs de leur époque185. Dans le cas des protagonistes de la Vie de Lambert, on observera un ultérieur noircissement de la figure de son assassin, Dodon, dans la Vie écrite par Sigebert de Gembloux (v.  1026-1112) à la fin du xie siècle. En effet, après avoir repris, en le suivant de près, le récit de la mort répugnante de Dodon, Sigebert ajoute : On rapporte aussi que, à cause de son insupportable puanteur, son corps fut jeté dans la Meuse, abîmé par les vers et la putréfaction, et qu’il ne mérita pas d’autre sépulture, lui qui s’était ‘enrichi’ de la sinistre mémoire d’un si grand crime186.

Dans sa chronique, Sigebert rapporte également, mais sous une forme un peu différente, le traitement dégradant réservé à Dodon :

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Les MGH (SRM VI) en ont publié quatre : la vetustissima (1er  quart du viiie s.) ; celle rédigée par Étienne de Liège (1er quart du xe s.) ; une autre de la main de Sigebert de Gembloux (écrite peut-être entre 1070 et 1081/1082) ; et enfin celle écrite par Nicolas, un chanoine de Liège (11431147). Cfr J.-L. Kupper, « Saint Lambert », p. 7. « Et iam Dodo, qui primus et princeps necem antestite currit, ultione divina percussus, omnia infra arcana reposita per os suum putrifacta et fetida proiecta, infelicem et pessimam vitam finivit praesentem » (Vita Landiberti episcopi Traiectensis vetustissima, 24, MGH SRM VI, p. 377). « Pour Dodon, touché au vif par le meurtre de ses parents, la vengeance est une obligation sacrée » (J.-L. Kupper, « Saint Lambert », p. 18-19). « Fertur etiam, quod propter intolerantiam nimii fetoris corpus eius in fluvium Mosam proiectus sit, vermibus et tabe corruptum, nec aliam sepulturam meruerit, qui miserabilem tanti criminis sibi adquisivit memoriam » (Sigebertus, Vita Landiberti episcopi Traiectensis, 24, MGH SRM VI, p. 404).

iii  La puanteur du péché

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Dodon, l’assassin de saint Lambert, torturé par une terrible maladie, est détruit par les vers et, à cause de son insupportable puanteur, il est jeté au fond de la Meuse187.

Bien que les Vies plus anciennes ne mentionnent pas ce détail, celui-ci n’est pas nécessairement une invention de Sigebert, qui a fort bien pu recueillir, dans la riche bibliothèque du monastère de Gembloux ou ailleurs dans le diocèse de Liège, une tradition écrite ou orale qui nous reste inconnue188. Quoi qu’il en soit de l’authenticité de cette histoire, elle ne fait que souligner ce qu’exprimait déjà la Vita vetustissima : le caractère repoussant de la mort subie par Dodon, précisé par la mention de la « puanteur insupportable » émanant de son corps malade. Dodon meurt isolé – ce qu’atteste implicitement la mention de la intolerantia foetoris ; et son exclusion est consommée lorsque son corps est purement et simplement déchargé dans le fleuve189. En somme, la souillure religieuse du crime qu’il a commis entraîne la dissolution corporelle du meurtrier ; et le processus se conclut logiquement dans l’élément le plus instable et impermanent qui soit : les eaux de la Meuse190. ‘Foetor judaicus’ ? La conversion des Juifs de Clermont Parvenus à ce point de nos analyses, on peut se demander ce qu’il en est de ‘l’autre’ le plus constant –  quoique objet de perceptions et d’attitudes changeantes – de la chrétienté médiévale : les Juifs. Bien que le thème du foetor judaicus se popularisera probablement surtout à partir du xiie siècle191, le Juif a pu être beaucoup plus tôt associé à une odeur infecte. C’est, en effet, ce que

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« Dodo interfector sancti Lamberti pessimo languore cruciatus a vermibus consumitur et ob intolerantiam foetoris in Mosam fluvium demergitur » (Sigebertus, Chronica, a. 699, MGH Script. VI, p. 328, cit. in MGH SRM VI, p. 404, n. 2). Néanmoins, sa version de la Vie de Lambert et surtout des causes de sa mort, est, quoique cohérente, « complètement fausse » (J.-L. Kupper, « Saint Lambert », p. 39). Dodon est ainsi assimilé à un banni, « l’exclu par excellence du haut Moyen Âge » : « Il n’avait pas droit à une sépulture. Sa dépouille était livrée aux oiseaux, aux poissons et aux animaux de la forêt. L’univers des morts lui était donc fermé » (H. Zaremska, « Marginaux », dans J. Le Goff, J.-Cl. Schmitt, Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Paris, 1999, p. 641).  Dans les écrits de Grégoire de Tours aussi, G. de Nie a relevé des liens entre les expressions de la liquidité, du diable, et de la mort – expressions qui toutes sont associées à la notion d’impermanence (cfr G. de Nie, « Le corps, la fluidité et l’identité personnelle », p. 84 sq.). C’est l’époque du durcissement des attitudes envers les Juifs, avec les premières accusations de meurtre rituel, « qui instaurent un climat de défiance et font naître un véritable antijudaïsme » (G. Dahan, « Juifs en Occident », dans Dictionnaire du Moyen Âge, p. 786). Selon W. I. Miller, le Moyen Âge central se distingue justement par ses manifestations de dégoût portant moins sur des substances corporelles que sur des catégories de personnes : Juifs, lépreux, hérétiques, voire les femmes (cfr W. I. Miller, The Anatomy of Disgust, p. 154). Nos recherches nous portent à penser qu’il n’en va pas peut-être pas autrement dans le haut Moyen Âge, mais que les catégories de personnes suscitant le dégoût y sont plus variables, et ce en fonction des contextes socioreligieux et des moments ; en l’occurrence, les discours et les attitudes envers les Juifs ont été divers, et il est nécessaire de toujours les situer historiquement (voir aussi les notes suivantes).

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Deuxième partie

semble montrer un passage des Histoires de Grégoire de Tours, qui relate la conversion imposée en 576 aux Juifs de Clermont par l’évêque Avit : alors qu’un des Juifs d’Auvergne se prépare à recevoir le baptême des mains d’Avit, un ancien correligionaire jette sur lui de l’huile nauséabonde192, probablement pour contrefaire l’onction baptismale193. Il est vrai que Grégoire précise que le geste fut accompli « diabulo instigante » : il n’est donc pas question ici d’une nature intrinsèquement malodorante des Juifs194. Par ailleurs, on ne trouve pas chez Grégoire d’indices d’une hostilité particulière envers eux : seule leur religion était critiquable ; d’ailleurs, la promesse de leur conversion se réaliserait tôt ou tard195. Néanmoins, il y a bien dans ce texte une opposition entre deux communautés religieuses196, implicitement définies par leurs odeurs : celle des chrétiens, caractérisée par le parfum du chrême, que vont bientôt recevoir les Juifs convertis197 ; et celle des Juifs, qui manient de l’huile infecte, un « anti-chrême198 ». 192

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« Ingredientibus autem populis portam civitatis, unus Iudaeorum super capud conversi Iudaei oleum foetidum, diabulo instigante, diffudit » (Hist., V, 11, p. 205). Sur les événements de Clermont, voir B. Blumenkranz, Juifs et chrétiens dans le monde occidental, 430-1096, Paris, 1960, p. 140-141 et 148-149. Sur le compte rendu qu’en a fait Grégoire de Tours en rapport avec la conversion en 418 des Juifs de Minorque, cfr E. M. Rose, « Gregory of Tours and the conversion of the Jews of Clermont », in The World of Gregory of Tours, p. 307-320. Cfr W. Goffart, « The Conversions of Avitus of Clermont, and Similar Passages in Gregory of Tours », in J. Neusner, E. S. Frerichs, ‘To See Ourselves as Others See Us’. Christians, Jews, ‘Others’ in Late Antiquity, Chico (Ca.), 1985, p. 491. B. Blumenkranz mentionne aussi la possibilité d’un « exorcisme juif contre les sacrements chrétiens, ressortissant à la mentalité populaire et s’effectuant non pas à l’aide d’huile rance, mais d’excréments » (B. Blumenkranz, Juifs et chrétiens, p. 140, n. 270). Toutefois, des auteurs antiques reprochaient aux Juifs leur mauvaise odeur (cfr H. Zaremska, « Marginaux », p. 647). Et au milieu du viiie s., une homélie cite une Vie de saint Macaire, selon laquelle les âmes des Juifs se trouvent en Enfer « dans une odeur nauséabonde » (Ps.-Beda, Hom., PL 94, col. 499-500, cit. dans B. Blumenkranz, Les auteurs chrétiens latins du Moyen Âge sur les Juifs et le judaïsme, Paris - La Haye, 1963, p. 137). Cfr W. Goffart, « The Conversions of Avitus of Clermont », p. 494. Dans l’ensemble, les écrits de Grégoire ne font pas une place particulière aux Juifs : sur les centaines de récits de miracles qu’il transcrit, quatre seulement impliquent des Juifs, dont un seul en Gaule (cfr ibid., p. 474475). On ne peut pourtant pas dissimuler les violences subies à l’époque mérovingienne par un certain nombre d’individus ou de communautés parmi les Juifs : Grégoire de Tours relate aussi le triste cas de Priscus, un Juif commerçant pour Chilpéric : refusant le baptême, il fut tué par un autre Juif, récemment converti (cfr Hist., VI, 17). Les passages de Grégoire concernant des Juifs sont présentés dans B. Blumenkranz, Les auteurs chrétiens latins, p. 67-73. Pour une étude de la politique ecclésiastique à l’égard des Juifs en Gaule mérovingienne, cfr Fr. Lotter, « La crainte du prosélytisme et la peur du contact : les Juifs dans les actes des synodes mérovingiens », dans Clovis. Histoire et mémoire, vol. 1, p. 849-879. A. Keely estime, selon nous à juste titre, que Grégoire ne s’intéresse pas aux communautés de Juifs ou d’Ariens pour elles-mêmes, mais qu’il les intègre dans ses récits comme des instruments lui permettant de renforcer l’identité propre de la communauté catholique (cfr A. Keely, « Arians and Jews in the Histories of Gregory of Tours », Journal of Medieval History, 23 (1997), p. 103-115). Cfr Hist., V, 11, p. 206. Au Moyen Âge central, « le duel entre la chrétienté et le judaïsme s’exprimait ainsi dans le domaine des odeurs. Les Juifs, non baptisés, ne pouvaient que sentir mauvais » (H. Zaremska,

iii  La puanteur du péché

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Cette opposition est encore plus développée dans un poème contemporain de Venance Fortunat, dédié justement à son ami Grégoire de Tours199. Alors que ce dernier associait l’huile infecte à un seul individu parmi les Juifs, le poète dénonce la mauvaise odeur de l’ensemble de leur communauté de Clermont. Le ton général est plus violent200. Le peuple arverne déchiré par les troubles qui le divisaient habitait une même ville et n’avait pas une même foi. L’odeur des Juifs remontait avec amertume au nez des adorateurs du Christ et une troupe d’infidèles troublait les cérémonies des fidèles201…

Ce passage exprime clairement que la mauvaise odeur est le signe d’une communauté divisée, comme elle peut l’être à cause d’hérétiques202. L’odeur des Juifs, « odor iudaeus », n’est en fait pas expressément appelée « puanteur » : elle est dite « amère203 » ; elle s’oppose néanmoins nettement à ‘la bonne odeur’

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« Marginaux », p. 647). W. I. Miller note que « le seul déodorant efficace contre le foetor judaicus, la puanteur juive, était le baptême » (The Anatomy of Disgust, p. 284, n. 25). Nous avons rencontré plus haut une opposition analogue entre les parfums du baptême catholique et l’odeur répugnante du baptême hérétique. La problématique et la dynamique ici mentionnées des odeurs du baptême – et du ‘non-baptême’ – nous semblent aller dans la direction des recherches souhaitées par J. Van Engen dans un récent essai : « One way to think about the historical dynamics of medieval culture and society is to ask […] what energies sprang from christening (baptême), what powers for rethinking or remaking. […] Christening could help keep people in their place, socially and culturally, or help people rethink and remake their place. It is this ambivalence and unpredictability we need to recapture » (J. Van Engen, « The Future of Medieval Church History », Church History, 71 (2002), p. 512-513). La datation relative des deux textes reste discutée. Peu après la conversion des Juifs de Clermont, Grégoire a envoyé à Fortunat un compte-rendu des événements, en l’invitant à en composer un poème, étudié ici. Le compte-rendu de Grégoire a disparu, mais nous avons le chapitre de ses Histoires, composé dans les cinq années après la conversion collective (cfr W. Goffart, « The Conversions of Avitus of Clermont », p. 474). Cfr E.  M. Rose, « Gregory of Tours », p.  313. Les écrits de Fortunat concernant les Juifs sont présentés dans B. Blumenkranz, Les auteurs chrétiens latins, p. 64-67. « Plebs arverna etenim, bifido discissa tumultu, / urbe manens una non erat fide. / Christicolis iudaeus odor resiliabat amarus / obstabatque piis impia turba sacris… » (Venantius Fortunatus, Carmina, V, 5b, éd., trad. M. Reydellet, Venance Fortunat : Poèmes, Paris, 1994-2004, vol. 2, p. 21). L’Église de Clermont s’était surtout divisée lors de l’élection épiscopale d’Avit, l’ami de Grégoire : celui-ci écrit aussi pour appuyer la position d’Avit au sein de la communauté (cfr E. M. Rose, « Gregory of Tours », p. 317). W. Goffart estime que le conflit divisant la cité dépassait la question d’une conversion imposée par la violence ; il avance aussi l’hypothèse de tensions internes à la communauté juive (cfr « The Conversions of Avitus of Clermont », p. 488-489, 493494). Nous avons de la peine à comprendre la note de M. Reydellet affirmant que « Iudaeus odor est une expression biblique » (cfr M. Reydellet, Venance Fortunat : Poèmes, vol. 2, p. 21, n. 58). En effet, les textes bibliques qu’il cite ne contiennent nullement l’expression « odeur juive » ; de plus, la valeur de l’odeur qu’ils évoquent est dans chaque cas positive (cfr Gen. 27, 27 ; Ex. 5, 21 ; II Cor. 2, 15). Or, l’auteur suggère bien, en fin de note, que « l’odor iudaeus, au moment du baptême, est changé en un parfum suave » : il s’agit effectivement d’une mauvaise odeur, comme le montre le poème de Fortunat.

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Deuxième partie

des chrétiens. C’est ce que montre la suite du poème, qui raconte le baptême des Juifs, comparés à un troupeau de brebis à l’instar des chrétiens : Alors la toison des brebis est inondée d’huile grasse et sous cette aspersion sacrée l’odeur du troupeau change. […] L’odeur juive est dissipée par le divin baptême, une famille régénérée surgit des eaux. Le parfum du chrême versé sur les têtes se répand en exhalaisons suaves plus fortes qu’une pluie d’ambroisie204.

On comprend ici que l’eau du baptême lave de la mauvaise odeur, et que le parfum du chrême la remplace définitivement205. Les événements relatés ainsi que le ton général du poème sont à nos yeux extrêmement déplaisants206 ; toutefois, l’enthousiasme de Fortunat à l’égard du succès d’Avit porte principalement sur la réunification du peuple grâce à la parfaite intégration des néo-baptisés dans l’unique famille chrétienne : « Le peuple a accueilli le peuple, des fidèles ont accueilli d’autres fidèles. La parenté que n’a pas donnée le sang, la source sainte la crée207 ». Ainsi, l’« odor iudaeus » s’est dissipé : dans l’unité réalisée par le baptême, la communauté d’Auvergne – désormais une ‘vraie’ chrétienté  – n’exhale qu’une même suave odeur208. Dans la narration que Grégoire de Tours fera, quelques années plus tard, des événements, on perçoit encore son émerveillement devant cette conversion en masse, qu’il juge miraculeuse209. Les lépreux Sisebut, dans sa Vie de Didier de Vienne, rapporte la rencontre du saint et de trois lépreux :

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« Hinc oleari ovium perfunditur unguine vellus / aspersuque sacro fit gregis alter odor./ […] Abluitur iudaeus odor baptismate divo / et nova progenies reddita surgit aquis. / Vincens ambrosios suavi spiramine rores / vertice perfuso chrismatis efflat odor » (Venantius Fortunatus, Carmina, p. 24). D’autres documents évoquent la forte impression faite par les aromates utilisés dans les rites du baptême : p. ex., le récit du baptême de Clovis chez Grégoire de Tours (cfr Hist., II, 31) ou l’irruption de Childéric II dans l’église où il cherche saint Léger (cfr Passio I Leudegarii, 10, MGH SRM V, p. 292). À propos de la conversion imposée de la même manière aux Juifs de Minorque, P. Brown parle justement d’une « très sale affaire » (Le culte des saints, p. 135). « Excepit populus populum, plebs altera plebem ; / germine qui non est, fit sibi fonte parens » (Venantius Fortunatus, Carmina, V, 5b, p. 24). On remarque que, par rapport à la « suave odeur » des chrétiens, la « puanteur » des Juifs se situe de même façon que celle des Ariens. D’ailleurs, les deux groupes religieux se rejoignaient sur le plan de leur opposition à la doctrine trinitaire catholique. Sur les débats entre Juifs et chrétiens autour de la doctrine trinitaire, voir B. Blumenkranz, Juifs et chrétiens, p. 262-265. Pour une étude des pensées chrétiennes à l’égard du judaïsme, essentiellement dans la période des xiie-xive siècles, cfr G. Dahan, Les intellectuels chrétiens et les juifs au Moyen Âge, Paris, 1990. En effet, les Juifs de Clermont auraient pu choisir l’exil ; une des conséquences de ce choix aurait été de priver la cité d’un grand nombre d’adultes productifs (cfr W. Goffart, « The Conversions of Avitus of Clermont », p. 492-493).

iii  La puanteur du péché

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Trois lépreux, accablés par les effets de leur maladie, vinrent à lui pour être guéris. Une blancheur hideuse avait envahi leurs corps, et les cicatrices des plaies couvraient les membres des malheureux. Il y avait une puanteur insupportable, […] ; une humeur jaunâtre rongeait presque toute leur chevelure, et une infection purulente entraînait d’horrible façon, à la racine, les cheveux arrachés. Le serviteur de Dieu écarta tous les maux des malades et les rendit, sains et joyeux, à la bonne santé210.

Dans cette description des lépreux, la puanteur va de pair avec l’horrible aspect de leur corps couvert de plaies et de pus. Le ‘pourrissement’ corporel est si caractéristique de la lèpre que d’autres maladies sont rapprochées de celle-ci en raison de symptômes analogues. Ainsi, une femme est considérée comme lépreuse (« tamquam leprosa putaretur211 ») parce qu’elle est couverte de plaies (« toto corpore vulneribus plena »), ses membres sont putréfiés et couverts de pustules (« putredo cum pustulis »), son apparence est horrible (« horribilis ad videndum ») ; de plus, du pus suinte de son corps, comme l’indique le récit de sa guérison, marquée par le dessèchement de cette humeur (« siccato humore, qui fluebat e corpore »). Il ne nous est pas possible de multiplier ces exemples, mais les descriptions que nous venons de lire permettent déjà de saisir les liens, retenus évidents, entre décomposition des chairs, écoulement d’humeurs répugnantes, et odeur nauséabonde. La lèpre réunit ainsi des aspects caractéristiques de la mort corporelle. De fait, – et bien que les perceptions et les attitudes à l’égard de la lèpre n’ont rien eu de permanent212 –, cette maladie a longtemps été assimilée à la mort. Ainsi, l’Édit promulgué en 643 par le roi des Lombards Rothari prévoit que l’individu reconnu comme lépreux peut être expulsé et que, « du jour où il est expulsé de chez lui, c’est comme s’il était mort213 ». Mort et exclusion sont donc les conséquences de la lèpre214. On comprend qu’elle en vienne à désigner des maux religieux et sociaux tels que péché et hérésie. Nous avons cité le cas du lépreux barbare guéri simultanément du 210

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« […] egritudinis suae tres morbo oppressi leprosi medendi ad eum gratia convenerunt, quorum corpora albedo deformis invaserat, et vulnera cicatricum artus infelicium obsidebant. Eratque fetor intolerabilis, […] ; eviscerabat humor luridus totamque pene caesariem, et contagio purulenta, amputatis pilis, turpiter radicibus traxit. Quas laborantium Dei servus morvidas passiones removit et saluti propriae sanos hilaresque restituit » (Vita Desiderii episcopi Viennensis, 7, MGH SRM III, p. 632). VM, 1, 8, p. 143. Cfr Fr.-O. Touati, « Lèpre », dans Dictionnaire du Moyen Âge, p. 827. Du même auteur, voir aussi : Maladie et société au Moyen Âge. La lèpre, les lépreux et les léproseries dans la province ecclésiastique de Sens jusqu’au milieu du xiv e siècle, Paris - Bruxelles, 1998. Cit. dans H. Zaremska, « Marginaux », p. 648. Pour l’admission du malade dans une léproserie, le IIIe concile du Latran (1179) instituera un rituel qui assimile encore la lèpre à la mort (cfr ibid., p. 649). C’était déjà le cas parmi les Israélites, chez qui la lèpre et d’autres affections analogues entraînaient « une impureté cultuelle qui excluait de la communauté » (X. Léon-Dufour, Dictionnaire du Nouveau Testament, p. 336).

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Deuxième partie

péché et de sa maladie grâce au baptême conféré par saint Arnulf  – un des principaux miracles accomplis par ce saint215. Grégoire de Tours, lui, parle de la foetida secta Arriana, qui souille la Galice de sa lepra216. Mal physique ou marque du péché, la lèpre entraîne l’exclusion parce qu’elle est synonyme de danger et de contagion, pour les individus comme pour la communauté. La puanteur qui lui est associée contribue puissamment à ces représentations, puisque les mauvaises odeurs étaient considérées comme porteuses de germes et de maladies, et donc dangereuses217. Par contraste, les saints accueillent les lépreux, les soignent et les guérissent. Saint Riquier (mort en 645) « ne redoutait pas les lépreux ou les éléphantiasiques, mais il les embrassait comme des frères et soulageait par des bains leurs membres malades218 ». C’est que, sans doute, les saints apparaissent protégés de tous les miasmes par l’odeur suave dont ils sont remplis et qu’ils dégagent autour d’eux219. ‘Foetentes carnes’ : le cas des cadavres indignes Nous avons vu plus haut que les individus morts en état de péché avéré étaient associés à la décomposition, à un état de dissolution physique autant que spirituelle, et par conséquent à la puanteur. D’abord rejetés, en quelque sorte, hors d’eux-mêmes par leurs vomissements ou leurs excrétions, isolés de leurs communautés d’appartenance, ils étaient parfois privés de sépulture comme Dodon. Dans les cas où ils avaient été proprement inhumés, ils risquaient de susciter par leur présence l’ire de Dieu et de ses saints. Sainte Thècle était, sur ce point, très sévère. Dans le récit fait par Basile de Séleucie d’un de ses miracles, la sainte apparaît au métropolite Maximos pour lui reprocher vivement d’avoir autorisé l’enterrement dans son église d’un notable : […] elle lui fit de très vifs reproches, lui recommandant de ne pas mépriser son temple au point d’y faire passer l’odeur infecte des charniers et des tombes. Nul rapport, disait-elle, entre des maisons de prière et des sépulcres. Sauf le cas où 215

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Cfr supra, p. 200. Voir L. Cracco Ruggini, « The Crisis of the Noble Saint : The Vita Arnulfi », dans Le septième siècle. Changements et continuités, éd. J. Fontaine, J. N. Hillgarth, Londres, 1992, p. 117-149. Cfr VM, 1, 11, p. 145. Cfr B. Caseau, ‘Evodia’, p. 195. « Nec leprosos vel elefanticos exhorruit, sed quasi fratres amplexabatur balneisque eorum membra saucia fovebat » (Alcuinus, Vita Richarii, 5, MGH SRM IV, p. 392). Voir aussi le comportement de Bertulfe, dans Ionas Bobiensis, Vitae Columbani abbatis discipulorumque eius, II, 23, p. 147. Autre exemple : GC, 98, p. 361. Le modèle, explicite ou non, de ces attentions se trouve naturellement dans les gestes et les instructions de Jésus (cfr Matth. 8, 2-4 ; 10, 8 ; 11, 5 ; etc.). Les saints suivent le modèle du Christ : Grégoire le Grand parle du caractère sublime de l’Incarnation, advenue dans ce qui est « plus abject que la chair du lépreux déchirée par des blessures pleines d’abcès et remplies d’odeurs nauséabondes » (Homiliae in Evangelia, 39, cit. dans Fr.-O. Touati, Maladie et société, p. 189).

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un individu, bien que mort, ne serait pas vraiment mort, mais vivrait en Dieu, et mériterait d’habiter sous le même toit que des martyrs220.

Il n’est pas dit que le notable en question fût un pécheur : il suffit qu’il ne soit pas un saint pour que la sainte refuse de l’accueillir près d’elle221. On comprend donc que, a fortiori, la sépulture de pécheurs notoires dans des sanctuaires fasse horreur aux saints patrons. C’est ce que l’on apprend dans un chapitre inséré par Grégoire le Grand dans les Dialogues. Le pontife y rapporte une histoire entendue de la bouche du vice-préfet de Rome – pour Grégoire, une garantie d’authenticité222. Valérien, patrice de Brescia, était mort très âgé, « léger et lubrique » (« levis ac lubricus ») jusqu’au bout. Moyennant finance, l’évêque de la ville lui avait concédé un lieu de sépulture dans l’église SaintFaustin : La nuit même de sa sépulture, le bienheureux martyr Faustin, dans l’église duquel son corps avait été enterré, apparut à son gardien, lui disant : ‘Va, et dis à l’évêque qu’il jette hors d’ici les charognes puantes qu’il a déposées ici ; car s’il ne le fait pas, lui-même mourra le trentième jour.’ Le gardien craignit de rapporter cette vision à l’évêque ; une seconde fois averti, il s’esquiva. Or le trentième jour, l’évêque de cette ville, alors que le soir il était rentré sain et bien portant dans son lit, décéda de mort subite223.

Les mots adressés par le martyr au gardien de son église sont sans équivoque : le cadavre du patrice n’est que « charognes puantes » ! Aussi l’ordre à transmettre à l’évêque est-il logique : « proiciat hinc foetentes carnes quas hic deposuit ». Il s’agit, ici encore, de rejeter hors d’un espace ou d’une communauté retenus incontaminés le corps du pécheur, maculé par ses propres fautes et cause de pollution. Dans une autre perspective, il faut se rappeler que l’odeur des bienheureux, vivants ou morts, se redoublait de celle des parfums répandus sur leurs tombes,

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Basile de Séleucie, Miracles de sainte Thècle, 15, trad. A.-J. Festugière, Sainte Thècle. Saints Côme et Damien. Saint Cyr et Jean. Saint Georges : Collections grecques de miracles, Paris, 1971, p. 60. Il y a une « hétérogénéité totale entre les morts et ceux qui ne meurent pas, habités qu’ils sont par l’Esprit Saint : d’où l’odeur suave des reliques et leur puissance miraculeuse ; l’irascible Thècle accepte de garder dans son sanctuaire les tombes de ceux qui ne seraient pas morts, mais vivraient en Dieu […]. On ne doit pas mélanger les vivants et les morts » (Y. Duval, Auprès des saints corps et âmes. L’inhumation ‘ad sanctos’ dans la chrétienté d’Orient et d’Occident du iii e au  e vii siècle, Paris, 1988, p. 130. Le chapitre V de cet ouvrage est consacré au rejet par les saints des morts indignes de leur compagnie.) « Iohannes […], in hac urbe locum praefectorum servans, cuius veritatis atque gravitatis sit novimus » (Dial., IV, 54, 1, vol. 3, p. 178). « Eadem vero nocte qua sepultus est, beatus Faustinus martyr, in cuius ecclesia corpus illius fuerat humatum, custodi suo apparuit, dicens : ‘Vade, et dic episcopo, proiciat hinc foetentes carnes quas hic posuit, quia si non fecerit, die trigesimo ipse morietur.’ Quam visionem custos episcopo timuit confiteri, et rursus admonitus declinavit. Die autem trigesimo eiusdem civitatis episcopus, cum vespertina hora sanus atque incolumis ad lectum redisset, subita morte defunctus est » (Dial., IV, 54, 2, p. 180).

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Deuxième partie

des senteurs des fleurs jetées sur celles-ci, de l’encens brûlé lors de la liturgie… Dans l’espace sacré marqué de la sorte224, il n’y avait nulle place – idéalement au moins – pour des « foetentes carnes225 ». Ainsi, dans ces récits de rejets de cadavres, l’opposition entre le parfum des saints et l’odeur infecte des pécheurs joue à plein, même si seul un terme en est explicité. De fait, le rejet loin des tombes saintes des cadavres malodorants des pécheurs n’appelait aucune explication supplémentaire, car ces récits s’appuient sur des conceptions largement répandues : le péché sent mauvais226, qu’il s’agisse de l’orgueil227, de l’avarice228, de la luxure229, de l’hypocrisie230 et des médisances231, ou même des pensées mauvaises, comparées à l’odeur des latrines232. Par ailleurs, depuis l’Antiquité, la correspondance symbolique entre cadavre et péché revient très fréquemment sous la plume des auteurs chrétiens, chez saint Augustin par exemple233. Le péché constituant une mort, Césaire d’Arles dit que le pécheur est dès son vivant semblable à un « cadavre puant » (« foetens cadaver234 »). Les ‘œuvres de la chair’ rendent l’homme « souillé et fétide » (« pollutumque et fetidum hominem235 »). À cela il faut ajouter que, selon Grégoire le Grand, tout homme est marqué de la putréfaction du péché : « c’est de la putréfaction et avec elle que nous venons en ce monde236 ». La prédication et la littérature exégétique, ascétique ou hagiographique, parlent souvent avec mépris ou ironie du sort attendant les riches à leur mort : 224 225

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Cfr notre chapitre « Espaces odorants et réseaux », infra, p. 353 sq. « Opposed to the liturgical foretaste of heaven’s eternal fragrance was the stench of unredeemed mortality » (S. A. Harvey, « On Holy Stench », p. 91). Derrière les histoires de rejets de cadavres, on lit bien sûr aussi les efforts de certains milieux ecclésiastiques pour maintenir l’interdiction des sépultures dans les sanctuaires : sur les différents moments de cette politique, cfr Y. Duval, Auprès des saints corps et âmes ; B. Effros, Caring for Body and Soul. Burial and the Afterlife in the Merovingian World, University Park (PA), 2002, p. 75 sq. ; C. Treffort, L’Église carolingienne et la mort, Lyon, 1996, p. 131. En fait, les tombes des saints exerçaient un grand pouvoir d’attraction sur les fidèles, entre autres parce que, par leur seule présence, elles ‘purgeaient’ les cimetières des démons qui y rôdaient habituellement (cfr Y. Duval, Auprès des saints corps et âmes, p. 178179). Cfr p. ex. Caesarius Arelatensis, Sermones, 79, 3. Cfr ibid., 233, 5. Cfr ibid., 29, 2 ; Gregorius Magnus, Moralia in Iob, XIV, 65. Cfr Gregorius Magnus, Moralia in Iob, VIII, 22-23 ; XXIV, 15. « Carnalis foetor » : Dial., IV, 38, 4. Jean Climaque, par exemple, non seulement associe « la puanteur de la fornication » aux démons, mais il lui oppose aussi l’incorruptibilité que Dieu aime voir dans les corps des moines (cfr Scala paradisi, 15, 34). Cfr Gregorius Magnus, Moralia in Iob., XV, 5. Cfr Gregorius Magnus, Homiliae in Hiezechielem prophetam I, hom. IX, 23. Cfr Caesarius Arelatensis, Sermones, 45, 3. Citations et références dans T.  Gregory, « Per una fenomenologia del cadavere. Dai mondi dell’immaginario ai paradisi della metafisica », Micrologus, 7 (1999), p. 11-42. Caesarius Arelatensis, Sermones, 190, 1, p. 775. VP, IV, incipit, p. 223. « […] et ab ipsa putredine et cum ipsa in hunc mundum venimus » (Gregorius Magnus, Moralia in Iob, XIII, 50, éd. et trad. A. Bocognano, Paris, 1974, p. 310).

iii  La puanteur du péché

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« aucune différence entre les cadavres des morts, si ce n’est peut-être que les corps des riches, gonflés par les excès, puent plus fortement », écrit Ambroise de Milan237… Quel contraste entre ces corps gras, révélateurs d’une existence dissipée, et les membres décharnés, ‘asséchés’, des ascètes ! Vices et vertus ont ainsi leurs physiologies particulières ; et l’odeur des pécheurs ou des saints n’est pas sans rapport avec la condition physique dans laquelle se sont exercés ces habitus moraux. Conclusion Ayant pris pour point de départ et ligne directrice les mauvaises odeurs, nous constatons une nouvelle fois que l’objet de nos recherches se situe au confluent d’une variété de thématiques. De ce point de vue, la puanteur n’est certainement pas plus anecdotique ou banale que ne l’est l’odeur de sainteté. Nous avons plusieurs fois relevé la proximité et les associations faites entre le mal corporel et le mal spirituel, entre maladies et possessions diaboliques238. Quels que soient le rôle joué par le christianisme dans ce développement et le processus par lequel il a nourri, modifié, ou renouvelé ces représentations239, elles correspondent à celles, plus générales, qui voient dans le corps chrétien « l’exact reflet de l’âme, à l’image de ses vilenies ou au contraire de ses vertus240… »

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« Nulla discretio inter cadavera mortuorum ; nisi forte quod gravius foetent divitum corpora distenta luxurie » (Ambrosius Mediolanensis, Hexaemeron, VI, 51, PL 14, col.  263). Voir aussi Gregorius Magnus, Moralia in Iob, XI, 43. La possession est une maladie : « Les auteurs des procès-verbaux de miracles considèrent les possédés comme des malades à part entière, infectés mentalement et physiquement par Satan. Ils soulignent le fait que l’expulsion du démon s’accompagnent de rejets d’humeurs viciées, sanglantes ou purulentes, accompagnées d’exhalaisons pestilentielles » (M. Rouche, « Haut Moyen Âge occidental », p. 441-442). Par ailleurs, en ce qui concerne les médecins, A. Rousselle ne constate pas de réelle opposition entre les représentants de la tradition médicale classique et ceux de la thérapeutique chrétienne thaumaturgique : « […] les médecins (qu’ils soient de type classique ou non) pensent l’action du remède en termes de puissance agissante, de puissance actuelle » (A. Rousselle, Croire et guérir. La foi en Gaule dans l’Antiquité tardive, Paris, 1990, p. 141). R. Van Dam y voit un résultat, par des voies détournées, de la doctrine de l’Incarnation, selon laquelle le corps humain a été sanctifié, est désormais sacré, et comme tel doit être préservé du péché : « In a roundabout way the Catholic doctrine of Christ’s incarnation reaffirmed the causal links between sins and illnesses and between correct behavior and good health that were so influential in shaping private and public conduct » (R. Van Dam, Saints and their Miracles in Late Antique Gaul, Princeton, 1993, p. 109). Y. Duval, Auprès des saints corps et âmes, p. 169. Au xiiie siècle encore, quand Thomas d’Aquin réfléchit sur les sacrements, il part de la souillure causée par un quelconque péché capital, puis décrit les « immunditia corporales » qu’elle entraîne (cfr H.  Zaremska, « Marginaux », p.  647648).

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Deuxième partie

Au long de ce chapitre, la puanteur du diable et les odeurs nauséabondes des possédés et des pécheurs ont été abondamment attestées. Souvent, les textes les décrivent comme des odeurs excrémentielles. Ainsi, les récits d’exorcismes et de guérisons, de même que ceux relatant la mort de pécheurs, évoquent très clairement des phénomènes de décomposition interne241. La conclusion, positive ou non, de ces maux s’opère généralement par l’expulsion de substances fétides et dégoûtantes par le postérieur, la bouche ou le nez. Puanteur et dégoût ou infection sont ainsi intimement liés, comme le montre l’ambivalence des termes foeteo, foetidus, et foetor. Ces mauvaises odeurs sont donc plus que désagréables : au prix peutêtre d’un anachronisme, on pourrait les définir comme ‘choquantes’, car elles touchent non seulement à la perception sensorielle, mais aussi à la dimension morale et religieuse – ce qui est caractéristique du dégoût242. Aussi avons-nous pu suggérer des rapports avec la notion de souillure telle que la comprend l’anthropologie243. D’autre part, ces odeurs liées aux processus biologiques et à leurs productions étaient perçues comme des odeurs de mort ; or, dans l’Antiquité tardive, la mort était horrible avant tout pour le fait qu’elle représentait la phase ultime d’une série de transformations corporelles incontrôlables, qui menaçaient l’identité de la personne244. La putréfaction interne constituait donc le signe de la dissolution finale, ou au moins de sa menace imminente. Plus encore, les odeurs répugnantes sont le signe évident de la présence diabolique, actuelle (apparition du diable, possession, pathologies…) ou passée  (ces terribles odeurs indiquent alors, et confirment, le départ de l’adversaire). Nous avons aussi vu que les traces nauséabondes laissées par le diable derrière lui sont en quelque sorte sa signature : la Vita Martini parle de

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Le processus digestif lui-même est conçu comme une conséquence du péché : la Regula Magistri (vie siècle), reportant un passage de la Passio Sebastiani, décrit le paradis comme béatitude pour tous les sens mais précise que « la nourriture ne produit ici aucun excrément » (Regula Magistri, 10, 111, éd. et trad. A. de Vogüé, Paris, 1964, vol. 1, p. 443). Au xvie siècle, Martin Luther lui-même associera encore les processus physiologiques internes au péché originel : « L’homme [dans le paradis terrestre] devait manger et boire, et les aliments devaient se transformer dans son corps, mais d’une transformation qui n’était pas repoussante comme elle l’est à présent » (Commentaire au Livre de la Genèse, cit. dans J. Delumeau, Une histoire du paradis, I : Le jardin des délices, Paris, 1992, p. 266). Cfr W. I. Miller, The Anatomy of Disgust, p. 96. On peut se reporter, dans le cadre du Moyen Âge, à J.-J. Vincensini, « Souillure », dans Dictionnaire du Moyen Âge. Dans une perspective plus générale, on se référera à l’influent ouvrage de Mary Douglas, De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, (éd. originale angl. 1966), Paris, 1992. Cfr C. Walker Bynum, The Resurrection of the Body, p. 113. Cette expérience n’est probablement pas le propre d’une seule période : « Me voilà un être fluide qui s’écoule sans cesse, qui perd toujours une partie de son être, et qui n’est jamais rien de précis ni d’arrêté », écrira encore Fénelon (1651-1715) (« Sur le culte intérieur et extérieur », éd. A. Griselle, Revue de philosophie, 4 (1904), p. 42, cit. dans M. Meslin, L’expérience humaine du divin. Fondements d’une anthropologie religieuse, Paris, 1988, p. 322).

iii  La puanteur du péché

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indubia indicia245, et Grégoire de Tours confirme que la puanteur peut être telle, « ut nihil aliud quam diabolus crederetur246 ». On voit donc bien que ces odeurs comportent une fonction cognitive, similaire à celle de l’‘odeur de sainteté’ – il est vrai que, dans un cas au moins, la puanteur peut être telle que la faculté de raisonnement (cogitare) en est paralysée247, ce qui n’empêche pas de percevoir une présence mal identifiable et donc potentiellement mauvaise. Sur un autre plan, les témoignages mettant en lumière des cas de ‘décomposition interne’ et des guérisons par ‘évacuation du mal’ révèlent une dynamique du ‘dedans’ et du ‘dehors’ qui s’étend du corps individuel – celui du possédé ou du malade – au corps collectif : « Ce qu’excrète le corps est rejeté par la société tout entière248 ». Cette constatation rejoint celles de Michel Meslin, que nous nous permettrons de citer plus longuement ici : Les limites entre pur et impur sont d’abord celles même du corps humain : les orifices du corps, et pas forcément pour les raisons que la psychanalyse freudienne croit y déceler, ni à cause de données infantiles et refoulées car névrotiques. Mais parce que par ces orifices s’écoulent des sécrétions qui sont tenues d’autant plus pour impures qu’elles semblent mettre en danger l’intégrité même et la pureté, la santé du corps physique comme du corps social […]. Les frontières du corps humain symbolisent ainsi, à l’échelle de l’individu, les limites du groupe social, dans un certain état culturel249.

Dans les textes que nous étudions, on voit que, si la bonne odeur des saints suscite de nouvelles communautés autour de ceux-ci, la puanteur du diable et du péché est physiquement et moralement repoussante250 : à l’instar des senteurs nauséabondes signalant des maladies contagieuses251, elle provoque rejet et exclusion, et ce jusque dans le mode de sépulture ; et elle manifeste, ou elle cause, une aliénation vis-à-vis de son propre corps, vis-à-vis des autres, comme aussi au sein de la communauté. C’est ce qu’illustre symboliquement – par exemple dans les Vies de Germain d’Auxerre ou de Geneviève de Paris – la suspension dans l’air des possédés, dont l’appartenance à une communauté 245 246 247 248

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Cfr Sulpicius Severus, Vita Martini, 24, 8. VP, XI, 1. Cfr Vita sancti Pachomii, 44 (cfr supra, p. 226). Cl. Gaignebet, M.-Cl. Perier, « L’homme et l’excretum », dans Histoire des mœurs, I, dir. J. Poirier, vol. 1, Paris, 2002, p. 832. Toute cette étude abonde en exemples tirés de cultures différentes. M. Meslin, L’expérience humaine du divin, p. 76. Grégoire le Grand relate la nouvelle consécration d’une église de Rome auparavant occupée par les Ariens. (cfr Dial., III, 30, 1-7) : dans son récit, odeur répugnante des hérétiques et bonne odeur des catholiques se succèdent et s’opposent dans cette église comme s’opposent les deux communautés religieuses (voir infra, p. 435 sq.). Fondement de l’isolement de certains malades, la notion de ‘contagion’ n’était cependant pas admise par les écrivains médicaux de l’Antiquité ; elle était, en revanche, partagée par les traditions populaires et par des écrivains non spécialisés, comme Sénèque, Pline l’Ancien, Plutarque, etc. (cfr M. D. Grmek, « Les vicissitudes des notions d’infection, de contagion et de germe dans la médecine antique », dans Mémoires V. Textes médicaux latins antiques, éd. G. Sabbah, Centre Jean Palerne, Saint-Étienne, 1984, p. 53-70).

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Deuxième partie

sociale et religieuse apparaît incertaine ou ambiguë, et demande à être rétablie par l’intervention du saint ou de la sainte252. Nous avons ainsi rencontré les odeurs détestables de toute une série de figures exclues : pseudo-prophètes errants, hérétiques, pécheurs, moines rebelles et infidèles à leurs monastères, Juifs, responsables de meurtres d’évêques… De ce point de vue, la mention de ces odeurs nauséabondes n’est pas, n’est peut-être jamais ‘gratuite’. Au contraire, elle intervient dans des contextes qu’il faut chercher à reconstituer253 et qui présentent des situations d’intérêt immédiat pour les hagiographes et leur public : conflits sociaux ou politiques, débats doctrinaux, moments de troubles, efforts de reprise en main de la discipline ecclésiastique254… Le cas, souvent cité, de la triste fin d’Arius montre autant la puissance évocatrice des éléments du dégoût que la capacité des auteurs d’adapter un exemplum à des situations changeantes. En somme, la mauvaise odeur permet de reconnaître et de signaler ‘l’autreadversaire’ ou ‘l’autre-dangereux’  – de même que l’odeur suave distingue ‘l’autre-ami’255. Alors seulement, des actions adéquates sont possibles, sur le 252

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La puanteur est signe et cause d’exclusion : « To the ancient Christian mind, ultimately stench was the experience of alienation. Ill-odor estranged people from the body itself and from one another […] Vile smells indicated a wounded body ; but further, stench caused a wounded community, whether social or ecclesial » (S. A. Harvey, « On Holy Stench », p. 101). Cela était aussi vrai, d’une façon plus générale, dans l’Antiquité : « […] olfactory symbolism was used to pass value judgements on different groups of people, especially women, in antiquity » (G. L. Byron, Symbolic blackness, p. 98). « We do not discover the meaning of a certain smell by distinguishing it from other smells […] but by distinguishing contexts within which particular smells have a typical value » (A. Gell, « Magic, Perfume, Dream », in Symbols and Sentiments. Cross-cultural Studies in Symbolism, ed. I. Lewis, London, 1977, p. 27). En lien avec ces observations, notons aussi que « la maladie est presque toujours un élément de désorganisation et de réorganisation sociale ; à ce titre, elle rend souvent plus visibles les articulations essentielles du groupe, les lignes de force et les tensions qui le traversent » (J. Revel, J.-P. Peter, « Le corps. L’homme malade et son histoire », dans Faire de l’histoire. III. Nouveaux objets, dir. J. Le Goff, P. Nora (1ère éd. Paris, 1974), Paris, 1986, p. 230-231). Nous laissons de côté la catégorie que l’on pourrait constituer autour de ‘l’autre-étrange’, car elle ne se définit pas selon les critères essentiellement religieux qui nous intéressent. C’est un fait que l’étranger (‘l’autre-étrange’) a toujours une odeur différente, généralement désagréable. Par exemple, vers 440-450, Salvien de Marseille affirme une différence olfactive-culturelle séparant Romains et Barbares, quand il écrit que les pauvres, plutôt que de souffrir sous le pouvoir inhumain des Romains, préfèrent supporter « l’odeur fétide que dégagent les corps et les habits des Barbares » (Salvianus Massiliensis, De gubernatione Dei, V, 21, éd. et trad. G. Lagarrigue, Paris, 1975, p. 328-329). Un exemple plus tardif du rôle des odeurs dans la perception de ‘l’autre’ est lié à l’ambassadeur byzantin Constantin Manassès, bloqué par une maladie dans l’île de Chypre en 1160 : « [Manassès] considère ses habitants comme des rustres, et ce qu’il raconte de la célébration de l’office lors de la Pentecôte en dit long sur ce qu’il pense des Chypriotes : l’un d’entre eux puait tellement que Manassès n’ayant pu le faire sortir par quelques paroles désobligeantes, finit par le frapper à la figure » (É. Malamut, « Des voyages et de la littérature voyageuse à Byzance : un autre espace, une autre société (ive-xiie siècles) », dans Voyages et voyageurs à Byzance et en Occident du vi e au xi e siècle. Actes du colloque (1994), éd. A. Dierkens, J.-M. Sansterre, Liège, 2000, p.  197). Même dégoût face à ‘l’autre’ dans la Relatio de Legatione

iii  La puanteur du péché

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plan individuel et social. Répétons encore que, même si l’opposition entre odeurs bonne et mauvaise n’est pas toujours explicitée, l’une ne va pas sans l’autre, comme le montre cette brève description de l’œuvre d’évangélisation accomplie par Lambert de Liège : « la puanteur de l’idolâtrie ayant été rejetée, il répandait comme à partir d’aromates l’odeur la plus suave256 ».

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Constantinopolitana de Liutprand de Crémone (v. 920-v. 972), qui traite l’empereur Nicéphore Phokas de « crotté, chèvre-pied, cul-terreux » (ibid., p. 197-198). « Abiecto itaque fetore idolatriae, odorem suavissima quasi ex aromatibus aspargebat » (Vita Landiberti episcopi Traiectensis vetustissima, 10, MGH SRM VI, p. 364).

Chapitre IV

La fragrance des corps saints

Le haut Moyen Âge voit naître et se développer de nouveaux ‘genres littéraires’ en relation avec le culte des saints. Ce sont principalement les récits d’‘inventions’ (inventiones) et ceux de ‘translations’ (translationes) des corps saints. Les documents que nous allons étudier ne nous intéressent pas seulement parce qu’ils relatent des exhalaisons miraculeuses survenues lors de l’exhumation et/ou du déplacement d’un corps saint, c’est-à-dire à d’autres moments que celles abordées jusqu’ici, mais aussi parce que, au cours des siècles, ils ont progressivement constitué une nouvelle catégorie de textes, dotés de caractères propres par rapport aux Vitae et aux Passiones. On a ainsi souligné les liens étroits unissant les récits de translations et des événements concrets, historiquement et géographiquement situés1. Par ailleurs, tout en apparaissant souvent empreints de réalisme et d’actualité2, les épisodes miraculeux y possèdent une importance centrale en tant que témoignages de la gloire céleste du saint3 : la translation d’un corps constitue en effet l’équivalent de la future canonisation4. En somme, nous avons ici affaire à une catégorie de sources distincte, qui suscite de nouvelles interrogations au sujet des exhalaisons prodigieuses que l’on y rencontre. La plus fondamentale concerne précisément le rapport –  ou, au contraire, l’absence de rapport  – entre ces phénomènes et la nature souvent plus directement historique des textes : dans la mesure où nous pouvons replacer ceux-ci dans leurs contextes respectifs, quelles implications cela a-t-il sur l’interprétation de l’odeur des saints ? Le processus de recherche, de découverte, de reconnaissance des corps saints se reflète-t-il sur le plan olfactif ? Le cadre public, quasi liturgique, des translations joue-t-il un rôle dans la perception des effluves extraordinaires ? Comment se présente le rapport entre l’odeur de sainteté et les corps saints retrouvés intacts ?

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Cfr M. Heinzelmann, Translationsberichte und andere Quellen des Reliquienskultes, Turnhout, 1979 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental 33), p. 57-59. À ce propos, il est significatif de noter la permanence dans ces récits d’indices de témoins oculaires : « Augenzeugen- oder Teilnehmerberichte, die bei der endgültigen Niederschrift in der grösseren Rahmen einer Klostergeschichte etc., gestellt werden konnten, gehören zum festen Bestand der Translationsliteratur » (ibid., p. 107). Ibid., p. 65 et 123. Ibid., p. 102. Ibid., p. 80.

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Deuxième partie

C’est un long parcours qu’il nous faudra suivre, car les textes que nous allons étudier doivent être lus sous différents angles, mais nous espérons ainsi rendre justice à leur intérêt. Il pourrait sembler quelque peu artificiel de séparer, comme nous le ferons, inventions et translations : déjà les inventions d’Ambroise de Milan – prototypes de toutes celles qui suivirent en Occident – donnèrent lieu à des translations ; et de fait, la plupart des textes, surtout à partir du viiie siècle, enchaînent l’une à l’autre5. Néanmoins, nous effectuerons cette distinction entre les deux types d’actions parce que, dans le corpus que nous avons constitué, il apparaît que quelques cas d’inventions n’ont pas entraîné de transfert des corps saints ; d’autre part, des questions d’interprétation aussi bien que la clarté de l’exposé justifient que l’on distingue entre l’exhumation liée à une inventio (découverte d’un corps saint généralement inconnu, oublié, ou retrouvé en un lieu auparavant ignoré) et l’exhumation décidée et entreprise dès le départ en vue d’une translation. En revanche, nous regrouperons dans la catégorie des translations tous les déplacements de corps saints, même s’ils ont lieu à l’intérieur de la même église (elevatio vers une place d’honneur). En effet, il n’est pas utile pour notre propos de multiplier les sous-catégories à l’intérieur du corpus. De plus, les titres des textes dans les manuscrits ne sont pas toujours univoques, et l’on y trouve une relative diversité : translatio, elevatio, depositio, adventus, etc.6. Enfin, ce n’est au fond qu’aux viiie-ixe siècles que le genre translatio devient autonome, bien différencié7. Inventiones : le parfum de la découverte et de l’authenticité Comme dans l’ensemble des questions relatives au culte des saints, histoire et littérature des inventiones sont étroitement liées. Ainsi, trois découvertes majeures de reliques furent proclamées par au moins autant de textes, qui en assurèrent l’influence postérieure : la découverte en 326 de la Vraie Croix par sainte Hélène (oraison funèbre d’Ambroise de Milan sur l’empereur Théodose, en 3958) ; l’invention de Gervais et Protais9 par le même Ambroise, en 386 (Lettre

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M. Heinzelmann regroupe aussi dans une vaste catégorie appelée « translation » les miracles produits aussi bien lors de l’invention, de l’exhumation, de l’élévation, que pendant le transfert ou juste après la nouvelle déposition en terre (cfr ibid., p. 63). Cfr M. Heinzelmann, ibid., p. 52-53. L’exhumation et le déplacement de saint Éloi vers une autre sépulture dans la même église sont d’ailleurs appelés honorifica translatio (cfr Vita Eligii episcopi Noviomagensis, II, 48). Cfr M. Heinzelmann, Translationsberichte, p. 89 sq. Éd. O.  Faller, Wien, 1955 (CSEL 73) ; une édition plus ancienne se trouve dans PL 16. Nous n’aborderons pas ce texte, car sa datation tardive et donc son caractère de témoignage indirect le situent à part des textes suivants. De plus, les reliques trouvées par Hélène ne sont évidemment pas des reliques corporelles. Enfin et surtout, nulle fragrance n’y est mentionnée. Elle sera suivie en 397 par celle de Nazaire et de Celse, que racontera vingt-cinq ans plus tard Paulin de Milan dans sa Vita Ambrosii.

iv  La fragrance des corps saints

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22 à sa sœur Marcelline) ; celle, en 415, de saint Étienne (relatée par Lucien, dont le texte fut immédiatement traduit en latin). On notera la proximité chronologique de ces documents, qui s’inscrivent dans l’espace d’une génération, autour de 400 : on peut dire qu’ils marquent le début d’un nouvel âge pour le culte des saints. Événements fondateurs – Les découvertes d’Ambroise de Milan En 386, Ambroise ‘invente’ ses premiers martyrs, Gervais et Protais. Luimême retrace dans une lettre à sa sœur Marcelline le déroulement des événements ; il y résume aussi les homélies tenues lors de la translation et, le jour suivant, lors de la déposition des corps. Sans entrer dans le détail des circonstances et du contexte politique et religieux des faits10, nous nous attacherons aux éléments les plus saillants de son récit. Au moment de la dédicace d’une nouvelle basilique à Milan (probablement sur le site de l’actuelle basilique Saint-Ambroise), le peuple demande que des reliques y soient déposées. Ambroise accepte sous condition : « Je le ferai si je trouve des reliques de martyrs11 ». Aussitôt, il est saisi de « l’ardeur d’une sorte de pressentiment12 ». Il fait creuser par des clercs le sol devant le chancel des saints Félix et Nabor (dans la basilique alors homonyme, actuellement SaintFrançois) ; et là, il trouve des « signes appropriés » (« signa convenientia13 »), que confirme le pouvoir manifesté par les martyrs – encore invisibles – sur des possédés que l’on a fait venir. Des corps sont alors mis au jour : Nous avons trouvé deux hommes d’une merveilleuse stature, comme l’âge antique en produisait. Tous les ossements étaient intacts, il y avait une grande quantité de sang14.

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Qu’il suffise de rappeler que l’on se trouve en plein ‘conflit des basiliques’ entre catholiques et ariens, ceux-ci étant soutenus par l’impératrice Justine. Les motivations d’Ambroise pour exhumer les corps saints et son impulsion de les chercher devant le chancel des saints Félix et Nabor ont été débattues, certains érudits penchant pour une mise en scène, d’autres pour la fondamentale sincérité de l’évêque (cfr A. Rimoldi, « Gervasio e Protasio », BS, 6, col. 298. Une étude approfondie et équilibrée du rapport d’Ambroise aux martyrs se trouve chez E. Dassmann, « Ambrosius und die Märtyrer », Jahrbuch für Antike und Christentum, 18 (1975), p. 49-68. Voir aussi É. Lamirande, Paulin de Milan et la ‘Vita Ambrosii’, Paris - Tournai - Montréal, 1983, p. 135-136 ; H. Savon, Ambroise de Milan (340-397), Paris, 1997, p. 225-226 ; et enfin : A. Rousselle, citée ci-dessous, n. 21). « Faciam, si martyrum reliquias invenero » (Ambrosius Mediolanensis, Epistolae, 22, 1, PL 16, col. 1019). « Statimque subiit veluti cujusdam ardor praesagii » (ibid.). On pourrait aussi traduire « ardor praesagii » par « l’éclair d’une sorte de pressentiment ». Ibid., 2. « Invenimus mirae magnitudinis viros duos, ut prisca aetas ferebat. Ossa omnia integra, sanguinis plurimum » (ibid., col. 1020).

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Deuxième partie

Les corps sont transférés dans la basilique de Fausta pour la nuit et, le lendemain, ils sont emportés et déposés au pied de l’autel15 « dans la basilique que l’on appelle ambrosienne16 » – là même où Ambroise avait prévu d’être inhumé. Durant la translation, un aveugle est guéri17, miracle dont Augustin se souviendra, une quinzaine d’années plus tard18. Les termes en lesquels Ambroise écrit à sa sœur sont relativement vagues et empreints de retenue19 : nous avons vu qu’il parle d’une « sorte de pressentiment » (non d’une « vision » comme le fera Augustin dans les Confessions20, ou d’une « révélation » selon son biographe Paulin de Milan21) ; il ne spécifie pas la nature des « signa convenientia » reconnus sur le lieu de sépulture des martyrs, mais mentionne l’effet de ces derniers sur des possédés. En revanche, la description des corps saints découverts présente des éléments de grande importance. Il s’agit en premier lieu de la taille des corps, dite « merveilleuse » ou « étonnante » : « mirae magnitudine viros duos ». Certes, aux yeux d’un lecteur moderne, l’adjectif mirus employé par Ambroise pourrait qualifier l’ensemble de son récit – d’ailleurs, la dimension du mirum, et donc du miraculum, ne va-t-elle pas souvent de pair avec l’hagiographie ? Par ailleurs, ce lecteur pourrait reconnaître, dans l’allusion à un « temps antique » qui aurait produit des hommes de grande stature, une référence littéraire caractéristique

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Comme le souligne E.  Dassmann, c’est l’occasion de la dédicace de la nouvelle église qui a suscité la découverte des reliques ; d’autre part, le contexte liturgique et eucharistique de ces événements constitue une nouveauté ; enfin, Ambroise veut justement intégrer plus nettement la dévotion aux reliques dans la vie sacramentelle et liturgique de la communauté (cfr E. Dassmann, « Ambrosius und die Märtyrer », p. 54-55). « […] in basilicam, quam appellant Ambrosianam » (Ambrosius Mediolanensis, Epistolae, 22, 2, col. 1020). « Dum transferimus, caecus sanatus est » (ibid.). Augustin vivait à Milan lors de ces événements (cfr Augustinus, Confessiones, IX, 16). « Die näheren Umstände der Auffindung der Gebeine aufgrund einer Ahnung (ardor praesagii), ihrer Bergung und Identifizierung werden von Ambrosius äusserst knapp beschrieben und lassen manche Fragen offen » (E. Dassmann, « Ambrosius und die Märtyrer », p. 55). « Per visum » (Confessiones, IX, 16). « […] sancti martyres Protasius et Gervasius se sacerdoti revelaverunt » (Paulinus Mediolanensis, Vita Ambrosii, 14, éd. M. Pellegrino, Roma, 1961, p. 70). Au sujet de l’authenticité de l’‘inspiration’ d’Ambroise, A. Rousselle défend la sincérité de l’évêque : « Je ne vois pas de raisons de croire qu’Ambroise machina toute l’opération et feignit d’avoir un rêve prémonitoire : il peut fort bien avoir rêvé, et il se peut parfaitement que cela l’ait conduit à localiser dans le sol de sa propre église la présence de deux sépultures » (A. Rousselle, Croire et guérir. La foi en Gaule dans l’Antiquité tardive, Paris, 1990, p. 172-173). En parlant de « rêve », A. Rousselle semble se référer aux textes d’Augustin (« per visum ») et de Paulin (« se… revelaverunt »). Cependant, l’argument sans doute le plus pertinent en faveur de la sincérité d’Ambroise est fourni précisément par sa lettre à Marcelline, puisqu’il n’y mentionne ni rêve, ni vision, ni révélation. Quant aux versions ‘rêveuses’ d’Augustin et de Paulin, notons qu’à partir de 410 au plus tard Paulin se trouve en Afrique, et que c’est là, sur la demande d’Augustin, qu’il rédigera la Vie d’Ambroise : on peut donc supposer que les deux versions sont liées (cfr A. Bastiaensen, « Paulin de Milan et le culte des martyrs chez saint Ambroise », in Ambrosius episcopus. Atti del Congresso di Milano, (1974), ed. G. Lazzati, Milano, 1976, vol. 2, p. 149).

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de la part d’un brillant intellectuel22. En d’autres mots, la description d’Ambroise ne devrait pas être lue à la lettre. Or, en 1871, on ouvrit l’urne abritant les restes de Gervais, Protais et Ambroise, qui avaient été réunis en 835 lors de la reconstruction de la basilique : remplie aux deux tiers d’eau claire, l’urne contenait trois squelettes mesurant respectivement 180 cm, 181 cm, et 163 cm23. Ainsi, cette découverte semble avoir confirmé, d’une part, la stature modeste d’Ambroise – ce que montrait déjà une antique mosaïque de la basilique SaintAmbroise à Milan24 –, d’autre part, la taille des deux autres corps, effectivement assez grande, surtout par rapport à celle d’Ambroise. La description faite par Ambroise à sa sœur était donc vraisemblablement fondée dans la réalité, et cette constatation entraîne à faire deux considérations. Premièrement, sous sa plume, l’adjectif mirus qualifie une expérience personnelle d’un fait réel – l’étonnement face à la taille bien plus élevée des deux corps par rapport à la sienne. Deuxièmement, le lien entre ce qualificatif et la réalité perçue par Ambroise permet de comprendre pourquoi, dans les récits d’inventiones postérieurs – du moins dans ceux que nous lirons dans ce travail –, nous retrouverons certes souvent la dimension du mirum, exprimée à travers les termes dérivés, mais non la description d’autres corps saints « merveilleusement grands » : celle-ci est en effet propre à la découverte faite par Ambroise, le 7 juin 386, près de la Porta Vercellina à Milan. Nous devons donc en conclure que tout ce qui est perçu comme mirum n’est pas nécessairement imaginaire, même dans l’hagiographie ancienne. Le deuxième élément fondamental du récit d’Ambroise, c’est l’état d’intégrité des ossements (« ossa omnia integra »), ainsi que la quantité de sang présente (« sanguinis plurimum »). D’un côté, ces indications suivent immédiatement la description des corps « mirae magnitudinis » : elles sont donc en quelque sorte elles aussi affectées par la dimension du mirum. Et en effet, résumant l’homélie qu’il a adressée au peuple, Ambroise précise : « la tombe est humide de sang25 » ; il s’agirait donc de sang frais26, ce qui est évidemment « étonnant ». D’autre part, prises en elles-mêmes, ces indications apparaissent extrêmement factuelles, dépourvues de toute accentuation de type merveilleux ou miraculeux – en fin de compte, elles n’ont même rien de fondamentalement

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L’association entre grandeur physique et grandeur spirituelle ou politique intervient aussi dans le récit fait par Plutarque de la découverte des restes de Thésée (cfr Thes., 36, 1-9, cit. dans H. Savon, Ambroise de Milan, p. 227, n. 18). Cfr A. Rimoldi, « Gervasio e Protasio », col. 300. Cfr J. Fontaine, La littérature chrétienne, Paris, 1970, p. 65. « Sanguine tumulus madet » (Ambrosius Mediolanensis, Epistolae, 22, 12, col. 1023). H. Savon ne paraît pas tenir compte de cet élément quand il explique les mots « sanguinis plurimum » comme désignant des « traces de sang sur les parois de la sépulture » (Ambroise de Milan, p. 227). Toutefois, on ne peut exclure que, s’adressant à la foule des fidèles, Ambroise ait, en bon orateur, grossi et coloré les traits de sa découverte, alors que, écrivant à Marcelline, il reste discret.

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Deuxième partie

‘surnaturel’27. En revanche, la relation qu’en fera Augustin dans ses Confessions accentue, sur ce point aussi, le caractère miraculeux de la découverte d’Ambroise, puisqu’il parle de « corpora […] per tot annos incorrupta28 ». Les ossa sont devenus corpora, l’adjectif integer est remplacé par incorruptus, et la durée du temps écoulé est soulignée (« per tot annos ») : nous pouvons mesurer la transformation du récit d’Ambroise. Augustin peut bien, en toute bonne foi, avoir lu un authentique miracle dans l’invention d’Ambroise29. Néanmoins, celui-ci semble avoir voulu indiquer des ossements, non des corps bien conservés, car il écrit les avoir fait mettre en ordre avant de les transporter30. Pour sa part, et c’est d’ailleurs curieux, Paulin de Milan ne décrit en rien les reliques de Gervais et Protais, les désignant simplement du terme « corpora31 ». Nous y voyons volontiers un argument e silentio pour confirmer la version d’Ambroise. En tout cas, il faut noter qu’Ambroise ne mentionne aucune suave odeur autour des reliques de ces deux martyrs. Augustin et Paulin maintiennent le même silence. Si l’on considère l’immense influence de l’invention de Gervais et Protais dans le développement du culte des saints en Occident, cette ‘lacune’ est particulièrement remarquable. Ambroise eut encore l’opportunité, deux ans avant sa mort (397), de découvrir un autre couple de martyrs : Nazaire et Celse32. Dans ce cas, c’est son

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Ce terme demanderait d’être mieux défini, surtout par rapport à celui de ‘merveilleux’. Le mot latin supernaturalis ne se répandra dans le langage théologique et philosophique qu’à partir de l’époque carolingienne : cfr O. Boulnois, « Surnaturel », dans Dictionnaire du Moyen Âge, dir. Cl. Gauvard, A. de Libera, M. Zink, Paris, 2002 (coll. « Quadrige » 386). Cela dit, il ne s’agit pas de dénier l’atmosphère ‘surnaturelle’ de la découverte, mais il faut préciser par quels moyens elle se manifeste et comment elle est exprimée dans la narration. Voir aussi la note suivante. Confessiones, IX, 16. Le risque est donc grand d’imposer au récit d’Ambroise une lecture fondée sur les versions (postérieures) d’Augustin ou de Paulin de Milan ; or, nous avons constaté l’existence dans ces textes d’inflexions fort différentes. Sur un plan général, il est évident que plus on aura lu de textes (hagiographiques par exemple) comportant des thèmes ou des expressions semblables, plus ce risque est grand, en particulier lorsque l’on recherche des ‘sources’ ou des ‘modèles’. Dans ce passage des Confessions, Augustin reconnaît avoir jusqu’alors totalement oublié ces événements, et ce « malgré leur importance » (« quae magna oblitus praeterieram ») ; et, expression intéressante pour nous, il avoue encore : « Et pourtant à ce moment, quand s’exhalait ainsi l’odeur de tes parfums, nous ne courions pas après toi » (« et tamen tunc, cum ita fragraret odor unguentorum tuorum, non currebamus post te… » : ibid., éd. M. Skutella, trad. E. Tréhorel, G. Bouisson, 2e éd., Paris, 1992 (BA 14), p. 100-101). Ainsi, rétrospectivement au moins, Augustin relie les faits extraordinaires de Milan au parfum divin de Cant. 1, 3. Sur ce chapitre de sa vie, voir P.  Courcelle, Recherches sur les Confessions de saint Augustin, nouv. éd. augm., Paris, 1968, p. 139-153. « Condivimus integra ad ordinem » (Ambrosius Mediolanensis, Epistolae, 22, 2, col. 1020). Cfr Paulinus Mediolanensis, Vita Ambrosii, 14. Cfr A. Amore, « Nazario e Celso », BS, 9, col.  780-784. Paulin écrit ne rien savoir de Nazaire ni de la date de sa mort : « quando sit passus, usque in hodiernum scire non possumus » (Vita Ambrosii, 32, p. 98). Nous laissons de côté l’invention à Bologne des martyrs Vital et Agricola, car les données dont nous disposons chez Ambroise (cfr Exhortatio virginitatis, I, dans PL 16) et chez Paulin de Milan (Vita Ambrosii, 29) sont, chez le premier, bien vagues, et chez le second,

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ancien diacre et secrétaire Paulin de Milan qui nous livre la relation de l’inventio, dans sa Vita Ambrosii (composée entre 412/413 et 422 sur la demande d’Augustin). La narration comporte deux moments distincts. À cette époque, [Ambroise] exhuma le corps du saint martyr Nazaire, qui était enseveli dans un jardin, en dehors de la ville, et le transféra à la basilique des Apôtres, près de la porte Romaine. Nous avons vu dans le tombeau où reposait le corps du martyr – dont nous ignorons encore aujourd’hui l’époque de la passion – son sang aussi frais que s’il avait été répandu le jour même. Sa tête, coupée par les impies, était intacte et parfaitement conservée, avec les cheveux et la barbe, à tel point qu’elle nous semblait, au moment où elle était exhumée, telle qu’à l’instant où elle fut lavée et disposée dans le tombeau. Et quoi d’étonnant à cela, puisque le Seigneur a promis auparavant dans l’Évangile que ‘nul cheveu de leur tête ne périrait’ (Luc. 21, 18) ? Et nous avons également été remplis d’un parfum si grand qu’il surpassait la suavité de tous les arômes33.

Le récit de Paulin se poursuit avec la découverte d’un second martyr. Aussitôt le corps du martyr [Nazaire] exhumé et déposé sur la litière, nous nous sommes dirigés, avec le saint évêque, vers le saint martyr Celse, déposé dans le même jardin, pour y prier. Nous savons qu’[Ambroise] n’avait jamais auparavant prié en ce lieu. Le fait que le saint évêque allait prier à un endroit où il n’était jamais venu auparavant était le signe de la révélation du corps d’un martyr. Nous avons d’ailleurs appris des gardiens de ce lieu qu’il leur avait été recommandé, par leurs ancêtres, de n’y pas renoncer, de génération en génération, parce que de grands trésors34 s’y trouvaient déposés. Et vraiment, ce sont de grands trésors, ceux que « ni la rouille ni les insectes ne détruisent et que les voleurs ne peuvent déterrer ni dérober  » (cfr Matth. 6, 19-20). En effet, leur gardien est le Christ, et leur

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apparemment erronées (cfr É. Lamirande, Paulin de Milan et la ‘Vita Ambrosii’, p. 138 ; A. Bastiaensen, « Paulin de Milan et le culte des martyrs », p. 148-150). Soulignons d’ailleurs qu’Ambroise ne parle d’exhumation et de translation que pour Agricola. Quant à l’état du corps et à son éventuelle odeur, Ambroise n’en dit rien. On peut toutefois noter qu’il écrit avoir recueilli les ossements d’Agricola « comme une rose au milieu des épines » : « tamquam inter spinas rosam legentes » (Exhortatio virginitatis, I,  7, col.  338) ; les Juifs présents reprennent la métaphore en s’exclamant devant les reliques : « Flores visi sunt in terra (Cant. 2, 12) » (ibid., 8). Si ces images florales ne nous permettent pas de saisir l’apparence réelle du corps saint, elles prennent valeur et signification lorsqu’on les situe dans l’ensemble de cette étude sur l’odeur des saints : nous en avons déjà rencontré des exemples (cfr supra, p. 178-181) et devrons y revenir. « Quo in tempore sancti Nazarii martyris corpus, quod erat in horto positum extra civitatem, levatum ad basilicam apostolorum, quae est in Romana, transtulit. Vidimus autem in sepulcro, in quo iacebat corpus martyris (qui quando sit passus, usque in hodiernum scire non possumus), sanguinem martyris ita recentem, quasi eadem die fuisset effusus. Caput etiam ipsius, quod ab inpiis fuerat abscissum, ita integrum atque incorruptum cum capillis capitis atque barba, ut nobis videretur eodem tempore quo levabatur lotum atque conpositum in sepulcro. Et quid mirum, quandoquidem Dominus hoc in evangelio ante promisit, quod ‘capillus de capite’ eorum ‘non peribit’ ? Etiam odore tanto repleti sumus, ut omnium aromatum vinceret suavitatem » (Paulinus Mediolanensis, Vita Ambrosii, 32, p. 98). Nous avons un peu modifié la traduction de É. Lamirande, Paulin de Milan et la ‘Vita Ambrosii’, p. 58. « Thesauri magni ». Augustin parle de son côté des martyrs Gervais et Protais comme conservés par Dieu dans son « trésor secret » : « in thesauro secreti » (Confessiones, IX, vii, 16, p. 98).

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demeure le palais céleste, eux pour qui vivre a été le Christ et pour qui mourir a été un gain (cfr Phil. 1, 21)35.

Si l’on compare ce récit de Paulin à celui fait de l’invention de Gervais et Protais par Ambroise dans sa Lettre 22, le développement et l’enrichissement de la narration sont évidents36. Paulin a non seulement composé un récit nettement plus long et plus détaillé, il y a aussi incorporé des explications personnelles à partir de citations scripturaires37, et a peut-être même modelé sa composition sur certains hymnes d’Ambroise38, alors que ce dernier, dans sa lettre à Marcelline, avait simplement juxtaposé récit et extraits de ses homélies. Le lieu de l’inventio se trouve cette fois-ci dans un jardin, ce qui, dans le monde romain, n’a rien d’étonnant : les fondateurs de sépulcres, non seulement païens, les entouraient volontiers, selon leurs moyens, d’un hortus, voire de vignes ou de vergers39. Le texte de la Vita Ambrosii indique aussi que le jardin de la sépulture de Nazaire et de Celse est un lieu privé, une propriété familiale. Paulin de Milan ne précise pas de quelle manière Ambroise a pris connaissance du lieu de sépulture de Nazaire : nulle allusion à une « révélation ». Cela pourrait être dû à une arrivée tardive de Paulin, témoin oculaire, sur les lieux ; de fait, il atteste uniquement avoir vu le corps dans le tombeau déjà ouvert. Peu après, en revanche, il est présent lors de la découverte du second corps, celui de Celse ; ici, voyant le comportement d’Ambroise, il comprend, écrira-t-il, que celui-ci a reçu un « signum revelati corporis martyris ». Quand Ambroise avait relaté sa découverte de Gervais et de Protais, il avait écrit que ceux-ci étaient apparus sous la forme de « ossa omnia integra, sanguinis plurimum ». Lorsque Paulin jette son regard dans la tombe à peine 35

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« Quo levato corpore martyris et in lectica conposito, statim ad sanctum Celsum martyrem, qui in eodem horto positus est, cum sancto sacerdote ad orationem perreximus. Numquam tamen illum antea orasse in eodem loco conpertum habemus : sed hoc erat signum revelati corporis martyris, si sanctus sacerdos ad locum, ad quem numquam antea fuerat, oratum isset. Cognovimus tamen a custodibus loci ipsius, quod a parentibus suis illis traditum sit, non discedere de loco illo per omnem generationem et progeniem suorum, eo quod thesauri magni in eodem loco positi essent. Et vere magni thesauri, quos non aerugo neque tinea exterminat, neque fures effodiunt et furantur, quia custos eorum Christus est et locus eorum aula caelestis, quibus ‘Vivere Christus’ fuit, ‘et mori lucrum’ » (Paulinus Mediolanensis, Vita Ambrosii, 33). Traduction à partir de celle d’É. Lamirande, Paulin de Milan et la ‘Vita Ambrosii’. « Ambrosius hat von der Auffindung der Märtyrer Gervasius und Protasius wenig Aufhebens gemacht. […] Auch die übrigen Märtyrerinventionen, die Paulinus und andere Ambrosius zuschreiben, werden von ihm selbst nur zurückhaltend erwähnt oder ganz verschweigen » (E. Dassmann, « Ambrosius und die Märtyrer », p. 57). Au sujet des fonctions des renvois explicites à la Bible dans l’hagiographie, cfr M. Van Uytfanghe, « Le remploi dans l’hagiographie : une ‘loi du genre’ qui étouffe l’originalité ? », Ideologie e pratiche del reimpiego nell’alto medioevo, Settimane di studio, 46 (1998), Spoleto, 1999, p. 373. Cfr A. Bastiaensen, « Paulin de Milan et le culte des martyrs », p. 143-148. Cfr H. Leclercq, « Fleurs », DACL, 5, col. 1693-1699 ; Y. Thomas, « ‘Corpus aut ossa aut cineres’. La chose religieuse et le commerce », Micrologus, 7  (1999), p.  75. À la même époque que son homonyme milanais, Paulin de Nole chante dans ses poèmes le pré fleuri où se trouve le tombeau de saint Félix, p. ex. dans les Carmina 18 et 21.

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ouverte de Nazaire, ce qui le frappe, selon ses mots, c’est que le sang du martyr est « aussi frais que s’il avait été répandu le jour même » : par rapport au laconisme d’Ambroise – relatif, nous l’avons vu –, il y a ici une accentuation du caractère extraordinaire de la découverte. En revanche, si Paulin mentionne bien le « corpus » – que ce terme indique l’ensemble du cadavre ou seulement le tronc par opposition au chef –, il n’en précise pas l’état de conservation. Il précise en revanche que la tête du martyr, « coupée par les impies, était intacte et parfaitement conservée, avec les cheveux et la barbe ». Ainsi, c’est ici la tête qui concentre sur soi et qui manifeste le privilège de l’incorruption corporelle – déjà signifié par la description du sang encore frais40. La place de choix occupée par la tête dans la description est peut-être à relier au fait que, dans l’anthropologie romaine, c’est justement la tête qui garantit l’unité du corps ; ainsi, c’est elle au moins qui doit être proprement inhumée41. Il n’y aurait rien de surprenant à discerner chez Paulin une conception semblable. La description de la découverte se termine par la mention de l’extraordinaire parfum qui remplit le témoin de sa douceur : « odore tanto repleti sumus, ut omnium aromatum vinceret suavitatem ». Quelle valeur attribuer à cette information ? Certes, cette suave odeur vient compléter de manière cohérente la découverte du sang encore frais et celle de la tête parfaitement conservée, et contribue à expliciter la valeur de la découverte : le corps saint n’est pas soumis à la décomposition. Mais il faut remarquer que Paulin a inséré cette phrase sans établir un rapport spécifique et explicite avec ce qui précède ou avec la suite du récit. De plus, contrairement à ce qu’il fait dans d’autres passages, il n’ajoute aucune citation scripturaire en lien avec cet extraordinaire parfum42 : on a le sentiment de se trouver face à un élément dont la présence ne déploie pas tous ses effets dans la narration. On notera par ailleurs que, dans les récits des inventiones effectuées par Ambroise, c’est la première et unique fois qu’est rapporté ce phénomène, et il l’est justement dans la narration la plus longue, celle de Paulin. De Celse, en revanche, nous ne saurons rien : ni de l’état de ses restes mortels, ni de l’éventuelle odeur exhalée à sa tombe. En effet, Paulin se limite à raconter comment il s’est rendu compte qu’Ambroise allait découvrir un nouveau corps saint : « Le fait que le saint évêque allait prier à un endroit où il 40

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A. Angenendt voit dans ce passage de la Vita Ambrosii, avec sa description du martyr, la source de représentations et de formulations qui seront reprises pendant tous les siècles suivants : « Die hier erwähnten Einzelheiten, so das ‘frische Blut’, die Stichworte ‘ganz’ und ‘unverwest’, ferner der Erhalt von Haaren und Bart, sodann der Eindruck von ‘Frische’ und ‘wie soeben beerdigt’, enthalten im wesentlichen bereits jene Vostellungen und sprachlichen Formulierungen, wie sie noch für Jahrhunderte wiederholt werden sollten » (A. Angenendt, « Der ‘ganze’ und ‘unverweste’ Leib – eine Leitidee der Reliquienverehrung », in Aus Archiven und Bibliotheken. Festschrift für Raymund Kottje zum 65. Geburtstag, hrsg. H. Mordek, Frankfurt-am-Main, 1992, p. 34). Cfr Y. Thomas, « ‘Corpus aut ossa aut cineres’ », p. 85. Nous avons vu dans la Première Partie qu’il en aurait eu un grand choix.

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n’était jamais venu auparavant était le signe de la révélation du corps d’un martyr ». On retrouve ici le caractère éminemment subjectif – et certainement assumé comme tel  – du récit du diacre : les événements auxquels il a assisté sont rapportés de son point de vue, celui d’un témoin direct. Cela explique pourquoi il ne décrit pas le corps de Celse. On notera que Paulin ne parle pas non plus de l’exhumation du martyr : il se contente d’affirmer, sur le témoignage d’Ambroise, puis sur celui des gardiens, que le martyr est bien enseveli en ce lieu précis. Ce ne sera effectivement qu’au xe siècle que Celse sera transféré ailleurs43. Par conséquent, Paulin n’était évidemment pas en mesure d’en donner la description, et il ne l’a pas fait. Nous devons donc lui reconnaître le mérite de cette discrétion, qui nous incite à lire avec plus d’attention l’ensemble de son récit des inventiones44 d’Ambroise. – La Revelatio sancti Stephani Une constante des récits d’inventions de corps saints consiste, comme nous l’avons vu, dans la part de l’oubli ou de l’ignorance, qui concerne souvent la localisation exacte des reliques. Dieu, le saint, voire d’autres personnages inspirés, doivent alors intervenir, ce qui explique le terme de « révélation » qui apparaît fréquemment dans cette littérature. C’est grâce à une de ces « révélations » que le culte du premier martyr, Étienne – que l’on discerne déjà dans des sermons patristiques du ive siècle, et qui sera universellement diffusé pendant le Moyen Âge –, reçut une impulsion décisive en 415, année de la découverte de son corps à Caphar-Gamala, village situé à une trentaine de milles de Jérusalem45. Les prestigieuses reliques furent ensuite déposées dans l’église Sainte-Sion de Jérusalem46. Le récit des événements a été écrit par l’auteur même de l’invention, Lucien, un prêtre du lieu. Sa relation suscita un écho extraordinaire jusqu’en Occident, grâce au fait que ce texte fut immédiatement traduit du grec en latin, à Jérusalem même, par Avit de Braga47 ; ce dernier pria ensuite son jeune compatriote Orose de l’emporter

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Cfr A. Amore, « Nazario e Celso », col. 780. Voir aussi A. Bastiaensen, « Paulin de Milan et le culte des martyrs », p. 145-146. Il est assez stérile de prendre prétexte des éléments miraculeux du récit pour caractériser Paulin et la valeur de son témoignage, comme le fait É. Lamirande à propos de la découverte de Nazaire : « Paulin affirme avoir vu lui-même la dépouille bien conservée, le sang encore frais, la tête coupée avec la barbe et les cheveux intacts. Mais il ne s’étonne de rien…[…] Il signale même le plus suave des parfums, un lieu commun de l’hagiographie » (Paulin de Milan et la ‘Vita Ambrosii’, p. 139). Nous soulignons des expressions dont l’ironie met en lumière la mentalité de l’érudit moderne plus que celle de l’hagiographe ancien. Cfr G. D. Gordini, « Stefano, protomartire », BS, 11, col. 1380. En 439, une nouvelle translation les amènera dans un martyrium construit sur le lieu de la lapidation d’Étienne et solennellement inauguré (cfr ibid., col. 1381). Sur Avit, voir A. Lambert, « Avit de Braga », DHGE, 5, col. 1201-1202. Des traductions en syriaque, en copte et en d’autres langues contribuèrent aussi à la diffusion du récit (cfr G. D. Gordini, « Stefano, protomartire », col. 1380).

iv  La fragrance des corps saints

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en Espagne avec quelques reliques de saint Étienne48. Dans son édition critique de la Revelatio sancti Stephani, S. Vanderlinden présente en regard deux recensions : l’une (A) « représente certainement le texte d’Avit emporté par Orose49 » ; l’autre (B) « remonte indépendamment de A à un original grec » et pourrait représenter « la version officielle de la lettre de Lucien, faite par ordre de l’évêque Jean50 ». Les circonstances qui amenèrent Lucien à découvrir la sépulture du protomartyr sont extraordinaires. Tout commence par des visions, que le prêtre raconte avoir reçues de Gamaliel – le maître de saint Paul51. Gamaliel lui révèle la sépulture d’Étienne afin qu’on lui rende honneur et que, ajoute Lucien, « par notre entremise, Dieu ouvre, avec son Christ et l’Esprit saint, la porte de sa clémence en ce monde. En effet, ce siècle se trouve en danger à cause des nombreux péchés qui s’y font chaque jour52 ». Gamaliel ajoutait que le tombeau contenait aussi son propre corps, celui de son fils ainsi que celui du Nicodème de l’évangile53. Lucien avertit Jean, l’évêque de Jérusalem, tandis qu’un moine reçoit indépendamment une révélation identique de la sépulture d’Étienne. Finalement, trois cercueils sont mis au jour. Lucien fait appeler l’évêque Jean, qui arrive sur les lieux accompagné de deux collègues. Voici la suite du récit dans la recension A établie par S. Vanderlinden : Comme ils ouvraient le cercueil du seigneur Étienne, aussitôt un grand parfum en sortit de sorte qu’il remplissait tout ce lieu. Après une oraison faite par tous les évêques et tous les frères qui étaient présents avec eux, de nombreux miracles, de guérison et autres, furent effectués dans le peuple. Puis embrassant les reliques, ils refermèrent la sépulture. Et après quelques jours, ils transportèrent le saint corps d’Étienne vers la ville [Jérusalem], le sept des calendes de janvier54.

Le texte de la recension B est le suivant :

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Ces reliques furent distribuées en Afrique, puis à Minorque, mais ne parvirent pas jusqu’en péninsule Ibérique. S. Vanderlinden, « ‘Revelatio sancti Stephani’ », Revue des études byzantines, 4 (1946), p. 186. Ibid. Cependant, A. Lambert avance que « la version latine d’Avit – avec deux ou trois additions de celui-ci – est aujourd’hui le seul représentant (texte A) du texte primitif de la Revelatio de Lucien. […] Le texte (B) […] a été remanié » (« Avit de Braga », col. 1201). L’édition publiée dans PL 41 mêle des éléments des deux recensions. Cfr Act. 22, 3. « […] ut per nos aperiat Deus et Christus eius et Spiritus Sanctus ostium clementiae suae in hoc mundo. Periclitatur enim saeculum ex multis casibus qui fiunt in eo cotidie » (Revelatio sancti Stephani, A, 7-8, éd. S. Vanderlinden, « ‘Revelatio sancti Stephani’ », p. 194). Cfr Ioh. 3, 1 sq. ; 7, 50 ; 19, 39. « Qui aperientes domni Stephani thecam statim odor magnus exiit ut repleret omnem locum illum. Oratione facta ab omnibus episcopis omnibusque fratribus qui cum his aderant, signa salutis multorum et diversa in populo facta sunt. Et osculantes reliquias iterum clauserunt [locum]. Et post paucos dies transtulerunt sanctum corpus Stephani in civitatem, VIIo Kalendas Ianuarias » (Revelatio sancti Stephani, A, 45-46, p. 214).

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Mais comme nous étions parvenus en bas, nous avons découvert la sépulture de saint Étienne […]. Et aussitôt un tremblement de terre se produisit, et une odeur d’une douceur et d’un parfum tels en sortit que nul homme ne se souvient d’en avoir perçue de semblable, au point que nous estimions avoir été établis dans la beauté du paradis. Or, une foule de gens se trouvait avec nous, parmi lesquels il y avait de nombreux malades souffrant de diverses maladies. Et en cette heure même, par suite de son suave parfum, soixante-treize créatures furent ensuite guéries. […]. Et ainsi, avec des psaumes et des hymnes, ils transportèrent les reliques du bienheureux Étienne jusque dans la sainte église de Sion, là où il avait été ordonné archidiacre, nous laissant de petits morceaux des membres du saint, ou plutôt de très grandes reliques, avec de la poussière où toute sa chair avait été consumée55.

Nous n’entrerons pas dans le détail de ces deux différentes recensions. Soulignons seulement que le rapport de A avec la traduction faite par Avit de Braga du texte original est le mieux assuré. Une comparaison sommaire montre dès l’abord que la narration de A est la plus brève ; elle comporte néanmoins quelques éléments d’importance : le parfum sortant du tombeau, la récitation de prières, les miracles opérés parmi les fidèles. La recension B est non seulement plus longue, elle comprend un signe merveilleux supplémentaire (le tremblement de terre) ; en outre, la description de la suave odeur comme des malades miraculeusement guéris y est beaucoup plus détaillée qu’en A ; nous apprenons même que ces miraculés étaient au nombre de soixante-treize. Enfin, dans cette recension, l’auteur (Lucien) décrit les reliques du saint qu’il a été autorisé à conserver. Les événements extraordinaires ponctuent donc le récit  de la revelatio : visions, tremblement de terre, parfum suave, et guérisons nombreuses. Les uns constituent des signes annonciateurs de la découverte ; les autres confirment la valeur de celle-ci et l’authentifient. Le suave parfum compte parmi ces derniers. Selon A, l’odeur sortant de la tombe est intense au point d’emplir le lieu. Comme nous l’avons mentionné, B est plus prolixe : dans cette seconde recension, l’odeur suit immédiatement un « terrae motum » ; elle se caractérise par sa douceur et par son abondance, jusque-là inconnues. Il est donc logique pour Lucien et les présents de se croire transportés au milieu des charmes du paradis. Mais cette merveilleuse odeur confirme bientôt son origine céleste en produisant un autre effet, encore plus spectaculaire et bien concret : la guérison 55

« Cum autem pervenissemus deorsum, invenimus locum Sancti Stephani […]. Et statim terrae motus factus est et tanta suavitas et fraglantia odoris inde egressa est quantam nullus hominum sensisse se meminit, ita ut putaremus nos in amoenitate paradisi esse positos. Multitudo namque populi aderat nobiscum, inter quos plurimi erant infirmi variis languoribus. Et ipsa hora mox de odore suavitatis eius septuaginta et tres animae sunt curatae […]. Et ita cum psalmis et hymnis asportaverunt reliquias beati Stephani in sanctam ecclesiam Sion, ubi et archidiaconus fuerat ordinatus, relinquentes nobis de membris sancti parvos articulos, immo maximas reliquias cum pulvere ubi omnis eius caro absumpta est » (Revelatio sancti Stephani, B, 44-48, p. 215-217).

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de plusieurs dizaines de malades. L’odeur de sainteté manifeste ainsi une étonnante vertu thérapeutique. En dépit de ces prodiges, nous n’apprenons rien de miraculeux au sujet du corps même du proto-martyr : le texte signale simplement les « reliquias » (A  +  B), le « sanctum corpus » (A) ; selon B, l’évêque laisse à Lucien quelques « petits morceaux » (« de membris sancti parvos articulos »). Dans cette deuxième recension, il est par ailleurs indiqué que toute la chair du martyr a été « consumée », absorbée par la terre (« omnis ejus caro absumpta est ») : on comprend que seuls les ossements ont été retrouvés. Par conséquent, il n’est pas question, en A comme en B, d’une conservation parfaite du corps, même si mention est faite d’une extraordinaire odeur. Au-delà de la question de la vérité historique factuelle du récit56, ces différents éléments (signes surnaturels et évidente décomposition naturelle du corps) mettent en lumière que le grand protagoniste de cette invention n’est pas tant saint Étienne que Dieu, qui désire ouvrir, comme le rapporte Lucien, « la porte de sa clémence en ce monde, qui est en danger à cause des nombreux péchés qui y sont commis chaque jour ». C’est la proximité divine que les présents expérimentent à l’ouverture de la tombe : « nous estimions avoir été établis dans la beauté du paradis ». Ultérieur signe du déversement sur la terre de la clémence divine, une pluie abondante met fin à une grave sécheresse57. Au moment où Avit de Braga confie sa traduction de la Revelatio à Orose, il y joint une lettre, qu’il a rédigée à l’intention de son évêque, Balconius, ainsi que du clergé et des fidèles de l’église de Braga. Les deux écrits doivent en quelque sorte garantir l’authenticité des reliques de saint Étienne obtenues de Lucien58. Il vaut la peine de confronter la lettre d’Avit au texte de la Revelatio. Un premier point mis en relief par cette lettre, c’est que « le premier martyr Étienne a daigné se révéler et se manifester de la manière la plus claire par des signes et des miracles consécutifs59 ». Est ainsi confirmé le terme de revelatio, utilisé dès les premières lignes du texte de Lucien60 et mis en évidence dans son 56

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« […] La narrazione lascia molto perplessi sia sul suo contenuto, sia sulla genuinità delle reliquie » (G.  D. Gordini, « Stefano, protomartire » col.  1380). « Il prete Luciano ha forse voluto drammatizzare una reale fortunata invenzione del corpo del protomartire ? Può anche essere ; ma le perplessità dei critici moderni su questa narrazione rimangono assai copiose » (ibid., col. 1381). Cfr Revelatio sancti Stephani, A, 50. Cette expérience de la miséricorde de Dieu est aussi soulignée par P. Brown, Le culte des saints. Son essor et sa fonction dans la chrétienté latine, Paris, 1984, p.  119-120. C’est d’ailleurs le monde entier qui souffre d’une sécheresse spirituelle, comme l’avait dit dans une vision Gamaliel à Lucien : « Est-ce que tu ne vois pas quelle sécheresse et quelle tribulation il y a dans le monde entier ? » : « Numquid non vides quanta siccitas est et tribulatio in toto mundo ? » (Revelatio sancti Stephani, B, 26, p. 207). Cfr Epistula Aviti, 7 et 9, éd. S. Vanderlinden, « ‘Revelatio sancti Stephani’ ». « […] primus martyr Stephanus se revelare et manifestare signis et virtutibus evidentissime consequentibus dignaretur » (ibid., 5, p. 188-189). « Quae apparuit meae pusillitati a Deo ter de revelatione reliquiarum beati et gloriosi protomartyris Stephani… » (Revelatio sancti Stephani, A, 2, p. 190). « Revelationem quae mihi ostensa est… » (Revelatio sancti Stephani, B, 2, p. 191).

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intitulé. Ce qui, en revanche, est propre à Avit, c’est l’attribution à Étienne luimême de l’initiative de la revelatio : si Lucien introduit son récit en parlant dès le début d’une « révélation », il n’en explicite pas l’auteur ou la source. Un second point intéressant concerne les reliques reçues de Lucien : […] je vous envoie, à travers mon saint fils et collègue dans la prêtrise Orose, des reliques du corps du bienheureux Étienne, le premier martyr, c’est-à-dire de la poussière de sa chair et de ses nerfs et, ce que l’on doit croire fermement et certainement, des ossements entiers et – en raison de son évidente sainteté – rendus huileux par des drogues ou parfums inhabituels61.

Nous retrouvons ici les deux types de reliques que Lucien disait avoir pu conserver : « de petits morceaux des membres du saint […] avec de la poussière où toute sa chair avait été consumée ». Les « ossa solida » mentionnés par Avit ne sont évidemment que de petits ossements –  il ne faut pas perdre de vue que Lucien a dû s’en réserver les plus ‘beaux’, quoique tout petits selon la recension B vue plus haut – ; par ailleurs, « solida » peut signifier qu’ils sont entiers – quoique petits –, mais aussi qu’ils sont « solides » par opposition à « la poussière de la chair et des nerfs » du corps saint. La fin de cette description constitue vraisemblablement une allusion à la coutume ancienne de répandre huiles et parfums sur les morts62. Le texte n’est pas aussi clair que nous le voudrions et se prête à diverses considérations. En premier lieu, Avit semble vouloir dire que l’aspersion de parfums sur le corps d’Étienne a été motivée « manifesta sui sanctitate » : il s’agirait d’une marque d’honneur qui a été rendue à sa sainteté. Ce geste a pu être effectué au moment de son ensevelissement : lors de sa première apparition, Gamaliel raconte à Lucien qu’il avait fait suivre les rites funéraires de rigueur63. Dans ce cas, on pourrait voir un lien entre les parfums ayant imprégné les restes du martyr et la suave odeur qui s’échappe de sa tombe au moment de son ouverture64. Autre hypothèse : l’aspersion a pu être faite lors de l’exhumation et de la translation.

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« […] misi vobis per sanctum filium et compresbyterum meum Orosium reliquias de corpore beati Stephani primi martyris, hoc est pulverem carnis atque nervorum et, quod fidelius certiusque credendum est, ossa solida atque manifesta sui sanctitate novis pigmentis vel odoribus pinguiora » (Epistula Aviti,  8, p.  189). La traduction de l’adjectif « novis » contraint à choisir parmi des acceptions assez différentes du mot : nous avons opté pour celle qui pouvait refléter le caractère inhabituel, aux yeux de l’occidental Avit, des onguents imprégnant les reliques. Sur la base de ce texte, on ne peut toutefois exclure qu’Avit ait à l’esprit une causalité miraculeuse. Dans cette hypothèse, l’adjectif novus serait à prendre dans un sens encore plus fort (« étrange », comme quelque chose d’inconnu), et l’expression « manifesta sui sanctitate » indiquerait la cause de l’apparence huileuse et parfumée des ossements. Cfr Revelatio sancti Stephani, A, 11 ; B, 11. Le récit des Actes des apôtres se terminait déjà par la mention de rites funèbres : « Des hommes pieux ensevelirent Étienne et firent sur lui de belles funérailles » (Act. 8, 2). On a peut-être ici le premier indice d’une vénération pour le proto-martyr (cfr G. D. Gordini, « Stefano, protomartire », col. 1382). Des cas similaires sont attestés pour des délais encore plus longs que les presque quatre siècles séparant la mort d’Étienne et la découverte de ses restes (cfr supra, p. 138 sq.). La possibilité

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La mention par Avit des « ossa solida […] novis pigmentis vel odoribus pinguiora » constitue donc une information précieuse, que la Revelatio sancti Stephani ne contient pas. Nous nous trouvons ainsi face à la rare opportunité de pouvoir ‘croiser’ un double témoignage, contemporain et différent, sur une question précise : la nature de l’odeur d’un corps saint. – La diffusion des inventiones d’Ambroise et de Lucien Les récits des inventions de reliques effectuées par Ambroise et par Lucien ont connu une large diffusion, mais pour des raisons en partie différentes. En ce qui concerne Ambroise, il s’agissait d’une personnalité et d’un écrivain illustre : que les écrits relatant ses inventions aient été de sa main ou de celle de son biographe Paulin, tous ont bénéficié de son aura. Lucien, en revanche, n’était au fond qu’un modeste ‘curé de campagne’, mais le martyr qu’il découvrit était de loin le plus fameux : « primus martyr ». Par ailleurs, s’il eut la bonne fortune de voir son récit rapidement traduit en latin, puis en d’autres langues, le fait qu’il l’ait rédigé en grec – langage dont l’emploi n’était pas encore limité, si l’on ose dire, à l’Orient – n’a pas peu contribué à sa popularité. Or celle-ci ne va pas sans un paradoxe. On notera d’abord que, comme la découverte par Ambroise des saints Gervais et Protais, la révélation de saint Étienne advient sur fond de conflit ouvert : il ne s’agit plus ici d’arianisme, mais de la doctrine de Pélage, combattue en particulier par Augustin et l’épiscopat africain65. La découverte du proto-martyr a lieu pendant que se déroule non loin de là, à Diospolis, un concile provincial de Palestine qui va disculper Pélage – au grand dam des évêques d’Afrique66. La coïncidence chronologique de l’inventio et de ce concile n’est-elle que fortuite ? On peut se le demander, si l’on songe que précisément l’invention de Gervais et Protais marqua la victoire définitive d’Ambroise dans le conflit qui l’opposait aux ariens de la cour impériale – les ariens avaient d’ailleurs contesté l’authenticité de la découverte67. Quoi qu’il en soit, le fait paradoxal dans la découverte des reliques de saint Étienne, c’est qu’elles font l’unanimité autour d’elles. En effet, l’évêque Jean de Jérusalem était un des défenseurs de Pélage – qui était lui aussi présent. En revanche, Avit de Braga et Orose soutenaient la position anti-pélagienne ; on sait qu’Orose, présent au concile, avait été personnellement attaqué par l’évêque de Jérusalem. Or les deux parties, opposants et défenseurs de Pélage, reconnaissent l’authenticité des reliques, et en demandent ou en diffusent la relation. Même Augustin ne mettra pas en cause ces reliques sous prétexte qu’elles auraient été reconnues par un de ses adversaires. On peut donc supposer que,

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matérielle d’une exhalaison après tant de temps n’explique évidemment pas ses effets sur les présents. Cfr P. Brown, La vie de saint Augustin, nouv. éd. augm., Paris, 2001, p. 447-494. Cfr H.-I. Marrou, L’Église de l’Antiquité tardive (303-604), p. 199. Cfr Ambrosius Mediolanensis, Epistolae, 22, 16.

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par-delà les désaccords portant sur la doctrine de Pélage, opposants et défenseurs de ce dernier partageaient une conception commune de la possibilité de la présence divine et de ses manifestations dans certains personnages, comme Pélage lui-même l’écrivait : « Quelque chose de céleste resplendit ici dans un corps humain. Je crois qu’en certains hommes Dieu habite68 ». Il est d’ailleurs symptomatique que la lettre contenant ces mots ait longtemps été faussement attribuée à Jérôme ou à Sulpice Sévère, ou encore à d’autres écrivains catholiques69. La notoriété acquise par les découvertes d’Ambroise et de Lucien, ainsi que par leurs récits, en fit un ‘horizon de référence’ incontournable pour la littérature successive70 ; leurs divers éléments (inspiration divine, signes célestes, corps intact, guérisons, etc.) devinrent typiques des inventiones – sans nécessairement être intégralement présents dans chaque texte71. Il faut souligner que le succès de ces récits s’explique non seulement par la rapide circulation des textes mais aussi par celle des reliques : Ambroise et Lucien ont distribué généreusement des reliques qu’ils ont découvertes – en général, des reliques de contact, et nous en suivons la diffusion en Italie, en Afrique, en Espagne, en Gaule, en Orient72. Découvertes de corps saints entre vi e et viii e siècles – Une découverte fortuite en péninsule Ibérique Toutes les découvertes de corps saints ne sont pas l’effet de révélations : c’est ce que montre un récit extrait des Vies des saints Pères de Mérida, rédigées au début ou vers le milieu du viie siècle. Il s’agit d’un chapitre dédié à un moine du monastère de Cauliana (près de Mérida), mort saintement après s’être converti d’une vie de glouton. Or, poursuit le texte, quinze ans après la mort du moine, le fleuve Guadiana déborda de son lit, inonda et détruisit bien des bâtiments dans les villages des alentours ; même des cellules du monastère furent jetées à bas. Alors que les moines voulaient les restaurer, il arriva que, tandis qu’ils édifiaient des fondations sur la cellule où le moine susdit gisait, ils mirent à découvert son 68 69

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Pelagius, Epistula ad Claudiam de virginitate, 12, PLS 1, col. 1105. Sur ce passage, cfr G. de Plinval, Pélage. Ses écrits, sa vie et sa réforme, Lausanne, 1943, p. 202205. « Besonders geprägt von der Kraft literarischer Tradition sind die Auffindungsberichte mit einem Arsenal von vorgegebenen archetypischen Modellen, das heisst hagiologischen Grundsituationen, die schon im 5. Jahrhundert in der Revelatio corporis s.  Stephani voll ausgebildet waren » (M. Heinzelmann, Translationsberichte, p. 104 ; voir aussi p. 78-79). L’influence exercée par la Revelatio sancti Stephani se manifeste également par la reprise de son titre dans d’autres sources (cfr ibid., p. 79, n. 149). On se référera aux articles consacrés par la Bibliotheca Sanctorum aux différents saints ainsi retrouvés. Quelques textes célèbres documentent cette diffusion : Victricius Rotomagensis, De laude sanctorum ; Augustinus, De civitate Dei, XXII ; Gregorius Turonensis, GM 46.

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sépulcre. Et peu après un parfum de nectar en jaillit. Quant à lui, il fut trouvé intact et inaltéré, comme s’il avait été inhumé à cette heure même, en sorte qu’on ne distinguait en nul endroit que ses vêtements ou ses cheveux fussent détériorés73.

Si nous retrouvons des éléments vus dans d’autres textes – l’odeur merveilleuse et la parfaite conservation du corps ainsi que des vêtements –, ce bref passage se distingue sur d’autres points. En premier lieu, il n’y a dans ce récit nulle attente d’une ‘invention’. Il semble même que les moines ne se souvenaient plus de la présence d’une tombe à l’endroit où ils travaillaient74. En tout cas, il est évident que les circonstances de la découverte sont fortuites et dues uniquement aux dégâts causés par l’inondation du fleuve. Le deuxième aspect particulier réside dans le contraste entre l’inondation destructrice du fleuve et la parfaite préservation du corps mis au jour. Comme nous le verrons encore75, l’élément liquide est à l’opposé de la nature des corps saints, et ceux-ci sont étonnamment capables de résister à son pouvoir corrupteur, à tel point que, dans cet exemple, du parfum suave semble se dégager du saint moine de Mérida76. C’est pourquoi, sous les ruines des cellules abattues par les eaux en crue, ce dernier apparaît symboliquement, mais aussi sensiblement, comme signe de stabilité et de permanence pour la communauté77. – Inventiones dans la Gaule du vie siècle Si l’on se penche sur le cas de la Gaule, on observe que les découvertes de corps saints, encore exceptionnelles au ve siècle, s’y multiplièrent au vie siècle : quatorze en sont explicitement attestées78. Aux martyrs, qui furent les premiers saints ‘inventés’, se sont ajoutés des représentants d’autres catégories : évêques, 73

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« Quas dum monachi restaurare voluissent, contigit ut, dum fundamenta construunt in cellula qua supradictus iacebat, ipsum sepulcrum aperirent. Sed mox inde nectareus odor erupit. Ipse vero integer et incorruptus reppertus est, ac si ora eadem fuisset humatus, ut nec vestimenta eius nec capilli ex aliqua parte cernerentur fuisse corrupti » (Vitas s. Patrum Emeretensium, II, lignes 100-105, éd. A. Maya Sanchez, Turnhout, 1992 (CCSL 116), p. 20). Dans l’hypothèse contraire, le souvenir du mort était encore vivant dans la communauté, mais peut-être les moines n’imaginaient-ils pas que les pénitences accomplies par leur confrère et son trépas édifiant avaient suffi à racheter sa gloutonnerie passée et à le compter parmi les saints. Cfr infra, p. 274-275 et p. 297-299. Le texte n’est pas aussi explicite : la mention du parfum et celle de la parfaite conservation du corps sont juxtaposées plutôt que coordonnées. Le « nectareus odor » pourrait donc constituer un signe divin plutôt qu’un indice de la conservation du corps. Il n’en est pas moins remarquable que, après une telle découverte, le texte ne fasse aucune mention d’un déplacement du corps vers un lieu plus honorable ; il ne semble même avoir été l’objet d’aucune attention particulière. Ici aussi, l’exemplarité de ce moine tenait probablement avant tout au salut que lui avaient obtenu ses pénitences après une vie dissipée – il n’avait pas joué de rôle fondateur, n’avait apparemment occupé aucune charge dans le monastère, et est même resté anonyme. Cfr Br. Beaujard, Le culte des saints en Gaule. Les premiers temps, d’Hilaire de Poitiers à la fin du vi e siècle, Paris, 2000, p. 243.

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prêtres, vierges, dont les noms ne sont pas toujours connus, mais dont la découverte semble généralement accompagnée, avant ou après, d’une révélation surnaturelle. Celle-ci consiste souvent en songes et visions, mais parfois aussi en d’autres signes perceptibles par les sens. Parmi ces derniers, on note quelques cas d’exhalaisons extraordinaires, auxquels nous nous limiterons dans ces pages. Ils sont attestés d’abord par Grégoire de Tours. Dans son livre à la gloire des confesseurs, Grégoire raconte les circonstances dans lesquelles Valerius, premier évêque de Saint-Lizier (Ariège), « se révéla79 ». Il en était besoin, car sa tombe, bien que signalée dans le passé par un oratoire, était tombée dans l’oubli. Un des successeurs de Valerius, Théodore (attesté en 54980), fit d’abord construire une « magnam basilicam », puis se mit à chercher la tombe du fondateur de l’église de Saint-Lizier. Ayant alors trouvé deux tombes, il rassembla le clergé pour célébrer des vigiles et prier le saint d’indiquer laquelle était sa sépulture, ce qui advint quand, de deux fioles de vin placées sur les tombeaux, une fut trouvée débordante de Falerne : Valerius s’était ainsi identifié. Voici la suite du texte : Mais désirant encore savoir plus clairement [que c’était son tombeau], il [= Théodore] découvrit le monument et, ayant enlevé le couvercle, il trouva le vénérable corps complètement préservé : ses cheveux n’étaient pas tombés, sa barbe pas amoindrie, et on ne voyait rien de gâté ou de hideux dans sa peau ; en revanche, tout était intact, comme s’il avait été tout récemment enterré, et une odeur d’une si grande douceur se dégageait du tombeau que l’on ne doutait pas qu’en ce lieu reposât un ami de Dieu81.

Par la suite, de nombreux miracles apportèrent une ultérieure confirmation à cette identification. Dans ce récit, la parfaite conservation du corps est accompagnée de l’odor suavitatis : l’association de ces deux éléments paraît logique, puisque le corps de l’évêque Valerius, étant intact, ne peut pas sentir mauvais. Nous verrons toutefois des textes où un seul de ces éléments est mentionné82. Notons aussi que, dans la phrase suivant immédiatement le passage transcrit, Grégoire signale que Valerius reposait sur une couche de feuilles de laurier83 : serait-ce donc la cause de la suave odeur ? Si nous, lecteurs du xxie siècle, nous posons assez spontanément cette question, elle n’en risque pas moins de rester sans réponse,

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« […] se revelavit » (GC, 83, p. 351). Cfr Br. Beaujard, Le culte des saints, p. 244. « Sed evidentius adhuc scire cupiens, detegit monumentum, amotoque operturio, repperit venerabile corpus valde integrum, de quo non caesaries decidua, non barba fuerat diminuta, neque aliquid in cute corruptum aspiciebatur aut tetrum ; sed erant omnia inlaesa, ac si nuper fuissent recondita, tantusque odor suavitatis flagrabat a tumulo, ut non dubitaretur, ibique quiescere Dei amicum » (GC, 83, p. 352). Nous en avons déjà constaté des cas : Paulinus Mediolanensis, Vita Ambrosii, 32 ; Revelatio sancti Stephani, 8. « Lauri etiam folia sub se habebat strata » (GC, 83, p. 352).

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et surtout de manquer de pertinence. En effet, il est indispensable d’étudier la mention de l’odeur dans le cadre de l’ensemble du récit. On observe alors qu’elle n’apparaît qu’à la suite d’événements miraculeux : multiplication de vin et corps retrouvé intact – que suivront d’autres miracles. De plus, Grégoire présente lui-même la signification de l’odeur suave : elle donne la garantie que le tombeau abrite un « Dei amicum ». En conclusion, l’odeur pourrait, certes, fort bien émaner des feuilles de laurier trouvées sous le corps saint, mais, dans l’esprit de Grégoire, cela ne l’affecterait pas d’une signification fondamentalement différente : comme l’évêque Théodore, « désirant savoir encore plus clairement », Grégoire et son public sont rassurés sur l’identité et sur la qualité du corps découvert84. Dans le même ouvrage, Grégoire rapporte ailleurs des événements le touchant de près, puisqu’ils prirent place sous l’épiscopat de son prédécesseur immédiat à Tours, Eufronius (556-57385). À l’époque où Eufronius était déjà âgé86, une rumeur courait selon laquelle une colline couverte de vignes sauvages abritait les tombes, désormais quasi inaccessibles, de deux vierges. De la lumière y était aperçue les veilles de fêtes, et un courageux, qui s’en était approché de nuit, y vit un cierge dégageant une grande lumière. Finalement, les deux vierges apparaissent en vision à un des habitants et lui demandent de dégager leurs tombes des ronces et de les couvrir d’un toit. Comme l’homme oublie leur requête, elles lui apparaissent à nouveau et le menacent de mort s’il n’abrite pas leurs tombeaux. Terrifié donc par cette vision, l’homme prit une hache, coupa les plantes, et mit à découvert les tombes ; et il trouva de grandes gouttes de cire, qui exhalaient une odeur de nectar à la façon de l’encens87.

L’homme construisit ensuite un oratoire, que l’évêque Eufronius – après avoir tergiversé, mais convaincu à son tour par une vision  – alla bénir. Les noms des deux servantes de Dieu étaient Maura et Britta, comme elles l’apprirent elles-mêmes à Eufronius88. La présence des gouttes de cire sur les tombes confirme la réalité du cierge allumé aperçu dans la première partie du texte. Leur parfum merveilleux montre en revanche qu’il s’agissait bien d’un signe divin (« lumen ibi accensum divi-

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G.  de Nie a aussi constaté dans les écrits de Grégoire la juxtaposition et superposition des causalités naturelles et surnaturelles (cfr G. de Nie, Views from a many-windowed tower : studies of imagination in the works of Gregory of Tours, Amsterdam, 1987, p. 38). Au sujet d’Eufronius, dont l’épiscopat marqua un temps de redressement pour l’Église de Tours, cfr L. Pietri, La ville de Tours du iv e au vi e siècle. Naissance d’une cité chrétienne, Rome, 1983, p. 204-246. « […] iam defessus senio » (GC, 18, p. 308). « Territus igitur vir ille visu, accepta secure, stirpe succisa, tumulos detexit, invenitque validas de cereis guttas in modo libani odore nectareo efflagrare » (ibid.). Elles sont inconnues par ailleurs, mais avaient probablement vécu comme recluses dans la maison familiale (cfr L. Pietri, La ville de Tours, p. 515).

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nitus »), indicateur d’une situation demandant réparation : des tombes oubliées et exposées aux intempéries89. On aura remarqué que, dans ce cas, les sépulcres ne sont même pas ouverts. Cette absence de curiosité et le manque d’empressement de l’évêque ne sont peut-être pas seulement le fait de son grand âge, comme il le prétextait. On entrevoit d’autres raisons : contrairement à l’exemple précédent, il ne s’agit pas ici de la tombe d’un saint fondateur d’église ; de plus, l’entretien des sépulcres de Maura et Britta et l’édification d’un oratoire sont dus à l’initiative d’un laïc, ce qui peut apparaître problématique à une époque où les évêques cherchent à exercer un contrôle plus grand sur le culte des reliques90. Dans un troisième cas attesté chez Grégoire, les événements se situent dans le diocèse de Cologne, à Birten (Xanten). On apprend que l’évêque Eberigisilus (attesté en 590 et en relations avec Grégoire91) y a fait construire une basilique à l’emplacement d’un oratoire jadis élevé en l’honneur du martyr Mallosus –  inconnu par ailleurs  –, mais sans en avoir encore découvert les reliques92. C’est finalement un diacre de Metz qui permettra de résoudre le problème : il a appris par une vision que le saint repose dans la nouvelle église, à l’endroit exact de l’ancien oratoire. Il s’en vient donc chez Eberigisilus, à Birten93 : [Le diacre] dit à l’évêque : ‘Creuse ici, et tu trouveras le corps du saint’, c’est-à-dire au milieu de l’abside. Alors que l’évêque avait creusé jusqu’à presque sept pieds [de profondeur], l’odeur d’un prodigieux parfum atteignit ses narines, et il dit : ‘Je crois au Christ, car il m’a montré son martyr quand cette douceur m’a entouré’ ; creusant encore, il trouva le saint corps intact, et il lança d’une voix forte ‘Gloire à Dieu au plus haut des cieux’ et fit chanter tout le clergé en même temps. Après avoir chanté un hymne, il fit transférer le corps saint dans la basilique, et, avec les louanges prescrites, il l’enterra94.

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« […] exponunt, se […] sine tecto imbrium iniuriam diutius ferre non posse » (GC, 83, p. 308). Cfr Br.  Beaujard, Le culte des saints, p.  408-427. Mais déjà saint Martin avait dû intervenir et montrer qu’une sépulture de « martyrs » abritait en fait les restes d’un brigand (cfr Sulpicius Severus, Vita Martini, 11, 1-5). Tous deux ont fait partie de la commission chargée de rétablir l’ordre parmi les moniales du monastère Sainte-Croix de Poitiers (cfr Hist., X, 15). Il est donc possible que Grégoire ait entendu cette histoire de la bouche même de Eberigisilus. Nous avons rencontré la même manière d’agir chez Théodore, l’évêque de Saint-Lizier (cfr GC, 83 ; supra, p. 266). Étant donné la distance, on peut se demander si le diacre est venu de Metz, ou s’il ne se trouvait pas plutôt à Cologne – selon le texte, il ne connaît toutefois pas encore Birten et sa basilique. D’ailleurs, la littérature hagiographique montre que les révélations de corps saints inconnus ou méconnus surviennent normalement non loin d’eux. « […] ait episcopo : ‘Hic effode, et invenies corpus sancti’, id est in medio absidae. At ille cum fodisset quasi in septem pedes, attigit nares eius odor inmensi aromatis, et ait : ‘Credo in Christo, quod ostendit mihi martyrem suum, quando haec me suavitas circumdedit’ ; et fodiens, repperit sanctum corpus inlaesum, et emittens voce magna, ‘Gloria in excelsis Deo’ omnem clerum pariter psallere fecit. Dicto quoque hymno, corpus sanctum in basilica transtulit, cum laude debita sepelivit » (GM, 62, p. 80).

iv  La fragrance des corps saints

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À nouveau, c’est d’abord une vision qui vient résoudre le problème de la localisation du corps saint. Cependant, il faut qu’un extraordinaire parfum s’exhale du sol pour confirmer l’information et authentifier l’invention du martyr – et ce avant même d’avoir dégagé son corps95. Mais l’effet produit par cette odeur sur l’évêque est encore plus remarquable, puisqu’il s’exclame : « Credo in Christo ». Ainsi, on observe une sorte d’enchaînement, d’ordre moins temporel que logique, et même théologique : d’abord, la perception de la suavitas ; ensuite, la compréhension de celle-ci en tant qu’indication de la proximité du corps saint ; et, finalement, la confession de foi au Christ. Cette dernière est d’autant plus éclatante que le corps n’est pas encore visible : l’évêque doit continuer de creuser pour le découvrir. Nouvelle surprise : le corps est intact96, ce qui constitue l’ultime preuve de la qualité du mort. C’est pourquoi l’évêque et le clergé entonnent alors de concert le Gloria, avant de procéder à la translation du corps vers son nouveau tombeau dans la basilique. Alors même qu’il narre une histoire, ce texte est singulièrement imprégné de doctrine, et ce précisément du point de vue de l’olfaction. On le percevra plus clairement en le confrontant au grand ouvrage, approximativement contemporain, de Grégoire le Grand : les Moralia in Iob. En effet, Grégoire le Grand s’y appuie sur l’expérience commune pour affirmer que « souvent, à travers l’odeur, nous saisissons par le nez ce que nous ne voyons pas par les yeux97 ». Et, expliquant plus avant le verset « La gloire de ses narines est terreur » (Iob 39, 20), il écrit : « Dans la mesure où une chose non vue est saisie par son odeur, ce n’est pas sans motif que, par le nom de ‘narines’, sont signifiées les réflexions de notre espérance : c’est par elles que le jugement à venir, bien que nous ne le distinguions pas encore avec les yeux, nous le voyons dès maintenant grâce à l’espérance98 ». En confrontant de la sorte ces textes, on s’aperçoit que l’expérience sensorielle commune, la doctrine chrétienne, ainsi que la narration hagiographique, concordent sur ce point : l’olfaction permet parfois de percevoir une chose avant que la vue en soit capable, et ce en particulier – si nous suivons les Moralia – lorsque cette chose est objet d’espérance99.

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Les Miracula sancti Demetrii rapportent que la tombe du saint, profondément enterrée à Thessalonique, lançait parfois des langues de feu accompagnées d’un extraordinaire parfum (cfr PG 116, col. 1241 C, cit. dans P. Brown, La société et le sacré dans l’Antiquité tardive, (1ère éd. angl. 1982), Paris, 2002, p. 230). On remarque d’ailleurs que, selon le texte, il est enseveli à même la terre : Grégoire ne mentionne nulle part ici de tombe ou de sarcophage, mais parle simplement du corpus. « […] illud saepe per odorem nare deprehendimus, quod oculis non videmus » (Gregorius Magnus, Moralia in Iob, XXXI, 30, éd. M. Adriaen, Turnhout, 1985 (CCSL 143B), p. 1572). « ‘Gloria narium eius terror’. Pro eo quod non visa res odore deprehenditur, non immerito narium nomine spei nostrae cogitationes exprimuntur, quibus venturum iudicium, quod etsi oculis adhuc non cernimus, iam tamen sperando praevidemus » (ibid., XXXI, 76, p. 1603). Il faut préciser que, dans ce passage, Grégoire le Grand ne parle pas d’espoir banal, mais de l’espérance théologale, eschatologique.

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– La Gaule du viie siècle : saint Éloi ou le charisme des inventiones Nous avons déjà rencontré saint Éloi dans le récit d’un épisode marquant de sa jeunesse, quand Dieu lui avait manifesté sa grâce à travers un merveilleux parfum sorti des reliques de saints qu’il gardait dans sa chambre100. Devenu évêque de Noyon (641), Éloi se mit à chercher activement les corps des saints l’ayant précédé dans la région. L’auteur de sa Vie101 voit dans ses ‘inventions’ non seulement des miracles, mais en quelque sorte l’effet d’un charisme divin102. Beaucoup d’espace est ainsi dédié à la narration de la découverte du martyr Quentin, effectuée par Éloi « in principio episcopatus sui103 ». Quentin, un martyr du iiie siècle, avait été découvert une première fois, au vie siècle, par une femme, puis proprement inhumé près de l’oppidum de Vermand (SaintQuentin, dans l’Aisne), comme le rapporte Grégoire de Tours104. Son inventio effectuée par Éloi est donc la deuxième en l’espace d’un siècle ou d’un siècle et demi. Le récit des événements suit une progression dramatique remarquable105. Éloi, inspiré par Dieu, se rend compte que le corps saint ne se trouve pas à l’endroit de l’église où le peuple le vénère. Il se met à sonder le pavement. Comme il ne trouve encore nulle trace de la tombe, le clergé présent commence à être pris de doutes et à lui objecter que le corps du martyr, après tant de temps, a dû tomber en poussière106 : comme pour dire que localiser une tombe pratiquement vide n’a pas de sens. Éloi prescrit alors un jeûne de trois jours et prie assidûment Dieu de lui révéler le « trésor tant désiré107 ». Puis, il indique de creuser à un endroit de l’église que rien ne distingue. Après avoir fouillé jusqu’à plus de dix pieds de profondeur, et comme c’est déjà la troisième nuit, les gens sont de nouveau découragés. Éloi ôte alors son manteau, se saisit de la houe, et se met à creuser de toutes ses forces, à la lumière des cierges. Fouillant sur le flanc de la fosse, l’évêque aperçoit bientôt un sarcophage très ancien108 : Alors, plein d’une grande joie, avec la houe qu’il tenait à la main il frappa avidement le flanc du sépulcre ; à l’instant, la tombe ayant été perforée, un tel parfum, 100 101

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Cfr supra, p. 162. Nous n’abordons pas les questions liées à l’histoire du texte, qui est un remaniement de celui écrit par saint Ouen. « Huic itaque viro sanctissimo inter cetera virtutum suarum miracula id etiam a Domino concessum erat, ut sanctorum martyrum corpora […], eo investigante ac nimio ardore fidei indagante, patefacta proderentur… » (Vita Eligii episcopi Noviomagensis, II, 6, MGH SRM IV, p. 697). Ibid. Cfr GM, 72. Dans la Vita Eligii, l’oppidum est devenu une urbs, et une basilica est mentionnée sur la tombe du saint (cfr Vita Eligii, II, 6, p. 698). A. Angenendt a fait remarquer l’évolution, après Grégoire de Tours, des récits d’inventions et de translations vers une dramatisation (cfr « Der ‘ganze’ und ‘unverweste’ Leib », p. 39). « […] antiquitatem corporis longinquitate iam temporis consumpti atque ad nihilum in pulverem redacti obicientes… » (Vita Eligii, II, 6, p. 698). « […] tanto thesauro tantumque […] desiderato… » (ibid.). « […] mox repperit cumbum sanae veterrimum, tegentem corpus sacratum » (ibid.).

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accompagné d’une prodigieuse lumière, s’en répandit, que le saint Éloi lui-même, ébranlé par l’éclat de la lumière et par le parfum indicible, put difficilement y tenir109.

Alors que la nuit, d’abord miraculeusement illuminée comme en plein jour, retombait, Éloi pleurant de joie couvrit de baisers le corps saint (sacrum corpus)110. Puis, désirant ardemment garder avec soi quelque relique, « il arracha, en vue de la guérison des malades, des dents de la sainte mâchoire ; et, à la racine de la dent, une goutte de sang sortit111 ». Il mit aussi de côté d’énormes clous extraits du crâne et des autres membres du martyr, et fit de même pour de « très beaux cheveux » (« capillos pulcherrimos »). Puis, le corps enveloppé de soie précieuse fut déposé près de l’autel. Là, Éloi le recouvrit d’une tombe magnifiquement ornée d’or, d’argent, et de gemmes. L’église enfin fut agrandie112. Arnold Angenendt a mis en évidence les nouveautés introduites par Éloi lors de cette inventio, et d’abord la « Liturgisierung » du processus, c’est-à-dire la répétition, lors du nouvel enterrement, de rites funéraires tels que l’habillement du mort113. La nouveauté la plus évidente pour la Gaule réside toutefois dans l’‘élévation’ – bientôt un terme technique – du corps près de l’autel, au lieu d’une déposition dans un espace antérieur de l’église114. Ce qui pourtant nous concerne directement, c’est bien la « tanta odoris flagrantia cum immenso lumine » qui émanent du sépulcre de saint Quentin. À la différence d’autres témoignages115, ce merveilleux parfum ne se dégage pas avant que le corps soit découvert, mais seulement une fois que la houe d’Éloi a perforé le sarcophage. Cette information accentue, intentionnellement ou non, la réalité matérielle du parfum perçu par les présents, puisque sa source est ainsi nettement localisée dans le sarcophage, et précisément auprès du corps116, alors qu’une odeur suave s’exhalant à travers une tombe close, voire à travers le sol, apparaîtrait certainement plus ‘miraculeuse’ encore, ou du moins indiquerait une origine nettement céleste. Il est vrai que l’éblouissante lumière, 109

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« Tunc gaudio magno repletus, cum sarculo quem manu gestabat avidissime latus ferisset sepulchri, confestim forato tumulo, tanta odoris flagrantia cum inmenso lumine ex eo manavit, ut etiam ipse sanctus Eligius fulgore luminis odoreque inenarrabili perculsus vix subsistere potuisset » (ibid.). « Tunc ergo sacrum inventum corpus Eligius cum gaudio lacrimabili exosculatur » (ibid.). « […] dentes etiam pro languentibus medella ex maxilla sancta abstulit, atque in radice dentis gutta sanguinis exivit » (ibid.). Cfr ibid. Contrairement à la translatio, à l’elevatio, ou à l’adventus, l’inventio de reliques ne renvoie pas, en elle-même, à une action liturgique spécifique, mais elle la précède (cfr M.  Heinzelmann, Translationsberichte, p. 77). Cfr A. Angenendt, « Der ‘ganze’ und ‘unverweste’ Leib », p. 40. Cfr GM, 62, cit. supra, p. 268. Nous rappellerons, par ailleurs, que des aromates pouvaient être versés sur les corps des défunts : cette pratique, certes, ‘n’explique’ pas ‘l’odeur de sainteté’, mais, selon nous, manifeste des conceptions convergentes.

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jaillie en pleine nuit du sépulcre en même temps que le parfum, confère à ce dernier un statut clairement surnaturel. Ce statut extraordinaire – au sens fort – du parfum est confirmé par sa qualification comme inenarrabilis, ainsi que par l’effet qu’il provoque sur Éloi : le texte dit que l’évêque est « perculsus », verbe indiquant de façon éloquente la violence de l’expérience117, à peine supportable (« vix subsistere potuisset »). Enfin, de manière voilée, le texte suggère que le corps du martyr est intact118 : il fait mention des dents encore fixées à la mâchoire, du sang frais qui sort de celle-ci119, et des « très beaux cheveux ». Par ailleurs, le texte montre Éloi qui embrasse et couvre de baisers le corps – ce qui est plus concevable dans le cas d’un corps bien conservé120 ; c’est d’ailleurs le terme corpus qui est utilisé121. La merveilleuse odeur sortie du tombeau apparaît donc implicitement liée à la bonne condition du corps saint, et c’est peut-être aussi pour cette raison que, au moment de l’ouverture du sépulcre, Éloi apparaît autant bouleversé122. Le deuxième livre de la Vita Eligii relate une autre invention de reliques, mais il s’agit cette fois de celles de saint Éloi lui-même. Le récit dit que, alors que celui-ci était encore vêtu de l’habit séculier, il avait fabriqué une tombe pour saint Martin à Tours123. La dame qui lui donnait l’hospitalité s’était aperçue que l’orfèvre était un famulus Dei. Aussi, un jour qu’un serviteur du saint lui avait coupé les cheveux et la barbe, la dame recueillit dans une étoffe ce qui était tombé, et dissimula le tout dans un coffre. Les années passent, Éloi 117

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Le verbe percello peut signifier : renverser, terrasser ; frapper, heurter ; (au figuré) ébranler, bouleverser… (cfr Le grand Gaffiot. Dictionnaire latin-français, dir. P. Flobert, nouv. éd. rev. et augm., Paris, 2000). C’est apparemment l’unique cas dans lequel le parfum d’un saint provoque une telle réaction, et non consolation et réconfort. En revanche, percello s’appliquerait bien à l’effet de la puanteur cadavérique. « Obwohl ein corpus integrum nicht bestätigt wird, steht diese Idee doch als Regulativ im Hintergrund » (A. Angenendt, « Der ‘ganze’ und ‘unverweste’ Leib », p. 39). On rapprochera cette mention de sang encore frais dans le cadavre à l’observation que, dans l’Antiquité, le sang de certaines personnes était considéré vecteur de l’esprit et de sa qualité divine (cfr A. Rousselle, Croire et guérir, p. 244). Toutefois, les marques de vénération envers les saints ne correspondaient pas nécessairement à nos propres usages. Ainsi, Rufin rapporte que l’empereur Constantin invitait souvent au palais l’évêque Paphnutius, qui avait été torturé sous Maximien, et il l’embrassait et couvrait de baisers l’orbite d’où un œil avait été arraché… (cfr Rufin, Historia ecclesiastica, X, 4). Grégoire de Nysse décrit de manière similaire l’attitude envers les reliques : « en posant les yeux sur les restes des saints, ils embrassent réellement le corps vivant dans sa prime fleur : ils font jouer l’œil, la bouche, l’ouïe, tous les sens, et là, laissant couler des larmes de respect et de passion, ils adressent au martyr leurs prières d’intercession comme s’il était présent  » (Grégoire de Nysse, Encomium in S. Theodorum, PG 46, col. 740 B, cit. dans P. Brown, Le culte des saints, p. 23). Il ne s’agit néanmoins que d’un indice convergent, non d’une ‘preuve’ absolue, car corpus peut aussi indiquer des parties du corps saint. Éloi lui-même fera l’objet d’une exhumation en vue de sa translatio, l’anniversaire de sa mort (1er décembre), et son corps sera trouvé « solidum et inlibatum » et dégageant un excellent parfum (cfr Vita Eligii, II, 48, p. 727-728). Nous reviendrons sur la translation de saint Éloi, infra, p. 280-282. Cfr Vita Eligii, I, 32.

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meurt, tandis que la dame a complètement oublié son geste. Mais voilà que la nuit, elle commence à entendre des chants mélodieux dans sa chambre, tandis qu’elle discerne par les fentes du coffre des rayons de lumière. Effrayée, elle va demander conseil à l’abbé de la basilique Saint-Martin, Agericus124. Celui-ci l’accompagne chez elle et lui demande si elle a jamais reçu quelque cadeau ou quelque eulogie de la part de saints, ou des reliques. La femme se rappelle alors son geste passé : Fouillant donc aussitôt le coffre, ils trouvèrent ces reliques, odoriférantes comme par l’effet de parfums épicés et, telles qu’elle les avait autrefois recueillies, intactes125.

À la suite de ces « miranda prodigia », un oratoire fut construit dans cette demeure par les fidèles, et un miracle y fut accompli « comme à Noyon126 ». L’inventio décrite dans ces lignes est ainsi différente de celles que nous avons vues jusqu’ici, puisqu’elle ne concerne pas le corps du saint – inhumé dans le monastère de Saint-Loup, près de Noyon –, mais ce que l’on appelle parfois des reliques ‘surnuméraires’, c’est-à-dire les reliques corporelles ‘renouvelables’ que sont les cheveux, les poils, ou les ongles. Or on voit bien que la présence du saint s’actualise tout autant autour de ce type de reliques, puisqu’elles sont un foyer de lumière et de chants, qu’elles exhalent un puissant parfum, et que des miracles s’y produisent même. Par ailleurs, elles sont retrouvées intactes (« inlibatas ») : autre signe caractéristique. Ici aussi, l’odeur des reliques fait partie d’un ensemble d’éléments et doit être étudiée dans ce contexte. Comme dans le texte précédent, la description de ces « reliquias veluti aromaticis unguentis odoriferas » ne manque pas d’évoquer des pratiques concrètes : l’aspersion de parfums sur les reliques, ou le dépôt d’aromates dans les reliquaires127. Ce serait cependant fausser le sens du récit que d’y lire uniquement une allusion à ces coutumes. Avant tout, les cheveux et les poils de saint Éloi avaient été oubliés dans leur coffre, et n’avaient donc pas été entourés de soins et d’honneurs. Par ailleurs, l’odeur de ces reliques reste mystérieuse, et le texte ne la définit pas plus précisément qu’à travers une comparaison (emploi de veluti). Enfin, elle est associée, justement, à des chants merveilleux et à une lumière surnaturelle : l’intention de l’auteur

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Connu par ailleurs, il semble avoir reçu un privilège du pape Adéodat II (672-676), ce qui situerait ces événements entre 660, année de la mort d’Éloi, et 676. « Statim ergo perscrutantes loculum, repperunt easdem reliquias veluti aromaticis unguentis odoriferas, ut ipsas quondam colligerat, inlibatas » (Vita Eligii, II, 68, p. 735). Cfr ibid. La dévotion des fidèles prend donc encore, en cette deuxième moitié du viie siècle, l’initiative d’élever, dans des demeures privées, oratoires et chapelles en l’honneur de reliques. Nous en connaissons des exemples du vie siècle à travers les écrits de Grégoire de Tours (cfr Hist., VII, 31 ; VJ, 47 ; GC, 3). La législation conciliaire interdit pourtant de conserver les reliques dans une demeure privée ou d’habiter dans un édifice consacré par leur présence (cfr Br. Beaujard, Le culte des saints, p. 370). Cfr infra, p. 369-370.

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est donc bien de décrire un phénomène miraculeux : le saint se rappelle à l’attention des vivants qui, contrairement à l’exemple qu’il a laissé à travers ses inventiones, négligent le trésor caché tout près d’eux. – L’eau et l’air : la découverte d’une tête Un ultime témoignage d’inventio accompagnée de parfum nous retiendra. Il est fourni par la Vie de Memorius, un prêtre de Troyes qui aurait été martyrisé sur ordre du roi des Huns Attila  ; cela situerait sa mort en 451, année de l’invasion hunnique de la Gaule. L’emploi du conditionnel est de rigueur puisque ce court texte, daté par Bruno Krusch de la première partie du viiie siècle, est bien tardif par rapport aux événements relatés. Il était de toute évidence destiné à être lu le jour de la fête du saint, le 7 septembre. Memorius, dit sa Vie, fut envoyé avec une délégation par l’évêque Loup de Troyes (mort en 479) auprès du roi Attila pour lui demander d’épargner la ville, mais il finit par être décapité, et sa tête fut jetée dans la Seine. Quant au corps du martyr, il fut d’abord recouvert de branches par Maximien, un sousdiacre, qui se cacha des Huns sous des osiers. Le corps fut ensuite enseveli, mais sans la tête. Cependant, vingt jours plus tard, voilà qu’un ange du Seigneur apparut en songe au sous-diacre Maximien, lui annonçant par ces mots : ‘Lève-toi et va chez Pimenius le pêcheur. Qu’il prenne son filet, puis déployez-le dans le bassin du fleuve, là où tu t’es caché sous le feuillage des osiers’. Ils partirent vers l’endroit ; traînant ensemble le filet déployé dans l’eau du côté de l’oseraie, ils parvinrent à la rive et trouvèrent la tête de saint Memorius, prêtre et martyr, exhalant un parfum semblable à du baume128.

Dans une première approche, on peut lire dans ce document l’exigence, inhérente au culte des saints et à l’hagiographie, de disposer, sinon matériellement, du moins symboliquement, de la totalité du corps saint, intact ou non129. 128

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« Post dies autem viginti apparuit in somnis Maximiano subdiacono, eccae ! angelus Domini, adnuntians ei dicens : ‘Surge et vade ad Pimenium piscatorem. Accipiat retiam suam, et extendete in lacum fluvii, ubi sub folia auseriae absconsus fuisti’. Et habierunt ad locum, extensa retia in aqua tragentes ambe partes ausiricas, ad litus pervenerunt et invenerunt caput sancti Memorii presbiteri martiris, hodorem (odorem) flagrantem quasi balsamum » (Vita Memorii presbyteri et martyris, 7, MGH SRM III, p. 104). Hagiographie et théologie sont concordantes : Grégoire de Naziance (v. 330-390) affirme ainsi que « quelques gouttes de sang ont la même efficacité que le corps dans son intégrité » (Grégoire de Naziance, Contra Julianum, I, 69, cit. dans H. Leclercq, « Reliques et reliquaires », DACL, 14, col. 2307) ; en Occident, Victrice de Rouen écrit vers 395-397 : « Que personne, trompé par une erreur vulgaire, ne refuse de penser que la vérité de la passion du corps toute entière [des martyrs] est présente dans les fragments des justes… Nous proclamons avec toute notre foi et notre autorité qu’il n’y a rien dans les reliques qui ne soit complet » : « […] ne quis forte vulgari errore deceptus in minutiis iustorum […] non putet totius corporeae passionis consistere veritatem. Nos autem id tota fide et auctoritate clamamus, in reliquiis nihil esse non plenum » (Victricius Rotomagensis, De laude sanctorum, 9, éd. J. Mulders, R. Demeulenaere, Turnhout, 1985 (CCSL

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Le thème du corps recomposé, ou attendant de l’être, est d’ailleurs largement diffusé130. On le voit en particulier dans les legendae de saints décapités portant eux-mêmes leur tête : les saints ‘céphalophores’131. À nouveau, c’est une vision qui permet de trouver le corps – ici, il s’agit en fait seulement de la partie manquante, la tête. Non seulement la tête de Memorius est retrouvée, mais elle dégage un excellent parfum, et ce après avoir séjourné vingt jours au fond de la Seine. Le caractère miraculeux de ce parfum est dû aussi bien au laps de temps écoulé qu’à la possibilité même de son exhalaison après tant de jours dans l’eau. Nous entrevoyons dans ce texte un nouvel aspect de l’odeur de sainteté : l’opposition entre sa nature aérienne, immatérielle, et l’élément liquide, généralement représenté par l’eau132. C’est peut-être même la principale raison d’être du parfum dans ce récit, puisque l’identification de la tête recherchée ne pose apparemment pas de problème, et que, par conséquent, la fonction « authentificatrice » du parfum n’est pas requise – à la différence d’autres cas. Translations (ve-ixe siècles) Les découvertes de reliques sont parfois fortuites ; en outre, elles sont fréquemment le fruit d’actions individuelles – suscitées ou non par des révélations également privées. Dans le cas des translations de reliques, ces caractéristiques disparaissent ou s’effacent. Si les translations peuvent elles aussi être ordonnées à un individu par des visions ou des signes divins, elles font ensuite normalement l’objet de consultations, de discussions parmi le clergé ou les membres d’un monastère ; et en tout cas, l’autorité ecclésiastique, et parfois le pouvoir politique, est partie prenante dans ce processus. Les implications des

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64), p.  83-84). Et Paulin de Nole, en Campagnie, raconte à un de ses correspondants que la relique de la Vraie Croix ne diminue jamais de volume, bien qu’on ne cesse d’en distribuer des fragments (cfr Paulinus Nolanus, Epistulae, 31, 6). On comparera cette conception à celle que l’on peut lire dans le récit de la découverte de saint Nazaire (cfr Paulinus Mediolanensis, Vita Ambrosii, 32, cit. supra, p. 255). Grégoire de Tours rapporte l’histoire d’un ecclésiastique décapité par un comte : la tête, qui avait été jetée à l’eau, est rapportée par un aigle (cfr Hist., VI, 37). Le plus célèbre est naturellement saint Denis. Dans les limites de la France actuelle, on citera aussi saint Élophe en Lorraine (cfr M.-H. Colin, « Saint Elophe – un saint lorrain céphalophore », Le pays lorrain, 84 (2003), p. 99-104), saint Laurian dans le Berry (cfr M. Coens, « La plus ancienne Passion de saint Laurian, martyr céphalophore en Berry », AB, 82 (1964), p. 57-87), Chéron de Chartres (cfr P. Gabet, « La céphalophorie : Chéron de Chartres et autres », Bulletin de la Société de mythologie française, 140 (1986), p. 3-23), ou saint Quentin en Touraine (cfr G.-M. Oury, « Un saint céphalophore de Touraine ? Saint Quentin », AB, 97 (1979), p.  289-300). Voir aussi M.  Coens, « Aux origines de la céphalophorie. Un fragment retrouvé d’une ancienne Passion de s. Just, martyr de Beauvais », AB, 74 (1956), p. 86-114. Implicitement, c’est aussi une opposition entre ce qui est retenu immuable, car immatériel, et ce qui est le symbole même du perpétuel changement : l’eau du fleuve. Cfr supra, p. 264-265.

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décisions portant sur les éventuelles translationes sont, en effet, multiples, non seulement pour le développement du culte des saints concernés, mais aussi pour les communautés religieuses locales, pour la société et le pouvoir politique133. Dans ce contexte général, quelles peuvent être la portée et la signification des odeurs prodigieuses ? La translation de saint Séverin En 488, Eugippe, un moine appartenant à la communauté fondée dans le Norique par l’ascète Séverin, assistait à l’exhumation du corps du saint fondateur. Le Norique, région correspondant en partie à l’Autriche actuelle, était depuis longtemps sous le pouvoir effectif de bandes de barbares, mais la situation était devenue telle que les moines avaient décidé de se replier vers l’Italie en emportant avec eux le corps du saint. Une vingtaine d’années plus tard, Eugippe lui-même relate ces événements dans sa Vie de saint Séverin, qu’il rédige près de Naples : La tombe une fois ouverte, un parfum d’une si grande douceur nous saisit, nous tous qui nous tenions autour, que, en raison de l’excès de notre joie et de notre stupéfaction, nous nous prosternâmes par terre. Puis, alors que nous pensions de façon humaine trouver les ossements du cadavre disjoints – car la sixième année depuis son inhumation s’était écoulée –, nous découvrîmes l’ensemble du corps intact. Pour ce miracle, nous rendîmes infiniment grâce au créateur de toute chose, parce que le cadavre du saint, dans lequel aucun aromate ne se trouvait, et que la main de l’embaumeur n’avait nullement approché, était resté sans dommage jusqu’à ce jour, avec la barbe autant qu’avec les cheveux134.

Après en avoir changé les linges, les moines placèrent le corps saint dans un cercueil, puis le chargèrent sur un chariot tiré par des chevaux. Commence alors le long voyage jusqu’à Naples – peut-être un record de distance pour une translation de reliques à cette époque-là.

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Au sujet des translations dans le cadre du culte des saints fondateurs (principalement aux xexiie s.), on consultera M. Lauwers, La mémoire des ancêtres. Le souci des morts : morts, rites et société au Moyen Âge (diocèse de Liège, xi e-xiii e siècles), Paris, 1997, p. 250-316. « Quo patefacto tantae suavitatis fragrantia omnes nos circumstantes accepit, ut prae nimio gaudio atque admiratione prosterneremur in terra. Deinde humaniter aestimantes ossa funeris invenire disiuncta, nam annus sextus depositionis eius effluxerat, integram corporis compagem repperimus. Ob quod miraculum inmensas gratias retulimus omnium conditori, quia cadaver sancti, in quo nulla aromata fuerant, nulla manus accesserat condientis, cum barba pariter et capillis usque ad illud tempus permansisset inlaesum » (Eugippius, Commemoratorium vitae sancti Severini, 44,  6, éd. Ph. Régerat, Eugippe : Vie de saint Séverin, Paris, 1991, p.  290). Outre l’introduction et les notes fournies par Ph. Régerat, on consultera l’importante étude de Fr. Lotter, Severinus von Noricum, Legende und historische Wirklichkeit : Untersuchungen zur Phase des Übergangs von spätantiken zu mittelalterlichen Denk- und Lebensformen, Stuttgart, 1976, ainsi que le compte-rendu approfondi qu’en a procuré M. Van Uytfanghe, « Les avatars contemporains de l’‘hagiologie’. À propos d’un ouvrage récent sur saint Séverin du Norique », Francia, 5 (1977), p. 639-671. 

iv  La fragrance des corps saints

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Différents éléments du récit d’Eugippe sont dignes d’attention135. Avant tout, au moment où la tombe est ouverte, la première perception rapportée est celle du parfum qui s’en échappe ; la vision du corps, parfaitement conservé, n’advient que dans un deuxième temps. Ensuite, l’effet de la « suavitatis fragrantia » est décrit comme une joie et un étonnement sans bornes, à tel point que les moines se prosternent par terre : l’effet de surprise est total, et le texte semble vouloir dire que les présents subissent passivement l’impact de l’odeur miraculeuse. À ce titre, il est intéressant de noter que le sujet de la première phrase citée est la fragrantia, qui « saisit » (« accepit ») les moines présents – l’emploi du verbe accipio est d’ailleurs tout aussi significatif. Après le parfum, nouvelle surprise : le corps du saint est intact, avec barbe et cheveux. Or, les moines ne s’y attendaient pas, ce qui était bien humain de leur part (« humaniter »), c’est-à-dire un manque de foi ; de plus, le corps n’ayant en aucun point été embaumé, il s’agit bel et bien d’un miraculum. Cette découverte incite les assistants à rendre grâce, à louer Dieu, le Créateur. Nous avons ici une réaction en paroles, exprimée selon le langage liturgique de l’action de grâce envers Dieu. L’effet produit par la vue du corps intact apparaît ainsi de type rationnel et discursif – ce qui n’exclut pas les sentiments. Il est bien différent de celui de l’odeur extraordinaire perçue auparavant : la réaction des moines était marquée par l’émotionnel, par l’absence de paroles, et par le gestuel (le prosternement). Il est curieux de noter que cet important témoignage de la Vita Severini, probablement assez connu dès sa rédaction136, n’a pas d’équivalent dans le plus influent ouvrage hagiographique à avoir été composé dans l’Italie du vie siècle : les Dialogues, de Grégoire le Grand. En effet, si le pontife a connaissance de cas de corps saints parfaitement conservés137, ainsi que de parfums suaves dégagés de leurs tombeaux138, il n’a rapporté aucun exemple d’invention et de translation accompagnées de l’‘odeur de sainteté’. Cette absence étonnante est probablement due au fait que, dans l’ensemble, il s’intéresse aux vertus des saints vivants plutôt qu’à celles des saints morts, comme l’a relevé Adalbert de Voguë – et, en ce sens, les Dialogues se situent à l’opposé des écrits de Gré-

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On notera aussi que ce document manifeste clairement l’impossibilité de séparer de façon radicale inventions et translations, puisque ces dernières supposent normalement l’exhumation d’un corps ; or celle-ci est évidemment, comme nous l’avons vu, l’élément central de toute invention. Outre les mentions faites assez tôt de la Vita, nous savons qu’Eugippe était en relations avec Cassiodore et d’autres personnalités ecclésiastiques influentes du vie siècle qui appréciaient ses œuvres (cfr Ph. Régerat, Eugippe, p. 12-14, 45). Cfr Dial., III, 1-4. D. Rollason écrit que, à part ce cas, la seule attestation de corps parfaitement conservés en Italie avant le xie siècle concerne ceux de Gervais et Protais, découverts par Ambroise de Milan (cfr D. Rollason, Saints and Relics in Anglo-Saxon England, Oxford - Cambridge (MA), 1989, p. 51). Or, nous avons vu que Ambroise lui-même ne parle pas de corps préservés de la décomposition (cfr supra, p. 251 sq.). Cfr Dial., IV, 49, 5.

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goire de Tours139. Une autre raison peut tenir au maintien par l’Église de Rome de l’interdiction de déplacer les corps saints, attitude qui devait se refléter au moins dans les diocèses suburbicaires140 : dans cette perspective, l’absence dans les Dialogues de récits d’inventions ou de translations témoignerait de cette interdiction – à moins qu’elle ait pour but d’en renforcer l’application. Translations en Gaule – Être emplis de l’odeur du corps saint : gaudium et miraculum Pour étayer notre enquête, nous devons nous tourner vers d’autres régions, et d’abord vers la Gaule. Les récits de translations qui y ont été rédigés et qui nous demeurent accessibles n’ont pas le caractère dramatique de celui d’Eugippe fuyant les désordres et les pillages avec le corps de saint Séverin141. Cependant, les motifs des translations sont souvent plus complexes que les textes ne le laissent entendre et obéissent à des logiques qui ne sont pas nécessairement, ou pas exclusivement, d’ordre religieux. Nous n’entrerons pas dans tous les détails de cette problématique, qui nous éloignerait trop de notre sujet142, à moins que certains textes ne l’exigent. C’est le cas de la Vita Arnulfi  : on peut difficilement faire abstraction des composantes politiques lorsqu’on aborde l’exhumation et la translation de saint Arnulf (Arnoul), tant cette figure est, dans sa vie comme dans sa mort, liée à l’histoire politique des royaumes mérovingiens, puis carolingien143. On sait qu’Arnulf, riche aristocrate austrasien devenu évêque de Metz – capitale du royaume d’Austrasie –, s’est retiré pendant les dix dernières années de sa vie dans l’ermitage fondé à Habendum (Vosges) par son ami, saint Romaric (mort en 653). Quelque temps après la mort d’Arnulf, survenue entre 643/647144, son successeur Goëric (Goericus) décide

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Cfr A. de Voguë, Grégoire le Grand : Dialogues, Paris, 1978-1980, vol. 1, p. 94. Nous avons vu que, ailleurs dans la péninsule, des translations avaient eu lieu dès l’époque de saint Ambroise, à Milan ou à Bologne et Florence ; nous en connaissons aussi des cas à Brescia, à Nole ou à Fondi (cfr H. Leclercq, « Reliques et reliquaires », col. 2306). Cependant, les attaques des Normands provoqueront au ixe et au début du xe siècles des translations forcées analogues : celles p. ex. des restes de saint Philibert de Noirmoutiers, de saint Martin de Tours, de saint Remi de Reims, etc. (cfr P. Riché, L’empire carolingien. viii e-ix e siècles, (1ère éd. 1973), Paris, 1994, p. 327-328). Cette dimension sociale élargie du culte des saints a d’ailleurs souvent été étudiée : cfr P. Brown, Le culte des saints ; L. Feller, L’Église et la société en Occident. Pouvoir politique et pouvoir religieux du  e  e vii siècle au xi siècle, Paris, 2001, p. 99-113 ; voir aussi, p. ex., L. Pietri, « Culte des saints et religiosité politique dans la Gaule du ve et du vie siècle », dans Les fonctions des saints dans le monde occidental (iii e-xiii e s.). Actes du colloque de Rome (1988), éd. J.-Y. Tilliette, Rome, 1991, p. 353-369 ; P. Fouracre, « Merovingian History and Merovingian Hagiography », Past & Present, 127 (1990), p. 3-38. Bien que noble, Arnulf inaugure aussi un nouveau type de saint (cfr L. Cracco Ruggini, « The Crisis of the Noble Saint : The Vita Arnulfi », dans Le septième siècle. Changements et continuités, éd. J. Fontaine, J. N. Hillgarth, Londres, 1992, p. 116-149). Cfr N. Gauthier, L’évangélisation des pays de la Moselle, Paris, 1980, p. 382. 

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de transférer son corps à Metz, dans la basilique des Saints-Apôtres, qui prendra son nom et deviendra le lieu de sépulture des Carolingiens, descendants du saint145. Le moine de Metz qui rédige la Vita Arnulfi peu après ces événements146 relate ainsi la translation, survenue en 641 : Après que presque un an s’est écoulé, son successeur l’évêque Goëric, homme excellent, ayant tenu conseil, une foule immense de clercs comme aussi de laïcs s’assemble ; ayant accueilli encore deux évêques, ils se dirigent ainsi ensemble vers l’ermitage. En ce lieu, ils célèbrent avec respect les vigiles, ils enlèvent les saints membres du sarcophage de pierre, et les déposent sur la civière ; puis, reprenant bientôt le chemin, ils s’en reviennent avec joie vers la ville : en effet, un parfum suave se dégage des membres sacrés et remplit tous ceux qui font route147.

Dans son latin sans fioritures, le rédacteur rapporte la séquence des moments de la translation148. La foule de clercs et de laïcs venue participer au transfert des reliques est proportionnée à la réputation de sainteté dont jouissait Arnulf de son vivant déjà, et qui explique la rapidité avec laquelle fut entreprise la translatio – rappelons que, dans le haut Moyen Âge, celle-ci est l’équivalent de la future canonisation149. Si nous songeons aux textes présentés jusqu’ici, nous notons, avec surprise peut-être, que les « sancta membra » d’Arnulf ne sont nullement dits intacts ; le récit n’en donne même aucune description. Seuls sont indiqués les gestes qui les concernent : l’extraction de leur sépulture originelle et leur déposition sur le brancard. Cette sobriété rend d’autant plus remarquable la mention de l’« odor suavitatis » exhalée par les sacra membra. En fait, le parfum n’est pas décrit : il est simplement constaté. En revanche, nous pouvons en lire les effets. En premier lieu, le gaudium : le texte relate que la foule revient vers la ville « avec joie » ; or, la proposition suivante, introduite par « nam », explique cette joie par la perception du parfum exhalé par le corps saint. Nous avons déjà rencontré la joie suscitée par la découverte de reliques, mêlée au plaisir de la perception de leur parfum : c’était le cas dans le récit de 145

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Cfr articles relatifs dans P. Riché, Dictionnaire des Francs, t. 1-2, Paris, 1996-1997, et, du même auteur, dans l’Histoire des saints et de la sainteté chrétienne, t. 4, dir. P. Riché, Paris, 1986, p. 65-69. En tout cas avant 653, selon N. Gauthier, L’Évangélisation des pays de la Moselle, p. 373. « Post annos fere iam acto tempore vir electissimus successor eius Goericus episcopus, consilium inito, coacervata clericorum seu eciam et populorum ingente caterva, acceptis quoque duobus episcopis, sic una pariter pergunt ad heremum. Co [sic !] in loco excubias cum reverencia caelebrantes, sancta membra ab urna lapidis auferentes, grabato inponunt, adque mox arripientes itinera, cum gaudio remeant ad urbem ; nam suavitatis odor exiit sacris membris, cunctos replet evidentes » (Vita Arnulfi, 23, MGH SRM II, p. 442-443). Ce récit n’occupe qu’une place modeste dans l’ensemble de la Vie ; la même constatation peut être faite au sujet des translations de Léger d’Autun et de Ouen de Rouen telles que les narrent les Vies les plus anciennes. Ce ne sera plus le cas à partir des Vies rédigées dans la première moitié du viiie siècle, comme celles de Bonitus de Clermont, de Lambert ou de Hubert de Maastricht-Liège : la translation du saint ayant motivé la rédaction de la Vie, elle y occupe une place importante (cfr M. Heinzelmann, Translationsberichte, p. 93). Pour les cas de Lambert et de Hubert, voir infra, p. 282 sq.). Cfr M. Heinzelmann, Translationsberichte, p. 80.

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l’exhumation de saint Séverin ; nous retrouverons souvent cette note, le gaudium. Le second effet  du parfum des reliques, c’est que tous les participants sont « remplis » de cette odeur. Joie et plénitude : ces deux éléments émergent des sources comme des aspects toujours plus caractéristiques de l’odeur de sainteté. Le même verbe « repleo » est ainsi utilisé dans le récit de la translation de saint Amant (Amantius), évêque de Rodez mort vers 470 : Ce jour, donc, attendu des vœux de tous, les prêtres sont présents, la population afflue, l’oraison est proclamée selon l’usage, les fidèles se prosternent au sol, la tombe est déplacée. Mais peu après, par un miracle soudain, un si grand parfum sortit de la tombe en exhalant une ineffable douceur, qu’il remplissait de son excessive douceur non seulement tout le peuple à l’intérieur de la sainte église mais aussi la populace placée sous le portique et à l’entrée, et, comme une sorte de récompense, il les restaurait d’une boisson spirituelle150.

D’abord incorrectement attribuée à Venance Fortunat, la Vita Amantii date probablement d’au moins un siècle plus tard (fin viie siècle151). La translation de saint Amant par son successeur Quintianius était déjà signalée par Grégoire de Tours, mais ce dernier semble avoir été intéressé avant tout par le fait que cette translation avait été effectuée sans que Quintianus ait obtenu l’accord préalable du saint, ce qui entraîna sa punition152. Le parfum qui sort de la tombe sainte est ici décrit comme ineffabilis, et caractérisé par la suavitas et la dulcedo  – comme c’est généralement le cas. À l’instar du témoignage précédent, cette merveilleuse odeur « remplit » tous les présents : à l’intérieur et devant la basilique, dont les différents espaces sont indiqués avec précision  – la « plénitude » expérimentée touche donc tant les personnes que les lieux. Mais ce parfum produit encore un autre effet : celui de « restaurer », comme s’il désaltérait les gens153. Enfin, le texte annonce explicitement l’exhalaison du parfum en le qualifiant de miraculum – terme absent du témoignage de la Vita Arnulfi. Miraculum, et même « magnum miraculum » : le terme revient dans le récit fait par la Vita Eligii de la première translation du corps de saint Éloi, organi-

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« Hac ergo die omnium expectata votis sacerdotes adsunt, populi confluunt, oratio ex more indicitur, plebs solo prosternitur, tumulus commovetur. Mox vero repentino miraculo tanta fragrantia de tumulo ineffabilem exhalans suavitatem prodiit, ut non solum cunctum in sancta ecclesia populum verum etiam sitam in porticibus atriisque plebem dulcedine nimia repleret et velut quodam retributionis munere spiritali hausto reficeret » (Vita sancti Amantii, 79-80, MGH Auct. ant. IV/2, p. 62). Cfr F. Caraffa, « Amanzio di Rodez », BS, 1, col. 933. Cfr VP, IV, 1. Quintianus prit part aux conciles d’Agde (506) et d’Orléans (511). L’expression « spiritali hausto » n’est pas aisément traduisible, mais, en relation avec « reficeret », son sens est assez clair. Il est par ailleurs intéressant de noter que le champ sémantique de l’adjectif spiritalis – lié au substantif spiritus – évoque aussi la respiration, et donc les odeurs.

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sée un an après sa mort, c’est-à-dire le 1er décembre 661154. Il s’agit bien d’une translatio : le nouvel évêque de Noyon, Mommelin, décida, certes, de laisser le corps saint dans l’église Saint-Loup, lieu de sa sépulture, mais en le déplaçant derrière le maître-autel, où il serait déposé dans un mausolée ; et le texte parle, justement, d’une honorifica translatio155. Comme cela avait été le cas lors des funérailles d’Éloi, la reine Bathilde voulut être présente et offrit de précieux vêtements en soie pour le saint. Ce jour-là, une foule s’est rassemblée… Puis, comme le couvercle du tombeau avait été soulevé, un grand miracle se manifesta aux présents. En effet, lorsque fut découvert le corps saint, à l’instant le plus agréable parfum s’exhala. Et le corps était complet et inaltéré, sans dommage en aucun de ses membres, au point qu’on eût cru qu’il vivait encore dans sa tombe ; et, ce qui est encore plus admirable, sa barbe et ses cheveux qui, au moment de son départ, avaient été selon l’usage rasés, avaient poussé de manière étonnante dans la tombe, de telle sorte que tout le monde, voyant le miracle nouveau et inouï de ces faits, était frappé de stupeur156.

Ce récit comporte des aspects déjà notés ailleurs, mais, comme c’est souvent le cas, d’autres éléments, des expressions inédites, ou simplement des nuances différentes, s’introduisent dans la narration. C’est le cas du miracle, annoncé au début du texte, puis raconté. Nous avons déjà relevé que le miraculum est ici qualifié de « magnum ». Plus intéressante est la question du ‘contenu’ du miracle. Le texte, en effet, fait intervenir immédiatement l’« odor gratissimus » ; ce n’est que dans la phrase suivante qu’est décrit l’état de parfaite conservation du corps saint. Or, le verbe de perception associé ici au miraculum du « très agréable parfum » n’est pas relatif à l’olfaction, mais à la vue, à une manifestation visuelle : « visum est miraculum ». On comprend, certes, que le miracle ainsi « vu » concerne le corps intact du saint ; il n’en demeure pas moins que l’on perçoit une certaine ambiguïté au niveau du langage du miraculeux : le sens de la vue semble entrer en jeu même lors d’émissions d’odeurs. On peut donc se demander si cela est dû à une prééminence accordée à la vue sur l’odorat, ou, plus simplement, à l’idée que l’expérience du miracle faite lors de l’ouverture du tombeau de saint Éloi forme un tout, un ‘ensemble miraculeux’ unique, que nous ne devrions pas chercher à disséquer outre mesure. De toute manière, le récit met clairement en rapport le parfum et le corps du saint : ce n’est qu’au 154

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Deuxième translation, à la fin du ixe siècle, quand les invasions normandes firent mettre les reliques à l’abri des murs de la ville de Noyon, à l’intérieur d’une chapelle construite par Éloi. Troisième translation, le 25 juin 1066, dans la cathédrale de Noyon (cfr « Éloi », dans Histoire des saints, p. 130). Cfr Vita Eligii episcopi Noviomagensis, II, 48, p. 727. « Deinde cum esset levatum tumuli opertorium, magnum circumstantibus visum est miraculum. Nam ubi revelatum fuerat corpus sanctum, odor continuo flagravit gratissimus. Quodque ita erat solidum et inlibatum atque absque ullius membrorum diminutione incorruptum, ut vivere adhuc putaretur in tumulo ; et quod his adhuc mirabilius est, ita barba et capilli eius, qui tempore abitus sui iuxta morem fuerant abrasi, mirum in modum creverant in tumulo, ut cuncti haec videntes novum inauditumque obstupescerent rei gestae miraculum » (ibid., p. 728).

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moment où ce dernier est « revelatum » que, « à l’instant » (« continuo »), se dégage le parfum. Selon nous, il faut comprendre par là que le parfum est perçu au moment seulement où le corps est « découvert » de ses vêtements. En effet, le tombeau avait déjà été ouvert, mais sans qu’aucune odeur ne fût signalée. Par ailleurs, la suite du récit implique nécessairement le dévoilement du corps, puisqu’elle décrit la deuxième composante du miracle, la parfaite conservation du corps ; or, celle-ci n’est constatable que si les vêtements du défunt ont été enlevés – et de fait, de nouveaux habits ont été préparés par la reine Bathilde pour les remplacer157. – Les récits de la translation de Lambert de Liège Nous avons parfois la bonne fortune de disposer de différents récits d’une même translation. C’est le cas de celle de saint Lambert, qui est d’abord relatée dans la Vita Landiberti vetustissima (rédigée entre 727-743 env.), puis, quelques années plus tard, dans la Vita Hugberti Traiectensis (743-750). Ces deux Vies sont donc étroitement liées, et ce d’abord en raison de circonstances biographiques : Hubert était un disciple de Lambert158, peut-être même un parent, et lui succéda à la tête du diocèse de Tongres-Maastricht ; c’est lui encore qui fit procéder à sa translation de Maastricht à Liège – le moment marquant de son épiscopat159. Sur le plan littéraire, la Vita Hugberti paraît inspirée de la Vita Landiberti160. La translation des reliques de saint Lambert (assassiné en 705161), eut lieu au cours de la treizième année après sa mort, le 27 août 718, et fut l’occasion de la composition de sa Vie162. Voici les récits qu’en font respectivement la Vie de Lambert et celle d’Hubert :

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Cfr ibid., p. 727 et p. 728. Comme dans la Vie de saint Séverin, l’étonnante préservation du corps saint concerne aussi barbe et cheveux. Une différence est toutefois discernable : alors que, apparemment, Séverin avait été inhumé avec sa barbe et ses cheveux, Éloi, lui, avait été rasé « selon l’usage » avant d’être enseveli. Dans le cas de Séverin, on parlera donc de réelle conservation ; mais dans le cas d’Éloi, barbe et cheveux ont poussé de nouveau : on a donc affaire à une reviviscence, ce qui, aux yeux de l’hagiographe, « est encore plus admirable ». En fait, ce phénomène confirme l’apparence vivante du saint dans sa tombe : « ut vivere adhuc putaretur in tumulo ». Cfr Vita Landiberti, 25, et Vita Hugberti, 2. La Vie d’Hubert aborde dès le début le récit de cette translation (cfr Vita Hugberti episcopi Traiectensis, 2). Cfr notes et apparat critique de l’édition des MGH. La punition infligée au principal instigateur de sa mort a été étudiée dans le chapitre précédent (cfr p. 234-235). Cfr M. Heinzelmann, Translationsberichte, p. 93.

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Le pontife s’approcha avec les prêtres, les diacres et les membres du clergé ; chantant des psaumes en s’inclinant, et en présence d’une grande foule de chrétiens, ils attendirent en veillant, [puis] enlevèrent la tombe couvrant les membres du martyr : le corps saint découvert exhala un parfum très doux, continu et très agréable. Ils trouvèrent le corps –  bienheureux et méritant  – ferme et entier. C’était la treizième année163.

283 Là, célébrant les vigiles, avec révérence ils enlèvent du sarcophage de pierre [le corps du saint] et, au milieu des croix et des cierges, le déposent sur le brancard ; et reprenant bientôt le chemin, avec joie ils retournent vers le lieu de sa sainte passion164, car il y avait auprès d’eux un parfum d’une extrême suavité165..

Une première lecture révèle que les principaux éléments se retrouvent dans ces deux récits : la présence d’une foule de clercs166 et de laïcs, le déroulement solennel de la translation, et surtout la perception d’une suave odeur. Si l’on se penche plus attentivement sur les textes, on observe toutefois un certain nombre de différences. La principale différence, et la plus évidente, concerne l’état du corps saint : la Vita Landiberti le décrit comme étant parfaitement conservé, alors que la Vita Hugberti n’en parle pas du tout. Une première explication de ce silence surprenant pourrait tenir au fait que, lors de l’exhumation et de la translation de Hubert, son corps à lui sera proclamé « gloriosum corpus […] solidum atque inlibatum167 ». Il a donc pu apparaître peu souhaitable à son hagiographe d’attribuer la même gloire à Lambert168 : d’une part, celui-ci avait déjà eu le mérite du martyre – que lui enviait Hubert169 ; d’autre part, la répétition dans la même Vie d’un miracle identique –  et quel miracle !  – n’était pas nécessairement la bienvenue. Si l’on analyse maintenant de plus près la suave odeur attestée dans les deux textes, on constate ici aussi une variation qui correspond à la divergence que nous venons de constater. En effet, dans la Vie de saint Lambert, c’est du « Accessit pontifex cum sacerdotes et levites et cleris ; psallentes proni et cum magna multitudine christianorum adsistentibus atque expectantes excubies, sancti abstullerunt tumba desuper martyris membra et operturium : corpus sanctum revelatum odorem suavissimum continuatum flagravit gratissimum. Dignum et beatum corpus soledum et inlibatum invenerunt. In anno XIII » (Vita Landiberti episcopi Traiectensis vetustissima, 25, MGH SRM VI, p. 379-380). 164 Rappelons que Lambert a été assassiné à Liège, mais qu’il a été d’abord inhumé à Maastricht. Ce n’est qu’après sa translation vers « le lieu de sa sainte passion » que Liège devint le siège du diocèse de Tongres-Maastricht, probablement entre le milieu du viiie siècle et le début du ixe siècle (cfr J. L. Kupper, « Saint Lambert : de l’histoire à la légende », Revue d’Histoire ecclésiastique, 79 (1984), p. 21-25). 165 « Ibique excubias celebrantes, cum reverentia ab urna lapidis auferentes, cum crucibus et cereis huius sancti [corpus] grabbato inponunt, atque mox arripientes itinera, cum gaudio remeant ad locum sanctae passionis, nam suavitatis odor nimius aderat » (Vita Hugberti episcopi Traiectensis, 2, MGH SRM VI, p. 484). 166 La Vie d’Hubert mentionne aussi plusieurs évêques : « […] accitis quoque episcopis… » (ibid.). 167 Vita Hugberti, 19, p. 494. 168 Cet élément reste évidemment indépendant de la réalité ou non du phénomène. 169 Cfr Vita Hugberti, 1. 163

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corps « ferme et entier » que se dégage le « très doux parfum ». En revanche, dans la Vie de saint Hubert – qui ne mentionne pas la bonne conservation du corps – la suave odeur n’est plus directement associée au corps saint : elle est perçue par les présents au cours de la procession en direction vers Liège. Odeur de sainteté et état du corps saint apparaissent donc liés dans ces deux textes : de manière positive dans la Vita Landiberti, de manière négative dans la Vita Hugberti. Cependant, une autre explication de cette différence peut être invoquée en s’appuyant sur les modèles littéraires que l’on discerne derrière nos textes, et qu’il est intéressant de présenter plus en détails. La Vita Landiberti, en de nombreux points, reprend à son compte des expressions de la Vita Eligii, que nous avons rencontrée à plusieurs reprises. Celle-ci venait d’être remaniée au goût du jour et paraissait donc tout à fait digne d’être suivie170. Si nous nous penchons sur les détails de la translation, nous notons, en effet, une grande similitude. En premier lieu, la phrase centrale du récit de la Vita Eligii est reprise dans la Vita Landiberti : ubi revelatum fuerat corpus sanctum, odor continuo flagravit gratissimus

corpus sanctum revelatum odorem suavissimum continuatum flagravit gratissimum

(Vita Eligii, II, 48). 

(Vita Landiberti, 25).

La coïncidence des principaux termes est évidente et, associée à de nombreux autres exemples171, ne laisse pas de doute sur l’influence exercée par la Vie de saint Éloi. Observons néanmoins que nous n’avons pas affaire ici à une simple reprise textuelle. En effet, d’une rédaction à l’autre, un léger glissement de sens a été opéré : la Vita Landiberti dit clairement que c’est « le corps saint » qui exhale un parfum « très agréable » (proposition unique), alors que la formulation de la Vita Eligii reste relativement indéterminée sur ce point (deux propositions coordonnées). De plus, dans la Vita Landiberti, la description du parfum s’est enrichie d’un adjectif supplémentaire (« suavissimum »). Le second point crucial de ces textes concerne l’état de conservation du corps saint. Nous observons ci-dessous que la Vita Eligii est relativement prolixe, alors que, comparée à ce modèle, la Vita Landiberti apparaît d’une concision un peu surprenante :

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Cfr J. L. Kupper, « Saint Lambert », p. 8. On se référera sur cela à l’apparat critique des MGH.

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iv  La fragrance des corps saints

Quodque ita erat solidum et inlibatum atque absque ullius membrorum diminutione incorruptum, ut vivere adhuc putaretur in tumulo ; et quod his adhuc mirabilius est, ita barba et capilli eius, qui tempore abitus sui iuxta morem fuerant abrasi, mirum in modum creverant in tumulo, ut cuncti haec videntes novum inauditumque obstupescerent rei gestae miraculum172.

Dignum et beatum corpus soledum et inlibatum invenerunt.

On reconnaît, il est vrai, dans les deux textes le groupe « solidum et inlibatum », mais la convergence littéraire s’arrête là. La comparaison de ces deux passages montre donc que l’auteur de la Vita Landiberti ne se sentait pas tenu de suivre systématiquement son modèle ; que, par ailleurs, même quand l’imitation du modèle semble évidente, le sens ou l’accent d’un passage peut avoir été modifié ; et qu’enfin le texte le plus tardif n’est pas nécessairement plus ‘enjolivé’173. Reprenons maintenant le récit fait par la Vita Hugberti de la translation de Lambert. Ici, ce n’est pas dans la Vie de saint Éloi qu’un modèle littéraire se laisse apercevoir, mais plutôt dans celle d’Arnulf174. Confrontons-les : Post annos fere iam acto tempore vir electissimus successor eius Goericus episcopus, consilium inito, coacervata clericorum seu eciam et populorum ingente caterva, acceptis quoque duobus episcopis, sic una pariter pergunt ad heremum. Co in loco excubias cum reverencia caelebrantes, sancta membra ab urna lapidis auferentes, grabato inponunt, adque mox arripientes itinera, cum gaudio remeant ad urbem ; nam suavitatis odor exiit sacris membris, cunctos replet evidentes

Vir autem electus domnus Hugbertus in anno XIII consilio inito, coacervata clericorum seu etiam populorum ingente caterva, accitis quoque episcopis et sacerdotibus secum, pariter pergunt ad oppidum, quo in loco sanctus iacebat. Ibique excubias celebrantes, cum reverentia ab urna lapidis auferentes, cum crucibus et cereis huius sancti grabbato inponunt, atque mox arripientes itinera, cum gaudio remeant ad locum sanctae passionis, nam suavitatis odor nimius aderat

(Vita Arnulfi, 23).

(Vita Hugberti, 2).

On notera, en premier lieu, le réemploi, avec modification parfois, de termes et d’expressions : « vir electissimus » (devenu « vir electus »), « consilio inito », « coacervata clericorum seu eciam et populorum ingente caterva », « pariter pergunt », « excubias caelebrantes », « cum reverencia », « ab urna lapidis auferentes », « grabato inponunt », « mox arripientes itinera, cum gaudio remeant », et « suavitatis odor ».

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Traduction et analyse de ce texte : cfr supra, p. 281. Sur toutes ces questions, cfr M. Van Uytfanghe, « Le remploi dans l’hagiographie ». L. Génicot, en 1965, avait déjà plaidé en faveur de l’intérêt historique des emprunts et des remplois dans l’hagiographie, et il illustrait sa thèse avec la Vita Hugberti (cfr L. Génicot, « Discordiae concordantium. Sur l’intérêt des textes hagiographiques », Bulletin de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique, 5e série, 51 (1965), p. 65-75). Sur ce texte, cfr supra, p. 279.

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Deuxième partie

En ce qui concerne l’état du corps saint, les deux textes s’apparentent par un même silence sur ce point pourtant crucial : la Vita Arnulfi se contente de mentionner les « sancta membra » ; la Vita Hugberti, dans le manuscrit retenu pour l’édition des MGH, a même purement et simplement omis de reprendre cette expression ou de la remplacer par un terme équivalent, et ce au prix d’une évidente erreur grammaticale puisque le génitif « huius sancti » ne dépend d’aucun mot175. Il ne s’agit certainement que d’une distraction de copiste, mais elle ne fait que confirmer le peu d’importance attribuée dans le texte à la condition du corps saint. Cependant, d’une Vie à l’autre, des différences sont par ailleurs évidentes. Elles sont dues d’abord aux circonstances propres à chaque saint : « heremum » / « oppidum », « remeant ad urbem » / « ad locum sanctae passionis »176. Toutefois, plus significatives à nos yeux apparaissent les différences dans les descriptions du parfum perçu par les présents : cum gaudio remeant ad urbem ; nam suavitatis odor exiit sacris membris, cunctos replet evidentes

cum gaudio remeant ad locum sanctae passionis, nam suavitatis odor nimius aderat

(Vita Arnulfi, 23).

(Vita Hugberti, 2).

Dans la Vita Arnulfi, l’odeur « sort des saints membres » et « remplit » les présents – « tous » les présents : elle apparaît donc en mouvement, elle suit une direction, et la sensation éprouvée par les gens est précisée en termes de « plénitude ». Dans la Vita Hugberti, l’odeur est simplement « là », « présente ». En d’autres mots, le récit de la Vita Arnulfi fait appel aux notions d’espace et de mouvement, ainsi que d’expérience subjective de l’odeur, tandis que la description de la Vita Hugberti est statique et quasi impersonnelle. La comparaison de ces deux textes permet donc d’aboutir aux mêmes conclusions que dans le cas de la Vita Eligii et de la Vita Landiberti : tout en reprenant chez un modèle177 des termes et des expressions, ainsi que le traitement – ou l’omission – de thèmes particuliers, l’hagiographe maintient une certaine liberté à l’égard de ce modèle, une marge de manœuvre qui se révèle à une analyse plus attentive. Le point de départ de cette double comparaison se trouvait dans une question : pourquoi, nonobstant les liens étroits l’unissant à la Vita Landiberti, la Vita Hugberti ne mentionne-t-elle pas la parfaite conservation du corps de saint Lambert ? Aux possibles motifs suggérés plus haut, nous pouvons maintenant associer la relation de chacun de ces textes avec deux modèles différents : la Vita

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Cette lacune est corrigée dans d’autres manuscrits par l’ajout de « corpus ». Cela correspond au caractère généralement réaliste et local des translationes (cfr M.  Heinzelmann, Translationsberichte, p. 65). Pour autant que l’on soit en mesure de discerner un modèle principal ! La plus grande prudence s’impose dans ce type d’analyse.

iv  La fragrance des corps saints

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Eligii dans le premier cas, la Vita Arnulfi dans le deuxième. Nous avons, en effet, constaté l’existence de deux traitements littéraires différents des corps saints : description de leur intégrité dans les Vies d’Éloi et de Lambert ; omission de toute mention particulière dans celles d’Arnulf et de Hubert. Cependant, nos analyses ont également mis en évidence que le recours au remploi de la part des hagiographes n’est pas servile. Il ne faudrait donc pas accorder un poids démesuré à ces rapports de dépendance littéraire. Et cela pour une autre raison encore : alors que les Vies des saints Éloi, Arnulf et Lambert décrivent l’exhumation et la translation de ‘leur’ saint, le récit que nous avons étudié dans la Vie de saint Hubert concerne non pas le corps de Hubert, mais celui de Lambert encore. La position de l’auteur de la Vie de Hubert par rapport à son sujet apparaît donc différente de celle des autres hagiographes, et cela nous amène à relativiser un peu plus les résultats de nos comparaisons. – Les translations de saint Hubert Une première élévation du corps de l’évêque Hubert eut lieu à Liège en 743, donc une quinzaine d’années après sa mort (727). C’est à cette occasion178, et peu de temps après (entre 743-750), qu’un proche de Hubert rédigea la Vie du saint – nous l’avons présentée un plus haut. Quatre-vingt ans plus tard, en 825, une nouvelle translation eut lieu de Liège vers le monastère d’Andage (Andagium), en Ardenne ; elle fut le prétexte de la rédaction d’une Vita secunda, commandée par l’évêque Walcaud à Jonas d’Orléans (v. 760-v. 841), qui la compléta par le récit de cette deuxième translation179. L’elevatio de 743 fut suscitée « per multa indicia et visiones plurimas » ; la décision de l’entreprendre fut précédée de jeûnes et de prières, et justifiée par une consultation de l’évangile et du sacramentaire180. C’est alors qu’un cortège de prêtres et de diacres se rendit en chantant, « cum crucibus et candelabris », vers la basilique Saint-Pierre de Liège. […] avec grand respect et crainte de la part des grands, ils enlèvent peu à peu la pierre du sarcophage dans lequel il gisait dissimulé. Ils n’osaient pourtant pas encore regarder à l’intérieur du monument, ne sachant pas si quelque partie de son corps n’apparaîtrait pas [réduite en] poussière. Cependant, avec grande crainte, s’approchant du bord et voyant une clarté à l’intérieur, ils découvrirent son glorieux corps complet et inaltéré dans le tombeau, exhalant un merveilleux et très

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Cfr M. Heinzelmann, Translationsberichte, p. 93. Cette nouvelle rédaction peut avoir été entreprises pour différentes raisons, pas forcément exclusives : souci de correction stylistique, adjonction du récit de la nouvelle translation, stimuler le culte du saint, justifier le transfert des reliques hors de Liège (cfr L.  Génicot, « Discordiae concordantium », p. 69). Cfr Vita Hugberti, 18. La lecture de la Bible, souvent ouverte au hasard, pour en recevoir une indication en vue d’une décision est bien plus ancienne ; rappelons seulement le cas de l’élection épiscopale de saint Martin à Tours : un évêque contestateur y fut tourné en ridicule à la lecture d’un psaume (cfr Sulpicius Severus, Vita Martini, 9, 1-7).

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Deuxième partie

doux parfum ; et tournant leur regard vers sa tête, ils virent son visage couvert ( ?) de sueur et comme mouillé de rosée, ainsi que ses cheveux avec la tonsure non endommagés, plus longs et sains, transformés non pas comme les cheveux blancs de la vieillesse, mais comme ceux de la jeunesse181.

Tous les présents éclatent en louanges envers Dieu, qui ne permet pas « que périsse aucun cheveu de votre tête182 ». […] ils regardaient son cadavre dans sa tombe et, sur son visage, comme des gouttelettes ressemblant à des gouttes de pluie ; et ils disaient : ‘O Seigneur, qui est semblable à toi en ta miséricorde ? car non seulement tu donneras au ciel la récompense aux âmes de tes serviteurs, mais tu conserves aussi leurs corps mis en terre. De quelle valeur auprès du roi très haut est donc l’âme de celui qui, en ce jour, se présente de la sorte ? Lui que l’ombre a retenu caché pendant longtemps dans la fange de la terre, elle le restitue, une fois déterré, maintenant étincelant et brillant de ses vertus dans le monde.’ Nous avons retrouvé non seulement son corps conservé sous la terre, mais aussi ses précieux vêtements intacts183.

La nouvelle du merveilleux état de conservation du corps et des vêtements du saint se répand rapidement dans tout le territoire et atteint le palais. Tous veulent aller « voir la gloire de Dieu qui s’était révélée dans le monde184 ». De même, Carloman, le maire du palais d’Austrasie (705/710-747), se déplace auprès du corps saint avec sa femme et ses grands185. À la vue du corps, tous louent Dieu, pleurent de joie, cherchent à voir le visage du saint, baisent ses mains et ses pieds186. Alors, le prince187 susdit, de concert avec ses compagnons, saisit le corps du saint, le déposant sur le brancard, [rendant] gloire avec le chant d’hymnes et avec grand 181

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« […] cum magna reverentia et metu procerum paulatim auferentes lapidem ab urna, in quo opertus iacebat. Nec audebant adhuc prospicere in monumento, nescientes, vel si aliqua particula de illius gleba adhuc pulveris apparuisset. Sed cum timore magno summatim accedentes, lumen ab intro aspicientes, invenerunt gloriosum corpus eius in sepulchro solidum atque inlibatum, mirum suavissimum odorem flagrantem, et respicientes ad caput illius, viderunt vultum eius in sudore conversum tamquam ros humidum, et capilli eius cum corona inlesi prolixiores et integri, non sicut in senectute canitiae, sed sicut in iuventute demutati » (Vita Hugberti, 19, p. 494). La traduction doit s’accomoder du sermo satis barbarus du texte (cfr W. Levison, Vita Hugberti, p. 473). « Et capillus de capite vestro non peribit » (Luc. 21, 18, cit. in Vita Hugberti, 19, p. 494). « […] cadaver illius in sepulchro eius videbant, quasi guttulas in faciem eius, sicut stillicidia, dicentes : ‘O Domine, quis similis tibi in misericordia ? quia non solum in caelum animas servorum tuorum praemia daturus es, sed etiam cadavera eorum in terra humata custodis. Qualis est apud excelsum regem anima illius, qui talis hodie praecedit ? Quem in limo terrae in tempora plurima obtectum retinuit umbra reclusum, nunc micantem virtutibus reddit fulgentem in seculum’. Qui non tantum conservatum corpus illius sub terra, sed etiam vestimenta eius praetiosa et incorrupta repperimus » (ibid., p. 495). « […] videre gloriam Dei, quod [sic !] revelatum erat in mundo » (ibid., 20, p. 495). Cfr ibid. Cfr ibid. « Princeps » : le titre pouvait être porté par des personnages dépourvus de fonctions royales, comme ici le maire du palais (cfr P. Riché, « Prince », Dictionnaire des Francs, t. 1).

iv  La fragrance des corps saints

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honneur, parmi les croix, les candélabres, beaucoup d’encens, et le patronage des reliques de nombreux saints. De même qu’un parfum très doux s’exhale des encens, de même son corps répandait un parfum très doux188.

Le corps fut ensuite transporté et inhumé près de l’autel. L’église fut richement dotée par Carloman189. Le récit de cette première translation de saint Hubert est pratiquement contemporain des faits et les rapporte avec un grand nombre de détails, comme par exemple les dons offerts par Carloman à l’église. Le cœur du récit se trouve évidemment dans la description du corps parfaitement conservé du saint : d’une part, parce que, avant l’exhumation, il n’y avait nulle garantie que tel serait l’état du corps – d’où, selon le texte, l’inquiétude des présents – ; d’autre part, parce que, le miracle s’étant effectivement manifesté, il confirme la qualité du mort, et donc justifie son elevatio, la dévotion publique, ainsi que les dons. Dans ce texte comme dans d’autres, le « merveilleux et très doux parfum » perçu à l’ouverture du tombeau est très clairement mis en relation avec le corps ‘incorrompu’190 de Hubert. Le miracle a été d’ailleurs anticipé par une clarté émanant de la tombe : évoquant par avance le « gloriosum corpus » du saint, « étincelant et brillant de ses vertus », il y a ici un autre élément de contraste avec la réalité courante de la mort et de « l’ombre191 » du tombeau. Et en effet, contrairement aux craintes des présents, le corps n’a pas été « réduit en terre ou en poussière », mais apparaît « solidum atque inlibatum » : une expression que l’on pourrait qualifier de ‘canonique’ au moment où la Vita Hugberti est composée – nous l’avons par exemple rencontrée dans la Vita Eligii et dans la Vita Landiberti, pratiquement contemporaines. D’autres éléments entrent en jeu et entraînent la constatation du miracle : la sueur, semblable à de la rosée, couvrant le visage du saint ; la chevelure, qui non seulement s’est allongée dans la tombe, mais surtout s’est transformée en chevelure de jeune homme ; enfin, l’état de parfaite conservation des vêtements de Hubert. Sans entrer en détail dans les diverses conceptions auxquelles font appel ces éléments, relevons simplement que les deux premiers manifestent que la conservation du corps saint n’est pas un phénomène statique – comme cela serait le cas s’il avait été embaumé –, mais qu’elle est due à la continuation de sa vie : la production de sueur est ici pratiquement équivalente à l’écoule-

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« Tunc iam dictus princeps una cum sodalibus suis arripuit corpus illius sancti, et inponens eum feretrum, gloriam et hymnorum vocibus cum magno honore, cum crucibus et candelabris et turibus plurimis et reliquiis sanctorum multorum patrocinia. Ita sicut odor suavissimus de thimiamatibus exiens flagrat, ita corpus eius odorem suavissimum dabat » (Vita Hugberti, 20, p. 495-496). Cfr ibid., p. 496. Ce néologisme vise à refléter le mot latin qui revient le plus souvent dans les textes (voir aussi les conclusions de ce chapitre). « Umbra » (Vita Hugberti, 19, p. 495).

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Deuxième partie

ment de sang attesté dans d’autres textes192 ; et les cheveux ne sont pas restés tels quels, ils ont grandi et se sont même transformés. Le saint apparaît ainsi toujours vivant, mais d’une vie meilleure (ses cheveux sont rajeunis). Examinons de plus près la description de l’odeur du saint. Le doux parfum s’exhalant du corps au moment de l’ouverture du tombeau continue d’être perçu jusqu’au transfert du saint vers sa nouvelle sépulture. Combien de temps s’est-il écoulé entre les deux actions ? Le texte indique que, au vu du miracle, un messager se rendit « le jour même […] au palais193 », d’où Carloman partit « aussitôt » voir le saint. De quel palais s’agit-il ? Non loin de Liège se trouvaient les palais de Herstal et de Jupille (tous deux distants d’environ 5 km), et, un peu plus loin, celui de Chèvremost : si Carloman résidait ces jours-là dans un des ces palatii, il est donc tout à fait possible qu’il se soit rendu à Liège le jour même de l’exhumation du saint. Si l’on suit la Vita Hugberti, le déplacement du corps a dû avoir lieu ce jour-là encore, puisque le texte l’introduit par un « tunc ». On peut donc conclure que le parfum de saint Hubert a été perçu pendant une journée. Le parfum lui-même n’est en revanche pas décrit ; il est simplement qualifié de « suavissimus ». Un rapprochement est néanmoins opéré avec l’odeur de l’encens : « Ita sicut odor suavissimus de thimiamatibus exiens flagrat, ita corpus eius odorem suavissimum dabat194 ». La formulation évoque toutefois autant l’encens (« thimiamatibus ») que les encensoirs d’où se dégage le parfum (« odor suavissimus de … exiens flagrat »). Quoi qu’il en soit, le rapprochement avec l’encens est net, et ce d’autant plus qu’il intervient dans le récit du transfert solennel des reliques, « avec le chant d’hymnes et avec grand honneur, parmi les croix, les candélabres, beaucoup d’encens… ». L’odeur s’exhalant du saint se trouve donc en correspondance avec les aromates du rituel – de même manière qu’à la clarté dégagée par son corps correspond la lumière des cierges. En résumé, le merveilleux parfum émanant de saint Hubert apparaît lié avant tout à la parfaite conservation, voire au rajeunissement, de son corps ; et de même que celle-ci semble permanente, le parfum persiste jusqu’au moment de la nouvelle sépulture. Par ailleurs, étant comparé à de l’encens, il se trouve correspondre exactement aux odeurs dégagées par les encensoirs durant la translation.

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Par exemple, à la même époque, dans la Vita Eligii, II,  6, ou dans la Vita Corbiniani episcopi Baiuvariorum, 38 (écrite par Arbeo de Freising vers 770). On se rappelle aussi les exemples plus anciens des corps retrouvés par Ambroise de Milan. Il est vrai que le symbolisme du sang est bien plus riche que celui de la sueur (cfr A. Guerreau-Jalabert, « Sang », dans Dictionnaire du Moyen Âge). « In ipsa quoque die […], necnon et ad palatium nuncius venit… » (Vita Hugberti, 20, p. 495). Ibid., p. 496.

iv  La fragrance des corps saints

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Il a été mentionné plus haut que nous avons la bonne fortune de disposer du récit, fait par Jonas d’Orléans195, de la seconde translation du corps de saint Hubert, effectuée huit décennies plus tard – mais encore assez tôt pour figurer de plein droit dans notre corpus. Nous pouvons ainsi chercher dans ce texte – par ailleurs intéressant à plus d’un titre – la présence ou l’absence des éléments que nous avons dégagés jusqu’ici, et en premier lieu, la mention du « très doux parfum » exhalé du corps saint lors de la translation de 743. La première constatation, évidente, concerne l’état du corps saint. Se fondant sur le témoignage de l’évêque Walcaud et d’autres religiosi viri, Jonas écrit : l’assemblage du corps tout entier du très bienheureux homme fut retrouvé absolument éloigné et exempt de la corruption, – qui, en raison de la faute du premier aïeul, fut à très bon droit infligée en punition à la nature humaine  –, de même manière que, lit-on, au temps du roi Carloman, il avait été découvert et mis en terre196.

Jonas souligne un peu plus loin que la parfaite conservation du saint constatée lors de cette deuxième translation est aussi indubitable que lors de la première, et que le corps de Hubert a une nouvelle fois été retrouvé « solidum inlaesumque, eadem Christi gratia protegente197 ». Compte tenu de ce miracle nouvellement vérifié, ainsi que de la connaissance que Jonas a de la première Vita Hugberti, il est surprenant de voir qu’il ne fait aucune mention d’un suave parfum. Toute son attention est tournée vers l’absence admirable de corruption du corps saint. Toutefois, contrairement à la Vita Hugberti, il ne décrit pas en détail le corps exhumé : pas d’indication de pousse de cheveux, de sueur ou d’autres écoulements ; l’état de conservation des précieux habits du mort est aussi passé sous silence. Cette indifférence aux détails concrets liés au corps saint explique peut-être l’absence de mention d’une odeur extraordinaire. D’autre part, il faut se rappeler que Jonas dépendait pour sa rédaction des témoignages d’autrui : l’inclusion ou non de certains éléments n’a pas nécessairement été le fait de son choix personnel. Quoi qu’il en soit, le récit de la seconde translation de saint Hubert montre que la parfaite conservation d’un corps saint n’est pas systématiquement associée à une merveilleuse odeur. Cette constatation est d’autant plus évidente que,

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Des œuvres connues de Jonas, la première en date est justement sa Vie de saint Hubert, complétée par le récit de la translation de 825. La réécriture de la Vie a porté essentiellement sur la forme, Jonas restant fidèle au contenu de son modèle (cfr Fr. Brunhölzl, Histoire de la littérature latine du Moyen Âge, I/2, Louvain-la-Neuve, 1991, p. 156). « […] prorsus ab illa corruptione, quae ob praevaricationem primi parentis iustissime naturae humanae poenaliter inflicta est, eiusdem beatissimi viri totius corporis compago ita aliena inmunisque est reperta, quemadmodum tempore Carlomanni regis legitur fuisse inventa et terrae mandata » (Ionas Aurelianensis, Translatio s. Hucberti, 2, MGH Script. XV/1, p. 236-237). Ibid., p. 237. Inversement, on notera que Jonas associe le phénomène de la décomposition corporelle au péché originel.

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Deuxième partie

dans ce cas, Jonas disposait de la relation du premier déplacement des reliques, texte qui mentionnait par deux fois et très explicitement un « suavissimum odorem ». Nous pouvons donc en tirer différentes conclusions : soit aucune odeur n’a été perçue lors de la deuxième translation, soit une odeur a été perçue mais n’a pas été relatée – par les témoins ou par Jonas. Sur un autre plan, nous pouvons en tout cas prendre note que Jonas a maintenu une certaine indépendance vis-à-vis du récit fait par la Vita Hugberti de la première translation du saint. Nous rejoignons ainsi les résultats de la comparaison effectuée par Léopold Génicot sur les Vies de saint Hubert : « Les emprunts présentent ainsi des différences qui ne consistent pas uniquement en amélioration de la forme ou en amplification du fonds et que n’expliquent complètement ni les lois de l’évolution des traditions et des légendes ni le souci de parer son héros de vertus plus belles et de pouvoirs plus grands que celles et ceux attribués à d’autres saints198 ». – Translations à Fontenelle En 649, Wandrille, d’origine aristocratique austrasienne, s’installa dans la vallée de la Fontenelle (diocèse de Rouen), où il fonda un monastère. Parmi ses nombreux disciples, deux retiendront ici notre attention : Ansbert (mort vers 694) et Vulframn/Vulfram (mort en 696-698). Morts dans les mêmes années, tous deux provenaient de l’aristocratie neustrienne ; tous deux servirent à la cour de Clotaire III, puis gagnèrent le monastère de Fontenelle ; enfin, tous deux devinrent évêques – respectivement de Rouen et de Sens199. Selon leurs Vies, écrites un siècle plus tard200, Ansbert et Vulframn présentent encore un point commun, qui nous intéresse au premier chef : le parfum dégagé de leur corps au moment de leur translation201. Privé de son siège épiscopal par Pépin II, maire du palais d’Austrasie, Ansbert avait été exilé au monastère de Hautmont-sur-Sambre (Picardie), où il mourut un 9 février202. Il fut d’abord inhumé en ce lieu, mais requête fut faite à Pépin de pouvoir transférer son corps à Fontenelle ; l’autorisation en parvint le dix-septième jour après le trépas du saint. Le corps fut alors exhumé en vue

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L. Génicot, « Discordiae concordantium », p. 73-74. Cfr P. Riché, « Ansbert », « Vulframn », « Wandrille », Dictionnaire des Francs, t. 1.  Le texte de la Vita Ansberti que nous connaissons (BHL 520a) se fonde sur celui d’un moine de Fontenelle, Aigradus, écrit autour de 700. Les jugements portés sur l’importance et la signification de certains éléments apparemment anachroniques dans cette Vita varient grandement (cfr F. Lifshitz, The Conquest of Pious Neustria. Historiographic Discourse and Saintly Relics. 684-1090, Toronto, 1995, p. 39). La première Vie de saint Wandrille ne rapporte aucun phénomène de ce genre à propos du fondateur de Fontenelle (cfr Vita Wandregiseli abbatis Fontanellensis, MGH SRM V, p. 1-24). Voir cependant infra, p. 295. Sur la signification de cet exil dans le contexte de la prise de pouvoir de Pépin II sur la Neustrie, cfr F. Lifshitz, The Conquest of Pious Neustria, p. 42-46. On ne comprend cependant pas pourquoi l’auteure écrit que Ansbert est mort à Fontenelle (cfr ibid., p. 44).

iv  La fragrance des corps saints

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de son déplacement203 : alors que l’on s’attendait à ce qu’il sentît mauvais, « un grand parfum à la très douce odeur s’en répandit, comme si toute l’église était remplie des parfums de fleurs variées et de gouttes de baume204 ». Un autre signe extraordinaire est ensuite manifesté : lorsque les moines changent ses vêtements, ils découvrent « sur ses bras le signe de la croix du Seigneur205 » (« stigmata », précise ensuite le texte). Ensuite, comme dans d’autres cas, à l’odeur du corps saint s’ajoutent les parfums de la procession qui emmène solennellement le venerabile corpus jusqu’au monastère de Fontenelle206. La translation nécessitera une douzaine de jours. À Fontenelle, parmi l’émotion générale, le corps saint est transporté dans l’église Saint-Paul. Une scène déjà vue au moment de l’exhumation se répète, quand l’abbé du monastère, Hiltbert, aidé de quelques moines de sainte vie, s’apprête à découvrir le défunt, tout en […] estimant qu’en raison d’un aussi long intervalle de temps – en effet, le trentième jour s’approchait  – le corps sentirait soudainement mauvais. Comme ils avaient dépouillé sa sainte tête dissimulée par un voile, un parfum d’une grande suavité s’en répandit, comme si toute l’église était remplie des odeurs de divers aromates et encens. De fait, son visage avait pris une couleur rouge, comme s’il dormait, présentant l’image d’un vivant207.

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Cette translation intervient donc quelque deux semaines seulement après la sépulture ; elle n’a pas pour motif de consacrer la réputation de sainteté du défunt pour en développer le culte, car elle est avant tout accomplissement de ce que Ansbert avait lui-même prédit avant sa mort (cfr Vita Ansberti episcopi Rotomagensis, 25, MGH SRM V, p. 636). Toutefois, nous la compterons au nombre des translationes, puisque le saint a été proprement enseveli (« Postea sepelierunt eum cum decore et honorificentia summa » : ibid.) ; il a ensuite été exhumé, ses vêtements ont été changés ; enfin, le récit du long transfert jusqu’à Fontenelle présente tous les caractères d’une translation (cortège avec lumières, croix, hymnes ; accueil solennel en différents lieux ; miracles). D’ailleurs, si le terme translatio lui-même n’apparaît pas, le texte utilise « transferri » (cfr ibid., 27). « Cumque sepulchrum illius aperuissent et putarent venerabile illius corpus ob tam prolixi temporis intervallum iam fetere, tanta suavissimi odoris fraglantia inde manavit, quasi diversis aromatum floribus ac balsami guttulis omnis repleretur ecclesia » (ibid., 27, p. 637). « […] invenerunt in brachiis eius signum dominicae crucis » (ibid.). « Après l’avoir vêtu de l’habit pontifical et déposé sur la litière, tandis qu’étaient portés devant celle-ci parfums et encens, les citoyens qui étaient venus de Rouen et les moines du monastère de Fontenelle soulevèrent ce vénérable corps, et c’est ainsi que, portant le précieux fardeau, poussant des cris de joie et pleurant ils prennent la route » : « Indutum deinde veste pontificali positumque in lectica, praelatis ante ipsam aromatibus et incenso, susceperunt illud venerabile corpus cives qui advenerant Rotomagenses monachique coenobii Fontanellensis, sicque pretiosum gestantes onus, ovantes flentesque arripiunt iter » (ibid., 28, p. 637). « […] aestimans illud ob tam prolixi intervallum temporis –  nam dies tricesimus instabat  – subito fetere. Cumque sanctum illius caput velamine opertum denudassent, tantae suavitatis flagrantia inde manavit, veluti si diversorum aromatum ac tymiamatum odoribus universa compleretur ecclesia. Nam et facies illius ita in ruborem erat versa, quasi in sopore esset, viventis effigiem gerens » (ibid., 36, p. 640).

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Deuxième partie

Beaucoup vinrent admirer ce « stupendi miraculi signum208 ». Enveloppé d’un nouveau linceul, Ansbert fut ensuite enseveli dans cette même église Saint-Paul, à côté de saint Wandrille. Le parfum dégagé par le corps d’Ansbert dans l’église de Fontenelle est comparé à celui de l’encens ou d’autres aromates, ce qui s’accorde bien au lieu. On remarque que cette description de l’odeur du saint diffère un peu de celle du premier passage cité, dans lequel étaient évoqués les « parfums de fleurs variées et de gouttes de baume ». Cette ‘instabilité descriptive’ n’est pas nécessairement une marque d’incohérence de la part de l’auteur, car elle s’accorde avec certains aspects bien connus de la perception olfactive : la difficulté de décrire de manière précise et objective les odeurs, ainsi que l’influence jouée sur leur perception par le cadre spatial et visuel209. Il faut néanmoins relativiser ces différences, car d’un passage à l’autre, certains mots et certaines expressions se répètent210. D’autre part, dans les deux cas, une information cruciale identique est communiquée par le récit : le fait que la suave odeur « remplit » (replere, complere) toute l’église (celle de Hautmont, puis celle de Fontenelle). Une brève comparaison de ces textes avec un hymne dédié à Ansbert peut nous permettre d’en mieux saisir la valeur. Un poète de l’époque carolingienne a, en effet, composé en son honneur vingt-trois strophes suivant l’ordre alphabétique. Le parfum dégagé par le corps saint y est aussi chanté : Un si grand parfum avait rempli là les narines des frères, / comme si tous se trouvaient parmi les fleurs du paradis, / que notre langue ne peut l’exposer en paroles211.

Une autre strophe proclame la parfaite conservation du corps : Il faut célébrer la gloire du Christ, sa puissance et son pouvoir, / dont la grâce demeurait toujours à son côté [= d’Ansbert], / conservant son corps incorrompu le trentième jour encore212.

L’auteur s’est apparemment servi de la Vie d’Ansbert, tout en s’accordant une licence poétique, voire interprétative. C’est ainsi que l’odeur du corps saint est maintenant associée au parfum des fleurs du paradis ; de plus, à la différence du texte de la Vie, elle ne remplit pas, de façon quelque peu impersonnelle, « l’église », mais « les narines des frères » : ce sont d’ailleurs ces moines qui se croient « transportés au paradis ». Le lien établi entre la merveilleuse fragrance 208 209 210

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Ibid. Voir en Troisième Partie notre chapitre sur « Odeurs en contexte ». P. ex. : « venerabile corpus », « ob tam prolixi temporis intervallum… fetere », « flagrantia inde manavit ». « Tantus illic odor fratrum repleverat naribus,/ Acsi omnes paradysi interessent floribus,/ Quod nec lingua valet nostra proferre in vocibus » (Hymnus de Ansberto episcopo Rotomagensi, 19, MGH SRM V, p. 643). « Xristi gloria canenda, virtus et potentia,/ Cuius circa illum semper permanebat gratia,/ Corpus incorruptum servans die iam tricesima » (ibid., 21, p. 643).

iv  La fragrance des corps saints

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et les parfums paradisiaques n’est pas nouveau, nous en avons des exemples dans d’autres récits, hagiographiques en particulier213. On peut néanmoins s’interroger sur la valeur à accorder à cette nouvelle description de l’odeur du corps saint : choix poétique ? réinterprétation théologique ? La question reste ouverte, même si l’on notera que la mention du paradis dans cette strophe répond à celle faite dans la strophe 1 : « Ansbert […] s’est fait disciple par amour du paradis214 ». Quant à la strophe consacrée à la préservation miraculeuse du corps d’Ansbert, elle reprend évidemment l’information donnée par la Vita, comme l’indique la mention du « trentième jour encore ». La principale valeur de ces deux strophes n’apparaît cependant qu’en considérant l’hymne tout entier. En effet, alors que celui-ci fait un éloge général des vertus et des bonnes actions du saint, et ne signale ses miracles que par une expression aussi concise que vague (« ostensa miracula »), il est intéressant de noter la présence de deux strophes consacrées au corps miraculeusement préservé et odorant du saint : témoignage peut-être de l’importance particulière attribuée par les moines de Fontenelle à ce double signum de la vertu d’Ansbert. La Vie de saint Vulframn représente un autre exemple de composition hagiographique issue du monastère de Fontenelle215. Entré adulte dans ce monastère en 690, Vulframn collabora avec Willibrord à l’évangélisation de la Frise ; entre 693 et 697, il occupa le siège épiscopal de Sens, avant de se retirer à Fontenelle, où il mourut un 20 mars entre 696 et 698. Inhumé à côté des saints Wandrille et Ansbert dans l’église Saint-Paul, il reposa là environ dix années216. Sous l’abbatiat de Bain (Bainus : 701-710), les moines décidèrent finalement de le transférer en même temps que Wandrille et Ansbert dans l’église Saint-Pierre, la plus grande du monastère. À cette occasion, ils furent retrouvés intacts de toute corruption avec les vêtements dont ils avaient été revêtus, comme s’ils avaient été le même jour confiés à la tombe. […] Au milieu des louanges des hymnes, les tombeaux furent ouverts, d’où sortit une telle odeur d’un parfum ineffable qu’il remplissait de sa merveilleuse douceur non seulement le peuple se tenant autour dans l’église, mais aussi la populace placée dans l’entrée217.

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Cfr p.  ex. Lucien, Revelatio sancti Stephani, B, 44-48 ; Gregorius Turonensis, Hist., II, 31 ; Beda Venerabilis, Vita Cuthberti, VII. « Ansbertus […] / Ob amorem paradysi factus est discipulus… » (Hymnus de Ansberto,  1, p. 641). Cfr J. Howe, « The Hagiography of Saint-Wandrille (Fontenelle), (Province of Haute-Normandie), (SHG VIII) », dans L’hagiographie du haut Moyen Âge en Gaule du Nord. Manuscrits, textes et centres de production, dir. M. Heinzelmann, Stuttgart, 2001, p. 127-192. Les dates et nombre d’années écoulées qu’indiquent les Vies d’Ansbert et de Vulframn, ainsi que les coordonnées des Gesta abbatum Fontanellensium ne permettent pas d’aboutir à une chronologie plus précise. « Tunc cum ymnorum laudibus tumuli aperiuntur, de quibus tantus ineffabilis fraglantiae odor prodiit, ut mira dulcedine non solum in ecclesia circumstantem populum, verum in atriis sitam repleret plebem » (Vita Vulframni episcopi Senonici, 14, MGH SRM V, p. 673).

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Deuxième partie

Les Gesta abbatum Fontanellensium (rédigées pour cette partie entre 823833) rapportent également cette translation et le fait que les saints furent alors découverts « revêtus de leurs vêtements, indemnes de corruption, comme s’ils venaient d’être inhumés le jour même218 ». Cette chronique ne fait en revanche nulle mention d’une suave odeur émanant des saints. Or elle se fonde sur les deux Vitae que nous étudions. Si la Vita Ansberti ne relate pas la translation vers l’église Saint-Pierre et ne peut donc être invoquée sur ce point, nous venons de lire que la Vita Vulframni signale explicitement non seulement le parfait état des corps, mais aussi leur merveilleuse odeur. Pourquoi donc la chronique passet-elle sous silence un élément aussi significatif ? Ici encore, nous ne pouvons qu’émettre des hypothèses, la première étant que la fonction d’une chronique n’était pas essentiellement hagiographique219 – ce que l’on voit bien à la lecture des Gesta abbatum Fontanellensium –, et que, pour cette raison, le rédacteur renvoie implicitement ses lecteurs à ses sources – ici, la Vita Vulframni –, sources qu’il suppose par ailleurs connues. Autre hypothèse : nous pouvons estimer que la mention de la préservation des corps saints implique celle de leur odeur suave – ou du moins de leur ‘non-puanteur’ –, celle-ci étant entièrement dépendante de celle-là. Une ultime observation doit être faite au sujet des Vies de saint Ansbert et de saint Vulframn : l’admirable odeur des deux saints moines ne se laisse percevoir qu’au moment de l’exhumation et de la translation de leurs corps. Avant cela, aucune mention n’en est faite, même pas dans le récit de leur mort. Si nous considérons la Vie de saint Wandrille, le fondateur et le père spirituel des moines de Fontenelle (mort en 668 ?), un cas différent se présente : pas de parfum au moment de la mort ou des funérailles du saint, mais uniquement 218

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« Qui ita inventi sunt cum vestibus suis a corruptione illaesi, quasi eadem die fuissent sepulturae traditi » (Chronique des abbés de Fontenelle (Saint-Wandrille) : Gesta Baini, 4, éd., trad. P. Pradié, Paris, 1999, p. 36-37). Certaines notices de gesta renvoient explicitement aux textes proprement hagiographiques (cfr M. Sot, Gesta episcoporum. Gesta abbatum, Turnhout, 1981 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental 37), p. 18). M. Sot observe que, en général, « les gesta éliminent les éléments merveilleux pour ne garder que ceux qui sont bien situés dans l’histoire et/ou la topographie. […] Il est cependant une catégorie de miracles que les gesta retiennent, ce sont les miracles qui se sont produits dans des lieux précis, bien connus des contemporains des rédacteurs. Et parmi ces lieux, une place de choix est réservée aux emplacements des sépultures des prélats défunts. On saisit là deux autres aspects des gesta : leur composition est liée à un culte des morts, et ce culte est fortement inséré dans une topographie sacrée » (ibid., p. 18-19). Une comparaison systématique entre les Vitae et les Gesta permettrait peut-être de percevoir quels types de miracles les rédacteurs anciens des Gesta jugeaient essentiels pour leur propos. Dans le cas qui nous occupe ici, il apparaît que la parfaite conservation d’un corps saint était retenue essentielle, et que, au contraire, la suave odeur de celui-ci ne l’était pas. Dans une étude des Gesta abbatum Fontanellensium en tant qu’« histoire sainte » du monastère, P. Pradié remarque que « l’auteur ne verse nullement, pour servir son propos, dans un style où le miraculeux l’emporterait sur la réalité historique » (P. Pradié, « L’histoire sainte de Fontenelle. Une lecture des Gesta abbatum », Tabularia ‘Études’, 4 (16 septembre 2004), p. 129 [http ://www.unicaen.fr/mrsh/crahm/revue/ tabularia/pradie.pdf]).

iv  La fragrance des corps saints

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durant sa vie, lors de l’apparition d’un ange à Wandrille alors qu’il se trouvait à Romainmôtier220. De même, pour prendre connaissance de la parfaite conservation du saint mort, il faut attendre le texte des Gesta abbatum Fontanellensium que nous avons vu – et encore l’information n’y est-elle donnée qu’en association avec l’état d’incorruption des corps d’Ansbert et de Vulframn. Poursuivant la comparaison de ces trois Vitae, nous pouvons noter que la relation entre leurs auteurs et les trois saints n’est pas identique. L’auteur de la Vita Wandregiseli – écrite dans les deux dernières décennies du viie siècle, peut-être vers 700 – dit avoir recueilli le témoignage du parfum de l’ange directement de Wandrille, ce que la chronologie relative nous autorise à croire – et encore plus l’hypothèse voyant dans l’hagiographe un moine de Romainmôtier221. Les rédacteurs des deux autres Vies n’ont de leur côté pas pu bénéficier d’une position aussi privilégiée, puisqu’ils étaient beaucoup plus jeunes que les saints Ansbert222 et Vulframn. Ainsi, les mentions d’odeur extraordinaires à des moments différents de l’existence de ces saints correspondent aux relations différentes entretenues entre chaque auteur et ‘son’ saint propre. Coïncidence ? Reflet d’une attitude hagiographique spécifique ? Ou simplement expression d’une nécessité pratique, documentaire ? Dans cette dernière hypothèse, l’âge des auteurs par rapport à celui de leur sujet les orienterait naturellement à s’intéresser à des moments précis de sa vie : s’ils lui sont contemporains, vers le parcours terrestre du saint ; s’ils lui sont postérieurs, vers sa destinée posthume, inaugurée par la translation. – Un sermo de elevatione corporis beati Amandi (ixe siècle) Le célèbre saint Amand, moine, missionnaire et évêque (v. 589-675/676), fut enterré dans le monastère d’Elnone, par lui fondé223. Beaucoup plus tard, en 809, les moines durent déplacer son corps en un lieu plus élevé à la suite d’une inondation qui avait envahi la chapelle et la tombe du saint224. Un moine de ce monastère, Milon (mort en 871/872), composa des sermons pour les jours de fête du saint. Le septième de ces sermons est précisément consacré à cette élévation, car celle-ci permit aux moines de constater que la tombe comme le corps du saint n’avaient pas été endommagés par le débordement du fleuve : Et quoiqu’à l’extérieur, autour du sépulcre, il y ait eu de l’eau, l’intérieur en revanche n’offrit pas d’accès aux saletés boueuses ou aux gouttes d’eau. Ce n’est pas à tort que l’on peut croire que Dieu, qui selon son jugement transforme à volonté la nature de toutes les créatures dans n’importe quelle espèce de chose et qui, par

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Cfr Vita Wandregiseli abbatis Fontanellensis, 12 (MGH SRM V ; p. 18). Cfr F. Lifshitz, The Conquest of Pious Neustria, p. 220-224. Voir cependant supra, n. 200. Sur Amand, synthèse dans Histoire des saints, p. 58-64. L’événement est attesté entre autres par les Annales S. Amandi, a. 809 (cfr introduction et notes de l’éditeur des sermons de Milo, Vita Amandi episcopi, MGH SRM V, p. 395 sq.).

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Deuxième partie

son commandement, retient par les rivages comme avec des rênes très solides les mers gonflées, a été capable de procurer aussi au cadavre de son bien-aimé la faveur d’un si grand hommage, à savoir qu’à l’intérieur de son tombeau, dans lequel était gardé le précieux dépôt, ne pénètre nulle souillure, afin qu’à tous soit manifesté le mérite de ce vénérable pontife225.

Le préposé du monastère s’était alors approché pour examiner les restes du saint : Voilà qu’à son regard s’offrit l’homme vénérable avec sa tête blanche, pâle de maigreur à cause de l’abstinence et des jeûnes en compagnie de qui il avait vécu, éminent par la sainteté de vie et des actes, et pour ainsi dire aromatique en raison de l’incorruption de ses membres exhalant un doux parfum, et en tout son corps exempt de souillure ; à part le fait qu’il gisait dans la tombe il était tout à fait semblable à un dormeur, et était paré de l’honorable beauté des vêtements pontificaux226.

Milon rapporte ensuite que les ongles, les cheveux et la barbe du saint avaient continué de croître « contra naturam ». De plus, quand on arracha au corps deux dents – non sans peine en raison de leur solidité –, un peu de sang s’en écoula227. Une vingtaine de jours plus tard, le saint fut nouvellement déposé en terre. Dans ce texte, l’elevatio du saint est causée par des circonstances imprévues : le débordement du fleuve228. Nous avons observé que les événements sont narrés quelques décennies plus tard – au plus tard, une soixantaine d’années. Cela dit, nous reconnaissons dans ce récit des éléments typiques : le corps préservé de la putréfaction (incorruptio, incontaminatus) ; le tombeau lui-même miraculeusement intact ; le parfum du corps saint ; le sang qui coule229 ; les ongles et les cheveux qui se sont allongés. Toutefois, ces divers éléments sont ici intégrés dans une série d’oppositions qui structurent le récit et les consi225

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« Et quamvis in circuitu ipsius sepulchri aquatilis humor extrinsecus fuerit, non tamen intrinsecus lutulentis sordibus seu aquae guttulis introitus patuit. Nec inmerito credibile est, Deum, qui omnium creaturarum naturas pro suo arbitrio in quascumque vult rerum species transformat ac tumescentia maria proprio nutu harenis quasi habenis fortissimis frenat etiam dilecti sui cadaveri tanti honoris beneficium praestare potuisse, ut intra ipsius urnae vasculum, quo pretiosum tenebatur depositum, nihil intraret sordium, ut cunctis fieret eiusdem venerandi pontificis meritum manifestum » (Milo, Vita Amandi episcopi, sermo VII, p. 478). « Et ecce ! obtulit se obtutibus illius vir cano capite reverendus, abstinentiae ac ieiuniorum macore quibus comitibus vixerat pallidus, sanctitate morum meritorumque praecipuus, incorruptione quoque membrorum suave flagrantium quasi aromaticus ac toto corpore incontaminatus, hoc solo quod in sepulchro iacebat dormienti simillimus, vestimentis pontificalibus honesta pulchritudine adornatus » (ibid.). Cfr ibid., p. 478-479. Le cas n’est pas isolé (cfr supra, p. 264). Même phénomène quand Éloi de Noyon arrache une dent de saint Quentin (cfr Vita Eligii, II, 6, cit. supra, p. 271). Du sang chaud coule du nez de saint Corbinien de Freising (mort v. 729/730), lors de sa translation quelques semaines plus tard (cfr Arbeo Frisingensis, Vita Corbiniani episcopi Baiuvariorum, 38).

iv  La fragrance des corps saints

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dérations que Milon y insère. Celui-ci oppose ainsi : l’extérieur et l’intérieur ; l’humide et le sec230 ; la décomposition231 et l’incorruption. Ce schéma apparaît même conscient, puisque l’auteur parle du pouvoir divin de transformer à volonté la nature des choses (sous-entendu : en leur contraire) et, par exemple, de retenir la mer avec le sable des rivages232. Il faut étudier dans ce contexte la mention de la suave odeur exhalée par le corps du saint : « incorruptione quoque membrorum suave flagrantium quasi aromaticus ac toto corpore incontaminatus ». Reconnaissons d’abord que nous n’avons pas ici de description précise de cette exhalaison ni de ses effets ; ajoutons à cela l’emploi de « quasi » : prises ensemble, ce sont autant de raisons d’attribuer une valeur métaphorique à la qualité ‘aromatique’ du corps. En revanche, ce passage met bien en évidence le rapport entre l’éventuelle odeur du saint et la non-décomposition de son corps : la cause de son odeur, c’est bien l’incorruptio. De plus, l’enchaînement immédiat de la phrase « ac toto corpore incontaminatus » fait que l’adjectif « aromaticus » se trouve en quelque sorte encadré entre deux termes porteurs d’une signification analogue : « incorruptione » … « incontaminatus ». On ne peut donc douter de l’association entre odeur de sainteté et conservation du corps. C’est toutefois ce dernier élément qui est le plus souligné, comme le montre encore l’emploi fait par Milon du terme vasculum : polysémique, il signifie une fois le sépulcre du saint (« intra ipsius urnae vasculum233 ») et une autre fois le corps du saint (« membra, vascula videlicet sua234 ») ; néanmoins, le terme est dans chaque cas associé à un état de pureté ou de propreté. Translations en pays germanique Deux documents nous permettent enfin de nous approcher d’une région restée jusqu’ici à l’écart de nos analyses : les pays germaniques, et précisément le diocèse de Eichstätt (Bavière). Le premier document se trouve dans la Vie 230

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Le ‘sec’ est ainsi compté dans ce récit parmi les éléments positifs. Or, il s’agit d’un élément important de la culture ascétique : l’ascèse alimentaire recommandée par les grands auteurs monastiques (p. ex. Jérôme, Jean Cassien) visait justement à ‘dessècher’ l’organisme du moine de façon à le dégager des tentations sensuelles (cfr A. Rousselle, La contamination spirituelle. Science, droit et religion dans l’Antiquité, Paris, 1998, p. 204, 213-217). Grégoire le Grand, un des théologiens les plus lus en Occident, oppose le ‘sec’ des vertus et du contrôle rationnel, de la liberté à l’égard des humeurs corporelles, à l’‘humidité’ de la chair et de ses humeurs (cfr C. Straw, Gregory the Great. Perfection in Imperfection, Berkeley, 1988, p. 53). Implicitement dans les extraits cités, mais explicitement dans une phrase que nous n’avons pas transcrite : « Qui enim putaverat se putrefactae carnis, uti in mortuis fieri assolet, reliquias inventurum… » (Milo, Vita Amandi episcopi, sermo VII, p. 478). Si l’on prend en considération le sermon suivant, on peut ajouter à cette série l’opposition entre l’eau de l’inondation et le feu de cierges miraculeusement allumés (cfr Milo, Vita Amandi episcopi, sermo VIII : De igne caelesti in memoriam beati Amandi divina virtute mirabiliter accenso, p. 481 sq.). Même signification dans la Vita Corbiniani, 38 : « vasculum aperuerunt » (MGH SRM VI, p. 589). La phrase se trouve dans le sermon VI, p. 472.

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Deuxième partie

de Wynnebald, missionnaire venu d’Angleterre en Germanie (mort en 761) ; le deuxième, dans la Vie de Sualon, autre disciple anglo-saxon de Boniface (mort en 794). – La Vie de Wynnebald La Vita Wynnebaldi est un texte important pour la reconstruction des débuts de la mission anglo-saxonne en pays germanique ; mais il l’est également par d’autres aspects. Il a ainsi été rédigé en tant que pendant d’une autre Vie : la Vita Willibaldi. Willibald était le frère de Wynnebald et se trouvait depuis 741 à la tête du diocèse de Eichstätt (il mourra en 786/787). Fait remarquable, l’auteur des deux Vies est une nonne, Hugeburc, anglo-saxonne elle aussi et parente des deux saints ; elle compose son œuvre vers 778, alors qu’elle est établie dans le monastère double de Heidenheim (Bavière), fondé par Wynnebald et dirigé ensuite par sa sœur Waldburg235. En 776, l’évêque Willibald entreprend la construction d’une nouvelle église pour abriter les restes de son saint frère. La consécration a lieu le 24 septembre 778, un an après la translation du corps ; Hugeburc terminera peu de temps plus tard la rédaction de la Vita Wynnebaldi. Voici le récit fait par Hugeburc de la translation de Wynnebald : Quand ils creusèrent, ils essayèrent de se protéger le nez en se hâtant aussitôt de se couvrir d’un linge. C’était une erreur de se couvrir le nez, [car] ils ignoraient le nectar qui, à l’intérieur, se cachait dans la boue. Aussitôt qu’ils commencèrent à creuser, l’évêque [Willibald] sortit au dehors, et deux autres demeuraient à l’intérieur, un prêtre de rang épiscopal et un clerc. Ils se mirent en quête et à la recherche du corps sacré du confesseur du Christ. Quand en creusant ils parvinrent au caveau, découvrant [la tombe] entière et non endommagée, ils l’ouvrirent aussitôt, et là, rien d’autre que toutes les bonnes fortunes et toutes les protections ensevelies dans la terre apparurent. Alors sur-le-champ, le sortant du tombeau avec leurs mains, heureux et se réjouissant, en possession de ce qu’ils désiraient, ils le soulevèrent facilement hors de terre, intact en tout le corps, garni de tous ses membres au point que même les cheveux de sa tête n’étaient pas tombés. L’évêque, attendant [d’être informé de] tout ceci, restait au dehors, car il était rendu très craintif par l’incertitude, ignorant les événements à venir ; dans son inquiétude, il était soupçonneux à l’égard du corps de son frère enseveli en terre si longtemps : en quel état, après tant de temps, lui serait-il concédé de se présenter aux hommes ? Mais toi, évêque, abandonne l’abattement et la tristesse de ton esprit : pour toi, le Seigneur, qui autrefois fit ressusciter et revivre Lazare puant d’une mort remontant à quatre jours, conservait dans le tombeau Wynnebald rendu ferme et saint. Et 235

Une étude assez récente des deux Vies composées par Hugeburc a été publiée par Francesca Vitrone : « Hugeburc di Heidenheim e le ‘Vitae Willibaldi et Wynnebaldi’ », Hagiographica, 1 (1994), p. 43-79. Hugeburc a été formée dans l’Angleterre anglo-saxonne marquée par l’héritage littéraire de Aldhelm de Malmesbury (v. 639-709) (cfr ibid., p. 77-79). Au sujet de l’intense vie culturelle des monastères de Germanie au viiie siècle, cfr P. Riché, Éducation et culture dans l’Occident barbare, vi e-viii e siècle, 4e éd. rev. et corr., Paris, 1995, p. 352-358.

iv  La fragrance des corps saints

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ton frère, que tu as cru pourri, était conservé en sûreté sur la terre dans sa tombe et couronné sans fin dans le ciel. Alors, le corps ayant été élevé, l’évêque entra avec son clergé dans l’église236.

La messe est ensuite célébrée et une assistance nombreuse vient admirer le corps parfaitement conservé. À l’exemple de l’évêque et de l’abbesse Waldburg, qui embrassaient le saint –  leur frère  –, beaucoup se pressent pour lui donner des baisers237. Le corps est ensuite transporté vers sa nouvelle tombe, où une seconde messe est chantée « ad suum caput238 ». Par delà les difficultés posées à la traduction par la langue et le style de Hugeburc239, les éléments fondamentaux de sa narration sont clairs. Le premier et, de notre point de vue, le plus évident et le plus intéressant de ces éléments, c’est l’attitude de doute et de scepticisme attribuée par Hugeburc aux acteurs de l’exhumation. Il s’agit d’abord de ceux qui creusent en se protégeant le nez à l’avance contre la puanteur cadavérique. Mais c’est aussi, de façon plus surprenante, le cas de l’évêque Willibald, frère lui-même du saint et instigateur de la translation : il ne veut même pas assister à la découverte du corps, et s’en va attendre la suite des événements hors de l’église. Hugeburc décrit sans fard l’incertitude et les doutes de l’évêque à l’égard de l’état du corps de Wynnebald ; elle intervient même en personne dans son récit en y insérant une interpellation 236

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« Cumque illi foderunt, statim properantes velamine teguere nares suas cooperire temptaverunt. En frusta faciebant, quod nares velabant, nectarem nesciebant, quae intus celata latebatur in limo. Confestim cumque illi fodere ceperunt, episcopus [= Willibaldus] exhibit foras, et illi duo intus manebant, quorum alter sacerdotale dignitate presbiter et alter clericus. Illi sacrum Christi confessoris corpus inquirere investigareque ceperunt. Cumque illi fodentes ad anthro venerunt, statimque illam repperientes integram atque inlesam, aperiebant, et nihil ibi nisi omnia prospera omniaque tuta in terra tumata conparuerunt. Tunc illi extimplo illum moventes de sepulchro suis manibus, laetantes et gaudentes, voti campi, leviter de terra levaverunt, toto corpore integrum, omnibus membris munitum, ita ut nec capillus de capite eius minuetur. Ille episcopus omnia haec sustenendo foras manebat, quia multum ambiguitate timidus, incerta futurorum fata nesciens, sollicitudine suspectus de sui fratris corpore tam longe in terra tumato, quales ipse post tam longis temporum intervallis hominibus apparere concederetur. Sed tu, episcopo, mentis mestitiam tristitiamque depones, qui ille Dominus, qui quondam Lazarum quadriduanum funere fetidum resurgere revixereque fecit, ille nunc solidatum atque sanctificatum Wynnebaldum in sepulchro servabat. En tuus germanus, quem tu putridum putasti, ille tutus in terra tenebatur in tumba et sine fine coronatus in caelo. Tunc illo elevato, episcopus intravit cum suo clero in aecclesiam » (Hugeburc, Vita Wynnebaldi abbatis Heidenheimensis, 13, MGH Script. XV, p.  116). Une traduction abrégée et nettement moins littérale de ce texte est donnée par J. Chélini, L’aube du Moyen Âge. Naissance de la chrétienté occidentale : la vie religieuse des laïcs dans l’Europe carolingienne (750-900), Paris, 1991, p. 334-335. « Osculabat fratrem ipse episcopus et soror eius […], omnes illum osculabant… » (ibid.). Ibid., p. 117. Le latin de Hugeburc se prête difficilement à une traduction littérale, non seulement à cause d’une grammaire et d’une syntaxe très marquées – ou dégradées, selon un autre point de vue – par l’évolution de la langue, mais aussi en raison de son usage des mots en général, ou de la juxtaposition parfois incohérente de membres de phrases tirées d’autres textes. M. Lapidge définit le style de Hugeburc « a highly elaborate and unusual prose » (M. Lapidge, Anglo-Latin Literature (600-899), London - Rio Grande, 1996, p. 12). Mais Hugeburc n’est pas un cas isolé.

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à l’évêque, lui reprochant presque son manque de foi envers « le Seigneur, qui autrefois fit ressusciter et revivre Lazare ». Cette liberté de ton s’accorde bien avec « l’horizon […] substantiellement humain et réel240 » devant lequel Hugeburc place les deux frères. D’autre part, elle s’explique par les liens de parenté unissant la nonne à l’évêque, tous deux d’origine aristocratique, ainsi que par la position élevée occupée par la femme dans les milieux les plus distingués de la société anglo-saxonne241. L’absence d’attente et d’espoir envers quelque miracle autour du corps saint correspond par ailleurs à une caractéristique de l’ensemble des Vitae Willibaldi et Wynnebaldi, à savoir la présence très relative de la dimension miraculeuse, pratiquement confinée à des prodiges post mortem242. Quant au geste des fouilleurs se couvrant le nez, il participe du même réalisme imprégnant les deux Vitae. Mais il souligne aussi le rapport naturel, biologique, existant entre cadavre et puanteur, et donc, indirectement, entre incorruption d’un corps et parfum agréable. Pourtant, le texte ne mentionne explicitement aucune odeur lors de l’ouverture de la tombe. L’unique allusion à une odeur extraordinaire se trouve dans la phrase : « ils ignoraient le nectar qui, à l’intérieur, se cachait dans la boue » (nectar pouvant signifier « parfum243 »). Une indication, certes plus ténue, de la perception d’un suave parfum pourrait aussi être vue dans la comparaison faite entre « Wynnebald rendu ferme et saint dans le tombeau » et « Lazare puant d’une mort remontant à quatre jours ». Ce qui paraît certain, c’est que le mort ne pue pas, qu’il est au contraire comparé à un nectar, et qu’enfin il est découvert parfaitement conservé – ce que laissait prévoir l’excellent état de la tombe mise au jour. Le corps saint ainsi retrouvé suscite la joie, non seulement parce qu’il est miraculeusement entier, mais aussi parce que son intégrité est comprise comme un ‘gage’244 de bonne fortune et de protection. On observera encore la construction du récit par différentes oppositions : la puanteur (redoutée)/le nectar ; le nectar/la boue ; l’intérieur/l’extérieur (de l’église) ; Wynnebald/Lazare ; joie/crainte et tristesse ; terre/ciel ; et même – par le jeu d’une apostrophe imaginaire ( ?) – Hugeburc/Willibald. Notons en particulier l’opposition entre l’intérieur de l’église, espace doublement sacré (celui du sacrifice eucharistique et celui abritant le corps saint), et l’extérieur, où se retire l’évêque (l’espace du doute et de la tristesse). Quant au couple opposé terre/ciel, il rappelle la conception de la ‘double présence’ du saint : 240 241 242

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Fr. Vitrone, « Hugeburc di Heidenheim », p. 61. Cfr ibid., p. 45-48. Cfr ibid., p. 56-61. Nous avons déjà rencontré des attitudes de doute et de scepticisme à l’égard de l’état d’un corps saint (cfr p. 270). À propos de la découverte du corps intact de Wynnebald, il est remarquable que, parmi les hypothèses concernant l’origine du mot nectar, la plus probable l’explique comme « ce qui défend contre la corruption et la mort » la vie des dieux (cfr notre chapitre sur « Le langage de l’olfaction », infra, p. 480). Le terme pignus (déjà présent p. ex. dans GC, 20 ; 83 ; ou dans la Vita Eligii, I, 8 ; II, 67) n’apparaît pas dans le texte, mais tel semble le sens du passage.

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en terre avec son corps, sain et « prêt pour la résurrection245 », et dans le ciel en compagnie des bienheureux246. Soulignons un dernier point : au delà du travail proprement littéraire réalisé par Hugeburc, ce texte est aussi le récit d’un auteur proche et des événements et des protagonistes. En effet, la nonne de Heidenheim a eu la possibilité de recueillir des témoignages directs, en commençant par celui de son abbesse, Waldburg247, et probablement aussi celui de Willibald lui-même, dont elle avait déjà rédigé la relation de son voyage en Terre Sainte248. Il est même possible qu’elle ait accompagné Waldburg à la translation de Wynnebald249. Nous nous trouvons en tout cas devant un auteur très bien informé. – La Vie de Sualon Une trentaine d’années après la mort de Wynnebald, un autre disciple de saint Boniface, Sualon (Sualo/Sola/Solus), s’éteint dans son ermitage (actuellement Solnhofen). En 838/839250, Guntram, diacre et chapelain de Louis le Germanique, obtient de l’évêque de Eichstätt l’autorisation d’exhumer et d’‘élever’ le corps251 dans l’église édifiée entre temps sur la tombe et dont il est le préposé. À cette occasion, il demande à une de ses connaissances, le moine souabe Ermenrich d’Ellwangen252, de rédiger la Vie de Sualon. Voici le récit de l’exhumation, recueilli, selon Ermenrich, de la bouche de Guntram lui-même : Après avoir jeûné, avec ceux qui à ce moment-là pouvaient être présents avec moi, nous avons commencé à creuser. Cela achevé, nous avons soulevé le couvercle du sarcophage, désormais depuis de nombreuses années déposé sous la terre et cependant intact. Et comme, avec le plus grand empressement, nous cherchions à voir si l’intérieur contenait quelque chose qui fût exempt de corruption, une fumée telle et d’un parfum si extraordinaire et ineffable en sortit soudain que la basilique tout entière, ainsi remplie, exhalait la plus suave odeur. Quant à nous, frappés de la plus grande stupeur, comme pris de faiblesse nous sommes tombés au sol là où nous nous étions tenus, du côté du palais royal253. Réconfortés 245

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Cfr VP, VII, 3. L’action consistant à « élever » le corps d’un saint à une place d’honneur dans l’église correspond symboliquement à son exaltation dans le paradis (cfr M.  Heinzelmann, Translationsberichte, p. 80). Voir supra, p. 106 sq. Cfr Fr. Vitrone, « Hugeburc di Heidenheim », p. 58. Cette relation est insérée dans la Vita Willibaldi. Cfr J. Wilkinson, Jerusalem Pilgrims Before the Crusades, Warminster, 1977, p. 206. Cfr E. Wenneker, « Sola (Suolo) », BBKL, 10 (1995), 757-758 (édition électronique : http://www. bautz.de/bbkl/s/sola.shtml. Version 02.05.2007). « […] a viro venerabili domno Altino episcopo […] rogarem, uti sepulchrum beati viri effodiendi et in eodem pavimento aliquanto melius humandi licentiam daret… » (Ermanricus, Sermo de vita sancti Sualonis dicti Soli, 10, MGH Script. XV, p. 162). Sur Ermenrich, cfr Fr. Brunhölzl, Histoire de la littérature latine du Moyen Âge, I/2, p. 120-122. « Domus regiae ». Sachant que l’action a lieu dans la basilica érigée sur la tombe, nous interprétons cette indication comme une référence à un palais royal que nous savons par ailleurs situé dans la région (cfr E. Wenneker, « Sola (Suolo) »).

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pourtant par le parfum exhalé, implorant la divine clémence nous avons repris nos esprits. Alors seulement nous approchant de plus près, nous avons vu clairement non seulement que les ossements du saint homme étaient intacts, mais aussi que la poussière de son bienheureux corps était compacte et avait l’aspect d’une extraordinaire vigueur, à tel point qu’on l’eût presque cru non pas mort depuis longtemps, mais toujours vivant. Frère bien-aimé, sache donc sans un doute que cette vision nous pénétra et d’une crainte immense et d’une joie sans limites254.

Comme dans le cas de la Vita Wynnebaldi, nous sommes ici en présence d’un récit relativement long et détaillé d’une elevatio. Relevons-en les aspects les plus intéressants pour nos recherches. En premier lieu, Ermenrich l’insère dans sa composition comme un témoignage de première main, recueilli de Guntram en personne, c’est-à-dire de celui qui procéda à l’exhumation du saint et demanda la rédaction de sa Vie. Les deux personnages nous étant connus et mutuellement liés255, le récit placé dans la bouche de Guntram n’est pas nécessairement une fiction littéraire256. Quel est donc le contenu de ce témoignage ? L’exhumation de Sualon est d’abord préparée par un jeûne, qui en souligne l’aspect rituel ; ensuite seulement, elle est effectuée par Guntram assisté par un nombre indéfini de personnes. Première découverte : le sarcophage est intact. Cette constatation semble stimuler la curiosité des présents au sujet de l’état de son contenu : peut-être est-ce à partir de ce moment qu’ils conçoivent l’espoir de retrouver le corps saint intact  – attitude bien différente de celle observée chez les acteurs de l’exhumation de Wynnebald. Ils se penchent donc vers la tombe ; c’est alors qu’ils sont surpris par la prodigieuse fumée odorante qui en sort et remplit l’église. L’effet en est tellement inattendu qu’ils sont pris de faiblesse et tombent au sol257. Mais l’excellente odeur leur redonne des forces258 ; ils découvrent alors le corps parfaitement conservé de Sualon, ce qui suscite en eux crainte et joie259. 254

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« Factoque ieiunio, cum his qui tunc mecum adesse poterant, coepimus fodere. Quod dum peractum est, levavimus sarcofagi operculum ex multis iam annis subtus terram positum et tamen integrum. Et dum libentissime quid intus incorrupti haberet contemplaremur, tantus et tam ineffabilis mirifici odoris fumus subito inde egressus est, ut tota basilica suavissime ex eo redoleret impleta. At nos nimis attoniti, in parte qua steteramus domus regiae ut fragiles procumbimus. Refocilati vero ex odore fraglanti, divinam clementiam orantes, resumpsimus spiritum. Et tunc demum propius accedentes, perspeximus non solum sancti viri ossa integra, sed et ipsius beatae glebae pulverem ita sibimet coherentem nimiaeque viriditatis speciem tenens, ut quasi non olim mortuus, sed semper vivus putaretur. Hoc igitur, amande frater, dubio absque scias nobis cernentibus et pavorem nimium ac immensum tripudium inculcasse » (Ermanricus, Sermo de vita sancti Sualonis dicti Soli, 10, p. 162). Un extrait du texte est également traduit dans J. Chélini, L’aube du Moyen Âge, p. 335. Nous en conservons un échange de lettres en rapport avec la commande de Guntram (cfr MGH Script. XV, p. 153-155). Ces analyses seront développées dans un autre chapitre, infra, p. 562-563. Rappelons qu’ils ont jeûné avant de se mettre à creuser le sol. Nous avons rencontré cet vertu fortifiante des odeurs extraordinaires chez Grégoire le Grand (cfr Dial., IV, 16, 5) et dans la Vita sancti Amantii, 79-80. Ce sont les sentiments typiques provoqués par les manifestations divines, et ce déjà dans la Bible.

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Dans ce texte aussi, il est évident que l’‘odeur de sainteté’ est liée avec le corps miraculeusement intact : d’une part, le caractère inattendu et merveilleux de ce parfum constitue un premier signe, qui anticipe et annonce le grand miracle du corps « toujours vivant » ; d’autre part, il manifeste d’emblée que le corps – encore invisible – ne sent pas mauvais, qu’il n’a donc pas subi de décomposition. Un détail d’importance doit toutefois être relevé : la description de l’« ineffable parfum » comme « fumus ». L’emploi de ce terme met en évidence deux aspects de l’odeur. En premier lieu, la fumée odoriférante doit être produite par la combustion de quelque matière – « il n’y a pas de fumée sans feu » – ; ici, le contexte de son émission (église, exhumation solennelle d’un saint) évoque naturellement l’encens ; le corps saint est ainsi implicitement comparé à un encensoir. Le second aspect manifesté par l’emploi de « fumus » concerne la perception de l’odeur : celle-ci est liée à la vue en même temps qu’à l’olfaction260. On comprend alors mieux la réaction des présents : c’est la fumée, sortie soudainement et en grande quantité de la tombe, qui les effraya et les fit tomber dans leur geste de recul – ce qui ne s’expliquerait pas par la seule perception du parfum de la tombe, parfum qui, au contraire, bientôt les ranima. Nous constatons donc que, à distance de soixante ans, la Vita Sualonis relate des faits très semblables à ceux narrés vers 778 dans la Vita Wynnebaldi : l’exhumation d’un corps saint parfaitement conservé, associée à une bonne odeur. Dans les deux cas, la rédaction a lieu peu après le transfert des corps. Dans les deux cas aussi, des témoignages de première main sont utilisés. Il n’en reste pas moins que nous avons également mis en évidence des éléments originaux et propres à chaque récit. Ce sont en particulier la place différente qu’y occupe la suave odeur, ainsi que sa description ; ses effets sur les présents ; les attitudes opposées, dans ces récits, des fouilleurs. En l’absence d’analyses plus poussées et pouvant s’appuyer sur une vaste documentation, nous ne pouvons mieux préciser la valeur de ces différences, qui ne sont peut-être pas uniquement des variations littéraires. ‘Corpus integrum’ Les documents que nous avons étudiés jusqu’ici montrent que la perception de suaves odeurs autour des corps saints accompagne souvent l’excellent état de conservation de ceux-ci. Ce lien n’est toutefois pas systématique, et les circonstances et les modalités des exhalaisons sont elles-mêmes assez variées. Il existe aussi tout un ensemble de textes rapportant des cas de corps saints préservés de la décomposition sans que soit mentionnée une odeur extraordinaire. Sans viser l’exhaustivité, il est utile de les présenter, car cela nous permettra peut-être de mieux comprendre la place et la signification de la fragrantia suavitatis dans les récits où elle intervient261. 260

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Le sens visuel entre ensuite pleinement en jeu dans la découverte du corps saint : « perspeximus », « speciem tenens », « nobis cernentibus ». Nous laisserons de côté le problème posé par un texte tel que la Vita retracta de saint Corbinien qui, beaucoup plus tardif (début xe s.), introduit après la nouvelle déposition du corps

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– Grégoire le Grand Dans ses Dialogues, le pontife narre la mort cruelle subie par Herculanus, l’évêque de Pérouse, au début de 549262 : il fut écorché vif, puis décapité, sur ordre du roi goth Totila. Une lanière de peau fut découpée sur son corps, de la tête au talon, et le corps jeté par dessus le rempart. Il fut ensuite sommairement enterré avec celui d’un enfant trouvé là. Quarante jours plus tard, les habitants de la ville ont enfin la possibilité de lui offrir une sépulture honorable dans une église : Comme on était allé au tombeau, on enleva la terre et on trouva le corps de l’enfant, conjointement enterré quarante jours auparavant, en pleine décomposition et grouillant de vers ; le corps de l’évêque, en revanche, comme s’il avait été enseveli le jour même ; et, chose qu’il faut vénérer avec grande admiration, sa tête était unie au corps comme si elle n’avait jamais été tranchée, et même il n’y avait nulle trace apparente de sectionnement. Et comme on le retournait sur le dos, cherchant s’il pouvait présenter quelque marque de l’autre incision, le corps entier fut trouvé sain et intact, comme si l’entaille d’aucune arme ne l’avait touché263.

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un magnum ac optimum odorem, élément absent de la première Vie, écrite par Arbeo de Freising (mort en 783) (cfr Arbeo Frisingensis, Vita Corbiniani episcopi Baiuvariorum, 38-39, MGH SRM VI, p. 589-590 ; et Vita Corbiniani episcopi Baiuvariorum retractata, 31, ibid., p. 629-630. Sur ces deux textes et leur traitement de la seconde translation de Corbinien (advenue en 768), voir l’étude (avec des datations revues) de J. A. Fischer, « Die Translation des hl. Korbinian im Jahre 768 », in Bavaria Christiana : Festschrift A. W. Ziegler, hrsg. W. Gessel, München, 1973, p. 53-75. Un cas similaire se présente en relation avec la translation (842) d’Angilbert à Saint-Riquier, rapportée par Nithard : elle permit de constater que le corps était intact, « sans avoir été embaumé », « vingt-neuf ans après sa mort » (Nithardus, Historiarum libri IV, IV, 5, éd. et trad. Ph. Lauer, Nithard : Histoire des fils de Louis le Pieux, Paris, 1964, p. 138-139). Le passage correspondant de la Chronique de Saint-Riquier par Hariulf (terminée en 1104), ajoute : « Odor etiam mirae suavitatis ibidem exuberasse asseveratur » (Hariulfus, Chronicon Centulense, III, 5, éd. F. Lot, Paris, 1894, p. 101). La Chronique relate aussi qu’une nouvelle exhumation eut lieu sous l’abbatiat de Gervin I (1045-1075) : « Eadem vero hora qua repertum et discopertum est, mirificae suavitatis odor emanavit… » (ibid., IV, 32, p. 265). En revanche, cette fois-ci, le corps est retrouvé sous forme de « ossa confuso ordine conglomerata », ce que Hariulf explique par un déplacement causé par les incursions normandes. Le corps est néanmoins authentifié grâce à un bout de parchemin trouvé dans l’orifice nasal et portant écrit : « corpus sancti Angilberti abbatis » (ibid., p. 265-266). Dans le cas de cette nouvelle exhumation, Hariulf se prévaut de témoignages oraux. On peut donc se demander s’il ne se fonde pas sur ces attestations, pour lui quasi-contemporaines, d’un parfum perçu près de la tombe d’Angilbert pour insérer une mention analogue dans le récit de la première translation. Cfr A. de Vogüé (éd., notes), Grégoire le Grand : Dialogues, Paris, 1978-1980, vol. 2, p. 299, note. « Cumque itum esset ad sepulcrum, effossa terra invenerunt corpus pueri pariter humati utpote iam die quadragesimo tabe corruptum et vermibus plenum, corpus vero episcopi ac si die eodem esset sepultum, et quod est adhuc magna admiratione venerandum, quia ita caput eius unitum fuerat corpori, ac si nequaquam fuisset abscisum, sic videlicet ut nulla vestigia sectionis apparerent. Cumque hoc et in terga verterent, exquirentes si quod signum vel de alia monstrari incisione potuisset, ita sanum atque intemeratum omne corpus inventum est, ac si nulla hoc incisio ferri tetigisset » (Dial., III, 13, 3, p. 300-303. Trad. à partir de celle de P. Antin).

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On voit que non seulement, après quarante jours, le corps de l’évêque n’est pas corrompu, mais qu’il a même été réunifié et restauré dans son intégrité originelle : « sanum atque intemeratum ». La description de ce corps est d’autant plus admirable que la même tombe contient le cadavre en pleine décomposition d’un petit enfant enseveli en même temps : « tabe corruptum et vermibus plenum ». Dans le corps du saint, en revanche, est anticipée dans une certaine mesure la résurrection des corps telle que la définit Augustin : Tout ce qui a péri des corps pendant la vie et des cadavres après la mort, tout sera donc reconstitué, et avec ce qui en est resté dans les tombeaux, passant de la vétusté du corps animal à la nouveauté du corps spirituel, ressuscitera, revêtu d’incorruptibilité et d’immortalité. Fût-il par quelque grave hasard ou par la sauvagerie des hommes complètement réduit en poussière et, dispersé dans les airs ou dans les eaux, absolument empêché, autant que faire se peut, d’exister où que ce soit, rien d’aucune manière n’en pourra échapper à la Toute-Puissance du Créateur, pas même un cheveu de la tête n’en périra264.

Le réalisme de ces affirmations ne semble-t-il pas avoir été coulé dans le moule narratif des Dialogues ? – Grégoire de Tours C’est à nouveau chez l’homonyme et contemporain de l’évêque de Rome que nous lisons un plus grand nombre de témoignages pertinents. Ainsi, dans son Liber vitae patrum, Grégoire de Tours rapporte le cas de Brachio, fondateur de plusieurs monastères en Auvergne et à Tours265, qui mourut probablement en 576. Deux ans après sa mort, son successeur se prépare à déplacer ses restes vers la tombe qu’il avait souhaitée. À l’ouverture du tombeau de l’abbé, on trouve son « corps préservé de tout dommage266 » : « inlaesum » est un des

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« Restituetur ergo quidquid de corporibus vivis vel post mortem de cadaveribus periit, et simul cum eo, quod in sepulcris remansit, in spiritalis corporis novitatem ex animalis corporis vetustate mutatum resurget incorruptione atque inmortalitate vestitum. Sed etsi vel casu aliquo gravi vel inimicorum inmanitate totum penitus conteratur in pulverem atque in auras vel in aquas dispersum, quantum fieri potest, nusquam esse sinatur omnino : nullo modo subtrahi poterit omnipotentiae Creatoris, sed capillus in eo capitis non peribit » (Augustinus, De civitate Dei, XXI, éd. B. Dombard, A. Kalb, trad. G. Combès, Paris, 1960 (BA 37), p. 640-641). Brachio apparaît ainsi doublement lié à Grégoire. Sur son activité monastique à Tours, cfr L. Pietri, La ville de Tours, p. 217, 414-415, 660-661. « L’édifice achevé, il découvrit le tombeau de l’abbé. L’ayant ouvert, il trouva le corps sans dommages, en sorte que l’on eût pensé qu’il était mort le jour d’avant ; c’est ainsi que dans la joie, accompagné de la troupe des moines qu’il avait lui-même instruite, il fut transféré après deux années vers l’endroit [indiqué par lui] » : « Perfectumque aedificium, detexit abbatis sepulchrum. Quo patefacto, [ita] repperit corpusculum inlaesum, ut putaretur ante diem alterum fuisse defunctum ; et sic cum gaudio, prosequente caterva monachorum, quam ipse edocuerat, in loco illo post duos annos translatus est » (VP, XII, 3, p. 265). Notons ici encore l’expression de la joie : « cum gaudio » (voir aussi le texte suivant).

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adjectifs qui, peu nombreux, reviennent généralement dans les descriptions de corps retrouvés intacts. Nous retrouvons les mêmes termes dans un autre récit, où Grégoire relate les mots entendus de la bouche du gardien de la tombe de saint Ferréol, à Vienne : lorsque l’évêque Mamert (env. 451/452 jusqu’après 474) voulut exhumer le corps du martyr pour le transférer dans une nouvelle basilique267, il se trouva face non à une tombe, mais à trois. Heureusement, quelqu’un rappela une tradition voulant que la tête de saint Julien avait été placée dans la même tombe que le corps de Ferréol. Après des prières, l’évêque fit ouvrir les tombes : Quand il eut ouvert la troisième, il y trouva un homme qui reposait le corps non endommagé (inlaeso corpore), ses vêtements intacts ; sa tête avait été coupée, et il tenait une autre tête embrassée dans son bras. Il apparaissait comme s’il avait été enterré tout récemment ; il n’était ni altéré par la pâleur de la face, ni défiguré par la chute des cheveux, ni désagrégé par la moindre putréfaction, mais était intact (integer), sans dommages (inlaesus), au point que l’on eût pensé qu’il était encore retenu par le sommeil corporel. Alors l’évêque, rempli d’une grande joie, dit : ‘Il n’y a pas de doute que voici le cadavre de Ferréol et voici la tête du martyr Julien’268.

On observe ici avec netteté que l’affirmation et la description de l’excellente conservation du mort se font essentiellement de manière négative : le mort n’est pas putréfié, etc. Un second point récurrent dans ces récits concerne la conservation des vêtements eux-mêmes du défunt : « integro vestimento ». Des constatations analogues peuvent être faites à partir du bref chapitre dédié par Grégoire à la gloire de Félix, évêque de Bourges mort dans les années 570. Lorsque sa réputation d’ami de Dieu incita évêque et fidèles de la ville à embellir sa tombe, ils en enlevèrent le couvercle pour le remplacer par un autre en marbre : […] après presque douze ans, ils trouvèrent le corps du bienheureux confesseur non endommagé (inlaesum), de telle sorte qu’on ne trouvait nulle décomposition dans le corps, nulle corruption dans le vêtement ; mais tout était intact (integra) au point que, comme je l’ai dit, on pensait qu’il avait été en cette heure même placé dans la tombe269.

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Elle existait encore au vie siècle (cfr Br. Beaujard, Le culte des saints, p. 136). « Cumque aperuisset et tertium [tumulum], invenit in eo virum iacentem inlaeso corpore, integro vestimento, qui, deciso capite, caput amplexus aliud brachio retenebat. Erat enim acsi nuper sepultus neque pallore faciei demutatus neque capillorum decisione turpatus neque ulla putredine resolutus, sed ita integer, inlaesus, ut putares eum adhuc sopore corporeo detenere. Tunc antistis gaudio magno repletus, ait : ‘Hoc esse cadaver Ferreoli, hoc esse caput Iuliani martyris, dubium non habetur’ » (VJ, 2, p. 115). « […] post annum fere duodecimum invenerunt corpus beati confessoris ita inlaesum, ut nulla dissolutio in corpore, nulla putredo repperiretur in veste ; sed ita erant cuncta integra, ac si [ipsa], ut ita dixerim, hora tumulo putarentur ingesta » (GC, 100, p. 362).

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Comme dans le texte précédent, le corps présente l’apparence de quelqu’un venant d’être inhumé. La mort n’est donc pas niée : ce sont ses effets sur le corps qui sont annulés. C’est ce qu’indique, dans ces récits, la liste des transformations physiques qui n’ont pas lieu : détérioration, décomposition, corruption… Dans son même ouvrage, le Liber in gloria confessorum, Grégoire relate un fait mystérieux : les tombeaux de trois saints prêtres sont non seulement le lieu de nombreux miracles, mais en plus, après avoir fait éclater le pavement de l’église, ils s’élèvent d’année en année hors de terre. Grégoire en livre la signification : Ô admirable mystère de la Divinité ! Il révèle au monde la pureté des corps enterrés, en la faisant sortir du pavement ; et il prépare pour la résurrection ceux qui ne doivent pas être donnés aux vers ni à la mort, mais doivent être rendus égaux à l’éclat de la lumière du soleil et glorifiés par leur conformation au corps du Seigneur270.

On remarque que Grégoire ne dit rien de l’état de ces corps  – et pour cause, puisque les tombeaux sont restés fermés. L’émergence mystérieuse des trois tombes atteste à ses yeux l’action divine : celle-ci « révèle » la qualité des corps ; et elle les « prépare » pour la résurrection. Cette préparation, qui a lieu en ce temps présent (« praeparat »), consiste en fin de compte à préserver les morts des vers et de la mort (action ‘négative’), avant de leur conférer la gloire du corps du Christ (action ‘positive’). L’élévation même des tombeaux est implicitement présentée comme un signe de la résurrection, ce que contribue à renforcer le champ sémantique du verbe resurgo271. Dans la plupart de ces récits, Grégoire remarque que le saint mort a une telle apparence qu’il semble avoir été tout juste enterré : « acsi nuper sepultus ». Cette conception se retrouvera dans bien d’autres textes272. Pour le corps saint, le temps ne s’écoule plus, de même que les fonctions corporelles se sont immobilisées273. La résurrection n’est en fait qu’annoncée, entrevue à travers l’état de conservation du corps.

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« O mirabile mysterium Deitatis, quod artuum sepultorum puritatem manifestat saeculo, dum prodit e pavimento, et praeparat ad resurrectionem non vermi non morituro dandos, sed luci solis claritati aequandos ac dominici corporis conformationi clarificandos ! » (GC, 51, p. 328). Le thème de la résurrection des morts apparaît central dans l’œuvre de Grégoire : associé aux divers éléments repérés ici, il est le sujet de sa Passio septem dormientium, que nous avons déjà étudiée (cfr supra, p. 127 sq.). P. ex. dans la Passio Thrudperti martyris Brisgoviensis, datée de peu après 815, année de sa translation : « Quo aperto [= sarcofago], ita corpus viri sancti integrum sanumque atque omni ex parte incorruptum est repertum, acsi eadem hora eodemque momento foret humatum » (Passio Thrudperti martyris Brisgoviensis, 9, MGH SRM IV, p. 362). À partir d’un récit de vision (Hist., VIII, 5), G. de Nie a également relevé l’attention portée par Grégoire de Tours aux états de dissolution opposés à la stabilité : « La décomposition totale, la dissolution complète dans une turbulence liquide est de toute évidence le sort le plus humiliant d’un être humain […]. Par contre […] le plus grand honneur qui puisse échoir à un saint –  l’homme idéal, selon Grégoire  – est le fait que, même longtemps après sa mort, son corps

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Deuxième partie

– Pureté et intégrité Un des abbés du monastère d’Agaune, Achivus (vie), avait démontré durant sa vie une parfaite « pureté d’esprit et de corps » : celle-ci fut scellée à sa mort par la couleur rose de son visage, « quand nulle lividité de mort ne porta sur son visage une horrible pâleur274 ». Le lien ainsi noué entre la pureté de vie et la préservation du corps à la mort est un élément récurrent de l’hagiographie275. Ce lien est annoncé très clairement dans les sermones composés par Milon pour fêter saint Amand276. Le sixième sermon proclame que, seize ans après sa mort, Amand fut retrouvé « incorruptum » : « la sainteté, qui avait brillé en lui vivant, n’était pas cachée en lui mort277 ». Dressant plus avant un éloge grandiloquent de son saint, Milon le chante comme un égal des patriarches, des prophètes, etc., mais aussi des vierges : [il fut] par la virginité du cœur et du corps le plus pur des vierges, ce que montra en outre par l’incorruption de ses membres son corps digne d’honneur, trouvé non souillé278.

Pureté, intégrité, conservation : vie morale et spirituelle et vie physique sont liées, comme le révèlent d’ailleurs les champs sémantiques des termes latins integritas, incorruptio. Un traité sur l’Assomption de la Vierge, peut-être d’époque carolingienne, ne dit-il pas : S’il a voulu garder sa mère intacte (integram) à travers l’honneur de la virginité, pourquoi ne l’aurait-il pas gardée non altérée et exempte (incorruptam) de la puanteur de la putréfaction279 ?

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est retrouvé intact » (G.  de Nie, « Le corps, la fluidité et l’identité personnelle dans la vision du monde de Grégoire de Tours », dans Aevum inter utrumque. Mélanges offerts à G. Sanders, éd. M. Van Uytfanghe, R. Demeulenaere, The Hague, 1991, p. 76). « […] cuius integritatem et mentis et corporis permanens, eo defuncto, in facie eius rubor roseus adsignavit, cum nulla exsanguis mors vultui eius pallidam intulerit foeditatem » (Vita abbatum Acaunensium, 9, MGH SRM III, p. 179). Après avoir été daté du ixe siècle par Br. Krusch, l’ouvrage est maintenant attribué au vie siècle, peu après la rédaction de la Vie des Pères du Jura, ou au viie siècle (cfr M. Van Uytfanghe, « Pertinence et statut du miracle dans l’hagiographie mérovingienne (600-750) », dans Miracle et karama, dir. D. Aigle, Turnhout, 2000, p. 67-144). Les textes hagiographiques expriment ainsi sous une forme narrative des conceptions que l’on trouve par exemple déjà dans les écrits sur la virginité de saint Ambroise, qui relie virginité, résurrection du Christ et parfum spirituel (cfr Ambrosius Mediolanensis, De virginibus, I, 7, 39, cit. in P. Meloni, Il profumo dell’immortalità. L’interpretazione patristica di Cantico 1, 3, Roma, 1975, p. 224-225). Cfr supra, p. 297 sq. Les erreurs ou les libertés prises par Milon à l’égard des faits historiques ne présentent pour notre propos qu’une importance secondaire. Elles sont mises en évidence dans l’édition des MGH. « […] quia sanctitas, quae in vivente claruerat, in mortuo non latebat » (Milo, Vita Amandi episcopi, sermo VI, p. 472). « […] virginitate cordis ac corporis virgo mundissimus, quod etiam patefecit incorruptione membrorum suorum incontaminatum inventum honorabile eius corpus » (ibid., p. 475). « Si voluit integram matrem virginitatis servare pudore, cur non velit incorruptam a putredinis servare foetore ? » (Ps.-Augustinus, De assumptione Beatae Mariae Virginis, 5, PL 40, col. 1195, cit.

iv  La fragrance des corps saints

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Il ne faut cependant pas ignorer les exemples de saints personnages, qui ont été mariés et qui sont eux aussi préservés de la corruption corporelle après leur mort : c’est le cas de sainte Berthe d’Avenay, assassinée à l’instar de son époux, saint Gombert ; un siècle après sa mort, survenue dans la deuxième moitié du viie siècle, le corps de la sainte fut retrouvé intact280. Comme nous l’avons vu chez Grégoire le Grand, l’integritas du corps saint peut aussi être le fruit d’une ‘rénovation’. Un autre exemple en est fourni par Adon de Vienne (mort en 875) dans sa Vie de saint Didier : au moment d’inhumer le corps, on remarque que les blessures infligées à la tête du martyr sont parfaitement cicatrisées281. – Une intégrité corporelle contagieuse À diverses reprises, nous avons rencontré dans les récits d’inventions ou de translations l’indication de la parfaite conservation non seulement des corps mais aussi des vêtements des saints. Comme le souligne Grégoire de Tours, les habits des Sept Dormants ont également été retrouvés « integra atque inlaesa282 » ; et il souligne que « nulle partie n’avait été amoindrie tant dans leurs vêtements que dans leurs corps283 ». Contemporain de Grégoire, Venance Fortunat raconte dans sa Vie de saint Paterne (mort en 563) un fait participant de la même conception : Sa mère, voulant faire pour le petit enfant déjà entré au monastère une tunique, posa par hasard sur le toit la toile tissée. Celle-ci fut dérobée par un oiseau qu’on appelle milan et emportée dans son nid. Après qu’eut passé la durée d’un an, elle fut retrouvée intacte, de telle sorte que ni la pluie hivernale ni la chaleur estivale n’avait désagrégé son tissu en gâtant les fils ; mais elle était restée entière, comme si en ce moment-là elle était sortie du fuseau tournant sous la main légère de la fileuse284.

Ainsi, avant même que le moinillon ait porté le vêtement tissé par sa mère, la vertu conservatoire de sa sainteté agit sur la matière et le temps, comme nous l’avons constaté au sujet des corps mêmes des saints : le vocabulaire est

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in T. Gregory, « Per una fenomenologia del cadavere. Dai mondi dell’immaginario ai paradisi della metafisica », Micrologus, 7 (1999), p. 20). Cfr « Berta di Avenay », BS, 3, col. 89-90 ; DHGE, 8, col. 943-944. « […] sanctissimi capitis vulnera integrata apparuerunt » (Ado Viennensis, Passio sancti Desiderii episcopi Viennensis, PL 123, col. 441). Gregorius Turonensis, Passio septem dormientium, 7, MGH SRM I/2, p. 400. « […] nihil enim diminutum erat neque de vestimentis neque de corporibus eorum » (ibid., 10, p. 402). « Cuius mater iam converso infantulo dum tunicam vellet facere, orditam telam casu super tectum inposuit. Quae subrepta ab ave quae dicitur milvus et ad nidum suum perducta post expleta anni unius spatia reperta est incorrupta, ita ut eius stamen nec hiemalis imber neque fervor aestivus filo putrescente solveret, sed integra perstitit, ac si tunc fuso torquente de manu pendula lanificae processisset » (Venantius Fortunatus, Vita sancti Paterni, 11, MGH Auct. Ant. IV/2, p. 34).

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Deuxième partie

identique (« incorrupta », « integra ») ; une tournure négative est employée (« ita ut eius stamen nec hiemalis imber neque fervor aestivus filo putrescente solveret ») ; le moment de la découverte annulle le temps écoulé, la condition de l’objet retrouvé est celle de l’objet perdu. En dépit de cet exemple, la lecture des sources présentées montre que le miracle de la conservation des vêtements du saint est essentiellement lié à celui de la conservation de son corps. Afin de mieux comprendre ces témoignages, il faut probablement les rapprocher de la symbolique baptismale. Ainsi, selon Amalaire de Metz (v. 775-v. 850), le néo-baptisé est « revêtu de vêtements blancs, pour qu’il sache qu’il possède un corps inviolable (inviolatum corpus) […]. Par les vêtements, en effet, on entend les œuvres de justice285 ». Dans la liturgie baptismale, la robe blanche symbolise l’incorruptibilité procurée au corps par le sacrement. Étant donné qu’il s’agit d’un des rites les plus expressifs de la cérémonie du baptême, et que celle-ci est désormais très fréquente dans notre période, nous y verrions volontiers la clé d’interprétation principale des témoignages de la conservation des vêtements des saints286. Dans la Vie de sainte Odile287, c’est un fait encore plus curieux qui est relaté. Enfant, la sainte avait été allaitée par une nourrice. Quand celle-ci mourut, elle fut ensevelie par les soins d’Odile. Quatre-vingts ans plus tard, on procéda à l’ouverture de la tombe de la nourrice pour y inhumer quelqu’un d’autre : « seule la mamelle droite fut trouvée incorrompue et intacte288 ». On note à nouveau l’opposition entre les conditions naturelles de dégradation des choses et leur parfaite conservation ; la centralité des termes « incorrupta et integra » ; la suspension ou l’annulation du temps ; l’attribution au saint, et dans ce cas au contact physique avec Odile, de la conservation miraculeuse de l’objet. La pureté et l’intégrité des saints sont donc communicatives, expansives : elles s’approprient des choses liées concrètement ou symboliquement à leurs personnes, et leur confèrent la incorruptio289. Cette nature ‘expansive’ de la virtus du saint ou de la sainte constitue d’ailleurs, et nous le savons bien, un des fondements du culte des reliques, dont le rapport avec le saint connaît différents 285

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« Albis induitur vestimentis, ut sciat se inviolatum corpus possidere […]. Per vestimenta enim opera iustitiae intelleguntur » (Amalarius Metensis, Epistula de baptismo, 46, in Amalarii episcopi opera liturgica omnia, éd. J. M. Hanssens, Città del Vaticano, 1948, vol. 1, p. 247). Sans exclure le symbolisme vestimentaire dans les milieux monastiques (cfr M.  Balmary, « Vêtement », DS, 16, col. 511-516, en particulier col. 514). Odile est morte en 730, mais la Vita daterait de la fin du ixe siècle voire du début du xe. « […] toto corpore putrefacto ac penitus in pulverem converso, sola dextera mamilla ita incorrupta et integra inventa est, acsi eodem momento a corpore esset abscisa » (Vita Odiliae abbatissae Hohenburgensis, 10, MGH SRM VI, p. 43). M.  Meslin explique que, en raison de l’incarnation dans le Christ du Dieu transcendant, le pur n’est plus, comme par exemple dans le judaïsme, vulnérable et menacé, mais au contraire protégé de toute contamination : « [Jésus] combat l’impur en lui-même et, ce faisant, rend le pur contagieux » (M. Meslin, L’expérience humaine du divin, p. 78. Nous soulignons). Dans cette perspective, le culte des reliques apparaît, au moins comme possibilité doctrinale, cohérent avec le dogme central du christianisme.

iv  La fragrance des corps saints

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degrés : du corps entier aux fragments corporels, des parcelles d’ossements aux reliques ‘surnuméraires’ (ongles ou cheveux), des reliques de contact à l’huile des lampes brillant dans l’espace du tombeau… Sur un plan différent, une logique analogue, inhérente aux conceptions de la sainteté, se dégage par exemple de la Chronique des abbés de Fontenelle : celle-ci montre, « de l’abbatiat fondateur de saint Wandrille à celui, re-fondateur, d’Anségise, la sainteté et la continuité de la lignée abbatiale. […] Or, à cette sainteté collégiale, sont en plus associés les moines, les biens, les bâtiments, l’intégralité du patrimoine foncier. […] … les Hauts faits [des abbés de Fontenelle] entendent présenter une histoire de sainteté monastique qui s’étend aux hommes et au patrimoine290 ». – Corps incorrompus dans les sources anglaises Nous n’avons pas rencontré de sources anglaises faisant mention d’exhalaisons lors d’inventions ou de translations. Si, comme l’avance David Rollason291, les récits anglais de translations dérivent tous de Gaule, cette absence d’exhalaisons reste à expliquer, puisque les sources gauloises documentent, elles, bien des cas d’odeurs merveilleuses dans les circonstances de l’exhumation/translation. En revanche, la littérature insulaire présente plusieurs cas de saints personnages dont les corps restèrent exempts de toute décomposition. Un des plus fameux est celui de saint Fursy (Furseus), dont Bède parle dans l’Histoire ecclésiastique du peuple anglais (731292). Dans cet ouvrage, Bède utilise une Vie de Fursy, écrite par un disciple du saint293 probablement peu après l’année de sa mort. Quelles informations Bède pouvait-il lire dans cette source ? La Vita Fursei relate que, au moment de l’inhumation – donc un mois après le trépas –, le corps du saint se trouvait en excellent état : Et parce que la dédicace de cette église était prévue avant trente jours, le corps saint fut dans l’intervalle gardé avec le plus grand soin dans un endroit du portique ; et après tant de jours il fut trouvé non endommagé, comme si à cette heure même il était sorti de ce monde294.

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P. Pradié, « L’histoire sainte de Fontenelle », p.  123-124. En général, c’est le propre des Gesta abbatum et des Gesta episcoporum de mettre en évidence une ‘sainteté globale’ : celle de toute une lignée de prélats (cfr M. Sot, Gesta episcoporum, p. 18). Selon nous, il n’y a qu’un pas de cette conception à celle d’une sainteté ‘englobante’ ou ‘expansive’. Cfr D. Rollason, Saints and Relics, p. 49-51. Fursy n’était en fait pas Anglais, mais Irlandais. Un passage en Anglie de l’Est (East Anglia) lui mérite pourtant d’être inséré dans l’ouvrage de Bède. Comme nombre de ses compatriotes, c’est sur le continent, en Neustrie, que Fursy meurt (648/649) ; il sera enterré, trente jours plus tard (vingt-sept, selon Bède), dans le monastère fondé par lui à Péronne (Somme). Cfr l’introduction à la Vita Fursei dans l’édition de Br. Krusch (MGH SRM IV, p. 425). « Et quia ipsius eclesiae dedicatio inter triginta parabatur dies, in quodam loco in porticu interim corpus sanctum summa cum diligentia custoditur ac post tantos dies ita inlaesus invenitur, acsi eadem hora de hac luce fuissit egressus » (Vita Fursei abbatis Latiniacensis, 10, MGH SRM IV, p. 439).

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Deuxième partie

En revanche, le texte des Virtutes sancti Fursei (daté par Bruno Krusch du début du ixe siècle), qui reprend des éléments de la Vie, ne mentionnera nullement la parfaite conservation du corps, ce qui ne laisse pas de surprendre dans un ouvrage dédié aux miracles. Quatre ans plus tard, poursuit la Vita Fursei, le corps fut déplacé, par l’évêque Éloi de Noyon et d’autres collègues295, vers un nouvel emplacement dans la même église. Un édicule fut construit sur le côté oriental de l’autel : c’est là qu’après tant d’années le corps sans tache, élevé par les très vénérables évêques Éloi et Audobert, est transféré sans [montrer] trace de putréfaction296…

Dans ce cas-ci, l’état du corps est confirmé par le texte des Virtutes : « Et à ce moment il fut retrouvé non endommagé, comme si en cette heure même il s’en était allé de son corps297 ». Voici maintenant comment Bède rapporte à son tour les événements qui suivirent la mort de Fursy : Le patrice Erchinoald, recevant son corps, le conserva dans un portique de l’église qu’il construisait dans son domaine de Péronne, jusqu’au moment où cette église serait dédicacée. Alors que, vingt-sept jours plus tard, cela était fait, et que le corps enlevé du portique devait être enseveli près de l’autel, il fut trouvé non endommagé comme si en cette heure même il était sorti de ce monde. Mais quatre ans plus tard, un édicule mieux décoré ayant été édifié du côté oriental de l’autel pour abriter son corps, celui-ci fut encore retrouvé sans tache de corruption, et fut transféré là avec les honneurs qu’il méritait298 …

Si l’on compare ce texte à ceux de la Vita et des Virtutes, on constate que, dans chaque version, l’état de conservation du corps constitue le cœur du récit. Quant à Bède, il suit de près la Vita – exception faite du nombre de jours séparant la mort de l’enterrement de Fursy –, mais sans toutefois la recopier à la lettre. 295

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La Vita Fursei nomme encore l’évêque de Cambrai Audobertus ; le texte des Virtutes Fursei abbatis Latiniacensi, 22 (ibid., p.  448) ajoute le nom de Médard : Br.  Krusch y voit une mention du célèbre prédécesseur d’Éloi, mort en 561, ce qui l’amène à ajouter un de ses commentaires caractéristiques : « Flagitiosum mendum a sciolo librario… » (ibid., n. 1). « Constructus vero ad orientalem altaris partem domuncolam, ibi post tot annos inmaculatum corpus reverentissimis subvectus episcopis Eligio et Audopertho transfertur sine ulla putredine… » (ibid., p. 439-440). « Sicque tunc inventum est inlesum, quasi eadem hora migrasset e corpore » (Virtutes Fursei abbatis Latiniacensis, 22, p. 448). « Cuius corpus idem Ercunualdus patricius accipiens, servavit in porticu quodam ecclesiae, quam in villa sua, cui nomen est Perrona, faciebat, donec ipsa ecclesia dedicaretur. Quod dum post dies XXVII esset factum, et corpus ipsum de porticu ablatum prope altare esset recondendum, inventum est ita inlesum ac si eadem hora de hac luce fuisset egressus. Sed et post annos quattuor constructa domuncula cultiore receptui corporis eiusdem ad orientem altaris, adhuc sine macula corruptionis inventum, ibidem digno cum honore translatum est » (HE, III, 19, p. 277).

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Outre Fursy, les écrits de Bède font mention d’autres saints personnages dont les corps furent préservés de la décomposition. Ainsi, le troisième Livre de l’Histoire ecclésiastique présente la figure d’Aethelburh (Aedilberg), fille d’un roi d’Anglie de l’Est, Anna. Comme Eorcengota, fille du roi du Kent, et bien d’autres jeunes gens originaires d’Angleterre299, elle gagna le monastère fondé par Fara dans la Brie (Faremoutiers, non loin de Meaux300), et en devint plus tard l’abbesse. Bède loue la gloire de sa perpétuelle virginité, « chère à Dieu » (« Deo dilectam perpetuae virginitatis gloriam… servavit301 »)  – c’était même apparemment sa principale vertu. Aethelburh avait entrepris la construction d’une église dans son monastère, et elle espérait s’y faire inhumer ; mais elle mourut avant l’achèvement du chantier, et fut enterrée provisoirement dans la partie déjà terminée. Sept ans plus tard, les moines ayant renoncé à ce projet, décidèrent d’élever302 les restes de l’abbesse dans une autre église, déjà entièrement construite et consacrée : « ils trouvèrent le corps aussi préservé de la décomposition qu’il avait été exempt de la corruption de la concupiscence charnelle303 ». À nouveau, la pureté morale est considérée comme cause de la pureté du corps à la mort ; l’intégrité de la virginité préserve le corps de la décomposition304. Une conception identique transparaît dans les pages dédiées par Bède à Aethelthryt, une autre fille de Anna, le roi des Angles de l’Est. À la différence de Aethelburh, celle-ci fut mariée, et même deux fois : un premier époux mourut peu après les noces ; elle fut ensuite donnée en mariage au roi Ecgfrith de Northumbrie, avec qui elle vécut douze ans sans toutefois partager son lit, comme le témoignait Wilfrid, l’évêque d’York305. Mais, écrit Bède, c’est Dieu lui-même qui a prouvé la vertu de la sainte : 299

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Bède explique qu’à l’époque (première moitié du viie siècle), le petit nombre de monastères en Angleterre incitait beaucoup de familles à envoyer leurs filles dans ceux établis en Gaule : Chelles, Brie, Andelys-sur-Seine, etc. (cfr HE, III, 8). Cfr J. Guerout, « Fare », « Faremoutiers », DHGE, 16. HE, III, 8, p. 240. « […] ossa vero abbatissae illo de loco elevata in aliam ecclesiam… transferre » (ibid.) : apparaissent ici, dans ces sources anglaises, le terme « élever » et ses dérivés, qui commencent à assumer un sens rituel bien précis. « Et aperientes sepulchrum eius, ita intemeratum corpus invenere, ut a corruptione concupiscentiae carnalis erat inmune » (ibid.). Notons que, juste avant ce passage, Bède a mentionné la suave odeur dégagée de la tombe d’Eorcengota lorsque, trois jours après sa mort, on déplaça la pierre la recouvrant : préservation du corps et odeur délicieuse en dépit de la mort sont ici indirectement associés. Le point est aussi souligné par A. Angenendt : « Die geschlechtliche Unbeflecktheit führt zum corpus intemeratum » (A. Angenendt, « Der ‘ganze’ und ‘unverweste’ Leib », p. 42). « Alors qu’elle vécut avec lui pendant douze ans, elle persista toutefois glorieusement dans la perpétuelle intégrité de sa virginité : alors que certains en avaient des doutes, et que je m’en informais, l’évêque Wilfrid d’heureuse mémoire me racontait qu’il était le témoin le plus sûr de sa virginité » : « Cuius consortio cum XII annis uteretur, perpetua tamen mansit virginitatis integritate gloriosa, sicut mihimet sciscitanti, cum hoc an ita esset quibusdam venisset in dubium, beatae memoriae Vilfrid episcopus referebat, dicens se testem integritatis eius esse certissi-

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Et de fait, le signe du miracle divin, par lequel la chair enterrée de cette femme ne put se corrompre, est preuve qu’elle se maintint non corrompue par le contact d’un homme306.

Bède revient ensuite sur le parcours terrestre de la sainte. Ayant prié pendant longtemps son époux de l’autoriser à se retirer dans un monastère, Aetheltryth put finalement recevoir le voile et l’habit religieux des mains de Wilfrid, dans un monastère dirigé par sa tante Aebba, à Coldingham. Un an plus tard, elle fut elle-même nommée abbesse et entreprit la construction d’un monastère à Ely. Elle mourut après une existence de mortifications et fut enterrée dans un simple cercueil de bois, parmi les tombes des autres moniales (679). Sa sœur Seaxburh – qui avait été la femme du roi du Kent – lui succéda. Seize ans plus tard, l’abbesse décida d’élever les ossements et de les déposer dans un nouveau sarcophage, dans l’église : « corpus… incorruptum inventum est307 ». La suite du récit montre que le corps se trouve non seulement préservé de la décomposition, mais aussi ‘recomposé’, comme l’atteste le médecin personnel de Aetheltryth, un certain Cynefrith, qui a assisté tant à sa mort qu’à l’exhumation. Il raconte que, dans le cours de sa dernière maladie, la sainte était affligée d’un énorme abcès (« tumorem maximum ») sous la mâchoire, et qu’il avait reçu l’ordre de l’inciser et d’en vider le pus. Néanmoins, après une brève amélioration de son état, la sainte mourut rapidement. Le médecin poursuit en relatant les événements qui eurent lieu lors de l’exhumation : Comme, après tant d’années, les ossements devaient être élevés du tombeau, une tente ayant été déployée au-dessus, toute la congrégation se tenait autour en psalmodiant, les frères d’un côté, les sœurs de l’autre ; l’abbesse elle-même, en revanche, était entrée à l’intérieur avec quelques personnes pour élever et laver les ossements. Tout à coup, nous avons entendu l’abbesse s’écrier de l’intérieur d’une voix éclatante : ‘Gloire au nom du Seigneur.’ Peu après, on m’appela à l’intérieur en soulevant l’entrée de la tente. Je vis alors le corps de la vierge consacrée à Dieu qui avait été élevé de la tombe et placé sur un brancard comme celui de quelqu’un qui dort. En outre, soulevant le voile couvrant son visage, ils me montrèrent que la plaie de l’incision que j’avais effectuée était guérie, de telle sorte que, chose

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mum » (HE, IV, 19, p. 390-392). Le témoignage de Wilfrid est le plus solide parce que, explique Bède, l’évêque avait reçu du roi la promesse de terres et d’argent s’il parvenait à convaincre Aetheltryth de consommer leur mariage. « Nam etiam signum divini miraculi, quo eiusdem feminae sepulta caro corrumpi non potuit, indicio est quia a virili contactu incorrupta duraverit » (ibid., p. 392). « Lorsque, le tombeau ayant été ouvert, le corps de la sainte vierge et épouse du Christ fut amené à la lumière, il fut trouvé non corrompu, comme si ce même jour elle était morte et avait été mise en terre, comme en témoignent l’évêque Wilfrid susdit ainsi que beaucoup d’autres qui l’ont su » : « Cumque corpus sacrae virginis ac sponsae Christi aperto sepulchro esset prolatum in lucem, ita incorruptum inventum est, ac si eodem die fuisset defuncta sive humo condita, sicut et praefatus antistes Vilfrid et multi alii qui novere testantur » (ibid., p.  394). Nous suivons l’interprétation de B. Colgrave, qui traduit « novere » comme indiquant une connaissance indirecte plutôt que par expérience propre : en effet, Bède poursuit son récit en présentant la certiorem notitiam du témoignage de première main du médecin de la sainte.

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étonnante, au lieu de la plaie ouverte et béante qu’elle portait lors de sa sépulture, apparaissaient maintenant les légères traces d’une cicatrice. De plus, tous les linges dont était enveloppé le corps sont apparus intacts et si neufs qu’ils semblaient avoir été disposés le même jour sur ses chastes membres308.

Le corps de la sainte est donc à la fois préservé et guéri, phénomène que nous avons rencontré dans d’autres textes. Le lien de cause à effet entre virginité et conservation du corps après le décès est aussi un thème qui n’est pas propre à Bède. Il est néanmoins intéressant de noter que, ici, la virginité de la sainte est affirmée seulement dans le cadre de son remariage avec le roi Ecgfrith ; elle semble donc être le fruit d’une décision prise par Aethelthryth après son premier mariage, et Bède ne prétend pas que celui-ci ait été un mariage blanc. Le second point remarquable concerne le témoignage du médecin invoqué par Bède comme plus sûr que celui de Wilfrid et de « nombreux autres » qui affirmaient « savoir », mais probablement par ouï-dire309. C’est l’attitude proprement historienne de Bède que l’on peut discerner ici. Ce qui ne l’empêche pas de transcrire ensuite, à la manière de certains hagiographes, un poème écrit par lui « bien des années auparavant » : un hymne à la virginité et en l’honneur de la sainte. Deux vers y proclament le miracle manifesté en celle-ci : La chair sacrée de la vierge a été ensevelie pendant seize novembres, / mais elle ne pourrit pas dans la tombe, la chair sacrée de la vierge310.

Le miracle de la préservation du corps d’Aethelthryth est aussi attesté dans une autre source, la Vie de Wilfrid, l’évêque d’York proche de la sainte311. L’Histoire de Bède et la Vie de Wilfrid montrent donc que, dans les années 308

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« Cumque post tot annos elevanda essent ossa de sepulchro, et extento desuper papilione omnis congregatio, hinc fratrum inde sororum, psallens circumstaret, ipsa autem abbatissa intus cum paucis ossa elatura et dilutura intrasset, repente audivimus abbatissam intus clara voce proclamare : ‘Sit gloria nomini Domini.’ Nec multo post clamaverunt me intus, reserato ostio papilionis, vidique elevatum de tumulo et positum in lectulo corpus sacrae Deo virginis quasi dormientis simile. Sed et discooperto vultus indumento monstraverunt mihi etiam vulnus incisurae, quod feceram, curatum, ita ut mirum in modum pro aperto et hiante vulnere, cum quo sepulta erat, tenuissima tunc cicatricis vestigia parerent. Sed et linteamina omnia, quibus involutum erat corpus, integra apparuerunt et ita nova, ut ipso die viderentur castis eius membris esse circumdata » (ibid.). Cfr supra, n. 307. « Virginis alma caro est tumulata bis octo Novembres, / nec putet in tumulo virginis alma caro » (HE, IV, 20, p. 398). « En ces jours-là, Ecgfrith, le pieux roi, ainsi que la très bienheureuse reine Aethelthryth, dont le corps, demeurant après sa mort non décomposé, montre encore que, de son vivant, il était non souillé » : « In diebus autem illis Ecfrithus rex religiosus cum beatissima regina Aethiltrythae, cuius corpus vivens ante impollutum post mortem incorruptum manens adhuc demonstrat… » (Eddius Stephanus, Vita sancti Wilfridi Episcopi Eboracensis, 19, ed. B.  Colgrave, Cambridge, 1927, p. 40). Mort vers 709, Wilfrid fit rapidement (avant 720) l’objet d’une biographie rédigée par un de ses compagnons, moine à Ripon : Stephanus, communément appelé Aeddi/Eddius – à tort, selon M. Lapidge, Anglo-Latin Literature, p. 14. La Vita Wilfrithi a donc été rédigée avant l’achèvement (731) de l’Histoire de Bède.

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Deuxième partie

710-730, la nouvelle de la surprenante conservation du corps de Aethelthryth312 était connue et jugée digne de foi dans les centres ecclésiastiques – monastiques en particulier  – de Northumbrie, tandis que sa tombe à Ely était tenue, écrit Bède, « usque hodie in magna veneratione313 ». Nous avons vu que la constatation de l’état du corps est ce qui mit en lumière la sainteté de l’ancienne reine, c’est-à-dire essentiellement sa virginité – tel est du moins le raisonnement de Bède, qui lie comme bien d’autres les deux aspects. Sur un autre plan, l’insistance partagée par Bède et par Eddius sur la virginité de la sainte s’explique évidemment par le fait que la reine conclut sa vie sous le voile, dans l’état donc de célibat religieux, condition qui est aussi celle des deux auteurs314. Cependant, elle constitue peut-être aussi une réponse à ceux qui, selon Bède, émettaient des doutes au sujet de la totale continence vécue par Aethelthryth durant son deuxième mariage. D’ailleurs, la mention de ces sceptiques315 indique peut-être que le lien de cause à effet entre virginité et préservation du corps n’était pas aussi généralement affirmé qu’il nous le semble à la lecture des sources hagiographiques : apparemment, tout le monde ne pensait pas que la parfaite conservation d’un corps était due essentiellement à l’état de virginité. Cependant, le cas le plus célèbre de saint anglais préservé de la putréfaction est celui du moine Cuthbert, devenu évêque de Lindisfarne (mort en 687). Après les premières attestations du début du viiie siècle, le bon état de conservation de son corps fut constaté en 1104316, à l’époque de Henri VIII, en 1827, et enfin en 1899317. Dans ce cas aussi, nous avons la bonne fortune de disposer de deux sources pratiquement contemporaines des événements nous intéressant ici : une Vie anonyme, écrite vers 699-705, et la Vie de Cuthbert écrite vers 721 par Bède318, qu’il réutilisera dans l’Histoire ecclésiastique, achevée dix ans plus tard. 312

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À la conclusion de l’analyse développée dans ces pages, nous ne voyons pas d’indications textuelles montrant que l’entourage religieux de la sainte s’attendait à retrouver son corps intact, ce qui serait un indice d’embaumement avant la sépulture – c’est l’hypothèse soumise par D. Rollason, Saints and Relics, p. 41. HE, IV, 19, p. 396. Sans oublier que Wilfrid, principal objet de l’ouvrage d’Eddius, avait également été moine. On comprend ainsi mieux la démarche de Bède, interrogeant Wilfrid pour obtenir confirmation que, durant son second mariage, la sainte vécut effectivement dans la condition de viriginité. Membres de l’aristocratie partageant l’incompréhension du roi Ecgfrith pour les choix de Aethelthryth ? Moines ou moniales estimant qu’une femme mariée par deux fois ne remplissait pas les conditions méritant l’honneur d’un culte ? Bède ne précise pas l’identité des sceptiques : sur ce point, nous sommes donc réduits à des conjectures. À ce moment, le corps du saint se trouvait depuis un siècle à Durham. Sur les circonstances de la confirmation en 1104 de la conservation du corps, voir D. Rollason, « Le corps incorruptible de saint Cuthbert et l’église de Durham vers l’an 1100 », dans Les reliques. Objets, cultes, symboles. Actes du colloque de Boulogne-sur-Mer (1997), éd. E.  Bozóky, A.-M.  Helvétius, Turnhout, 1999, p. 313-320. Cfr D. Rollason, Saints and Relics, p. 38-39. Les deux textes sont publiés dans B.  Colgrave (ed.), Two Lives of Saint Cuthbert, Cambridge, 1940.

iv  La fragrance des corps saints

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L’auteur anonyme de la première Vie, un moine de Lindisfarne, décrit le corps du saint au moment des funérailles comme « reposant incorruptible et comme endormi dans le sarcophage de pierre319 ». Onze années passent, jusqu’à ce que le monastère et l’évêque décident d’élever le corps. Ils trouvèrent donc, à la première ouverture du sépulcre, une chose merveilleuse à dire : le corps tout entier aussi intact qu’ils l’avaient déposé onze ans auparavant. Le corps, en effet, n’était pas tendu et rigide à l’extrême en raison d’une peau [qui serait devenue] flétrie ou vieillie, ou à cause de nerfs desséchés ; mais les membres reposaient pleins de vie et pouvaient bouger aux articulations. Le cou et les genoux, en effet, étaient comme ceux d’un homme vivant. L’élevant hors du sépulcre, ils purent le courber comme ils voulurent. Tous les vêtements et les chaussures, qui adhéraient à la peau de son corps, étaient exempts d’usure. Et déroulant le suaire dont sa tête était entourée, [ils virent qu’]elle conservait la beauté de son éclat d’autrefois320.

La description du corps saint est on ne peut plus détaillée et peint un corps intact, encore souple, au visage frais et plein de vie. L’effort de précision se reflète dans l’emploi d’un vocabulaire anatomique varié : cutis, nervus, articulus, collum, genu… Même l’habillement – également différencié entre vestimentum et calciamentum – semble neuf. Ici encore, la description du corps admirablement conservé se fait principalement à travers des tournures négatives. Dans sa propre Vie de saint Cuthbert, Bède utilise, certes, le texte de la Vie anonyme, mais en cherchant à produire une œuvre à la fois plus attrayante et plus complète, pour laquelle il invoque de nouveaux témoins. Voici sa version de l’élévation du saint : Mais la divine providence voulait montrer plus amplement dans quelle gloire l’homme saint vivait après sa mort […] : onze années ayant passé depuis sa sépulture, elle insinua à l’esprit des frères d’enlever ses ossements – qu’ils comptaient retrouver, comme c’est le propre des morts, desséchés, et le reste du corps déjà consumé et réduit en poussière  –, de les déposer dans un cercueil léger, et de les placer, certes, dans le même lieu, mais au-dessus du dallage, où ils seraient dignement vénérés. […] Et ouvrant le sépulcre, ils trouvèrent le corps complet et intact comme s’il vivait encore et, en raison des articulations flexibles de ses membres, beaucoup plus semblable à un homme dormant qu’à un mort. En outre, tous les habits dont il avait été couvert apparaissaient non seulement exempts de salissures, mais aussi pourvus de leur fraîcheur originelle et d’un admirable

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« […] corpus incorruptibile requiescens, et quasi dormiens in sepulchro lapideo » (Vita Cuthberti anonyma, IV, 13, ed. B. Colgrave, p. 130). « Invenerunt itaque in prima apertione sepulchri, quod dictu mirum est totum corpus tam integrum, quam ante annos XI deposuerunt. Non enim marcescente et senescente cute et arescentibus nervis strennue corpus erectum et rigidum est, sed membra plena vivaciter in articulis motabilia requiescebant. Collum enim capitis et genua crurum sicut viventis hominis. Elevantes eum de sepulchro, ut voluerunt flectere potuerunt. Omnia autem vestimenta et calciamenta quae pelli corporis eius adherebant, attrita non erant. Nam sudarius revolventes quo capud eius cingebatur, pristine candidatis pulchritudinem custodiens… » (ibid., IV, 14, p. 130-132).

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Deuxième partie

éclat. Quand ils virent cela, ils furent vite frappés de crainte et de tremblements, au point qu’ils osaient à peine dire quelque chose ou jeter un regard sur le miracle qui se manifestait, et qu’ils savaient difficilement quoi faire321.

On voit que, dans ce passage, Bède omet de reprendre les détails de la description de la Vie anonyme, mais que les principales informations en sont conservées : le corps intact, au point qu’il a gardé une certaine souplesse ; les vêtements semblant neufs. En revanche, Bède insère dans son récit les sentiments et les pensées des protagonistes : l’absence d’une quelconque attente à l’égard d’un éventuel miraculum, la crainte et l’agitation suscitées par le miracle inattendu. Ainsi, alors que le récit de la Vie anonyme apparaît aussi sec que détaillé, celui de Bède gagne en dramatique ce qu’il perd en précision descriptive. En 731, Bède reprend pratiquement à la lettre, dans l’Histoire ecclésiastique, le passage central de son récit de l’élévation de Cuthbert : Et ouvrant le sépulcre, ils trouvèrent le corps complet et intact comme s’il vivait encore et, en raison des articulations flexibles de ses membres, beaucoup plus semblable à un homme dormant qu’à un mort. En outre, tous les habits dont il avait été couvert apparaissaient non seulement exempts de salissures, mais aussi pourvus de leur fraîcheur originelle et d’un admirable éclat. Quand les frères virent cela, vite frappés d’une immense crainte, ils se hâtèrent de rapporter à l’évêque ce qu’ils avaient découvert322.

Sans répéter la description du miracle, le texte poursuit en changeant de sujet et en évoquant la figure exemplaire que fut l’évêque Eadberht, le successeur de Cuthbert. Dans les années suivant la publication de l’Histoire ecclésiastique, un certain Félix, inconnu par ailleurs, compose une Vie de Guthlac, un ermite de Mercie qui, en 715, était mort entouré des plus suaves parfums323. Un an après son trépas, sa sœur décide de procéder à une nouvelle inhumation.

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« Volens autem latius monstrare divina dispensatio quanta in gloria vir sanctus post mortem viveret, […] transactis sepulturae eius annis undecim immisit in animo fratrum ut tollerent ossa illius, quae more mortuorum consumpto iam et in pulverem redacto corpore reliquo sicca invenienda rebantur, atque in levi arca recondita in eodem quidem loco sed supra pavimentum dignae venerationis gratia locarent […] Et aperientes sepulchrum invenerunt corpus totum quasi adhuc viveret integrum, et flexibilibus artuum compagibus multo dormienti quam mortuo similius. Sed et vestimenta omnia quibus indutum erat non solum intemerata, verum etiam prisca novitate et claritudine miranda parebant. Quod ubi viderunt, nimio mox timore sunt et tremore perculsi, adeo ut vix aliquid loqui, vix auderent intueri miraculum quod parebat, vix ipsi quid agerent nossent » (Beda Venerabilis, Vita Cuthberti, XLII, p. 290-292). « […] et aperientes sepulchrum invenerunt corpus totum, quasi adhuc viveret, integrum et flexibilibus artuum compagibus multo dormienti quam mortuo similius ; sed et vestimenta omnia, quibus indutum erat, non solum intemerata verum etiam prisca novitate et claritudine miranda parebant. Quod ubi videre fratres, nimio mox timore perculsi, festinarunt referre antistiti quae invenerant » (HE, IV, 30, p. 442). Cfr supra, p. 118.

iv  La fragrance des corps saints

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Mais la bienveillance divine, voulant montrer plus amplement dans quelle gloire l’homme saint vivait après sa mort, […], ajouta aussi la preuve de son éternelle commémoration. Une année ayant passé depuis sa sépulture, Dieu insinua à l’esprit de la sœur du saint d’ensevelir le corps de son frère dans un autre sépulcre. Les frères et les prêtres s’étant donc réunis, ainsi que des représentants des autres degrés ecclésiastiques, au jour de la mort du saint ils ouvrirent le sépulcre et trouvèrent le corps complet et intact, comme s’il vivait encore ; et, en raison de la souple flexion de ses membres, il ressemblait beaucoup plus à un homme dormant qu’à un mort. En outre, tous les habits dont il avait été enveloppé étaient non seulement exempts de salissures, mais resplendissaient aussi de leur fraîcheur d’antan et de leur blancheur primitive. Quand les présents virent cela, aussitôt ils se figèrent, stupéfaits et tremblants, au point qu’avec difficulté ils auraient pu dire quelque chose, qu’ils osaient à peine jeter un regard sur le miracle, et qu’ils savaient difficilement quoi faire324.

La lecture de ce texte rappelle immédiatement le récit que Bède, en 721, a fait de l’elevatio de Cuthbert325 : les éléments et la structure du récit, mais aussi les expressions adoptées telles quelles, tout ici montre que Félix a puisé dans l’œuvre de son prédécesseur326. Cela ne prouve certes pas l’inanité des faits relatés dans la Vie de Guthlac, mais il nous est difficile de les dégager d’un texte aussi marqué par les emprunts et que nous ne pouvons confronter à d’autres documents. Bertram Colgrave précise que, après la publication de la Vie de Guthlac, on ne connaît « nulle référence ultérieure à l’incorruptibilité du corps du saint327 ». En tout cas, la Vita Guthlaci fut l’un des textes hagiographiques les plus connus dans l’Angleterre médiévale. Un dernier exemple, extrait à nouveau de l’Histoire de Bède, illustre dans cette littérature anglaise un aspect de l’intégrité du saint que nous avons présenté plus haut, à savoir son caractère ‘expansif’. Dans l’anecdote suivante, le roi Oswald, à table avec le saint évêque irlandais Aidan (Aidanus), ordonne de distribuer aux pauvres la nourriture placée devant lui. 324

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« Volens autem divina pietas latius monstrare, quanta in gloria vir sanctus post obitum viveret, […], addidit quoque aeternae commemorationis indicium. Transactis enim sepulturae eius bis senis mensium orbibus, inmisit Deus in animum sororis ipsius, ut fraternum corpus alio sepulchro reconderet. Adgregatis ergo fratribus presbiterisque, necnon et aliis ecclesiasticis gradibus, die exitus ipsius aperientes sepulchrum, invenerunt corpus totum integrum, quasi adhuc viveret, et lentis artuum flexibus multo potius dormienti quam mortuo similius videbatur. Sed et vestimenta omnia, quibus involutum erat, non solum intemerata, verum etiam antiqua novitate et pristino candore splendebant. Quod ubi, qui intererant, prospexerunt, statim stupefacti trementes steterunt, adeo ut vix fari potuissent, vix miraculum intueri auderent, et vix ipsi quid agerent nossent » (Felix, Vita sancti Guthlaci, LI, ed. B. Colgrave, Cambridge, 1956, p. 160, 162). De même, le récit de la mort de Guthlac est modelé sur celui que Bède a fait de la mort de Cuthbert (cfr B. Colgrave, Felix : Vita sancti Guthlaci, p. 192). Félix a lu d’autres auteurs aussi : Sulpice Sévère, la Vie d’Antoine traduite par Évagre, Grégoire le Grand, etc. (cfr ibid., p. 16-17). Ibid., p. 194. La relation de la translation du saint effectuée en 1136 mentionne explicitement des ossements, mais parle aussi d’une douce odeur, témoignage de sa sainteté (cfr Translatio S. Guthlaci, AASS Apr. II, dies 11).

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Deuxième partie

À cette vue l’évêque, qui était assis à son côté, réjoui d’un tel geste de charité, saisit sa main droite et dit : ‘Que jamais ne s’affaiblisse cette main.’ Cela, selon le souhait de sa bénédiction, se produisit ainsi : alors que, Oswald ayant été tué en bataille, sa main et son bras furent tranchés du reste du corps, il se passe que, jusqu’à aujourd’hui, ils restent non corrompus328.

Nous avons, en fait, affaire à deux saints personnages : l’évêque et le roi. Bède semble vouloir attribuer à l’évêque le mérite de la conservation jusqu’à son époque de la main généreuse du roi, mort en 642. C’est donc l’‘intégrité’ d’Aidan qui se transmet au roi. Celui-ci n’est toutefois pas purement passif, puisqu’il a agi avec charité, s’attirant ainsi la bénédiction de l’évêque. De plus, Oswald mourra quelques années plus tard en roi martyr, en combattant contre les tenants du paganisme329. Sa réputation de sainteté sera alors confirmée par des miracles survenus à l’endroit de sa mort, ou obtenus à travers un peu de la terre du champ de bataille. Le lieu même où tomba Oswald apparaît à un voyageur plus verdoyant que le reste du terrain, ce qui manifeste qu’« un homme plus saint que le reste de l’armée a été tué ici330 ». Ainsi, Oswald est devenu lui-même source d’intégrité pour lieu et choses, et donc pour ceux qui en bénéficient (malades, bêtes…). Dans le dernier quart du viiie siècle, Alcuin chantera en vers les grandes figures de l’Église d’York, parmi lesquelles celle de Ceolfrith, l’abbé de Jarrow. Alcuin écrit que, « conduit par l’amour du Christ », il partit en pèlerinage et mourut à Langres, où il fut enterré (716) : Son corps fut, après beaucoup de temps, retrouvé / entièrement intact, et de là ramené dans son pays natal331.

Ce bref témoignage méritait d’être cité, puisqu’il nous permet de constater qu’Alcuin, le savant le plus influent depuis Bède, était tout aussi attentif à ce genre de faits332. Le vers 1300 du poème est même la première attestation de la translation du corps incorrompu de Ceolfrith de Langres vers l’Angleterre333.

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« Quo viso pontifex, qui adsidebat, delectatus tali facto pietatis, adprehendit dexteram eius et ait :’Numquam inveterescat haec manus’. Quod et ita iuxta votum benedictionis eius provenit ; nam cum interfecto illo in pugna manus cum brachio a cetero essent corpore resectae, contigit ut hactenus incorruptae perdurent » (HE, III, 6, p. 230). Cfr HE, III, 9. « […] ibidem sanctior cetero exercitu vir aliquis fuisset interfectus » (HE, III, 10, p. 244). « Cuius corpus erat post tempora multa repertum / integrum penitus, patriamque exinde reductum » (Alcuinus, Versus de patribus, regibus et sanctis Euboricensis ecclesiae, v. 1299-1300, ed. P. Godman, Alcuin : The Bishops, Kings and Saints of York, Oxford, 1982, p. 102). Dans ce poème, « l’élément hagiographique est, plus que chez Bède, nettement accusé dans toutes les histoires de miracles » (Fr. Brunhölzl, Histoire de la littérature latine du Moyen Âge, I/2, p. 30). Cfr P. Godman, Alcuin, p. 103, n. 1297-1300.

iv  La fragrance des corps saints

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Conclusion Au terme de ce long parcours dans les récits d’inventions et de translations, quelques points se dégagent nettement. Avant tout, les sources que nous avons étudiées montrent que, si des personnages vénérés ont la réputation d’être ‘morts en odeur de sainteté’, c’est apparemment surtout après leur mort qu’ils dégagent leur odeur suave, et ce en particulier lorsque leur corps est exhumé et déplacé vers un lieu de sépulture généralement plus prestigieux. Et de fait, nous avons rencontré des exemples de saints dont le parfum n’a été attesté que longtemps après leur trépas, c’est-à-dire dans les circonstances de l’invention et de la translation334. Cette observation a pour corollaire le fait que, contrairement à la plupart des récits de mort des saints, les récits des inventions, et plus encore ceux des translations, mettent en scène des assistances nombreuses : évêques, clercs, moines et moniales, aristocrates, sans parler des simples fidèles – ils apparaissent fréquemment en tant que bénéficiaires de miracles. C’est que la translation fait désormais partie des rites liturgiques, donc publics, et qu’elle constitue une forme de canonisation ante litteram de la sainte ou du saint. Les miracles qui interviennent à cette occasion sont donc particulièrement significatifs, puisque, confirmant le bien-fondé d’un culte (la vertu du saint ou de la sainte), ils en appuient l’établissement ou la promotion : c’est en particulier le cas de la bonne odeur et de l’excellente conservation du corps saint335, qui ont fait l’objet de ces pages. La récurrence des termes revelatio ou revelare dans ces récits est donc hautement significative : un corps saint est ‘découvert’, exhumé, mais c’est Dieu qui révèle sa miséricorde, sa gloire, ou celle du saint, considéré comme « ami de Dieu336 », et donc investi d’une capacité d’intercession. Cette valeur ‘révélatrice’ est le propre des merveilleuses odeurs perçues autour du corps saint : leur perception manifeste de toute évidence que leur origine est, selon les cas, proprement céleste, ou qu’elles émanent d’un corps imprégné de vie divine337. Les descriptions de ces fragrances font presque toujours appel à la sensation de suavitas ou de dulcedo, mais elles sont rarement décrites plus en détail ; tout au plus les auteurs essaient-ils de les comparer à des éléments mieux connus de l’expérience quotidienne : en général, des fleurs ou de l’encens – mais même

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Inversément, notre chapitre sur « La mort parfumée du saint » a présenté des exemples de saints qui n’ont exhalé une suave odeur qu’au moment de leur mort. Cfr M. Heinzelmann, Translationsberichte, p. 79, n. 147. GC, 83. M. Lauwers écrit : « L’odorat comme la vue font l’expérience des transformations du corps. Il n’est presque rien dans les scènes de mort qui ne soit exprimé par le corps » (M. Lauwers, « La mort et le corps des saints. La scène de la mort dans les Vitae du haut Moyen Âge », Le Moyen Âge, 94 (1988), p. 48). Nous ajouterions : et rien qui ne soit exprimé pour le corps, car les présents perçoivent à travers leurs sens corporels.

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Deuxième partie

ces catégories demeurent très larges. En fin de compte, c’est surtout la qualité ‘ineffable’ de ces extraordinaires parfums qui transparaît, explicitement ou non, dans toutes nos sources, au point que, dans certains cas, leur description se contredit d’une ligne à l’autre – comme s’il était vraiment impossible de les définir avec certitude. En tout cas, les effets de ces senteurs sur les présents les distinguent nettement des odeurs quotidiennes : outre leur caractère ‘révélateur’, elles procurent la joie principalement, mais aussi la stupeur d’être « remplis », « comblés » de douceur – nous avons pu noter la fréquence de la sensation de plénitude. Les récits mentionnent aussi presque toujours les chants d’actions de grâces et les gloria qui suivent ces expériences : manifestations de joie et de gratitude, mais aussi indices du cadre rituel assez marqué des événements. Ces divers aspects (fonction révélatrice, effets éprouvés, cadre rituel et public) s’accordent avec la constatation que, dans plusieurs cas, les récits sont l’œuvre de témoins directs, ou sont fondés sur des témoignages directs338 : de manière générale, « nous » et « je » sont les pronoms personnels caractéristiques des translationes339, même dans les textes où ils ne sont exprimés qu’implicitement340. C’est ainsi le problème des témoins et de leurs témoignages qui est posé et qui retiendra spécialement notre attention dans un chapitre ultérieur341. Nous sommes ici en présence d’un élément de réalisme qui semblerait contredire les remplois et les formes typiques dont se revêtent les récits –  surtout peut-être ceux des inventiones –, sans même mentionner les miracles et autres faits merveilleux que ceux-ci relatent. Rappelons pourtant que l’on ne saurait purement et simplement assimiler tout remploi, quel qu’il soit, à un banal ‘plagiat’ privé de tout contenu factuel ou de toute originalité langagière342. De même, si nous délaissons évidemment la question de la cause ultime des miracles, ceux-ci apparaissent dans les récits de translations fortement chargés de réalisme, voire de réalité, comme l’ont souligné, de points de vue différents, Martin Heinzelmann343 et Marc Van Uytfanghe344. Les textes présentés montrent par ailleurs combien le parfum des saints est étroitement associé au miracle de la parfaite conservation de leur corps.

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Une ‘révélation’ suppose nécessairement au moins un destinataire ; les effets des odeurs ne peuvent qu’être liés à leur perception par quelqu’un. Cfr M. Heinzelmann, Translationsberichte, p. 53-54. Ibid., p. 107. Voir en Troisième Partie notre chapitre sur « Témoins et témoignages ». Cfr M. Van Uytfanghe, « Le remploi dans l’hagiographie ». « Stärkere Beachtung verdienen zweifellos die Wunderepisoden der Translationsberichte, deren Gegenwartbezug und Realismus nicht genügend unterstrichen werden kann » (M. Heinzelmann, Translationsberichte, p. 123).  « Même à un récit de miracle, où la lecture topique semble, de prime abord, s’imposer avec force, un fait réel peut être sous-jacent, avant que n’intervienne le modelage » (M. Van Uytfanghe, « Le remploi dans l’hagiographie », p. 389. Pour des exemples et des précisions, voir en particulier p. 389-391).

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iv  La fragrance des corps saints

Nous avons, certes, relevé que les deux phénomènes ne sont pas systématiquement liés, comme le résume le tableau suivant : État des corps saints, associés ou non à une odeur suave Restes mortels plus ou moins décomposés (os, poussière) + odeur suave Restes mortels non vérifiés + odeur suave Ossements entiers Corps intact Corps intact + odeur suave

Il serait probablement illusoire de vouloir dégager une cohérence globale de la distribution des témoignages que nous avons étudiés, et de chercher à répondre à des interrogations telles que : à propos de quels types de saints parle-t-on d’odeur suave ? de quels types de saints atteste-t-on la conservation du corps ? pourquoi les différences entre les uns et les autres ? etc. Dans les limites de notre corpus, et en résumant le tableau ci-dessus, nous pouvons seulement avancer que la majeure partie des témoignages345 concerne des saints dont le corps (ou une partie du corps) était à la fois bien conservé et odorant. La deuxième catégorie la mieux représentée est celle des corps (ou parties de corps) non décomposés et non odorants. Beaucoup moins nombreux sont en revanche les textes mentionnant uniquement la perception d’une suave odeur. Une approche autre que ‘statistique’ peut nous permettre de saisir l’articulation des deux phénomènes qui nous intéressent. Nous avons observé que les descriptions des corps parfaitement conservés des saints sont assez typées346 et se caractérisent par l’emploi d’adjectifs ‘négatifs’ : in- (corruptus, -laesus, -temeratus, etc.). Les corps ‘in-corrompus’ apparaissent ainsi essentiellement comme corps ‘préservés’ (de…)347. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les hagio345 346

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On se rappelle que nous disposons parfois de plusieurs témoignages sur un même saint. A. Angenendt le constate aussi chez Grégoire de Tours et s’interroge : « Angesichts des stark topisch geprägten Charakters drängt sich die Frage nach der Realität auf » (A. Angenendt, « Der ‘ganze’ und ‘unverweste’ Leib », p. 38). La question doit évidemment rester ouverte. Nous avons ici des formules qui semblent faire écho à l’évolution du droit civil dans l’Antiquité tardive : au tournant du ive siècle, l’atteinte au cadavre (non plus seulement au tombeau) commence à être rangée parmi les crimes ; le cadavre doit rester ‘in-tact’. Apparaît aussi dans la législation impériale la notion d’une souillure causée par la profanation des corps. Ainsi, dans la Novelle 23, édictée par Valentinien en 447, l’empereur condamne l’atteinte aux cadavres

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Deuxième partie

graphes, proclamant les vertus de ‘leur’ saint –  même et surtout mort  –, ne pouvaient manquer de songer au Psaume 15 : « […] et caro mea requiescet in spe, quoniam non derelinques animam meam in inferno, non dabis sanctum tuum videre corruptionem348… ». Cette dernière phrase, parfois explicitement citée, emploie elle aussi une tournure négative : Dieu ne permet pas que ses saints connaissent la décomposition349. Il est cependant vrai que, dans certains cas, nous avons constaté non seulement la préservation du corps saint, mais aussi la croissance d’ongles ou de cheveux, ou l’écoulement de sang frais ; dans d’autres cas, un phénomène de rajeunissement est même attesté. Il semble toutefois s’agir d’exemples minoritaires. D’ailleurs, la croissance continue des ongles et des cheveux n’a pas été continuellement interprétée de manière univoque (positive) par les auteurs chrétiens antiques : Tertullien, par exemple, y voit le signe le plus évident des processus physiologiques, voire du rabaissement à un état bestial de l’homme350. De plus amples recherches permettraient de préciser ces observations assez sommaires351. Comparé aux descriptions généralement ‘négatives’ des corps non corrompus, le parfum des saints paraît affecté d’une valeur d’autant plus ‘positive’ : sur le plan linguistique de ses descriptions et, plus encore, sur celui de ses divers effets sur les protagonistes. À travers la perception de l’odeur, ces derniers éprouvent apparemment une gamme de sentiments plus riche et plus intense qu’à la vue du corps saint. Si cette analyse est correcte, la fonction de ‘l’odeur de sainteté’ ne consiste donc pas simplement à exprimer ‘en positif’ le miracle du corps in-corruptum : elle possède une dynamique propre et complémentaire. Il n’en demeure pas moins que, si nous délaissons l’étude des cas singuliers pour considérer les sources dans leur ensemble, les rapports entre ‘corps incorrompu’ et ‘odeur suave’ des saints semblent bien établis : plusieurs textes associent explicitement l’odeur merveilleuse à l’état de parfaite conservation d’un corps saint. Les deux phénomènes dénotent avant tout le ‘passage’352 du saint,

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essentiellement en raison de la contamination qu’elle entraîne pour la célébration des mystères chrétiens (cfr É. Rebillard, Religion et sépulture. L’Église, les vivants et les morts dans l’Antiquité tardive, Paris, 2003, p. 74-83). On peut donc se demander si, d’une certaine manière, ce n’est pas justement l’état ‘in-tact’ – ou proclamé tel – des corps saints qui en légitime la manipulation et la translation. Ps. 15, 9-10 (Vulg.). Le Psaume 15 ne mentionne par ailleurs nulle odeur, bonne ou mauvaise, en conjonction avec cette affirmation : il faut peut-être relier ce fait au nombre d’attestations de corps saints non corrompus et non odorants. Cfr D. Satran, « Fingernails and Hair : Anatomy and Exegesis in Tertullian », Journal of Theological Studies, 40 (1989), p. 116-120. A. Angenendt remarquait (en 1992) que le phénomène du corpus integrum, bien que documenté pour tout le Moyen Âge, n’avait pas encore été convenablement étudié (cfr « Der ‘ganze’ und ‘unverweste’ Leib », p. 47). La mort du saint est décrite comme une ‘sortie’, un mouvement vers un ailleurs. La translatio peut donc être vue comme l’expression rituelle de ce ‘transfert’ du saint dans le paradis, de même que l’elevatio représente l’‘ascension’ de son âme au ciel.

iv  La fragrance des corps saints

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corps et âme, hors du saeculum, le monde marqué par les passions, le péché, le changement et l’instabilité aussi bien sur le plan spirituel que sur le plan physique. Or, la mort apparaît aux yeux des anciens comme l’ultime et le pire de ces phénomènes de transformations, qui menacent continuellement l’identité de l’individu353. Mais le corps intact du saint et/ou son odeur suave attestent qu’il n’est plus soumis à la condition de mutabilité : il appartient d’ores et déjà au monde de la Résurrection, conçue comme permanence et immutabilité354. Ainsi, le saint manifeste hic et nunc le sort futur des chrétiens355. Pourtant, les sources – telles que les écrits de Grégoire de Tours et de Grégoire le Grand – témoignent que la question de la résurrection de la chair, voire celle de l’âme, posait des difficultés ; parmi les sceptiques figuraient aussi des membres du clergé356. Les racines et les manifestations de ces doutes et de ces problèmes ont pu être variées, de même que les réponses et les actions adoptées. Les textes normatifs confirment indirectement cette situation en exigeant des candidats à l’épiscopat qu’ils affirment leur foi en la résurrection du corps humain357, et les textes liturgiques insistent sur la réalité de celle-ci358. De même, les récits que nous avons étudiés dans ce chapitre devaient certainement four-

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« […] Death was horrible, not because it was an event that ended consciousness, but because it was part of oozing, disgusting, uncontrollable biological process. Such process, beginning at conception, and continuing in the grave, threatened identity itself » (C. Walker Bynum, The Resurrection of the Body in Western Christianity, 200-1336, New York, 1995, p. 113). Cfr ibid., p.  57. Voir aussi L.  Canetti, « Culto dei santi e dissezione dei morti tra Antichità e Medioevo », Rivista di Storia e Letteratura Religiosa, 35 (1999), p. 275. Pour Augustin, la stabilité parfaite n’appartient qu’à Dieu, tandis que l’instabilité est conséquence de l’imperfection de l’existence humaine (cfr Augustinus, De civitate Dei, XXII, 30). Commentant I Ioh. 3, 2, Grégoire le Grand explique que la destinée du fidèle est la vision de Dieu qui le rendra semblable à soi, immuable : « Immutabimur quippe in ipso quem videbimus, quia morte carebimus videndo vitam, mutabilitatem nostram transcendemus videndo immutabilem. Corruptione nulla tenebimur videndo incorruptum » (Gregorius Magnus, Homiliae in Hiezechielem prophetam, I, hom. II, 20, éd. M. Adriaen, Turnhout, 1971 (CCSL 142), p. 30). Sur les rapports entre culte des saints et eschatologie, voir M. Van Uytfanghe, « L’essor du culte des saints et la question de l’eschatologie », dans Les fonctions des saints, p. 91-107. Cfr Hist., X, 13 ; Dial., III, 38 ; Moralia in Iob, VI, 19 ; XIV, 70 ; Homiliae in Hiezechielem prophetam, II, hom. VIII, 7. Sur cet aspect dans les Dialogues, voir M. Van Uytfanghe, « Scepticisme doctrinal au seuil du Moyen Âge ? Les objections du diacre Pierre dans les Dialogues de Grégoire le Grand », dans Grégoire le Grand. Actes du colloque de Chantilly (1982), éd. J. Fontaine et al., Paris, 1986, p. 315-326. Il faut donc quelque peu nuancer l’idée d’une « croyance en la résurrection de la chair largement répandue dans l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge » (B. Effros, Caring for Body and Soul. Burial and the Afterlife in the Merovingian World, University Park (PA), 2002, p. 164). Voir p. ex. la « formule de foi de Damase » (v. 500), la lettre de Pélage I à Childebert I (557), ou le XIe concile de Tolède (675) (cfr H. Denzinger, Enchiridion Symbolorum, Rome, 1960 ; J. B. Russell, A History of Heaven, Princeton, 1999, p. 79). Cfr D. Sicard, La liturgie de la mort dans l’église latine des origines à la réforme carolingienne, Münster, 1978, p. 252-253.

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Deuxième partie

nir des témoignages – lus et relus en raison de leur nature même – en faveur de la réalité de la résurrection corporelle359.

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On peut donc généraliser quelque peu l’observation de C. Walker Bynum : « In the later fourth century, relic cult and the doctrine of bodily resurrection were complementary ways of emphasizing the triumph of integrity over partition, of stasis and incorruption over decay » (The Resurrection of the Body, p. 108). Le lien entre théologie et hagiographie est aussi souligné par R. Williams : « doctrinal accounts of the union between God and humanity in Christ are not constructed in abstraction from what is being said and thought about holiness and the possibilities of divine power inhering in some agent in the created order, or being in some way bound to a specific locus in that order » (R. Williams, « Troubled breasts : The Holy Body in Hagiography », in Portraits of Spiritual Authority. Religious Power in Early Christianity, Byzantium and the Christian Orient, ed. J. W. Drijvers, J. W. Watt, Leiden, 1999, p. 73). Sur la théologie de la Résurrection développée par Augustin en relation avec le culte des reliques, cfr M.-A. Vannier, « S. Augustin et le culte des reliques », Connaissance des Pères de l’Église, 89 (2003), p. 42-47.

Chapitre V

LIEUX ET ESPACES ODORANTS

Pour résumer ce que nous avons établi jusqu’à ce point, on dira que les saints dégagent un parfum, tant durant leur parcours terrestre qu’après leur trépas, que leur corps manifeste de la sorte qu’il est déjà transformé, c’est-àdire libéré des changements physiologiques – un état qui va de pair avec celui de la libération à l’égard des passions. L’odeur de sainteté est ainsi intrinsèquement liée à la personne du saint. Or, souligner le lien entre odeur de sainteté et personne du saint revient à affirmer les rapports que ce dernier entretient avec le monde : monde à la fois naturel, social, culturel… Concrètement, c’est évidemment à travers son corps que le saint agit, au cours de son existence terrestre comme dans sa tombe – mais c’est aussi à travers lui que le saint est ouvert au monde. Dans le présent chapitre, afin de cerner d’un peu plus près l’odeur merveilleuse émanant de tel ou tel saint, nous nous intéresserons, par voie de comparaison, aux senteurs des lieux, des cadres de vie dans lesquels se joue le destin du saint, y compris après sa ‘migration hors du corps’ : les jardins et les plantes ; les églises ou les tombes… Dans cette nouvelle perspective, il s’agira également de chercher à saisir les divers ‘espaces olfactifs’ qui se créent et se délimitent autour des saints, même en des points éloignés de leurs tombes. Car, si les odeurs exhalées par les saints ne sont pas toujours et partout les mêmes, elles distinguent sans aucune ambiguïté certains lieux par rapport à d’autres, marquant de la sorte des espaces « très spéciaux1 ». Nous verrons ainsi qu’à travers des reliques ou un autre mode d’intervention du saint, des ‘poches’ odorantes de sainteté peuvent émerger en tout lieu. Nous avons déjà rencontré au long de cette recherche la dimension spatiale des odeurs, en lien par exemple avec des rites liturgiques tels que les encensements. Il s’agit maintenant de décrire de manière plus approfondie la ‘topographie olfactive’ de la présence des saints. Cependant, dans les sources comme dans notre propre expérience, les odeurs sont fugaces : pour parvenir à en saisir le rôle dans la délimitation de ces espaces, il faut ‘jeter nos filets’ aussi largement que possible et ne pas rechercher uniquement des attestations explicites d’exhalaisons. Par conséquent, si certains documents examinés dans 1

P. Brown parle, à propos des saints, de « morts très spéciaux » : « very special dead » (cfr P. Brown, Le culte des saints. Son essor et sa fonction dans la chrétienté latine, Paris, 1984, p. 95 sq.).

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ce chapitre relatent des exhalaisons extraordinaires, beaucoup d’autres portent sur des sujets que l’on penserait sans rapport avec celles-ci – par exemple, la croissance et l’usage de plantes. Nous espérons néanmoins montrer que les différents éléments mis en évidence sont liés entre eux, ne serait-ce qu’en raison – répétons-le – de la centralité dans ces récits de la personne du saint2. Jardins monastiques Chercher à reconstruire le panorama olfactif qui fut celui des saints et des auteurs de leurs Vies consiste nécessairement à s’interroger sur les senteurs d’origines naturelles de leurs existences : odeurs de fleurs, de fruits, d’arbres3… Cependant, par rapport à d’autres époques, comme l’Antiquité ou le Moyen Âge central et tardif, nous ne disposons que de documents rares, d’interprétation parfois difficile, sur les jardins du haut Moyen Âge4. Dans la perspective qui est la nôtre, les descriptions des jardins – monastiques essentiellement – présententelles des rapports avec les récits mentionnant l’odeur de sainteté ? Quelques Vies de saints décrivent les monastères et leurs jardins. L’œuvre de Grégoire de Tours nous a transmis un tableau de celui de saint Mars (Martius). Celui-ci, originaire de l’Auvergne, avait d’abord mené une vie solitaire, avant d’accueillir des disciples et de fonder ainsi un monastère. Devenu très âgé, il guérit le petit Florentius, futur père de Grégoire : ce dernier tient au moins certaines de ses informations de cette source5. Mars était donc capable de guérir les malades et les possédés : pour ce faire, il recourait au signe de la croix, mais aussi à de l’huile sainte, surtout dans les cas de fièvres tierce et quarte6. Le saint abbé était très bon et doué de clairvoyance, ce qu’illustre un épisode comique

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Pour ce faire, nous continuons de nous adresser avant tout à des textes hagiographiques : ceux que nous avons inclus dans notre corpus parce qu’ils rapportent des phénomènes olfactifs en lien avec les saints – leur nombre est donc assez restreint. Il convient donc de garder à l’esprit les traits caractéristiques de ce type de sources, et d’abord le fait que celles-ci nous renseignent autant ou plus sur les hagiographes que sur les saints et les saintes. Nous ne nous interdirons cependant pas de faire appel à d’autres types de documents. Ce point de départ est d’autant plus justifié que, pour différentes raisons, on peut suspecter une diminution, plus ou moins marquée selon les régions et les époques du haut Moyen Âge, des usages de produits parfumés fabriqués, et surtout de ceux qui étaient importés de loin (cfr supra, p. 130 sq.). Ces difficultés expliquent peut-être le jugement, selon nous un peu rapide, d’un érudit tel que Pierre Grimal, qui écrit que la pensée chrétienne a privé l’art des jardins du mystère et du symbolisme jusqu’au moment où s’est fait sentir l’influence des légendes arthuriennes et de leurs jardins merveilleux (cfr P. Grimal, L’art des jardins, 3e éd., Paris, 1974, p. 59). Quelle que soit la réalité historique des jardins du premier Moyen Âge, nous disposons au moins de la littérature exégétique sur le sujet, comme nous le verrons. Cfr VP, XIV, 3. « […] quartanis tertianisve febribus infuso benedicti olei liquore pellebat… » (VP, XIV, 2, p. 268269).

v  Lieux et espaces odorants

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mettant en scène un voleur incapable de ressortir du jardin des moines avec les fruits et légumes dérobés. C’est ici que Grégoire insère la description qui nous intéresse. Les moines avaient un jardin rempli d’une grande abondance de légumes divers et d’arbres fruitiers, et charmant au regard ainsi que plaisant par sa fertilité. À l’ombre de ses arbres, dont les feuilles murmuraient sous le sifflement du vent, le bienheureux vieillard s’asseyait ordinairement7.

Quant au voleur, il sera finalement autorisé à emporter du jardin « des légumes, des oignons, de l’ail, des fruits8 ». Les indications de l’âge du petit Florentius au moment de sa guérison (environ onze ans) et de Mars au moment de sa mort (quatre-vint-dix ans) permettent de situer celle-ci dans la première décennie du vie siècle9. Nous aurions donc dans ce texte la description d’un hortus monastique aux alentours de l’an 500. Il est néanmoins probable que, même si l’histoire du voleur remonte à une source originale, Grégoire fasse la description du jardin à partir de son expérience propre – les éléments en sont d’ailleurs très succincts et pourraient désigner n’importe quel jardin10. Il n’en demeure pas moins que l’existence de ce dernier est clairement affirmée. Dans ce texte, l’hortus monastique est caractérisé avant tout par l’abondance de ses produits. C’est évidemment la raison qui y attire la visite du voleur ! On ne saurait pourtant ignorer la note esthétique que Grégoire donne à sa description : le clos est « amoenus visibus », et l’ombre agréable et le bruissement de ses arbres invite à s’y asseoir. On voit ainsi que l’importance économique et alimentaire de ce jardin va de pair avec une fonction plus récréative, voire méditative, que l’on dirait inhérente à ce genre d’espace11. L’image du vieux Mars assis à l’ombre du feuillage agité par le vent pouvait d’ailleurs bien évoquer, à des lecteurs familiers de la Bible, le récit de l’Eden, dans lequel Dieu se promène dans la brise de l’après-midi12. La description de Grégoire ne mentionne pas d’odeurs. Pourtant, si nous en croyons les poèmes de son ami Venance Fortunat, les arbres fruitiers en fleurs et leurs fruits dégageaient d’agréables senteurs :

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« Erat enim monachis hortus, diversorum holerum copia ingenti refertus arborumque fructuum et amoenus visibus et fertilitate iocundus ; sub quarum arborum umbraculo, susurantibus aurae sibilo foliis, beatus senex plerumque sedebat » (ibid., p. 269). « […] holeribus cepisque et alliis sive pomis… » (ibid.). Cfr E. James (transl., introd.), Gregory of Tours : Life of the Fathers, 2nd ed., Liverpool, 1991, p. 93, n. 1. Par exemple, celui de la reine Ultrogothe, décrit à la même époque par Venance Fortunat (cfr Venantius Fortunatus, Carmina, VI, 6. Sur ce poème, voir J. W. George, Venantius Fortunatus : a Latin Poet in Merovingian Gaul, Oxford, 1992, p. 101-105). Le jardin est « lieu de réflexion, de contemplation, où l’homme se retrouve avec lui-même ou avec d’autres pour une relation d’intimité » (Chr. Deluz, « Le jardin médiéval, lieu d’intimité », dans Vergers et jardins dans l’univers médiéval, Aix, 1990 (Senefiance 28), p. 102). Cfr Gen. 3, 8 (Vulg.) ; Venantius Fortunatus, Carmina, V, 1.

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[…] leur parfum [des fruits] est un délice pour les narines, / leur goût est sucré dans la bouche13… Le pommier et le poirier élancé répandent d’agréables parfums, mais, en même temps que la fleur nouvelle, déjà ils m’apportent des fruits14.

On peut donc penser que les évocations d’arbres fruitiers suscitaient en même temps des images d’abondance, de fleurs, et de parfums. Il convient d’en tenir compte dans la lecture des textes. Dans son livre écrit « in gloria confessorum », Grégoire consacre quelques lignes à un reclus nommé Jean, qui vécut vers la moitié du vie siècle15 : Breton d’origine, c’était un prêtre qui demeurait, caché des hommes, dans un oratoire en face de l’église de Chinon. Là, dans un petit jardin qu’il cultivait de ses propres mains, il avait planté des lauriers, qui se déploient maintenant sur de colossales colonnes de bois avec le charme de leurs agréables feuillages. Le saint homme s’asseyait à leur ombre, soit lisant soit écrivant quelque chose16.

On note que, dans ce bref passage, l’accent est placé non pas sur les cultures alimentaires du jardin, mais sur sa fonction d’agrément et de méditation – cette dernière est suggérée par la lecture et l’écriture du reclus. Il est vrai que le laurier a sa place dans l’alimentation, mais l’emploi de ses feuilles ne s’y limite pas, puisque nous savons que l’on en plaçait dans les tombes17 ou dans les églises, et qu’elles étaient utilisées en médecine18. Par ailleurs, un épisode de la Vie de Radegonde écrite par Venance Fortunat met en lumière justement la fonction d’agrément du laurier : la sainte avait demandé d’en avoir un dans sa cellule « pro iocunditate19 ».

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« […] nare suavis odor, / dulcis in ore sapor… » (ibid., VI, 6, éd., trad., M. Reydellet, Venance Fortunat : Poèmes, Paris, 1994-2004, vol. 2, p. 76). « Malus et alta pirus gratos modo fundit odores, / sed cum flore novo iam mihi poma ferunt » (ibid., VIII, 10, p. 153). Cfr R. Van Dam (transl., introd.), Gregory of Tours : Glory of the Confessors, Liverpool, 1988, p. 39, n. 29. « Ibique in viridiariolo, quem manu propria excolebat, arbores lauri plantaverat, quae nunc vastis colomnarum fomitibus iocundorum frondium amoenitate tenduntur. Sub quarum umbraculo vir sanctus consedens, aut legebat aliquid aut scribebat » (GC, 23, p. 312-313). Cfr GC, 83. Cfr GM, 77. Fruits et feuilles du laurier étaient utilisés depuis l’Antiquité pour leurs propriétés stimulantes, digestives, carminatives et antiseptiques (cfr Jardins du Moyen Âge, Centre de l’enluminure et de l’image médiévale (Abbaye de Noirlac), Paris, 1995, p. 117). Vita sanctae Radegundis, 33, MGH SRM II, p. 375. La poésie de Fortunat témoigne aussi du plaisir visuel et olfactif procuré par les plantes, les fleurs en particulier : voir par exemple les poèmes VIII,  6,  7 et  8, adressés à Radegonde. Ces éléments sont étudiés dans G.  Guillaume-Coirier, « À propos du décor végétal d’un repas : réalité, culture et spiritualité chez Fortunat (Carm., XI, 11) », Revue de philologie, de littérature et d’histoire anciennes, 74 (2000), p. 115-122.

v  Lieux et espaces odorants

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Écrite vers 720, la Vie de saint Bonet/Bont (Bonitus) contient une description bien plus détaillée, voire « enflée20 », d’un monastère et de son jardin, situés dans le territoire de la commune actuelle de Manglieu (Puy-deDôme). Bonet, qui avait occupé de hautes fonctions sous les rois Sigebert III et Thierry III, était devenu évêque de Clermont en 689, avant de démissionner en raison de doutes émis sur la validité de son élection. Il séjourna ensuite pendant un certain temps dans ce monastère, puis se rendit à Rome. Il mourra vers 705 à Lyon. Le monastère du saint, relate la Vita Boniti, est situé en « un lieu retiré et approprié à la sainte sagesse21 », protégé de tous côtés par des collines et dissimulé par des forêts. Ces lieux agréables (« amenia22 ») sont traversés par une rivière, et « des prés fleuris s’étendent en face du jardin –  abondant et accessible par le midi  – du monastère23 ». Après une description compliquée des églises monastiques24, l’auteur revient au jardin : Sur les arbres de diverses espèces, les fruits de la saison sont suspendus en abondance aux branches […]. Les lys odorants brillent avec les roses rouges, et les autres fleurs aussi resplendissent d’une lumière dorée. C’est pourquoi nous te rendons grâce, Père tout-puissant, que nous proclamons Troisième et d’une seule substance et essence avec le Fils et l’Esprit Saint paraclet25 !

Le tableau est idyllique et est l’expression d’un effort littéraire conscient. Cela n’est cependant pas contradictoire avec la réalité, puisque l’auteur de la Vie connaissait bien les lieux qu’il décrit : c’est là justement qu’il a rédigé la Vita Boniti26. Mais il faut noter le fait que la description se conclut par une action de grâce et une proclamation de l’unité et trinité divines  – et même, l’auteur de la Vie continue en affirmant se conformer aux décrets du concile de Nicée27. La description du monastère, des arbres et des fleurs en particulier, est donc associée par le texte à une affirmation théologique apparemment sans

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« Tumidior… descriptio » : c’est le jugement porté, pas à tort, par son éditeur Br. Krusch (cfr Vita Boniti episcopi Arverni, 16, MGH SRM VI, p. 128, n. 2). « […] locus iam remotus aptusque sanctae sophiae » (Vita Boniti episcopi Arverni, 16, p. 127). Pour loca amoena (cfr Br. Krusch, ibid., p. 127, n. 8). « […] Florida erga ortulum cenobii prata patentque largum ab austro aditum…  » (ibid., p. 127128). Plan d’ensemble dans J. Hubert, J. Porcher, W. F. Volbach, L’Europe des invasions, Paris, 1967, p. 305. « Arboribusque generis diversi suo in tempore pomae magnitudine virgae dependent […]. Odora liliae cum rosis rubentibus candent nec non et reliquae florum aurea luce resplendent. Unde tibi gratias, omnipotens pater, quem trinum cum filio paraclitoque Spiritu sancto unius substantiae essentiaeque fatemur ! » (Vita Boniti episcopi Arverni, 16, p. 128). Cfr Br. Krusch, ibid., p. 112. « Patrum Nicenensis concilii secuti decreta, repudiamus omnium heresum nemus falsaque commenta… » (Vita Boniti episcopi Arverni, 16, p. 128). Le chapitre suivant de la Vie porte justement sur diverses hérésies.

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rapport28. Or c’est peut-être précisément cet enchaînement surprenant qui révèle la signification du tout : l’harmonie régnant dans le monastère fait écho à celle du Paradis originel, à l’état de l’humanité d’avant la division ; couleurs, lumière et odeurs du jardin monastique s’opposent ainsi à ce que l’hagiographe appelle peu après « le bois [sacré] de toutes les hérésies29 ». Dans les mêmes décennies que la composition de la Vita Boniti, la Vie de saint Éloi était remaniée. Le chapitre 15 du livre I raconte la première fondation monastique entreprise par Éloi, qui était encore monétaire au service de Dagobert I30. Le monastère fut établi à Solignac, à une douzaine de kilomètres au sud de Limoges. Dans le chapitre 16, le rédacteur décrit le monastère, situé à côté d’une rivière. Je me rendis moi aussi en ce lieu, et j’y vis une telle observance de la sainte règle que la vie de ces moines était presque exceptionnelle en comparaison des autres monastères de la Gaule. Car cette grande congrégation est, maintenant encore, ornée des fleurs variées des grâces. Il y a aussi là de nombreux artisans expérimentés dans les différents métiers qui, parfaits dans la crainte du Christ, sont toujours disposés à l’obéissance. Personne n’y revendique quoi que ce soit en propre, mais, comme on le lit dans les Actes des apôtres, toutes choses sont entièrement communes à tous. Ce lieu est si fertile et si plaisant que, quand quelqu’un s’y arrête parmi les vergers et les plantes des jardins, il lui plait chemin faisant de s’écrier en ces mots : ‘Que tes demeures sont bonnes, Jacob, et que sont belles tes tentes, Israël ! Elles sont comme des bois ombragés et comme des cèdres près des eaux et comme un jardin (paradisus) sur le fleuve.’ (Num. 24, 5 sq.). […] Des arbres fruitiers de diverses espèces occupent tout l’espace du monastère. Et ainsi, en ces lieux, le cœur alourdi est ranimé comme s’il se réjouissait de prendre déjà possession d’une part de la beauté du Paradis31.

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Si la conjonction est abrupte, le glissement d’un plan à l’autre est une fréquente habitude, qui ne se réduit pas seulement, selon nous, à un procédé littéraire. Ainsi, dans un poème accompagnant le don de violettes à Radegonde et à Agnès, Venance Fortunat chante et le parfum et l’éclat de ces fleurs, puis conclut : « Puissiez-vous toutes deux également posséder la double vertu de cette violette et puisse la splendeur durable de la fleur être le parfum de votre grâce » : « Haec quod utrumque gerit pariter habeatis utraque / et sit mercis odor flore perenne decus » (Venantius Fortunatus, Carmina, VIII, 6, éd., trad. M. Reydellet, Venance Fortunat : Poèmes, Paris, 1994-2004, vol. 2, p. 149). Voir également les analyses de G. Guillaume-Coirier sur le rapport entre fleurs terrestres et célestes, dans « À propos du décor végétal d’un repas ». « […] omnium heresum nemus » (voir n.  27). Dans l’Antiquité, le nemus était une forêt comprenant des pâturages, mais aussi le bois consacré à une divinité, comme l’explique Isidore de Séville : « Nemus a numinibus nuncupatum, quia pagani ibi idola constituebant… » (Isidorus Hispalensis, Etymologiae, XVII, 6, 6, éd. J. André, Isidore de Séville : Étymologies. Livre XVII (De l’agriculture), Paris, 1981, p. 141). Nous avons encore la charte de fondation du monastère, datée du 22 novembre 632 (cfr Br. Krusch (éd. et comm.), Vita Eligii episcopi Noviomagensis, MGH SRM IV, p. 681, n. 4. La charte est publiée dans le même volume, p. 746). Sur les fondations d’Éloi, voir Fr. Prinz, Frühes Mönchtum im Frankenreich. Kultur und Gesellschaft in Gallien, den Rheinlanden und Bayern am Beispiel der monastischen Entwicklung (4. bis 8. Jahrhundert), München - Wien, 1965, p. 132-135 ; « Éloi », dans Histoire des saints et de la sainteté chrétienne, t. 4, dir. P. Riché, Paris, 1986, p. 125-126. « Quo in loco ipse quoque accessi et tantam sacrae regulae observantiam vidi, ut paene singularis sit vita eisdem monachis prae ceteris Galliae monasteriis. Est autem congregatio etiam nunc

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Dans ce texte se mêlent descriptions visuelles et spirituelles : la communauté monastique est la parfaite image de la première communauté de Jérusalem ; les grâces dont elle jouit sont comme des fleurs ; le flumen du « Paradis » biblique est évoqué par le flumen jouxtant le monastère (un affluent de la Vienne) ; les divers éléments de ce lieu enchanteur procurent aux personnes un avant-goût du Paradis qui les réconforte  – peut-être avons-nous même ici l’expression du sentiment personnel de l’hagiographe en visite à Solignac. On note que les parfums ne sont pas explicitement signalés ; ils sont plutôt suggérés par l’évocation des arbres fruitiers, des fleurs, du Paradis32, mais aussi par l’effet de l’ensemble sur « le cœur alourdi33 ». Une nouvelle description idyllique d’un monastère nous est proposée dans la Vie de Philibert, écrite elle aussi à cette époque (vers 75034). Philibert avait fondé en 655 une communauté sur un domaine royal à Jumièges, dans une boucle de la Seine, non loin du monastère édifié quelques années auparavant à Fontenelle par saint Wandrille35. Un moine anonyme, probablement de Jumièges36, livre dans la Vita Filiberti le tableau suivant : Vraiment, il est nommé Gemedicum (Gemeticum) par une éthymologie méritée, celui-ci qui reverdit par des parures variées à la façon des bourgeons ! D’un côté, il y a la couverture de bois sauvages, d’un autre les abondantes productions des arbres ; de ce côté-là, une terre très riche plaît [au regard], de celui-ci, ce sont des prés d’herbe verdoyants. Ici, les fleurs odorantes des jardins, là, les grappes des vignes abondent, qui brillent clairement dans les coupes remplies de Falerne37.

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magna diversis gratiarum floribus ornata ; habentur ibi et artifices plurimi diversis artibus periti, qui Christi timore perfecti semper ad oboedientiam sunt parati. Nullus ibi quicquam proprium vindicat, sed, ut in actibus legitur apostolorum, sunt omnino omnia omnibus communia. Qui locus tam fertilis tamque iocundus existit, ut cum quis ibidem diverterit, inter pomorum nemora et hortorum amoenitate virentia in hac ei libeat protinus prorumpere verba : ‘Quam bonae domus tuae, Iacob, et quam pulchra tabernacula tua, Israel ! Tamquam nemora obumbrantia et tamquam caedri iuxta aquas et quasi paradisus super flumen.’ […] Omne autem spatium monasterii arbusta diversis generis pomifera occupant. Sicque illic segnis animus recreatur, acsi partem amoenitatis paradisi se occupasse gratuletur » (Vita Eligii, I, 16, MGH SRM IV, p. 682). Le paradis est constamment décrit comme lieu parfumé : « paradisiaci horti odoramenta », « paradisi gratia florum », écrivait Venance Fortunat (respectivement Carmina, V, 1 et VIII, 8, p. 8 et p. 151). Voir aussi notre chapitre sur « Les odeurs de l’Au-delà », infra, p. 389-470. Nous avons déjà observé qu’un effet des parfums consiste justement à réconforter et apaiser (cfr supra, p. 109). Cette datation est encore débattue, et certains auteurs la déplacent vers le début du viiie siècle (cfr J. Howe, « The Hagiography of Jumièges (Province of Haute-Normandie) », dans L’hagiographie du haut Moyen Âge en Gaule du Nord. Manuscrits, textes et centres de production, dir. M. Heinzelmann, Stuttgart, 2001 (Beihefte der Francia 52), p. 117). Sur ces deux personnages, cfr « Wandrille et Philibert », dans Histoire des saints, p. 244-250. Philibert n’est pas mort à Jumièges, mais à Noirmoutier (Vendée) ; aussi son culte s’est-il développé surtout en dehors du monde de Jumièges. Mais divers indices permettent d’attribuer la rédaction de sa Vie à un moine de ce monastère (cfr J. Howe, « The Hagiography of Jumièges », p. 116-117). « Vere digna aethymologia nominis Gemedicum nuncupatum, qui diverso vernat decore more gemmarum ! Hinc frondium coma silvestris, hinc multiplices arborum fruges ; illinc placet

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Deuxième partie

La variété du paysage fait de nouveau le charme du domaine de Jumièges, mais tout autant la richesse des cultures. Est également soulignée la présence des fleurs avec leurs parfums. La description reste, comme dans les textes précédents, bien vague, et elle ne nous permet pas de nous faire une idée précise des jardins et des cultures de l’abbaye. On sait toutefois que derrière l’esthétique se dissimule l’économique, car ces communautés comptant des dizaines de moines devaient bien les nourrir, les vêtir, les chauffer  – c’était la tâche prioritaire de l’abbé, comme le laissent entrevoir certains récits de multiplication d’aliments et d’huile, et comme le disent explicitement les chroniques38. À une quinzaine de kilomètres de l’abbaye de Jumièges, saint Wandrille avait donc fondé en 649 un monastère dans le vallon de la Fontenelle, un affluent de la Seine39. La Vie de Wandrille, composée assez tôt40, ne décrit pas le site de la fondation. Pour cela, il faut se tourner vers la Chronique de Fontenelle, rédigée pour cette partie entre 823-833. La première notice, consacrée naturellement à saint Wandrille et essentiellement inspirée de la Vita, comprend une longue description du site primitif de Fontenelle. La raison de cet ajout serait à chercher dans l’intention de l’auteur de mettre en relief l’importante activité déployée par l’abbé Anségise (823-833) pour reconstituer le patrimoine du monastère dilapidé par ses prédécesseurs41. […] Le site de ce monastère est ainsi disposé : sur trois côtés, c’est-à-dire au septentrion, à l’occident et au midi, il est flanqué de collines abruptes et planté d’arbres fruitiers et de vignes, et couvert d’épaisses forêts. De l’est coule un ruisseau très abondant qui parcourt depuis sa source environ mille trois cents pas, et sa course ainsi achevée, se jette au midi de ce monastère dans le lit de la Seine42.

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uberrima tellus, istinc virentia prata graminibus. Hinc hortorum odoriferi flores, hinc vinearum habundant butriones, quique turgentibus gemmis lucens rutilat in Falernis » (Vita Filiberti abbatis Gemeticensis et Heriensis, 7, MGH SRM V, p. 588). On lira p. ex. les pages consacrées à Anségise, abbé de Fontenelle de 823 à 833, dans les Gesta abbatum Fontanellensium : Gesta Ansigisi, éd. P. Pradié, Chronique des abbées de Fontenelle (SaintWandrille), Paris, 1999, p. 146-192. Bède aussi fait l’éloge de la bonne gestion, spirituelle et matérielle, d’une abbesse (cfr HE, IV, 10). Cfr Vita Wandregiseli abbatis Fontanellensis, 14, MGH SRM V, p. 19-20. Vers 680-700, et en tout cas une douzaine d’années au moins après sa mort (cfr J. Howe, « The Hagiography of Saint-Wandrille (Fontenelle), (Province of Haute-Normandie), (SHG VIII) », dans L’hagiographie du haut Moyen Âge en Gaule du Nord, p. 127-192. Cfr P. Pradié, « L’histoire sainte de Fontenelle. Une lecture des Gesta abbatum », Tabularia ‘Études’, 4 (16 septembre 2004), p. 129 [http ://www.unicaen.fr/mrsh/crahm/revue/tabularia/pradie. pdf]. « Situs quippe eiusdem coenobii huiusmodi fertur esse. A tribus enim plagis, id est a septentrionali, occidua atque australi, montibus arduis ac frugiferis bachique fertilissimis silvisque est obsitum condensis. Ab oriente item habet fontem huberrimum qui ab ortu suae manationis per spatia passuum plus minusve mille trecentorum manat, sicque cursu suo expleto in alveum Sequanam influit ad meridianam ejusdem coenobii plagam » (Gesta abbatum Fontanellensium : Gesta Wandregiseli, 5, p. 10-13).

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Le monastère est irrigué par un autre « fluvius mirabilis », qui se termine lui aussi dans la Seine, fleuve « glorieux par le trafic des navires, exceptionnel par l’abondance du poisson43 ». C’est ainsi l’eau qui caractérise d’abord Fontenelle, comme le signifie son nom. Entre les rivières s’étendent « les prés du monastère, plaisants et arrosés44 ». L’emplacement de ce monastère est si fertile et si agréable parmi les bois d’arbres fruitiers et l’agrément des jardins verdoyants que quiconque y arrive, est aussitôt tenté de s’écrier : ‘Que tes tentes sont belles, Jacob, que tes demeures sont magnifiques, Israël ! Comme des vallées luxuriantes, pareilles à des jardins arrosés de rivières, comme des tentes plantées par le Seigneur, comme des cèdres au bord des eaux’ (Num. 24, 5-6)45.

La description du site de Fontenelle associe de manière évidente paysage physique et Paradis terrestre, puisque, par exemple, l’auteur anonyme des Gesta attribue à la Seine le nom de Géon, un des fleuves paradisiaques (Guihôn), et qu’il décrit les lieux selon les points cardinaux, structure déjà présente dans le texte de la Genèse46. On notera aussi la reprise de la citation du livre des Nombres que nous avons lue dans la Vie de saint Éloi47. Le texte des Gesta propose encore de la fondation et du paysage de Fontenelle une lecture allégorique : celle de la ‘culture de l’âme’. Ce lieu où l’on sait qu’est construit le monastère de Fontenelle, était inaccessible, étant couvert de buissons épineux, de ronces serrées, d’immensités de broussailles inutiles et de marécages. Il ressemblait plus à un repère de brigands ou à un antre de bêtes sauvages qu’à l’habitation des hommes. […] Saint Wandrille et son neveu Gond s’appliquèrent avec plusieurs autres soldats du Christ à le purifier d’abord de l’antique souillure des péchés par leurs prières, à arracher et rejeter tout ce qui n’était d’aucun profit ; alors seulement, ils jetèrent les fondations du monastère afin que, selon la parole d’Isaïe, ‘dans les bauges où habitaient jusque là les dragons, se lèvent les roseaux et les joncs’ (Is. 35, 7 ; Vulg.), c’est-à-dire qu’y naîtraient les fruits des bonnes œuvres, là où auparavant habitaient des bêtes, et où des hommes s’étaient habitués à vivre comme elles48. 43 44 45

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« […] commertiis navium gloriosus, habundantia piscium praestantissimus… » (ibid., p. 12-13). « […] prata eiusdem coenobii sunt amoena atque irrigua » (ibid.). « Locus autem ipsius coenobii tam fertilis tamque iocundus existit ut cum quis illic advenerit inter pomorum nemora et hortorum amoenitate virentia, in haec protinus libeat ei prorumpere verba : ‘Quam pulchra tabernacula tua Iacob et tentoria tua Israhel ! Ut valles nemorosae, ut horti iuxta fluvios irrigui, ut tabernacula quae fixit Dominus, quasi cedri prope aquas’ » (ibid., p. 14-15). Cfr Gen. 2, 10-14. Voir P. Pradié, « L’histoire sainte de Fontenelle », p. 125. Cfr supra, p. 334. « Erat namque isdem locus in quo ipsum Fontanellense coenobium noscitur aedificatum veprium asperitate ac spinarum densitate virectorumque inutilium ac paludum immensitate inacessibilis. In quo magis latibula latronum ac lustra ferarum quam habitatio videbatur hominum. Hunc locum pretiosissimus Vuandregisilus ac antefatus ipsius nepos venerabilis Godo […] studuerunt cum aliis nonnullis militibus Christi primo precibus orationibusque a pristina flagitiorum sorde purgare, ac inutilia quaeque evellendo proicere, demumque fundamenta

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Deuxième partie

L’état sauvage du site est ainsi à l’image de l’âme non purifiée par le baptême, tandis que la bonification du terrain est présentée comme allégorie du travail des vertus et de l’extirpation des vices, thème cher à la tradition monastique49. Diversité de traditions dans les descriptions de jardins monastiques Ces quelques textes hagiographiques illustrent ainsi un fait connu, mais encore difficile à reconstituer, à savoir l’existence de jardins dans les monastères du haut Moyen Âge. Par ailleurs, dans chaque texte, une lecture spirituelle est proposée en filigrane, explicitement ou non. Les descriptions de ces horti réels participent donc de la fonction d’édification des Vies de saints – fonction qui n’exclut pas la recherche d’autres objectifs : promotion d’une fondation, revendications patrimoniales, etc. Et, comme les différentes composantes des Vitae, les descriptions de jardins se trouvent au confluent de traditions littéraires diverses50. Nous avons lu, dans les Gesta abbatum Fontanellensium, un exemple du thème de la ‘culture de l’âme’. La Vie de Walaric de Leuconaus51 (mort en 622), un disciple de saint Colomban à Luxeuil, explicite le rapport entre vertus et beauté du jardin : Le bienheureux Colomban, entrant dans le jardin du vénérable homme, non seulement n’y trouva aucun dommage dû aux vers, mais plutôt il vit que tout y était verdoyant, plaisant et agréable, et sans défaut. L’homme rempli de Dieu comprit que ceci n’était pas le résultat de circonstances, mais de l’humilité, de l’obéissance et du mérite de la foi du bienheureux Walaric52.

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coenobii iacere, ut iuxta prophetiam Isaiae : ‘In cubilibus in quibus prius habitabant dracones, oriretur viror calami ac iunci’, id est fructus bonorum operum ibi nascerentur, ubi prius vel bestiae commorari vel homines bestialiter vivere consueverant » (Gesta abbatum Fontanellensium, p. 14-15). Cfr P. Pradié, « L’histoire sainte de Fontenelle », p. 125. Voir aussi notre chapitre sur « Le doux parfum des vertus », en particulier p. 176 sq. La ‘culture spirituelle’ s’étendra ensuite hors des monastères, et, à la fin du Moyen Âge, les laïcs auront à disposition des ‘Jardins de l’âme dévote’, une sorte de « manuel d’agriculture religieuse » (C. Beaune, « Le langage symbolique des jardins médiévaux », dans Jardins du Moyen Âge, p. 68). Sur le symbolisme des jardins dans la tradition judéo-chrétienne, cfr P. Miquel, P. Picard, Dictionnaire des symboles mystiques, Paris, 1997, p. 81-96. Au sujet du ‘sentiment de la nature’ dans la littérature monastique, on se référera à l’ouvrage de J. Leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu. Initiation aux auteurs monastiques du Moyen Âge, 3e éd. corr., Paris, 1990, p. 126-127. Le texte est daté par Br. Krusch du xie siècle seulement, mais il pourrait être plus ancien ou contenir des éléments plus anciens (cfr « Walaricus ab. Leuconaensis » sur le site « Hagiographies : Chronologie de l’hagiographie latine » dirigé par Guy Philippart : [http ://www.lettres. fundp. ac.be/histoire/h2224_wz.htm#Walaricus]). « […] beatus Columbanus hortum ingrediens venerabilis viri et non solum ibi ullam lesionem a vermibus non inventit, sed magis cuncta virentia, iocunda et amoena atque intacta conspexit. Intellexit vir Deo plenus hoc non esse rei eventum, sed humilitate et oboedientia et merito fidei beati Walarici » (Vita Walarici abbatis Leuconaensis, 7, MGH SRM IV, p. 163).

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Dans ce récit, ce n’est pas l’âme qui est décrite comme un jardin, mais plutôt le jardin qui reflète la condition spirituelle de son propriétaire. Dans un cas comme dans l’autre, le jardin véhicule l’image et l’expérience d’un « lieu d’intimité », selon l’expression de Christiane Deluz53. Un autre thème rencontré est celui du locus amoenus, un topos de la culture gréco-romaine transmis aux hagiographes par l’intermédiaire principal des auteurs latins classiques et qui dépeint un paysage comprenant des éléments bien définis, au minimum un ou des arbres, un pré et de l’eau54. « Dans les cloîtres… on lisait les auteurs anciens et les descriptions des paysages et des lieux de verdure chez Ovide ou Virgile influencèrent fortement l’amour de la nature chez les moines55 ». Il faut, certes, nuancer cette affirmation selon les époques et les régions, et préciser que les auteurs classiques étaient accessibles non pas directement, mais principalement à travers florilèges et anthologies56 ; il n’en demeure pas moins que les images du locus amoenus étaient vivantes dans les communautés monastiques. De plus, celles-ci comptaient dans leurs bibliothèques de grands auteurs chrétiens qui avaient exprimé dans leurs écrits leur admiration devant les beautés et l’utilité de la Nature : Quae vero species pleni agri ! Qui odor ! Quae suavitas !57 Quant à la beauté et à l’utilité du reste de la création, que la divine Bonté a concédée en spectacle et en usage à l’homme, […] quel exposé en viendrait à bout ? Elles resplendissent dans les charmes variés, innombrables, du ciel, de la terre, de la mer ; dans la profusion et l’éclat merveilleux de la lumière du soleil, de la lune et des étoiles ; dans l’ombre des forêts, dans les couleurs et les parfums des fleurs58…

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Cfr Chr. Deluz, « Le jardin médiéval », p.  99-107. Voir aussi M.  Rouche, « Haut Moyen Âge occidental », dans Histoire de la vie privée, I : De l’Empire romain à l’an mil, dir. Ph. Ariès, G. Duby, Paris, 1985, p. 403-424. Dans les Confessions d’Augustin, les jardins sont les cadres d’une autre forme d’intimité : celle de l’expérience et personnelle et communautaire du péché, de la grâce, de la conversion, ou de la vision (cfr B. McGinn, The Presence of God : A History of Western Christian Mysticism, I : The Foundations of Mysticism, New York, 1991, p. 234-235, et p. 411, n. 33). Cfr E. R. Curtius, La littérature européenne et le Moyen Âge latin, (1ère éd. all. 1947), Paris, 1991, p. 317-322. J. Fuhrmann, « Les différentes sources, caractéristiques et fonctions des jardins monastiques au Moyen Âge », dans Vergers et jardins dans l’univers médiéval, p. 112. Sur la transmission de la culture classique en général, cfr P.  Riché, Education et culture dans l’Occident barbare. vi e-viii e siècle, 4e éd. rev. et corr., Paris, 1995 ; M. Banniard, Genèse culturelle de l’Europe, Paris, 1989. Au sujet des études libérales dans les monastères, voir J. Leclercq, L’amour des lettres, p. 108 sq. Ambrosius Mediolanensis, Hexaemeron, III, 36, PL 14, col. 170. Sur les arbres et leur utilité, cfr ibid., III, 47-53, col. 175-179. « Iam cetera pulchritudo et utilitas creaturae, quae homini […] spectanda atque sumenda divina largitate concessa est, quo sermone terminari potest ? in caeli et terrae et maris multimoda et varia pulchritudine, in ipsius lucis tanta copia tamque mirabili specie, in sole ac luna et sideribus, in opacitatibus nemorum, in coloribus et odoribus florum… » (Augustinus, De civitate Dei, XXII, 24, 5, éd. B. Dombart, A. Kalb, trad. G. Combès, Paris, 1960 (BA 37), p. 670-673).

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Deuxième partie

Depuis des siècles désormais, le topos du locus amoenus s’était associé, ou mieux fondu, dans l’imaginaire chrétien, aux représentations du Paradis terrestre59 : le thème du nemus paradisiacus60 est une autre tradition repérable dans les descriptions de paysages. L’expérience que les hagiographes ont des jardins est ainsi teintée de significations proprement bibliques et chrétiennes ; chaque hortus, à plus forte raison s’il est monastique, ne peut manquer d’évoquer le jardin de l’Eden : « ‘Et plantavit dominus deus paradisum in eden contra orientem’. Pro paradiso hortum habet, id est ‘gan’. Porro ‘eden’ deliciae interpretantur », explique saint Jérôme61. Et Isidore de Séville développe : « Paradisus est locus in orientis partibus constitutus, cuius vocabulum ex Graeco in Latinum vertitur hortus : porro Hebraice Eden dicitur, quod in nostra lingua deliciae interpretatur. Quod utrumque iunctum facit hortum deliciarum62… » Illustrant cette lecture édenique des jardins, Paulin de Nole rétorque dans une lettre à Sulpice Sévère qu’il ne s’est pas retiré dans un « jardinet » (hortulus), mais dans le « jardin du Paradis63 ». Il y a donc un effet de circularité entre jardins actuels et jardin de l’Éden : les uns évoquant l’autre, et réciproquement, au point que Jean Delumeau peut écrire que « dans les mentalités de jadis un lien quasi structurel unissait bonheur et jardin64 ». Le Paradis terrestre n’est pourtant pas seulement l’hortus deliciarum : « il est le lieu du ‘récit des origines’ (Augustin, De Genesi ad litteram, VIII, vii, 13), lieu où a été créé le premier couple, où a été donnée à Adam la langue divine et originelle, où a été commise la transgression initiale65 ». Aussi les jardins 59

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Cfr J. Delumeau, Une histoire du paradis, I : Le jardin des délices, Paris, 1992, p. 15-27 ; J. B. Russell, A History of Heaven. The Singing Silence, 3e éd. corr., Princeton, 1999, p. 21. Le jardin merveilleux est présent dans de nombreuses mythologies et religions, à commencer par l’Islam (cfr M. Brossard, « Les vergers du paradis dans le ‘Livre de l’Échelle de Mahomet’ », dans Vergers et jardins dans l’univers médiéval, p. 55-61. Pour une synthèse, voir J. Prest, « Gardens », in The Encyclopedia of Religion, ed. M. Eliade, London - New York, 1987. Sous l’influence grecque, Rome élève non seulement la création des jardins au rang d’un art, mais en fait de véritables ‘paysages sacrés’ : « Chapelles, tombeaux, sanctuaires de toutes sortes s’y retrouvent inlassablement, et, par eux, la Nature s’imprègne d’un sens du divin qui nous étonne… » (P. Grimal, L’art des jardins, p. 26) ; les conceptions romaines du jardin alimentaient ainsi l’imaginaire chrétien du paradis. Cfr VP, XIX, prol. ; Isidorus Hispalensis, Etymologiae, XIV, 3, 3. Hieronymus, Hebraicae Quaestiones in libro Geneseos, 2, 8, éd. P. de Lagarde, G. Morin, M. Adriaen, Turnhout, 1959 (CCSL 72), p. 4). Jérôme propose ailleurs les équivalents latins suivants : « Eden, voluptas sive deliciae vel ornatus » (Liber interpretationis hebraicorum nominum, éd. P.  de Lagarde, ibid., p. 65). Etymologiae, XIV, 3, 2, ed. W. M. Lindsay (Oxford, 1911) repr. in S. Isidoro de Sevilla : Etimologías, Madrid, 1982-1983, p. 166. Ce passage sera repris à la lettre par Raban Maur dans son De rerum naturis (De universo), XII, 3 (De paradiso). « […] paradisi illum hortum » (Paulinus Nolanus, Epistulae, 11, 14, a cura di G. Santaniello, Paolino di Nola : le lettere, Marigliano (Napoli), 1992, vol. 1, p. 352). Dans un poème, Paulin chante le paradis comme « jardin (bois sacré) d’en-haut » : « Celsus in excelso laetus agit nemore » (Carmina, XXXI, ed. altera supplementis aucta curante M. Kamptner, Wien, 1999 (CSEL 30), p. 309). J. Delumeau, Une histoire du paradis, p. 15. J. Dauphine, « Du paradis terrestre », dans Vergers et jardins dans l’univers médiéval, p. 95. Voir aussi notre Première Partie, p. 43.

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monastiques étaient-ils susceptibles de diverses ‘lectures’, y compris celle, tragique, du Paradis perdu, ensuite reconquis par le Christ dans les jardins de Gethsémani et de sa tombe au Golgotha66. Ces derniers, ainsi que d’autres horti ‘historiques’ attestés dans la Bible, étaient d’ailleurs des lieux de pèlerinages à part entière, comme en témoigne le fameux Journal de voyage d’Égérie (384)67. À ces traditions bibliques et classiques, il convient d’ajouter les conceptions de la vie végétale propres aux peuples germaniques. Sans nécessairement parler à leur propos d’un « amour naïf de la nature68 » – d’ailleurs bien difficile à discerner  –, on songera à l’importance des arbres, des forêts, de certains produits végétaux, dans la religion de ces peuplades69. C’est par ailleurs dans les royaumes germaniques qu’une accentuation nouvelle est donnée au jardin en tant qu’espace clos70. Ainsi, dans les représentations des jardins monastiques confluent diverses traditions littéraires et culturelles. Il est intéressant de lire dans cette perspective le témoignage d’une règle monastique aussi importante que son auteur reste mystérieux. – Le Paradis des moines : la Regula magistri (premier quart du vie siècle) Dans sa Règle, de peu antérieure à la Règle de saint Benoît (mort en 54371), le Maître explique que le disciple, une fois qu’il aura gravi tous les degrés d’humilité et qu’il sortira de cette vie, entrera dans la joie sans fin de la vie éternelle. Pour peindre celle-ci, la Règle reporte longuement un passage de la Passio Sebastiani : Là sont ‘les parterres de roses rouges qui ne se fanent jamais. Là les bosquets en fleurs se parent à perpétuité de verdure printanière. Les prés toujours frais y sont irrigués de ruisseaux de miel. Les herbes aux fleurs de safran y embaument et les champs exhalent les odeurs exquises dont ils sont remplis. Ici des souffles porteurs de vie éternelle montent dans les narines. […] Les buissons y produisent la cannelle, et des arbustes jaillit le baume. Le parfum de l’air répand des jouissances dans tous les membres. La nourriture ne produit ici aucun excrément. De même, en effet, que les oreilles se repaissent de bonnes nouvelles, les narines de bonnes odeurs, les yeux de beaux spectacles, et que ce repas ne peut tourner à la digestion’, puisque l’assouvissement de l’amour ne consiste pas en nourriture et en boisson, mais en vue, odorat et ouïe, ‘de même là-bas, le repas qui entre dans la bouche, doux à goûter comme du miel, prend dans la bouche d’un chacun la 66

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Cfr É. Bertaud, « Hortus », DS, 7, col. 767-768. Autres significations : cfr ibid., col. 770. Voir aussi G. Lodolo, « Il tema simbolico del paradiso nella tradizione monastica dell’occidente latino (secoli vi-xii) : lo svelamento del simbolo », Aevum, 52 (1978), p. 177-194. Texte, crit., trad., notes P. Maraval, Paris, 2002. J. Fuhrmann, « Les différentes sources », p. 112. On se rappelle les actions vigoureuses de Martin de Tours pour détourner les paysans de leurs arbres sacrés (cfr Vita Martini, 13, 1-9). Cfr M. Rouche, « Haut Moyen Âge occidental », p. 422-423. Cfr A. de Vogüé, « Maître (Règle du) », CHAD, 8, col. 211-212.

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Deuxième partie

saveur qui lui est la plus agréable. Enfin, dès que l’âme désire quelque chose, un effet immédiat répond à son désir’72.

Nous avons ici une description fort détaillée du jardin paradisiaque, de ses fleurs, de ses bois. Cependant, il ne s’agit plus du jardin de l’Éden, entrevu dans les textes précédents, mais de celui du Paradis eschatologique. L’intérêt de ce texte est multiple. Ainsi, insistant sur les délicieux parfums du Paradis, il nous aide à préciser certains points rencontrés ailleurs, en associant, par exemple, d’« exquises odeurs » aux champs eux-mêmes. Certes, ce texte se différencie des descriptions vues jusqu’ici en raison de son sujet : non plus des jardins et des paysages ‘réels’, mais ceux de l’Au-delà. Toutefois, son insertion dans une règle monastique influente nous permet justement d’imaginer comment les moines pouvaient appréhender leur environnement, naturel et cultivé, nourris qu’ils étaient de l’enseignement de la Règle. Il est donc frappant d’observer la place centrale faite aux perceptions sensorielles dans le Paradis annoncé par le Maître : là, tout est délice pour la vision, l’ouïe, le goût, l’odorat – le toucher ne semble pas concerné, probablement parce que c’est le sens le plus matériel. Les parfums du Paradis sont non seulement variés, ils communiquent aux narines la vie éternelle73 ; ils pénètrent de plaisir tout le corps74. Pour le Maître, l’odorat partage la même dignité que la vue et l’ouïe : « non in esca et potu, sed in aspectu, odoratu et auditu constat dilectionis saginatio75 » – il s’agit d’une glose qu’il a insérée dans le texte de la Passion de saint Sébastien. « Telle est la céleste patrie des saints76 », promise aux moines : un jardin de délices pour les sens, parmi lesquels l’odorat occupe une place notable. À travers ce passage de la Regula Magistri, il nous semble que les descriptions de jardins monastiques reçoivent un nouvel éclairage : sur la foi de l’enseignement du Maître, elles pouvaient évoquer non seulement le jardin originel mais aussi le Paradis futur, et les bonnes odeurs terrestres permettaient de ‘pressentir’ les parfums du Paradis.

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« In qua est ‘flos purpureus rosarum numquam marcescens,’ in qua ‘nemora floscida perpetua viriditate vernantur.’Ubi ‘prata recentia semper melleis affluunt rivis,’ ubi ‘croceis gramina floribus redolent et alantes campi iucundis admodum odoribus pollent. Aurae ibi vitam aeternam habentes nares aspirant […]. Cinnamomum illic virgulta gignunt et balsamum arbusta prorumpunt. Odor aeris delectationes per omnia membra diffundet. Esca ibi nulla stercora conficit. Sicut enim bono nuntio aures et bono odore nares et bono aspectu oculi saginantur et’ ipsa ‘refectio non potest in digestionem prorumpere,’ quia non in esca et potu, sed in aspectu, odoratu et auditu constat dilectionis saginatio, ‘ita illic refectio, quam os susceperit, melliflua in gustu hoc unicuique sapet’ in os, ‘quod fuerit delectatus. Statim denique quod concupierit anima,’ concupiscentiae ‘eius paratissimus servit effectus’ » (La Règle du Maître, 10, 94-115, éd., trad. A.  de Vogüé, Paris, 1964, vol.  1, p.  441-443). Nous avons indiqué entre ‘’ les emprunts littéraux à la Passio Sebastiani. « Aurae ibi vitam aeternam habentes nares aspirant » (ibid., 10, 98, p. 440). « Odor aeris delectationes per omnia membra diffundet » (ibid., 10, 110, p. 442). Ibid., 10, 113. « Haec est sanctorum caelestis patria » (ibid., 10, 118, p. 444).

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Les textes hagiographiques considérés jusqu’ici sont trop peu nombreux pour que nous puissions affronter sérieusement la question d’éventuels rapports entre le parfum des saints et le milieu de vie de ces derniers. En revanche, il est possible d’affirmer que, dans la littérature hagiographique, les descriptions de jardins monastiques ne manquent pas d’évoquer les parfums des plantes et le réconfort qu’ils procurent. Certes, les odeurs n’y sont pas toujours explicitement mentionnées, mais la prise en compte des traditions littéraires, bibliques en particulier, nous incite à penser que les images paradisiaques récurrentes dans ces textes étaient très certainement affectées de contenus olfactifs. Arbres et fleurs de la résurrection Si nous déplaçons notre attention des descriptions de jardins aux récits faisant intervenir des éléments végétaux, nous accédons à des documents plus nombreux et non moins significatifs. Les images tirées de la vie végétale abondent dans la littérature classique comme dans la Bible77 et ont été fréquemment reprises et expliquées par les auteurs chrétiens dès l’Antiquité ; elles faisaient partie non seulement du patrimoine culturel et religieux des fidèles, mais aussi de leur vie concrète – du moins pour les plantes communes : les violettes, les roses, le safran, toute la variété des fleurs ont été créées pour la santé, non pour le plaisir ; car leurs vertus sont innombrables, et si par leurs seules senteurs elles sont utiles quand elles exhalent alentour leur parfum, elles le sont bien plus dans les compositions pharmaceutiques des remèdes78.

Et cela était encore plus vrai dans le cas des communautés monastiques, comme l’explique Jean Arrouye : Les vertus tropologiques des végétaux sont multiples : élan vers la lumière, désir d’élévation, volonté de salut, persévérance et espérance, promesse de fructification, attente de la résurrection […] ; de plus, par leur présence multiple et analogue, elles évoquent l’harmonie, la soumission à la vie commune, l’humilité, […] qualités nécessaires de la vie des moines79.

Quelle place les hagiographes font-ils donc aux végétaux ? Comment les éléments végétaux s’articulent-ils en relation avec l’odeur suave des saints ? Ce sont les questions qui vont nous guider.

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C’est le cas dans toutes les religions. Au sujet par exemple des fleurs, cfr P. R. Freese, « Flowers », in The Encyclopedia of Religion, p. 358-361. Eusèbe de Césarée, La Préparation évangélique, VIII, 14, 71, trad. G.  Schroeder, Paris, 1991, p. 181. J. Arrouye, « Jardin mystique (sur le cloître de Sénanque) », dans Vergers et jardins dans l’univers médiéval, p. 19.

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Grégoire de Tours Un des auteurs les plus cités dans cette étude, Grégoire de Tours, exprime souvent son admiration devant des phénomènes de la vie végétale80. Ceux-ci sont avant tout associés à la résurrection, comme le montre un épisode de la vie de saint Sévère, un prêtre de Cieutat ayant peut-être vécu à la fin du ve ou au début du vie siècle81. Ayant construit deux églises à distance d’une vingtaine de milles, Sévère se rendait chaque dimanche de l’une à l’autre pour y célébrer la messe. Alors qu’il se hâtait à cheval, une branche de néflier lui heurta la tête. Sentant la blessure, il dit : ‘Que Dieu, sur l’ordre de qui tu es sorti de terre, t’ordonne de te dessécher’. Et sur-le-champ, l’arbre se dessécha jusqu’aux racines de sa vigueur82.

Lorsque, après trois jours, Sévère repassa devant l’arbre désormais sec, il fut pris de remords pour l’avoir maudit83. Prosterné devant ses racines, il dit au Seigneur : ‘Dieu tout-puissant, à ton ordre toutes choses sont gouvernées, par ton pouvoir les choses non nées sont créées, les choses créées vivent, les mortes sont restaurées ; observant ton commandement de salut, nous croyons qu’après la mort de ce corps nous vivrons grâce à la résurrection future : ordonne que cet arbre reverdisse et qu’il soit comme auparavant84.

La prière du prêtre est exaucée et l’arbre revit, produisant des feuilles, au grand étonnement des présents. Mais un autre phénomène merveilleux est ensuite rapporté par Grégoire de Tours. Sévère fut enterré dans une de ses églises, dans laquelle il avait déposé un lys. Avec le temps, cette fleur se dessécha complètement et semblait sur le point de tomber en poussière. Or quand vint le jour [anniversaire] où le confesseur émigra de son corps, le lys se redressa dans une verdeur renouvelée. On pouvait voir, comme les feuilles reverdissaient peu à peu, les fleurs elles-mêmes s’élever et, sans recevoir de liquide ni par la pluie ni par le sol, être rétablies dans l’aspect qu’elles avaient auparavant. Et ainsi le bienheureux confesseur fait paraître de nouvelles fleurs de sa tombe, lui qui, avec les autres saints, fleurit comme un palmier dans le ciel85. 80

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M. Bonnet avait déjà noté l’attention, voire l’amour, de Grégoire envers la nature (cfr M. Bonnet, Le latin de Grégoire de Tours, (Paris, 1890), Hildesheim, 1968, p. 707). Pour l’évêque de Tours, les phénomènes naturels sont des miracula (cfr De cursu stellarum, 9). Cfr R. Van Dam (transl., introd.), Gregory of Tours : Glory of the Confessors, p. 59, n. 57. « At ille iniuriam sentiens, ait : ‘Arescere te iubeat Deus, cuius nutu de terra egressa es.’ Et confestim aruit arbor usque in ipsis virtutis suae radicibus » (GC, 49, p. 327). Peut-être parce qu’il était sensible à la beauté des plantes : il avait, en effet, l’habitude de décorer de lys les parois d’une église (cfr ibid., p. 328). « […] prostravit se ad radices eius et ait ad Dominum : ‘Deus omnipotens, cuius nutu omnia gubernantur, cuius imperio non nata creantur, creata vivunt, mortua reformantur, cuius salubre praeceptum tenentes, vivere nos post mortem corporis huius credimus per futuram resurrectionem, tu praecipe, ut revirescat haec arbor et sit sicut antea’ » (ibid.). « Adveniente vero die, quo confessor migravit a corpore, in rediviva viriditate resurgit. Videasque, foliis paulatim revirescentibus, ipsos flores attolli et sine ullo aquae ac telluris humore in

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Dans les deux histoires –  qui se suivent dans le livre de Grégoire  –, la résurrection d’une plante est explicitement présentée comme signe de la résurrection des fidèles : le néflier est desséché, puis remis en vie, par le pouvoir divin – invoqué par le saint – qui fonde la foi en la résurrection future ; le lys se redressant sur la tombe du saint manifeste la condition de celui-ci, qui « fleurit » dans le ciel et continue, semble-t-il, de produire des fleurs sur la terre86. Dans son ouvrage « in gloria martyrum », Grégoire relate des faits pratiquement identiques, cette fois en rapport avec un martyr par ailleurs inconnu : Genès (Genesius) de Tarbes. C’était lui aussi un prêtre et, écrit Grégoire, le récit de sa passion était lu aux habitants de la région87. Tandis qu’il se trouvait encore dans le corps, il obtint par ses prières qu’un châtaignier desséché depuis longtemps retrouve sa verdeur. Dans son église, alors que souvent des prodiges sont manifestés en rapport avec les malades, celui qui est le plus admirable, c’est qu’un lys, naguère cueilli et desséché, reverdit encore une fois le jour de sa fête, en sorte que ce jour-là les gens admirent des fleurs nouvelles là où, peu avant, ils les ont vues desséchées88.

On observera que ce second récit est plus concis, et que le lien direct entre le saint et les plantes est absent : l’arbre n’a pas blessé le saint et n’a pas été maudit ; le lys n’a pas été cueilli et disposé par le saint dans l’église. Il n’en demeure pas moins que nous sommes de nouveau face à deux exemples de ‘résurrections’ étroitement associées au martyr89.

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ea specie qua quondam fuerat renovari. Et sic beatus confessor profert novos flores e tumulo, qui cum sanctorum reliquis ut palma floret in caelo » (GC, 50, p. 328). On peut en effet supposer que la ‘résurrection’ du lys advient chaque année, comme l’indique le présent utilisé : « Et sic beatus confessor profert novos flores e tumulo, qui cum sanctorum reliquis ut palma floret in caelo ». C’est ainsi que l’interprète G. de Nie : « […] we see a visible event annually representing an invisible one that occurred in the past, and yet is in a sense repeated every year » (G.  de Nie, Views from a many-windowed tower : studies of imagination in the works of Gregory of Tours, Amsterdam, 1987, p. 122). Cela reflète d’ailleurs des conceptions généralisées : « Flowers are often used to represent the cycle of life and are an important part of rituals and ceremonies that celebrate birth, marriage, death, and the promise of regeneration » (P. R. Freese, « Flowers », p. 358). L’image du saint « fleurissant dans le Ciel », prise en soi, est commune dans l’hagiographie ; on la retrouve p.  ex. dans le prologue du livre des miracles de saint Léger, rédigé au viiie siècle par Frulandus : « Audistis, patres venerandi et domini, qua constantia benignitas salvatoris martyrem suum corroboravit. Dehinc cognoscatis miraculorum suavitatem, quibus nobis ostenditur, quod vere sit plantatus in domo Domini et floreat in illius atriis. Floret laboris sibi praemia percipiens, fructificat nobis virtutum munera impertiens » (Frulandus, Passio Leodegarii Augustodunensis, II, prol., MGH SRM V, p. 358). « […] cuius passionis historia apud loci incolis legitur » (GM, 73, p. 87). « Hic dum esset in corpore, castaneum diu aridam suis orationibus obtenuit viriditate redire. In cuius basilicam cum plerumque super infirmos mirabilia ostendantur, illud prae ceteris est admirabile, quod lilium dudum collectum et siccum in eius solemnitate denuo revirescit, ita ut intueantur illa die populi flores novos, quos pridem viderant arefactos » (ibid.). On remarquera que les deux résurrections d’arbres ne sont nullement des miracles ‘gratuits’ : outre leur fonction édifiante, ils concernent des arbres dont les fruits sont exploitables par l’homme. Le châtaignier était cultivé pour ses fruits depuis l’Antiquité ; à l’époque médiévale, le bois, l’écorce, les feuilles et les bogues sont utilisés pour le tannage des peaux ou la teinture

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Dans un autre texte, déjà rencontré, un laurier planté par un saint reclus se dessécha après la mort de ce dernier. Aussi le gardien le coupa-t-il et en fit un banc sur lequel il pouvait s’asseoir ou tailler du bois. Après deux ans, le gardien, pris de remords à l’idée d’exploiter de cette façon le bois d’un arbre planté par le saint en personne, décide de l’inhumer. Chose étonnante à dire ! À la venue du printemps, à l’instar des autres arbres en fleurs, ce tronc aussi – qui avait été, comme je l’ai dit, enseveli de la main de l’homme  –, reverdissant en une vigueur retrouvée, mit au jour de nouvelles feuilles. Aujourd’hui encore, des branches s’en élèvent à une hauteur de cinq, de six pieds, ou plus : prenant d’année en année de la croissance, par le Seigneur elles sont soulevées90.

Les éléments évocateurs de la mort et de la résurrection sont, ici aussi, évidents : le laurier meurt comme est mort le reclus ; il est ensuite inhumé ; enfin, il revient à la vie et ses branches sont « soulevées par le Seigneur », comme un mort est relevé (‘ressuscité’) par Dieu. Les arbres apparaissent ainsi porteurs de significations précises : ce sont des témoins muets de la vérité de la résurrection91. D’autres récits de Grégoire montrent que même de simples branches pouvaient devenir matière à ce type de miracles. Friard, un reclus (mort en 573) auquel il consacre plusieurs pages dans le Liber Vitae patrum, avait ramassé une branche d’un arbre abattu par le vent et s’en était fait un bâton. Beaucoup de temps plus tard, il planta en terre la branche désormais sèche, l’arrosa d’eau fréquemment, et ce bâton produisit des feuilles et des fruits, et en deux ou trois ans il grandit jusqu’aux dimensions d’un grand arbre. Cela fut retenu un grand miracle par les gens qui le voyaient92…

Une autre fois, poursuit Grégoire, Friard fut attristé de voir un arbre en fleurs jeté à terre par un vent violent. Le saint reclus se mit alors à prier : Que ne périsse pas, je t’en prie, Seigneur, le fruit de cet arbre : c’est sur ton ordre que celui-ci a produit cette parure de fleurs. Mais plutôt qu’il reçoive de toi rétablissement et croissance, et qu’il mérite d’atteindre la réalisation de ses fruits93.

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des tissus (cfr Jardins du Moyen Âge, p. 122). Les nèfles, consommées blettes, étaient aussi appréciées pour leurs vertus toniques et astringentes (cfr ibid., p. 123). « Mirum dictum ! Adveniente verno tempore, sicut reliquae arbores flores ita et haec colomna, quae viri manu, ut ita dixerim, sepulta fuerat, rediviva in sospitate virescens, novos frondes emisit. Extant de ea hodieque virgulta in quinum senumque aut fere amplius pedum altitudine, quae annis singulis incrementum sumentes, a Domino sublevantur » (GC, 23, p. 313). « The trees mentioned in Gregory’s miracle stories all carry explicit or implicit connotations of death and resurrection or of revival » (G. de Nie, Views from a many-windowed tower, p. 117). L’auteur n’exclut par ailleurs pas que ces récits de Grégoire constituent aussi des tentatives conscientes de christianiser les fonctions des arbres sacrés des Celtes et des Germains : un canon du concile de Tours (567) atteste la vitalité des anciennes croyances (cfr ibid., p. 118). « Post multum vero tempus iam arefactam virgam in terra plantavit, infusaque aqua saepius, baculus ille frondes emisit et poma, atque infra duos aut tres annos in magna arboris proceritate distentus excrevit. Quod cum grande miraculum, populis cernentibus, haberetur… » (VP, X, 3, p. 258). « ‘Ne pereat, quaeso, Domine, huius arbustae fructus, quae, te iubente, florum ornamenta produxit ; sed potius a te incrementum reparationis indultum, fructuum adipisci mereatur effec-

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Le saint coupa ensuite le tronc de ses racines, le tailla en pointe et le ficha en terre. Bientôt les fleurs desséchées reprirent vigueur, et cette même année cet arbre produisit des fruits. Comme dans d’autres cas, le miracle ne porte pas sur n’importe quel arbre, mais sur une espèce utile à l’homme : « cet arbre rendit ses fruits à son cultivateur94 ». La conclusion de Grégoire est significative : Je crois quant à moi –  ce miracle m’incite à le dire  – que, par la miséricorde de Dieu, cet homme était capable d’obtenir par sa prière que la vie soit concédée aux morts par le Seigneur, lui qui obtint que des arbres desséchés se recouvrissent de feuilles en un renouvellement de verdeur95.

En d’autres mots, le saint capable de ressusciter des arbres devait être en mesure de ressusciter des morts  – la biographie de Friard ne le dit toutefois pas. Si ces textes ne décrivent pas de parfums végétaux, on peut supposer que ces derniers étaient évoqués à travers la seule mention de certaines des plantes : le lys, le laurier, l’arbre en fleurs. Autres témoignages hagiographiques L’évêque de Tours n’est pas le seul à associer plus ou moins explicitement arbres et résurrection. Par exemple, à la même époque, Venance Fortunat relate que Radegonde obtint que le laurier qu’elle avait fait déraciner et transporter dans sa cellule, et qui s’était desséché, reverdît « dans ses feuilles, ses branches et ses racines96 ». Il est vrai que, dans cet exemple, c’est surtout le pouvoir thaumaturgique de la sainte qui est proclamé, et non pas la vérité universelle de la résurrection97. Nous connaissons d’autres cas similaires. Ils ne concernent pas nécessairement des arbres, mais au moins des parties d’arbres : rameaux, bois, etc. La Vie de sainte Brigitte de Kildare98 (écrite vers 680 par Cogitosus) rapporte ainsi l’épisode suivant :

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tum’ » (ibid.). « […] haec arbor fructus cultori suo restituit » (ibid.). « Credo ego de misericordia Dei, quod miraculum praesens exegit loqui, quia obtenere potuit hic oratione sua vitam mortuis a Domino inpertiri, qui obtenuit arbores aridas in rediviva viriditate frondescere » (ibid.). « […] sancta intercedente, foliis, ramis, radice laurus siccata reviruit » (Venantius Fortunatus, Vita sanctae Radegundis, 33, MGH SRM II, p. 375). Cependant, pour Fortunat aussi, la résurrection est manifestée dans la Nature : « En effet, c’est le Christ triomphant après avoir connu le sombre Tartare que, de toutes parts, célèbrent le bois par ses frondaisons, l’herbe par ses fleurs » : « Namque triumphanti post tristia Tartara Christo / undique fronde nemus, gramina flore favent » (Venantius Fortunatus, Carmina, III, 9, vol. 1, p. 101). Figure mystérieuse, probablement celle d’une ancienne divinité réapparue sous les traits d’une sainte thaumaturge ; son culte a dû commencer au vie siècle (cfr R. Sharpe, Medieval Irish Saints’ Lives. An Introduction to ‘Vitae Sanctorum Hiberniae’, Oxford, 1991, p. 9 ; Fr. Brunhölzl, Histoire de la littérature latine du Moyen Âge, I/1, Louvain-la-Neuve, 1990, p. 168-169).

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Pliant humblement ses genoux devant Dieu, l’évêque et l’autel, et offrant sa virginité devant Dieu tout-puissant, elle toucha la base de bois soutenant l’autel. Ce bois, en rappel du prodige originel (virtus), est resté vert jusqu’au temps présent, comme s’il n’avait pas été coupé et écorcé mais verdissait planté sur ses racines ; et jusqu’à aujourd’hui il repousse des fidèles faiblesses et maladies99.

Ce bref récit présente de nouvelles significations par rapport aux précédents. Si nous y retrouvons l’élément du bois qui reverdit –  qui revit  –, le miracle apparaît indépendant d’une volonté positive de la sainte : apparemment, c’est de manière fortuite que celle-ci touche la base de l’autel. La cause du miracle, c’est semble-t-il la virginité que Brigitte consacre à Dieu et qui ‘imprègne’ le bois mort, le faisant ainsi revivre – paradoxale fécondité d’un état de stérilité volontaire100. Enfin, Cogitosus écrit que, à son époque encore, le bois reverdi est utilisé comme remède contre diverses infirmités : rappelé en vie, il est devenu instrument de guérison. Dans les pages de l’Histoire ecclésiastique qu’il dédie au roi Oswald de Northumbrie, Bède rapporte des exemples qui s’inscrivent dans une perspective similaire. Avant une bataille contre les Bretons, supérieurs en nombre, Oswald fit dresser une croix de bois et la tint de ses mains jusqu’au moment où elle fut solidement fichée en terre. Il adressa ensuite au nom de son armée une prière pour demander l’assistance divine dans la bataille : celle-ci fut alors gagnée « par le mérite de leur foi101 ». Sur le lieu de cette prière, on sait que d’innombrables miracles de guérisons ont été accomplis, évidemment en signe et en mémoire de la foi du roi. Jusqu’à ce jour, en effet, de nombreuses personnes ont l’habitude de détacher des fragments du bois de cette croix très sainte : après les avoir mis dans de l’eau, ils en donnent à boire ou en aspergent les malades, hommes ou bêtes, qui sont bientôt rendus en bonne santé102.

Quelques lignes plus loin, Bède raconte justement un miracle de guérison dont bénéficia un moine de Hexham, « appelé Bothelm, qui est encore en vie103 » : comme il s’était cassé le bras en glissant sur de la glace, il souffrait terriblement. Ayant entendu qu’un confrère allait se rendre sur le lieu où se 99

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« Quae coram Deo et episcopo ac altari genua humiliter flectens, et suam viriginitatem coram Domino Omnipotente offerens, fundamentum ligneum, quo altare fulciebatur, tetigit. Quod lignum in commemoratione pristinae virtutis, usque ad praesens tempus viride, ac si non esset excisum, et decorticatum, sed in radicibus fixum viresceret ; et usque hodie languores et morbos de hominibus expellit fidelibus » (Cogitosus, Vita sanctae Brigidae virginis, PL 72, col. 779). Sur cette conception, bien plus ancienne, cfr P. Brown, Le renoncement à la chair. Virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, Paris, 1995, passim. « […] iuxta meritum suae fidei… » (HE, III, 2, p. 214). « In cuius loco orationis innumerae virtutes sanitatum noscuntur esse patratae, ad indicium videlicet ac memoriam fidei regis. Nam et usque hodie multi de ipso ligno sacrosanctae crucis astulas excidere solent, quas cum in aquas miserint, eisque languentes homines aut pecudes potaverint sive asperserint, mox sanitati restituuntur » (ibid., p. 214-215). « […] nomine Bothelm, qui nunc usque superest… » (ibid., p. 216).

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dressait la « sainte croix » (locus sanctae crucis), il lui demanda de lui en ramener quelque fragment. Son confrère fit comme il en avait été prié, revenant le soir quand les frères étaient déjà assis à table ; il lui apporta [= au malade] un peu de la vieille mousse dont la surface du bois était couverte. Comme Bothelm, assis à table, n’avait sous la main aucun endroit où déposer le don offert, il se le mit sur la poitrine ; et quand il alla se coucher, oubliant de le déposer ailleurs, il le laissa sur sa poitrine. À minuit, alors qu’il se réveillait, il sentit quelque chose de froid près de son côté, et approchant sa main pour chercher ce que c’était, il découvrit son bras et sa main aussi sains que s’ils n’avaient jamais souffert une telle infirmité104.

Dans les pages écrites par Bède, on voit que la réputation de sainteté du roi Oswald est due non seulement à sa foi profonde et à ses attentions envers les pauvres et les malades, mais aussi à sa mort dans une bataille contre les païens de Mercie. De plus, comme dans le cas précédent, des guérisons se produisent à l’endroit de sa mort. Mais la puissance du lieu se manifeste encore d’autres façons  : Un homme s’en vint, originaire de la nation des Bretons – comme on le raconte –, faisant chemin près du lieu même où la bataille mentionnée s’était achevée ; il vit à un endroit une étendue plus verdoyante et plus charmante que le reste de la plaine, et il se mit d’un esprit sagace à conjecturer qu’il n’y avait d’autre cause à l’insolite verdeur de ce lieu sinon le fait que, ici-même, un homme plus saint que le reste de l’armée avait dû être tué105.

Sagement, le voyageur emporta dans une étoffe un peu de la terre de ce lieu ; le soir même, un incendie détruisit la maison qui l’accueillait ; toutefois, l’endroit où le sachet de terre était pendu fut préservé du désastre. Ainsi se répandit la réputation du pouvoir miraculeux du roi Oswald : elle atteignit même la Germanie et l’Irlande, écrit Bède106. Celui-ci ajoute ici un récit que lui a fait son ami Acca, l’évêque d’Hexham (mort en 740). Alors que Acca n’était encore que prêtre et qu’il se trouvait en Irlande, un lettré irlandais fut frappé par la peste. Épouvanté par la perspective de mourir après une existence immorale, ce dernier demanda à Acca s’il n’avait pas sur lui quelque relique du fameux 104

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« Fecit ille ut rogatus est, et reversus ad vesperam, sedentibus iam ad mensam fratribus, obtulit ei aliquid de veteri musco, quo superficies ligni erat obsita. Qui cum sedens ad mensam non haberet ad manum, ubi oblatum sibi munus reponeret, misit hoc in sinum sibi, et dum iret cubitum, oblitus hoc alicubi deponere, permisit suo in sinu permanere. At medio noctis tempore, cum evigilaret, sensit nescio quid frigidi suo lateri adiacere, admotaque manu requirere quid esset, ita sanum brachium manumque repperit, ac si nihil umquam tanti languoris habuissent » (ibid., p. 216-218). « […] venit alius quidam de natione Brettonum, ut ferunt, iter faciens iuxta ipsum locum, in quo praefata erat pugna conpleta ; et vidit unius loci spatium cetero campo viridius ac venustius, coepitque sagaci animo conicere, quod nulla esset alia causa insolitae illo in loco viriditatis, nisi quia ibidem sanctior cetero exercitu vir aliquis fuisset interfectus » (ibid., III, 10, p. 244). De nombreuses églises lui sont encore dédiées en France, Belgique, Suisse, Italie du nord et Allemagne (cfr H. Farmer, « Osvaldo », BS, 9, col. 1290-1295).

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saint roi Oswald, de sorte à obtenir miséricorde de la part de Dieu. Acca avait sur soi un fragment du pieu en chêne (« astulam roboris ») sur lequel les païens avaient fixé la tête du roi vaincu : ayant exigé du malade un acte de foi sincère, il bénit de l’eau, y trempa le morceau de bois, et la fit boire au malade. Celui-ci guérit et changea de vie107. Les bâtons recourbés des abbés ou des évêques étaient parfois le canal de miracles. Nous savons que ce fut le cas pour les saints Colomban et Gall108. Il n’est donc pas surprenant d’apprendre que le reliquaire de sainte Chrodoare d’Amay (viie siècle) a révélé, outre les restes de la sainte, de nombreux fragments d’un bâton d’abbesse en noisetier109. Les sources gauloises utilisent à propos de ces symboles d’autorité le mot cambutta. Ainsi, la Vie de Didier de Cahors (mort en 655)110 rapporte que « le bâton du bienheureux homme qui est appelé cambutta par les Gaulois111 » était pendu à la tête de sa tombe : […] un certain jour, mouillé par un subit écoulement, il se mit à distiller avec une très grande abondance des gouttes d’huile. […] Par la suite, toutes les fois que des malades s’en viennent, ce bâton est mouillé et délicatement nettoyé avec de l’eau, qui est donnée aux souffrants ; et à travers lui, les bienfaits de la santé sont accordés à beaucoup112.

Un des bénéficiaires de ces guérisons fut Aregius, évêque de Rodez : gravement malade, il ne trouvait de soulagement dans sa ville ni auprès des médecins, ni même auprès des saints, qui lui refusaient la guérison pour montrer plus clairement la virtus du saint évêque de Cahors113. Après cinq mois, Aregius se résolut à chercher l’assistance dans une cité étrangère, c’est-à-dire auprès de saint Didier114 : il envoie à Cahors un homme diligent porteur de dons115, afin qu’il lui rapporte au plus vite « de ce liquide qui, là-bas, donne largement la grâce de la santé116 ». L’homme arrive donc au tombeau (memoria) 107 108 109

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Cfr HE, III, 13, p. 252-254. Cfr Vita Galli vetustissima, 1 (fragment publié dans MGH SRM IV, p. 251). Cfr B. Effros, « Symbolic expressions of sanctity : Gertrude of Nivelles in the context of Merovingian mortuary customs », Viator, 27 (1996), p. 7. Pour d’autres exemples, cfr id., Caring for Body and Soul. Burial and the Afterlife in the Merovingian World, University Park (PA), 2002, p. 37. Les datations proposées varient entre la fin du viie et la fin du viiie siècle. « […] baculum beati viri, quod a Gallis cambutta vocatur… » (Vita Desiderii Cadurcae urbis episcopi, 42, MGH SRM IV, p. 595). « […] quadam die subita infusione madefactum uberrime guttas manare olei coepit.[…] Nam quotiens deinceps egri adveniunt, baculum ipsud aqua perfusum ac tenuiter lavatum incommodantibus datur et multis per hoc sanitatis bona tribuuntur » (ibid.). « […] nolebant enim sancti marthyres ei sanitatis commoda praestare, ut quanta esset in Desiderio virtus, facillime declararent » (ibid., 43, p. 595). « […] post quinque mensuum curricula ad exteram urbem atque ad auxilium sancti Desiderii tota se mente convertit » (ibid.). « […] cum muneribus… » (ibid.). Les dons au tombeau du saint sont fréquemment mentionnés par cette Vie, dont la fonction de propagande a aussi des visées économiques (cfr Br. Krusch (éd., comm.), ibid., p. 555). « […] ex eo aquae liquore qui illic gratia sanitatis largitur… » (ibid., 43, p. 595-596).

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de Didier et demande que le bâton (bacterium) du saint soit lavé. Ramenant dans un petit vase le liquide ainsi obtenu, il s’en retourne en hâte à Rodez, où il trouve son évêque réduit à la dernière extrémité. Chose étonnante et grandement merveilleuse : comme il avait ouvert le petit vase et qu’il s’attendait à en produire de l’eau, du vin y brillait, et un si grand parfum se répandait du vase que, parmi une grande stupeur, il attirait tout le monde par ce formidable miracle117.

Le malade but donc « cum magno tremore et inmensa admiracione » ce merveilleux breuvage dont le goût était supérieur à celui des vins de Falerne118 : il fut bien vite guéri. La virtus du saint de Cahors rayonnait ainsi jusqu’au loin, comme la fragrance de l’eau transformée en vin « attirait tout le monde ». Les chapitres successifs de la Vita Desiderii narrent d’autres exemples des pouvoirs du saint et de sa cambutta, mais également de l’huile brûlant près de sa tombe119. Jardins, arbres et fleurs : bilan intermédiaire Dans la première section de ce chapitre, nous avons présenté quelques descriptions de jardins. Comme par cercles concentriques, nous avons ensuite dirigé notre attention vers le rôle joué dans les existences des saints par les arbres et les fleurs ; finalement, nous nous sommes tournés vers des récits dédiés à des morceaux de bois, à de la mousse, ou à de l’herbe  – autant de reliques ‘consacrées’ par le contact avec le saint ou la sainte de son vivant déjà. Ce parcours et ces détours étaient motivés par le désir de mieux saisir la place des perceptions olfactives dans l’existence concrète, mais aussi dans les représentations, des saints et des hagiographes. Les sources étudiées ici ne sont pas suffisantes pour que l’on puisse en dégager des conclusions générales120. Une première constatation que l’on peut faire est négative : dans ces textes, les éléments olfactifs sont presque totalement absents121. Nous pouvons cependant aussi avancer une conclusion positive,

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« Cumque, vascula reserata, aquam proferre speraret, vinum effulsit tantaque flagrantia ex vas emanavit, ut in grande stupore ingensque miraculo omnes converteret » (ibid., p. 596). Cfr ibid. Celle-ci est utilisée dans des onctions (cfr ibid., 51 et 52). Il faudrait mener une recherche spécifique, en tenant compte par exemple des témoignages provenant de l’Orient chrétien. P. Maraval cite quelques cas de plantes prodigieuses similaires aux nôtres : fruits d’un amandier près de la tombe de saint Thémistocle ; herbe poussant au pied de la statue du Christ à Panéas ; épines toujours vertes de la couronne du Christ (cfr P. Maraval, Lieux saints et pèlerinages d’Orient. Histoire et géographie. Des origines à la conquête arabe, Paris, 1985, p. 191). L’exception notable se trouve dans la Vie de Didier de Cahors. Or, ce texte est aussi le seul à indiquer dans un bâton de bois (celui de l’évêque) une source d’huile miraculeuse qui communique un parfum. Le rôle de medium joué par l’huile ne se retrouve pas dans les autres sources. C’est ainsi la nature essentiellement aromatisée de l’huile qui apparaît ici (cfr infra, p. 377 sq.).

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à savoir que, dans les écrits de Grégoire de Tours, nous avons noté que les histoires de plantes ont pour préoccupation première d’affirmer la vérité de la résurrection des morts, celle des saints avant tout. Giselle  de  Nie parle à ce propos de « logique analogique », selon laquelle la vie céleste, invisible, est rendue visible à travers sa matérialisation dans un phénomène sensible122 (la renaissance d’une plante, par exemple). Le témoignage rendu par la Nature à la réalité de la résurrection faisait partie depuis longtemps de l’appareil théologique et apologétique chrétien123 ; cependant, sous la plume de Grégoire, le témoignage muet des arbres et des fleurs, entièrement intégré dans une historia, prend en quelque sorte la parole à travers celle des protagonistes des miracles  – témoins, bénéficiaires, réprouvés… C’est ainsi un aperçu du Paradis qui est donné124. Quant aux autres textes que nous avons étudiés, ils ne laissent pas transparaître le même intérêt pour la résurrection de la chair : ce qu’ils mettent en évidence, c’est la virtus de la sainte ou du saint, transmise aux matériaux végétaux, et manifestée surtout après sa mort. Mais les miracles ainsi opérés n’équivalent-ils pas à des ‘résurrections’ ? Même en l’absence d’éléments olfactifs, ces témoignages concernent nos recherches sur un point essentiel : le corps saint et le contact avec lui. D’une part, les miracles de plantes qui renaissent et reverdissent sont causés par la volonté du saint ou par le contact physique avec lui. D’autre part, ces prodiges manifestent la puissance du saint, sa virtus ; dans un certain sens, le saint est présent dans les plantes toujours renaissantes, il est lui-même une plante : « cum sanctorum reliquis ut palma floret in caelo125 », comme l’écrit Grégoire de Tours.

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« […] with great literary artistry, Gregory actually makes the invisible heavenly life visible through its embodiment in a sensory phenomenon » (G. de Nie, « Images as ‘Mysteries’ : The Shape of the Invisible », Journal of Medieval Latin, 9 (1999), p. 86 ; voir aussi p. 85). En débat avec la chercheuse néerlandaise, J. Martínez Pizarro estime que, chez Grégoire, les mots (les figures du discours) – et non les images mentales – ont la précédence : « verbal images […] are text, not mental pictures at one remove, and the logics they follow are textual, not visual logics » (J. Martínez Pizarro, « Images in Texts : The Shape of the Visible in Gregory of Tours », ibid., p. 93). Cfr C. Walker Bynum, The Resurrection of the Body in Western Christianity, 200-1336, New York, 1995, p. 23. Au début du ve siècle, un Paulin de Nole reprend les mêmes images : p. ex. dans Carmina, XXI, 294-311 ; XXXI, 237-274. Au vie siècle encore, arguments semblables chez Grégoire le Grand : p. ex. dans Moralia in Iob, XIV, 70 ; Homiliae in Hiezechielem prophetam, II, hom. VIII, 7. En poète, Venance Fortunat chante le printemps, image de la résurrection (cfr Carmina, III, 9). Mais on pourrait multiplier ces exemples, qui se fondent, en fin de compte, sur les innombrables images bibliques tirées de la Nature : celles-ci n’ont cessé d’être l’objet de l’exégèse chrétienne. Pour Ambroise de Milan, le Christ est une fleur odorante (cfr De Spiritu sancto, II, 38) ; Augustin voit dans l’arbre du Psaume 1, 3 la figure du Christ (cfr Enarrationes in Psalmos, I, 3). En Gaule, citons seulement les Formulae spiritalis intelligentiae d’Eucher de Lyon (mort vers 450), qui explique de manière très succincte les significations ‘spirituelles’ des mots de l’Écriture. « […] the new creation of flowers as well as their reviving and healing properties as documented in his miracle stories, also exhibit what was imagined to be the quality of the new life in Paradise, of which one may occasionally be fortunate enough to catch a faint scent on earth » (G. de Nie, Views from a many-windowed tower, p. 127). GC 50, p. 328.

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Nous pourrions même dire que le saint est conçu comme une plante odorante. Plus encore, le saint est à lui seul un « Paradis », selon l’étonnante expression de Venance Fortunat : « ipse vir factus paradisus126 ». Or, nous savons avec le poète que ce Paradis est rempli de parfums : « paradisiaci horti odoramenta127 ». Parfums du Paradis, jardins à l’image du Paradis, plantes ressuscitées, matières végétales porteuses de vie et de guérison : l’existence terrestre des saints, leur puissance thaumaturgique, l’odeur de leur sainteté, nous apparaissent ainsi intimement liées à une ‘sur-nature’ d’une luxuriante diversité. Tombes et sanctuaires Nous l’avons déjà amplement constaté : les tombeaux des saints constituaient des lieux tout à fait particuliers, où se joignaient ciel et terre, comme le manifestaient les nombreux miracles qui s’y produisaient. Des fleurs y refleurissaient, des arbres s’y élevaient. À leurs odeurs naturelles s’en ajoutaient parfois d’autres : des effluves extraordinaires. Mais, en dehors même de ces prodiges, les sanctuaires, des plus modestes aux plus somptueux, constituaient des espaces odorants en raison de l’emploi d’une variété de matières et de produits. Il nous faut donc élargir le champ de nos investigations et essayer de reconstituer ‘l’atmosphère olfactive’ – presque un pléonasme ! – des tombes saintes et des sanctuaires. Les témoignages invoqués dans les pages suivantes concernent les gestes humains entourant d’odeurs agréables ces lieux, les plantes qui y croissent par miracle et y répandent de suaves parfums, et les extraordinaires exhalaisons qui les remplissent parfois de manière mystérieuse. Emplois de matières odorantes locales Nous avons déjà rencontré des mentions d’encens et d’encensoirs dans des contextes liturgiques, des processions par exemple. Il faut pourtant souligner que les sanctuaires étaient aussi –  et peut-être surtout  – ornés de parfums d’origine locale, et donc plus abondants. D’ailleurs, l’évolution des sanctuaires associés en Gaule aux tombes saintes est révélatrice : avant d’être honorés d’églises en pierre, les corps des saints ont parfois été couverts simplement par des abris de bois ou de branchages. La tombe de saint Saturnin, à Toulouse, était elle-même un monument en bois128. De même, c’était un oratoire funéraire 126

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Venantius Fortunatus, Carmina, V, 1, vol. 2, p. 8. Il s’agit d’un poème adressé à Martin de Braga (mort en 579), que Fortunat a peut-être rencontré auparavant (cfr M. Reydellet, Venance Fortunat : Poèmes, vol. 1, p. xiv). Venantius Fortunatus, Carmina, V, 1, ibid. Il faut souligner que, dans ce poème, le « Paradis » est explicitement référé à une personne ; il ne désigne pas un autre monde ultra-terrestre. Cfr Opusculum de passione ac translatione sancti Saturnini, episcopi Tolosanae civitatis et martyris, VI (édition et traduction provisoires de P.  Cabau, Mémoires de la Société archéologique du Midi

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en bois qui protégeait la tombe de saint Servais129. Avant d’être enserrée dans une basilique construite à Soissons par Clotaire I et son fils Sigebert, la tombe de saint Médard, le grand évêque de Noyon (mort av. 561) était abritée par « un oratoire formé d’un assemblage de menues branches130 » ; et Grégoire de Tours raconte que des fragments de ce branchage étaient fréquemment emportés comme remède contre les maux de dents131. Les matières odorantes, dont nous observons l’utilisation autour des tombes et à l’intérieur des sanctuaires, pouvaient elles aussi être extrêmement modestes : de l’herbe, par exemple. Elle était parfois déposée sur un autel132. Ailleurs, on en plaçait sur la tombe d’un saint : de passage à Lyon, Agiulf – le diacre de Grégoire de Tours  – en reçoit, « fide conpunctus », quelques brins « que la dévotion du peuple a répandus sur la tombe sainte133 » de l’évêque Nizier (Nicetius), oncle de la mère de Grégoire. De retour chez lui, le diacre prépare des infusions avec ces brins, guérissant de la sorte des malades. L’herbe dont on se servait pour préparer de semblables remèdes dérivait parfois d’une fonction tout à fait pratique. Un autre passage du Liber vitae patrum en témoigne : à la mort de Gallus (évêque de Clermont mort en 551), les évêques de la province ecclésiastique tardaient à arriver pour les funérailles. Alors, les fidèles, comme c’est la coutume des simples, disposèrent des mottes de terre sur le bienheureux corps, afin qu’il ne gonfle pas sous l’effet de la chaleur. Après les obsèques, une certaine femme ou plutôt – comme je m’en suis moi-même enquis attentivement  – une vierge très pure vouée à Dieu, appelée Meratina, recueillit une motte de gazon rejetée par les autres ; elle la posa dans son jardin, l’arrosa souvent d’eau et, le Seigneur lui donnant de croître, la fit vivre. Non seulement les malades, qui emportaient et prenaient en boisson de l’herbe de cette motte, étaient guéris, mais même une prière dite sur celle-ci obtenait des faveurs134.

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de la France, 61 (2001), [http ://www.societes-savantes-toulouse.asso.fr/samf/memoires/ t_61/5577PCAB.PDF.], p.  71. Voir aussi Br.  Beaujard, Le culte des saints en Gaule. Les premiers temps. D’Hilaire de Poitiers à la fin du vi e siècle, Paris, 2000, p. 338. Cfr GC, 71. « […] erat super sepulchrum sancti cellula minutis contexta virgultis… » (GC, 93, p. 357-358). Cfr ibid., p. 358). Cfr Hist., VII, 12. Cette herbe y avait-elle été placée en raison de son odeur agréable ou afin de retirer de l’autel un surcroît d’efficacité thérapeutique ? La question est aussi posée par G. de Nie (cfr Views from a many-windowed tower, p.  154-155). Un emploi n’exclut évidemment pas l’autre. « […] quaedam de herbulis quas devotio populi sacro iecit in tumulo… » (VP, VIII, 6, p. 246). C’est un prêtre qui était chargé de distribuer aux nombreux visiteurs ces pignora : « presbitero qui aderat ministrante » ; il ne s’agit donc pas simplement de pratiques religieuses spontanées. « […]ut mos rusticorum habetur, glebam super beatum corpus posuere fideles, quo ab aestu non intumesceret. Quam cespitem post eius exsequias mulier quaedam et vere, ut ego diligenter inquisivi, virgo purissima, et devota Deo Meratina nomine ab aliis eiectam collegit et in orto suo posuit, infusaque saepius aqua, Domino incrementum dante, vivere fecit. De qua cespite infirmi non solum auferentes atque bibentes herbam, sanabantur, verum etiam fidelis super eam oratio suffragium merebatur » (VP, VI, 7, p. 236).

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On voit ainsi que, dans les cas où le corps ne pouvait être rapidement inhumé, et ce principalement pendant la saison chaude135, une fraîcheur relative lui était procurée par une couverture de mottes de gazon – si Grégoire parle d’abord de gleba, il utilise ensuite le terme caespes. On peut donc se demander si l’usage de déposer de l’herbe sur les tombes et les autels n’est pas aussi lié à ce mos rusticorum. En tout cas, même s’il n’y avait pas besoin de préserver le corps de la chaleur, des fleurs et de l’herbe étaient disposés autour de lui pour l’honorer dans l’attente de l’enterrement. Ainsi, Grégoire de Tours mentionne que, au tombeau de Gallus, de l’herbe était « parsemée en honneur de l’évêque par les fidèles136 ». Un certain Valentinien, un prêtre qui avait été élevé et instruit par le saint, s’y rendit alors qu’il était atteint de fièvre quarte ; après avoir prié, il ramassa quelques brins d’herbe (« herbolas ») : […] comme ils étaient verts, il se les mit en bouche, les mastiqua de ses dents, et en avala le jus. La journée passa, et il ne fut pas agité par cette maladie ; et ensuite, il fut rendu à la santé au point de ne plus souffrir ce qu’on appelle communément une rupture (fractio). J’ai appris de la bouche du prêtre lui-même que cela s’est passé ainsi137.

Il faut noter que des brins d’herbe pouvaient aussi être trouvés près des tombeaux des saints puisqu’on en utilisait lors du nettoyage : sur l’ordre de saint Lusor, un pauvre nettoie le pavement de la crypte avec un balai, le lave à l’eau, puis le parsème d’herbe138. Après avoir été sali par un ivrogne, le sol de la basilique Saint-Julien, à Paris, est lavé avec de l’eau, et des herbes aromatiques y sont répandues139. En dehors de l’herbe, on observe que des feuilles de sauge (folia herbae salviae) étaient parsemées sur le pavement de la crypte abritant les tombeaux des martyrs Ferréol et Ferrucion, à Besançon ; Grégoire de Tours raconte que sa propre sœur, qui y avait prié pour demander la guérison de son mari, en prépara une boisson qui lui rendit la santé140. Ici encore, l’usage honorifique se doublait de l’emploi médicinal, ce qui apparaît naturel dans le cas de la sauge, dont les vertus thérapeutiques étaient connues depuis longtemps141, justifiant 135

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C’est apparemment le cas ici ; d’ailleurs, Grégoire spécifie que c’est l’époque des Rogations : « Dum haec agerentur, rogationes illae, quae post pascha fiunt, caelebrabantur » (ibid., p. 235). « […] herbolas, quae ob honorem sacerdotis tumulo respersae fuerant a devotis… » (ibid., p. 236). « […] quia virides erant, ori applicat, dentibus decerpit, sucumque earum degluttit. Praeteriit enim dies illa, nec ab hoc est pulsatus incommodo, et deinceps ita sospitati est restitutus, ut nec illas quas vulgo fractiones vocant ultra perferret. Haec ab ipsius presbiteri ore ita gestum cognovi » (ibid.). « […] cellulam scopis mundatam, ablutam aqua herbisque respersam… » (GC, 90, p. 356). « […] abluto pavimento, resperso etiam herbolis odoratis… » (Hist., IX, 6, p. 419). Cfr GM, 70. Il existe de nombreuses sortes de sauge. La salvia officinalis et la salvia sclarea ne seront distinguées qu’à l’époque carolingienne. Outre leurs qualités aromatiques, signalées par Isidore de Séville (cfr Etymologiae, XVII, 11, 8), elles semblent posséder, entre autres, des propriétés anti-

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ainsi son nom de « salutaire » (salvia)142. Nous avons déjà vu que des plantes aromatiques pouvaient être disposées dans les tombes elles-mêmes : Grégoire décrit le corps d’un « ami de Dieu » reposant sur une couche de feuilles de laurier, dont on fait des remèdes en faveur de nombreux malades143. Des fleurs étaient offertes aux reliques lors de leur adventus144 ; d’autres étaient déposées sur les tombeaux des saints, comme nous le lisons chez Prudence ou chez Paulin de Nole145. D’autres encore ornaient les églises : Sévère – nous l’avons vu – « avait l’habitude de cueillir des lys au moment de la floraison et de les pendre aux parois de ce sanctuaire146 », c’est-à-dire dans l’église où il avait déposé à l’avance son sépulcre. Nous savons par Augustin que des fleurs étaient placées sur l’autel de la memoria de saint Étienne, d’où elles étaient parfois emportées en vue d’obtenir des grâces147. Jérôme fait l’éloge d’un certain Népotien, ‘parfait sacristain’, qui couvrait les sanctuaires de « fleurs diverses et de branches d’arbres, ainsi que de feuilles de vigne148 ». Églises, autels, tombes saintes et sépulcres ‘ordinaires’ tendaient à se rapprocher ; il semble que des ecclésiastiques se mettent alors à critiquer l’usage de déposer des fleurs jusque sur les tombes de simples fidèles149. La beauté visuelle des fleurs n’était pas l’unique raison de cette pieuse habitude, car elles étaient recherchées aussi pour leur parfum, comme l’indique un poème adressé par Venance Fortunat à ses correspondantes de Sainte-Croix de Poitiers : les couronnes de fleurs que les moniales tressent pour les autels

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septiques ; on considérait aussi que la sauge purifiait l’air. Elle est cultivée en Europe au moins depuis le ixe siècle (cfr Jardins du Moyen Âge, p.  120-121 ; F.  Starý, Plantes médicinales, adapt. franç. M.-J. Dubourg, Paris, 1992, p. 182-183 ; P. Faure, Parfums et aromates de l’Antiquité, Paris, 1996, passim). Mais d’autres exemples montrent que n’importe quel végétal en contact avec une tombe sainte se révélait bénéfique : Grégoire de Tours lui-même, souffrant terriblement à cause de ses mains gonflées de pustules, en obtint la guérison grâce à de la mousse (mussulae) poussant sur le sépulcre de l’évêque Tranquillus à Dijon (cfr GC, 43). Ailleurs, on recueille de la poussière de la tombe ou de l’huile des lampes : la virtus du saint imprègne tout (un certain nombre de références sont données dans Br. Beaujard, Le culte des saints, p. 285-287). Cfr GC, 83, cit. supra, p. 141. Cfr Augustinus, De civitate dei, XXII, 8, 11 (une femme aveugle en offre à une relique de saint Étienne, les reprend, les porte à ses yeux, et est guérie). Cfr Prudentius, Peristephanon, hymn. III, 201-207 ; Paulinus Nolanus, Carmina, XIV (De s. Felice natal., III), 108-113. « Solitus erat namque flores liliorum tempore quo nascuntur collegere ac per parietes huius aedis appendere » (GC, 49, p. 328). Cfr Augustinus, De civitate Dei, XXII,  8,  14 (des fleurs sont placées au chevet d’un vieillard malade pour qu’il se décide à demander le baptême). « […] qui basilicas ecclesiae et martyrum conciliabula, diversis floribus et arborum comis, vitiumque pampinis adumbravit » (Hieronymus, Epistulae, LX, 12 (Ad Heliodorum), PL 22, col. 596597, cit. dans H. Leclercq, « Fleurs », DACL, 5, col. 1697). Cfr Hieronymus, Epistulae, LXVI,  5 (Ad Pammachium), PL 22, col.  642 ; Epistulae, CVII,  9 (Ad Laetam), PL 22, col. 875 ; Ambrosius Mediolanensis, De obitu Valentiniani, LVI, PL 16, col. 1376, textes cit. dans ibid., col. 1696. On pourrait néanmoins lire dans ces documents non pas tant des critiques envers ces usages en eux-mêmes, que des appels à une dévotion plus intérieure.

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exhalent un parfum plus fort que celui de l’encens150. En outre, roses et lys étaient traditionnellement associés au Paradis, comme l’indiquent par exemple d’autres poèmes de Venance Fortunat151 – mais on pourrait aussi retracer ces images jusqu’à la Bible. Plantes prodigieuses Les miracles de différentes sortes qui se produisent auprès des corps saints attestent la puissance de vie qui y réside. Il n’est donc pas étonnant de constater que les plantes elles-mêmes manifestent une vitalité extraordinaire en ces lieux privilégiés. Si d’ailleurs, au cours de son chemin terrestre, le saint faisait revivre et croître fleurs et arbres, il fait encore, après sa mort, « paraître de nouvelles fleurs de sa tombe, lui qui, avec les autres saints, fleurit comme un palmier dans le ciel152 »  – c’était l’explication de Grégoire de Tours. Ce dernier, dans une page de ses Histoires, montre même que le pouvoir du saint, c’est-à-dire le saint en action, était représenté en lien étroit avec les forces végétales. Grégoire y rapporte que le comte de Bourges voulut imposer une amende à une maison appartenant au patrimoine de saint Martin. Malgré les protestations de l’agent de l’établissement, l’envoyé du comte pénétra dans le parvis de la maison, mais fut aussitôt frappé de douleur et tomba au sol, gravement malade. D’une voix faible, il s’adressa alors à l’agent : Je te prie de faire sur moi [le signe de] la croix du Seigneur et d’invoquer le nom du bienheureux Martin : je sais maintenant que grande est sa puissance (virtus). Car au moment où j’entrais dans le parvis de la maison, j’ai vu un homme âgé présentant dans sa main un arbre, qui couvrit bientôt de ses branches étendues tout le parvis. Eh bien ! une de ses branches m’a atteint ; choqué par son coup, je me suis effondré153.

Tiré dehors par ses compagnons, l’envoyé du comte se mit à invoquer avec attention saint Martin, et il guérit ensuite. La protection accordée par un saint aux propriétés dépendant de son sanctuaire est illustrée par d’autres cas154. Mais la vision rapportée ici par Grégoire est unique. Dans cette vision, le vieillard mentionné est évidemment saint Martin lui-même ; l’arbre, qu’il tient à la main, et qui déploie ses branches au-dessus de la maison pour la protéger et en repousser l’agresseur, apparaît

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Cfr Venantius Fortunatus, Carmina, VIII, 7. Cfr ibid., VI, 6 ; VIII, 4. « […] profert novos flores e tumulo, qui cum sanctorum reliquis ut palma floret in caelo » (GC, 50, p. 328). « […] ‘Rogo, ut facias super me crucem Domini et invoces nomen beati Martini. Nunc autem cognovi, quod magna est virtus eius. Nam ingrediente me atrium domus, vidi virum senem exhibentem arborem in manu sua, quae mox extensis ramis omne atrium texit. Ex ea enim unus me adtigit ramus, de cuius ictu turbatus corrui’ » (Hist., VII, 42, p. 364). Cfr Hist., III, 16 ; VIII, 12 ; VJ, 17.

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comme la visualisation de la virtus du saint, comme la prolongation de sa personne155. – Le parfum des fleurs de sainte Eulalie Grégoire de Tours relate d’autres témoignages au sujet de ‘l’arborescence’ ou de ‘l’efflorescence’ des saints. Le plus éclatant est situé en Espagne : face à l’autel abritant à Mérida le corps de sainte Eulalie –  considérée comme une martyre du début du ive siècle  –, trois arbres désormais dépouillés de leur feuillage refleurissent au beau milieu du mois de décembre156, le jour de la fête de la sainte (10 décembre)157 : […] ce jour, quand le ciel s’éclaire, ils produisent des fleurs suaves ayant la forme de la légère colombe, et ce bien sûr parce que sa sainte âme [= d’Eulalie] est entrée dans les cieux sous l’apparence d’une colombe, et parce qu’une neige tombée d’en haut a dissimulé avec de doux flocons laineux son bienheureux corps déjà sans vie et dépouillé de ses vêtements. […] Les fleurs, qui exhalent un parfum de nectar, réjouissent par leur apparition le cœur triste et le raniment par leur douceur. Ensuite, elles sont recueillies avec soin et apportées à l’évêque dans la basilique, et une procession est effectuée dans l’allégresse ; de fait, je sais aussi que ces fleurs sont souvent salutaires aux malades158.

Grégoire ajoute encore que l’apparition plus ou moins ponctuelle des fleurs indique aux gens l’état de leurs affaires et des récoltes pour l’année à venir. De plus, le retard de la prodigieuse floraison manifeste que la martyre est mécontente, aussi n’y a-t-il ni procession ni chants jusqu’à ce qu’elle soit apaisée par les larmes du peuple159. Ce texte présente divers éléments significatifs. Grégoire souligne d’abord la coincidence de la floraison des trois arbres avec le dies immolationis d’Eulalie, ainsi que l’interprétation donnée par les fidèles de la ponctualité ou du retard de l’apparition des fleurs. L’autre aspect de ce « magnum miraculum » est

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Cfr G. de Nie, Views from a many-windowed tower, p. 284-285. Grégoire connaît des phénomènes similaires mais qui ne sont pas associés à l’activité des saints : ainsi, des arbres fleurissent en automne et produisent une seconde fois des fruits (cfr Hist., IX, 44). Grégoire a peut-être lu des informations sur le martyre d’Eulalie chez Prudence, Peristephanon, III (cfr M. Bonnet, Le latin de Grégoire de Tours, p. 64-65 ; R. Van Dam (transl., introd.), Gregory of Tours : Glory of the Martyrs, Liverpool, 1988, p. 7-8). Le culte d’Eulalie a atteint assez tôt la Gaule, comme en témoigne une basilique, fondée probablement en 455 près de Béziers, qui en abritait des reliques (cfr Br. Beaujard, Le culte des saints, p. 110). « […] ea die inluscente caelo in modum columbae alitis flores proferunt suavitatis, scilicet quod sanctus eius spiritus in columbae speciae penetraverit caelos, et quod beatum eius corpusculum iam exanime vestibusque nudatum nix caelitus decedua molli vellere contexisset.[…]… flores, qui odore nectareo respirantes, animi maestitiam et adventu laetificent et reficiant suavitate. Dehinc diligenter collecti et in basilicam sacerdoti delati, processio cum gaudio celebratur ; nam et hos flores saepius infirmis prodesse cognovimus » (GM, 90, p. 98-99). Cfr ibid., p. 99.

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évidemment constitué par la date de l’anniversaire, à une période de l’année où rien, normalement, ne fleurit – Grégoire précise d’ailleurs que les trois arbres, dont il ignore l’espèce, n’ont à cette époque plus de fleurs. Un parallèle est ainsi tracé : de même que la sainte avait été abandonnée nue dans la rue après son martyre, les arbres sont, le jour de sa fête, dénudés ; et de même que de la neige avait miraculeusement dissimulé le corps de la sainte, les arbres se couvrent de fleurs. De plus, Grégoire explique la convenance de la forme de ces fleurs rappelant et l’âme de la sainte, envolée au ciel comme une colombe, et les flocons de neige. Si Grégoire dit ignorer quels sont ces arbres, il est probable que ces ‘fleurs de sainte Eulalie’ sont de couleur blanche – couleur de la neige, couleur aussi de la virginité ; elles ressemblent à des pierres précieuses (« gemmei flores »). Leur caractéristique principale apparaît être la suavitas : celle-ci semble associée à leur aspect (« in modum columbae alitis flores… suavitatis »), mais plus encore à leur odeur160. Grégoire décrit cette dernière comme odor nectareus, ce qui n’est pas très précis mais évoque en tout cas un parfum ultra-terrestre : celui du nectar de la mythologie gréco-romaine161, certes, mais bien plus encore, pour Grégoire, celui de la vive praesentia162 des saints à leurs tombes163. La douceur du parfum des fleurs de sainte Eulalie exerce un double effet sur « la tristesse du cœur » : elles réjouissent – par le simple fait qu’elles apparaissent ; elles raniment, ou restaurent (reficio). Le contexte laisse penser que cette « tristesse du cœur » est due au retard de la floraison : pas de chants ni de procession aussi longtemps que les larmes des fidèles n’ont pas obtenu de la sainte la solita gratia. Mais quand les fleurs apparaissent, leur parfum apporte le réconfort à ceux qui les attendaient dans l’angoisse. Ainsi, c’est essentiellement dans cette situation-là que se fait expérimenter l’effet bienfaisant de leur odor nectareus. D’ailleurs, le récit poursuit en mentionnant la récolte des fleurs et la procession dans l’église : « Dehinc… » marque temporellement cette suite d’actions. Donc, sans exclure que le parfum des fleurs continue d’être perçu plus longuement, il semble produire tout son effet au moment même de leur apparition et de leur récolte. On notera enfin que, sans que ce soit déclaré, ces fleurs sont considérées comme d’authentiques reliques, ce que justifie leur floraison hors-saison et leurs merveilleuses caractéristiques. Leur valeur de reliques est visible dans la

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« Flores… suavitatis » pourrait en fait se référer au parfum des fleurs : M. Bonnet explique justement que, dans les écrits de Grégoire, le mot suavitas peut désigner, sous forme elliptique, suavitas odoris (cfr M. Bonnet, Le latin de Grégoire de Tours, p. 287). Cfr P.  Faure, Parfums et aromates, p.  152-155 ; S.  Lilja, The Treatment of Odours in the Poetry of Antiquity, Helsinki - Helsingfors, 1972 (Commentationes Humanarum Litterarum 49), passim. Nous empruntons ce concept à P. Brown, Le culte des saints, p. 113 sq. L’expression « odor nectareus » sous différentes formes apparaît ainsi en association avec les tombes de saint André (cfr GM, 30), de saint Martin (cfr VM, I, 2), des deux vierges Maura et Britta (cfr GC, 18).

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mention de l’attention, et même de la charge émotive, qu’elles suscitent ; elle est également évidente dans les soins et l’honneur dont elles sont entourées lors de leur récolte ; dans le fait qu’elles sont amenées à l’évêque, dans l’église même ; dans la procession qui les célèbre. Ce sont bien des reliques : c’est, écrit Grégoire, « la glorieuse Eulalie » en personne qui « produit pour le peuple un grand miracle ». – Arbres enracinés dans les tombes saintes En Gaule aussi, des arbres bénéfiques croissent ‘enracinés’ dans les martyrs. C’est encore Grégoire de Tours qui rapporte que, à Arles, à l’endroit même où saint Genès (Genesius) fut décapité164, il y a un arbre, de l’espèce du mûrier (genere morus), grâce auquel, par concession du martyr, de nombreux bénéfices sont souvent accordés aux malades. Mais avec le passage du temps, comme ses branches et son écorce étaient arrachés par beaucoup pour [procurer] la guérison, il se dessécha. Mais pourtant, ce qui subsiste du tronc vit encore pour ceux qui le sollicitent avec foi, leur fournissant de semblables remèdes165.

Non loin d’Arles, un phénomène analogue se présente : Dans la ville de Nîmes se trouve le glorieux tombeau du bienheureux martyr Baudilius166 ; de nombreux miracles s’y manifestent fréquemment. De ce tombeau, un laurier est né et, s’élevant vers le dehors à travers une paroi, est devenu un arbre au feuillage verdoyant et salutaire. Les habitants du lieu ont souvent fait l’expérience qu’ils possèdent [là] un remède céleste pour de multiples maladies. Comme, en raison des bienfaits de ses vertus, il était fréquemment dépouillé de ses feuilles et, de quelque manière, de son écorce même, il devint sec167.

On voit à nouveau que la dévotion et la foi envers les vertus salutaires des « plantes saintes168 » provoquaient parfois leur extinction… ce qui, si nous suivons la logique d’un Grégoire, semble assez paradoxal. Certaines sources de 164

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Le martyr arlésien est mentionné par Prudence (cfr Peristephanon, IV). Toutefois, la première mention d’un monument élevé en son honneur se trouve dans la Vie d’Hilaire d’Arles (mort en 449) : où qu’ait été placé auparavant le sépulcre de Genès, c’est au plus tard à l’époque d’Hilaire qu’il fut identifié et abrité dans une église (cfr Br. Beaujard, Le culte des saints, p. 108 et passim). « Est autem ibi arbor, ubi dicitur decollatus fuisse, genere morus, ex qua infirmis multa plerumque beneficia, inpertiente martyre, sunt concessa. Sed decursis temporibus, cum rami cortixque eius pro salvatione a multis detraherentur, arefacta est. Verum tamen adhuc fideliter petentibus vivit, similia praebens medicamina quod superest de colomna » (GM, 67, p. 83). Nous ne savons rien d’assuré sur ce martyr. « Est apud Nemausensis urbis oppido Baudilii beati martyris gloriosum sepulchrum, de quo saepius virtutes multae manifestantur. Ex quo sepulchro laurus orta et per parietem egressa, arborem foris fecit, salubri coma vernante. Quod saepe loci incolae in multis infirmitatibus habere caeleste remedium sunt experti. Pro quibus virtutum beneficiis cum plerumque nudaretur a foliis vel ipsa quodadmodo cortice, arida est effecta » (GM, 77, p. 89). On sait que le laurier (laurus nobilis) était une plante très utilisée en cuisine, en parfumerie, et dans la pharmacopée (cfr Jardins du Moyen Âge, p. 117 ; P. Faure, Parfums et aromates, passim).

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reliques ne sont donc pas intarissables. Et que les feuilles ou l’écorce de ce laurier soient bien des reliques, nous en voulons pour preuve le terme utilisé un peu plus bas par l’évêque de Tours : un marchand voulut apporter en Orient « de his foliis… pignus169 » ; or, on sait que pignus est un des mots les plus communs du vocabulaire chrétien des reliques170. Inversément, les reliques peuvent être conçues comme des végétaux, puisque Grégoire utilise au moins une fois le verbe plantare, planter, pour indiquer l’action de déposer des reliques dans une église171. Grégoire de Tours rapporte encore que d’autres martyrs, dénommés Nazaire et Celse, furent tués puis inhumés secrètement à Embrun (HautesAlpes)172. Avec le temps, leur souvenir s’effaça, mais le lieu de leur sépulture restait hors du commun  : L’homme qui a rapporté ce que nous avons dit au sujet des saints susdits, avait coutume de raconter que sur ces tombes avait poussé un poirier, et qu’un pauvre avait établi en cet endroit un jardin, qui renfermait cet arbre. Mais quand, le moment venu, celui-ci produisait ses fruits conformément à la nature, à partir de là tout malade, immobilisé par quelque maladie que ce fût, cueillant et mordant de son fruit, se rétablissait bientôt, sa maladie lui ayant été enlevée. Aussi ce pauvre en retirait-il de grands gains173.

Grégoire poursuit en relatant que les martyrs, se montrant dans une vision au pauvre, lui ordonnèrent de couper le poirier, ce qu’il se refusa de faire.

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GM, 77, p. 89. Pour ne citer que quelques références chez Grégoire de Tours, cfr GC, 20 ; 83 ; VP, VIII, 6 ; GM, 5 ; 51 ; VM, III, 24. Cfr GM, 33. Voir aussi M. Bonnet, Le latin de Grégoire de Tours, p. 239, n. 4. R. Van Dam se demande à juste titre comment Grégoire a pu situer ici ces événements, puisque les corps des martyrs Nazaire et Celse ont été découverts à Milan, deux siècles plus tôt, par saint Ambroise (cfr Gregory of Tours : Glory of the Martyrs, p. 70, n. 54). Sur les découvertes d’Ambroise, cfr supra, p.  251 sq. Br.  Beaujard, de son côté, remarque que, à Embrun comme à Thiers, les saints locaux semblent être des doublets de saints connus ailleurs : « Quant à Genès de Thiers ou Nazaire et Celse d’Embrun, ils paraissent des doublets des martyrs d’Arles et de Milan. Des reliques ont pu être emportées d’Arles vers Thiers ou d’Italie vers Embrun ; mais le souvenir de cette origine s’est perdu au vie siècle, d’où la naissance des légendes entourant la découverte des tombes martyriales… » (Br. Beaujard, Le culte des saints, p.  247). Le cas de Vincent d’Agen est peut-être similaire (cfr ibid., p.  227-229). En ce qui concerne le lien entre Nazaire et Celse avec Embrun, il est peut-être dû à une Passion légendaire qui fut rédigée en leur honneur vers la moitié du ve siècle : dans ce texte, doté de nombreuses versions, Nazaire passa par Cimiez, près de Nice, où le jeune Celse lui fut confié ; ils se rendirent ensuite à Trèves (cfr A. Amore, « Nazario e Celso », BS, 9, col. 782-783). Il est donc possible que l’église d’Embrun ait voulu honorer non seulement des reliques des deux martyrs – distribuées par Ambroise –, mais aussi leur passage légendaire dans la région. « Referre erat solitus vir ille, qui de supradictis sanctis quae praefati fuimus enarravit, natam fuisse super haec sepulchra pirum arborem, et fecisse quodam paupere hortellum in hoc loco, qui hanc arborem concludebat. Verum cum poma iuxta morem tempore debito ferret, quicumque exinde infirmus, qualibet aegritudine detentus, pomum mordicus decerpsisset, mox ablata infirmitate convaliscebat. Unde magnum quaestum pauper ille habebat » (GM, 46, p. 69-70).

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L’arbre fut finalement abattu en son absence, et une « basilique de magnifique facture174 » fut construite en ce lieu. Plus tard, la foi du pauvre lui obtint d’y devenir prêtre. Dans cette histoire, la fonction du poirier n’est au fond pas celle de guérir les malades, bien que l’efficacité de ses fruits soit reconnue175, assurant par là d’importants revenus au pauvre. Le poirier, né spontanément sur les tombes oubliées des martyrs et tirant de ceux-ci ses merveilleuses vertus, a pour fonction de révéler l’existence de ces tombes, ou du moins d’éveiller l’attention à l’égard de ce lieu privilégié par tant de guérisons. Le résultat escompté n’a apparemment pas été obtenu, puisque les martyrs doivent se manifester personnellement à travers une vision. Leur commandement d’abattre l’arbre miraculeux semble en fait exprimer une autre requête : la construction d’une basilique en leur honneur. L’apparition, et donc l’identification des martyrs, a ainsi rendu caduque la fonction principale de l’arbre : la splendide basilique constitue désormais un monument bien plus digne des saints qu’un poirier ; les parfums des aromates et des encensements remplacent avantageusement celui des fleurs de poirier ; par ailleurs, Grégoire est certainement d’avis que, dans cette église, la virtus des saints continue de se manifester. Ce chapitre du Liber in gloria martyrum nous met en garde contre la tentation de ne voir dans tous ces cas de plantes miraculeuses que de nouveaux avatars des arbres sacrés des anciennes religions pré-chrétiennes176. L’érudit moderne qui s’y laisserait tenter pourrait ainsi ironiser sur le récit, vu plus haut, de l’apparition de saint Martin associé à un arbre pour frapper un sacrilège : n’était-ce pas justement saint Martin qui abattait sans hésiter les arbres sacrés des campagnes gauloises177 ? Or, nous voyons dans les récits présentés jusqu’à ce point une différence fondamentale : les pouvoirs manifestés par arbres et autres plantes ne sont plus ceux de forces cosmiques, impersonnelles, ou immanentes ; ils n’ont, au contraire, de raison d’être que dans la proximité du saint, vivant sur la terre ou dans le ciel. C’est pourquoi un poirier miraculeux peut être coupé sur l’injonction du saint afin qu’une basilique soit édifiée en son honneur. Par ailleurs, la vitalité toujours reverdissante des plantes est, explicitement ou non, toujours associée à la vie sans fin des saints178.

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« […] basilica miro opere aedificata » (ibid., p. 70). Les poires avaient au Moyen Âge des propriétés reconnues comme diurétiques, dépuratives et astringentes (cfr Jardins du Moyen Âge, p. 124). Même avertissement chez P. Brown – qui ne cite cependant pas ce texte (cfr P. Brown, Le culte des saints, p. 102). Cfr Sulpicius Severus, Vita Martini, 13, 1-9. Cfr P. Brown, Le culte des saints, p. 102. Cet auteur a souligné le bouleversement introduit, dans l’Antiquité tardive, par le développement du culte des saints dans le rapport entre les hommes et la nature : le monde naturel, dépouillé de la présence des dieux, était rendu passif (cfr ibid., p. 159 sq.). Cependant, la dévotion aux saints l’investit ensuite d’une nouvelle valeur : par leur intermédiaire, la vie céleste se manifeste dans la nature. Ainsi, « grâce à la proximité du paradis,

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– Des roses odorantes à Saint-Julien-de-Brioude Grégoire a consacré tout un livre aux miracles accomplis par saint Julien en son sanctuaire de Brioude (60 km. au sud de Clermont)179. Il y relate un nouvel exemple de manifestation végétale des saints. Les événements eurent lieu alors que le diacre Urbanus était devenu gardien (aedituus) de la basilique martyriale, dans laquelle la tombe sainte se trouvait près de l’autel180. Alors que le diacre était éveillé dans son lit, il entendit un bruit, comme si la porte de la basilique s’ouvrait. Plusieurs heures plus tard, une nouvelle fois il l’entendit qui se fermait. Se levant alors de sa couche, comme le jour avançait, il gagna la tombe du saint. Chose étonnante à dire, il vit que le pavement était parsemé de roses rutilantes ! Elles étaient très grandes, leur parfum était prodigieux. [Il était aussi étonné de voir, à travers les barreaux sculptés de la balustrade, des roses à l’intérieur [de la tombe], car on était au neuvième mois]. Et elles étaient si fraîches que l’on eût cru qu’elles avaient été cueillies sur des branches verdoyantes en ce moment même de l’heure. Alors, après les voir recueillies avec grand respect, il les déposa dans une cachette, et par la suite en distribua comme remèdes à de nombreux malades181.

Les récits que nous avons lus jusqu’ici décrivaient la croissance ‘naturelle’ de plantes sur des lieux liés à des saints. Ces phénomènes se déroulaient dans des temporalités assez longues pour que les textes puissent parler de arbores, de fruits, et indiquer que leur surexploitation à des fins médicales entraînait leur dessèchement. En revanche, ce dernier témoignage relate une apparition de fleurs à la fois soudaine et mystérieuse. En effet, l’événement se produit en l’espace d’une nuit ; de plus, entre le bruit de l’ouverture et de la fermeture de la porte de la basilique, « plusieurs heures » s’écoulent. Le caractère instantané de l’apparition des roses est souligné par le fait qu’il s’agit de fleurs coupées, ainsi que par l’indication de leur fraîcheur : « … acsi easdem ipsius putaris horae momento ramis virentibus esse discerptas ». L’apparition de ces roses est évidemment mystérieuse aux yeux du diacre Urbanus, comme à ceux de Grégoire de Tours. D’abord, la porte de la basilique

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la sacralité revint se glisser dans les paysages de la Gaule » (id., L’essor du christianisme occidental. Triomphe et diversité (200-1000), (voir l’éd. anglaise revue : Oxford, 2003), Paris, 1997, p. 139). Sur la dévotion personnelle de Grégoire envers saint Julien, cfr Br. Beaujard, Le culte des saints, p. 191-192. Cfr ibid., p. 356. « Nam, vigilante diacono in lectulo suo, auditus est sonitus, quasi ostium basilicae panderetur. Post multarum vero horarum spatium audivit eum iterum claudi. Post haec surgens de stratu, praecedente lumine accedit ad tumulum sancti. Mirum dictu ! Vidit pavimentum rosis rutilantibus esse respersum. Erant autem magnae valde cum flagrantia odoris inmensi. [In ipsas quoque cancelli celaturas mirabatur rosas intus, nonus enim erat mensis] ; et haec ita erant virides, acsi easdem ipsius putaris horae momento ramis virentibus esse discerptas. Tunc cum grandi reverentia collectas secretius posuit, multis exinde infirmis medicamenta distribuens » (VJ, 46b, p. 132-133). Le passage indiqué entre crochets manque dans certains manuscrits et a été signalé de cette manière par Br. Krusch.

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était normalement fermée pour la nuit  – c’était justement une des tâches de l’aedituus182. Le contexte semble exclure que des fidèles soient restés dans la basilique pour des vigiles qui, à Brioude, avaient lieu le samedi et duraient toute la nuit183 : dans ces circonstances, le diacre aurait certainement été présent dans la basilique. Ce qui est intéressant ici, c’est l’intervention d’un agent personnel : ‘quelqu’un’ qui ouvre et referme la porte, qui dépose les roses devant la tombe et derrière la balustrade protégeant la tombe184, ‘quelqu’un’ qui vient de cueillir les fleurs. Cependant, Grégoire ne semble pas s’interroger sur l’identité de cette mystérieuse main. L’origine miraculeuse des roses est évidente, comme l’annonce le texte : « mira res… apparuit ». L’indication que ces événements ont eu lieu au mois de novembre185, et que les roses sont néanmoins toutes fraîches, confirme leur caractère prodigieux186. Celui-ci est encore souligné par leur couleur d’un rouge éclatant – la couleur des martyrs, donc de saint Julien –, leur grandeur, et surtout peut-être par leur « flagrantia odoris inmensi ». Enfin, le texte mentionne les vertus guérisseuses des roses : ultérieure confirmation de leur origine. Cela dit, la signification précise de l’apparition de ces roses n’est nullement donnée par Grégoire. Si elles paraissent bien comme des fleurs coupées et apportées du Paradis187, on ne comprend pas immédiatement pourquoi la porte de la basilique s’est ouverte puis refermée ; en d’autres mots, demeure la question : qui les a apportées du Paradis ? En revanche, nous pouvons proposer une réponse à une autre question : celle de l’intention de ce geste. En effet, quiconque a déposé ces fleurs a agi au fond comme un pèlerin, qui entre par la porte, s’avance jusqu’à la tombe sainte, y place les fleurs qu’il a amenées en hommage au saint, demeure « plusieurs heures » à prier près de la tombe – et peut-être à s’y reposer –, et qui ressort enfin de la basilique, dont il referme la porte. Ainsi, à la différence des autres récits que nous avons pu lire jusqu’ici, ces ‘roses de novembre’ constitueraient un hommage rendu au saint plutôt qu’une manifestation de sa virtus. Le geste d’Urbanus mettant en lieu sûr les 182 183 184

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Cfr Br. Beaujard, Le culte des saints, p. 402-403. Cfr VJ, 9 ; 21 ; 24. Cette sorte de chancel (cancellus) protégeant la tombe de la dévotion des fidèles ou d’atteintes malveillantes était devenue habituelle au vie siècle (cfr Br. Beaujard, Le culte des saints, p. 364). À la différence de R. Van Dam (cfr Saints and their miracles in late antique Gaul, Princeton, 1993, p. 193), et suivant l’interprétation de G. de Nie (cfr Views from a many-windowed tower, p. 121), nous pensons que les roses n’ont pas été placées sur les éléments sculptés de la balustrade, mais plutôt derrière celle-ci, donc dans l’espace tombal proprement dit : « intus », précise le texte. « […] nonus… mensis » (si nous retenons comme originelle la phrase entre crochets). Grégoire utilise différents systèmes chronologiques ; lorsqu’il compte les mois de l’année, il commence généralement par le mois de mars : le 9e mois est donc en principe celui de novembre (cfr R. Van Dam, Saints and their miracles, p. 187, n. 24). L’apparition hors-saison de fleurs n’est pas nécessairement reliée à l’action d’un saint : dans Hist., VI, 44, Grégoire mentionne simplement comme un prodige la floraison de roses au mois de janvier. Une hypothèse avancée par G. de Nie, Views from a many-windowed tower, p. 121.

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fleurs pour en distribuer aux malades semble d’ailleurs tout à fait secondaire par rapport à leur signification première. Une ultime remarque à propos de ce texte : bien que « l’immense parfum » des roses soit mentionné, l’élément olfactif n’est pas développé plus amplement. L’odeur des roses contribue à les qualifier comme miraculeuses, mais ne suscite pas d’effets particuliers sur le diacre Urbanus ou sur les infirmi ; Grégoire, pour sa part, n’ajoute aucun commentaire sur ce point. Odeurs mystérieuses de fleurs et d’aromates Si la sagesse populaire affirme avec raison qu’« il n’y a pas de fumée sans feu », les récits hagiographiques attestent parfois la perception d’odeurs florales en l’absence de fleurs, ou de parfums d’aromates sans qu’il y ait encensement ou onction. C’est ce que nous pouvons observer à travers de nouveaux témoignages de Grégoire de Tours. – Parfums de fleurs en novembre Dans son Liber in gloria confessorum, Grégoire raconte un souvenir personnel, inséré dans le chapitre qu’il consacre à saint Germain d’Auxerre. À la suite de circonstances relatées peu avant188, un morceau du sarcophage du saint était conservé dans l’église de Moissat, en Auvergne (peut-être le village sis à une vingtaine de km. de Clermont-Ferrand). Voici le passage qui nous intéresse ici : Un jour, je me rendis avec l’évêque Avit189 à la basilique susdite, dans laquelle les reliques sont déposées. Là, comme le saint pontife était entré, en état de jeûne, vers la dixième heure, nous tous qui étions avec lui avons perçu par nos narines un parfum de lys, de roses ; nous n’avons pas douté que cela nous fut montré par le mérite du bienheureux pontife. C’était en effet le mois de novembre190…

Ce bref récit est intéressant à plus d’un titre. D’abord, nous sommes en présence d’une expérience olfactive de Grégoire lui-même : « accessimus… naribus hausimus ». Ensuite, le parfum perçu reste mal défini, les leçons des manuscrits hésitant entre « odorem liliorum, rosarum » (leçon retenue dans les MGH), « odorem liliorum rosarumque », ou « odorem liliorum aut rosarum191 ». De fait, Grégoire semble chercher à quel genre d’odeur il pourrait comparer celle qu’il a sentie : odeur de lys ? de roses ? Giselle de Nie, pour sa part, s’est 188 189

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Cfr GC, 40. Évêque de Clermont (571-594) et ami de Grégoire, qui en parle aussi dans Hist., IV, 35 et VP, II. « Quodam autem tempore ad supradictam basilicam, in qua reliquiae conditae sunt, cum Avito episcopo accessimus. Ubi cum sanctus pontifex ieiunus ingressus fuisset hora quasi decima, omnes qui cum eo eramus odorem liliorum, rosarum naribus hausimus, quod nobis beati pontificis praestitum merito non ambigimus. Erat enim mensis nonus… » (GC, 40, p. 323). Cfr ibid.

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demandé si l’état de jeûne d’Avit était partagé par Grégoire, et si cela n’aurait pas augmenté leur suggestibilité et leur tendance à l’hallucination ; mais elle souligne aussi que cela n’expliquerait pas le contenu de cette expérience192. En tout cas, le sens général du texte semble clair et sans ambiguité : un parfum floral a été perçu par Grégoire et des accompagnants dans l’église de Moissat. Mais une question doit être posée qui remet en cause cette certitude : quelle est la source du parfum ? À première vue, deux hypothèses se présentent : le parfum est celui de saint Germain, présent dans ses reliquiae193 ; ou alors, c’est celui du sanctus pontifex Avit. La première hypothèse se heurte au fait que les reliques de saint Germain se réduisent à un fragment du sarcophage et ne comportent donc qu’un lien assez lâche avec le corps du saint. Nous connaissons toutefois des exemples dans lesquels des reliques non corporelles (reliques secondaires) dégagent une suave odeur ou entraînent la production d’une matière odorante194. Par ailleurs, Grégoire utilise bel et bien le mot reliquiae : il nous faut en prendre acte. Enfin, dans un chapitre dédié à saint Germain, il serait logique de voir en celuici la cause de l’agréable parfum. Cependant, nous ignorons les circonstances exactes de la venue de Grégoire et de l’évêque de Clermont dans l’église de Moissat : est-elle motivée par une fête anniversaire du saint ? C’est ce que suppose Brigitte Beaujard, qui pense qu’ils veulent célébrer le natalis de saint Germain195 ; or, celui-ci est mort un 31 juillet, ce qui ne cadre pas avec l’indication de Grégoire : « erat enim mensis nonus ». En revanche, cette indication pourrait correspondre à la date du retour à Auxerre, puis de l’enterrement du saint (22 septembre, 1er octobre)196. Le parfum de lys ou de roses émane-t-il au contraire d’Avit de Clermont, qui serait alors désigné par l’expression « le bienheureux pontife » ? Dans cette hypothèse, ce serait à notre connaissance l’unique cas attesté par Grégoire d’un saint exhalant l’odor suavitatis de son vivant197. On peut observer que Grégoire 192

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« One cannot help wondering whether everyone had been fasting and if this did not increase their suggestibility and tendency toward hallucination. This does not, however, explain the content of the experience » (G. de Nie, Views from a many-windowed tower, p. 124). Nous reviendrons sur ces questions dans notre Troisième Partie (« Odeurs en contexte »). C’est l’option retenue par G. de Nie (cfr ibid.). Cfr p. ex. VJ, 41. Cfr Br. Beaujard, Le culte des saints, p.  190. Toutefois, dans une autre note, l’auteur place en décembre la fête de Germain (cfr ibid., p. 481, n. 9). Cependant, les différentes traductions que nous avons consultées interprètent toutes « mensis nonus » comme indiquant le mois de novembre (cfr R. Van Dam (transl., introd.), Gregory of Tours : Glory of the Confessors, p. 53 ; G. de Nie, Views from a many-windowed tower, p. 124 ; H.-L. Bordier, Grégoire de Tours : Les livres des miracles et autres opuscules, Paris, 1857-1864, vol. 2, p. 425). Au moment de la rédaction de ce passage, Grégoire pouvait néanmoins se prévaloir de la Vita sancti Paterni écrite par son ami Venance Fortunat. En effet, celui-ci y décrit la vie erémitique menée par Paterne (mort en 565) et un compagnon dans la région de Coutance : la grotte qui les accueillait se mit à exhaler un parfum de fleur qui attira d’autres compagnons (cfr Venantius Fortunatus, Vita sancti Paterni, 32). L’ouvrage de Fortunat, attribué à la première décennie de

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utilise les titres episcopus ou pontifex198 justement à propos d’Avit, et que ceux-ci ne sont nulle part appliqués à Germain – en revanche, à ce dernier sont associés dans ce chapitre les groupes « gloriosus confessor », « beati sepulchrum », « beatissime confessor », « vir sanctus », « sancti festa199 ». Il faut d’autre part noter que, au cours de la narration, Grégoire distingue clairement deux catégories de protagonistes : l’évêque Avit, d’une part ; Grégoire et le reste des présents, de l’autre. Dans ce récit, Grégoire apparaît orienté vers Avit plutôt que vers saint Germain. Lorsque, donc, Grégoire écrit avoir perçu un parfum de fleurs « par le mérite du bienheureux pontife » (« […] nobis beati pontificis praestitum merito…  »), il est probable qu’il pense non pas à Germain, mais à Avit. Le mérite pourrait se référer au jeûne observé par ce dernier (« sanctus pontifex ieiunus »). On notera encore que l’expression beatus pontifex peut fort bien être reliée à ce dernier, qualifié un peu plus haut de « sanctus pontifex » – il est vrai que, au vie siècle, l’emploi simplement honorifique de sanctus est encore bien attesté200, mais les évêques gaulois pouvaient jouir d’une réelle aura de virtus en lien avec leur fonction201. Le lien établi entre Avit et cette extraordinaire fragrance nous semble renforcé par les informations dont on dispose au sujet de son épiscopat. En effet, Grégoire nous apprend que l’élection d’Avit au siège d’Auvergne a été contestée par le candidat malheureux d’une autre famille sénatoriale202 qui lui faisait subir divers outrages. Or, c’est à Avit, au temps où il était encore archidiacre, que Grégoire avait été confié pour son instruction. Les pages que celui-ci consacre à son ancien maître mettent toutes en lumière la probité, les vertus et le zèle apostolique de l’évêque de Clermont203, par ailleurs présenté comme ami des saints204. Sans nier la sincérité de Grégoire, il faut garder à l’esprit les difficultés rencontrées par l’évêque de Clermont. Aussi Brigitte  Beaujard émet-elle l’hypothèse que « certaines des Vitae Patrum peuvent répondre à un appel d’Avitus en quête d’une aide pour résister à la malveillance » de son rival malheureux205.

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son séjour en Gaule (565-575), fut écrit avant la fin de la rédaction du Liber in gloria confessorum, achevée entre 587-591 (cfr Br. Beaujard, Le culte des saints, p. 233, n. 5, p. 238, n. 2). « […] cum Avito episcopo accessimus » ; « […] cum sanctus pontifex ieiunus ingressus fuisset… » ; « […] beati pontificis praestitum merito… » (GC, 40, p. 323). Ibid., p. 322-323. Cfr H. Delehaye, Sanctus. Essai sur le culte des saints dans l’Antiquité, Bruxelles, 1927, p. 38-41. La sainteté d’Avit apparaît confirmée a posteriori par l’inscription de l’évêque de Clermont dans le martyrologe hiéronymien remanié en Gaule, à la date du 21 janvier (cfr Br. Beaujard, Le culte des saints, p. 459). « La sainteté du prélat était reconnue de son vivant, au point d’imaginer parfois qu’elle était le corollaire de sa fonction » (Br. Beaujard, ibid., p. 451). Mais P. Brown a souligné que les évêques de la Gaule d’alors devaient constamment s’assurer du consensus fondant leur statut (cfr P. Brown, La société et le sacré dans l’Antiquité tardive, Paris, 2002, p. 199-205). Cfr Hist., IV, 35. Cfr ibid. ; Hist., X, 6 ; V, 11. Cfr VP, II, 4 ; XI, 3 ; XII, 3 ; etc. Voir encore Br. Beaujard, Le culte des saints, p. 190. Ibid., p. 236.

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En fin de compte, si Grégoire a vraiment voulu indiquer en Avit la source du « parfum de lys ou de roses », on comprend mieux qu’il ait laissé relativement indéterminée la description de cette odeur : il était déjà exceptionnel que celleci pût émaner d’un évêque vivant ; il ne lui était pas possible d’aller plus loin dans le détail et de surenchérir sur l’aura de son maître et ami. À ce point de nos analyses, une autre solution se dessine, qui repose sur l’indication de Grégoire : « nous n’avons pas douté que cela nous fut montré par le mérite du bienheureux pontife » (« quod nobis beati pontificis praestitum merito non ambigimus »). Si nous soulignons avec Grégoire que la perception du parfum est la manifestation d’une grâce (« praestitum ») obtenue par le mérite d’Avit, nous nous trouvons alors devant deux acteurs principaux  de l’exhalaison : saint Germain, source de l’odeur de sainteté ; et Avit, dont la vie vertueuse ‘mérite’ à Grégoire la perception de cette odeur. Dans cette ultime hypothèse, le saint mort (sa relique) est véritablement l’origine de l’exhalaison, et le « saint » évêque Avit en est le médiateur pour Grégoire : il s’agit certainement de la solution qui tient le mieux compte des données textuelles et historiques. Quoi qu’il en soit de cette interprétation, l’odeur perçue est présentée comme extra-ordinaire – d’ailleurs, Grégoire ne mentionne pas du tout la présence de fleurs dans l’église. À travers elle, l’espace sacré est éprouvé comme ‘espace fragrant’. – La suave odeur d’une basilique en Auvergne Cet aspect est encore illustré par Grégoire de Tours dans un chapitre des Histoires. Il y décrit la nouvelle ecclesia édifiée intra muros à Clermont par le huitième évêque des Arvernes, Namatius, vers la moitié du ve siècle. Cette église fut dédicacée lors de l’adventus de reliques des saints Vital et Agricola, ramenées de Bologne par des prêtres206. L’édifice, cruciforme, était long de 150 pieds, large de 60 ; il comprenait deux bas-côtés, ainsi qu’une abside arrondie, décorée de mosaïques. Grégoire y dénombre encore 70 colonnes, 42 fenêtres et 8 portes207. Il ajoute : on y éprouve la terreur de Dieu et une grande clarté ; et vraiment, le plus souvent une odeur très douce, comme celle d’aromates, y est perçue par les gens pieux208.

Cette église, Grégoire la connaissait bien, lui qui était originaire de l’Auvergne et fut élevé par son oncle Gall (Gallus), évêque de Clermont : « elle existe encore et est la principale à l’intérieur des murs de la cité209 ».

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Cfr Hist., II, 16 ; GM, 43 mentionne un seul prêtre. Ces événements prennent place une cinquantaine d’années après l’inventio de ces reliques par saint Ambroise. Cfr Hist., II, 16. « Terror namque ibidem Dei et claritas magna conspicitur, et vere plerumque inibi odor suavissimus quasi aromatum advenire a religiosis sentitur » (ibid.). « [… ecclesiam], qui nunc constat et senior infra murus civitatis habetur… » (ibid.).

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Dans ce cas, c’est la présence de Dieu lui-même qui se laisse sentir dans le sanctuaire : « terror Dei » et « claritas magna » désignent des sensations fréquemment associées aux manifestations divines. Dans l’ecclesia de Namatius, elles s’accompagnent, écrit Grégoire, d’un « odor suavissimus quasi aromatum » : autre signe de la présence du divin. Il est possible que cette suave fragrance ait pour effet d’apaiser l’effroi et l’éblouissement d’abord éprouvés – nous l’avons noté dans un texte pratiquement contemporain de Grégoire le Grand210. Toutefois, le texte semble dire que seuls les religiosi sont capables de percevoir la bonne odeur. Les saints intervenant dans ce chapitre ne jouent-ils aucun rôle dans ces exhalaisons ? Mentionnées en dernier lieu, les reliques de Vital et d’Agricola n’apparaissent pas directement associées à l’atmosphère sacrée perceptible dans l’édifice. Différent est le statut de Namatius, qui « a construit par ses soins » (« suo studio fabricavit ») l’église-mère de Clermont : il s’est appliqué avec ardeur à ce projet – les détails fournis par Grégoire au sujet des dimensions, de la forme et de la décoration de l’édifice illustrent le studium de l’évêque211. Or, ce dernier est vénéré comme un saint : « sanctus Namatius212 ». On pourrait donc conclure que c’est l’œuvre et le zèle du saint évêque qui ont permis de réaliser un sanctuaire tel que la présence de Dieu y est perceptible : comme dans bien des récits, c’est à travers ou dans les saints que Dieu se manifeste. La sagesse populaire a donc raison : « pas de fumée sans feu ». En effet, même en l’absence de fleurs ou d’aromates, les merveilleuses odeurs ne se produisent pas par hasard, elles n’émanent pas du néant, mais de la présence, invisible mais extraordinairement réelle, d’un saint. – Pouvoirs paradisiaques des reliques Aredius, un saint abbé limousin et un ami de Grégoire213, sur l’insistance de celui-ci, lui a raconté comment il put déposer des reliques du martyr Julien de Brioude dans une église qu’il avait fait construire : ‘Lorsque’, dit-il, ‘j’allai pour la première fois dans la basilique du bienheureux Julien, je pris un peu de cire du tombeau. De là je m’en vins à la source dans laquelle le sang du bienheureux a été répandu ; m’étant lavé avec ses eaux le visage, j’en remplis une petite fiole en guise de relique (pro benedictione). Je prends à témoin Dieu tout-puissant que, avant que je fusse arrivé à la maison, [cette eau]

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Cfr Dial., IV, 16, 5, cit. supra, p. 109. Grégoire le Grand relate ailleurs que, lors de la dédicace d’une église romaine, une nuée parfumée descendit du ciel sur l’autel (cfr Dial., III, 30, 2-7. Nous reviendrons en détail sur ce texte, infra, p. 435 sq.). Son épouse partageait d’ailleurs son zèle : elle fit construire, toujours à Clermont, une basilique dédiée à saint Étienne dont elle dirigea personnellement le programme de décoration picturale (cfr Hist., II, 17). Hist., II, 16, p. 64. Grégoire lui a consacré une brève biographie (cfr Hist., X, 29) et le mentionne en plusieurs endroits (cfr Hist., VIII, 15 ; GC, 9 ; VM, II, 39 ; III, 24).

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s’était, par sa couleur, sa consistance et son parfum, transformée en baume. Quand l’évêque vint consacrer le sanctuaire, après que je lui eus montré cela, il ne voulut placer dans le saint autel nulles autres reliques que le petit vase dont l’eau avait été transformée en baume, et il disait : Ce sont des reliques authentiques, celles que le martyr a illustrées par des pouvoirs paradisiaques214’.

Ainsi, même l’eau, une fois mise en contact avec le corps saint215 possède une nouvelle nature, susceptible de se manifester à distance : celle du baume, aromate prestigieux, indispensable dans la confection du chrême. On pourrait gloser sur les associations possibles de ce récit avec le symbolisme et le rituel du baptême216 ; limitons-nous cependant à constater que la fiole de baume est considérée comme des « certae reliquiae » : la relique miraculeuse déposée dans le nouvel autel, l’arôme du saint remplit désormais le sanctuaire de paradisiacae virtutes. Dans le récit d’Aredius se succèdent les mentions du sang, de l’eau, et du baume : chacun de ces éléments signale un nouvel élargissement du rayonnement de la praesentia du martyr à partir de son corps, la distance la plus grande étant atteinte par « le petit vase dont l’eau avait été transformée en baume ». On voit par là comment l’odeur de l’aromate rend perceptible non seulement la présence agissante de saint Julien, mais aussi la reconnaissance et la réponse qu’elle entraîne : autrement dit, la diffusion de son culte. – L’arrivée invisible des saints Les tombes des saints sont régulièrement le théâtre de miracles, dont l’authenticité217 est, selon nos sources, parfois corroborée par d’extraordinaires 214

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« Cum autem ad me Aridius presbiter ex Lemovicino venisset, vir valde religiosus […], dum sollicite vitam eius perscrutarer et actionem, inquirere coepi, quae ibidem beatissimus in miraculis prodidisset ; in honore enim beati martyris basilicam aedificavit, quam et eius reliquiis inlustravit. Sicut ergo est verecundissimus, diu cunctatus, tandem haec et valde invitus exposuit. ‘Quando’, inquit, ‘primum beati Iuliani adivi basilicam, parumper cerae a sepulchro sustuli. Inde veniens ad fontem, in quo beati sanguis effusus est, abluta aquis facie, parvam ab his pro benedictione conplevi ampullam. Testor omnipotentem Deum, quia, antequam ad domum accederem, colore, spissitudine atque odore in balsamo conmutata est. Veniens vero sacerdos ad dedicandam aedem, cum haec exposuissem, nihil aliud pro reliquiis in sanctum altare condere voluit nisi vasculum, cuius aqua in balsamo conmutata fuerat, dicens : Haec sunt certae reliquiae, quas martyr paradisiacis virtutibus inlustravit’ » (VJ, 41, p. 130-131). La tête du martyr fut lavée dans les eaux de cette source (cfr ibid., 3, p. 115-116). Aredius se lave dans l’eau mêlée au sang du martyr : un geste non d’hygiène, mais de piété, analogue au symbolisme du bain du baptême. La mention du sang et de l’eau fait aussi songer au passage johannique de la mort du Christ (Ioh. 19, 34), interprété parfois en lien avec le baptême (cfr TOB, Paris, 1988, p. 2601, n. n) ; dans les écrits néotestamentaires, l’eau devient purificatrice et régénératrice par le sang de Jésus (cfr X. Léon-Dufour, « Baptême », « Eau », Dictionnaire du Nouveau Testament, 2e  éd. rev., Paris, 1975) : on voit le parallèle avec l’histoire de saint Julien. Enfin, comme dans le rituel baptismal, après l’eau vient le chrême. D’ailleurs un des effets du baptême (le passage dans la mort et la résurrection du Christ) s’inscrit en filigrane dans l’ensemble de ce récit, qui mentionne en premier lieu la mort du martyr (son sang répandu) et se conclut par sa ‘résurrection’ (ses pouvoirs paradisiaques). Dans la période étudiée, ce n’est pas la question de la possibilité du miracle qui fait problème, mais bien celle de son agent (cfr M.  Van Uytfanghe, « La controverse biblique et patristique

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fragrances. À Angers, la tombe de l’évêque Albinus (mort vers 550) est un de ces lieux privilégiés. Grégoire raconte qu’un paralytique avait été transporté dans un chariot devant le sépulcre, le jour de la fête du saint (1er mars)  : S’étant endormi, il vit un homme venir vers lui et lui dire : ‘Jusqu’à quand dormiras-tu ? N’as-tu pas envie de guérir ?’ Il répondit : ‘Si seulement je méritais de guérir !’ L’homme lui dit : ‘Quand tu entendras sonner la cloche pour l’office de la troisième heure, lève-toi aussitôt et entre dans la basilique où tu es venu. En effet, il arrivera que, à cette même heure, le bienheureux Martin entrera avec son compagnon Albinus dans la basilique, de sorte que, la prière achevée, il se rende à Tours pour sa fête. Si vraiment tu seras présent à ce moment-là, tu seras guéri.’ Sans s’attarder, à l’agitation de la cloche, il se rendit auprès de la tombe du saint. Comme les clercs avaient commencé à chanter la louange avec le poème de David, une odeur suave arriva dans la basilique du saint ; et l’homme, ses pieds redressés, se mit debout en bonne santé. Que cela fut vu non par peu de gens, mais par beaucoup, le pays serviteur [du saint] en témoigne218.

Si on laisse de côté quelques points obscurs de ce texte219, l’essentiel paraît clair : les saints pratiquent entre eux l’hospitalité  – du moins Albinus accueille-t-il à Angers Martin de Tours ; ils sont présents dans leurs basiliques, et particulièrement aux moments des prières ; ils accordent la guérison à ceux qui ont foi en eux. Dans ce récit, l’« odor suavitatis » signale sans ambiguïté l’arrivée des saints220 : comme eux, le parfum « arrive » (« advenit ») – l’emploi de ce verbe de mouvement est d’ailleurs très rare en lien avec des odeurs221. Plus précisément,

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autour du miracle, et ses répercussions sur l’hagiographie dans l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge latin », dans Hagiographie, cultures et sociétés (iv e-xii e siècles). Actes du colloque de Paris  - Nanterre (1979), Paris, 1981, p.  205-231 ; A.  Dierkens, « Réflexions sur le miracle au haut Moyen Âge », dans Miracles, prodiges et merveilles au Moyen Âge, Paris, 1995, p. 9-30). « Datusque sopori, vidit virum ad se venientem et dicentem sibi : ‘Quousque dormitas et sanus fieri non desideras ?’ Qui ait : ‘Utinam merear sanus fieri !’ Dixitque ei vir : ‘Cum signum ad cursum horae tertiae audieris insonare, surge continuo et ingredere basilicam ad quam venisti. Futurum est enim, ut ipsa hora beatus Martinus cum Albino contribule ingrediatur basilicam, ut, oratione facta, ad eius solemnitatem Turonus accedere debeat. Si enim eo momento adpraesens fueris, sanus efficeris’. Nec moratus ille, commoto signo, accedit ad tumulum sancti. Cumque Davitici carminis laudationem clerici canere coepissent, odor suavitatis in basilicam sancti advenit ; et hic, directis pedibus, incolomis est erectus. Quod non a paucis, sed a plerisque visum regio testatur alumna » (GC, 94, p. 358-359). Ils soulèvent les questions suivantes : comment ce « paralyticus » se déplace-t-il jusqu’à la tombe du saint ? s’il s’endort « ante vitriam absidae, qua sancta concluduntur membra » (logiquement dans l’église), et qu’ensuite, il doit « entrer dans la basilique », puis se rendre à la tombe sainte, quel parcours fait-il ? si ces événements ont bien lieu le 1er mars, jour de la fête de saint Albinus, à quelle fête saint Martin doit-il prendre part à Tours, étant donné qu’il est principalement célébré le 4 juillet, ‘Saint-Martin d’été’, et le 11 novembre ? Dans la Légende de Faustin et Jovite (première moitié du ixe), un « odor suavissimus » annonce l’arrivée des saints : « Et ecce subito factus est in eodem loco odor suavitatis, et continuo sancti martyres advenerunt sedentes in vehiculo » (Legenda Faustini et Iovittae, 83, éd. F.  Savio, « La légende des saints Faustin et Jovite », AB, 15 (1896), p. 158). Dans notre corpus, Grégoire de Tours est le seul à l’utiliser, et ce trois fois (cfr Hist., II, 16, que nous avons lu un peu plus haut ; VM, I, 9). Le verbe venire apparaît dans la Vita Geretrudis, 7

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c’est l’arrivée de saint Martin qui est exaltée : c’est lui l’hôte, et non Albinus – qui est chez lui, puisque sa tombe se trouve dans cette même basilique222 ; d’autre part, la formulation du texte met l’accent sur le saint de Tours, désigné comme sujet du verbe « ingrediatur223 ». La primauté ainsi accordée à Martin est bien compréhensible de la part de Grégoire, premier responsable de sa basilique à Tours ; le culte de saint Martin était d’ailleurs particulièrement vivace dans le Centre et l’Ouest de la Gaule224. En dehors de l’homme non identifié aperçu en vision par le paralytique, les saints restent donc invisibles ; seule l’odeur suave trahit leur présence, confirmée ensuite par la miraculeuse guérison du malade. Ce miracle ne se produit pas n’importe quand : le jour est celui de la fête de saint Albinus, et la vision indique que la guérison ne sera possible qu’au moment des prières de la troisième heure – on serait donc à tierce, c’est-à-dire neuf heures du matin. L’importance de ce moment précis est éclairée par une observation de Brigitte Beaujard : « Dans les cités gauloises du vie siècle, c’est l’heure où se place la messe de jours de fête de l’Église : comme le natalis du saint fait partie de celles-ci, il suit cette règle générale225 ». Le contexte dans lequel est ici perçue l’odeur des saints est donc éminemment liturgique, et cela est significatif. Si nous retenons l’hypothèse que, à Angers comme ailleurs, tierce était l’heure de la messe en l’honneur du saint local, l’« odor suavitatis » de notre texte ne s’y est pas seulement exhalée pendant la laudatio Davitici carminis – donc pendant le chant de psaumes226 –, mais aussi dans le cours des lectures bibliques, qui comprenaient un passage de l’Évangile. Or nous savons que, dans différentes Églises, la lecture de l’Évangile était précédée d’un encensement227. Le contexte liturgique de ce

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(cfr supra, p. 116) et dans la Vita Wynnebaldi, 10 (cfr infra, p. 552). Supervenire est employé une fois (VM, I, 9). Sur le langage des exhalaisons, voir en Troisième Partie notre chapitre sur « Le langage de l’olfaction ». Il était usuel pour les évêques d’inviter des collègues à l’occasion de la fête des saints locaux. Venance Fortunat, par exemple, a été convié par l’évêque Domitianus d’Angers à s’y rendre pour la fête de saint Albinus (cfr Venantius Fortunatus, Carmina, XI, 25, 9-19). « […] beatus Martinus cum Albino contribule ingrediatur basilicam » (GC, 94, p. 358). Cfr L. Pietri, La ville de Tours du iv e au vi e siècle. Naissance d’une cité chrétienne, Rome, 1983, p. 546572. Br. Beaujard, Le culte des saints, p. 494. La récitation des psaumes faisait partie depuis les premiers siècles de la liturgie eucharistique, mais elle était aussi effectuée dans d’autres circonstances, dans les offices monastiques par exemple. Dans la messe, il semble que les psaumes étaient insérés entre les lectures ; on en chantait pourtant aussi à d’autres moments, comme l’offertoire ou la communion (cfr « Liturgie et Bible », dans Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien, dir. A. Di Berardino, dir. adapt. fr. Fr. Vial, Paris, 1990, p. 1479). En l’absence de documents liturgiques contemporains pour la Gaule du vie siècle, nous ne pouvons que supposer cet usage à partir d’autres éléments. Un Ordo baptismal, datant peut-être de la deuxième moitié du vie siècle, l’atteste à Rome (cfr Ordo romanus, XI, 47, éd. M. Andrieu, Les ‘Ordines romani’ du haut moyen âge, Louvain - Paris, 1931-1961). À la fin du viie siècle, l’encensement avant/devant l’Évangile est signalé, toujours à Rome, par l’Ordo romanus, I, 59 (daté

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récit permet encore d’évoquer un autre geste rituel très fréquent : l’entrée pour la messe du célébrant – avant tout de l’évêque – était précédée d’un ou de plusieurs encensoirs fumants228. Nous pouvons donc voir quelque chose d’analogue dans la douce odeur entrant dans la basilique avec les saints, et ce d’autant plus que Martin et Albinus sont des évêques et que, dit le texte, ils ne viennent pas de manière passive mais pour orationem facere229. Reconnaître la dimension liturgique de ce récit permet ainsi d’en faire émerger le dynamisme : l’exhalaison de l’« odor suavitatis » est ici directement liée à des rites, c’est-àdire à des actions. – Le parfum des tombes Comparés à ce chapitre du Liber in gloria confessorum, la plupart de nos documents manifestent une conception plus statique, selon laquelle la tombe est, fondamentalement et concrètement, le locus de la praesentia du saint ou de la sainte : le lieu d’irradiation de sa virtus, le lieu d’exhalaison de son parfum. Nous allons en voir quelques exemples. Grégoire le Grand rapporte le cas de Merulus, un moine de son ancien monastère à Rome230, qui avait vécu en priant et en faisant l’aumône ; la vision

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de 690-700), mais aussi à Constantinople (cfr L’Église en prière, dir. A. G. Martimort, nouv. éd., Paris, 1984, t. 2, p. 81-82). Les nombreux contacts attestés entre la Gaule et Rome ou l’Orient permettent de supposer dans la liturgie gallicane des usages d’encens analogues, voire plus intensifs, et ce d’autant plus que les sources narratives mentionnent fréquemment encens et encensoirs. On peut supposer par ailleurs que la ‘dramatisation des rites’, caractéristique de la liturgie gallicane en général, a pu requérir un recours accru aux encensements : c’était par exemple le cas dans le rituel de la dédicace (cfr P. Jounel, « Dédicace des églises et des autels », DEL, vol. 1, p. 264-265). L’usage d’encens dans la messe reste cependant mal attesté pour l’époque mérovingienne (cfr M. Smyth, La liturgie oubliée. La prière eucharistique en Gaule antique et dans l’Occident non romain, Paris, 2003, p. 203-204). La correspondance de saint Boniface montre que, en 742/743, le diacre romain Gemmulus envoie à Boniface, en Germanie, des aromates à brûler le matin et le soir ainsi que lors de la messe (cfr Bonifatius, Epistulae, 54, éd. M. Tangl, Die Briefe des heiligen Bonifatius und Lullus, (Berlin 1916), MGH Ep. Selectae, München, 1989). Vers cette époque, l’Ordo romanus, XXIV, 54 (pays francs, 750-800), à l’instar d’autres ordines, mentionne aussi ces usages d’encens, que Amalaire de Metz confirmera dans la première moitié du ixe siècle (cfr p. ex. Amalarius Metensis, Ordinis missae expositio, I, 8, 2-3 ; De ordine romano, XVI). OR I, 46 (repris en pays franc, vers 790-800, dans OR IV,  8 et 89) mentionne l’emploi d’un encensoir à la tête du cortège liturgique (cfr R.  Lesage, « Encensement », CHAD, 4, col.  106). L’OR XVII, 18-21 (pays francs, 780-800) décrit en détail cette entrée. Dans certaines processions, l’évêque était aussi précédé de l’encensoir (cfr OR XXI, 5 : pays francs, viiie s.). Voir aussi le Liber officialis, III, 5, 11 d’Amalaire de Metz). Ailleurs, Amalaire indique un maximum de trois encensoirs pour l’entrée de l’évêque (cfr De ordine romano, III). Cfr GC, 94 p. 358. Grégoire, alors qu’il était encore praefectus urbi, avait fondé un monastère dans sa maison familiale sur le mons Caelius : Saint-André in Clivo Scauri – actuellement église et monastère SaintGrégoire-le-Grand.

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d’une couronne de fleurs blanches descendant sur sa tête lui avait annoncé sa mort prochaine et sa destinée au Ciel231. Auprès de sa tombe, Pierre –  qui gouverne maintenant le monastère  – voulut, quatorze ans plus tard, se préparer une sépulture ; il affirme qu’un parfum d’une telle douceur se répandit de la tombe de Merulus qu’on eût dit que les arômes de toutes les fleurs avaient été rassemblés là. Ce par quoi il fut montré clairement combien était vrai ce qu’il avait vu dans sa vision de la nuit232.

Nous sommes ici devant un témoignage contemporain : Pierre est devenu abbé en 590-591233, et Grégoire rédige les Dialogues en 593/594234 ; par conséquent, c’est dans les trois ou quatre années précédant cette rédaction que Pierre a perçu la suave odeur dégagée auprès de la tombe. Notons aussi que Grégoire connaît personnellement Pierre, puisque tous deux proviennent de la même communauté monastique romaine. Les circonstances de l’exhalaison sont singulières. Dans ce récit, pas de basilique construite sur une tombe sainte, pas de fête en l’honneur du saint, pas de pèlerinage. Merulus était, certes, mort entouré d’une réputation de vertu, mais celle-ci n’avait pas entraîné l’apparition d’un culte post mortem. C’est de manière fortuite que l’abbé se rend compte du parfum se répandant de son sépulcre : pour la simple raison qu’il est allé « se préparer une sépulture »  – c’est-à-dire, probablement, pour en choisir l’emplacement. L’emploi du parfait « emanavit » laisse entendre que la délicieuse odeur s’est exhalée au moment où l’abbé circulait parmi les tombes ; cela suggère implicitement que l’exhalaison n’est pas permanente – de fait, Grégoire ne dit pas qu’elle s’est répétée par la suite ou qu’elle est continue. L’odeur suave de la tombe apparaît donc chargée d’une valeur essentiellement ‘communicative’ : sa signification réside moins dans son existence ‘en soi’ que dans sa perception et son interprétation correcte par quelqu’un. Dans ce cas-ci, elle signifie évidemment que Merulus était un saint moine ; toutefois, sa signification exacte est donnée par Grégoire luimême : grâce à elle, « il fut montré clairement combien était vrai ce qu’il avait vu dans sa vision de la nuit ». L’odeur suave de la tombe confirme à un tiers –  l’abbé du monastère  – l’authenticité d’une vision, dont seul Merulus avait été privilégié  – on remarque d’ailleurs que le parfum floral correspond à la

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Cfr Dial., IV, 49, 4. « Ad cuius sepulcrum dum Petrus, qui nunc monasterio praeest, sibi sepulturam facere post annos quatuordecim voluisset, tanta, ut adserit, de eodem sepulcro illius fragrantia suavitatis emanavit, ac si illic florum omnium fuissent odoramenta congregata. Ex qua re manifeste patuit, quam verum fuerit quod per nocturnam visionem vidit » (Dial., IV, 49, 5, vol. 3, p. 170. Nous modifions la traduction de P. Antin). Cfr A. de Vogüé (éd., notes), Grégoire le Grand : Dialogues, Paris, 1978-1980, vol. 3, p. 171, n. 5. Si Pierre était vraiment déjà abbé au moment où il projetait sa tombe, Merulus serait mort entre 577 et 579/580. En tout cas, la date post quem de sa mort est 574, année de la fondation du monastère. Cfr ibid., vol. 1, p. 25.

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couronne de fleurs de la vision. Ce message olfactif ayant été correctement reçu et interprété – ce dont témoigne le texte de Grégoire –, l’exhalaison n’a plus de raison d’être, elle ne se répète pas. Un phénomène similaire est rapporté dans la Vie d’Adelphe (Adelphius), troisième abbé d’Habendum (Remiremont, dans les Vosges). Adelphe était mort après 670 à Luxeuil, d’où il avait été ramené pour être enseveli à Habendum. Sa Vie, datée du dernier quart du viie siècle235, comporte l’épisode que voici : Une certaine servante du Christ, remplie d’une sainte dévotion, alors qu’elle chantait attentivement les psaumes près du tombeau du saint, affirme qu’il se fit en dessous de son sépulcre comme un léger bruit, qui se dirigea de l’autre côté. Et bientôt ce lieu resplendit, rempli qu’il était par une indicible douceur et un parfum suave. Et en vérité, on se tenait là tout réjouis et comme transportés d’une joie indicible236.

À nouveau, ce récit montre que la présence humaine est doublement nécessaire : non seulement pour que l’odeur de la tombe sainte soit perçue – c’est une évidence –, mais surtout pour qu’elle s’exhale. Dans ce témoignage, ce n’est qu’après que la religieuse s’est mise à psalmodier avec recueillement que la présence du saint se manifeste comme force vive : d’abord à travers le « murmur lene237 », puis par le suave parfum. Le texte souligne par ailleurs la devotio de cette sanctimonialis famula Christi : il ne s’agit pas d’une religieuse quelconque, encore moins d’une laïque238. L’extraordinaire odeur se caractérise par sa suavité ineffable (« inenarrabili dulcedine », « odore suavitatis »), par le fait qu’elle remplit tout l’endroit (« locus ille […] repletus »), et par l’immense joie qu’elle suscite – la joie est aussi dite inenarrabilis. On note, en revanche, que l’odeur n’est en elle-même pas décrite de manière plus détaillée, ne fût-ce qu’au moyen d’une comparaison. Un passage de l’Histoire ecclésiastique de Bède le Vénérable illustre un autre cas de figure. Bède dédie ce chapitre à Hildilid, une abbesse qui dirigea avec énergie, entre 695-700, le monastère double de Barking239. Une de ses décisions

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Sur ce texte, cfr M. Goullet, « Les saints du diocèse de Toul », dans L’hagiographie du haut Moyen Âge en Gaule du Nord. Manuscrits, textes et centres de production, dir. M. Heinzelmann, Stuttgart, 2001, p. 62-64. « Quedam namque sanctimonialis famula Christi, sancta repleta devocione, ad sepulchrum illius dum intente psalmos caneret, factum asseruit infra urnam illius tamquam murmur lene, in aliud latus vertendum. Moxque locus ille inenarrabili dulcedine atque odore suavitatis repletus enituit. Erant namque ibidem gaudentes et quasi exultantes leticia inenarrabili » (Vita Adelphii abbatis Habendensium, 11, MGH SRM IV, p. 228). Nous traduisons ces mots par « un léger bruit » afin de ne pas sembler forcer le sens du texte ; mais on pourrait ‘humaniser’ cette sensation en la traduisant par « un doux murmure », ce qui exprimerait plus clairement l’idée de la présence vivante du saint. La présence féminine dans le texte correspond au fait que Habendum était un monastère double ; de plus, la Vie d’Adelphe a été commandée par l’abbesse Tetta (cfr Vita Adelphii, 12). La renommée de ce monastère, fondé en 665-675, fut aussi un effet des pages que Bède lui a consacrées dans Historia ecclesiastica, IV, 7-11. Voir la notice «  Barking  », dans LdM.

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fut, afin de gagner du terrain pour le monastère, de déplacer toutes les tombes des moines et des moniales et de regrouper leurs ossements en un emplacement unique, dans l’église même240. C’est apparemment là, auprès de la nouvelle sépulture, que « souvent apparut un parfum d’une merveilleuse odeur241 », une lumière céleste et d’autres signes encore. On voit dans ce texte que les anciennes tombes des religieux de Barking ne constituaient pas encore un espace efficace de conjonction entre le monde divin et celui des hommes : il fallut pour cela la sage décision de l’abbesse. Alors seulement, les corps vénérables devinrent un locus clairement identifié du sacré, comme l’indiquent parfum, clarté et autres signa. Il est intéressant de noter que, en dehors de sa bonne gestion, Bède n’attribue pas de vertus éclatantes à Hildilid242. En d’autres termes, ce n’est pas l’aura de sainteté personnelle de l’abbesse qui se serait reversée sur la nouvelle sépulture. Plutôt, c’est la sainteté collective de la communauté monastique, unie par-delà la mort, qui est rendue manifeste autour des corps des moines défunts, auparavant isolés, et maintenant rassemblés dans un lieu unique, situé au cœur du monastère243. Les textes présentés jusqu’ici font état d’une dimension encore trop peu étudiée de l’espace sacré : les tombes saintes et les sanctuaires sont entourés d’une atmosphère odorante qui contribue à en faire des lieux à part. Les parfums célestes y rejoignent ceux des aromates, des fleurs et d’autres matières végétales disposées par les fidèles. Les espaces odorants des saints ne sont toutefois pas uniquement circonscrits aux lieux construits, visibles, dans lesquels reposaient leurs corps. Ainsi, c’était sur le lit de mort de Willibrord qu’« un parfum de la plus douce odeur » se faisait souvent sentir par les frères

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« Cui cum propter angustiam loci, in quo monasterium constructum est, placuisset ut ossa famulorum famularumque Christi, quae ibidem fuerant tumulata, tollerentur et transferrentur omnia in ecclesiam beatae Dei genetricis unoque conderentur in loco… » (HE, IV, 10, p. 362364). « […] quanta saepe flagrantia mirandi apparuerit odoris… » (ibid., p. 364). Elle jouissait pourtant d’une réputation de sainteté : Aldhelm de Malmesbury lui dédia, ainsi qu’aux religieuses de Barking, son De virginitate, et Boniface exalte dans une lettre sa vertu et raconte en avoir eu une vision (cfr E. I. Watkin, « Ildelita », BS, 7, col. 769). La première abbesse de Barking, Aethelburh, à laquelle succéda Hildilid, avait été honorée d’une Vie, aujourd’hui perdue, que Bède utilise dans ces chapitres (il y mentionne un liber ou libellus). On note une conception analogue dans les Vies de saint Colomban et de ses disciples, écrites par Jonas de Bobbio : de nombreux miracles se produisent dans le monastère de Faremoutiers, fondé après la mort du saint ; aussi peut-on dire que « Jonas ne cherche pas à grandir Colomban aux dépens de sa postérité. Si aucun membre de celle-ci ne s’égale à lui, elle manifeste dans son ensemble une vitalité surnaturelle qui dépasse et couronne la sienne » (A. de Vogüé, Jonas de Bobbio : Vie de saint Colomban et de ses disciples, Bégrolles-en-Mauges, 1988, p. 50. Nous soulignons). Peut-être discerne-t-on ici l’existence d’une ‘spiritualité’ commune entre Faremoutiers et Barking, deux fondations d’inspiration colombanienne (cfr J. M. H. Smith, « The problem of female sanctity in Carolingian Europe c. 780-920 », Past & Present, 146 (1995), p. 34). Au sujet des odeurs miraculeuses de Faremoutiers, cfr dans notre travail p. 113 sq. et 545 sq.

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du monastère d’Echternach244. À l’instar du lit de Willibrord, le parfum d’autres saints s’exhale dans les lieux les plus divers ; or les espaces ainsi délimités, les lieux atteints, sont toujours nouveaux. C’est ce que nous devons maintenant découvrir. Huiles saintes : l’extension des espaces sacrés Revenons au texte cité plus haut de la Vie de saint Adelphe : le « léger bruit » perçu au tombeau du saint pourrait bien avoir été l’indice du ruissellement d’un parfum. D’autres tombes, en effet, étaient connues pour produire de l’huile, parfois explicitement qualifiée d’aromatisée : Grégoire de Tours sait que celle de l’apôtre André, à Patras, produit une sorte de farine et une huile d’une suave odeur245 ; à Tours même, une ampoule d’huile dans laquelle l’évêque Perpetuus a mis un peu de poussière du tombeau de saint Martin, déborde en répandant un parfum de nectar246. L’huile ainsi recueillie était utilisée pour soigner les malades. De toute antiquité, l’huile était communément utilisée dans des buts thérapeutiques, pour soigner le corps et l’esprit247. Les chrétiens employaient de l’huile bénie par l’évêque ou un prêtre248, mais aussi, comme nous venons de le lire, de l’huile sanctifiée par le contact ou la proximité de reliques – d’ailleurs,

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« Multi quoque fratrum testati sunt, crebro se super lectulum, in quo beatam animam suo creatori reddidit, mirabile vidisse lumen suavissimamque odoris dulcissimi sensisse flagrantiam… » (Alcuinus, Vita Willibrordi archiepiscopi Traiectensis, 26, MGH SRM VII, p. 136). Cfr Gregorius Turonensis, Miraculi Andreae, 37 ; GM, 30. En Orient, ce genre de phénomènes est fréquent (cfr P. Maraval, Lieux saints et pèlerinages d’Orient, p. 190 ; B. Caseau, « Parfum et guérison dans le christianisme ancien et byzantin : des huiles parfumées des médecins au myron des saints byzantins », dans Les Pères de l’Église face à la science médicale de leur temps, dir. V. BoudonMillot, B. Pouderon, Paris, 2005, p. 175 sq.). Cfr VM, I, 2. Selon Grégoire, la poussière elle-même du tombeau de saint Martin « surpasse la douceur des aromates » : « aromatum suavitates superat » (VM, III, 60, p. 647). Ce dernier exemple illustre bien la conception selon laquelle toute matière chargée de la virtus du saint est ipso facto potentiellement odorante. Pour Grégoire, les productions miraculeuses en général constituent comme une projection ou une répétition du saint (cfr G. de Nie, Views from a manywindowed tower, p. 114-115). Cfr F. Cabrol, « Huile », DACL, 6, col. 2777. Cependant, s’il y eut continuité des usages d’huiles, de parfums, d’aromates entre Juifs et païens, d’une part, et chrétiens, d’autre part, il ne faut pas ignorer la réinterprétation auxquels ces derniers les soumirent (cfr B. Caseau, ‘Evodia’. The Use and Meaning of Fragrances in the Ancient World and their Christianization (100-900 AD), thèse inédite, Princeton, 1994, p. 229). Dans la liturgie romaine, l’huile des malades, comme celle des catéchumènes et comme le saintchrême, était bénie lors de la missa crismalis du Jeudi-Saint (cfr F. Cabrol, « Huile », col. 27882789). Sur l’onction des infirmes et des mourants, cfr F.  S. Paxton, Christianizing Death. The Creation of a Ritual Process in Early Medieval Europe, Ithaca - London, 1990 ; id., « Anointing the Sick and the Dying in Christian Antiquity and the Early Medieval West », in Health, Disease and Healing in Medieval Culture, ed. Sh. Campbell et al., Toronto, 1992, p. 93-102.

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il s’agissait parfois d’huile aromatisée249. Également très recherchée était l’huile distillée miraculeusement d’une tombe sainte ou de reliques – on se rappelle celle produite par la cambutta de Didier de Cahors250. Des attitudes analogues sont d’ailleurs observables dans l’ensemble du monde méditerranéen, dans l’hagiographie syriaque par exemple251. La fréquence et la variété des mentions de ces huiles « saintes252 » dans les sources est remarquable. En nous appuyant sur cette documentation, nous pouvons aborder d’un autre point de vue la question de l’espace défini par les odeurs. Mais il est d’abord nécessaire de montrer plus en détails que les mentions d’huile véhiculaient des connotations olfactives positives, et ce même quand nulle odeur extraordinaire n’est explicitement signalée. L’odeur agréable de l’huile Bien des textes révèlent l’existence d’étroites associations entre les termes oleum, unguentum, crisma, etc., qui semblent souvent interchangeables253 : cela laisse entendre que les mentions d’« huile » peuvent, à l’instar du parfum (unguentum) ou du chrême, évoquer la perception d’une bonne odeur. De fait, dans l’Antiquité, le parfum se présentait généralement sous la forme d’une huile, la distillation n’étant pas encore connue254. Un passage de la Vie de Radegonde par Venance Fortunat illustre ce point. Après la mort de la sainte, une des moniales du monastère de Sainte-Croix se trouvait gravement malade d’hydropisie255, et ses consœurs s’attendaient à la voir mourir. Plongée dans un état de torpeur, la malade voit Radegonde lui ordonner de descendre dévêtue 249

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Cfr VM, II, 32. Voir encore B. Caseau, ‘Evodia’, p. 240. On a récemment mis au jour, à Marseille, deux tombes percées de tuyaux permettant d’y faire circuler un liquide (huile ?), pour l’imprégner ainsi de la virtus de deux personnages vénérés (cfr S. Laurant, « Une basilique inconnue », Le Monde de la Bible, 157 (2004), p. 57). Cfr supra, p. 350 sq. En lien avec cette production miraculeuse, mentionnons que des ampoules de pèlerinage en Terre sainte portaient l’inscription : « huile du bois de vie » (cfr B. Flusin, « Remarques sur les lieux saints de Jérusalem à l’époque byzantine », dans Lieux sacrés, lieux de culte, sanctuaires, dir. A. Vauchez, Rome, 2000, p. 124, n. 17). Au vie siècle, Jean d’Éphèse écrit des Vies de saints dans lesquelles un des vecteurs de guérison est un mélange d’huile consacrée, de poussière d’un lieu saint ainsi que d’eau : cette mixture était utilisée dans la liturgie comme dans la dévotion privée (cfr S. A. Harvey, Asceticism and Society in Crisis. John of Ephesus and the ‘Lives of the Eastern Saints’, Berkeley, 1990, p. 39). Nous incluerons désormais sous ce nom les diverses catégories d’huile signalées ici : elles ont en commun d’être affectées d’une signification et d’une efficacité religieuses. M. J. Enright estime aussi que, tout au moins dans la Francia du viiie siècle, on peut observer l’existence d’une unité intime entre les différents rituels utilisant de l’huile (cfr M. J. Enright, Iona, Tara and Soissons. The Origin of the Royal Anointing Ritual, Berlin - New York, 1985, p. 146). Ainsi, la Vie anonyme de Cuthbert et la version qu’en a composée Bède racontent toutes deux la guérison d’une moniale par le saint ; toutefois, selon l’une, il fait usage de crisma, selon l’autre, de oleum benedictum (cfr Vita Cuthberti anonyma, IV, 4 ; Beda Venerabilis, Vita Cuthberti, 30). Cfr B. Caseau, « Parfum et guérison », p. 150, n. 37. « […] hydropis morbo tumefacta » (Venantius Fortunatus, Vita sanctae Radegundis, 35, MGH SRM II, p. 375).

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dans le bain – sans eau. Là, elle voit que la sainte lui verse de l’huile (« oleum  ») sur la tête et la couvre d’un vêtement neuf256. La moniale se réveille alors complètement guérie, tandis que « l’odeur de l’huile demeurait en témoignage sur sa tête257 ». Le texte ne précise pas s’il s’agit de l’odeur naturelle de l’huile ou si celle-ci a été parfumée, mais le point essentiel est que l’odeur de l’huile est perceptible. D’autre part, le contexte nous permet d’avancer, sans crainte de forcer le sens du texte, qu’il s’agit d’une odeur agréable, voire d’un parfum, ce qui serait d’ailleurs parfaitement cohérent avec la présence et l’intervention miraculeuse de la sainte. L’huile des malades, qui était bénie rituellement par les clercs, était faite avec de l’huile d’olives. En 416, dans une lettre à l’évêque Decentius de Gubbio, le pape Innocent I laisse les fidèles libres de l’utiliser pour en oindre les malades ; en outre, l’emploi des termes oleum chrismatis et chrisma conficere permet de supposer qu’il s’agissait d’une huile parfumée258. En tout cas, explique Béatrice Caseau, « même si on ne peut en être sûr, dans la mesure où les fidèles apportaient eux-mêmes à l’église, dans des ampoules, leur huile pour la faire bénir (chacun selon ses moyens), il est très probable qu’ils aient choisi d’apporter des huiles parfumées en raison des vertus thérapeutiques que la tradition médicale et populaire leur accordait259 ». En Espagne, en revanche, l’onction des malades était effectuée avec le chrême par les évêques. Le chrême, qui était confectionné à partir d’huile d’olives, comprenait en outre du baume et était considéré comme l’huile la plus sacrée260. Sa bénédiction avait lieu, en Espagne, à la fin de la messe en l’honneur des saints-médecins byzantins Côme et Damien261, qui prescrivent souvent aux malades « le baume qui vainc et guérit tout mal » : la kéroté262. On constate donc que l’onction des infirmes pouvait, dans certaines régions, faire usage d’une huile parfumée. La diversité des traditions liturgiques, mais aussi les contacts entre ces traditions, ainsi que la circulation d’idées et de représentations entre textes liturgiques, hagiographiques, théologiques ou homilétiques, permettent donc d’observer un certain flou autour de la définition de oleum : huile d’olive pure ou mélangée à une ou plusieurs substances aromatiques, l’oleum tend à être représenté comme agréablement odorant. Un indice a contrario de la nature 256

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« Deinde manu beatae visa est oleum aegrotae super caput effundere et nova veste contegere » (ibid.) « […] ut olei testimonium odor inesset capitis… » (ibid.). Cfr Lettre du pape Innocent I e r à Décentius de Gubbio (19 mars 416), éd. R. Cabié, Louvain, 1973, p. 30, comm. p. 56-61. B. Caseau, « Parfum et guérison », p. 145 (c’est nous qui soulignons). Cfr B. Caseau, ‘Evodia’, p. 265-269. Pour la ‘mythologie’ produite par la multiplication des réseaux de sens autour du saint-chrême, voir J.-P. Albert, Odeurs de sainteté. La mythologie chrétienne des aromates, Paris, 1990. Cfr F. S. Paxton, Christianizing Death, p. 70-71. Cfr Miracles de Côme et Damien, 1 ; 16 ; 27 (trad. A.-J. Festugière, Sainte Thècle. Saints Côme et Damien. Saints Cyr et Jean. Saints Georges : collections grecques de miracles, Paris, 1971, p. 100, 133, 165-166).

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fondamentalement agréable de l’odeur de l’huile réside dans le fait que, lorsqu’il s’agit d’une huile nauséabonde, le mot oleum est nécessairement qualifié par un adjectif : foetidum, par exemple263. Ainsi, alors que d’autres sortes d’huiles moins coûteuses étaient certainement utilisées pour les fonctions les plus ordinaires ou dans les milieux plus pauvres, l’huile d’olive était indispensable pour l’accomplissement des rites : les chrétiens partageaient la préférence de tout le bassin méditerranéen pour cette matière. Les monastères étaient de gros consommateurs d’huile, et non seulement pour les onctions : le roi Thierry III (673-690) fait ainsi don à l’abbé Lambert de Fontenelle d’un domaine en Provence pour alimenter en huile les lampes de l’église et pour d’autres nécessités de l’abbaye264. Les interprétations symboliques de l’olivier ont par ailleurs contribué à assurer sa prééminence religieuse265. Notons par exemple que le Missale Bobbiense (fin viiedébut viiie siècle) comprend une formule de bénédiction de l’huile d’olive au Dimanche des Rameaux et lui associe le récit de l’onction de Jésus à Béthanie266, ce qui met bien en lumière la valeur particulière de cette huile-ci ainsi que son association à une huile parfumée. Les huiles saintes, dans leur diversité de fonctions, déployaient donc leurs effets en concomitance avec des exhalaisons plus ou moins intenses. Il est temps d’en présenter des exemples – sans pourtant revenir sur les nombreux cas de guérisons obtenues par des onctions ou par l’absorption d’huile, puisqu’ils ont été abondamment cités dans un précédent chapitre267. Présence-absence du saint De leur vivant déjà, certains saints moines distribuaient à qui le leur demandait de l’huile qu’ils avaient bénie. Jean Cassien mentionne ainsi les fidèles qui apportent aux moines des vases d’huile à bénir (benedictionis oleum268). Saint Oyend, un des ‘Pères du Jura’, en faisait parvenir aux malades, de façon à leur épargner le déplacement269. Au ive siècle, Jean de Lycopolis, aux dires de Rufin d’Aquilée, n’agissait pas autrement270. L’huile ainsi bénie était comme une extension de la personne du saint vivant. 263 264 265

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Cfr Hist., V, 11. Cfr Vita Ansberti episcopi Rotomagensis, 9, MGH SRM V, p. 625. Une anthologie thématique de textes bibliques et patristiques est fournie dans un ouvrage ancien mais encore utile : Mgr De la Bouillerie, Étude sur le symbolisme de la nature interprété d’après l’Écriture Sainte et les Pères. Création inanimée, 2e éd., Paris, 1866, p. 337-349. Dans une perspective anthropologique, voir S. Rosso, « Éléments naturels », DEL, vol. 1, p. 307-322. Cfr Ioh. 12, 1-15. Voir L. L. Mitchell, Baptismal Anointing, London, 1966, p. 116. L’interprétation patristique du texte évangélique a été présentée supra, p. 52 sq. Cfr « Le doux parfum des vertus ». Iohannes Cassianus, Institutiones cenobiticae, V, 30, 1-2, éd. J.-Cl. Guy, Paris, 1965, p. 238. Cfr Vitae Patrum Iurensium : Vita Eugendi, 147-148. « Non enim permittebat ad se incommodantes deferri, sed benedicens oleum dabat, ex quo peruncti sani fierent a quacumque infirmitate tenerentur » (Rufinus Presbyter, Historia monachorum, I, PL 21, col. 393).

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De même, les huiles recueillies auprès des tombes saintes véhiculaient la présence agissante et bénéfique du saint. Cette conception est particulièrement évidente dans le récit que fait Grégoire de Tours des derniers gestes de Monegonde : à l’insistance de ses consœurs, la sainte bénit du sel et de l’huile afin qu’après sa mort les malades puissent continuer à recevoir ses bienfaits ; le texte dit clairement que, de cette manière, la sainte « se rend présente » à travers l’huile271. Grégoire de Tours cite aussi l’exemple de l’huile bénie par saint Patrocle (mort en 576) et qui, après sa mort, procure toujours la guérison272. Pour les infirmes qui recevaient les onctions d’huiles saintes, c’était le saint ou la sainte en personne qui les pénétrait de sa bienfaisante vertu : un réconfort sans pareil dans une société cruellement dépourvue face à des douleurs corporelles aussi communes que des maux de dents273. À l’instar du corps saint, incorruptible et odorant, l’huile des saints est indestructible274. Dans certains cas, une fiole d’huile tombée au sol ne se brise pas275 ; ailleurs, l’ampoule d’huile « de saint Martin » – car placée près de son tombeau ou prélevée des lampes – se brise sous une attaque démoniaque, mais le peu d’huile récupérée ensuite se multiplie miraculeusement et continue ainsi de procurer la guérison276. Les Vies des Pères du Jura racontent comment, après que le monastère de Condat a été entièrement détruit dans un incendie, les moines ont fouillé les cendres pour y récupérer les parties métalliques des outils : […] Voici que le saint prêtre Antidiole aperçoit devant lui la petite ampoule, contenant l’huile du bienheureux Martin, qui était suspendue comme sauvegarde près du chevet de son lit : elle était restée comme auparavant pleine et fermée ; après les fureurs d’un vaste incendie, après l’écroulement des salles de l’étage qui s’effondraient embrasées, elle était demeurée intacte et immuable au milieu des cendres fumantes. Ainsi jadis, à ce que nous lisons, les trois enfants, protégés par une rosée rafraîchissante, se couvrirent de gloire au milieu de la fournaise perse. Ajoutons que cette petite ampoule, avec son huile, est conservée aujourd’hui encore en ce même monastère, en témoignage de ces faits miraculeux277.

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VP, XIX, 4, p. 289-290. Cfr VP, IX, 3. Cfr VM, III, 60. C’est une qualité des reliques en général, qui résistent par exemple au feu : cfr GM, 51 ; HE, III, 10 et 17 ; voir aussi ci-dessous Vitae patrum Iurensium : vita Eugendi, 163-164. Cfr Sulpicius Severus, Dialogorum libri, 3, 3. Cfr VM, II, 32. « […] ecce Antidiolus sanctus presbyter prospicit ampullam cum oleo beati Martini, quae salutis gratia ad lectuli sui capitium dependebat, plenam clausamque, ut fuerat, post vasta incendia postque cenaculorum desuper ruentium ardentiumque ruinas, ita integram ac stabilitam inter fumantes ignium residere favillas, ut tres quondam pueros roscidis refrigeriis legimus in camino Persico claruisse. Quae etiam ampullula cum oleo ipso ad virtutum testimonium hodie usque in eodem monasterio reservatur » (Vitae patrum Iurensium : vita Eugendi, 163-164, éd. Fr. Martine, Paris, 1968, p. 414-415).

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Au milieu de la violence des flammes, l’ampoule est donc restée integra ac stabilita : tout à fait comme le corps d’un saint. La comparaison avec la préservation des saints est d’ailleurs suggérée par l’évocation des trois jeunes Hébreux condamnés à la fournaise278. – La tempête apaisée De leur vivant, des saints ont utilisé de l’huile bénite afin d’apaiser orages et tempêtes : Lubin protège ainsi les récoltes279 ; Constance de Lyon écrit que Germain d’Auxerre sauve de même manière sa propre vie et celle de ses compagnons lors d’une traversée mouvementée de la Manche, bouleversée par une tempête causée par les démons280. Mais l’huile bénite se révèle efficace même en l’absence du saint, comme le montre un chapitre de l’Histoire ecclésiastique de Bède. Celui-ci relate qu’un prêtre nommé Utta, devant voyager par voie de mer, demanda au saint évêque Aidan de Lindisfarne (mort en 651) de prier pour lui et pour ses compagnons de voyage. Aidan les bénit et leur donna de l’huile bénite (« oleum sanctificatum ») en expliquant qu’elle leur permettrait d’affronter les tempêtes en sécurité. Comme l’évêque l’avait prédit, Utta fut

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Cfr Dan. 3, 46-50. Isidore écrit que les trois martyrs préservés du feu étaient « incorrupti corpore » (Isidorus Hispalensis, De ortu et obitu patrum, 59, 99, PL 83, col. 146). Ils feront bientôt l’objet d’un culte, comme l’attestent leurs mentions dans les martyrologes de Florus de Lyon et d’Adon de Vienne au ixe siècle. Leurs corps étaient censés reposer à Babylone, mais des reliques en avaient été apportées à Constantinople et Alexandrie (cfr M. Mentré, « Reliquaires et reliques. Aspects iconographiques », Connaissance des Pères de l’Église, 89 (2003), p. 39-41). Sur le thème de la fournaise au Moyen Âge, voir J.-L. Picherit, « La fournaise dans la littérature du Moyen Âge », Revue des Langues romanes, 102 (1998), p. 167-177. Cfr Vita Leobini, 22. Cfr Constantius Lugdunensis, Vita Germani episcopi Autissiodorensis, III, 13. L’épisode est repris par Bède, qui remplace pourtant l’huile par de l’eau (cfr HE, I, 17). Les éditeurs de l’Histoire ecclésiastique supposent que Bède a voulu ainsi rectifier un défaut dans sa copie de la Vie de saint Germain (cfr B. Colgrave, R. A. B. Mynors (ed.), Bede’s Ecclesiastical History of the English People, Oxford, 1969, p. 56, n. a). En tout cas, cette modification accentue la portée miraculeuse de l’action du saint, alors que certains érudits ont tenté de faire une lecture ‘rationaliste’ du récit de Constance de Lyon : Germain aurait recouru à la technique du filage de l’huile pour apaiser les flots (cfr J. Rougé, « Topos et Realia : La tempête apaisée de la Vie de saint Germain d’Auxerre », Latomus, 27 (1968), p. 197-202 ; complété par J. Gricourt, « À propos du filage de l’huile dans l’Antiquité », Latomus, 28 (1969), p. 189-191) et J. IJsewijn, « Le topos littéraire de l’huile jetée sur les flots pendant la tempête », ibid., p. 485-486. Ce type de lecture prête le flanc à différentes objections : la principale, c’est qu’elle oblitère entièrement le sens donné au récit par Constance, puis par Bède. D’autres critiques peuvent être adressées : sur la distinction, selon nous trop rigide, faite par J. Rougé entre des emplois d’huile bénite ou non, dans la Vie de Germain ; sur son refus de voir dans l’huile utilisée par Germain une possible reliquia (on sait que Germain en portait sur soi : cfr Constantius Lugdunensis, Vita Germani, I, 4) ; enfin et surtout, au vu des données biographiques concernant le saint, comment expliquer que Germain ait eu connaissance du filage d’huile, alors que les marins l’accompagnant ignoraient ce procédé, qui ne consistait d’ailleurs pas simplement à jeter de l’huile sur les flots ? J. Ijsewijn mentionne toutefois le texte de Bède et précise que ce dernier raconte sans équivoque un miracle.

v  Lieux et espaces odorants

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pris dans une tempête, mais il se rappela le conseil du saint : il jeta de l’huile dans les flots, et la mer se calma aussitôt281. Un texte de Grégoire de Tours nous semble éclairer ultérieurement ces cas de tempêtes apaisées par des aspersions d’huile. Il rapporte le voyage que fit un prédécesseur de Grégoire, Baudinus (évêque de Tours de 546 à 552). Celui-ci se rendait en bateau vers une villa. Des vents violents se levèrent soudainement, malmenant l’embarcation et menaçant de l’envoyer par le fond. Au moment où, leurs membres paralysés de terreur, tous étaient privés d’espoir de vivre et prêts à mourir, le vieillard [Baudinus] se prosterna pour prier en pleurant ; tendant ses deux mains vers les étoiles, il implorait l’assistance du bienheureux Martin et lui criait de bien vouloir venir vite282.

Les autres passagers sont qualifiés d’incrédules (perfidi) ; l’un d’eux, inspiré par le diable, dit à Baudinus que saint Martin est absent et ne l’aidera pas, mais l’évêque continue de prier et demande à tous de l’imiter. Au milieu de ces événements, soudain une odeur très douce comme du baume couvrit le bateau ; et, comme si quelqu’un en faisait le tour avec un encensoir, on sentait un parfum d’encens. À l’arrivée de ce parfum, la furieuse violence des vents cessa, les masses d’eau environnantes furent brisées, et l’étendue d’eau redevint calme. […] Que personne ne mette en doute que c’est à la venue (adventus) du bienheureux homme que cette tempête fut apaisée283.

Ce récit de miracle atteste clairement le lien établi entre la présence du saint et son parfum, ainsi que son pouvoir sur les forces de la nature284. Notons quelques points, et d’abord la relative indétermination du parfum : balsamum, thymiama ? Le texte utilise les deux termes. C’est toutefois l’image de l’encensement qui domine : saint Martin circule autour de l’embarcation avec un encensoir afin de faire tomber les vents. C’est en somme un rite qui est ici

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Cfr HE, III, 15. « Tunc resolutis terrore membris, et omnibus sine spe vitae iam mori paratis, prosternitur senior in oratione cum lacrimis, et geminas tendens palmas ad astra, beati Martini auxilium precabatur et, ut sibi dignaretur adesse, velociter proclamabat » (VM, I, 9, p. 144). « Cum haec agerentur, subito supervenit odor suavissimus quasi balsamum in navi, tamquam si cum turabulo aliquis circuiret, odor timiamatis efflagravit. Quo odore adveniente, cessit violentia saeva ventorum, elisisque aquarum adstantium molibus, redditur mare tranquillum. […] Quod nullus ambigat, beati viri adventu hanc tempestatem fuisse sedatam » (ibid.). Le contexte suggère qu’il s’agit d’un trajet fluvial plutôt que maritime ; L. Pietri pense à un voyage sur la Loire (cfr L. Pietri, La ville de Tours, p. 617). Par conséquent, nous traduisons « mare » par « étendue d’eau ». On remarque qu’il n’y a pas de vision du saint : seul le parfum est perçu ; par ailleurs, l’intervention du saint s’effectue à travers un rite d’encensement. La représentation de saint Martin est ici totalement différente de celle donnée par Grégoire dans les Histoires (cfr Hist., VII, 42 ; voir supra, p. 357). La Vie de Syméon Stylite le Jeune, écrite elle aussi vers la fin du vie siècle, raconte une guérison miraculeuse effectuée en pleine mer à l’intervention du saint : ici encore, les passagers sont « enveloppés de parfum » (Vie ancienne de s. Syméon Stylite le Jeune, 192, trad. P. Van Den Ven, Bruxelles, 1962-1970, t. 2, p. 194-195).

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mystérieusement accompli, et l’encens est utilisé pour vaincre non seulement les forces naturelles, mais aussi une influence démoniaque, suggérée par l’intervention sarcastique du passager285. Lu en rapport avec les précédents textes, celui de Grégoire nous permet aussi de mieux cerner la ‘circulation’ de certains éléments d’un récit à l’autre286. Dans cet ensemble formé par la Vie de saint Germain d’Auxerre, les Miracles de saint Martin, et le chapitre III, 15 de l’Histoire ecclésiastique, on retrouve trois récits de tempêtes calmées par miracle. Les éléments pour nous significatifs y apparaissent néanmoins de différentes manières. Dans les deux premiers textes, une influence démoniaque est signalée, alors que Bède n’en dit mot ; en revanche, Bède comme Constance de Lyon mentionnent une aspersion d’huile qui calme la mer ; Grégoire, en revanche, ignore cet élément mais décrit les exhalaisons d’un encensement invisible. Ce qui est commun dans ces récits, c’est évidemment le rôle central joué par le saint, présent corporellement ou non ; en outre, dans chaque cas, le miracle est le résultat d’une action rituelle (aspersion d’huile bénite, encensement). En tenant compte du fait que le saint constitue le ‘centre’ personnel de ces récits, et qu’il agit par le biais de rites, nous concluerions volontiers que, dans cet ensemble textuel au moins, les éléments « huile  » et « odeur suave d’encensement » sont en quelque sorte équivalents287. La cohérence de cette équivalence nous semble encore vérifiable si l’on adopte une autre perspective. Dans ces récits, la tempête a une valence purement

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G. de Nie écrit que la tempête elle-même est implicitement attribuée à l’action démoniaque (cfr G. de Nie, Views from a many-windowed tower, p. 95). Ce faisant, nous ne nous intéressons pas en priorité à la question des sources littéraires de ces textes, ni à celle de leurs éventuels emprunts mutuels ; nous les considérons plutôt comme un ensemble, défini par le sujet de la tempête, et dont les composants sont le produit d’une même culture religieuse. Un autre miracle de Syméon Stylite le Jeune consiste justement en l’apaisement d’une tempête : « Dorothée, prêtre et moine du pieux monastère du saint, en raison d’une nécessité personnelle, monta sur un bateau pendant la saison d’hiver, en se confiant aux prières de Syméon, et partit pour le pays de Pamphylie. On était déjà parvenu au milieu de la traversée quand s’éleva un vent contraire violent et la mer se déchaîna furieusement. […] Le moine exhorta le capitaine et les matelots à ne pas désespérer […] mais plutôt à invoquer, par l’intermédiaire de son saint serviteur Syméon du Mont Admirable, Celui qui pouvait les délivrer de ce péril grâce à son intercession. Après leur avoir parlé ainsi et demandé la grâce du saint, le moine prit de la poussière du saint serviteur de Dieu qu’il portait sur lui comme eulogie, et l’ayant versée dans de l’eau, il jeta celle-ci dans la mer et en aspergea tout le bateau, en disant : ‘Saint serviteur de Dieu Syméon, dirige-nous et sauve-nous’. Sur ces paroles, tous ceux du bateau furent imprégnés de parfum, l’eau de la mer entourait le bateau comme un mur et les vagues n’avaient pas le pouvoir de se jeter sur lui » (Vie ancienne de s. Syméon Stylite le Jeune, 235, p. 236-237). Ici, l’accent est mis sur le rôle d’intercesseur du saint ; de la poussière de sa tombe, et non de l’huile, est utilisée mêlée à de l’eau. Mais le résultat est identique : la tempête se calme tandis qu’un parfum enveloppe les voyageurs. Si l’on confronte ces divers récits aux textes évangéliques de tempêtes apaisées, on note immédiatement que Jésus calme la mer sans recourir à un rite quelconque : sa seule présence dans la barque suffit (cfr Matth. 14, 22-33 ; Marc. 6, 45-52 ; Ioh. 6, 16-21).

v  Lieux et espaces odorants

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négative, diabolique même. De plus, ce qui caractérise ce genre de situation, c’est le bouleversement, l’agitation, l’instabilité. L’intervention du saint consiste justement à rétablir la tranquillitas288. Nous avons, dans de précédents chapitres, observé l’opposition faite entre, d’une part, la permanence et l’intégrité corporelles des saints, et d’autre part, l’‘écoulement’, la dissolution physique des pécheurs ; nous avions également mentionné l’angoisse des hommes de l’Antiquité tardive devant l’impermanence radicale du corps289. L’expérience de la tempête n’est-elle pas imprégnée de ces sentiments ? N’est-elle pas, par excellence, expérience concrète, dramatique et périlleuse de l’impermanence ? Des conceptions analogues semblent donc apparaître dans les différents récits : aux signes nauséabonds de la décomposition s’opposait la préservation et la suave odeur des corps saints ; de même, donc, au chaos de la tempête diabolique s’oppose le saint, son huile bénite et son encens. Conclusion Nous avons parcouru différents lieux et espaces liés aux saints. Revenons brièvement sur nos pas. Dans les textes hagiographiques, les descriptions de jardins monastiques nous sont apparues évocatrices du Paradis terrestre. Il est difficile de discerner, dans des descriptions imprégnées de modèles littéraires, quelles impressions pouvaient susciter les senteurs végétales, mais elles pouvaient fort bien être associées elles aussi à des images paradisiaques. C’est d’autant plus probable que des fleurs, des pampres de vigne, des arbres apparaissaient dans les peintures et les mosaïques, ainsi que dans le décor sculpté, des églises290 ; pour leur part, ces représentations devaient avoir une force évocatrice difficile à imaginer pour nous, qui vivons dans un monde saturé à l’extrême d’images et d’informations les plus disparates. Difficile aussi de saisir la sensibilité des saints aux parfums des plantes. Nous pouvons seulement supposer que, dans un monde essentiellement rural, les odeurs végétales étaient bien plus présentes que de nos jours, et que les conditions générales d’existence faisaient que l’on devait y prêter attention. Grâce à Grégoire de Tours, en revanche, nous avons pu observer que l’attitude des saints à l’égard des fleurs et des arbres va de l’indifférence à l’émotivité la plus extrême (colère, par exemple) ; certains saints s’y montrent même très sensibles, aussi sur un plan esthétique. C’est chez Grégoire encore que nous avons constaté que les phénomènes de fleurs ou d’arbres renaissants et refleurissants donnent lieu à une lecture théologique, voire apologétique, évidente, et parfois explicitée : ces prodiges manifestent la réalité actuelle de

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Cfr VM, I, 9. Cfr supra, p. 244. Cfr J. Hubert, J. Porcher, W. F. Volbach, L’Europe des invasions, passim.

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la résurrection – celle des saints en premier lieu, attestée également à travers leurs virtutes. Dans la plupart des textes que nous avons lus, les odeurs sont donc suggérées plutôt que décrites  – peut-être parce qu’il était évident que des jardins et des fleurs sont odorants, alors que nous avons perdu la spontanéité de cette représentation. De même, les usages de matériaux végétaux locaux dans la construction des tombes et des premiers abris édifiés sur elles, ainsi que dans la décoration des sanctuaires et des autels, ne sont pas nécessairement liés à la recherche d’odeurs agréables  – du moins les textes n’en font-ils pas mention explicite. En revanche, de merveilleuses odeurs s’exhalent parfois dans les sanctuaires et près des tombes saintes : elles émanent d’arbres fleurissant miraculeusement, de roses éclatantes déposées par une main invisible, mais elles peuvent aussi consister en parfums flottant dans une basilique ou autour d’un saint évêque… Dans des lieux déjà visiblement indiqués comme sacrés, l’odeur de sainteté manifeste la présence vivante et agissante des bienheureux. Ces espaces marqués par d’extraordinaires parfums ne sont cependant pas limités à la tombe et au sanctuaire : même les reliques secondaires du saint ou de la sainte – reliques mobiles par définition – étendent en tout lieu les espaces sacrés, dont les contours apparaissent toujours changeants. Nous l’avons observé principalement en repérant les emplois des huiles sanctifiées par le contact ou la proximité des corps saints. Ceux-ci transmettent en effet à l’« oleum sanctificatum » leurs propriétés : conservation, intégrité, parfum aussi. L’onction, l’ingestion, ou l’aspersion d’huile sainte marque donc, hic et nunc, un lieu d’intervention du saint : un espace sacré distinct de celui de la tombe sainte, mais dans lequel se laisse aussi percevoir un parfum ‘d’outretombe291’. En résumé, notre parcours a fait s’alterner des perspectives différentes : les jardins, espaces naturels de l’existence du saint ; la communication aux plantes de sa virtus ; les odeurs, miraculeuses ou non, perçues près de sa tombe et dans les sanctuaires ; l’extension de l’espace dans lequel est présent le saint. Le résultat le plus net de toutes ces analyses tient au fait que, quand il y a mention explicite d’une odeur – et de ses effets –, elle est associée à un phénomène prodigieux et à la présence du saint. Celui-ci peut être vivant ou mort, les suaves parfums sont toujours, selon diverses modalités, perçus près de lui, en lien avec lui. Ainsi, les espaces odorants dessinés dans l’hagiographie sont typiquement des

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Constatant que « le myron permet que la virtus du saint puisse se manifester au loin sans que sa présence physique ne soit requise », B. Caseau fait remarquer que le développement d’un culte dépend aussi de la disponibilité concrète de cette huile miraculeuse sous forme d’eulogies ; c’est précisément ce qui assura le rayonnement très large des cultes de saint Ménas ou de saint Démétrius, alors que celui des saints Cyr et Jean de Menouthis, en l’absence de ces eulogies, resta finalement local (cfr B. Caseau, « Parfum et guérison », p. 188-190).

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espaces dans lesquels le saint évolue292. Et s’il est vrai que cette constatation dépend de la nature même des sources que nous avons étudiées, il n’était pas inutile de vérifier à quel point la personne du saint est centrale dans la définition d’‘espaces très spéciaux’ par le jeu d’odeurs variées.

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Dans cette perspective, les parfums des jardins monastiques, bien que dénués de l’aspect miraculeux, marquent eux aussi des espaces associés aux saints.

Chapitre VI

Les odeurs de l’Au-delÀ

Introduction Après avoir lu de nombreux témoignages concernant l’odeur suave des saints, odeur fréquemment perçue après leur mort, nous ne pouvons que nous interroger sur le rapport de l’odor suavitatis avec les expériences et les représentations de l’Au-delà. En fait, nous avons déjà eu affaire à des récits dans lesquels des parfums d’un autre monde s’insinuaient à travers le voile des apparences et manifestaient la proximité et l’action du saint, voire de Dieu luimême ou, au contraire, l’agir des démons. La question qui se pose est donc la suivante : le sens olfactif a-t-il sa place lorsque l’objet de l’expérience n’est plus une personne humaine, aussi extraordinaire qu’elle soit, mais Dieu lui-même, ainsi qu’un monde conçu comme ‘au-delà’ du monde visible ? C’est une question d’importance pour notre recherche, car si les perceptions sensorielles existent même dans l’Au-delà, ou si elles peuvent atteindre des objets surnaturels ici-bas, les témoignages concernant l’odeur des saints devront être considérés dans une perspective encore plus large. En lien avec cette première question, il faut essayer de saisir comment se présentent les odeurs de l’Au-delà, à quoi elles ressemblent, et quels sont leurs effets. Les textes font-ils intervenir de nouveaux éléments descriptifs ? Observe-t-on une intensité plus grande, des effets différents que dans le cas, par exemple, du parfum des saints ? Pour tenter de répondre à ces interrogations, nous nous tournerons spécifiquement vers deux groupes de textes : le premier comprend des récits de visions et d’expériences du Paradis ou de l’Enfer ; le second rassemble des récits de manifestations divines, ou ‘théophanies’. Les récits de visions1 Dans l’Antiquité, le nom de ‘visions’ pouvait désigner de multiples phénomènes de connaissance qui ont en commun de sembler provenir d’un ‘audelà’, d’une manière qui n’est pas activement suscitée par leur bénéficiaire. Les songes, par exemple, ne formaient pas une catégorie nettement distinguée. Il 1

Pour d’autres descriptions (non narratives) des odeurs de l’Au-delà, voir notre Première Partie, p. 64 sq. Sur les visions en général, voir P. Adnès, « Visions », DS, 16, col. 949-1002.

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Deuxième partie

serait donc anachronique de chercher à séparer radicalement rêves et visions, car ils revêtaient la même importance pour les anciens2. Cette remarque devrait nous permettre d’aborder avec empathie les textes présentés dans ces pages3. Les principaux récits de visions sont heureusement disponibles dans des éditions modernes, dont certaines sont rassemblées dans un commode ouvrage de Maria Pia Ciccarese4. Par ailleurs, de nombreuses études ont été consacrées à cette littérature pour l’époque antique et médiévale5. En revanche, l’historiographie de l’Au-delà chrétien pris en soi – celle du Paradis en particulier – reste encore relativement modeste6. Dans ce chapitre, nous nous limiterons autant que possible aux éléments concernant odeurs et olfaction, et ce bien que la richesse de la littérature visionnaire et les questions qu’elle soulève dépassent grandement ce domaine restreint. Même délimité de cette façon, le corpus des visiones présente l’intérêt d’une diversité certaine. Celle-ci se manifeste, en premier lieu, sur le plan chronologique, puisque nous prendrons pour point de départ deux textes datant du début du iiie siècle, et que les documents suivants s’échelonnent du vie au viiie siècle. D’autre part, la diversité de ces textes provient aussi de leurs origines géographiques : de l’Afrique du Nord à l’Angleterre, de l’Espagne à la Gaule ou à l’Italie. Un autre point d’intérêt présenté par les récits de visions est d’ordre comparatif. En effet, si les études portant sur le culte des saints et l’hagiographie 2

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Cfr ibid., col. 949 et 959. Sur les différents types de ‘visions’ au Moyen Âge et sur la terminologie correspondante, cfr P. Dinzelbacher, Vision und Visionsliteratur im Mittelalter, Stuttgart, 1981. Nous n’avons pas l’intention d’affronter ici la délicate question du statut des divers récits que nous allons lire : pures fictions littéraires ? ou témoignages sincères ? Les catégories ne sont souvent pas aussi tranchées, la mise en forme littéraire ne s’opposant pas nécessairement à la sincérité (cfr B. Newman, « What Did It Mean to Say ‘I Saw’ ? The Clash between Theory and Practice in Medieval Visionary Culture », Speculum, 80 (2005), p. 4 ; P. Dinzelbacher, Vision und Visionsliteratur, p. 65 sq.). D’ailleurs, ce genre de questionnement ne revêtait probablement pas la même importance pour les auteurs anciens que pour nous. M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà in Occidente. Fonti. Modelli. Testi, Firenze, 1987.  Parmi les publications récentes en langue française, la plus importante est celle de Claude Carozzi, Le voyage de l’âme dans l’Au-delà d’après la littérature latine (v e-xiii e siècle), Rome, 1994. Outre l’ouvrage déjà cité de P. Dinzelbacher, on trouvera une excellente et récente présentation de la ‘culture visionnaire’ au Moyen Âge (principalement xiie-xve s.), avec une particulière attention aux divers types de visions, ainsi qu’à leurs théorisations divergentes, dans l’article de B. Newman, « What Did It Mean to Say ‘I Saw’ ? ». Voir aussi l’article de synthèse de J. Le Goff, « Rêves », dans Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, dir. J. Le Goff, J.-Cl. Schmitt, Paris, 1999. Un article récent concerne directement le haut Moyen Âge latin : J. Keskiaho, « The hand­ ling and interpretation of dreams and visions in late sixth- to eighth-century Gallic and AngloLatin hagiography and histories », Early Medieval Europe, 13 (2005), p. 227-248. Rappelons quelques titres récents essentiels : J. Le Goff, La naissance du purgatoire, Paris, 1981 ; id., « Au-delà », dans Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval ; J.  Delumeau, Une histoire du Paradis. I : Le jardin des délices, Paris, 1992 ; J. B. Russell, A History of Heaven. The Singing Silence, 3e éd. corr., Princeton, 1999. Sur le Paradis, d’autres études plus anciennes sont citées par P. Dinzelbacher, Vision und Visionsliteratur, p. 105, n. 479. De même, au sujet de l’Enfer, cfr ibid., p. 90, n. 356.

vi  Les odeurs de l'Au-delà

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abondent, de même que celles consacrées aux visiones, les deux domaines tendent à être abordés séparément. La problématique des odeurs et de l’olfaction requiert, en revanche, le recours à des sources multiples. En questionnant aussi les récits de visions, il devient possible de dégager des différences ou des convergences par rapport aux textes hagiographiques que nous avons principalement étudiés jusqu’ici7. Manifestations divines Nous avons déjà rencontré des textes faisant état du suave parfum perçu lors de la visite de personnages célestes, tel l’ange accueilli par le jeune Cuthbert et qui laisse derrière lui des pains d’une odeur délicieuse8. Les récits regroupés dans la seconde section de ce chapitre relatent des histoires différentes, mais qui concernent toutes des manifestations olfactives de l’Au-delà dans le monde des hommes. Plus précisément, il s’agit de manifestations de Dieu : leur contexte religieux évidemment chrétien est celui de manifestations personnelles – d’ailleurs, leurs descriptions reprennent parfois des éléments des théophanies bibliques9. En d’autres termes, le sujet autant que l’objet de ces manifestations, c’est Dieu – qui peut se manifester de façon spécifique en l’une ou l’autre des Personnes de la Trinité. Un des critères que nous avons suivis dans la sélection de ces textes réside donc dans l’attribution à Dieu, sans intermédiaire ou sans intercesseur, d’une manifestation de soi-même. En outre, à la différence des visions, mais aussi des ‘visites’ célestes comme celle reçue par Cuthbert, les destinataires des théophanies10 sont des groupes, parfois nombreux. Ce caractère collectif, que l’on rencontre déjà dans certaines des grandes théophanies bibliques, est un second critère adopté pour retenir ou non certains témoignages. L’interrogation qui a motivé l’étude de ces textes concerne leurs éventuels rapports avec l’abondante littérature patristique consacrée aux parfums divins. Dans la Première Partie de cette recherche, nous avons présenté des textes illustrant les diverses associations établies entre les Personnes divines et les bonnes odeurs. Il s’agissait toutefois de littérature théologique, nécessairement imprégnée de métaphores. Les textes que nous étudierons dans ce chapitre sont, au contraire, des récits, des relations d’événements qui se veulent véridiques. Ces

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Nous verrons d’ailleurs que la littérature visionnaire a subi une nette évolution et qu’elle n’a pas toujours été autonome. Cfr supra, p. 164-167. Sur les manifestations divines parmi les chrétiens et les païens dans l’Antiquité, cfr R.  Lane Fox, Païens et chrétiens. La religion et la vie religieuse dans l’Empire romain de la mort de Commode au concile de Nicée, Toulouse, 1997, passim. Dans l’ouvrage cité dans la note précédente, R. Lane Fox utilise essentiellement le terme ‘épiphanie’. Néanmoins, suivant en ceci l’usage de la TOB et de X. Léon-Dufour (Dictionnaire du Nouveau Testament, 2e éd. revue, Paris, 1975), nous utiliserons exclusivement le terme ‘théophanie’, bien qu’il soit plus général – les emplois des deux semblent d’ailleurs fluctuants.

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Deuxième partie

récits, que nous disent-ils du parfum de Dieu ? Dans quelles circonstances celui-ci se manifeste-t-il ? Les récits dont nous disposons sont-ils aussi nombreux que les textes théologiques des Pères ? Autant de questions que nous aborderons dans la deuxième partie du chapitre. Visions de l’Au-delà La ‘Visio Pauli’ L’Apocalypse de Paul (ou Visio Pauli) constitue, selon les mots d’un spécialiste, « le paradigme, immédiat ou médiat, pour presque toutes les visions de l’Au-delà au Moyen Âge11 ». C’est donc par ce texte que nous commencerons notre propre ‘itinéraire’ parmi les odeurs de l’Au-delà. Datée du milieu du iiie siècle, voire du dernier tiers du iie siècle, l’Apocalypse de Paul connut, dans l’Antiquité tardive et le Moyen Âge, une grande popularité. En dépit de son rejet par un Augustin12, nous avons des documents témoignant que ce texte était accueilli favorablement dans certains secteurs de l’Église : Origène, par exemple, écrit qu’à son époque il était considéré comme révélé13. Néanmoins, « peu d’auteurs nous renseignent sur son contenu effectif et plusieurs semblent le citer sans l’avoir effectivement lu14 ». Si le texte a probablement été rédigé en grec d’abord –  en Asie ou en Égypte  –, il fut vite traduit en latin, syriaque, copte, etc.15, et circula en premier lieu dans les milieux monastiques16. C’est toutefois en latin que la Visio Pauli connut la plus grande popularité, à travers différentes recensions, qui se sont intéressées principalement aux pages concernant les peines infernales17. De cette version latine, Augustin nous a laissé le premier témoignage, dans les années 42018. Césaire d’Arles (mort en 543) en citera plusieurs fois un passage comme provenant de l’Écriture – mais il n’en a peut-être qu’une connaissance indirecte19. Dans la seconde moitié du vie siècle, Grégoire de Tours et Grégoire le Grand la connaissent20. En Occident aussi, c’est semble-t-il dans les milieux 11 12 13

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P. Dinzelbacher, « Il corpo nelle visioni dell’aldilà », Micrologus, 1 (1993), p. 305. Cfr Augustinus, Tractatus in Iohannis evangelium, 98, 8 (texte daté d’après 419/420). Cfr Cl.  Carozzi, Eschatologie et Au-delà : recherches sur ‘l’Apocalypse de Paul’, Aix-en-Provence, 1994, p. 9-12. Ibid., p. 12. Cfr Cl.-Cl. Kappler, R. Kappler (introd., trad., notes), « L’Apocalypse de Paul », dans Écrits apocryphes chrétiens, dir. Fr. Bovon, P. Geoltrain, t. 1, Paris, 1997, p. 779-780. Le texte présenté est celui de la version latine longue. L’Apocalypse de Paul fait elle-même l’éloge de la vie ascétique, jugée supérieure à la condition du clergé (cfr Apocalypse de Paul, 9a, ibid., p. 790-791). Cfr M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 42-45. Cfr supra, n. 12 ; Cl. Carozzi, Eschatologie, p. 174. Cfr ibid., p. 175. Cfr M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 43.

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monastiques que la Visio Pauli connut dans un premier temps la plus vaste diffusion : dans la première moitié du vie siècle, la Règle du Maître et celle de saint Benoît en témoignent21 ; et Aldhelm de Malmesbury (v.  640-709) la cite explicitement dans son gros traité sur la virginité22. Jusqu’au viie siècle, c’est même principalement dans les monastères qu’elle fut lue23. Partageant l’intérêt général des apocryphes pour des sujets que l’Écriture n’affronte pas, l’Apocalypse de Paul s’appuie sur les propres mots de l’Apôtre, qui fait allusion à une expérience extatique personnelle : « […] cet homme fut enlevé jusqu’au Paradis et entendit des paroles inexprimables qu’il n’est pas permis à l’homme de redire24 ». Mais ce que Paul ne peut pas dire, l’Apocalypse va le faire25 ! Composée à une époque du christianisme où l’attente de la Parousie s’émousse26, son thème premier est le destin individuel des âmes après leur mort. Cependant, « la félicité des bienheureux [y] tient moins de place que les supplices et le désespoir des damnés27… » Les versions latines abrégées privilégieront même la vision des peines infernales – ce sera encore plus nettement le cas dans les versions françaises médiévales28. En accord avec cette prédominance de l’Enfer, l’unique odeur que mentionne la version latine brève de l’Apocalypse de Paul est la puanteur du lieu dans lequel sont enfermés les morts que le Christ a laissés là, lieu où, lors du jugement dernier, les païens seront précipités pour toujours. Dans ce passage, Paul et l’ange qui le guide parviennent auprès d’un puits : Et il le transporta [=  Paul] vers le septentrion, au-dessus d’un puits scellé avec sept sceaux. L’ange dit : ‘Éloigne-toi, si tu ne peux supporter la puanteur du lieu.’ L’entrée du puits fut ouverte, et il s’en leva une puanteur supérieure à ces peines [décrites ci-dessus]. Et il vit des murs de feu s’élevant de chaque côté29.

Les éléments notables de ce passage sont : la puanteur sortant du puits (lieu obscur et souterrain, par ailleurs scellé) ; son association avec la gigantes21 22

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Cfr Cl. Carozzi, Eschatologie, p. 175-176. Cfr ibid., p.  177. Sur l’ouvrage d’Aldhelm, cfr Fr.  Brunhölzl, Histoire de la littérature latine du Moyen Âge, I/1, Louvain-la-Neuve, 1990, p. 199-201. Cfr Cl. Carozzi, Eschatologie, p. 177. Il faut d’ailleurs noter l’influence exercée sur certaines recensions de la Visio Pauli par d’autres textes, en particulier les Dialogues de Grégoire le Grand (cfr M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 43-44). II Cor. 12, 4. Ce qui est conforme à sa nature de revelatio, fondée sur l’autorité de l’Apôtre (cfr Cl. Carozzi, Eschatologie, p. 15). Le titre Visio Pauli est aussi parfaitement en accord avec son contenu (cfr Cl. Carozzi, ibid., p. 7). Cfr Cl. Carozzi, ibid., p. 9. Cl.-Cl. Kappler, R. Kappler, « L’Apocalypse de Paul », p. 778. Cfr ibid., p. 780. « Et tulit eum ad septentrionem super puteum sigillatum sigillis septem. Et dixit angelus : ‘Vade longe, si non possis sustinere fetorem loci.’ Et apertum est os putei, et surrexit quidam fetor super has penas. Et vidit muros igneos elevantes se ex utraque parte » (Visio beati Pauli apostoli apocripha, 9, éd. Th. Silverstein, Studies and Documents, IV, London, 1935, cit. in M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 52. Nous nous inspirons de la traduction italienne).

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que fournaise ; le fait qu’elle est pire que les tourments des damnés décrits jusque là – d’ailleurs, l’ange avertit Paul de son caractère intolérable. La version latine longue de l’Apocalypse, publiée par Claude Carozzi, précise que cette horrible odeur est « une puanteur extrêmement âpre et nocive30 ». Tout cela n’est pas entièrement nouveau : l’image du puits infernal était déjà présente dans l’Apocalypse de Jean, dans laquelle c’est de la fumée qui sort de l’abyme31. Nous observons donc le passage, d’un texte à l’autre, de l’emploi de fumus à celui de fetor. En dépit des descriptions fournies par l’Apocalypse de Paul et d’autres écrits analogues, jusqu’au ive siècle les caractéristiques des lieux infernaux semblent rester vagues, ou du moins lacunaires et contradictoires, pour le commun des chrétiens32. Le Paradis aussi, jusqu’à cette époque, est décrit de manière peu homogène. Dans la version latine longue de la Visio Pauli, l’unique parfum mentionné est celui de « la fumée de bonne odeur [qui] s’éleva près de l’autel du trône de Dieu33 » : un élément à la fois du culte et des théophanies bibliques, mentionné dans l’Apocalypse de Jean34. On observe à ce propos que le terme fumus peut évoquer aussi bien la fumée des aromates que celle de la fournaise infernale, comme nous l’avons vu ci-dessus. La Passion de Perpétue Le texte communément intitulé Passio sanctarum Perpetuae et Felicitatis est un document extraordinaire35, et non seulement parce que son contenu deviendra, à l’instar de la Visio Pauli, une référence-clé de la littérature visionnaire chrétienne : c’est un témoignage direct et personnel, produit dans des circonstances poignantes. En effet, Perpétue, une jeune chrétienne de bonne famille, se trouve avec quelques compagnons dans une prison de Carthage, en l’an 203. Là, dans l’obscurité terrifiante de sa cellule36, elle a donné naissance à un enfant. En attendant la mort, elle tient une sorte de journal, « l’un des plus intimes parmi les premiers textes chrétiens37 », dans lequel elle note les visions dont elle est gratifiée ; Saturus, un catéchiste emprisonné avec elle, bénéficie lui aussi de visions, qu’il transcrit à son tour38. C’est une de ces dernières qui nous concerne 30

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« […] fetor quidam durus et malignus valde » (Visio Pauli, 41, 2, éd. et trad. Cl. Carozzi, Eschatologie, p. 244-245). Cfr Apoc. 9, 2. Cfr J. Amat, Songes et visions. L’Au-delà dans la littérature latine tardive, Paris, 1985, p. 383-390. « Et elevatus est fumus odoris boni iuxta altare throni Dei… » (Visio Pauli, 44,  1, éd. et trad. Cl. Carozzi, Eschatologie, p. 250). Cfr Apoc. 8, 4 ; 19, 3. « […] pour l’ampleur et le pathétique, le chef-d’œuvre de la littérature hagiographique » (H. Delehaye, Les Passions des martyrs et les genres littéraires, 2e éd. rev. et corr., Bruxelles, 1966, p. 49). Cfr Passio Perpetuae et Felicitatis, 3. R. Lane Fox, Païens et chrétiens, p. 416. Un dernier rédacteur, parfois identifié avec Tertullien, complètera la composition et en préparera la publication (cfr M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 68).

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directement. À travers elle, Saturus contemple l’arrivée, désormais imminente, des martyrs au Paradis : Et tandis que nous étions transportés par les quatre anges, s’ouvrit devant nous un grand espace, qui était comme un jardin, ayant des buissons de roses et toutes sortes de fleurs. La hauteur des arbres était comme celle de cyprès, et leurs feuilles tombaient39 sans cesse40.

Après avoir rencontré des martyrs exécutés avant eux, Saturus, Perpétue et leurs compagnons sont accompagnés à l’intérieur d’un espace « dont les parois semblaient faites de lumière41 » ; là, ils saluent le Seigneur entouré d’anges, de vieillards et de nombreuses autres personnes : Il nous parut ainsi qu’ils voulaient fermer les portes. Et nous avons commencé à reconnaître là de nombreux frères ainsi que des martyrs. Tous ensemble, nous étions sustentés par un indicible parfum, qui nous rassasiait. Alors, tout en me réjouissant, je me suis éveillé42.

Le Paradis vu par Saturus correspond aux éléments d’une vision antérieure de Perpétue : l’espace illimité, le jardin43, mais la description qu’il en donne est plus détaillée : il s’agit ici d’un viridarium, ce « parc ornemental planté d’arbres et de fleurs, qui entourait les villas de l’époque, ainsi que les tombeaux et les temples44 ». À l’image du jardin d’Éden, présente dans les Apocalypses apocryphes, se substitue celle du locus amoenus latin, également appliquée au Paradis par Tertullien45. L’image du Paradis comme jardin fleuri et parfumé connaîtra par la suite une vaste diffusion, au point de constituer un véritable topos littéraire46. Dans la vision de Saturus, on reconnaît dans les roses et dans les arbres comparés à des cyprès des symboles funéraires ; par sa couleur, la rose évoque aussi le martyre47. 39

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L’édition de J. A. Robinson (Texts and Studies, II, 2, Oxford, 1891) opte pour « canebant » au lieu de « cadebant ». Tant M. P. Ciccarese que J. Amat estiment qu’elle est plus suggestive et donc préférable, en particulier parce que le motif des ‘feuilles chantantes’ fait partie des descriptions de loci amoeni (cfr J. Amat, Songes et visions, p. 125-126 ; M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 83, n. 17, avec références aux littératures apocryphe, celtique et même islamique). « Et dum gestamur ab ipsis quattuor angelis, factum est nobis spatium grande, quod tale fuit quasi viridarium arbores habens rosae et omnes genus flores. Altitudo arborum erat in modum cypressi, quarum folia cadebant sine cessatione » (Passio sanctarum Perpetuae et Felicitatis, 11, 5-6, éd. H. Musurillo, Oxford, 1972, cit. in M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 76). « […] cuius loci parietes tales erant quasi de luce aedificati… » (ibid., 12, 1, p. 78). « Et sic nobis visum est quasi vellent claudere portas. Et coepimus illic multos fratres cognoscere sed et martyras. Universi odore inenarrabili alebamur qui nos satiabat. Tunc gaudens experrectus sum » (ibid., 13, 7-8, ibid.). « […] spatium immensum horti » (ibid., 4, 8, p. 72). J. Amat, Songes et visions, p. 124. Cfr Tertullianus, Ad nationes, 1, 19, 6, cit. dans J. Amat, ibid., p. 125. Cfr M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 82, n. 15. Sur le thème du locus amoenus, cfr l’ouvrage classique de E. R. Curtius, La littérature européenne et le Moyen Âge latin, (1ère éd. all. 1947), Paris, 1991, p. 317-322. Cfr J. Amat, Songes et visions ; M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 82, n. 16.

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Un élément nouveau, et destiné à revenir dans des descriptions postérieures, est celui de l’ineffable ‘parfum nourricier’. Ici, le caractère indicible de cette fragrance est à prendre à la lettre, puisqu’elle n’est pas décrite autrement que par son effet ; on peut seulement supposer qu’elle est liée au jardin fleuri dans lequel se trouvent alors les martyrs – d’ailleurs, le parfum du jardin paradisiaque est présent dans l’Apocalypse de Pierre, datée du iie siècle48. En revanche, Saturus dit bien l’origine céleste de ce parfum lorsqu’il en indique l’effet : alimenter et rassasier. Ainsi, lui et ses compagnons sont non seulement nourris, mais comblés : sensation de plénitude propre aux perceptions d’odeurs célestes49. Le thème du parfum nourricier était déjà présent dans la Bible50, de même que l’idée selon laquelle les bienheureux dans le ciel n’ont plus faim ni soif51. À ce symbolisme de la présence et de la vie divine, se mêle ici la croyance archaïque voulant que les âmes se nourrissent d’odeurs52. Ainsi, avant de mourir, Saturus laisse du Paradis une peinture « à la fois latine et chrétienne », qui « demeure profondément originale53 » et qui exerça une influence notable sur les descriptions postérieures du Paradis comme jardin54. La Passion de Perpétue et de Félicité fut rapidement connue dans toute l’Afrique, où elle était lue lors de l’anniversaire des martyrs : Tertullien la mentionne ; Augustin en fera l’exégèse dans plusieurs sermons55 et dans le De na48

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Le Paradis est « un grand jardin ouvert, plein d’arbres féconds et de fruits bénis. Il était plein d’arômes parfumés, et son odeur venait jusqu’à nous. À l’intérieur, je vis de nombreux fruits merveilleux » (Apocalypse de Pierre, 16, 2-3, trad. P. Marassini, dans Écrits apocryphes chrétiens, p. 773). Cependant, B. Kötting lie le parfum inhalé par Saturus et ses compagnons aux anges du Paradis (cfr B. Kötting, « Wohlgeruch der Heiligkeit », in Jehnseitsvorstellungen in Antike und Christentum. Gedenkschrift für A. Stuiber, Münster, 1982 (Jahrbuch für Antike und Christentum. Ergänzungsband 9), p. 170) ; cette association, valable ailleurs, ne nous paraît pas étayée dans ce texte-ci. Cfr infra, p. 401-402. « […] variis odoribus delectatur cor… » (Prov. 27, 9). Cfr Is. 49, 10, repris dans Apoc. 7, 16. Les démons aussi : « Ce sont eux qui prennent plaisir ‘aux libations et à l’odeur des viandes’, dont s’engraisse la partie pneumatique et corporelle de leur être ; car cette partie vit des vapeurs et des exhalaisons, la variété de ses conditions de vie répondant à la variété des effluves qui la font vivre… » (citation de Porphyre rapportée par Eusèbe de Césarée, La préparation évangélique, IV, 22, 12, éd. É. des Places, trad. O. Zink, Paris, 1979, p. 223). Dieu, au contraire, « l’Artisan et Père de cet univers n’a pas besoin de sang ni de la fumée des sacrifices, ni du parfum des fleurs et des encens, puisqu’il est lui-même le parfum suprême… » (Athénagore d’Athènes, Supplique au sujet des chrétiens et sur la résurrection des morts, XIII, 2, éd., trad. B. Pouderon, Paris, 1992, p. 111. L’écrit date de la seconde moitié du iie siècle). Contemporain d’Athénagore, Irénée de Lyon partage l’idée que Dieu « lui-même n’avait nul besoin de tout cela [lois cultuelles] : depuis toujours il est rempli de tous les biens, ayant en lui toute odeur de suavité et toutes les fumées des parfums… » : « Ipse quidem nullius horum est indigens – est enim semper plenus omnibus bonis omnemque odorem suavitatis et omnes suaveolentium vaporationes habens in se… » (Irenaeus Lugdunensis, Adversus haereses, IV, 14, 3, éd. dir. A. Rousseau, Paris, 1965, p. 547). J. Amat, Songes et visions, p. 127. Cfr ibid., p. 128. Le texte de la Passion et les sermons d’Augustin sur le natalicium de Perpétue et de Félicité sont rassemblés dans C. Allegro (a cura di), Martirio di Policarpo, Passione di Perpetua e Felicita con sermoni di Agostino, Roma, 2001.

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tura et origine animae ; enfin, les autres Passions africaines reflètent l’influence de l’exemple qu’elle a laissé56. La vision de Salvius Presque quatre siècles séparent les visions contenues dans la Passion de Perpétue et celles que Grégoire de Tours transcrit dans ses Histoires : non que les récits de visions fassent défaut dans ce laps de temps57, mais il ne nous est pas possible de leur consacrer plus d’espace dans ces pages. Dans le dernier quart du vie siècle, donc, Grégoire relate deux visions58. Il précède en cela son contemporain, le pape Grégoire le Grand, dont l’influence des Dialogues sur la formation de la littérature des visiones fut dès leur époque ouvertement reconnue, à la différence des écrits de l’évêque de Tours59. La première vision relatée par celui-ci dans les Histoires est attribuée à un abbé, Sunniulfus. Celui-ci raconte avoir été conduit « per visum » devant un fleuve de feu, dans lequel sont plongés beaucoup de gens ; le fleuve est traversé par un pont très étroit ; de l’autre côté du pont se trouve une grande maison blanche. Quelqu’un explique à Sunniulfus que ceux qui – comme lui-même – se montrent faibles dans la direction de leur communauté, tomberont du pont ; ceux, au contraire, qui auront montré de l’énergie dans leur tâche, le franchiront sans danger. À la suite de cette vision, Sunniulfus fit montre d’une sévérité beaucoup plus grande envers les moines qui lui étaient confiés60. Ce court récit ne mentionne nulle odeur, mais il soulève la question de la circulation des thèmes et des images. En effet, nous verrons qu’à peu près à la même époque, le pape Grégoire le Grand transcrit une vision dont les principaux éléments sont ceux que nous venons de lire61. Or, la vision de Sunniulfus semble avoir été ajoutée par Grégoire de Tours au moment de la dernière révision de son ouvrage, à laquelle il travaillait au moment de sa mort (594). Même si, sur d’autres points, la question de la mutuelle connaissance des deux Grégoire est encore sujette à discussion62, il est possible que ce récit de vision soit lié

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Cfr J. Amat (éd., trad., comm.), Passion de Perpétue et de Félicité, Paris, 1996, p. 79-83. On se référera ici encore à l’étude de J. Amat, Songes et visions. Ce petit nombre est remarquable si l’on pense à l’intérêt, à la passion même, de Grégoire pour les manifestations miraculeuses de toutes sortes. Cfr M.  P. Ciccarese, « Alle origini della letteratura delle visioni : il contributo di Gregorio di Tours », Studi storico-religiosi, 5 (1981), p. 252. Cfr Hist., IV, 33. Dial., IV, 37, 7-12 (cfr infra, p. 404). Rappelons que les Dialogues sont datés d’entre juillet 593 et novembre 594 (cfr A.  de Vogüé (éd., introd., notes), Grégoire le Grand : Dialogues, Paris, 19781980, vol. 1, p. 27). « Che i due Gregori si conoscessero bene, anche se non di persona, è certo » (M. P. Ciccarese, « Alle origini », p.  262, n.  34. L’érudite italienne cite sur ce point O.  Chadwick, « Gregory of Tours and Gregory the Great », Journal of Theological Studies, 50 (1949), p. 38-49. Voir toutefois la note suivante pour un jugement plus réservé). Mais J. M. Petersen exclut la possibilité que Grégoire de Tours ait connu les Dialogues, et estime improbable que Grégoire le Grand ait lu

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à la lecture des Dialogues63. Il n’empêche que le sens de la vision de Sunniulfus est limité à la question de la nécessaire sévérité abbatiale, alors que Grégoire le Grand s’intéresse au sort post mortem des pécheurs64 : la perspective de Grégoire de Tours est plus ecclésiologique, voire ecclésiastique, que théologique65. La seconde vision transcrite dans les Histoires de Grégoire de Tours est beaucoup plus intéressante pour notre propos. Le bénéficiaire en est Salvius, un moine qui devint ensuite évêque d’Albi, et qui était l’ami de Grégoire. Celui-ci indique avoir écrit ce chapitre l’année de la mort de Salvius (584). Il dresse rapidement la biographie de son ami : après une carrière séculière, « dès que le parfum du souffle divin eut pénétré dans les profondeurs de ses entrailles, ayant abandonné le service du siècle, il gagna un monastère66 ». Il devint ensuite abbé, mais il aspirait avant tout à la solitude ; il renonça donc à sa charge et se fit reclus, observant une abstinence encore plus stricte, bien que dans le passé cela lui eût valu pendant neuf mois une maladie cutanée67. C’est précisément dans ces conditions, alors qu’il était alité, « épuisé par une fièvre excessive68 », que Salvius eut une vision du Paradis69 : sa cellule fut remplie de lumière et se mit à trembler ; et, tout en rendant grâce, il rendit l’âme. Mais voilà que, le lendemain, au moment des funérailles, le corps se met à bouger sur son brancard : comme quelqu’un se réveillant d’un profond sommeil, Salvius se plaint auprès de Dieu d’avoir dû revenir dans un monde de ténèbres. Pendant trois jours, il ne répond pas aux questions des autres moines, et ne prend ni nourriture ni boisson. Finalement, après avoir hésité, il raconte son expérience aux moines et à sa mère, accourue à l’annonce de sa mort : Lorsqu’il y a quatre jours, tandis que la cellule tremblait, vous m’avez vu privé de vie, j’avais été saisi par deux anges et j’ai été transporté dans les hauteurs des cieux70 …

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les Histoires de son homonyme gaulois (cfr J. M. Petersen, The ‘Dialogues’ of Gregory the Great in their Late Antique Cultural Background, Toronto, 1984, p. 76, 130-141). Voir aussi A. de Vogüé, « Grégoire le Grand, lecteur de Grégoire de Tours ? », AB, 94 (1976), p. 225-233. Cfr M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 149-150. L’auteure reste prudente et ne parle pas d’emprunt direct : « […] forse non è irragionevole pensare che la contemporanea pubblicazione dei Dial. abbia stimolato il già vivo interesse del nostro autore per le notizie concernenti l’oltretomba » (ibid., p. 150). Voir aussi : id., « Alle origini », p. 262-263. Nous avons indiqué dans la note précédente l’opinion contraire de J. M. Petersen. Comme le remarque judicieusement Cl. Carozzi, Le voyage de l’âme, p. 63. Cfr G. Cracco, « Gregorio e l’oltretomba », dans Grégoire le Grand. Actes du colloque de Chantilly (1982), éd. J. Fontaine et al., Paris, 1986, p. 256. « Iam cum divini spiramenti odor interna viscerum attigisset, relicta saeculari militia, monastyrio expetivit… » (Hist., VII, 1, p. 323). Au sujet de cette phrase, cfr supra, p. 161. Cfr ibid., p. 324. « […] febre nimia exaustus… » (ibid.). Notons que la vision survient après une intense pratique ascétique. Sur le rapport entre l’exercice du jeûne et les visions chez les païens et les chrétiens dans l’Antiquité, cfr R.  Lane Fox, Païens et chrétiens, p. 410-412. « Cum me ante hos quattuor dies, contremiscente cellola, exanimem vidistis, adpraehensus a duobus angelis in caelorum excelsa sublatus sum… » (ibid., p. 325. Nous nous inspirons, en la

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Salvius raconte avoir ensuite été introduit dans une demeure immense et remplie de lumière, dans laquelle se trouvait une foule de gens des deux sexes. Ayant été amené par les anges jusque devant une nuée lumineuse, Salvius est salué, dit-il, par « des martyrs et des confesseurs, qu’ici-bas nous honorons avec un respect profond71 ». Comme je me tenais donc debout à l’endroit qui m’avait été imposé, un parfum d’une extrême douceur m’enveloppa, de sorte que, restauré par cette douceur, je ne désirais plus aucune nourriture ni boisson72.

Mais, de la nuée lumineuse, une voix mystérieuse lui ordonne de retourner dans le monde, où l’attend le service des églises. Comme Salvius se lamente d’être ainsi frustré des merveilles qu’il a vues, la voix lui promet de veiller sur lui jusqu’au jour où il sera ramené en ce lieu. En larmes, le saint homme s’éloigne et, par la même porte, s’en retourne à son corps. Mais le récit de Grégoire ne finit pas avec celui de la vision de Salvius : Après avoir prononcé ces paroles, à la stupéfaction de tous ceux qui étaient là, le saint de Dieu recommença à dire avec des larmes : ‘Malheur à moi, parce que j’ai osé révéler un tel mystère. Car voici que le parfum suave, que j’avais puisé dans le lieu saint, et par lequel j’ai été sustenté pendant ces trois jours sans [prendre] aucune nourriture ou boisson, s’est retiré de moi73.

Après avoir supplié Dieu de le pardonner et de ne pas l’abandonner, Salvius accepte de manger et de boire quelque chose. Grégoire ajoute alors : Quant à moi qui écris ces choses, je crains que cela ne paraisse incroyable au lecteur, selon ce que Salluste, écrivant l’histoire, dit : ‘Lorsqu’on se remémore la valeur et la gloire d’hommes de mérite, chacun accepte sans objection les actions qu’il estime faciles pour lui à accomplir ; celles qui leur sont supérieures, il les regarde comme des fictions et des mensonges’. Je prends donc à témoin Dieu tout-puissant que j’ai appris de la bouche de [Salvius] lui-même tout ce que j’ai relaté74.

Cette ultime affirmation de Grégoire, qui s’appuye même sur Salluste75, est remarquable par le fait qu’elle révèle chez Grégoire une conscience de ce

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modifiant, de la traduction de R.  Latouche, Grégoire de Tours : Histoire des Francs, Paris, 1974, vol. 2, p. 77). « […] martyres ac confessores, quos hic summo excolemus famulatu » (ibid., p. 325). « Stans igitur in loco in quo iussus sum, operuit me odor nimiae suavitatis, ita ut, ab hac suavitate refectus, nullum adhuc cybum potumque desiderarem » (ibid.). « Haec eo loquente, stupentibus cunctis qui aderant, coepit iterum sanctus Dei cum lacrimis dicere : ‘Vae mihi, quia talem misterium ausus sum revelare. Ecce enim odor suavitatis, quam de loco sancto hauseram, et in quo per hoc triduum sine ullo cybo potuque sustentatus sum, recessit a me’ » (ibid., p. 326). « Ego vero haec scribens vereor, ne alicui legenti sit incredibile, iuxta id quod Salustius historiam scribens ait : ‘Ubi de virtute adque gloriam bonorum memores, quae sibi quisque facilia factu putat, aequo animo accepit ; supra ea veluti ficta pro falsis ducit’. Nam testor Deum omnipotentem, quia ab ipsius ore omnia quae rettuli audita cognovi » (ibid.). La citation vient du De conjuratione Catilinae, 3.

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qui est vraisemblable et de ce qui paraît incroyable. Retenons pour le moment la protestation de sincérité de Grégoire et essayons de dégager les éléments essentiels de son récit. En premier lieu, les circonstances de la vision : Salvius est gravement malade et rend l’âme ; on le pleure et on prépare ses funérailles ; il revient à la vie et raconte ce qu’il a vu. Nous avons ici, d’un côté, un tableau vraisemblable, susceptible d’expliquer dans une perspective rationaliste la vision (dans ce cas, on parlerait d’‘hallucinations’ causées par la condition pathologique du saint). Cette vraisemblance globale est renforcée par le fait que, depuis une trentaine d’années, nous avons été sensibilisés aux expériences de ‘mort temporaire’ qui rendent sans doute les circonstances de la vision de Salvius plus crédibles qu’auparavant, pour les médiévistes au moins76. D’autre part, il convient de noter que ce n’est pas le premier récit d’une vision reçue lors d’une grave maladie ou durant une ‘mort temporaire’ : depuis la fin du ive siècle, le cas le plus célèbre en pouvait être lu dans une lettre de saint Jérôme. Celui-ci y raconte avoir été « raptus in spiritu » alors qu’une fièvre l’avait réduit en fin de vie : il avait été traîné devant un tribunal, dont le Juge l’avait accusé d’être « cicéronien » et non chrétien ; violemment fouetté, il avait juré de ne plus lire de textes profanes et s’était finalement réveillé, les yeux pleins de larmes et les épaules couvertes de marques de coups77. Grégoire connaissait ce texte, qu’il mentionne dans la préface du Liber in gloria martyrum. En dehors, donc, de la vraisemblance des circonstances de la vision de Salvius, nous commençons à entrevoir un schéma narratif, qui connaîtra encore une vaste diffusion78.

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Cfr le best-seller du Dr. R. Moody, La vie après la vie : enquête à propos d’un phénomène : la survie de la conscience après la mort du corps, Paris, 1977. M. Van Uytfanghe a étudié les récits de visions du haut Moyen Âge à partir des éléments dégagés par R. Moody (cfr M. Van Uytfanghe, « Les Visiones du très haut Moyen Âge et les récentes ‘expériences de mort temporaire’. Sens ou nonsens d’une comparaison. Première partie », dans Aevum inter utrumque. Mélanges offerts à G. Sanders, éd. R. Demeulenaere, M. Van Uytfanghe, The Hague, 1991, p. 447-481 ; id., « Les Visiones du très haut Moyen Âge et les récentes ‘expériences de mort temporaire’. Sens ou non-sens d’une comparaison. Seconde partie », Sacris erudiri, 33 (1992-1993), p. 135-182). Prenant note des nombreux témoignages contemporains recueillis et examinés par les psychologues, P. Dinzelbacher affirme : « dobbiamo accettare la possibilità che una esperienza vissuta, reale, si trovi alla base anche di molti testi simili benché scritti cinque o dieci secoli fa. La letteratura medievale non consiste soltanto di ‘topoi’ » (P. Dinzelbacher, « Il corpo nelle visioni dell’aldilà », p. 316). Cfr Hieronymus, Epistulae, 22, 30 (lettre datée de 384). Avant l’époque de Grégoire, d’autres cas fameux de visions de l’Au-delà durant une mort apparente sont rapportés dans : Sulpicius Severus, Vita Martini, 7, 1-6 ; Augustinus, De cura gerenda pro mortuis, 12, 15. Grégoire a pu connaître le fragment cicéronien intitulé « Le Songe de Scipion », très apprécié pendant le Moyen Âge (cfr M. P. Ciccarese, « Alle origini », p. 257). Le fait que les visions surviennent lors de ‘morts temporaires’ se vérifiera durant tout le Moyen Âge, comme l’illustre le cas de Julienne de Norwich (1342-1416) (cfr B. Newman, « What Did It Mean to Say ‘I Saw’ ? », p. 3).

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Quant au contenu de la vision, il concerne uniquement le Paradis. Celui-ci est découvert par Salvius non comme un jardin, mais comme un palais79, rempli d’une multitude d’hommes et de femmes. Sans entrer dans tous les détails, relevons que la lumière est la note dominante du Paradis. Et c’est au moment où Salvius se trouve devant la nuée lumineuse de la divinité qu’il perçoit le « parfum d’une extrême douceur ». La sensation du visionnaire est d’avoir été « enveloppé » ou « recouvert » (le verbe utilisé est operire) par ce parfum : ce dernier est ainsi décrit de façon concrète et visuelle, comme on le ferait d’une fumée d’encens. Par ailleurs, l’effet du parfum consiste à rassasier Salvius, qui peut se passer d’alimentation et de boisson au Paradis comme sur la terre, et ce aussi longtemps qu’il perçoit le parfum. C’est ainsi que, l’espace de trois jours, le visionnaire se trouve dans un état intermédiaire entre la condition paradisiaque, spirituelle jusque dans l’alimentation, et la condition terrestre, marquée par les nécessités corporelles. Ce n’est qu’après la disparition du merveilleux parfum que Salvius ressent la faim et la soif, acceptant par conséquent de prendre nourriture et boisson : il se trouve à nouveau entièrement du côté des hommes80. Nous nous rappelons que le ‘parfum nourricier’ était déjà présent dans la Passion de Perpétue et de Félicité, où il intervenait très naturellement dans un Paradis-jardin : on comprenait ainsi que c’était l’odeur des fleurs. Pour Maria Pia Ciccarese, le récit de Grégoire montre que cet élément s’est désormais transformé en un stéréotype littéraire, puisqu’il y est détaché de son contexte originel (le Paradis-jardin) et inséré artificiellement dans le Paradis-palais vu par Salvius81. Il nous semble toutefois qu’un jugement plus nuancé s’impose, et ce même d’un point de vue strictement littéraire. En effet, l’analyse du contexte immédiat de l’exhalaison du ‘parfum nourricier’ dans la Passion de Perpétue et dans le texte de Grégoire révèle que, dans les deux cas, elle survient en lien avec la présence divine (dans le premier texte, après avoir rencontré le Vieillard dans son palais ; dans le second, devant la nuée lumineuse à l’intérieur du palais) ; dans les deux cas aussi, le parfum est perçu au milieu d’une foule immense. On voit donc que ces deux textes se rejoignent sur des points non indifférents82. Cependant, nous devons les lire dans une perspective encore plus large. Car s’il 79

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Sur l’image du Palais céleste et, inversement, sur le palais (carolingien) comme préfiguration du Paradis, voir P.  Riché, « Les représentations du palais dans les textes littéraires du haut Moyen Âge », Francia, 4 (1976), p. 161-171, et spécialement p. 167-169. Il y a donc aussi une nette opposition entre condition céleste et condition terrestre : Salvius ne peut être nourri et par le parfum du Paradis et par les fruits de la terre. Cfr M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 165, n. 20. On pourrait même soutenir que le caractère nourricier du parfum est cohérent avec l’image du palais, si l’on relie celle-ci à la réalité sociale de l’époque. En effet, sous les Mérovingiens, le ‘palais’ consiste essentiellement dans la cour royale, plus que dans les divers édifices palatiaux ou les villae pris en soi ; or, pour les jeunes gens, les milites, les serviteurs, et tous ceux formant l’entourage du roi, le ‘palais’ est d’abord synonyme de sécurité matérielle et alimentaire, ce que manifestent bien les termes de nutriti et de convivae regis. Le parfum nourricier évoquait peut-

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est vrai que l’image d’un Paradis fleuri permet de comprendre spontanément la mention de sensations parfumées, il faut bien voir que, dans la pensée et l’expérience religieuses de l’Antiquité, la perception d’un parfum céleste est associée avant tout à la présence divine83. C’est pourquoi le contexte de l’exhalaison (jardin ou palais) ne revêt pas, à notre sens, une importance aussi grande que ne le pense Maria Pia Ciccarese. Ce qui, en revanche, est réellement significatif et digne d’attention, c’est la façon dont sont décrits le parfum et ses effets. Si nous nous plaçons dans cette perspective, nous pouvons relier avec assurance à Dieu lui-même le ‘parfum nourricier’ mentionné chez Grégoire comme dans la Passion de Perpétue. En effet, dans la Passio, ce parfum non seulement sustente, il remplit aussi de joie – un des effets de la présence divine ; en outre, son effet nourricier doit être interprété en lien avec une vision de Perpétue, dans laquelle la martyre reçoit d’un Pasteur une bouchée de fromage, dont « le symbolisme eucharistique paraît patent84 ». Dans le récit de Grégoire, le ‘parfum nourricier’ est non seulement le signe de la présence divine, il apparaît même en quelque sorte ‘personnalisé’, puisqu’il est le sujet d’actions : « operuit me odor nimiae suavitatis », « odor suavitatis […] recessit a me ». De même, on se rappelle que Salvius avait rejoint la vie monastique « cum divini spiramenti odor interna viscerum attigisset85 » : le parfum qui l’appelait au monastère était celui du souffle divin. Ainsi, dans l’existence de Salvius, le parfum divin fait partie intégrante de sa relation avec Dieu : de celui-ci, il est la manifestation olfactive. La nature théocentrique du parfum paradisiaque est donc manifeste dans la vision de Salvius comme dans celles de la Passio Perpetuae. Quelques remarques s’imposent encore. Grégoire de Tours a sans doute cherché à confirmer la réputation de vertu de son ami, mort depuis peu86 ; il est ainsi possible qu’il ait ajouté de lui-même les paroles que Salvius est censé avoir entendues dans le Paradis : « Que cet homme retourne dans le siècle parce qu’il est nécessaire à nos églises87 ». Par ailleurs, son récit fait peut-être des emprunts à d’autres textes littéraires. Ces éléments ne sont néanmoins pas suffisants pour conclure qu’il n’est que fiction88. On sait d’ailleurs que les images et les formes

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être cette situation (cfr P. Riché, « Les représentations du palais », p. 162. Voir aussi, du même auteur, « Palais », Dictionnaire des Francs. I : Les temps mérovingiens, Paris, 1996. Voir notre Première Partie, passim. J. Amat, Songes et visions, p. 75. Hist., VII, 1, p. 323. Cfr M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 152. « Revertatur hic in saeculo, quoniam necessarius est aeclesiis nostris » (Hist., VII, 1, p. 325. Trad. R. Latouche, Grégoire de Tours, vol. 2, p. 77-78). En dépit de l’attention insistante et un peu unilatérale qu’elle porte au problème des sources littéraires de Grégoire, M. P. Ciccarese précise elle-même : « Tale conclusione non implica necessariamente che la visione dell’aldilà – sia in GT [Gregorio di Tours] sia negli autori successivi – sia un tema letterario del tutto fittizio : non si può escludere che, almeno in alcuni casi, il redattore della visione si basi su un’esperienza autentica o vissuta in prima persona oppure riferita da altri » (« Alle origini », p. 261, n. 30).

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d’une vision comme celle de Salvius sont toujours culturellement déterminées, transmises, partagées et interprétées – comme l’illustrent les célèbres visions d’Hermas, dans lesquelles se mêlent traditions païennes, juives et chrétiennes à la fin du premier siècle89. Visions de l’Au-delà chez Grégoire le Grand Vers 593/594, la publication des Dialogues par le pape Grégoire le Grand marque le véritable début du genre littéraire nouveau que sont les visiones. Car s’ils héritent de différentes traditions concernant l’Au-delà90, les Dialogues deviennent à leur tour le point de référence incontournable des récits de visions postérieurs, et ce en raison du prestige du pontife, ce qui stimule leur diffusion, à commencer par les milieux monastiques91. Ainsi, lorsque, en 824, le moine Wettin émergera d’une terrifiante vision, il demandera qu’on lui lise quelques pages du quatrième Livre des Dialogues92 : ceux-ci constituent désormais une sorte de vademecum pour les moines visionnaires93, « le bréviaire de tous ceux qui se soucient de l’Au-delà94 ». Le quatrième Livre de l’ouvrage est entièrement consacré aux problèmes soulevés par les fins dernières. Les éléments doctrinaux, jusque là subordonnés à la narration, y deviennent prépondérants : « ce dernier Livre est un exposé méthodique illustré par des histoires95 ». L’inspira89 90 91 92

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Cfr R. Lane Fox, Païens et chrétiens, p. 395-405. Cfr G. Cracco, « Gregorio e l’oltretomba », p. 255-257. Cfr M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 115-116 ; id., « Alle origini », p. 252. « [… Wettinus] resedit in lectulo, postulans Dialogum beati Gregorii sibi legi. Principia ergo ultimi libri eiusdem Dialogi audiente eo lecta sunt usque ad consummationem novem aut decem foliorum » (Heito, Visio Wettini, 4, MGH Poet. Carol. II, cit. in M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 412). Cette vision est étudiée par Cl. Carozzi, Le voyage de l’âme, p. 324-341. Cfr M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 441, n. 8. Cette auteure déduit de la requête de Wettin que sa vision est « induite », ou en quelque sorte « provoquée », par la lecture des Dialogues (cfr ibid.). Selon nous, rien dans le texte ne permet de vérifier cette hypothèse. Nous préférons le point de vue de M. Aubrun, pour qui Wettin recourt à la lecture des Dialogues « pour conforter sa croyance en sa propre vision » (M. Aubrun, « Caractères et portée religieuse et sociale des ‘visiones’ en Occident du vie au xie siècle », dans id., Moines, paroisses et paysans, Clermont-Ferrant, 2000, p. 143. Cette étude a d’abord paru en 1980 dans les Cahiers de civilisation médiévale, 23, p. 109-130). Cl. Carozzi porte sur la Visio Wettini dans son ensemble un jugement prudent et judicieux, en effectuant une distinction entre l’expérience de Wettin et la rédaction qu’en donne l’auteur (cfr Le voyage de l’âme, p. 340). De son côté, B. Newman suit M. Carruthers, qui discerne dans les pratiques de lecture et de méditation monastiques un humus favorable aux expériences visionnaires ; aussi, après avoir identifié les sources littéraires de la Visio Wettini, elle souligne que ce texte a pu devenir à son tour ‘expérience’ pour ceux qui le lisaient : « Yet this derivative character does not make the work any less ‘experiential’, for a vision deliberately crafted by a trained practitioner can be experienced almost as vividly as a spontaneous one » (B. Newman, « What Did It Mean to Say ‘I Saw’ ? », p. 18. Cfr M. Carruthers, The Craft of Thought : meditation, rhetoric, and the making of images (400-1200), Cambridge, 1998). Cl. Carozzi, Le voyage de l’âme, p. 43. A. de Vogüé, Grégoire le Grand : Dialogues, vol. 1, p. 50. Mais Cl. Carozzi pense, au contraire, que « Grégoire, au lieu de construire sa démarche dans le cadre d’un exposé purement doctrinal, l’a bâti [sic] en fonction des exempla qu’il a regroupés de façon significative » (Le voyage de l’âme, p. 54).

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tion des ouvrages de saint Augustin y est constante, mais elle s’exprime sur le mode narratif plus que sur celui théorique96. Par ailleurs, Grégoire approfondit certains points soulevés par l’évêque d’Hippone, ou se démarque de lui sur d’autres97. Le premier récit fait par le pontife d’une vision dans l’Au-delà situe celleci lors de la peste qui sévit à Rome en 590. Un soldat, frappé dans notre ville, fut réduit à l’extrémité. Tiré hors de son corps, il resta inanimé, mais revint rapidement et raconta ses aventures. Il disait, en effet –  ainsi que la chose fut alors connue par beaucoup d’autres  –, qu’il y avait un pont, sous lequel se précipitait un fleuve sombre et sinistre, exhalant une vapeur d’une puanteur insupportable. Mais le pont une fois franchi, il y avait des prairies charmantes et verdoyantes, parées de fleurs parfumées, où l’on voyait des groupes d’hommes vêtus en blanc. En ce même lieu, il y avait un parfum suave si fort que, à elle seule, la fragrance de sa douceur rassasiait ceux qui se promenaient et habitaient là98.

Le soldat raconte ensuite que chacun a là une demeure remplie de lumière, mais que certains logis se trouvent sur la rive du fleuve, dont la vapeur fétide (« foetoris nebula ») les touche99. Il explique alors la fonction du pont : Dans le pont mentionné, il y avait une épreuve : si l’un quelconque des pécheurs voulait le traverser, il tombait dans le fleuve ténébreux et puant ; les justes, en revanche, auxquels aucune faute ne faisait obstacle, le passaient d’un pas tranquille et libre et parvenaient aux lieux charmants100.

Le soldat dit avoir vu traverser sans difficulté un prêtre étranger, alors qu’Étienne, personnage connu de Grégoire et de son cercle, était tiraillé entre le pont et le fleuve par de bons et de mauvais esprits101, parce que, écrit Grégoire, « à travers sa vie il est donné de comprendre que ses péchés charnels étaient aux prises avec ses aumônes102 ». 96

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Cfr A. de Vogüé, Grégoire le Grand : Dialogues, p. 116-117. Les principales références augustiniennes proviennent de l’Enchiridion, du De cura pro mortuis gerenda, et des derniers livres du De civitate Dei. Voir des exemples dans Cl. Carozzi, Le voyage de l’âme, p. 56 et 60. « Quidam vero miles in hac eadem nostra urbe percussus ad extrema pervenit. Qui eductus e corpore exanimis iacuit, sed citius rediit et quae cum eo fuerant gesta narravit. Aiebat enim, sicut tunc res eadem etiam multis innotuit, quia pons erat, sub quo niger atque caligosus foetoris intolerabilis nebulam exhalans fluvius decurrebat. Transacto autem ponte amoena erant prata atque virentia, odoriferis herbarum floribus exornata, in quibus albatorum hominum conventicula esse videbantur. Tantusque in loco eodem odor suavitatis inerat, ut ipsa suavitatis fragrantia illic deambulantes habitantesque satiaret » (Dial., IV, 37, 7-8, vol. 3, p. 130. Nous avons consulté en général avec profit la traduction de P. Antin, mais en la modifiant). Cfr ibid., IV, 37, 9. « Haec vero erat in praedicto ponte probatio, ut quisquis per eum iniustorum vellet transire, in tenebroso foetentique fluvio laberetur, iusti vero, quibus culpa non obsisteret, securo per eum gressu ac libero ad loca amoena pervenirent » (ibid., IV, 37, 10). « […] boni spiritus… mali… » (ibid., IV, 37, 12, p. 132). « [… de eiusdem Stephani] vita datur intellegi quia in eo mala carnis cum elemosinarum operatione certabant  » (ibid., IV, 37, 13).

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Dans ce texte, l’Au-delà se caractérise par les éléments suivants : le pont d’épreuve, le fleuve sombre et puant dans lequel tombent les pécheurs, sur l’autre rive les prairies verdoyantes et fleuries où se trouvent les demeures des sauvés, le parfum suave qui nourrit ces derniers. On note que l’Enfer n’est pas décrit. En effet, le fleuve fétide ne semble pas le séjour définitif des damnés : il constitue plutôt une séparation d’avec les loca amoena et une voie de transit vers des « lieux affreux103 », situés dans un ailleurs non précisé. La puanteur du fleuve est intolerabilis, et elle est associée à des vapeurs (nebula) ; celles-ci touchent même certaines demeures des sauvés : dimension olfactive et dimension visuelle sont ici étroitement liées. Pour Grégoire, ces vapeurs nauséabondes devaient probablement évoquer celles des sources d’eaux chaudes d’origine volcanique : il rapporte ailleurs que certains subissent dans ce genre de bains des peines purgatoires104. Enfin, étant donné l’odeur infecte du fleuve, on peut imaginer qu’elle se retrouve aussi dans l’Enfer proprement dit. Le pont d’épreuve est un élément que nous avons rencontré chez Grégoire de Tours : Sunnulfius avait vu un pont très étroit traverser un fleuve de feu, et seuls les abbés ayant usé d’énergie dans leur tâche étaient en mesure de le franchir105. C’est le thème du pons subtilis, ou pons probationis, dont les écrits des deux Grégoire contiennent les premières attestations en milieu chrétien106, et que nous retrouverons encore. Ceux qui ont pu franchir le pont et parvenir de l’autre côté du fleuve se promènent dans des prata amoena : verdeur et fleurs odorantes caractérisent ces lieux. L’odor suavitatis qui règne là est si intense que sa douceur même rassasie les habitants : nous reconnaissons le thème du parfum nourricier déjà présent dans la Passion de Perpétue et de Félicité et dans le récit de la vision de Salvius. Toutefois, à la différence de ce dernier, Grégoire le Grand voit dans ce parfum le privilège exclusif des bienheureux dans l’Audelà, alors que Salvius en était encore sustenté à son retour ici-bas. Par bonheur pour nous, certains éléments de la vision du soldat sont expliqués par Grégoire lui-même à son interlocuteur, le diacre Pierre, qui a soulevé des questions à leur propos107. La première est celle-ci :

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« […] in locis teterrimis » (ibid., IV, 37, 11). Cfr Dial., IV, 42, 1-3 ; IV, 57, 3-7. Cfr Hist., IV, 33, cit. supra, p. 397. Il s’agit d’un symbole très ancien, dont l’origine se trouve probablement dans la religion iranienne, mais qui est présent aussi dans le bouddisme, l’islam, et les traditions celtiques et germaniques (cfr Le jugement des morts : Égypte ancienne, Assour, Babylone, Israël, Iran, Islam, Inde, Chine, Japon, Paris, 1961 ; M. P. Ciccarese, «  Alle origini », p. 265). En dépit des contraintes et des artifices inhérents au genre littéraire des Dialogues, « ses objections et ses questions [= de Pierre] sont trop nombreuses, trop persévérantes et trop pénétrantes pour qu’il s’agisse d’une pure fiction ou d’un simple souvenir littéraire de controverses d’un passé déjà lointain » (M. Van Uytfanghe, « Scepticisme doctrinal au seuil du Moyen Âge ? Les objections du diacre Pierre dans les Dialogues de Grégoire le Grand », dans Grégoire le Grand, p. 320). Sur l’emploi par Grégoire de ce genre littéraire, voir J. M. Petersen, The ‘Dialogues’, p. 2124.

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Mais je te le demande : pourquoi disons-nous que les logis de certains étaient atteints par la vapeur fétide, et que ceux de certains autres ne pouvaient pas être atteints ? Et qu’était ce pont, et ce fleuve qu’il a vus108 ?

Le pontife répond à son diacre en lui exposant le principe fondamental de son interprétation : Pierre, les choses sont des images nous permettant de saisir les réalités morales109.

Comme il va le montrer, « tous les objets contemplés dans l’Au-delà ont un sens symbolique, mais ne sont que des images relevant du domaine des ‘représentations corporelles’ (Dial., IV, 36, 11)110 ». Ainsi, le pont d’épreuve évoque la phrase : « étroit est le chemin qui conduit à la vie » (Matth. 7, 14). En ce qui concerne directement notre sujet, voici comment Grégoire explique la puanteur du fleuve : Il a vu couler un fleuve puant, parce qu’ici-bas la putréfaction des vices de la chair découle chaque jour vers l’abîme. La vapeur fétide atteignait les logis de certains, ceux de certains autres ne pouvaient être atteints par elle, car la plupart font beaucoup de bonnes œuvres, mais sont encore atteints par les vices charnels à travers le plaisir de l’imagination ; et il est très juste que, là-bas, une vapeur fétide obsède ceux que, ici-bas, la puanteur de la chair attire encore111.

L’interprétation du fleuve puant et de sa vapeur fétide est donc moralisante ; quant à l’expression « la putréfaction des vices de la chair », elle constitue un lieu commun de la littérature ascétique112. Mais Grégoire enchaîne en recourant maintenant à l’Écriture : C’est pourquoi le bienheureux Job, voyant dans la puanteur la délectation de la chair, profère au sujet du luxurieux lubrique cette sentence : ‘Sa douceur grouille de vers’ (Iob 24, 20). Ceux, en revanche, qui débarassent parfaitement leur cœur de toute délectation de la chair, on voit sans un doute que leurs logis ne sont pas atteints par la vapeur fétide113.

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« Sed quaeso te, quid esse dicimus quod quorumdam habitacula foetoris nebula tangebantur, quorumdam vero tangi non poterant ? Vel quid quod pontem, quid est quod fluvium vidit ? » (Dial., IV, 38, 2, p. 136). « Ex rerum, Petre, imaginibus pensamus merita causarum » (ibid., IV, 38, 3). Nous transcrivons la traduction de P. Antin ; Cl. Carozzi propose la traduction suivante : « Les objets symboliques nous font comprendre la valeur morale des actions » (Le voyage de l’âme, p. 58). Cl. Carozzi, ibid., p. 59. « […] foetentem fluvium decurrentem vidit, quia ad ima cotidie defluit carnalium hic putredo vitiorum. Et quorumdam habitacula foetoris nebula tangebat, quorumdam vero ab ea tangi non poterant, quia sunt plerique qui multa bona opera faciunt, sed tamen adhuc carnalibus vitiis in cogitationis delectatione tanguntur, et iustum valde est ut illic nebula foetoris obsideat, quos hic adhuc carnalis foetor delectat » (ibid., IV, 38, 3-4, p. 136). Cfr Cl. Carozzi, Le voyage de l’âme, p. 59. En général, le rapport entre puanteur, putréfaction et péché est bien présent dans l’œuvre de Grégoire le Grand (voir p. ex. supra, p. 241). « Unde et eandem delectationem carnis esse beatus Iob in foetore conspiciens, de luxurioso ac lubrico sententiam protulit, dicens : ‘Dulcedo illius vermis’. Qui autem perfecte cor ab omni

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Dans cette interprétation, la délectation charnelle, les vers, et la vapeur puante sont donc liés. Il faut par ailleurs remarquer que cette mauvaise odeur punit les vices charnels « in cogitationis delectatione » : les mauvaises pensées sont châtiées seulement par une mauvaise odeur114, comme si la nature immatérielle de cette dernière correspondait à celle des pensées. Grégoire précise alors un point – en prévenant peut-être de la sorte une question de Pierre : Il faut aussi noter qu’une vapeur a été vue en même temps qu’il y avait la puanteur, parce qu’assurément la délectation charnelle obscurcit l’âme qu’elle imprègne, de sorte qu’elle ne voit pas la clarté de la vraie lumière115 …

Ainsi, la vapeur n’est pas seulement la manifestation visuelle de la puanteur, elle entraîne un effet distinct : elle obscurcit l’âme ; comme la puanteur « infecte116 » celle-ci, la vue spirituelle est atteinte par la putréfaction de la délectation charnelle. Le pontife semble presque dire que la puanteur et la vapeur représentent les symptômes d’une maladie morale et spirituelle plus qu’une punition. C’est néanmoins sur ce dernier aspect que le diacre Pierre revient : Faut-il penser que ceci peut être montré par l’autorité de la parole sacrée, à savoir que les péchés charnels sont punis par la peine de la puanteur117 ?

Grégoire répond alors par l’affirmative en s’appuyant sur un second témoignage scripturaire : Oui. En effet, par le témoignage du livre de la Genèse, nous avons appris que le Seigneur fit pleuvoir sur les Sodomites le feu et le soufre118, en sorte que le feu les brûlait en même temps que la puanteur du soufre les asphyxiait (necaret). Puisqu’en effet ils avaient brûlé d’un amour illicite pour une chair corruptible, ils périrent à la fois à cause de l’incendie et à cause de la puanteur. Ainsi, ils connurent par leur peine qu’ils s’étaient livrés à la mort éternelle en raison de leur délectation pour leur propre puanteur119.

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delectatione carnis excutiunt, constat nimirum quia eorum habitacula foetoris nebula non tanguntur » (Dial., IV, 38, 4, p. 138). Une observation que nous devons à A. de Vogüé, Grégoire le Grand : Dialogues, vol. 3, p. 137, n. 4). « Et notandum quod isdem foetor esse et nebula visa sit, quia nimirum carnalis delectatio mentem quam inficit obscurat, et veri luminis claritatem non videat… » (ibid., IV, 38, 5, p. 138). Nous signalons par les guillemets que la notion moderne d’infection était inconnue de la médecine antique : il faudrait éviter de traduire infectio et inficere par « infection » et « infecter » (cfr D. Gourevitch, « Peut-on employer le mot d’infection dans les traductions françaises de textes latins ? », dans Mémoires  V. Textes médicaux latins antiques, éd. G.  Sabbah, Saint-Étienne, 1984, p. 49-52). « Putamusne hoc auctoritate sacri eloquii posse monstrari, ut culpae carnalium foetoris poena puniantur ? » (Dial., IV, 38, 6, p. 138). Cfr Gen. 19, 24. « Potest. Nam libro Geneseos adtestante didicimus quia super Sodomitas Dominus ignem et sulphurem pluit, ut eos et ignis incenderet, et foetor sulphuris necaret. Quia enim amore inlicito corruptibilis carnis arserant, simul incendio et foetore perierunt, quatenus in poena sua cognoscerent quia aeternae morti foetoris sui se delectatione tradidissent » (ibid., IV, 39, 1).

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Le feu est explicitement associé à la puanteur (du soufre), et tous deux sont destructeurs pour les pécheurs120. La puanteur de la chair – chair destinée à la putréfaction et aimée illicitement – devient puanteur du pécheur lui-même ; c’est encore elle qui le fait périr. De même, le feu brûle ceux qui « avaient brûlé d’un amour illicite… » On note une progression dans les réponses de Grégoire : dans ce dernier passage, les pécheurs ne sont plus simplement atteints par une mauvaise odeur, due à des pensées mauvaises, mais ils sont détruits par la puanteur en raison de leurs actes concrets. En dépit de cette vision moralisante de l’Au-delà, celui-ci conserve chez Grégoire le Grand des zones d’incertitude. En particulier, la peine purificatrice après la mort (feu ou, dans le texte analysé, vapeur fétide) n’est pas située de façon définitive du côté de l’Enfer ou du côté du Paradis, puisque la « foetoris nebula » touche en partie les demeures des bienheureux ; le feu lui-même produit ses effets de manière diversifiée, purifiant ou punissant selon les cas. En revanche, l’identification des odeurs ne souffre aucune ambiguité : les odeurs nauséabondes sont celles de l’Enfer et du péché ; les odeurs suaves appartiennent exclusivement au Paradis – une distinction tellement banale qu’il serait même superflu de la mentionner. Ce qui, en revanche, est intéressant, c’est d’analyser les descriptions, les fonctions, les effets des odeurs de l’autre monde. Voici par exemple, toujours dans le Livre IV des Dialogues, un cas de vision différent du précédent. Grégoire le Grand y parle d’un moine de ‘son’ monastère Saint-André, un certain Merulus, qui passait sa vie dans la prière, les larmes, et les aumônes. Dans une vision nocturne lui apparut une couronne de fleurs blanches, qui descendait du ciel sur sa tête. Bientôt, saisi par une maladie, il décéda en grande paix et joie d’esprit. Auprès de sa tombe, Pierre – qui gouverne maintenant le monastère – voulut, quatorze ans plus tard, se préparer une sépulture ; il affirme qu’un parfum d’une telle douceur se répandit de la tombe de Merulus qu’on eût dit que les arômes de toutes les fleurs avaient été rassemblés là. Ce par quoi il fut montré clairement combien était vrai ce qu’il avait vu dans sa vision de la nuit121.

Ici, le contenu de la vision ne dit rien de la configuration de l’Au-delà, mais concerne uniquement la condition spirituelle du moine Merulus, signifiée 120

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Grégoire admet pourtant l’existence d’un « ignis purgatorius », qui purifie les fautes légères après la mort et avant le Jugement dernier (cfr Dial., IV, 40, 13-41). L’expression ignis purgatorius est déjà présente chez Augustin, mais sous forme d’hypothèse seulement (cfr Augustinus, Enchiridion, 69). Quant au feu de la géhenne (« gehennae ignis »), il est unique mais brûle de manière différenciée les pécheurs en fonction de leurs fautes (cfr Dial., IV, 45, 1-2). Même explication dans les Moralia in Iob (IX, 98). Augustin l’avançait déjà (cfr Enchiridion, 93 et 111). « Huic nocturna visione apparuit quia ex albis floribus corona de caelo in caput illius descendebat. Qui mox molestia corporis occupatus, cum magna securitate animi atque hilaritate defunctus est. Ad cuius sepulcrum dum Petrus, qui nunc monasterio praeest, sibi sepulturam facere post annos quatuordecim voluisset, tanta, ut adserit, de eodem sepulcro illius fragrantia suavitatis emanavit, ac si illic florum omnium fuissent odoramenta congregata. Ex qua re manifeste patuit, quam verum fuerit quod per nocturnam visionem vidit » (Dial., IV, 49, 4-5, p. 170).

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par la couronne de fleurs blanches : il est destiné au Paradis. Le parfum perçu beaucoup plus tard à sa tombe évoque cependant aussi bien les fleurs de la vision que celles des jardins paradisiaques, comme le texte le laisse entendre par l’expression : « florum omnium… odoramenta ». Toutefois, plus que la nature et la source de cette merveilleuse odeur, c’est sa fonction que Grégoire souligne en conclusion : elle confirme la vérité de la vision reçue avant sa mort par Merulus. Conformément au contenu de la vision, l’odeur concerne donc moins la réalité des parfums du Paradis que la condition bienheureuse du saint moine. Sur un plan général, l’apport de Grégoire à la littérature des fins dernières consiste avant tout en l’utilisation d’une double approche à leur égard : une connaissance fondée sur l’exégèse de l’Écriture ; et une connaissance obtenue à travers l’interprétation des signes accomplis lors de certains décès. S’il accorde une grande attention à ces signes, c’est en raison de leur multiplication à l’approche du « siècle futur » ; mais ils ne procurent aucune description réaliste de l’Au-delà : ils doivent être interprétés en vue de l’utilité des âmes122. En ce qui concerne les éléments olfactifs, nous avons pu noter dans le récit le plus long (la vision du soldat) que Grégoire recourt aux deux approches pour expliquer la vision du fleuve aux vapeurs fétides : l’interprétation morale et l’exégèse scripturaire. Le parfum du Paradis, ainsi que sa fonction nourricière, n’appelle au contraire aucune explication de sa part. La raison en est peut-être que, à la différence de la « foetoris nebula », le parfum céleste ne se prête pas aussi aisément à un discours moral123, qui est la première préoccupation du pontife, y compris dans le dernier Livre des Dialogues124. En revanche, le parfum perçu auprès de la tombe de Merulus est la manifestation sensorielle de l’irruption de l’autre monde dans celui-ci : signe, écrit Grégoire, de la proximité de la fin des temps, et donc de l’urgence de la conversion intérieure125. 122

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Cfr Cl. Carozzi, Le voyage de l’âme, p. 60. Voir surtout Cl. Dagens, Saint Grégoire le Grand. Culture et expérience chrétiennes, Paris, 1977, p. 401-429. Le bref récit consacré à la vision de Merulus et au parfum senti à sa tombe comporte justement ce type de discours : le parfum confirme que Merulus était un bon moine, c’est-à-dire qu’il vivait entièrement adonné à la componction, à la psalmodie, et aux aumônes. Sous la forme descriptive, il s’agit d’une invitation à l’imiter. Sur ces traits caractéristiques de Merulus, voir le commentaire de A. de Vogüé, Grégoire le Grand : Dialogues, vol. 3, p. 170, n. 4). Le public auquel Grégoire destinait les Dialogues devait consister d’abord en sa familia pontificale, comprenant moines et clercs séculiers ; mais il était certainement plus large que ce seul groupe (cfr J.  M. Petersen, The ‘Dialogues’, p. 22). Sur un plan plus général, M. Aubrun remarque que « le paradis, séjour de Dieu et des élus, a beaucoup moins inspiré les rédacteurs de songes et de visions, car si le purgatoire est à l’échelle humaine, temporaire et changeant, le paradis met directement le voyageur de l’Au-delà en contact avec l’ineffable. Les idées tournent court et les sens seuls peuvent rendre les joies célestes… » (M. Aubrun, « Caractères et portée religieuse et sociale des ‘visiones’ », p. 149). « L’eschatologie des Dialogues tend à se rapprocher le plus possible de la vie présente. À l’homme qui vit ici-bas, elle offre la vision d’un Au-delà imminent, dont la proximité immédiate le presse de se convertir » (A. de Vogüé, Grégoire le Grand : Dialogues, vol. 1, p. 150). Cfr Dial., IV, 43, 1-2.

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Deuxième partie

La vision du Paradis du ‘puerulus Agustus’ Dans les décennies suivant la mort de Grégoire le Grand (604) – ou peutêtre seulement après 650126 –, un diacre de l’ancienne colonie romaine Emerita Augusta (Mérida, en Estrémadure) compose des Vies des saints Pères de Mérida. Son intention est de montrer – comme l’a fait le pape pour l’Italie, dit-il, – que des miracles et des visions de l’autre monde se sont produits à Mérida aussi127. Le livre commence par la vision d’Agustus, un jeune garçon attaché au service de sainte Eulalie, c’est-à-dire d’un monastère associé à sa basilique128. Tombé subitement malade, l’enfant confie au rédacteur du livre qu’il a vu « l’auteur lui-même de la vie éternelle, le Seigneur Jésus-Christ, avec les troupes des anges et les foules innombrables de tous les saints129 ». Ce n’était pas une vision imaginaire (« phantasticam visionem »), précise-t-il, car il n’a pas dormi de toute la nuit130. Puis, à la requête du diacre, l’enfant se met à lui raconter tout ce qu’il a vu. Voici le début de son récit : ‘J’ai été dans un lieu charmant (loco amoeno), où il y avait beaucoup de fleurs parfumées, l’herbe la plus verdoyante, des roses et des lys, de nombreuses couronnes de pierres précieuses et d’or, d’innombrables voiles de soie, et un air léger qui rafraîchissait toutes choses par son souffle à la fraîcheur odorante’131.

Le petit Agustus voit aussi qu’un magnifique banquet est préparé, auquel il sera ensuite convié par un mystérieux « vir splendidissimus », de grande sta-

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La datation ancienne est avancée dans J. Garvin (ed., transl.), The Vitas Sanctorum Patrum Emeretensium, Washington, 1946, cit. in M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 166. La datation plus récente est soutenue par M. C. Díaz y Díaz, « Passionaires, légendiers et compilations hagiographiques dans le haut Moyen Âge espagnol », dans Hagiographie, cultures et sociétés (iv e-xii e siècles). Actes du colloque de Paris - Nanterre (1979), Paris, 1981, p. 54 et 60, cit. dans Cl. Carozzi, Le voyage de l’âme, p. 66. Cfr Vitas s. Patr. Emeret., praef. 1-3. Les actes des conciles de Tolède II (527) et IV (633) mentionnent des jeunes garçons instruits dans des domus ecclesiae en vue du sacerdoce (cfr A. T. Fear (ed., transl.), Lives of the Visigothic Fathers, Liverpool, 1997, p. 46, n. 4. Au sujet des écoles épiscopales en Espagne au vie siècle, cfr P. Riché, Éducation et culture dans l’Occident barbare. vi e-viii e siècle, 4e éd. rev. et corr., Paris, 1995, p.  107-108). Le cas d’Agustus doit être différent, car il est dit « inscius litteris » (Vitas s.  Patr. Emeret., I, 1, éd. repr. dans M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 170. Par souci de commodité, nous suivrons cette anthologie, qui reproduit l’édition de J.  Garvin (cfr supra, n.  126). Nous signalerons toutefois les références à l’édition la plus récente, proposée par A. Maya Sanchez, Vitas s. Patrum Emeretensium, Turnhout, 1992 (CCSL 116), dans ce cas : p. 6, l. 2. Les différences entre les leçons adoptées par les deux éditions sont sans importance pour notre propos. « […] ipsum vitae aeternae auctorem dominum Ihesum Christum cum angelorum catervas atque omnium sanctorum innumerabiles multitudines… » (Vitas s. Patr. Emeret., I, 5, p. 172 ; CCSL 116, p. 7, l. 23-25). « ‘[…] fateor etiam tibi me hac nocte minime dormire’ » (ibid., I, 6. CCSL 116, p. 8, l. 29-30). « ‘Fui in loco amoeno, ubi erant multi odoriferi flores, herbae viridissimae, rosae et lilia, et coronae ex gemmis et auro multae, vela holoserica innumerabilia, et aer tenuis flagrali frigore flatu suo cuncta refrigerans’ » (ibid., I, 7. CCSL 116, p. 8, l. 31-34).

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ture et plus éclatant que le soleil132 : il s’agit évidemment du Christ. La nourriture que l’enfant reçoit le restaure à tel point qu’il n’en désire aucune autre. Défini d’abord comme « roi », le Christ se montre ensuite en tant que Juge en renvoyant loin de lui des « serviteurs mauvais indignes de voir » sa face133. ‘Après qu’ils eurent entraîné dehors ces gens, ce seigneur plus beau que les autres se leva de son trône et, prenant ma main, m’emmena dans un jardin plein de charme (hortum amoenissimum) : il y avait un ruisseau, dont l’eau était transparente comme du cristal, et, le long de ce ruisseau, beaucoup de fleurs et de plantes aromatiques, fragrantes et odoriférantes de divers suaves parfums. Ainsi, nous en venant le long de ce ruisseau, nous sommes arrivés jusqu’au lieu que, jusqu’à maintenant, couché dans mon lit, je vois’134.

Agustus, après avoir raconté sa vision à d’autres personnes encore, demande à recevoir la pénitence ; il meurt peu après135. Dans ce récit, les parfums perçus par l’enfant sont ceux des fleurs et des plantes aromatiques du locus amoenus par excellence qu’est le Paradis. Ils se caractérisent tant par leur diversité que par leur souffle rafraîchissant. En revanche, l’aspect nourricier du parfum paradisiaque est ici absent, ou plutôt il est transféré aux aliments du banquet, ce qui est certes plus banal. On aura remarqué que le Paradis est divisé en deux secteurs : celui du banquet et des foules de bienheureux, et un autre secteur qui semble réservé au Christ136. Il y a ainsi redoublement de la description du jardin céleste. Notons par ailleurs une certaine indétermination du second secteur, qui est nommé d’abord vivariolum, puis hortus137. 132 133

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Cfr ibid., I, 12. « […] ‘Trahite foras malos servos ; non sunt digni videre faciem meam’ » (ibid., I, 18, p. 176. CCSL 116, p. 11, l. 79-80). « […] ‘Postquam vero traxerunt illos homines foras surrexit ille ceteris pulchrior dominus de sua sede et apprehendens manum meam eduxit me in hortum amoenissimum, ubi erat rivus, in quo erat aqua vitrei coloris, et secus rivum ipsum silva aromatum, et flores multi fragrantes, redolentesque diversis suavitatis odoribus. Ac sic iuxta rivum ipsum venientes pervenimus usque ad locum quousque nunc in stratu meo video’ » (ibid., I, 20-21, p. 176. CCSL 116, p. 11-12, l. 88-94). Cfr ibid., I, 24-25. À la conclusion du banquet, il invite Agustus à le suivre : « ‘[…] ut tibi ostendam vivariolum meum quem habeo’  » (ibid., I, 17, p. 176. CCSL 116, p. 10, l. 74-75). M. P. Ciccarese signale que ce n’est que dans des visiones plus tardives que l’on trouve une distinction explicite entre le Paradis-séjour des bienheureux et le Paradis réservé à Dieu (cfr Visioni dell’aldilà, p. 182, n. 15). En se référant à la Passio Perpetuae et Felicitatis, M.  P. Ciccarese voit dans cette fluctuation la conjonction des descriptions du Paradis faites par Perpétue (emploi de hortus) et par Saturus (emploi de viridarium) (cfr ibid., p. 182, n. 18). Or, nous avons ici vivariolum : un « parc à gibier », et non pas un lieu planté d’arbres, ou un bosquet (viridarium) (cfr Le Grand Gaffiot. Dictionnaire latin-français, dir. P. Flobert, nouv. éd. rev. et augm., Paris, 2000). Vivariolum impliquant la présence de gibier, de poissons ou d’huîtres, l’emploi de ce terme ne nous semble pas contredire la mention d’un ruisseau. Nous pensons néanmoins que ce dernier devait plutôt évoquer le cours d’eau de Apoc. 22, 1 : « […]et ostendit mihi fluvium aquae vitae splendidum tamquam cristallum procedentem de sede Dei et agni… ».

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Deuxième partie

En tout cas, la vision d’Agustus s’insère dans la tradition séculaire des jardins paradisiaques, que nous avons d’abord découverts dans la Passion de Perpétue et de Félicité. Outre la probable connaissance de ce texte138, le diacre de Mérida avait certainement lu ou entendu les hymnes de Prudence, son compatriote du nord de l’Espagne (348-v. 415), qui chantait ainsi la « patrie des justes » : Là, couverte de roseraies empourprées, toute la terre embaume ; arrosée par de petites sources dont l’eau s’enfuit, elle produit d’épais soucis, de tendres violettes et de frêles safrans. Là coulent des aromates distillés par des arbrisseaux grêles ; là s’exhale l’odeur de la cannelle rare et du nard ; le fleuve, à sa source cachée, baigne cette plante et l’entraîne jusqu’à son embouchure. Les âmes bienheureuses, dans ces prairies herbeuses, en chœurs harmonieux font retentir les suaves accents des hymnes, et chantent de douces mélodies, tout en foulant des lis de leurs pieds blancs comme neige139.

Cependant, la référence explicite faite dans la préface aux Dialogues de Grégoire le Grand incite à chercher de ce côté le modèle littéraire direct de la vision d’Agustus, et essentiellement dans le passage que nous avons étudié plus haut (Dial., IV, 37, 8). Il faut toutefois noter que le diacre de Mérida ne s’est pas contenté de réemployer tels quels les éléments qu’il pouvait trouver dans les Dialogues. Ainsi, dans son ouvrage, la description des loca amoena paradisiaques est beaucoup plus développée que dans le texte de Grégoire le Grand : de nouveaux détails sont introduits dans la description des lieux (couronnes140, voiles de soie, ruisseau cristallin…) ; surtout, l’introduction du thème du banquet141 entraîne des dialogues et des actions, qui confèrent aux Vies des saints Pères de Mérida dynamisme et vivacité. En revanche, la vision d’Agustus ne comprend pas d’informations sur l’Enfer et ses peines : ici, pas de fleuve aux vapeurs fétides. Les Vies des saints Pères de Mérida ne présentent pas non plus de développements doctrinaux, et leur rédacteur ignore – ou ne partage pas – la doctrine augustinienne et grégorienne d’un possible rachat des péchés mineurs dans l’Au-delà142. Il n’y a ici, en tout

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Cfr M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 168. « Illic, purpureis tecta rosariis,/ omnis fraglat humus, caltaque pinguia/ et molles violas et tenues crocos/ fundit fonticulis uda fugacibus./ Illic et gracili balsama surculo/ desudata fluunt, raraque cinnama/ spirant, et folium, fonte quod abdito/ praelambens fluvius portat in eximum./ Felices animae prata per herbida/ concentu pariles, suave sonantibus/ hymnorum modulis, dulce canunt melos,/ calcant et pedibus lilia candidis » (Prudentius, Cathemerinon, V, 113-124, éd. et trad. M. Lavarenne, Prudence, t. 1, Paris, 1943, p. 29). Cfr Apoc. 4, 4. Le fondement de ce thème se trouve sans doute dans le banquet eschatologique biblique (cfr Is. 25, 6 ; Luc. 13, 29 ; 22, 30). Cfr Cl. Carozzi, Le voyage de l’âme, p. 68-69.

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cas, « aucune présentation systématique de l’eschatologie143 ». Il n’en demeure pas moins que l’ouvrage de Grégoire le Grand constitue pour l’auteur des Vies aussi bien un modèle qu’une sorte de caution pour garantir la crédibilité de son récit : c’est même la première fois que la référence aux Dialogues est utilisée dans ce but, ce qui affecte la vision d’Agustus d’une nette « autoconscience littéraire144 ». Valère de Bierzo Vers 675-680 –  donc vingt-cinq à trente ans après la rédaction des Vies des Pères de Mérida145 – Valère, un ermite vivant dans les montagnes du Bierzo (nord-ouest de la péninsule Ibérique), transcrit des visions du Paradis et de l’Enfer. Valère avait accompli de bonnes études littéraires avant de rejoindre un des monastères fondés par Fructueux de Braga (mort en 665) ; il mena cependant surtout la vie érémitique, tout en instruisant des enfants de la région146. Il écrivit divers ouvrages, dont une compilation hagiographique, des poèmes, et une lettre au sujet d’Égérie, la pèlerine qui se rendit en Terre sainte à la fin du ive siècle147. Cet ascète paraît cependant, comme d’autres avant lui (saint Jérôme !), partagé entre l’amour des belles lettres et le rejet de « la vaine sagesse du siècle148 ». La date précise de sa mort est inconnue, mais elle est généralement fixée à l’année 695149. Des trois visions rapportées par Valère, une nous intéresse ici : la seule faisant état de perceptions olfactives. Elle narre des événements anciens, survenus alors que Valère se trouvait dans son premier monastère150, probablement à Complutum (Compludo)151. Cette fondation de Fructueux de Braga comprenait, écrit Valère, de nombreux frères. Valère poursuit : Parmi eux il y avait un certain frère du nom de Maxime, copiste de livres, méditant les psaumes, très prudent, calme en chacune de ses actions ; je lui étais plus qu’à tous les autres lié par la charité et l’affection152.

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Cfr ibid., p. 67. M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 168. Si l’on retient la datation tardive des Vies des Pères de Mérida (cfr supra, n. 126). Cfr P. Riché, Éducation et culture, p. 232. La lettre est publiée par M. C. Díaz y Díaz à la suite du Journal de voyage d’Égérie, éd. P. Maraval, Paris, 2002. Valerius, Ordo querimoniae, PL 87, col. 439, cit. dans P. Riché, Éducation et culture, p. 295. Nous résumons les informations données par Cl.  Carozzi, Le voyage de l’âme, p.  72-73 ; M.  P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 276-277. Cfr Valerius, Dicta ad beatum Donadeum scripta, 1, éd. R. F. Pousa, Madrid, 1942, repr. dans M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p.  280. Nous suivons la pagination de ce dernier ouvrage. Nous n’avons pu consulter l’édition de M. C. Díaz y Díaz, Visiones de Mas Alla en Galicia durante la Alta Edad Media, Santiago de Compostela, 1985, p. 33-61. Cfr Cl. Carozzi, Le voyage de l’âme, p. 73. « Inter quos erat quidam frater nomine Maximus, librorum scribtor, psalmodie meditator, valde prudens, et in omni sua actione conpositus, in cuius prae ceteris eram caritatis amore conexus » (Valerius, Dicta ad beatum Donadeum scripta, 1, p. 280).

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Deuxième partie

C’est à cette époque que Maxime tombe malade et meurt. Mais, plusieurs heures plus tard, il revient en vie et raconte à Valère ce qui lui est arrivé : à sa sortie du corps, il a été accueilli par un ange de lumière et emmené dans un « amenissimum locum », lieu de délices paradisiaques rempli de fleurs, d’arbres et de plantes diverses153. Là, dit-il, […] le parfum extraordinairement suave d’un encens [me] charmait, et, dégageant son arôme dans un souffle de nectar, une odeur d’ambroisie s’exhalait154.

Découvrant avec stupéfaction tous ces « inenarrabilia155 », le moine est conduit au milieu du Paradis, où coule un ruisseau d’une beauté admirable qui comble de félicité (« almificus rivus »). L’ange l’invite à goûter de cette eau : Elle était en effet d’une extraordinaire et indicible splendeur, exhalant comme un parfum de baume156.

Le moine convient avec l’ange que rien de semblable ne se trouve sur terre. Maxime est ensuite conduit par son guide jusqu’à un « horrendum atque terribilem abissum157 ». Des profondeurs de l’Enfer monte une brume ténébreuse (« nebula tenebrosa ») qui forme comme un mur pour le Paradis158. Tournant alors mon attention vers en bas, j’écoutais, et je n’entendis rien d’autre que hurlements, gémissements, lamentation et pleurs, ainsi que grincement de dents, et la puanteur qui montait était insupportable et effroyable. Envahi d’une extrême épouvante, je m’écriai et lui dis : ‘Seigneur, empêche-moi de tomber’159.

On notera que, dans ce témoignage, le protagoniste de la vision n’est plus l’enfant innocent et illettré que nous avons rencontré dans la personne du petit Agustus : le moine Maximus est un « librorum scribtor », mais aussi un religieux vertueux – il ressemble ainsi à la figure de Salvius décrite par Grégoire de Tours. La vision de l’Au-delà lui est accordée pour ses mérites, ainsi que pour l’encourager à persévérer dans le bien et dans la pénitence, comme l’ange le lui explique avant de le congédier : « si tu agiras bien et te repentiras bien, bientôt tu reviendras, et je t’accueillerai dans ce lieu d’agrément160 ».

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Cfr ibid., p. 282. « […] egregia redolens mulcebat timiama suavitatis, nectareoque flamine aromatizans fraglabat ambroseus odor » (ibid.). Ibid. « Erat enim egregii et inenarrabilis splendoris, et velut balsamum fraglans » (ibid.). Ibid., 2, p. 284. Cfr ibid. « Intendens igitur deorsum, auscultabam et nichil audivi nisi ululatum, gemitum, lamentum et luctum, atque stridorem dentium, et fetor qui ascendebat intolerabilis et horrendus. Nimio namque pabore perterritus, exclamavi ad eum dicens : ‘Domine, tene me, ne cadam’ » (ibid.). « […] si bene egeris, beneque penitueris, mox iterum reversus fueris, in isto amenitatis loco te suscipiam… » (ibid.). Sur cette note didactique, cfr P. Dinzelbacher, Vision und Visionsliteratur, p. 211.

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Revenons pas à pas sur cette vision. Nous aurons remarqué que l’Audelà vu par Maxime comporte et le Paradis et l’Enfer, et que chaque secteur se caractérise par des odeurs bien distinctes. Le Paradis est décrit comme un jardin de délices, rempli de roses et de lys, et de plantes variées. Curieusement pourtant, le parfum qu’y perçoit Maxime n’est pas associé à ces dernières : il est, au contraire, décrit comme un encens extraordinairement suave (« egregia… timiama suavitatis ») et comme un parfum d’ambroisie et de nectar (« nectareo flamine », « ambroseus odor »). Reflet des lectures du « librorum scribtor » qu’est Maxime, ou recherche d’effets littéraires de la part de Valère161 : sont ici réunies et l’odeur cultuelle de l’encens et les fragrances, plus mystérieuses, des dieux gréco-romains162. Cela laisse penser que, dans son double aspect (encens et ambroisie/nectar), le parfum du Paradis exprime à la fois l’adoration rendue à Dieu – avec une offrande d’aromates attestée par exemple dans l’Apocalypse163 – et sa nature divine immortelle. D’un autre point de vue, ce qui est ainsi indiqué, c’est la double dimension du Paradis : celui-ci est en même temps la demeure des élus et celle de Dieu. Quant à l’effet produit par le parfum paradisiaque sur Maxime, il est indiqué par un verbe exceptionnel dans notre corpus : mulceo, qui signifie aussi bien « caresser », que « apaiser » ou « charmer164 ». Une nouvelle expérience olfactive attend le moine Maxime dans son cheminement dans le Paradis : l’eau à la fois cristalline et « parfumée comme du baume » du ruisseau coulant « in medio eiusdem Paradisi165 ». Comme nous l’avons vu, le sens gustatif entre ici en jeu, puisque l’ange dit au moine : « ‘Gusta de hac aqua’166 ». La phrase qui suit immédiatement est : « Erat [= aqua] enim egregii et inenarrabilis splendoris, et velut balsamum fraglans167 ». L’odeur de baume de l’eau est-elle donc perçue aussi comme saveur, c’est-à-dire par le goût ? Cela n’a en soi rien d’impossible, le sens gustatif étant lié à l’odorat168. Cependant, en prenant en compte l’ensemble de la phrase, nous penchons pour

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Tout le récit est écrit dans un style recherché, avec l’emploi de nombreux adjectifs et de termes rares et poétiques : « … un’esplosione di verbosità magniloquente e barocca… » (M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 277). Dans la littérature antique, grecque en premier lieu, ambroisie et nectar, quoique distincts et d’emplois variés, sont tous deux associés à l’immortalité des dieux (cfr P.  Faure, Parfums et aromates de l’Antiquité, Paris, 1996, p.  152-156). Voir aussi la Première Partie de notre travail, passim. Cfr Apoc. 8, 4. Cfr Le grand Gaffiot. Dictionnaire latin-français. Une seconde occurrence se trouve dans la Vie de sainte Radegonde écrite par Venance Fortunat, mais le verbe y désigne les soins concrets prodigués par Radegonde aux malades (cfr Vita Radegundis, 17). Sur ces aspects lexicaux, nous renvoyons à notre chapitre dédié au « Langage de l’olfaction » : infra, p. 476-491. Valerius, Dicta ad beatum Donadeum scripta, 1, p. 282. Ibid. Ibid. Cfr infra, p. 486. Notons par ailleurs que le baume était parfois absorbé comme médicament, comme le signalent Dioscoride et Pline l’Ancien (cfr P. Faure, Parfums et aromates, p. 299-301).

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la négative169. En effet, l’emploi de splendor comme de fragro (fraglo) indiquent une perception et par la vue et par l’odorat, c’est-à-dire, dans ce cas-ci, une perception ‘distante’ de l’eau, et non celle obtenue par le goût. Dans cette perspective, enim est affecté d’une valeur causale : la splendeur et le parfum de cette eau extraordinaire justifient l’invitation faite par l’ange d’y goûter. Le ruisseau embaumé de la vision de Maxime fait écho au fleuve parfumé de Prudence et au ruisseau entouré de fleurs et de plantes aromatiques dans la vision du petit Agustus170. La présence d’une source ou d’un ruisseau était liée, dans la littérature antique déjà, à l’image du locus amoenus171 ; mais dans ces récits de visions paradisiaques, l’élément aquatique se colore en plus de connotations bibliques : celles, sans doute, du « fluvium aquae vitae splendidum tamquam crystallum » de l’Apocalypse de Jean (22, 1), mais aussi celles du torrent entouré d’arbres fruitiers toujours verdoyants et féconds de la prophétie d’Ézéchiel (47, 12) – pour ne citer qu’un exemple de l’Ancien Testament. On sait que l’eau est un symbole universel de vie et de fertilité ; parfumée de baume, elle devait certainement aussi évoquer, pour les chrétiens, les eaux du baptême, dans lesquelles on versait un peu de baume, en Espagne comme ailleurs172. Il y aurait donc ici, dans la vision de Maxime, une seconde évocation de l’emploi liturgique d’aromates – la première consistant dans la perception d’encens. Quant aux odeurs infernales, elles se limitent dans cette vision à la puanteur montant de l’abîme au bord duquel Maxime a été conduit par l’ange. À partir des rares éléments fournis par le texte, tentons d’en préciser les caractéristiques et les effets. Notons en premier lieu que cette puanteur n’est décrite que du point de vue de ses effets sur le moine : c’est un « fetor intolerabilis et horrendus173 ». On remarque que l’adjectif « horrendus » est aussi employé au sujet de l’abîme : « horrendum atque terribilem abissum ». Épouvanté par cette puanteur et par les hurlements des damnés, le moine est « nimio… pabore perterritus », « tremens et pabens174 ». L’insupportable odeur se révèle exactement 169

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Cl.  Carozzi semble de l’opinion contraire : « L’ange lui fait boire de cette eau dont le goût est incomparable » (Le voyage de l’âme, p. 73). Cfr Prudentius, Cathemerinon, V, 119-120 ; Vitas s. Patrum Emerit., I, 20, cit. supra, p. 412 et 411. Cfr E. R. Curtius, La littérature européenne, p. 317-322. Voir aussi J. Amat, Songes et visions, p. 398401 et passim. Cfr L. L. Mitchell, Baptismal Anointing, London, 1966, p. 61 et p. 149. Voir aussi les textes présentés dans la seconde section de ce chapitre. Autre signe du lien entre eau baptismale et baume : au ive siècle, au centre de la piscine du baptistère du Latran, se trouvait une vasque d’or pleine de baume dans laquelle brûlait une flamme (cfr Liber pontificalis, XXXIV, 13 (Silvester, 314-335), éd. L. Duchesne, t. 1, Paris, 1886, p. 174 ; id., Origines du culte chrétien, 5e éd., Paris, 1925, p. 328). À cette époque, des baptêmes sont conférés dans les eaux du Jourdain, parfumées en mémoire du baptême du Christ (cfr Itinerarium Antonini Placentini, 11, éd. P. Geyer, Turnhout, 1965 (CCSL 175), p. 135). La formule de bénédiction du saint-chrême évoque elle aussi le baptême du Christ dans le Jourdain, ainsi que l’étymologie « christique » du chrême (cfr Sacramentarium gregorianum (Hadrianum), 77, éd. J. Deshusses, Fribourg, 1971, 335b, p. 174). Valerius, Dicta ad beatum Donadeum scripta, 2, p. 284. Ibid.

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opposée à celles du Paradis, douces et caressantes175. En même temps que la puanteur, une « brume ténébreuse » monte d’en bas et empêche d’y voir quoi que ce soit – comme dans l’Apocalypse de Jean176. Alors que la Visio Pauli ne mentionnait que la puanteur sortant du puits infernal, l’élément olfactif (négatif) est ici associé à l’élément visuel (négatif aussi) – comme c’était le cas dans les Dialogues de Grégoire le Grand177. S’y ajoutent en outre la dimension auditive des cris et des gémissements montant eux aussi de l’abîme. Ainsi, par delà leur apparence conventionnelle (parfums du Paradis, puanteur de l’Enfer), les éléments olfactifs que Valère assigne à l’Au-delà manifestent de nouvelles nuances, de nouvelles caractéristiques. Nous allons voir d’autres exemples de ce jeu de re-compositions et de transformations d’éléments apparemment stéréotypés. Récits de visions dans la Gaule du vii e siècle À l’époque où Valère de Bierzo écrit, deux textes d’une importance capitale pour le développement de la littérature des visions ont déjà été composés par-delà les Pyrénées : la Vision de Fursy et celle de Baronte. La Visio Fursei a été écrite en 656/657, au monastère de Péronne (Somme), fondé sur la tombe du saint missionnaire irlandais Fursy. Cette vision aurait eu lieu durant la première partie de la vie de Fursy, en Irlande, et elle fait partie intégrante de sa Vita178 : la vision de l’Au-delà ne constitue donc pas encore un texte totalement autonome ; néanmoins, elle occupe la plus grande partie de la Vita Fursei ; celle-ci demeure par ailleurs pauvre en informations biographiques, ce qui montre bien l’importance de la vision du saint aux yeux du rédacteur179. La grande nouveauté de la Vision de Fursy, c’est que le protagoniste subit dans l’Au-delà une véritable ordalie par le feu, destinée à le purifier et à le préparer en vue de sa mission sur la terre : Fursy fondera par la suite des monastères en East Anglia et en Gaule. La Vie du saint précise que, par la suite, il conservera de son aventure les traces d’une brûlure infligée lors de son voyage par un damné180. La Visio Fursei a connu une large diffusion, grâce en particulier à Bède, qui l’a transcrite assez fidèlement dans son Histoire ecclésiastique181. Nous ne nous attardons cependant pas sur ce texte fondamental, et ce pour la simple raison que les odeurs en sont absentes. On peut néanmoins s’interroger : pourquoi cette absence ? Peut-être parce que le récit de la vision 175 176 177 178

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« […] redolens mulcebat timiama suavitatis… » (ibid., 1, p. 282). Apoc. 9, 2. Cfr Dial., IV, 37, 7-8, cit. supra, p. 404. La Vie est publiée par Br. Krusch dans les MGH, mais expurgée du récit de la vision (cfr MGH SRM IV, p.  423-440). Le texte complet de la Vita sancti Fursei est publié par M.  P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 190-224. Cfr Cl. Carozzi, Le voyage de l’âme, p. 99-100. Cfr Vita sancti Fursei, 17. Cfr HE, III, 19.

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de Fursy est entièrement concentré sur ses rencontres avec des anges et des démons, puis avec de saints personnages, qui le conseillent et l’instruisent ? En d’autres termes, dans cette vision, l’absence de perceptions olfactives serait à relier à l’absence de descriptions de la topographie de l’Au-delà : ici, en effet, pas de jardins fleuris, de palais aromatisés, de fleuves ou de puits dégageant des fumées nauséabondes. Nous allons pourtant voir que cette hypothèse doit être relativisée ; mais il nous faut d’abord lire un autre récit de vision : celle accordée à Baronte. La dimension olfactive réapparaît dans la Visio Baronti (rédigée en 678679), qui constitue d’ailleurs le premier récit autonome de ‘voyage’ dans l’Audelà182. Lorsqu’il reçoit sa vision, Baronte (Barontus), après trois mariages et des adultères, s’est ‘converti’ : il est devenu moine « depuis peu183 », en entrant au monastère Saint-Pierre de Longoret (Lonrey), près de Bourges. Les circonstances de la vision sont caractéristiques de ce genre de récits, et nous en avons vu des précédents. En effet, Barontus entreprend son ‘voyage’ après être tombé gravement malade. Le lendemain à l’aube, il raconte aux frères réunis en prière autour de lui ce qu’il a vécu : d’abord malmené dans son corps par des démons, il a été secouru par l’archange Raphaël, qui a fait sortir l’âme de Baronte de son corps. L’âme, explique Baronte, possède toute l’apparence d’un homme en miniature : Il me semblait qu’elle avait la même petitesse qu’un petit d’oiselet quand il sort de l’œuf. Quoique aussi petite, elle avait, intacts avec soi, une tête, des yeux et les autres membres, la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat et le toucher ; mais elle ne peut pas du tout parler jusqu’à ce qu’elle passe au jugement et qu’elle reçoive un corps d’air semblable à celui qu’elle a laissé ici-bas184.

À l’encontre de saint Augustin et de Grégoire le Grand, son modèle immédiat185, la Visio Baronti affirme ici la corporéité de l’âme, tandis que dans le corps inanimé de Baronte demeure un spiritus, laissé là par Raphaël186. Nous devrons revenir sur ce point, mais notons la précision avec laquelle Baronte souligne les facultés sensorielles de l’âme.

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Cl. Carozzi étudie en détail ce texte dans Le voyage de l’âme, p. 139-186. Voir aussi l’article de Y. Hen, « The structure and aims of the ‘Visio Baronti’ », Journal of Theological Studies, n. s., 47 (1996), p. 477-497 ; M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 231-235. « […]  nuper conversus » (Visio Baronti monachi longoretensis,  1, éd. W.  Levison, MGH SRM V, repr. dans M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 236. Nous suivrons la pagination de ce dernier ouvrage). « ‘Sic mihi videbatur, similitudinem de parvitatem haberet ut pullus aviculae, quando de ovo egreditur. Sic et ipsa parva caput, oculis et cetera membra, visum, auditum, gustum, odoratum et tactum ad integrum secum portavit ; sed loqui minime potest, donec ad discussionem veniat et corpore de aerem recipiat similem, quem hic reliquit’  » (ibid., 4, p. 242). Cfr Cl. Carozzi, Le voyage de l’âme, p. 150-152. Cfr Visio Baronti, 3. Dans ce chapitre, les manuscrits portent par deux fois l’abbréviation « SPM » : Cl. Carozzi retient la leçon « spiritum », plutôt que « spem » (cfr Le voyage de l’âme, p. 174 sq.).

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Toujours malmené par les démons, Baronte est emmené par Raphaël d’étape en étape vers le Paradis. Surviennent quatre démons supplémentaires, que l’archange combat vaillamment, tandis que Baronte est terrorisé : Mais le bienheureux Raphaël leur résistait hardiment, et pendant qu’ils luttaient mutuellement, deux anges nous portèrent secours qui avaient un habit blanc et un prodigieux parfum187…

Les anges se mettent alors à chanter l’antiphone : « Miserere mei, Deus, secundum magnam misericordiam tuam » (Ps. 50, 3). Quatre des démons sont ainsi mis en fuite. Nous avons dans cet épisode la confirmation que, dans l’Au-delà, l’âme est capable de percevoir des odeurs. C’en est toutefois l’unique exemple explicite dans ce texte. Quant à l’odor mirificus des anges, il s’agit au fond du parfum du Paradis, et il apparaît en quelque sorte ‘concentré’ sur ces deux figures secourables188 – par ailleurs revêtues d’une alba veste, élément caractéristique des habitants du Paradis189. De manière implicite, le parfum des anges est en outre opposé à l’odeur – certes non mentionnée190 – des démons. Il faut en outre observer que la mention de ces éléments n’intervient pas sous la forme d’une description statique, mais dans la narration d’actions : l’arrivée des anges exhalant leur « prodigieux parfum » met en fuite les démons. Certes, l’efficacité de l’intervention angélique semble être assignée d’abord au psaume qu’ils chantent, mais ce récit met aussi en évidence le pouvoir du parfum céleste contre les attaques démoniaques. Une remarque ultérieure peut être faite. En prenant en compte le caractère homilétique et didactique de la Visio Baronti191, nous pouvons supposer que ses lecteurs et auditeurs étaient censés pouvoir en tirer des leçons utiles à leur vie terrestre : ici, elles devaient porter sur le pouvoir de la prière en faveur des morts et contre les démons, mais aussi, peut-être, sur l’efficacité de la pratique d’encensements pour mettre en fuite ces derniers  – un usage désormais ancien192. Après différentes rencontres dans les trois premiers Paradis, Baronte visite l’Enfer, rempli de fumée et de ténèbres193. Parmi les milliers et milliers de

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« Sed beatus Rafahel fortiter eis resistebat, et dum invicem altercarent, succurrerunt nobis duo angeli in alba veste et mirifico odore… » (Visio Baronti, 7, p. 246). La Vie de Cuthbert réécrite par Bède associe un parfum extraordinaire à la visite d’un ange (cfr Beda Venerabilis, Vita Cuthberti, VII. Nous avons présenté ce texte, supra, p. 165). Cfr M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 271, n. 8. Mais l’Enfer est ensuite décrit comme enfumé (cfr Visio Baronti, 17, p. 262) : on n’est pas loin de la notion de puanteur, comme l’indiquent les associations entre fumus et foetor, fréquentes dans ces textes. Cfr Y. Hen, « The structure and aims », p. 485 sq. Cfr B. Caseau, ‘Evodia’. The Use and Meaning of Fragrances in the Ancient World and their Christianization (100-900 AD), thèse inédite, Princeton, 1994, p. 194 sq. Cfr Visio Baronti, 17, p. 262-264.

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damnés regroupés selon leurs péchés, il en voit certains qui bénéficient d’un traitement de faveur : ce sont ceux qui, durant leur vie terrestre, ont accompli « aliquid bonum ». […] il leur était offert, vers la sixième heure, de la manne apportée du Paradis ; elle ressemblait à de la vapeur (similitudinem nebulae) et était placée devant leur nez et leur bouche, et ils en recevaient du soulagement (refrigerium) ; ceux qui l’offraient ressemblaient à des lévites, vêtus de blancs vêtements194.

Cette manna de paradyso est ainsi offerte chaque jour, certainement par des anges – les « lévites », ou diacres vêtus de blanc. Le caractère insaisissable de cette manne manifeste son origine non matérielle. Quant au soulagement (ou réconfort) qu’elle procure, il est obtenu tant par le nez que par la bouche. Comment interpréter cette double voie ? Claude Carozzi signale que, chez Grégoire le Grand –  modèle du rédacteur de la Visio Baronti  – la manne représente la Parole de Dieu, qui est une refectio, une nourriture intérieure195 ; par ailleurs, l’heure de sexte, moment où elle est distribuée dans la vision de Baronte, est aussi celle du repas de la mi-journée selon la Règle de saint Benoît196. Ainsi, pour Claude  Carozzi, « le fait qu’elle [=  la manne] soit placée par les lévites devant les narines et la bouche semble signifier qu’elle agit à la fois par l’odeur et par le goût. […] Mais que la bouche soit concernée indique également un apport plus substantiel197 ». Il est certain que ces divers éléments semblent indiquer que la manne reçue par les damnés est aussi absorbée par la bouche, et que le sens gustatif est donc concerné. Cependant, le texte de la Visio Baronti ne le dit pas du tout explicitement. Au contraire, il dit que la manne est placée « ante eorum naribus et ore » : il n’y a pas d’absorption orale ni de manducation – ce que la Vision n’aurait pas omis de mentionner, étant donné l’accent qu’elle met sur la sensibilité corporelle jusque dans l’Au-delà. D’autre part, la manne a l’apparence d’une vapeur ou d’une brume (nebula) : il est difficile d’y voir « un apport plus substantiel » que la simple odeur. Quant à l’interprétation de la manne selon Grégoire le Grand, elle indique justement une nourriture non pas matérielle, mais spirituelle : la Parole de Dieu, qui entraîne la componction ; la notion grégorienne de refectio ne permet donc pas de soutenir l’idée d’une manne absorbée par la bouche comme un aliment. De plus, la Visio Baronti n’emploie nullement le terme refectio : en revanche, la manne procure un refrigerium. L’emploi de ce terme mérite que l’on s’y arrête.

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« […] offerebatur illis quasi ora sexta manna de paradyso ablata, similitudinem nebulae habens, et ponebatur ante eorum naribus et ore, et inde refrigerium accipiebant, et qui offerebant, similitudinem levitarum habebant, albis vestimentis induti » (ibid., p. 264). Cfr Gregorius Magnus, Moralia in Iob, XX, xv, 40 ; XXVII, xxii ; XXXI, xv, 29 ; Cl.  Carozzi, Le voyage de l’âme, p. 165-166. Cfr Regula Benedicti, 41. Cl. Carozzi, Le voyage de l’âme, p. 181.

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Dans le christianisme ancien, refrigerium désignait différentes réalités : en particulier celle du repos et du soulagement, qui expriment finalement le bonheur futur, provisoire (le sein d’Abraham) ou définitif (Paradis). Mais le refrigerium pouvait aussi désigner les repas funéraires lors de la mort ou de l’anniversaire du défunt198 : dans ce dernier sens, la manne de la vision de Baronte serait vraiment une forme d’alimentation – encore que les modalités de son administration soient bien différentes de celles des repas funéraires. Remarquons d’autre part que, à partir du ive siècle, une nouvelle image, celle de la rosée, s’introduit dans les représentations du refrigerium : dans la poésie de Prudence199, ou chez Ambroise, qui voit en elle le refrigerium accordé à Lazare200. Il y a dans la rosée une « image biblique dont les consonances vont du miracle qui rafraîchit le désert ou le brasier des martyrs, comme celui des Trois Hébreux, à la symbolique du baptême201 ». L’association, dans la Visio Baronti, des termes nebula – très proche, dans ce contexte, de celui de « rosée » – et refrigerium, a donc déjà une histoire et une signification propres, qui se juxtaposent éventuellement à la notion d’un refrigerium nourricier. En conclusion de ces analyses, il nous semble que la manne paradisiaque et vaporeuse vue par Baronte est essentiellement conçue comme une odeur202 : cette manne-rosée est inhalée et par le nez et par la bouche203. Ce qui n’exclut nullement qu’elle soit nourricière, comme le parfum senti par Salvius204 : la nourriture au Paradis ne peut être matérielle et ‘terrestre’. Quant à l’odeur de la manne, le texte n’en donne pas de description. Il est cependant évident que, provenant du Paradis, elle devait être délicieuse : nous avons lu plus haut que les anges venus au secours de Raphaël étaient euxmêmes porteurs d’un parfum prodigieux. Tout ce qui vient du Paradis ne peut 198

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Cfr A.  Hamman, « Refrigerium », Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien, dir. A.  Di Berardino, dir. adapt. fr. Fr. Vial, Paris, 1990, p.  2160-2161. L’auteur y relativise grandement l’origine orientale, égyptienne surtout, du refrigerium, qui avait été soutenue entre autres par A. Parrot, Le Refrigerium dans l’Au-delà, Paris, 1937. Les repas funéraires lors des parentalia, parfois assimilés aux sacrifices païens, étaient dénoncés par les évêques (cfr É. Rebillard, Religion et sépulture. L’Église, les vivants et les morts dans l’Antiquité tardive, Paris, 2003, p. 163-174). Cfr Prudentius, Hamartigenia, 856-859, cit. dans J. Amat, Songes et visions, p. 394. Cfr Ambrosius Mediolanensis, In Psalm., 122, 11, cit. in ibid., p. 395, n. 107. Ibid., p. 395. D’ailleurs, on se rappellera que, dans les Dialogues, le terme nebula est explicitement associé à une odeur : celle – mauvaise il est vrai – du fleuve infernal (cfr Dial., IV, 37, 7-8, cit. supra, p. 404). Ce mode d’inhalaison est décrit dans d’autres textes. Ainsi, la Vie de saint Omer (écrite au début du ixe s.) rapporte que la bonne odeur dégagée par le saint à sa mort pénétra aussi bien le nez que la bouche des présents : « eorum nares et ora intravit odor » (Vita Audomari, 14, MGH SRM V, p. 762). On a l’impression que le couple « nares ac os » est une expression conventionnelle indiquant la totalité de la personne ainsi que la sensation de satiété. À l’opposé des saints, un mort dégage une terrible puanteur, qui pénètre elle aussi « non modo per os aut nares, verum etiam… per aures… » (Hist., IV, 12, p. 143). Quant aux démons, ils exhalent feu et puanteur tant par le nez que par la bouche (cfr HE, V, 12, cit. infra, p. 428). Cfr Hist., VII, 1, cit. supra, p. 399.

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que sentir bon. Une confirmation de cela réside dans l’effet réconfortant de la manne sur ceux qui la perçoivent : le terme refrigerium utilisé – qui comprend également l’idée du bonheur, et même du bonheur éternel205 – exprime un effet caractéristique des odeurs célestes, chez Grégoire le Grand par exemple206. Dans la vision de Baronte, le refrigerium obtenu à travers le parfum de la manne est aussi un signe d’espérance pour les damnés : en effet, puisque seuls ceux qui ont fait « quelque chose de bien » le reçoivent, c’est que leur séjour en Enfer a une fonction purgatoire, et non définitive, comme le souligne Claude Carozzi207. Le parfum de la manne est une ‘bouffée’ d’espoir et un aperçu du Paradis, auquel ils parviendront finalement. Bien que la Visio Baronti trace avec précision la topographie de l’Au-delà ainsi que l’itinéraire parcouru par le visionnaire, les odeurs qu’elle mentionne, ou auxquelles elle fait allusion, ne sont pas directement liées à des lieux ou éléments topographiques tels que ceux rencontrés dans des textes antérieurs : elles sont en revanche liées à des figures (anges), donc à des rapports interpersonnels (secours contre les démons, soulagement offert à travers la manne). Si nous reprenons maintenant la question soulevée par l’absence d’odeurs dans la Vision de Fursy, nous devons conclure que cette absence ne peut s’expliquer simplement par le désintérêt qu’elle manifeste envers la topographie de l’Au-delà : en effet, le récit de Baronte, avec tous ses détails topographiques, associe justement les odeurs à des rencontres, et non à des lieux. Le sens des deux ‘voyages’ est en tout cas très différent : celui de Fursy, considéré comme un saint, consiste en une préparation en vue de sa mission ; celui de Baronte vise à l’amener à faire pénitence et à amender sa vie208 – c’est la raison pour laquelle il est finalement renvoyé dans son corps, et l’auteur de la Visio ne cherche nullement à le peindre comme un saint209. En fin de compte, Baronte représente chacun des moines de Longoret et de Méobecq, son monastère associé : c’est à eux qu’est destiné son récit, dont les thèmes principaux concernent la pénitence, la charité et la vie monastique210. Peut-être devons-nous en conclure que les perceptions sensorielles, y compris olfactives, attestées par la Vision de Baronte rendent – de façon consciente ou non – ses enseignements plus concrets et plus proches des moines, tandis que la Vision de Fursy n’a d’autre valeur que celle d’une étape ‘initiatrice’ de la mission exceptionnelle du saint  – de son culte également, puisqu’elle forme le cœur de sa Vie. À la même époque, des visions plus conventionnelles de l’Au-delà sont rapportées dans des Vies de saints. Un exemple s’en trouve dans la Vie de Sa205 206 207 208 209

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Cfr Tertullianus, Adversus Marcionem, 2, 17, 4. Cfr Dial., IV, 16, 5. Cfr Cl. Carozzi, Le voyage de l’âme, p. 166. Cfr Visio Baronti, 13. C’est pourquoi, en dépit de sa transmission parmi des œuvres hagiographiques, la Visio Baronti n’est pas représentative de cette littérature (cfr Y. Hen, « The structure and aims », p. 484). Cfr ibid., p. 487-493.

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laberge (Sadalberga), fondatrice et abbesse du monastère double de Saint-Jeandes-Monts, à Laon, qui est morte vers 665. Entre 676-680, la Vie de Salaberge a été composée à la requête d’Anstrude, fille de la sainte211. Dans une des visions relatées par la Vita Sadalbergae, Salaberge se voit transportée par un oiseau d’une éclatante blancheur par-delà un fleuve immense : [l’oiseau] la déposa au milieu de prés pleins de charme, où s’exhalaient d’infinies espèces de parfums et de fleurs variées ; et parmi les lys d’un blanc brillant et les fleurs de roses rouges, elle vit d’immenses cohortes d’enfants des deux sexes : en robes blanches comme neige et leurs têtes ornées de laurier, ils poussaient des cris de joie212…

Dans cette description, les odeurs du Paradis sont étroitement liées à son aspect comme loca amoena : nous retrouvons ainsi des éléments très anciens, rencontrés dans la Passion de Perpétue déjà, dans les Vies des saints Pères de Mérida, chez Valère de Bierzo, mais peut-être surtout chez Grégoire le Grand213. À la différence de celui-ci, Salaberge ne voit pourtant que le Paradis et certains de ses habitants ; elle ne visite pas l’Enfer, et n’effectue pas un itinéraire de lieu en lieu ; dans sa vision, il n’y a pas non plus d’épreuves purificatrices ou de jugement. Ce qu’elle apprend en vision, à travers les mots de l’évêque Anséric de Soissons qu’elle rencontre, c’est qu’elle-même est destinée au Paradis : « ‘Ecce ! Tibi locus praeparatus est214 ». Nous sommes donc devant une description bien différente de celles de Fursy ou de Baronte, et ce bien que l’existence de Salaberge se déroule elle aussi dans le milieu spirituel des moines irlandais, tout comme Fursy  – quant à la Visio Baronti, l’auteur de la Vita Sadalbergae ne la connaissait peut-être pas, car elle était en cours de rédaction au même moment et à une distance beaucoup plus grande. Ainsi, dans un laps de temps assez court (une vingtaine d’années) et dans un espace géographique réduit (compris entre Péronne, Longoret/Bourges, et Laon), sont publiés des récits de visions dont l’attention portée à la dimension olfactive varie grandement. Au début du siècle suivant, d’autres textes mentionneront régulièrement parfums divins et odeurs démoniaques, mais ils seront dus à des auteurs nés de l’autre côté de la mer.

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Cfr M. Gaillard, « De l’Eigenkloster au monastère royal : l’abbaye Saint-Jean de Laon, du milieu du viie siècle au milieu du viiie siècle à travers les sources hagiographiques », dans L’hagiographie du haut Moyen Âge en Gaule du Nord. Manuscrits, textes et centres de production, dir. M. Heinzelman, Stuttgart, 2001 (Beihefte der Francia 52), p. 253-254. « […avis eam] in prata valde amoena immisit, ubi diversorum florum et immensa odoramentorum genera fraglabant, atque inter candentia lilia et rosarum rubentium flores vidit immensa infantum agmina utriusque sexus, niveis cicladibus et laureatis capitibus ovantes… » (Vita Sadalbergae abbatissae Laudunensis, 26, MGH SRM V, p. 65). Outre l’image du jardin, la vision de Salaberge comporte aussi celle du Paradis comme civitas Dei, ainsi que celle des duodecim sedes apostolorum (cfr ibid.). Ibid.

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La vision du moine de Wenlock Winfrid (vers 672/675-754), moine originaire du Wessex qui prendra plus tard le nom de Boniface, est surtout connu pour ses missions d’évangélisation dans différentes régions de la Germanie. Son œuvre littéraire est modeste, à l’exception de ses lettres, dont cent-cinquante ont été réunies après sa mort. Écrites sans prétentions stylistiques, et certainement pas en vue d’une publication, « elles font connaître l’homme Boniface215 ». C’est précisément dans une de ses lettres que nous trouvons le célèbre récit d’une vision de l’Au-delà. En 716/717, Winfrid216 écrit à l’abbesse Eadburg, du monastère de Thanet (Kent), ce qu’un moine de l’abbaye de Wenlock217, dans l’ouest de l’Angleterre, lui a raconté en personne218. Frappé brusquement par une forte maladie, ce moine avait été dépouillé de la pesanteur du corps ; il avait alors vu le monde entier d’un seul  regard, puis avait été emmené par des anges d’une clarté éblouissante. D’innombrables âmes étaient en train de sortir des corps, et il voyait une foule d’esprits mauvais et un chœur d’anges ; puis, ses propres péchés et ses vertus se sont disputé son sort. Ensuite, il a vu l’Enfer : des puits crachant du feu et, plus bas encore, un abîme dans lequel se trouvent les âmes « auxquelles jamais la sainte miséricorde du Seigneur ne parviendra219 ». Les différentes parties de la vision du moine de Wenlock sont discontinues, son itinéraire apparaît incohérent220. De fait, sans transition aucune, entre cette vision de l’Enfer et celle d’un fleuve de feu purificateur traversé par un pont221, s’insère une vision du Paradis : Il vit aussi un endroit d’une merveilleuse beauté, dans lequel une foule glorieuse de gens très beaux jouissait d’une joie merveilleuse ; ils l’invitaient, si cela lui était

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Fr. Brunhölzl, Histoire de la littérature latine du Moyen Âge, p. 223. Il ne changera son nom pour celui de Boniface qu’au printemps 719, lors de son voyage à Rome. Sur ce monastère, voir P.  Sims-Williams, Religion and Literature in Western England. 600-800, Cambridge, 1990, p. 98-99, 117-118. Wenlock est localisable sur des cartes dans le même ouvrage, p. xiv-xv, 63. « […] ipse cum supradicto fratre redivivo […] locutus sum et ille mihi stupendas visiones, quas extra corpus suum raptus in spiritu vidit, proprio exposuit sermone » (Bonifatius, Lullus, Epistulae, 10, éd. M. Tangl, Die Briefe des heiligen Bonifatius und Lull, MGH, Epist. selectae, München, 1989, p.  8). Notons que le moine reste anonyme, à la différence des visionnaires rencontrés jusqu’ici, mais qu’il était probablement connu de l’abbesse. À la différence de Cl. Carozzi et d’autres chercheurs, P. Sims-Williams estime que Winfrid a bien pu rencontrer le visionnaire en Angleterre même, soit avant son départ pour la Frise en 716, soit après son retour en 717 ; la vision daterait de 715 ou 716 (cfr P. Sims-Williams, Religion and Literature, p. 243-244). « [… illarum animarum,] ad quas numquam pia miseratio Domini perveniet… » (Bonifatius, Lullus, Epistulae¸ 10, p. 11). Plutôt que d’un ‘voyage’, il faudrait au fond considérer ces descriptions comme des ‘tableaux’ : des visions particulières à l’intérieur d’une vision générale, dont la cohérence n’est donnée que par l’ensemble (cfr Cl. Carozzi, Le voyage de l’âme, p. 198-199). Il s’agit à nouveau d’un pont d’épreuve, que les âmes franchissent avec plus ou moins de sécurité (cfr Bonifatius, Lullus, Epistulae, 10, p. 11-12).

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permis, à se joindre à leurs joies et à en jouir avec eux. Et de là provenait un parfum d’une merveilleuse douceur : c’était le souffle des esprits bienheureux qui se réjouissaient là ensemble. Ce lieu, les saints anges affirmaient que c’étaient le fameux Paradis de Dieu222.

On observe que le Paradis vu par le moine ne fait pas l’objet d’une réelle description topographique : il est seulement défini comme un « mire amoenitatis locum ». À travers cette expression, il se rattache néanmoins aux images de prés et de fleurs caractéristiques des loca amoena. Cependant, la « mire dulcedinis flagrantia » qu’on y respire ne provient pas de plantes223, mais des pulcherrimi homines qui vivent là. En effet, après avoir dit que le parfum provient « de là » (« inde »), le récit précise qu’il s’exhale non de plantes ou d’autres objets inanimés, mais qu’il est le « beatorum alitus… ibi congaudentium spirituum ». On observe ainsi une certaine indétermination des objets perçus : « gens » ou « esprits  » ; loca amoena, mais parfum des élus et non de fleurs… C’est que, en fait, « nous sommes dans l’univers de la similitude224 », non de la réalité actuelle – un caractère de l’ensemble de la vision du moine de Wenlock. D’autre part, l’assignation du parfum paradisiaque à la respiration (alitus) des élus constitue un élément très original dans le panorama des visions de l’Au-delà étudiées jusqu’ici225. Dans le cadre général de cette recherche, son apparition marque peut-être une ‘consolidation’, théologique et littéraire, de ‘l’odeur de sainteté’, reliée ainsi explicitement à la réalité ultime. Il s’agit en tout cas d’une conception qui reflète une théologie et une anthropologie différentes : le parfum, associé à la respiration des « esprits bienheureux », évoque le souffle de l’Esprit Saint226, qui forme ‘l’atmosphère’ du Paradis ; de plus, la béatitude pa222

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« Vidit quoque mire amoenitatis locum, in quo pulcherrimorum hominum gloriosa multitudo miro laetabatur gaudio, qui eum invitabant, ut ad eorum gaudia, si ei licitum fuisset, cum eis gavisurus veniret. Et inde mire dulcedinis flagrantia veniebat, quia beatorum alitus fuit ibi congaudentium spirituum. Quem locum sancti angeli adfirmabant famosum esse Dei paradisum » (ibid.). Pourtant, l’association des parfums paradisiaques aux fleurs faisait certainement partie du bagage culturel de Boniface et de son milieu : c’est ce qu’indique une lettre, écrite après 757, donc après la mort de Boniface, mais conservée dans sa correspondance, ou plutôt dans celle de son successeur, Lull. Cette lettre rapporte également une vision de l’Au-delà, et le Paradis y est justement décrit comme « terre des vivants et de ceux qui se réjouissent, pleine de fleurs odorantes… » : « terram viventium et gaudentium plenam odoriferis floribus… » (Bonifatius, Lullus, Epistulae, 115, p. 248). Cette lettre a circulé dans le même milieu anglo-saxon que Boniface, puisque tous les noms de personnes qu’elle reporte sont anglo-saxons. Sur ces aspects et sur l’ensemble de la vision, cfr Cl. Carozzi, Le voyage de l’âme, p. 258-265. Cl. Carozzi, ibid., p. 200. Une indication analogue apparaît toutefois dans la Vie de Guthlac, composée en Angleterre dans le deuxième quart du viiie siècle, donc quelques années après la lettre de Winfrid : de la bouche du saint mourant s’exhale « comme une odeur de fleurs suaves » (Vita Guthlaci, L, ed. B. Colgrave, Felix’s Life of Saint Guthlac, Cambridge, 1956, p. 156-158). Sur ce texte, voir supra, p. 118. Le rapport parfum-Esprit a été étudié dans notre Première Partie (cfr supra, p. 60 sq.), et nous l’avons rencontré dans la vision de Salvius (cfr supra, p. 402). Dans la Vulgate, halitus et Spiritus

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radisiaque se manifeste fondamentalement dans la communion des élus : ceuxci sont dits con-gaudentes, leur ‘activité’ consiste à jouir en foule d’un « miro… gaudio », et ils invitent le moine visionnaire à rejoindre leur assemblée. En confirmation de la dimension sociale du Paradis, celui-ci sera décrit un peu plus loin comme civitas : la Jérusalem céleste227. Cette référence à l’image de l’Apocalypse228 nous permet de penser que le souffle parfumé des élus fait peut-être aussi écho à un autre passage du livre bibilique : celui mentionnant les « fialas aureas plenas odoramentorum quae sunt orationes sanctorum229 ». L’originalité de la vision du moine de Wenlock se révèle encore dans le récit du retour de son âme vers son corps. À la différence des visions de Fursy ou de Baronte, le processus n’est pas détaillé ; pourtant, il révèle un aspect important : Il disait que, tant qu’il s’en trouvait en dehors, il avait eu son propre corps en telle horreur que, dans toutes ces visions, il ne voyait rien d’aussi odieux, rien d’aussi méprisable, rien qui répande une puanteur aussi violente – exceptés les démons et le feu ardent – que son propre corps230.

Nous avons ici l’unique mention d’odeurs mauvaises dans tout le récit, et elle provient du corps du visionnaire lui-même. Mais grâce à cette indication, nous apprenons que les démons vus auparavant par le moine dégageaient une violente puanteur, et qu’une odeur analogue était produite par le ignis fraglans – celui probablement des puits crachant d’horribles flammes dans les régions inférieures231. L’introduction de ces informations à la fin du récit seulement confirme l’impression générale d’un « manque apparent de logique232 ». Cependant, leur présence ici a une fonction : celle de souligner à quel point le visionnaire trouve repoussante l’odeur de son propre corps233 ; plus encore, elle

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Dei sont explicitement liés dans ces mots de Job : « […] quia donec superest halitus in me et spiritus Dei in naribus meis non loquentur labia mea iniquitatem…  » (Iob 27, 3-4). Cfr Bonifatius, Lullus, Epistulae, 10, p. 12. Cfr Apoc. 21, 10 sq. Apoc. 5, 8. L’idée est avancée par M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 363, n. 15. Il faut toutefois remarquer que, dans cette phrase, les parfums sont contenus dans des coupes : l’image recalque un geste cultuel d’offrande ; par ailleurs, les parfums y représentent « les prières des saints ». Or, ces éléments – qui tous deux ressortissent à la dimension cultuelle ou liturgique – sont absents de la vision rapportée par Winfrid. « Proprium corpus dicebat se, dum extra fuerat, tam valde perhorruisse, ut in omnibus illis visionibus nihil tam odibile, nihil tam despectum, nihil tam durum foetorem evaporans exceptis demonibus et igne fraglante videret quam proprium corpus » (Bonifatius, Lullus, Epistulae, 10, p. 15). Cfr ibid., p. 11. Cl. Carozzi, Le voyage de l’âme, p. 198. Ces sentiments de dégoût sont fréquents parmi les visionnaires, et sont similaires à ceux de nombreux malades réanimés de nos jours après des états de mort apparente (cfr M. Van Uytfanghe, « Les Visiones du très haut Moyen Âge », 2e partie, p. 163-170 ; P. Dinzelbacher, « Il corpo nelle visioni dell’aldilà », p. 313). Mais il y aurait lieu de s’interroger également sur les rapports

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situe le cadavre du côté de l’Enfer et des démons, comme si le visionnaire, après avoir contemplé les merveilles du Paradis, rejetait tout ce qui n’est pas céleste, lumineux, spirituel… et parfumé. Claude Carozzi observe très justement : « […] ce qui est étrange, c’est que, nulle part dans son périple, le moine n’a signalé de mauvaises odeurs. […] Il semble donc que ce soit l’odeur du cadavre qui ait évoqué l’Enfer et non l’inverse. L’évocation est à sens unique. Le cadavre rappelle l’Enfer, lui-même situé sur terre ou sous terre, comme la tombe234 ». Or, c’est précisément à travers l’odeur du corps que s’effectue cette association. Ainsi, la vision du moine anonyme de Wenlock –  on se rappellera que nous ne disposons que de son récit par Winfrid – présente, dans un cadre général d’apparence convenue235, des aspects réellement originaux, et en particulier dans le domaine des odeurs et de leur perception236. Mais peut-être cette originalité même a-t-elle limité l’influence de ce texte ; en tout cas, si les contemporains du visionnaire semblent avoir accepté la sincérité de son récit, on n’entend plus parler de lui par la suite237. En revanche, une grande diffusion sera réservée à la vision dont nous allons lire maintenant la relation. La vision de Dryhthelm Quelques années avant 705, Dryhthelm, un père de famille vivant en Northumbrie, tombe malade, meurt, puis revient à la vie le matin suivant. Soudain décidé à changer de vie, il distribue ses biens à sa famille et aux pauvres, et entre au monastère de Melrose238. Le prieur, Ethelwold, lui assigne un lieu de retraite isolé, où il prie constamment. À ceux qui peuvent en retirer un profit

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entre les visions de l’Au-delà et les rituels contemporains de la mort : comme les récits que nous lisons, les rituels gélasiens et gallicans expriment « un certain pessimisme à l’égard du monde, du corps et de la chair » (D. Sicard, La liturgie de la mort dans l’église latine des origines à la réforme carolingienne, Münster, 1978, p. 403). Cl. Carozzi, Le voyage de l’âme, p. 225. Parmi les possibles modèles et influences du texte, P. Sims-Williams énumère la version longue de la Visio Pauli, la Visio Fursei, et le récit de la vision de Dryththelm, de peu antérieure, que Bède insère dans l’Historia ecclesiastica (cfr P. Sims-Williams, Religion and Literature, p. 249 sq.). Ce double caractère (conventions et originalité) reflète peut-être la coexistence d’éléments de l’expérience visionnaire originelle et de formes conventionnelles s’imposant progressivement au fur et à mesure que le visionnaire narre son expérience : il y aurait là un processus analogue à celui de « l’élaboration secondaire » des rêves, définie par Freud dans L’interprétation des rêves, 6i (1900) (cfr P. Sims-Williams, Religion and Literature, p. 249). Cfr ibid., p. 247-248. Il s’agit de l’ancien monastère (Old Melrose), fondé vers 660 par Aidan près de la River Tweed, dans le sud de l’Écosse actuelle. Saint Cuthbert y vécut jusqu’en 664. Le monastère fut incendié en 839. Les ruines actuelles sont celles de l’abbaye cistercienne, fondée en 1146 à 2½ miles de la première construction (cfr B. Colgrave, R. A. B. Mynors (ed.), Bede’s Ecclesiastical History of the English People, Oxford, 1969, p. 489, n. 3).

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spirituel, il raconte ce qui lui est arrivé et ce qu'il a vu239. C’est Bède le Vénérable qui transcrit son récit dans l’Histoire ecclésiastique. Il n’a pas personnellement connu Dryhthelm, mais il indique les noms de personnages qui l’ont rencontré et l’ont entendu. En tout cas, lorsqu’il termine son Histoire en 731, une trentaine d’années se sont écoulées depuis les événements vécus par Dryhthelm240. Déjà dans le troisième livre de l’Histoire, Bède avait transcrit de façon très littérale la Visio Fursei241. Son intérêt pour l’Au-delà est donc manifeste, et ces pages vont sans doute, comme l’ensemble de l’Historia ecclesiastica, être rapidement appréciées, en Angleterre et sur le continent. En résumé, Dryhthelm raconte242 avoir été guidé par un personnage resplendissant. Ils traversent d’abord une vallée immense, dont un côté est embrasé et l’autre glacial ; de nombreuses âmes, ne pouvant supporter ces conditions extrêmes, y passent sans trève d’un versant à l’autre. Ce n’est toutefois pas encore l’Enfer. Dryhthelm et son guide s’enfoncent ensuite dans un lieu ténébreux, jusqu’à se trouver devant un grand puits : des globes de feu remplis d’esprits humains s’en élèvent, puis s’y précipitent continuellement. En outre, une puanteur sans égale, sortant en bouillonnant avec ces bouffées [de feu], remplissait tous ces lieux de ténèbres243.

Resté seul, Dryhthelm voit des esprits malins entraîner dans le puits cinq âmes humaines. Mais voilà que d’autres esprits mauvais s’approchent de lui aussi en le menaçant avec des tenailles enflammées : […] accourant, ils m’entourèrent et, les yeux enflammés, exhalant de leur bouche et de leur nez un feu puant, ils me tourmentaient244…

Quelques remarques s’imposent ici. D’abord, nous apprenons que la puanteur infernale remplit non seulement l’abîme, mais aussi les esprits malins. De plus, un peu plus loin, nous lisons qu’elle pénètre et envahit Dryhthelm lui-même245. Par ailleurs, la puanteur est liée au feu qui brûle dans l’Enfer et à l’intérieur des démons. Enfin, elle est conçue comme un souffle, puisqu’elle sort de la bouche et du nez des esprits malins. Ces dernières images ont des précédents : par exemple, les anges impitoyables, aux yeux fulgurants et

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Cfr HE, V, 12. Nous suivrons la pagination de cette édition ; le texte en est aussi reproduit dans M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 308-322. Cfr Cl. Carozzi, Le voyage de l’âme, p. 227. Sur ce récit de vision, voir aussi W. D. McCready, Miracles and the Venerable Bede, Toronto, 1994, p. 179-187 (publiés la même année, ces deux ouvrages s’ignorent réciproquement). Cfr HE, III, 19. Le récit est, en effet, à la première personne. « Sed et fetor incomparabilis cum eisdem vaporibus ebulliens omnia illa tenebrarum loca replebat » (HE, V, 12, p. 490). « […] adcurrentes circumdederunt me, atque oculis flammantibus et de ore ac naribus ignem putidum efflantes angebant… » (ibid., p. 492). « […] fetor tenebrosi fornacis] qui me pervaserat… » (ibid.).

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crachant du feu, dans l’Apocalypse de Paul246 ; les hommes horribles exhalant du feu de leur bouche et de leur nez, dans les Dialogues de Grégoire le Grand247 ; ou même dans la Bible, puisque le Léviathan du Livre de Job projette du feu de sa bouche et de la fumée de ses narines248. Cette description des démons va se répandre rapidement : dans les années suivant immédiatement la composition de l’Historia ecclesiastica, la Vie de Guthlac mentionnera à nouveau leur haleine fétide249. Secouru par le retour de son guide, Dryhthelm parvient ensuite dans un espace lumineux et serein, puis devant un mur de dimensions illimitées, dépourvu d’ouvertures ou d’escaliers. Mais sans savoir comment, il se retrouve soudain au sommet du mur. Il y découvre un paysage très différent : Et voilà qu’il y avait là une plaine très vaste et très riante, et remplie d’un tel parfum de fleurs printanières que la douceur de cette admirable odeur chassa bientôt toute la puanteur de la fournaise ténébreuse qui m’avait envahi250.

Dans une splendide lumière, Dryhthelm voit là d’innombrables personnes en groupes et chœurs joyeux. Il se prend à penser que cet endroit est peutêtre le Royaume des cieux qu'il a souvent entendu prêcher251, mais son guide lui dit que ce n’est pas encore le regnum caelorum imaginé. Néanmoins, nous découvrons ici comment un homme tel que Dryhthelm pouvait se le représenter : comme un locus amoenus rempli de lumière, avec des fleurs parfumées, des prés verdoyants, des gens habillés de blanc – éléments qui étaient par exemple présents chez Grégoire le Grand252. La description de ce lieu charmant et de « la douceur de son admirable odeur » s’oppose nettement à « la puanteur 246 247 248

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Cfr Cl. Carozzi, Le voyage de l’âme, p. 238 Cfr Dial., I, 12, 2. Cfr Iob 41, 11-13. Grégoire le Grand commente ce passage dans ses influents Moralia in Iob, XXXIII, 61-68. Cfr Felix, Vita sancti Guthlaci, XXXI. Le texte est daté de 730-740. L’influence de Bède y est manifeste (cfr B. Colgrave, The Earliest Saints’ Lives Written in England, London, 1958, p. 16-17). « Et ecce ibi campus erat latissimus ac laetissimus, tantaque flagrantia vernantium flosculorum plenus, ut omnem mox fetorem tenebrosi fornacis, qui me pervaserat, effugaret admirandi huius suavitas odoris » (HE, V, 12, p. 492). « […] cogitare coepi quod hoc fortasse esse regnum caelorum, de quo praedicari saepius audivi » (ibid.). Naturellement, on se demande ce que pouvait être le contenu de cette prédication « très fréquente » (« saepius ») faite aux laïcs tels que Dryhthelm. Sur la base de ce passage, il apparaît qu’elle comprenait des éléments descriptifs du Paradis : le parfum suave en faisait-il partie ? La prédication portait aussi « très souvent » sur l’Enfer, comme Dryhthelm le dit à propos de la vallée de tourments : « […] infernus, de cuius tormentis intolerabilibus narrare saepius audivi » (ibid., p. 490). Nous soulignons l’emploi du verbe « narrare » : il s’agit de récits, non d’exposés théoriques. À peu près à la même époque, la Vie de saint Éloi raconte que celui-ci, ayant entrepris la voie irlandaise de l’ascèse, méditait sur les peines de l’Enfer : « Proponebat namque sibi adversus praesentis carnis ardores futuri supplicii ignes ac memoria ardoris gehennae ardorem excludebat luxuriae » (Vita Eligii episcopi Noviomagensis, I, 7, MGH SRM IV, p. 674). Le texte ne précise toutefois pas les sources de la méditation d’Éloi : lectures liturgiques ou privées, prédication ? Cfr Dial., IV, 37, 8.

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de la fournaise ténébreuse ». Plus encore, le parfum céleste efface l’impression laissée par la puanteur infernale : sa « suavitas » est plus forte que « omnem… fetorem ». Cependant, cette première vision n’est pas encore celle du Royaume des Cieux : comme pour les lieux de tourments, il y a une gradation des séjours, mais aussi des sensations. En effet, après avoir traversé « ces demeures d’esprits bienheureux253 », Dryhthelm et son guide arrivent vers « une lumière beaucoup plus belle qu’auparavant254 » de laquelle se font entendre des chants très doux. […] en outre, la fragrance d’un merveilleux parfum se répandait en telle abondance de ce lieu que celui que, auparavant, j’avais estimé excellent en le goûtant, me semblait maintenant un parfum modeste255…

Avant de nous pencher sur les indications concernant ce nouveau parfum, poursuivons la présentation de la vision. Décevant l’espoir de Dryhthelm, son guide rebrousse chemin et le ramène vers « les heureuses demeures des esprits vêtus de blanc256 ». Là, il lui explique ce que sont les différents lieux qu’il a découverts. Dans la vallée de feu et de glace se trouvent les âmes qui n’ont confessé et corrigé leurs péchés qu’à l’heure de la mort ; au Jugement dernier, elles entreront dans le Royaume des cieux ; les vivants peuvent toutefois avancer leur libération à travers la prière, le jeûne, l’aumône et surtout la célébration de messes257. Quant au « puits puant qui vomit des flammes », « c’est la bouche de la géhenne : si quiconque y est tombé une fois, jamais il n’en sera libéré dans l’éternité258 ». En revanche, le lieu fleuri accueille les âmes de ceux qui ont accompli le bien mais qui ne sont pas encore parfaits au point de pouvoir entrer immédiatement dans le Royaume des cieux. Enfin, tous ceux qui sont parfaits en chaque parole, action et pensée, dès qu’ils sont sortis du corps ils parviennent au Royaume céleste ; c’est dans la proximité de celui-ci que s’étend le lieu dans lequel tu as entendu le son d’un doux chant, avec le parfum suave et l’éclatante lumière259.

Cette explication précise donc que Dryhthelm n’a pas encore vu le Paradis, mais seulement son ‘antichambre’. Comme celle-ci est en tout point plus belle que le premier séjour bienheureux, les auditeurs et les lecteurs du récit devaient se demander ce que pouvait bien être le regnum caeleste… Comme 253 254 255

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« […] has beatorum mansiones spirituum…  » (HE, V, 12, p. 494). « […] multo maiorem luminis gratiam quam prius… » (ibid.). « […] sed et odoris flagrantia miri tanta de loco effundebatur, ut is, quem antea degustans quasi maximum rebar, iam permodicus mihi odor videretur… » (ibid.). « […] ad mansiones illas laetas spirituum candidatorum… » (ibid.). Cfr ibid. « […] puteus ille flammivomus ac putidus […] ipsum est os gehennae, in quo quicumque semel inciderit, numquam inde liberabitur in aevum » (ibid.). « […] quicumque in omni verbo et opere et cogitatione perfecti sunt, mox de corpore egressi ad regnum caeleste perveniunt ; ad cuius vicinia pertinet locus ille, ubi sonum cantilenae dulcis cum odore suavitatis ac splendore lucis audisti » (ibid.).

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Dryhthelm le note lui-même, les parfums suaves qu’il a sentis manifestent eux aussi une gradation : d’abord, le parfum du séjour provisoire des esprits bienheureux lui semblait le meilleur – et ce d’autant plus qu’il l’avait senti après la puanteur infernale –, mais son odeur apparaît désormais bien modeste en comparaison de celle qui s’exhale près du regnum caeleste. Contrairement aux senteurs des fleurs dans le premier séjour, ce parfum supérieur n’est pas caractérisé autrement que par sa suavitas et par son abondance ou son intensité (« tanta… ut »). On peut supposer que, dans la progression des sensations, cette indétermination exprime la nature ineffable de la présence divine, qui se rapproche mais qui demeure encore au-delà de ce qu’a vu Dryhthelm. Revenu en vie et entré dans la vie monastique, celui-ci s’astreint par la suite à de dures pénitences. Bède raconte ainsi qu’il passait de longs moments en prière, immergé dans les eaux de la rivière coulant devant son ermitage, et ce même en hiver ; il laissait ensuite ses vêtements sécher à la seule chaleur de son corps. Et quand des frères s’étonnaient de son obstination à supporter une telle froidure, il répondait simplement : « J’en ai vu de plus froides260 ». Ce laïc devenu moine avait ainsi tiré pour lui-même les conséquences de son expérience visionnaire ; il s’efforçait d’éviter les peines qu’il avait vues. Même s’il ne refusait pas de communiquer son expérience à ceux qui l’interrogeaient avec le désir de progresser dans la piété261, il n’avait pas été investi d’une mission particulière. Mais c’est Bède qui voit dans l’expérience extraordinaire de

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« ‘Frigidiora ego vidi’ » (ibid., p.  498). De même que Fursy avait conservé dans son corps les traces d’une brûlure infligée dans l’Au-delà, il est possible que Dryhthelm continue d’éprouver un excès de chaleur après avoir ressenti celle de la fournaise infernale. Cela apparaît encore plus probable si nous confrontons ce témoignage à celui que rapporte Bède encore dans sa transposition de la Vita sancti Fursei : il a entendu dire que Fursy, alors qu’il racontait une fois en plein hiver ses aventures, transpirait néanmoins comme si l’on se trouvait au milieu de l’été (cfr HE, III, 19, p. 274). Par ailleurs, nous savons, toujours par Bède, que Cuthbert passait la nuit en prière, immergé dans la mer jusqu’au cou (cfr Beda Venerabilis, Vita Cuthberti, 10). Un autre cas encore est relaté par Muirchù, dans sa Vie de saint Patrick, écrite vers 690 : selon lui, le saint pouvait prier longuement dans des eaux glaciales, car il les sentait chaudes : « Nam se aquam [nimis] calidam sensisse testabatur » (Muirchù, Vita Patricii, I, 27, éd. E. Hogan, AB, 1 (1882), p. 577). Si les cas de Dryhthelm et de Fursy, marqués par leur voyage ‘outre-tombe’, peuvent être comparés aux pratiques chamaniques, l’expérience de la ‘chaleur mystique’, exercée ou spontanée, est attestée dans de nombreux peuples et cultures (cfr M. Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, 2e éd., Paris, 1983, en particulier p. 323 sq. ; id., Mythes, rêves et mystères, Paris, 1957, passim. P. Dinzelbacher a aussi vu le lien entre le déroulement de l’expérience des visionnaires et celui de l’initiation chamanique : cfr Vision und Visionsliteratur, p. 233). Notons d’ailleurs que, dans la littérature ascétique chrétienne elle-même, le cœur du moine est traditionnellement représenté comme le lieu de l’offrande d’holocaustes ; la Vie d’Adalhard de Corbie, écrite avant 836 par Paschase Radbert, rapporte ainsi : « il brûlait toute la graisse de la chair et tous les attraits de la concupiscence à l’incendie des flammes » (« omnem carnis adipem et concupiscentiarum illecebras tunc cremabat flammarum incendio » ; Paschasius Radbertus, Vita s. Adalhardi, 25, PL 120, col. 1521). Cfr HE, V, 12, p. 496. L’informateur de Bède, un prêtre nommé Haemgisl, comptait justement parmi ces personnes.

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Dryhthelm non seulement un « miraculum memorabile262 », mais surtout un instrument pédagogique : « ad excitationem viventium de morte animae263 ». Les perceptions olfactives dans l’Au-delà Le point de départ littéraire de l’Apocalypse de Paul est, nous l’avons vu, la phrase de la Deuxième Lettre aux Corinthiens : « […] cet homme fut enlevé jusqu’au Paradis et entendit des paroles inexprimables qu’il n’est pas permis à l’homme de redire » (II Cor. 12, 4). Ce passage fameux justifie donc les récits faisant état de perceptions sensorielles jusque dans l’Au-delà, même si, comme ici, l’objet perçu consiste en « paroles inexprimables ». Dans le domaine olfactif, il est intéressant de noter que le caractère ineffable de l’objet perçu est évoqué exclusivement au sujet des odeurs du Paradis : « odore inenarrabili264 », « haec cuncta ceteraque inenarrabilia265 ». La puanteur infernale est souvent insupportable266, elle reste néanmoins ‘dicible’. En tout cas, il est remarquable que les odeurs bonnes ou nauséabondes soient perceptibles dans l’Au-delà. Les bénéficiaires des visions ne manquent d’ailleurs pas de les mentionner, même s’ils le font dans des proportions variables. Dans certains cas, ils sont même, à l’instar des bienheureux, nourris par de suaves parfums267, ce qui implique qu’il n’existe pas de ‘purs esprits’, ou du moins qu’ils ne peuvent être conçus ou représentés comme tels. Les sensations olfactives ne sont d’ailleurs pas isolées, mais elles s’ajoutent à d’autres : vue, ouïe, goût, et même toucher268. Il est tout autant remarquable que, après leur retour dans le corps, les visionnaires restent marqués, parfois physiquement, par leur expérience dans l’Au-delà. Fursy conserve ainsi la trace de la brûlure infligée par un damné, et le rédacteur de sa Vie commente : « d’une manière surprenante, ce que seule son âme avait souffert était manifesté dans sa chair269 ». Salvius, revenu à la vie, est sustenté encore trois jours par le parfum du paradis270. Le petit Agustus, de son lit, continue de voir le Paradis jusqu’à sa mort271. Après son voyage dans l’Au-delà, Dryhthelm manifeste une incroyable résistance au froid272. 262 263

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Ibid., p. 488. Ibid. La portée morale ou doctrinale des ouvrages narratifs de Bède est soulignée dans W. D. McCready, Miracles and the Venerable Bede, p. 124-153 (la vision de Dryhthelm y est mentionnée comme exemple, p. 142-143). Passio Perpetuae et Felicitatis, 13, 8, cit. supra, p. 395. Valerius, Dicta ad beatum Donadeum scripta, 1, cit. supra, p. 414. « Intolerabilis » (Dial., IV, 37, 8). Cette conception est déjà présente dans la Visio Pauli,  9, cit. supra, p. 393. Cfr Visio Perpetuae et Felicitatis, 13, 8 ; Hist., VII, 1 ; Dial., IV, 37, 8.  Fursy est violemment heurté par un damné, qui lui brûle la mâchoire et l’épaule (cfr Visio sancti Fursei, 16). Voir la note suivante. « […] mirumque in modum quod anima sola sustinuit in carne demonstrabatur » (ibid., 17, p. 224). Cfr Hist., VII, 1. Cfr Vitas s. Patrum Emer., I, 21. Cfr HE, V, 12, cit. supra, p. 431.

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Les récits de visions manifestent donc la continuité d’anciennes conceptions sur l’unité de l’âme et du corps, et ce dans les milieux monastiques d’abord : la Règle du Maître (début du vie siècle) ne reprend-elle pas une longue description du bonheur joui par les sens dans la vie éternelle273 ? Nous avons exprimé en introduction l’intérêt qu’il y a à confronter les récits de visions aux textes hagiographiques. De ce point de vue, on pouvait se demander si, dans l’Au-delà, les odeurs ne perdraient pas leur lien avec des individus précis, saints ou pécheurs, pour acquérir une dimension plutôt ‘spatiale’ : le parfum ‘du Paradis’, la puanteur ‘de l’Enfer’. La réponse que nous pouvons maintenant apporter doit être nuancée : la dimension spatiale des odeurs est bel et bien prépondérante dans certains textes, comme la Visio Pauli, les Dialoghi de Grégoire le Grand, ou le récit de la vision du petit Agustus ; cependant, la Passio Perpetuae, la Visio Baronti et d’autres textes relient les odeurs de l’Au-delà à des Figures précises : Dieu, anges ou démons. L’étude des récits de visions nous aide par ailleurs à préciser le cadre chronologique d’ensemble, puisqu’elle nous a permis de repérer de nouveaux témoignages concernant des expériences olfactives hors du commun. C’est le cas, en particulier, de la description du parfum paradisiaque dans la Passio Perpetuae : redisons d’abord qu’elle provient d’une source directe d’une qualité exceptionnelle, dont la sincérité n’est pas fictive ; d’autre part, nous y observons l’émergence, dans un texte narratif, de l’indication de la nature nourricière du parfum céleste ; enfin, nous sommes en mesure de dater et de situer très exactement ce témoignage. Nous constatons ainsi que, environ quarante ans après le récit du martyre de Polycarpe de Smyrne (167274), odeurs et olfaction sont à nouveau partie prenante dans une expérience religieuse particulièrement forte : le martyre. Il est vrai que, dans un cas, elles interviennent au moment de la mort du saint, et que, dans l’autre, elles se produisent lors de visions et sont attestées par les martyrs eux-mêmes. Cependant, les deux textes nous permettent de voir que, dès la seconde moitié du iie siècle, les perceptions d’odeurs extraordinaires se produisent en vision comme dans la réalité, et qu’elles peuvent concerner autant le Paradis qu’un saint martyr. Enfin, ce que les récits de visions révèlent, c’est que si certains personnages ont accès à l’Au-delà sans réellement mourir, le Paradis ou l’Enfer percent parfois en retour le voile de la réalité physique et se laissent percevoir ici-bas. Dans les textes étudiés jusqu’ici, ces perceptions restent toutefois liées à la personne du visionnaire. Or, d’autres témoignages attestent que la présence de ce genre d’intermédiaire n’est pas toujours requise, et que l’Au-delà peut se

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Cfr Regula Magistri, 10, 94-115. Le passage en question provient de la Passio Sebastiani (ve siècle). Nous l’avons présenté supra, p. 341-342. Th. Ricklin le mentionne brièvement dans son article « Le goût du Paradis. Les cinq sens et l’Au-delà. Quelques remarques à propos de la description de la vie future par Honorius d’Autun », Micrologus, 10 (2002), p. 163-176. Cfr supra, p. 84.

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faire sentir à des groupes, à des communautés : ce sont les documents que nous allons lire dans la seconde partie de ce chapitre. Théophanies : le parfum de Dieu et du Paradis Disons d’emblée, pour répondre à une des questions posées en introduction, que les récits de théophanies, au sens où nous avons défini celles-ci275, sont rares. La raison en est peut-être que le caractère éminemment public de ces manifestations divines leur confère ipso facto une note d’‘objectivité’ plus grande que dans le cas des visions individuelles ou dans celui des miracles attribués à un saint : en d’autres termes, la marge d’interprétation ou de ‘création’ d’événements est plus limitée pour le rédacteur. Par ailleurs, on peut imaginer que la possibilité de telles manifestations de la part de Dieu devait apparaître très exceptionnelle, voire infime, étant donné que la Révélation était désormais achevée avec l’Incarnation, mort et résurrection du Christ276. Enfin, les développements des cultes des saints ont probablement accaparé et canalisé autour de ceux-ci, ressentis comme plus proches et plus accessibles, les expériences de prodiges. La rareté des témoignages portant sur les théophanies est néanmoins compensée par leur intérêt, comme nous espérons le montrer. Grégoire le Grand Nous retiendrons deux textes du pontife, très différents l’un de l’autre, bien que tous deux relatent une expérience collective de la présence divine. Ils ont aussi en commun le lien direct de Grégoire le Grand avec les événements qu’il raconte : dans un cas, il y est personnellement présent ; dans l’autre, c’est sa mère qui en a été témoin. – La venue de Jésus auprès de mourants Dans un récit que nous avons étudié dans une autre perspective277, Grégoire le Grand raconte la mort de sa sainte tante Tarsilla. Il y souligne que « plus d’une fois, pour consoler l’âme qui s’en va, celui qui est source et récompense

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En résumé, comme des manifestations prodigieuses, dont Dieu est à la fois le sujet et l’objet ; elles se produisent dans un cadre public, et sont perçues par l’ensemble des présents ou par un groupe au moins. Rappelons que la possibilité même de miracles ‘pratiques’ n’était pas toujours admise, puisque l’on vivait désormais dans le temps de l’Église. On connaît l’évolution suivie par les vues d’Augustin sur ce sujet. Voir en général l’étude de M. Van Uytfanghe, « La controverse biblique et patristique autour du miracle, et ses répercussions sur l’hagiographie dans l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge latin », dans Hagiographie, cultures et sociétés, p. 205-231. Cfr supra, p. 110-111.

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de la vie se fait une loi d’apparaître278 ». De fait, alors que de nombreux visiteurs entourent son lit279, Tarsilla s’écrie : ‘Partez, partez ! Jésus arrive.’ Le regard tendu vers celui qu’elle voyait, cette sainte âme quitta son corps. Soudain un parfum si merveilleux fut répandu qu’il apparut à chacun par cette odeur suave que l’auteur de toute douceur était venu280.

Seule la mourante voyait Jésus, arrivé auprès d’elle ; mais, après son décès, « chacun » des présents le perçoit, à travers le merveilleux parfum répandu. Comme dans le cas de la vision du moine Merulus281, c’est la perception du parfum par une tierce personne qui permet d’authentifier la vision. De même que la mourante « tendait son regard » vers Jésus (« intenderet »), l’odeur suave « fait comprendre » (« ostenderet ») à tous qu’Il est venu : c’est précisément la douceur de ce parfum qui évoque Jésus, « l’auteur de toute douceur ». Les aspects essentiels du contexte de cette manifestation du Christ sont donc les suivants : elle s’est produite en lien avec un saint personnage (Tarsilla), au moment de sa mort, et dans un contexte privé et familial  – même si Grégoire semble indiquer la présence d’autres gens que les membres de la parenté282. – La dédicace d’une basilique romaine Toujours dans ses Dialogues, Grégoire relate un cas récent283 de manifestation divine beaucoup plus spectaculaire, puisque la description de la théophanie succède à celle de manifestations démoniaques, et que les événements ont lieu en présence de nombreux fidèles. Le pape lui-même y a joué un rôle284 : il 278

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« Nonnumquam vero in consolatione egredientis animae ipse apparere solet auctor ac retributor vitae » (Dial., IV, 17, 1, vol. 3, p. 68. Trad. P. Antin, p. 69). « […] sicut nobilibus feminis virisque morientibus multi conveniunt, qui eorum proximos consolentur, eadem hora exitus ipsius multi viri ac feminae eius lectulum circumsteterunt » (ibid., IV, 17, 2, p. 68). « […] ‘Recedite, recedite. Iesus venit.’ Cumque in eum intenderet quem videbat, sancta illa anima est e corpore egressa, tantaque subito fragrantia miri odoris aspersa est, ut ipsa quoque suavitas cunctis ostenderet illic auctorem suavitatis venisse » (ibid.). Cfr Dial., IV, 49, 4-5, cit. supra, p. 373-375. Cfr Dial., IV, 17, 2. Les indications de Grégoire permettent de le situer en 591-592, environ deux ans avant la publication des Dialogues (cfr Dial., III, 30, 1, vol. 2, p. 378). À notre connaissance, ce récit n’a encore fait fait l’objet d’aucune étude approfondie. Toutefois, une étude récente prend appui sur lui pour tenter de reconstruire la « ré-identification » – effectuée une vingtaine d’années plus tôt – de Sant’Apollinare Nuovo à Ravenne, c’est-à-dire sa transformation en un espace catholique (cfr A. Urbano, « Donation, Dedication, and Damnatio Memoriae : The Catholic Reconciliation of Ravenna and the Church of Sant’Apollinare Nuovo », Journal of Early Christian Studies, 13 (2005), p. 71-110. Voir en particulier p. 86-92). Cfr Liber pontificalis, LXVI, p. 312. Cette notice consacrée à Grégoire le Grand est « de beaucoup la plus ancienne de toutes les vies de saint Grégoire » (L. Duchesne, ibid., n. 1) : or, quoique très succincte –  14 lignes dans l’édition citée –, elle mentionne la dédicace de l’ecclesia Gothorum, signe que celle-ci était considérée un événement d’importance parmi toutes les activités du pontife.

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avait, en effet, décidé de procéder à la dédicace pour le culte catholique d’une ancienne église des Ariens, située sur le Quirinal, en y déposant des reliques de sainte Agathe et de saint Sébastien285. Voici son récit : Venant avec une grande foule de peuple et chantant des louanges au Seigneur toutpuissant, nous entrâmes dans cette église. Comme on y célébrait déjà la messe solennelle et que, en raison de l’exiguïté du lieu, la foule du peuple s’entassait, quelques uns de ceux qui se tenaient hors du sanctuaire sentirent (senserunt) soudain un porc entre leurs pieds qui se faufilait ça et là. Pendant que chacun le sentait (sentiret) et prévenait ceux qui se tenaient à côté, ce porc gagna les portes de l’église. Chez tous ceux entre lesquels il se glissait, il provoqua l’ahurissement, mais il ne put nullement être vu, bien qu’il pût être senti (sentiri). Cela, la divine bonté le montra, pour qu’à tous fût ainsi dévoilé que, de ce lieu, l’immonde habitant sortait286.

Pendant deux nuits, l’église fut encore le théâtre de bruits terrifiants : signe que « le vieil ennemi » (antiquus hostis) ne s’en allait que sous la contrainte287. Le porc représente évidemment tant le diable que les Ariens, hérétiques voués à la damnation – Arius lui-même avait d’ailleurs subi une mort honteuse, dans la puanteur de ses propres excréments288. Nous avons souligné dans ce passage la répétition du verbe sentire, un mot manifestement important pour Grégoire ; d’autre part, on doit se demander comment les fidèles289 « sentent » l’animal mis en fuite – quoique présent, le pontife semble ne pas avoir perçu l’animal, sans doute parce que lui-même se trouvait dans le sanctuaire290. Adalbert de Vogüé indique que sentire se réfère ici au toucher291 : une interprétation 285

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Cfr Dial., III, 30, 2. Il s’agit de l’église Sainte-Agathe (ou Sainte-Agathe-des-Goths), toujours existante (cfr A. de Vogüé, Grégoire le Grand : Dialogues, vol. 2, p. 380-381, n. 2-3). Une communauté arienne l’avait édifiée, ou prise en possession, dans le 3e quart du ve siècle (cfr J. Zeiller, « Les églises ariennes de Rome à l’époque de la domination gothique », Mélanges d’archéologie et d’histoire de l’École française de Rome, 24 (1904), p. 19-23). Grégoire mentionne cette dédicace dans une lettre de 594 (cfr Gregorius Magnus, Registrum epistularum, IV, 19, éd. D.  Norberg, Turnhout, 1982 (CCSL 140-140A), p. 237). « Nam cum magna populi multitudine venientes atque omnipotenti Domino laudes canentes, eandem ecclesiam ingressi sumus. Cumque in ea iam missarum sollemnia celebrarentur et prae eiusdem loci angustia populi se turba conprimeret, quidam ex his qui extra sacrarium stabant, porcum subito intra suos pedes huc illucque discurrere senserunt. Quem dum unusquisque sentiret et iuxta se stantibus indicaret, isdem porcus ecclesiae ianuas petiit et omnes per quos transiit in admirationem conmovit, sed videri nil potuit, quamvis sentiri potuisset. Quod idcirco divina pietas ostendit, ut cunctis patesceret, quia de loco eodem inmundus habitator exiret » (Dial., III, 30, 2-3, p. 380. Nous modifions la trad. de P. Antin). Cfr ibid., III, 30, 4. Cfr Rufinus Presbyter, Historia ecclesiastica, X, 14, cit. supra, p. 227-228. Sur la pensée de Grégoire au sujet des hérésies et des hérétiques, voir Cl. Moreschini, « Gregorio Magno e le eresie », dans Grégoire le Grand, p. 337-346. En fait, certains d’entre eux seulement : « quidam ex his qui extra sacrarium stabant… » (Dial., III, 30, 3, p. 380). On le déduit par sa mention que le porc a été « senti » seulement par des fidèles qui se trouvaient extra sacrarium (cfr J. M. Petersen, The ‘Dialogues’, p. 15). Cfr A. de Vogüé, Grégoire le Grand : Dialogues, p. 381, n. 4. Implicitement, A. de Vogüé exclut aussi que le porc soit entendu : le diable ne se ferait donc entendre qu’à travers le fracas causé les nuits suivantes.

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en soi tout à fait valide, car le champ sémantique du verbe sentire est vaste et comprend aussi les perceptions sensorielles, dont celle du toucher292. Mais son emploi dans ce texte ne désignerait-il pas plutôt la perception olfactive ? « Sentir une odeur » est en effet une des acceptions, dans le domaine sensoriel, de sentire, même si ce n’est, semble-t-il, qu’au ixe siècle qu’elle deviendra prépondérante293. Si nous revenons au récit de Grégoire, il est certain que le porc est invisible. En revanche, l’image traditionnelle du porc, animal sale et nauséabond, impur dans la Bible294, laisse penser que l’odorat des fidèles réunis pour la dédicace peut fort bien en être affecté. Certes, cela n’exclut pas que le porc soit « senti » au toucher – d’ailleurs, les fidèles le perçoivent « intra suos pedes » –, ou même que ses grognements soient « entendus » (autre acception de sentire). Un autre texte nous permettra peut-être d’éclairer ces questions. Un siècle avant Grégoire, vers 488/489, Victor de Vita rédigeait son Histoire de la persécution vandale en Afrique. Au moment où il écrit, quelques années ont passé depuis les événements, auxquels il a assisté à Carthage, en 481/482295. […] avant même la tempête de la persécution, le malheur qui nous menaçait avait été annoncé par de nombreux signes précurseurs et de multiples visions. Car, deux ans à peu près avant qu’elle ne survînt, quelqu’un vit l’église de Faustus dans l’éclat de sa parure habituelle, resplendissante des cierges allumés, des tentures qui la revêtaient et des flambeaux. Et tandis qu’il se réjouissait de l’éblouissement d’une telle lumière, tout à coup, dit-il, l’éclat de cette lumière si attirante s’éteignit et, au milieu des ténèbres qui lui succédèrent, une odeur répugnante frappa ses narines ; et toute la foule des bienheureux fut chassée dehors par des Éthiopiens qui la poussaient, et ils se lamentaient sans discontinuer à la pensée de ne plus jamais revoir leur église dans sa splendeur primitive ; cette vision, il la rapporta au vénérable Eugenius en notre présence. Un prêtre vit aussi cette même basilique de Faustus pleine d’une foule innombrable de fidèles, et peu de temps après vidée de ceux-ci et remplie d’une multitude de porcs et de chèvres296.

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Cfr la thèse de P. Morillon, ‘Sentire’, ‘sensus’, ‘sententia’. Recherche sur le vocabulaire de la vie intellectuelle, affective et physiologique en latin, Lille, 1974. Voir aussi la rubrique « sentio » dans E. Forcellini et al., Lexicon totius latinitatis, Padova, 1864-1887 ; A. Blaise, Dictionnaire latin-français des auteurs chrétiens, Turnhout, 1954. On peut comparer le cas du verbe sapere, sapio, dont le champ sémantique comprend aussi bien le goût et sa perception que la sagesse ou la connaissance : sur son emploi dans la théologie patristique de l’union mystique, cfr L. Dupré, « The Christian Experience of Mystical Union », The Journal of Religion, 69 (1989), p. 1. Cfr H.  F. Muller, L’époque mérovingienne. Essai de synthèse de philologie et d’histoire, New York, 1945, p. 253). Exemple de cet usage dans la Vie de saint Remi, cit. infra, p. 461. Cfr « Porc », dans X. Léon-Dufour, Dictionnaire du Nouveau Testament. J. M. Petersen fait remarquer que, dans la religion romaine païenne, un porc était sacrifié dans des sacrifices de purification (cfr The ‘Dialogues’, p. 52). Dans son récit, Grégoire associe ensuite au porc diabolique l’adjectif immundus, qui exprime la même conception. Cfr S. Lancel (éd., trad., comm.), Victor de Vita : Histoire de la persécution vandale en Afrique, Paris, 2002, p. 130 (= Hist. Persec. Afric. Prou.). Chronologie quelque peu différente dans S. Costanza, « Victor de Vita », dans Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien. « Ante persecutionis tamen tempestatem multis praeeuntibus visionibus et signis inminens demonstratum fuerat malum. Nam ferme ante biennium quam fieret, vidit quidam Fausti ec-

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Dans ces visions dramatiques annonciatrices de la persécution des Ariens à Carthage, nous lisons le déroulement inverse des événements narrés par Grégoire le Grand à Rome. Dans l’Histoire de Victor, la basilique de Faustus passe de la lumière aux ténèbres, de la présence des « bienheureux » à l’occupation par des « Éthiopiens », des foules de fidèles aux troupeaux de porcs et de chèvres. Dans les ténèbres remplissant l’église, un « adversarius… fetor » se répand. Si l’on considère donc l’ensemble de ce texte, les signes diaboliques comprennent cette puanteur tout autant que les porcs – bien que les deux éléments ne soient pas directement liés et qu’ils se trouvent dans deux visions distinctes. Après cette lecture de l’Histoire de Victor de Vita, il nous semble donc hautement probable que, lorsque Grégoire le Grand emploie dans son récit le verbe sentire à propos du porc invisible mis en fuite, l’élément « foetor » est également – sinon exclusivement – évoqué par sa description. Cette interprétation est rendue encore plus plausible par la suite de son récit : Quelques jours après, dans un ciel parfaitement serein, une nuée descendit du ciel sur l’autel de cette église, le couvrit de son voile, et remplit toute l’église d’une atmosphère de terreur si grande ainsi que d’un parfum si suave que, les portes étant ouvertes, personne n’osait y entrer ; et le prêtre et les gardiens, et ceux qui étaient venus célébrer la messe, voyaient la chose [mais] ne pouvaient pas du tout entrer, et ils respiraient la suavité du merveilleux parfum297.

Les jours suivants, les lampes de l’églises s’allument plusieurs fois « grâce à une lumière envoyée de Dieu298 », montrant ainsi que « ce lieu était passé des ténèbres à la lumière299 ». Le récit des Dialogues décrit ainsi une véritable théophanie : après avoir expulsé le diable de l’ancienne basilique des Ariens, Dieu lui-même manifeste qu’Il en prend possession et y installe sa demeure, comme le demande la prière de la dédicace conservée dans le Sacramentaire grégorien300. Certes, Dieu n’est

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clesiam solito in ornatu fulgentem, cereis quoque fulgentibus palleisque velaminum ac lampadibus rutilantem ; et dum laetaretur tanti fulgoris candore, subito, ait, luminis illius concupiscibilis extinctus est fulgor ac tenebris succedentibus adversarius naribus natus est fetor ; omnisque illa beatorum turba expellentibus quibusdam Aethiopibus minata est foras, ob hoc iugiter lamentantum quod eam in claritate pristina nequaquam viderit iterum restitutam. Nam visionem istam nobis praesentibus sancto rettulit Eugenio. Vidit et quidam presbyter ipsam Fausti refertam turbis innumerabilium populorum et post paululum evacuatam et repletam porcorum multitudine atque caprarum » (Victor Vitensis, Historia persecutionis Africanae prouinciae, II, 6, éd. S. Lancel, p. 129-130.). « Post paucos vero dies in magna serenitate aeris super altare eiusdem ecclesiae nubes caelitus descendit, suoque illud velamine operuit, omnemque ecclesiam tanto terrore ac suavitate odoris replevit, ut patentibus ianuis nullus illic praesumeret intrare, et sacerdos atque custodes, vel hi qui ad celebranda missarum sollemnia venerant, rem videbant, ingredi minime poterant, et suavitatem mirifici odoris trahebant » (ibid., III, 30, 5, p. 382). « […] emisso divinitus lumine… » (Dial., III, 30, 6, p. 382). « […] quia locus ille de tenebris ad lucem venisset » (ibid.). « Domum tuam quaesumus domine clementer ingredere et in tuorum tibi corda fidelium perpetuam constitue mansionem… » (Sacramentarium gregorianum (Hadrianum), 195 : 815, p. 303).

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pas explicitement nommé, mais le sens du texte est sans équivoque, comme le montre le commentaire conclusif du diacre Pierre : Quoique nous nous trouvions dans de grandes tribulations, nous ne sommes pas tout à fait négligés par notre Créateur : ses étonnants miracles que j’entends l’attestent301.

En outre, on reconnaît dans le texte de Grégoire des éléments des théophanies bibliques, et en premier lieu celui de la nuée302. Confrontons, par exemple, cette page des Dialogues à un passage du Premier Livre des Rois303 : Or, lorsque les prêtres furent sortis du lieu saint, la nuée remplit la Maison du Seigneur et les prêtres ne pouvaient pas s’y tenir pour leur service à cause de cette nuée, car la gloire du Seigneur remplissait la Maison du Seigneur304.

De manière consciente ou non, un théologien de la stature de Grégoire recourait constamment, et comme par un instinct acquis, aux images et au langage de l’Écriture305 : ce passage des Dialogues en constitue un bon exemple. D’autre part, sa conception de l’histoire ne connaissait pas de discontinuité radicale entre l’époque où il vivait et les temps bibliques, du Nouveau Testament en particulier ; aussi William D. McCready peut-il affirmer : « Gregory lived in an expanding Bible306 ». Il n’est donc pas étonnant de trouver chez lui des éléments clairement bibliques. La « terreur » mentionnée par Grégoire est un autre caractère des théophanies bibliques. Associée ici à la venue de la nubes dans l’église, elle est la réaction typique de l’homme confronté à la manifestation du divin ou du sacré,

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« Etsi in magnis sumus tribulationibus positi, quia tamen a conditore nostro non sumus omnino despecti, testantur ea quae audio eius stupenda miracula » (Dial., III, 30, 7, p. 382). Cfr « Nuée », dans X. Léon-Dufour, Dictionnaire du Nouveau Testament. La nuée intervient également dans des théophanies eschatologiques. Il était tentant de vouloir comparer le récit de Grégoire le Grand au commentaire sur I Regum qui lui était traditionnellement attribué. Or, cette attribution a été remise en question par A. de Vogüé, alors même qu’il publiait le troisième tome de ce gros ouvrage pour les Sources chrétiennes (1998). Le commentaire, quoique imprégné de la pensée et du style grégoriens, serait en fait de la main de Pierre de Cava, moine italien du xiie siècle (outre l’édition citée, cfr A. de Vogüé, « L’auteur du commentaire des Rois attribué à saint Grégoire : un moine de Cava ? », Revue bénédictine, 106 (1996), p. 319-331). Nous avons donc renoncé à poursuivre l’analyse dans cette direction. I Reg. 8, 10-11 (trad. TOB). Voir aussi II Par. 5, 13-14 ; 7, 1-3. Voir J. M. Petersen, The ‘Dialogues’, p. 25-55. Il ne faut pas non plus oublier que Grégoire avait vécu sous l’habit monastique, ce qui implique une fréquentation journalière de la Bible. Sur la présence de la Bible dans l’hagiographie monastique en général, cfr J. Leclercq, « L’Écriture sainte dans l’hagiographie monastique du haut Moyen Âge », La Bibbia nell’alto medioevo, Settimane di studio, 10 (1962), Spoleto 1963, p. 103-128. Voir aussi la Première Partie de notre étude, p. 46-47, ainsi que la Troisième Partie, p. 596 sq. W.  D. McCready, Signs of Sanctity. Miracles in the thought of Gregory the Great, Toronto, 1989, p. 243. C’est l’étude la plus complète et la plus attentive sur la place du miraculeux chez Grégoire.

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mysterium tremendum et fascinans307. C’est cette même nuée qui remplit l’église d’un suave parfum : nous constatons que la bonne odeur est rendue en quelque sorte visible par la nuée  – comme dans d’autres textes, qui relient odeur et fumée308. D’autre part, la douceur (suavitas) de cette odeur contraste avec le terror suscité par la nuée, et si les fidèles n’osent entrer dans l’église, ils inhalent certainement avec joie la « suavitatem mirifici odoris ». Nous avons observé ailleurs dans les Dialogues cette opposition, qui met en évidence la fonction apaisante et consolatrice des parfums divins309. Si l’on considère la totalité de ce récit des Dialogues, on observe une nette opposition entre le statut de l’ancienne église des Ariens avant et après la dédicace « in fide catholica ». Dans cette perspective, le suave parfum envahissant la basilique après la dédicace se substitue symboliquement à l’odeur diabolique qui, sans doute, y régnait auparavant310. Certes, le texte ne l’exprime pas explicitement, mais cette interprétation rejoint nos analyses sur la perception du porc invisible. Le contexte immédiat de cette théophanie est clairement liturgique : elle intervient « quelques jours après » la dédicace de la basilique, et différents points du récit évoquent les rites de consécration311. En premier lieu, Grégoire mentionne l’introduction dans l’église de reliques des martyrs : dans l’Église romaine, c’était là le cœur du rituel de dédicace, comme l’indiquent par exemple les oraisons du Sacramentaire grégorien312. Nous lisons très clairement le déroulement de ce rituel dans l’Ordo romanus XLII, certainement composé et utilisé à Rome d’abord, mais qui ne décrit des rites fixés que vers le milieu du

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C’est sous ce double aspect que se manifeste fondamentalement le sacré, selon l’ouvrage classique de R. Otto, Le Sacré (Das Heilige, 1917). Sur le sacré et ses interprétations, en particulier en rapport avec la liturgie, voir l’article de A. N. Terrin, « Sacré », DEL, vol. 2, p. 338-346. Cfr Visio Pauli, 44, 1, cit. supra, p. 394 ; Hist., VII, 1, cit. supra, p. 399. Le mot français « parfum » exprime intrinsèquement ce rapport, puisqu’il dérive en fin de compte du latin fumare, fumo, par l’intermédaire de l’ancien italien, de l’ancien provençal ou quelque autre langue latine (cfr Le Trésor de la Langue Française informatisé [http ://atilf.atilf.fr/tlfi]). Cfr Dial., IV, 16, 5, vol. 3, p. 66. Les parfums divins se situent donc toujours du côté des manifestations du sacré que R. Otto appellerait le mysterium fascinans (cfr supra, n. 307). Terror, claritas, et odor suavissimus sont également associés dans la description faite par Grégoire de Tours d’une église de Clermont : dans ce cas, il ne s’agit pas de phénomènes temporaires, liés par exemple à la dédicace, mais d’une réalité habituelle (cfr Hist., II, 16, cit. supra, p. 368). À la même époque, dans les sources gallicanes ou espagnoles, le rite d’admission dans l’Église catholique des hérétiques convertis comporte toujours l’onction de chrême : pour l’individu aussi, le parfum de la foi catholique se substitue, implicitement au moins, à l’odeur de l’hérésie (cfr Hist., IX, 15 ; Ildephonsus Toletanus, De cognitione baptismi, 121. Voir aussi L. L. Mitchell, Baptismal Anointing, p. 121 sq. ; L. Duchesne, Origines du culte chrétien, p. 359-360, n. 4). Pour une présentation synthétique du rituel de dédicace jusqu’à nos jours, cfr P. Jounel, « Dédicace des églises et des autels », DEL, vol. 1, p. 261-271. Cfr Sacramentarium gregorianum, 194 (« Orationes quando levantur reliquiae »), p. 303. Voir aussi P. de Puniet, « Dédicace des églises », DACL, 4, col. 391 ; L. Duchesne, Origines du culte chrétien, p. 426-428. Sur les sacramentaires et les autres livres liturgiques, voir É. Palazzo, Histoire des livres liturgiques. Le Moyen Âge, des origines au xiii e siècle, Paris, 1993.

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viiie siècle313 : l’autel était lustré d’eau bénite ; les reliques y étaient déposées dans une cavité (la ‘confession’) avec trois fragments d’hostie consacrée et trois grains d’encens314 ; la ‘confession’ était scellée et des onctions étaient effectuées sur elle et sur l’autel, qui recevait ensuite la velatio ; l’église était alors aspergée d’eau bénite ; enfin, la messe y était célébrée pendant huit jours d’affilée315. En dehors d’un certain développement du rituel – manifeste surtout dans la consécration de l’autel –, l’Ordo XLII s’inscrit à l’évidence dans une tradition proprement romaine316, et cela nous autorise à nous y référer, au moins à titre de comparaison. Outre la déposition des reliques, le récit de Grégoire fait sans nul doute allusion à un rite d’exorcisme quand il décrit le porc démoniaque chassé de l’église317. Ce rite était nécessaire en raison de la précédente occupation par les hérétiques, et Grégoire le recommande ailleurs lors de la dédicace de temples païens affectés au culte chrétien318. L’Ordo XLII mentionne également un exorcisme, sous la forme de l’aspersion d’eau bénite, préparée par l’évêque au début du rituel de dédicace319. La prière d’exorcisme de l’eau est intéressante, car voici comment elle prie Dieu de chasser l’esprit mauvais : « […] non illic resedeat spiritus pestilens, non aura corrumpens…320 ». L’eau bénite est donc 313

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Cfr M.  Andrieu, Les ‘Ordines romani’ du haut Moyen Âge, Louvain  - Paris, 1931-1961, vol.  4, p.  393-394. C’est vers 610, peu d’années après Grégoire le Grand, que fut fixé le formulaire romain pour la messe de la dédicace (cfr P. Jounel, « Dédicace », p. 263). Ils représentaient les aromates employés dans la sépulture. Sur le caractère funéraire de cet Ordo, cfr M. Andrieu, Les ‘Ordines romani’, p. 373-374, 387-389, 392 ; L. Duchesne, Origines du culte chrétien, p. 427-428. Cfr OR XLII, 1-20, p. 395-402. Cfr ibid., p. 393. D’ailleurs, « les quelques indications que l’on peut tirer du Sacramentaire grégorien s’accordent avec ce rituel » (cfr ibid., p. 383). Il est aussi possible que l’on se trouve ici devant des images remontant aux temps païens : nous avons mentionné que des porcs y étaient sacrifiés lors de rites de purification. De telles images ont pu se représenter aux fidèles présents, ou du moins marquer le récit des informateurs de Grégoire, comme le suggère J. M. Petersen, The ‘Dialogues’, p. 52. Cependant, J. M. Petersen ne fait pas le rapport avec le rite chrétien de l’exorcisme dans la dédicace. De plus, elle relie la fuite du porc à l’entrée des reliques dans l’église ; or le texte ne semble établir nulle part ce lien, et indique au contraire : « Cumque in ea [=  ecclesia] iam missarum sollemnia celebrarentur… » (Dial., III, 30, 3, p. 380). « Aqua benedicta fiat, in eisdem fanis aspergatur, altaria construantur, reliquiae ponantur, quia, si fana eadem bene constructa sunt, necesse est ut a cultu daemonum in obsequio veri Dei debeant commutari » (Gregorius Magnus, Registrum epistularum, XI, 56, cit. dans M. Andrieu, Les ‘Ordines romani’, p. 373). Il semble toutefois que le rite de l’aspersion d’eau bénite indiqué dans cet Ordo ne remonte pas jusqu’au pontificat de Grégoire le Grand (cfr M. Andrieu, ibid., p. 392). Cfr OR XLII, 4, p. 399. Elle est reprise telle quelle dans les additions au Sacramentaire grégorien (cfr Sacramentarium gregorianum, 207 : 986, p. 337), et dans le Sacramentaire de Gellone, daté de la fin du viiie siècle (cfr Liber sacramentorum Gellonensis, 2416, éd. A. Dumas, Turnhout, 1981 (CCSL 159), p. 360). L’oraison fait écho à des notions médicales généralisées dans l’Antiquité (cfr M. D. Grmek, « Les vicissitudes des notions d’infection, de contagion et de germe dans la médecine antique », dans Mémoires V. Textes médicaux latins antiques, éd. G. Sabbah, Saint-Étienne, 1984, p. 53-70). Pour l’emploi de ces notions par un écrivain chrétien, cfr D. Grout-Gerletti, « Le voca-

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utilisée pour expulser de l’église la pollution et la puanteur démoniaques : pour les fidèles assistant à la dédicace, le porc « senti » devait parfaitement incarner la présence et le départ du « spiritus pestilens ». On voit ainsi que l’opposition exprimée dans le récit de Grégoire (entre la condition hérétique et la condition catholique de l’église) se retrouve dans le rituel de la dédicace321. Sous la description de la nuée, qui descendit sur l’autel et « le couvrit de son voile » (« suoque illud velamine operuit »), nous discernons peut-être un autre rite de la dédicace, celui de la velatio de l’autel : « Et tunc velat altare », porte l’Ordo XLII322 – notons le vocabulaire commun. Et voici comment l’Ordo transcrit l’oraison devant accompagner la velatio : Descendat, quaesumus, domine Deus noster, spiritus sanctus tuus super hoc altare, qui et populi tui dona sanctificet et sumentium corda emundet323.

La descente de l’Esprit Saint implorée dans cette prière n’est-elle pas évoquée, dans ce texte des Dialogues, par « la nuée qui descendit du ciel sur l’autel » de la basilique, et ce d’autant plus que la nuée est parfumée, tout comme l’Esprit Saint est parfumé, selon d’autres sources324 ? Le lien de cette théophanie avec la liturgie est souligné d’une autre manière encore : l’indication que « la nuée descendit sur l’autel et le couvrit de son voile » met en évidence l’autel. Or, « l’autel est, par le rôle qu’il joue dans la célébration de la liturgie, la partie la plus importante de l’église ; c’est vers lui que convergent tous les regards durant le sacrifice même lorsque des voiles le cachent à la vue des fidèles325 ». On sait d’ailleurs que, pendant longtemps, la consécration du seul autel était retenue suffisante pour que l’église entière fût consacrée326 – de même que la célébration de l’Eucharistie suffisait à consacrer

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bulaire de la contagion chez l’évêque Cyprien de Carthage (249-258) : de l’idée à l’utilisation », dans Maladie et maladies dans les textes latins antiques et médiévaux. Actes du colloque « Textes médicaux latins » (Bruxelles, 1995), éd. C. Deroux, Bruxelles, 1998, p. 228-246. Une observation analogue est faite par C.  D. Fonseca, « La dedicazione di chiese e altari tra paradigmi ideologici e strutture istituzionali », Santi e demoni nell’alto medioevo occidentale, Settimane di studio… 36 (1988), Spoleto 1989, p. 939-940. OR XLII, 16, p. 401. Ibid. La même « oratio post velandum altare » se trouve dans le Sacramentaire grégorien, 196 : 816, p. 304. Cfr Gregorius Magnus, In Canticum canticorum, XIV ; Moralia in Iob, IX, 17. P. de Puniet, « Dédicace des églises », col. 380. Selon l’Ordo romanus XLI, composé dans la seconde moitié du viiie siècle en pays de liturgie gallicane, un voile est tendu entre les ministres et le peuple au moment de la déposition des reliques dans l’autel, avec des encensements : faut-il voir dans cette pratique une signification analogue à celle de la nuée dans les Dialogues, c’est-àdire la délimitation visuelle (et olfactive) d’un espace sacré autour de l’autel et de ses reliques ? (cfr Ordo romanus XLI, 29). C. D. Fonseca voit dans cette rubrique de l’OR XLI une évocation du voile du sanctuaire mentionné dans Lev. 4, 6 (cfr « La dedicazione di chiese e altari », p. 937). Dans la liturgie byzantine, un voile cache l’autel jusqu’au moment où les catéchumènes et les non-communiants sont sortis, et où commence la célébration des mystères (cfr L. Duchesne, Origines du culte chrétien, p. 87). Cfr P. de Puniet, « Dédicace des églises », col. 387-388.

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l’autel en l’absence de reliques327. Dans le récit de Grégoire, c’est justement vers l’autel enveloppé dans la nuée qu’est dirigée l’attention des présents. Le contexte liturgique de ces événements nous incite à pousser plus loin nos analyses. L’autel, en effet, n’est pas seulement le centre symbolique de l’église, le point où descendit la nuée : celle-ci, « qui remplit toute l’église […] d’un parfum si suave… », nous rappelle que, dans le rituel de dédicace, l’autel faisait l’objet d’onctions parfumées et, plus tard, d’encensements328. Récapitulons l’usage d’aromates prévu dans cette circonstance par l’Ordo XLII  : l’autel était lavé avec de l’eau bénite à laquelle l’évêque avait mélangé du chrême329 ; avant d’y placer les reliques, celui-ci oignait de chrême la ‘confession’330 ; trois grains d’encens étaient déposés dans cette dernière avec les reliques et trois hosties consacrées331 ; l’évêque effectuait ensuite une nouvelle onction de chrême sur la plaque fermant la ‘confession’, puis d’autres encore au centre et aux quatre coins de l’autel332. Bien que cet Ordo soit plus tardif que l’époque de Grégoire, il nous permet de prendre conscience du lien, certainement plus ancien, que nouait le rituel de dédicace entre autel et odeurs suaves. D’ailleurs, Grégoire n’ignorait sans doute pas que, à son époque, d’autres Églises –  en Gaule, par exemple  – pratiquaient depuis longtemps les onctions des autels lors de la dédicace333, ainsi que leur encensement abondant334. Enfin, même si nous ne sommes pas en mesure de l’affirmer catégoriquement pour le rituel de 327

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Doctrine exprimée dans le plus ancien document de l’usage romain au sujet des dédicaces : une lettre écrite en 538 par le pape Vigile à Profuturus de Braga (cfr ibid., col. 381 ; L. Duchesne, Origines du culte chrétien, p. 424-425). Dans l’Église romaine, les encensements de l’autel, de l’église, de membres du clergé ou de l’assistance semblent avoir été introduits plus tardivement qu’ailleurs ; du point de vue du matériel, l’encensoir portatif n’apparaît que dans les descriptions de processions (cfr L. Duchesne, ibid., p. 173, n. 1). C’est d’abord dans les rites de dédicace que l’encensement s’introduira dans la liturgie romaine, avant d’être adopté lors des messes solennelles, sans doute seulement au ixe siècle (cfr R. Lesage, « Encensement », CHAD, 4, col. 106). Cfr OR XLII, 4-6, p. 398-399. Cfr ibid., 10, p. 400. Cfr ibid., 11. Cfr ibid., 15, p. 401. Les canons des conciles d’Agde (506) et d’Épaone (517), p. ex., mentionnent cet usage. L’onction de l’autel avec du chrême est aussi pratiquée en Espagne, comme l’indique en 619 le concile de Séville (cfr C. D. Fonseca, « La dedicazione di chiese e altari », p. 931-932 ; P. de Puniet, « Dédicace des églises », col. 386-387). L’influence byzantine est ici manifeste : onctions et encensements sont, en effet, caractéristiques des rites byzantins – que d’ailleurs Grégoire connaissait d’expérience –, mais aussi arméniens, de la dédicace : cette influence se voit clairement dans l’Ordo romanus XLI (cfr M. Andrieu, Les ‘Ordines romani’, p.  324-336. Voir aussi P.  Jounel, « Dédicace », p.  264-265 ; P.  de Puniet, « Dédicace des églises », col. 398). En accord avec ces gestes rituels, l’offrande eucharistique était elle-même conçue comme offrande « de bonne odeur » qui montait vers Dieu, comme l’illustre une prière de bénédiction du Sacramentaire de Gellone : « Domine sancte pater omnipotens eterne deus, clemens et propitius, precis nostre humilitatis exaudi, et respice ad hoc altaris tui holocaustum quod non tam igne probatur, sed infusa sancti spiritus tui gratia[m] in hodorem suavitatis ascendat… » (Liber sacramentorum Gellonensis, 2438, p. 366). Sur un plan général, on

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dédicace, l’usage d’encens et d’aromates dans les basiliques de Rome est bien attesté335. En dépit du caractère hypothétique de certaines de nos propositions, le cadre liturgique de la théophanie racontée par Grégoire le Grand se laisse discerner en de multiples endroits de son récit. Au caractère rituel et ‘objectif’ de la dédicace se superpose l’événement extraordinaire, voire unique, de l’irruption sensible du divin dans la vie ecclésiale. Il est d’ailleurs fort possible que Grégoire, tout en distinguant dans son récit le moment du rituel de consécration de celui de la manifestation divine, considère que le rituel est en réalité lui-même le lieu et le temps de la théophanie336. Cependant, la signification de la théophanie ne se réduit pas à celle de la dédicace de la basilique. D’une part, le texte distingue précisément entre le jour de la dédicace proprement dite et celui de la théophanie sous la forme de la nuée venue du ciel : la manifestation miraculeuse n’est pas purement et simplement identifiée au rituel. D’autre part, le commentaire émerveillé du diacre Pierre montre qu’elle est perçue comme un stupendum miraculum, signe sensible de la proximité agissante et exigeante de Dieu337. Or, la signification exacte de ce signe ne consiste pas seulement à confirmer de manière sensible la consécration de l’église dans la foi catholique. Relisons les mots du diacre Pierre : Quoique nous nous trouvions dans de grandes tribulations, nous ne sommes pas tout à fait négligés par notre Créateur : ses étonnants miracles que j’entends l’attestent.

L’étonnant miracle ne peut donc vraiment se comprendre qu’en lien avec les « grandes tribulations » auxquelles Pierre fait allusion. Il faut donc situer la théophanie et la rédaction des Dialogues dans leur contexte historique. Nous notons alors que le retour à l’Église catholique de l’ancienne basilique des Ariens ne signale nullement la fin de la présence des hérétiques. En effet, depuis 568, l’Italie était en bonne partie occupée par les Lombards, des « Ariens militants338 », dont l’occupation s’exerçait de manière violente en de nombreux endroits, ce que témoignent divers chapitres des Dialogues339. Comme ses pré-

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se rappellera que l’introduction de l’encens dans le culte chrétien a été tardive, qu’elle a varié selon les régions, et a été justifiée de manières diverses (cfr B. Caseau, ‘Evodia’). Voir p. ex. les rubriques du Liber pontificalis mentionnant des encensoirs et des offrandes d’aromates (Liber pontificalis, XXXIV, 11-13 ; 18-20 ; XLIV, 5 ; LIV, 10 ; LXXXVI, 11). En effet, le rite religieux peut être expérimenté comme « l’action de Dieu vers l’homme. En ce sens, le rite est une théophanie » (P. Oliviéro, T. Orel, « L’expérience rituelle », Recherches de science religieuse, 78 (1990), p. 348). C’est la nature même du miracle pour Grégoire : « Pour lui, le miracle se définit par sa fonction qui est d’être un signe (signum), c’est-à-dire pour Dieu l’occasion d’une théophanie et pour l’homme une leçon ou un avertissement. Dans cette perspective, la notion de finalité devient première : les vrais miracles sont ceux qui servent à l’édification du chrétien et de l’Église » (A. Vauchez, Saints, prophètes, visionnaires. Le pouvoir surnaturel au Moyen Âge, Paris, 1999, p. 42). Ces observations correspondent bien à ce que nous avons lu dans le récit de Grégoire. W. D. McCready, Signs of Sanctity, p. 43. Justement, le chapitre précédent des Dialogues relate les vains efforts des Ariens pour occuper une église catholique ; le récit se conclut par l’affirmation que « les Lombards de la région […]

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décesseurs, Grégoire le Grand eut constamment à faire face à leurs menaces ; et Rome elle-même devait accueillir des réfugiés accourus des régions voisines passées sous contrôle lombard. Le conflit avec les Ariens n’était donc pas du tout une affaire du passé ; il était, au contraire, d’une brûlante actualité, et la papauté s’y trouvait directement confrontée340. Ainsi, la théophanie survenue au cœur de Rome prenait une signification qui dépassait celle de l’occasion immédiate (la dédicace) et concernait le soutien que Dieu accordait aux Catholiques contre leurs ennemis341. Grégoire de Tours La dimension liturgique de certaines manifestations divines est à nouveau manifeste dans deux récits de Grégoire de Tours. Le premier se prête d’ailleurs à d’utiles comparaisons avec le récit de la dédicace de la basilique Sainte-Agathe-et-saint-Sébastien. – Le parfum d’une manifestation prodigieuse L’évêque de Tours narre dans son Livre à la Gloire des martyrs un miracle survenant chaque année à Osen, un lieu situé en Espagne, dans la province de Lusitanie342. Une antique piscine, surmontée d’un imposant sanctuaire, y est utilisée pour les baptêmes à Pâques. Grégoire explique que la piscine est d’abord solennellement fermée le Jeudi Saint343 : Eh bien, lorsqu’après le passage d’une année arrive le jour sacré où le Seigneur, à la confusion du traître, donna à ses disciples la cène mystique, les habitants accompagnant l’évêque se rassemblent en ce lieu, aspirant d’avance le parfum d’un arôme sacré. Ensuite, après que l’évêque a dit une prière, on ordonne de sceller les portes du temple avec des cachets, en attendant la venue de la manifestation du

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n’osèrent plus dorénavant profaner les lieux catholiques » : « […] Langobardi in eadem regione positi […] nequaquam ulterius praesumpserunt catholica loca temerare » (Dial., III, 29, 4, trad. P. Antin, p. 378-379). Sur les Lombards et les rapports de Grégoire avec eux comme avec d’autres peuples barbares, cfr P. Riché, L’Europe barbare de 476 à 774, 2e éd., Paris, 1989, p. 107-115, et p. 119-134. Le témoignage des Dialogues sur ce point est étudié par W. D. McCready, Signs of Sanctity, p. 42-46. Une situation très comparable à celle de l’Afrique sous l’occupation vandale (cfr supra, p.  437-438). Les Dialogues dans leur ensemble présentent une forte tonalité anti-hérétique (cfr W. D. McCready, ibid., p. 46). Dans Hist., V, 17, Grégoire de Tours mentionne que des fonts se remplissent de manière miraculeuse dans « les Espagnes » (« in Spaniis ») ; dans Hist., VI, 43, il situe le miracle à Osser, près de Séville. Sur l’éventuelle confusion entre deux lieux miraculeux, ou le dédoublement d’un miracle unique, cfr V. Saxer, Les rites de l’initiation chrétienne du ii e au vi e siècle : esquisse historique et signification d’après leurs principaux témoins, Spoleto, 1988, p. 561-563. La fermeture n’est donc que de trois jours, à la différence de ce qu’écrira Ildefonse de Tolède (vers 607-667), le premier à attester en Occident la fermeture des baptistères durant le Carême, un usage « sans doute d’origine orientale », et précisément d’Antioche, qui sera confirmé par le 17e Concile de Tolède (694) (cfr V. Saxer, ibid., p. 538, 548, et 641-642).

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Seigneur. Le troisième jour, qui est le samedi, lorsque les populations se rassemblent pour le baptême, l’évêque s’y rend avec ses fidèles et, après avoir inspecté les scellés, ouvre les portes restées fermées. Chose admirable à dire, la piscine qu’ils avaient laissée vide, ils la trouvent pleine […]. Quand elle a été sanctifiée par l’exorcisme et aspergée de chrême (chrysma), tout le peuple y puise par dévotion et ramène à la maison des vases pleins pour son salut et pour protéger les champs et les vignes au moyen d’une aspersion salutaire344.

Grégoire conclut en indiquant qu’après le baptême du premier infans, l’eau redescend, puis, quand tous ont été baptisés, se retire totalement345. Nous avons choisi d’inclure ce texte parmi les récits de théophanies parce qu’il rapporte bel et bien une manifestation prodigieuse attribuée à Dieu, sans intermédiaire ou intercesseur humain. Par ailleurs, la dimension olfactive s’y présente d’une façon particulière par rapport aux autres textes que nous étudions. Enfin, le lien entre manifestation prodigieuse, odorat et liturgie, y est très évident. Dans Les rites de l’initiation chrétienne, Victor Saxer présente d’autres cas de baptistères ‘miraculeux’, dont les fonts se remplissent sans intervention humaine au moment du baptême346. Cependant, seul le texte que nous venons de lire fait mention d’odeurs. Dans la petite anthologie rassemblée par Victor Saxer, certains témoignages semblent avoir valeur purement anecdotique ; d’autres ont une fonction apologétique, par exemple pour justifier la célébration de la fête de Pâques à une certaine date. Le récit que nous étudions intervient dans le contexte de la polémique anti-arienne : il est suivi par des exemples d’agissements coupables de la part d’hérétiques347 ; Grégoire souligne aussi que la population du lieu est hérétique348. Le prodige des eaux baptismales s’inscrit donc dans un cadre analogue à celui de la théophanie relatée par Grégoire le Grand : la polémique contre les Ariens et la manifestation de la supériorité de l’Église catholique349.

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« Igitur cum dies sacer post curriculum anni decedentis advenerit, quo Dominus, confuso proditori, misticam discipulis praebuit cenam, conveniunt in loco illo cum pontifice cives, iam odorem sacri praesentientes aromatis. Tunc data oratione sacerdos, ostia templi iubent simul muniri signaculis, adventum virtutis dominicae praestolantes. Die autem tertia, quod est sabbati, convenientibus ad baptizandum populis, adveniens episcopus cum civibus suis, inspectis signaculis, ostia reserat clausa. Ac mirum dictu, piscinam, quam reliquerant vacuam, repperiunt plena […]. Tunc cum exorcismo sanctificatum, conspersum desuper chrysma, omnis populus pro devotione haurit et vas plenum domi pro salvatione reportat, agros vineasque aspersione saluberrima tutaturus » (GM, 23, p. 52. Nous avons tiré profit de la traduction de V. Saxer, Les rites de l’initiation chrétienne, p. 562). Cfr ibid. Les témoignages datent des ve-viie siècles (cfr V. Saxer, Les rites de l’initiation chrétienne, p. 558566). Grégoire de Tours signale l’exemple du baptistère d’Embrun (cfr GC, 68). Cfr GM, 24. « Est enim populus ille hereticus… » (GM, 25, p. 53). Dans les deux cas, le miracle, ou du moins son interprétation et l’usage qui en est fait, renforce l’institution. C’est une caractéristique générale du miracle dans l’Antiquité tardive : « Il

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Après avoir décrit la piscine baptismale miraculeusement remplie d’eau, l’évêque de Tours décrit les rites préparatoires au baptême : exorcisme des eaux et infusion de chrême350. Ce dernier élément semble correspondre tout à fait au « parfum d’un arôme sacré », que les fidèles aspirent avant même que les portes du baptistère soient fermées, le Jeudi Saint. À la différence de la théophanie décrite par Grégoire le Grand, la manifestation divine dans ce baptistère se produit apparemment chaque année pour la Pâque351 : elle est répétitive, attendue, au point que les habitants la « pressentent » (« odorem sacri praesentientes aromatis »). En effet, la venue des eaux n’a lieu que pour permettre les baptêmes le Samedi Saint. La manifestation divine est donc intimement dépendante de la liturgie. Sur ce plan-ci, elle apparaît proche de la théophanie décrite par Grégoire le Grand352. La différence des deux rituels (dédicace et baptême) explique aussi celle qui se manifeste dans les perceptions olfactives : alors que dans les Dialogues, celles-ci sont strictement liées à cet unicum que constitue la théophanie en cours, le texte du Liber in gloria martyrum les associe à l’attente du miracle des eaux. En effet, il est probable que, dans l’esprit des fidèles, le surgissement prodigieux des eaux baptismales est intimement associé au parfum du chrême : celui-ci, en consacrant les eaux en vue du baptême, en consacre également l’origine miraculeuse. Ainsi, l’expérience sensorielle faite chaque année durant le rituel baptismal en vient à représenter le miracle : espérer et attendre celui-ci est alors vécu comme une « inspiration à l’avance de l’arôme sacré353 ». En revanche, le récit que nous allons maintenant analyser présente le baptême comme une expérience unique – dans les deux sens du terme. – Le baptême de Clovis Le second texte de Grégoire de Tours que nous avons retenu se trouve dans les Histoires. Il a une portée générale beaucoup plus considérable que le

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miracoloso emerge costantemente come linguaggio politico, si tratti di storiografia pagana […], oppure cristiana… » (L. Cracco Ruggini, « Il miracolo nella cultura del tardo impero : concetto e funzione », dans Hagiographie, cultures et sociétés, p. 166). L’infusion de chrême était pratiquée ailleurs, par exemple dans la liturgie romaine (cfr Ordo romanus XI) et dans la liturgie gallicane (cfr Liber sacramentorum Gellonensis, 705 et 2318). Voir aussi L. L. Mitchell, Baptismal Anointing, p. 119 et 149. Nous avons déjà mentionné que d’autres témoignages de ce genre lient l’exactitude de la date de Pâques à la venue des eaux baptismales : c’est le cas, par exemple, de Hist., V, 17. Si l’on veut pousser encore la comparaison des deux textes, on peut noter que la consécration d’une église n’est normalement faite qu’une fois, de même qu’une personne n’est baptisée qu’une fois. Par ailleurs, on sait que le rituel de dédicace présentait dans certaines Églises une symbolique baptismale, avec des lustrations et des onctions de l’autel. Il n’existe pas de perception ‘à vide’ : même imaginaire, elle doit soit porter sur un objet actuel, soit se référer à un objet perçu auparavant. Comme l’écrit M. Pradines, « percevoir, c’est percevoir quelque chose » (La Fonction perceptive, Paris, 1981, cit. dans R. Barbaras, La perception. Essai sur le sensible, Paris, 1994, p. 3).

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précédent, puisque Grégoire y narre l’événement le plus lourd de conséquences de la royauté mérovingienne en Gaule : le baptême de Clovis. En dépit des problèmes posés par ses indications chronologiques354, Grégoire de Tours demeure, si on l’interroge avec prudence, une source d’informations essentielle, quoique postérieure de quatre-vingts ans aux événements qu’il relate355. Sans toutefois entrer dans les discussions suscitées par son récit, nous aborderons directement le passage qui nous intéresse. Grégoire raconte que Clovis, après avoir écouté les instructions de saint Remi356, l’évêque de Reims, se décide à recevoir le baptême, avec l’accord de son peuple. L’évêque fait alors préparer la cérémonie, qui se déroule un 25 décembre357. Les places sont voilées de tentures colorées, les églises sont ornées de voiles blancs, le baptistère est apprêté, des parfums sont répandus, des cierges exhalant un parfum brillent, et tout le temple du baptistère est inondé d’une odeur divine, et Dieu y accorda aux présents une telle grâce (gratiam) qu’ils croyaient être installés au milieu des parfums du Paradis358.

Le fait que cette description date de plusieurs décennies après le baptême de Clovis ne diminue pas son intérêt pour notre recherche, puisqu’elle illustre en tout cas ce que Grégoire considérait plausible. Ce court passage montre d’abord l’attention accordée au cadre matériel du baptême. Même dans des circonstances plus communes, les églises et les cérémonies chrétiennes devaient sans doute présenter une apparence et une atmosphère impressionnantes : c’est le cas d’une basilique en Auvergne, dont Grégoire dit ailleurs que « l’on y éprouve la terreur de Dieu et une grande clarté…359 ». Or, la cérémonie

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L’année du baptême varie selon les auteurs entre 496, 498, voire 506 (cfr P. Geary, Naissance de la France. Le monde mérovingien, Paris, 1997, p. 106). Exposé classique dans G. Tessier, Le baptême de Clovis (25 décembre 496 ?), Paris, 1964. Cfr St. Lebecq, Les origines franques. v e-ix e siècles, Paris, 1990 (Nouvelle histoire de la France médiévale 1), p. 45-46. De l’examen des sources disponibles, V.  Saxer conclut que Clovis n’a pas suivi le parcours régulier du catéchuménat, peut-être parce que le clergé catholique a voulu prendre de vitesse les Ariens (cfr Les rites de l’initiation chrétienne, p. 507-510). Dans cette hypothèse, on comprend mieux pourquoi le baptême fut célébré à Noël déjà, sans attendre la date normale de Pâques. Et de toute façon, la préparation au baptême s’était en général déjà réduite à quelques jours et consistait essentiellement en quelques rites, comme le montrent les sermons de Césaire d’Arles dans la première moitié du vie siècle (cfr ibid., p. 514-515). Selon la lettre contemporaine écrite par Avit de Vienne à Clovis (éd. R. Peiper, MGH Auctores VI/2, p. 75-76. Le document est reproduit et traduit dans M. Rouche, Clovis, Paris, 1996, p. 397400). « Velis depictis adumbrantur plateae, eclesiae curtinis albentibus adurnantur, baptistirium conponitur, balsama difunduntur, micant flagrantes odorem cerei, totumque templum baptistirii divino respergetur ab odore, talemque ibi gratiam adstantibus Deus tribuit, ut aestimarent se paradisi odoribus collocari » (Hist., II, 31, p. 77). « Terror namque ibidem Dei et claritas magna conspicitur… » (Hist., II, 16, p. 64). Sur ce texte, voir supra, p. 368-369.

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du baptême de Clovis dut être entourée d’un apparat grandiose, étant donné que la conversion du roi franc était un événement exceptionnel, auxquel furent invités des évêques de toute la Gaule360. On aura remarqué l’importance prise par les parfums dans la description du baptême de Clovis. Il y a, en premier lieu, des parfums qui sont répandus et des cierges odoriférants. Un tel luxe, quasi oriental, peut sembler surprenant pour la Gaule de l’époque, mais il est évident que Grégoire ne le considère pas déplacé361. Le texte semble indiquer que ces parfums sont répandus seulement dans le baptistère362, qui « est inondé d’une odeur divine ». Jusqu’à ce point, Grégoire a décrit l’usage de divers types d’aromates matériels. Aussi, quand il qualifie de « divine » cette odeur, l’expression semble de prime abord métaphorique. Or, la phrase suivante dément cette interprétation. En effet, elle signale l’abondance de la « grâce » accordée par Dieu aux assistants, qui se sentent « transportés (collocari) parmi les parfums du Paradis ». Ainsi, « l’odeur divine » semble constituer la voie d’accès à l’expérience du Paradis ; et l’emploi du verbe « collocari » indique bien le passage d’un espace à un autre363. Quant au terme gratia utilisé par Grégoire, il comporte, comme l’on sait, différentes acceptions. Il apparaît ici dans un contexte religieux, et précisément chrétien : il est naturel de le traduire par « grâce364 », terme lui-même susceptible de diverses nuances365. Mais il faut noter que la dimension sensorielle est aussi présente dans le texte : la même phrase ne dit-elle pas que, en raison de cette gratia, les présents croient « se trouver au milieu des parfums paradisiaques » ? Il nous semble donc que, conformément à une autre signification du mot gratia, la « grâce divine » doit ici être comprise également comme « agrément », comme

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C’est Avit qui l’indique dans sa lettre (cfr Alcimus Avitus Viennensis, Epistulae, 46, cit. dans M. Rouche, Clovis, p. 399, l. 72-73). Cfr St. Lebecq, Les origines franques, p. 53. Sur les usages honorifiques et funéraires d’aromates à la même époque, cfr supra, p.  130  sq. Au sujet de l’antique influence orientale sur la liturgie gallicane, non seulement en Gaule, cfr M. Smyth, La liturgie oubliée. La prière eucharistique en Gaule antique et dans l’Occident non romain, Paris, 2003, p.  461-486 ; M. Andrieu, Les ‘Ordines romani’, vol.  4, p.  335-336 (à propos de OR XLI). Sur les fouilles des différentes formes prises dans le temps par le baptistère de Reims, ainsi qu’un état de la question, cfr W. Berry, N. Neiss, « La découverte du baptistère paléochrétien de Reims », dans Clovis, histoire et mémoire. Actes du colloque de Reims (1996), dir. M. Rouche, Paris, 1997, vol. 2, p. 869-888. Voir aussi la notice « Reims (cathédrale et baptistère) », dans P. Riché, Dictionnaire des Francs. On observera que l’‘hétérotopie’ est justement une des caractéristiques du procès rituel, car celui-ci « introduit les participants sur une autre scène que celle du quotidien » (L. M. Chauvet, « Ritualité et théologie », Recherches de science religieuse, 78 (1990), p. 544). C’est le choix de R.  Latouche, Grégoire de Tours, vol.  1, p.  120 ; de même, dans A.  Égron, Les pères de la Gaule chrétienne, Paris, 1996, p. 287 (apparemment une reproduction de la traduction publiée par J. Guadet et N.-R. Taranne, Publications de la Société de l’Histoire de France, Jules Renouard et Cie, Paris, 1836-1838), ainsi que dans G. de Nie, Views from a many-windowed tower. Studies of imagination in the works of Gregory of Tours, Amsterdam, 1987, p. 126. Cfr A. Blaise, Dictionnaire latin-français des auteurs chrétiens.

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une sensation de « charme », voire de « plaisir366 ». Dans cette perspective, les délicieuses odeurs répandues dans le baptistère sont réellement, non pas métaphoriquement, perçues comme une « odeur divine », et elles sont en elles-mêmes la gratia. On peut aussi émettre l’hypothèse que la « grâce » accordée par Dieu aux présents ne comprend pas les odeurs en soi, mais le processus de la perception. Dans ce cas, la gratia a pour effet précis de sublimer, de transcender, les perceptions olfactives : tout en sentant les parfums matériels remplissant le baptistère, les présents font l’expérience des parfums du Paradis. Il est vrai que nous ne disposons que du récit de Grégoire de Tours : l’expérience qu’il décrit est sans doute la sienne plutôt que celle des participants au baptême royal367. Elle n’en est pas moins vraisemblable, puisqu’elle rejoint les observations que nous avons faites à partir du récit de la dédicace de l’ancienne église des Ariens chez Grégoire le Grand. En outre, d’autres textes, que nous avons étudiés auparavant, décrivent dans des termes similaires l’effet provoqué par certaines odeurs extraordinaires : « être établis dans la beauté du Paradis368 ». Clovis et les Francs qui se firent baptiser avec lui n’étaient pas des Barbares qui seraient tout juste entrés en contact avec la romanitas devenue chrétienne369, mais il est possible que leur apparence était encore celle décrite – de façon certes rhétorique  – une cinquantaine d’années auparavant par Salvien de Marseille, qui parlait de « l’odeur fétide que dégagent les corps et les habits des Barbares370 ». Dans la seconde moitié du ve siècle, Sidoine Apollinaire mentionne encore la mauvaise odeur des Barbares371. En tout cas, il est très probable que les Francs ont été profondément frappés par le faste, les lumières, mais aussi par les aromates, disposés pour la cérémonie – qui coincidait d’ailleurs, rappelons-le, avec la fête de Noël372. Un indice de l’impression que pouvait 366 367

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Cfr Le grand Gaffiot. Dictionnaire latin-français. Encore que l’on ne puisse exclure l’existence d’une tradition orale – sans même parler de l’existence probable d’une ancienne Vie de saint Remi que Grégoire a pu connaître (cfr J.-Cl. Poulin, « Geneviève, Clovis et Remi : entre politique et religion », dans Clovis, histoire et mémoire, vol. 1, p. 331-348). Cfr Revelatio sancti Stephani, B, 44-48, cit. supra, p. 260. Voir aussi l’Hymnus de Ansberto episcopo Rotomagensi, 19, cit. supra, p. 294. Cfr P. Geary, Naissance de la France, p. 98 sq. D’ailleurs, la lettre que Avit de Vienne écrit à Clovis après le baptême ne manifeste nullement que le grand évêque considère le roi comme ‘barbare’ : elle est, au contraire, un « chef-d’œuvre de rhétorique », un « monument de haute intellectualité » (M. Rouche, Clovis, p. 401-402, 410). « […] corporum atque induviarum barbaricarum foetore… » (Salvianus Massiliensis, De gubernatione Dei, V, 21, éd., trad. G. Lagarrigue, Paris, 1975, p. 328-329). Cfr Apollinaris Sidonius, Carmina, XII (au sénateur Catulle). Celle-ci était depuis longtemps fixée au 25 décembre dans les Églises latines (cfr L. Duchesne, Origines du culte chrétien, p. 271 sq.). Alors qu’à Rome, le baptême était normalement célébré à Pâques, de nombreuses Églises d’Occident considéraient, sur le modèle de l’Orient, la fête de l’Épiphanie, puis celle de Noël, comme des fêtes baptismales. Donc, même si les conciles de Mâcon (585) et d’Auxerre (v. 585) indiquent le temps pascal pour le baptême (coutume romaine), Grégoire devait savoir que ce n’était pas le cas partout (en Espagne par exemple : cfr

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exercer le cadre sensoriel d’un baptême se trouve dans la première Passion de saint Léger, écrite peu de temps après la mort de l’évêque d’Autun (autour de 680). L’auteur y raconte que le roi Childéric II, cherchant à mettre la main sur Léger, s’en va le chercher dans l’église Saint-Nazaire d’Autun ; c’est la veille de Pâques, le roi apprend que l’évêque se trouve dans le baptistère : [le roi] entrant là aussi, devant l’éclat de tant d’éclairage et le parfum du chrême qui y servaient à la sanctification des baptisés, il s’immobilisa de stupeur (obstipuit)373.

Ainsi, presque deux siècles après le baptême de Clovis, et un siècle après Grégoire de Tours, un autre roi mérovingien est encore paralysé de stupeur face aux lumières et aux parfums utilisés dans la liturgie374. Les odeurs qui émerveillèrent Clovis et ses compagnons ne provenaient pas seulement d’aromates honorifiques ou d’agrément. Les livres liturgiques gallicans375 témoignent que, comme c’était le cas dans d’autres régions, le rituel du baptême lui-même faisait usage d’aromates, et ce dès la bénédiction du font baptismal : elle était effectuée avec du chrême, versé dans l’eau en signe de croix376. Le Sacramentaire de Gellone, certes plus tardif (vers 770-795), indique que l’eau ainsi parfumée était aspergée sur le font et sur les assistants377. Ces rites étaient normalement accomplis la veille de Pâques, mais il est possible que Grégoire de Tours les ait présents à l’esprit lorsqu’il décrit la forte impression olfactive exercée sur les Francs au moment où ils sont introduits dans le baptistère à l’atmosphère et aux eaux aromatisées ; d’ailleurs, l’effet devait être d’autant plus grand que, selon Louis Duchesne, « la bénédiction de l’eau se faisait sans doute hors de la présence des candidats378 ». Une nouvelle effusion de parfum suivait l’immersion dans l’eau, puisque les néo-baptisés recevaient une onction de chrême sur la tête ou sur le front : Clovis est à son tour « delebutus… sacro crismate cum signaculo crucis Christi379 ». Ce rite, essentiel pour ‘confirmer’ le baptême, n’était pas le propre de la liturgie gallicane380.

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ibid., p. 310-311). Hincmar (mort en 882), suivi ensuite par Flodoard de Reims (mort en 996) situeront le baptême de Clovis à Pâques. « […] ibi quoque introiens, ad tanti luminis claritatem seu odorem chrismatis, quae illic in baptizantium sanctificatione gerebantur, obstipuit » (Passio I Leudegarii episcopi et martyris Augustodunensis, 10, MGH SRM V, p. 292). Il est vrai que, selon l’hagiographe, Childéric était à ce moment pris de boisson : « a vino iam temulentus » (ibid.). Missale Gallicanum Vetus, Missale Gothicum, Missale Bobbiense, etc. : les principaux livres liturgiques gallicans sont toutefois fragmentaires ; d’autre part, les usages locaux pouvaient varier grandement (cfr L. L. Mitchell, Baptismal Anointing, p. 112 ; L. Duchesne, Origines du culte chrétien, p. 334). Cfr L. L. Mitchell, Baptismal Anointing, p. 119 ; V. Saxer, Les rites de l’initiation chrétienne, p. 527. Voir aussi L’Église en prière, III : les sacrements, dir. A. G. Martimort, nouv. éd., Paris, 1984, p. 59. Cfr Liber sacramentorum Gellonensis, 705. L. Duchesne, Origines du culte chrétien, p. 343. Cfr L’Église en prière, p. 59. Hist., II, 31. Cfr L’Église en prière, p. 62-72 ; L. L. Mitchell, Baptismal Anointing, p. 1 sq. ; H. Leclercq, « Onction », DACL, 12, col. 2116-2130.

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Ainsi, les parfums rituels associés à d’autres aromates contribuaient à créer autour des baptisés une atmosphère paradisiaque. Celle-ci était d’autant plus sensible que le décor des baptistères anciens représentait souvent le Paradis381. Car, pour les Pères de l’Église, le baptême inaugurait le retour de l’homme au Paradis, dont les « sources parfumées répandent des délices382 », selon les mots d’Éphrem le Syrien. Et même, l’Église est déjà présence du Paradis, comme Cyrille de Jérusalem l’explique aux catéchumènes : ils se trouvent désormais « dans le vestibule du palais. Ils respirent le parfum de la béatitude383 ». Les oraisons et les instructions baptismales éclairaient encore la signification des sensations olfactives. Ambroise, par exemple, met en évidence que le parfum de l’onction post-baptismale est celui de la résurrection : Combien d’âmes renouvelées aujourd’hui t’ont-elles aimé, Seigneur Jésus, en disant : ‘Attire-nous à ta suite, nous courrons après le parfum de tes vêtements’ (cf. Cant. 1, 3), afin de sentir le parfum de la résurrection384.

Le rapport avec le Paradis est d’ailleurs explicitement fait dans la préface chrismale du Missale Gallicanum Vetus : elle décrit le chrême comme un mélange d’aromates, dont la douceur du parfum ressemble à celle des fleurs éternelles du 381

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C’est le cas, p. ex., du baptistère d’Albenga (Ligurie), probablement de la fin du ve siècle (cfr J. Hubert, J. Porcher, W. F. Volbach, L’Europe des invasions, Paris, 1967, p. 3-5). L’entrée des candidats dans le baptistère était considérée comme leur retour au Paradis : « Tu es hors du Paradis, ô catéchumène ; tu partages l’exil d’Adam notre premier père. Maintenant la porte s’ouvre. Rentre là d’où tu étais sorti » (Grégoire de Nysse, De ceux qui diffèrent le baptême, PG 46, col. 417, cit. dans L’Église en prière, p. 49-50). Éphrem le Syrien, Hymnes sur le Paradis, II, 8, trad. du syriaque R. Lavenant, Paris, 1968, p. 48. Sur la « théologie olfactive » d’Éphrem, voir notre Première Partie, p. 66-67. L’importance des odeurs et de l’olfaction dans les écrits du grand théologien syrien rend d’autant plus cruciale la question de son influence, ou plutôt de l’étendue de celle-ci, sur les auteurs latins. En l’absence d’études détaillées sur la réception des œuvres d’Éphrem en latin, il serait hasardeux d’avancer autre chose que des hypothèses sur des points clairement circonscrits. Pour notre part, nous bornerons à rappeler que : 1. si l’imagerie olfactive est particulièrement développée chez Éphrem, elle n’est pas présente uniquement chez lui ; 2. elle a pu se répandre en Occident même indépendamment d’une transmission écrite de traductions des œuvres d’Éphrem – par exemple, par l’intermédiaire des nombreux voyageurs circulant d’une rive à l’autre de la Méditerranée. Au sujet de la diffusion des œuvres d’Éphrem dans l’Occident du haut Moyen Âge, voir D. Ganz, « Knowledge of Ephraim’s Writings in the Merovingian and Carolingian Ages », Hugoye : Journal of Syriac Studies [http ://syrcom.cua.edu/syrcom/Hugoye], vol.  2,  1 (1999) ; J.  Stevenson, « Ephraim the Syrian in Anglo-Saxon England », Hugoye : Journal of Syriac Studies [http ://syrcom.cua.edu/syrcom/Hugoye], vol.  1,  2 (1998) ; D.  Hemmerdinger-Iliadou, « Éphrem latin », DS, 4, col. 815-819 ; « Ephraem latinus », Clavis patrum latinorum, 3e éd., Steenbrugge, 1995, p.  373-376 ; G.  Bardy, « Le souvenir de saint Éphrem dans le haut Moyen Âge latin », Revue du Moyen Âge latin, 2 (1946), p. 297-300. Cependant, les Hymnes sur le Paradis ne sont pas mentionnées dans ces études. Cyrille de Jérusalem, Catéchèses, XXXIII, cit. dans J. Daniélou, « Terre et Paradis chez les Pères de l’Église », Eranos Jahrbuch, 22 (1953), p. 462. « Quantae hodie renovatae animae dilexerunt te, domine Iesu, dicentes : ‘Adtrahe nos post te, in odorem vestimentorum tuorum curremus’, ut odorem resurrectionis haurirent » (Ambrosius Mediolanensis, De mysteriis, I, 29, éd. B. Botte, Paris, 1961, p. 172).

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Paradis385 ; de plus, la pétition finale demande qu’à travers l’onction, le Saint Esprit « insuffle le souffle de la grâce céleste ». Ainsi, rites et prières du baptême contribuaient à exalter et à enrichir la symbolique de la dimension olfactive386. Plus encore, si l’on en croit Ambroise, les néo-baptisés devenaient à leur tour « bonne odeur » : […] vous aussi, vous êtes maintenant la bonne odeur du Christ ; maintenant, il n’y a en vous nulle condition de péché, nulle odeur de grave erreur387.

Cependant, Grégoire ne fait pas recours à ces images quand il évoque Clovis et les Francs baptisés avec lui : une autre explication de l’onction devait être plus significative pour ces guerriers. Depuis les premiers siècles du christianisme, une des significations des onctions baptismales388 était de conférer la force du Saint Esprit389. Comme l’explique encore Ambroise dans son exposé sur Les sacrements : […] tu as été oint comme athlète du Christ, comme si tu vas livrer un combat en ce monde…390

Contemporain de Clovis, Césaire d’Arles voit lui aussi dans l’onction un auxiliaire du combat contre le diable391. On peut donc supposer que, pour les Francs fraîchement baptisés, le parfum de l’onction était, à l’instar de celle-ci392, associé à la vertu de force, et ce d’autant plus que, selon le récit de Grégoire de Tours, Clovis s’est ouvert à la foi chrétienne après avoir vaincu les Alamans en

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« […] te, domine, […] suppliciter oramus, ut huic, quod offeremus, unguento ex aromatibus orti tui et paradisi tui flore perpetuo odorem suavitatis inicias… » (Missale Gallicanum Vetus (Cod. Vat. Palat. Lat. 493), 82, éd. L. C. Mohlberg, Roma, 1958, p. 26). Par ailleurs, si des cierges odorants sont mentionnés par Grégoire de Tours, une formule de bénédiction du cierge pascal montre que celui-ci était lui-même conçu comme exhalant « un parfum suave » agréable à Dieu : « Oremus te domine + ut cereus iste in honorem nominis tui consecratus, ad noctis huius caliginem distruendam indeficiens perseveret [et] in odorem suavitatis acceptus, supernis luminaribus misciatur » (Liber sacramentorum Gellonensis, 678c, p. 95). « […] et vos iam bonus odor Christi estis, iam nulla in vobis sors delictorum, nullus odor gravioris erroris » (Ambrosius Mediolanensis, De sacramentis, IV, 4, éd. B. Botte, Paris, 1961, p. 102). Selon les Églises, il pouvait y en avoir plusieurs, avant et après le baptême (cfr L’Église en prière, p. 48-53, 62-72). Cfr ibid. ; H. Leclercq, « Onction », passim. « […] unctus es quasi athleta Christi, quasi luctam hujus saeculi luctaturus, professus es luctamini tui certamina » (Ambrosius Mediolanensis, De sacramentis, I, 4, p. 62). « Ideo ergo ante plures dies ad manus inpositiones et ad olei benedictionem acceditis, ut vos quasi athletas fortissimos contra se diabolus semper inveniat praeparatos. Sicut enim luctatores athletae ideo unguntur, ut ab adversario teneri non possint, ita et vos ideo per ministros suos Spiritus sanctus dignatur unguere, ut vos diabolus suis laqueis non valeat inligare » (Caesarius Arelatensis, Sermones, 200, 2, éd. G. Morin, Turnhout, 1953 (CCSL 103-104), p. 809). Il s’agit ici de l’onction des catéchumènes. Cfr M. J. Enright, Iona, Tara and Soissons. The Origin of the Royal Anointing Ritual, Berlin - New York, 1985, p. 154.

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invoquant le nom du Christ393. Cette association de l’onction avec la force est d’ailleurs explicitement présente dans la fameuse lettre d’Avit de Vienne – seul document contemporain à mentionner le baptême de Clovis : […] la chevelure [du roi] entretenue sous le casque de fer revêtait le casque salutaire de l’onction394.

La suite de la lettre développe encore le raisonnement selon lequel le baptême a procuré au roi une force encore supérieure : […] dévêtus pour un temps de la cuirasse, ses membres sans tache brillaient de la même blancheur que sa robe de baptisé. Que cette douceur de ce vêtement, ô le plus florissant des rois, comme vous le croyez, dis-je, vous procure bientôt plus de force que la rigidité des armes ; et que tout ce que la faveur du sort vous accorda jusque-là, ce soit désormais la sainteté qui l’augmente395.

En dehors de ces images guerrières396, et même si nous ignorons le contenu exact des instructions faites par Remi, on peut imaginer que Clovis, roi de son peuple, a dû être sensible à l’évocation des onctions des rois d’Israël dans la Bible, onctions qui constituaient le type de l’onction baptismale chrétienne397. En résumant les analyses menées jusqu’ici, les aromates brûlés ou répandus dans le baptistère de Reims, ainsi que le baume du chrême versé sur la tête de Clovis et de ses compagnons, mais aussi les lectures bibliques et les instructions faites avant et pendant le baptême, et peut-être les mosaïques ou les fresques de l’édifice : tous ces éléments contribuaient à procurer aux présents une expérience du Paradis, ou du moins le sentiment de sa proximité398. 393

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Cfr Hist., II, 30. Dans ce texte, en appelant Clovis « novus Constantinus » Grégoire dresse explicitement un parallèle avec la conversion de Constantin, deux siècles auparavant. Les circonstances et la nature précise de la conversion de Clovis demeurent toutefois incertaines et sujettes à discussion (cfr P. Geary, Naissance de la France, p. 105-107). Childéric, père de Clovis, était déjà en bons termes avec saint Remi et sainte Geneviève ; ce climat positif était sans doute entretenu par Clotilde, épouse du roi mérovingien. « […] cum sub casside crinis nutritus salutarem galeam sacrae unctionis indueret… » (Alcimus Avitus Viennensis, Epistulae, 46, p. 399, l. 78-80 ; trad. M. Rouche, ibid.). « […] cum intermisso tegmine loricarum immaculati artus simili vestium candore fulgerent. Faciet, sicut creditis, regum florentissime, faciet inquam indumentorum ista mollities, ut vobis deinceps plus valeat rigor armorum ; et quicquid felicitas usque hic praestiterat, addet hic sanctitas » (ibid., l. 80-89). Avit ne les a pas inventées : l’expression « salutaris galea » utilisée pour désigner l’onction vient de Eph. 6, 17. « It is in this royal anointing of Israel that we must find the ancestor of Christian baptismal anointing, or at least of the anointing with chrism » (L. L. Mitchell, Baptismal Anointing, p. 172). Voir aussi V. Saxer, Les rites de l’initiation chrétienne, p. 661 ; H. Leclercq, « Onction », col. 2127. Dans son étude sur le rituel de l’onction royale, M. J. Enright voit dans les rites baptismaux un cadre concret générateur d’une forte attente : « […] the prayers of many different baptismal rites often make typological references to miracles of beneficial change, transformation and deliverance. While the same result is not actually guaranteed to the initiant, such citations clearly create an atmosphere of numinosity and are positively designed to establish an emotional link between miracle and rite. Psychologically speaking, they create an expectation of prodigy wherein

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En soulignant de la sorte la réalité des perceptions et des sentiments des protagonistes, nous n’oublions cependant pas la part – mal définie – qu’ont prise les clercs contemporains, mais aussi Grégoire de Tours, dans la présentation et l’interprétation de ce baptême. Bertrand Fauvarque a ainsi mis en évidence que certains, et Avit de Vienne en particulier, avaient proposé une lecture eschatologique et millénariste de l’événement399 : l’expérience anticipatrice du Paradis que nous avons analysée ne contredit certes pas cette perspective. À travers les Histoires de Grégoire de Tours, le baptême de Clovis devenait pour la postérité un moment fondateur, qui fut dès le Moyen Âge, et reste encore, l’objet de nouvelles interprétations. Il nous paraît donc utile d’étudier un second texte, qui se fonde sur le récit de Grégoire et qui constitue un élément capital de l’historiographie de cet événement. Ce faisant, nous pourrons constater que la dimension olfactive y gagne encore en importance. Le baptême de Clovis dans la ‘Vita Remigii’ d’Hincmar de Reims Environ trois siècles après la composition des Histoires, Hincmar de Reims reprend le récit du baptême de Clovis dans une Vie de saint Remi, ouvrage définitivement rédigé peu d’années avant sa mort en 882400. Nous n’entrerons pas en détail dans le contexte et dans les motivations de cette composition401, différents de ceux de Grégoire de Tours402 ; limitons-nous à mentionner que les sources et le travail d’Hincmar hagiographe sont désormais bien connus. En particulier, nous savons qu’il n’a pas inventé certains des miracles les plus ‘merveilleux’ de la vie de Remi, mais qu’il les connaissait à travers des pièces liturgiques bien plus anciennes : c’est le cas du miracle de la Sainte Ampoule403. La nature liturgique d’au moins une partie des sources de la Vita Remigii n’est pas sans rapport avec le contenu de l’ouvrage, comme nous allons le voir. Mais il nous faut d’abord exposer le récit de Hincmar en le confrontant à celui de Grégoire.

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the rules of cause and effect become blurred » (Iona, Tara and Soissons, p. 144. Nous soulignons les passages-clés). Cfr B.  Fauvarque, « Le baptême de Clovis, ouverture du millénaire des saints », dans Clovis, histoire et mémoire, vol. 1, p. 271-285. La Vie n’est pas achevée avant 877 (cfr J. Devisse, Hincmar, archevêque de Reims, 845-882, Genève, 1976, t. 2, p. 1011). Cfr ibid., p. 1004-1054, et surtout p. 1004-1005, 1019. La différence fondamentale tient déjà dans les genres littéraires distincts, avec pour corollaire le fait que les Histoires mettent en évidence Clovis et les conséquences pour l’Église de sa conversion, alors que la Vie de Remi est écrite à la gloire de l’évêque. Ces résultats sont le mérite de Fr. Baix, « Les sources liturgiques de la ‘Vita Remigii’ de Hincmar », dans Miscellanea historica in honorem A. de Meyer, Louvain - Bruxelles, 1946, vol. 1, p. 211227. J.-Cl. Poulin a résumé et développé les arguments de Fr. Baix dans une annexe de son étude « Geneviève, Clovis et Remi », p. 342-348.

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Deuxième partie

L’archevêque de Reims commence par narrer la victoire remportée par Clovis, « per invocationem nominis Iesu Christi », sur les Alamans404. Il dépeint ensuite, comme Grégoire de Tours, la reine Clotilde invitant Remi à venir prêcher au roi la salutis via. Le roi et le peuple ayant décidé de rejeter les « mortales deos », Remi les instruit encore « apertis et brevibus verbis405 ». La Pâque approchant, le baptême est fixé pour ce jour-là406. La veille de la cérémonie, l’évêque poursuit ses instructions à l’intention du roi, en compagnie de la reine et de quelques clercs et familiers, dans l’oratoire Saint-Pierre contigu à la chambre royale. C’est ici que se produit un premier fait extraordinaire, absent de la narration de Grégoire de Tours : […] pour confirmer la prédication de la vraie foi communiquée par le saint pontife, le Seigneur voulut montrer même visiblement ce qu’il a promis à tous les fidèles : ‘Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux’ (Matth. 18, 20) ; tout à coup, une lumière si abondante remplit la chapelle tout entière, qu’elle dépassait l’éclat du soleil, et, en même temps que la lumière, une voix fut entendue qui disait : ‘La paix soit avec vous ; c’est moi, ne craignez pas. Demeurez dans mon amour’ (Luc. 24, 36 ; Ioh. 15, 9). Et après ces paroles, la lumière qui était apparue se retira, et une odeur d’une incroyable suavité demeura dans l’oratoire, de sorte qu’il était montré de manière évidente qu’en ce lieu était venu l’auteur de la lumière, de la paix et de la douceur ; [mais] en dehors de l’évêque, personne des présents, frappés d’effroi à cause de l’éclat de la lumière, n’avait pu porter le regard sur lui407. 404 405 406

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Cfr Hincmarus Remensis, Vita Remigii episcopi Remegensis, 13, MGH SRM III, p. 294. Cfr ibid., 14, p. 294-295. Nous avons indiqué qu’il a en fait eu lieu le jour de Noël (cfr supra, p.  448). Sur la datation à Pâques, Hincmar sera suivi par Flodoard de Reims (mort en 996 ; cfr Flodoardus, Historia Ecclesiae Remensis, I, 13, MGH Script. XIII, p. 424). Cette datation erronée est déjà présente dans la chronique de Frédégaire (III, 21), mais elle était conforme à la pratique la plus antique. P. Riché estime qu’elle était normale à l’époque carolingienne et que même les baptêmes d’enfants – désormais généralisés – s’y donnaient à Pâques ou à Pentecôte (cfr P. Riché, L’empire carolingien. e  e  e viii -ix siècles, Paris, 1994, p. 237-239). Pourtant, Grégoire de Tours témoigne que, au vi siècle déjà, les baptêmes, même ceux des princes, étaient fréquemment célébrés lors d’autres fêtes, voire lors de jours ordinaires (cfr V. Saxer, Les rites de l’initiation chrétienne, p. 526). Mais l’on connaît l’intérêt porté par Charlemagne et son entourage au rituel ‘correct’ du baptême, ce qui explique peut-être la remise en valeur de sa célébration à Pâques. Pour revenir à Hincmar, celuici a pu estimer qu’un événement aussi fondamental que le baptême de Clovis devait avoir eu lieu lors de la fête chrétienne la plus solennelle de l’année, celle aussi la plus riche en symboles de renaissance. Sur le récit du baptême de Clovis chez Flodoard, voir M. Sot, Un historien et son Église. Flodoard de Reims, Paris, 1993, p. 384-386. « […] ad confirmandam verae fidei predicationem per sanctum depromtam pontificem etiam visibiliter ostendere Dominus voluit, quod fidelibus cunctis promisit : ‘Ubi sunt duo vel tres congregati in nomine meo, ibi sum in medio eorum’ : repente lux tam copiosa totam replevit aecclesiam, ut claritatem solis evinceret, et cum luce vox pariter est audita, dicentis : ‘Pax vobis ; ego sum, nolite timere. Manete in dilectione mea’. Et post haec verba lux que advenerat recessit, et incredibilis suavitatis odor in eadem domo remansit, ut patenter ostenderetur, illuc auctorem lucis et pacis atque suavitatis venisse, quem nemo eorum qui aderant preter episcopum, propter fulgorem luminis timore perculsi, intueri valuerunt » (Hincmarus Remensis, Vita Remigii episcopi Remegensis, 13 p. 295). Flodoard suivra de très près ce récit (cfr Historia Ecclesiae Remensis, I, 13, p. 424).

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L’évêque lui-même resplendit d’une lumière éclatante. Le roi et la reine, « cum magno pavore ac gemitu », se prosternent à ses pieds et lui demandent ce qu’ils doivent faire : « Ils étaient en effet charmés par les paroles qu’ils avaient entendues, bien qu’ils fussent épouvantés par l’éclat de la lumière408 ». Remi leur explique alors à partir des saintes Écritures que, lors de visions divines ou angéliques (visio divina atque angelica), les cœurs humains sont habituellement effrayés d’abord, mais ensuite réconfortés et remplis de joie409. Ainsi, selon Hincmar, Clovis fit l’expérience d’une authentique théophanie, et ce avant même d’avoir reçu le baptême. Hincmar ne se contente d’ailleurs pas de relater l’événement, mais il précise que saint Remi fit à cette occasion une sorte de catéchèse des visions divines, confirmant ainsi et fondant théologiquement l’expérience du couple royal. Dans ce cas-ci, le fait que la théophanie ait eu lieu dans un oratoire (oratorium) apparaît parfaitement secondaire : aucun rite liturgique n’est mentionné, et le caractère sacré du lieu – dont la nature exacte nous échappe410 – n’est nullement souligné ; c’est au contraire sur le saint que l’extraordinaire lumière de la théophanie se reflète, et Remi est explicitement comparé à Moïse, qui avait lui aussi vu Dieu et guidé vers Lui le peuple d’Israël, figure de celui des Francs411. Si le Christ s’est manifesté de cette manière au couple royal et à l’évêque, c’est dans le but de confirmer la vérité de l’enseignement de Remi, et donc de fortifier l’adhésion de Clovis à la foi chrétienne. Cette manifestation comporte divers éléments sensoriels : d’abord, l’éclatante lumière éblouit la vue et terrifie les présents ; en revanche, ceux-ci sont « charmés » par les paroles du Christ ; enfin, alors que la lumière s’est retirée et que les paroles ont cessé, demeure un parfum doux à sentir. Le texte précise que, de cette manière, il était clair que cette manifestation était celle de « l’auteur de la lumière, de la paix et de la douceur » : il s’agit bien d’une théophanie. Nous reconnaissons par ailleurs la succession lumière éclatante-odeur suave, ainsi que le contraste entre les sentiments que ces deux perceptions suscitent : frayeur, puis consolation (nous relions celle-ci à la douceur du parfum412). Grégoire le Grand avait déjà décrit ces émotions opposées dans les Dialogues413, un ouvrage que Hincmar utilise depuis plusieurs années quand il

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« Delectabantur namque in verbis illis quae audierant, licet exterriti essent de luminis claritate » (ibid.). Cfr ibid.. Cfr M. Sot, Un historien et son Église, p. 385, n. 33. Cfr Hincmarus Remensis, Vita Remigii, 14. Hincmar explique que, dans un premier moment, les apparitions provoquent la crainte, mais ensuite la joie, « per gratiam consolationis gratissimam » (ibid.). Dans sa propre version, Flodoard parlera d’une manifestation de l’auteur « de la lumière, de la paix, et de la douce piété (piae dulcedinis) » (Historia Ecclesiae Remensis, I, 13, p. 424). « Quam lucem protinus miri odoris est fragrantia subsecuta : ita ut earum animum, quia lux emissa terruerat, odoris suavitas refoveret » (Dial., IV, 16, 5, vol. 3, p. 66).

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entreprend d’écrire la Vie de saint Remi414. L’influence de Grégoire le Grand est perceptible jusque dans la rédaction d’Hincmar : ce dernier, comme le pontife romain, écrit que l’« odor remansit415 » ; Hincmar se souvient aussi que Grégoire a relaté une pieuse mort, lors de laquelle se répandit un parfum si doux, « ut ipsa quoque suavitas cunctis ostenderet illic auctorem suavitatis venisse416 ». Et quand Hincmar aura raconté le miracle de la Sainte Ampoule, il citera littéralement un passage des Homélies sur l’Évangile pour affirmer la réelle possibilité d’un tel miracle : « Une opération divine, si elle est comprise par la raison, n’est pas admirable, et la foi n’a pas de mérite pour celui à qui la raison humaine apporte l’épreuve des faits417 ». D’autres modèles sont encore reconnaissables, à différents niveaux418, mais l’influence des Dialogues semble particulièrement nette419. Nous devons enfin nous interroger sur le fait que le récit de la théophanie est introduit par la phrase de Matth. 18, 20 : « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux ». L’éclatante lumière, les paroles, l’odeur suave, n’interviennent qu’après la citation de la phrase évangélique : cette dernière est clairement mise en évidence. Or, cette citation fait ici une surprenante apparition : si Hincmar la cite dans son œuvre une demi-douzaine de fois420, la Vita Remigii est l’unique texte où elle apparaît dans notre corpus narratif. D’ailleurs, sur un plan général, elle n’est plus guère présente dans la littérature théologique latine depuis la grande époque patristique421. La lumière et les paroles rapportées par Hincmar dans la Vita Remigii auraient aisément pu être rapprochées d’un épisode évangélique beaucoup plus éloquent : celui de la Transfiguration, dont le récit est présent dans les synoptiques422, et qui met aussi en scène lumière éblouissante et paroles. Or, Hincmar a préféré citer une phrase connue du seul Matthieu. Sans doute estimait-il que la Transfiguration 414 415 416 417

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Cfr J. Devisse, Hincmar, p. 1011, n. 277. Cfr Hincmarus Remensis, Vita Remigii, 14, p. 295 ; Dial., IV, 16, 6, p. 66. Dial., IV, 17, 2, p. 68. Hincmarus Remensis, Vita Remigii, 15, p. 297. C’est J. Devisse qui identifie la phrase à un passage des Homeliae in Evangelia, XX (cfr J. Devisse, Hincmar, p. 1008). Nous n’avons pas pu identifier ce dernier. Cfr J. Devisse, Hincmar, p. 1011 sq. « […] la Vita Remigii ne se comprend que dans la lignée des Dialogues » (ibid., p. 1015). Dans la version de la Vetus Latina, comme le révèlent les index de l’ouvrage de J. Devisse (cfr ibid., t. 3). Une rapide recherche dans la base de données Library of Latin Texts (CETEDOC 2005) signale néanmoins des occurrences dans des textes variés : actes du IIIe concile de Constantinople (680-681), du IIe concile de Braga (610), chez Bède ou Agobard de Lyon (mort en 840). Pour la littérature hagiographique du haut Moyen Âge, la consultation de la version électronique des Acta Sanctorum montre que Matth. 18, 20 est cité dans les Vita s. Pirmini episcopi Alamannorum et Bavarorum (AASS Nov. II, pars I, dies 3, 34E), Vita s. Odgeri diaconi Ruraemundae in Belgio (AASS Sep. III, dies 10, 614C), Vita s. Mommoleni (Mummolini) episcopi Noviomensis et Tornacensis (AASS Oct. VII, dies 16, 982A), Vita s. Rumoldi episcopi Mechlimiae in Belgio (AASS Jul. I, dies 1, 261C) ; toutefois, ces citations ne sont pas associées à des théophanies, encore moins à des odeurs. Cfr Matth. 17, 1-6 ; Marc. 9, 2-7 ; Luc. 9, 28-36. Allusions aussi dans II Petr. 1, 16-18 et Ioh. 1, 14.

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du Christ avait constitué un événement unique et étroitement lié à la mission du Sauveur. La parole rapportée en Matth. 18, 20, au contraire, est une promesse faite par ce dernier de se rendre présent à certaines conditions423, ce que souligne Hincmar : « quod fidelibus cunctis promisit ». De fait, l’expression « fidelibus cunctis » correspond assez bien à l’assistance réunie dans l’oratoire Saint-Pierre : l’évêque de Reims, des clercs, le roi et la reine, ainsi que leurs familiares. Cependant, il est aussi possible d’envisager une autre raison au choix de Hincmar : à la différence des récits de la Transfiguration, la phrase plutôt méconnue qu’il cite ne constitue pas une description, la présence du Christ qu’elle promet n’est pas qualifiée sur le plan sensoriel. C’est cette ‘ouverture’ et cette indétermination mêmes qui fondent sa pertinence dans la situation que narre Hincmar, et cela d’autant plus que celui-ci veut inclure dans les composantes de la théophanie le suave parfum du Christ, dont les récits de la Transfiguration ne font nulle mention424. La venue sensible du Christ au milieu du groupe divers réuni dans l’oratorium réalise donc sa promesse. Mais quelle est, en fin de compte, la raison de cette manifestation ? Il nous semble que l’on peut envisager de deux points de vue la justification qu’en donne Hincmar. Premièrement, il veut peut-être dire que le Christ se rend présent pour confirmer d’une façon générale l’enseignement prodigué par Remi : « pour confirmer la prédication de la vraie foi communiquée par le saint pontife ». Selon un second point de vue, il est toutefois aussi possible que cette manifestation ait pour but de réaliser précisément cette parole du Christ que Remi est en train d’expliquer : « Ubi sunt duo vel tres congregati in nomine meo, ibi sum in medio eorum ». À l’appui de cette hypothèse, nous ferons observer que la phrase contenant cette citation débute par la mise en évidence des trois principaux personnages : « Cumque illi tres, pontifex scilicet et rex atque regina… » ; les autres assistants sont placés nettement en second plan. De même, après l’apparition, le roi et la reine, et eux seuls, se prosternent aux pieds de l’évêque425 : il n’y a toujours que « deux ou trois » protagonistes. Le sens exact de cette théophanie serait donc celui d’une présence assurée du Christ lorsque les rois et l’évêque sont « unis en son nom ». Plus avant, Remi prédit d’ailleurs au couple royal que, s’ils persévèrent sur la via veritatis, leur royaume prospérera et exaltera l’Église. Ainsi, la manifestation du 423

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Cfr G. Rossé, L’ecclesiologia di Matteo. Interpretazione di Mt. 18, 20, Roma, 1987. Nous remercions l’auteur pour les explications qu’il nous a offertes. En revanche, la littérature théologique postérieure attribua très tôt une odeur suave à la personne du Christ, et en particulier à sa Parole (voir notre Première Partie, p. 48 sq.). Nous citerons encore ce commentaire de Cant. 4, 10 dans le Physiologus latinus : « Unguenta enim Christi quae alia esse possunt, nisi mandata eius, quae sunt super omnia aromata. Sicut enim praesens aromatum species reddit odorem suavitatis, sic et verba domini, quae de ore eius exeunt, laetificant corda hominum, qui eum audiunt et sequuntur » (Physiologus latinus, XXIII, cit. in P. Meloni, Il profumo dell’immortalità. L’interpretazione patristica di Cantico 1, 3, Roma, 1975, p. 331). Cfr Hincmarus Remensis, Vita Remigii, 14.

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Christ à la veille du baptême de Clovis assume une tonalité théologique et politique qui pourrait bien reflèter des préoccupations d’Hincmar lui-même426. La théophanie que nous venons d’analyser est toutefois bien moins célèbre que celle que l’on a l’habitude de désigner comme ‘le miracle de la Sainte Ampoule’. L’événement est narré par Hincmar dans le chapitre suivant. Sur l’exemple de Grégoire de Tours, l’archevêque de Reims dresse d’abord le décor du baptême royal : la voie menant du palais royal au baptistère est tendue et couverte de voiles et de tentures colorées, et le baptistère de l’église est apprêté et aspergé de baume et d’autres aromates. Et le Seigneur inspirait (subministrabat427) une grâce telle dans le peuple qu’ils croyaient être ranimés par les parfums du Paradis428.

Notons que le verbe « collocari », utilisé par Grégoire de Tours, est substitué par « refoveri ». La signification de l’expérience olfactive est ainsi modifiée : la sensation des protagonistes n’est plus celle d’un déplacement, d’un transport dans le Paradis ; elle est au contraire étroitement liée à la perception des paradisi odores et à leur effet réconfortant. Hincmar délaisse ainsi la dimension spatiale de la perception olfactive pour mettre en évidence la dimension salutaire et vivifiante des parfums paradisiaques429, comme il l’a fait plus haut. Ayant décrit l’atmosphère odorante du baptistère, Hincmar présente la solennelle procession, avec le livre des Évangiles, des croix, des cantiques, qui amène vers l’édifice le roi Clovis –  dont Remi tient la main  –, la reine et le peuple. Alors qu’ils parvenaient ensemble [au baptistère], le roi interrogea l’évêque en lui disant : ‘Père (patrone), est-ce ceci le royaume de Dieu que tu me promets ?’ 426

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Hincmar a, dans une abondante production littéraire, également rédigé des « miroirs du prince », dont le plus important est le De regis persona et regio ministerio (cfr Fr. Brunhölzl, Histoire de la littérature latine du Moyen Âge, I/2, Louvain-la-Neuve, 1991, p. 202-203). La prophétie de saint Remi au roi est reprise très littéralement par Flodoard, ce qui montre son importance encore au siècle suivant (cfr M. Sot, Un historien et son Église, p. 385). Sur ces points que nous soulevons, voir J. L. Nelson, « Kingship, law and liturgy in the political thought of Hincmar of Rheims », English Historical Review, 92 (1977), p. 241-279. La littérature visionnaire, que nous avons considérée séparément, comprend également des textes dont la portée politique est évidente ; ces ‘visions politiques’ datent dans l’ensemble de l’époque carolingienne (cfr Cl. Carozzi, Le voyage de l’âme, p. 319-387). Si le verbe signifie d’abord « fournir, procurer », il peut aussi signifier « inspirer » (des craintes, p. ex.) : cette acception, que nous retenons ici, rejoint l’interprétation que nous avons proposée au sujet du texte de Grégoire de Tours (cfr supra, p. 452-453). Flodoard soulignera la joie olfactive : « […] tantamque Dominus populo gratiam subministrabat, ut odoribus se paradisi refoveri gauderet » (Historia Ecclesiae remensis, I, 13, p. 424). « […] aecclesiae componitur baptisterium, balsamo et ceteris odoramentis conspergitur. Talemque gratiam Dominus subministrabat in populo, ut estimarent, se paradysi odoribus refoveri » (Hincmarus, Vita Remigii, 15, p. 296). Refoveo peut signifier « réchauffer » (les membres ou le corps), « ranimer » (un feu), « se soigner », « refaire » (les forces), etc. (cfr Le grand Gaffiot. Dictionnaire latin-français). C’est aussi le verbe retenu par Flodoard. Voir également notre chapitre dédié au « Langage de l’olfaction », p. 489490.

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L’évêque lui dit : ‘Ceci n’est pas le royaume, mais le commencement du chemin par lequel on y arrive’430.

En insérant ce petit dialogue, Hincmar anime son récit, tout en soulignant le grand effet exercé sur le roi par la décoration et les parfums du baptistère : l’expression « regnum Dei » fait évidemment écho à celle du paradisum évoqué un peu plus haut. C’est alors que survient le fait miraculeux : comme le clerc chargé d’apporter le chrême baptismal en est empêché par la foule qui se presse aux portes du baptistère, saint Remi se plonge silencieusement en prière… Et voilà que, soudain, une colombe plus blanche que la neige apporta dans son bec une ampoule remplie de saint chrême : par son merveilleux parfum, qui surpassait tous les parfums qu’ils avaient auparavant sentis dans le baptistère, tous ceux qui étaient présents furent remplis d’une inestimable douceur. Mais comme le saint évêque recevait cette ampoule, l’apparition sous forme de colombe disparut. Le vénérable évêque versa de ce chrême dans le font sacré431.

Sans exposer toutes les interprétations proposées de ce passage célèbre432, nous en soulignerons les aspects essentiels pour notre étude. En premier lieu, il s’agit bien ici d’une théophanie. En effet, l’apparition de la colombe est en fait celle d’une « speties (species) columbae », ce que Hincmar explique plus loin : nous lisons que, au moment où le Seigneur était baptisé, le Saint Esprit est apparu au-dessus de lui sous l’apparence d’une colombe (in spetie columbae), non certes dans la nature d’une colombe433.

La colombe est donc la manifestation sensible de l’Esprit Saint – une image qui n’est pas nouvelle434. La Vie de sainte Clotilde, écrite après l’ouvrage

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« Dum autem simul pergerent, rex interrogavit episcopum, dicens : ‘Patrone, est hoc regnum Dei, quod michi promittis ?’ Cui episcopus : ‘Non est hoc’, inquid, ‘illud regnum, sed inicium viae, per quam venitur ad illum’ » (Hincmarus, Vita Remigii, 15, p. 296). « Et ecce ! subito columba nive candidior attulit in rostro ampullulam chrismate sancto repletam, cuius odore mirifico super omnes odores, quos ante in baptisterio senserant, omnes qui aderant inestimabili suavitate repleti sunt. Accipiente autem sancto pontifice ipsam ampullulam, speties columbae disparuit. De quo chrismate fudit venerandus episcopus in fontem sacratum » (ibid.¸p. 296-297). Il a suscité une vaste littérature. Citons seulement l’ouvrage, novateur lors de sa parution, de M. Bloch, Les rois thaumaturges. Étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre, 1ère éd. Strasbourg  - Paris, 1924. Pour une étude plus spécifique, voir F. Oppenheimer, The Legend of the Sainte Ampoule, London, 1953. En lien avec la ‘mythologie générale chrétienne’ du chrême, cfr J.-P. Albert, Odeurs de sainteté. La mythologie chrétienne des aromates, Paris, 1990, p. 287-293. « Legimus, sanctum Spiritum in spetie columbae, non autem in natura columbae super Dominum, quando baptizabatur, apparuisse… » (Hincmarus, Vita Remigii, 15, p. 297). Hincmar cite ensuite des Vies de saints et l’Histoire ecclésiastique de Rufin pour montrer que ce n’est pas la première fois qu’une colombe apparaît par miracle (cfr ibid., p. 299). Elle provient évidemment du récit évangélique du baptême du Christ (cfr Matth. 3, 16 et parallèles ; Ioh. 1, 32). Voir aussi « Colombe », dans X. Léon-Dufour, Dictionnaire du Nouveau Testa-

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de Hincmar, le dira sans détour : « […] in specie columbe venit Spiritus sanctus435… » Par ailleurs, l’onction est liée à l’Esprit Saint au point que celui-ci est appelé onction : « Spiritus sanctus ideo unctio dicitur436 ». Le second point digne d’attention, c’est que l’apparition de la colombe porteuse du chrême est due à la prière de saint Remi, alors que dans le passage précédent, le Christ se manifestait spontanément dans l’oratorium du palais royal. Ici, le rôle intercesseur et médiateur du saint est nettement accentué, ce qui est cohérent avec la nature de la Vie qui lui est consacrée, et qui est composée comme « une démonstration toute entière organisée autour de la sainteté de Remi437 ». On se souvient, par ailleurs, que le saint est dépeint dans la Vita Remigii à la fois comme oint et comme ‘source’ de chrême : réticent à accepter l’épiscopat, Remi avait senti « répandu sur sa tête le liquide d’un onguent sacré dont toute sa tête fut ointe438 » ; dans une autre occasion, il avait obtenu miraculeusement du chrême nécessaire au baptême d’un mourant439. Outre l’apparition de la blanche colombe, l’élément prodigieux de cette théophanie réside dans l’odor mirificus. Il ne s’agit pas du parfum de la colombe, mais de celui du chrême qu’elle a apporté du Ciel : un parfum supérieur à celui du « baume et des autres aromates » que les assistants « avaient sentis » (« senserant ») auparavant dans le baptistère – nous avons souvent noté cette nette différence qualitative entre les aromates terrestres et les parfums célestes. Ce chrême céleste se caractérise par une « douceur inestimable », et tous en sont « remplis » : qualités et effets propres des odeurs divines. Mais ce don divin ne doit pas seulement être humé, il doit aussi être utilisé440. À la différence de Grégoire de Tours, Hincmar indique explicitement le geste de l’évêque versant du chrême dans le font baptismal. Son récit correspond en cela aux rituels baptismaux contemporains441. Surtout, l’eau ainsi

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ment. Au viie s., Ildefonse de Tolède illustre cette tradition déjà séculaire dans son De cognitione baptismi, 67, PL 96, col. 137. Vita sanctae Chrothildis, 7, MGH SRM II, p. 344. Ildephonsus Toletanus, De cognitione baptismi, 71, col. 138. M. Sot, « Écrire et réécrire l’histoire de Clovis : de Grégoire de Tours à Hincmar », dans Clovis, histoire et mémoire, vol. 2, p. 172. Cette observation rejoint l’argumentation de J.-Cl. Poulin, qui a soutenu l’hypothèse d’une progressive occultation du rôle joué par sainte Geneviève dans le baptême de Clovis : dans la Vita Remigii, « il n’y en a plus que pour Clotilde et Remi aux côtés de Clovis converti et baptisé » (J.-Cl. Poulin, « Geneviève, Clovis et Remi », dans ibid., vol. 1, p. 340). « […] sensit capiti suo unguinis sacri infusum liquorem, quo totum eius delibutum est caput » (Hincmarus, Vita Remigii, 3, p. 263-264). Sur cette mystérieuse onction, voir supra, p. 173-175. Cfr Hincmarus, Vita Remigii, 10. Signalons que le rapport entre une théophanie et le geste de l’onction est déjà présent dans la Bible : le prophète Élie, après avoir rencontré Dieu sur le mont Horeb, est envoyé par le Seigneur oindre les rois de Haram et d’Israël ainsi que son successeur, le prophète Élisée (cfr I Reg. 19, 8-16). Un Capitulare ecclesiastici ordinis (Ordo romanus XV), composé vers 775-780 en pays francs, décrit la bénédiction des fonts par l’évêque, qui y verse du chrême en signe de croix, puis en asperge

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consacrée et parfumée par le chrême céleste apparaît revêtue d’une qualité encore plus extraordinaire, et c’est précisément dans ce « lavacrum salutiferum442 » que Clovis est ensuite baptisé. Puis, comme chez Grégoire, après la triple immersion usuelle, le roi est oint en signe de croix avec le saint chrême443 : il devient lui-même oint et parfumé444. On voit que, dans le texte de la Vita Remigii, l’‘onction royale’ n’est encore que l’onction post-baptismale d’un roi franc. Et d’ailleurs, Hincmar semble n’avoir jamais prétendu que Clovis ait reçu une onction de sacre après son baptême, ou que son onction post-baptismale ait tenu lieu de celle-ci445. Il n’y a toutefois pas lieu d’opposer radicalement les deux rites, car l’onction du sacre semble bien avoir été dérivée de l’onction post-baptismale446 : c’est donc l’onction post-baptismale reçue par Clovis qui a sans doute permis, sur le plan conceptuel, l’introduction progressive du rite de l’onction royale des rois francs. D’ailleurs, une évolution similaire semble avoir caractérisé l’émergence de l’onction des rois wisigoths, dont Michel Zimmermann voit l’origine dans la conversion à la foi catholique de Récarède (586-601)447. En effet, la conversion de ce roi arien fut sanctionnée par un rituel de réception dans la grande Église ; ce rituel n’était pas un nouveau baptême, mais il comprenait normalement l’onction448. Par là, le pouvoir de Récarède reçut une nouvelle légitimité ;

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l’assistance (cfr M. Andrieu, Les ‘Ordines romani’, vol. 3, p. 110-111). Voir en outre, d’origine franque aussi, l’Ordo romanus XXIV, un peu plus tardif (750-800), et l’Ordo romanus XXXI (850-900). Hincmarus, Vita Remigii, 15, p. 297. « […] perunctus est sacro chrismate cum signo sanctae crucis domini nostri Iesu Christi » (ibid.). Amalaire de Metz (v. 775 – v. 850) explique que l’Esprit Saint, à travers l’onction de chrême, assure la bonté des œuvres, « qui, par leur bonne réputation, communiquent aux autres une bonne odeur ; là est le baume » : « [… bona opera], quae per opinionem bonam in alios bonum odorem inspirant ; ibi est balsamum » (Amalarius Metensis, Liber officialis, I, 40, 5, éd. J. M. Hanssens, Amalarii episcopi opera liturgica omnia, Città del Vaticano, 1948, vol. 2, p. 188). Cfr Cl. Carozzi, « Du baptême au sacre de Clovis selon les traditions rémoises », dans Clovis, histoire et mémoire, vol. 2, p. 43. Dans cette étude, l’auteur affronte un texte de Hincmar selon lequel, lors du couronnement de Charles le Chauve à Metz (869), l’archevêque semble avoir lié le chrême miraculeux tant à l’onction post-baptismale de Clovis qu’à une consécration royale : « […] Hex progenie Hludowici regis Francorum incliti… vigilia sanctae Paschae in Remensi metropoli baptizati et caelitus sumpto chrismate, unde adhuc habemus, peruncti et in regem sacrati… » (Annales de Saint-Bertin, éd. F. Grat, J. Vieillard, S. Clémencet, Paris, 1964, p. 162-163). Mais Cl. Carozzi conclut de son analyse que les mots « in regem » ne sont pas de la main de Hincmar, et qu’ils ont été ajoutés devant « sacrati » par le copiste du début du xie siècle (date du plus ancien manuscrit des Annales Bertiniani), c’est-à-dire à « une époque où l’on ne comprend plus pourquoi, alors que les Carolingiens étaient sacrés, les Mérovingiens ne l’étaient pas » (Cl. Carozzi, « Du baptême au sacre de Clovis », p. 36). Cfr A. Angenendt, « Rex et Sacerdos. Zur Genese der Königssalbung », in Tradition als historische Kraft, hrsg. N. Kamp, J. Wollash, Berlin - New York, 1982, p. 100-118. Cfr M. Zimmermann, « Les sacres des rois wisigoths », dans Clovis, histoire et mémoire, vol. 2, p. 9-28. Cfr Ildephonsus Toletanus, De cognitione baptismi, 121, col. 161. De même, Braulio de Saragosse prescrit l’onction de chrême aux hérétiques admis dans l’Église catholique (cfr L. L. Mitchell,

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d’autre part, le droit au royaume apparaissait ainsi lié à une onction. Au fil du temps, « le souvenir de l’onction de Récarède a entretenu l’idée d’une sacralité royale449 », qui a abouti à la première mention explicite de l’onction d’un roi, celle de Wamba (672). Curieusement, selon Julien de Tolède, qui nous livre ce premier témoignage, l’onction du roi wisigoth fut accompagnée d’un prodige ressemblant fort à une théophanie450 : nouvelle analogie avec le récit de Hincmar… Grâce à la Vita Remigii, l’onction royale des rois francs se distingue pourtant de toute autre par l’origine céleste du saint chrême. Ce dernier a même été reçu dans le cadre d’une véritable théophanie, comme nous l’avons vu. Or, les théophanies sont normalement momentanées ; leurs effets consistent généralement à renforcer la foi de leurs destinataires451. En revanche, dans le cas qui nous occupe, la théophanie est en quelque sorte rendue permanente à travers le chrême de la Sainte Ampoule conservée à Reims – même s’il n’était au fond que rarement montré et utilisé. La continuité, visible et odorante, de cette manifestation divine était le gage de la continuité dynastique : sur le roi et ses successeurs se répandait continuellement le parfum du chrême céleste. Considéré sous un autre angle, le rite de l’onction séparait le roi du reste des laïcs, et l’établissait dans son ministerium en lui conférant la grâce divine nécessaire à cette fin452. Or, le roi ainsi oint était par là-même un roi parfumé ; son ‘aura’ sacrée était indissociable de l’odeur du chrême. À travers le rite, il était séparé des senteurs profanes. Il est toutefois possible que, avant même l’adoption de l’onction du sacre, les rois – certains rois au moins – aient été réputés ‘de bonne odeur’. Sous les compliments de circonstance, c’est peut-être la conception que reflète un poème de Venance Fortunat, lorsqu’il décrit le verger du roi Childebert I et s’émerveille ainsi :

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Baptismal Anointing, p. 133). Quand une des sœurs de Clovis se convertit de l’arianisme à la foi catholique, elle fut simplement ointe avec le chrême (cfr Hist., II, 31). M. Zimmermann, « Les sacres des rois wisigoths », p. 16. Julien de Tolède rapporte que l’onction royale fut suivie d’un prodige : une colonne de fumée s’était élevée au-dessus du roi sacré : « Nam mox e vertice ipso, ubi oleum ipsum perfusum fuerat, evaporatio quaedam fumo similis in modum columnae sese erexit in capite… » (Iulianus Toletanus, Historia Wambae regis, cit. dans ibid., p. 18). L’onction du roi est donc associée à une théophanie, exprimée sous la forme biblique de la nuée (cfr Ex. 19, 9 sq.). Dans la discussion autour de l’onction royale, il faudrait aussi souligner que la fabrication du chrême – et parfois son usage dans l’onction rituelle – était du ressort exclusif des évêques (cfr concile de Tolède II (400) ; capitulaire de Martin de Braga (v. 580) ; concile de Barcelone (599) ; etc.). L’idée voulant que les onctions des rois wisigoths aient servi de modèle pour celle des rois francs est rejetée par M. J. Enright, Iona, Tara and Soissons, p. 80 sq. « […] ad aedificationem fidei quondam infidelium et in fide rudium mentium… », écrit Hincmar (Vita Remigii, 15, p. 298). Et il a expliqué plus haut que la manifestation du Christ dans l’oratoire du palais avait eu lieu « ad confirmandam verae fidei predicationem… » (ibid., 14, p. 295). Cfr J. L. Nelson, « Symbols in Context : Rulers’ Inauguration Rituals in Byzantium and the West in the Early Middle Ages », Studies in Church History, 13 (1976), p. 108.

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Que n’a-t-il pu faire pour le bonheur de ses sujets cet homme dont la main donne de l’arôme aux fruits qu’il a touchés453 ?

Ici, même avant de recevoir une onction spéciale, le roi mérovingien apparaît déjà comme odoriférant  – un privilège explicitement associé dans ce poème à sa fonction de garant de la fertilité des cultures et de la prospérité du peuple454. Ce bref document nous incite donc à penser que, dans l’étude de la genèse des onctions royales, il faudrait sans doute accorder plus d’attention à leur dimension olfactive455. Le baptême de Clovis chez Grégoire de Tours et chez Hincmar de Reims Il est temps de revenir à nos deux textes. Chez Grégoire de Tours, la manifestation divine accordée à Clovis et à son peuple était circonscrite au baptistère de Reims rempli de parfums. De son côté, Hincmar conserve les éléments de ce passage, mais il l’entoure de deux nouvelles théophanies. Celles-ci sont à la fois plus développées, plus spécifiques, et plus théologiques en raison des longs commentaires qu’il leur ajoute. Dans la Vie de saint Remi, l’expérience olfactive du Paradis ouvert par le baptême s’efface quelque peu devant la manifestation du Christ au milieu de la chapelle du palais et devant l’apparition sous forme de colombe de l’Esprit Saint, qui laisse à l’Église de Reims le don permanent du saint chrême456. Il y a ainsi une sorte d’amplification et de redistribution de l’expérience olfactive déjà décrite par Grégoire. En effet, la manifestation, chez ce dernier, du Paradis divin à l’intérieur du baptistère se distingue chez Hincmar en deux manifestations, celles du Fils et de l’Esprit Saint, tandis que l’on pourrait voir en saint Remi la figure du Père : Clovis l’appelle « patrone », et 453

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« Qualiter ille hominum potuit prodesse saluti / cuius et in pomis tactus odore placet ? » (Venantius Fortunatus, Carmina, VI,  6, éd., trad., M.  Reydellet, Venance Fortunat : Poèmes, Paris, 1994-2004, vol. 2, p. 76). Pour M. J. Enright, l’onction royale de Pépin constituera ainsi seulement un moyen nouveau d’acquérir les pouvoirs charismatiques traditionnels (force guerrière, fertilité) des rois germaniques, mérovingiens en l’occurrence (cfr Iona, Tara and Soissons, p. 158). Il explique avec raison que les onctions et autres usages d’huiles bénites étaient depuis longtemps associés à la recherche de la fécondité et de la fertilité (cfr ibid., p. 137 sq., p. 156 sq.). L’iconographie carolingienne semble renforcer l’hypothèse selon laquelle « l’onction permet au roi d’engendrer des rois » (D. Alibert, « Sacre royal et onction royale à l’époque carolingienne », dans Anthropologies juridiques. Mélanges Pierre Braun, Limoges, 1998, p. 30). Nous rejoignons ici les observations de J.  L. Nelson : « We need constantly to recall that the consecration-rite involved more than the merely verbal component which we can read on the manuscript or printed page : it was replete with audio-visual, and even olfactory, aids, by means of which communication extended to the illiterate lay participants » (J. L. Nelson, « Ritual and Reality in the Early Medieval ‘Ordines’ », Studies in Church History, 11 (1975), p. 47). L’importance prise par ce miracle survenu dans le cadre du baptême de Clovis est visible dans une célèbre plaque d’ivoire (actuellement au Musée de Picardie, Amiens) provenant peut-être de la reliure du manuscrit original de la Vita Remigii : elle comprend la plus ancienne représentation connue tant du baptême de Clovis que du miracle de la Sainte Ampoule (étude iconographique dans D. Alibert, « Sacre royal et onction royale », p. 32).

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l’archevêque en personne le baptise et l’accueille à sa sortie de l’eau baptismale, devenant ainsi pour lui un père spirituel457. Conclusion Au terme de ce long chapitre, nous nous limiterons à revenir sur quelquesuns des points les plus importants pour l’ensemble de l’étude des odeurs et de l’olfaction. Le premier et le plus évident, c’est la constatation que, selon le témoignage des récits de visions et de manifestations divines, l’olfaction concerne même des espaces et des objets normalement situés en dehors du monde sensible : des odeurs sont perçues lors des ‘voyages’ de l’âme dans l’Au-delà ; ou bien, Dieu lui-même se laisse sentir comme parfum dans ses manifestations aux hommes. De ce point de vue, la littérature médiévale des visions présente un problème similaire à celui que peuvent poser les textes hagiographiques : la tension, sinon la fracture, que nous discernons entre la théologie savante et les conceptions, les représentations, les expériences vécues de la foi chrétienne458. Nous avons ainsi constaté que, nonobstant l’affirmation de la nature spirituelle de l’âme, les récits de visions montrent qu’une forme de corporéité existe jusque dans l’Au-delà : c’est elle qui y rend possible la perception olfactive ainsi que celles des autres sens459. En fait, on se trouve ici face à la permanence d’anciennes conceptions sur l’unité de l’âme et du corps460. Parmi les penseurs chrétiens de l’Antiquité, la question de la nature de l’âme et de son rapport avec le corps avait été l’objet d’opinions variées461. Sous l’influence du stoïcisme, certains d’entre eux, et Tertullien en tête, penchaient pour diverses formes de corporéité de l’âme. Augus457

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Une observation déjà émise par Br.  Krusch, l’éditeur de la Vita Remigii (cfr Hincmarus, Vita Remigii, p. 297, n. 1). Notons que patronus a parfois la signification de patrinus : parrain (cfr J. Fr. Niermeyer, Mediae Latinitatis Lexicon Minus, Leiden, 1976 ; A. Blaise, Dictionnaire latin-français des auteurs chrétiens). M. Sot le traduit directement par « saint patron », ce qui exprime certainement l’intention générale de Hincmar qui était de promouvoir le culte du saint évêque rémois (cfr M. Sot, « Écrire et réécrire l’histoire de Clovis », p. 167). Cfr P. Dinzelbacher, « Il corpo nelle visioni dell’aldilà », p. 301. Mais ce problème n’est-il pas le nôtre plus que celui des médiévaux ? Il est vrai que les visionnaires n’ont jamais expérimenté la séparation radicale et définitive du corps et de l’âme : dans ces circonstances, pouvaient-ils bénéficier de perceptions autrement que d’une manière encore sensible ? Nous n’entrerons pas non plus dans une seconde question, à savoir celle de la difficulté pour les visionnaires (et les mystiques) de raconter ce qu’ils ont perçu. Sur ces points, voir M. Meslin, L’expérience humaine du divin. Fondements d’une anthropologie religieuse, Paris, 1988, p. 391 sq. On discerne ces conceptions dans d’autres domaines : pratiques ascétiques, culte des reliques, etc. (cfr ibid., p. 326). Inversement, le corps a été compris et présenté de manières différentes par les penseurs chrétiens de l’Antiquité ; et, ce qui est important pour notre propos, il n’était jamais conçu simplement comme organisme physique : la signification du corps et des attitudes à son égard était toujours plus vaste que celle de la vie biologique – de même que, pour beaucoup, l’âme n’était

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tin, en revanche, tout en postulant l’existence d’un feu purgatoire après la mort, avait essayé non sans difficulté de soutenir la nature spirituelle de l’âme462. Cependant, à la même époque que l’évêque d’Hippone, la littérature ascétique véhiculait des conceptions qui impliquaient la sensibilité de l’âme, comme le montrent les enseignements que Cassien transmet aux milieux monastiques du sud de la Gaule463. Expliquant que la grâce divine visite parfois le moine même lorsqu’il est négligent et relâché, Cassien lie l’expérience de l’extase à la perception de parfums : Même il n’est pas rare que, lors de ces visites, nous nous sentions inondés soudain de parfums dont la suavité passe tout ce que l’art humain peut réaliser, et que l’âme, fondue dans ce bonheur, soit ravie et transportée hors d’elle-même, perdant tout sentiment de sa demeure de chair464.

Origène lui-même n’avait-il pas, le premier, développé une doctrine des ‘sens spirituels’465 ? La conséquence de cette constellation d’idées, c’est que, même séparée du corps, l’âme est capable de sensations, douloureuses ou agréables. Donc, lorsque Baronte décrit l’âme sous une forme tout à fait matérielle, il s’inscrit dans une longue tradition. Claude Carozzi souligne que « cette opinion n’est pas le reflet d’une croyance populaire, mais plutôt d’une croyance commune qui ne disparaîtra pas466 ». De fait, tant les récits de visions que ceux relatant des théophanies postulent implicitement la faculté, pour l’âme détachée du corps ou pour les vivants, de sentir des odeurs ultra-terrestres. Pourtant, cette « croyance commune » ne constituait pas seulement un ‘horizon mental’, présent mais non dit : c’est en tout cas ce que laissent entendre certains témoignages. Ainsi, Dryhthelm se réfère explicitement à la prédication qu’il écoutait et qui portait « fréquemment » sur le Paradis et sur l’Enfer. On peut donc se demander quelles images étaient communiquées, quelles notions étaient inculquées par ce canal. Une piste de recherche pourrait certainement

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pas que ‘pur esprit’. Sur ces questions, voir l’important ouvrage de P. Brown, Le renoncement à la chair. Virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, Paris, 1995. « Natura animae […] res spiritalis est, res incorporea est, vicina est substantiae Dei » (Augustinus, Enarrationes in Psalmos, CXLV, 4, éd. E. Dekkers, J. Fraipont, Turnhout, 1956 (CCSL 40), p. 2107). Cfr Cl. Carozzi, Le voyage de l’âme, p. 25-26. De même, dans les débats patristiques sur la résurrection, prévalent les notions et les images impliquant une continuité matérielle et structurelle entre le corps mort et le corps ressucité (cfr C. W. Bynum, The Resurrection of the Body in Western Christianity. 200-1336, New York, 1995, p. 9-10). « Denique frequenter etiam odoribus ultra omnem suavitatem conpositionis humanae in his ipsis subito visitationibus adimplemur, ita ut mens hac oblectatione resoluta in quendam spiritus rapiatur excessum seque conmorari obliviscatur in carne » (Iohannes Cassianus, Conlationes, IV, 5, éd., trad., É. Pichery, Jean Cassien : Conférences, Paris, 1955-1959, vol. 1, p. 170-171). L’expérience extatique, en tant que sortie de l’âme hors du corps, est proche de celle des visions (cfr P. Dinzelbacher, Vision und Visionsliteratur, p. 51 sq.). Voir notre Première Partie, p. 96 sq. Cl. Carozzi, Le voyage de l’âme, p. 26.

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être tracée à partir des écrits de Grégoire le Grand, aussi abondants et variés que bien étudiés, et qui manifestent, par ailleurs, que la tension entre pensée savante et pensée populaire signalée plus haut peut être présente chez un même et unique auteur  – c’est d’ailleurs le vieux ‘problème Grégoire le Grand467’. Chez Grégoire, comme dans les sermons auxquels se réfère Dryhthelm, nous ne discernons pas seulement un horizon tacite de croyances, mais une affirmation et une transmission de celles-ci468. Mais revenons aux odeurs et à l’olfaction. Dans les récits de visions, les odeurs perçues sont nettement catégorisées : ce sont ou des parfums du Paradis, ou la puanteur de l’Enfer469. Ce n’est que dans la vision de Dryhthelm qu’apparaît une gradation des odeurs selon leur intensité ; elles s’opposent toutefois toujours et ne présentent jamais d’ambiguïté sur leur origine. Notons toutefois que ces odeurs, suaves ou intolérables, ne sont jamais mentionnées qu’en raison de leur signification religieuse : dans ces récits, pas d’odeurs banales, quotidiennes ; même l’odeur de son propre cadavre évoque sur-le-champ l’Enfer pour le moine de Wenlock. Cette observation concorde avec celles que nous avons faites à la lecture d’autres textes narratifs, hagiographiques en particulier. Si les odeurs sont immédiatement associées au Paradis ou à l’Enfer, elles présentent parfois des liens avec des éléments plus ambigus : le souffle qui les exhale peut être celui des démons ou celui des esprits bienheureux ; la fumée qui les accompagne peut provenir de l’abîme ou de l’encens. Sur un autre plan, le statut des odeurs elles-mêmes reste parfois indéterminé et ne permet pas de distinguer entre perceptions sensorielles et perceptions imaginaires. Par ailleurs, nous avons pu observer que divers récits de vision attribuent aux odeurs paradisiaques une fonction nourricière470 – celle-ci est peut-être aus-

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Sur cela, voir l’introduction donnée par A.  de Vogüé aux Dialogues ; M.  Van Uytfanghe, « La controverse biblique et patristique autour du miracle », p.  218  sq. ; voir surtout l’ouvrage de W. D. McCready, Signs of Sanctity. Le problème des ‘contradictions’ de Grégoire le Grand se trouve à la base de la thèse exposée depuis une vingtaine d’années par Fr. Clark, notamment dans The Pseudo-Gregorian Dialogues, Leiden, 1987. B. Colgrave constatait chez Bède une même contradiction apparente entre pensée savante et pensée populaire (cfr B. Colgrave, The Earliest Saints’ Lives Written in England, p. 41 ; voir également B. Colgrave, R. A. B. Mynors (ed.), Bede’s Ecclesiastical History, p. xxxv sq.). J. T. Rosenthal fait remarquer l’embarras de Colgrave devant cette constatation, et affronte le problème dans son « Bede’s use of miracles in the ‘Ecclesiastical History’ », Traditio, 31 (1975), p. 328-335. Voir surtout l’ouvrage de W. D. McCready, Miracles and the Venerable Bede. Le rôle des monastères à cet égard est certain, en raison du contact quotidien des moines et des moniales avec l’Écriture, les commentaires des Pères, l’hagiographie et les récits de visions. De manière plus générale, ils devaient devenir, au Moyen Âge central, les foyers d’une « sub-culture visionnaire » (visionary subculture) (cfr B. Newman, « What Did It Mean to Say ‘I Saw’ ? », p. 14). Leur intensité n’est peut-être pas sans rapport avec l’état physique et moral des visionnaires, proches de la mort ou plongés dans une mort apparente. Cfr Visio Perpetuae et Felicitatis, 13, 8 ; Hist., VII, 1 ; Dial., IV, 37, 8.

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si présente, mais sans être explicitée, dans d’autres textes471. D’un côté, on peut voir dans ces descriptions une variante d’un effet souvent affirmé des odeurs, à savoir qu’elles « remplissent » un espace où une personne472. D’un autre côté, s’alimenter uniquement de bonnes odeurs est un privilège normalement réservé aux bienheureux dans l’Au-delà : la qualité immatérielle des odeurs les relie au monde ‘spirituel’, selon des conceptions fort anciennes et généralisées dans le monde méditerranéen. Il s’agit pourtant bien d’une alimentation, et la sensorialité n’en est pas pour autant éliminée, comme en témoigne cette exclamation d’Éphrem le Syrien : Rends-moi, en ta Bonté, digne de rencontrer la grâce [de l’Eden retrouvé], ce trésor des senteurs, ce grenier des parfums, car du souffle de ses aromates je régale ma faim. C’est parfum qui nourrit chaque être en chaque temps. Celui qui le respire s’en trouve épanoui et en oublie son pain. C’est Table du Royaume473 …

De même que les perceptions olfactives sont attestées dans l’Au-delà, il est possible de sentir la présence divine ici-bas474. La rareté des témoignages ne permet pas de mettre en doute cette possibilité. Les caractéristiques des parfums perçus lors des théophanies sont, comme dans le cas des expériences visionnaires, sans ambiguïté. Leurs effets immédiats sur les protagonistes sont en partie identiques : joie, réconfort, plénitude intérieure… D’autres effets apparaissent liés aux circonstances propres aux parfums théophaniques : ceux-ci étant perçus de manière collective et publique, ils ont parfois pour fonction de confirmer et de manifester publiquement l’orthodoxie d’une communauté, garantie de son existence devant Dieu475. Dans les théophanies que nous avons étudiées, cette dimension collective est liée au contexte liturgique476. Si ce contexte semble d’une part leur être favorable477, il en éclaire d’autre part la signification et la portée, de façon explicite

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Cfr Visio Baronti, 17. Voir les exemples réunis dans notre chapitre sur « Le langage de l’olfaction », infra. Éphrem le Syrien, Hymnes sur le Paradis, XI, 15, p. 151-152. Ici encore, il faut lire Éphrem, p. ex. Hymnes sur le Paradis¸ XI, 9 ; XI, 14. C’est ce que nous avons noté à propos de Dial., III, 30, 1-7 et de GM, 23. Nous avons évoqué l’hypothèse selon laquelle le baptême de Clovis a été célébré dès que possible (à Noël) dans le but de prendre de vitesse le clergé arien ; l’expérience olfactive faite à cette occasion par les participants acquiert dans ce cas la même signification d’une approbation divine de leur orthodoxie. Dans les récits de visions que nous avons lus, la dimension collective n’est pas absente : après l’époque des persécutions, les visionnaires sont généralement liés à des communautés monastiques. Toutefois, cette dimension est moins sensible que dans une assemblée liturgique. En effet, « le rite ne doit pas seulement être évalué en termes de mémoire culturelle transmissible, de réservoir de valeurs, mais aussi et peut-être surtout en tant que matrice d’expériences permettant de produire des effets attendus » (P. Oliviéro, T. Orel, « L’expérience rituelle », p. 368). Une corrélation très étroite unit la ritualité et l’expérience du sacré (cfr A. N. Terrin, « Sacré », DEL, vol. 2, p. 344-345). Sur un autre plan, les rites peuvent aussi susciter des développements théologiques (cfr V. Saxer, Les rites de l’initiation chrétienne, p. 660 sq.).

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Deuxième partie

ou non478. Aussi les prodigieuses et suaves odeurs perçues dans ces circonstances doivent-elles être comprises dans leur dimension liturgique. En insistant sur ce point, nous n’entendons pas en réduire la signification et les considérer au même titre que les aromates habituellement répandus dans le cours des célébrations. Au contraire, souligner de la sorte leur rapport avec la liturgie doit nous inciter à approfondir l’expérience et les effets que celle-ci devait procurer aux participants, fidèles et clercs, par le biais de l’olfaction479. En fin de compte, la perception des odeurs de l’Au-delà manifeste la proximité de ce dernier : certains s’y rendent en vision ; pour d’autres, c’est Dieu et le Paradis qui se rendent présents de manière sensible dans ce monde. L’un et l’autre de ces cas peuvent théoriquement se présenter à n’importe quel moment, puisqu’ils ne dépendent pas de l’initiative humaine480. Ce qu’il importe de retenir, c’est que la proximité divine acquiert une nouvelle signification à travers l’intervention du sens olfactif : celui-ci, qui perçoit les parfums suaves, permet d’éprouver et de représenter la présence de Dieu comme expérience intime, à travers laquelle les protagonistes humains se trouvent pénétrés, remplis, rassasiés. Le témoignage des récits de visions et de théophanies rejoint ici des aspirations que nous observons au-delà des contours visibles du christianisme, dans des cultures et des religions distantes de lui soit dans le temps, soit dans l’espace : « la nostalgie d’un Paradis perdu, la soif de connaître, par les sens mêmes, aussi bien la divinité que les zones inaccessibles de la réalité481 ».

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Les théophanies relatées par Grégoire le Grand (Dial., III, 30, 1-7) et Hincmar (Vita Remigii, 1415) sont ainsi tissées d’images ou de citations scripturaires. Une piste déjà indiquée et en partie suivie par S. A. Harvey, p. ex. dans « St Ephrem on the Scent of Salvation », Journal of Theological Studies, 49 (1998), p. 109-128, et par B. Caseau, « Christian bodies : the senses and early Byzantine Christianity », in Desire and Denial in Byzantium, ed. L. James, Aldershot, 1999, p. 101-109. En ce sens, les textes que nous avons étudiés dans ce chapitre mettent encore plus en évidence le théocentrisme – généralement affirmé même dans les récits de miracles – de l’hagiographie en Occident (la situation est différente dans le christianisme byzantin) : « Dio è il protagonista indiscusso di tutti i miracoli, anche di quelli realizzati dai santi… » (L.  Cracco Ruggini, « Il miracolo nella cultura del tardo impero », p. 180-181). Pour Augustin, c’est Dieu qui manifeste sa présence à travers le miracle : « Numquid enim quando nobis Deus aliquo miraculo adest, faciem ipsius oculis nostris videmus ? Sed effectu miraculi suam praesentiam insinuat hominibus. Denique omnes qui mirantur ad huiuscemodi facta, quid dicunt ? Vidi Deum praesentem » (Augustinus, Enarrationes in Psalmos, XLIII, 4 (CCSL 38), p. 483). M. Eliade, Mythes, rêves et mystères, p. 125.

TROISIÈME PARTIE

L’INTELLIGENCE D’UN SENS

Chapitre premier

LE LANGAGE DE L’OLFACTION : LEXIQUE, STRUCTURES ET MÉTAPHORES

Dans les précédents chapitres, nous avons analysé les témoignages concernant, directement ou non, les odeurs des saints et celles des pécheurs, leurs perceptions et leurs effets, leurs perceptions. Le réseau de thèmes et d’associations qui s’en est dégagé présente toutefois des limites : les témoignages convoqués ne sont pas aussi abondants que nous le souhaiterions, leur provenance géographique et chronologique est inégale ; les exhalaisons qu’ils mentionnent font rarement l’objet de réflexions développées de la part des auteurs – ce qui, bien sûr, est conforme à la nature des textes narratifs ; enfin, les odeurs extraordinaires, parfois explicitement qualifiées d’« ineffables », sont rarement décrites en détail. Afin de pousser plus loin nos analyses, il nous faut en quelque sorte descendre en dessous de la surface narrative des textes (leur contenu explicite) pour observer les éléments dont ils sont composés : en premier lieu, le vocabulaire utilisé par leurs auteurs, ensuite leurs structures grammaticales de prédilection. Sans prétendre proposer ici une étude linguistique poussée de notre corpus, nous estimons que même une approche limitée est susceptible de compléter utilement la lecture des récits faites jusqu’à ce point1. En effet, notre 1

Nous avons déjà publié les résultats d’une enquête portant sur un corpus restreint : cfr M. Roch, « Aux sources d’une locution : aspects lexicaux et syntaxiques de ‘l’odeur de sainteté’ dans les textes latins du haut Moyen Âge », Fu Jen Studies, 31 (1998), p. 115-129. Les études linguistiques portant sur l’hagiographie sont encore trop rares ; signalons pourtant : C. Philippart de Foy, « La philologie médiolatine aux prises avec les textes hagiographiques », Litterae Hagiologicae, 7-8 (2001-2002), p. 15-30). Parmi les travaux de M. Van Uytfanghe, voir en particulier : « La formation du langage hagiographique en Occident latin », Cassiodorus, 5 (1999), p. 143-169. S’adressant spécifiquement aux historiens médiévistes, A. Guerreau insiste avec force sur la nécessité de mettre en œuvre une sémantique historique (cfr L’Avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Âge au xxi e siècle ?, Paris, 2001, en particulier p. 191-237) ; il s’y est lui-même essayé dans l’étude « Le champ sémantique de l’espace dans la Vita de saint Maieul (Cluny, début du xie siècle) », Journal des Savants, 1997, p. 363-419. Nous estimons cette démarche très nécessaire ; il faut toutefois tenir compte des différences passant entre l’analyse d’un texte unique (la Vie de saint Maieul, p. ex.) et celle d’un corpus (comme le nôtre) composé d’une multiplicité de

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Troisième partie

enquête portera simultanément sur tous les textes du corpus narratif, et ce sans répéter la classification mise en œuvre jusqu’à ce point. Par ailleurs, étant fondée sur des mots-clés ou des structures précises, elle permettra de mettre en évidence un grand nombre de faits dans un espace limité. Comme il est toutefois évident que le langage des récits d’exhalaisons ne constitue pas une entité indépendante2, nous présenterons ponctuellement des exemples ou des définitions provenant de textes extérieurs à notre corpus narratif, afin de mieux éclairer certains de ses éléments. Dans la première section de ce chapitre, nous ne distinguerons généralement pas entre les emplois ‘propres’ et ‘figurés’ du vocabulaire. D’abord, parce que la lecture faite jusqu’ici des récits d’exhalaisons montre que l’on se trouve souvent à l’intersection de ces différents plans, ou qu’un même terme renvoie simultanément à un autre plan. Ensuite, nous postulons dans ces pages que le langage de l’olfaction est un – d’ailleurs, il est rendu tel par l’extraction et l’étude d’ensemble que nous faisons des vocables et des structures. Le langage métaphorique des odeurs et de leurs perceptions mérite néanmoins toute notre attention, et ce sera l’objet de la seconde partie du chapitre. En effet, nous l’avons constaté à maintes reprises : les récits d’odeurs miraculeuses peuvent se situer sur le plan de la métaphore aussi bien que sur celui de la réalité concrète3. Dans bien des cas, cependant, les limites entre ces catégories apparaissent floues, des échanges ont lieu de l’une à l’autre. Dans un sens, il n’y a pas lieu de s’en étonner, si l’on songe à la virtuosité intellectuelle que nous avons pu observer dans l’exégèse patristique des odeurs bibliques. Il n’en demeure pas moins que, pour l’historien, la prise en compte, et plus encore l’interprétation des métaphores présentes dans les textes narratifs, est un exercice difficile. Dans une étude sur les récits de la mort des saints, Michel Lauwers posait le problème en ces termes : « Les métaphores étaient-elles prises à la lettre, ou se rapprochent-elles davantage de topoi, voire de formes

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documents : précisément parce qu’il s’agit de sémantique historique, nous pensons que ce type d’approche requiert un corpus d’une stricte cohérence historique. Il n’en va pas autrement de la littérature hagiographique en général : « […] quantité d’éléments du langage hagiographique recoupent d’autres langages religieux (biblique, théologique, patristique, liturgique, monastique)… » (M. Van Uytfanghe, « La formation du langage hagiographique… », p. 168). Depuis Aristote et Quintilien, des dizaines de définitions ont été proposées de la métaphore, ce qui montre, d’une part, la difficulté du sujet, d’autre part, la multiplicité des disciplines qui s’y intéressent (cfr J. M. Soskice, Metaphor and Religious Language, Oxford, 1985, p. 15). Nous adoptons la définition minimale proposée comme point de départ par J. M. Soskice : « metaphor is that figure of speech whereby we speak about one thing in terms which are seen to be suggestive of another » (ibid.). Une autre approche centrée sur le langage définit la métaphore comme une « figure d’analogie ou de similarité qui, selon Fontanier, consiste ‘à présenter une idée sous le signe d’une autre idée plus frappante ou plus connue, qui, d’ailleurs, ne tient à la première par aucun autre lien que celui d’une certaine conformité ou analogie’ » (Lexique des termes littéraires, dir. M. Jarrety, Paris, 2001, p. 266).

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fossilisées ayant perdu leur signification4 ? » D’aucuns ont tenté de retrouver les realia cachés sous les topoi ou les métaphores5, mais ces démarches ne peuvent rendre compte de la totalité de la signification des textes concernés. De manière beaucoup plus sophistiquée, Giselle de Nie a exposé dans plusieurs études comment, dans les récits de miracles de Grégoire de Tours, métaphore et histoire factuelle révélaient l’une et l’autre la réalité6. Pour notre part, il nous semble possible de tenter une approche de ces questions en nous intéressant à la coexistence et la compénétration, dans les textes hagiographiques, d’un discours métaphorique et d’un discours ‘réaliste’, d’un discours imaginaire et d’un discours de type rationaliste. Cette importante caractéristique de nos sources narratives – certes problématique pour les esprits modernes – a déjà été mise en exergue à propos d’écrivains tels que Grégoire de Tours7, Grégoire le Grand8, ou Bède9 ; on l’a aussi étudiée chez un poète et hagiographe, Venance Fortunat10. En nous penchant sur des expressions métaphoriques – ou qui semblent telles à première vue – utilisées en lien avec l’univers des odeurs, nous serons en mesure de dégager les divers champs métaphoriques de l’olfactif.

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M. Lauwers, « La mort et le corps des saints. La scène de la mort dans les Vitae du haut Moyen Âge », Le Moyen Âge, 94 (1988), p. 37. A. Guerreau note la même difficulté dans son étude sur « Le champ sémantique de l’espace dans la Vita de saint Maieul ». Voir, par exemple, sur le thème de la tempête apaisée par une aspersion d’huile, les articles de J.  Rougé, « Topos et Realia : La tempête apaisée de la Vie de saint Germain d’Auxerre », Latomus, 27 (1968), p. 197-202 ; à compléter par J. Gricourt, « À propos du filage de l’huile dans l’Antiquité », Latomus, 28 (1969), p. 189-191) et J. Ijsewijn, « Le topos littéraire de l’huile jetée sur les flots pendant la tempête », Latomus, 28 (1969), p. 485-486. Quelques textes hagiographiques relatant ce genre d’histoires ont été cités supra, p. 382 sq. Nous nous bornons à mentionner un travail récemment paru : G. de Nie, « History and Miracle : Gregory’s Use of Metaphor », in The World of Gregory of Tours, ed. K. Mitchell, I. Wood, Leiden, 2002, p. 261-279. Cfr G. de Nie, Views from a many-windowed tower : studies of imagination in the works of Gregory of Tours, Amsterdam, 1987, passim ; id., « Images as ‘Mysteries’ : The Shape of the Invisible », Journal of Medieval Latin, 9 (1999), p. 87-89. Cfr W. D. McCready, Signs of Sanctity. Miracles in the thought of Gregory the Great, Toronto, 1989, p. 241-259 ; dans une perspective plus large, voir aussi C. Straw, Gregory the Great. Perfection in Imperfection, Berkeley - Los Angeles - London, 1988, p. 9-10 et 49 sq. Cfr W. D. McCready, Miracles and the Venerable Bede, Toronto, 1994, p. 34-36. Cfr G. Guillaume-Coirier, « À propos du décor végétal d’un repas : réalité, culture et spiritualité chez Fortunat (Carm., XI, 11) », Revue de philologie, de littérature et d’histoire anciennes, 74 (2000), p. 115-122.

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Troisième partie

Le lexique de l’olfaction Substantifs Le vocabulaire propre aux odeurs dans les langues européennes telles que le français ou l’anglais est très limité11. Si ce n’est apparemment pas le cas dans toutes les langues de par le monde12, ce l’était déjà du latin, comme l’a montré une étude de Saara Lilja sur la poésie de l’Antiquité13. À cet égard, notre corpus ne constitue pas une exception. Si nous laissons provisoirement de côté les termes désignant des matières odorantes (encens, aromates, fleurs, etc.), les substantifs désignant des odeurs s’y réduisent aux suivants : odor, fragrantia, foetor, nidor14. Nous avons constaté que les bonnes odeurs sont prédominantes dans les textes hagiographiques. Il n’est donc pas étonnant que les occurrences les plus fréquentes soient celles de odor (au sens de bonne odeur), vocable suivi de loin par fragrantia, dont les occurrences sont à peu près quatre fois moins nombreuses que celles de odor. Or, ces deux substantifs apparaissent rarement isolés : dans la majorité des cas, ils sont associés soit à un autre substantif, soit à un adjectif ; et lorsqu’ils semblent seuls, on constate en fait qu’ils introduisent des propositions subordonnées, ou que leur signification est précisée par le contexte15. En d’autres termes, odor et fragrantia n’évoquent pas en eux-mêmes des odeurs spécifiques, et c’est apparemment pour combler ce déficit que les auteurs les complètent presque toujours par des compléments ou des adjectifs16. Il est vrai qu’il s’agit souvent de formules stéréotypées : odor suavitatis et suavitas odoris sont ainsi les couples de substantifs les plus communs17. Ce que ces expressions soulignent, c’est donc la qualité générale des bonnes odeurs, à savoir la suavitas, terme signifiant, entre autres, aussi bien « douceur » que « agrément, plaisir » – nous y reviendrons plus loin à propos de l’adjectif suavis. Il est frappant de lire chez

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Cfr A. Holley, Éloge de l’odorat, Paris, 1999, p. 128 sq. Cfr ibid., p. 129-130. Voir aussi C. Classen, D. Howes, A. Synnott, Aroma. The Cultural History of Smell, London - New York, 1994, p. 109-113. S. Lilja, The Treatment of Odours in the Poetry of Antiquity, Helsinki, 1972. Afin de simplifier la présentation, nous citerons tous les noms au nominatif et sous leur forme classique (fragrantia, et non flagrantia ; foetor, et non pas fetor ou faedor). En outre, nous ne mentionnerons pas tous les mots relevés dans notre corpus, mais seulement les plus significatifs. P. ex. : « Unde quis tantum subdiaconem admiretur condigne, in cuius dextera ex aqua fiebant vina vel balsama, et undarum pallor aut in rubore conversus est aut odore ? » (Venantius Fortunatus, Vita Marcelli, 26). Les exceptions se trouvent précisément dans des passages à caractère figuré, p. ex. : « debent et filii patribus affectum piae charitatis et obendentiae, ac de pomis desiderabilibus virtutum eos reficere, ut eorum gustu et odore refecti, et satiati, in charitate templum decoris, et domus Dei, unum in Christo fiant… » (Ado Viennensis, Passio Desiderii episcopi Viennensis). On trouve aussi un certain nombre d’occurrences de fragrantia odoris, dont la signification ne paraît pas plus précise que celles de ses composants individuels.

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Grégoire de Tours que suavitas peut même se substituer, par ellipse, au couple suavitas odoris18. Il faut d’ailleurs noter que l’expression odor suavitatis, en tant qu’« odeur agréable à Dieu », apparaît fréquemment dans la Vulgate19 ; sur ce point, la relation littéraire, mais aussi conceptuelle et imaginaire, entre nos récits et l’Écriture sainte nous paraît assurée. Si l’on se penche de plus près sur le substantif odor, il apparaît ambivalent, puisqu’il peut désigner des odeurs bonnes autant que mauvaises – le second cas semble moins fréquent20. Comment est-il employé dans les sources narratives de notre corpus ? Dans plus de cent-vingt cas, odor indique une bonne odeur ; dans cinq cas seulement, le mot désigne une odeur mauvaise, et il y est toujours qualifié par un adjectif21. Dans la catégorie des bonnes odeurs, en dehors des expressions odor suavitatis et suavitas odoris, le terme odor est quasiment toujours lié à un autre substantif, à un adjectif ou à une proposition qui en précise la nature ou les effets22. Nous aborderons séparément ces trois possibilités23. – Noms de produits odorants Lorsqu’ils précisent la nature des suaves odeurs, les textes font très souvent appel à des termes désignant des matières odorantes. Si nous laissons de côté les références vagues à des « fleurs » (flores), les substantifs utilisés sont peu nombreux : aroma, balsamum, chrisma, incensum, libanus, nectar, tus, et thymiama. En tenant compte des adjectifs liés à ces noms (nectareus pour nectar, etc.), le terme le mieux représenté dans notre corpus est aroma, avec une trentaine d’occurrences. Balsamum apparaît une douzaine de fois, de même que nectar. Suivent ensuite thymiama, chrisma et incensum : une demi-douzaine d’occurrences chacun. Tus et libanus ne sont utilisés qu’une ou deux fois. La question fondamentale porte évidemment sur la signification respective de ces termes. Prenons le cas de aroma : le mot peut représenter la plante 18

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P. ex. dans GM, 62 (cfr M. Bonnet, Le latin de Grégoire de Tours, (Paris, 1890), Hildesheim, 1968, p. 287). Cfr p. ex. Gen. 8, 21 (« odoratusque est Dominus odorem suavitatis »). Cfr Le Grand Gaffiot. Dictionnaire latin-français, dir. P. Flobert, nouv. éd. rev. et augm., Paris, 2000 ; Fr. Blatt, Novum Glossarium Mediae Latinitatis ab anno DCCC usque ad annum MCC, Copenhagen, 1983. Pestiferus (Hist., IV, 12), sulphureus (Vita Maximini, 24 ; Ionas Bobiensis, Vita Columbani discipulorumque eius, I, 25), teterrimus (Braulio Caesaraugustanus, Vitae Aemiliani, 24 ; Vita Pachomii, 44). Nulle part dans notre corpus on ne rencontre l’expression odor sanctitatis, d’ailleurs inconnue de la Vulgate. Elle apparaît plus tardivement, p. ex. dans la Vita Liobae, écrite au ixe s. : « Seminabatur vero de ea fama laudabilis, et odor sanctitatis ac sapientiae cunctorum in se traxit amorem » (Vita Liobae, 27, AASS Sept. VII, dies 28 Sept., 767D-E). Les exemples semblent se multiplier par la suite. On la trouve ainsi dans l’incipit « Cujus odor sanctitatis dum » d’un chant dans un bréviaire du xive siècle (Arras, Bibliothèque municipale, 465). Dans la langue française, elle semble n’apparaître que dans la seconde moitié du xviie siècle (cfr Trésor de la Langue Française Informatisé : [http ://atilf.atilf.fr/tlfi/]). L’emploi de propositions en lien avec odor sera étudié plus avant : cfr « Structures syntaxiques », p. 491 sq.

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Troisième partie

aromatique, les épices qu’on en tire, l’onguent parfumé d’aromates, l’odeur des aromates, une bonne odeur, ou, métaphoriquement, l’encens du sacrifice24. La définition qu’en donne Isidore de Séville est très générale, mais elle souligne l’origine exotique des « aromates » : « Aromata sunt quaequae fraglantis odoris India vel Arabia mittit sive aliae regiones25 ». L’étymologie du terme met en lumière deux autres aspects des aromata : leur usage religieux, et la manière dont ils répandent leur odeur dans l’air : Le nom d’aromates paraît venir soit de ce que, placés sur les autels (arae), ils semblent appropriés aux invocations divines26, soit de ce qu’on les voit se glisser dans l’air (aer) et se mêler à lui. Qu’est-ce en effet l’odeur, sinon de l’air imprégné27 ?

Dans le même chapitre « de aromaticis arboribus », Isidore mentionne le tus (thus), « aussi appelé libanum28 », ainsi que le balsamum. Ces arbres ont en commun de provenir de contrées exotiques : Arabie ou Judée par exemple. Le tus authentique s’enflamme facilement : « nam tus igni inpositum ardescit, resina fumescit29 ». C’est donc un « encens30 », comme l’est le libanus (ou libanum), dont le nom désigne à la fois le Mont Liban, l’arbre à encens qui y pousse, et la gomme aromatique qu’il produit31. De même, balsamum32 signifie aussi bien le 24

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Cfr A. Blaise, Dictionnaire latin-français des auteurs chrétiens, Strasbourg, 1954 ; Mittellateinisches Wörterbuch bis zum ausgehenden 13. Jahrhundert, München 1967-… Isidorus Hispalensis, Etymologiae, XVII,  8,  1, éd. J. André, Isidore de Séville : Étymologies : livre XVII (De l’agriculture), Paris, 1981, p. 141. La dimension religieuse des aromates est évidente dans un passage où Pline l’Ancien décrit les conditions de récolte de l’encens (tus) par les membres de familles arabes privilégiées : « au moment de l’incision ou de la récolte, ils s’interdisent, comme une souillure, tout contact avec les femmes ou avec les morts, ce qui augmente la valeur religieuse de la denrée » : « […] nec ullo congressu feminarum funerumque, cum incidant eas arbores aut metant, pollui atque ita religionem mercis augeri » (C. Plinius Secundus, Naturalis historia, XII, 30, éd., trad. A. Ernout, Pline l’Ancien : Histoire naturelle, Paris, 1949, p. 36). « Nomen autem aromata traxisse videntur sive quod aris inposita divinis invocationibus apta videantur, seu quod sese aeri inserere ac misceri probantur. Nam quid est odor nisi aer contactus ? » (Isidorus Hispalensis, Etymologiae, XVII, 8, 1, p. 141). Au livre IV, 12, 1, Isidore avait déjà écrit : « Odor vocatus ab aere » (éd. W. M. Lindsay, Oxford, 1911, repr. dans S. Isidoro de Sevilla : Etimologías, Madrid, 1982-1983, vol. 1, p. 502). Ibid., XVII,  8,  3, éd. J. André, p.  143. En effet, écrit Isidore, c’est sur le Mont Liban que sont récoltés les tura (cfr ibid., IX, ii, 49). Ibid., XVII, 8, 2, éd. J. André, p. 141. C’est bien ainsi que J. André traduit tus. Voir aussi A. Blaise, Dictionnaire latin-français. Du Cange considère comme équivalents incensum et thus (cfr « Incensum », dans Ch. Du Cange, Glossarium mediae et infimae latinitatis, nouv. éd. augm. par L. Favre, Niort, 1883-1887). Mais il pourra aussi désigner le romarin ( !), selon le Dictionary of Medieval Latin from British Sources, London, 1975-. A. Blaise et le Mittellateinisches Wörterbuch (München, 1959-…) traduisent libanus simplement par « encens ». Le terme, d’origine sémitique, a été adopté en latin par l’intermédiaire du grec (cfr A. Ernout, A.  Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine. Histoire des mots, 4e  éd. rev. et augm., Paris, 1959). Sur le baume et le baumier dans les sources antiques et médiévales, cfr E. Braida, S. Destefanis, « Del balsamo, aroma d’Oriente », Rivista di Storia e Letteratura religiosa, 38 (2002), p. 401-426.

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baumier que son suc, le baume. Celui-ci entre depuis une antiquité reculée dans la confection de parfums et d’onguents ; au milieu du ixe siècle, Raban Maur spécifie qu’il est surtout employé dans le saint chrême33, ce que Isidore omettait de préciser34. En revanche, le Sévillan indique que le baume pur possède une telle vigueur que, par soleil intense, on ne peut le tenir en main35 ; l’information sera reprise par Raban Maur36. Il faut enfin remarquer que le mot balsamum n’apparaît que deux fois dans l’ensemble de la Vulgate37. Quant à thymiama et à incensum, ils ne semblent se référer chez Isidore à aucune matière précise38. Il est toutefois intéressant de noter qu’il en traite dans le livre IV des Étymologies : celui où il traite « de medicina » ; en outre, ces noms y sont placés sous le même titre que les unguenta : « de odoribus et unguentis » – ce qui corrobore le lien que nous avons discerné ailleurs entre unguentum et odor. Ce classement à première vue déconcertant est significatif de la manière dont les termes thymiama et incensum étaient représentés : ils appartenaient autant au domaine médical qu’à celui de la liturgie39. Dans les textes hagiographiques, thymiama et incensum semblent équivalents et désignent avant tout les aromates que l’on brûle dans la liturgie. Thymiama est ainsi lié aux vocables flagrare40, turabulum41, accensus42, ecclesia43. Nos sources ne précisent cependant pas quels étaient ces aromates. Comme le montre l’explication de Isidore, incensum indique surtout un mode d’utilisation, mais il comprend plusieurs sens44. Raban Maur ajoutera aux indications d’Isidore 33 34 35

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Cfr Rhabanus Maurus, De rerum naturis (De universo), XIX, vii, PL 111, col. 526-527. Cfr Etymologiae, XVII, 8, 14, éd. J. André, p. 153-155. « Balsama autem si pura fuerint, tantam vim habent ut, si sol excanduerit, sustineri in manu non possint » (ibid., p. 155). Cfr Rhabanus Maurus, De rerum naturis, XIX, vii, col. 526. Cfr Ez. 27, 17 ; Eccli. 24, 21. La recherche faite des occurrences de balsamum, opobalsamum, carpobalsamum et xilobalsamum dans la version électronique de la Vulgate donne ainsi des résultats qui semblent contredire cette note de J. André : « L’importance donnée au baumier et au baume par Isidore provient de leur mention fréquente dans les Écritures » (Isidore de Séville : Étymologies : livre XVII (De l’agriculture), p. 152, n. 379). « Thymiama lingua Graeca vocatur, quod sit odorabile » (Etymologiae, IV, 12, 2, éd. W. M. Lindsay, in S. Isidoro de Sevilla : Etimologías, p. 502). Le mot dérive de thymum, lui même emprunté au grec, comme l’écrit Isidore dans la suite du passage : « Nam thymum dicitur flos qui odorem refert » (ibid.). Sur cette étymologie, cfr A.  Ernout, A.  Meillet, Dictionnaire étymologique. Thymiama est traduit par « encens », et parfois « parfum », ou confection de différentes épices (cfr Du Cange, Glossarium ; A. Blaise, Dictionnaire latin-français). Isidore définit incensum comme suit : « incensum dictum quia igne consumitur, dum offertur » (Etymologiae, IV, 12, 3, éd. W. M. Lindsay, in S. Isidoro de Sevilla : Etimologías, p. 502). Cfr B. Caseau, ‘Evodia’. The Use and Meaning of Fragrances in the Ancient World and their Christianization (100-900 AD), thèse inédite, Princeton, 1994. Ce n’est pas si surprenant : que l’on songe à la richesse de significations du mot salus dans le christianisme ancien. Cfr VP, XIII, 3. Cfr VM, 1, 9. Cfr VM, 2, 38. Cfr Vita Ansberti, 36. « 1. Matière brûlée en sacrifice, holocauste ; 2. brûlement d’encens, encens (tus, thymiama, aromatum) ; parfum, fumée de l’encens ; 3. (fig.) encens, offrande spirituelle » (A. Blaise, Dictionnaire

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des explications sur le sens « mystique45 » de incensum : celui-ci désigne aussi la prière pure, qui monte devant Dieu et est acceptée par lui46. On voit que les ‘encyclopédistes’ ne nous permettent guère de saisir la réalité concrète de ces deux vocables. Pour notre part, nous devons être attentifs à ne pas projeter spontanément notre éventuelle expérience de ‘l’encens’ sur incensum, puisque ce mot pouvait inclure toute une gamme d’aromates à brûler47. Quant au substantif nectar et à l’adjectif nectareus/nectarius, ils désignaient dans l’Antiquité une boisson réservée aux dieux48. Au Moyen Âge, la gamme des significations de ces mots s’élargira considérablement, jusqu’à comprendre : l’eau ; le « nectar » des fleurs ; le baumier ; le parfum ; la douceur et la suavité d’un parfum, d’aliments, etc.49. Dans notre corpus, le substantif ou l’adjectif sont parfois associés à d’autres produits odorants : libanus50, les fleurs d’un arbre51, une fleur douce come le miel52 ; le nectar ressemble à « de nombreux aromates53 », ou bien il surpasse « la fragrance de tous les aromates54 ». On voit donc que, dans ces textes, la principale caractéristique de nectar consiste en une excellente odeur, et que dans la moitié des occurrences, il est relié à un autre terme – un indice que sa signification concrète n’était pas claire55. Enfin, nous savons que chrisma (chrysma/crisma) signifie, dans le langage chrétien, une onction rituelle, et en particulier le saint chrême. Cependant, dans ce cas aussi, les acceptions sont fluctuantes : chrisma peut signifier toute huile consacrée par l’Église (donc, non mêlée de baume), ainsi que l’onction qui

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latin-français). Rien que sous la forme « incensum », le mot apparaît en 55 occurrences dans la Vulgate. Il expose son intention sur ce point dans le proemium de son ouvrage (cfr Rhabanus Maurus, De rerum naturis, proemium I, col. 9). Il se démarque ainsi de sa source principale, Isidore. Cfr Rhabanus Maurus, De rerum naturis, XVIII, v. Cfr S.  Lilja, The Treatment of odours, passim ; P.  Faure, Parfums et aromates de l’Antiquité, Paris, 1996, passim. Sur « l’encens » par excellence, appelé « oliban », voir ce dernier ouvrage, p. 32-33. Sur les pièges tendus par des mots latins apparemment directement traduisibles en français, voir l’exemple de vinea présenté par A. Guerreau dans L’avenir d’un passé incertain, p. 195-205, et celui de infectio, exposé par D.  Gourevitch, « Peut-on employer le mot d’infection dans les traductions françaises de textes latins ? », dans Mémoires V. Textes médicaux latins antiques, éd. G. Sabbah, Saint-Étienne, 1984, p. 49-52. Différentes hypothèses ont été émises sur l’étymologie de nectar ; il semble que les plus probables lient le radical nek- aux mots grecs désignant la mort (nekys, nekros) et, dans plusieurs langues indo-européennes, à l’action de « faire périr » (necare en latin). Ainsi, le nectar serait « ce qui défend contre la corruption et la mort » la vie des dieux (cfr P. Faure, Parfums et aromates, p. 153-154). Cette étymologie est très significative dans le cas de la Vita Wynnebaldi, qui associe nectar à la découverte du corps intact du saint (cfr Hugeburc, Vita Wynnebaldi, 13. Nous avons présenté ce texte, supra, p. 300). Cfr Fr. Blatt, Novum glossarium mediae latinitatis. Cfr GC, 18. Cfr GM, 90. Cfr Vita Guthlaci, L. Vita Lupi, 26. Vita Ermelandi, 18. Ni le substantif ni l’adjectif ne sont apparemment utilisés dans la Vulgate.

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en est faite ; c’est bien sûr aussi le saint chrême ; mais encore, par extension, le baptême ou, plus tard, la confirmation. En tout cas, le lien du mot chrisma avec la notion d’aromates, de balsamum en particulier, paraît avoir été une constante ; d’ailleurs, chrisma désigne parfois purement et simplement des aromates ou le baume56. Raban Maur voit en lui aussi bien les « virtutes sanctorum » que l’« odor justitiae longe lateque diffusus57 » : deux éléments dont nous connaissons les liens. Dans notre corpus, il est employé une fois pour signifier une huile bénite58 ou un parfum d’aromates59 ; en trois occurrences il désigne le saint chrême60. – Substantifs associés à foetor À la différence de odor ou, par exemple, de fragrantia, le mot foetor/fetor n’est associé directement à un autre substantif que dans deux occurrences seulement : « omnium cloacarum adque secessorum fetores61 » ; « foetores stercoris62 ». Dans les deux cas, on voit que le terme de référence appartient au domaine de l’excrémentiel et des lieux d’aisance. Dans un certain nombre d’autres cas, foetor peut être relié de manière indirecte à un substantif, ce dernier se trouvant assez éloigné dans la phrase, ou même dans une autre phrase. Il n’y a donc pas, dans ces cas, de lien grammatical. Les substantifs de référence de foetor peuvent être regroupés en deux catégories. La première concerne les flux intestinaux et les vomissements, c’est-à-dire des projections hors de l’organisme ; les mots et groupes de mots de références sont : « viscerum motione ac vomito moto63 » ; « intestina », « dirae viscerum tortiones », « egestio naturae turpi impetu », « immoderato fluore64 » ; « foeda relinquens vestigia65 » ; « evomuit66 ».  La seconde catégorie, représentée par deux textes seulement, touche encore au corps, mais cette fois à sa surface, blessée ou malade ; ici, les termes de références sont : « vulnera cicatricum », « eviscerabat humor luridus totamque pene caesariem, et contagio purulenta…67 » ; « sanguis68 ». 56

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« […] corpus sacratissimum Christi lenirent redolenti chrismate… » (Paulinus Aquileiensis, Hymnus III : De Resurrectione Domini, v. 44-45, PL 99). Cfr A. Blaise, Dictionnaire latin-français ; Du Cange, Glossarium ; Dictionary of Medieval Latin. « Porro unguentum quo perungitur tabernaculum, chrisma est quo ungitur fidelis populus, in quibus divinitas, tanquam in tabernaculo, habitat. Potest quidem intellegi hoc unguentum etiam virtutes sanctorum, sive odor justitiae longe lateque diffusus » (De rerum naturis, XIX, vii, col. 526). Dans un des chapitres suivants, Raban interprète les « parterres » (areolae) comme « les cœurs des saints, exhalant l’odeur des vertus » : « Areolae corda sanctorum, virtutum odore fragrantes… » (ibid., XIX, 9, col. 531). Cfr Vita Cuthberti anonyma, IV, 4. Cfr Venantius Fortunatus, Vita Marcelli, 24. Cfr GM, 23 ; Passio I Leudegarii, 10 ; Hincmarus Remensis, Vita Remigii, 15. Hist., IX, 6. Venantius Fortunatus, Vita Radegundis, 23 (ce texte décrit la sainte nettoyant les latrines). Ionas Bobiensis, Vita Columbani discipulorumque eius, I, 25. Walafridus Strabo, Vita Galli, II, 17. Constantius Lugdunensis, Vita Germani, II, 9. Vita Leobini, 67. Sisebutus, Vita Desiderii Viennensis, 7. Vita Austrigisili, 13.

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Dans ces différentes occurrences, foetor est toujours associé au corps. Dans les récits, l’odeur nauséabonde provient des excréments – ce qui constitue sans nul doute l’expérience la plus commune –, mais surtout lorsque les fonctions excrétoires sont dérangées ; elle peut aussi se dégager de vomissements, ou encore de plaies purulentes et de sang infecté. Ainsi, c’est exclusivement au corps malade ou blessé que foetor renvoie en chaque cas. Adjectifs qualificatifs À travers les adjectifs, nous commençons à accéder à des caractéristiques plus précises des odeurs, car le lexique s’enrichit quelque peu69. L’adjectif le plus souvent employé pour qualifier les bonnes odeurs est suavis, généralement au superlatif70. Nous retrouvons ici un aspect des odeurs déjà mentionné : leur suavitas. Il s’agit d’un vocable dont les significations sont d’appréhension délicate, ce qui rend toute traduction quelque peu fallacieuse. Notons, par exemple, que suavis/suavitas concerne non seulement les sens corporels, mais également l’esprit et la conscience  – le verbe suadere leur est d’ailleurs apparenté71. Dans la littérature religieuse, la suavitas peut-être associée à « munditia cordis72 », et opposée à la puanteur du monde pécheur73. Elle semble aussi être opposée à la corruption74 – la mort, au contraire, est « amère75 ». Dans le domaine sensoriel, suavis et suavitas s’appliquent très souvent aux bonnes odeurs et, dans les listes des cinq sens, ces termes concernent fréquemment, mais pas toujours, l’odorat76. La suavitas est d’ailleurs multiple, comme l’illustre 69

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Nous délaissons pour l’instant les adjectifs corrélatifs, que nous traiterons dans une section ultérieure. Par ailleurs, nous ne chercherons pas à mettre en évidence des aspects lexicaux propres à un auteur particulier, cette démarche concernant plutôt l’histoire littéraire. Odor suavissimus : 9 occurrences ; odor suavis : 1 ; fragrantia suavissima : 1. Les superlatifs abondent dans les textes hagiographiques. C’est également une caractéristique de la littérature monastique en général : voir l’exemple d’Eucher de Lyon présenté par S. Pricoco, « Alcune considerazioni sul linguaggio monastico », Cassiodorus, 5 (1999), p. 194. Cfr Le Grand Gaffiot. Dictionnaire latin-français. Cette parenté est significative, si l’on songe à certains effets des odeurs « suaves » : faire comprendre, convaincre, inciter à agir (voir infra). Selon un Optat de Milève (actif dans la seconde moitié du ive siècle), la suavitas du chrême a pour effet d’assouplir « la peau de la conscience » : « […] chrisma… in quo est suavitas quae cutem conscientiae mollit exclusa duritia peccatorum… » (Optatus Milevitanus, Contra Parmenianum Donatistam, 7, 4, 6, éd. C. Ziwsa, Wien, 1893 (CSEL 26), p. 175). « […] suavitas in munditia cordis ostenditur » (Apponius, In Canticum canticorum expositio, VIII, 65, éd. B. de Vregille, L. Neyrand, Apponius : Commentaire sur le Cantique des Cantiques, Paris, 1997-1998, vol. 2, p. 320). « […] totus inmundus inpuritatibus diversorum facinorum faetebat hic mundus ; nunc spirat ubique suavitas pudicitiae » (Ambrosius Mediolanensis, Expositio psalmi CXVIII,  1,  5, éd. P. Petschenig, Wien, 1913 (CSEL 62), p. 8). « Suavitas enim legitur non natura posse corrumpi » (Optatus Milevitanus, Contra Parmenianum Donatistam, p. 175). « Mors dicta, quod sit amara » (Isidorus Hispalensis, Etymologiae, XI, 26, 31, éd. W. M. Lindsay, in S. Isidoro de Sevilla : Etimologías, vol. 2, p. 44). Augustin distingue ainsi entre « saporum iucunditas » et « odorum suavitas » (cfr Augustinus, Contra Faustum Manichaeum, XXXII, 20). Toutefois, Isidore parle d’une plante « gustu suave et odore aromatico » (Etymologiae, XVII, xi, 2, éd. J. André, p. 243).

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l’Hexaemeron, dans lequel Ambroise distingue différents genres de suavitas pour les produits de la terre77. Dans le même ouvrage, il écrit que l’on peut être « rempli » de la suavitas de l’odeur d’un champ fleuri78 – une sensation que nous découvrons dans les textes narratifs79. Constatation importante dans le cadre d’une étude portant sur les textes hagiographiques : le couple odor suavis, et surtout odor suavissimus, est fréquent dans la Bible80. Quant à l’adjectif dulcis, qui semblerait partager une partie au moins de la signification de suavis81, dans notre corpus il n’est employé qu’une seule fois en rapport avec une odeur82. Une seconde caractéristique fréquemment assignée aux bonnes odeurs est indiquée par les adjectifs mirus, mirandus, admirandus, ou mirificus : l’emploi de ces qualificatifs manifeste qu’elles sont perçues et/ou présentées comme des phénomènes participant du domaine du ‘merveilleux’ et du ‘miraculeux’ – des catégories qu’il faut manier avec prudence et, en tout cas, ‘historiciser’83. Avec douze occurrences, mirus est le plus commun, peut-être en raison de la réputation de Grégoire le Grand, dont l’expression « miri odoris fragrantia84 » est reprise par divers auteurs85. Troisième caractéristique des bonnes odeurs : elles sont ineffabiles, inenarrabiles (deux occurrences pour chaque terme). En lien avec leur nature ‘tout autre’, elles sont aussi dites incredibiles et inaestimabiles (une occurence). Les odeurs se rattachent en effet au monde divin, comme le soulignent les adjectifs

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« Ipsae [arbores] quoque inter se discrepant suavitate. Alia suavitas est in vinea, alia in olea, alia in cerasis, alia in fico, discreta in malo, dispar in dactylo » (Ambrosius Mediolanensis, Hexaemeron, III, 15, 62, PL 14, col. 183). « […] longe lateque odor spargitur, cujus suavitate complemur » (ibid., III, 8, 36, col. 170). Cfr infra, p. 486. Nous avons limité nos recherches à la Vulgate. Ces expressions apparaissent avant tout dans le Lévitique et dans le Livre des Nombres ; p. ex. : « in holocaustum et odorem suavissimum Domino » (Lev. 1, 13). Toutefois, si dulcis appartient en partie au même champ lexical que suavis, il ne s’identifie pas tout à fait à ce dernier, du moins dans le latin classique : il arrive même que Cicéron les oppose (cfr De Oratore, III, 103). Cfr Alcuinus, Vita Willibrordi, 26. J. Le Goff a essayé de le faire dans « Le merveilleux dans l’Occident médiéval » (1978), repris dans J. Le Goff, L’imaginaire médiéval, Paris, 1991, p. 17-39. Tout en concordant avec l’approche de Le Goff, A. Vauchez relativise la typologie qu’il propose (cfr A. Vauchez, Saints, prophètes, visionnaires. Le pouvoir surnaturel au Moyen Âge, Paris, 1999, p. 9 sq.). Dans une perspective de continuité avec le Moyen Âge, cfr J. Céard, La Nature et les prodiges. L’insolite au xvi e siècle, 2e éd. rev. et augm., Genève, 1996. Dial., IV, 16, 5 ; 17, 2. Cfr Beda Venerabilis, Vita Cuthberti, VII ; Alcuinus, Vita Willibrordi, 25 ; etc. Il est d’ailleurs important de noter que, dans les Dialogues, les odeurs célestes sont presque exclusivement conçues comme miri ou mirifici (il utilise une fois inaestimabilis : cfr Dial., IV, 15, 5). Bède, qui suit souvent son modèle vénéré, ne conçoit apparemment aussi que des miri ou admirandi odores (voir aussi HE, IV, 10 ; V, 12). Contemporain du pape, Grégoire de Tours recourt pour sa part à d’autres qualificatifs, comme suavissimus ou nectareus.

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divinus et caelestis (une occurrence), et peut-être nectareus86 (trois occurrences, toutes dans Grégoire de Tours). Les adjectifs qualifiant les bonnes odeurs sont donc en nombre restreint : quinze, et même moins si l’on considère que plusieurs d’entre eux relèvent du même champ lexical (mirus, mirandus, etc.)87. En outre, ces divers qualificatifs n’interviennent que dans une quarantaine d’occurrences sur l’ensemble du corpus étudié, ce qui est minime. On constate d’ailleurs que ces adjectifs ne décrivent guère les qualités des odeurs ; ce qu’ils nous indiquent pour la plupart, c’est la nature tout à fait extraordinaire  de ces dernières : elles sont « admirables », « étonnantes », ou « ineffables ». Quant au très fréquent suavis, son omniprésence même pose problème : ne dénoterait-elle pas un emploi simplement topique  ? Les qualificatifs des odeurs mauvaises présentent une plus grande variété. En effet, onze adjectifs différents sont présents dans les quatorze occurrences constatées, et aucun d’entre eux n’est appliqué à des odeurs deux fois chez un même auteur. Il n’est guère possible de proposer une taxinomie sur la base de ce nombre limitié. Nous pouvons néanmoins voir dans l’emploi de sulphureus l’intention d’évoquer des odeurs naturelles potentiellement connues. Les adjectifs intolerabilis, nimius, foedidissimus, molestissimus, taeter, et éventuellement incomparabilis, désignent en revanche l’extrême dégoût suscité par les odeurs nauséabondes. Celles-ci sont aussi associées à la mort et au danger, comme l’indiquent pestifer88 et letalis, mais également tristis89. À l’exception de sulphureus, ces adjectifs ne renvoient donc jamais à des sources précises de mauvaises odeurs qui feraient partie de l’expérience sensorielle commune. Qu’ils concernent donc les bonnes ou les mauvaises odeurs, les adjectifs utilisés dans nos récits restent vagues, ils décrivent des sensations indéfinissables, voire ineffables. Cela ne revient pas à affirmer l’inanité des sensations, mais indique en tout cas la difficulté de les décrire et, pour nous au moins, de se les représenter. Cette observation, qui reflète une limite lexicale et culturelle, est évidemment aussi due au caractère hors du commun des exhalaisons relatées dans nos sources90. 86 87

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Sur le lien de cet adjectif avec le monde des dieux, cfr supra, p. 480. Les auteurs précisent parfois de façon positive les caractéristiques des odeurs en faisant appel à quelques autres adjectifs qui soulignent l’intensité ou la quantité de l’exhalaison (1 occurrence pour immensus, 2 pour nimius), ou son agrément (gratissimus : 1 occurrence). Il appartient au lexique des maladies épidémiques (cfr L.  Bodson, « Le vocabulaire latin des maladies pestilentielles et épizootiques », dans Le latin médical. La constitution d’un langage scientifique. Réalités et langage de la médecine dans le monde romain. Actes du III e colloque international (Saint-Étienne, 1989), éd. G. Sabbah, Saint-Étienne, 1991, p. 215-241). Tristis peut aussi signifier « amer ou désagréable au goût » ; il s’oppose ainsi à dulcis, comme l’illustre cette phrase d’Ambroise : « […] alia arborum genera tristiores ferunt sucos, alia dulciores » (Hexaemeron, III, 15, 62, col. 183). Dans une étude déjà citée, A. Guerreau constate que, dans la Vie de saint Maieul, la richesse du vocabulaire concernant des bâtiments n’aboutit à aucune description de la taille ou de l’aspect

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Verbes C’est essentiellement avec les verbes que le langage des exhalaisons déploie toute sa richesse lexicale. Dans les sources narratives de notre corpus, nous pouvons relever l’emploi de plus de cent verbes différents, qui expriment à divers degrés les procès des exhalaisons, des perceptions olfactives, mais également les représentations sous-jacentes aux unes et aux autres. Certains verbes décrivent directement un phénomène olfactif ; d’autres interviennent sur le plan de l’analogie ou de la comparaison ; cependant, tous les verbes présentés ici apparaissent en rapport étroit avec des odeurs extraordinaires. La plupart d’entre eux peuvent être regroupés en fonction de champs lexicaux91, qui se présentent ainsi : le domaine olfactif ; les gestes ou les procès liés aux parfums et aux aromates ; le mouvement ; la présence, l’apparition, ou la position d’une odeur ; la plénitude spatiale ou corporelle ; la permanence olfactive ; la qualité nourricière des odeurs ; leur nature liquide ; leur nature ignée ; la dimension visuelle des odeurs ; la participation d’autres sens corporels ; la comparaison et la supériorité ; la supportation (d’odeurs nauséabondes) ; le trouble et autres sentiments négatifs. Quelques aspects caractéristiques des odeurs L’étude du langage des exhalaisons et de la perception olfactive nous a permis de distinguer plus clairement les aspects caractéristiques des odeurs. Revenons sur les principaux.

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de ces derniers ; aussi commente-t-il : « L’absence de toute description concrète leur confère un caractère générique qui souligne et renforce leur fonction d’objets signifiants. Signifiant à la fois par le renvoi à d’autres plans (liturgique et cultuel d’abord, mais aussi et tout autant, ontologique et axiologique) et par le tissu de leurs relations, qui forme en définitive l’armature autour de laquelle s’organisent tous ces plans » (« Le champ sémantique de l’espace », p. 371). Nous nous demandons si notre constatation du caractère flou et mal défini des odeurs ne correspond pas à un jeu de renvois analogue (rappelons, en revanche, que la composition de notre corpus ne nous semble pas permettre de vérifier l’existence d’un tissu de relations réellement signifiant entre termes ou objets). Dans les études littéraires, le terme ‘champ lexical’ est généralement équivalent à celui de ‘champ sémantique’ (cfr Lexique des termes littéraires). Nous utilisons ici ‘champ lexical’ afin de réserver ‘champ sémantique’ à la définition ‘structurale’ adoptée par A. Guerreau : « dans un état de langue, les mots utilisés pour déployer des énoncés relatifs à un domaine quelconque sont organisés en champ, c’est-à-dire tirent une part déterminante de leur sens de leur position dans ce champ et des relations qu’ils entretiennent avec les autres mots du champ » (« Le champ sémantique de l’espace », p. 365. Nous soulignons). Nous devons enfin signaler que quelques-uns des verbes utilisés dans les récits d’exhalaisons ne peuvent être rattachés sans contrainte aux champs lexicaux que nous pouvons définir dans notre corpus. Ils nous semblent dans l’ensemble moins significatifs des processus olfactifs.

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Des odeurs pénétrantes De par le seul fonctionnement de l’appareil olfactif, les odeurs sont ‘inspirées’ et ‘pénètrent’ ainsi dans l’organisme. Cependant, les récits que nous étudions soulignent la force de cette sensation. Ainsi, dans ses Histoires, Grégoire de Tours relate la conversion à l’ascétisme de Salvius en ces termes : « Dès que le parfum du souffle divin eut pénétré dans les profondeurs de ses entrailles, ayant abandonné le service du siècle, il gagna un monastère92… » Cette description du modus operandi du parfum de l’appel divin attire notre attention sur la pénétration des odeurs jusqu’au ‘cœur’ de leurs récepteurs93. Nous découvrons alors d’autres exemples de cette conception et d’abord dans plusieurs verbes. Replere, par exemple, a pour objet non seulement des lieux, mais aussi des personnes, « remplies » par des odeurs94. De même, des verbes de mouvement indiquent la pénétration des odeurs : « talis eorum nares et ora intravit odor, quasi illa domus omnibus aromatibus fuisset plena95 ». On peut lire dans cette même perspective l’emploi de verbes de l’alimentation, comme satiare ou sustentare. Les mauvaises odeurs aussi sont pénétrantes, comme le raconte un visionnaire dans l’Histoire ecclésiastique de Bède : « […] omnem mox fetorem tenebrosi fornacis, qui me pervaserat96… » Cette caractéristique des odeurs, suaves ou nauséabondes, était également présente dans la littérature générale ou médicale97. Exhalaisons de l’intérieur de la personne On constate en fait comme un double mouvement : si les odeurs, quelles qu’elles soient, pénètrent jusqu’aux entrailles, c’est aussi de là qu’elles s’exhalent. L’emploi de verbes exprimant le ‘sortir’ d’odeurs hors du corps n’est donc pas simplement métaphorique98. Ainsi, Grégoire de Tours, décrivant une sorte de 92

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« Iam cum divini spiramenti odor interna viscerum attigisset, relicta saeculari militia, monastyrio expetivit… » (Hist., VII, 1). Un aspect que n’a pas saisi M. Bonnet, puisqu’il se borne à constater « l’impropriété » de ce qui n’est à ses yeux qu’une métaphore (cfr Le latin de Grégoire de Tours, p. 706). « Etiam odore tanto repleti sumus, ut omnium aromatum vinceret suavitatem » (Paulinus Mediolanensis, Vita Ambrosii, 32). Autre exemple, chez Grégoire le Grand : « […] tanta illic fragrantia odoris aspersa est, ut omnes illi qui aderant inaestimabili suavitate replerentur » (Dial., IV, 15, 5). Vita Audomari, 14. HE, V, 12. Elle est ainsi liée à la notion d’épidémie et de contagion, comme le montre cette explication d’Isidore : « Pestilentia est contagium, quod dum unum adprehenderit, celeriter ad plures transit. Gignitur enim ex corrupto aere, et in visceribus penetrando innititur » (Etymologiae, IV, vi, 17, éd. W. M. Lindsay, in S. Isidoro de Sevilla : Etimologías, vol. 1, p. 488). Sur ces notions, voir M. D. Grmek, « Les vicissitudes des notions d’infection, de contagion et de germe dans la médecine antique », dans Mémoires V. Textes médicaux latins antiques, éd. G. Sabbah, Saint-Étienne, 1984, p. 53-70 ; L. Bodson, « Le vocabulaire latin ». Nous ne prenons pas en compte les cas où une odeur (bonne) est dite sortir d’une tombe, même si, en définitive, c’est toujours le corps qui en est la source.

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sorcier trouvé endormi dans une église de Paris, écrit : « De quo tantus fetor egrediebatur99 ». Ailleurs, c’est un voleur des biens de Saint-Julien de Brioude qui est châtié : « […] miseri artus ceu conbusti in nigridine convertuntur, unde tantus procedebat fetor100 ». De nombreux récits attestent que la puanteur des pécheurs, des hérétiques, et même du diable, est celle d’excréments : elle provient, au sens propre, des entrailles. Bien sûr, les saints aussi exhalent des odeurs de leur intérieur, comme Guthlac sur son lit de mort : « […] cum parumper anhelaret, velut mellifluis floris odoratus de ore ipsius processisse sentiebatur101 ». Des descriptions, que l’on dirait métaphoriques, correspondent d’ailleurs à cette conception des exhalaisons : Grégoire de Tours raconte que saint Mars se prépara des ermitages pour offrir à Dieu encens et holocaustes « sur l’autel de son cœur102 ». ‘Fumus odoris’ Certains verbes indiquent que les odeurs sont parfois ‘visibles’ : une odeur peut ainsi apparere ; ailleurs, elle semble operire celui qui la perçoit. Nous croyons néanmoins que la signification exacte de ces verbes doit être saisie à travers une série de textes qui associent émanations d’odeurs et de fumées en recourant aux mots fumus, nebula, vapor, et nubes. Dans son Liber in gloria confessorum, Grégoire de Tours raconte comment, encore enfant, il reçut en vision des instructions qui lui permirent de procurer la guérison à son père malade ; suivant son avis, la mère de Grégoire fit prendre un poisson et en brûler le cœur et le foie devant le malade103 : « […] Ad ubi primum fumus odoris patrem attigit, protinus tumor dolorque discessit104 ». On ignore si cette fumée comportait une odeur agréable, mais on voit que les deux éléments sont étroitement liés. Au fumus est parfois associée la puanteur, comme l’illustre le cas du voleur cité plus haut : « […] fumus egrediebatur e corpore. […] unde tantus procedebat fetor, ut vix de adstantibus possint aliqui tolerare105 ». Dans ce texte, certes, fumus et foetor apparaissent juxtaposés plutôt qu’interdépendants. Nous observons une situation semblable dans un passage de la Vita Martini, dans lequel le saint repousse le diable106. 99 100 101 102

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Hist., IX, 6. VJ, 17. Vita Guthlaci, 50. « […] Deo omnipotenti precum tura laudationumque holocaustomata cordis mundi altare proferret » (VP, XIV, 1). L’holocauste incluant la crémation de la victime, sa fumée monte aussi comme un parfum. Notons encore que Grégoire le Grand, dans les Moralia in Iob, parle de la sagesse proférée de la bouche des saints comme de leur « parfum intérieur » : « eorum intimo odore » (Gregorius Magnus, Moralia in Iob, IV, 1, éd. M. Adriaen, Turnhout, 1979 (CCSL 143), p. 163). Cfr Tob. 11, 1-13. Le Livre de Tobie ne mentionne pas de feu. GC, 39. VJ, 17. « Ad hanc ille vocem statim ut fumus evanuit. Cellulam tanto foetore conplevit ut indubia indicia relinqueret diabolum se fuisse » (Sulpicius Severus, Vita Martini, 24, 8. Cfr supra, p. 203).

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Troisième partie

Ailleurs, fumus est lié à de suaves parfums107. La légende tardive (première moitié du ixe siècle) des martyrs Faustinus, Iovitta et Calocerus décrit la fragrante fumée dégagée par la chair brûlée d’un des saints108. Ce genre d’exhalaison se produit aussi auprès des tombeaux des saints, par exemple dans l’église où a été enseveli Wynnebald109, ou lors de l’ouverture de la tombe de Sualon110. On notera que, pour Cassiodore également, les odeurs sont inhalées « comme sous la forme d’une fumée invisible111 ». Une association analogue se retrouve dans l’emploi du mot nebula. Dans une Vision de l’Au-delà que nous avons rencontrée, un fleuve dégage une vapeur d’une insupportable puanteur112 ; or, Grégoire le Grand, qui relate cette vision, semble tenir pour synonimes les termes « foetoris nebula » et « foetor », comme l’indique la suite du texte : Erant vero super ripam praedicti fluminis nonnulla habitacula, sed alia exsurgentis foetoris nebula tangebantur, alia autem exsurgens foetor a flumine minime tangebat113.

Les vapeurs ou nuées odorantes sont toutefois le plus souvent liées à de suaves odeurs. Ainsi, quand on découvrit le corps intact de saint Lambert, il s’en dégagea un délicieux parfum sous forme de brume114. La Vie de saint Trond décrit de manière encore plus détaillée l’épaisse vapeur parfumée qui remplit le lieu des funérailles du saint : Cum igitur tempus adesset, quo pretiosum corpus, flentibus cunctis qui aderant, sepulturae traderetur, inenarrabilis suavitatis odor illam aecclesiam cum densissima nebula replevit, quae etiam per unius fere horae spatium perduravit. Erat autem, ut diximus, illa nebula tam densa cum suavissimo odore permixta, ut vix ullus ex eis existentibus proximum suum videre potuerat115. 107

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Rappelons que le mot français ‘parfum’ reflète précisément le lien entre (bonne) odeur et fumée (cfr Trésor de la Langue Française). « Et statim ministri attulerunt massam de fornace, et posuerunt ei super ventrem, et exibat de corpore eius fumus, qui tamquam multorum pigmentorum odoris erat » (Legenda Faustini et Iovittae, 49). « Cumque una die valde diluculo unus intrabit in aecclesiam missam facere, ianuam aperuit, et cito ut intravit, tam magna et tam miranda suavissimi odoris nectar obviam illo, quando ianuam aperuit, veniebat, et per totam aecclesiam quasi fumi vapor calidus conspargebatur » (Hugeburc, Vita Wynnebaldi, 10). « Et dum libentissime quid intus incorrupti haberet contemplaremur, tantus et tam ineffabilis mirifici odoris fumus subito inde egressus est, ut tota basilica suavissime ex eo redoleret impleta » (Ermanricus, Sermo de vita Sualonis, 10). « […] odoratus… qui diversos odores assumens, vim redolentium corporum, quasi quodam invisibili fumo naribus suscepto, competenti aspiratione perpendit » (Cassiodorus, De anima, 11, éd. J. W. Halporn, Turnhout, 1973 (CCSL 96), p. 557-558). « […] pons erat, sub quo niger atque caligosus foetoris intolerabilis nebulam exhalans fluvius decurrebat » (Dial., IV, 37, 8). Ibid., 9. « E loco autem sepulturae ipsius ita suavissimus odor diffunditur, ut omnis domus nebulae in modum repleta videretur » (Vita Landiberti episcopi Traiectensis vetustissima, 25. Il s’agit d’une leçon alternative, présente dans le ms C que reproduit l’édition des MGH). Vita Trudonis confessoris Hasbaniensis, 21.

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Pendant presque une heure, l’église se trouve donc envahie par cette brume odorante, à tel point que les présents voient à peine leurs voisins. Quant au nom vapor, nous l’avons déjà rencontré dans un passage de la Vita Wynnebaldi, où il était associé à fumus : « odoris nectar… quasi fumi vapor calidus116 ». Dans la Vita Livini, une idée analogue est exprimée par l’emploi de l’adjectif vaporabilis : « Mox vaporabilis splendor nimia odoriferae suavitatis fragrantia totum illud regale perlustravit palatium117 ». En revanche, dans l’Audelà décrit par Bède, vapor est lié au foetor de l’Enfer : « Sed et fetor incomparabilis cum eisdem vaporibus ebulliens omnia illa tenebrarum loca replebat118 ». Enfin, dans un récit d’inspiration clairement biblique119, une douce odeur accompagne l’apparition d’une nubes : cette nuée est elle-même odorante. Cette occurrence est unique, mais elle renforce les observations faites jusqu’ici. Nous l’avons laissé entendre, l’emploi de ces vocables en lien avec les odeurs était déjà attesté dans la Bible, ce qu’illustrent les exemples suivants  (Vulgate) : « igneum spirantes aut odorem fumi proferentes » (Sap. 11, 19) ; « procedit ignis et fumus et sulphur » (Apoc. 9,  17). Comme on peut l’imaginer, fumus est fréquemment associé à l’encens120 ; il en va de même pour nebula  et pour vapor121. En revanche, le substantif nubes semble n’être jamais associé à une odeur, bonne ou mauvaise. On voit à ces quelques exemples que, dans les textes bibliques aussi, fumus peut être lié à de bonnes ou à de mauvaises odeurs122. Quant à vapor, il revêt parfois une valeur négative, même si l’exemple suivant ne concerne plus le domaine olfactif : « et dabo… in terra sanguinem et ignem et vaporem fumi » (Ioel 2, 30). Il en va de même pour nebula. Nous nous trouvons en tout cas devant des termes ambivalents, ou neutres par rapport aux odeurs bonnes ou mauvaises. Nature ignée des aromates Marcel Detienne a mis en évidence, dans la mythologie et dans les rites de la Grèce, que les aromates étaient conçus comme possédant une nature ignée123.

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Hugeburc, Vita Wynnebaldi, 10. Vita Livini, 3. HE, V, 12. Cfr Dial., III, 30, 5. « […] et ascendit fumus incensorum de orationibus » (Apoc. 8, 4). « […] positis super ignem aromatibus nebula eorum et vapor operiat oraculum » (Lev. 16, 13) ; « unusquisque habebat turibulum in manu sua et vapor nebulae de ture consurgebat » (Ez. 8, 11). La fumée prise en soi est apparemment surtout un signe négatif, qui représente la vanité des choses, l’aveuglement, l’erreur, etc. ; de la Bible ces conceptions se sont transmises aux commentaires patristiques (cfr la rubrique « fumus » dans Eucherius Lugdunensis, Formulae spiritalis intellegentiae, I, éd. C. Wotke, Wien, 1894 (CSEL 31), p. 9). Voir aussi le florilège recueilli par Mgr De la Bouillerie, Étude sur le symbolisme de la nature interprété d’après l’Écriture Sainte et les Pères. Création inanimée, 2e éd., Paris, 1866, p. 103-107. Cfr M. Detienne, Les jardins d’Adonis. La mythologie des aromates en Grèce, Paris, 1972.

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Troisième partie

Nous avons lu plus haut que Isidore de Séville faisait mention de la chaleur insupportable du baume exposé au soleil, reflétant de la sorte une conception analogue. L’étude du langage des exhalaisons dans les textes narratifs révèle une certaine continuité de cette conception. Nous venons de voir l’emploi de vapor, substantif désignant aussi des bouffées d’air chaud. Mais d’autres vocables participent de cette représentation. Les verbes de la famille de fovere expriment eux aussi la chaleur des bonnes odeurs. Pour indiquer l’agir d’aromates, Grégoire le Grand utilise le verbe fervere124. La confusion, très commune dans nos textes, entre les vocables des familles de fragrare et flagrare125 est peut-être à relier à ces anciennes représentations. En revanche, l’association entre le feu et les suaves odeurs est visible d’autres manières encore. Particulièrement frappante, par exemple, est l’expression de Grégoire de Tours au sujet de Julien, le futur saint martyr qui sera honoré à Brioude : « Alors qu’il se trouvait auprès du très bienheureux Ferréol, alors déjà il brûlait du parfum du martyre126 ». La soudaineté des exhalaisons Dans les récits d’exhalaisons, si les odeurs semblent parfois durer, s’étendre pendant une durée indéterminée, elles se font souvent percevoir de manière inattendue et subite. L’emploi d’un verbe comme erumpere127 le laisse entrevoir. La soudaineté des exhalaisons est toutefois indiquée avant tout par le fréquent recours aux adverbes subito, protinus, statim, continuo, etc.128. Tous ces adverbes mettent en évidence l’irruption, surprenante et hors du contrôle humain, d’odeurs extraordinaires – presque toujours de bonnes odeurs129. En prenant en considération les cas ‘réguliers’ comme les exceptions, nous dirions volontiers que la soudaineté des exhalaisons en désigne d’abord le caractère surnaturel ou merveilleux. Cette caractéristique n’est pas propre à ce type de prodiges, elle affecte d’une manière générale les récits de miracles de la période, comme l’ont noté Frantisek Graus, Claudio Leonardi, et d’autres

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Cfr Dial., IV, 28, 4. La transposition ou la permutation des consonnes liquides présentes dans des syllabes voisines est fréquente entre les verbes fragrare et flagrare ainsi qu’avec leurs dérivés (cfr A.  Ernout, A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine ; Thesaurus Linguae Latinae, Leipzig 1900-…. Voir aussi M. Bonnet, Le latin de Grégoire de Tours, p. 175). « Quia cum esset apud beatissimum Ferreolum, iam tunc martyrii odore flagrabat » (VJ, 1). Cfr Vitas patrum Emeritensium, 2. « Quam lucem protinus miri est odoris fragrantia subsecuta » (Dial., IV, 16, 5) ; « cum haec agerentur, subito supervenit odor suavissimus quasi balsamum » (VM, I, 9) ; « qui aperientes domni Stephani thecam statim odor magnus exiit » (Revelatio Stephani A, 45) ; « nam ubi revelatum fuerat corpus sanctum, odor continuo flagravit gratissimus » (Vita Eligii, II, 48). On en trouve une exception dans l’Histoire de la persécution vandale en Afrique : cfr Victor Vitensis, Historia persecutionis Africanae prouinciae, II, 6, cit. supra, p. 437).

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encore130. Marc Van Uytfanghe a souligné que la « formulation hagiographique » de l’instantanéité du miracle « vient… de la Bible latine131 ». Giselle de Nie a pour sa part discerné dans l’œuvre de Grégoire de Tours une soudaineté équivalente des manifestations de puissance divines ou diaboliques : l’expression d’une conception spécifique de la réalité, selon laquelle une situation était susceptible à tout moment de changement radical132. Structures syntaxiques Nous avons jusqu’ici constaté la pauvreté des substantifs concernant les odeurs, le manque de spécificité des adjectifs, et combien, au contraire, les verbes portant sur les exhalaisons et leur perception sont divers133. C’est justement le verbe, et donc la proposition verbale, qui bien souvent joue un rôle central dans ces descriptions. Cela justifie de tourner notre attention vers les constructions syntaxiques les plus significatives, l’attention accordée à des structures précises devant permettre d’en mesurer la fréquence, et donc d’en mieux saisir l’importance et la fonction. Les récits d’exhalaisons comportent très souvent des tournures corrélatives, soit que ces dernières visent à décrire les odeurs perçues, soit qu’elles en indiquent les effets. Ce sont donc les structures que nous présenterons ici. L’emploi de comparatives hypothétiques, introduites par les conjonctions tamquam, quasi, et acsi (ac si)134, vise à donner une idée des odeurs et de leurs effets en faisant appel à des expériences olfactives communes. En voici un exemple :

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Cfr Fr. Graus, Volk, Herrscher und Heiliger im Reich der Merowinger, Prague, 1965, p. 81 ; Cl. Leonardi, « Modelli agiografici nel secolo viii : da Beda a Ugeburga », dans Les fonctions des saints dans le monde occidental (iii e-xiii e s.). Actes du colloque de Rome (1988), éd. J.-Y. Tilliette, Rome, 1991, p. 511 ; I Deug-Su, « L’opera agiografica di Alcuino », Studi medievali, 21 (1980), p. 89-90 ; P. Dinzelbacher, Vision und Visionsliteratur, Stuttgart, 1981, p. 185 sq. M.  Van Uytfanghe, « Le remploi dans l’hagiographie : une ‘loi du genre’ qui étouffe l’originalité ? », in Ideologie e pratiche del reimpiego nell’alto medioevo, Settimane di studio, 46 (1998), Spoleto, 1999, p. 402. Une rapide enquête – non limitée aux récits de miracles – dans la version électronique de la Vulgate révèle 121 occurrences pour statim, 35 pour statimque, 73 pour cito, 30 pour subito, 31 pour continuo, 37 pour confestim, 11 pour protinus. « Divine and diabolic power were never far away and could flash out at any moment to bring about a radical change in the situation » (G. de Nie, Views from a many-windowed tower, p. 107). Dans son étude de la Vie de saint Maieul, A. Guerreau aboutit à des résultats presque opposés, puisque la catégorie des substantifs y est prédominante et le domaine verbal « un peu terne » (cfr « Le champ sémantique de l’espace », p. 369-370). Tamquam et quasi sont en fait surtout employés comme adverbes, comme dans la phrase : « […] et vere plerumque inibi odor suavissimus quasi aromatum advenire a religiosis sentitur » (Hist., II, 16) ; ou dans celle-ci : « […] fumus, qui tamquam multorum pigmentorum odoris erat » (Legenda Faustini et Iovittae, 49).

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Troisième partie

[…] subito supervenit odor suavissimus …, tamquam si cum turabulo aliquis circuiret, odor timiamatis efflagravit135.

Ces tournures comparatives hypothétiques constituent un autre moyen d’expression du caractère extra-ordinaire des exhalaisons relatées dans les récits. Certes, les suaves odeurs sont, de l’avis des hagiographes, ineffables. Mais pour que le récit soit possible, il faut bien en parler ! La comparaison est ainsi le moyen le plus commun pour décrire ce qui semble indescriptible. Cependant, la structure syntaxique la plus fréquente dans les récits d’exhalaisons est sans doute la subordonnée de conséquence. Dans la plupart des cas, elle est annoncée par l’adjectif corrélatif tantus136 : […] tanto cellulam fetore replevit, ut137 …

On remarque que cette tournure concerne les odeurs bonnes aussi bien que mauvaises. Dans les deux cas, l’odeur est décrite tant par la mise en valeur de son amplitude et de sa quantité (tantus), que par ses conséquences, qui sont variées et sur lesquelles nous reviendrons. Les consécutives sont aussi souvent introduites par l’expression ita… ut138, ou simplement par ut139. Notre intention n’est cependant pas de dresser ici le catalogue des formes prises par ces subordonnées, mais bien plus de mettre en évidence que, dans les récits, les mentions d’odeurs ne sont que rarement auto-suffisantes ou auto-référentielles. Au contraire, elles entraînent normalement des explications, ainsi que l’indication de leurs effets, positifs ou négatifs. Les subordonnées consécutives, par leur forte présence dans notre corpus, soulignent justement cet aspect : dans les récits, non seulement il n’y a – c’est une évidence – que des odeurs perçues, mais en plus ces odeurs exercent nécessairement des effets et entraînent des conséquences. Parmi les effets des exhalaisons, les consécutives signalent : comprendre ou reconnaître l’origine ou 135

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VM, I, 9. Autres exemples : « […] flagrabat de illo odor nectarius, tamquam si fuisset multis aromatibus delibutus » (Vita Lupi, 26) ; « […] tanta suavissimi odoris fraglantia inde manavit, quasi diversis aromatum floribus ac balsami guttulis omnis repleretur ecclesia » (Vita Ansberti, 27) ; « […] tanta, ut adserit, de eodem sepulcro illius fragrantia suavitatis emanavit, ac si illic florum omnium fuissent odoramenta congregata » (Dial., IV, 49, 5) ; « […] tanta autem illis tum suavissimi odoris copia exstitit, ac si universi flores verni temporis eum in locum comportati essent » (Vita Maximi, 13). La fréquence de ce démonstratif, ainsi que de talis, mais aussi de l’adverbe tam, suivis ou non d’une consécutive, est un caractère général du langage hagiographique (cfr M. Van Uytfanghe, « La formation du langage hagiographique », p. 156). VP, XI, 1. Autres exemples : « […] tantae suavitatis fragrantia omnes nos circumstantes accepit, ut… » (Eugippius, Vita Severini, 44, 6) ; « […] tantaque flagrantia ex vas emanavit, ut… » (Vita Desiderii Cadurcae, 43). « […] Quam lucem protinus miri est odoris fragrantia subsecuta, ita ut… » (Dial., IV, 16, 5). Autre exemple : « […] cellam eius molestissimo foetore complevit, ita ut ipsum confunderet aerem » (Dionysius Exiguus, Vita Pachomii, 48). « Sed et miri odoris flagrantia omnium perfuderat nares, ut perspicuae intellegeretur… » (Alcuinus, Vita Willibrordi, 25).

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la nature surnaturelle d’un phénomène140, réconforter141, remplir de joie142 ou d’admiration143, rassasier144, authentifier un corps saint145, reconnaître la fuite d’un démon146… pour ne citer que quelques exemples. Fonction démonstrative et cognitive Nous avons indiqué qu’un effet particulier des exhalaisons consiste à convaincre, à faire comprendre, à renforcer la foi : chez les récepteurs des odeurs d’abord, mais aussi chez les destinataires des récits. Cela explique l’emploi dans quelques textes de subordonnées introduites par unde, ex qua re, de quo, ou par un quod explicatif. Cet usage est bien illustré dans ce passage du Liber vitae patrum narrant la mort d’un saint reclus : […] tradidit spiritum. Quo emisso, mox omnis cellula ab odore suavitatis repleta tota contremuit ; unde indubitatum est, angelicam ibidem adfuisse virtutem, quae sancti meritum signans, cellulam divinis faceret aromatibus efflagrare147.

Ici, il s’agit d’une explication de l’auteur lui-même plutôt que des protagonistes de l’événement. De même, après que Grégoire de Tours a décrit l’agonie dans la puanteur d’un pécheur, il conclut avec cette phrase lapidaire : De quo haud dubium est, qualem illuc teneat locum, qui hinc cum tali discessit iudicio148.

Dans un autre de ses ouvrages, Grégoire rapporte que, lorsque l’évêque Eberigisilus découvrit le corps du martyr Mallosus, un intense parfum se dégagea de la terre, ce qui fit exclamer à l’évêque : […] ‘Credo in Christo, quod ostendit mihi martyrem suum, quando haec me suavitas circumdedit’149.

Nous avons ici l’unique occurrence dans notre corpus du quod explicatif, mais elle est remarquable, puisque, selon le récit de Grégoire, cette découverte odorante a pour effet que l’évêque croit au Christ… Si nous revenons aux subordonnées consécutives, un certain nombre d’entre elles montrent justement que les exhalaisons ont une fonction ‘révélatrice’, au sens à la fois sensoriel et intellectuel : elles font ‘voir’, connaître et comprendre : 140 141 142 143 144 145 146 147

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Cfr Dial., IV, 15, 5 ; Alcuinus, Vita Willibrordi, 25. Cfr Dial., IV, 16, 5. Cfr Eugippius, Vita Severini, 44, 6. Cfr Vita Desiderii Cadurcae, 43. Cfr Dial., IV, 37, 8 ; Hist., VII, 1. Cfr GC, 83. Cfr Sulpicius Severus, Vita Martini, 24, 8 ; VP, XI, 1 ; Vita Genovefae, 30. VP, X, 4. Cet emploi de unde n’est pas rare chez Grégoire (cfr M. Bonnet, Le latin de Grégoire de Tours, p. 328). VJ, 17. GM, 62.

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Troisième partie

Qua [= anima] scilicet exeunte, tanta illic fragrantia odoris aspersa est, ut omnes illi qui aderant inaestimabili suavitate replerentur, ita ut per hoc patenter agnoscerent, quod eam laudes in caelo suscepissent150.

Cet effet des exhalaisons se produit aussi lorsque celles-ci sont nauséabondes : […] tanto cellulam fetore replevit, ut nihil aliud quam diabolus crederetur151.

Ce que ces tournures expriment dans les textes hagiographiques –  la fonction cognitive des perceptions olfactives –, les auteurs anciens le disaient à propos de l’odorat et de ses organes. Isidore de Séville, par exemple, expliquait pourquoi le nez est appelé nares : parce qu’il nous avertit au moyen de l’odeur, afin que nous connaissions et sachions quelque chose. C’est pourquoi les ignorants et les incultes sont au contraire appelés ‘ignares’. En effet, les anciens disaient ‘olfecisse’ pour ‘scisse’152.

Ces observations rejoignent donc ce que nous avons dit de la signification proprement intellectuelle d’un verbe aussi fréquemment utilisé que sentire. Lexique et structures : bilan Il nous faut encore souligner quelques points et soulever des questions. En premier lieu, la pauvreté du vocabulaire latin de l’olfaction se retrouve dans les sources narratives du haut Moyen Âge : substantifs, adjectifs ou verbes spécifiques sont toujours en nombre restreint. Par ailleurs, les noms de matières ou de produits aromatiques, encore abondants à l’époque impériale153, se réduisent dans les mêmes sources à quelques vocables, qui ne renvoient d’ailleurs pas nécessairement à une matière précise (aroma, tymiama, balsamum, nectar…). Le qualificatif le plus souvent employé au sujet des bonnes odeurs, suavis –  ainsi que son substantif suavitas  – est emblématique de cette situation. En 150

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Dial., IV, 15, 5. On notera l’enchaînement de deux consécutives dans cette phrase. Autres exemples : « […] sancta illa anima est e corpore egressa, tantaque subito fragrantia miri odoris aspersa est, ut ipsa quoque suavitas cunctis ostenderet illic auctorem suavitatis venisse » (Dial., IV, 17, 2) ; « […] tantusque odor suavitatis flagrabat a tumulo, ut non dubitaretur, ibique quiescere Dei amicum » (GC, 83) ; « Sed et miri odoris flagrantia omnium perfuderat nares, ut perspicuae intellegeretur, ad exequia viri sancti angelicum venisse ministerium » (Alcuinus, Vita Willibrordi, 25 ; voir aussi le chapitre 26). VP, XI,  1 (cfr Sulpicius Severus, Vita Martini, 24, 8). Autre exemple : « […] Moxque omnium adstantium nares nidor ac faedor gravissimus adtegit, videlicet ut cuncti crederent animas a vexatione demonum emundatas » (Vita Genovefae, 30). « […] quia nos odore admonent [nares] ut norimus aliquid ac sciamus. Unde et e contra inscii ac rudes ignari dicuntur. Olfecisse enim scisse veteres dicebant » (Isidorus Hispalensis, Etymologiae, XI, 1, 47, éd. W. M. Lindsay, in S. Isidoro de Sevilla : Etimologías, vol. 2, p. 20). Cfr supra, p. 33 sq.

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effet, sa fréquence même amène à s’interroger sur sa signification réelle, voire à mettre en doute la valeur de sa qualification : si pratiquement toutes les bonnes odeurs sont suaves, comment sont-elles exactement ? Ou mieux : comment interpréter l’omniprésence de la suavitas à leur propos ? Il est bien possible qu’il s’agisse d’un usage topique154 ; il n’en demeure pas moins que la richesse de significations de suavis/suavitas confère à cet éventuel stéréotype une valeur dont il faut tenir compte155. En définitive, c’est sans doute à partir de chaque texte ou ensemble de textes qu’il faut affronter la question de ce qu’y signifie une odeur « suave ». Si les substantifs et les adjectifs ne permettent pas de nous représenter clairement les odeurs et leurs perceptions, les verbes, au contraire, se révèlent précieux156. Leur regroupement par champs lexicaux contribue à éclairer les caractéristiques des exhalaisons et de leurs perceptions (de leurs représentations), leur diversité de fonctions et d’effets. Dans bien des cas, les odeurs, étant les sujets grammaticaux des verbes, apparaissent en quelque sorte ‘agissantes’, tandis que leurs récepteurs restent passifs  – et ce d’autant plus qu’ils sont souvent surpris par les exhalaisons. Quant à l’analyse des structures syntaxiques les plus évidentes dans les récits d’exhalaisons, elle confirme le fait que ceux-ci portent généralement sur des odeurs extraordinaires, au point d’ailleurs d’être parfois dites « indescriptibles » : cette caractéristique se reflète dans l’adoption par les auteurs de constructions leur permettant de décrire au mieux les odeurs (comparatives) et d’en préciser les effets ou les fonctions (consécutives, explicatives). Ce que l’emploi de ces tournures manifeste, c’est que, dans le cadre des récits, les odeurs décrites sont généralement fonctionnelles157. Autrement dit, leur apparition dans la suite des événements relatés n’a pas de valeur en soi, mais uniquement en raison des effets produits sur les protagonistes – et, à travers la lecture, sur le public de ces récits. Cette observation correspond par ailleurs au caractère imprécis et peu concret des odeurs mentionnées, qui doivent en fin de compte renvoyer à d’autres plans d’expérience et de conscience. 154

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Cela n’entraînerait pas que cet usage soit dépourvu de signification (cfr M.  Garrison, « The study of emotions in early medieval history : some starting points », Early Medieval Europe, 10 (2001), p. 245 sq. ; M. Van Uytfanghe, « Le remploi dans l’hagiographie », p. 359-411). Le problème posé par la notion de suavitas dépasse le cadre de cette étude : on sait par exemple qu’elle constitue une notion capitale de l’esthétique médiévale (cfr U.  Eco, Art et beauté dans l’esthétique médiévale, Paris, 1997, passim). Il est vrai que l’importance revêtue par les verbes correspond au fond à la nature narrative de notre corpus. G. Durand voit dans le primat du ‘verbal’ sur le ‘nominal’ un phénomène plus vaste et plus profond, constitutif en particulier du mythe (cfr G. Durand, Introduction à la mythodologie. Mythes et sociétés, Paris, 1996, p. 196) : une affirmation intéressante dans la mesure où, dans notre corpus – dont certains textes au moins peuvent avoir un caractère mythique de ‘récit fondateur’ –, nous observons une variété et une précision bien supérieures dans les verbes que dans les substantifs et les adjectifs. Cet aspect est moins évident dans un texte comme la Legenda Faustini et Iovittae, farci d’événements merveilleux.

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Troisième partie

L’omniprésence des tournures comparatives correspond à ce que les scientifiques modernes observent à propos de la description des perceptions olfactives : lors d’expérimentations, les termes utilisés (menthol, vanille, etc.) par les sujets « ne sont jamais de vrais descripteurs, mais ils renvoient en réalité à des ‘prototypes’, c’est-à-dire à des objets sur le mode ‘ça ressemble à’ plutôt que sur celui de ‘cela possède telle et telle caractéristique’158 ». Ces observations impliquent donc l’existence d’un monde commun de références entre narrateurs et destinataires : les odeurs décrites doivent être au moins concevables ou imaginables par ces derniers159. Cela nous permet peut-être d’expliquer le petit nombre de noms d’aromates utilisés dans les textes pris en considération. Nous savons, en effet, que les Vitae mérovingiennes étaient principalement destinées à la lecture publique, liturgique avant tout160 ; leurs auteurs devaient donc tenir compte du niveau de compréhension des auditores161. Aussi est-il probable qu’ils se soient limités à utiliser les noms d’aromates les plus courants – en admettant qu’eux-mêmes aient eu à disposition un lexique des aromates plus étendu que celui de leur public. Et de fait, les termes employés dans notre corpus sont, à l’exception de nectar, assez communs ; et d’autre part, ils sont bien présents dans la langue biblique et liturgique, c’est-à-dire la langue utilisée dans les principaux contextes de lecture des Vitae162. Langage figuré et métaphores Pour un hagiographe d’époque carolingienne, rédacteur de la Vita Betharii, odeurs et parfum constituent et le matériau et l’usage de son œuvre : 158

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Fr. Brochet, G. Morrot, « La couleur des odeurs », Pour la Science (dossier hors-série), avril-juin 2003, p. 117. Sur le nécessaire recours, dans la description, à des éléments intrinsèques au groupe social, cfr ibid. Ces fonctions changent à l’époque carolingienne : dans une littérature abondante, signalons en premier lieu l’ouvrage de M. Banniard, Viva voce : communication écrite et communication orale du  e  e iv au ix siècle en Occident latin, Paris, 1992. Voir aussi les études de G. Sanders, « Le remaniement carolingien de la Vita Balthildis mérovingienne », AB, 100 (1982), p.  411-429 ; K.  Heene, « Merovingian and Carolingian Hagiography : Continuity or Change in Public and Aims ? », AB, 107 (1989), p. 415-428 ; id., « Audire, legere, vulgo : an attempt to define public use and comprenhensibility of Carolingian hagiography », in Latin and the Romance Languages in the Early Middle Ages, ed. R. Wright, University Park (PA), 1996, p. 146-163. Pour une excellente synthèse des résultats et des problèmes soulevés par la recherche dans ce domaine, voir W. Van Egmond, « The Audience of Early Medieval Hagiographical Texts : Some Questions Revisited », in New Approaches to Medieval Communication, ed. M. Mostert, Turnhout, 1999, p. 41-67. Certains auteurs l’écrivent eux-mêmes (cfr K. Heene, « Audire, legere, vulgo… », passim). Du point de vue de la compréhension des auditores, l’encadrement de la lecture hagiographique par la récitation d’autres textes avait son importance : « […] la compréhension d’un texte hagiographique était facilitée par de longues accoutumances liturgiques, homilétiques, parénétiques, et que nombre de vocables se comprenaient grâce au contexte situationnel… » (G. Sanders, « Le remaniement carolingien », p. 416).

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Entreprenons donc maintenant, avec l’aide du Seigneur et la caution des mérites du très bienheureux homme, Betharius, de cueillir les lys exhalant l’odeur de la suavité et les fleurs aux parfums divers, pour que je puisse composer un parfum pour la consolation de beaucoup à la fois, et oindre les actions des âmes et en purifier les pensées secrètes. En effet, qui est oint de ce parfum est capable de comprendre combien le Seigneur a daigné opérer à travers son serviteur163.

C’est ainsi que cet auteur anonyme annonce au début de son ouvrage qu’il entend rassembler dans la vie du saint les arômes grâce auxquels il pourra confectionner un parfum (nardum) d’une remarquable efficacité spirituelle. L’hagiographe se pose ainsi en médecin des âmes, qui sélectionne dans les ‘vertus’ du saint les ingrédients odorants de sa pharmacopée. Odeurs végétales et aromates Voici qu’abandonnée par le Christ immortel, qui me promettait pour dot le paradis, je suis associée par le sort à un homme mortel ; et au lieu de roses qui ne flétrissent pas, ce sont des débris de roses desséchées qui non seulement ne m’ornent pas, mais m’enlaidissent164.

Telle est la plainte émise par la fille d’un riche sénateur alors qu’elle est contrainte au mariage ; elle convaincra néanmoins son époux de vivre avec elle dans la continence : les roses refleuriront165. Dans l’hagiographie, l’existence du saint est toute une floraison de vertus, parfumées comme les fleurs des champs. Sans répéter toutes les expressions déjà rencontrées166, revenons sur certaines d’entre elles, particulièrement significatives, tout en les complétant par une série d’autres exemples. Lors de l’arrestation de Didier de Vienne, la population se lamente de ne plus pouvoir être, dit-elle, « tes brebis qui, jusqu’à aujourd’hui, ont été restaurées par la suavité de tes fleurs parfumées167 ». Dans le cas d’un évêque, ces paroles peuvent désigner la prédication et l’enseignement : c’est, en effet, ce qu’on lit à propos de saint Ambroise, dont « les fleurs d’éloquence répandent 163

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« Aggrediar igitur nam nunc, Domino adiuvante intercedentibusque beatissimi viri Betharii meritis, decerpere redolentia suavitatis lilia floresque diversorum odorum, ut valeam nardum componere una ad levamen multorum ac perungere animarum facinora et repurgare secreta. Nam qui isto perungitur odore, potest comprehendere, quanta Dominus per servum suum dignitatus est operari » (Vita Betharii episcopi Carnoteni, 1, MGH SRM III, p. 614). Selon Br. Krusch, cette Vie n’a pas été rédigée avant le règne de Louis le Pieux (cfr ibid., p. 613). « Ecce enim relicta ab inmortali Christo, qui mihi dotem promittebat paradisum, mortalis hominis sum sortita consortium ; et pro rosis inmarcescibilibus arentium me rosarum non ornat, sed deformat spolia » (Hist., I, 47, p. 30). Cette histoire apparaît aussi dans GC, 31. On se référera en particulier à notre chapitre dédié au « Doux parfum des vertus », supra, p. 178 sq. « […] oves tuae hactenus nectareis floribus suabitate refectae… » (Sisebutus, Vita Desiderii Viennensis, 17, MGH SRM III, p. 635). Voir aussi l’exemple de Radegonde chez Grégoire de Tours, GC, 104, texte cité supra, p. 179).

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Troisième partie

leur parfum dans l’Église entière168 ». Cependant, le parfum des fleurs de saint Didier peut aussi indiquer l’odeur de ses vertus spirituelles. En effet, Jonas de Bobbio indique de son côté qu’en Jean de Réomé s’exhalait « le parfum de toutes les vertus169 » ; Alcuin parlera du « parfum de la sainte charité dans le cœur170 » ; et, pour revenir aux images végétales, un autre hagiographe écrit que l’action de la grâce divine dans Aldegonde fait que « toutes les pousses des plantes aromatiques deviennent florissantes171 ». Selon la Vie de saint Patrick, écrite à la fin du viie siècle, l’odeur du saint mort est comme celle d’un champ : le passage suivant relate que, après la mort du saint, des anges prièrent les psaumes lors de la vigile funéraire jusqu’à ce que vinrent des personnes pour veiller le corps. Mais après que les anges s’en furent allés vers le ciel, ils répandirent un parfum très suave, comme celui du miel, et une fragrance douce comme celle du vin, de sorte que s’accomplît ce qui fut dit en bénédiction au patriarche Jacob : ‘Voilà l’odeur de mon fils comme l’odeur d’un champ opulent qu’a béni le Seigneur172’.

Si ce sont les anges qui laissent derrière eux la douce odeur, la citation du livre de la Genèse associe néanmoins celle-ci au corps saint. Dans un autre texte hagiographique, la senteur du champ béni de Dieu est celle de l’Église tout entière : ‘L’odeur du champ que le Seigneur a béni’ s’exhale, et il brille parmi un grand nombre ; c’est pourquoi la Mère Église se réjouit grandement, tandis que les uns étincèlent par leurs œuvres glorieuses, d’autres brillent comme les roses parmi les épines, les uns sont comme les lys d’une blancheur éclatante parmi les branchages, d’autres exhalent leur parfum comme les violettes au milieu des bois : il renferme le nectar et les parfums d’aromates. C’est ainsi que Dieu tout-puissant est charmé par les parfums de son champ, qu’il se réjouit de ses vertus, qu’il est glorifié par ses œuvres, qu’il est adoré comme Seigneur173.

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« […] Ambrosius, cuius hodie flores eloquii per totam eclesiam redolent… » (VM, 1, 5, p. 141). « […] omnium virtutum flagrantia… » (Ionas Bobiensis, Vita Iohannis abbatis Reomaensis, 18, MGH SRM III, p. 514). « […] sanctae charitatis in corde fragrantia » (Alcuinus, Adhortatio ad imitandas virtutes sancti Vedasti in Actis descriptas, PL 101, col. 680). « […] omnia aromatum virgulta florescunt » (Vita Aldegundis, 4, MGH SRM VI, p. 88). « Postquam autem in caelum profecti sunt angueli, odorem suavissimum quasi mellis et flagrantiam dulcedinis quasi vini dimisserunt ; ut impleretur quod in benedictionebus patriarchae Jacob dictum est : ‘Ecce odor filii mei tanquam odor agri pleni quem benedixit Dominus’ » (Muirchú, Vita sancti Patricii, II, 8, éd. E. Hogan, AB, 1 (1882), p. 581). La citation provient de Gen. 27, 27. « Odor agri redolet, quem Dominus benedixit, et nitet in pluribus, et ideo valde exultat mater ecclesia, dum alii micant operibus gloriosis, alii rutilant ut rosae inter spinas, alii ut lilia candent in virgolis, alii redolent ut violae inter nemoris : nectar inclaudit balsamaque aromatum. Sicque fuit, ut omnipotens Deus agro suo iucondetur odoribus, pascatur virtutibus, glorietur operibus, adoretur ut Dominus… » (Vita Audoini episcopi Rotomagensis, incip., MGH SRM V, p. 553). Au sujet des parfums de l’Église, voir en Première Partie, p. 72 sq.

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Le contexte est différent de celui de la Vita Patricii : là, l’accent était mis sur « l’odeur de mon fils », ici sur « l’odeur du champ », qui comprend de multiples fleurs et plantes aromatiques. En outre, on lit ici que le parfum des saints est non seulement perçu par Dieu, mais qu’il se répand largement autour d’eux. On pourrait dire que, dans le premier texte, prédomine la dimension verticale : l’odeur du saint est humée par Dieu ; dans le second, la dimension horizontale est prépondérante dans la description de la ‘communion  des saints’ dans l’Église174. Dans une autre Vie, celle de Sualon, les deux dimensions sont liées : C’est pour cela aussi que descendit ce grain pur, répandant de toute part, pour Dieu et pour les hommes, le parfum des bonnes œuvres : Solus, communément nommé Sualon175 …

Ici, nous n’avons plus l’odeur de tout un champ, mais d’un grain de blé, sur l’exemple du grain tombé en terre et qui porte beaucoup de fruit176. Communication : la bonne odeur des vertus et de la réputation Lorsque Hilaire de Poitiers écrit d’exil à sa fille pour la dissuader d’épouser un jeune homme, noble, riche et beau, sa lettre est « comme imprégnée de parfums aromatiques177 » : ceux, sans doute, des fleurs de l’art rhétorique en même temps que des vertus d’Hilaire. Odeur et communication sont ici doublement associées178. Certains textes particulièrement significatifs sont porteurs de parfums. Ainsi, les règles monastiques des saints Basile, Macaire,

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Une lettre de Paulin de Nole, écrite en 400 à son ami Sulpice Sévère, réunit les deux dimensions à l’aide d’une allusion supplémentaire à un autre texte biblique : « en effet, en tout ce que tu es, en ce que tu penses, en ce que tu dis, tu es tout un désir, et tu as pour moi le goût de la douceur du Christ, comme un jardin pour moi, ‘comme l’odeur d’un champ opulent’ que tu as recueillie en courant dans l’odeur de ses parfums. Car toi aussi tu es un champ pour Celui qui, inversement, est un champ pour nous » : « […] nam quantus es, qua mente, qua lingua es, totus desiderium es et mihi dulcedinem Christi sapis ut hortus mihi, ‘ut odor agri pleni’, quem in odorem unguentorum illius currendo legisti. Nam et ager tu illi es, qui vicissim ager nobis est » (Paulinus Nolanus, Epistulae, 23, 1, in Paolino di Nola : le lettere, a cura di G. Santaniello, Marigliano (Napoli), 1992, vol. 1, p. 610). La phrase « in odorem unguentorum illius currendo » provient d’une ancienne version latine, très populaire, de Cant. 1, 3 (cfr infra, n. 251). Ce passage de Paulin illustre bien le jeu complexe auquel peuvent être soumis les textes scripturaires, d’autant plus lorsque, comme ici, rédacteurs et destinataires sont de fins lettrés. D’ailleurs, l’ensemble des lettres de Paulin abondent en références bibliques et métaphores. « Inde et descendit illud purum granum, odorem bonorum operum Deo et hominibus undique spargens, Solus, vulgariter Sualo cognominatus… » (Ermanricus, Sermo de vita sancti Sualonis dicti Soli : epistola Ermanrici ad Gundrammum, MGH Script. XV, p. 154). Cfr Ioh. 12, 24. Ermenrich lie donc le grain qu’est Sualon à celui qu’est le Christ. « […] epistolam… velut aromaticis unguentis infusam… » (Venantius Fortunatus, Vita sancti Hilarii, 18, MGH Auct. Ant. IV/2, p. 3). À titre d’hypothèse, nous proposons que cet aspect pourrait faire écho à un passage dans lequel Paul remercie les Philippiens pour leurs cadeaux, « parfum de bonne odeur » (Phil. 4, 18). Voir aussi ci-dessous, n. 269.

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Troisième partie

Benoît et Colomban, que Philibert étudie assidûment, font que, « chargé de [ces] puissants aromates, il montrait à ses disciples un saint exemple179 ». À son tour, l’exemple des saints se répand comme un parfum : la grotte qui accueille un temps saint Paterne « commence à dégager le parfum de cette noble fleur180 ». De son côté, l’auteur de la Vie des Pères du Jura associe « la renommée des saints » à « la suave odeur de leurs mérites181 », et il reprend plus avant : « Partout fleurissait à cette époque, ou plutôt partout fleurait la bonne odeur des serviteurs de notre Seigneur Jésus-Christ182 ». La seconde Passion de Léger d’Autun précise que l’odeur des mérites du saint n’échappe pas à ceux qui détiennent le pouvoir de nommer les évêques : « À cette époque-là, le parfum de sa suavité s’étendit tant qu’il s’exhalait jusque dans le palais du roi183 ». Enfin, Loup de Ferrières décrit comment s’est diffusée la réputation des miracles de saint Wigbert (abbé de Fritzlar mort en 745), après que ses ossements eurent été mis à l’abri dans le monastère de Hersfeld (780) : […] de même qu’un parfum très précieux, quand il est remué, répand largement les plus agréables odeurs, les reliques de cet homme, une fois déplacées, exhalèrent abondamment le parfum des miracles184.

Nous avons ici une explication intéressante de la ‘bonne odeur’ (à savoir, dans ce cas, de la célébrité) des miracles produits sur les reliques du saint : c’est justement parce que ces dernières ont été déplacées qu’elles sont devenues le foyer de miracles. Loup de Ferrières semble s’inspirer ici d’un passage d’un des ouvrages les plus lus par les moines de l’Occident médiéval, les Moralia in Iob : Sans doute, la vertu [de Job] s’exerça durant le temps de la tranquillité, mais ce n’est qu’après avoir été agitée par les malheurs que cette vertu diffusa son parfum. […] Comme, en effet, les parfums ne peuvent être sentis au loin s’ils ne sont agités, et comme les aromates ne dégagent pas leur fragrance s’ils ne sont brûlés, ainsi les saints ne font connaître le parfum de leurs vertus que dans leurs tribulations185. 179

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« […] sicque honustus virtute aromatum sequacibus sanctum monstrabat exemplum » (Vita Filiberti abbatis Gemeticensis et Heriensis, 5, MGH SRM V, p. 587). « Spelunca vero… coepit nobilis floris odore fraglare… » (Venantius Fortunatus, Vita Paterni, 32, MGH Auct. Ant. IV/2, p. 35-36). « Interea ita longe lateque sanctorum sese fama diffuderat, ut fraglans bonae opinionis odor… » (Vita patrum Iurensium : vita sancti Romani, 14, éd., trad. Fr. Martine, Vie des Pères du Jura, Paris, 1968, p. 254). « Florebat namque eodem tempore, immo fraglabat ubique bonus odor servorum Domini nostri Iesu Christi… » (Vita patrum Iurensium : vita sancti Lupicini, 111, ibid., p. 354-355). L’enchaînement de « florebat » et de « immo fraglabat » illustre bien le fait que les images florales évoquaient également des odeurs. « […] tunc odor eiusdem suavitatis in tantum processit, ut usque in palatio regis redoleret » (Passio II Leudegarii episcopi et martyris Augustodunensis, 3, MGH SRM V, p. 326). « […] ut unguentum preciosissimum, quando est agitatum, gratissimos late spargit odores, ita viri huius motae reliquiae ubertim miraculorum spiravere fraglantiam » (Servatus Lupus, Vita Wigberti abbatis Friteslariensis, 23, MGH Scr. XV, p. 42). « Virtus quippe etiam per quietem se exercuit, sed virtutis opinio commota per flagella fragravit. […] Sicut enim unguenta redolere latius nesciunt nisi commota et sicut aromata flagrantiam

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On ne manquera pas de remarquer, dans la Vita Wigberti, l’heureuse adéquation entre la métaphore utilisée par Loup et les circonstances historiques à la suite desquelles les reliques du saint parvinrent dans le monastère de Hersfeld. On peut penser que la communauté de Fritzlar, dont Wigbert avait été l’abbé, revendiquait ses restes mortels, et que les moines de Hersfeld aient alors ressenti la nécessité de montrer que c’est justement le transfert des reliques chez eux qui en libéra la puissance miraculeuse, « ut unguentum preciosissimum ». Culte : l’odeur agréable du sacrifice Selon Grégoire de Tours, saint Julien avait longtemps « brûlé du parfum du martyre186 ». Pour d’autres saints, ce fut réellement à travers le feu qu’« ils offrirent à Dieu le sacrifice odorant du martyre187 ». Une fois les persécutions passées, la plupart des candidats à la sainteté durent découvrir de nouvelles formes de témoignage. Cependant, l’idée de l’offrande de soi en sacrifice restait vivante. Dans ses Dialogues, Grégoire le Grand l’affirme au sujet de tous les fidèles alors qu’il explique les suffrages en faveur des défunts188 ; dans un chapitre précédent, le pontife avait affirmé cette nécessité pour les prêtres d’abord189. L’hagiographie postérieure souligne de manière particulièrement nette l’identification d’un prêtre vertueux à une victime offerte à Dieu. Ainsi, le saint abbé Ermenlande offrait chaque jour, « par la mortification de son corps, une vivante hostie pour Dieu190 ». Cette représentation sera plus développée dans la Vita Landelini, texte daté des premières décennies du xe siècle191 :

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suam non nisi cum incenduntur expandunt ; ita sancti viri omne quod virtutibus redolent in tribulationibus innotescunt » (Gregorius Magnus, Moralia in Iob, praef., 6, éd. M. Adriaen, p. 1112). Césaire d’Arles exprimait une idée semblable en comparant les justes à des vases d’aromates : lorsque le vent des tribulations les remue, ils exhalent un parfum désirable (cfr Caesarius Arelatensis, Sermones, 70, 1, éd. G. Morin, Turnhout, 1953 (CCSL 103), p. 295). « […] iam tunc martyrii odore flagrabat » (VJ, 1, p. 114). « […] Claudius quidem cum uxore sua et filiis deportatus in exsilium, deinde incendio concremati odoriferum sacrificium martyrii Deo reddiderunt… » (Beda Venerabilis, Martyrologium, G.  Kal. Martii, PL 94, col.  845). Rappelons que le premier exemple du parfum exhalé par le martyr sur son bûcher est celui de Polycarpe de Smyrne (cfr Le martyre de Polycarpe, XV, 2, texte cité supra, p. 84). « Et je dis, en sachant ce que je dis, qu’après la mort nous n’aurons pas besoin d’hostie salutaire, si avant la mort nous avons été personnellement pour Dieu une hostie » : « et fidenter dico quia salutari hostia post mortem non indigebimus, si ante mortem Deo hostia ipsi fuerimus » (Dial., IV, 62, 3, trad. P. Antin, vol. 3, p. 206-207). Cfr ibid., IV, 61, 1. « […] ut, cum devotus Deo oblationem studiose cotidie offerret, maceratione sui corporis ipse hostia viva fieret Deo » (Vita Ermenlandi abbatis Antrensis, 1, MGH SRM V, p. 686). Vers 900 selon A.-M. Helvétius, « Les modèles de sainteté dans les monastères de l’espace belge du viiie au xe siècle », Revue bénédictine, 103 (1993), p. 59. Vers 920-930, selon A. Dierkens, Abbayes et chapitres entre Sambre et Meuse (vii-xi e siècles) : contribution à l’histoire religieuse des campagnes du Haut Moyen Âge, Sigmaringen, 1985, p. 288-289.

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Troisième partie

la sainte et immaculée offrande du Christ devant enfin, à travers diverses blessures et l’épreuve du feu à la façon d’un holocauste divin, être immolée sous les regards : Landelinus, prêtre évidemment saint et vraiment digne de Dieu, s’approchait maintenant – déclarons-le ainsi – de l’autel céleste lui-même192.

On remarque que le saint qui s’approche de l’autel pour y offrir un sacrifice en est simultanément le prêtre et la victime. Le feu de l’holocauste fait par là écho aux flammes endurées par les martyrs des premiers siècles. Le feu brûlant sur l’autel de l’âme désigne aussi la vie ascétique menée par le saint, comme l’écrit Paschase Radbert au sujet de son maître, Adalhard de Corbie (mort en 827) : « Il brûlait toute la graisse de la chair et tous les attraits des concupiscences à l’incendie des flammes193 ». Même des saints qui n’ont pas reçu les ordres, des femmes par exemple, sont présentés dans une perspective sacrificielle. Parmi ces différents cas, il n’est pas surprenant de rencontrer les métaphores de l’encens et de l’agréable odeur montant des sacrifices offerts à Dieu. Ces images sont bien présentes chez Grégoire de Tours. Il décrit, par exemple, comment Pélagie « offrait constamment, même quand elle s’adonnait à quelque tâche, sa prière au Seigneur comme le parfum d’un encens agréable194 ». Quant à l’ermite Mars, il se retirait dans la solitude pour « offrir plus facilement à Dieu tout-puissant, sur l’autel d’un cœur pur, l’encens de ses prières et les sacrifices de ses louanges195… » Sainte Anstrude, morte vers 707, « avait appris à être humble dans la prospérité et à être sereine dans le malheur, elle qui, telle une myrrhe de choix, offrit au Christ la douceur de son parfum196 ». Walafrid Strabon écrit au sujet de saint Gall que, même s’il n’était pas destiné au martyre sanglant, le saint est devenu une victime sacrificielle « en s’offrant soi-même au Seigneur comme vivante victime de suave odeur197 ». Ce faisant, les saints se font « les imitateurs de celui qui s’est livré lui-même pour nous en offrande et en victime de suave odeur à Dieu198 ». 192

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« […] sancta et inmaculata Christi hostia, multiplici contusione ignisque examinatione more holocausti divinis iamque immolanda conspectibus, sanctus videlicet et vere Deo dignus sacerdos Landelinus, ipsi, ut ita fatear, caelesti iam propinquabat altario » (Vita Landelini abbatis Lobbiensis et Crispiniensis, 8, MGH SRM VI, p. 443). « Omnem carnis adipem et concupiscentiarum illecebras tunc cremabat flammarum incendio » (Vita s. Adalhardi, 25, PL 120, col. 1521. Le texte est daté d’avant 836). « […] assidue, etsi quiddam operis exerceret, semper orationem Domino, tanquam odorem incensi acceptabilis offerebat » (Hist., X, 29, p. 523). « […] ut… facilius Deo omnipotenti precum tura laudationumque holocaustomata cordis mundi altare proferret… » (VP, XIV, 1, p. 268). « […] didicerat enim humilis esse inter prospera et inter adversa esse secura, quae sicut mirra electa dedit Christo suavitatem odoris » (Vita Anstrudis abbatissae Laudunensis, 9, MGH SRM VI, p. 70). « […] idem vir, etsi a persecutore sanguinis effusione non est immolatus, semet ipsum tamen offerens Domino hostiam vivam in odorem suavitatis… » (Walafridus Strabo, Vita Galli, I, 32, MGH SRM IV, p. 309). « […] imitatores eius qui tradidit semetipsum pro nobis oblationem et hostiam Deo in odorem suavitatis » (Vita Gregorii Pape, 5, éd B. Colgrave, Cambridge, 1968, p. 80). Il y a certainement ici

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La métaphore de l’odeur d’encens dégagée par le saint-victime s’applique non seulement à sa vie terrestre, mais aussi à sa destinée post mortem. Ainsi, lors de l’elevatio du corps de saint Hubert quinze ans après sa mort, il est retrouvé intact ; et tandis qu’il est transporté solennellement vers une nouvelle sépulture, il exhale un parfum à la fois extraordinaire et reconnaissable : « De même qu’un parfum très doux s’exhale des encens, de même son corps répandait un parfum très doux199 ». Comme l’a noté Béatrice Caseau, les expressions de ce genre manifestent un renversement de tendance par rapport à l’attitude des premières générations de chrétiens. En effet, ceux-ci tendaient à nier la valeur de l’offrande d’encens matériel parce que l’Écriture considérait que la prière en constituait l’équivalent authentique. Par la suite, les saints orants commencèrent à devenir eux-mêmes l’offrande aromatique qu’ils offraient200. Un penser analogique Métaphores, symbolismes, images : quels que soient les termes que nous adoptons, les jeux d’analogies sont omniprésents dans nos sources narratives, dans lesquelles ils expriment fréquemment l’idée d’une correspondance entre l’esprit et le corps, entre le saint et le monde naturel. En voici quelques exemples. Saint Ansbert confirme une prédiction en rendant une partie d’un champ à jamais plus verdoyante qu’ailleurs : il manifeste ainsi sa propre verdeur spirituelle, lui qui « fleurissait comme un palmier dans la maison du Christ (cfr Ps. 91, 13)201 ». Ailleurs, c’est parce que l’évêque Mellitus « brûlait intensément du feu de la charité divine202 » qu’il fut capable de repousser les flammes de l’incendie matériel qui ravagea une partie de Canterbury. Cependant, on sait que le feu est une réalité ambivalente : il peut détruire et réchauffer ; en outre, il existe aussi les flammes du péché203. Ainsi, saint Benoît, en proie à une tentation sexuelle, se jette dans les ronces de sorte que « le feu est anéanti par le feu, tandis que les épines déchirent la chair / le feu charnel est anéanti par le feu céleste204 ».

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une réminiscence ou une allusion à Eph. 5, 2 : « estote ergo imitatores Dei… Christus dilexit nos et tradidit se ipsum pro nobis oblationem et hostiam Deo in odorem suavitatis… » « Ita sicut odor suavissimus de thimiamatibus exiens flagrat, ita corpus eius odorem suavissimum dabat » (Vita Hugberti, 20, MGH SRM VI, p. 496). « Prayer was creating a material fragrance similar to that of incense in the bodies of the constantly praying saints » (B. Caseau, ‘Evodia’, p. 250). « […] qui veluti palma in Christi domo florebat… » (Vita Ansberti episcopi Rotomagensis, 7, MGH SRM V, p. 624). « […] quia vir Dei igne divinae caritatis fortiter ardebat… » (HE, II, 7, p. 158). Césaire d’Arles explicite dans des sermons l’ambivalence du symbole « feu » : « Duo enim sunt ignes : est ignis caritatis de Spiritu sancto, est et ignis cupiditatis… » (Sermones, 96, 2, p. 393) ; « Ardent homines iracundia, ardent et gratia… » (Sermones, 100, 7, p. 410). « Ignis ab igne perit, lacerant dum viscera sentes / Carneus aethereo ignis ab igne perit » (Paulus Diaconus, De gestis Langobardorum,  I, PL 95, col.  470. L’épisode est d’abord rapporté par

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Troisième partie

La pureté morale des saints se manifeste parfois à travers l’incorruptibilité de leur corps. C’est le cas de l’abbesse de Faremoutiers Aethelburh, dont la tombe fut ouverte sept ans après la mort, et le corps trouvé « aussi préservé de la décomposition qu’il avait été exempt de la corruption de la concupiscence charnelle205… » En cas de doute à l’égard de la virginité d’une défunte, un corps retrouvé intact constitue une preuve irréfutable de sa vertu, comme le rapporte encore Bède à propos de Aetheltryth : Et de fait, le signe du miracle divin, par lequel la chair enterrée de cette femme ne put se corrompre, est preuve qu’elle se maintint non corrompue par le contact d’un homme206.

C’est en fait l’ensemble des vertus du saint, autrement dit sa sanctitas, qui rend son corps imputrescible et se manifeste en lui : « la sainteté, qui avait brillé en lui vivant, n’était pas cachée en lui mort207 ». D’autres textes éclairent cette réalité en expliquant, de façon plus théocentrique, que « le Seigneur habite dans ses saints208 ». Ceux-ci sont donc pour Lui un tabernacle :

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Grégoire le Grand dans Dial., II, 2). Cuthbert, ayant lui aussi éteint les flammes du péché en sa propre personne, était, à l’instar de Mellitus, en mesure de préserver du feu matériel, comme l’explique Bède : « Nec mirandum perfectos et fideliter Deo servientes viros tantam contra vim flammarum accipere potestatem, qui cotidiana virtutum industria et incentiva suae carnis edomare, et ‘omnia tela nequissimi ignea’ norunt ‘extinguere’ (Eph. 6, 16) » (Beda Venerabilis, Vita Cuthberti, XIV, ed. B. Colgrave, Two Lives of Saint Cuthbert, Cambridge, 1940, p. 202). On notera pourtant que le rapport d’analogie entre le saint et le monde est différent de cas en cas : si la verdeur du pré est positive et reflète la verdeur spirituelle d’Ansbert, le feu est ambivalent ; toutefois, tant le feu matériel destructeur que le feu immatériel mauvais –  celui du péché  – peuvent être vaincus par le feu divin. Plusieurs récits de Grégoire de Tours comportent l’élément igné (cfr G. de Nie, Views from a many-windowed tower, p. 133 sq.). Sur l’ambivalence du feu et sur son emploi symbolique, cfr G. Durand, « Feu (symbolisme du) », Encyclopaedia universalis, Paris, 1980, 6, p. 1051-1055 ; « Feu », dans P. Miquel, P. Picard, Dictionnaire des symboles mystiques, Paris, 1997, p. 499-532 ; J. Gaillard, « Feu », DS, 5, col. 247-273. Au sujet des conceptions philosophiques et religieuses de l’Antiquité en rapport avec le feu, on peut toujours se référer aux études de C.-M. Edsman, Le baptême de feu, Uppsala, 1940, et Ignis divinus. Le feu comme moyen de rajeunissement et d’immortalité : contes, légendes, mythes et rites, Lund, 1949. « […] ita intemeratum corpus invenere, ut a corruptione concupiscentiae carnalis erat inmune… » (HE, III, 8, p. 240). « Nam etiam signum divini miraculi, quo eiusdem feminae sepulta caro corrumpi non potuit, indicio est quia a virili contactu incorrupta duraverit » (ibid., IV, 19, p. 392). Milon, l’auteur de sermons sur la vie de saint Amand, exprime une conception identique au sujet de celui-ci : « [il fut] par la virginité du cœur et du corps le plus pur des vierges, ce que montra en outre, par l’incorruptibilité de ses membres, son corps digne d’honneur [qui fut] retrouvé non souillé » : « […] virginitate cordis ac corporis virgo mundissimus, quod etiam patefecit incorruptione membrorum suorum incontaminatum inventum honorabile eius corpus » (Milo, Vita Amandi, sermo 6, MGH SRM V, p. 475). « […] quia sanctitas, quae in vivente claruerat, in mortuo non latebat » (ibid., p. 472). « [… Dominus,] qui in sanctis habitat… » (Legenda Faustini, Iovittae et Caloceri, 25, éd. F. Savio, « La légende des saints Faustin et Jovite », AB, 15 (1896), p.  121). Cette citation de Ps. 112,  5 est une traduction indépendante de la Vulgate, mais très populaire au Moyen Âge : Thomas d’Aquin encore expliquera ce passage, à l’aide d’autres citations scripturaires, dans le proemium de son Expositio in orationem dominicam (cfr S. Thomae Aquinatis, Opuscula theologica, t. 2 : In

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Nous donc, qui sommes maintenant placés dans le corps, nous devons regarder ce que Dieu a opéré dans ses saints, dans lesquels, demeurant comme dans un splendide tabernacle, blanc et poli, et orné de la variété de leurs mérites et des fleurs de leurs vertus209 …

Le corps non corrompu du saint est la démonstration irréfutable que son esprit jouit d’ores et déjà de la vie éternelle, et même que celle-ci a d’ores et déjà imprégné sa chair mortelle. Mais il semble aussi que, inversement, la vie éternelle soit, dès la mort du saint, atteinte corporellement ; c’est ce qu’illustre cette oraison adressée à saint Fursy : Ô bienheureux Fursy, qui de toutes tes entrailles parviens déjà au royaume du Christ210…

Les miracles qui se produisent auprès du corps saint révèlent également que le saint ou la sainte se trouve déjà dans le Paradis211. Ces liens du corps et de l’âme permettent alors de comprendre pourquoi les saints du haut Moyen Âge sont très souvent décrits comme pourvus de toute beauté physique autant que spirituelle : le corps est le reflet de l’âme. Et lorsque le saint subit une déformation corporelle, celle-ci ne peut être qu’une épreuve temporaire : après douze années, Lubin (Leobinus) est finalement guéri d’une tumeur au nez212 ; quant à Aetheltryth, après avoir été affectée d’une énorme tumeur à la machoire qui entraîna probablement sa mort, on découvrit des années plus tard, lors de son exhumation, qu’elle ne portait plus trace de son mal213. L’adéquation dans la personne du saint de l’apparence physique à l’invisible est une exigence si vivement ressentie qu’elle est parfois exprimée par des moyens paradoxaux. Nous en voulons pour preuve cette phrase concluant le portrait de Lambert de Liège : « de la plante du pied jusqu’au sommet de la tête, il fut irréprochable214 ». Or cette formule se retrouve, certes, dans la Bible, mais dans au moins

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orationem dominicam, videlicet ‘Pater noster’ expositio, éd. R. M. Spiazzi, 2e éd., Taurini - Romae, 1953. Le texte est accessible sur le site Internet du Corpus Thomisticum : [http ://www.corpusthomisticum.org/csu00.html]). « Unde nos, qui nunc sumus in corpore positi, aspicere debemus, quae operatus est Deus in sanctis suis, in quibus tamquam in splendidum candidumque ac levigatum meritis tabernaculum diversisque virtutum floribus adornatum resedens… » (VP, IV, incipit, p. 223). « ‘O beate Furseae, qui totis visceribus iam pergis ad Christi regnum…’ » (Virtutes Fursei abbatis Latiniacensis, 17, MGH SRM IV, p. 446). Cet emploi de viscera constitue un nouvel exemple de juxtaposition indissociable des sens métaphorique et littéral. Dans une lettre de Paulin de Nole, au contraire, ce terme était affecté d’une signification métaphorique : « [spes, fides et caritas,] quae sunt et viscera misericordiae et ossa patientiae et totius membra virtutis » (Paulinus Nolanus, Epistulae, 1, 1, p. 156. La lettre est datée de 395). « […] la puissance sortant de sa tombe proclame qu’il habite dans le Paradis » : « […] eumque inhabitare paradiso, prodit virtus egrediens de sepulchro » (GC, 52, p. 329). Grégoire de Tours parle ici d’un saint évêque nommé Theomastus. Cfr Vita Leobini, 33-34. Cfr HE, IV, 19, p. 394. « […] a planta pedis usque ad verticem capitis fuit inreprehensibilis » (Vita Landiberti episcopi Traiectensis vetustissima, 4, MGH SRM VI, p. 357).

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Troisième partie

trois contextes négatifs. Dans le livre du Deutéronome, elle s’inscrit dans une longue série de menaces envers Israël s’il ne respecte pas les commandements divins215 ; Job lui-même est frappé par Satan d’un ulcère « des pieds à la tête216 ». On observe donc que le rédacteur de la Vie de Lambert a complètement inversé le sens assumé dans les Écritures par les mots « a planta pedis usque ad verticem » : alors que, dans le texte biblique, elle est associée à la punition pour les péchés ou à une aggression diabolique, elle désigne dans la Vie du saint la totalité de sa perfection corporelle ! Cet exemple en dit long sur la manière dont les écrivains chrétiens sont imprégnés de l’Écriture et comment ils en ‘jouent’217. La correspondance entre le corps saint et la perfection divine est parfois exprimée à travers le paradoxe de la transmutation de ce qui est sale ou dégoûtant en ce qui est attrayant. Jean Climaque raconte que, trois jours après sa mort, le saint moine Ménas dégageait un excellent parfum ; son cercueil ayant été ouvert, on vit de la myrrhe parfumée coulant des pieds du défunt ; le supérieur expliqua alors : « les sueurs de ses membres et de ses travaux ont été offertes à Dieu comme de la myrrhe, et Dieu les a véritablement agréées218 ! ». Autrement dit, la myrrhe s’écoulant du corps est de la sueur miraculeusement transformée. Les liens étroits passant entre le corps et l’esprit se manifestent également, de diverses manières, dans les châtiments subis par les pécheurs219. La maladie, la lèpre surtout, est une marque du péché220. De façon plus ponctuelle, la main d’un meunier qui a aiguisé son outil le dimanche est frappée de paralysie et commence à se gangréner221 ; un feu consume les parties génitales de ceux qui avaient accusé saint Arnoul de n’être pas chaste, « de sorte qu’ils éprouvaient en eux-mêmes le châtiment lié à ce dont ils avaient calomnié le saint évêque222 ». 215

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« […] percutiat te Dominus ulcere pessimo in genibus et in suris sanarique non possis a planta pedis usque ad verticem tuum » (Deut. 28, 35 ; Vulg.). Ce châtiment est présenté comme actuel dans la triste situation d’Israël que décrit le début du Livre d’Isaïe : « […] a planta pedis usque ad verticem non est in eo sanitas vulnus et livor et plaga tumens non est circumligata nec curata medicamine neque fota oleo… » (Is. 1, 6 ; Vulg.).  « […] egressus igitur Satan a facie Domini percussit Iob ulcere pessimo a planta pedis usque ad verticem eius… » (Iob 2, 7 ; Vulg.). Ce qui ne signifie pas que ces ‘jeux’ soient irrationnels – ce qu’affirmait de manière un peu trop péremptoire G.  Duby à propos d’un passage des Confessions théologiques de Jean de Fécamp (v. 990-1078) : « Cette pensée n’est pas rationnelle ; elle chemine selon les voies de l’exégèse et des méditations claustrales, au fil des analogies, des associations de mots, en quête de correspondances et de résonnances verbales » (G. Duby, L’An Mil, Paris, 1993, p. 283). Jean Climaque, L’Échelle sainte, IV, 37, trad. P. Deseille, Bégrolles-en-Mauges, 1978, p. 69-70. Cfr G. de Nie, Views from a many-windowed tower, p. 35-36 ; R. Van Dam, Saints and their Miracles in Late Antique Gaul, Princeton, 1993, p. 88. Le cas de la lèpre est toutefois empreint d’ambiguïté, comme le montre Fr.-O. Touati, Maladie et société au Moyen Âge. La lèpre, les lépreux et les léproseries dans la province ecclésiastique de Sens jusqu’au milieu du xiv e siècle, Paris - Bruxelles, 1998, p. 188 sq. Cfr Vita Austrigisili episcopi Biturigi, 13. « […] ut de quibus pontificem sanctum detraxerant, in ipsis poenam sentirent » (Vita Arnulfi, 13, MGH SRM II, p. 437).

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Les saints eux-mêmes sont soumis à cette loi : c’est parce que Aetheltryth avait, dans sa jeunesse, aimé porté des colliers qu’elle fut frappée d’une tumeur au cou223. Corps et esprit sont liés d’une autre façon encore dans l’expérience de Fursy, qui conserva toute sa vie la marque d’une brûlure purificatrice infligée lors de son voyage dans l’Au-delà224. Grégoire le Grand explicite ce principe dans un passage des Dialogues. À la question du diacre Pierre lui demandant s’il existe « une autorité scripturaire pour montrer que les péchés charnels sont punis par la puanteur225 », il répond : Oui, car le Livre de la Genèse nous l’atteste : ‘Sur les Sodomites, le Seigneur fit pleuvoir feu et soufre’. Ainsi le feu les brûlait et la puanteur du soufre les asphyxiait. Ils avaient brûlé d’un amour illicite pour la chair corruptible, ils périrent dans cet incendie nauséabond226.

Aux yeux de Grégoire le Grand, cette affirmation a une portée morale, qu’il avance aussi dans ses Moralia in Iob227. L’esprit et le corps sont liés dans l’exercice des vertus ou des vices, ainsi que dans la récompense ou la punition qu’ils en reçoivent. On peut également discerner dans le texte à peine cité une intention pastorale, dans la mesure où les Dialogues devaient sans doute, à divers degrés, servir à la prédication228. Ailleurs, la contemplation d’un corps saint retrouvé intact et l’expérience de l’ineffable parfum qu’il exhale amènent tout un exposé doctrinal sur le salut opéré par Dieu : Mais parce que tout est possible à celui qui tout possède, nous louâmes avec les hymnes que nous pouvions notre Créateur : alors que nous n’étions rien, il nous a façonnés ; alors que, en rançon de nos péchés, nous nous en retournions au seul néant, pour la seconde fois, oublieux de notre séduction par le diable, il nous recréa. À lui la louange pour l’éternité et dans les siècles des siècles. Amen229.

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Cfr HE, IV, 19, p. 396. « Qui postmodum in corpore restitutus, omni vitae suae tempore signum incendii, quod in anima pertulit, visibile cunctis in humero maxillaque portavit, mirumque in modum quid anima in occulto passa sit, caro palam praemonstrabat » (HE, III, 19, p. 274). « Putamusne hoc auctoritate sacri eloquii posse monstrari, ut culpae carnalium foetoris poena puniantur ? » (Dial., IV, 38, 6, trad. P. Antin, p. 139). « Potest. Nam libro Geneseos adtestante didicimus quia super Sodomitas Dominus ignem et sulphurem pluit, ut eos et ignis incenderet, et foetor sulphuris necaret. Quia enim amore inlicito corruptibilis carnis arserant, simul incendio et foetore perierunt… » (ibid., IV, 39). Cfr Moralia in Iob, XIX, 23. Cfr S. Boesch Gajano, « Dislivelli culturali e mediazioni ecclesiastiche nei ‘Dialogi’ di Gregorio Magno », Quaderni storici, 41 (1979), p. 407-409. « Sed quia possibilia omnia sunt omnia possidenti, laudavimus ymnis quibus potuimus Creatorem nostrum, qui, dum nihil eramus, plasmavit nos, et dum culpis exigentibus ad nihilum demum reverteremur, iterum, diaboli seductione oblita, restauravit nos ; cuius laus est in aeternum et in saecula saeculorum. Amen » (Ermanricus, Sermo de vita sancti Sualonis dicti Soli, 10, MGH Script. XV, p. 162). Sur ce texte et son auteur, cfr supra, p. 303 sq.

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Troisième partie

Dans ce cas, le sort du saint est présenté comme un motif d’espérance pour les témoins du miracle et, à travers eux, pour les fidèles qui écouteront leur récit : Dieu, pour qui « possibilia omnia sunt », et qui préserve le saint de la décomposition, aura miséricorde des uns et des autres également. Ainsi, la description du miracle devient le point d’appui d’un discours doctrinal adressé aux auditeurs de la Vie du saint – l’usage public du texte est indiqué par la doxologie finale, suivie de l’« amen ». Nous sommes en fait en présence d’un ‘circuit analogique’ : le corps saint est retrouvé intact et odorant : tout est possible à Dieu : il conservera les fidèles dans son salut. Dans cet exemple, la démonstration analogique porte sur l’économie divine du salut : création et rédemption. Des textes hagiographiques plus anciens concernaient la résurrection des morts. Sulpice Sévère, déjà, décrivait de la sorte saint Martin mort : son aspect était tel qu’il semblait se manifester en quelque sorte dans la gloire de la résurrection future et dans la nature d’une chair transfigurée230.

Grégoire de Tours, pour sa part, semble avoir eu très à cœur l’affirmation du sort final des justes : ils ne doivent pas être donnés aux vers ni à la mort, mais doivent être rendus égaux à l’éclat de la lumière du soleil et glorifiés par leur conformation au corps du Seigneur231.

Ces exemples et tant d’autres encore illustrent à quel point le penser analogique est, sous une diversité de formes, présent dans l’hagiographie. Mais, de ce point de vue, celle-ci ne constitue pas un monde clos ; elle participe, au contraire, de modes de pensée dont on lit les expressions déjà dans les livres bibliques (typologie, allégorie, métaphore…), et qui ont ensuite été développés et théorisés par l’exégèse juive et chrétienne ; ils se retrouvent dans la doctrine des sacrements, mais également dans la littérature ascétique232. Si nous revenons au culte des saints, il est frappant de constater l’ambivalence d’un terme aussi central que reliquiae : désignant à l’origine spécifiquement les restes mortels – des saints en l’occurrence233 –, il en vient à être employé pour d’autres objets, les ‘reliques de contact’, l’équivalent spirituel, mais réel, des reliques corporelles234. Or dans l’Antiquité tardive, les deux acceptions se juxtaposent,

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« Iam enim sic videbatur, quasi in futurae resurrectionis gloria et natura demutatae carnis ostensus esset » (Sulpicius Severus, Epistulae, 3, 17, éd., trad., J. Fontaine, Paris, 1969, p. 342-343). « […] non vermi non morituro dandos, sed luci solis claritati aequandos ac dominici corporis conformationi clarificandos ! » (GC, 51, p. 328). Sur cet aspect de l’œuvre de Grégoire de Tours, cfr supra, p. 307-309. Pour un thème particulier, celui des rapports entre liquides corporels et larmes de componction, on lira l’ouvrage de P. Nagy, Le don des larmes, Paris, 2000. Ce n’est que vers la fin du ive siècle que reliquiae prend le sens de « reliques de saints » (cfr H. Leclercq, « Reliques et reliquaires », DACL, 14, col. 2295-2297). On se reportera à l’étude approfondie de J. M. McCulloh, « The cult of relics in the letters and Dialogues of Pope Gregory the Great : a lexicographical study », Traditio, 32 (1976), p. 145-184.

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parfois se mêlent. D’ailleurs, dans le cadre général de la Weltanschauung de la période, l’univers était conçu comme un tout harmonieux, un continuum de correspondances, dans lequel tout phénomène sensible était, de degré en degré, le reflet de ‘formes’ invisibles et éternelles dotées d’une réalité supérieure235. Le parfum des Écritures Dans les pages précédentes, nous avons rencontré diverses formules et citations d’origine biblique. Cela nous amène à nous interroger sur la présence, dans les textes hagiographiques, d’éléments olfactifs provenant de l’Écriture. Il est inutile de répéter ce que tant d’autres ont si bien dit, à savoir que l’écriture des hagiographes – « vocabulaire, images poétiques, procédés de composition, style et grammaire même236 »  – est fréquemment, mais de différentes façons, imprégnée de l’Écriture sainte237. Dans les monastères surtout238, la Bible façonnait l’existence et l’esprit, et les alimentait continuellement, dès l’apprentissage et la pratique de la lecture, puis dans l’exercice quotidien de cette forme très particulière de lecture qu’est la lectio divina et la meditatio, mais aussi dans la récitation chaque jour des psaumes, dans l’écoute des lectures liturgiques… En outre, c’est précisément dans la période qui nous retient que le travail de copie des textes bibliques s’introduit dans les pratiques monastiques, parmi lesquelles il assume une dignité nouvelle, à la fois spirituelle et intellectuelle239. Nous ne pourrions mieux faire, pour exprimer cette présence de la Bible dans la culture monastique, que de reprendre les mots d’un des meilleurs connaisseurs de celle-ci : 235

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Cfr P. Brown, L’essor du christianisme occidental. Triomphe et diversité, Paris, 1997, p. 375 ; G. de Nie, « History and Miracle : Gregory’s Use of Metaphor », in The World of Gregory of Tours, p. 262263. On peut voir comment les différents éléments de cette vision du monde confluent dans l’œuvre d’Isidore de Séville (cfr J. Fontaine, Isidore de Séville et la culture classique dans l’Espagne wisigothique, 2e éd. rev. et corr., Paris, 1983, vol. 2, p. 647 sq.). J. Leclercq, « L’Écriture sainte dans l’hagiographie monastique du haut Moyen Âge », La Bibbia nell’alto medioevo, Settimane di studio, 10 (1962), Spoleto, 1963, p. 110. Nous renvoyons encore aux travaux publiés sur ces questions par M. Van Uytfanghe, en particulier : « L’empreinte biblique sur la plus ancienne hagiographie occidentale », dans Le monde latin antique et la Bible, dir. J. Fontaine, Ch. Pietri (Bible de tous les temps 2), Paris, 1985, p. 565-611 ; « Modèles bibliques dans l’hagiographie », dans Le Moyen Âge et la Bible, dir. P. Riché, G. Lobrichon (Bible de tous les temps 4), Paris, 1984, p. 449-488. L’exemple des Dialogues de Grégoire le Grand est présenté dans J. M. Petersen, The ‘Dialogues’ of Gregory the Great in their Late Antique Cultural Background, Toronto, 1984, p. 25 sq. Voir J.  Biarne, « La Bible dans la vie monastique », dans Le monde latin antique et la Bible, dir. J. Fontaine, Ch. Pietri, p. 409-429. En dehors des monastères, la culture biblique était, entre le vie et le viiie siècles, généralement très superficielle, et ce non seulement pour l’immense majorité des laïcs, mais aussi pour beaucoup de clercs. Le Psautier était le livre biblique le plus utilisé (cfr P. Riché, Éducation et culture dans l’Occident barbare. vi e-viii e siècle, 4e éd. rev. et corr., Paris, 1995, p. 223-224, 229 sq.) ; il en va de même à l’époque carolingienne, où il constitue toujours la base de l’instruction, comme le montre l’Admonitio generalis de 789. Cfr S. Pricoco, « Alcune considerazioni sul linguaggio monastico », Cassiodorus, 5 (1999), p. 177178.

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Troisième partie

Les mémoires […] étaient meublées de souvenirs scripturaires […] ; cet ouvrage était l’aliment le plus fréquent des lectures publiques et privées, des commentaires qu’on lisait ou qu’on entendait. À une époque où les textes, multipliés, dispersent notre attention, nous rendent difficile de faire du même ouvrage, fût-il l’Écriture sainte, une lecture que l’on qualifiait alors d’‘assidue’ et de ‘continue’, nous avons peine à saisir à quel point, avec quelle profondeur et quelle intensité, les mots, les faits, les images et les idées de ce livre par excellence pouvaient se graver dans les esprits240.

Les règles monastiques latines sont d’ailleurs étroitement modelées sur la Bible, que ce soit le Praeceptum d’Augustin ou la Règle de saint Benoît241. Cette consécration à l’Écriture est bien illustrée par l’attitude du jeune Lubin (Leobinus), au vie siècle, qui, en l’absence de parchemin ou de tablettes, apprit à lire avec des lettres inscrites sur sa ceinture : ceint de la ceinture du célibat comme d’un lys blanc et odorant, il portait autour des reins une ceinture portant inscrites les Écritures de la vérité242.

C’est donc une double ceinture, métaphorique et matérielle, qui entoure le saint de parfum. Vertu et Écriture vont de pair. La lecture d’autres Vitae montre que non seulement le lys du célibat exhale son parfum, mais aussi l’Écriture sainte. Ainsi, saint Germer de Flay « portait dans le cœur le parfum des divines écritures243 ». En jouant sur l’ambivalence de virtus, on dira aussi que certains miracles (virtutes) ont leur source directement dans l’Écriture. Revenons sur le souvenir d’enfance de Grégoire de Tours que nous avons évoqué plus haut244  : alors que son père souffrait d’attaques de goutte, Grégoire eut des visions d’un personnage qui lui demanda s’il avait lu le livre de Josué, puis celui de Tobit ; comme l’enfant répondit qu’il ne les avait pas encore lus, le personnage lui indiqua dans ces textes les moyens de soulager son père  ; c’est ainsi que la mère de Grégoire, ayant entendu le récit de l’enfant, suivit le modèle du livre de Tobit245 : comme l’avait indiqué la vision, un poisson fut pêché, ses 240 241 242

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J. Leclercq, « L’Écriture sainte dans l’hagiographie monastique », p. 124-125. Cfr S. Pricoco, « Alcune considerazioni sul linguaggio monastico », p. 179-180. « […] ipse caelibatus zona circumdatus candoris instar fraglantis lilii circa renes haberet cingulum litteris inscriptum veritatis » (Vita sancti Leobini, 2, MGH Auct. Ant. IV/2, p. 73). Bien que Lubin soit mort vers 558, sa Vie date peut-être seulement de l’époque carolingienne (cfr H.  Platelle, « Leobino », BS, 7, col.  1185 ; C.  Deremble-Manhes, « Saint Lubin, mutation d’un thème du temps carolingien au vitrail de Chartres », dans Les fonctions des saints dans le monde occidental (iii e-xiii e s.), p. 295-317). « […] in pectore divinarum scripturarum flagranciam gestabat » (Vita Geremari abbatis Flaviacensis, 12, MGH SRM IV, p. 631). GC, 39, p. 322. Cfr Tob. 6, 1-9 ; 11, 10-13. On notera que, chez Grégoire comme dans le texte biblique, c’est du fils que provient le traitement du père ; en revanche, les maladies sont différentes, de même que le mode d’administration du remède : il faut donc entendre le terme ‘modèle’ de manière assez lâche, peut-être parce que Grégoire, même parvenu à l’âge adulte, n’était pas familier de ce livre

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entrailles déposées sur des braises près du malade. Grégoire conclut : « Dès que la fumée odorante parvint à mon père, aussitôt le gonflement et la douleur s’en allèrent246 ». Dans ce récit très personnel de Grégoire, l’odeur guérisseuse découle explicitement de celle révélée par l’ange Raphaël au fils de Tobit ; peutêtre Grégoire a-t-il même pensé que le personnage de sa vision d’enfance avait été une nouvelle apparition de Raphaël ? Le parfum des Écritures est aussi celui du Verbe incarné, comme l’indique la littérature chrétienne antique247. La ‘présence scripturaire’ du parfum divin se déploie dans un certain nombre de passages bibliques, auxquels les hagiographes se réfèrent, ouvertement ou non. Nous avons vu plus haut des exemples d’emploi de la phrase, entière ou tronquée : « Ecce odor filii mei tamquam odor agri quem Dominus benedixit248 ». C’est un texte fréquemment commenté par les auteurs chrétiens de l’Antiquité et sur lequel, à la même époque que nos Vitae, Bède, par exemple, retourne encore249. On sait aussi l’importance du corpus exégétique patristique et médiéval consacré au Cantique des Cantiques250. Il n’est donc pas surprenant de lire que certaines Vies de saint font appel aux images aromatiques de ce poème. La Vie de Didier de Cahors, par exemple, fait suivre la mort du saint par un long collage de citations bibliques illustrant sa grandeur ; l’une d’elles est justement : « Post te in odorem unguentorum tuorum currimus251 » (Cant. 1, 3). De son côté, l’auteur de la Vie de sainte Aldegonde recourt au Cantique pour proclamer l’immense diffusion de la Parole divine à travers la prédication et les exemples des saints : Partout, à travers ses membres, le Sauveur brille. Son nom est une huile parfumée répandue ; partout le tonnerre retentit, partout il pleut à travers l’Évangile, à travers les apôtres, à travers les docteurs, à travers les exemples des saints252.

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biblique précis. Pourtant, celui-ci existait aussi bien dans la traduction de Jérôme (Vulgate) que dans une ancienne version latine (cfr Introduction au Livre de Tobit, dans TOB, p. 1978-1979). Cela dit, le langage des œuvres de Grégoire est « profondément empreint » de la Bible, surtout des Psaumes et du Nouveau Testament (M. Bonnet, Le latin de Grégoire de Tours, p. 54). « Ad ubi primum fumus odoris patrem attigit, protinus tumor dolorque discessit » (GC, 39, p. 322). Cfr en Première Partie notre chapitre sur « La bonne odeur de Dieu », passim. Gen. 27, 27. Cfr Beda Venerabilis, Hexaemeron, II, PL 91, col. 104 ; Commentarii in Pentateuchum : Genesis, XXVII, ibid., col. 251. On se référera à l’étude de E. A. Matter, The Voice of My Beloved. The Song of Songs in Western Medieval Christianity, Philadelphia, 1990. Cant. 1, 3, cit. in Vita Desiderii Cadurcae urbis episcopi, 55, MGH SRM IV, p. 601. Il s’agit d’une version précédant celle de la Vulgate et proche de celles utilisées par un Ambroise (cfr De mysteriis, VI, 29) ou un Augustin (cfr Confessiones, XIII, 15, 18 ; In Epistolam Iohannis ad Parthos Tractatus 26, 5). Sur ces questions, voir la synthèse de E. A. Matter, The Voice of My Beloved, p. xxxiv-xxxv. Voir aussi D. De Bruyne, « Les anciennes versions latines du Cantique des Cantiques », Revue bénédictine, 38 (1926), p. 97-122. « Ubique per membra sua Salvator coruscat. Oleum effusum nomen ejus ; ubique tonat, ubique pluit per Evangelium, per apostolos, per doctores, per exempla sanctorum » (Vita sanctae Aldegundis abbatissae Malbodiensis, prol., PL 132, col. 860).

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Troisième partie

Dans ce texte, c’est le verset précédent du Cantique qui est cité, légèrement adapté : « oleum effusum nomen tuum » (1, 2). La présence d’un autre texte biblique, extrait des lettres de Paul, apparaît en filigrane dans les Vies de saints : Grâce soit rendue à Dieu qui, par le Christ, nous emmène en tout temps dans son triomphe et qui, par nous, répand en tout lieu le parfum de sa connaissance. De fait, nous sommes pour Dieu la bonne odeur du Christ253…

On lit ainsi dans les Vies des Pères du Jura, ouvrage déjà cité : fraglabat ubique bonus odor servorum Domini nostri Iesu Christi254.

La Bible est présente dans nos récits selon d’autres modalités encore, comme le montre la Vie de Wynnebald. Dans le chapitre relatant l’exhumation du saint en vue de sa translation, son auteur, la nonne Hugeburc, fait mention de doutes nourris par l’évêque à l’égard de l’état du corps. Et Hugeburc de l’interpeller à travers sa rédaction : Mais toi, évêque, abandonne l’abattement et la tristesse de ton esprit : pour toi, le Seigneur, qui autrefois fit ressusciter et revivre Lazare puant d’une mort remontant à quatre jours, conservait dans le tombeau Wynnebald rendu ferme et saint255.

Ici, nous n’avons pas une citation textuelle du texte biblique, mais plutôt un épisode entier de l’Évangile qui est utilisé comme horizon de référence explicite : celui de la résurrection de Lazare (cfr Ioh. 11). L’adresse de Hugeburc à l’évêque exprime la conviction de la continuité entre le temps de l’Évangile et celui de l’Église de la seconde moitié du viiie siècle : le Christ réalise toujours des miracles extraordinaires. Cette affirmation se situe toutefois sur le plan de l’analogie : Wynnebald n’a pas été ressucité d’entre les morts à l’exemple de Lazare, mais, grâce au Christ, il a été « conservé en sûreté sur la terre dans sa tombe et couronné sans fin dans le ciel256 ».

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II Cor. 2, 14-15. Au sujet de ce texte, voir notre Première Partie, p. 43-44. Si les Pères ont commenté le verset suivant, il est apparemment rarement utilisé dans les sources hagiographiques. Or II  Cor. 2,  16 était, comme les versets précédents, susceptible d’éclairer des circonstances concrètes, comme le montre une lettre de Paulin de Nole. En 395, celui-ci écrit à Sulpice Sévère pour l’encourager à persévérer dans sa conversion à l’ascétisme malgré les critiques et les oppositions qu’elle suscite chez les païens et les adversaires de l’ascétisme : c’est dans ce contexte qu’il mentionne « l’odeur de mort pour la mort de ceux qui se perdent » (ceux qui ne croient pas en l’incarnation et la crucifixion du Fils de Dieu) et « l’odeur de vie pour la vie » (des croyants) (cfr Paulinus Nolanus, Epistulae, 1, 2, p. 158). Vita patrum Iurensium, 111, p. 354. « Sed tu, episcopo, mentis mestitiam tristitiamque depones, qui ille Dominus, qui quondam Lazarum quadriduanum funere fetidum resurgere revixereque fecit, ille nunc solidatum atque sanctificatum Wynnebaldum in sepulchro servabat » (Hugeburc, Vita Wynnebaldi abbatis Heidenheimensis, 13, MGH Script. XV, p. 116). Sur l’ensemble du chapitre, cf. supra, p. 300-303. « […] ille tutus in terra tenebatur in tumba et sine fine coronatus in caelo » (ibid.).

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On pourrait poursuivre la recherche dans les textes hagiographiques de références bibliques liées à notre sujet257, mais cela ne déboucherait pas nécessairement sur des résultats très significatifs, tant les effets de remplois, d’échos, de réminiscences, sont multiples. Prenons-en pour exemple un type de miracle fréquent dans l’hagiographie du haut Moyen Âge : la multiplication de vin, ou la transformation d’eau en vin, avec pour résultat que le produit miraculeux possède un extraordinaire parfum258. Il se pourrait bien que ces miracles fassent écho, sur le mode de la typologie259, à celui accompli par Jésus aux noces de Cana260, mais les textes que nous avons rencontrés ne l’explicitent pas. Langage figuré et métaphores  : bilan La présentation de métaphores insérées dans les textes hagiographiques nous a permis de dégager quelques champs métaphoriques fondamentaux : les fleurs et les odeurs végétales ; le parfum des vertus et d’une bonne réputation ; l’odeur agréable du sacrifice et de la prière261. Dans le contexte de la production hagiographique du haut Moyen Âge, les traditions confluant dans ces métaphores nous paraissent tirer leur source essentiellement de la Bible. Il est vrai que les images florales et aromatiques sont présentes dans la littérature classique, et que les hagiographes les auront sans doute lues chez les quelques auteurs latins (Virgile en premier lieu) qui leur étaient accessibles, indirectement sans doute262, et plus tard à travers des florilèges263. Toutefois, fleurs et plantes 257

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Nous avons d’ailleurs laissé de côté celles qui pouvaient concerner une thématique proche, celle de la préservation miraculeuse des corps saints. Mentionnons que l’auteur de la Vie de saint Hubert, dans son récit de l’exhumation du saint retrouvé « rajeuni », cite les phrases : « haec mutacio dextere excelsi » (Ps. 76, 11) et « Et capillus de capite vestro non peribit » (Luc. 21, 18). Sur un plan général, la seule constatation de la virtus émanant d’une tombe sainte démontre la vérité, pour Grégoire de Tours, des paroles du Christ : « Qui credit in me, etiamsi moriatur, vivit. Et omnis qui vivit et credit in me non morietur in aeternum » (Ioh. 11, 25-26, cit. in GC, 52, p. 329). Cfr Sisebutus, Vita Desiderii Viennensis, 12 ; Vita Desiderii Cadurcae urbis, 43 ; Vitae Audomari, Bertini, Winnoci, 19. Nous n’entrons pas dans le sujet des formes d’écriture typologiques dans l’hagiographie. Outre les études citées de M. Van Uytfanghe, on pourra se reporter au travail de C. Veyrard-Cosme, « Typologie et hagiographie en prose carolingienne : mode de pensée et réécriture. Étude de la Vita Willibrordi, de la Vita Vedasti et de la Vita Richarii d’Alcuin », dans Écriture et modes de pensée au Moyen Âge (viii e-xv e siècles), éd. D. Boutet, L. Harf-Lancner, Paris, 1993, p. 157-186. Cfr Ioh. 2, 1-11. De nombreux autres exemples en sont fournis, jusqu’au Moyen Âge central, dans l’article « odor » de Fr. Blatt, Novum Glossarium Mediae Latinitatis. Cfr E. R. Curtius, La littérature européenne et le Moyen Âge latin, (1ère éd. all. 1947), Paris, 1991, p.  310-322 ; P.  Riché, Éducation et culture, passim ; L.  Holtz, « Classiques (Connaissance des) », dans Dictionnaire du Moyen Âge, dir. Cl. Gauvard, A. de Libera, M. Zink, Paris, 2002 (coll. « Quadrige » 386), p.  296. En rapport avec cette thématique, on lira aussi les observations de J.-Y. Tilliette, « Classiques (Imitation des) », ibid., p. 298-300. Les plus anciens florilèges médiévaux d’auteurs classiques ne datent que de l’époque carolingienne (cfr L. Holtz, « Florilège classique », dans Dictionnaire du Moyen Âge, p. 538).

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Troisième partie

parfumées sont tout autant présentes dans la Bible264, au point que celle-ci est à son tour conçue comme locus odorant : ‘Mon Bien-Aimé est descendu à son jardin, aux parterres embaumés, pour paître son troupeau dans les jardins, et pour cueillir des lis’ (Cant. 6, 2). Ce jardin et ce lieu de délices dans lequel l’époux est descendu près de l’épouse, c’est la lecture des Saintes Écritures, au milieu desquelles il cueille des lis, des violettes, des roses et des parfums divers, pour en remplir les vases des âmes fidèles et en répandre devant le Seigneur le suc odorant265.

Au vu de la place suréminente accordée à la Bible dans les monastères, où vivaient la plupart des hagiographes de notre période, il est certain qu’elle fut, par l’intermédiaire de différents canaux266, la source principale des formules et des métaphores que nous avons lues. Ou du moins peut-on dire qu’elle revêtit de son auctoritas sans égale des éléments que les écrivains empruntaient, consciemment ou non, à la littérature classique : dans tous les cas, la Bible en constituait l’horizon religieux et culturel267. Si cela est vrai des métaphores florales et végétales, ce l’est encore plus pour les autres champs métaphoriques que nous avons définis, comme le montre l’emploi de citations scripturaires, ou simplement d’allusions à la Bible. Dans celle-ci, une place à part doit être faite au texte paulinien de la seconde lettre aux Corinthiens (II Cor. 2, 14-15) : il pouvait être relié aussi bien à l’odeur de la renommée (« Dieu qui, […] par nous, répand en tout lieu le parfum de sa connaissance ») qu’avec celle du sacrifice (« de fait, nous sommes pour Dieu la bonne odeur du Christ »). Toutefois, la mention très fréquente de l’offrande du saint en victime d’agréable odeur à Dieu fait écho non seulement à ce verset de Paul, mais également à nombre de formules bibliques plus anciennes268. En outre, la conception de l’odeur suave montant du saint vers Dieu a pour modèle le Christ lui-même, selon un autre texte paulinien : « tradidit se ipsum pro nobis oblationem et hostiam Deo in odorem suavitatis » (Eph. 5, 2). 264

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Par exemple : « quasi rosa plantata super rivum aquarum fructificate quasi libanus odorem suavitatis habete » (Eccli. 39, 17-18 ; Vulg.). Autres ex. : Eccli. 24, 18-23 ; 50, 8 ; Sap. 2, 7-8 ; etc. Hieronymus, Explanatio in Malachiam prophetam, III, cit. dans P. Miquel, P. Picard, Dictionnaire des symboles mystiques, p. 90. La liturgie surtout, mais aussi les Pères, ainsi que les lectures hagiographiques (cfr J. Leclercq, « L’Écriture sainte dans l’hagiographie monastique », p. 126). Toute approche de ces questions doit être nuancée, car on sait que l’attitude générale des lettrés à l’égard des auteurs classiques ne fut pas monolithique, mais ambivalente ; d’autre part, les témoignages disponibles sur les études libérales dans les monastères sont contradictoires (cfr J. Leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu. Initiation aux auteurs monastiques du Moyen Âge, 3e éd. corr., Paris, 1990, p. 108-141). Pour une vue d’ensemble de l’éducation dans le haut Moyen âge, voir P. Riché, Éducation et culture ; sur la transmission de la culture antique et ses « médiateurs », cfr M. Banniard, Genèse culturelle de l’Europe. v e-viii e siècle, Paris, 1989. Des formules qui, évidemment, étaient les références de Paul. Deux exemples parmi beaucoup : « […] offeres totum arietem in incensum super altare oblatio est Domini odor suavissimus victimae Dei » (Ex. 29, 18 ; Vulg.) ; « […] oblatio iusti inpinguat altare et odor suavitatis est in conspectu Altissimi / sacrificium iusti acceptum est… » (Eccli. 35, 8-9 ; Vulg.).

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Il n’en demeure pas moins que, dans les récits d’exhalaisons miraculeuses, ces citations textuelles ou quasi-textuelles de l’Écriture sont rares. En effet, non seulement nous n’en lisons que quelques occurrences dans des dizaines de documents, mais les textes bibliques identifiables se réduisent par ailleurs à ceux que nous venons de présenter : Gen. 27,  27 ; Cant. 1,  3 ; II  Cor.  14-15. Il est d’ailleurs symptomatique d’observer qu’un même texte est utilisé dans des contextes et des sens très divers : l’odeur du champ de Gen. 27, 27 peut désigner le parfum du saint individuel ou celui de l’ensemble des saints dans l’Église, et elle peut être évoquée dans le cours de la narration aussi bien que dans une préface. En d’autres mots, lorsque les hagiographes devaient parler des odeurs, ils ne recouraient qu’à un nombre très restreint de références bibliques269. Il est probable qu’ils retenaient surtout celles qui revenaient régulièrement dans les lectures liturgiques, ou dont ils pouvaient lire des commentaires chez les Pères270. Quelles que soient les métaphores et leurs origines, elles interviennent autant dans la partie narrative des textes hagiographiques que dans les préfaces, prologues ou incipit. Considérant chaque texte comme un tout, nous n’avons pas voulu utiliser ce critère pour distinguer deux catégories de métaphores, mais il est vrai que les textes introductifs ou dédicatoires se prêtent particulièrement aux effets rhétoriques et à la citation d’autorités. C’est pourquoi il nous paraît d’autant plus intéressant de retrouver certains de ces 269

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Paul lui-même reprend presque littéralement, dans la lettre aux Philippiens, la formule « hostiam Deo… odorem suavitatis » (Eph. 5, 2) ; cependant, le contexte n’est ici plus exclusivement cultuel, mais aussi social, l’Apôtre remerciant les Philippiens pour leurs dons : « […] abundo repletus sum acceptis ab Epafrodito quae misistis odorem suavitatis hostiam acceptam placentem Deo… » (Phil. 4, 18). Outre les écrits patristiques que nous avons présentés en Première Partie, il faudrait vérifier le contenu des excerpta et des florilegia patristiques, puisque leur nature même permettrait de saisir ce qui était considéré le plus utile ou le plus frappant. Ainsi, une de ces compilations, datée du viiie siècle, reporte un testimonium de Prosper d’Aquitaine (mort v. 455) au sujet de « la bonne odeur » : « Odor bonus fama bona est, quam quisque bonae vitae operibus habuerit ; dum Xristi vestigia sequitur, pedes quodam eius pretiosi unguenti odore perfundit » (Prosper Aquitanus, Sententiae, 264, in Florilegium Frisingense : Testimonia Patrum, VI, 29, éd. A.  Lehner, Turnhout, 1987 (CCSL 108D), p. 110). Par ailleurs, les usages de ces florilèges ont des implications qui ne vont pas sans évoquer ce que nous avons observé au sujet de l’emploi des références bibliques dans l’hagiographie : « De tels florilèges, qui sont un élément de preuve dans une argumentation, représentent davantage l’intention de ceux qui les constituent que la pensée des auteurs cités. Aussi bien, les textes conservés dans les florilèges sont souvent tronqués, déformés et même si bien transformés qu’ils peuvent avoir perdu complètement leur signification originelle » (J.-P. Bouhot, « Florilège patristique », dans Dictionnaire du Moyen Âge, p. 538). Dès le vie siècle en Occident, des sermonnaires ou homéliaires patristiques étaient utilisés non seulement dans la lecture personnelle, mais également dans l’office monastique (cfr É. Palazzo, Histoire des livres litugiques : le Moyen Âge. Des origines au xiii e siècle, Paris, 1993, p. 166-167). Pour une vue d’ensemble de la connaissance des Pères au Moyen Âge (et une abondante bibliographie), on peut se référer à R.  Grégoire, « I Padri nel Medio Evo », in Complementi interdisciplinari di patrologia, ed. A. Quacquarelli, Roma, 1989, p. 757-798. Voir aussi P. Riché, Éducation et culture, p. 381-382 et passim.

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Troisième partie

procédés dans le fil même des récits qui constituent le corps d’une Vita. En effet, que les métaphores olfactives concernent le portrait moral ou les œuvres du saint, leur insertion dans la narration leur confère une valeur ‘historique’, dans le sens qu’elles font ainsi partie intégrante de l’historia du saint. De ce point de vue, ces métaphores participent d’un phénomène global, à savoir que les conventions du discours hagiographique, l’exemplarité du saint, la prégnance des modèles et des formules bibliques : bref, tout ce qu’il peut y avoir de travail, littéraire et théologique (idéologique, si l’on veut), dans l’écriture de la Vita, confluent dans une narration prétendant à la vérité271. Or ce discours véridique ne se limite pas aux événements de ce mondeci (les faits et gestes des saints), mais s’ouvre en tout point sur le monde de Dieu. Explicitement ou non, c’est Lui que les hagiographes montrent à l’œuvre dans les saints : « Gloriosus Deus in sanctis suis » (Ex. 15, 11). Pour ces auteurs – généralement des moines, rappelons-le –, la récitation et la méditation sans cesse recommencées des psaumes nourrissent et ‘structurent’272 le cœur et l’esprit d’images et de figures qui les ouvrent sur la dimension de l’éternité, contiguë et contemporaine à celle du hic et nunc : « la culture spirituelle devient alors comme une seconde nature273 », y compris dans l’écriture hagiographique. Cette dernière partage ainsi une caractéristique du discours religieux en général,

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Citations et typologies bibliques confèrent au texte hagiographique une facture biblique, et donc, en fin de compte, un statut d’‘écriture sainte’ (hagio-graphie) (cfr M. Van Uytfanghe, « Modèles bibliques dans l’hagiographie », p. 449 ; C. Veyrard-Cosme, « Typologie et hagiographie », p. 180, 183). Déjà dans la rhétorique antique, la narratio avait précisément pour fonctions celles d’informer et de persuader de la vérité de certains faits (cfr J.-M. Adam, F. Revaz, L’analyse des récits, Paris, 1996, p. 87). Enfin, d’un autre point de vue, on peut penser que, dans sa matérialité même, le texte de la Vita pouvait – comme tout écrit associé au sacré à l’époque médiévale – être affecté d’une valeur telle qu’elle en renforçait d’autant plus l’autorité : on connaît ainsi des livres-reliques (cfr G. Klaniczay, I. Kristóf, « Écritures saintes et pactes diaboliques. Les usages religieux de l’écrit (Moyen Âge et Temps modernes) », Annales HSS, 4-5 (2001), p. 947-980). Grégoire de Tours montre pour sa part que le récit écrit des virtutes d’un saint en contient le pouvoir même, et que le contact physique avec ce texte est la cause d’un nouveau miracle : « […] unum adhuc admirandum de libro vitae eius […] memorabo miraculum, de quo virtus divina procedens, non reliquit inglorium, sed ad conprobandam virtutem dictorum patefecit esse plurimis gloriosum » (VP, VIII, 12, p. 251. Cfr G. de Nie, « History and Miracle », p. 264). Dans le sens aussi d’une ‘structure interprétative’ dérivée de l’Écriture, comme l’explique J. M. Soskice au sujet de la position centrale de celle-ci dans le christianisme : « Its sacred texts are chronicles of experiences, armouries of metaphors, and purveyors of an interpretive tradition. The sacred literature thus both records the experiences of the past and provides the descriptive language by which any new experience may be interpreted » (Metaphor and Religious Language, p. 160). M. Rouche, « Haut Moyen Âge occidental  », dans Histoire de la vie privée, I : de l’Empire romain à l’an mil, dir. Ph. Ariès, G. Duby, Paris, 1985, p. 519.

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dans lequel la connaissance et l’expérience du divin, par définition ineffable, ne peuvent vraiment s’exprimer que sur le mode du symbole et de l’analogie274.

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Pour des définitions et une synthèse des approches modernes, voir Y. Tardan-Masquelier, « Le langage symbolique », dans Encyclopédie des religions, dir. F. Lenoir, Y. Tardan-Masquelier, Paris, 1997, vol. 2, p. 2145-2162. Les théories philosophiques modernes de la métaphore en relation avec le langage religieux sont étudiées dans l’ouvrage déjà cité de J. M. Soskice. La ‘question métaphorique’ est centrale dans l’étude du discours de l’expérience mystique : s’agit-il ‘seulement’ de métaphores ? désignent-elles littéralement la réalité ? ou les deux aspects coexistent-ils ? (cfr M. Meslin, L’expérience humaine du divin. Fondements d’une anthropologie religieuse, Paris, 1988, p. 391). Pour une étude de l’usage des métaphores dans une tradition théologique antique particulière, on peut se référer à S. A. Harvey, « Embodiment in Time and Eternity : a Syriac Perspective », St Vladimir Theological Quarterly, 43 (1999), p.  105-130. Le problème du statut métaphorique des textes anciens concernant le Paradis est abordé par J. B. Russell, qui consacre plusieurs pages à détailler le statut et la fonction attribués à la métaphore aussi bien par les écrivains juifs que chrétiens de l’Antiquité ; l’historien américain en souligne la fonction cognitive à l’égard du divin en parlant d’une « metaphorical ontology » (J. B. Russell, A History of Heaven. The Singing Silence, 3e éd. corr., Princeton, 1999, p. 8-9). Récemment, un philosophe, F. Cuniberto, a radicalement mis en discussion, et précisément en s’appuyant sur les phénomènes de la sainteté, le statut essentiellement figuré attribué à l’époque moderne aux métaphores de l’Écriture, de la doctrine des sens spirituels, de la condition spirituelle en général du chrétien : « La santità è la condizione in cui la metafora si letteralizza (o meglio si svela come non-metaforica) : il volo estatico dell’anima diventa volo fisico, il segno della croce si imprime nella carne, la fragranza della virtù e il fetore del vizio vengono percepiti come facoltà olfattive, lo splendore dell’anima illuminata dalla grazia si manifesta sensibilmente come luce » (F. Cuniberto, « Sul paradosso della vita spirituale », in Esperienza e libertà, ed. P. Coda, G. Lingua, Roma, 2000, p. 19-31).

Chapitre II

Odeurs merveilleuses : témoins et témoignages

Dans le but d’interpréter plus correctement les récits portant sur des odeurs prodigieuses, nous devons nous interroger sur la qualité des témoins1 de ces phénomènes : qui sont-ils et comment sont-ils présentés dans les textes ? Comment y interviennent-ils ? Il s’agit aussi de se demander quels rapports les témoins, lorsqu’ils sont mentionnés, entretiennent avec le narrateur (l’hagiographe), et si les deux rôles coincident parfois : autrement dit, de quelle manière les témoignages originels parviennent à l’hagiographe. Le rôle des écrivains est évidemment primordial dans la transmission de la mémoire des événements. Aussi chercherons-nous, selon une seconde direction de recherche, à mieux cerner leur attitude à l’égard des prodiges et des témoignages qu’ils reçoivent. Quelle que soit leur position par rapport aux exhalaisons qu’ils relatent, expriment-ils une opinion à leur sujet ? Évoquent-ils quelque explication ‘naturelle’, voire des doutes à l’égard du caractère miraculeux de ces phénomènes ? Une attitude critique ou sceptique était-elle même possible ? Ces questions débordent largement le sujet spécifique de notre travail. Si nous nous en tiendrons de près aux récits d’exhalaisons, il ne faut toutefois pas se dissimuler le fait que les problèmes abordés dans ces pages sont complexes et demanderaient des analyses bien plus amples et détaillées. On sait que le récit hagiographique se veut vrai, qu’il doit donc être crédible2. C’est bien la question de la crédibilité qui motive la citation de 1

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Nous entendons par ce terme uniquement les témoins directs des prodiges ; ils peuvent aussi en être les bénéficiaires. En tout cas, ils ont raconté, oralement ou par écrit, leur expérience propre. « Wunderberichte und Erzählungen von Heiligen las oder erzählte man, damit sie geglaubt würden ; und dabei las man nur das, was man glaubte » (Fr. Graus, Volk, Herrscher und Heiliger im Reich der Merowinger. Studien zur Hagiographie der Merowingerzeit, Prague, 1965, p. 281). Inutile de dire que la ‘vérité’ du discours hagiographique concerne des aspects spécifiques de la réalité – dans son acception la plus large – et s’articule à celle-ci d’une manière qui n’est pas nécessairement celle que les modernes attendent d’un exposé ‘vrai’. La culture médiévale n’ignore pas les exigences de la vérité, et elle reconnaît que ces dernières varient en fonction des genres littéraires : « le poète ne tisse que des fables où rien n’est vrai. L’hagiographe se soucie beaucoup plus de vérité […]. Pour l’historien au contraire la vérité est l’essentiel » (B. Guenée, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, 1980, p. 129). Une situation analogue se présente avec les textes bibliques ; les évangiles, en particulier, sont fondés –  dans un sens fort  – sur

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témoins dans les récits hagiographiques. Car le culte des saints a eu ses critiques dès l’Antiquité3, les récits de miracles rencontraient parfois le doute et le scepticisme4. Il existe même dans le haut Moyen Âge une hagiographie sans miracles5, certains milieux monastiques ne les considérant pas comme utiles au progrès spirituel6. D’autre part, nous avons conscience du travail proprement littéraire impliqué dans la composition hagiographique7 : depuis les travaux d’‘hagiographie scientifique’ du Bollandiste Hippolyte Delehaye8, les

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l’existence de témoins oculaires de l’agir divin, et d’abord de la Résurrection : la question du témoignage ne s’y pose pas seulement du point de vue historique, mais également théologique (cfr É. Cothenet, La chaîne des témoins dans l’évangile de Jean. De Jean-Baptiste au disciple bien-aimé, Paris, 2005. Pour un aperçu de synthèse, voir « Témoin, témoignage », dans X.  Léon-Dufour, Dictionnaire du Nouveau Testament, 2e  éd. rev., Paris, 1975). De façon analogue, l’hagio-graphie veut se présenter comme une ‘écriture sainte’ (cfr M. Van Uytfanghe, « Modèles bibliques dans l’hagiographie », dans Le Moyen Âge et la Bible, dir. G. Lobrichon, P. Riché, (Bible de tous les temps 4) Paris, 1984, p. 449. L’auteur compare d’ailleurs la genèse du texte hagiographique à celle des évangiles : cfr p. 453). Le plus célèbre de ces critiques, malheureusement connu seulement à travers un pamphlet de Jérôme, est Vigilance de Calagurris (vers 400). Sur la controverse liée à son nom, on se référera à D. G. Hunter, « Vigilantius of Calagurris and Victricius of Rouen : Ascetics, Relics, and Clerics in Late Roman Gaul », Journal of Early Christian Studies, 7/3 (1999), p. 401-430. Pour un exposé récent et synthétique en français, on peut lire P. Force, « Vigilance de Calagurris et la critique du culte des reliques. Éléments pour une théologie du culte des reliques », Connaissance des Pères de l’Église, 89 (2003), p. 15-26. Cfr M. Van Uytfanghe, « La controverse biblique et patristique autour du miracle, et ses répercussions sur l’hagiographie dans l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge latin », dans Hagiographie, cultures et sociétés (iv e-xii e s.). Actes du colloque de Nanterre - Paris (1979), Paris, 1981, p.  205-231 ; Fr. Graus, Volk, Herrscher und Heiliger, p.  451-455. Mentionnons aussi cet auteur irlandais d’un ouvrage De mirabilibus sacrae scripturae, écrit vers 665, qui traite de manière rationnelle, en recourant aux sciences naturelles, des événements prodigieux de l’Ancient et du Nouveau Testament (cfr Fr. Brunhölzl, Histoire de la littérature latine du Moyen Âge, I/1, Louvain, 1990, p. 192, 285). C’est le titre d’une communication de G.  Barone, « Une hagiographie sans miracles. Observations en marge de quelques vies du xe siècle », dans Les fonctions des saints dans le monde occidental (iii e-xiii e s.). Actes du colloque de Rome (1988), éd. J.-Y. Tilliette Rome, 1991, p. 435-446. Voir aussi M. Van Uytfanghe, « Pertinence et statut du miracle dans l’hagiographie mérovingienne (600-750) », dans Miracle et karama, dir. D. Aigle, Turnhout, 2000, p. 67-144 ; A. Dierkens, « Réflexions sur le miracle au haut Moyen Âge », dans Miracles, prodiges et merveilles au Moyen Âge, Paris, 1995, p. 9-30. Un Jean Cassien se refuse à exposer les mirabilia signa qu’il a lui-même vus car ils n’enseignent rien de plus en vue de la perfection de vie (cfr Iohannes Cassianus, Institutiones cenobiticae, praef. 7). Sur l’hagiographie en tant que littérature, cfr G. Philippart, « L’hagiographie comme littérature : concept récent et nouveaux programmes ? », Revue des sciences humaines, 251 (1998), p.  11-39. Cette approche se traduit dans un projet ambitieux : l’Histoire internationale de la littérature hagiographique latine et vernaculaire en Occident des origines à 1550, dir. G. Philippart, 4 vol. parus, Turnhout 1994-2006. E. B. Vitz a souligné la dimension essentiellement orale de l’hagiographie (cfr E. B. Vitz, « Vie, légende, littérature. Traditions orales et écrites dans les histoires des saints », Poétique, 72 (1987), p. 387-402). Cfr H.  Delehaye, Les légendes hagiographiques, 3e  éd. rev., Bruxelles, 1927 ; id., Les Passions des martyrs et les genres littéraires, 2e éd. rev. et corr., Bruxelles, 1966.

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questions de sources, de modèles, de topoi ou de remplois9 dans l’hagiographie n’ont cessé d’être étudiées. Pour citer un exemple touchant directement notre étude, il est clair depuis longtemps que la mention du témoin privilégié dans les Passions épiques est une fiction, mais celle-ci s’accorde aux conventions littéraires de l’Antiquité10. Cependant, les analyses, de plus en plus affinées, aboutissent parfois à des réévaluations notables : les historiens observent, par exemple, que l’emploi de topoi n’implique pas, de ce seul fait, qu’un texte est privé de fondement historique11. Il n’empêche que, selon les mots de Philippe Régerat, « les données historiques de la vie du saint ne nous parviennent pas à l’état brut ; elles passent par un double filtre, celui de la subjectivité d’un auteur […] et celui du souvenir qui interprète les faits à travers les catégories d’une mentalité collective12 ». Les problèmes liés au langage utilisé par les hagiographes retiennent également depuis un certain temps l’attention selon des approches renouvelées13. Il n’est pas rare que les hagiographes anciens eux-mêmes mentionnent leurs intentions14, leurs références15, leurs difficultés16. Prenons l’exemple du moine de Whitby qui a rédigé la Vie de Grégoire le Grand : il avertit ses lecteurs 9

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Sur la définition et l’emploi des topoi dans l’hagiographie, on consultera M. Van Uytfanghe, « Le remploi dans l’hagiographie : une ‘loi du genre’ qui étouffe l’originalité ? », in Ideologie e pratiche del reimpiego nell’alto medioevo, Settimane di studio, 46 (1998), Spoleto, 1999, p. 359-411. Cfr H. Delehaye, Les Passions des martyrs, p. 182-183. Voir par exemple l’article pionnier de L. Génicot, « Discordiae concordantium. Sur l’intérêt des textes hagiographiques », Bulletin de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique, 5e série, 51 (1965), p. 65-75. À la même époque, Fr. Graus faisait une observation semblable (cfr Volk, Herrscher und Heiliger, p. 75). On se référera maintenant surtout à l’étude déjà citée de M. Van Uytfanghe, « Le remploi dans l’hagiographie ». À propos de la juxtaposition de conventions et de réalité dans l’hagiographie mérovingienne, voir P. Fouracre, « Merovingian History and Merovingian Hagiography », Past & Present, 127 (1990), p. 3-38. Ph. Régerat (intro., éd., trad.), Eugippe : Vie de saint Séverin, Paris, 1991, p. 27-28. Voir aussi les judicieuses observations de H. Delehaye, Les Passions des martyrs, p. 301 sq. Les questions de communication et d’audience, en particulier. Citons l’ouvrage de M.  Banniard, Viva voce : communication écrite et communication orale du iv e au ix e siècle en Occident latin, Paris, 1992. Autres études à titre d’exemples : K.  Heene, « Audire, legere, vulgo : an attempt to define public use and comprehensibility of Carolingian hagiography », in Latin and the Romance Languages in the Early Middle Ages, ed. R.  Wright, University Park (PA), 1996, p.  146-163 ; id., « Merovingian and carolingian Hagiography : Continuity or Change in Public and Aims ? », AB, 107 (1989), p. 415-428 ; W. S. Van Egmond, « The Audience of Early Medieval Hagiographical Texts : Some Questions Revisited », in New Approaches to Medieval Communication, ed. M. Mostert, Turnhout, 1999, p. 41-67. La virtuosité littéraire de l’hagiographe n’exclut d’ailleurs pas nécessairement la sensibilité à l’égard du public de ses œuvres, comme le montre J. M. H. Smith, « The Hagiography of Hucbald of Saint-Amand », Studi medievali, 3e  série, 35 (1994), p.  517542. L’étude des praefationes de leurs ouvrages est souvent révélatrice. Cfr Paulinus Mediolanensis, Vita Ambrosii, 1 (cfr infra, n. 104). Pour un exemple de ce que doit être la mort d’un saint, cfr Vita Audomari, 14 (sur ce texte, cfr infra, p. 571). L’auteur de la Vie de Grégoire le Grand doit s’excuser de n’être pas en mesure de raconter beaucoup de miracles accomplis par le pape (cfr Vita Gregorii Pape, 3, ed. B. Colgrave, The Earliest Life of Gregory the Great, By an Anonymous Monk of Whitby, Cambridge, 1968, p. 76).

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et auditeurs de ne pas être troublés s’ils remarquent que des miracles qu’il attribue à Grégoire ont en fait été accomplis par d’autres saints, parce que, écrit-il, dans la charité du Corps du Christ, tout est commun à tous les saints17. Et l’auteur ajoute : Donc, même si quelque chose de ce que nous avons écrit ne concerne pas cet homme [Grégoire] – d’ailleurs, nous n’avons pas appris ces choses de la bouche de ceux qui [les] virent et entendirent, et nous n’en avons que les informations communément connues  – nous ne doutons pas du tout qu’elle s’applique dans l’ensemble à lui aussi18…

Ce texte est doublement révélateur. D’une part, il exprime la notion selon laquelle, en raison de la ‘communion des saints’, tout miracle d’un saint peut être attribué aux autres sans trahir la vérité19. D’autre part, nous pouvons noter que cette conception apparemment exclusivement théologique de la biographie n’implique pas l’absence de sens critique chez l’hagiographe, puisque celuici explique, presque pour se justifier, qu’il ne dispose pas de témoignages de première main. Autrement dit, ce moine anonyme connaissait clairement la différence passant entre ceux-ci et une « vulgate » hagiographique (« vulgata tantum habemus ») au contenu incontrôlable20. De ce point de vue, l’auteur de la Vita Gregorii pape fait montre d’une honnêteté intellectuelle qui distingue normalement le travail des historiens21 ; il n’en est pas le seul exemple22. Ainsi, entre travail littéraire, traditions de différentes sortes, et exigence de crédibilité, les récits des Vitae ne se laissent pas réduire à une simple opposition : vrai ou faux23. Ici, peut-être plus qu’ailleurs, l’analyse doit se garder de 17

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« Inde etiam scimus sanctorum esse omnia per caritatem corporis Christi, cuius sunt membra communia » (ibid., 30, p. 130). « Unde si quid horum que scripsimus de hoc viro non fuit, quae etiam non ab illis qui viderunt et audierunt per ore didicimus, vulgata tantum habemus, de illo eius etiam esse in magno dubitamus minime… » (ibid., p. 130, 132). Une conception analogue est exprimée par Grégoire de Tours. Il explique qu’il a intitulé un de ses ouvrages « Liber vitae patrum » et pas « Liber vitarum patrum » non seulement en raison de l’opinion des grammairiens, mais surtout parce que, « alors qu’il y a une diversité de mérites et de miracles [des saints], c’est néanmoins l’unique vie du corps [du Christ] qui soutient tous en ce monde » : « […] quia, cum sit diversitas meritorum virtutumque, una tamen omnes vita corporis alit in mundo » (VP, praef., p.  212). D’autres auteurs se prévaudront de ce principe pour justifier la rédaction de vitae pour lesquelles ils ne disposent d’aucune information ; c’est par exemple le cas d’Agnellus de Ravenne (805-v.  846), auteur d’un Liber pontificalis ecclesiae Ravennatis. Au sujet de l’écriture monastique de l’histoire en général et de l’hagiographie en particulier, on consultera encore avec profit l’ouvrage classique de J. Leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu. Initiation aux auteurs monastiques du Moyen Âge, 3e éd. corr., Paris, 1990, p. 148 sq. Cfr B. Guenée, Histoire et culture historique, p. 129 sq. Ainsi, Eugippe, l’auteur de la Vie de saint Séverin, nomme ses informateurs et reconnaît les lacunes de sa documentation (cfr Ph. Régerat, Eugippe, p. 26 sq.). « Le dilemme vrai-faux se trouve dépassé, en ce sens qu’on reconnaît aux différentes époques du passé leur propre manière d’envisager, de concevoir, de goûter et d’interpréter la réalité physique et psychique, bref leur propre ‘univers mental’ » (M.  Van Uytfanghe, « Les avatars

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l’anachronisme ou du recours à des approches sans nuance24. Il nous faut en outre souligner qu’il n’est guère envisageable de dégager de la ‘gangue’ des récits de miracles les ‘pépites’ que seraient des ‘faits positifs’. En d’autres mots, nous continuons dans ce chapitre à nous situer essentiellement sur le plan du discours, tel que nous pouvons le saisir à partir de nos sources. Cela, évidemment, ne signifie pas que l’on demeure hors de la ‘réalité’, et d’abord pour le fait que ce discours lui-même est entièrement historique, en tant qu’il est production culturelle concrète, située dans le temps et dans l’espace25. En outre, nous espérons montrer que, dans certains cas au moins, le travail littéraire des hagiographes n’oblitère pas, ou pas totalement, la plausibilité des événements qu’ils racontent (leur ‘vérité subjective’) ; autrement dit, nous estimons que le caractère éventuellement topique des mentions de témoins n’infirme pas ipso facto la validité et la portée des témoignages. Ce qui, en définitive, nous intéressera dans ces pages, c’est de mettre en lumière, dans des textes apparemment assez convenus, d’éventuels fragments de réalité des expériences olfactives extraordinaires. Plus précisément, notre perspective sera résolument celle de la perception26, assortie de celle du témoignage qui en est donné, transmis, transcrit27. Nous aborderons notre propos à partir des deux auteurs qui se distinguent par l’abondance de l’œuvre et son influence : Grégoire le Grand et Grégoire de Tours, qui offrent chacun une documentation assez riche pour nous permettre

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contemporains de l’‘hagiologie’. À propos d’un ouvrage récent sur saint Séverin du Norique », Francia, 5 (1977), p. 640). À partir de la notion de ‘narration multivéridictionnelle’, utilisée par P. Veyne dans Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? (Paris, 1983), A. Boureau a proposé de voir dans la culture médiévale, dans les ‘légendes’ en particulier, la coexistence de différents degrés de crédibilité, et par conséquent de différents degrés d’assentiment possible aux récits (cfr A. Boureau, L’événement sans fin. Récit et christianisme au Moyen Âge, Paris, 1993, p. 33 sq.). « La complète historicité » du texte hagiographique est aussi le présupposé de l’étude de A. Guerreau, « Le champ sémantique de l’espace dans la Vita de saint Maieul (Cluny, début du xie siècle) », Journal des Savants (1997), p. 363-419 (l’expression citée se trouve p. 413). Nous rappelons que, même lorsque nous parlons d’odeurs ou d’exhalaisons, nous entendons indiquer leurs perceptions, telles que les témoins de ces phénomènes ou les écrivains les relatent. En cherchant à affronter ces différentes questions, nous nous limiterons à un nombre restreint de récits, à savoir ceux qui nous paraissent les plus aptes à ce genre de questionnement. Nous éviterons ainsi de multiplier les retranscriptions de textes qui ont généralement déjà été présentés. En particulier, nous ne reviendrons pas sur tous les récits de translations, longuement étudiés dans un chapitre antérieur, et dans lesquels nous savons que la dimension testimoniale est généralement marquée (cfr M.  Heinzelmann, Translationsberichte und andere Quellen des Reliquienskultes, Turnhout, 1979 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental 33), p. 53-54, 107). Nous ne perdrons néanmoins pas de vue que la problématique du témoignage concerne d’autres récits de miracles, et en particulier ceux que nous avons lus au sujet de la préservation des corps saints ; d’ailleurs, l’hagiographie mérovingienne dans son ensemble fait fréquemment mention de témoins (cfr M. Van Uytfanghe, « Pertinence et statut du miracle », p. 77-78).

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de mieux saisir l’attitude qu’ils adoptèrent à l’égard des événements qu’ils relatent. Grégoire le Grand : l’invocation de témoins directs Dans ses récits de miracles, le pontife se réfère constamment à des informateurs, proches ou lointains : « Grégoire n’entend pas faire œuvre de fiction. […] Il insiste sur les témoignages garantissant les faits qu’il raconte28 ». Dans les récits d’exhalaisons extraordinaires, il n’en va pas autrement, à ceci près que, dans plus d’un cas, les protagonistes ou les témoins sont des connaissances personnelles de Grégoire. Il tient ainsi d’un moine du monastère Saint-André – fondé par lui à Rome – le récit de la mort édifiante du pauvre Servulus, que Grégoire affirme d’ailleurs avoir connu personnellement29. Ce récit, Grégoire l’a d’abord raconté dans une de ses Homélies sur l’Évangile30 ; le texte des Dialogues est quasiment identique et dit que, au moment où Servulus expira, un parfum d'une telle intensité se répandit que tous ceux qui étaient présents étaient remplis d'une douceur inestimable, de sorte qu'ils reconnaissaient ainsi clairement que les laudes célestes avaient accueilli cette âme. Un de nos moines, qui vit encore, était présent. Il a pour habitude d'attester avec beaucoup de larmes que, jusqu'à la sépulture du corps, l'odeur de ce parfum ne se retira pas de leurs narines31.

Non seulement le « monachus noster » est toujours vivant, mais il semble avoir aussi l'habitude (solet) de raconter ce qu’il a senti. L’emploi du verbe solere permet d'entrevoir ici une des conditions d'émergence d'une tradition orale : la répétition d'une narration32. Néanmoins, cet élément n'est à lui seul 28

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A. de Vogüé (introd., éd., notes), Grégoire le Grand : Dialogues, (avec trad. par P. Antin), Paris, 1978-1980, vol. 1, p. 124. Voir aussi W. D. McCready, Signs of Sanctity. Miracles in the thought of Gregory the Great, Toronto, 1989, p. 111-154 ; J. M. Petersen, The ‘Dialogues’ of Gregory the Great in their Late Antique Cultural Background, Toronto, 1984, p. 1-15. Cfr Dial., IV, 15, 2, vol. 3, p. 60. Cfr Gregorius Magnus, Homiliae in Evangelia, I, xv, 5. « […] tanta illic fragrantia odoris aspersa est, ut omnes illi qui aderant inaestimabili suavitate replerentur, ita ut per hoc patenter agnoscerent, quod eam [animam] laudes in caelo suscepissent. Cum rei monachus noster interfuit, qui nunc usque vivit et cum magno fletu adtestari solet quia, quousque corpus eius sepulturae traderent, ab eorum naribus odoris illius fragrantia non recessit » (Dial., IV, 15, 5, vol. 3, p. 62 ; notre traduction). Les acceptions du terme ‘tradition orale’ sont variables. On peut l’entendre, selon la définition à la fois générale et négative de H. Delehaye, comme « le moyen de transmission qui suppose l’exclusion de toute source écrite » ; par opposition à la transmission écrite, elle n’est capable de ne conserver que des éléments peu nombreux, simples et dignes d’intérêt (cfr H. Delehaye, Les Passions des martyrs, p. 309-311). On trouvera, pour le haut Moyen Âge, une définition et un exposé des caractéristiques de la ‘tradition orale’ inspirés des approches anthropologiques dans l’ouvrage de M. Richter, The Oral Tradition in the Early Middle Ages, Turnhout, 1994 (Typologie des

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pas suffisant pour que l'on puisse postuler l'existence d'une tradition orale au sens strict. En effet, dans l'hypothèse selon laquelle le moine faisait partie de la familia recrutée par Grégoire33, il est peu probable que cette communauté composite ait eu une motivation suffisante, ainsi que la continuité et la stabilité nécessaires, pour cultiver, par delà le pontificat de Grégoire, le souvenir de la mort exemplaire de Servulus. En outre, celui-ci n'avait exercé aucune fonction fondatrice dans cette communauté. Enfin, en transcrivant le récit du moine, Grégoire lui-même a rendu superflu le besoin d'une transmission qui s'étende oralement d'une génération à l'autre34. Dans une autre page des Dialogues, Grégoire se réfère au témoignage de l'abbé lui-même du monastère Saint-André. Cette fois, le récit concerne un moine, Merulus. Ce dernier était lui aussi mort après avoir mené une vie de grande vertu. Auprès de sa tombe, Pierre –  qui gouverne maintenant le monastère  –, voulut, quatorze ans plus tard, se préparer une sépulture ; il affirme qu’un parfum d’une

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sources du Moyen Âge occidental 71), p. 16-20. Malgré son titre très général, cette synthèse porte essentiellement sur les cultures des peuples barbares ; elle n’aborde pas la possibilité de traditions orales – au sens donné par les anthropologues – à l’intérieur des communautés religieuses, et ce bien que les caractéristiques proposées par M. Richter puissent dans l’ensemble être retrouvées dans ces groupes aussi (cfr ibid., p. 17-18). Fr. Graus a appliqué au culte des saints les trois sortes générales de traditions qu’il distinguait comme suit : « 1. eine offizielle Tradition, 2. eine inoffizielle gepflegte Tradition, 3. eine freie Tradition » (Volk, Herrscher und Heiliger, p. 263). Selon Fr. Graus, la première se répercute dans le culte des saints par écrit, et dans les écrits : dans les martyrologes, la liturgie, et généralement dans les legendae ; la seconde se trouve surtout dans les monastères et les cités épiscopales, où existe une classe de « Traditionsträgern » qui, seule, en garantit la continuation ; la troisième sorte doit être recherchée en dehors des milieux précédents, et elle se différencie des autres traditions par son caractère fondamentalement ahistorique. Cependant, les trois sortes de traditions peuvent réciproquement interférer (cfr ibid., p.  263-265). En lien avec un ouvrage hagiographique précis (en l’occurrence, la Vie de saint Séverin), Ph. Régerat note que différentes composantes entrent en jeu dans sa composition, ce qui rend délicat l’emploi du terme ‘tradition orale’ au sens où l’entendent les anthropologues : dans l’exemple de la Vie de Séverin, même si le témoignage des anciens de la communauté monastique est capital, « il serait pour le moins imprudent de voir en eux les dépositaires d’une tradition déjà constituée, dûment authentifiée et close sur elle-même en attendant d’être fixée par écrit pour passer à la postérité » (Ph. Régerat, Eugippe, p. 26, n. 4). Grégoire avait banni les laïcs du service de sa maison et appelé des moines et des clercs à leur place (cfr J. M. Petersen, The ‘Dialogues’ of Gregory the Great, p. 22). Consciemment ou non, il manifestait de la sorte une culture et une pratique marquées par l'écrit, ainsi qu'une méfiance à l'égard du caractère transitoire de l'oral : « Quod loquimur transit, quod scribimus permanet » (Gregorius Magnus, Moralia in Iob, XXXIII, 7, éd. M. Adriaen, Turnhout, 1985 (CCSL 143B), p. 1675). Cette méfiance pouvait d’ailleurs être justifiée dans le cadre d’une culture de l’écrit. Un exemple contemporain des problèmes soulevés par la transmission orale concerne justement les Dialogues. On sait, en effet, que le Pré spirituel de Jean Moschus a été rédigé peu après les Dialogues et qu’il en dépend certainement (cfr A. de Vogüé, Grégoire le Grand, vol. 1, p. 121-122) ; toutefois, avance A. de Vogüé, « les divergences sont telles qu’on se demande si Moschus, qui a séjourné à Rome, ne tient pas l’histoire d’une tradition orale découlant des Dialogues, tradition dont il a pu aggraver lui-même les déformations » (ibid., p. 121, n. 34).

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telle douceur se répandit de la tombe de Merulus qu’on eût dit que les arômes de toutes les fleurs avaient été rassemblés là35.

Le témoignage de Pierre est tout récent, puisqu'il est devenu abbé du monastère en 590 ou 59136 et que Grégoire a composé son ouvrage en 593/594. En raison de ses liens avec Saint-André, Grégoire le connaissait certainement bien ; d'autre part, il s'agit d'un témoin particulièrement qualifié, puisqu'il occupe une position d'autorité, illustrée dans le texte par le fait qu'il prépare à l'avance sa propre tombe. Dans un autre cas, c'est un prêtre de Rome, appelé Speciosus37, que Grégoire mentionne ; ce témoin peut confirmer ce que le pontife s'apprête à raconter : « Speciosus conpresbiter meus, qui hanc noverat, me narrante adtestatus est38 ». L'histoire porte sur le trépas d'une moniale, Romula, trépas accompagné de phénomènes prodigieux, parmi lesquels l'exhalaison d'un merveilleux parfum39. Grégoire mentionne qu'il a déjà relaté cette histoire dans une de ses homélies. Si l'on lit le texte de celle-ci, on note que, à cette occasion – si l'homélie a effectivement été prononcée sous sa forme actuelle40 – il a aussi invoqué le témoignage de Speciosus, mais en précisant que le prêtre était présent : « Rem, fratres, refero, quam bene is qui praesto est, frater et compresbyter meus Speciosus novit41 ». On peut donc supposer : (1) que Grégoire retenait important, ou nécessaire, de mentionner Speciosus ; (2) qu'en présence du prêtre, il n'aurait sans doute pas produit une version ‘fictive’, ou du moins inacceptable, des événements qu'il raconte. Or Grégoire précise, dans son homélie comme dans les Dialogues, que les faits se sont produits à l’époque où il était entré au monastère42, en 574, c’est-à-dire de quinze à vingt ans avant la composition de ces textes. Il ajoute que, au moment du décès de Romula, lui-même avait entendu parler des prodiges qui s’y étaient produits, et que beaucoup d’autres

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« Ad cuius sepulcrum dum Petrus, qui nunc monasterio praeest, sibi sepulturam facere post annos quatuordecim voluisset, tanta, ut adserit, de eodem sepulcro illius fragrantia suavitatis emanavit, ac si illic florum omnium fuissent odoramenta congregata » (Dial., IV, 49, 5, p. 170. Nous modifions la traduction de P. Antin). Cfr ibid., p. 171, n. 5. A. de Vogüé pense pouvoir identifier ce personnage comme l’un des deux prêtres de même nom, titulaires respectivement de Saint-Clément et de Saint-Damase (cfr ibid., p. 63, n. 1). Ibid., IV, 16, 1. Cfr ibid., IV, 16, 1-7 (le texte a été étudié plus en détail supra, p. 109-110). C’est un des problèmes fondamentaux posés par les textes que nous avons conservés de la prédication médiévale (cfr W. S. Egmond, « The Audience of Early Medieval Hagiographical Texts », p. 57-58 ; J. Longère, La prédication médiévale, Paris, 1985, p. 155-160). Au sujet de la composition du recueil des Homélies de Grégoire le Grand, voir R. Étaix, Ch. Morel, Br. Judic (éd., introd., trad., notes), Grégoire le Grand : Homélies sur l’Évangile, Paris, 2005, vol. 1, p. 42-50. Gregorius Magnus, Homiliae in Evangelia, II, xl, 11, éd. H. A. Hurter, Innsbruck, 1892, repr. in San Gregorio Magno : Omelie sui Vangeli, a cura di G. Cremascoli, Roma, 1994, p. 580. « Eo namque tempore quo monasterium petii… » (Dial., IV, xvi, 1, p. 62. Cfr Homiliae in Evangelia, II, xl, 11).

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personnes avaient écouté le témoignage des compagnes de Romula43. Enfin, il dit qu’une de celles-ci est encore en vie, qu’il a oublié son nom mais pas sa physionomie44. On voit par là que Grégoire ne se contente pas d’invoquer la garantie de Speciosus, un témoin particulièrement fiable parce que toujours en vie et prêtre : le pontife se présente lui-même comme un des premiers maillons de la chaîne des témoins, à la suite des compagnes de Romula et au même titre que les nombreuses autres personnes qui les ont entendues. L’information, selon laquelle une des moniales vit toujours, a pour double objectif de conjoindre le temps des événements passés au moment présent, et d’insinuer que la présence de cette moniale confirme, par son silence même, la véracité de l’histoire relatée. Dans un autre cas de mort sainte, Grégoire est personnellement impliqué en raison de liens familiaux : sa tante Tarsilla a vu Jésus juste avant de rendre l’âme ; après quoi, un merveilleux parfum fut senti par les nombreuses personnes présentes45. Dans une des Homélies sur l’Évangile, Grégoire ajoute que sa mère elle-même a assisté aux faits46 : on peut supposer que c’est elle qui en informa Grégoire. Lors de la même occasion, le pontife souligne la véridicité de ce qu’il va raconter : je veux vous parler de quelque chose me touchant de près et que vos esprits devraient écouter avec d’autant plus de crainte que cela résonne d’un temps proche.  En effet, nous ne vous racontons pas des faits survenus il y a longtemps, mais nous les rappelons alors que des témoins en sont encore présents et qu’ils rapportent y avoir pris part47.

Grégoire semble donc vouloir dire que les faits sont d’autant plus crédibles qu’ils sont récents, mais aussi parce qu’ils le concernent personnellement : par sa tante et par sa mère. Son insistance à mentionner ses sources se comprend mieux à la lecture d’un autre passage des Dialogues. Ici, Grégoire narre ce qu’il a appris au sujet de Théophane, comte de Centumcellae (Civitavecchia), grand personnage qui avait mené une vie édifiante. Quatre jours après son enterrement, sa femme décide de changer le marbre posé sur la tombe : 43

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« […] sicut utrisque referentibus et multis res eadem claruit, et ego quoque in eodem tempore agnovi » (ibid., IV, xvi, 4, p. 64. Cfr Homiliae in Evangelia, ibid.). « […] altera quae nunc adhuc superest, quam quidem facie scio, sed nomine nescio » (Dial., IV, xvi, 2, p. 62. Cfr Homiliae in Evangelia, ibid.). Cfr Dial., IV, xvii, 1-2. Grégoire explique que, lors de l’agonie d’hommes ou de femmes de la noblesse, de nombreuses personnes se déplacent pour consoler leurs proches : « et sicut nobilibus feminis virisque morientibus multi conveniunt, qui eorum proximos consolentur » (ibid., IV, xvii, 2, p. 68). « […] eadem hora ejus exitus multi viri ac feminae ejus lectulum circumsteterunt, inter quas mater mea quoque adfuit… » (Homiliae in Evangelia, II, xxxviii, 15, p. 536). « […] volo vobis aliquid de proximo dicere, quod corda vestra tanto formidolosius audiant, quanto eis hoc de propinquo sonat. Neque enim res longe ante gestas dicimus, sed eas de quibus testes exsistunt, eisque interfuisse se referunt, memoramus » (ibid.).

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Troisième partie

Comme ce marbre posé sur son corps avait été enlevé, une intense odeur parfumée se dégagea de son corps, comme si, de sa chair en décomposition, au lieu de vers des aromates étaient en effervescence48.

Dans une des Homélies sur l’Évangile, Grégoire a raconté les mêmes faits, en les introduisant par les mots de précaution habituels : Théophane était une personnalité connue de beaucoup ; Grégoire lui-même a entendu cette histoire lors d’une visite à Centumcellae trois ans plus tôt49. Or, dans la version des Dialogues, il ajoute des éléments hautement significatifs : J’ai conté ce fait dans mes homélies. Des esprits faibles en doutèrent. Mais un jour que je me trouvais en noble compagnie, les ouvriers qui ôtèrent le marbre du tombeau se présentèrent, ayant un service à me demander. Je les interrogeai sur ce miracle en présence du clergé, des nobles et du peuple. Ils attestèrent qu’ils avaient été merveilleusement saturés de ce parfum. Ils ajoutèrent sur cette tombe quelques détails qui corsaient le miracle50…

Ainsi, des auditeurs ont mis en doute la véracité du récit fait par Grégoire lors de sa prédication ! Le pontife l’a évidemment appris. Aussi, quand l’opportunité s’en présente, il fait témoigner publiquement, « en présence du clergé, des nobles et du peuple », les ouvriers qui avaient senti le merveilleux parfum. Le texte laisse entendre que les ouvriers ont d’abord présenté leur requête au pape lors d’une audience semi-publique – le pape siégeant seulement « in conventu nobilium ». Grégoire a dû les interroger une première fois à cette occasion, puis a décidé de donner plus de publicité à ce témoignage de première main. Il a donc convoqué dans ce but un public élargi (« coram clero, nobilibus ac plebi »), ou a tiré profit d’un rassemblement prévu dès auparavant, une célébration liturgique par exemple. Devant l’indication du scepticisme manifesté par certains, on comprend mieux pourquoi Grégoire tient à indiquer les protagonistes et les témoins des miracles qu’il rapporte. D’ailleurs, son interlocuteur, le diacre Pierre – qu’il soit réel ou fictif – affiche en différents points des Dialogues ses doutes au sujet de l’existence de miracles contemporains ainsi que sur des questions de doctrine51. 48

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« Quod videlicet marmor corpori eius superpositum dum fuisset ablatum, tanta ex corpore ipsius fragrantia odoris emanavit, ac si ex putrescente carne illius pro vermibus aromata ferbuissent » (Dial., IV, 28, 4, p. 98). « […] rem de persona refero, quam multi vestrum noverunt : quam videlicet rem ipse ante triennium in Centumcellensi urbe a personis fidelibus didici » (Homiliae in Evangelia, II, xxxvi, 13, p. 498). Dans les Dialogues, il répète avoir recueilli lui-même cette histoire (cfr Dial., IV, 28, 1, p. 96). « Quod factum dum, narrante me in omeliis, infirmis quibusdam venisset in dubium, die quadam, sedente me in conventu nobilium, ipsi artifices qui in sepulcro illius marmor mutaverant adfuerunt, aliquid me de propria causa rogaturi. Quos ego de eodem miraculo coram clero, nobilibus ac plebi requisivi. Qui et eadem odoris fragrantia miro modo se repletos fuisse testati sunt, et quaedam alia in augmento miraculi […] de eodem sepulcro eius addiderunt » (Dial., IV, 28, 5, p. 98 ; trad. P. Antin, p. 99). Cfr M. Van Uytfanghe, « Scepticisme doctrinal au seuil du Moyen Âge ? Les objections du diacre Pierre dans les Dialogues de Grégoire le Grand », dans Grégoire le Grand. Actes du colloque de Chantilly (1982), éd. J. Fontaine et al., Paris, 1986, p. 315-326.

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Il est donc possible que des « esprits faibles » – sans doute des clercs imbus de la tradition culturelle romaine52 – aient fait partie de l’entourage du pape, ce dont celui-ci devait tenir compte53. Les textes présentés jusqu’ici montrent que Grégoire avait non seulement le souci d’étayer ses récits par la mention de témoins connus et fiables, ou du moins nombreux, mais qu’il était lui-même en rapport parfois étroit avec des gens qui avaient eu une expérience directe d’odeurs prodigieuses : c’était le cas de sa mère. Cependant, jamais il ne dit avoir assisté à un de ces prodiges54. Le seul texte mentionnant sa présence lors d’une série de phénomènes extraordinaires est le chapitre dans lequel il raconte la re-consécration de l’église Sainte-Agathe55. Il vaut la peine d’y revenir brièvement dans la perspective qui nous intéresse ici56. Du récit de Grégoire, on apprend qu’il est entré en procession dans l’ancienne église des Ariens et qu’il a sans doute présidé à la déposition des reliques des martyrs. Sa présence est aussi attestée par une de ses lettres, datée de 59457, ainsi que dans le Liber pontificalis58. La dédicace eut lieu en 591 ou en 592. Cependant, en introduisant son récit des événements miraculeux qui se sont produits à cette occasion, il se contente de dire : des faits que je vais raconter, le peuple en a perçu un, quant aux autres, ce sont le prêtre et les gardiens de l’église qui attestent les avoir entendus et vus59.

Grégoire ne se compte donc pas parmi les témoins de ces prodiges, bien qu’il ait été sur place. Pourquoi ? Reprenons la lecture de son récit : Venant avec une grande foule de peuple et chantant des louanges au Seigneur tout-puissant, nous entrâmes dans cette église. Comme on y célébrait déjà la messe solennelle et que, en raison de l’exiguïté du lieu, la foule du peuple s’entassait, quelques-uns de ceux qui se tenaient hors du sanctuaire sentirent soudain un porc

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Il existait une antique défiance ‘romaine’, d’origine aristocratique et intellectuelle, envers le miraculeux (cfr L. Cracco Ruggini, « Il miracolo nella cultura del tardo impero : concetto e funzione », dans Hagiographie, cultures et sociétés, p. 180). Cfr S. Boesch Gajano, « Dislivelli culturali e mediazioni ecclesiastiche nei Dialogi di Gregorio Magno », Quaderni storici, 41 (1979), p. 408. À propos des manifestations de scepticisme sur des points de doctrine ou au sujet de saints, cfr W. D. McCready, Signs of Sanctity, p. 206-211. Sur l’ensemble des miracles qu’il relate, Grégoire semble n’avoir été plus ou moins directement impliqué que dans trois, dont celui que nous analysons ici (cfr J. M. Petersen, The ‘Dialogues’ of Gregory the Great, p. 14-15). Il reconnaît une fois avoir été le bénéficiaire d’un miracle (cfr Dial., III, 33, 7-9). Cfr Dial., III, 30, 2-7. Nous l’avons étudié en détail : cfr supra, p. 435-445. Cfr Gregorius Magnus, Registrum epistularum, IV, 19, éd. D.  Norberg, Turnhout, 1982 (CCSL 140-140A), p. 237. Cfr Liber pontificalis, LXVI, éd. L. Duchesne, Paris, 1886, vol. 1, p. 312. « Ex his quippe quae narro, aliud populus agnovit, alia autem sacerdos et custodes ecclesiae se audisse, se vidisse testantur » (Dial., III, 30, 1, vol. 2, p. 378).

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entre leurs pieds qui se faufilait ça et là. Pendant que chacun le sentait et prévenait ceux qui se tenaient à côté, ce porc gagna les portes de l’église60.

De toute évidence, seuls les fidèles qui se trouvent « extra sacrarium » ont senti le porc invisible. Plus précisément, celui-ci est remarqué seulement par certains fidèles : « quidam ex his qui extra sacrarium stabant ». À plus forte raison, on peut en déduire que Grégoire, qui célèbre la messe dans le sacrarium, ne l’a pas remarqué61. Il ajoute que, la célébration de la messe terminée, il s’est retiré62. Les nuits suivantes, des bruits étranges ou terrifiants se font entendre. Enfin, quelques jours plus tard, l’église est remplie d’une nuée d’un merveilleux parfum : […] les portes étant ouvertes, personne n’osait y entrer ; et le prêtre et les gardiens, et ceux qui étaient venus célébrer la messe, voyaient la chose [mais] ne pouvaient pas du tout entrer, et ils respiraient la suavité du merveilleux parfum63.

On observe que Grégoire ne mentionne nulle part avoir assisté aux faits prodigieux qui se sont enchaînés après la messe de dédicace. Il est probable qu’il les a appris des gardiens de l’église, ainsi que du prêtre ou de « ceux qui étaient venus célébrer la messe ». Le jour suivant la venue de la nuée odorante, ce sont les lampes de l’église qui s’allument sans intervention humaine : dans ce cas, l’unique témoin du miracle est le custos ecclesiae64. En conclusion, même dans des circonstances auxquelles il a pris une part active en tant qu’évêque de Rome, Grégoire n’a personnellement rien perçu de prodigieux mais en a pris connaissance à travers d’autres témoignages65. Notons que ce fait (qu’une partie seulement des fidèles a senti le porc mis en

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« Nam cum magna populi multitudine venientes atque omnipotenti Domino laudes canentes, eandem ecclesiam ingressi sumus. Cumque in ea iam missarum sollemnia celebrarentur et prae eiusdem loci angustia populi se turba conprimeret, quidam ex his qui extra sacrarium stabant, porcum subito intra suos pedes huc illucque discurrere senserunt. Quem dum unusquisque sentiret et iuxta se stantibus indicaret, isdem porcus ecclesiae ianuas petiit… » (ibid., III, 30, 3, p. 380). Même observation chez J. M. Petersen, The ‘Dialogues’ of Gregory the Great, p. 15. « Peracta igitur missarum celebratione, recessimus » (Dial., III, 30, 4, p. 380). « […] ut patentibus ianuis nullus illic praesumeret intrare, et sacerdos atque custodes, vel hi qui ad celebranda missarum sollemnia venerant, rem videbant, ingredi minime poterant, et suavitatem mirifici odoris trahebant » (ibid., III, 30, 5, p. 382). Cfr ibid., III, 30, 6. Il est intéressant de confronter la position de Grégoire le Grand à celle de Victor de Vita, telle que cette dernière apparaît dans son Histoire de la persécution vandale en Afrique (texte que nous avons présenté avec celui de Grégoire le Grand : cfr supra, p. 437). En effet, comme Grégoire, Victor de Vita écrit l’Histoire peu d’années après les visions et signes annonciateurs de la persécution ; Victor fait aussi partie du clergé local, connaît les lieux et les personnes ; il n’est pourtant pas témoin direct des faits, mais les apprend en même temps qu’ils sont rapportés à l’évêque Eugenius ; dans un autre cas, il entend probablement le prêtre qui eut la vision (cfr Victor Vitensis, Historia persecutionis Africanae provinciae, éd. S. Lancel, Victor de Vita : Histoire de la persécution vandale en Afrique, Paris, 2002, p. 129-130).

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fuite de l’église66), n’infirme pas nécessairement la véracité de son récit, puisqu’il correspond à ce que l’on constate en général, à savoir que la sensibilité religieuse et l’attention prêtée aux signes miraculeux sont fort variables d’un individu à l’autre. En tout cas, le nombre de miracles recueillis et relatés par Grégoire semble sans rapport avec son expérience personnelle  – ce qui n’implique nullement qu’il ait été sceptique à leur égard67. Grégoire de Tours : expérience et recueil de témoignages Avec Grégoire de Tours, nous nous trouvons presque devant un cas opposé, car il connaissait très bien le pouvoir des saints, pour en avoir personnellement bénéficié ; en outre, il avait aussi l’expérience directe de signes et de miracles, comme l’attestent de nombreux passages de ses écrits68. Dès son enfance, il a ainsi eu des visions d’un mystérieux personnage, qui lui indiqua comment apporter la guérison à son père malade69 ; il a lui-même été guéri d’un mal de dents grâce à de la poussière du tombeau de saint Martin70 ; dans une autre occasion, il a vu une lumière terrifiante traverser l’oratoire dans lequel il était venu déposer des reliques71… Quelle est alors sa position envers les exhalaisons extraordinaires dans les récits qu’il en a faits ? Dans le Liber in gloria confessorum, Grégoire narre comment un paralytique est guéri auprès de la tombe de saint Albinus, à Angers : alors qu’une suave odeur se répand dans la basilique, l’homme est guéri, ainsi que l’avait prédit un mystérieux personnage. Cette guérison est mise en relation avec la venue pour l’office des saints Martin et Albinus72. Grégoire conclut son récit en affirmant : « Que cela fut vu non par peu de gens, mais par beaucoup, le pays serviteur [du saint] en témoigne73 ». Ici, Grégoire n’apparaît pas : ni comme protagoniste, ni comme auditeur du témoignage. Cependant, nous pouvons proposer quelques observations. En premier lieu, les faits relatés ne peuvent être très anciens, Albinus étant mort vers 550 seulement, alors que Grégoire a dû composer son ouvrage entre 587 et 58874. Nous savons, d’autre part, qu’il a visité un grand nombre de sanctuaires

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Sur cette diversité des positions des témoins, on se référera aussi aux observations de S. Boesch Gajano, « Dislivelli culturali e mediazioni ecclesiastiche », p. 400 et 412, n. 24. Dans Dial., III, 33, 7-9, Grégoire raconte avoir été personnellement guéri par la prière d’un saint abbé, mais c’est le seul cas où il se présente comme le bénéficiaire d’un miracle. Dans l’optique d’une comparaison avec Grégoire le Grand, cfr W. D. McCready, Signs of Sanctity, p. 111-112, n. 2-3. Cfr GC, 39. Cfr VM, III, 60. Cfr GC, 20. Cfr GC, 94 (texte étudié supra, p. 371-373). « Quod non a paucis, sed a plerisque visum regio testatur alumna » (GC, 94, p. 359). Cfr R. Van Dam (transl., introd.), Gregory of Tours : Glory of the Confessors, Liverpool, 1988, p. 5. Voir aussi M. Bonnet, Le latin de Grégoire de Tours, (Paris, 1890) Hildesheim, 1968, p. 12.

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en Gaule et qu’il y a recueilli des histoires de miracles  – c’est d’ailleurs un fait que le Liber in gloria confessorum concerne presque uniquement des saints gaulois, et en majorité du vie siècle75. La proximité d’Angers, où saint Martin était d’ailleurs grandement vénéré, permet de supposer que c’est là-même que Grégoire a recueilli cette histoire – à moins qu’il ne l’ait entendue à Tours, de la bouche de l’évêque d’Angers ou d’autres clercs, venus par exemple au tombeau de saint Martin. Grégoire devait être constamment en quête d’informations en rapport avec la potentia des saints. Nous lisons clairement cette attitude pleine d’initiative dans une page du Liber de virtutibus sancti Juliani ; on y apprend comment de l’eau fut transformée en baume : Aredius, un prêtre de Limoges, était venu chez moi ; c’était un homme très religieux76 […] ; comme j’approfondissais avec soin [la connaissance de] sa vie et [de] ses actions, je commençai à demander quels miracles le très bienheureux [Julien] avait produits là [dans son monastère] : il avait en effet édifié en l’honneur du bienheureux martyr une église, à laquelle il avait donné de l’éclat par des reliques du même. Comme donc il est très réservé, il hésita longtemps, et enfin, très à contrecœur, rapporta ceci. ‘Lorsque’, dit-il, ‘j’allai pour la première fois dans la basilique du bienheureux Julien, je pris un peu de cire du tombeau. De là je m’en vins à la source dans laquelle le sang du bienheureux a été répandu ; m’étant lavé avec ses eaux le visage, j’en remplis une petite fiole en guise de relique (pro benedictione). Je prends à témoin Dieu tout-puissant que, avant que je fusse arrivé à la maison, [cette eau] s’était, par sa couleur, sa consistence et son parfum, transformée en baume. Quand l’évêque vint consacrer le sanctuaire, après que je lui eus montré ceci, il ne voulut placer dans le saint autel nulles autres reliques que le petit vase dont l’eau avait été transformée en baume, et il disait : Ce sont des reliques authentiques, celles que le martyr a illustrées par des pouvoirs paradisiaques’77.

Dans ce cas-ci, l’informateur de Grégoire est non seulement un ami, mais aussi un saint, comme entend le montrer le chapitre des Histoires qui lui

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« […] a remarkably contemporary book », observe R. Van Dam, Gregory of Tours, p. 8. Grégoire consacre à Aredius une brève biographie (cfr Hist., X, 29) et le mentionne en plusieurs endroits ; Aredius avait fondé un monastère et des églises dans le Limousin, et il avait l’habitude de ramener de ses visites aux sanctuaires de la poussière du tombeau et d’autres reliques, qu’il déposait ensuite dans ses églises (cfr Hist., VIII, 15 ; GC, 9 ; VM, II, 39 ; III, 24). « Cum autem ad me Aridius presbiter ex Lemovicino venisset, vir valde religiosus […], dum sollicite vitam eius perscrutarer et actionem, inquirere coepi, quae ibidem beatissimus in miraculis prodidisset ; in honore enim beati martyris basilicam aedificavit, quam et eius reliquiis inlustravit. Sicut ergo est verecundissimus, diu cunctatus, tandem haec et valde invitus exposuit. ‘Quando’, inquit, ‘primum beati Iuliani adivi basilicam, parumper cerae a sepulchro sustuli. Inde veniens ad fontem, in quo beati sanguis effusus est, abluta aquis facie, parvam ab his pro benedictione conplevi ampullam. Testor omnipotentem Deum, quia, antequam ad domum accederem, colore, spissitudine atque odore in balsamo conmutata est. Veniens vero sacerdos ad dedicandam aedem, cum haec exposuissem, nihil aliud pro reliquiis in sanctum altare condere voluit nisi vasculum, cuius aqua in balsamo conmutata fuerat, dicens : Haec sunt certae reliquiae, quas martyr paradisiacis virtutibus inlustravit’ » (VJ, 41, p. 130-131).

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est consacré78 ; en d’autres mots, la relation personnelle avec une personne digne de confiance se double de la dimension publique acquise par l’activité et par la réputation de sainteté d’Aredius. Son témoignage doit donc paraître doublement crédible aux yeux de Grégoire. Il est vrai que les deux personnages ont en commun une dévotion intense envers les saints et leurs reliques : ce que Grégoire rapporte du comportement d’Aredius au sanctuaire de saint Julien correspond tout à fait à ce que nous savons de lui à partir d’autres textes79. Aredius a ainsi assisté aux manifestations prodigieuses produites par des reliques ; il paraît même si convaincu de leur puissance qu’il s’attend à ce que les autres le soient aussi80. On peut donc parler, à propos des deux amis, d’une communauté de pensée et d’expérience ; aussi est-il probable qu’un quelconque récit de l’un (d’Aredius en l’occurrence) ne pouvait que rencontrer la confiance et l’assentiment de l’autre. Les réticences d’Aredius ne font d’ailleurs que confirmer la véracité de ce qu’il va raconter, puisqu’ainsi il ne semblera pas le faire par désir de vaine gloire. De plus, à travers la mention de la décision prise par l’évêque de considérer comme « certae reliquiae » la fiole d’eau transformée en baume, le récit du miracle reçoit en quelque sorte le sceau officiel de l’authenticité81. La position de Grégoire vis-à-vis des perceptions d’odeurs prodigieuses est similaire dans sa relation de la vision de Salvius82, puisqu’il l’a recueillie directement de la bouche de celui-ci83. Grégoire dit écrire son texte l’année même de la mort de Salvius (584) et affirme : Je prends donc à témoin Dieu tout-puissant que j’ai appris de la bouche de [Salvius] lui-même tout ce que j’ai relaté84.

Ce qui est frappant dans l’expérience de Salvius, c’est que, tant qu’il n’a pas raconté son ‘voyage’ dans le Paradis, il continue d’être soutenu par le parfum céleste85 : nous avons ici plus qu’une ‘pure’ vision, puisqu’il n’y a pas de disjonction radicale entre l’Au-delà et ici-bas. Toutefois, seul Salvius 78 79

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Cfr Hist., X, 29. Cfr Br. Beaujard, Le culte des saints en Gaule. Les premiers temps. D’Hilaire de Poitiers à la fin du vi e siècle, Paris, 2000, passim. Cfr VM, III, 24. Sur le rôle joué par les évêques gaulois du vie siècle à l’égard des reliques, cfr Br. Beaujard, Le culte des saints, p. 408-427. P. Brown a souligné le ‘dialogue’ continuel entre évêques et reliques des saints (cfr P. Brown, « Reliques et statut social au temps de Grégoire de Tours », The Stenton Lectures, 1976, repr. dans id., La société et le sacré dans l’Antiquité tardive, Paris, 2002, p. 198 sq.). Cfr Hist., VII, 1 (nous avons présenté ce texte, supra, p. 398 sq.). Salvius, après avoir vécu dans un monastère, était ensuite devenu évêque d’Albi ; il était ami de Grégoire. « Nam testor Deum omnipotentem, quia ab ipsius ore omnia quae rettuli audita cognovi » (Hist., VII, 1, p. 326). Sa situation est différente de celle d’Aredius : alors que ce dernier, en dépit de sa réserve, fait bien de publier les virtutes paradisiacas manifestées par le saint martyr, afin que celui-ci soit dignement honoré, Salvius a eu tort, au contraire, d’oser « talem misterium… revelare » (ibid.).

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perçoit la suave odeur du Paradis ainsi que sa disparition. Nous dépendons ainsi entièrement de son témoignage – pour autant que nous accordions crédit à la déclaration de sincérité de Grégoire. Le reste du texte laisse pourtant penser que tout le monde ne devait pas être disposé à croire Grégoire sans autre preuve. Il écrit, en effet : Quant à moi qui écris ces choses, je crains que cela ne paraisse incroyable au lecteur, selon ce que Salluste, écrivant l’histoire, dit : ‘Lorsqu’on se remémore la valeur et la gloire d’hommes de mérite, chacun accepte sans objection les actions qu’il estime faciles pour lui à accomplir ; celles qui leur sont supérieures, il les regarde comme des fictions et des mensonges’86.

En d’autres termes, l’expérience du Paradis pouvait sembler plus difficile à croire que les multiples récits de guérisons et d’autres événements prodigieux87. Ou peut-être certaines personnes estimaient-elles que Grégoire tendait à avoir une conception du miraculeux par trop ‘compréhensive’ ? Certaines allusions dans ses écrits semblent l’attester88. Quoi qu’il en soit, l’évêque de Tours montre ici qu’il est capable de prendre une certaine distance par rapport aux faits qu’il raconte… pour en souligner, il est vrai, l’absolue vérité. Dans une autre page, Grégoire livre à nouveau un souvenir personnel. Cette fois, c’est lui-même qui a perçu une douce odeur, « un parfum de lys, de roses », alors qu’il se trouvait avec l’évêque Avit dans une basilique de Clermont89. Avit ayant été consacré évêque en 57190, l’expérience relatée par Grégoire dans le Liber in gloria confessorum remonterait à environ 16 ou 17 ans au maximum : nous nous trouvons à nouveau devant des faits relativement récents. Notons encore que le merveilleux parfum de fleurs n’a pas été senti par le seul Grégoire : celui-ci mentionne une assistance assez nombreuse pour être désignée par le mot « omnes ». Peut-être veut-il ainsi laisser entendre que son témoignage est d’autant plus crédible qu’il n’est pas isolé91 ?

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« Ego vero haec scribens vereor, ne alicui legenti sit incredibile, iuxta id quod Salustius historiam scribens ait : ‘Ubi de virtute adque gloriam bonorum memores, quae sibi quisque facilia factu putat, aequo animo accepit ; supra ea veluti ficta pro falsis ducit’ » (ibid.). Il est possible que l’expérience de Salvius ait paru « incroyable » parce que socialement insignifiante et inutile en comparaison des virtutes racontées auprès des tombes des saints. Par exemple, il a entendu un homme nier l’authenticité d’un miracle attribué à saint Martin : cela laisse entendre que Grégoire était relativement plus enclin à lui prêter foi (cfr VM, 2, 32). « Quodam autem tempore ad supradictam basilicam, in qua reliquiae conditae sunt, cum Avito episcopo accessimus. Ubi cum sanctus pontifex ieiunus ingressus fuisset hora quasi decima, omnes qui cum eo eramus odorem liliorum, rosarum naribus hausimus, quod nobis beati pontificis praestitum merito non ambigimus. Erat enim mensis nonus… » (GC, 40, p. 323). Nous avons étudié ce texte, supra, p. 365 sq. Il meurt en 594, comme Grégoire. Accepter la sincérité de Grégoire ne signifie évidemment pas devoir accepter le statut miraculeux de l’odeur qu’il a sentie. En revanche, il faudrait comprendre pourquoi et en quoi cette odeur est apparue extraordinaire à Grégoire.

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D’autres textes montrent toutefois que Grégoire est moins suggestible ou moins crédule qu’il n’apparaît souvent. Ainsi, il raconte dans les Histoires les circonstances dans lesquelles il a eu l’occasion de percevoir en personne une odeur terrible. Il se trouvait à Paris pour une réunion avec des confrères, et était logé auprès de la basilique Saint-Julien ; se levant durant la nuit pour aller prier dans l’église, il y trouve un individu, qui se faisait passer pour un saint et un thaumaturge, et qui était passé auparavant par Tours : […] nous levant au milieu de la nuit pour rendre grâce au Seigneur, nous l’avons trouvé qui dormait. Une telle puanteur sortait de lui que cette puanteur surpassait les puanteurs de tous les égoûts et lieux d’aisance. Et nous, à cause de cette puanteur, nous ne pouvions pas avancer dans la basilique92.

Les forces démoniaques ne sont pas mentionnées dans ce passage, mais la description de la puanteur dégagée par l’individu fait écho à celles qui sont signalées dans des cas de possession et de libération, ou lors de la mort de certains pécheurs – le travestissement en saint de la part du personnage n’est pas un jeu innocent. On peut donc dire que Grégoire a fait là l’expérience d’une odeur qui n’est pas ordinaire : elle « surpassait les puanteurs de tous les égoûts et lieux d’aisance », et elle l’a en quelque sorte paralysé ; elle se rapproche ainsi fortement de celle du diable et de ses créatures. On ne manquera pourtant pas de noter que Grégoire se retient de qualifier explicitement l’imposteur de démoniaque : signe que son attention aux prodiges ne l’entraîne pas nécessairement à interpréter tout fait extraordinaire comme ‘surnaturel’. À ce propos, il est intéressant de lire, dans un passage du Liber in gloria martyrum, qu’il avoue avoir lui aussi fait montre de scepticisme, alors qu’on lui parlait du pouvoir des reliques de la Croix acquises par Radegonde pour son monastère de Poitiers : Quant à moi, j’entendais souvent dire que même les lampes qui étaient allumées devant ces reliques, bouillonnaient à cause du pouvoir divin et débordaient tellement d’huile qu’elles remplissaient souvent un récipient placé dessous. Cependant, à cause de la stupidité de mon esprit insensible, je n’étais jamais poussé à croire ces choses jusqu’à ce que ce pouvoir, qui est maintenant révélé, dénonce ma stupide apathie93.

Et Grégoire poursuit son récit en relatant comment il s’est rendu à l’évidence après avoir constaté de visu le phénomène miraculeux  – mais non

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« Nos […], media surgentes nocte ad reddendas Domino gratias, invenimus eum dormientem. De quo tantus fetor egrediebatur, ut omnium cloacarum adque secessorum fetores fetor ille devinceret. Sed nec nos prae hoc fetore in basilicam ingredi potueramus » (Hist., IX, 6, p. 419). Sur ce texte, cfr supra, p. 222-223. « Ego autem audiebam saepius, quod etiam lychni, qui accendebantur ante haec pignora, ebullientes virtute divina, in tantum exundarent oleum, ut vas subpositum plerumque replerent ; et tamen iuxta stultitiam mentis durae numquam ad haec credenda movebar, donec brutam segnitiem ipsa ad praesens, quae ostensa est virtus, argueret » (GM, 5, p. 40).

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sans avoir d’abord reproché à l’abbesse de Sainte-Croix d’utiliser une lampe qui perd de l’huile ! On voit ainsi qu’il n’était pas toujours disposé à accorder foi aux histoires étonnantes qu’on lui rapportait, et que même sur le lieu d’un prodige, il ne faisait pas forcément le lien entre ce qu’on lui avait raconté auparavant et ce qu’il avait devant les yeux94. Dans une page du Liber in gloria confessorum, nous observons un autre indice de son sens critique  – ou simplement de son bon sens. Il rapporte ici l’ouverture accidentelle d’un sarcophage dans une église de Clermont : Une jeune fille apparut couchée dans le sarcophage, tous ses membres aussi fermes que si elle avait à peine été enlevée de ce monde. Son visage, ses mains et le reste de ses membres étaient intacts, ses cheveux très longs. Je crois pourtant qu’elle avait été embaumée95.

Alors que la description de la morte, suivie par la mention d’une guérison obtenue à son contact, laisse entendre qu’il s’agit d’une sainte miraculeusement préservée de la décomposition, Grégoire exprime l’opinion surprenante qu’elle a probablement été embaumée. Cette note est digne d’attention puisque Grégoire émet ici une explication rationaliste d’un phénomène que, dans d’autres cas similaires, il présente purement et simplement comme un miracle96. Et précisément parce qu’il parle ailleurs de miracle, la mention ici d’un embaumement prend un relief extraordinaire : s’il n’avait pas du tout parlé de cette

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Le scepticisme qu’il a manifesté à l’égard de la lampe miraculeuse de Sainte-Croix serait-il lié à l’absence en ce lieu de reliques d'un saint local, ou du moins reconnues par l’autorité ecclésiastique locale ? Dans ce texte, Grégoire dit s’être rendu à Poitiers pour rendre visite à la tombe de saint Hilaire, et qu’il ne s’arrêta ensuite au couvent de Sainte-Croix que par respect pour la reine Radegonde, avec qui il eut un entretien : « Causa devotionis extetit, ut sepulchrum sancti Helari visitans, huius reginae adirem colloquia. Ingressusque monasterio, consalutatam reginam… » (ibid.). C’est probablement en 569 que les reliques de la Croix parvinrent à Poitiers, et donc après cette date que Grégoire s’y rendit. Dans les années précédentes (sans doute en 567), l’évêque Pascentius de Poitiers, confronté à la présence d’une figure aussi importante que celle de Radegonde, ainsi qu’à la perspective de l’arrivée dans son couvent des reliques de la Croix, avait cherché à conforter son autorité en s’appuyant sur le culte de saint Hilaire : il avait donc demandé à Venance Fortunat d’en composer une Vie (cfr Br. Beaujard, Le culte des saints, p.  182-184). Grégoire rapporte que Marovée, le successeur de Pascentius, refusa tout bonnement de procéder à l’installation des reliques de la Croix dans le monastère de Radegonde (cfr Hist., IX, 40). Que Grégoire ait été, lors de sa visite, encore diacre ou déjà évêque (573), il était aussi soucieux de l’autorité épiscopale que Pascentius ou Marovée, et sans doute, à l’époque, se méfiait-il un peu des initiatives prises par l’ancienne reine pour importer d’Orient ces prestigieuses reliques. Le texte du Liber in gloria martyrum laisse supposer que c’est seulement après qu’il eut constaté la virtus des reliques, que se développa son amitié avec Radegonde – sans que l’on puisse exclure l’influence positive de leur ami commun, Venance Fortunat, établi à Poitiers depuis 568. « In quo [sepulchro] apparuit puella iacens, ita membris omnibus solidata, quasi nuper ab hoc saeculo fuisset adsumpta. Nam facies manusque eius cum reliquis artubus integrae erant cum ingenti caesaries longitudine ; sed credo, eam aromatibus fuisse conditam » (GC, 34, p. 319). Sur ce texte, cfr supra, p. 134-135. Cfr VP, XII, 3 ; GC, 83 ; 100 ; VJ, 2.

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possibilité, son récit serait apparu parfaitement cohérent, semblable aux autres récits de découvertes de corps saints97. En résumé, il est vrai que Grégoire exprime un intérêt soutenu pour les manifestations de puissance des saints, et que lui-même a expérimenté leurs bienfaits. « La vision des saints qu’il développe dans ses écrits est donc étayée par une expérience personnelle qui remonte à sa prime jeunesse et qui se poursuit sa vie durant », écrit Brigitte Beaujard98. Nous avons vu que, dans un cas au moins, il a même pu sentir le parfum de leur sainteté. Dans d’autres cas, ce sont des proches (Salvius, Aredius) qui lui ont raconté les odeurs merveilleuses qu’ils avaient perçues, et Grégoire leur a accordé foi. Il nous paraît toutefois exagéré d’avancer que sa ferveur a aveuglé tout sens critique en lui99, ou qu’elle l’a rendu irrémédiablement suggestible à tout signe potentiel de la praesentia et de la potentia des saints. On se souvient que, sur le versant opposé des exhalaisons extraordinaires, Grégoire raconte avoir été une fois confronté à une puanteur quasi-démoniaque. Ici aussi, malgré le caractère hors du commun et superlatif de cette odeur, il se garde d’y indiquer une action démoniaque à proprement parler : nouvel indice d’une vision du monde moins superstitieuse que ce que l’on a parfoit écrit100. Ego, nos, multi : témoins des odeurs miraculeuses Ce que nous avons dit de Grégoire le Grand et de son homonyme de Tours vaut également pour les rédacteurs d’autres textes hagiographiques : il n’est pas certain que les protestations de véridicité ou les mentions de témoins des miracles et des faits merveilleux soient purement, ou toujours, rhétoriques ; autrement dit, il est possible que le public potentiel de ces écrits ait été moins

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Ce récit n’est d’ailleurs pas le seul exemple de la ‘candeur’ avec laquelle Grégoire pouvait décrire la réalité concrète. Ainsi, lorsqu’il retrouve dans le trésor de la basilique Saint-Martin des reliques des martyrs d’Agaune, il écrit simplement qu’elles sont « très décomposées par la pourriture » : « […] valde putredine erat pignus dissolutum… » (Hist., X, 31, p. 535). Br. Beaujard, Le culte des saints, p. 236. Cfr R. Van Dam (transl., introd.), Gregory of Tours : Glory of the Martyrs, Liverpool, 1988, p. 11. Sur le caractère hautement autobiographique du Liber in gloria confessorum, voir du même auteur l’introduction à son Gregory of Tours : Glory of the Confessors, Liverpool, 1988, p. 9. Les historiens portent désormais un jugement plus équilibré sur le travail opéré par Grégoire à partir de ses sources écrites ou orales, ainsi que sur la valeur de son témoignage personnel. Emblématique de cette évolution est l’ouvrage de J. Verdon, Grégoire de Tours. ‘Le père de l’Histoire de France’, Le Coteau, 1989 ; voir en particulier p. 125-141. Dans une perspective élargie, on trouvera des remarques tout à fait pertinentes et nuancées dans I.  Wood, « How Popular Was Early Medieval Devotion ? », in Popular Piety : Prayer, Devotion, and Cult, ed. A.  J. Frantzen (Essays in Medieval Studies, 14, Proceedings of the Illinois Medieval Association), 1997. Nous n’avons pu consulter que la version publiée sur Internet, malheureusement sans pagination, de cette étude : [http ://www.luc.edu/publications/medieval/vol14/wood.html].

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crédule que ce que l’on pense souvent. On peut d’ailleurs supposer que, même si les indications de témoins dans les textes ne constituaient effectivement qu’un topos hagiographique, leur fréquence aura sans doute fini par instiller dans les esprits – certains esprits au moins – la notion que « tout ce qui brille n’est pas or », et que des témoignages crédibles devaient pouvoir être produits, du moins dans une certaine proportion101. Dans les pages qui suivent, nous examinerons d’autres textes qui, toujours en relation avec des exhalaisons extraordinaires, nous permettent de saisir, de façon plus ou moins nette, la position occupée par ceux qui furent témoins des prodiges. Nous commencerons par quelques récits qui ont été rédigés par des témoins eux-mêmes. Témoins-narrateurs – Paulin de Milan Les plus anciens récits d’inventions de corps saints que nous avons lus se veulent déjà des témoignages oculaires. Ainsi, Paulin de Milan assiste en personne à la découverte, par son évêque Ambroise, du corps de saint Nazaire : Nous avons vu dans le tombeau où reposait le corps du martyr – dont nous ignorons encore aujourd’hui l’époque de la passion – son sang aussi frais que s’il avait été répandu le jour même. Sa tête, coupée par les impies, était intacte et parfaitement conservée, avec les cheveux et la barbe, à tel point qu’elle nous semblait, au moment où elle était exhumée, telle qu’à l’instant où elle fut lavée et disposée dans le tombeau. […] Et nous avons également été remplis d’un parfum si grand qu’il surpassait la suavité de tous les arômes102.

La fréquence de la première personne (vidimus, nobis, repleti sumus) est caractéristique de la nature testimoniale de ce texte. Paulin, qui était le secrétaire d’Ambroise, a fort bien pu, en raison de cette fonction, accompagner l’évêque 101

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Nous rejoignons ici une observation faite par G. Philippart au sujet de l’hagiographie médiévale en général, à savoir que, paradoxalement peut-être, elle a pu « jouer un rôle dans la formation de l’esprit critique au Moyen Âge » (G. Philippart, Les légendiers latins et autres manuscrits hagiographiques, mise à jour, Turnhout, 1985 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental 24-25), p. 12). La limite entre les compositions hagiographiques et les ouvrages historiques n’était pas toujours aussi nette que dans la théorie : si l’intention morale et édifiante a souvent coloré l’écriture historique, on peut aussi penser que, à l’inverse, l’exigence d’une vérité documentée de l’histoire s’est faite présente dans l’hagiographie. « Vidimus autem in sepulcro, in quo iacebat corpus martyris (qui quando sit passus, usque in hodiernum scire non possumus), sanguinem martyris ita recentem, quasi eadem die fuisset effusus. Caput etiam ipsius, quod ab inpiis fuerat abscissum, ita integrum atque incorruptum cum capillis capitis atque barba, ut nobis videretur eodem tempore quo levabatur lotum atque conpositum in sepulcro.[…] Etiam odore tanto repleti sumus, ut omnium aromatum vinceret suavitatem » (Paulinus Mediolanensis, Vita Ambrosii, 32, éd. M. Pellegrino, Paolino di Milano : Vita di S. Ambrogio, Roma, 1961, p. 98). Nous reprenons en la modifiant légèrement la traduction de É. Lamirande, Paulin de Milan et la ‘Vita Ambrosii’, Paris - Tournai - Montréal, 1983, p. 58.

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lors de l’exhumation du martyr ; c’est d’ailleurs la première fois que, dans la Vita Ambrosii, il se présente comme un témoin oculaire103. Il faut encore noter que c’est à la requête d’Augustin qu’il entreprit de rédiger, en 412/413, la Vie d’Ambroise : cet ouvrage est donc avant tout composé pour un lecteur qui a connu personnellement Ambroise et qui, après son retour en Afrique, a sans doute continué de suivre jusqu’à la mort du grand évêque (397) le déploiement de son activité en Italie104. De plus, au moment où Paulin reçoit la demande d’Augustin, celui-ci n’a pas encore commencé à réellement prêter attention aux miracles produits autour des corps saints ; son attitude à l’égard du miraculeux post-biblique est plutôt sceptique105. Ce n’est qu’avec l’arrivée en Afrique des reliques fraîchement découvertes de saint Étienne (415), et avec la constatation des guérisons qu’elles suscitent, qu’Augustin se convaincra de la possibilité de miracles contemporains et en approfondira la signification106. C’est donc à l’intention de ce lecteur – et quel lecteur ! – que Paulin de Milan entreprend la Vita Ambrosii. On peut donc supposer qu’il a pris soin de mettre en pratique ce qu’il affirme dans sa préface : Je vous conjure donc tous, vous qui aurez dans les mains ce livre, de croire que ce que nous avons écrit est vrai, et que personne ne pense qu’un sentiment d’affection m’ait fait exposer quelque chose qui ne soit pas digne de foi, puisque il est mieux de ne rien dire du tout plutôt que de rapporter quelque chose de faux, alors que nous savons que nous devrons rendre compte de toutes nos paroles107…

Cependant, lorsque Paulin termine sa rédaction (422), Augustin s’est ‘converti’ aux miracles contemporains, ceux liés aux reliques des martyrs en particulier108. Le fruit mûr de cette évolution sera le livre vingt-deux de la Cité 103 104

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Cfr É. Lamirande, Paulin de Milan, p. 58, n. 40. Cet intérêt personnel pour les actions concrètes d’Ambroise n’est pas contradictoire avec le fait qu’Augustin a spécifiquement demandé à Paulin de composer son ouvrage sur le modèle de la Vita Martini de Sulpice Sévère, de la Vie de saint Antoine par Athanase et de celle de l’ermite Paul par Jérôme (cfr Paulinus Mediolanensis, Vita Ambrosii, 1, p. 50). Cfr Augustinus, De vera religione, XXV, 47. Pour une première orientation, on consultera les commentaires de G. Bardy, « Le miracle dans la théologie augustinienne », et « Les miracles contemporains dans l’apologétique de saint Augustin », dans Augustin, La Cité de Dieu, Paris, 1960 (BA 37), p. 795-798 et p. 825-831 ; D. P. De Vooght, « Les miracles dans la vie de saint Augustin », Recherches de théologie ancienne et médiévale, 11 (1939), p. 5-16 ; id., « La Théologie du miracle selon saint Augustin », ibid., p. 197222 ; P. Courcelle, Recherches sur les Confessions de saint Augustin, nouv. éd. augm., Paris, 1968, p. 139-153. On pourra aussi lire les pages consacrées par P. Brown à cette période de l’existence d’Augustin dans La vie de saint Augustin, nouv. éd. augm., Paris, 2001, p. 544-551. « Quamobrem obsecro vos omnes, in quorum manibus liber iste versabitur, ut credatis vera esse quae scripsimus, nec putet me quisquam studio amoris aliquid quod fide careat posuisse ; quandoquidem melius sit penitus nihil dicere, quam aliquid falsi proferre, cum sciamus nos omnium sermonum nostrorum reddituros esse rationem… » (Paulinus Mediolanensis, Vita Ambrosii, 2, p. 52). On sait le rôle joué dans cette évolution par les miracles associés aux reliques de saint Étienne, apportées en Afrique peu après leur découverte. P. Brown souligne la maturation intérieure par laquelle Augustin est arrivé à ‘penser l’impensable’ – pour quelqu’un formé dans le néoplato-

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de Dieu, achevé entre 425 et 427. Paulin a-t-il entretemps appris l’évolution intellectuelle de l’évêque d’Hippone ? En a-t-il tenu compte dans sa relation des prodigieuses inventiones de saint Ambroise ? On est en droit de se le demander. – Lucien et Avit de Braga : le parfum et les reliques de saint Étienne En 415 eut lieu la découverte en Palestine du corps de saint Étienne, le premier martyr. Lucien, le prêtre qui reçut la révélation de sa sépulture en écrivit une relation en grec. On en conserve deux versions latines : la recension A, rédigée par Avit de Braga, qui se trouvait à Jérusalem lors des événements ; la recension B, qui remonterait indépendamment de A à un original grec109. Comme nous avons lu ces textes dans un précédent chapitre110, nous nous limiterons à en retranscrire l’essentiel. On se rappelle les circonstances de la découverte du protomartyr : Lucien, qui a bénéficié de la revelatio, a demandé à l’évêque de Jérusalem de venir en personne procéder à l’ouverture des sépulcres mis au jour. Ce sont finalement trois évêques qui sont présents, ainsi que de nombreuses autres personnes. Voici le texte de la recension A : Comme ils ouvraient le cercueil du seigneur Étienne, aussitôt un grand parfum en sortit de sorte qu’il remplissait tout ce lieu. Après une oraison faite par tous les évêques et tous les frères qui étaient présents avec eux, de nombreux miracles, de guérison et autres, furent effectués dans le peuple. Puis embrassant les reliques, ils refermèrent la sépulture. Et après quelques jours, ils transportèrent le saint corps d’Étienne vers la ville [Jérusalem], le sept des calendes de janvier111.

La recension B, quoique comprenant grosso modo les mêmes éléments fondamentaux, est néanmoins assez différente : Mais comme nous étions parvenus en bas, nous avons découvert la sépulture de saint Étienne […]. Et aussitôt un tremblement de terre se produisit, et une odeur d’une douceur et d’un parfum tels en sortit que nul homme ne se souvient d’en avoir perçue de semblable, au point que nous estimions avoir été établis dans la beauté du paradis. Or, une foule de gens se trouvait avec nous, parmi lesquels il

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nisme : l’intégration eschatologique de la chair et de l’esprit (cfr P. Brown, Le culte des saints. Son essor et sa fonction dans la chrétienté latine, Paris, 1984, p. 104). De même, M. R. Miles voit dans les récits de miracles du De civitate Dei l’expression chez Augustin d’une nouvelle appréciation du corps humain, et surtout de l’unité de la personne, en lien avec la résurrection du Christ (cfr M. R. Miles, Augustine on the Body, Missoula (MT), 1979, p. 35-38). Cfr S. Vanderlinden, « ‘Revelatio sancti Stephani’ », Revue des études byzantines, 4 (1946), p. 186. Cfr supra, p. 258 sq. « Qui aperientes domni Stephani thecam statim odor magnus exiit ut repleret omnem locum illum. Oratione facta ab omnibus episcopis omnibusque fratribus qui cum his aderant, signa salutis multorum et diversa in populo facta sunt. Et osculantes reliquias iterum clauserunt [locum]. Et post paucos dies transtulerunt sanctum corpus Stephani in civitatem, VIIo Kalendas Ianuarias » (Revelatio sancti Stephani, A, 45-46, éd. S. Vanderlinden, « ‘Revelatio sancti Stephani’ », p. 214).

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y avait de nombreux malades souffrant de diverses maladies. Et en cette heure même, par suite de son suave parfum, septante-trois créatures furent ensuite guéries. […]. Et ainsi, avec des psaumes et des hymnes, ils transportèrent les reliques du bienheureux Étienne jusque dans la sainte église de Sion, là où il avait été ordonné archidiacre112…

Chacune des recensions mentionne le parfum, la foule des présents, les guérisons survenues, le transfert des reliques à Jérusalem. Cependant, du point de vue qui nous intéresse ici, une grande différence sépare les deux versions : l’usage que fait la narration de la première (B) ou de la troisième personne (A). Si les explications de leur éditeur à leur sujet sont correctes, la raison en tient à leurs origines différentes. En effet, A a été rédigée en latin à partir de la relation faite en grec par Lucien ; ce faisant, Avit de Braga aurait simplement transposé à la troisième personne le récit du principal protagoniste. Quant à la recension B, elle aurait maintenu l’emploi de la première personne qui se trouvait dans le récit de Lucien, et ce en dépit des remaniements apportés à ce dernier113. Ce qui est remarquable, c’est que les deux recensions, dont l’une remonte certainement à Avit, concordent sur le fait qu’une excellente odeur s’est fait sentir au moment de l’ouverture de la tombe du martyr. Il est vrai que B présente un récit plus détaillé, et, au fond, plus imprégné de merveilleux. Ainsi, alors que A parle simplement d’un « odor magnus », B décrit comme suit ce parfum : tanta suavitas et fraglantia odoris inde egressa est quantam nullus hominum sensisse se meminit, ita ut putaremus nos in amoenitate paradisi esse positos…

Outre la longueur et le détail de cette phrase, la recension B se distingue de A en faisant précéder la suave odeur par un tremblement de terre et en spécifiant qu’elle cause la guérison de « soixante-treize » malades. Poursuivons ces analyses en changeant de point de vue. Dans la revelatio sancti Stephani, comme dans bien d’autres textes, l’extraordinaire odeur qui est perçue s’exhale de la tombe, c’est-à-dire du corps saint. Or, si nous tournons notre attention de la description de l’odeur à celle de leur source (les reliques de saint Étienne), nous sommes amenés à faire quelques observations intéressantes. La recension B décrit ainsi les reliques que Lucien a pu conserver : « de petits morceaux des membres du saint, ou plutôt de très grandes reliques, avec de la poussière où toute sa chair avait été consumée114 ». Nous constatons que, dans 112

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« Cum autem pervenissemus deorsum, invenimus locum Sancti Stephani […]. Et statim terrae motus factus est et tanta suavitas et fraglantia odoris inde egressa est quantam nullus hominum sensisse se meminit, ita ut putaremus nos in amoenitate paradisi esse positos. Multitudo namque populi aderat nobiscum, inter quos plurimi erant infirmi variis languoribus. Et ipsa hora mox de odore suavitatis eius septuaginta et tres animae sunt curatae […]. Et ita cum psalmis et hymnis asportaverunt reliquias beati Stephani in sanctam ecclesiam Sion, ubi et archidiaconus fuerat ordinatus… » (ibid., B, 44-48, p. 215-217). Cfr A. Lambert, « Avit de Braga », DHGE, 5, col. 1201. « […] de membris sancti parvos articulos, immo maximas reliquias cum pulvere ubi omnis eius caro absumpta est » (Revelatio sancti Stephani, B, 48, p. 217). 

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ce passage, l’élément merveilleux est absent, alors qu’il paraissait imprégner tout le récit de l’inventio lu plus haut. On peut donc supposer à bon droit qu’il s’agit ici d’une description correspondant à la réalité matérielle des reliques du martyr, ou du moins d’une description très vraisemblable. Curieusement, la recension A (la traduction effectuée par Avit de Braga) ne comprend nulle description des reliques de saint Étienne115. Si l’on veut des indications de leur apparence concrète, il faut lire une lettre d’Avit. On sait, en effet, que ce dernier avait obtenu de Lucien des reliques du martyr qu’il voulait envoyer à l’Église de Braga ; c’est précisément pour en authentifier la provenance qu’il a écrit une lettre à l’évêque Balconius à laquelle il a joint sa traduction de la relation de Lucien. Et c’est dans cette lettre qu’il décrit son précieux envoi, qui se présente ainsi : des reliques du corps du bienheureux Étienne, le premier martyr, c’est-à-dire de la poussière de sa chair et de ses nerfs et, ce que l’on doit croire fermement et certainement, des ossements entiers et – en raison de son évidente sainteté – rendus huileux par des drogues ou parfums inhabituels116.

Nous n’avons plus ici un récit de revelatio ou d’inventio : il s’agit d’une lettre d’accompagnement, destinée à expliquer l’origine tant du texte de la revelatio sancti Stephani que du « pignus117 » (les reliques) dont il a chargés Orose118. La description toute matérielle des reliques constitue au fond une sorte de descriptif, du genre de ceux qui sont requis lors de l’envoi d’un objet de valeur ; il n’y a donc a priori pas de motif de mettre en doute les informations fournies par Avit sur le contenu de son envoi119. Or on peut constater que la description d’Avit est très semblable à celle donnée dans la recension B. Par conséquent, il est permis de penser que cette dernière est également digne de crédit120. Il 115 116

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Cfr supra, p. 259-261. « […] reliquias de corpore beati Stephani primi martyris, hoc est pulverem carnis atque nervorum et, quod fidelius certiusque credendum est, ossa solida atque manifesta sui sanctitate novis pigmentis vel odoribus pinguiora » (Epistula Aviti,  8, éd. S.  Vanderlinden, « ‘Revelatio sancti Stephani’ », p. 189). Sur la traduction de ces derniers mots, cfr infra, n. 121. Epistula Aviti, 10 (ibid.).  Cfr ibid., 8. Voir aussi supra, p. 261-263. Cette observation est évidemment indépendante de la question de l’origine réelle des reliques (saint Étienne ou quelqu’un d’autre). Cela montre que même un texte ayant subi des développements et des adjonctions d’éléments ‘merveilleux’ – ce qui semble le cas de B – est susceptible de comporter des éléments directement liés à la réalité matérielle. Inversement, l’absence d’éléments merveilleux ou miraculeux ne confère pas automatiquement une plus grande valeur factuelle à un texte hagiographique, comme l’avertit L. I. Hamilton à propos de la Vita Augustini écrite par Possidius (cfr L. I. Hamilton, « Possidius’ Augustine and Post-Augustinian Africa », Journal of Early Christian Studies, 12 (2004), p. 91. Nous remercions l’auteur de nous avoir amicalement communiqué cet article). De façon analogue, « l’absence de topoi ne garantit pas automatiquement une meilleure historicité » (J.-Cl.  Poulin, L’idéal de sainteté dans l’Aquitaine carolingienne d’après les sources hagiographiques (750-950), Laval, 1975, p. 26) ; de même, « la précision du détail n’est pas, par elle-même, un critère de véracité » (H. Delehaye, Les Passions des martyrs, p. 315).

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est néanmoins un point de la description des reliques qui est propre à la lettre d’Avit et qui concerne directement notre enquête sur les odeurs. Il s’agit des derniers mots du passage à peine cité : « ossa solida atque manifesta sui sanctitate novis pigmentis vel odoribus pinguiora ». Nous avons signalé ailleurs que le sens exact de ce passage n’est pas très clair121. Cependant, par-delà le problème d’interprétation d’un terme ou de l’autre, on comprend que : 1. des substances parfumées ont rendu les ossements huileux ; 2. ce fait est en relation avec la sanctitas des ossements. Que les parfums aient été versés par les fidèles ou par une intervention miraculeuse, on ne peut manquer de s’interroger sur le lien passant entre cette information et la mention du prodigieux parfum exhalé de la tombe du protomartyr122. L’examen des textes en présence ne permet pas de parvenir à une réponse assurée. Ce qui, en revanche, paraît significatif, c’est la coexistence chez Avit123 de deux catégories de causalités concernant l’odeur des reliques : celle du miracle, dans le récit de l’ouverture de la tombe du saint ; celle des pratiques matérielles, dans sa lettre à Balconius de Braga. Il est d’ailleurs manifeste que, chez lui, ces deux ordres de causalités ne sont pas tout à fait distincts, comme le montre la description qu’il donne des reliques dans sa lettre : les expressions « manifesta sui sanctitate » et « novis pigmentis vel odoribus » tendent, en effet, à rapprocher cette description de la sphère du miraculeux124. – Eugippe et la translation de saint Séverin Après les récits concernant les inventiones de martyrs, les témoignages qui suivent concernent le parfum de saints moines ou de saintes religieuses ; ce sont parfois des fondateurs de communautés. Le premier de ces récits, la Vie de saint Séverin, a été rédigé en 511 par Eugippe, un disciple du saint125. Dans 121

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En résumé, les points soulevés étaient les suivants. En premier lieu, la traduction de l’adjectif novus contraint à choisir parmi des acceptions assez différentes du mot : nous avons opté pour celle qui pouvait refléter le caractère inhabituel, aux yeux de l’occidental Avit, des onguents imprégnant les reliques ; ce faisant, nous interprétions cette phrase comme l’expression de pratiques concrètes. Cependant, on ne peut tout à fait exclure qu’Avit veuille indiquer une causalité miraculeuse. Dans cette hypothèse, l’adjectif novus serait à prendre dans un sens encore plus fort (« étrange », comme quelque chose d’inconnu, voire de « surnaturel »), et l’expression « manifesta sui sanctitate » indiquerait la cause de l’apparence huileuse et parfumée des ossements : elle serait l’effet de la manifestation de la sainteté du corps saint. D’ailleurs, le mot odor apparaît dans les deux cas : en dépit de significations différentes (odeur ; matière odorante), c’est bel et bien le même terme. Nous considérons qu’Avit fait entièrement sien le point de vue du texte qu’il traduit. En effet, il est également protagoniste des événements relatés : il se trouve sur place quand ceux-ci ont lieu ; il connaît Lucien ; il obtient de celui-ci des reliques corporelles du martyr ; il les envoie et leur joint une lettre personnelle dans le but de garantir leur origine et les circonstances de leur découverte. Cfr supra, n. 121. Il est disciple de Séverin au moins sur le plan spirituel, puisqu’il est sans doute entré au monastère fondé par le saint après la mort de ce dernier (cfr Ph. Régerat, Eugippe, p. 9-10. Voir aussi

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le passage transcrit ci-dessous, il relate des événements qui ont eu lieu en 488 dans la lointaine province du Norique : l’exhumation du corps de Séverin, six ans après sa mort, en vue de son transfert en Italie. La tombe une fois ouverte, un parfum d’une si grande douceur nous saisit, nous tous qui nous tenions autour, que, en raison de l’excès de notre joie et de notre stupéfaction, nous nous prosternâmes par terre. Puis, alors que nous pensions de façon humaine trouver les ossements du cadavre disjoints – car la sixième année depuis son inhumation s’était écoulée –, nous découvrîmes l’ensemble du corps intact. Pour ce miracle, nous rendîmes infiniment grâce au créateur de toute chose, parce que le cadavre du saint, dans lequel aucun aromate ne se trouvait, et que la main de l’embaumeur n’avait nullement approché, était resté sans dommage jusqu’à ce jour, avec la barbe autant qu’avec les cheveux126.

En portant notre attention sur le témoin-narrateur127, que lisons-nous dans ce texte ? Premièrement, Eugippe n’est pas le seul à assister à l’exhumation : les autres moines de la communauté de Séverin sont présents128. Seconde constatation, le récit rapporte surtout la surprise, la stupéfaction même, éprouvée par les protagonistes : d’abord au moment de la perception de la « tantae suavitatis fragrantia », puis devant l’état de conservation du corps, « cum barba pariter et capillis usque ad illud tempus permansisset inlaesum ». Enfin, il faut relier à ces réactions deux remarques d’Eugippe : lui et ses compagnons s’attendaient à « ossa funeris invenire disiuncta » ; cependant, le corps est resté intact sans qu’il y ait eu recours aux aromates et à l’embaumement. C’est évidemment parce que Séverin n’avait pas été embaumé que les moines pensaient retrouver ses ossements « disiuncta » : l’expérience qu’ils avaient de la mort et de la décomposition naturelles du corps ne leur permettait pas de nourrir une autre attente. Par-delà la question de la vérité factuelle du récit, on voit combien réalisme (devant la condition naturelle commune) et miracle s’y juxtaposent. Et de fait, on peut dire que, par principe, le miracle se nourrit du

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les pages consacrées à la biographie d’Eugippe par Fr. Lotter dans son important ouvrage : ­Severinus von Noricum, Legende und historische Wirklichkeit : Untersuchungen zur Phase des Übergangs von spätantiken zu mittelalterlichen Denk- und Lebensformen, Stuttgart, 1976, p. 21-37). « Quo patefacto tantae suavitatis fragrantia omnes nos circumstantes accepit, ut prae nimio gaudio atque admiratione prosterneremur in terra. Deinde humaniter aestimantes ossa funeris invenire disiuncta, nam annus sextus depositionis eius effluxerat, integram corporis compagem repperimus. Ob quod miraculum inmensas gratias retulimus omnium conditori, quia cadaver sancti, in quo nulla aromata fuerant, nulla manus accesserat condientis, cum barba pariter et capillis usque ad illud tempus permansisset inlaesum » (Eugippius, Commemoratorium vitae sancti Severini, 44, 6, éd. Ph. Régerat, Eugippe, p. 290). Ph. Régerat accepte la réalité de sa présence lors de l’exhumation du saint (cfr ibid., p. 10-11, 26). On peut dire que c’est la norme  pour toute exhumation : ne serait-ce que pour des raisons pratiques, elle suppose plus d’une personne. Dans le cas d’un saint, ou présumé tel, le caractère public et officiel de l’exhumation était pratiqué bien avant la codification du processus de canonisation ; la translatio et l’elevatio tenaient en fait lieu de canonisation (cfr M. Heinzelmann, Translationsberichte, p. 79-80).

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réalisme, c’est-à-dire qu’il ne peut y avoir d’expérience et de proclamation du miracle sans affirmation d’un état naturel communément expérimenté. – Jonas de Bobbio Dans les Vies de saint Colomban et de ses disciples, Jonas se présente lui aussi en témoin direct de prodiges olfactifs. Rappelons qu’entre son entrée au monastère de Bobbio (617) et l’achèvement des Vitae (vers 642), Jonas a beaucoup voyagé d’une communauté monastique à l’autre, recueillant de la sorte de nombreuses informations qu’il a transcrites dans son ouvrage129. Parmi les récits qu’il a laissés, celui qui nous intéresse ici concerne une moniale d’Eboriac (Faremoutiers), Gibitrude, morte en 633/634 alors que Jonas est présent : Son départ fut si heureux que dans la cellule où reposait le corps inanimé, on aurait cru que des baumiers distillaient. À nous tous qui étions là présents, cela parut un grand prodige130.

Un mois plus tard, alors que Jonas célèbre une messe pour la défunte, il fait à nouveau l’expérience d’une odeur prodigieuse : Mais encore, le trentième jour, alors que nous nous préparions à faire sa commémoration selon l’usage ecclésiastique et que nous célébrions solennellement la messe, un tel parfum remplit l’église que l’on pouvait croire que les odeurs de tous les onguents et parfums s’y trouvaient131.

Jonas rapporte qu’un parfum de baume s’est fait sentir à l’occasion d’autres morts à Faremoutiers, mais le cas de Gibitrude est le seul où il se présente comme témoin direct. Sur la foi de son récit, nous pouvons penser qu’il a, à l’époque des faits, séjourné au moins un mois à Faremoutiers. Est-ce à cette occasion qu’il a entendu parler des merveilleuses odeurs perçues lors d’autres trépas, ceux de deux infantulae vivant dans le monastère132 et celui de Bithilde, une des religieuses133 ? J. Guerout suppose que Jonas a effectué un second séjour à Eboriac après 639, à l’époque de son travail missionnaire aux côtés de saint Amand et alors qu’il rédige la Vie de saint Colomban134. Quelle que soit la 129

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Cfr A. de Vogüé (introd., trad., notes), Jonas de Bobbio : Vie de saint Colomban et de ses disciples, Bégrolles-en-Mauges, 1988 ; Fr. Brunhölzl, Histoire de la littérature latine, p. 184-185. « Quae ita felicem exitum peregit, ut intra cellulam, qua corpus iacebat exanime, balsama crederes desudare ; quod omnium qui eo tunc ibi fuimus in tempore magnum paravit miraculum » (Ionas Bobiensis, Vitae Columbani abbatis discipulorumque eius, II, 12, MGH SRM IV, p. 132 ; nous modifions légèrement la traduction de A. de Vogüé, Jonas de Bobbio, p. 208). « Sed et tricesimo die, cum eius commemorationem ex more ecclesiastico facere conaremur et missarum sollemnia celebraremus, tanta flagrantia ecclesiam replevit, ut omnium unguentorum ac pigmentorum odores crederes adesse » (ibid.). Cfr Ionas Bobiensis, Vitae Columbani abbatis discipulorumque eius, II, 16. Cfr ibid., II, 21. Cfr J. Guerout, « Fare », DHGE, 16, col. 506. L’auteur indique seulement que ce second séjour eut lieu après le passage de Jonas à Bobbio en 639. A. Dierkens estime que Jonas est passé au moins deux fois à Faremoutiers (cfr A. Dierkens, « Prolégomènes à une histoire des relations

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réponse à notre question, il est certain que, au moment où il écrit cet ouvrage, son expérience personnelle et les récits recueillis à Faremoutiers constituent un tout et s’inscrivent dans une même continuité. C’est peut-être la raison pour laquelle Jonas n’exprime pas de surprise ni d’émotion particulières lorsqu’il raconte les prodigieuses odeurs qu’il a perçues135. Afin de mieux évaluer la valeur du témoignage de Jonas, nous devons mettre en lumière divers éléments de son contexte. En premier lieu, il faut observer que, dans les Vitae Columbani discipulorumque eius, les odeurs miraculeuses sont toujours associées à des femmes. Ces récits sont donc directement liés à la communauté féminine de Faremoutiers, apparemment dominante dans ce monastère double136  – comme par exemple dans celui de Jouarre137. Cette prépondérance n’est d’ailleurs guère surprenante dans la mesure où Fare, la fondatrice et disciple directe de Colomban, est toujours vivante et exerce une autorité sans partage au moment où Jonas écrit138. Il semble par ailleurs que la communauté de Faremoutiers ait accordé une certaine attention aux phénomènes que nous étudions. Plus exactement, la communauté féminine du monastère paraît avoir développé une ‘spiritualité’139 centrée sur la vie intérieure et ses multiples expressions. Il est vrai que cette orientation vers une piété intériorisée se trouve déjà dans l’enseignement de Colomban140. Il est toutefois significatif de lire que, selon Jonas, la règle prescrivait aux moniales d’avouer trois fois par jour les fautes qu’elles pouvaient avoir commises141 : cette pratique supposait chez les religieuses un examen constant de leurs actes et même de leurs dispositions intérieures, alors que

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culturelles entre les îles britanniques et le Continent pendant le haut Moyen Âge : La diffusion du monachisme dit colombanien ou iro-franc dans quelques monastères de la région parisienne au viie siècle et la politique religieuse de la reine Bathilde », dans La Neustrie. Les pays au nord de la Loire de 650 à 850, éd. H. Atsma, Sigmaringen, 1989, p. 375). Il se distingue ainsi des réactions exprimées par Eugippe dans son récit de l’exhumation de saint Séverin : les circonstances sont très différentes (exhumation et découverte du corps intact après six ans, mort et messe dans le même mois). De plus, les deux textes reflètent sans doute des communautés dont la forme de vie, l’expérience et la pensée étaient différentes. Il fut fondé par Eustaise, abbé de Luxeuil, qui envoya des moines construire eux-mêmes les édifices du nouveau monastère. Ainsi, Eboriac fut dès le début un monastère double, les moines étant chargés des travaux les plus pénibles (cfr J. Guerout, « Faremoutiers », DHGE, 16, col. 534535 ; A. Dierkens, « Prolégomènes », p. 375). Cfr A. de Vogüé, Jonas de Bobbio, p. 23. Cfr J.  Guerout, « Fare », col.  522. Fare mourra après 641 et au plus tard vers 655 (cfr ibid., col. 529). Nous utilisons ce terme par souci de commodité ; cependant, dans son acception moderne, il était alors inconnu. On se référera sur cela aux observations de A. Vauchez, La spiritualité du Moyen Âge occidental. viii e-xiii e siècle, nouv. éd. revue et augm., Paris, 1994, p. 7-9. A. Dierkens estime que la figure de Colomban peinte par Jonas, ainsi que le monachisme dit ‘colombanien’, diffèrent en fait très peu des modèles connus en Gaule au début du viie siècle ; il en ira autrement avec les fondations de Nivelles ou de Péronne, où l’empreinte et la présence irlandaises sont nettes (cfr A. Dierkens, « Prolégomènes », p. 381 sq.). Cfr. Ionas Bobiensis, Vitae Columbani abbatis discipulorumque eius, II, 19.

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l’exigence en était peut-être moins stricte pour les moines142. Julia M. H. Smith, notant que Jonas relate diverses visions reçues par les moniales de Faremoutiers, estime même que cette communauté se distinguait par une « spiritualité visionnaire143 ». Selon nous, la spiritualité enseignée et vécue dans ce monastère impliquait probablement une attention soutenue envers l’expérience religieuse en général, et non seulement envers les visions. En effet, les informations transmises par Jonas de Bobbio au sujet de perceptions olfactives extraordinaires semblent montrer que celles-ci aussi faisaient partie des phénomènes auxquels les moniales prêtaient une attention particulière. Nous verrons que d’autres monastères des viie et viiie siècles partageaient ce type de spiritualité. Il est donc permis de penser que, loin d’avoir ‘inventé’ ses histoires, Jonas les a bel et bien recueillies telles que (se) les transmettait la communauté de Faremoutiers. Qu’il en ait effectué la transcription à l’époque de la mort de Gibitrude ou ultérieurement est au fond secondaire : dans un cas comme dans l’autre, il est entré en contact direct avec une tradition vivante d’expériences religieuses extraordinaires144, auxquelles les religieuses accordaient une grande valeur et qu’elles (se) racontaient avec conviction. En ce qui concerne son témoignage personnel, deux hypothèses peuvent être proposées. On pourrait d’abord avancer que les perceptions olfactives de Jonas, lors de la mort et des funérailles de Gibitrude, ont été ‘stimulées’ ou ‘intensifiées’ par cette tradition, ou du moins que cette dernière leur a conféré une signification entièrement nouvelle  – nous reviendrons dans le chapitre suivant sur le rôle joué par le cadre physique et mental dans les perceptions olfactives. Dans une seconde hypothèse, il est possible qu’il n’ait interprété de la sorte ses perceptions qu’au moment où il s’est mis à composer les Vitae Columbani discipulorumque eius, c’est-à-dire après qu’il eut rassemblé d’autres récits concernant des odeurs prodigieuses – à cette date, pas plus de dix années se sont écoulées depuis la mort

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A. de Vogüé observe que « chose curieuse, la confession n’apparaît pas, en tant qu’institution quotidienne, dans les récits concernant les moines, que la Règle colombanienne astreignait pourtant à cet exercice au moins une fois par jour » (A. de Vogüé, Jonas de Bobbio, p. 57). Cfr J. M. H. Smith, « The problem of female sanctity in Carolingian Europe c. 780-920 », Past & Present, 146 (1995), p.  34. Il est probable que les milieux monastiques en général aient été particulièrement attentifs aux phénomènes visionnaires et à leur interprétation (cfr B.  Newman, « What Did It Mean to Say ‘I Saw’ ? The Clash between Theory and Practice in Medieval Visionary Culture », Speculum, 80 (2005), p. 14) ; quant à avancer qu’ils les ont scruté plus intensivement que les milieux séculiers – comme le pense J. Keskiaho –, cela se pourrait bien, mais il reste que, sur ce sujet aussi, nous dépendons en bonne partie de sources monastiques (cfr J. Keskiaho, « The handling and interpretation of dreams and visions in late sixth- to eighthcentury Gallic and Anglo-Latin hagiography and histories », Early Medieval Europe, 13 (2005), p. 246). Nous évitons à dessein d’employer le terme ‘mystique’, dont la signification est à la fois trop variable et souvent trop restreinte pour notre propos. Pour une présentation des différentes définitions et approches de ‘la mystique’ chrétienne, ainsi que de ses manifestations historiques jusqu’à Augustin, cfr B. McGinn, The Presence of God : A History of Western Mysticism. Vol. 1 : The Foundations of Mysticism, New York, 1994 (les volumes suivants couvrent le Moyen Âge).

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de Gibitrude, aussi pouvait-il fort bien se souvenir de l’expérience particulière faite à cette occasion145. Un autre élément doit être mis en évidence : dans les pages que Jonas consacre à Faremoutiers, nous nous trouvons devant une chronologie générale brève. En effet, le monastère a été fondé vers 620 seulement146 ; Jonas assiste au décès de Gibitrude en 633 ou 634 ; enfin, il met par écrit les récits de miracles de Faremoutiers entre 639 et 642. Ainsi, vingt ans seulement séparent cette rédaction des débuts du monastère. Celui-ci apparaît donc comme un foyer de miracles dès l’origine, et Jonas en recueille très tôt les jeunes traditions147. C’est dans ce cadre temporel resserré mais déjà riche en prodiges que nous devons considérer le témoignage que Jonas a voulu laisser de la mort de Gibitrude : ici, tout est contemporain. La dimension de la contemporanéité doit être comprise dans un autre sens encore. Les prodigieux parfums perçus lors du trépas des religieuses constituent un signe de la bénédiction divine non seulement sur les individus mais aussi sur l’ensemble de la communauté, qui conserve fidèlement des pratiques irlandaises léguées par Colomban. Or on sait que celles-ci rencontraient une forte opposition de la part de l’épiscopat gaulois148. En outre, vers 626/627, un mouvement de dissidence naquit au sein même du milieu colombanien : il était fomenté par Agrestius, un moine de Luxeuil qui réussit à gagner à ses vues les saints Romaric et Amé, à Remiremont149. De là, Agrestius se rendit à Eboriac, où Fare refusa énergiquement de le suivre150. Dans ce contexte conflictuel, les miracles attestés en nombre à Eboriac ne peuvent concerner uniquement la vertu de certaines moniales, encore moins constituer un élément anodin ou purement littéraire, même si Jonas écrit à quinze ans de distance de ces événements. Alain Dierkens souligne « le caractère engagé, voire polémique », revêtu par la Vita Columbani autour de 640151 : Jonas voulait défendre aussi bien les conceptions et le rôle de Colomban que Faremoutiers, fondation inspirée par le saint152.

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On sait les grandes capacités mémorielles dont pouvaient faire montre les lettrés médiévaux (cfr B. Guenée, Histoire et culture historique, p. 112). Sur la fonction et le fonctionnement de la mémoire, voir M. Carruthers, Le livre de la mémoire : une étude de la mémoire dans la culture médiévale, Paris, 2002. Cfr J. Guerout, « Faremoutiers », col. 534. Dans ce deuxième livre de son ouvrage, les miracles sont encore plus nombreux que dans le premier, dédié à Colomban ; or « ce développement du merveilleux est surtout dû à la multitude des prodiges survenus à Faremoutiers, où la plupart des épisodes en comportent plusieurs » (A. de Vogüé, Jonas de Bobbio, p. 50). Au sujet du monachisme colombanien et de son impact en Gaule, cfr P. J. Geary, Naissance de la France. Le monde mérovingien, Paris, 1997, p. 197-208. Cfr J. Guerout, « Fare », col. 521. Cfr Ionas Bobiensis, Vitae Columbani abbatis discipulorumque eius, II, 10. A. Dierkens, « Prolégomènes », p. 378. Cfr ibid. ; voir aussi p. 380-381 pour l’exposé d’autres menaces pesant sur Faremoutiers.

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Pour terminer, il est intéressant de confronter la Vie de Colomban aux autres Vitae que Jonas a composées. Des Vies des saints Vaast153 et Jean de Réomé154, seule cette dernière comporte des mentions de parfums. Cependant, les bonnes odeurs ne s’y inscrivent nullement dans la narration d’événements, la mort du saint par exemple : ce sont « les exemples des miracles du Seigneur dans ses saints155 » qui sentent bon, ou « la fragrance de toutes les vertus156 » qui s’exhale dans la personne du saint. Sans même affronter la question de la valeur purement métaphorique ou non de ces emplois aux yeux de Jonas, signalons simplement que Jean de Réomé est mort plus d’un siècle avant la rédaction de sa Vie (659) : Jonas n’a certainement pas pu ‘sentir’ l’odeur de ce saint ; tout au plus l’a-t-il imaginée. Nous pouvons cependant pousser plus loin nos analyses. À l’appui du caractère imaginaire de la fragrance des vertus du fondateur de Moutier-Saint-Jean, notons que, en tant que figure historique, celui-ci devait sembler assez lointain à Jonas : non seulement il était beaucoup plus ancien, mais il s’inscrivait aussi, de par ses liens étroits avec Lérins157, dans un contexte monastique rhodanien différent de celui du disciple des Scoti arrivés sur le continent. En revanche, le fait que les moines de Réomé se fussent adressés à Jonas pour composer la Vie de leur fondateur montre que des liens s’étaient tissés avec les communautés colombaniennes. Et de fait, à cette époque, le monastère de Réomé entreprenait de se réformer sur le modèle de Luxeuil, le monastère vosgien fondé par saint Colomban158. On peut alors se demander si Jonas de Bobbio n’a pas extrapolé dans la Vita Iohannis abbatis Reomaensis les sensations olfactives extraordinaires qu’il a perçues lui-même à Faremoutiers, jugeant sans doute que, même en l’absence de témoignages, elles étaient au moins vraisemblables dans le cas de ce saint fondateur159. Dans cette hypothèse, il est peut-être significatif que la mention du parfum du saint concerne ses vertus en général et qu’elle n’intervienne pas dans le récit d’événements précis160.

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Évêque d’Arras, mort vers 540 (cfr É. Brouette, « Vedasto », BS, 12, col. 965-968). La Vita Vedastis est probablement à peu près contemporaine de la Vita Columbani (cfr A.  de Vogüé, Jonas de Bobbio, p. 22). Abbé du monastère de Réomé (Moutier-Saint-Jean, Côte-d’Or), mort peu après 543 (cfr J. Marilier, « Giovanni, abate di Réome », BS, 6, col. 873). « Quantaque sublimia miraculorum Domini in sanctis suis redoleant exempla… » (Ionas Bobiensis, Vita Iohannis abbatis Reomaensis, 16, MGH SRM III, p. 514). « Inerrat in eum […] omnium virtutum flagrantia… » (ibid., 18, p. 515). Cfr Fr. Prinz, Frühes Mönchtum im Frankenreich. Kultur und Gesellschaft in Gallien, den Rheinlanden und Bayern am Beispiel der monastischen Entwicklung (4. bis 8. Jahrhundert), München - Wien, 1965, p. 72. Cfr ibid., p. 297. Rappelons qu’il a rédigé cette Vie après celles de Colomban et de ses disciples. Du point de vue de son rapport à Jonas, le cas de la Vie de saint Vaast, avec son absence d’indications olfactives, est encore autre, puisque Vaast fut avant tout un saint évêque et non un moine fondateur ; en outre, la fameuse abbaye Saint-Vaast ne sera fondée qu’après la translation en

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Ce que nous pouvons observer dans les Vies de Vaast et de Jean de Réomé renforce donc l’impression que les extraordinaires odeurs relatées par Jonas dans le cadre de Faremoutiers présentent pour lui un degré de réalité plus élevé. C’est pourquoi, en ce qui concerne la mort de Gibitrude, le témoignage qu’il a laissé nous paraît devoir être pris au sérieux y compris en ce qui concerne les prodigieuses exhalaisons. Sans négliger le fait que nous avons toujours affaire avec un texte hagiographique – donc inséré dans une tradition littéraire et culturelle, et caractérisé par un certain nombre de conventions161 –, les analyses que nous avons proposées suggèrent que l’éclairage projeté sur son contexte historique permet de reconnaître au moins la plausibilité du récit de Jonas. – Le moine de Nivelles Le troisième exemple, dans notre corpus, d’un témoin-narrateur est celui de l’auteur de la Vie de Gertrude de Nivelles. Vers 670, ce moine relate des événements dont il fut témoin, ou sur lesquels il a interrogé des « ideoneos testes162 ». Dans un passage remarquable, il raconte ce qui s’est passé peu après la mort de la sainte (659) : Comme moi-même et un autre frère du nom de Rinchinus avions été mandés pour la consolation des sœurs, ce serviteur de Dieu, Rinchinus, m'appela par mon nom et me dit : ‘Perçois-tu quelque chose ?’ Je lui répondis : ‘Non, à part les sœurs que je vois grandement affligées.’ Comme j'avais dit ceci, parvint une odeur extrêmement suave, comme un mélange d'onguents parfumés, s'exhalant de la cellule où le saint corps gisait. Et après être sortis de là, nous sentions encore dans nos narines la douceur de sa merveilleuse odeur163.

On note tout de suite que les deux moines ne semblent pas bouleversés par la perception du « suavissimus odor » provenant de la cellule de Gertrude. Leur réaction ressemble à celle de Jonas de Bobbio sentant le parfum de Gibitrude. Pour eux aussi, la question de découvrir un corps saint décomposé ou intact ne se pose pas, puisque Gertrude vient de mourir. Il n'en demeure pas moins que l'odeur qu'ils ont perçue n'est pas ordinaire : ce qu'ils ont senti, c'est une « miri odoris suavitatem ». Dans un précédent chapitre, nous avons suggéré que Rinchinus semble s'attendre à sentir quelque chose, d'où la question qu'il

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667 des reliques du saint (cfr E. Sauser, « Vedast », Biographisch-Bibliographisches Kirchenlexicon, 12, col. 1178 ; Fr. Prinz, Frühes Mönchtum, p. 302, n. 51). Sur ces points, on se reportera à l’introduction donnée à la Vie de Colomban par A. de Vogüé, Jonas de Bobbio, p. 23-34. Vita Geretrudis, incip., MGH SRM II, p. 453. Voir l’introduction de Br. Krusch, ibid., p. 448. « Dum ibidem ego et alius frater Rinchinus nomine fuimus evocati propter sororum consolationem, vocavit me ex nomine ille servus Dei Rinchinus et dixit : ‘Sentis aliquid ?’ Ego autem respondi : ‘Non nisi sorores in grandi maerore video.’ Cum haec dixissem, venit suavissimus odor, quasi flagrantia unguentorum mixta, redolebat illa cellula, ubi sanctum corpus iacebat. Et nos inde degressi, in naribus nostris adhuc illius miri odoris suavitatem sentiebamus » (Vita Geretrudis, 7, p. 464). Pour des analyses complémentaires de ce texte, cfr supra, p. 117.

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pose à l'auteur de la Vie : « Sentis aliquid ? »164. Il est possible que cette question ait été insérée après coup dans la narration pour la rendre plus dynamique ; mais cette éventualité n'indique rien, ni dans un sens ni dans l'autre, sur la réalité de la perception olfactive des témoins. En revanche, il faut considérer le fait que la Vita Geretrudis est, dans son ensemble, très réservée à l'égard du miraculeux, puisqu'on n'y dénombre que quatre miracles165  – une différence notable avec les Vies de saint Colomban et de ses disciples166. Dans ce contexte, la mention de la suave odeur provenant de la cellule de Gertrude revêt une importance particulière. Le narrateur, quant à lui, écrit n'avoir d'abord rien senti de particulier : c'est ce qu'il répond à Rinchinus. Malgré cette réponse négative, son attention a apparemment été éveillée ; peu après, il perçoit « une odeur extrêmement suave ». Du point de vue de la perception des odeurs extraordinaires, les attitudes des deux protagonistes, telles que les décrit la Vita Geretrudis, sont significatives dans leur diversité même. Par delà le problème de la vérité factuelle – wie es eigentlich gewesen ist – du récit, celui-ci nous paraît éclairer deux aspects fondamentaux pour notre recherche : l'attente d'un aliquid en lien avec le décès d'une sainte personne ; l'effet déclencheur ou stimulant de l'environnement social167. Les traits généraux de la Vie de Gertrude, le bref délai qui en sépare la rédaction des événements qu’elle narre, la qualité de son auteur, qui connaissait personnellement la sainte, le petit nombre de miracles qu’il raconte : tout cela fait que le récit de la merveilleuse odeur s’inscrit ici dans un cadre fortement empreint de réalisme, et doit nous inciter à le considérer sérieusement. Nous aurons donc à revenir sur ce texte. ‘Testis et adsertor fidelis’168 : la citation des témoins À la différence des textes que nous venons de lire, la plupart des récits d’exhalaisons prodigieuses sont écrits par des lettrés qui n’ont pas eu de connaissance directe des faits – ils travaillent normalement sur commande –, mais qui cherchent à étayer leurs compositions par la mention de témoins fiables, voire connus de leur public. Comme nous l’indiquions, cette pratique peut être plus littéraire que réelle. Il vaut toutefois la peine de se pencher de plus près sur cette catégorie de récits.

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Nous avons également évoqué une hypothèse différente : cfr supra, p. 117. Les miracles de la sainte ont eu lieu surtout post mortem, et ils ne seront consignés que quelques décennies plus tard (vers 700), dans le recueil des Virtutes. Le point est d’autant plus remarquable que l’auteur de la vita est certainement lié au monastère de Nivelles : or celui-ci se situait lui aussi dans la constellation monastique irlandaise, puisque sa fondation a été soutenue par les Scoti Foillan et Ultan, frères cadets du célèbre saint Fursy (cfr Fr. Prinz, Frühes Mönchtum, p. 186 sq. ; Histoire des saints et de la sainteté chrétienne, dir. P. Riché, Paris, 1986, vol. 4, p. 136-140). Nous aborderons ces questions dans le chapitre suivant. Hugeburc, Vita Wynnebaldi, 10, MGH Script. XV, p. 114.

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Troisième partie

– Le témoin unique Dans certains cas, la relation concernant une odeur extraordinaire s’appuie sur un seul témoin. On le voit dans un passage de la Vie de Wynnebald. Hugeburc, la rédactrice bien informée de cette Vita, le situe dans les jours suivant la mort du saint (761), alors que des disciples se rendaient chaque jour à l’église pour y célébrer la messe près de sa tombe169. Comme un jour, de très bon matin, l’un d’eux entrait dans l’église pour y faire la messe, il ouvrit la porte, et vite, comme il entrait, un parfum de la plus douce odeur – si abondant et si prodigieux ! –, s’en vint à sa rencontre lorsqu’il ouvrit la porte, et il se répandait dans toute l’église comme les bouffées chaudes de la fumée. Quand ce disciple découvrit cela, il sortit aussitôt à l’extérieur pour voir que quelqu’un puisse avec lui être un témoin et un garant digne de confiance de ce phénomène. S’avançant alors au dehors, il vit des hommes se tenant là et il [le] leur indiqua ; ils entrèrent donc, mais aucun d’eux en dehors de lui seul ne pouvait constater ou sentir [quoi que ce fût]170.

Hugeburc écrit cette Vie plus de quinze ans après ces événements, mais elle a connu personnellement le saint – dont elle est d’ailleurs parente –, elle appartient au même milieu monastique, et elle a pu recueillir des témoignages de première main171. Dans l’épisode qu’elle rapporte ici, la question du témoignage est primordiale, puisque le moine qui perçoit le prodigieux parfum dans l’église ressort aussitôt de celle-ci pour aller chercher quelqu’un pouvant confirmer son expérience. Le texte précise qu’il ne veut pas enrôler le premier venu mais quelqu’un « qui cum eo testis [et] adsertor fuisset fidelis de illa causa ». Que cette exigence ait réellement été ressentie par le moine en question, ou qu’elle lui ait été attribuée par Hugeburc, il reste que dans un cas comme dans l’autre est exprimée la nécessité d’une confirmation externe. En lien avec ces observations, un second aspect du texte doit être souligné. Le moine a finalement appelé non seulement un témoin (aliquis homo), mais plusieurs (homines). Cependant, ceux-ci se révèlent incapables de voir et de sentir ce que lui, et lui seul, peut « cognoscere » et « fragrare » (au sens de odorari). Certes, on peut voir dans ce récit une stratégie du moine – ou de Hugeburc – pour éviter l’éventuel problème de la confirmation de la merveilleuse exhalaison : sa recherche sincère, mais vaine, de témoins supplémentaires, fait du moine l’uni169 170

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Cfr ibid. « Cumque una die valde diluculo unus intrabit in aecclesiam missam facere, ianuam aperuit, et cito ut intravit, tam magna et tam miranda suavissimi odoris nectar obviam illo, quando ianuam aperuit, veniebat, et per totam aecclesiam quasi fumi vapor calidus conspargebatur. Quod cum ille repperiebat, statim exibit foras videre aliquem hominem, qui cum eo testis [et] adsertor fuisset fidelis de illa causa. Tunc ille progrediens foras, vidit ibi homines stantes et indicavit illis, et illi intrantes non potuerant cognoscere neque flagrare, nec ullus nisi ipse solus » (ibid.). Sur ces points, ainsi que pour une présentation détaillée de l’important récit de la translation de Wynnebald, voir supra, p. 300-303.

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que témoin du prodige, mais néanmoins un témoin fiable. Une autre lecture est toutefois possible. Le moine en question n’est pas n’importe qui ; il est sans doute celui que le texte présente comme très proche du saint : « discipulus eius [=  Wynnebaldus] presbiter, quem ipse erudiendo docebat atque inbutum in presbiteratum consecrare fecit gradum ». Le fait que lui seul, « ipse solus », est capable de sentir l’extraordinaire parfum correspond à cette relation privilégiée avec son maître : le « suavissimi odoris nectar » n’est fondamentalement destiné qu’à lui et n’a, en fin de compte, nul besoin de confirmation extérieure. C’est ainsi la présence et l’intimité du saint que perçoit le disciple dans le merveilleux parfum172. Dans cette perspective, il est significatif que le texte rapporte que, de même que le moine s’en allait à l’église célébrer la messe en l’honneur du saint, le parfum « venait à sa rencontre173 », sans doute de la tombe sainte. Or, cette dimension toute psychologique et subjective est caractéristique de la sensation olfactive en général : devant les odeurs, il n’y a pas d’égalité174. Quoi d’étonnant alors si le disciple est le seul à percevoir la suave odeur liée à saint Wynnebald ? Lu de cette manière, le récit rapporté par Hugeburc – et probablement recueilli de la bouche du moine – apparaît psychologiquement très vraisemblable175. – Témoins multiples Dans la majorité des récits d’odeurs miraculeuses, les hagiographes évoquent plusieurs témoins. Dans le texte suivant, Bède le Vénérable rapporte ce que les moines et les moniales du monastère de Faremoutiers ont perçu après l’enterrement de la sainte religieuse Eorcengota. Le corps vénérable de la vierge et épouse du Christ fut enseveli dans l’église du bienheureux protomartyr Étienne. Après trois jours, il sembla bon de déplacer la pierre qui couvrait le monument et de la placer plus haut au même endroit. Comme cela était fait, un parfum d’une telle douceur jaillit du fond [de la tombe]

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Nous avons vu un cas analogue dans la Vie de saint Adelphe de Remiremont : alors qu’une religieuse prie avec attention les psaumes près de la tombe du saint, un léger murmure se fait entendre, bientôt suivi de l’exhalaison d’un ineffable parfum ; le saint a ainsi répondu à la dévotion de la femme (cfr Vita Adelphii abbatis Habendensium, 11, texte présenté supra, p. 375). S. A. Harvey observe des conceptions similaires dans certaines des Vies de Syméon Stylite (cfr S. A. Harvey, « Olfactory Knowing : Signs of Smell in the Vitae of Simeon Stylites », in After Bardaisan. Studies on Continuity and Change in Syriac Christianity in Honour of Professor Han J. W. Drijvers, ed. G. J. Reinink, A. C. Klugkist, Leuven, 1999, p. 23-34). « […] suavissimi odoris nectar obviam illo… veniebat… » (Hugeburc, Vita Wynnebaldi, 10, MGH Script. XV, p. 114). Cfr A. Holley, Éloge de l’odorat, Paris, 1999, p. 122 sq. Il faut ajouter que le cadre éminemment liturgique du récit n’est pas indifférent : le protagoniste, consacré prêtre par volonté du saint, se rend quotidiennement à l’église, où il célèbre la messe. Or, entrer dans l’église correspondait à l’entrée dans un espace imprégné d’odeurs tout autres, que quiconque était en mesure de sentir. Cependant, seule la relation personnelle avec son saint maître a rendu le moine capable de percevoir une nouvelle et extraordinaire odeur, porteuse d’une signification différente.

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Troisième partie

qu’il sembla à tous les frères et les sœurs qui se tenaient là que des celliers de baume avaient été ouverts176.

L’information de Bède provient donc, directement ou non, de certains des membres de la communauté monastique de Faremoutiers. Nous savons que ce monasterium accueillait de nombreux candidats (hommes et femmes) venus d’Angleterre, et en particulier des filles des familles royales du Kent et de l’Anglie de l’Est (East Anglia177)  – un mouvement qui avait commencé peut-être déjà sous l’abbatiat de sainte Fare178. Concourant à cet afflux, la reine Bathilde, d’origine anglo-saxonne, rachetait et libérait de nombreuses captives de son peuple et les faisait entrer dans les monastères francs, dont celui de Chelles, qu’elle avait fondé elle-même et où elle mourut en 680179. En retour, une abbesse comme Bertille de Chelles envoyait des moines et des moniales chargés de livres et de reliques en Angleterre180 ; l’Anglie de l’Est était elle-même un carrefour d’influences, franques entre autres181. Ce sont ces relations qui ont permis à Bède de recueillir les témoignages qui l’intéressaient182. Bède prenait au sérieux son œuvre historique : on le voit, en particulier, au soin qu’il met à indiquer ses sources183. Il est tout aussi évident qu’il acceptait sans réticence métaphysique ou théologique des faits miraculeux, pour peu qu’ils fussent rapportés par une source fiable : un médecin, par exemple, certifiant qu’un corps saint ne portait plus les marques d’une incision qu’il avait effectuée184. Il n’en va pas différemment à propos des miracles d’Eorcengota. Le texte que nous venons de lire conclut un assez long passage dédié à la sainte religieuse ; Bède l’introduit par ces mots :

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« Sepultum est autem corpus venerabile viriginis et sponsae Christi in ecclesia beati protomartyris Stephani ; placuitque post diem tertium, ut lapis quo monumentum tegebatur amoveretur, et altius ipso in loco reponeretur. Quod dum fieret, tantae flagrantia suavitatis ab imis ebullivit, ut cunctis qui adstabant fratribus ac sororibus quasi opobalsami cellaria esse viderentur aperta » (HE, III, 8, p. 238-240). Cfr ibid., p. 236-238. Dans ce passage, Bède mentionne aussi les monastères de Chelles et de Andelys-sur-Seine. En Angleterre même, de nombreux moines devaient être d’origine aristocratique (cfr D. Rollason, Saints and Relics in Anglo-Saxon England, Oxford - Cambridge (MA), 1989, p. 94). Cfr J. Guerout, « Fare », col. 522. Cfr J. Guerout, « Faremoutiers », col. 537. Voir aussi l’article « Bathilde », dans P. Riché, Dictionnaire des Francs, I : Les temps mérovingiens, Paris, 1996. Cfr Vita Bertilae abbatissae Calensis, 6. Voir également P. Sims-Williams, Religion and Literature in Western England. 600-800, Cambridge, 1990, p. 110 ; Fr. Prinz, Frühes Mönchtum, p. 175. Cfr P. Sims-Williams, Religion and Literature, p. 114. Voir aussi les pages que Bède consacre à Fursy (cfr. HE, III, 19). Le même souci de précision et d’exactitude est visible dans ses commentaires scripturaires (cfr W. D. McCready, Miracles and the Venerable Bede, Toronto, 1994, p. 199-201). Cfr HE, IV, 19 (nous avons étudié ce texte supra, p. 316 sq.). Voir aussi J. T. Rosenthal, « Bede’s use of miracles in the ‘Ecclesiastical History’ », Traditio, 31 (1975), p. 331.

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De cette vierge consacrée à Dieu, nombreuses certes sont les œuvres des vertus et les signes miraculeux que les habitants de ce lieu [=  Faremoutiers] ont pour habitude de raconter jusqu’à aujourd’hui185.

À travers l’indication « solent… usque hodie narrari », nous discernons ici l’existence à Faremoutiers d’une tradition orale186 continue concernant la sainte princesse – qui pourtant n’en est pas la fondatrice – et ses virtutes. Bède ne conteste pas la véracité de ces récits, mais limite sa narration au moment du trépas de Eorcengota et aux prodiges qui s’y sont produits. Après en avoir rapporté deux ou trois, racontés par les mêmes moines187, il conclut : Ils ajoutent encore d’autres miracles, qui furent divinement manifestés la même nuit dans ce monastère ; mais comme nous devons nous tourner vers d’autres choses, nous confions à ses frères le soin de les raconter188.

Cette phrase montre bien que l’objectif premier de Bède ne consiste pas à relater tous les miracles dont il a entendu parler, même si, comme nous l’avons lu, il est loin de les négliger189. D’autre part, nous voyons dans ce texte le rôle joué par la communauté masculine de Faremoutiers dans la transmission des récits de miracles, y compris ceux qui sont liés aux moniales, alors que, chez Jonas de Bobbio, les fratres du monastère étaient absents de la narration. Dernière observation à propos de ce texte : le récit des miracles survenus sur la tombe de Eorcengota fait partie d’un ouvrage dont l’ampleur dépasse de loin celle d’une Vita consacrée spécifiquement à un saint ou à une sainte. Par conséquent, la position de Bède vis-à-vis de son sujet est ici différente de celle de bien des hagiographes, à commencer par la sienne au moment où il rédige la Vie de Cuthbert. Lorsqu’il narre les miracles produits à Faremoutiers, il le fait dans le cadre d’un projet propre, l’Histoire ecclésiastique du peuple anglais, qui dépasse les limites et les exigences d’une communauté spécifique190 ; de plus, et même si des liens unissaient Faremoutiers à l’Angleterre, le monastère restait assez éloigné du monde quotidien de Bède. Le rapport entre Bède et la communauté vénérant Eorcengota est donc beaucoup plus lâche qu’il ne l’est, par exemple, avec celle de Lindisfarne, où repose Cuthbert. Et pourtant, Bède n’a 185

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« Huius autem virginis Deo dicatae multa quidem ab incolis loci illius solent opera virtutum et signa miraculorum usque hodie narrari… » (HE, III, 8, p. 238). Nous employons ici ce terme en raison du laps de temps relativement important séparant l’Histoire ecclésiastique de la mort d’Eorcengota, probablement survenue plusieurs décennies plus tôt (cfr supra, p. 315, n. 299). « […] multi de fratribus… referebant… » (HE, III, 8, p. 238). « Addunt et alia, quae ipsa nocte in monasterio eodem divinitus fuerint ostensa miracula ; sed haec nos ad alia tendentes suis narrare permittimus » (ibid.). Les érudits l’ont souvent crédité d’une grande réserve, voire de scepticisme, à l’égard du miraculeux ; cependant, W. D. McCready conclut de ses analyses détaillées qu’il n’en est rien, et que Bède croyait autant aux miracles contemporains que, par exemple, son illustre modèle Grégoire le Grand (cfr W. D. McCready, Miracles and the Venerable Bede, en particulier p. 44-104). Il a d’ailleurs été incité à écrire l’Histoire par l’abbé d’un autre monastère que le sien, Albin de Cantorbéry (cfr Fr. Brunhölzl, Histoire de la littérature latine, p. 211).

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éprouvé aucune difficulté à insérer dans son Histoire la description du parfum jailli de la tombe d’Eorcengota. Le cas de sa Vie de Cuthbert mérite justement d’être approfondi191. Nous savons qu’une première Vita Cuthberti avait été rédigée quelque vingt ans plus tôt (vers 699-705) par un moine anonyme de Lindisfarne, peut-être encore vivant au moment où Bède composait sa propre version192. Du point de vue qui nous intéresse, les deux textes relatent des faits remontant à la jeunesse de Cuthbert, arrivé depuis peu au monastère de Ripon (en 661193) : un jour, Cuthbert a accueilli un mystérieux visiteur, qui a ensuite disparu à l’improviste en laissant derrière lui trois pains d’une délicieuse odeur194. L’auteur de la Vie anonyme écrit raconter ce « miraculum… sicut nostri fidelissimi testes et adhuc viventes indicaverunt195 ». Cette indication mérite d’être évaluée. Sur le plan de la chronologie, Cuthbert étant mort une quinzaine d’années plus tôt (687), il est certain que des gens qui l’avaient connu personnellement étaient encore en vie lorsque l’hagiographe composait son ouvrage. D’autre part, les liens de Cuthbert avec le monastère de Lindisfarne, où travaille l’hagiographe anonyme, sont très étroits : il en fut prieur pendant une dizaine d’années (664-675), puis vécut dans un ermitage sur une île située non loin du monastère ; en 685, il fut consacré évêque de Lindisfarne, puis s’en retourna dans son ermitage pour y mourir ; il fut inhumé près de l’autel, toujours à Lindisfarne. Par conséquent, il est indubitable que de nombreux témoins pouvaient être interrogés à son sujet dans le monastère et ses alentours. Quant au « miracle des trois pains196 », on peut se demander par quel moyen les « fidelissimi testes » ont pu prendre connaissance de faits dont l’unique protagoniste humain fut Cuthbert. L’auteur anonyme de la Vie le révèle à la fin du chapitre : Cuthbert lui-même, qui recevait dès lors souvent sa nourriture du Seigneur, en parlait à « des frères de confiance, non par vantardise, mais en vue de l’édification de beaucoup197 ». Il est d’ailleurs significatif qu’aux « fidelissimi testes » fait écho le groupe des fidelissimi fratres de cette dernière phrase.

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Bède rapporte dans ses ouvrages d’autres faits mettant en jeu d’extraordinaires odeurs, mais nous n’y reviendrons pas car, dans ces récits, il reprend des sources précédentes sans faire mention de nouveaux témoignages ou sans s’expliquer sur son travail. C’est le cas du parfum senti auprès de la nouvelle sépulture réunissant les moines défunts du monastère de Barking (cfr HE, IV, 10, cit. supra, p. 375-376). Cfr B. Colgrave (text, transl., notes), Two Lives of Saint Cuthbert, Cambridge, 1940, p. 341.  Éléments chronologiques dans A. Rimoldi, « Cutberto », BS, 4, col. 413. Cfr Vita Cuthberti anonyma, II,  2, ed. B.  Colgrave, Two Lives of Saint Cuthbert, p.  76-78 ; Beda Venerabilis, Vita Cuthberti, VII, ibid., p. 174-178. Pour une analyse détaillée de ces deux textes, cfr supra, p. 164-167. Vita Cuthberti anonyma, II, 2, p. 76. Le titre du chapitre dans la Vie anonyme est : « De eo quod angelo ministravit et tribus panibus a Deo donatus est » (ibid.). « […] ut professus est fidelibus fratribus non propter iactantiam, sed propter aedificationem multorum… » (ibid., p. 78).

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Si l’on se tourne vers le texte de Bède, on note que, s’il se fonde ici entièrement sur la Vie anonyme, il omet de mentionner les témoins évoqués par son prédécesseur – un procédé habituel quand il ne dispose pas de nouvelles informations198. En revanche, il reprend l’indication selon laquelle Cuthbert lui-même avait parlé du miracle, mais en l’étendant à l’ensemble du comportement du saint : celui-ci, écrit Bède, avait l’habitude de communiquer humblement les dons spirituels reçus d’en-haut199. Cette inflexion ainsi que l’omission des témoins ne signifient cependant pas que Bède sous-estime l’importance de sources ou de témoignages fiables. Pour saisir ses intentions et sa méthode, il faut lire le prologue de la Vita Cuthberti. Bède y explique qu’il n’a voulu rien écrire et transmettre au sujet d’un si grand homme « sans l’enquête la plus rigoureuse » et sans « un examen strict de témoins crédibles200 » ; il a ensuite soumis ses notes pour vérification et correction à des moines ayant bien connu Cuthbert, parmi lesquels le prêtre Herefrid201 ; enfin, Bède a envoyé une copie de son texte au monastère de Lindisfarne, où, sur deux jours, il a été lu aux anciens et aux maîtres de la communauté, qui l’ont examiné en détail202 ; aucun mot n’a dû en être changé, et la Vie fut à l’unanimité jugée digne d’être lue et recopiée203. Cette ultime information nous permet de mieux comprendre le sens de tout ce processus de vérification. Bède semble dire que les moines de Lindisfarne n’ont pas seulement approuvé la vérité factuelle de la nouvelle Vie de Cuthbert, mais surtout sa convenance par rapport aux attentes et aux exigences de la communauté. Celle-ci était la première dépositaire de l’héritage spirituel du saint et la gardienne de son corps : de Bède, elle n’attendait pas de nouvelles informations au sujet de ‘son’ saint204. Sans mettre en doute la sincérité de l’hagiographe, nous devons donc reconnaître qu’il jouissait d’une indépendance de jugement à l’égard de ses sources toute relative en comparaison de celle, par exemple, des historiens modernes. Souligner ainsi les conditions sociales de la production hagiographique n’implique évidemment pas que le contenu de celle-ci soit privé de fondement factuel, mais il est vrai que ce dernier nous de198 199

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Cfr B. Colgrave, ibid., p. 341. « […] etiam quid sibi doni spiritualis superna pietas contulerit, humiliter interserere solebat » (Beda Venerabilis, Vita Cuthberti, VII, p. 178). « […] nec sine certissima exquisitione rerum gestarum aliquid de tanto viro scribere, nec tandem ea quae scripseram sine subtili examinatione testium indubiorum passim transcribenda quibusdam dare praesumpsi… » (Vita Cuthberti, prol., p. 142). « At digesto opusculo sed adhuc in scedulis retento, frequenter et reverendissimo fratri nostro Herefrido presbitero huc adventati, et aliis qui diutius cum viro Dei conversati vitam illius optime noverant, quae scripsi legenda atque ex tempore praestiti retractanda, ac nonnulla ad arbitrium eorum prout videbantur sedulus emendavi… » (ibid., p. 144). « […] coram senioribus ac doctoribus vestrae congregationis libellus biduo legeretur, ac sollertissime per singula ad vestrum pensaretur examen… » (ibid.). « […] nullus omnimodis inventus est sermo qui mutari debuisset, sed cuncta quae scripta erant communi consilio decernebantur absque ulla ambiguitate legenda, et his qui religionis studio vellent ad transcribendum esse tradenda » (ibid.). Cfr W. D. McCready, Miracles and the Venerable Bede, p. 72-74.

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meure caché par une série de questions destinées à rester sans réponse : quelle fut l’expérience faite par Cuthbert quand il découvrit les trois pains délicieusement odorants ? quelles conclusions en a-t-il personnellement tirées ? qu’en a-t-il raconté à ses frères moines ? quel souvenir en ont conservé ces derniers ? Nous pouvons peut-être chercher à affronter cette dernière interrogation à partir des deux versions de la Vita Cuthberti, mais le reste nous échappe. Laissant le monde de Bède, nous nous tournons avec le texte suivant vers une autre communauté monastique, liée à l’importante abbaye de Fontenelle (Saint-Wandrille205). La Vie d’Ermenlandus contient, en effet, le récit d’odeurs merveilleuses, et évoque à ce propos des témoins directs du miracle. Ermenlandus avait vécu dans un coenobium fondé à Indre (Aindre), une île de la Loire, par l’évêque Pasquarius de Nantes, et confié aux moines de Fontenelle206. Mort entre 710-730207, le saint fut transféré après « de nombreuses années208 », mais à une date inconnue, dans une autre église du monastère. C’est dans ces circonstances que se produit une « res mira » : Après la déposition du saint corps dans l’urne préparée pour cela même par les soins des artisans, un événement étonnant se manifesta avec éclat le troisième jour, au même endroit. En effet, du tombeau de ce saint confesseur se répandit un nectar d’une merveilleuse odeur qui surpassait le parfum de tous les aromates, et ce en telle quantité que la basilique tout entière fut d’abord inondée de cette odeur, et que celle-ci remplit ensuite tout le monastère, en sorte que tous les habitants de ce lieu continuèrent à en être remplis heure après heure jusqu’au huitième jour. En vérité, tous ceux qui furent alors présents et qui jouissent encore de la lumière donnée aux mortels, attestent que nulle part ils n’avaient pu percevoir de leur odorat un parfum d’une si grande douceur et suavité209.

Du point de vue qui nous occupe ici, c’est la dernière phrase de ce texte qui importe, car l’auteur y mentionne des témoins directs, qu’il a apparemment lui-même entendus, puisqu’il précise que certains « luce adhuc utuntur data mortalibus », et qu’ils « testantur » (présent). Ces indications doivent toutefois être examinées de plus près. L’hagiographe, identifié sous le nom de Donatus, 205 206 207

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Vue d’ensemble dans J. Laporte, « Fontenelle », DHGE, 17, col. 915-953. Cfr l’introduction de W. Levison à son édition dans MGH SRM V, p. 674. Cfr H. Platelle, « Ermelando », BS, 5, col. 29 ; N.-Y. Tonnerre, « Hermeland », DHGE, 24, col. 8788 (curieusement, cet article fait état de Jumièges comme le monastère où le saint a laissé le monde, alors que la Vie mentionne Fontenelle. Signalons par ailleurs que l’éditeur de celle-ci pour les MGH n’est pas, comme indiqué dans l’article, Br. Krusch, mais bien W. Levison). « Postquam vero ibi per plurimos virtutum signis refulgeret annos… » (Vita Ermenlandi abbatis Antrensis, 18, MGH SRM V, p. 703). « Res mira post depositionem sanctorum membrorum in urna, artificum diligentia ad hoc ipsum praeparata, in die tertio ibidem claruit. Tantum namque omnium aromatum flagrantiam miri odoris nectar exsuperans ex sepulchro eiusdem sancti emanavit confessoris, ut tota eodem odore primum respergeretur basilica, ac demum omne monasterium ita replevit, ut omnes illius incolae loci ex eo referti usque in diem octavum continuis perseverarent oris. Nam omnes, qui illic tunc interfuerunt, qui luce adhuc utuntur data mortalibus, testantur nusquam tantae dulcedinis ac suavitatis odorem olfactu capere potuisse suo » (ibid., p. 704).

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est sans aucun doute beaucoup plus jeune que le saint – le premier manuscrit connu de la Vie d’Ermenlandus daterait de 767210. Pour le reste, la chronologie demeure malheureusement très imprécise, puisque nous ne connaissons ni la date exacte de la mort du saint, ni celle de la translation relatée ci-dessus. Nous savons cependant que Donatus n’était pas présent à cette dernière211. L’ouvrage lui ayant été demandé par les représentants du coenobium212 alors qu’il ne faisait pas partie de la communauté et ne vivait normalement pas sur place, tout cela implique qu’il dû prendre ses renseignements auprès des moines eux-mêmes. Certains de ceux-ci pouvaient-ils avoir assisté à la translation ? Avec toute son imprécision, la chronologie que l’on peut reconstruire présente une bonne probabilité que des moines, surtout ceux qui étaient entrés tout jeunes au monastère, fussent encore en vie au moment où Donatus y séjourna213. Cependant, le texte cité soulève une autre question : en effet, la phrase « tous ceux qui furent alors présents et qui jouissent encore de la lumière donnée aux mortels » pourrait ne représenter qu’un motif et une formulation stéréotypés, dont l’origine peut même être retracée dans les écrits de saint Paul214. Cette éventualité ne jette-t-elle pas le discrédit sur l’ensemble du récit ? Il est évidemment difficile de répondre à cette question. Mentionnons seulement que nous avons d’autres indications textuelles montrant que Donatus a bel et bien recueilli des témoignages de première main sur son sujet, en particulier à propos des miracles survenus après la mort d’Ermenlandus215, et qu’il a, sinon vécu de manière stable, du moins passé quelque temps dans le monastère du saint216. D’ailleurs, il habitait certainement dans la région217. C’est pourquoi il

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Cfr H. Platelle, « Ermelando », col. 29. W. Levison avait avancé une datation plus tardive encore (fin viiie ou début ixe siècle : cfr Vita Ermenlandi, p. 675-676). Certains indices pouvaient laisser penser qu’il s’agissait du même Donatus qui composa entre 784-791 la Vie de saint Trond ; cependant, après examen, W. Levison conclut par la négative (cfr ibid., p. 676). L’existence du manuscrit de 767 semble confirmer ce jugement. La Chronique des abbés de Fontenelle, dont la partie principale a été composée entre 823-833, ne fait pas mention de Ermenlandus. C’est encore de la bouche des seniores qu’il apprend les miracles survenus après la translation du saint (cfr Vita Ermenlandi, 19, p. 704). « […] maximeque rogantibus fratribus… » (Vita Ermenlandi, prol., p. 682). Nous savons que des clercs, des moines ou des moniales, pouvaient atteindre un âge avancé. C’est le cas des saints Martin de Tours, Geneviève de Paris, Willibrord ou Boniface (environ 80 ans) ; saint Remi vécut même environ 90 ans. Des lettrés pouvaient également jouir d’une longue vie : Hucbald de Saint-Amand atteignit l’âge de 90 ans. B. Guenée cite des cas dans lesquels l’historien médiéval peut, à travers des témoins oculaires, remonter jusqu’à soixante-dix ans auparavant ; dans la plupart des cas, il lui est possible de remonter à des faits survenus une cinquantaine d’années plus tôt (cfr Histoire et culture historique, p. 79). Cfr I Cor. 15, 6. Voir aussi, p. ex. : Dial., IV, 16, 2 ; HE, III, 19. « […] visu relationeque fratrum didici… » (Vita Ermenlandi, prol., p. 682) ; « relatione seniorum agnovi… » (ibid., 19, p. 704). On le voit à des expressions telles que : « multorum eiusdem monasterii monachorum relatione didici » (ibid., 27, p. 708) ; « multorum eiusdem monasterii monachorum, qui nunc usque supersunt, narratione cognovi… » (ibid., 28, p. 709). Cfr W. Levison, ibid., p. 675. Cfr W. Levison, ibid.

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Troisième partie

nous paraît que, dans l’ensemble, il n’y a pas d’empêchement majeur à admettre la véracité de ses contacts avec des témoins directs des événements qu’il rapporte. Sur un autre plan, soulignons encore que la Vita Ermenlandi nous permet de voir que, à l’instar des monastères de Faremoutiers ou de Lindisfarne, la communauté monastique d’Indre conservait la mémoire des miracles qu’elle associait à Ermenlandus, y compris celui de la merveilleuse odeur exhalée de la tombe sainte. Cette constatation a pour corollaire le fait que, comme c’est le cas pour les deux versions de la Vita Cuthberti, les destinataires et commanditaires de la Vita Ermenlandi sont identiques aux témoins auxquels son auteur a fait appel : les uns et les autres forment une seule communauté, leurs attentes et leurs intérêts coincident218 ; nous devons en tenir compte dans nos analyses. Si Donatus reste pour nous un inconnu, il n’en va certes pas de même pour son contemporain, l’auteur de la Vie de Willibrord, puisqu’il n’est autre que le grand Alcuin (vers 735-804). Celui-ci a produit sur demande des réécritures de Vies de saints plus anciennes219, mais le cas de la Vita Willibrordi est différent : il s’agit d’un « travail personnel220 », que Alcuin dédie à l’abbé Beornradus d’Echternach, où se trouve la tombe de Willibrord221. Alcuin rapporte 218

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Sur les possibles objectifs et les préoccupations de la communauté d’Indre à l’époque de la rédaction, cfr W. Levison, ibid., p. 677-678. La Vie semble destinée non seulement aux moines mais aussi à la lecture aux fidèles : « […] crebra tamen lectionis recitatione fidelium repraesentarentur aspectibus… » (Vita Ermenlandi, prol., p. 682). Il faut comprendre les termes ‘attentes’ et ‘intérêts’ au sens le plus large, et non pas prioritairement matériel ou utilitaire, comme le souligne par exemple Fr. Lotter, Severinus von Noricum, p. 15. Il réécrit la Vita sancti Vedasti de Jonas de Bobbio, la Vita sancti Richarii anonyme, et s’inspire entièrement de Sulpice Sévère pour composer une Vita sancti Martini à des fins liturgiques (cfr Fr. Brunhölzl, Histoire de la littérature latine au Moyen Âge, I/2, Turnhout, 1991, p. 41).  Fr. Brunhölzl, ibid. La Vie de Willibrord est souvent citée dans les études portant sur les usages et les publics de l’hagiographie ; en effet, Alcuin en a rédigé une double version : la première, en prose, était destinée à la lecture liturgique ; la seconde, versifiée, à la lecture privée (les odeurs extraordinaires y sont aussi mentionnées : cfr Vita Willibrordi. Liber secundus, XXVI, xxix, MGH Poet. Carol., p. 216). Alcuin s’en explique dans la dédicace : « […] duos digessi libellos, unum prosaico sermone gradientem, qui puplice fratribus in ecclesia, si dignum tuae videatur sapientiae, legi potuisset ; alterum Piereo pede currentem, qui in secreto cubili inter scolasticos tuos tantummodo ruminare debuisset » (Alcuinus, Vita Willibrordi archiepiscopi Traiectensis, praef., MGH SRM VII, p. 113). Sur ce texte et sur les destinataires de l’hagiographie à l’époque mérovingienne et carolingienne, cfr K. Heene, « Merovingian and Carolingian Hagiography » ; W. S. Van Egmond, « The Audience of Early Medieval Hagiographical Texts ». En composant une Vie versifiée de Willibrord, Alcuin marchait sur les traces de Bède, qui écrivit d’abord de saint Cuthbert une Vie versifiée, destinée avant tout aux moines, afin qu’ils pussent la méditer personnellement (sur cette version de la Vita Cuthberti, cfr Fr. Brunhölzl, Histoire de la littérature latine, I/1, p. 208-209). D. Rollason souligne la similitude d’intention entre Bède et Alcuin : cfr Saints and Relics, p. 86. Relevons enfin que l’œuvre la plus ancienne que nous connaissions d’Alcuin est justement un poème dédié aux saints de l’Église d’York : Versus de patribus, regibus et sanctis Euboricensis ecclesiae, ed. P. Godman, Alcuin : The Bishops, Kings and Saints of York, Oxford, 1982. Le poème emprunte largement à Bède. La Vita Willibrordi aurait été rédigée en 796-797 (cfr I Deug-Su, « L’opera agiografica di Alcuino », Studi medievali, 21 (1980), p. 61).

ii  Odeurs merveilleuses : témoins et témoignages

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que, à la mort du saint (739), de merveilleuses odeurs furent senties, d’abord au moment de la sépulture, puis, pendant une durée indéterminée, auprès de son lit de mort222. Dans le premier cas, l’auteur indique simplement que « tout le monde » a perçu l’extraordinaire parfum223 : il s’agit de toute évidence des très nombreux clercs, moines et fidèles qui ont pris part aux funérailles d’une des plus importantes personnalités de l’époque224. Dans le second passage de la Vie, il est précisé : « de nombreux frères ont témoigné225… » Ici aussi, la façon dont les témoins du prodige sont indiqués correspond aux probables circonstances concrètes de l’événement, puisque c’est près du lit du saint que se fait sentir l’odor dulcissimus : seuls des fratres, qui passaient habituellement près de la cellule et pouvaient y entrer, étaient en mesure de percevoir ce parfum. Certes, les indications d’Alcuin au sujet des témoins de ces prodiges sont vagues ; en outre, elles respectent la double convention hagiographique voulant qu’il y ait unanimité, ou quasi-unanimité, autour du miracle et que celui-ci soit  rapporté par un témoin supposé digne de foi. Il n’empêche que les éléments fournis par Alcuin ne sont pas contradictoires avec le reste du texte. Par conséquent, si nous ne pouvons évidemment préciser la cause et la nature des merveilleuses odeurs, nous pouvons en revanche envisager l’éventualité que les témoins de ces événements aient été sincères et que Alcuin les ait considérés comme tels226. À ce propos, il est peut-être significatif de noter que, dans l’œuvre hagiographique d’Alcuin, la Vita Willibrordi soit le seul texte faisant mention de parfums prodigieux227 : ne se trouverait-on pas ici devant un élément provenant de traditions orales locales, plutôt que de la culture hagiographique personnelle de l’auteur ? Dans son étude sur la Vita Willibrordi, I Deug-Su estime probable qu’Alcuin ait recueilli des traditiones circulant à Echternach même228 ; et d’ailleurs, Alcuin laisse entendre qu’il transcrit les miracles dont il a entendu parler afin qu’ils ne tombent pas dans l’oubli229.

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Nous avons présenté ces deux passages de la Vie, supra, p. 148-149. « Sed et miri odoris flagrantia omnium perfuderat nares… » (Alcuinus, Vita Willibrordi, 25, p. 135). Sur Willibrord, ‘l’Apôtre de la Frise’, cfr Histoire des saints, dir. P. Riché, vol. 4, p. 257-263. « Multi quoque fratrum testati sunt… » (Alcuinus, Vita Willibrordi, 26, p. 136). Même soixante ans environ après la mort de Willibrord, Alcuin a pu entendre des témoins directs des exhalaisons extraordinaires ; le fait, toutefois, qu’il ne mentionne aucun nom en particulier laisse supposer qu’il a plutôt recueilli des témoignages indirects, ceux d’une seconde génération de moines. La Adhortatio ad imitandas virtutes sancti Vedasti parle toutefois, métaphoriquement, de la « sanctae charitatis in corde fragrantia » (PL 101, col. 680). « È probabile che egli abbia usato le traditiones nate ad Echternach, tra cui forse anche quelle raccolte da Beornrado. Può darsi che l’uso della fonte orale sia principale… » (I Deug-Su, « L’opera agiografica di Alcuino », p. 88). Une autre hypothèse, selon laquelle l’ouvrage d’Alcuin serait fondé sur un texte antérieur, ne peut être vérifiée (cfr ibid., p. 47-48). « Plurima quoque divina virtus per suum servum fecit miracula. Licet omni miraculorum operatione et signorum ostensione ministerium evangelicae praedicationis praeferendum sit, tamen quod gesta narrantur, ad gloriam Dei non tacenda esse censeo, sed magis stilo alliganda,

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Troisième partie

– Transcription directe du témoignage Une dernière modalité du témoignage consiste en sa retranscription sous forme de citation directe230. Notre corpus en contient un exemple, dans la Vie de Sualon, écrite à l’époque carolingienne (vers 839-842). Nous rappellerons brièvement l’origine de ce texte231 : en 838/839, le diacre Guntram a obtenu l’autorisation de procéder à l’élévation des restes de l’ermite Sualo (Sola), mort en 794 ; à cette occasion, il demande à une de ses connaissances, Ermenrich, de composer une Vie du saint. Celle-ci a donc été rédigée dans le but de développer le culte du saint, pour lequel Guntram a obtenu une « melius humandi licentiam232 ». Point de départ de la rédaction, l’exhumation du saint en constitue aussi le chapitre le plus long, et la moitié de ce chapitre est occupée par le récit que Ermenrich place sur les lèvres de Guntram. En voici le moment crucial : Après avoir jeûné, avec ceux qui à ce moment-là pouvaient être présents avec moi, nous avons commencé à creuser. Cela achevé, nous avons soulevé le couvercle du sarcophage, désormais depuis de nombreuses années déposé sous la terre et cependant intact. Et comme, avec le plus grand empressement, nous cherchions à voir si l’intérieur contenait quelque chose qui fût exempt de corruption, une fumée telle et d’un parfum si extraordinaire et ineffable en sortit soudain que la basilique tout entière, ainsi remplie, exhalait la plus suave odeur. Quant à nous, frappés de la plus grande stupeur, comme pris de faiblesse nous sommes tombés au sol là où nous nous étions tenus, du côté du palais royal. Réconfortés pourtant par le parfum exhalé, implorant la divine clémence nous avons repris nos esprits. Alors seulement nous approchant de plus près, nous avons vu clairement non seulement que les ossements du saint homme étaient intacts, mais aussi que la poussière de son bienheureux corps était compacte et avait l’aspect d’une extraordinaire vigueur, à tel point qu’on l’eût presque cru non pas mort depuis longtemps, mais toujours vivant. Frère bien-aimé, sache donc sans un doute que cette vision nous pénétra et d’une crainte immense et d’une joie sans limites233.

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ne pereant posteris saeculis, quae priscis temporibus acta esse noscuntur » (Alcuinus, Vita Willibrordi, 14, p. 127-128). À titre de comparaison, rappelons que l’on a un emploi analogue de documents dans certains Actes de martyrs qui comprennent les procès-verbaux d’interrogatoires et de jugements (cfr H. Delehaye, Les Passions, p. 125-131 ; N. Duval, « Martyre », dans Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien, dir. A. Di Berardino, dir. adapt. fr. Fr. Vial, Paris, 1990, p. 1577-1579). Nous avons déjà rencontré la Vita Sualonis, supra, p. 303-305. Ermanricus, Sermo de vita sancti Sualonis dicti Soli, 10, MGH Script. XV, p. 162. « Factoque ieiunio, cum his qui tunc mecum adesse poterant, coepimus fodere. Quod dum peractum est, levavimus sarcofagi operculum ex multis iam annis subtus terram positum et tamen integrum. Et dum libentissime quid intus incorrupti haberet contemplaremur, tantus et tam ineffabilis mirifici odoris fumus subito inde egressus est, ut tota basilica suavissime ex eo redoleret impleta. At nos nimis attoniti, in parte qua steteramus domus regiae ut fragiles procumbimus. Refocilati vero ex odore fraglanti, divinam clementiam orantes, resumpsimus spiritum. Et tunc demum propius accedentes, perspeximus non solum sancti viri ossa integra, sed et ipsius beatae glebae pulverem ita sibimet coherentem nimiaeque viriditatis speciem tenens, ut quasi non olim mortuus, sed semper vivus putaretur. Hoc igitur, amande frater, dubio absque scias nobis cernentibus et pavorem nimium ac immensum tripudium inculcasse » (ibid.).

ii  Odeurs merveilleuses : témoins et témoignages

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Ermenrich –  qui ne connaissait certainement rien de Sualon  – présente ces lignes comme un témoignage de première main, recueilli de Guntram en personne, c’est-à-dire de celui qui procéda à l’exhumation du saint et demanda la rédaction de sa Vie. Ce récit d’exhumation peut-il réellement provenir de Guntram, ou cette longue citation n’est-elle qu’une mise en scène littéraire ? Nous disposons de quelques éléments qui nous permettent de baliser le champ de cette question. En premier lieu, Ermenrich écrit que Guntram lui a fourni certains matériaux biographiques234, ce que confirme Guntram dans une lettre qui nous est conservée235 : la relation du témoin/commanditaire et de l’écrivain est par là documentée en partie indépendamment du texte de la Vita. En outre, et contrairement à ce que nous avons constaté dans la plupart des textes vus jusqu’ici, chacun des deux personnages nous est connu par d’autres sources. Guntram était devenu moine à Fulda sous l’abbatiat du célèbre Raban Maur, son oncle ; plus tard, il fut chargé de l’administration pour Fulda de la cella de Sualon, et fut appelé comme diacre et chapelain à la cour de Louis le Germanique236. Quant à Ermenrich, on suppose qu’il était un peu plus jeune que Walafrid Strabon237, ce qui situerait sa naissance vers 812-815 ; devenu d’abord moine à Ellwangen, il séjourna lui aussi quelques années à la cour impériale, où il se lia d’amitié avec Guntram – à moins que cela n’eût lieu plus tard à Fulda ; ensuite, il étudia ou enseigna dans les monastères de Fulda, Reichenau et Saint-Gall ; en 866, il devint évêque de Passau238. Rappelons enfin que l’élévation du saint effectuée par Guntram se déroula dans les années précédant immédiatement la rédaction par Ermenrich de la Vita, et peut-être dans le cours de la même année (839) : à l’échelle de l’hagiographie médiévale, les événements relatés peuvent être considérés tout récents. L’examen de ces données nous porte donc à penser que, dans la Vita Sualonis, la référence de l’hagiographe à un témoin direct possède une valeur historique bien plus assurée que ce n’est le cas dans d’autres Vies de saints. Plus spécifiquement, la présentation du témoignage de Guntram sous forme de citation directe ne constitue pas nécessairement une fiction littéraire de la part d’Ermenrich. En effet, ce dernier était non seulement lié personnellement à Guntram, mais il devait en plus tenir compte du statut élevé de son commanditaire et ne rien écrire que celui-ci ne fût en mesure de confirmer239. 234 235

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P. ex. : « […] mihi narraverit domnus Gundhrammus diaconus carissimus meus… » (ibid., 9, p. 161). « Quae non solum ex ore meo didicisti, sed et a superstitibus quibusdam, qui eius verba et opera hausere, indubius exaudisti » (Rescriptum Gundrammi diaconi ad Erminrichum diaconum, ibid., p.  154). Les lettres qu’ils se sont échangées au sujet de la commande de Guntram sont publiées dans le même ouvrage, p. 153-155. Cfr l’introduction de O. Holder-Egger à l’édition de la Vita Sualonis dans les MGH, p. 151. Cfr ibid. Walafrid Strabon est né vers 808/809. Cfr Fr. Brunhölzl, I/2, p. 120. Pour une analyse plus détaillée du contenu du texte d’Ermenrich, on se reportera au chapitre déjà cité. Nous voudrions néanmoins souligner la remarquable description des sentiments des protagonistes découvrant le sarcophage : « avec le plus grand empressement, nous cherchions

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Troisième partie

Conclusion Notre recherche sur les témoins et les témoignages, ainsi que sur leurs rapports avec les narrateurs des exhalaisons miraculeuses, nous a amenés à mettre en évidence de nouveaux aspects des récits considérés. Le premier concerne les témoins. Nous intéressant à leur position par rapport aux hagiographes, nous avons observé qu’ils peuvent être des parents de ceuxci, des amis, des confrères ou des consœurs de monastère, des connaissances plus lointaines. L’hagiographe s’appuie parfois sur un témoin unique, parfois sur un groupe de témoins ; ailleurs, il se présente lui-même en témoin des prodiges ; dans d’autres cas, il a pu personnellement recueillir le témoignage du bénéficiaire d’une exhalaison miraculeuse. Nous nous trouvons donc face à une grande diversité de situations. Certes, l’invocation par les hagiographes de témoins, fréquemment supposés connus et dignes de foi, vise à fonder le statut véridique des récits240 : elle pourrait n’être que topique et doit être évaluée dans le cadre plus vaste du culte des saints et du discours hagiographique241. Nous avons cependant suggéré que cette arme (l’emploi du topos des témoins fiables) était à double tranchant, puisqu’elle pouvait justement susciter des exigences nouvelles à l’égard de la véridicité des récits ; en tout cas, elle ne devait être utilisée que dans certaines limites, du moins dans la période qui nous intéresse242. Nous rejoignons sur ce point une observation émise par Martin Heinzelmann à

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à voir si l’intérieur contenait quelque chose qui fût exempt de corruption ». Excitation, attente et espoir se mêlent, suscités sans doute par des intérêts tout autant mélangés (religieux, de prestige ou de pouvoir, économiques…). S’il s’avère que l’on sorte ici des conventions hagiographiques, cela pourrait donner du poids à l’idée que le témoignage de Guntram a réellement été recueilli par Ermenrich. Nous avons vu que cette fonction n’est pas propre à l’hagiographie, puisqu’elle caractérise plus encore l’histoire. Mais elle est aussi inhérente à un genre de narratio dont Augustin écrit qu’il concerne les choses non du passé, mais du présent, et qui peut donc reposer sur l’expérience personnelle (cfr Augustinus, De doctrina christiana, II, 29, 45). C’est sur la base de cette exigence d’observations directes que Th.  O’Loughlin a pu réévaluer les rôles respectifs joués dans la rédaction d’un De locis sanctis par Adomnán de Iona et son informateur présumé, l’évêque gaulois Arculf (cfr Th. O’Loughlin, « Adomnán and Arculf : The Case of an Expert Witness », The Journal of Medieval Latin, 7 (1997), p. 127-146). La majorité des hagiographes étant des moines, il est intéressant de noter que la littérature monastique en général –  expression d’une forme de vie fondée sur les notions d’unité et de simplicité intérieures – vise justement à emporter l’adhésion, selon les mots de S. Pricoco : « [le] è connaturata l’istanza di enfatizzare e assolutizzare, di raccontare, esporre, asseverare, imporre in termini irrefutabili » (S. Pricoco, « Alcune considerazioni sul linguaggio monastico », Cassiodorus, 5 (1999), p. 193). J. Leclercq avait déjà avancé l’idée que « l’exagération littéraire », fréquente sous la plume des moines, reflète le tempérament et la culture de gens qui « pensent et éprouvent alors intensément » (J. Leclercq, L’amour des lettres, p. 128). C’est en particulier le cas lorsque sont nommés des témoins encore vivants : on se souviendra des exemples présentés dans les Dialogues de Grégoire le Grand, les Vitae Columbani discipulorumque eius, la Vita Ermenlandi, ou la Vita Sualonis.

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propos des recueils de miracles : « Si l’on admet que ces récits s’adressaient, à l’origine, à un public contemporain qui devait connaître, quasiment en instance de contrôle, toutes les circonstances des miracles narrés, on admettra également la véracité subjective des récits en question243 ». Des témoignages sur les perceptions d’odeurs extraordinaires ont été donnés par certains de leurs bénéficiaires directs, à commencer par des saints eux-mêmes : nous avons vu les exemples de Salvius et de Cuthbert244. Ici comme ailleurs, on observe la nature profondément subjective de la perception des odores suavitatis. Cette affirmation est certes un truisme, toute perception étant par définition subjective245 ; il faut néanmoins préciser que, par l’emploi du terme ‘subjectif’ (et non ‘subjectiviste’), nous voulons souligner l’idée que, pour l’individu concerné, l’exhalaison extraordinaire possède une signification particulière, que cette expérience peut le marquer durablement246. Dans un précédent chapitre, nous avons présenté divers cas dans lesquels des odeurs prodigieuses marquaient le début d’une phase nouvelle dans l’existence de ceux qui les avaient perçues247. Limitons-nous ici à évoquer deux figures dans les récits étudiés ci-dessus. Salvius, d’abord, a été sustenté pendant trois jours par le parfum senti durant son voyage au Paradis : il s’est trouvé de la sorte dans une condition intermédiaire, entre Ciel et terre ; mais cette expérience a marqué en fait un tournant dans son existence : comme l’avait annoncé une voix mystérieuse, il devait, après son retour, « servir les églises248 ». On voit alors Salvius, le moine qui aspirait à la solitude et qui vécut en reclus, devenir par la suite évêque d’Albi. Il en va de même pour Cuthbert : après qu’il a mystérieusement reçu trois pains à l’odeur suave, une nouvelle étape commence, qui apparaît marquée par des expériences ‘mystiques’249. Le caractère subjectif dont nous parlons caractérise également les perceptions olfactives de tierces personnes : les témoins. Nous en avons vu un cas hautement significatif dans le récit du disciple de Wynnebald qui, seul, sentit le parfum venant à sa rencontre à partir de la tombe du saint250. Mais 243

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M.  Heinzelmann, « Une source de base de la littérature hagiographique latine : le recueil de miracles », dans Hagiographie, cultures et sociétés (iv e-xii e s.), p. 247 (c’est nous qui soulignons). Les hagiographes mérovingiens n’étaient d’ailleurs pas particulièrement entichés de miracles : « […] à quelques exceptions près, les hagiographes mérovingiens ne font pas preuve d’une Wundersucht sans frein, beaucoup d’entre eux demeurent même, à ce sujet, assez ‘raisonnables’, modérés, voire discrets… » (M. Van Uytfanghe, « Pertinence et statut », p. 136). Cfr respectivement, supra, p. 533 et 556-557. Voir pour une perspective (philosophique) d’ensemble R. Barbaras, La perception. Essai sur le sensible, Paris, 1994. Cet aspect ne contredit pas le fait que cette expérience personnelle a également une portée et une signification sociales (ou communautaires), comme l’illustre la rédaction de récits qui visent à la communiquer et à la rappeler. Cfr supra, p. 160-175. « Revertatur hic in saeculo, quoniam necessarius est aeclesiis nostris » (Hist., VII, 1, p. 325). Cfr supra, p. 166-167. Cfr supra, p. 552-553.

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Troisième partie

nous pourrions encore rappeler de nombreux autres exemples, présentés tout au long de ce travail, qui montrent les émotions suscitées par les odeurs prodigieuses sur ceux ou celles qui les perçoivent. Dans bien des cas, le témoignage sur ces odeurs est apporté à l’hagiographe non par un témoin individuel ou par un groupe de témoins défini, mais plutôt par la mémoire communautaire. On se trouve ici devant une nouvelle catégorie de témoignage collectif : celle d’une ‘tradition orale’251. Il s’agit, en effet, de récits transmis avant tout au sein de la communauté concernée, qui y reconnaît une signification particulière pour son identité et qui, en retour, confère à ces récits un statut d’autorité correspondant252 ; passé un certain laps de temps, les témoins stricto sensu des événements merveilleux disparaissent, mais la traditio de leurs témoignages se poursuit, sans doute selon un schéma relativement fixe. À un moment donné, différentes circonstances peuvent amener à la transcription de ces récits253. Notons que, si la tradition orale contribue à la formation et à l’affirmation d’une communauté, sa mise par écrit ne contredit pas ces fonctions, mais peut également viser à les réaliser254. Le recours au témoignage de la tradition locale ou communautaire signifie fréquemment que l’hagiographe se situe loin dans le temps –  une génération au moins255 – par rapport aux témoins directs de tel ou tel miracle. Au regard du lecteur moderne, la transmission orale, à travers un nombre indéterminé d’intermédiaires, peut paraître fragiliser la consistance historique du récit originel : le passage du temps tend à schématiser ce dernier256, voire à le transformer de plus en plus en ‘légende’. En fait, il convient de nuancer ce jugement, car la recherche moderne démontre la grande efficacité de la mémoire et de la transmission orale des informations importantes dans les sociétés de culture non écrite257. Autrement dit, dans le cas d’une odeur miraculeuse aussi, 251

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L’écriture d’une Vie pouvait néanmoins être précédée par l’enregistrement des miracles produits auprès d’une tombe sainte, ou du moins inclure ce matériau préexistant (cfr M.  Heinzelmann, « Une source de base de la littérature hagiographique latine », p. 242-244). De même, Eugippe semble avoir eu à disposition la transcription que certains moines avaient faite des propos de saint Séverin (cfr Ph. Régerat, Eugippe, p. 26-27). Vérité factuelle et vérité ‘sociale’ se mêlent. Ainsi, W. D. McCready souligne le rôle de la communauté, qui pouvait concevoir et présenter les miracles de ses saints comme équivalents, ou presque, aux miracles bibliques : « […] the consensus of the community could credit the miracles of the more celebrated of the post-biblical saints with almost identical standing » (W. D. McCready, Miracles and the Venerable Bede, p. 72). C’est de cette manière que M. Van Uytfanghe conçoit l’origine des récits de miracles mis par écrit à l’époque mérovingienne : « […] il s’agit plus souvent, me semble-t-il, de mises en forme littéraires d’une tradition orale qui remonte soit à une ‘rumeur’ relative à la vie d’un saint, à sa translation ou à l’ambiance autour de sa tombe » (« Pertinence et statut », p. 134). E. B. Vitz a exposé le point de vue que « l’hagiographie a été historiquement – et est en fait nécessairement, essentiellement – la fusion, en une synthèse complexe et variable, des traditions orales et écrites » (E. B. Vitz, « Vie, légende, littérature », p. 387). Cfr M. Richter, The Oral Tradition, p. 17. Cfr B. Guenée, Histoire et culture historique, p. 78-79. Cfr M. Richter, The Oral Tradition, p. 9. Nous verrons ci-dessous que, à l’inverse, la mise par écrit d’un récit hagiographique ne le préserve nullement de modifications postérieures.

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l’ancienneté d’une tradition orale par rapport au moment de sa transcription ne signifie pas ipso facto qu’elle ne remonte pas à une expérience authentique. Quoi qu’il en soit, parmi les textes que nous avons lus dans ce chapitre, presque tous ont été rédigés dans un délai de quelques années seulement après les événements. Les rédactions les plus éloignées du déroulement de ceux-ci – et donc de leurs témoins directs – se trouvent dans l’Histoire ecclésiastique de Bède (les pages dédiées à Eorcengota258), la Vita Ermenlandi259, la Vita Willibrordi d’Alcuin260. Indépendamment de cette question, il faut souligner que la transmission collective des récits portant sur les odeurs extraordinaires atteste la valeur qui leur était attribuée : pour les communautés concernées, ces histoires devaient posséder une signification puisqu’elles continuaient d’être transmises ! L’exemple de Faremoutiers est symptomatique : les premiers témoignages concernant des exhalaisons prodigieuses ont pour cadre unique la communauté féminine de ce monastère double ; on est alors dans les années 630-640 ; un siècle plus tard, on observe que les moines de Faremoutiers ont désormais aussi l’expérience de ces phénomènes et qu’ils sont actifs dans la transmission des témoignages à leur propos ; ces récits parviennent finalement à la connaissance de Bède, qui les utilise dans son Histoire ecclésiastique du peuple anglais. En d’autres mots, nous assistons ici à la diffusion d’une certaine culture religieuse et d’un certain type d’expérience : d’abord au sein d’un même monastère, puisque ce qui avait origine parmi les moniales devient patrimoine des moines aussi ; et enfin, une tradition propre à Faremoutiers se communique à d’autres communautés, en Angleterre en l’occurrence. Face aux différents types de témoignages disponibles, quelle pouvait être l’attitude de l’hagiographe au travail ? Pour tenter de répondre à cette question, rappelons d’abord que le but général d’une composition hagiographique consistait à édifier auditeurs et lecteurs261 ; l’écrivain n’avait pas à faire œuvre critique au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Cela ne veut pas dire qu’il était privé de sens critique : « l’esprit critique manque rarement au narrateur

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Il faut cependant dire que l’année exacte de sa mort reste inconnue ; nous savons seulement que son père, Eorcenbert, fut roi pendant vingt-quatre ans et mourut en 664. L’ouvrage de Bède est achevé en 731. Rappelons quelques données chronologiques raisonnablement assurées : Ermenlandus est mort au plus tôt vers 710, sa Vita aurait dans ce cas été écrite presque soixante ans plus tard (un manuscrit est daté de 767 déjà) ; la translation du saint, occasion de la prodigieuse exhalaison de sa tombe, est survenue « de nombreuses années » après la mort. On peut donc avancer l’hypothèse que de vingt à trente ou quarante années séparent la translation de la rédaction. Il s’agit toutefois du cas le plus défavorable : la chronologie se resserre considérablement si, en revanche, Ermenlandus n’est mort que vers 730. Elle est datée d’environ soixante ans après la mort de Willibrord (cfr supra, p. 560-561). Cette caractéristique a été depuis longtemps mise en évidence, par exemple par H. Delehaye, Les légendes hagiographiques, p. 57 sq. ; J.-Cl. Poulin, L’idéal de sainteté, p. 13 sq. ; J. Leclercq, L’amour des lettres, p. 154 sq.

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médiéval262 » ; mais il est vrai que celui-ci s’exerçait dans un cadre bien défini. Ces conditions de travail étaient d’autant plus prégnantes qu’il écrivait généralement à la demande d’une autorité ecclésiastique ou d’une communauté, et dans tous les cas avec un certain public en vue263. Des auteurs tels que Grégoire de Tours et Grégoire le Grand, bien que contribuant pour une bonne part de nos sources, constituent de ce point de vue des exceptions, puisque l’initiative de leurs ouvrages leur revient apparemment en propre. Mais Paulin de Milan compose sa Vie d’Ambroise en réponse à une demande d’Augustin ; Eugippe et Jonas de Bobbio écrivent pour des communautés spécifiques ; il en va de même pour Donatus, l’auteur de la Vie d’Ermelandus, ou pour Hugeburc, qui écrit la Vie de Wynnebald alors qu’elle vit dans le monastère fondé par le saint lui-même et dirigé par une sœur de celui-ci. Œuvre de commande ou fruit d’une initiative personnelle, le récit hagiographique ne constituait en tout cas pas une fin en soi ; aussi sa composition devait-elle répondre à des exigences précises264. D’ailleurs, Bernard Guenée a montré que, dans les monastères, il en allait de même pour l’écriture de l’histoire qui, tout en visant explicitement la vérité, partageait certaines des caractéristiques de l’hagiographie : fonction d’édification, morale et pédagogique ; usages liturgiques ; auteurs et public265. Le cas de la Vie de Cuthbert rédigée par Bède illustre fort bien et le travail documentaire de l’hagiographe et les contraintes imposées à son ouvrage par sa destination, à savoir le monastère de Lindisfarne, conservatoire de l’exemple du saint : l’ouvrage de Bède y fut lu et approuvé par la communauté266. 262

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A.  Boureau, L’événement sans fin, p.  33. Cette affirmation n’est pas valable uniquement pour les auteurs des xiie-xiiie siècles cités par cet auteur. Au sujet de la prudence ou du scepticisme adoptés par des clercs du haut Moyen Âge à l’égard des visions, voir J. Keskiaho, « The handling and interpretation of dreams and visions ». Sur la nécessité de prendre en compte le contexte de la communauté à qui est destinée une Vita, voir A.-M. Helvétius, « Les modèles de sainteté dans les monastères de l’espace belge du viiie au xe siècle », Revue bénédictine, 103 (1993), p. 53. Du point de vue des destinataires, B. de Gaiffier d’Hestroy proposait de répartir comme suit les Vitae : « 1. Les Vies qui sont adressées à tous les fidèles chrétiens, ou du moins à plusieurs communautés religieuses ; 2. Les Vies qui sont destinées à une communauté déterminée ; 3. Les Vies qui sont dédiées à un personnage tel qu’abbé, évêque et parfois à un laïc » (B. de Gaiffier d’Hestroy, « L’hagiographe et son public au xie siècle », dans Miscellanea historica in honorem L. van der Essen, Bruxelles - Paris, 1947, vol. 1, p. 159. On consulte toujours avec profit l’ensemble de cette étude). Cet état de fait doit être complété par une autre constatation : celle d’un décalage croissant entre les ‘mentalités populaires’, voire celles des clercs, et les textes hagiographiques recueillis dans des légendiers, ces derniers étant foncièrement anachroniques en raison du conservatisme de leurs ‘éditeurs’ (cfr G. Philippart, « L’édition médiévale des légendiers latins dans le cadre d’une hagiographie générale », in Hagiography and Medieval Literature : a Symposium, ed. H. Bekker-Nielsen, P. Foote, Odense, 1981, p. 147-148). Cfr B. de Gaiffier d’Hestroy, « L’hagiographe et son public », p. 140. Cfr B. Guenée, Histoire et culture historique, p. 53-55. Nous connaissons d’autres exemples de cette ‘procédure’ : par exemple, l’abbé Arnould envoie à l’abbaye de Péronne une nouvelle rédaction de la Vie de Fursy afin qu’elle y soit approuvée ou corrigée (cfr B. de Gaiffier d’Hestroy, « L’hagiographe et son public », p. 140). Ce que nous observons sur le plan de la composition hagiographique reflète une réalité plus générale : l’in-

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D’autre part, il va sans dire qu’une communauté de pensée, et souvent de vie, unissait l’hagiographe et les destinataires de son œuvre. Pour reprendre l’exemple de Bède et de la Vita Cuthberti, l’auteur du texte était, tout comme ses premiers destinataires, un moine ; et l’on voit qu’il a parfaitement compris le sens de son travail et les attentes de ses confrères de Lindisfarne, puisqu’il a soumis son ouvrage à leur examen et qu’il en a reçu l’approbation267. La plupart des auteurs de nos textes sont eux aussi des moines écrivant pour des moines. Par delà la variété des tempéraments, des objectifs recherchés, des styles et des langages – variété manifeste même au sein de l’hagiographie mérovingienne268  –, les hagiographes dans leur ensemble concordaient sur certains principes fondamentaux. Il est ainsi manifeste que Bède, Grégoire de Tours et d’autres auteurs, connus ou anonymes, partageaient la croyance générale dans la possibilité et dans l’existence des miracles. Pour la thématique qui nous intéresse, des cas d’exhalaisons miraculeuses sont présents aussi

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sertion ecclésiale du saint ou de la sainte, que ce fût de son vivant ou à sa mort. Dès l’époque des premiers martyrs, la communauté assiste à leurs épreuves, en recueille les restes, se réunit pour prier sur leurs tombes (cfr p. ex. Le martyre de saint Polycarpe, spécialement le chap. 18). Le développement ultérieur du culte des saints comporta toujours cette dimension ecclésiale, d’ailleurs non exempte de tensions, par exemple entre autorités ecclésiastiques et fidèles, ou entre communautés. En tout cas, les saints ne pouvaient exister, en tant que tels, que dans et à travers l’Église, et ce même après leur mort, comme l’illustre le transfert de leurs reliques, en principe dûment authentifiées, à l’intérieur des églises (cfr Fr. Graus, Volk, Herrscher und Heiliger, p. 441). Une étape décisive dans la ‘formalisation’ de l’insertion des saints dans l’Église fut, surtout à partir du xiie siècle, la mise en place par la papauté d’une procédure centralisée de canonisation (cfr A. Vauchez, La sainteté en Occident aux derniers siècles du moyen âge : d’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, éd. rev. et mise à jour, Rome, 1988. Voir aussi la synthèse de P. Henriet, « Canonisation », dans Dictionnaire du Moyen Âge, dir. Cl. Gauvard, A. de Libera, M. Zink, Paris, 2002 (coll. « Quadrige » 386), p. 211-212). Sur les rapports, allant du dialogue aux conflits, des saints, de leurs Vitae, et de l’Église, on peut maintenant consulter l’ouvrage – à la fois éclairant et sujet à critique – de A. Kleinberg, Histoire de saints. Leur rôle dans la formation de l’Occident, Paris, 2005. Plus spécifiquement en rapport avec notre période, voir l’ouvrage désormais classique – dont A. Kleinberg reprend une certaine terminologie – de P. Brown, Le culte des saints, passim. Toujours en lien avec Cuthbert, D. Rollason présente une situation différente au début du xiie siècle : en 1104, les moines de Durham, où se trouve désormais le corps de Cuthbert, se disputent vivement au sujet de l’état de celui-ci, certains d’entre eux ne croyant pas du tout qu’il soit incorruptible, bien que la communauté possède au moins une copie de la Vita Cuthberti de Bède. De plus, lorsqu’une délégation des moines ouvre le tombeau du saint et trouve le corps effectivement intact, l’évêque – qui n’est pas moine – refuse de la croire, même sous serment ! Ce qui est frappant dans l’attitude des moines, c’est que, comme le relève Rollason, « ils avaient tout à gagner en croyant qu’il était resté incorruptible, miracle qui prouverait sa sainteté, et ils n’avaient rien à gagner de leur incrédulité » (D. Rollason, « Le corps incorruptible de saint Cuthbert et l’église de Durham vers l’an 1100 », dans Les reliques. Objets, cultes, symboles. Actes du colloque international de Boulogne-sur-Mer (1997), éd. E. Bozóky, A.-M. Helvétius, Turnhout, 1999, p. 318). M. Van Uytfanghe observe que « dans le domaine miraculeux comme dans d’autres, l’hagiographie mérovingienne est moins standardisée qu’on ne l’a longtemps pensé » (« Pertinence et statut », p. 136-137). P. Fouracre souligne également la diversité de l’hagiographie du viie siècle (cfr P. Fouracre, « Merovingian History and Merovingian Hagiography », p. 37).

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bien dans les œuvres écrites par des inconnus que dans celles d’un Grégoire le Grand ou d’un Alcuin. Notre lecture des récits transmis aux hagiographes par les témoins ou les traditions communautaires a essayé d’en mettre en lumière les parts de réalité que nous pouvons vérifier, autrement dit d’en apprécier le degré de plausibilité. Si, de ce point de vue, chaque texte est différent, nous avons néanmoins constaté que les miracles relatés comportent nécessairement des éléments réalistes, sur lesquels s’appuie en quelque sorte le caractère miraculeux d’un événement, que ce soit dans l’expérience ou dans le récit que l’on en fait269. Dans les textes étudiés ici, la part de réalité historique que nous pouvons appréhender apparaît généralement assez consistante270. Mais il est surtout intéressant de lire certaines expressions, certaines remarques, de leurs auteurs, qui manifestent une sorte de ‘fissure’ dans le discours du miraculeux, ou de ‘dédoublement’ du discours. Ainsi, Avit de Braga évoque successivement la nature miraculeuse de l’odeur suave des reliques de saint Étienne et l’emploi de parfum sur ces mêmes reliques  – mais sans relier ce dernier à l’odor suavitatis271 ; Grégoire de Tours, pour sa part, exprime l’opinion qu’un corps parfaitement conservé n’est pas l’effet d’un miracle, mais qu’il a simplement été embaumé272 : une affirmation étonnante de la part d’un auteur qui a souvent été considéré crédule. Passons à une ultime réflexion. Nous avons au cours de ces pages étudié divers maillons de la ‘chaîne testimoniale’ portant sur des exhalaisons miraculeuses : nous sommes passés des témoins directs aux hagiographes, des témoignages originels à la rédaction d’un texte narratif  – souvent par l’intermédiaire d’une tradition orale. Il est évident que les récits hagiographiques mis par écrit se situent de diverses manières par rapport à la réalité factuelle (celle de l’histoire événementielle273). Mais ce qui importe ici, c’est que, une fois que 269

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J. Martínez Pizarro fait ainsi remarquer à propos des récits de Grégoire de Tours : « In the narrative logic of miracula, concrete particulars serve as evidence. In Gregory’s miracle books, sensory information refers us to the first-hand statements of those who experienced the miracles directly » (J. Martínez Pizarro, « Images in Texts : The Shape of the Visible in Gregory of Tours », Journal of Medieval Latin, 9 (1999), p. 95). Cet auteur précise plus loin que ces notations réalistes supposent l’existence d’un contexte de scepticisme et d’incrédulité (cfr ibid., p. 97). Selon M. Van Uytfanghe, c’est une caractéristique d’une majorité des récits mérovingiens de miracles, bien enracinés dans la réalité concrète et mentale de l’époque (cfr « Pertinence et statut », p. 134). Cfr supra, p. 540-543. Si le discours du miraculeux n’est pas monolithique sous la plume des hagiographes, il en va de même autour de ceux-ci et dans la société, puisque les récits de miracles y rencontraient parfois le scepticisme : les écrivains ne pouvaient pas ne pas le savoir et, dans une certaine mesure au moins, en tenir compte. Fr. Lotter distingue ainsi des ‘Erlebnislegenden’ (leur auteur est témoin direct des événements narrés ; écrites peu après la mort du saint, elles seraient très rares) ; des ‘Erinnerungslegenden’ (l’auteur, qui écrit jusqu’à un demi-siècle après les événements, s’appuie encore sur des témoins oculaires ; c’est le cas de nombreux textes) ; des ‘Traditionslegenden’ (elles s’appuient sur des traditions très anciennes, et dénotent une stéréotypisation beaucoup plus marquée ; c’est le cas de nombreuses Vies carolingiennes de saints mérovingiens) : cfr Fr. Lotter, Severinus

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les témoignages sont transcrits, de nouveaux espaces de transmission s’ouvrent pour eux, au moins de manière potentielle : les gestes et les paroles de Séverin, d’abord conservés au sein de sa famille monastique, seront, une fois écrits par Eugippe, connus d’Isidore de Séville au viie siècle, de Paul Diacre au viiie274. Cette diffusion entraîne pourtant d’autres conséquences. La première consiste dans la transformation du texte en modèle pour d’autres compositions275. De notre point de vue, il devient alors de plus en plus difficile de cerner la part de réalité d’un récit. Ce problème bien connu peut être exemplifié à l’aide d’un document que nous n’avons pas abordé dans ce chapitre : la Vie de saint Omer, datée du début du ixe siècle, soit plus d’un siècle après la mort d’Omer (vers 667). Voici le récit du prodige qui suivit le trépas du saint : Quant à ceux qui, à cette même heure, furent présents dans la demeure, ils témoignèrent qu’un tel parfum pénétra leurs nez et leurs bouches que cette demeure semblait remplie de tous les aromates, comme souvent cela est arrivé lors de la mort des autres saints. ‘Elle est précieuse’, en effet, ‘au regard du Seigneur la mort de ses saints’ (Ps. 115, 15)276.

Nous avons souligné des mots qui illustrent clairement notre propos : l’observation de l’hagiographe sur ce que devait comporter la mort d’un saint – une effusion de parfum. Avant même d’affronter la question de ‘l’historicité’ de ce récit, nous devons prendre en considération cette référence à un modèle présent dans d’autres Vitae. Nous discernons ici, en effet, les lectures hagiographiques faisant partie du bagage intellectuel de l’auteur, mais également de son public, à qui, en fin de compte, il adresse cette allusion à la mort parfumée des saints. Face à la possibilité que celle-ci constitue ici un topos, comment évaluer ne seraitce que la plausibilité de ce récit ? On voit que ce passage de la Vita Audomari explicite toute la problématique des sources et des modèles littéraires dans l’hagiographie, et donc de la véracité des récits qu’elle transmet. L’importance et l’intérêt de ce type de questionnement ne devraient pourtant pas dissimuler le fait que, même sans fondement historique, le récit de la mort d’Omer devait ‘sonner vrai’ pour ses auditeurs277.

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von Noricum, p. 16-18 ; id., « Methodisches zur Gewinnung historischer Erkenntnisse aus hagiographischen Quellen », Historische Zeitschrift, 229 (1979), p.  298-356). Une autre classification tri-partite, selon des critères quelque peu différents, a été proposée par J.-Cl.  Poulin (cfr J.-Cl. Poulin, L’idéal de sainteté) et suivie par A.-M. Helvétius dans la perspective des modèles de sainteté (cfr A.-M. Helvétius, « Les modèles de sainteté », p. 55-56). Cfr Ph. Régerat, Eugippe, p. 45. Nous avons cité l’exemple de la transmission compliquée de récits des Dialogues de Grégoire le Grand à l’ouvrage de Jean Moschus, Le Pré spirituel (cfr supra, n. 34). « Hi vero, qui in eadem hora in ea domu presentes fuerunt, testati sunt, quod talis eorum nares et ora intravit odor, quasi illa domus omnibus aromatibus fuisset plena, sicut sepe in aliorum sanctorum exitu contigit. ‘Preciosa est’ enim ‘in conspectu Domini mors sanctorum eius’ » (Vita Audomari, 14, MGH SRM V, p. 762). « Le sens critique ne perd même pas ses droits lorsque les moines inventent » (J.  Leclercq, L’amour des lettres, p. 153).

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Troisième partie

La seconde conséquence de la mise par écrit des témoignages est la possibilité que le nouveau texte fasse l’objet de modifications ou de réécritures – de même que les récits transmis oralement peuvent subir des transformations278. Cela n’implique toutefois pas nécessairement l’ajout de nouveaux éléments prodigieux à la Vie originelle. Pour nous limiter à un auteur cité plus haut, on observe qu’Alcuin n’apporte aucune ‘amélioration’ de ce genre dans ses réécritures des Vies de saint Vaast et de saint Riquier279 : elles sont dépourvues d’odeurs miraculeuses, contrairement à la Vita Willibrordi, œuvre originale consacrée à un saint par divers aspects plus proche d’Alcuin. Nous devons reconnaître que, sur bien des points, nous n’avons pu que proposer des hypothèses et, au mieux, des conclusions vraisemblables plutôt que certaines. Cependant, l’étude des témoins et de leurs témoignages, ainsi que celle de leur réception par les hagiographes, permet justement de saisir que, dans bien des cas, les récits d’exhalaisons extraordinaires sont porteurs à tout le moins d’une vérité subjective ou psychologique digne de considération. Par ailleurs, cette approche ouvre de nouvelles pistes de recherche et soulève des questions qui n’ont pas encore trouvé de réponse. Dans le chapitre suivant, nous chercherons à éclairer certaines d’entre elles sous un autre angle.

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R. Aigrain parlait à ce propos de l’« instabilité de nombreux textes hagiographiques » (R. Aigrain, L’hagiographie. Ses sources, ses méthodes, son histoire, (1ère éd. 1953), Bruxelles, 2000, p.  198). H.  Delehaye indiquait dans les passions des martyrs des « textes perpétuellement rajeunis » (H. Delehaye, Les Passions, p. 260 sq.). Dans une perspective plus positive, on réalise désormais que le phénomène des réécritures soulève de nombreux problèmes dignes d’attention pour l’historien. Sur ce sujet, voir les réflexions de M. Heinzelmann, « Manuscrits hagiographiques et travail des hagiographes : l’exemple de la tradition manuscrite des Vies anciennes de sainte Geneviève de Paris », dans Manuscrits hagiographiques et travail des hagiographes, éd. M. Heinzelmann, Sigmaringen, 1992 (Beiheften der Francia 24), p. 9-16. La Vita sancti Vedastis est publiée dans MGH SRM III, p. 414-427 (et dans PL 101, col. 663-678) ; la Vita sancti Richarii, dans MGH SRM IV, p. 389-401.

Chapitre III

odeurs en contextes

Après avoir passé en revue divers aspects du discours des exhalaisons extraordinaires, nous sommes mieux en mesure de nous interroger sur les expériences1 dont nous avons lu les récits. Jusqu’ici, nous avons tenu à ne pas perdre de vue que nous n’avons accès aux perceptions olfactives que par l’intermédiaire de textes, écrits pour répondre à des exigences variables, et en tout cas dans des perspectives qui ne sont pas, qui ne peuvent pas être ‘neutres’ – pour autant que l’adjectif ait jamais eu un sens dans la société humaine. Nous ne nous sommes donc guère aventurés sur le terrain miné de l’éventuelle vérité factuelle des récits d’exhalaisons. Néanmoins, après que nous nous sommes penchés sur ces derniers dans la perspective du témoignage et des témoins, il nous semble possible de les relire sous un angle nouveau, non plus seulement sur le plan du discours, mais en prenant pour hypothèse que, dans certains cas au moins, ils rapportent des expériences réelles. Plus précisément, notre intention vise à comprendre si, à la lumière de notre documentation, ces récits sont plausibles. Certes, répétons-le, nous ne pouvons accéder aux phénomènes olfactifs en tant que tels, encore moins nous prononcer sur leurs causes. Il s’agit donc surtout de chercher à saisir leur vérité subjective, c’est-à-dire le degré de vraisemblance des récits qui en ont été faits. Nous le ferons d’abord en reliant les exhalaisons extraordinaires2 à leurs contextes. Par ce terme général, nous entendons désigner en premier lieu les usages matériels d’aromates autour des corps saints. Outre ces contextes matériels, liés à des gestes, ainsi qu’à des moments et à des lieux précis, nous nous intéresserons aux contextes ‘verbaux’ des odores suavitatis, c’est-à-dire aux lectures, aux homélies et aux oraisons, qui permettaient à tout fidèle –  théoriquement au moins  – d’en concevoir l’existence et la signification. Ayant ainsi dessiné les cadres concrets et culturels des expériences olfactives 1

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En dépit de son ambiguïté, le terme ‘expérience’ désigne une notion clé de l’analyse du phénomène religieux, comme l’expose M. Meslin, L’expérience humaine du divin. Fondements d’une anthropologie religieuse, Paris, 1988 ; id., « L’expérience religieuse », dans Encyclopédie des religions, dir. Fr. Lenoir, Y. Tardan-Masquelier, Paris, 1997, p. 2247-2259. Sur les différentes interprétations dont elle fait l’objet, on peut également consulter D. C. Lamberth, « Putting ‘Experience’ to the Test in Theological Reflection », Harvard Theological Review, 93 (2000), p. 67-77 ; D. Yamane, « Experience », in Encyclopedia of Religion and Society, ed. W. H. Swatos, Walnut Creek (CA), 1998. Pour ce faire, nous nous intéresserons essentiellement aux récits d’odeurs suaves : ce sont les plus nombreux.

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Troisième partie

extraordinaires, cadres communs aux clercs, aux moines et aux laïcs, nous chercherons à présenter la culture olfactive de ceux qui en ont rédigé les récits. Ce faisant, nous changerons de point de vue, puisque nous nous pencherons sur le rôle qu’a pu jouer le groupe relativement restreint des hagiographes dans la formation d’une culture des ‘odeurs de sainteté’. Cela nous amènera cependant à élargir encore notre perspective et à nous interroger sur l’existence même de ces récits. C’est pourquoi, après avoir résumé les divers effets assignés aux odeurs extraordinaires, nous proposerons des hypothèses au sujet de la fonction de ces histoires. En effet, en dehors de la question de leur véracité, on doit se poser celle de leur vérité, psychologique et sociale. Pourquoi des odeurs associées aux saints étaient-elles dignes d’intérêt ? En quoi apparaissaient-elles significatives ? Comment, en fin de compte, ‘l’odeur de sainteté’ était-elle non seulement perceptible, mais également pensable ? Ces questions, qui furent le point de départ de notre travail, peuvent finalement être abordées dans une approche globale. Préliminaires : quelques aspects de la perception olfactive Nous l’avons dit, on ne perçoit que ce que l’on est prêt et préparé à percevoir : en réalité, nous n’atteignons jamais directement ce que nous appelons communément le réel ; il nous est possible de le percevoir seulement par des médiations. Il se rend présent à travers la trame symbolique complexe de la culture, en particulier à travers l’activité du langage, au sens global du terme3.

Quelque chose d’analogue advient jusque dans l’expérience mystique, puisque, selon Hans Jonas, celle-ci n’est possible que sur le fondement d’une doctrine préexistante4. La perception en général est à la fois le produit d’une culture et un processus actif à partir de celui-ci : Giselle de Nie explique qu’elle consiste à « construire des images mentales à partir des données sensorielles reçues et selon des modèles pré-existants, et ceux-ci sont appris5 ». La perception

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S. Maggiani, « Rite/rites », DEL, vol. 2, p. 322. « […] Hermeneutics tells us that objects can hardly be perceived unless already existing concepts of the perceived objects are available in a given culture » (H. Kleinschmidt, Understanding the Middle Ages. The transformation of ideas and attitudes in the medieval world, Woodbridge, 2000, p. 195. L’auteur renvoie ici à l’ouvrage de H.-G. Gadamer, Warheit und Methode, Tübingen, 1960, trad. française de l’édition revue et complétée : Paris, 1996). Pour H. Jonas, qui se fonde sur des documents de l’Antiquité tardive, la théorie mystique n’est pas un reflet ou une projection de l’expérience mystique ; au contraire, elle précède cette dernière et en forme une condition à priori : « [the explicit theory] furnishes the horizon for its evidential experiences and specifies them in advance. It inspires the search for them, fosters them, and legitimates them » (H. Jonas, « Myth and Mysticism : A Study of Objectification and Interiorization in Religious Thought », Journal of Religion, 49 (1969), p. 328). « Perception […] is constructing mental images from incoming sensory data according to preexisting models, and these are learned » (G. de Nie, « Images as ‘Mysteries’ : The Shape of the

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olfactive ne fait pas exception à ces principes généraux : « Comme dans de nombreux domaines sensoriels, la perception [olfactive] est conforme à ce que vous attendez de l’objet, avant même qu’il ne soit perçu6 ». Si l’on passe au problème de la catégorisation des odeurs, on apprend que, pour effectuer cette opération, le sujet dépend pour une bonne part de son bagage propre d’odeurs ‘prototypiques’, ainsi que de sa capacité de nommer les odeurs qu’il perçoit7 – en dépit des limites du vocabulaire de l’olfaction dans les langues occidentales (latin, français, etc.)8. Les enquêtes modernes montrent par ailleurs que la perception des odeurs est décrite en des termes que nous rencontrons dans les sources médiévales : certaines sont ainsi dites « pénétrantes9 ». En ce qui concerne la mémoire olfactive, même si en général les souvenirs d’événements peuvent se colorer, voire se distordre, en fonction des cadres conceptuels des sujets10, elle manifeste une permanence surprenante11 et est fortement liée à la charge affective des expériences12 : une dimension que nous avons également observée dans des récits hagiographiques. Tels sont quelques uns des aspects de la perception, olfactive en l’occurrence, dégagés jusqu’à ce jour par les chercheurs de différentes disciplines13. Dans la perspective de notre travail, ce bref exposé devrait nous aider à mieux comprendre ce que les récits rapportent au sujet des odeurs extraordinaires. Contextes Emplois matériels d’aromates Les saints morts étaient entourés de bonnes odeurs, que ce fût lors de leurs funérailles, auprès de leurs tombes, ou encore dans les sanctuaires qui abritent ces dernières.

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Invisible », Journal of Medieval Latin, 9 (1999), p. 85). Dans une perspective philosophique, voir l’essai de R. Barbaras, La perception. Essai sur le sensible, Paris, 1994. F. Brochet, G. Morrot, « La couleur des odeurs », Pour la science, (dossier hors-série), avril/juin 2003, p. 117. Cfr A. Holley, Éloge de l’odorat, Paris, 1999, p. 128-134. Cfr notre chapitre sur le langage de l’olfaction, supra, p. 476-496. Cfr J.  Candau, « De la ténacité des souvenirs olfactifs », La Recherche, 344 (juillet-août 2001), p. 58-62. Cfr S.  Kemp, « A Medieval Controversy about Odor », Journal of the History of the Behavioral Sciences, 33 (1997), p. 216. Cfr E.  P. Köster, « The Specific Characteristics of the Sense of Smell », in Olfaction, Taste, and Cognition, ed. C. Rouby et al., Cambridge, 2002, p. 33. Cfr ibid., p. 32. Voir aussi les études de la section 3 (« Emotion ») de cet ouvrage collectif (ibid., p. 117-208). Les découvertes continuent de se succéder, l’étude des odeurs et de l’odorat étant actuellement un domaine de recherches très actif, aussi bien du point de vue biologique, chimique ou psychologique, que du point de vue anthropologique. L’étude multidisciplinaire du goût et de l’olfaction a même son siège : le Monell Chemical Senses Center (Philadelphie, USA).

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Troisième partie

– Les corps saints Au décès de saint Trond, ses disciples l’emportèrent « cum… turibulisque et timiamatibus » à l’église, où ils le déposèrent jusqu’au jour des funérailles14. Le corps de l’abbesse Bertille de Chelles est « balsamo perunctum15 » avant d’être déposé dans la tombe ; celui de Didier de Vienne est « enveloppé d’aromates et de linges précieux16 ». Un évêque est enseveli sur un lit de feuilles de laurier17. Les encensoirs accompagnent le saint vers sa dernière demeure18, où les fidèles se rendent par la suite en apportant cierges et encens19. Lorsque prend place la translation des reliques, la procession comprend toujours des encensoirs : « praelatis… aromatibus et incenso20 ». À cette occasion, on couvre le corps de parfums : « cum odoribus magnis clara tegunt membra21 ». C’est dans ce contexte que l’on doit lire certaines mentions d’odeurs suaves perçues lors des translations : « cum gaudio remeant ad urbem ; nam suavitatis odor exiit sacris membris, cunctos replet evidentes22 » ; « cum crucibus et cereis huius sancti grabbato inponunt, atque mox arripientes itinera, cum gaudio remeant ad locum sanctae passionis, nam suavitatis odor nimius aderat23 ». Dans ces exemples, les hagiographes font clairement allusion à une odeur extraordinaire ; d’ailleurs, ils ne mentionnent aucun encensoir, alors que ces processions ont certainement été particulièrement solennelles en raison de l’identité des saints concernés : il est difficilement imaginable que les translations d’Arnoul de Metz ou d’Hubert de Liège aient été privées des volutes aromatiques de l’encens, quand de nombreux autres textes montrent que les encensoirs, comme les cierges ou les croix, étaient devenus d’usage commun dans le haut Moyen Âge. On peut donc en conclure que les hagiographes ont voulu marquer clairement que la douce odeur sentie dans ces translations n’était pas d’origine humaine24 ; cela révèle également qu’ils avaient conscience de l’ambiguïté du phénomène (de sa perception), et donc de la possibilité que des opinions discordantes fussent avancées au sujet de son caractère miracu14 15 16

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Cfr Donatus, Vita Trudonis confessoris Hasbaniensis, 21. Vita Bertilae abbatissae Calensis, 8, MGH SRM VI, p. 109. « Cumque jam odoramentis, et pretiosis linteaminibus involvendum sanctissimi martyris corpus… » (Ado Viennensis, Passio sancti Desiderii episcopi Viennensis, PL 124, col. 441). Cfr GC, 83. Cfr Virtutes Fursei abbatis Latiniacensis, 15. Cfr Donatus, Vita Trudonis, 22. Vita Ansberti episcopi Rotomagensis, 28, MGH SRM V, p. 637. Virtutes Fursei, 22, MGH SRM IV, p. 448. Vita Arnulfi, 23, MGH SRM II, p. 442. Vita Hugberti episcopi Traiectensis, 2, MGH SRM VI, p. 484. B. Caseau observe des attitudes analogues à propos des saints myrobolites et de l’usage thérapeutique d’huiles parfumées dans certains sanctuaires de guérison : les deux genres de parfums sont absolument incomparables (cfr « Parfum et guérison dans le christianisme ancien et byzantin : des huiles parfumées des médecins au myron des saints byzantins », dans Les Pères de l’Église face à la science médicale de leur temps, dir. V. Boudon-Millot, B. Pouderon, Paris, 2005, p. 141-191).

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leux. Cette ambiguïté se manifeste d’ailleurs sur le plan du vocabulaire. En effet, nous savons que les termes généralement utilisés pour désigner l’‘odeur de sainteté’ sont ceux de odor suavitatis ou suavitas odoris – c’est précisément le cas dans les récits de translations que nous venons de citer. Or la seconde Passio Leudegarii utilise la même expression, mais en l’associant aux aromates brûlés dans le cortège accompagnant le corps de saint Léger à Poitiers : « cum crucibus, incensis cereis magnisque suavitatum odoribus obviam procidentes25 ». Proposons provisoirement quelques réflexions à ce sujet. Du point de vue du travail littéraire, ceux qui écrivaient ces récits ne niaient sans doute pas du tout la convenance des offrandes d’encens autour des corps saints, mais ils entendaient souligner la supériorité de l’odeur exhalée corporellement par leurs vertus. Si, en revanche, on s’interroge sur les événements relatés et sur leurs protagonistes, on peut fort bien admettre que les odores suavitatis des aromates entourant les reliques aient pu, dans des circonstances particulièrement impressionnantes, être perçues comme des odeurs prodigieuses. Ce pouvait d’ailleurs être le cas en dehors des translations. Prenons l’exemple des funérailles de saint Trond : Comme était venu le moment, parmi les pleurs de tous les présents, de confier le précieux corps à la sépulture, un parfum d’une indicible douceur remplit l’église d’une épaisse vapeur, qui subsista encore l’espace d’une heure environ. Cette vapeur était, comme nous l’avons dit, si épaisse et mêlée du plus doux parfum, qu’à peine quelqu’un des présents était-il capable de voir son voisin26.

Certes, cette description ne fait nulle mention d’encensements ; elle indique clairement, au contraire, un phénomène miraculeux. Mais les remarques émises plus haut peuvent s’appliquer à ce récit comme aux autres : l’absence d’encensoirs dans le texte permet justement de mettre en valeur le prodige ; leur usage probable dans les funérailles du saint27 a certainement pu ‘susciter’, ou ‘accompagner’, une expérience extraordinaire chez les présents. Le contexte chargé d’émotion a, de ce point de vue, toute son importance.

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Ursinus, Passio Leudegarii, 25, MGH SRM V, p. 349. En outre, le même texte fait auparavant un usage encore différent de cette expression en parlant de la réputation de Léger : « Sed cum… clarus haberetur prae omnibus, tunc odor eiusdem suavitatis in tantum processit, ut usque in palatio regis redoleret » (ibid., 3, p. 326). « Cum igitur tempus adesset, quo pretiosum corpus, flentibus cunctis qui aderant, sepulturae traderetur, inenarrabilis suavitatis odor illam aecclesiam cum densissima nebula replevit, quae etiam per unius fere horae spatium perduravit. Erat autem, ut diximus, illa nebula tam densa cum suavissimo odore permixta, ut vix ullus ex eis existentibus proximum suum videre potuerat » (Donatus, Vita Trudonis, 21, p. 292). On notera la mention explicite de la fumée (nebula).

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Troisième partie

– Tombes Depuis l’Antiquité, les saints pouvaient être ensevelis après avoir été aspergés de parfum ou couvert de plantes odorantes28 ; on versait des huiles parfumées sur leurs tombes29 ; dans les martyria, des encensoirs étaient fréquemment mis à disposition des fidèles, qui y déposaient des offrandes d’aromates au moment d’élever leurs prières30 ; en outre, en Occident comme en Orient, les tombeaux des saints étaient parfois munis d’orifices par lesquels on faisait couler de l’huile sur leurs ossements : le liquide ainsi imprégné de la vertu du saint était ensuite recueilli grâce à un système d’écoulement prévu à cet effet31.  Ne sont-ce pas ces pratiques que l’on discerne derrière certains récits relatant des exhalaisons prodigieuses auprès des tombes ? Relisons par exemple ce passage de la Vita Adelphii : Une certaine servante du Christ, remplie d’une sainte dévotion, alors qu’elle chantait attentivement les psaumes près du tombeau du saint, affirme qu’il se fit en dessous de son sépulcre comme un léger bruit, qui se dirigea de l’autre côté. Et bientôt ce lieu resplendit, rempli qu’il était par une indicible douceur et un parfum suave32.

L’association du parfum à un « léger bruit » (« murmur lene ») pourrait reflèter l’écoulement d’huile parfumée vers le bas de la tombe (« infra urnam »), même si l’on se demandera s’il s’agit toujours d’une pratique effective à l’époque de la rédaction (fin viie), ou au contraire d’une réminiscence de récits plus anciens. En tout cas, dans le haut Moyen Âge, reliques et parfums continuent à être associés, comme le montre le récit d’un épisode de la vie de saint Éloi : Il avait, dans la chambre où il avait l’habitude de régulièrement se coucher, des reliques de nombreux saints suspendues au plafond […]. S’étant réveillé, il perçut le parfum le plus agréable ; il sentit aussi que, de la cassette des reliques, des gouttes d’une extrême suavité découlaient tout doucement sur sa tête. Extrêmement surpris par cela, il se leva rapidement ; regardant attentivement, il vit comme du baume tomber goutte à goutte du reliquaire et de la tenture le couvrant33. 28

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Signalons au moins un exemple oriental, celui des Quarante Martyrs de Sébaste dont on retrouva les reliques entourées de myrrhe et d’autres aromates (cfr Sozomène, Historia ecclesiastica, IX, 2). Cfr Prudentius, Péristéphanon, XI, 194 ; Paulinus Nolanus, Carmina, XIV ; XVIII ; Gregorius Magnus, Epistulae, IX, 148. Cfr B. Caseau, « Christian bodies : the senses and early Byzantine Christianity », in Desire and Denial in Byzantium, ed. L. James, Aldershot, 1999, p. 108. Cfr B. Caseau, « Parfum et guérison », p. 148-149. Rappelons la découverte d’un tel aménagement dans deux tombes mises au jour ces dernières années à Marseille (cfr S. Laurant, « Une basilique inconnue », Le Monde de la Bible, 157 (2004), p. 157). « Quedam namque sanctimonialis famula Christi, sancta repleta devocione, ad sepulchrum illius dum intente psalmos caneret, factum asseruit infra urnam illius tamquam murmur lene, in aliud latus vertendum. Moxque locus ille inenarrabili dulcedine atque odore suavitatis repletus enituit » (Vita Adelphii abbatis Habendensium, 11, MGH SRM IV, p. 228). « Habebat itaque in cubiculo, ubi assiduae cubitare solitus erat, multorum pignora sanctorum in suppremis dependentia […]. Mox ille excitatus odorem hausit gratissimum, sensit etiam ex gerulo reliquiarum guttas suavissimas supra suum lenissimae defluere caput. Ex quo nimis

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Si l’on fait abstraction de la valeur de ‘signe’ du phénomène décrit – mais c’est tout le sens du texte ! – il est très vraisemblable que les reliques en possession d’Éloi aient été couvertes de parfums. Le lexique latin contemporain présente de nouveaux indices de ces liens, puisqu’un même vocable, chrismarium, peut désigner et une ampoule de chrême et un reliquaire – surtout de ceux que l’on portait sur soi34. Le langage semble donc indiquer que, dans une certaine mesure, parler de reliques revenait à parler de bonnes odeurs ; les unes évoquaient les autres. En tenant compte de ces divers éléments, nous pourrions attribuer à des causes humaines les agréables odeurs décrites, en particulier, dans plusieurs récits d’inventions et de translations de corps saints. Il s’agit de textes selon lesquels, en effet, une suave odeur n’a été perçue qu’après l’ouverture de la tombe ; on peut donc supposer que celle-ci contenait des aromates ou des fioles de parfums35. Eugippe écrit ainsi : « La tombe une fois ouverte, un parfum d’une si grande douceur nous saisit36 ». D’autres récits présentent une situation analogue37. Parfois, les circonstances de l’ouverture sont particulièrement dramatiques, comme dans le texte suivant, où l’on voit à quel point saint Éloi était anxieux de découvrir le corps du martyr Quentin : avec la houe qu’il tenait à la main il [= Éloi] frappa avidement le flanc du sépulcre ; à l’instant, la tombe ayant été perforée, un tel parfum, accompagné d’une prodigieuse lumière, s’en répandit38…

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attonitus surrexit velociter, et sollicite conspiciens, vidit quasi balsamum distillare de crismario et pallio quo erat opertus » (Vita Eligii, I, 8, MGH SRM IV, p. 675. Nous avons analysé l’ensemble de ce texte supra, p. 162-164).  Wilfrid portait sur soi un « chrismarium… sanctis reliquiis repletum » (Eddius Stephanus, Vita sancti Wilfridi Episcopi Eboracensis, XXXIV, ed. B. Colgrave, Cambridge, 1927, p. 70). Pour des exemples des deux acceptions, voir surtout Du Cange, Glossarium mediae et infimae latinitatis, nouv. éd. augm. par L. Favre, Niort, 1883-1887. Les deux acceptions sont indiquées également dans le Dictionary of Medieval Latin, Oxford, 1975, et dans A. Blaise, Dictionnaire latin-français des auteurs du Moyen Âge, Turnhout, 1975. Pour plus de détails, voir notre chapitre « La mort parfumée des saints », supra, p. 130 sq. « Quo patefacto tantae suavitatis fragrantia omnes nos circumstantes accepit » (Eugippius, Commemoratorium vitae sancti Severini, 44, 6, éd. Ph. Régerat, Eugippe : Vie de saint Séverin, Paris, 1991, p. 290). « […] comme le couvercle du tombeau avait été soulevé, un grand miracle se manifesta aux présents. En effet, lorsque fut découvert le corps saint, à l’instant le plus agréable parfum s’exhala » : « […] cum esset levatum tumuli opertorium, magnum circumstantibus visum est miraculum. Nam ubi revelatum fuerat corpus sanctum, odor continuo flagravit gratissimus » (Vita Eligii episcopi Noviomagensis, II, 48, p. 728) ; « ils enlevèrent la tombe couvrant les membres du martyr : le corps saint découvert exhala un parfum très doux, continu et très agréable » : « […] sancti abstullerunt tumba desuper martyris membra et operturium : corpus sanctum revelatum odorem suavissimum continuatum flagravit gratissimum » (Vita Landiberti episcopi Traiectensis vetustissima, 25, MGH SRM VI, p. 380) ; « alors qu’ils avaient ouvert sa tombe […], un grand parfum à la très douce odeur s’en répandit » : « Cumque sepulchrum illius aperuissent […], tanta suavissimi odoris fraglantia inde manavit » (Vita Ansberti episcopi Rotomagensis, 27, p. 637). « […] cum sarculo quem manu gestabat avidissime latus ferisset sepulchri, confestim forato tumulo, tanta odoris flagrantia cum inmenso lumine ex eo manavit » (Vita Eligii episcopi Noviomagensis, II, 6, p. 699). Nous avons présenté ce texte supra, p. 270 sq.

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Troisième partie

Dans des circonstances tellement chargées d’émotions que l’évêque n’attend pas de soulever le couvercle de la tombe, mais ouvre celle-ci à coups de pioche, on imagine que toute perception d’une odeur agréable, même d’origine matérielle, doit être d’autant plus frappante39. Dans d’autres cas, la condition physique des protagonistes a pu jouer un rôle sur leurs sensations. Ainsi, raconte Guntram, avant de procéder à l’exhumation de Sualon, lui et ses assistants jeûnèrent : après avoir jeûné, avec ceux qui à ce moment-là pouvaient être présents avec moi, nous avons commencé à creuser. Cela achevé, nous avons soulevé le couvercle du sarcophage […], une fumée telle et d’un parfum si extraordinaire et ineffable en sortit soudain que la basilique tout entière, ainsi remplie, exhalait la plus suave odeur. Quant à nous, frappés de la plus grande stupeur, comme pris de faiblesse nous sommes tombés au sol40.

Ici aussi, l’émotion du moment se combine au jeûne et à l’effort physique pour finalement entraîner, dirait-on, un état d’esprit propice à de fortes impressions, y compris olfactives41. Dans ce cas également, il se pourrait que le sépulcre renferme réellement aromates ou parfums. – Sanctuaires La sainteté d’un ami de Dieu est normalement consacrée par la translation de ses reliques dans une église. Du point de vue matériel, celle-ci devient alors un espace sacré doublement odorant, puisqu’aux senteurs de l’encens et du chrême liturgiques s’ajoutent les fragrances des aromates, des parfums, ou simplement des plantes dont les fidèles couvrent la tombe sainte42. Celle-ci était souvent richement décorée, portait des inscriptions, et se trouvait baignée de 39

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Ce même texte révèle néanmoins les limites de la ligne de raisonnement ‘positiviste’ que nous suivons : on peut, certes, postuler la présence d’aromates dans la tombe, mais alors comment expliquer la « prodigieuse lumière » qui s’en échappe ? « Factoque ieiunio, cum his qui tunc mecum adesse poterant, coepimus fodere. Quod dum peractum est, levavimus sarcofagi operculum […], tantus et tam ineffabilis mirifici odoris fumus subito inde egressus est, ut tota basilica suavissime ex eo redoleret impleta. At nos nimis attoniti […] ut fragiles procumbimus » (Ermanricus, Sermo de vita sancti Sualonis dicti Soli, 10, MGH Script. XV, p. 162). G. de Nie se demande à propos d’un autre texte si l’observation d’un jeûne n’a pas accru la suggestibilité des protagonistes à l’égard des odeurs mentionnées ; elle précise toutefois, à raison, que cela n’explique nullement le ‘contenu’ de l’expérience (cfr Views from a many-windowed tower : studies of imagination in the works of Gregory of Tours, Amsterdam, 1987, p. 124-125). En retour, Dieu et les saints répondent à ces dons en répandant les parfums miraculeux, comme l’explique B. Caseau à propos de pratiques que nous avons mentionnées plus haut : « The simple fact of spreading some unguent on a tomb allowed the fragrance to fill the sanctuary, while the actual matter was packed again in a pyxis or a bottle for further use as medicine. […] The saint received the homage of the fragrance – a demonstration of faith that he was in Paradise –, in exchange the saint gave from this same Paradise the universal panacea of its blessed aromatherapy » (B. Caseau, ‘Evodia’. The Use and Meaning of Fragrances in the Ancient World and their Christianization (100-900 AD), thèse inédite, Princeton, 1994, p. 241).

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l’atmosphère mystérieuse des lampes à huile ou des cierges43. En l’absence de la sépulture d’un saint, des reliques sont introduites dans l’église lors de sa consécration. À cette occasion, l’encens est brûlé en abondance : dans le cours de la procession accompagnant les reliques44, puis dans l’église, comme nous l’avons lu à propos d’une basilique romaine, remplie d’une fumée odorante45. Quant aux reliques placées sous l’autel, par exemple celui de la nouvelle église de Nole, on se réjouit qu’elles fassent monter leur agréable parfum, réel ou symbolique, vers le Christ46. Lampes à l’huile parfumée et décorations florales47 contribuaient à imprégner l’air et les murs de suaves odeurs. Les églises de Gaule en sont elles aussi remplies ; c’est le cas d’une basilique de Clermont : « le plus souvent une odeur très douce, comme celle d’aromates, y est perçue par les gens pieux48 ». Non loin de là, dans une église sans doute plus modeste, Grégoire de Tours hume « un parfum de lys, de roses49 ». Si un ecclésiastique est ainsi sensible à l’atmosphère odorante des églises, comment s’étonner des réactions des laïcs ? Vers 680, la veille de Pâques, Childéric II entre dans l’église Saint-Nazaire d’Autun : « devant l’éclat de tant d’éclairage et le parfum du chrême qui y servaient à la sanctification des baptisés, il s’immobilisa de stupeur50 ». Ainsi, selon les termes de Peter Brown, « les grands sanctuaires de la Gaule étaient constamment illuminés, et parfumés en permanence de substances aromatiques. Dans un monde mal éclairé, malodorant, chacun d’eux tranchait comme un ‘fragment du Paradis’51 ». Or l’impression faite par les lieux et les rites sur les fidèles n’était sans doute pas purement esthétique, elle répondait également profondément à des attentes et des nécessités d’ordre psychologi43

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Cfr Fr. Graus, Volk, Herrscher und Heiliger im Reich der Merowinger. Studien zur Hagiographie der Merowingerzeit, Prague, 1965, p. 449. Outre les exemples déjà cités, voici une attestation datée de 836 : « sacras reliquias in aureis argenteisque reconditoriis cum aromatibus praeferebant » (Translatio sancti Liborii, cit. in M. Heinzelmann, Translationsberichte und andere Quellen des Reliquienskultes, Turnhout, 1979 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental 33), p. 51, n. 24). Une procession de reliques portées par un évêque, parmi des encensoirs pendus aux fenêtres du palais impérial, est représentée sur une plaque d’ivoire du ve-vie siècle conservée à Trèves (cfr B. Caseau, ‘Evodia’, p. 272). Cfr Dialogi, III, 30, 2-7. Cfr Paulinus Nolanus, Carmina, XXVII, v. 400-405. Cfr B. Caseau, ‘Evodia’, p. 279-281. « […] et vere plerumque inibi odor suavissimus quasi aromatum advenire a religiosis sentitur » (Hist., II, 16, p. 64). « […] odorem liliorum, rosarum naribus hausimus » (GC, 40, p. 323. Pour des analyses détaillées de ce texte, cfr supra, p. 365 sq.). « […] ad tanti luminis claritatem seu odorem chrismatis, quae illic in baptizantium sanctificatione gerebantur, obstipuit » (Passio I Leudegarii episcopi et martyris Augustodunensis, 10, MGH SRM V, p. 292). Fr. Graus soulignait l’impression que devaient faire sur des païens germaniques les églises, avec leurs images, leurs croix, leur encens (cfr Fr. Graus, Volk, Herrscher und Heiliger, p. 165). P.  Brown, L’essor du christianisme occidental. Triomphe et diversité (200-1000), (Oxford, 1996 ; consulter la 2e éd. rev., Oxford, 2003), Paris, 1997, p. 138.

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que et même physique52. Lorsque l’église contient une tombe sainte, le parfum de cette dernière se combine aux fortes impressions suscitées par le cadre architectural et rituel, à tel point que ceux qui observent les instructions célestes y trouvent la guérison, comme cela arriva à un paralytique d’Angers : « une odeur suave arriva dans la basilique du saint ; et l’homme, ses pieds redressés, se mit debout en bonne santé53 ». Le développement de la liturgie processionnelle en Occident s’accompagne progressivement du déplacement des reliques conservées dans les églises. Les attestations en sont rares avant l’époque carolingienne, mais un canon du concile de Braga (675) témoigne déjà de cette pratique ; en Gaule ou en Italie, les exemples n’en deviennent plus fréquents qu’à la fin du viiie siècle54. Il est très probable que, ici encore, les reliques étaient entourées des agréables fumées de l’encens. On peut du moins le supposer par analogie avec ce que nous savons des translations stricto sensu, de même qu’à partir de quelques documents un peu plus tardifs. Ainsi, un des premiers exemples de processions liturgiques monastiques, situé à Centula (Saint-Riquier) vers 800-811, prescrit d’accompagner la capsa maior et celles des reliques secondaires de l’abbaye non seulement avec l’eau bénite et les croix, mais aussi avec « tria thuribula55 ». En résumé, même si notre documentation est inégale56, il ne faudrait pas sous-estimer l’importance des emplois d’encens et d’autres matières odorantes autour des corps saints, sous quelque forme et dans quelque cadre architectural que ceux-ci soient présents. Il semble même que l’on observe un mouvement d’expansion dans l’espace des parfums associés aux corps saints : d’abord répandus sur le corps et sur la tombe, ils suivent ensuite les reliques dans leur prise de possession de l’espace s’étendant autour du sanctuaire. Est-il alors surprenant de lire, dans la liste des reliques possédées avant 847 par l’abbaye de Jouarre, une mention des aromata du corps du Seigneur57 ? Les aromates sont maintenant devenus eux-mêmes des reliques.

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G. de Nie relève ainsi la puissance du symbolisme de la lumière et de l’illumination dans un « environnement de ténèbres » (cfr G. de Nie, Views from a many-windowed tower, p. 192). Sur ce thème et de multiples aspects connexes, on lira aussi avec profit l’ouvrage de C. Vincent, Fiat Lux. Lumière et luminaires dans la vie religieuse du xiii e au xvi e siècle, Paris, 2004. « […] odor suavitatis in basilicam sancti advenit ; et hic, directis pedibus, incolomis est erectus » (GC, 94, p. 359). Cfr M. Heinzelmann, Translationsberichte, p. 51. Cfr Institutio sancti Angilberti abbatis de diversitate officiorum, éd. M.  Wegener, Siegburg, 1963 (Corpus Consuetudinum Monasticarum I), p. 296 sq., cit. in M. Heinzelmann, ibid., p. 52. Selon B. Caseau, les mentions de thymiateria ou de turibula ne représentent en fait qu’une fraction des objets permettant de brûler de l’encens, car différentes formes d’encensoirs ont été utilisées durant de nombreux siècles (cfr ‘Evodia’, p. 28). « De aromatibus corporis domini », éd. A. Wilmart, « Liste des reliques réunies à Jouarre au ixe siècle », dans id., Analecta Reginensia. Extraits des manuscrits latins de la reine Christine conservés au Vatican, Città del Vaticano, 1933, p. 15.

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Paroles liturgiques Aux suaves odeurs répandues autour des corps saints correspondait la ‘présence textuelle’ des parfums. En effet – exception faite de gestes de dévotion privée  –, les usages religieux d’aromates prenaient place dans un contexte liturgique, c’est-à-dire public, dans lequel ils étaient accompagnés de lectures, de prières, d’homélies58. Le cas du Cantique des cantiques, texte débordant de notes olfactives, est frappant : soumis depuis l’Antiquité à de multiples interprétations, il ne cessait d’être utilisé dans la liturgie, dans la catéchèse baptismale, dans la doctrine des sacrements59. Ainsi les perceptions olfactives des fidèles étaient-elles explicitées et interprétées par la Parole, et les paroles60. – Lectures bibliques Il est superflu de souligner la place des lectures bibliques dans la liturgie chrétienne : tirées de l’Ancien Testament comme du Nouveau, elles introduisaient depuis toujours la Parole divine dans les assemblées61 ; celles-ci répondaient avec des prières imprégnées des Psaumes et du langage biblique en général ; hymnes et chants reprenaient eux aussi des paroles bibliques. Au moins certains textes bibliques concernant des odeurs devaient être lus dans le cours de la liturgie, dominicale ou autre. En attendant des recherches plus précises sur ce point, on peut supposer que les textes les plus fréquemment commentés par les Pères étaient également les plus significatifs pour l’Église en général62 ; si l’on complète ce premier critère de sélection par celui des citations et allusions contenues dans les textes hagiographiques, on peut estimer avec une certaine probabilité que les passages bibliques suivants comptaient parmi les lectures liturgiques, du moins dans un certain nombre d’Églises : Ecce odor filii mei tanquam odor agri pleni quem benedixit Dominus (Gen. 27, 27). Oleum effusum nomen tuum (Cant. 1, 2). Post te in odorem unguentorum tuorum currimus (Cant. 1, 3).

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Dans le rite en général, expression verbale et expression gestuelle, toutes deux réglées à l’avance, « se soutiennent mutuellement » (Fr. Jacques, « Des jeux de langage aux ‘jeux textuels’. Le cas du rite religieux », Concilium, 259 (1995), p. 25). Cfr P. Meloni, Il profumo dell’immortalità. L’interpretazione patristica di Cantico 1, 3, Roma, 1975, p. 32-33. J. M. Soskice a mis en lumière cette fonction générale de la Bible : « The sacred literature thus both records the experiences of the past and provides the descriptive language by which any new experience may be interpreted » (J. M. Soskice, Metaphor and Religious Language, Oxford, 1985, p. 160). Pour une synthèse récente et de nombreuses indications bibliographiques, cfr É. Palazzo, Histoire des livres liturgiques. Le Moyen Âge. Des origines au xiii e siècle, Paris, 1993, p. 103-123. Il va sans dire que, dans l’Antiquité et jusqu’à l’époque carolingienne en Occident, les différences pouvaient être grandes d’une Église particulière à l’autre.

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Troisième partie

Deo autem gratias qui semper triumphat nos in Christo Iesu et odorem notitiae suae manifestat per nos in omni loco quia Christi bonus odor sumus Deo in his qui salvi fiunt et in his qui pereunt aliis quidem odor mortis in mortem aliis autem odor vitae in vitam (II Cor. 2, 14-16).

À partir de critères plus larges, nous pouvons supposer que le phénomène de l’‘odeur de sainteté’ s’appuyait sur d’autres textes bibliques encore. Nous avons vu qu’un récit évangélique comme celui de la résurrection de Lazare constituait un horizon de référence dans un récit de translation63 ; on peut penser de même à propos de ceux relatant ‘l’onction de Béthanie’ ou l’épisode des saintes femmes se rendant avec des aromates à la tombe de Jésus64. Rappelons encore la fréquence, dans les deux Testaments, de l’image de ‘l’encens de la prière’, image également très présente dans l’hagiographie. Enfin, d’autres éléments de l’Écriture pouvaient indirectement renforcer les représentations des saints en tant qu’émetteurs de bonnes odeurs : que l’on songe, par exemple, aux versets « Pretiosa in conspectu Domini mors sanctorum eius » (Ps. 115, 15) et « Deus qui est mirabilis in sanctis suis » (Ps. 67, 3665), ou encore « Gloriosus Deus in sanctis suis » (Ex. 15, 11). Reste la question du contact que pouvaient avoir clercs et fidèles avec l’Écriture – la condition des moines étant en principe privilégiée à cet égard. Si Césaire d’Arles, dans la première moitié du vie siècle, attend encore des chrétiens qu’ils lisent la Bible ou, s’ils sont illettrés, se la fassent lire, la situation des laïcs semble bien différente au viie et au viiie siècles ; et même à l’époque carolingienne, les exigences sur ce point semblent avoir été minimales66. Marc Van Uytfanghe a cependant montré que, dans le cas de la Gaule mérovingienne, différents canaux permettaient aux fidèles d’entrer en contact avec l’Écriture. Pour les uns, c’était l’instruction dispensée par des maîtres, clercs ou moines. Pour les autres, la majorité sans doute, l’accès à la Bible passait par l’écoute des lectures liturgiques et des homélies – quand homélie il y avait –, mais aussi par celle des textes hagiographiques, porteurs de citations ou d’allusions à des textes bibliques, et surtout d’exemples de comportement67 ; il y avait enfin la ‘lecture’ 63 64 65

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Cfr Hugeburc, Vita Wynnebaldi, 13 (texte présenté supra, p. 300 sq). Cfr respectivement Matth. 26, 6-13, Marc. 14, 3-9, Ioh. 12, 1-8 ; et Marc. 16, 1-2, Luc. 24, 1. B. Colgrave signale que, dans cette citation, les mots « sanctis suis » désignent en fait un lieu saint, ou sanctuaire (comme le traduit la Vulgate) ; cependant, les hagiographes les relient communément aux personnes des saints (cfr B. Colgrave, The Earliest Life of Gregory the Great, Cambridge, 1968, p. 142, n. 12). On suspecte qu’il en va de même pour d’autres passages scripturaires. On exige que les prêtres sachent au moins réciter le Credo, le Pater, la formule du baptême et lire correctement une homélie (cfr M. Van Uytfanghe, « La Bible et l’instruction des laïcs en Gaule mérovingienne : des témoignages textuels à une approche langagière de la question », Sacris erudiri, 34 (1994), p. 69-70). Certains grands laïcs carolingiens avaient néanmoins goût à lire ou à se faire lire le Psautier ou d’autres textes bibliques (cfr J. Chélini, L’aube du Moyen Âge. Naissance de la chrétienté occidentale : la vie religieuse des laïcs dans l’Europe carolingienne (750-900), Paris, 1991, p. 78-79). Cfr M. Van Uytfanghe, « La Bible et l’instruction des laïcs », p. 103.

iii  Odeurs en contextes

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des images sur les murs des églises68. En l’absence de sources suffisamment abondantes, c’est l’approche langagière qui, observant que beaucoup de vocables de la langue française dérivent du latin biblique, révèle de la sorte « un contact auditif répété et durable de la majorité des sujets parlants, c’està-dire des chrétiens lettrés et illettrés, avec le latin de la Bible, par la voie de la liturgie (de la prédication, de l’hagiographie). Ce contact auditif implique à son tour la présence plus ou moins régulière et plus ou moins attentive d’un nombre considérable de fidèles aux offices religieux69 ». – Lectures hagiographiques Dans les liturgies de différentes Églises, en Afrique, en Espagne, en Gaule, à Milan, des lectures hagiographiques étaient prévues, depuis des temps plus ou moins anciens, lors de la messe et de l’office pour les fêtes des saints. Dans ces occasions, elles remplaçaient la lecture tirée de l’Ancien Testament. L’Église romaine, elle, n’a jamais accepté cette pratique pour la messe ; ce n’est que dans le courant du viiie siècle qu’elle l’a accueillie, mais seulement dans les vigiles nocturnes de l’église pontificale70. Dans les autres Églises, les lectures extraites des Vitae ou des Passiones pouvaient prendre place à la messe ou à l’office, ou dans l’une et l’autre71. Par exemple, le lectionnaire de Luxeuil (fin viie ou début viiie siècle) prévoit la lecture de la Vie et de la Passion de saint Julien pour la vigile de l’Épiphanie72. Les textes hagiographiques fournissaient aussi les éléments de base à la prédication lors de la fête du saint73. Il n’est donc pas étonnant de noter que, une fois qu’ils parviennent au nord des Alpes, les Ordines romani y subissent des modifications allant dans le sens des traditions non romaines : dans l’Ordo romanus XIV, originairement en usage dans la basilique Saint-Pierre, est ajoutée la prescription de la lecture des « passiones martyrum et vitae Patrum catholicorum74 » ; de même, dans la collection de Saint-Gall, les Ordines romani XVI et XVII accueillent largement les lectures hagiographiques75. 68

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Cfr Hist., II, 17 : l’épouse de l’évêque Namatius de Clermont lit aux peintres les histoires qu’ils doivent représenter sur les murs de l’église qu’elle fait construire. M. Van Uytfanghe, « La Bible et l’instruction des laïcs », p. 119-120. Cfr A. G. Martimort, Les lectures liturgiques et leurs livres, Turnhout, 1992 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental 64), p. 17, 69. Voir aussi É. Palazzo, Histoire des livres liturgiques, p. 134 sq. Cfr A. G. Martimort, Les lectures liturgiques, p. 69. Cfr ibid., p. 97. Cfr Fr. Graus, Volk, Herrscher und Heiliger, p. 444. Alcuin conclut sa Vita Willibrordi en prose par une « omelia dicenda die natalis sancti Wilbrordi » (Alcuinus, Vita Willibrordi, MGH SRM VII, p. 138-141). Notons que, dans le contexte de l’office monastique, « pour la commodité même de l’usage choral, les lectures hagiographiques proclamées dans les vigiles nocturnes, loin de constituer un volume séparé, sont insérées dans d’autres recueils. Habituellement, elles figurent dans les homéliaires » (A. G. Martimort, Les lectures liturgiques, p. 101. Nous soulignons cet élément concernant la prédication). Cfr OR XIV, 10, éd. M. Andrieu, Les ‘Ordines romani’ du haut Moyen Âge, Louvain - Paris, 19311961, vol. 3, p. 41. Voir aussi le commentaire p. 29-30. Cfr A. G. Martimort, Les lectures liturgiques, p. 99.

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Troisième partie

On a désormais des Vies de saints qui sont composées exprès pour un usage liturgique, comme le montre parfois leur découpage en leçons distinctes76. Un autre signe de l’usage liturgique des textes hagiographiques se trouve dans le développement détaillé que subit, à partir du début du viiie siècle, le récit de la translation à l’intérieur des Vies de saints : il est peut-être dû au besoin d’une lecture spécifique le jour anniversaire de la translation77. Toutefois, après le viiie siècle, les attestations de lectures hagiographiques durant la messe se font très rares – ce n’est en revanche pas le cas pour l’office monastique78. Ces lectures étaient-elles généralement comprises des laïcs ? On sait que les textes hagiographiques se voulaient, dès le début, compréhensibles par un vaste public ; lorsque des écrivains classiques en avaient composés dans un style trop difficile, des réactions opposées s’étaient manifestées, au tournant du vie siècle déjà : Eugippe, par exemple, bien que lettré lui-même, répugne à l’idée qu’un certain laïc formé dans les belles-lettres rédige une Vie de Séverin dans un style incompréhensible79. Les hagiographes de l’époque mérovingienne, et Grégoire de Tours en tête, expriment souvent l’intention de recourir au sermo rusticus (ou lingua rustica) pour être assurés de se faire entendre (aux sens propre et figuré80). C’est que, en effet, les textes hagiographiques constituaient, à l’époque mérovingienne, un instrument de la pastorale, comme souvent le révèlent leurs prologues81. Quant à la question de la chronologie des rapports entre latin et langues romanes et – ce qui importe pour nous – de la compréhension du latin par les 76

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Cfr R. Aigrain, L’hagiographie. Ses sources, ses méthodes, son histoire, (1ère éd. 1953), Bruxelles, 2000, p. 166-167. On en a un exemple dans la Vita Remigii d’Hincmar de Reims (cfr supra, p. 173). Selon une hypothèse de M. Heinzelmann, Translationsberichte, p. 112. Cfr W. Van Egmond, « The Audience of Early Medieval hagiographical Texts : Some Questions Revisited », in New Approaches to Medieval Communication, ed. M. Mostert, Turnhout, 1999, p. 4950. Cfr Ph. Régerat, Eugippe, p. 16. Voir aussi P. Riché, Éducation et culture dans l’Occident barbare. e  e  e vi -viii siècle, 4  éd. rev. et corr., Paris, 1995, p. 79. Il faut tenir compte du fait que le texte écrit, hagiographique en l’occurrence, fut aussi pendant longtemps un texte dit : on en lira un exemple précis dans l’étude de A. Rousselle, « Paulin de Nole et Sulpice Sévère hagiographes, et la culture populaire », dans Les saints et les stars. Le texte hagiographique dans la culture populaire, éd. J.-Cl. Schmitt, Paris, 1983, p. 30. Cfr M. Van Uytfanghe, « Modèles bibliques dans l’hagiographie », dans Le Moyen Âge et la Bible, dir. G. Lobrichon, P. Riché (Bible de tous les temps 4), Paris, 1984, p. 451 ; Fr. Graus, Volk, Herrscher und Heiliger, p. 285. Sur l’évolution linguistique en général durant cette cette période, cfr M. Banniard, Viva voce : communication écrite et communication orale du iv e au ix e siècle en Occident latin, Paris, 1992 ; id., Genèse culturelle de l’Europe. v e-viii e siècle, Paris, 1989, p. 178-214. « It is obvious that in the Merovingian Age the hagiographical texts were used with direct pastoral objectives » (K. Heene, « Audire, legere, vulgo : an attempt to define public use and comprehensibility of Carolingian hagiography », in Latin and the Romance Languages in the Early Middle Ages, ed. R. Wright, University Park (PA), 1996, p. 147) ; W. Van Egmond, « The Audience of Early Medieval hagiographical Texts », p.  51  sq. ; voir aussi A.-M. Helvétius, « Les modèles de sainteté dans les monastères de l’espace belge du viiie au xe siècle », Revue bénédictine, 103 (1993), p.  52 ; I.  Réal, Vies de saints, vie de famille. Représentation et système de la parenté dans le Royaume mérovingien (481-751) d’après les sources hagiographiques, Turnhout, 2001, p. 20.

iii  Odeurs en contextes

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laïcs en général, elle est toujours débattue. En tout état de cause, il semble que jusque dans le courant du vie siècle, voire même plus tard, la fondamentale cohérence entre les formes parlées et écrites du latin n’a pas encore été brisée : il était donc toujours possible de lire une Vie de saint à un public illettré et de s’en faire comprendre82. À partir du début du viie siècle, les sources sont, sur ce point, moins claires ; sur la base de la notion de Horchsprache83, on peut toutefois penser que la lecture d’écrits latins a continué d’être suffisamment compréhensible pour au moins une partie de la population, d’ailleurs peut-être plus nombreuse que ce que l’on estimait auparavant84. Ce fut sans doute le cas dans certaines régions au moins. Michel Banniard évoque à ce propos l’exemple du rituel de la lecture de la Vie du saint local, actualisé chaque année lors du natalis. Dans le cadre de cette assemblée annuelle, une réelle « connivence entre les producteurs de la communication et ses consommateurs85 » était sans doute possible : la simplicité du texte [de la Vie] et le peu de normativité de sa prononciation aident la compréhension ; le souvenir de la précédente cérémonie, qui elle-même réitère l’antérieure, de génération en génération, soutient la réception du récit ; enfin, la mémoire, ainsi placée dans un cadre stimulant, peut faire l’effort de retenir le sens de tournures et de morphèmes qui autrement auraient disparu de la conscience langagière collective86.

Ainsi, au moins jusqu’à l’époque carolingienne, il n’est guère fondé de séparer radicalement une langue et une culture cléricales d’une langue et d’une culture populaires87. En revanche, les conciles de Reims et de Tours de 813, en demandant que la prédication soit effectuée en langue vernaculaire, 82 83

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Cfr W. Van Egmond, « The Audience of Early Medieval hagiographical Texts », p. 47. G. Sanders distingue ainsi une Sprechsprache (« langue maternelle non écrite qui évolue vers le parler roman ») et une Horchsprache, celle-ci désignant le latin écrit « qui se stabilisera dans le latin médiéval » ; il précise : « par Horchsprache, j’entends qu’en partant de son langage quotidien, l’auditor moyen, le commun des fidèles, ne comprend qu’en grandes lignes, partiellement, par accoutumance contextuelle : le degré de compréhension dépendra en large mesure de la prononciation adoptée par le lector » (G. Sanders, « Le remaniement carolingien de la Vita Bathildis mérovingienne », AB, 100 (1982), p. 412). Cfr W.  Van Egmond, « The Audience of Early Medieval hagiographical Texts », p.  47-49. Au sujet de la relative homogénéité de culture et de public des versions mérovingienne et carolingienne d’une Vie particulière, cfr G. Sanders, « Le remaniement carolingien », p. 411-428. Il n’empêche que le public des Vies de saints a changé à l’époque carolingienne, pour se limiter progressivement aux moines, moniales et clercs (cfr K. Heene, « Merovingian and Carolingian Hagiography : Continuity or Change in Public and Aims ? », AB, 107 (1989), p. 426-427). M. Banniard, Genèse culturelle de l’Europe, p. 204. Ibid. G. Sanders expliquait pour sa part que « la compréhension d’un texte hagiographique était facilitée par de longues accoutumances liturgiques, homilétiques, parénétiques, et que nombre de vocables se comprenaient grâce au contexte situationnel » (« Le remaniement carolingien », p. 416). Cfr M. Banniard, « Credo et langage : les missions de saint Boniface », dans Voyages et voyageurs à Byzance et en Occident du vi e au xi e siècle. Actes du colloque (1994), éd. A. Dierkens, J.-M. Sansterre, Liège, 2000, p. 185). Voir aussi M. Van Uytfanghe, « La Bible et l’instruction des laïcs », p. 106.

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Troisième partie

manifestent une volonté de réagir à l’écart observé entre la langue du culte et la compréhension des fidèles88. Dans la Romania, la séparation complète entre langues écrite et parlée est aujourd’hui généralement située par les spécialistes vers le milieu ou la fin du ixe siècle seulement89, mais avec des différences régionales. Parallèlement, la lecture directe de textes hagiographiques à un public illettré se réduit, non seulement en raison de cette évolution linguistique, mais peut-être aussi parce que les Vies composées à l’époque des réformes carolingiennes s’adressent d’abord à un public de moines et de clercs90. Passiones, Gesta, Vitae ou Translationes : on voit que, jusqu’au ixe siècle environ (et donc pour toute la période que nous considérons), et exception faite de Rome, les simples fidèles, comme les clercs et les moines, peuvent avoir un certain contact – indubitablement très variable – avec des récits latins susceptibles de mentionner des odeurs suaves de saints ou de saintes. Il suffit qu’ils prennent part à quelque célébration de l’Église. Cela est vrai sur le plan général ; cependant, pour saisir de manière plus précise la diffusion des récits d’‘odeurs de sainteté’ parmi les fidèles, il faudrait prendre en compte différents éléments : la fréquentation liturgique des fidèles, les lectures hagiographiques effectivement faites à l’église et leurs mentions ou non d’odeurs miraculeuses, le degré d’attention que leur prête le public… Comme nous l’avons indiqué, il semble que, dans le cas de la Gaule mérovingienne au moins, la participation et l’attention des fidèles aux rites liturgiques aient été assez considérables91. – Prédication Dans le cadre liturgique, en dehors de la lecture effective de textes hagiographiques, on discerne d’autres vecteurs de transmission de récits de parfums extraordinaires. En premier lieu, il faut mentionner l’exposé libre fait à partir du texte de la Vita, une possibilité qui a sans doute permis la transmission des textes hagiographiques même à une époque où leur langue n’était plus

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Cfr MGH Concilia, t. II : Concilia aevi karolini, I, 1 (éd. A. Werminghoff, 1906) ; les canons concernés ici sont traduits et commentés dans M.  Lauwers, « Parole de l’Église et ordre social. La prédication aux viiie-ixe siècles », dans Le christianisme en occident du début du vii e siècle au milieu du xi e siècle : textes et documents, dir. Fr. Bougard, Paris, 1997, p. 97-101. Ces canons sont aussi présentés dans Ch. J. Hefele, Histoire des conciles, t. III/2, trad. et augm. H. Leclercq, Paris, 1910, p. 1137 et 1143. Voir aussi J. Chélini, L’aube du Moyen Âge, p. 90-91. Cfr A.-M. Helvétius, « Les modèles de sainteté », p. 52, n. 7. Cfr K. Heene, « Merovingian and Carolingian Hagiography », p. 427. Des rédactions carolingiennes de Miracula mentionnent, certes, les foules se pressant dans les églises lors de la fête des saints, et même pendant les vigiliae ; cependant, la participation, l’écoute même, n’implique pas nécessairement la compréhension des lectures qui étaient faites (cfr id., « Audire, legere, vulgo », p. 148). Notons par ailleurs qu’Alcuin et d’autres auteurs recommandent aux laïcs instruits de lire les Vies de saints (cfr id., « Merovingian and Carolingian Hagiography », p. 425). Néanmoins, J. Chélini estime que, vers la moitié du viiie siècle, la participation liturgique des simples fidèles est probablement faible, ne serait-ce qu’en raison de la petitesse et du nombre insuffisant des églises (cfr L’aube du Moyen Âge, p. 245 sq.)

iii  Odeurs en contextes

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compréhensible par un public illettré ; en effet, le lector pouvait ainsi adapter, voire traduire en langue vernaculaire, le texte à l’intention de l’assistance92. Un second vecteur de transmission était celui des sermons hagiographiques, qui pouvaient consister en une composition spécifique sur un saint ou une sainte, telle celle écrite par Alcuin en appendice à sa Vie de Willibrord. Le problème de l’étude des sermons et homélies, pour le Moyen Âge en général, est qu’il est nécessaire d’en distinguer la ‘performance’ orale du texte que nous pouvons avoir conservé ; autrement dit, un sermon écrit n’a pas toujours été prononcé, ou pas forcément sous la forme d’une lecture textuelle, et il a pu être prononcé avant comme après sa mise par écrit93. En dehors de la prédication portant sur des saints particuliers, on peut supposer que des notions et des images concernant odeurs et odorat étaient véhiculées à travers les homélies. La lecture de certains textes bibliques en créait l’occasion. Grégoire le Grand explique ainsi à propos des dons des rois mages : Avec l’encens, qui est brûlé pour Dieu, est exprimée la vertu de l’oraison, comme en témoigne le psalmiste qui dit : ‘Que ma prière se dirige comme un encens devant ta face’ (Ps. 140,  2). À travers la myrrhe, en revanche, la mortification de notre chair est figurée […]. Nous offrons de l’encens, si nous brûlons sur l’autel du cœur les pensées de la chair à travers la sainte ardeur des prières, de sorte que nous puissions, par le désir des choses célestes, exhaler comme une douce odeur devant Dieu94.

Dans une autre homélie, il développe son discours à partir des aromates apportés au sépulcre par les saintes femmes : Nous aussi, donc, qui croyons en celui qui est mort, si nous cherchons le Seigneur en étant remplis du parfum des vertus et avec la réputation des bonnes œuvres, nous nous rendons assurément à son tombeau avec des aromates95.

De même, voici comment Césaire d’Arles explique que Aaron, qui offrit de l’encens entre les vivants et les morts (cfr Num. 17, 9-13), était la figure du Christ : 92

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Il s’agit d’une hypothèse émise par W. Van Egmond, « The Audience of Early Medieval hagiographical Texts », p. 64. Cfr ibid., p.  44, 57-58, ainsi que J.  Longère, La prédication médiévale, Paris, 1985, p.  155-160. Il semble que les principales collections homilétiques de l’époque carolingienne, généralement d’origine monastique, aient été « à peu près toutes exclusivement destinées à la lecture » (M. Lauwers, « Parole de l’Église et ordre social », p. 103). « Thure autem quod Deo incenditur, virtus orationis exprimitur, psalmista testante, qui dicit : ‘Dirigatur oratio mea sicut incensum in conspectu tuo’. Per myrrham vero carnis nostrae mortificatio figuratur […]. Thus offerimus, si cogitationes carnis per sancta orationum studia in ara cordis incendimus, ut suave aliquid Deo per coelestem desiderium redolere valeamus » (Gregorius Magnus, Homiliae in Evangelia, I, x, 6, éd. H. A. Hurter, Innsbruck, 1892, repr. in San Gregorio Magno : omelie sui Vangeli, a cura di G. Cremascoli, Roma, 1994, p. 142). « Et nos ergo in eum qui est mortuus credentes, si odore virtutum referti, cum opinione bonorum operum Dominum quaerimus, ad monumentum profecto illius cum aromatibus venimus » (ibid., II, xxi, 2, p. 268).

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Troisième partie

voit de quelle manière le vrai prêtre, Jésus Christ, ayant pris l’encensoir de la chair humaine, et ayant placé du feu sur l’autel – sans doute son âme généreuse avec laquelle il est né dans la chair –, ajouta encore de l’encens – qui est son esprit sans péché –, se tint entre les vivants et les morts, et ne permit pas que la mort avançât plus avant96.

Il serait facile de multiplier ce genre de citations prises dans les œuvres d’Augustin, de Jérôme, et d’autres Pères. Césaire d’Arles tenait beaucoup non seulement à prêcher mais aussi à faire connaître ses sermons, invitant les clercs à les copier et recopier97. Les prêtres pouvaient donc prêcher sur la base de leur préparation personnelle, ou en utilisant, quand ils en possédaient, des homélies provenant du fonds patristique commun, ordonné à partir des ve-vie siècles en homéliaires98. Cependant, on observe que, après le vie siècle, la prédication au peuple porta de moins en moins sur la Bible ; son contenu concernait surtout les exempla tirés des Passions et des Vies de saints, ainsi que sur l’observance de la morale chrétienne99. De plus, jusqu’à l’époque carolingienne, il semble que nombre de prêtres et d’évêques n’aient pas voulu ou pas su prêcher ; en tout cas, exceptions faites de l’œuvre de Césaire et d’un texte de saint Éloi, nous n’avons conservé aucun sermon mérovingien100. – Oraisons La présence d’aromates dans les rites se déployait et par des gestes et par des oraisons. Inversement, l’usage de chrême et d’encens permettait d’expliciter de manière sensible des notions doctrinales ou des attitudes spirituelles. Le rituel baptismal constitue un bon exemple de la présence olfactive dans la liturgie ; en outre, sa fréquence depuis la proclamation des édits de tolérance du ive siècle permet de penser que les gestes et les paroles qu’il comportait étaient familiers pour la plupart des fidèles. Le rite de l’effeta, ou apertio aurium, par exemple, était éloquent, puisque le célébrant touchait le nez et les oreilles des candidats au baptême, le Samedi-Saint :

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« […] vide quomodo verus pontifex Iesus Christus assumpto turibulo carnis humanae, et superposito igne altari, anima sine dubbio illa magnifica, cum qua natus est in carne, adiecto etiam incenso, qui est spiritus inmaculatus, medius inter vivos et mortuos stetit, et mortem non permisit ultra grassari » (Caesarius Arelatensis, Sermones, 110, 2, éd. G. Morin, Turnhout, 1953 (CCSL 103-104), p. 456). Cfr M. Van Uytfanghe, « La Bible et l’instruction des laïcs », p. 93. Cfr E. Magnani S.- Christen, «  Homéliaire », dans Dictionnaire du Moyen Âge, dir. Cl. Gauvard, A. de Libera, M. Zink, Paris, 2002, Paris 2002 (coll. « Quadrige » 386) ; J. Longère, La prédication médiévale, p. 35-46. En fait, des homéliaires systématiques se sont répandus surtout à partir du milieu du viiie siècle. Pour une présentation synthétique des homéliaires à l’époque carolingienne, cfr J. Chélini, L’aube du Moyen Âge, p. 92 sq. Cfr P. Riché, Éducation et culture, p. 390-392 ; J. Chélini, L’aube du Moyen Âge, p. 89. Cfr M. Van Uytfanghe, « La Bible et l’instruction des laïcs », p. 111-112. Au sujet de l’idéal carolingien de la prédication, voir M. Lauwers, « Parole de l’Église et ordre social », p. 93-103.

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Pourquoi les narines ? Afin que tu reçoives la bonne odeur de la bonté éternelle, afin que tu dises : ‘Nous sommes la bonne odeur du Christ pour Dieu’, comme l’a dit le saint apôtre, et qu’il y ait en toi tous les parfums de la foi et de la dévotion101.

On retrouve par la suite cette interprétation dans les livres liturgiques de diverses traditions dans lesquels elle est communiquée à travers la prière accompagnant le geste : Effeta, quod est adaperire, in odorem suavitatis. Tu autem effugare diabole ; adpropinquavit enim iudicium dei102. Effeta, Effeta, [quod] est hostia, in odorem suavitatis103. Effeta quod est apertio, effeta est hostia in honorem [pro  odorem] suavitatis in nomine Dei Patris et Filii et Spiritu Sancti104.

Cependant, c’est dès le premier scrutin baptismal que, dans les prières, entre en jeu la dynamique des odeurs bonnes ou mauvaises, comme l’illustre cette oraison du Sacramentaire de Gellone : Aperi eis domine ianuam pietatis tue, et signum sapientiae tue inbute omnium copeditatem fedoribus careant, et ad suave odorem preceptorum tuorum leti tibi in ecclesia deserviant105…

À l’occasion du troisième scrutin, cette prière est réitérée à la lettre106. Dans le Sacramentaire grégorien, on retrouve une formule très proche sous le titre de « oratio ad catechumenum faciendum » : Aperi ei ianuam misericordiae tuae et signo sapientiae indutus omnium cupiditatem faetoribus careat, atque ad suavem odorem praeceptorum tuorum, laetus tibi in ecclesia tua deserviat107…

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« Quare nares ? Ut bonum odorem accipias pietatis aeternae, ut dicas : ‘Christi bonus odor sumus deo’, quemadmodum dixit apostolus sanctus, et sit in te fidei devotionisque plena fragrantia » (Ambrosius Mediolanensis, De sacramentis, I, 3, éd., trad., B. Botte, Paris, 1961, p. 62-63). Voir aussi, toujours d’Ambroise, De mysteriis, 3. Liber sacramentorum Gellonensis, 669, éd. A. Dumas, Turnhout, 1981 (CCSL 159), p. 91 ; voir aussi 2217, 2305, p.  312, 331. Formule identique dans le supplementum Anianense du Sacramentaire grégorien, 1081, éd. J.  Deshusses, Fribourg, 1971, p.  377. La première partie de la formule est présente aussi dans l’Ordo romanus XI, 85 (cfr M. Andrieu, Les ‘Ordines romani’, vol. 2, p. 443) ; cet ordo baptismal du viie siècle dépend peut-être du Sacramentaire gélasien (cfr L. L. Mitchell, Baptismal Anointing, London, 1966, p. 161-162). Une formule identique se trouve dans l’Ordo romanus XXVIII, 52, composé en pays franc vers 800 (cfr M. Andrieu, Les ‘Ordines romani’, vol. 3, p. 402). Sacramentaire de Bobbio, PL 73, col.  502, cit. dans P.  de Puniet, « Apertio aurium », DACL, 1, col. 2533. Missel de Stowe, cit. dans ibid., col. 2533-2534. Liber sacramentorum Gellonensis, 396, p. 49. Cfr ibid., 2217, p. 312. Sacramentaire grégorien (Hadrianum), 357, p.  181. Voir aussi le Supplementum Anianense, 1065, p. 371.

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Troisième partie

Lors du baptême, le Samedi-Saint, non seulement des aromates sont utilisés – en particulier le baume de l’onction chrismale et les encensements – mais des oraisons en éclairent ou en évoquent le symbolisme. Des hymnes baptismaux de la fin du ive siècle proclamaient déjà la nécessité que le parfum intérieur du néophyte fût en accord avec celui du chrême qu’il recevait108. Mais le symbolisme olfactif intervient ailleurs aussi, comme l’illustre cette bénédiction du cierge pascal du Sacramentaire de Gellone : Oramus te domine + ut cereus iste in honorem nominis tui consecratus, ad noctis huius caliginem distruendam indeficiens perseveret in odorem suavitatis acceptus, supernis luminaribus misciatur109.

Rappelons que la bénédiction des fonts baptismaux se fait en mélangeant dans l’eau un peu de chrême, et que l’évêque asperge ensuite les fidèles de cette eau parfumée, comme le prescrivent sacramentaires110 et Ordines romani111 ; le rite est identique lorsque le baptême est conféré à l’Épiphanie112. Les mêmes textes indiquent que les fidèles emportent chez eux un peu du liquide des fonts avec lequel ils pourront bénir leurs maisons, leurs vignes, leurs champs113. Ces différents rites étaient accompagnés de prières ou d’explications, mais celles-ci ne se réfèrent pas aux matières odorantes. D’autres cérémonies comportaient évidemment des oraisons comprenant des éléments olfactifs. C’était le cas de la messe chrismale du Jeudi-Saint durant laquelle étaient bénies les huiles saintes, dont la plus importante était le chrême parfumé de baume. Une prière demande ainsi que, par l’effet de ce dernier, « sanctum uniuscuiusque templum acceptabilis vite innocens odor redoliscat114 ». Le rituel de la dédicace comprenait aussi une prière demandant que, de l’autel nouvellement consacré, le sacrifice s’élève « in hodorem suavitatis115 », tandis qu’une antienne reprenait les paroles de Gen. 27, 27 : « Ecce odor filii mei116 ». Il est par ailleurs une ultérieure catégorie d’oraisons concernant notre recherche : ce sont celles des messes en l’honneur des saints. Le premier exemple que nous présenterons est aussi le plus ancien. Il se trouve dans une Missa de translatione sancti Saturnini, que Martin Heinzelmann qualifie en ces termes : « eines der estaunlichsten Dokumente für die Feier einer Translation

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Cfr S. A. Harvey, « Embodiment in Time and Eternity : a Syriac Perspective », St Vladimir Theological Quarterly, 43 (1999), p. 114. Liber sacramentorum Gellonensis, 678c, p. 95. Voir p. ex. Liber sacramentorum Gellonensis, 705 et 2318. Voir aussi la bénédiction des fonts selon les différents sacramentaires gallicans dans L. L. Mitchell, Baptismal Anointing, p. 119. Cfr OR XI, 90-95 ; XXIV, 43-48 ; XXVIII, 5-6 ; XXXB, 46-48. Cfr OR XV, 70-73. Cfr OR XI, 95. Liber sacramentorum Gellonensis, 614, p. 81. Ibid., 2438, p. 366. Cfr Sacramentaire grégorien, 557 ; OR XLI, 21.

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in der Spätantike117 ». Comme son titre l’indique, ce document liturgique commémore la translation de saint Saturnin à Toulouse ; la cérémonie eut lieu peu après 400118, et fut présidée par l’évêque Exupère, qui acheva la basilique destinée à accueillir les reliques119. Nous connaissons par ailleurs un opusculum de passione ac translatione sancti Saturnini : élaboré, sous sa forme complète, sans doute dans la seconde décennie du ve siècle, il servit à composer aussi bien une Messe pour le natalis du saint (29 novembre) que celle commémorant sa translation (1er  novembre)120. Bien que probablement d’origine toulousaine, la Missa de translatione qui nous intéresse est insérée dans le Liber mozarabicus sacramentorum réalisé en Espagne121. Nous ne nous arrêterons pas sur la question des datations respectives de ces textes par rapport à celle de la translation122 ; il suffira de préciser qu’ils ont été rédigés peu après cette dernière. Si toutes les parties de la Messe commémorant la translation du martyr font allusion à cet événement123, c’est toutefois la deuxième oraison qui retiendra notre attention, car non seulement elle mentionne très clairement la translation, mais elle indique également qu’un autre événement se serait produit à cette occasion. Le passage pour nous important évoque le retour du jour anniversaire de la translatio :

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M. Heinzelmann, Translationsberichte, p. 109. En 403 ou 408 si le jour fut un dimanche (cfr P. Cabau, « ‘Opusculum de passione ac translatione sancti Saturnini, episcopi Tolosanae civitatis et martyris’ », Mémoires de la Société archéologique du Midi de la France, 61 (2001), publication sur Internet : [http ://www.societes-savantes-toulouse. asso.fr/samf/memoires/t_61/5577PCAB.PDF.], p. 77, n. 10. Cette étude comprend une édition et traduction provisoires de la Passion et de la translation de Saturnin, enrichies de nombreuses références. Cfr É. Griffe, « Une Messe du ve siècle en l’honneur de saint Saturnin », Revue du Moyen Âge latin, 7 (1951), p. 7. Cfr P. Cabau, « ‘Opusculum’ ». À la suite de P. Battifol (« Un souvenir du royaume wisigoth de Toulouse dans une messe mozarabe », Studi romani, 1914, p. 135-143) et contre l’opinion d’É. Griffe (« Une Messe du ve siècle  »), Br. Beaujard estime que tant la Passion que la Messe de translatione n’ont été rédigées qu’au vie siècle (cfr Br. Beaujard, Le culte des saints en Gaule. Les premiers temps. D’Hilaire de Poitiers à la fin du vi e siècle, Paris, 2000, p. 210-212). Cependant, de bons arguments peuvent être invoqués en faveur de la datation précoce. Parmi ceux-ci, plusieurs auteurs ont noté la concomitance, à Toulouse et dans le pays toulousain, de la translation de saint Saturnin, de la publication par Vigilance de Calagurris de critiques sévères sur le culte des reliques, et de la réplique virulente de Jérôme, le Contra Vigilantium (cfr P. Force, « Vigilance de Calagurris et la critique du culte des reliques », Connaissance des Pères de l’Église, 89 (2003), p. 15-26) ; D. Hunter fait observer à juste titre que, selon la Passio sancti Saturnini, l’évêque hésita avant de déplacer les reliques, ce qui est particulièrement compréhensible à la lumière des critiques formulées par Vigilance (cfr D. G. Hunter, « Vigilantius of Calagurris and Victricius of Rouen : Ascetics, Relics, and Clerics in Late Roman Gaul », Journal of Early Christian Studies, 7 (1999), p. 409). Éd. M. Férotin, Paris, 1912, col. 460-464, 839. On consultera à ce sujet les études citées dans les notes précédentes. Cfr M. Heinzelmann, Translationsberichte, p. 109.

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Troisième partie

Hec est illa dies, redeuntibus in se revoluta temporibus, in qua commoti pretiosi corporis flagravit unguentum quod fidelibus odor vite esset in vitam124.

Selon cette prière, lorsque le corps du saint fut déplacé (commotum) pour la translation, il s’en était exhalé (flagravit) un parfum. Cet unguentum devait devenir « pour les fidèles ‘une odeur de vie pour la vie’ »  – on reconnaît ici les mots de l’Apôtre Paul125. Élie Griffe estime que cette phrase « évoque le moment précis […] où de pieuses mains touchèrent le corps du martyr pour le déplacer et où un parfum suave se dégagea de la tombe126 ». Mais le plus remarquable à nos yeux, c’est que le texte de la Passion et de la Translation ne fait nulle mention d’un unguentum ou de l’odor127. Les éléments olfactifs associés à Saturnin n’apparaissent donc qu’avec la composition de cette Messe. Cette insertion est probablement à mettre en rapport – comme semble le penser Martin Heinzelmann  – avec la conception selon laquelle une odeur suave constitue une indispensable indication de la sainteté d’un corps au moment de son elevatio128. Une autre raison possible à cet ajout est liée au cadre liturgique dans lequel est lue cette mention d’odeurs. En effet, il est certain que, le jour de la célébration du saint patron de la cité, le déroulement de la messe devait être particulièrement solennel, et comportait de ce fait des encensements, de l’autel par exemple129 ; dans ce contexte, le parfum de l’encens liturgique et celui attribué par l’oraison au corps saint renforçaient réciproquement leurs significations propres : l’odeur du saint devenait perceptible à travers le parfum de l’encens ; et celui-ci était perçu comme présence du saint, « pour les fidèles ‘une odeur de vie pour la vie’ ». Étendons notre enquête au sanctoral d’un sacramentaire gallican, celui que l’on appelle communément Missale Gothicum (écrit vers 700, probablement à Autun130). Même limitée, cette démarche permet déjà d’obtenir quelques résultats intéressants. Voici, par exemple, une contestatio131 de la Missa in adsumptione sanctae Mariae qui chante la Vierge en ces termes :

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Liber mozarabicus sacramentorum, éd. M. Férotin, col. 461, n. 993, cit. dans É. Griffe, « Une Messe du ve siècle  », p. 9. « Odor vitae in vitam » (II Cor. 2, 16). É. Griffe, « Une Messe du ve siècle  », p. 9. Il signale, en revanche, les « fumées aux odeurs écœurantes de chair brûlée » dégagées des temples païens : « crebra miserabili errore gentilium nidoribus foetidis in omnibus locis templa fumarent » (Opusculum de passione ac translatione sancti Saturnini, II, éd. P. Cabeau, p. 66-67). Cfr M.  Heinzelmann, Translationsberichte, p.  79, n.  147, où l’auteur renvoie précisément à la Missa de translatione sancti Saturnini. Cfr R. Lesage, « Encensement », CHAD, 4, col. 106. Cfr E. Rose, « Liturgical commemoration of the saints in the Missale Gothicum (Vat. Reg. Lat. 317). New approaches to the liturgy of early medieval Gaul », Vigiliae Christianae, 58 (2004), p.  77-78). Nous exprimons toute notre reconnaissance envers E.  Rose, qui nous a signalé les références du Missale utiles à notre travail. Aussi appelée immolatio (missae) : il s’agit de l’équivalent, dans le rite gallican, de la praefatio du rite romain – une appellation toutefois plus tardive.

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de sa tige poussa une fleur qui nous aurait rendu la santé (reficeret) par son parfum132.

L’immolatio missae de la Messe pour le natalis de saint Clément rappelle que le futur martyr « laissa sa parenté et sa patrie, et traversant terres et mers à la suite du parfum de ton nom, et se reniant soi-même, il prit sur soi la croix de l’exil133 ». Dans l’immolatio d’une Messe en l’honneur de sainte Eulalie, l’oraison désigne dans les termes suivants la sainte espagnole : digne compagne de ton Fils […], elle qui versa son sang sous l’aspect d’un précieux parfum en rendant le témoignage d’une belle confession, et fit brûler dans les flammes ses entrailles pures comme le parfum du plus doux encens134.

La Messe commémorant saint Laurent relie, toujours dans l’immolatio, le parfum exhalé par le martyr au texte bien connu de saint Paul : Les membres placés vifs sur la grille sifflent et, exhalant des braises ravageuses leur arôme, présentent aux narines divines leur parfum à la manière d’un encens. En effet, le martyr lui-même dit avec Paul : ‘Nous sommes la bonne odeur du Christ pour Dieu’135.

Dans les textes de la Messe en l’honneur des saints Maurice et compagnons, c’est en revanche la collecte récitée après la lecture des noms des martyrs qui prie Dieu d’accepter les offrandes des prêtres et des fidèles « in odorem bonae suavetatis136 ». De ces quelques citations, on peut retenir d’abord la répétition de l’image de l’odeur du saint comme encens offert à Dieu – il s’agit chaque fois, notons-le, de martyrs qui furent brûlés. D’autre part, nous retrouvons une citation explicite de la Deuxième lettre aux Corinthiens (II Cor. 2, 15), mais aussi une citation allusive au Cantique des cantiques, à propos de saint Clément qui voyagea à la suite du parfum divin (du Christ) : les mots « post odorem tui nominis… » rappellent,

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« […] ex huius virga flos exiit, qui nos odore reficeret » (Missale Gothicum (Vat. Reg. Lat. 317), 98, éd. L. C. Mohlberg, Roma, 1961, p. 29. Une nouvelle édition, préparée par E. Rose, est maintenant disponible : Missale gothicum e codice Vaticano Reginensi latino 317 editum, Turnhout, 2005 (CCSL 159D). Cette mention de parfum correspond peut-être à l’observation générale de E. A. Matter, selon qui, dès le viie siècle, les liturgies pour les fêtes mariales faisaient amplement recours au Cantique des cantiques (cfr E. A. Matter, The Voice of My Beloved. The Song of Songs in Western Medieval Christianity, Philadelphia, 1990, p. 151-152). « Qui cognationem reliquit et patriam, et post odorem tui nominis terras mariaque transmeans, abnegansque semetipsum, crucem peregrinationis adsumpsit » (Missale Gothicum, 121, p. 35). « Digna vere comes filii tui […], quae in speciem praeciosi unguenti sanguinem suum sub testimonio bonae confessionis effunderit, et incorrupta flammis viscera in odorem suavissimi tymiamatis adoleret » (ibid., 142, p. 41). « Stridunt membra viventia super graticulam inposita[m] et prunis saevientibus anhelantes incensum suum in modum timiamatis divinis naribus exhibent odorem. Dicit enim martyr ipse cum Paulo Christi bonus odor sumus deo » (ibid., 398, p. 98). Ibid., 421, p. 103.

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en effet, la phrase « post te in odorem unguentorum tuorum currimus » (Cant. 1, 3)137. Quoique rapide, cet aperçu nous paraît néanmoins illustrer clairement le fait énoncé plus haut, à savoir que, associées aux emplois liturgiques d’aromates, les oraisons des diverses célébrations liturgiques contribuaient elles aussi à former dans l’esprit des fidèles (clercs, moines et simples laïcs) un ensemble de représentations liées aux odeurs et à leurs significations religieuses138, un cadre interprétatif139. La culture olfactive : formation et travail des hagiographes Nous avons jusqu’ici pris en considération avant tout les vecteurs de transmission de notions, d’images, de représentations ayant trait, directement ou non, à l’‘odeur de sainteté’. En tant qu’ils sont, eux aussi, des ‘récepteurs’ culturels, les hagiographes participent évidemment de la situation générale que nous avons cherché à définir : eux aussi ont appris à lire et à écrire avec le Psautier, eux aussi ont écouté ou lu lectures bibliques et hagiographiques, sermons et homélies – à partir du vie siècle, dans une mesure beaucoup plus grande que l’immense majorité des fidèles. En effet, si nous faisons exception de quelques-uns des plus anciens auteurs (Sulpice Sévère, Paulin de Milan, Sisebut, Dynamius, Grégoire de Tours), les hagiographes dont nous étudions les récits proviennent des milieux monastiques, ou, comme un Adon de Vienne140, ont été instruits dans des monastères. Donc, ces moines – et une moniale, Hugeburc141 – qui sont des hagiographes ont, au moins autant que leurs confrères et consœurs engagés dans d’autres activités, reçu une instruction essentiellement142 fondée 137

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Une étude détaillée – en fonction évidemment des sources disponibles – du sanctoral en usage dans les différentes Églises permettrait sans doute de saisir, dans des contextes liturgiques locaux ou régionaux, quels saints sont associés à des odeurs, et dans quelle Église, ou encore quels éléments concordent ou se différencient d’un livre à l’autre, etc. E. Rose fait remarquer que l’étude du sanctoral de la liturgie gallicane, du Missale Gothicum en particulier, est un domaine encore largement inexploré, mais prometteur (cfr « Liturgical commemoration of the saints », p. 80). On pourrait poursuivre l’enquête sur des thèmes connexes, comme celui de l’intégrité des corps saints. En effet, l’annonce de la déposition de reliques proclame justement, dans le Sacramentaire de Gellone : « integritas sancti corporis esse credatur » (Liber sacramentorum Gellonensis, 2414, p. 360. Voir aussi ibid., 1764, p. 228). Nous reviendrons plus avant sur ce point. Au sujet de la liturgie en tant que source de la théologie monastique, voir J.  Leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu. Initiation aux auteurs monastiques du Moyen Âge, 3e éd. corr., Paris, 1990, p. 210 et 219 sq. Cfr « Adon de Vienne », dans P. Riché, Dictionnaire des Francs, II : les Carolingiens, Paris, 1997. Sur Hugeburc, voir Fr. Vitrone, « Hugeburc di Heidenheim e le Vitae Willibaldi et Wynnebaldi », Hagiographica, 1 (1994), p. 43-79. Nous nous intéressons avant tout à la culture chrétienne, mais nous n’oublions pas que des ouvrages classiques pouvaient être connus, directement ou indirectement, qui ont pu contribuer à la formation de la culture olfactive des hagiographes. J.  Leclercq cite ainsi l’exemple du « nard », objet de commentaires tous semblables de la part des auteurs médiévaux, dont la source commune serait l’Histoire naturelle de Pline (cfr L’amour des lettres, p. 77).

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sur la Bible ; c’est ici qu’ils ont acquis l’‘outillage’ intellectuel leur permettant de parler d’odeurs miraculeuses. Mais, à la différence de la plupart des autres religieux, ils produisent à leur tour de nouveaux témoins de celles-ci, en composant, qui une Passio, qui une Vita, qui une Historia… C’est donc à ce double rôle, si l’on peut ainsi s’exprimer, que nous nous intéresserons en premier lieu chez les hagiographes, c’est-à-dire à leur réception et à leur transmission des notions et des représentations liées aux odeurs. Sans répéter des points que nous avons établis ailleurs, nous essaierons d’affronter de nouvelles questions : quelles implications la formation des hagiographes comporte-t-elle à l’égard du thème de notre recherche ? Comment situer le récit des suaves odeurs dans un cadre de production littéraire plus vaste ? – La formation monastique des hagiographes Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons dit ailleurs de la fréquentation de la Bible par les moines ou les moniales143 ; reconnaissons toutefois que nous ne pouvons généralement cueillir l’intensité et la profondeur de leur connaissance de la Bible qu’à travers les écrits d’un petit nombre d’entre eux ; en outre, si les noms de Grégoire le Grand144 et de Bède145 brillent aux deux extrémités de la période pré-carolingienne, que de textes du haut Moyen Âge rendent témoignage au travail d’auteurs restés anonymes146 ! Or la formation monastique n’était pas purement intellectuelle, mais, dès le début, tout autant spirituelle et morale, autrement dit ‘existentielle’ : « toutes les activités du moine, y compris son activité littéraire, ne peuvent avoir qu’une orientation spirituelle147 ». Bien plus que pour le commun des fidèles, c’était par la liturgie 143

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Cfr supra, p. 509 sq. Au sujet de l’instruction des saints telle que la révèle l’hagiographie mérovingienne, voir M. Heinzelmann, « Studia sanctorum. Éducation, milieux d’instruction et valeurs éducatives dans l’hagiographie en Gaule jusqu’à la fin de l’époque mérovingienne », dans Haut Moyen Âge : culture, éducation et société. Études offertes à P.  Riché, coord. M.  Sot, La GarenneColombes, 1990, p. 105-138. « No reader of Gregory’s works can fail to be struck by his immense and detailed knowledge of the subject matter of the Bible and by the way in which it permeates his thought and writing » (J.  M. Petersen, The ‘Dialogues’ of Gregory the Great in their Late Antique Background, Toronto, 1984, p. 25). Sur l’autorité reconnue dans le haut Moyen Âge aux commentaires scripturaires de Grégoire, cfr R. Wasselynck, « L’influence de l’exégèse de S. Grégoire le Grand sur les commentaires bibliques médiévaux (viie-xiie s.) », Recherches de Théologie ancienne et médiévale, 32 (1965), spécialement p. 157-174. « […] le grand interprète de l’Écriture dans l’Église d’Occident depuis l’époque patristique » (Fr. Brunhölzl, Histoire de la littérature latine du Moyen Âge, Louvain, 1990, t. I/1, p. 214). Pour une appréciation positive de leur travail et de leur anonymat, on consultera l’étude de Th.  O’Loughlin, « Individual Anonymity and Collective Identity : The Enigma of Early Medieval Latin Theologians », Recherches de Théologie et Philosophie Médiévales, 64 (1997), p.  291314. Voir également M. Stansbury, « Early-Medieval Biblical Commentaries : Their Writers and Readers », Frühmittelalterliche Studien, 33 (1999), p. 49-82. Déjà, J. Leclercq avait expliqué : « La culture monastique est celle d’un milieu ; ce n’est pas seulement le privilège de quelques belles intelligences » (L’amour des lettres, p. 236). J. Leclercq, ibid., p. 25.

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que les moines entraient en contact avec l’Écriture ; mais cela advenait également à travers la lecture d’ouvrages patristiques et hagiographiques. Par la pratique de la lectio et de la meditatio, le moine pouvait parvenir à une assimilation profonde de l’Écriture, que la mémoire retenait et évoquait aisément une vie durant148, l’idéal consistant à connaître par cœur la totalité de la Bible, ou au moins le Psautier149. Même au moment où cesse la lecture au réfectoire, écrit Césaire d’Arles, « on ne cessera pas de réciter les textes sacrés qu’on sait par cœur150 ». Alors seulement le moine et la moniale peuvent-ils « ruminer151 » jour et nuit la Parole divine, car « les psaumes sont vraiment les armes du serviteur de Dieu152 ». Rappelons-nous Maxime, le moine dont Valère de Bierzo rapporte la vision de l’Au-delà : c’était un « copiste de livres, méditant les psaumes », « librorum scribtor, psalmodie meditator153 ». Une des conséquences de la rumination et de la réminiscence de l’Écriture était le développement d’une puissance imaginative permettant aux moines de « se représenter, de se rendre ‘présents’, les êtres, de les voir, avec tous les détails que les textes rapportent154 ». Si la Bible constituait le Livre155 par excellence, sa lecture s’accompagnait dans les monastères de celle de commentaires, de sermons et d’homélies des Pères156. Ainsi, la Règle de saint Benoît prescrit pour les vigiles nocturnes la lecture non seulement de textes de l’Ancien et du Nouveau Testament, mais aussi des commentaires des Pères157. À peu près à la même époque, le moine qui rédige les Vies des Pères du Jura manifeste un bagage culturel imbu de

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Cfr ibid., p. 21-23. Cfr Ferreolus, Regula ad monachos, 11, 2, trad. V. Desprez, Règles monastiques d’Occident : iv e-vi e siècle : d’Augustin à Ferréol, Bégrolles-en-Mauges, 1980, p. 305. Voir aussi J. Leclercq, L’amour des lettres, p. 24. Caesarius Arelatensis, Regula virginum, 18, 3, trad. V. Desprez, Règles monastiques, p. 176. Sur la lecture privée et durant le travail, cfr ibid, 19-20, p. 177. Cfr ibid., 22, 2, p. 178. « Psalmi vero arma sunt servorum dei » (Caesarius Arelatensis, Sermo ad monachos, 238, 2, cit. dans P. Riché, Éducation et culture, p. 100). Dicta beati Valeri ad beatum Donadeum scripta,  1, éd. R.  F. Pousa, Madrid, 1942, repr. in M.  P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà in Occidente. Fonti. Modelli. Testi, Firenze, 1987, p. 280. J.  Leclercq, L’amour des lettres, p.  74. « Lectio developed sacred imagination » (id., « Ways of Prayer and Contemplation (Western) », in Christian Spirituality (Origins to the Twelfth Century), ed. B. McGinn, J. Meyendorff, New York, 1985, p. 420). Rappelons cependant que, dans le haut Moyen Âge, les Bibles complètes sont rares : « l’immense majorité des manuscrits bibliques conservés, tant des anciennes versions que de la Vulgate, ne contiennent qu’une partie minime des livres sacrés » (A. Mundó, cit. dans M. Van Uytfanghe, « La Bible et l’instruction des laïcs », p. 92, n. 114). Voir la synthèse de R.  Grégoire, « I Padri nel Medio Evo », in Complementi interdisciplinari di patrologia, ed. A. Quacquarelli, Roma, 1989, p. 757-798. Cfr Regula Benedicti, 9, 8. Des œuvres patristiques comptent d’ailleurs parmi les sources de la Règle bénédictine, qui les place au même niveau que l’Écriture (cfr ibid., 73 ; P. Riché, Éducation et culture, p. 102).

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lectures patristiques158. Cette familiarité avec les ouvrages des Pères s’acquiert principalement à travers l’écoute159, à l’Office d’abord, où ils sont lus sous la forme soit d’une lectio continua, soit de sermons concernant l’évangile ou la fête du jour160. Par ailleurs, les bibliothèques monastiques contiennent des ouvrages de Jérôme, d’Ambroise, d’Augustin et de Grégoire le Grand, et même d’Origène161. Rappelons cependant la rareté des livres disponibles dans le haut Moyen Âge, y compris ceux de la Bible et des Pères. C’est une des raisons de la production de florilèges patristiques, d’abord pour l’instruction des élèves des ‘écoles’162 monastiques, mais pas seulement163. Dans la première moitié du vie siècle déjà, le même moine qui a écrit la Vie de saint Séverin, Eugippe, a également composé une compilation des œuvres d’Augustin : les Excerpta ex operibus sancti Augustini, un ouvrage apparemment très apprécié, puisqu’on en connaît de nombreuses copies dans tout l’Occident164. Autre florilège, à la fois biblique et patristique, le Liber scintillarum de Défensor de Ligugé (fin viie s.) aura une diffusion extraordinaire ; il est d’ailleurs probable qu’il se fonde en partie sur des compilations antérieures165. On pourrait multiplier ainsi les références166, mais il faut surtout préciser que les florilèges monastiques, de même que certains sermonnaires ou homéliaires patristiques, étaient aussi utilisés dans la méditation personnelle167. En outre, ils pouvaient servir à la préparation de sermons168. Parmi tous les écrits des Pères, rappelons l’imposante présence dans les bibliothèques monastiques des commentaires sur le Cantique des cantiques, ce 158 159 160

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Cfr P. Riché, Éducation et culture, p. 102. Cfr R. Grégoire, « I Padri nel Medio Evo », p. 762. Cfr A.  G. Martimort, Les lectures liturgiques, p.  79-80 ; R.  Grégoire, « I Padri nel Medio Evo », p. 774 sq. Cfr H. de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, Paris, 1959-1964, vol. 1, p. 219 sq. Une descriptio des livres possédés en 831 par l’abbaye de Saint-Riquier comprend, entre autres, les commentaires de Jérôme, d’Origène, et deux exemplaires de celui de Justus (d’Urgel ?) sur le Cantique (cfr Hariulfus, Gesta, III, III, éd. F. Lot, Hariulf : Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, Paris, 1894, p. 92). L’emploi de ce terme doit être qualifié car il peut prêter à confusion avec des institutions d’autres époques (cfr M. Van Uytfanghe, « La Bible et l’instruction des laïcs », p. 76-79) ; d’autre part, le terme latin « schola » désigne, dans les milieux monastiques, essentiellement une « école de vie » (cfr M. Heinzelmann, « Studia sanctorum », p. 129). Cfr P.  Riché, Éducation et culture, p.  381. Pour une réévaluation positive de l’attitude intime qui guida le travail des compilateurs du haut Moyen Âge, voir Th. O’Loughlin, « Individual Anonymity and Collective Identity ». Cfr Ph. Régerat, Eugippe, p. 14. Mais Prosper d’Aquitaine (mort en 455) avait déjà compilé une synthèse de l’enseignement théologique d’Augustin (cfr R. Grégoire, « I Padri nel Medio Evo », p. 781). Cfr Fr. Brunhölzl, Histoire de la littérature latine du Moyen Âge, p. 143. On en trouvera les principales dans R. Grégoire, « I Padri nel Medio Evo », p. 766 sq. Voir aussi H.-M. Rochais, « Florilèges spirituels latins », DS, 5, col. 435-460. Cfr J. Leclercq, L’amour des lettres, p. 176 sq. Cf. É. Palazzo, Histoire des livres liturgiques, p.  167 ; R.  Grégoire, « I Padri nel Medio Evo », p. 776.

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livre biblique ayant été « le plus lu, le plus souvent commenté, dans les cloîtres du Moyen Âge169 ». Dans ce domaine aussi, Grégoire le Grand exerça une influence toute particulière, à travers son Expositio in Canticum170, mais d’autres commentaires étaient connus et appréciés. Ainsi, c’est celui d’Apponius (ve siècle) que l’on trouve dans un manuscrit anglais du viiie siècle171. Cassiodore avait réalisé un corpus de commentaires sur le Cantique qui comprenait ceux d’Origène172. Il n’en demeure pas moins que l’œuvre de Grégoire le Grand jouit d’un prestige immense, comme le montre le livre VII du commentaire de Bède sur le Cantique : c’est une véritable anthologie de textes de Grégoire, d’ailleurs cité explicitement dans l’introduction173. Cette vaste diffusion du Cantique et de ses commentaires est pour nous significative dans la mesure où il s’agit probablement du livre biblique le plus foisonnant d’images olfactives. Dans le gros corpus théologique légué aux monastères du haut Moyen Âge, les Pères approfondissaient aussi un sujet d’une grande importance pour la formation de la culture olfactive des élites religieuses (dans notre période, elles sont essentiellement monastiques) : nous entendons parler de la doctrine des ‘sens spirituels’, qui se diffuse à la suite des œuvres d’Origène174. Celuici affirmait l’existence d’une double sensibilité faisant correspondre aux sens corporels des sens spirituels, les seuls aptes à la perception d’objets spirituels175. Parmi les ‘sens spirituels’ figure celui de l’odorat : pour les moines, progresser dans les voies de Dieu implique donc d’acquérir la capacité de percevoir les réalités divines par l’intermédiaire de l’odorat spirituel. Or, avec la Création et l’Incarnation, ces réalités supérieures se manifestent aussi dans le monde ; et les saints, dans le temps de l’Église, s’inscrivent en continuité avec l’Histoire sainte. Si, comme nous l’avons cité, « Dieu habite dans ses saints » (cfr Ps. 67, 36), l’odorat spirituel va logiquement porter sur Dieu et sur les saints. Ainsi, pour les moines au moins, la doctrine des sens spirituels, attributs de l’homo interior, pouvait fonder théologiquement la possibilité de la perception de l’‘odeur de sainteté’. Dans la formation et la vie des moines, la lecture hagiographique avait également sa place, et ce dès que leur étaient impartis les premiers rudiments de leur instruction176. La fonction édifiante de la Passio ou de la Vita ne 169 170 171

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J. Leclercq, L’amour des lettres, p. 83. Cfr V. Recchia, L’esegesi di Gregorio Magno al Cantico dei Cantici, Torino, 1967, p. 117-119. Cfr P.  Sims-Williams, Religion and Literature in Western England. 600-800, Cambridge, 1990, p. 199. Sur le commentaire d’Apponius, voir notre Première Partie, p. 49, n. 45. Cfr J. Leclercq, L’amour des lettres, p. 83. Cfr R. Grégoire, « I Padri nel Medio Evo », p. 786. À travers les traductions latines, il est le Père grec le plus lu dans les monastères (cfr J. Leclercq, L’amour des lettres, p. 90). Voir supra, p. 96 sq. Certains textes hagiographiques ont été composés dans ce but (cfr G. Philippart, Les légendiers latins et autres manuscrits hagiographiques, Turnhout, 1977, 1985 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental 24-25), p. 27).

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concernait, en effet, pas seulement les fidèles vivant dans le siècle : à l’instar des clercs, les moines faisaient partie des « destinataires naturels de l’hagiographie latine, d’autant plus que la plupart des saints avaient eux-mêmes appartenu à l’ordre clérical ou monastique177 ». On lisait des textes hagiographiques dans les monastères de rites non romains, en Gaule, dans le nord de l’Italie ou en Espagne178. À l’office d’abord179 : au matutinum ou dans les vigiliae de la fête d’un saint180. D’autres lectures en étaient faites lors des repas, ou juste après181, et dans les ateliers182 : c’était le cas aussi dans les monastères romains183. Certes, si Césaire d’Arles recommande aux religieuses d’être attentives aux lectures faites à table184, on ignore quelle était la qualité de l’écoute : variable, sans doute185. Enfin, les textes hagiographiques pouvaient alimenter la lecture privée. L’exemple classique de cet usage est fourni par Alcuin lui-même dans le prologue, déjà cité, de la Vie de saint Willibrord : à côté d’une Vie en prose, destinée à une lecture liturgique dans l’église, Alcuin en a composé une version versifiée, que les moines qui le peuvent liront et méditeront individuellement. Exemple plus tardif, certains des ouvrages hagiographiques de Hucbald de Saint-Amand (840-930) dénotent clairement qu’ils ont été composés  pour la lecture privée et la méditation : ils se caractérisent par l’allongement et la complexification des phrases, par la richesse rhétorique et par la multiplicité des citations et des allusions à l’Écriture ou aux Pères186. Selon Katrien Heene, ce 177 178 179 180

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M. Van Uytfanghe, « Modèles bibliques dans l’hagiographie », p. 451. Cfr É. Palazzo, Histoire des livres liturgiques, p. 169. Cfr R. Aigrain, L’hagiographie, p. 166-167. Voir par exemple, en Gaule, Caesarius Arelatensis, Regula virginum, 69, 20 ; Aurelianus Arelatensis, Regula ad monachos, 57, 5 ; Ferreolus, Regula ad monachos, 18. Même si, à partir du viiie siècle, l’introduction au nord des Alpes du rituel romain élimine de la messe les lectures hagiographiques, celles-ci sont maintenues dans l’office monastique (cfr K. Heene, « Audire », p. 148) ; en témoigne, par exemple, l’Ordo Romanus XVI, adapté vers 775-780 pour des coenobia de Gaule et de Germanie (cfr OR XVI, 10-12). À Rome même, la rigueur originelle se relâche à peu près au même moment (cfr A. G. Martimort, Les lectures liturgiques, p. 69, 99). Cfr Regula Benedicti, 42, 3. Cfr R. Aigrain, L’hagiographie, p. 241 ; K. Heene, « Merovingian and Carolingian Hagiography », p. 424. Cfr É. Palazzo, Histoire des livres liturgiques, p. 170. Cfr Caesarius Arelatensis, Regula virginum, 18, 2. Cfr G. Philippart, Les légendiers latins, p. 119. Cet auteur s’interrogeait d’ailleurs sur l’utilisation effective des légendiers : « Faisait-on aussi habituellement qu’on le croit aujourd’hui des lectures hagiographiques ? Relisait-on chaque année les Vies de saints du légendier ? » (ibid., p.  120).  Notons aussi que des lectures édifiantes étaient faites lors des repas dans certaines maisons aristocratiques, et que, lors de visites d’hôtes importants, les monastères leur faisait entendre les récits de leurs saints fondateurs ou patrons (cfr M. Heinzelmann, Translationsberichte, p. 118). Ce sont la Vita Amati, la Vita Richarii et la Vita Lebuini. On se référera sur ce sujet à l’article de J. M. H. Smith, « The Hagiography of Hucbald of Saint-Amand », Studi medievali, 3e série, 35 (1994), p. 517-542, en particulier p. 529. La Vita Anselmi Lucensis (1087) distinguera encore une lecture « in ecclesia » et une lecture « privatim, in mensa vel collatione » (cit. dans G. Philippart, Les légendiers latins, p. 112-113).

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mode privé de lecture hagiographique devait être au moins aussi important que la lecture publique187. En tout cas, il permettait certainement une assimilation bien plus profonde de la signification et du langage hagiographiques. – Hagiographie et exégèse Plusieurs des hagiographes que nous connaissons nous ont également laissé des commentaires scripturaires ou des ouvrages plus largement théologiques  – à l’époque, ces derniers restent d’ailleurs profondément bibliques. Jérôme lui-même, le bibliste par excellence, en avait indiqué la voie en rédigeant les Vies de saints moines188, et Cassiodore prévoyait d’accompagner l’étude de l’Écriture sainte par la méditation des Vies des Pères, des martyrs et des confesseurs189. Entre le vie et le ixe siècle, citons à partir de notre corpus narratif les noms de Grégoire de Tours190, Grégoire le Grand, Bède, Alcuin191 : ils comptent aussi parmi les auteurs les plus importants durant cette période. Mais d’autres hagiographes ont lu des commentaires patristiques sans pour cela en composer eux-mêmes. Ces liens entre hagiographie et exégèse ne sont pas sans conséquences pour les interrogations qui orientent notre recherche. Cherchons à en mettre en lumière quelques aspects. L’hagiographie s’inscrit, au moins implicitement, en prolongement de l’Écriture sainte : les faits et gestes des saints constituent une continuation de l’Histoire du salut, ou plutôt son actualisation192. Les deux genres de textes sont en fait mutuellement liés : « sans la Bible, la Vita ne saurait justifier le sens de son existence, bien qu’il soit aussi vrai que sans la Vita la Bible perdrait de sa présence quotidiennement vécue193 ». Nous avons rappelé combien l’hagiographie est imprégnée de la langue biblique, de ses procédés de composition et structures narratives, mais aussi de ses images ; pour elle – et sans doute pour les saints déjà – les figures et les miracles de l’Histoire sainte sont des modèles de référence permanents, et ce indépendamment du fait que les hagiographes en aient conscience ou non194. Mais la méditation et la réflexion exégétiques sur le texte biblique peuvent également se refléter dans l’écriture hagiographique. Et ce d’abord parce que, le saint étant représenté comme une 187 188 189 190

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Cfr K. Heene, « Merovingian and Carolingian Hagiography », p. 424. Cfr Vita Pauli, Vita Hilarionis, Vita Malchi (PL 23). Cfr R. Grégoire, « I Padri nel Medio Evo », p. 796-797. Nous possédons des fragments d’un commentaire qu’il a rédigé sur les Psaumes (publiés dans MGH SRM I/2). D’autres auteurs de la période, que nous n’avons pas retenus dans notre travail, ont produit des ouvrages hagiographiques aussi bien que théologiques, comme Ambroise Autpert (mort en 784). Cfr J.  Leclercq, « L’Écriture sainte  dans l’hagiographie monastique du haut Moyen Âge », La Bibbia nell’alto Medioevo, Settimane di studio, Spoleto, 10 (1963), p. 112. G. Sanders, « Le remaniement carolingien », p. 423. Ces relations ne sont d’ailleurs pas exemptes d’ambiguïtés, car la Vita peut apparaître comme une concurrente de la Bible. Voir l’ensemble de l’étude de M. Van Uytfanghe, « Modèles bibliques dans l’hagiographie ».

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illustration vivante de la Parole du salut195, il faut savoir en interpréter les faits et gestes. Ces conceptions pouvaient s’appuyer sur l’autorité de Grégoire le Grand : La vie des hommes bons est un texte (lectio) vivant ; c’est pourquoi il n’est pas immérité que ces justes soient appelés ‘livres’ (libri) dans la Parole sacrée : ‘les livres furent ouverts et un autre livre fut ouvert, le livre de vie, et les morts furent jugés par ce qui était écrit dans les livres’ (Apoc. 20, 12). […] On dit aussi que les livres furent ouverts, parce qu’alors [au Jugement] on contemple la vie des justes, dans lesquels les commandements célestes sont imprimés par leur labeur196.

L’usage fait par Grégoire du terme lectio nous paraît très significatif : outre le sens de « texte » – que nous adoptons ici en raison de l’emploi ensuite du mot « livres » –, il peut signifier aussi bien une « lecture » (un terme lui-même affecté de différences nuances197) que l’Écriture. Ailleurs, Grégoire met en relation la vie et les miracles des saints avec la Parole divine : dans la vie des saints Pères nous apprenons ce que nous devons comprendre dans le livre de l’Écriture sainte. De fait, leur comportement nous révèle ce que les pages des Testaments disent dans leur prédication198.

Les saints et les saintes apparaissent ainsi, non seulement comme une illustration, mais aussi comme « une exégèse pratique de la grande Écriture199 ». Mais la vie des saints doit elle-même faire l’objet d’une exégèse. Celle-ci était particulièrement nécessaire à l’égard des faits miraculeux. Très répandu dans l’Antiquité tardive, le miraculeux, sous ses formes multiples et ambiguës, posait problème – c’est le cas dans la Bible déjà. C’est la raison pour laquelle ses manifestations, en tant que ‘signes’, devaient être interprétées et authentifiées, leur dimension théocentrique vérifiée, de même que la vertu et la foi de leurs protagonistes200. Notons par ailleurs que, dans l’Évangile de Jean, certains 195

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Il a d’ailleurs sans doute lui-même cherché consciemment à orienter et à modeler son existence selon cette Parole : cfr ibid., p. 453. « Viva lectio est vita bonorum ; unde et non immerito iidem iusti in sacro eloquio libri nominantur, sicut scriptum est : ‘Libri aperti sunt et alius liber apertus est, qui est vitae, et iudicati sunt mortui ex his quae scripta erant in libris’. […] Libri etiam aperti referuntur, quia iustorum tunc vita conspicitur, in quibus mandata caelestia opere impressa cernuntur » (Gregorius Magnus, Moralia in Iob, XXIV, 16, éd. M. Adriaen, Turnhout, 1979-1985 (CCSL 143-143A-B), p. 1199). Cfr J. Leclercq, L’amour des lettres, p. 19 sq. « […] in sanctorum Patrum vita cognoscimus quid in sacrae Scripturae volumine intellegere debeamus. Illorum quippe nobis actio aperit hoc quod in suis praedicationibus pagina Testamentorum dicit » (Gregorius Magnus, Homiliae in Hiezechielem prophetam, I, hom. X, 38, éd. M. Adriaen, Turnhout, 1971 (CCSL 142), p. 163). Grégoire écrit ailleurs que les miracles accomplis par les martyrs après leur mort constituent une prédication (cfr Moralia in Iob, XXX, 75). M. Van Uytfanghe, « Modèles bibliques dans l’hagiographie », p. 452. Cfr M. Van Uytfanghe, « La controverse biblique et patristique autour du miracle, et ses répercussions sur l’hagiographie dans l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge latin », dans Hagiographie, cultures et sociétés. Actes du colloque de Nanterre - Paris (1979), Paris, 1981, p. 205-231.

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récits des ‘signes’ accomplis par le Christ semblent déjà posséder une valeur surtout allégorique ou symbolique visant à illustrer son enseignement201. Cette tendance interprétative se développe ensuite parallèlement à l’exégèse chrétienne : les écrivains ecclésiastiques appliquent aux récits bibliques de miracles une lecture non seulement littérale ou ‘historique’, mais aussi ‘spirituelle’. Il faut donc se demander si, lors de la rédaction de certains récits de miracles, les hagiographes n’ont pas recouru à cette même double perspective, à savoir que l’historia d’un prodige est toute orientée à l’intelligence de réalités supérieures, par rapport auxquelles elle n’a qu’une valeur secondaire202. En ce qui nous concerne directement, les récits des ‘odeurs de sainteté’ n’ont-ils pas été composés surtout en vue d’une lecture ‘spirituelle’ ? Un indice pourrait en être la fréquence des tournures démonstratives ou consécutives indiquant la nouvelle compréhension apportée par une exhalaison miraculeuse203 ou l’accomplissement d’une phrase de l’Écriture, comme c’est le cas dans ce passage de la Vie de saint Patrick : Postquam autem in caelum profecti sunt angueli, odorem suavissimum quasi mellis et flagrantiam dulcedinis quasi vini dimisserunt ; ut impleretur quod in benedictionebus patriarchae Jacob dictum est : ‘Ecce odor filii mei tanquam odor agri pleni quem benedixit Dominus’204.

Ces questions ne sont pas nouvelles. Dans un article paru en 1959, W. F. Bolton a montré que, dans les Dialogues, Grégoire le Grand pratiquait l’exégèse selon les mêmes principes, la même méthode, que dans ses commentaires bibliques205. Dans les mots de Jean Leclercq, qui semble avoir repris à son compte des conclusions de W. F. Bolton, « cette influence non seulement de la Bible, mais aussi de l’exégèse biblique, explique le caractère souvent peu historique, parfois non historique, presque toujours supra-historique de l’hagiographie206 » : les faits et gestes des saints sont considérés non dans une perspective temporelle, celle

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Cfr ibid., p. 209 ; X. Léon-Dufour, « Signe », Dictionnaire du Nouveau Testament, 2e éd. rev., Paris, 1975. Ce qui ne signifie pas qu’elle soit purement fictive : historia s’opposait, en effet, à fabula (cfr B. Guenée, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, 1980, p. 19, 129-131). Les pratiques exégétiques de l’Antiquité tardive pourraient aussi expliquer la composition de la plupart des textes savants du haut Moyen Âge –  hagiographiques aussi  – en petites unités, juxtaposées plutôt que clairement connectées entre elles : dans l’exégèse ancienne, en effet, des termes ou des événements singuliers sont interprétés « verticalement », en tant que figures de réalités spirituelles (cfr B. Smalley, The Study of the Bible in the Middle Ages, 3rd ed., Oxford, 1983, p. 2, 33-34). Nous sommes redevables de cette observation à G. de Nie, Views from a many-windowed tower, p. 12-13. Voir notre chapitre sur « Le langage de l’olfaction », supra, p. 493-494. Muirchú, Vita sancti Patricii, II, 8, éd. E. Hogan, AB, 1 (1882), p. 581. La citation provient de Gen. 27, 27. Cfr W. F. Bolton, « The Supra-Historical Sense in the Dialogues of Gregory I », Aevum, 33 (1959), p. 206-213. J. Leclercq, « L’Écriture sainte », p. 122.

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du passé, mais eschatologique ; selon une idée chère à Grégoire le Grand, il faut passer du monde extérieur à l’intérieur207. La fonction même d’édification que l’on reconnaît à l’hagiographie justifie que l’on dégage pour ses destinataires la signification des faits relatés, miracles compris208. Grégoire le Grand lui-même insistait sur la nécessité de bien comprendre la lettre d’un texte209. En lien avec les points de vue exposés par W. F. Bolton et J. Leclercq, citons encore un article récent, dans lequel M. A. Mayeski développe l’idée que les hagiographes du haut Moyen Âge entendaient faire œuvre proprement théologique à travers leurs compositions210. Reste néanmoins la question de savoir s’il est licite de prêter à l’ensemble des hagiographes du haut Moyen Âge l’intention de recourir à une exégèse allégorique ou spirituelle. Il est vrai que l’on peut distinguer dans l’hagiographie des miracles ‘illustratifs’, ‘exemplaires’, ou ‘littéraires’, dont le rapport à des événements concrets semble inexistant ; cependant, Marc Van Uytfanghe estime qu’ils ne forment pas la majorité de ceux que rapportent les sources –  du moins celles de la Gaule mérovingienne  –, et surtout pas qu’ils ont été destinés en priorité à un public cultivé, seul capable d’en faire une ‘exégèse’211. D’ailleurs, nous avons vu que Grégoire de Tours fut, dans son enfance, le protagoniste d’une guérison miraculeuse explicitement modelée sur un récit biblique212 : dans ce cas-ci, la réalité de l’expérience du narrateur semble indubitable, aussi ‘typologique’ ce miracle puisse-t-il paraître. Dans tous les cas, une approche prudente, c’est-à-dire tenant compte de la diversité des récits hagiographiques et de leurs contextes, permet de supposer que les hagiographes n’ont pas laissé de côté les pratiques interprétatives qu’ils pouvaient avoir acquises au contact de l’exégèse patristique de l’Écriture – en auraient-ils même été capables  ? Christiane Veyrard-Cosme en a présenté un exemple particulièrement éloquent en dégageant quatre niveaux de significations dans l’œuvre hagiographique d’Alcuin213. Or, s’il est exact que ce dernier est « un auteur qui, par sa formation, par sa vocation de clerc, vit de la Bible, au point de lui emprunter un de ses modes de pensée les plus 207 208 209 210

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Cfr Cl. Dagens, Saint Grégoire le Grand. Culture et expérience chrétiennes, Paris, 1977, p. 133-204. Cfr J. Leclercq, L’amour des lettres, p. 155. On lira sa lettre-dédicace des Moralia in Iob à Léandre de Séville. Cfr M. A. Mayeski, « New voices in the tradition : medieval hagiography revisited », Theological Studies, 63 (2002), p. 690-710. Cfr M.  Van Uytfanghe, « Pertinence et statut du miracle dans l’hagiographie mérovingienne (600-750) », dans Miracle et Karama, dir. D. Aigle, Turnhout, 2000 (Hagiographies médiévales comparées 2), p. 132-134. Le même auteur admet qu’une exhalaison prodigieuse de parfum puisse constituer « une matérialisation ‘après coup’ des grâces éclatantes dont le Seigneur récompense les âmes qui lui sont consacrées » (ibid., p. 131). Le texte en question se trouve dans les Vies de saint Colomban et de ses disciples, II, 12 ; nous l’avons étudié supra, p. 113-114. Cfr GC, 39 (texte présenté supra, p. 510-511). Cfr C. Veyrard-Cosme, « Typologie et hagiographie en prose carolingienne : mode de pensée et réécriture. Étude de la Vita Willibrordi, de la Vita Vedasti et de la Vita Richarii d’Alcuin », dans Écriture et modes de pensée au Moyen Âge (viii e-xv e siècles), éd. D. Boutet, L. Harf-Lancner, Paris, 1993, p. 157-186.

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caractéristiques, la typologie214 », ne peut-on dire que, à un degré ou un autre, il en va de même pour nombre d’hagiographes du haut Moyen Âge ? Un aspect frappant de l’exégèse ancienne consiste en la juxtaposition, dans un même passage, du sens littéral et du sens figuré215. On ne peut exclure que ce type de raisonnement et d’écriture se retrouve dans des récits d’odeurs extraordinaires. D’ailleurs, sur un plan différent, un terme central de l’hagiographie, virtus/virtutes, ne présente-t-il pas une ambivalence significative ? Encore plus intéressant est le cas d’un vocable aussi essentiel que reliquiae, dont l’application aux « reliques » des saints n’est pas sans ambivalence. John M. McCulloh, dans une étude de la question chez Grégoire le Grand, se demande donc si, à l’instar de reliquiae, d’autres mots (cineres, ossa) n’étaient pas également employés dans un sens métaphorique216. En rapport avec nos recherches, on doit s’interroger sur le sens à donner aux indications d’odeurs exhalées par les saints : si des objets divers, non corporels, étaient à certaines conditions désignés comme reliquiae, n’est-il pas possible que des odeurs agréables aient été, également à certaines conditions, formellement assimilées à des odeurs miraculeusement dégagées par des corps saints ? Le ‘penser analogique’ que nous observons dans les textes narratifs217 correspond lui aussi aux pratiques exégétiques, le corps humain étant soumis et orienté à l’esprit comme la littera au spiritus. Cependant, comme les hommes de l’Antiquité tardive concevaient le monde en termes d’analogies et de correspondances, il n’est pas toujours aisé d’attribuer formellement des modes d’écriture aux seules habitudes exégétiques. D’ailleurs, dans les ouvrages que nous rangeons dans des catégories bien distinctes (hagiographie, exégèse, etc.), il n’y a sans doute qu’un même vaste ensemble de conceptions et de représentations qui s’exprime sous des formes variables218. Déjà, Jean Leclercq avançait l’hypothèse –  à partir d’une intuition de Jean  Daniélou  – que les liens unissant exégèse et hagiographie monastiques manifestent « une relation essentielle qui existe entre les formes diverses d’une identique réalité219 », à savoir l’appréhension du mystère du Christ subsistant sous des modes

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Ibid., p. 186. Nous en avons cité un exemple chez Ambroise : « Canes sane et in mari cave, quos et in Ecclesia molestos esse et cavendos Apostolus docet dicens : ‘Cavete canes, cavete malos operarios’ » (Ambrosius Mediolanensis, Hexaemeron, V, 6, PL 14, col. 208). On note que la juxtaposition est déjà suggérée par la citation de Phil. 3, 2. Cfr J. M. McCulloh, « The cult of relics in the letters and Dialogues of Pope Gregory the Great : a lexicographical study », Traditio, 32 (1976), p. 182. Cfr supra, p. 503-509. « Modern approaches to the culture of the Carolingian age tend to segregate works into disparate categories – history, theology, hagiography – studying each in isolation from the others. […] This segregation distorts our understanding of the ways in which early medieval writers thought and worked, for the genre divisions are ours, not theirs » (J. M. H. Smith, « The Hagiography of Hucbald of Saint-Amand », p. 542). J. Leclercq, «  L’Écriture sainte », p.^122.

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différents. L’hagiographie ne serait alors rien d’autre qu’une « exégèse de la sainteté220 ». Ces observations nous semblent étayées par l’importance de la liturgie dans la vie monastique : c’est là que confluent, intégrés ou juxtaposés, les textes bibliques, patristiques ou hagiographiques, la Parole divine et ses explications, les gestes et les prières des moines et des moniales ; c’était là également que naissaient et se développaient au Moyen Âge l’exégèse et la réflexion doctrinale221. Bilan intermédiaire Les récits d’expériences olfactives extraordinaires ne sont pas –  nous pensons l’avoir démontré  – des éléments étrangers, des ‘îlots’ imaginaires, conceptuels et littéraires perdus dans l’océan que serait l’ensemble de la culture, prise dans son acception la plus vaste, de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge. En effet, ces récits s’appuient nécessairement sur d’autres notions et représentations, explicites ou non, ainsi que sur des pratiques et des usages concrets que nous avons essayé de mettre en évidence. La fréquence des tournures comparatives, par exemple, est une indication évidente de l’appui du récit sur les expériences, réelles ou supposées, des auditeurs/lecteurs. D’autre part, les récits éclairent et justifient en retour les autres éléments de l’ensemble. Ainsi, la suave odeur attestée dans la lecture de la Vie du saint confère une signification nouvelle aux aromates dont on entoure sa tombe, aux odeurs que les fidèles perçoivent auprès de celle-ci. Il est également très probable que certains ouvrages particulièrement populaires –  songeons, pour le début de notre période, à ceux de Grégoire le Grand et de Grégoire de Tours222  – ont contribué à répandre des éléments de cette culture religieuse de l’olfaction. Ce qu’il nous importe de souligner, c’est que les textes bibliques, patristiques, hagiographiques, lus à haute voix ou médités en privé, ont certainement pourvu les fidèles – en fait, les moines et les clercs surtout – d’un ‘outillage’ intellectuel, imaginaire et mental chargé d’autorité, qui les rendait capables de prêter attention aux odeurs, de percevoir et d’interpréter certaines d’entre elles : les odores suavitatis. On peut même avancer l’hypothèse d’une sorte d’‘attente’ à l’égard de sensations olfactives hors du commun223. Nous

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Ibid., p. 123. Au sujet de la liturgie monastique en tant que foyer d’exégèse sur le Cantique, cfr E. A. Matter, The Voice of My Beloved, p. 153, 168. Les Histoires ont joui d’une grande estime dès l’époque mérovingienne et au début de l’époque carolingienne ; des fragments des Livres de miracles apparaissent sans cesse, dans toutes les régions, durant le Moyen Âge (cfr Fr. Brunhölzl, Histoire de la littérature latine du Moyen Âge, p. 137). L’expectative devait sans doute être plus générale et porter sur toute manifestation de virtus, comme semble le montrer le récit de la mort de sainte Gertrude de Nivelles (cfr Vita Geretrudis, 7 ; texte étudié supra, p. 116 sq.).

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Troisième partie

lisons des indices d’une attitude de ce genre dans divers récits, comme celui fait par Guntram de l’exhumation de Sualon : nous avons soulevé le couvercle du sarcophage, désormais depuis de nombreuses années déposé sous la terre et cependant intact. Et comme, avec le plus grand empressement, nous cherchions à voir si l’intérieur contenait quelque chose qui fût exempt de corruption, une fumée telle et d’un parfum si extraordinaire et ineffable en sortit soudain que la basilique tout entière, ainsi remplie, exhalait la plus suave odeur224.

Des pages de Grégoire de Tours fournissent peut-être aussi des indices de cette attitude d’expectative : il s’agit de récits relatant des productions annuelles miraculeuses de matières parfumées. Le premier cas concerne la floraison des arbres se dressant devant les reliques de sainte Eulalie  de Merida : le populus observe – par rapport au natalis de la sainte – le moment de l’apparition des fleurs « au parfum de nectar » ; il sait de la sorte si l’année sera bonne ou mauvaise225. Selon ce texte, il y a clairement une attente de la part du peuple de Merida, dans la période entourant la fête (décembre), à l’égard des fleurs qui « réjouissent par leur apparition le cœur triste et le raniment par leur douceur226 ». Certes, l’attente est encouragée par le retour plus ou moins régulier des fleurs miraculeuses, bénéfiques aux malades ; mais cet espoir était sans doute aussi alimenté par une lecture de la Passion de la martyre lors de sa fête227, ainsi que par d’autres paroles, un sermon par exemple, qui devaient en particulier expliquer la signification de la prodigieuse floraison. L’attente est également un élément central dans le récit de la piscine baptismale qui se remplit chaque année par miracle : au moment d’en fermer les portes dans l’attente du prodige, le Jeudi-Saint, « les habitants accompagnant l’évêque se rassemblent en ce lieu, aspirant d’avance (praesentientes) le parfum d’un arôme sacré228 ».  À nouveau, le caractère cyclique du prodige alimente sans aucun 224

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« […] levavimus sarcofagi operculum ex multis iam annis subtus terram positum et tamen integrum. Et dum libentissime quid intus incorrupti haberet contemplaremur, tantus et tam ineffabilis mirifici odoris fumus subito inde egressus est, ut tota basilica suavissime ex eo redoleret impleta » (Ermanricus, Sermo de vita sancti Sualonis dicti Soli, 10, p. 162). Cfr GM, 90 (texte cité supra, p. 358). Un phénomène analogue est rapporté par Grégoire au sujet de la manne et de « l’huile au parfum très suave » s’écoulant du tombeau de l’apôtre André (cfr Miraculi Andreae, 37 ; GM, 30). « […] flores, qui odore nectareo respirantes, animi maestitiam et adventu laetificent et reficiant suavitate » (GM, 90, p. 99). Nous connaissons les vers que Prudence lui a consacrés dans Le livre des couronnes (Peristephanon), III ; ils n’étaient certes pas lus au peuple, mais témoignent des traits présentés par le souvenir de la sainte vers 400 (cfr M.  Lavarenne (éd., trad.), Prudence : Le livre des couronnes, Paris, 1951, p. 11-13). C’est, semble-t-il, notre source la plus ancienne sur Eulalie (cfr P.-Y. Fux, Les sept Passions de Prudence (Peristephanon 2. 5. 9. 11-14). Introduction générale et commentaire, thèse, Université de Genève, 2003, §263 ; publication électronique : [http ://www.unige.ch/cyberdocuments/theses1997/FuxP-Y/these_front.html]). « […] conveniunt in loco illo cum pontifice cives, iam odorem sacri praesentientes aromatis » (GM, 23, p. 52, texte étudié supra, p. 445-447).

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doute l’expectative des cives, mais il est frappant de voir ce sentiment associé précisément à une odeur sacrée229. Or nous apprenons par d’autres écrits que la fonction de l’odeur consiste précisément à annoncer, à anticiper, ce que l’on ne voit pas encore230. Si l’on accepte, en lien avec les odeurs extraordinaires, l’hypothèse d’un ‘outillage’ intellectuel et mental largement partagé, la question des stéréotypes littéraires (topoi) doit alors être reconsidérée. On sait qu’ils peuvent recéler une part de réalité : la mention d’une douce odeur peut, sous sa veste topique, se fonder sur une perception authentique. En outre, ils contribuent à la vérité psychologique globale des récits dont ils font partie intégrante ; ils ne sauraient donc être considérés comme insignifiants231. Mais le rôle des topoi est encore plus important, puisque, d’une manière générale, c’est à travers eux que s’effectue la perception même de la réalité232. Il y a une trentaine d’années, Jacques Le Goff soulignait dans des réflexions sur ‘l’histoire des mentalités’ l’importance de l’étude de ces lieux communs, de leur apparition et de leur disparition, pour l’historien ; et, point intéressant, il se demandait si des topoi entièrement coupés de la réalité, devenus en principe inopérants, sont concevables233. Récemment, Mary Garrison nous a avertis que les émotions elles-mêmes peuvent être exprimées sous des formules stéréotypées. En effet, souligne-t-elle, les topoi dans les textes médiévaux ne sont pas, par définition, antithétiques à l’expression ou à la communication de sentiments authentiques234. Plus fondamentalement, les topoi seraient moins des clichés que des « structures de signification partagées » 229

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Celle-ci évoque à son tour le parfum du chrême, qui va être versé dans les eaux baptismales (cfr supra, p. 447). Cfr GM, 62 ; Eugippius, Commemoratorium vitae sancti Severini, 44, 6 ; Ermanricus, Sermo de vita sancti Sualonis dicti Soli, 10.  Cfr J.-Cl. Poulin, L’idéal de sainteté dans l’Aquitaine carolingienne d’après les sources hagiographiques (750-950), Laval, 1975, p. 26. « […] man darf nie vergessen, dass in zahlreichen Fällen Menschen nicht nur topisch schreiben, sondern sogar topisch (d.h. konventionell) empfinden » (Fr. Graus, Volk, Herrscher und Heiliger, p. 76). Dans une perspective un peu différente, M. Van Uytfanghe mentionne également cette possibilité : « Même à propos de phénomènes merveilleux comme les chants angéliques ou l’odor suavitatis […], on peut se demander si le topos connu ne peut pas, dans certains cas, provoquer l’autosuggestion chez ceux qui entourent une personne mourante qu’ils considèrent déjà comme une sainte » (« Le remploi dans l’hagiographie : une ‘loi du genre’ qui étouffe l’originalité ? », Ideologie e pratiche del reimpiego nell’alto Medioevo, Settimane di studio, 46 (1998), Spoleto, 1999, p. 391, n. 128). « Quand un lieu commun apparaît-il ou disparaît-il, et, plus difficile à déterminer mais non moins capital, quand n’est-il plus qu’une survivance, un mort-vivant ? Ce psittacisme des mentalités doit être scruté de près pour que l’historien puisse repérer quand le lieu commun décroche du réel, devient inopérant. Mais y a-t-il de purs ‘flatus vocis’ ? » (J. Le Goff, « Les mentalités. Une histoire ambiguë », dans Faire de l’histoire. III : Nouveaux objets, dir. J. Le Goff, P. Nora (1ère éd. Paris, 1974), Paris, 1986, p. 123. Nous soulignons). « [One must] reject the widespread notion that dismisses topoi in medieval texts as by definition antithetical to the expression and communication of genuine feelings » (M. Garrison, « The study of emotions in early medieval history : some starting points », Early Medieval Europe, 10 (2001), p. 245). 

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(« shared structures of meaning ») ; ils exercent ainsi une fonction communicative essentielle235. Il nous semble en tout cas que, considéré du point de vue de l’histoire aussi bien que de ceux de la communication et de la perception, le topos présente un intérêt bien plus grand que si l’on s’en tient à une approche exclusivement littéraire. Au terme de cette première étape, nous pouvons conclure à l’existence, dans la période que nous considérons, d’éléments suffisants à ce que certaines odeurs fussent perçues et interprétées selon des catégories de pensée chrétiennes. À divers degrés, tous ceux, laïcs ou élites religieuses, qui avaient, d’une manière ou d’une autre, accès à la culture ecclésiastique étaient pourvus d’un ‘outillage’ de notions, de mots et d’images en relation avec odeurs et odorat. On pourrait donc parler d’une ‘communauté de pensée236’, dont les modalités précises de réalisation ainsi que la composition sociale237 demeurent cependant difficiles à appréhender avec les sources dont nous disposons – sans même mentionner les questions de chronologie. Quant aux événements olfactifs relatés, dans les limites de résultats encore provisoires, les différents éléments dégagés au cours de ce travail nous 235

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« Models and topoi, then, may be able to convey genuine statements about the experience of the self and they may also be able to serve as the most effective way to communicate or represent aspects of emotions or the inner world to others. In other words, they are not a barrier to interpreting emotional experience, but a potentially privileged access » (ibid., p. 247). Nous utilisons cette expression plutôt que celle de ‘communauté de croyance’, non pour affirmer une haute culture intellectuelle, mais pour souligner que, même dans les croyances, une pensée est présente et opérante (« community of belief » est par exemple employé par I. Wood, « How Popular Was Early Medieval Devotion ? », in Popular Piety : Prayer, Devotion, and Cult, ed. A. J. Frantzen (Essays in Medieval Studies 14, Proceedings of the Illinois Medieval Association), 1997 ; nous avons consulté cette étude sur Internet : [http ://www.luc.edu/publications/medieval/ vol14/wood.html]). En admettant que la plupart des récits d’odeurs prodigieuses émanent des milieux monastiques, on pourrait sans doute procéder à des analyses plus approfondies autour d’une ‘communauté de pensée’ qui serait circonscrite à celle formée par moines et moniales. Nous songeons, par exemple, à des analyses inspirées des théories littéraires de la réception et de la lecture : du texte, considéré en lui-même comme monument littéraire, l’attention doit se porter vers ses lecteurs, vers leur interaction avec le texte, vers les critères qu’ils mettent en œuvre pour le comprendre et le juger. C’est ainsi que l’« esthétique de la réception », dont le représentant le plus connu est H. R. Jauss (cfr Pour une esthétique de la réception, Paris, 1978), détourne son attention de l’intention auctoriale vers la réception, historiquement changeante, du texte. Le concept-clé est ici celui d’« horizon d’attente » (Erwartungshorizont), qui désigne « l’ensemble des critères (littéraires, politiques, éthiques…) à partir desquels un groupe donné de lecteurs comprend et juge une œuvre » (« Esthétique de la réception », dans Lexique des termes littéraires, dir. M. Jarrety, Paris, 2001, p. 169). Une autre approche qui pourrait se révéler utile est celle proposée par les tenants du Reader-Response Criticism. Ici aussi, ce n’est plus le texte en soi qui est au centre des analyses, mais le lecteur, son activité cognitive et son interaction avec le texte (cfr O. Ducrot, J.-M. Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, 1999, p. 99-100). Les historiens n’ont pas ignoré cette évolution et sont passés « du livre au lire » (cfr Ph. Poirrier, Les enjeux de l’histoire culturelle, Paris, 2004, p. 88 sq.). On peut ainsi s’interroger sur la place occupée dans cette ‘communauté’ par les différentes composantes de l’élite religieuse et, élément plus problématique encore, par la masse des simples fidèles, c’est-à-dire des illettrés.

iii  Odeurs en contextes

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incitent à estimer très possible que certains personnages, dans les milieux monastiques surtout, aient effectivement eu des expériences olfactives extraordinaires auprès de saints, surtout au moment de la mort de ceux-ci ou après : ce que nous avons exposé des caractéristiques générales de la perception, des circonstances des expériences olfactives racontées, du contexte culturel des récits, ne s’y oppose aucunement, bien au contraire. En outre, si l’on songe que, dans la civilisation pré-scientifique, les faits étonnants et inexplicables étaient fréquemment qualifiés de merveilleux ou de miraculeux, on peut supposer que certains récits rapportent des perceptions olfactives dues à des hallucinations pathologiques238, ou qui étaient simplement l’effet d’illusions sensorielles239 ; dans d’autres cas, il y a pu réellement avoir exhalaison d’une odeur suave, mais cette dernière avait des causes biologiques liées à la condition physique du saint mort240 ; enfin, on ne peut exclure qu’un usage intensif d’encens dans des lieux fermés ait pu influencer la perception des présents241. Saint Augustin lui-même ne définissait-il pas, en une formule large qui exerça par la suite une grande influence, que le miracle consiste en « tout ce qui apparaît dur (à comprendre) et insolite, et dépasse l’attente ou les capacités de l’homme qui s’émerveille242 » ? Lorsque nos textes parlent de miraculum, ils peuvent donc être parfaitement sincères. Hippolyte Delehaye proposait ainsi d’accepter la vérité subjective des ‘signes’ entourant le martyre de Polycarpe : « La flamme qui prend une direction et une forme singulières, 238

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Cfr M. Van Uytfanghe, « Pertinence et statut », p. 82. Sur les hallucinations et les pathologies de l’olfaction, par exemple chez des personnes souffrant d’épilepsie ou de schizophrénie, voir G. Sicard, « Les illusions olfactives », Pour la science (dossier hors-série), avril/juin 2003, p. 118120 ; A. Holley, Éloge de l’odorat, p. 202 sq. La recherche actuelle montre, par exemple, que « l’identification d’une odeur perd toute stabilité à partir du moment où on introduit de la couleur. L’odeur perçue en présence de la couleur est un autre objet et il a donc une odeur différente ! » (Fr. Brochet, G. Morrot, « La couleur des odeurs », p. 116). L’accent ainsi placé sur le contexte physique des odeurs permettrait sans doute de confirmer la réalité d’un certain nombre de cas de perceptions d’odeurs suaves (mais cela ne constitue jamais qu’un élément d’une histoire culturelle). Nous songeons à des textes décrivant l’haleine agréablement odorante des mourants : « Balsami odor flagrabat e pectore […] amissoque deinde spiritu, cum eorum amissione recessit et odor flagrantiae » (Ionas Bobiensis, Vitae Columbani abbatis discipulorumque eius, II, 16, cit. supra, p. 114) ; « […] longa suspiria imo de pectore traxit, refocillatoque rursus spiritu, cum parumper anhelaret, velut melliflui floris odoratus de ore ipsius processisse sentiebatur » (Vita Guthlaci, L, cit. supra, p. 118). W. Deonna avait exposé, à la lumière des connaissances de son temps, d’éventuelles causes biologiques et psychologiques de perceptions extraordinaires (cfr W.  Deonna, « ‘Evodia’. Croyances antiques et modernes : L’Odeur suave des dieux et des élus », Genava, 17 (1939), p. 211-217). Des analyses chimiques révèlent que l’encens issu de la Boswellia (Arabie) contient quatre types de terpènes (terme désignant des hydrocarbures telles que l’essence de térébenthine), et que sa fumée agit sur les cellules du cerveau de même manière que l’huile de cannabis (cfr P. Faure, Parfums et aromates de l’Antiquité, Paris, 1996, p. 33, 344). « Miraculum voco, quicquid arduum aut insolitum supra spem vel facultatem mirantis apparet » (Augustinus, De utilitate credendi, XVI, 34, éd. mise à jour G.  Madec, Paris, 1982 (BA 8), p. 292). Sur cette définition, voir aussi M. Van Uytfanghe, « Pertinence et statut », p. 82).

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tout comme le parfum que semble dégager le bûcher sont peut-être des phénomènes assez simples auxquels l’excitation du moment donnait une signification spéciale243 ». Quoi qu’il en soit, ce type d’approche rationaliste ou positiviste ne nous permet pas d’aller très loin, puisqu’elle est foncièrement anachronique, et que d’ailleurs l’état de notre documentation ne nous permet d’émettre que des hypothèses ; surtout, elle ne prend pas en considération les effets et les fonctions qu’ont pu déployer, pour les individus comme dans leurs milieux sociaux et communautés, les exhalaisons miraculeuses et les récits qui en ont été faits244. C’est ce vers quoi nous devons maintenant tourner notre attention. Effets des perceptions olfactives extraordinaires L’analyse du langage de l’olfaction nous a permis, dans un précédent chapitre, de mettre en évidence des aspects significatifs, sur lesquels nous pouvons maintenant revenir dans une perspective plus vaste. Nous avons, par exemple, noté que le grand nombre de subordonnées consécutives et explicatives dans les récits constitue un signe évident que la perception d’odeurs prodigieuses s’accompagne nécessairement d’effets et qu’elle remplit une fonction dans la narration des événements  – mais également, peut-on supposer, parmi les auditeurs et les lecteurs de ces textes. Par ailleurs, nous observons dans la plupart des mentions d’odeurs extraordinaires un certain déficit descriptif, puisque les adjectifs qualificatifs sont limités à suavis, magnus,

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H. Delehaye, Les Passions des martyrs et les genres littéraires, 2e éd. rev. et corr., Bruxelles, 1966, p.  17. De son côté, après avoir évoqué de possibles explications rationnelles du parfum du bûcher, B.  Kötting conclut : « ‘Realitäten des Glaubens’ widerstehen der rational-kausalen Erklärung » (B.  Kötting, « Wohlgeruch der Heiligkeit », in Jehnseitsvorstellungen in Antike und Christentum. Gedenkschrift für A.  Stuiber, Münster, 1982 (Jahrbuch für Antike und Christentum. Ergänzungsband 9), p.  174). La dimension symbolique du martyre de Polycarpe est le mieux expliquée par G. Buschmann (Übers. und Erkl.), Das Martyrium des Polykarp, Göttingen, 1998, p.  301-309 pour l’élément du parfum. Cet auteur souligne : « Der Wohlgeruch (‘evodia’) darf ebensowenig wie der wundersam schützende Wind historistisch-naturalistisch erklärt und damit neutralisiert werden, etwa als Geruch wohlriechender verbrennender Hölzer auf dem Scheiterhaufen ; er ist vielmehr in seiner symbolischen Bedeutung zu fassen » (ibid., p. 301). Notons d’ailleurs que l’épouvantable odeur attribuée par les hagiographes à certains morts semble probablement moins ‘miraculeuse’ pour des esprits modernes que le parfum des saints, car nous la relions spontanément à d’évidentes causes d’ordre biologique. Or cette différence d’appréciation entre odeurs bonnes et mauvaises est absente des textes étudiés. Par conséquent, l’interprétation des odeurs extraordinaires, bonnes ou mauvaises, ne peut se contenter de leur supposer des causes naturelles, physiques ou psychologiques. R. Van Dam souligne également – en rapport avec les maladies et les récits de guérisons miraculeuses dans notre période – le caractère réducteur d’approches reflétant l’analyse clinique moderne des disfonctionnements psychologiques ou biologiques (cfr R. Van Dam, Saints and their Miracles in Late Antique Gaul, Princeton, 1993, p. 84-85).

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mirus ou mirabilis… Ces odeurs sont, littéralement, ineffabiles, inenarrabiles, et c’est à leurs effets qu’elles se laissent réellement reconnaître. Établir une classification est, dans les sciences humaines, une entreprise souvent nécessaire et toujours risquée : soit on doit présenter hors du classement retenu des exceptions plus ou moins nombreuses, soit on force ces dernières dans des catégories préétablies, malgré les distortions que cela implique pour leur interprétation. Ce problème nous concerne de près, puisque la diversité doctrinale, géographique, liturgique, joue peut-être un rôle dans les modes d’intervention et les effets des odeurs des saints. Notre documentation ne se prête pas à tout type de classification. On pourrait, par exemple, se demander si les odeurs attestées dans les textes narratifs exercent leurs effets sur des individus d’abord, ou sur des groupes ; or il apparaît vite difficile de mettre en œuvre une telle classification, car les textes ne sont généralement pas aussi précis et détaillés que nous le souhaiterions. Surtout, il faut bien voir que, une fois mis par écrit, tout récit prend un statut ‘officiel’ et collectif, puisque la plupart des hagiographes écrivent au nom d’une communauté et à son intention, la Vita devant généralement contribuer à l’édification morale et concrète de celle-ci, et répondre à ses besoins. En tenant compte des caractéristiques de notre documentation et des éléments dégagés jusqu’ici, nous nous limiterons donc à rappeler à traits sommaires les principaux effets attribués aux odeurs extraordinaires, celles des saints surtout, qu’elles interviennent durant l’existence de ceux-ci ou après leur trépas. La joie et la stupeur sont les sentiments les plus souvent indiqués lors de la perception d’odeurs suaves : « erant namque ibidem gaudentes et quasi exultantes leticia inenarrabili245 ».  Il est vrai que la perception olfactive n’est souvent qu’un élément parmi d’autres : découverte du corps saint intact246, chants et lumière247… Le gaudium n’est donc pas suscité exclusivement par les prodigieux parfums. Quant à l’émerveillement et à la stupéfaction, ils sont souvent dus simultanément à la bonne odeur du mort et à la vision de son corps préservé de la décomposition248. Les odeurs suaves sont réconfortantes : « animi maestitiam et adventu laetificent et reficiant suavitate249 ». Au contraire de l’éclat lumineux parfois 245

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Vita Adelphii abbatis Habendensium, 11, MGH SRM IV, p. 228. « Quo [= locum sepulturae] patefacto tantae suavitatis fragrantia omnes nos circumstantes accepit, ut prae nimio gaudio atque admiratione prosterneremur in terra » (Eugippius, Commemoratorium vitae sancti Severini, 44, 6, p. 290). Voir aussi Vita Arnulfi, 23 ; Vita Hugberti, 2 ; Ermanricus, Sermo de vita sancti Sualonis dicti Soli, 10. Cfr par exemple VJ, 2 ; Vita Eligii episcopi Noviomagensis, II, 6. Cfr Dial., IV, 16, 5-7 ; Ionas Bobiensis, Vitae Columbani discipulorumque eius, II, 16 ; Felix, Vita Guthlaci, L ; etc. Il est pourtant au moins un auteur, Paulin de Milan, pour affirmer qu’il n’y a pas lieu de s’étonner si les corps des martyrs sont retrouvés intacts, « puisque le Seigneur a promis auparavant dans l’Évangile que ‘nul cheveu de leur tête ne périrait’ (Luc. 21, 18) » (Paulinus Mediolanensis, Vita Ambrosii, 32, texte étudié supra, p. 255 sq.). Cfr GM, 90 (il s’agit des fleurs poussant près des reliques d’Eulalie : cfr supra, p. 358 sq.) ; Vita Chrothildis, 14.

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perçu au même moment, elles n’effraient pas mais apportent le réconfort250. Il faut relier à cet effet celui d’une sensation de rassasiement : le protagoniste d’une translation rapporte que lui et ses compagnons furent « refocilati […] ex odore fraglanti251 ». Déjà, durant une vision, Perpétue, Saturus et leurs compagnons avaient été, dirent-ils, « sustentés par un indicible parfum, qui nous rassasiait252 ». Maints textes relatent que l’odeur extraordinaire « remplit » ceux qui la perçoivent : « Etiam odore tanto repleti sumus, ut omnium aromatum vinceret suavitatem253 » ; à l’instar d’une boisson spirituelle, elle comble la foule assistant à la translation du saint254. Un effet particulièrement significatif des exhalaisons est manifeste dans l’emploi de verbes comme credere, ostendere, ou intellegi : la suavitas suscite, ou plutôt confirme la foi255. Elle signale, en effet, ou elle annonce, une Présence, en premier lieu celle du Christ256. Toujours sur le plan des réalités divines, elle est aussi signe de la présence de la « puissance divine257 », de la présence des anges258 et, logiquement, de celle d’un « ami de Dieu259 ».

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« Quam lucem protinus miri est odoris fragrantia subsecuta, ita ut earum animarum, quia lux emissa terruerat, odoris suavitas refoveret » (Dial., IV, 16, 5, vol. 3, p. 66). Ermanricus, Sermo de vita sancti Sualonis dicti Soli, 10, p. 162. « […] odore inenarrabili alebamur qui nos satiabat » (Passio sanctarum Perpetuae et Felicitatis, 13, 7, éd. H. Musurillo, Oxford, 1972, repr. in M. P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà, p. 78). Voir aussi le récit de la vision de Salvius chez Grégoire de Tours (Hist., VII, 1), texte analysé supra, p. 397 sq.). Paulinus Mediolanensis, Vita Ambrosii, 32. « […] un si grand parfum sortit de la tombe en exhalant une ineffable douceur, qu’il remplissait de son excessive douceur non seulement tout le peuple à l’intérieur de la sainte église mais aussi la populace placée sous le portique et à l’entrée, et, comme une sorte de récompense, il les restaurait d’une boisson spirituelle » : « […] tanta fragrantia de tumulo ineffabilem exhalans suavitatem prodiit, ut non solum cunctum in sancta ecclesia populum verum etiam sitam in porticibus atriisque plebem dulcedine nimia repleret et velut quodam retributionis munere spiritali hausto reficeret » (Vita sancti Amantii, 79-80, MGH Auct. Ant. IV/2, p. 62, texte présenté supra, p. 280). « […] ‘Credo in Christo, quod ostendit mihi martyrem suum, quando haec me suavitas circumdedit’ » (GM, 62, p. 80). S. A. Harvey a pour sa part montré l’émergence de la fonction proprement cognitive de l’encens liturgique (cfr « St Ephrem on the Scent of Salvation », Journal of Theological Studies, 49 (1998), surtout p. 119-120). « […] sancta illa anima est e corpore egressa, tantaque subito fragrantia miri odoris aspersa est, ut ipsa quoque suavitas cunctis ostenderet illic auctorem suavitatis venisse » (Dial., IV, 17, 2, vol. 3, p. 68). « Statim divina virtus adfuit, quae ad demonstrandam pontificis gloriam odorem suavitatis ostendit ; flagrabat de illo odor nectarius, tamquam si fuisset multis aromatibus delibutus » (Vita Lupi episcopi Senonici, 26, MGH SRM IV, p. 186). « […] miri odoris flagrantia omnium perfuderat nares, ut perspicuae intellegeretur, ad exequia viri sancti angelicum venisse ministerium » (Alcuinus, Vita Willibrordi, 25, MGH SRM VII, p. 135). Il est intéressant de noter que la Vita Corbiniani retractata intitule un récit de phénomènes miraculeux « De fulgore luminis et fraglantia odoris […] viso et intellecto a clericis » (Vita Corbiniani episcopi Baiuvariorum retractata B, MGH SRM VI, p. 622) ; le texte est daté par Br. Krusch entre 824-931 ( !). « […] tantusque odor suavitatis flagrabat a tumulo, ut non dubitaretur, ibique quiescere Dei amicum » (GC, 83, p. 352).

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Elle est également annonciatrice du dessein divin sur un saint en lui faisant comprendre l’avenir, par exemple son élection épiscopale260. Les odeurs extraordinaires ont donc un effet révélateur. Il n’est peut-être pas anodin qu’un des tout premiers textes latins associant découverte de reliques et parfum suave soit justement intitulé Revelatio261. Rappelons par ailleurs que cet effet révélateur, et donc de type cognitif, est mentionné aussi dans le cas d’odeurs nauséabondes hors du commun262. Le cas, fréquent dans nos récits, d’un parfum précédant ou accompagnant la découverte ou la translation d’un corps saint montre que la fonction cognitive jouée par la perception olfactive ne constitue pas une fin en soi, mais permet de distinguer entre les corps jouissant d’un statut privilégié, sacré, et ceux qui sont soumis à l’universelle condition des mortels. Même s’il nous faut faire la part de la rhétorique, nous lisons clairement cette distinction dans les histoires indiquant que les protagonistes s’attendent à ce que des restes mortels sentent mauvais ou qu’ils soient décomposés263 – les deux phénomènes étant évidemment liés. Prenons l’exemple de la Vie d’Ansbert (viiie s.264). Après une inhumation provisoire de dix-sept jours, le saint doit être transporté vers sa sépulture définitive ; alors que l’on pense que le corps sent maintenant mauvais, « un grand parfum à la très douce odeur » se répand au moment où l’on ouvre la tombe265. Et presque un mois après la mort du saint, au moment où les moines de Fontenelle s’apprêtent à le déposer dans sa tombe, le signe odorant de sa sainteté est à nouveau perçu par les présents, bien qu’ils estiment « qu’en raison d’un aussi long intervalle de temps » le corps sentira mauvais266. À travers les réflexions des contemporains, le récit montre bien que la translation d’Ansbert s’accompagne de son transfert d’une catégorie à une autre : de celle du commun des mortels, destinés à sentir mauvais après leur mort, à celle des saints, dans lesquels se produisent des processus biologiques 260

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« […] odoratus est odorem suavitatis, intellexitque, hoc onus esse sacerdotii ipsius dignitatem » (VP, XVII, 1, p. 278). Signe prophétique analogue chez Venance Fortunat, Vita sancti Marcelli, 24. Revelatio sancti Stephani (cfr supra, p. 258 sq.). Cfr p. ex. Sulpicius Severus, Vita Martini, 24, 8 ; VP, XI, 1 ; Vita Genovefae, 30. Plusieurs textes relatent que, contrairement à ce que l’on imaginait, le corps saint est retrouvé entier : « […] humaniter aestimantes ossa funeris invenire disiuncta, nam annus sextus depositionis eius effluxerat, integram corporis compagem repperimus » (Eugippius, Commemoratorium vitae sancti Severini, 44,  6, p.  290). Autre exemple : « Nec audebant adhuc prospicere in monumento, nescientes, vel si aliqua particula de illius gleba adhuc pulveris apparuisset » (Vita Hugberti, 19, MGH SRM VI, p. 494). On peut sans doute y lire un écho du manque de foi des disciples du Christ, avant tout à l’égard de sa résurrection (cfr Matth. 28, 17 ; Marc. 16, 11-14 ; Luc. 23, 11 ; Ioh. 20, 24-29). Les datations proposées pour ce texte varient grandement (cfr supra, p. 292). « Cumque sepulchrum illius aperuissent et putarent venerabile illius corpus ob tam prolixi temporis intervallum iam fetere, tanta suavissimi odoris fraglantia inde manavit » (Vita Ansberti episcopi Rotomagensis, 27, p. 637). « […] aestimans illud ob tam prolixi intervallum temporis […] subito fetere. Cumque sanctum illius caput velamine opertum denudassent, tantae suavitatis flagrantia inde manavit » (ibid., 36, p. 640).

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totalement différents, signes de leur passage déjà advenu dans le monde de la résurrection267. Nous lisons encore un autre effet dans les récits d’exhalaisons prodigieuses. Le parfum suave émanant d’une tombe ou de reliques, en révélant et en authentifiant leur statut de sainteté, entraîne normalement268 des décisions pratiques : avertir l’évêque269 et les autorités politiques270, réciter des prières et chanter des hymnes271, construire une tombe, un abri ou un oratoire272, ou procéder à une translation. Mais l’olfaction contribue à faire prendre des décisions dans d’autres circonstances aussi. Ainsi, les Vies des Pères du Jura relatent  que des fidèles touchés par le parfum des saints entreprennent de se ‘convertir’, autrement dit de gagner la communauté monastique273. Selon Grégoire de Tours, une expérience analogue se trouve à l’origine de la vocation monastique de son ami Salvius : « Dès que le parfum du souffle divin eut pénétré dans les profondeurs de ses entrailles, ayant abandonné le service du siècle, il gagna un monastère274 ». Les perceptions olfactives les plus significatives, bonnes ou mauvaises, sont toujours chargées d’émotions275. Il n’est donc pas surprenant que, comme ces dernières, elles entraînent des prises de décisions et des actions276. Fonctions des perceptions et des récits d’odeurs suaves En bonne méthode, il serait nécessaire de distinguer nettement les sources dont nous disposons et les informations historiques que nous sommes en 267

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Pour d’autres témoignages opposant attente de la puanteur cadavérique et odeur suave effectivement perçue, voir Hugeburc, Vita Wynnebaldi, 13 (texte cité supra, p. 300 sq.). Il y a cependant des exception : lorsqu’un doux parfum s’exhale de la tombe d’un saint moine, l’abbé du monastère de Saint-André à Rome se limite à rapporter ce fait comme confirmation d’une vision précédente (cfr Dial., IV, 49, 5, texte présenté supra, p. 373 sq.). Cfr GC, 18. Cfr Vita Hugberti, 20. Cfr Revelatio sancti Stephani, B, 48 ; GM, 62. Cfr GC, 18 ; Vita Eligii, II, 6 ; II, 68 ; etc. « […] la renommée des saints s’était répandue si loin, de tous côtés, que la suave odeur de leurs mérites faisait maudire les horreurs et la puanteur du siècle à des foules de croyants, et les déterminait à fuir le monde » : « […] ita longe lateque sanctorum sese fama diffuderat, ut fraglans bonae opinionis odor, horrorem nidoremque saeculi detestando, credentium turbas persuaderet effugere… » (Vita patrum Iurensium : vita sancti Romani, 14, éd. et trad. Fr. Martine, Vie des Pères du Jura, Paris, 1968, p. 254-255). « Iam cum divini spiramenti odor interna viscerum attigisset, relicta saeculari militia, monastyrio expetivit » (Hist., VII, 1, p. 323. Sur Salvius, voir supra, p. 398 sq.). En outre, « les attentes des sujets à l’égard des odeurs, autant que les odeurs elles-mêmes, sont productrices d’effets sur l’humeur » (A. Holley, Éloge de l’odorat, p. 184). Cfr C.  Larrington, « The psychology of emotion and study of the medieval period », Early Medieval Europe, 10 (2001), p. 254. Dans le règne animal, nombre de comportements sont guidés par les odeurs (cfr A. Holley, Éloge de l’odorat, p. 24-49).

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mesure d’y chercher : en l’occurrence, les fonctions des perceptions olfactives relatées ne coincident pas (forcément) avec celles des récits qui les rapportent. Nos recherches montrent pourtant la difficulté, voire l’impossibilité, de respecter ce principe. Nous laisserons donc de côté les éventuelles fonctions pragmatiques des compositions hagiographiques pour affronter d’un seul tenant les questions les plus fondamentales, les plus ouvertes, les plus délicates aussi : en quoi la perception de suavissimi odores était-elle digne d’intérêt ? Pourquoi, tout simplement, en faisait-on le récit ? Odeurs et communication Il est désormais connu d’un large public que les animaux échangent entre eux des signaux chimiques odorants, parfois appelés phéromones, pour réguler surtout les rapports entre les sexes. Il est possible que les êtres humains aient conservé ce système de communications chimiques, d’ailleurs très utilisé par les autres mammifères, mais son mode opératoire reste mal connu et discuté277. Si l’on ne peut encore affirmer le maintien dans le genre humain de cette faculté de communication, nous constatons, en revanche, que la communication symbolique mise en jeu à travers l’olfaction est pleinement active278. Dans le cadre de nos recherches, cette dimension est évidente pour le domaine liturgique : tant les sources anciennes279 que les études modernes280 assignent, par exemple, une fonction communicative symbolique aux offrandes d’encens. Sur un autre plan, le geste du rite de l’Effeta associe l’apertio des oreilles à celle des narines : l’ouverture du néo-baptisé à « la bonne odeur du Christ » est simultanément liée à l’ouverture des organes de l’ouïe et de la parole – organes par excellence de la communication –, comme l’explicite entre autres le Liber ordinum mozarabe281. La fonction communicative de l’olfaction concerne également les saints. Un commentaire scripturaire de Grégoire le Grand relie, bien que de façon indirecte, communication (verbale) et odeur des saints282. Jean Chrysostome

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Cfr ibid., p. 191-199 ; A. Le Guérer, Les pouvoirs de l’odeur, nouv. éd. rev. et augm, Paris, 1998, p. 19 sq. Cfr C. Classen, D. Howes, A. Synnott, Aroma. The Cultural History of Smell, London - New York, 1994, passim ; A. Le Guérer, Les pouvoirs de l’odeur, passim. D’ailleurs, quels que soient les sens impliqués, pour l’être vivant le ‘sentir’ est un mode de communication avec le monde (cfr R. Barbaras, La perception, p. 62). Cfr S. A. Harvey, « St Ephrem », p. 120. Voir aussi notre Première Partie, passim. « Der Duftbereich ist nicht das wichtigste menschliche Sinnesvermögen. Er nimmt aber im Rahmen zeichenhaft-nichtverbaler Kommunikation durch aus einen bedenkenswerten Platz ein » (H. Reifenberg, « Duft-Wohlgeruch als Gottesdienstliches Symbol. Liturgisch-phänomenologische Aspekte des odoratischen Elementes », Archiv für Liturgiewissenschaft, 29 (1987), p. 350). « Effeta, Effeta, cum Spiritu Sancto, in odorem suavitatis effeta. Bene omnia fecit et surdos fecit audire et mutos loqui » (Liber ordinum mozarabe, cit. dans P.  de  Puniet, « Apertio aurium », col. 2534). Cfr L. L. Mitchell, Baptismal Anointing, p. 136. « […] quand leur bouche ne s’ouvre pas, les cœurs des saints sont cachés ; mais ils se découvrent quand s’ouvre leur bouche ; et ils sont dits ouvrir leur bouche quand ils découvrent leurs pensées, afin que, l’esprit attentif à ces sortes de vases ouverts, nous nous hâtions de saisir ce qu’ils

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(347-407), pour sa part, dans une homélie commémorant la procession funèbre en l’honneur de sainte Pélagie, compare à des encensoirs les conversations au sujet des martyrs283. Odeurs et communication ont donc partie liée dans le discours chrétien. Cependant, étudier la fonction de communication de la transmission et de la réception d’odeurs constitue un champ encore neuf en histoire. Il est néanmoins indiqué dans un article programmatique que Marco Mostert a consacré à l’étude de la communication médiévale284. Cet auteur y explique que la communication ne se limite pas aux messages écrits ou oraux, même s’ils revêtent une grande importance : outre les signes propres aux domaines de l’art, de la musique, des gestes, des rituels, la communication non verbale peut faire appel aux signes olfactifs285. De plus, parmi les acteurs de la communication on peut comprendre des ‘émetteurs’ comme Dieu lui-même, ou les saints, autrement dit des êtres normalement situés hors du domaine sensoriel286. Marco Mostert précise également que les formes de communication mises en œuvre à travers les différents sens ne présentent pas les mêmes caractéristiques : l’odeur, par exemple, ainsi que le toucher ou le goût, supposent la plus grande proximité entre ‘émetteur’ et ‘récepteur’287. Si nous revenons à notre documentation, nous pourrions dire que l’effet ‘révélateur’ des odeurs suaves s’inscrit en soi dans une dimension de communication : le parfum des saints, de leurs reliques en particulier, constitue une sorte de message, qui, on l’a vu, entraîne des réponses de la part des présents. Cependant, nous devons avoir conscience du caractère particulier de la communication olfactive avant d’en préciser les modalités. En effet, selon Marco Mostert, pour qu’il y ait réellement communication, l’émetteur doit être conscient de transmettre un message288 ; or, dans le cas de l’émission des odeurs extraordinaires, cet aspect apparaît souvent ténu, ou du moins n’est-il pas explicité289. Si, par exemple, une fragrance aromatique signale la présence de

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contiennent et de nous ranimer à leur parfum intérieur » : « […] sanctorum corda quae clauso ore occulta sunt, aperto ore deteguntur ; et cum cogitationes detegunt os aperire referuntur, ut intenta mente quasi apertis vasculis, quid intus contineant festinemus agnoscere, ac nosmetipsos eorum intimo odore recreare » (Gregorius Magnus, Moralia in Iob, IV, 1, p. 163). « Remplissons la route d’encens : même si quelqu’un place des encensoirs tout au long du chemin pour parfumer l’air d’une douce odeur, la route n’apparaîtra pas aussi digne qu’elle n’apparaîtra maintenant si ceux qui y passent, se racontant les uns aux autres les combats des martyrs, retournent chez eux en faisant chacun de sa langue un encensoir » (Jean Chrysostome, Hom., I, PG 50, col. 583, cit. dans B. Caseau, ‘Evodia’, p. 109). Cfr M.  Mostert, « New Approaches to Medieval Communication ? », in New Approaches to Medieval Communication, ed. M. Mostert, Turnhout, 1999, p. 15-37. Cfr ibid., p. 21. Cfr ibid. Cfr ibid., p. 22. Cela implique que ces formes de communication ne sont pas disponibles uniformément à tous les protagonistes d’un événement quelconque. Cfr ibid., p. 19. Dans une étude comparatiste de l’odeur des martyrs chrétiens et musulmans, S. Evans en souligne la fonction communicative, celle-ci étant entendue dans un sens large, proche de celui

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reliques et, le cas échéant, ‘invite’ à les exhumer, et donc à les honorer comme il convient, c’est moins en raison d’un message catégorique que parce que les ‘récepteurs’ l’interprètent ainsi290. Sur la base d’une explication d’Augustin, on peut dire que, à l’instar de tout signum miraculeux, l’‘odeur de sainteté’ ressemble à des caractères qu’il faut savoir lire291. Toutefois, on notera que l’intentionnalité de la communication olfactive, si elle n’est pas démontrable au niveau des événements ‘tels qu’ils se sont déroulés’, est bien présente – à divers degrés – au niveau du récit qui en est fait : ce dernier met en scène des êtres, Dieu et les saints, qui veulent positivement se manifester et transmettre un message. – Communication olfactive : des relations personnelles La communication olfactive suppose d’abord la présence non seulement d’une source d’odeurs (un ‘émetteur’ : le saint ou la sainte, Dieu ou, à l’opposé, le diable), mais également d’une ou plusieurs personnes (‘récepteurs’) qui perçoivent les odeurs comme des messages ou des signes : il est évident qu’en l’absence de ‘récepteurs’, il n’y aurait ni expérience, ni récit. Il est intéressant d’observer qu’un certain nombre de nos sources situent la perception d’odeurs extraordinaires dans le cadre d’une relation personnelle préexistante entre ‘émetteur’ et ‘récepteur’. Cette situation est clairement illustrée par un carmen de Paulin de Nole : mais quel parfum, se répandant dans l’air, parvient à mes narines ? d’où jaillit à mes yeux une lumière inattendue ? […] Je connais cet homme, qu’accompagnent de divins parfums et sur le visage de qui resplendit une gloire céleste. Cet homme […], c’est Emilius292.

Il nous faut, certes, faire la part du langage poétique ; il n’en reste pas moins que la venue à Nole de l’évêque de Bénévent, ami de Paulin, est décrite dans les termes de l’olfaction aussi. Une situation comparable, mais dans des circonstances plus détaillées, est rapportée par Grégoire de Tours au sujet de son maître et ami Avit de Clermont : « nous tous qui étions avec lui avons perçu

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que nous adoptons ici ; notre méthodologie est cependant différente de celle de l’auteure (cfr S. Evans, « The Scent of a Martyr », Numen, 49 (2002), p. 193-211). Cette constatation est encore plus vraie dans le cas des mauvaises odeurs du diable et des pécheurs : non seulement nous ne lisons chez ceux-ci aucune volonté positive de transmettre un message, mais en plus leurs exhalaisons elles-mêmes ont lieu indépendamment de leur volonté. Cfr Augustinus, In Evangelium Ioannis tractatus CXXIV, Tract. 24, 2. « […] sed quis odor nares adlabitur aethere manans ? / unde meos stringit lux inopina oculos ?/ […] nosco virum, quem divini comitantur odores / et cui sidereum splendet in ore decus. / hic vir hic est […] Aemilius » (Paulinus Nolanus, Carmina, 25, 203-212, (ed. G. De Hartel, 1894), ed. altera supplementis aucta M. Kamptner, Wien, 1999 (CSEL 30), p. 244-245). Une description similaire est faite de Nicet, missionnaire auprès des Daces, dans le carmen 27, v. 155 sq.

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par nos narines un parfum de lys, de roses293 ». Cependant, le lien entre odeurs et relations personnelles est apparent surtout dans des récits relatant la mort ou les funérailles des saints en présence de leurs disciples, ou dans ceux décrivant l’exhumation et la translation des reliques. Prenons quelques exemples. Lorsque Pélagie, une sainte femme de Limoges, meurt, on attend pour l’inhumer que ses serviteurs et ses servantes soient tous arrivés : alors seulement, « avant son ensevelissement, une telle suave odeur s'exhala du corps que tous en étaient dans l'admiration294 ». C'est la familia de Pélagie qui sent la douce odeur295. Lorsque Jonas de Bobbio, séjournant dans le monastère de Faremoutiers, assiste à la mort de Gibitrude, il perçoit un parfum de baume296 ; l'expérience se répète un mois plus tard, alors qu'il célèbre une messe pour la religieuse297. Des odeurs suaves sont perçues par les membres des communautés monastiques autour des reliques de leurs fondateurs ou de représentants de leurs communautés prestigieux ou réputés pour leur piété : c’est l’expérience faite par les disciples de saint Séverin298, par l’abbé de Saint-André à Rome299, par les moines et les moniales de Faremoutiers300, par ceux de Fontenelle301. La perception du parfum du saint est parfois réservée au seul fils spirituel, à l’exclusion d’autres personnes présentes302. Ailleurs, c’est la dévotion d’un individu qui permet au saint de commencer à manifester sa présence odorante303. La perception de l’odeur du saint est ainsi éminemment liée à la relation personnelle et à la proximité physique que l’on a avec lui, ce qui peut expliquer « la variabilité sensorielle » des récits hagiographiques, comme l’a montré Susan A. Harvey au sujet des trois biographes anciens de Syméon Stylite304. Suivant des observations de Ernst  R. Curtius, rappelons que la fréquence des mots suavis et suavitas dans les descriptions des odeurs des saints pourrait dénoter elle aussi l’idée d’une relation familiale ou amicale entre les 293

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« […] omnes qui cum eo eramus odorem liliorum, rosarum naribus hausimus » (GC, 40, p. 323. Nous avons étudié ce texte supra, p. 365 sq.). « Quarta vero die, priusquam sepeliretur, tantus odor suavitatis eflagravit a corpore, ut omnes admirarentur » (GC, 102, p. 363. Cfr supra, p. 107). Pour un exemple de liens de famille naturels entre le saint odorant et les protagonistes de son exhumation, voir la Vita Wynnebaldi, 13 (cfr supra, p. 300-301). Cfr Vitae Colombani abbatis discipulorumque eius, II, 12. « […] cum eius commemorationem ex more ecclesiastico facere conaremur et missarum sollemnia celebraremus, tanta flagrantia ecclesiam replevit, ut omnium unguentorum ac pigmentorum odores crederes adesse » (ibid.). Cfr Eugippius, Commemoratorium vitae sancti Severini, 44, 6. Cfr Dial., IV, 49, 5. Cfr Beda Venerabilis, HE, III, 8. Cfr Vita Ansberti episcopi Rotomagensis, 27 et 36 ; Vita Vulframni episcopi Senonici, 14. Cfr Venantius Fortunatus, Vita sanctae Radegundis, 35 ; Hugeburc, Vita Wynnebaldi, 9-10 (textes présentés supra, p. 378-379 et 552-553). Cfr Vita Adelphii abbatis Habendensium, 11.  Cfr S. A. Harvey, « Olfactory Knowing : Signs of smell in the Vitae of Simeon Stylites », in After Bardaisan. Studies on Continuity and Change in Syriac Christianity in Honour of Professor Han J. W. Drijvers, ed. G. J. Reinink, A. C. Klugkist, Leuven, 1999, p. 23-34.

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percepteurs et les émetteurs de l’odor suavitatis305. L’expérience olfactive de la proximité du saint est d’ailleurs souvent décrite en des termes dénotant l’intimité : l’‘odeur de sainteté’ pénètre, remplit, réconforte et console306… – Communication indicible Le recours très fréquent aux qualificatifs ineffabilis et inenarrabilis à propos d’odeurs extraordinaires indique clairement que l’on a affaire avec une forme de communication qui est non verbale de deux points de vue : les odeurs en question ne sont pas un langage (au sens d’un système de signes307), et elles sont indicibles. Plus encore, non seulement ces odeurs sont littéralement indescriptibles, mais leur message concerne des réalités que la parole est incapable de communiquer, les deux aspects étant intimement liés. Percevoir des senteurs ineffables signifie faire une certaine expérience du divin : comme l’indique la Vie de saint Trond, l’« ineffable odeur du parfum céleste » est associée à la « sainteté de vie » ainsi qu’à « la manifestation de la grâce divine308 ». Nous reviendrons plus loin sur cette fonction essentielle de l’‘odeur de sainteté’, mais nous devons encore signaler que, dans un texte au moins, le caractère ineffable d’expériences olfactives extraordinaires est intrinsèquement et littéralement lié avec ce dont ‘on ne peut pas parler’. Il s’agit du récit de la vision de Salvius, rapporté par Grégoire de Tours. On se rappelle qu’après un ‘voyage’ au Paradis survenu alors qu’il était apparemment mort, Salvius revient en vie, mais passe trois jours sans parler, sans boire ni manger. Il se décide finalement à raconter son expérience. Mais il regrette bien vite d’avoir cédé aux instances de ses compagnons : Après avoir prononcé ces paroles, à la stupéfaction de tous ceux qui étaient là, le saint de Dieu recommença à dire avec des larmes : ‘Malheur à moi, parce que j’ai osé révéler un tel mystère. Car voici que le parfum suave, que j’avais puisé dans le lieu saint, et par lequel j’ai été sustenté pendant ces trois jours sans [prendre] aucune nourriture ou boisson, s’est retiré de moi309.

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« Les termes dulcis, suavis, dulcissimus, suavissimus sont en latin quelque chose de très courant pour désigner les proches (parents et amis) » (E. R. Curtius, La littérature européenne et le Moyen Âge latin, (1ère éd. all. 1947), Paris, 1991, p. 644-645). Sur ces points, voir notre chapitre dédié au « langage de l’olfaction », en particulier p. 486. « Perfume is not a language or a substitute for language. […] Perfume is symbolic, not linguistic, because it does what language could not do – express an ideal, an archetypal wholeness, which surpass language while language remains subservient to the more or less worldly business of communicating » (A. Gell, « Magic, Perfume, Dream… », in Symbols and Sentiments. Cross-cultural Studies in Symbolism, ed. I Lewis, London - New York, 1977, p. 30). Cfr Vita Trudonis confessoris Hasbaniensis auctore Donato, 21.  « Haec eo loquente, stupentibus cunctis qui aderant, coepit iterum sanctus Dei cum lacrimis dicere : ‘Vae mihi, quia talem misterium ausus sum revelare. Ecce enim odor suavitatis, quam de loco sancto hauseram, et in quo per hoc triduum sine ullo cybo potuque sustentatus sum, recessit a me’ » (Hist., VII, 1, p. 326).

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La conséquence du recours de Salvius au langage verbal (et donc le dévoilement d’un mystère réservé à lui seul, un privilégié que le texte appelle « sanctus Dei ») consiste en la disparition du parfum nourricier : la persistance de celui-ci est incompatible avec la parole humaine ; la parole fait tarir la perception paradisiaque. Or, dans la vision de Salvius, la perception de l’odor suavitatis est directement associée à la présence divine dans le Paradis310, dont elle est une manifestation destinée à soutenir les élus, Salvius en l’occurrence : peut-on aller jusqu’à dire que ce parfum suave représente la Parole divine, par opposition à la parole humaine ? En tout cas, on se trouve de toute évidence face à deux modes de communication antagonistes. L’expérience d’une présence sacrée L’odor suavitatis transmet essentiellement le message d’une présence sacrée : celle de Dieu311, plus souvent celle des saints – mais les deux ne peuvent être opposées, du moins dans nos textes, dans l’ensemble fondamentalement théocentriques312. Mieux encore : percevoir une odeur extraordinaire, c’est faire l’expérience de cette Présence, qui, dans le cas de celle des saints, n’est pas décrite comme étant statique, mais au contraire dynamique et agissante. On en voit un exemple dans un miracle de saint Martin qui relie l’odeur du saint à son intervention ; cette dernière fut suscitée par la prière de l’évêque Baudinus de Tours, pris dans une tempête : « soudain une odeur très douce comme du baume couvrit le bateau ; et, comme si quelqu’un en faisait le tour avec un encensoir, on sentait un parfum d’encens. À l’arrivée de ce parfum, la furieuse violence des vents cessa ». Et Grégoire de Tours conclut : « Que personne ne mette en doute que c’est à la venue (adventus) du bienheureux homme que cette tempête fut apaisée313 ». À Angers, un malade est guéri au moment où se fait sentir une odeur suave, signe de l’arrivée des saints Albinus et Martin314. Il peut toutefois arriver qu’une odeur extraordinaire n’ait d’autre fonction que celle de manifester la présence du saint, comme cela se produisit parmi les disciples de saint Wynnebald : alors que l’un d’entre eux entrait dans l’église pour y célébrer la messe, « un parfum de la plus douce odeur –  si abondant et si prodigieux !  – s’en vint à sa ren-

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Cfr ibid. Pour le détail de l’argumentation, voir supra, p. 401-402. Pour quelques exemples de théophanies touchant l’olfaction, nous nous permettons de renvoyer à notre chapitre « Les odeurs de l’Au-delà ». Selon Augustin, le miracle en général a pour fonction de manifester de quelque manière la présence de Dieu dans le monde (cfr De civitate Dei, XVI, 5). Cfr M. Van Uytfanghe, « Pertinence et statut », p. 111 sq. « […] subito supervenit odor suavissimus quasi balsamum in navi, tamquam si cum turabulo aliquis circuiret, odor timiamatis efflagravit. Quo odore adveniente, cessit violentia saeva ventorum, elisisque aquarum adstantium molibus, redditur mare tranquillum. […] Quod nullus ambigat, beati viri adventu hanc tempestatem fuisse sedatam » (VM, I, 9, p. 144). Cfr GC, 94.

iii  Odeurs en contextes

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contre315 ». Comme c’est généralement le cas lors de théophanies316, l’admirable parfum n’est ici pas associé à un miracle concret (guérison, transmutation de matière, etc.), mais constitue simplement le signe sensible de la présence vivante et bienveillante du saint : du point de vue du disciple de Wynnebald, avec ce « parfum de la plus douce odeur » c’est son père spirituel en personne qui « s’en vint à sa rencontre ». Dans certains textes, présence de Dieu et présence du saint sont en quelque sorte réunies dans l’unique expérience des parfums paradisiaques, comme l’illustrent, aux extrémités opposées de notre cadre chronologique, la Revelatio sancti Stephani317 et un hymne en l’honneur de saint Ansbert318. Quelle que soit l’origine exacte qui leur est assignée, ces délicieux parfums transmettent à ceux qui les perçoivent l’expérience de la proximité d’êtres transcendants, ainsi que d’un monde bienheureux, qui n’est pas séparé de celuici d’une façon absolue – ce que confirment par ailleurs les récits de visions et de voyages dans l’Au-delà. Pour ceux qui se comportent correctement – qui évitent toute forme de rusticitas, diraient Césaire d’Arles ou Grégoire de Tours319  – Dieu et ses saints se font proches et bienveillants. Quelle manifestation plus adéquate que celle passant par les suaves odeurs ? Celles-ci, en effet, sont délicieuses, et leurs propriétés étonnantes ; elles sont envahissantes, toutefois sans être insupportables320 ; elles sont insaisissables, mais perceptibles. Pénétrant jusqu’à l’intérieur de la personne, mais souvent invisibles, « elles sont l’image parfaite d’un Dieu spirituel321 », mais également, nous l’avons noté, du monde divin322. On comprend alors que, en dépit d’un premier refus, les chrétiens de 315

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« […] tam magna et tam miranda suavissimi odoris nectar obviam illo… veniebat » (Hugeburc, Vita Wynnebaldi, 10, MGH Script. XV, p. 114, texte étudié supra, p. 552-553). Cfr Hist., II, 31 ; Dial., III, 30, 1-7 ; Vita Remigii episcopi Remegensis, 14. « […] une odeur d’une douceur et d’un parfum tels en sortit que nul homme ne se souvient d’en avoir perçue de semblable, au point que nous estimions avoir été établis dans la beauté du paradis » : « […] tanta suavitas et fraglantia odoris inde egressa est quantam nullus hominum sensisse se meminit, ita ut putaremus nos in amoenitate paradisi esse positos » (Revelatio sancti Stephani, B, 45, éd. S. Vanderlinden, « ‘Revelatio sancti Stephani’ », Revue des études byzantines, 4 (1946), p. 215). « Un si grand parfum avait rempli là les narines des frères, / comme si tous se trouvaient parmi les fleurs du paradis, / que notre langue ne peut l’exposer en paroles » : « Tantus illic odor fratrum repleverat naribus,/ Acsi omnes paradysi interessent floribus,/ Quod nec lingua valet nostra proferre in vocibus » (Hymnus de Ansberto episcopo Rotomagensi, 19, MGH V, p.  643. Il s’agit d’une composition d’époque carolingienne). Cfr P. Brown, Le culte des saints. Son essor et sa fonction dans la chrétienté latine, Paris, 1984, p. 151152 ; id., L’essor du christianisme occidental, p. 126 sq. Voir aussi R. Van Dam, Gregory of Tours : Glory of the Martyrs, Liverpool, 1988, p. 26, n. 10. Nous avons cependant rencontré des exemples où l’odeur dégagée d’un tombeau ouvert est si extraordinaire qu’elle fait défaillir : cfr Vita Eligii episcopi Noviomagensis, II, 6 ; Ermanricus, Sermo de vita sancti Sualonis dicti Soli, 10 (dans ce second cas, la même odeur a ensuite un effet réconfortant).  B. Caseau, ‘Evodia’, p. 255. Voir aussi A. Gell, « Magic, Perfume, Dream », p. 29. Sur les caractéristiques du sens olfactif en rapport avec l’expérience du divin, voir B. Kötting, « Wohlgeruch der Heiligkeit », p. 168-169.

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l’Antiquité aient assez vite repris à leur compte l’usage cultuel d’encens323, la richesse d’expressivité symbolique des odeurs étant insurpassable. Or nos sources le montrent bien : l’expérience olfactive de la présence sacrée n’est pas le privilège d’une élite de mystiques ; dans la logique interne des récits que nous avons lus, la doctrine des ‘sens spirituels’ ne joue apparemment aucun rôle324. La disposition fondamentale qui est demandée aux chrétiens consiste en la dévotion, à la fois respectueuse, attentive aux signes et confiante325 ; elle n’est toutefois pas toujours nécessaire, comme en témoignent des indications de réticences et de manques de foi. D’ailleurs, à l’opposé, la puanteur du péché est également perceptible par n’importe qui. Comme chez les visionnaires que nous avons rencontrés326, les récepteurs des exhalaisons prodigieuses, suaves ou insupportables, peuvent donc être des laïcs, des clercs, des moines, ou des aristocrates : Dieu et ses saints ne font acception de personne. Car c’est bien Dieu le principal protagoniste, la cause des exhalaisons, même mauvaises : Dieu, qui révèle la sainteté de ses ‘amis’ par l’odor suavitatis, et la méchanceté des pécheurs par leur fetor. Les uns et les autres servent de révélateurs, comme si, au feu de Dieu327, leurs conditions corporelles-spirituelles opposées dégageaient des 323 324

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Cette évolution est précisément l’objet du travail déjà cité de B. Caseau, ‘Evodia’. Cependant, dans une perspective générale, elle participe de la conception d’un Dieu susceptible d’expérience. Sur les ‘sens spirituels’, voir supra, p. 96 sq. Au sujet de cette attitude, identifiée à la reverentia, nous renvoyons encore à P. Brown, Le culte des saints, p. 151-152. Jeunes femmes, enfants, moines, un soldat, un catéchiste, un père de famille… (cfr supra, « Les odeurs de l’Au-delà »). L’association de Dieu et du feu se retrouve dans les traditions juives aussi bien que chrétiennes ; les philosophes grecs, stoïciens ou néoplatoniciens spéculaient pour leur part sur la nature divine du feu (cfr C.-M. Edsman, Ignis divinus. Le feu comme moyen de rajeunissement et d’immortalité : contes, légendes, mythes et rites, Lund, 1949 ; id., Le baptême de feu, Uppsala, 1940). Purificateur et agent transformant la matière en lumière et chaleur, le feu peut symboliser le baptême, comme l’illustre une homélie catéchétique de Théodore de Mopsueste (mort en 428) sur le baptême : « Il te sied de penser que tu tombes dans l’eau [du baptême] comme dans un four et que tu es renouvelé et reformé pour être changé en une nature parfaite et pour quitter la mortalité ancienne et recevoir complètement une nature immortelle et indestructible » (cit. dans C.-M. Edsman, Ignis divinus, p. 78. Le récit biblique des trois jeunes gens dans la fournaise (cfr Dan. 3, 19-30) a d’ailleurs pris une place importante dans le premier art chrétien et dans la liturgie antique, en tant que symbole du baptême et de la résurrection. Sur le feu dans la liturgie chrétienne, cfr S. Rosso, « Éléments naturels », DEL, vol. 1, p. 313-314). Le fameux récit du martyre de Polycarpe présente le saint « cuisant » sur son bûcher comme le pain dans le four, et dégageant une odeur délicieuse (cfr Martyre de Polycarpe, XV, texte cité supra, p. 84. Pour un commentaire détaillé, cfr G.  Buschmann (Übers. und Erkl.), Das Martyrium des Polykarp, Göttingen, 1998, p.  291-309). Le feu reste néanmoins un élément profondément ambivalent, comme l’illustre parmi d’autres ce sermon de Césaire d’Arles : « il y a deux feux, évidemment un de la cupidité et un de la charité : un du côté de Dieu, l’autre du côté du diable […]. La flamme de la cupidité, dévorant tout bien dans le cœur du pécheur comme sur un autel sacrilège, exhale pour le diable une odeur suave ; dans l’âme sainte, en revanche, comme sur un autel sacré, la flamme de la charité consume tout mal présent et brûle pour Dieu l’encens d’un repentir odorant » : « […] duo sunt ignes, cupiditatis scilicet et caritatis : unus de parte dei, alter de parte diaboli […]. Flamma enim cupiditatis in corde peccatoris velut in altari sacrilego devorans omnia bona

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odeurs également opposées. Cette opposition olfactive est parfaitement nette entre les élus et les damnés que dépeignent les récits de visions de l’Au-delà. Là, même lorsque s’introduit un lieu purgatoire, les statuts respectifs des uns et des autres sont sans ambiguïté. De ce point de vue, l’expérience sur terre de la présence sacrée et des odeurs contrastantes qu’elle suscite est, en quelque sorte, celle d’un Jugement anticipé porté par Dieu sur la condition de certains personnages. Par là-même, elle possède une portée sociale. Le parfum du Corps : fonction sociale des odeurs Dans notre corpus, la puanteur des pécheurs est plus rarement rapportée que la bonne odeur des saints. Il n’empêche qu’elle possède toute son importance en tant qu’elle lui est opposée. Par leur prodigieuse condition corporelle, les saints se différencient, certes, du commun des fidèles, voués à la décomposition physique mais néanmoins dans l’attente de la résurrection de la chair qui leur est promise ; cependant, la sainteté des amis de Dieu n’est réellement opposée qu’à la condition des pécheurs publics, qui exhalent une puanteur aussi bien spirituelle que corporelle. De même, les termes de comparaison des odeurs sont les matières considérées, culturellement et symboliquement, comme les plus nobles ou, au contraire, les plus dégoûtantes : le parfum exhalé par une sainte ressemble à celui de roses ou de baume, pas à celui de miel ou de pain frais328 ; la mauvaise odeur des pécheurs est similaire à celle du soufre ou des excréments, et non simplement à celle, par exemple, de l’ail, de la transpiration, ou des tanneries329. Cette opposition ne s’exerce pas seulement sur le plan des individus, dont les récits hagiographiques racontent fréquemment les rencontres et les conflits : elle concerne les communautés et les groupes sociaux330. Du point de vue catholique, les hérétiques, par exemple, ne sont jamais olfactivement neutres : ils sont toujours associés à des odeurs nauséabondes. Au début du viie siècle, Jean Moschus rapporte une vision d’un enfer rempli de flammes et d’odeurs infectes, au milieu desquelles se trouvent « Nestorius et

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diabolo odorem suavitatis exhalat : in anima vero sancta velut in sacrosancto altari flamma caritatis quaecumque supervenerint mala consumens deo incensum odoriferae conpunctionis accendit » (Caesarius Arelatensis, Sermones, 228, 3, p. 902-903). Il est symptomatique de constater que si Polycarpe apparaît sur son bûcher « comme un pain qui cuit », l’odeur perçue par les fidèles ressemble en fait à « une bouffée d’encens ou à quelque autre précieux aromates » (Martyre de Polycarpe, XV, 2, trad. Ph. Camelot, Paris, 1958, p. 265). Ces odeurs étaient pourtant bel et bien désagréables pour les hommes de l’Antiquité et du Moyen Âge (cfr C. Classen, D. Howes, A. Synnott, Aroma, p. 17, 31). On sait que, sur un plan général, la perception de l’Autre est nécessaire à la construction de l’identité tant individuelle que collective. L’histoire du christianisme, dès ses origines, illustre également ce principe : « nam oportet et hereses esse », écrivait déjà Paul (I Cor. 11, 19). Cfr G. G. Stroumsa, « Caro salutis cardo : Shaping the Person in Early Christian Thought », History of Religions, 30 (1990), p. 40. Dans le domaine olfactif aussi, les groupes sociaux et les peuples se distinguent selon les odeurs qu’ils aiment ou qu’ils rejettent (cfr C. Classen, D. Howes, A. Synnott, Aroma, p. 95 sq.). 

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Troisième partie

Théodore, Eutychès et Apollinaire, Evagre et Didyme, Dioscore et Sévère, Arius et Origène, et plusieurs autres331 ». Bien sûr, les adversaires des catholiques pouvaient eux aussi user d’oppositions olfactives ; ainsi, selon Augustin, les donatistes africains répétaient : « seule l’Afrique dégage une bonne odeur, le monde entier pue332 ». Les Juifs, eux, font l’objet de représentations plus variables, sans doute dues à leur identité religieuse à la fois proche et différente. Quant aux pécheurs avérés, ceux par exemple qui ne respectent pas l’autorité épiscopale ou abbatiale, ou qui enfreignent le précepte du repos dominical, ils constituent eux aussi, indirectement au moins, une atteinte à l’intégrité de la communauté chrétienne. Nous avons donc affaire à des catégories de personnes dont les rapports avec l’Église catholique sont divers, mais toujours associés à des odeurs mauvaises. Celles-ci indiquent la corruption intérieure, physique et morale, des individus, ou tout au moins leur nature étrangère, comme l’illustre le texte d’Augustin sur les donatistes ; en outre, selon les conceptions médicales antiques, les mauvaises odeurs signalent une menace de contagion pour les personnes saines : une odeur nauséabonde n’est pas seulement désagréable, elle est potentiellement dangereuse ! Dans l’Antiquité, la ‘maladie du péché’ ou la ‘lèpre de l’hérésie’ ne sont pas que des métaphores : les premiers siècles de l’histoire du christianisme illustrent eux aussi à quel point les idées peuvent être contagieuses et dangereuses pour la santé et pour l’unité du ‘corps’ ecclésial. D’ailleurs, nous avons constaté que la puanteur des pécheurs et des hérétiques était généralement associée à des phénomènes corporels de dissolution interne. Dans ce contexte, la merveilleuse odeur exhalée par les corps des saints n’aurait-elle pas, sur le plan symbolique d’abord, une portée et une fonction proprement ecclésiales333 ? L’intégrité corporelle des saints, manifestée aussi à l’odorat, n’est-elle pas aussi le signe et le rappel de l’intégrité de la communauté chrétienne334 ? À l’appui de cette hypothèse, nous citerons en premier lieu l’immense importance que revêt le corps dans le christianisme, à commencer par sa théologie335. Dès le début, en raison de l’Incarnation, de la mort et de la

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Jean Moschus, Le pré spirituel, 26, trad. M.-J. Rouët de Journel, Paris, 1946, p. 66. « […] Africa sola bene olet, totus mundus putet » (Augustinus, Enarrationes in Psalmos, XXI, ii, 2, éd. E. Dekkers, J. Fraipont, Turnhout, 1956 (CCSL 38), p. 122). D’ailleurs, le miraculeux en général apparaît, dans les sources païennes aussi bien que chrétiennes de l’Antiquité tardive, comme étant investi d’une fonction également « politique » (cfr L.  Cracco Ruggini, « Il miracolo nella cultura del tardo impero : concetto e funzione », dans Hagiographie, cultures et sociétés, p. 164 sq.). L’hagiographie constitue en soi une contribution à « l’auto-représentation littéraire de l’Église » : « Die Hagiographie gehört […] zum grossen Bereich der literarischen Selbstdarstellung der Kirche » (B. Kötting, « Hagiographie », Lexikon für Theologie und Kirche, 2. Aufl., Freiburg, 1960, 4, 1316). Nous limitons notre propos au cadre chronologique de ce travail, mais la question du corps se trouve au cœur de la foi chrétienne en tant que telle, et ce indépendamment des élaborations

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Résurrection du Fils de Dieu, la pensée chrétienne affecte la notion de corps d’une signification radicalement différente par rapport aux conceptions païennes, et même, par certains aspects, juives336. Dans les écrits pauliniens, l’expression ‘corps du Christ’ est polysémique et peut désigner le corps glorifié de Jésus, son corps eucharistique, ou l’Église elle-même337. Le corps de l’individu concret fait lui l’objet d’un regard nouveau : en simplifiant à l’extrême, le corps passe au cours des siècles d’un statut neutre à un statut ambigu et problématique, selon lequel il est désormais dépendant d’une volonté humaine rendue fragile par le péché – une évolution dans laquelle Augustin a joué, nolens volens, un rôle considérable338. Au contact avec divers courants de pensée (hellénistiques, gnostiques, etc.) les chrétiens, simples fidèles ou intellectuels, adoptent toutefois des attitudes changeantes à l’égard du corps, et donc de l’alimentation, de la sexualité, etc.339. L’apparition et la diffusion des mouvements ascétiques et du monachisme participent de l’attention accordée au corps : à travers des conceptions et des pratiques d’une sévérité que les modernes jugent souvent extrêmes, le but est, de façon positive, de parvenir dès ici-bas, et dans le corps, à une forme de vie ‘paradisiaque’340. À commencer par les ascètes, les chrétiens de l’Antiquité tardive –  mais aussi de toute la période médiévale  – sont convaincus que c’est dans le corps que Dieu se fait connaître au croyant, et dans

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théologiques historiques qui ont pu en être proposées, ou des expériences spirituelles qui en ont été faites. Outre l’article de D. Gorce, « Corps (spiritualité et hygiène du) », DS, 2, col. 23382378, on peut se référer au récent recueil d’études pluridisciplinaires Le corps chemin de Dieu, dir. A. Gesché, P. Scolas, Paris - Louvain, 2005. Voir également, dans le cadre de la culture médiévale : J.-Cl. Schmitt, « Corps et âme », dans Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, dir. J. Le Goff, J.-Cl. Schmitt, Paris, 1999. Il est significatif de voir qu’une récente synthèse d’histoire du christianisme s’intitule « la Parole faite chair » (cfr M. R. Miles, The Word Made Flesh : a History of Christian Thought, Malden (MA), 2004). Sur ces questions, du point de vue du sujet comme unité âme-corps, cfr G. G. Stroumsa, « Caro salutis cardo ». Cfr C. Focant, « Métamorphoses des corps », dans Le corps chemin de Dieu, p. 157-158. Sur cela, surtout du point de vue de la sexualité, voir P.  Brown, Le renoncement à la chair. Virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, Paris, 1995, p. 464-512. Pour une étude plus globable sur la pensée d’Augustin, cfr M. R. Miles, Augustine on the Body, Missoula (MT), 1979. « We must not […] attempt to identify a ‘Christian attitude’ toward bodies, for a wide range of attitudes, ideas, and images existed » (M. R. Miles, The Word Made Flesh, p. 61). Cfr G. G. Stroumsa, « Caro salutis cardo ». Voir aussi – en lien avec les Vies des Pères du Jura – Cl. Leonardi, « Modelli di santità tra secolo v e vii », Santi e demoni nell’alto Medioevo occidentale (secoli v-xi), Settimane di studio, 36 (1988), Spoleto, 1989, p. 270-271. Dans une étude fascinante, W. C. Bushell montre comment les pratiques ascétiques des Pères du désert, toujours en usage en Éthiopie, aboutissent à une « reconstruction » de la personne : « the architecture of normal drive-reward pathways is dismantled by an architecture in which reward precedes goal  – is independent of goal : it is the psychoneuroendocrine, the psychophysiological, architecture of dispassion, of detachment, of apatheia » (W. C. Bushell, « Psychophysiological and Comparative Analysis of Ascetico-Meditational Discipline : Toward a New Theory of Asceticism », in Asceticism, ed. V. L. Wimbush, R. Valantasis, New York - Oxford, 1995, p. 561).

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le corps encore que celui-ci répond à l’action divine341. Dans le christianisme syriaque, le corps de l’ascète a ainsi une fonction ‘iconique’, et l’ascétisme se révèle comme une sorte de « métaphore physique342 ». Mentionnons encore le développement du culte des reliques, de la doctrine de la résurrection de la chair, de celle de l’Eucharistie, ainsi que leurs rapports343, et l’on pourra affirmer à bon droit que, dans le christianisme encore plus nettement qu’ailleurs, et en dépit de multiples tensions et ambiguïtés, « tout est corps344 », y compris dans la compréhension de l’Église, comme le montre l’insistance d’Augustin sur ce point345. C’est pourquoi il serait vain, selon nous, de vouloir comprendre les récits d’‘odeurs de sainteté’ en faisant abstraction de ce contexte précis de conceptions et de représentations. – Bonne odeur du saint et communauté Dès les premières manifestations d’un culte des martyrs, il y a, par définition, une dimension communautaire qui lui est essentielle. Les chrétiens qui ont confessé leur foi dans la persécution et qui ont survécu sont entourés d’une grande considération par leurs églises. Ceux d’entre eux qui sont morts se trouvent symboliquement au cœur des communautés, comme en témoigne déjà, en 167, l’auteur du Martyre de Polycarpe346. On se rappelle que Polycarpe, entouré des flammes du bûcher, avait dégagé au moment de mourir un doux 341 342

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Cfr S. A. Harvey, « Embodiment », p. 128-129. Cfr ibid., p. 118. L’auteure cite un hymne syriaque anonyme dans lequel est manifeste le lien entre le corps de l’ascète et le corps ecclésial : « the ascetic’s body is imaged as the ecclesial body in microcosm, the body serving as sanctuary, the mind as altar, tears as the incense on that altar » (ibid., p. 119). Nous ne pouvons malheureusement développer ces éléments qui, selon nous, mériteraient d’être étudiés comme un tout – qu’il suffise de mentionner les rapports entre autel, eucharistie, et reliques. On peut cependant déjà tirer le plus grand profit des ouvrages de C. W. Bynum, The Resurrection of the Body in Western Christianity, 200-1336, New York, 1995, et de G. J. C. Snoek, Medieval Piety from Relics to the Eucharist. A Process of Mutual Interaction, Leiden, 1995. Beaucoup plus tard, l’analogie entre corps saint et corps du Christ se fera explicite, comme l’illustre un sermon de Guiard de Laon (mort en 1248) : « chaque fragment de reliques détient le même pouvoir que la totalité du corps saint », comme « chaque particule de l’Hostie représente le Christ entier » (Sermon 156, cit. dans B.  Cazelles, Le corps de sainteté, d’après Jehan Bouche d’Or, Jehan Paulus et quelques vies des xii e et xiii e siècles, Genève, 1982, p. 77). « […] c’est par le corps que s’unissent les diverses activités de l’homme dans la société et ses rapports avec le monde visible et invisible. Le corps devient pivot de toute la vie –  et de la mort –, support de toute symbolisation. […] C’est par l’intermédiaire du corps que le monde prend sa signification, c’est à travers lui que s’exprime l’univers culturel et religieux, que sont comprises les notions de mort et de sainteté » (M. Lauwers, « La mort et le corps des saints. La scène de la mort dans les Vitae du haut Moyen Âge », Le Moyen Âge, 94 (1988), p. 49). Cfr H. J. Vogt, « Église », Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien, vol. 1, p. 780-781 ; R. J. Teske, « Augustine, St. », New Catholic Encyclopedia, 2nd ed., vol. 1, p. 867. « Nous pûmes plus tard recueillir ses ossements plus précieux que l’or, pour les déposer en un lieu convenable. C’est là, autant que possible, que le Seigneur nous donnera de nous réunir dans l’allégresse et la joie, pour célébrer l’anniversaire de son martyre, de sa naissance » (Martyre de Polycarpe, XVIII, trad. P.-Th. Camelot, p. 269).

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parfum347 : c’est ce dernier qui, après la mort du martyr, continue d’attirer et de réunir les fidèles auprès de ses reliques. L’association de l’unité de l’Église, du parfum du Christ et des reliques est explicitée au début du ve siècle par Philon de Carpasie : L’Église est une, mais dit au pluriel ‘nous courons’ (cfr Cant. 1, 4). Nous qui sommes nombreux, en effet, ‘nous sommes une seule chose dans le Christ’ (Gal. 3, 28). Tu vois que tous courent vers le parfum des mystères du Christ. En effet, là où se trouvent les reliques des martyrs, nous courons avec empressement vers le parfum des onguents du Christ348.

La dimension communautaire est également observable dans les récits que nous avons étudiés. Lorsqu’une odeur suave est perçue près des saints – morts le plus souvent –, il y a normalement plus d’une personne présente. Au moment où meurt un saint ou une sainte, des parents et amis peuvent être là349, ou l’évêque lui-même350 ; dans les monastères surtout, les mourants sont entourés351. Des groupes plus ou moins nombreux sont aussi présents quand la fragrance s’exhale du corps saint longtemps après le décès : des clercs352, des moines353, une laïque et un abbé354, « une foule immense de clercs comme aussi de laïcs355 », parmi lesquels on compte parfois une reine356 ou un maire du palais357. Une des exceptions attestées dans nos sources est celle de Pierre, le supérieur du monastère Saint-André à Rome, qui est le seul à sentir un très doux parfum s’exhaler de la tombe d’un moine vertueux358 ; cependant, on pourrait voir dans la personne de Pierre la figure symbolisant la communauté tout entière. On voit ainsi que l’‘odeur de sainteté’ a un effet attractif : on se rassemble autour du saint – alors que la puanteur du pécheur est repoussante359. Dans le cas d’une translation, l’exhalaison de son parfum peut parfois se produire après que la foule s’est réunie, mais la signification demeure fondamentalement identique : autour du saint se réalise l’unité des fidèles, moines et clercs d’abord, aristocrates 347 348

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Cfr ibid., XV, p. 265. Philon de Carpasie, Commentaire sur le Cantique, PG 40, col.  41, cit. in P.  Meloni,  Il profumo, p. 301. On connaît une traduction latine ancienne de l’original grec. Cfr GC, 102 ; Dial., IV, 17, 1-2. Cfr VP, X, 4. Cfr Ionas Bobiensis, Vitae Colombani abbatis discipulorumque eius, II, 12 ; Alcuinus, Vita Willibrordi archiepiscopi Traiectensis, 26. Cfr Paulinus Mediolanensis, Vita Ambrosii, 32 ; GC, 83 ; GM, 62 ; Vita Eligii episcopi Noviomagensis, II, 6.  Cfr Eugippius, Commemoratorium vitae sancti Severini, 44, 6 ; Vitas S. Patrum Emeretensium, II. Cfr Vita Eligii episcopi Noviomagensis, II, 6.  « […] coacervata clericorum seu eciam et populorum ingente caterva » (Vita Arnulfi, 23, MGH SRM II, p. 442). Bathilde assiste à la translation de saint Éloi (cfr Vita Eligii episcopi Noviomagensis, II, 48). Carloman, dans la Vita Hugberti episcopi Traiectensis, 20. Cfr Dial., IV, 49, 5. Cfr VJ, 17 ; Vita Galli auctore Walahfrido, II, 17 ; Vita Landiberti episcopi Traiectensis auctore Sigeberto, 24.

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Troisième partie

et masse des laïcs ensuite. Outre la mention des participants, les récits décrivent les exhalaisons en des termes exprimant l’idée que nul fidèle n’est exclu de cette communauté360. Cependant, le saint qui sent bon répand son parfum d’abord au milieu des siens : c’est principalement le cas dans les contextes monastiques  – peut-être parce que c’est surtout d’eux que nos récits proviennent361. Ainsi, à Habendum (Remiremont), la tombe d’Adelphius, troisième abbé du monastère, répand un délicieux parfum, au point que « l’on se tenait là tout réjouis et comme transportés d’une joie indicible362 ». À Barking, après que les tombes des moines et des moniales eurent été déplacées à l’intérieur de l’église, c’est-à-dire au cœur de l’ensemble conventuel, « souvent apparut un parfum d’une merveilleuse odeur363 ». Dans ce cadre général, une nuance particulière est apportée par le cas d’Ansbert, moine puis abbé de Fontenelle. Devenu évêque de Rouen (684), il fut bientôt privé de son siège épiscopal par le maire du palais Pépin II, et exilé à Hautmont-sur-Sambre, où il mourut en 694. C’est là qu’il fut d’abord enterré. Toutefois, requête fut faite auprès de Pépin de pouvoir l’inhumer à Fontenelle ; l’autorisation ayant été accordée, la tombe provisoire fut ouverte, presque trois semaines après le décès du saint : « un grand parfum à la très douce odeur s’en répandit364 ». Douze jours plus tard, au moment de l’inhumation à Fontenelle, « un parfum d’une grande suavité s’en répandit, comme si toute l’église était remplie des odeurs de divers aromates et encens365 ». Dans ce cas, l’insertion 360

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« Au milieu des louanges des hymnes, les tombeaux furent ouverts, d’où sortit une telle odeur d’un parfum ineffable qu’il remplissait de sa merveilleuse douceur non seulement le peuple se tenant autour dans l’église, mais aussi la populace placée dans l’entrée » : « Tunc cum ymnorum laudibus tumuli aperiuntur, de quibus tantus ineffabilis fraglantiae odor prodiit, ut mira dulcedine non solum in ecclesia circumstantem populum, verum in atriis sitam repleret plebem » (Vita Vulframni episcopi Senonici, 14, MGH SRM V, p. 673). Autre exemple : « En effet, du tombeau de ce saint confesseur se répandit un nectar d’une merveilleuse odeur qui surpassait le parfum de tous les aromates, et ce en telle quantité que la basilique tout entière fut d’abord inondée de cette odeur, et que celle ci remplit ensuite tout le monastère, en sorte que tous les habitants de ce lieu continuèrent à en être remplis heure après heure jusqu’au huitième jour » : « Tantum namque omnium aromatum flagrantiam miri odoris nectar exsuperans ex sepulchro eiusdem sancti emanavit confessoris, ut tota eodem odore primum respergeretur basilica, ac demum omne monasterium ita replevit, ut omnes illius incolae loci ex eo referti usque in diem octavum continuis perseverarent oris » (Vita Ermenlandi abbatis Antrensis, 18, MGH SRM V, p. 704). En convergence avec cette hypothèse, J.  L. Derouet estime que les miracles de transgression des limites de l’expérience sont « inséparables d’une pratique, le monachisme » (J. L. Derouet, « Les possibilités d’interprétation sémiologique des textes hagiographiques », Revue d’histoire de l’Église de France, 62 (1976), p. 159). « Erant namque ibidem gaudentes et quasi exultantes leticia inenarrabili » (Vita Adelphii abbatis Habendensium, 11, MGH SRM IV, p. 228). « […] quanta saepe flagrantia mirandi apparuerit odoris… » (HE, IV, 10, p. 364). « […] tanta suavissimi odoris fraglantia inde manavit » (Vita Ansberti episcopi Rotomagensis, 27, p. 637). « […] tantae suavitatis flagrantia inde manavit, veluti si diversorum aromatum ac tymiamatum odoribus universa compleretur ecclesia » (ibid., 36, p. 640).

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du saint dans la communauté n’est rendue possible qu’avec l’autorisation du maire du palais : le parfum du saint ne peut s’exhaler qu’avec l’approbation de Pépin. La douce odeur est ainsi le signe de la réintégration d’Ansbert non seulement dans son monastère, mais également dans ‘le nouvel ordre’ imposé par Pépin à la Neustrie366, y compris à Fontenelle367. – La bonne odeur de l’Église Les reliques odorantes conservées dans certains établissements religieux emplissaient ceux-ci de célestes parfums. Mais ils rappelaient aussi à tous, moines et moniales d’abord, que la communauté elle-même devait répandre une bonne odeur : celle de la concorde et de la fraternité. Selon les Vies des Pères du Jura, cet idéal était réalisé parmi les premiers moines installés dans cette région : Partout fleurissait à cette époque, ou plutôt partout fleurait la bonne odeur des serviteurs de notre Seigneur Jésus-Christ : car aucun d’eux n’était en proie à l’insidieuse jalousie ; aucun n’était déchiré par la haine vorace ; oui, tous n’étaient qu’un, parce que tous appartenaient à l’Unique368.

Les sources narratives font par là écho aux écrits normatifs, puisque, selon la Règle de saint Augustin, la sainteté de vie de la communauté est un autre facteur de bonne odeur369. L’idée d’exhaler le parfum du Christ était sans doute très présente à l’esprit des disciples d’Augustin, puisque cette Règle devait être lue chaque semaine à la communauté370. Dans son commentaire, Agostino Trapé souligne que ce passage –  qui cite comme tant d’autres textes II  Cor. 2, 15 – concerne l’apostolat communautaire : le parfum de la communauté doit s’exhaler non pour elle-même seulement, mais autour d’elle, dans le peuple chrétien371. 366

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Sur le contexte de ces événements, cfr F. Lifshitz, The Conquest of Pious Neustria. Historiographic Discourse and Saintly Relics. 684-1090, Toronto, 1995.  L’abbé Hiltbert avait été mis par Pépin à la tête du monastère (cfr « Pépin II dit d’Herstal », dans P. Riché, Dictionnaire des Francs, I : les temps mérovingiens, Paris, 1996). « Florebat namque eodem tempore, immo fraglabat ubique bonus odor servorum Domini nostri Iesu Christi, quia neminem carpebat subdolus livor, nullum edax lacerabat invidia ; omnes, inquam, unum erant, quia unius omnes erant » (Vita patrum Iurensium : vita sancti Lupicini, 111, p. 354-355). « Que le Seigneur vous accorde d’observer ces prescriptions avec amour, comme des amants de la beauté spirituelle qui exhalent la bonne odeur du Christ par leur sainte vie » : « Donet Dominus ut observetis haec omnia cum dilectione, tanquam spiritualis pulchritudinis amatores, et bono Christi odore de bona conversatione fragrantes… » (S. Augustini regula ad servos Dei, ou Praeceptum, 12, PL 32, col. 1384, trad. V. Desprez, Règles monastiques, p. 88). Une version féminine du même passage se trouve dans la lettre 211 d’Augustin (cfr PL 33, col. 965). Au sujet des différentes versions de « la Règle de saint Augustin », on peut se référer à la synthèse récente de G. Bonner, « Augustine, Rule of », New Catholic Encyclopedia, vol. 1, p. 868-870. Cfr S. Augustini regula ad servos Dei, 12. Cfr A. Trapé, La Règle de saint Augustin commentée, Bégrolles-en-Mauge, 1986 (Vie monastique 29), p. 108-112.

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Troisième partie

Pour les Pères –  nous l’avons vu  – l’Église tout entière doit répandre l’odeur de la concorde et de l’unité372. Cependant, l’Église n’est pas une source de parfums uniquement en raison des vertus et des prières des saints. En effet, à travers le baptême, et principalement les onctions baptismales, elle fait de chaque croyant un alter Christus, autrement dit, un être oint et parfumé373 : selon les mots d’Augustin, le Corps entier du Christ est oint374. Les rites, dans leur ‘objectivité’, c’est-à-dire indépendamment de la vertu propre à l’individu, ne cessent de réitérer et de réaliser l’effusion du parfum divin au sein du Corps ecclésial, et ce dans un sens d’abord concret puisque, dans chaque baptême, s’exhale la fragrance du baume chrismal. Donc, la croissance numérique de l’Église s’accompagne logiquement de la multiplication des exhalaisons rituelles. Ces observations nous permettent d’attribuer une signification nouvelle aux dons d’aromates entre ecclésiastiques de haut rang, tels que la correspondance de saint Boniface en contient des exemples. Voici ce que le cardinal diacre Gemmulus écrit au missionnaire, en 742/743 : Nous vous avons envoyé à travers votre prêtre susdit un peu de cozumber, que vous offrirez au Seigneur au moment des matines et des vêpres ainsi que lorsque vous célébrez la solennité de la messe, comme un encens d’une odeur et d’un parfum merveilleux375.

Dans une lettre datable de 745, le même dignitaire remercie Boniface pour ses dons et lui envoie en retour, « ad vicem caritatis », « 4 onces de cinnamome, 4 onces de costum, 2 livres de poivre et 1 livre de cozumber376 ». Theophylactus, 372

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« C’est elle qui, odorante de la variété des fleurs et des sèves des grâces célestes, exhale pour Dieu les différentes sortes de parfums suaves de peuples divers, et qui exhale par l’esprit de vérité les prières des saints comme des aromates brûlants dans des patènes odorantes » : « Quae de variis caelestium gratiarum floribus et sucis odora multimodas suavitates ex diversis gentibus deo spirat orationesque sanctorum velut aromata pateris incensa flagrantibus spiritu veritatis exhalat » (Paulinus Nolanus, Epistulae, 23, 33, a cura di G. Santaniello, Paolino di Nole : le lettere, Marigliano (Napoli), 1992, vol. 1, p. 688). « […] ita et vos jam bonus odor Christi estis, jam nulla in vobis sors delictorum, nullus odor gravioris erroris » (Ambrosius Mediolanensis, De sacramentis, IV,  4, éd. B.  Botte, Paris, 1961, p. 102). Autres références dans L. L. Mitchell, Baptismal Anointing, passim. « Messias hebraice, graece Christus, latine Unctus : sed corpus suum totum perunguit » (Augustinus, Enarrationes in Psalmos, CIII, iii, 13, éd. E. Dekkers, J. Fraipont, Turnhout, 1956 (CCSL 40), p. 1512). « Transmisimus enim per predictum vestrum presbiterum aliquantum cotzumbri, quod incensum Domino offeratis temporibus matutinis et vespertinis sive dum missarum celebratis sollemnia, miri odoris atque fraglantiae » (Die Briefe des heiligen Bonifatius und Lullus, 54, éd. M. Tangl (Berlin, 1916), München, 1989 (MGH Ep. Selectae), p. 97). Le terme cozumber/cozumbrum, dont l’étymologie précise est inconnue, semble indiquer un type d’encens (cfr « Cozumbrum », Mittellateinisches Wörterbuch ; M. McCormick, Origins of the European Economy. Communications and Commerce. AD 300-900, Cambridge, 2001, p. 620, n. 15). « […] ad vicem caritatis cum magna reverentia direximus cinnamomum uncias IIII, costum uncias IIII, piper libras II, cozumbrem libram I » (Die Briefe des heiligen Bonifatius und Lullus, 62, p. 128). Le cinnamomum désigne la cannelle ; le costum était un aromate extrait de la racine ou de

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archidiacre de l’Église romaine et défenseur de Boniface auprès du pape, lui fait également don de cinnamomum, de costum, de poivre et d’encens377 et, en une autre occasion, de costum, de cinnamomum et de serostyrax378. De son côté, le cardinal évêque Benedictus fait parvenir à Boniface « modica thymiama379 ». À la même époque, une lettre écrite à l’abbesse Cuniburga par Denehard, Lul et Burchard –  tous trois disciples de Boniface  – est accompagnée d’un peu d’encens, de poivre et de cinnamome380. Eadburga, abbesse de Thanet, reçoit avec une lettre de Lul du storax et du cinnamomum381. Certes, la correspondance de Boniface et de son entourage montre que les offrandes de dons étaient courantes et comportaient bien d’autres objets : linges et habits382, argent383, stylets d’argent384, livres385, etc. Toutefois, les dons d’aromates nous paraissent particulièrement significatifs. On notera d’abord la direction prise par les aromates : Boniface en reçoit de Rome, puis lui-même ou son entourage en distribue à son tour, mais au nord des Alpes386. Ce circuit est évidemment dû aux conditions d’approvisionnement en aromates, l’Italie constituant alors leur principal marché en Occident387. Il faut cependant voir que, à la grande valeur de ces produits de luxe se superpose leur qualité de dons provenant « ex largitate beati Petri apostoli388 » : par l’intermédiaire de Boniface, légat permanent du pape389, c’est comme si le parfum de l’autorité apostolique romaine se diffusait jusqu’en Germanie, et de là vers d’autres régions, en Angleterre par exemple (Thanet) ; c’est l’encens reçu de Rome que Boniface offre avec sa prière, « temporibus matutinis et vespertinis » et lorsqu’il célèbre les missarum sollemnia390. On peut ainsi dire que, à travers ces dons, l’atmosphère

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la feuille d’une plante de l’Inde (cfr P. Faure, Parfums et aromates, respectivement p. 291-293 et 191-192). Cfr Die Briefe des heiligen Bonifatius und Lullus, 84, p. 189 (lettre datée de 748). Cfr ibid., 85, p. 191 (sans date). Cfr ibid., 90, p. 206 (lettre datée de 751). Cfr ibid., 49, p. 80 (lettre de 739-741). Cfr ibid., 70, p. 143 (lettre de 745/746). Cfr ibid., 62 ; 90 ; 114. Cfr ibid., 62. Cfr ibid., 70. Cfr ibid., 75. Ces cadeaux d’épices et d’aromates pouvaient parvenir à des moines de statut plus modeste : au moment de sa mort (735), Bède lègue à des confrères du poivre et de l’encens, comme le raconte dans une lettre son disciple Cuthbert (texte publié dans B. Colgrave, R. A. B. Mynors (ed.), Bede’s Ecclesiastical History of the English People, Oxford, 1969, p. 584). À cette époque, c’est certainement à Rome que les aromates et les épices sont les plus abondants en Occident ; mais Venise et la vallée du Pô constituaient également des centres de distribution importants pour ces marchandises (cfr M. McCormick, Origins of the European Economy, p. 620, 708). Die Briefe des heiligen Bonifatius und Lullus, 85, p. 191. « Missus sancti Petri » est le titre qui lui est attribué en 742 (cfr Concilium in Austrasia habitum q. d. Germanicum, I, MGH Leges III, Concilia aevi karolini I/1, p. 3). En fait, il a reçu dès 719 mandat de Grégoire II pour évangéliser l’Est du Rhin. Cfr Die Briefe des heiligen Bonifatius und Lullus, 54, cit. supra, p. 632).

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odorante du Siège apostolique se répand concrètement et symboliquement dans l’Église de Germanie et dans l’Église franque, que Boniface travaille à réorganiser, réformer, et ‘romaniser’391. Les dons d’aromates pouvaient ainsi renforcer autant que représenter l’unité de la chrétienté occidentale autour de l’Église de Rome392. Est-ce un hasard si, peu d’années plus tard, c’est par une onction de chrême odorant que cette dernière prend appui sur la royauté franque ? Le mélange d’huile et de baume consacré dont furent oints Pépin III et ses successeurs393 ne représentait-il pas aussi la diffusion du parfum du Siège apostolique à un autre ‘Corps’ ? On sait qu’avec la royauté carolingienne un mouvement d’unification analogue parcourra le domaine liturgique, mais nous nous limiterons à présenter un document datant des décennies précédentes, qui éclaire ce que nous venons d’exposer : l’Ordo romanus XLII, rédigé à Rome dans la première moitié du viiie siècle  (Boniface meurt en 754). Ce texte associe étroitement aromates, Corps du Christ, mais aussi reliques des corps saints, puisqu’il prévoit que, lors de la déposition des reliques, ces dernières soient placées dans la confessio de l’autel avec trois grains d’encens et trois fragments d’hostie consacrée394. Cet ordo, qui fait partie de la collection des Ordines romani circulant en France au début du ixe siècle, est celui qui répandit au nord des Alpes l’usage d’associer particules eucharistiques et reliques dans la dédicace de l’autel395. Ce document nous permet donc de voir que, du cœur symbolique de l’édifice sacré se dégage l’unique odeur de l’encens, de l’Eucharistie396, des reliques, sans oublier celle du chrême dont l’évêque a oint la cavité et l’autel397. Or chacun de ces éléments est

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On mesure mieux la nouveauté que constituait, pour une partie de l’épiscopat franc, l’attention de Boniface envers l’Église de Rome lorsqu’on lui compare le relatif désintérêt d’un Grégoire de Tours (cfr Th. F. X. Noble, « Gregory of Tours and the Roman Church », in The World of Gregory of Tours, ed. K. Mitchell, I. Wood, Leiden, 2002, p. 145-161). En lien avec cette observation, nous signalons que, dans la première moitié du siècle suivant, Amalaire écrira que l’encensoir liturgique représente justement le corps du Christ  (cfr Amalarius Metensis, Liber officialis, III, 19, 26, éd. J.  M. Hanssens, Città del Vaticano, 1948, vol.  2, p. 319). Cfr supra, p. 461 sq. Cfr OR XLII, 11, éd. M. Andrieu, Les ‘Ordines romani’, vol. 4, p. 400. Cfr ibid., p.  383, 393. Voir aussi P.  Jounel, « Dédicace des églises et des autels », DEL, vol.  1, p. 263 sq. ; C. D. Fonseca, « La dedicazione di chiese e altari tra paradigmi ideologici e strutture istituzionali », in Santi e demoni nell’alto Medioevo occidentale, Settimane di studio…36 (1988), Spoleto, 1989, p. 938 (une étude par ailleurs inégale). En lien avec la thématique des odeurs, l’Eucharistie se trouve au cœur d’un réseau complexe de significations qu’il serait nécessaire d’étudier en détail. Nous nous bornons à signaler qu’Ambroise, recourant aux images olfactives, la présente à la fois comme corps du Christ et comme banquet de délices ou comme chambre nuptiale remplie de parfums ; il ajoute que l’autel luimême est figure du corps du Christ (cfr Ambrosius Mediolanensis, De sacramentis, V, 5-17). Au ve siècle, Apponius fait allusion au parfum de l’Eucharistie (cfr Apponius, Explanatio in Canticum, I, 21). Syméon Stylite le Jeune a une vision dans laquelle l’Eucharistie est accompagnée d’une fumée odorante (cfr Vie ancienne de s. Syméon Stylite le Jeune, 35). Cfr OR XLII, 10 et 14-15.

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à la fois partie et tout, puisque les grains d’encens, les fragments eucharistiques, les reliques évoquent et surtout représentent une réalité qui les dépasse et les contient : l’encens –  aux significations certes diverses  – évoque à travers son odeur la divinité purement spirituelle398 ; les particules eucharistiques présentent l’unique Corps du Christ399 ; enfin, chaque fragment de relique est tout le corps saint400. Nous nous trouvons donc devant un système de conceptions fondé sur la dynamique du tout et de la partie, du proche et du lointain, de la présence et de l’absence, et cela nous paraît éclairer plus nettement la signification des dons d’aromates qui circulaient entre dignitaires de l’Église de Rome et responsables ecclésiastiques401 actifs au nord des Alpes. À travers ces cadeaux de grande valeur – d’ailleurs nécessaires dans les rites liturgiques –, c’était aussi une vision unitaire de la chrétienté qui était exprimée, à une époque où le mouvement d’uniformisation romaine n’avait pas encore triomphé402. Mentionnons encore que, au début du ixe siècle, les enjeux ecclésiastiques et politiques liés aux aromates se firent à la fois plus précis et plus graves en se concentrant sur les usages du chrême. Cette huile consacrée et délicieusement parfumée de baume assumait une importance critique depuis l’onction de Pépin le Bref403 : son contrôle strict devint une nécessité pour l’épiscopat, comme en témoignent les canons conciliaires404. En un sens, on peut dire que l’exhalaison du parfum de l’Église s’est alors faite plus rare, puisque le chrême concentrait sur lui seul la symbolique de l’autorité sacrée – celle capable de consacrer évêques et rois. Il n’empêche que la dimension olfactive restait au cœur des questions de pouvoir et d’unité405.

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Cfr supra, p. 28-30. G. de Nie, étudiant l’œuvre de Grégoire de Tours, estime que chez lui l’Eucharistie constitue plutôt un modèle pour une expérience de la participation, de la continuité entre réalité spirituelle et réalité matérielle (cfr G.  de Nie, « Images as ‘Mysteries’ », p.  83-84 ; id., Views from a many-windowed tower, p. 297). Cfr Victricius Rotomagensis, De laude sanctorum, 9. Nous avons noté parmi ceux-ci la présence de femmes, un aspect caractéristique des milieux anglo-saxons d’où était issu Boniface. À la même époque, la circulation de reliques d’origine romaine vers le nord des Alpes constitue un phénomème comparable à celle des aromates : à partir du viiie siècle, la demande de reliques de Rome progresse parallèlement à la christianisation, en Germanie, au Danemark, en Suède… (cfr H. Leclercq, « Reliques et reliquaires », DACL, 14, col. 2319 sq.). Cfr M. J. Enright, Iona, Tara and Soissons. The Origin of the Royal Anointing Ritual, Berlin - New York, 1985, p. 150-151. En 813, les conciles d’Arles (canon 18) et de Mayence (canon 27) spécifient que le chrême doit être enfermé et ne peut plus être distribué à des fins non sacramentelles, en guise de médicament par exemple (cfr Ch. J. Hefele, Histoire des conciles, p. 1136, 1141). Références supplémentaires dans M. J. Enright, Iona, Tara and Soissons, p. 150. Contrairement au chrême, l’encens resta manipulable par les laïcs ; ceux-ci étaient d’ailleurs chargés d’en fournir pour les besoins de leurs églises (cfr J.  Chélini, L’aube du Moyen Âge, p. 283).

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– Odeurs suaves : réponses dans les moments critiques Comme les miracles406, certains récits d’exhalaisons extraordinaires montrent que celles-ci peuvent constituer une réponse à des attentes, à des nécessités individuelles ou collectives. Nous avons rappelé plus haut la belle page racontant comment Éloi, plongé dans une crise religieuse, reçut une réponse du Ciel sous la forme de gouttes délicieusement parfumées tombant de reliquaires suspendus au plafond407. Dans d’autres récits, une odeur suave annonce et accompagne l’intervention du saint408. Selon Grégoire de Tours, l’évêque de Saint-Lizier (Ariège) avait fait édifier une grande église en l’honneur de son prédécesseur Valerius ; alors qu’on se trouvait dans l’impossibilité de retrouver la tombe du saint, c’est le parfum dégagé d’un corps bien conservé qui révéla « l’ami de Dieu » et sortit l’évêque de l’embarras409. L’évêque Eberigisilus de Birten (Xanten), confronté à un problème analogue, fut lui aussi tiré d’affaire grâce à « l’odeur d’un prodigieux parfum410 » qui annonça la proximité des reliques recherchées. Le cas de l’évêque Avit de Clermont est autre : son élection, et donc son autorité, était contestée, et c’est dans ce contexte que Grégoire de Tours raconte avoir un jour perçu à ses côtés « un parfum de lys, de roses411 » – une aura olfactive qui manifestait les mérites de l’évêque face à ses opposants. Dans l’Afrique du début du iiie siècle, les circonstances des visions de Perpétue, Saturus et de leurs compagnons avaient été bien plus dramatiques, puisqu’elles précédèrent leur martyre. Il n’est donc pas surprenant de constater que l’indicible odeur qu’ils perçoivent dans une vision du Paradis a précisément pour effet de les soutenir et de les alimenter : il s’agit d’une assistance spéciale devant leur permettre d’aller jusqu’au bout de leur témoignage412. Dans notre documentation, la fonction de ‘réponse’ des odeurs suaves se manifeste le plus souvent dans des situations de crises collectives, que celles-ci comportent des accents sociaux, politiques ou religieux. En 415 déjà, la découverte des reliques odorantes de saint Étienne s’était produite au beau milieu de la controverse pélagienne413. Les situations de tensions religieuses amènent avec elles les polémiques et, partant, la quête d’arguments 406

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M.  Van Uytfanghe a noté « la fonction primordiale du miracle dans la ‘civilisation de l’insécurité’ que constitue le haut Moyen Âge et qui ‘postule’ pour ainsi dire le miraculeux et le merveilleux pour permettre à l’individu et à la collectivité de ‘survivre’ psychologiquement » (« La controverse biblique et patristique autour du miracle », p. 206). Cfr Vita Eligii, I, 8. Cfr GC, 94 ; VM, I, 9 ; Vie ancienne de s. Syméon Stylite le Jeune, 192 et 235. Cfr GC, 83, texte étudié supra, p. 266-267. « odor inmensi aromatis » (GM, 62, p. 80). « […] odorem liliorum, rosarum naribus hausimus » (GC, 40, p. 323). Nous avons présenté ce document supra, p. 394-397. Voir supra, p.  263-264. La découverte par Ambroise des reliques de Gervais et Protais s’était produite au plus fort des tensions avec les Ariens de la cour impériale (386), mais nulle odeur n’est mentionnée à ce propos (cfr supra, p. 251 sq.).

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convaincants. De ceux-ci, les miracles sont certainement les plus impressionnants, comme le montre déjà la Bible414. Des manifestations d’odeurs prodigieuses ne manquent pas de se produire lorsque besoin en est. Nous en avons lu des exemples pour l’Espagne sous domination des Wisigoths ariens415. De même, la théophanie olfactive qui prit place lors de la dédicace de l’église SainteAgathe à Rome constituait un signe évident du soutien accordé par Dieu aux catholiques, alors qu’ils subissent les menaces des Lombards ariens416. Des exhalaisons extraordinaires sont donc perçues dans les périodes charnières, fréquemment marquées par des troubles ou des tensions de tout genre, et non seulement dans le domaine des idées religieuses, si tant est qu’on puisse isoler ces dernières de leurs cadres sociaux. Rappelons le cas de la translation de saint Séverin : vers la fin du ve siècle, dans le Norique plongé dans le désordre par les Barbares, des moines ouvrent la tombe de leur fondateur, saint Séverin, afin d’évacuer ses reliques vers l’Italie ; un parfum d’une extrême suavité remplit alors de stupeur, de joie et de gratitude, les présents, au moment où ils préparent leur périple417. Dans un moment historique différent, mais tout aussi crucial, des odeurs paradisiaques accompagnent et encouragent Clovis et ses fidèles sur le chemin du baptême418. Béatrice Caseau écrit qu’en Orient, le myron, l’huile parfumée miraculeuse s’écoulant des tombes saintes, apparaît en plusieurs cas liés aux attaques arabes419. Lors de l’invasion de Chypre (649/650), dès l’entrée des Arabes dans la cité de Constantia, du myron jaillit en abondance de la châsse de saint Épiphane ; le même phénomène se produit à Neapolis, auprès des reliques de saint Tychique420. Le cas de saint Démétrius à Thessalonique est éloquent : « Le myron miraculeux apparaît à une époque particulièrement dramatique pour la cité, qui vient d’être prise et pillée par les Arabes menés par Léon de Tripoli en 904. Le myron n’apparaît qu’après la destruction partielle du sanctuaire de saint Démétrius421 ». Inversement, des situations de crise incitaient à offrir des encensements. Lorsque Zosimas, un ascète doté de clairvoyance, perçut à distance la destruction 414

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Cfr I Reg. 18, 20-39. Sur un plan plus général, on peut se demander si le développement du culte des saints, centré sur leurs corps, ne constitue pas une réponse – consciente ou non de la part des ecclésiastiques – à des hérésies récurrentes qui dévalorisaient de différentes manières la réalité et la signification de l’Incarnation et de la Passion-Résurrection. Commentant une page des Moralia de Grégoire le Grand (XII, xxv, 30), A. Bocognano signale ainsi la réémergence du docétisme dans certains groupes monophysites au vie siècle (cfr A. Bocognano (texte, introd., trad., notes), Grégoire le Grand : Morales sur Job (livres XI-XVI), Paris, 1974, p. 192, n. 1). Cfr GM, 23. Cfr Dial., III, 30, 1-7 (sur ce texte, cfr supra, p. 435-445). Cfr Eugippius, Commemoratorium vitae sancti Severini, 44, 6 (cfr supra, p. 276-277). Cfr Hist., II, 31. Voir aussi Hincmarus Remensis, Vita Remigii episcopi Remegensis, 14-15.  Cfr B. Caseau, « Parfum et guérison », p. 179-181. Ces informations proviennent d’Anastase le Sinaïte, Récits utiles à l’âme, II, 2 (écrits entre 680690 ; cfr B. Caseau, ibid., p. 179). Ibid., p. 180.

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Troisième partie

d’Antioche dans un tremblement de terre, il fondit en larmes, puis « demanda un encensoir et, après avoir encensé tout le lieu où ils se tenaient, il se jeta sur le sol et apaisa Dieu par des prières et des supplications422 ». Conclusion Dans les pages qui précèdent, nous nous sommes glissés dans la toge de l’avocat plaidant la vérité des récits d’exhalaisons extraordinaires. L’adoption de cette position ne visait évidemment pas à offrir une provocation gratuite, mais à jeter un regard si possible neuf sur ces textes dans leur ensemble, en s’interrogeant d’abord sur l’éventuelle sincérité d’au moins une partie d’entre eux423. De là découlait l’interrogation portant sur les conditions de cette sincérité. Nous avons surtout cherché à dégager la signification et les fonctions religieuses et sociales que les récits des ‘odeurs de sainteté’ pouvaient avoir eues – leur ‘vérité’. Au moment de présenter des conclusions, il est nécessaire de reconnaître que la nature de notre documentation nous impose la prudence sur bien des questions abordées tout au long de notre travail et sur lesquelles nous avons voulu revenir dans ce chapitre. Quelques points nous paraissent néanmoins dignes d’être soulignés au terme de ces analyses, et des pistes ouvertes doivent être signalées avec plus de clarté. Nous avons plus d’une fois été amenés à utiliser le terme d’expérience, qu’il faut entendre comme expérience religieuse, mais dans un sens très large. Or la notion d’expérience religieuse, centrale dans les sciences religieuses, ne nous semble pas sans intérêt lorsqu’on s’interroge sur les phénomènes olfactifs allégués. En effet, elle comprend des aspects qui correspondent à ce que nous avons pu dégager dans notre recherche : l’expérience ne se réduit pas à la perception424, elle est également interprétation425 ; elle est intrinsèquement liée aux croyances du sujet426 ; celui-ci, en faisant l’expérience de l’Autre, fait l’expérience de soi et de sa place dans la communauté427. L’expérience est ainsi et d’abord « un événement dont l’homme n’est pas le maître, s’il en est cependant toujours le lieu428 ». Enfin, l’homme éprouve « le besoin quasi irrésistible […]

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Evagrius Scholasticus, The Ecclesiastical History, IV, 157, transl. M.  Whitby, Liverpool, 2000, p.  205-206. L’encens accompagne la prière, mais il peut être aussi un signe que celle-ci a été exaucée (cfr Vie ancienne de s. Syméon Stylite le Jeune, 2). Rappelons que les récits d’exhalaisons extraordinaires produits dans le haut Moyen Âge ne sont finalement pas très nombreux. Cfr D. C. Lamberth, « Putting ‘Experience’ to the Test », p. 70. « Experience is by its nature interpretive » (ibid.). « C’est d’abord la croyance même du sujet qui lui permet de penser et de dire que ce qu’il expérimente est de l’ordre du divin » (M. Meslin, « L’expérience religieuse », p. 2248). Cfr M. Meslin, ibid., p. 2254. M. Meslin, L’expérience humaine du divin, p. 131.

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d’exprimer toute expérience religieuse qu’il fait, de la formuler pour lui-même et pour autrui429 ». En nous attardant sur la notion d’expérience, nous n’oublions pas que nous travaillons avec des textes, et nous n’entendons pas nier que ces textes –  les récits hagiographiques  – comportent leurs conventions, leurs modèles, leur langage, dont l’historien doit tenir compte. Il est néanmoins également vrai –  nous l’avons indiqué plusieurs fois au cours de ce travail  – que ces formes ne sont en elles-mêmes pas antithétiques à l’expression de faits ou de sentiments authentiques430. Si nous ne pouvons pas, répétons-le, nous prononcer sur la réalité des exhalaisons prodigieuses, nous devons nous interroger sur ce que nos documents en disent et comment ils le font. C’est pourquoi la notion d’expérience religieuse, cette rencontre avec « l’altérité surprenante431 », nous paraît propre à conforter notre effort de prendre nos sources au sérieux, même si nous ne pouvons pour l’instant qu’esquisser cette piste. Or l’expérience, religieuse en l’occurrence, ne constitue pas un fait isolé du contexte social et culturel. On a fait observer que les idées et les notions religieuses elles-mêmes ne sont nullement indépendantes des conceptions et des représentations intramondaines de l’existence quotidienne432. À plus forte raison l’expérience religieuse participe-t-elle d’un dynamisme de circularité avec les auctoritates du sujet, selon Janet M. Soskice : The author’s experience is interpreted by his sacred texts, his sacred texts are reinterpreted by his own experience, the whole is founded upon centuries of devotional practice. If there is one insight to be taken from philosophical hermeneutics, it is this – that we interpret texts and they interpret us. But something must be added to this formula, for it is not simply that texts interpret us, they interpret our experiences433.

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M. Meslin, ibid., p. 198-199. Ce que nous affirmons –  avec la prudence requise  – pour nos sources peut être éclairé par l’approche selon laquelle W. James (1842-1910) et le courant ‘pragmatiste’ considèrent la vérité de l’expérience : « si quelqu’un affirme avoir fait une expérience, nous ne pouvons rationnellement en douter que si nous avons une preuve positive contraire à lui opposer. Ce principe doit être appliqué à l’expérience religieuse. Donc, en bonne logique, si nous ne trouvons aucune preuve contraire, il est probable que les expériences religieuses sont véridiques et que, lorsque quelqu’un dit avoir expérimenté la présence de Dieu, c’est bien cela qui a été l’objet de son expérience » (M. Meslin, « L’expérience religieuse », p. 2253-2254). « […] ce qu’on pourra dire en premier lieu de l’objet de la religion, c’est qu’il est quelque chose d’autre, qui surprend. […] Ce qu’il y a, c’est une expérience vécue se rattachant à l’‘autre’, qui étonne » (G. Van der Leeuw, La Religion dans son essence et ses manifestations. Phénoménologie de la religion, 2e éd., Paris, 1970, p. 9. Voir aussi M. Meslin, L’expérience humaine, p. 131). « […] religious notions, however removed from everyday experience they may appear to be, are invariably represented by using a host of implicit assumptions derived from commonsense knowledge » (P. Boyer, « Cognitive aspects of religious symbolism », in Cognitive Aspects of Religious Symbolism, ed. P. Boyer, Cambridge, 1993, p. 37). J. M. Soskice, Metaphor and Religious Language, p. 159.

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Troisième partie

Si nous revenons au thème de nos recherches, nous devons compter parmi les auctoritates l’Écriture, ses commentaires patristiques, ainsi que la ‘théologie narrative’ des Vies de saints : telles étaient les références sacrées des protagonistes et des auteurs des récits d’odores suavitatis. Nous avons cependant remarqué que l’Écriture elle-même ne comprend pas d’exemple de saint personnage exhalant une odeur suave : ce n’est qu’a posteriori que les auteurs y ont lu – qui dans le Cantique, qui chez saint Paul – des versets qui fondaient théologiquement ces phénomènes prodigieux. Comme l’explique Janet M. Soskice, les textes sacrés étaient réinterprétés par l’expérience qui avait été faite. Par ailleurs, nous avons cherché à montrer que cette circularité ne se produisait pas uniquement entre un individu et le texte biblique : qu’il s’agisse des récepteurs des odeurs miraculeuses ou des narrateurs des événements, nous n’avons généralement pas affaire avec des personnages extraordinaires, des mystiques par exemple, mais avec des figures souvent anonymes, représentatives de leurs milieux plutôt qu’exceptionnelles. C’est pourquoi nous nous sommes attachés à indiquer l’importance de la liturgie, de ses paroles et de ses gestes : dans un cadre essentiellement collectif, en effet, les rites liturgiques réunissent le double aspect de l’expérience et de son interprétation434. La participation, dans les rites, des sens corporels, de l’olfaction en l’occurrence, ne se limite pas à une perception sensorielle : « ce sont bien les sens qui font peu à peu entrer dans le sens d’une liturgie435 ». Même si le moment et le contenu de l’interprétation ne coincident pas nécessairement avec ceux de l’expérience, les lectures, les oraisons, les homélies jouent un rôle évident à l’égard de cette dernière436. Susan A. Harvey a ainsi montré que, pour Éphrem de Syrie, les odeurs dans la liturgie possèdent une valeur paradigmatique, et que l’usage d’encens dans le culte permettait un approfondissement notable de la symbolique olfactive437. Le rituel est toutefois plus encore que le lieu de conjonction de l’expérience et de son interprétation : selon Clifford Geertz, il constitue « un modèle de la réalité aussi bien qu’un modèle pour produire la réalité dans la perception du croyant438 ». Le caractère « dramatique » assumé 434

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Il existe une corrélation très étroite entre expérience du sacré et ritualité – liturgique dans notre cas : « d’une part, le sacré peut promouvoir et garantir le rite, d’autre part, le rite et le culte en général peuvent canaliser et orienter l’expérience du sacré » (A. N. Terrin, « Sacré », DEL, vol. 2, p. 344). Par ailleurs, le groupe constitue une « communauté d’interprétation » (J. Royce) et est « garant de l’authenticité de l’expérience » rituelle (P. Oliviéro, T. Orel, « L’expérience rituelle », Recherches de science religieuse, 78 (1990), p. 350). Fr. Marty, « Des sens au sens », Concilium, 259 (1995), p. 46 (nous soulignons). Dans un récent essai, J.  Van Engen soulignait la nécessité pour l’historien de la religion médiévale de ne pas se limiter à étudier les gestes rituels, mais d’en retrouver les contenus doctrinaux : « Rituals and practices […] are not and were not self-interpreting. […] Rituals told stories ; practices embodied a way of life ; both presumed, imparted, or sprang from teachings » (J. Van Engen, « The Future of Medieval Church History » (2002), p. 520. Nous soulignons). Cfr S. A. Harvey, « St Ephrem », p. 115-116. Cl. Geertz, « Religion as a cultural system », in id., The Interpretation of Cultures, New York, 1973, p. 112, cit. in G. de Nie, « Images as ‘Mysteries’ », p. 83, n. 19). Le double aspect du rite est in-

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par la liturgie baptismale au cours du ive siècle439, la dimension sensible des rites liturgiques – les non-romains en particulier – qui utilisent généreusement l’encens440 : ces deux exemples sont suffisants pour que nous inclinions à voir dans la liturgie un élément clé de la culture olfactive chrétienne ancienne441. À l’intérieur comme à l’extérieur du cadre liturgique, les lectures bibliques, patristiques et hagiographiques, publiques et privées, ont sans doute joué une part essentielle dans la formation de ce que l’on pourrait appeler, par dérivation, « l’horizon d’attente442 » des odeurs extraordinaires. Dans ce processus, les récits jouent à notre sens un rôle fondamental, qui nécessite encore quelques remarques de notre part. En tant que relation d’actions humaines, autrement dit d’individus agissants443, et en raison de « ses multiples renvois entre le réel et la fiction444 », le récit constitue en même temps un modèle de conduite, voire un mode d’apprentissage445, auquel notre esprit est plus sensible qu’à un discours abstrait446. Le récit hagiographique, en particulier, présente à ses destinataires un modèle non seulement, ou non pas d’abord, du saint ou de la sainte447, mais également et surtout des comportements corrects que ses lecteurs et auditeurs doivent adopter envers Dieu et ses amis.

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diqué de manière quelque peu différente par Fr. Jacques : « le rite est une forme de vie qui met en forme l’expérience religieuse. Ou, pour être plus exact : le rite ‘dérive’ d’une forme de vie qu’il contribue simultanément à ‘promouvoir’ chez ceux qui en jouent le jeu, tantôt comme un moment privilégié de leur vie, tantôt comme le représentant de leur vie entière » (Fr. Jacques, « Des jeux de langage aux ‘jeux textuels’ », p. 29). L’essentiel pour nous est de retenir la fonction de ‘matrice du réel’ que remplit le rite. La « dramatisation consciente et systématique de la catéchèse » dans la liturgie baptismale semble être allée de pair avec une « intense réflexion théologique  […] au moment même où se multiplient massivement les entrées dans l’Église » (V.  Saxer, Les rites de l’initiation chrétienne du ii e au vi e siècle : esquisse historique et signification d’après leurs principaux témoins, Spoleto, 1988, p. 662). Pour l’Occident, cet aspect a été souvent signalé dans la liturgie gallicane (ou ‘non romaine’), d’ailleurs proche des liturgies orientales (cfr L. Duchesne, Origines du culte chrétien. Étude sur la liturgie latine avant Charlemagne, 5e éd. rev. et augm., Paris, 1920, p. 96 et passim ; I.-H. Dalmais et al., « Liturgie », Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien, Paris, 1990, p. 1460). Cela est d’autant plus probable si l’on accepte l’affirmation de E. Troeltsch, pour qui « l’essentiel de toute religion n’est pas le dogme et l’idée, mais le culte et la communauté » : « nicht Dogma und Idee, sondern Kultus und Gemeinschaft » (E. Troeltsch, « Die ‘Bedeutung’ der Geschichtlichkeit Jesu für den Glauben » (1911), cit. in A. Angenendt, Geschichte der Religiosität im Mittelalter, Darmstadt, 1997, p. 355). Cfr supra, n. 236. Cfr J.  Molino, R.  Lafhail-Molino, « Le récit, un mécanisme universel », Sciences humaines, 148 (2004), p. 22. Ibid. Cfr ibid., p. 25. Cfr J.-F. Dortier, « L’univers des représentations ou l’imaginaire de la grenouille », Sciences humaines, 128 (2002), p. 29. Analysant les biographies d’ascètes de l’Antiquité tardive, A. Cameron écrit : « […] the biographies implied a relation between the texts and real life. Real life, it was hinted, should follow the pattern set in the texts, themselves accounts of exemplary lives » (A.  Cameron, « Ascetic Closure and the End of Antiquity », in Asceticism, p. 154).

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Troisième partie

Les récits narrant des ‘odeurs de sainteté’ ont ainsi pu être écrits dans une intention instructive, comme une ‘théologie narrative448’ concernant, par exemple, la récompense accordée aux saints, la toute-puissance divine transfigurant dès maintenant leur corps, la validité de leur culte et de la confiance que les fidèles reposent en eux, la vérité de la résurrection de la chair, anticipée hic et nunc dans le corps intact et odorant du saint… Néanmoins, même sans une visée explicitement pédagogique, ces récits communiquaient un message à la fois simple et essentiel : non pas d’abord les grands thèmes de la doctrine chrétienne, mais la bienveillante praesentia du saint, à tout moment susceptible d’être expérimentée. En attestant que la suave odeur du saint avait effectivement été perçue par les gens les plus divers, les récits impliquaient que cette expérience était toujours possible. Or il faut voir que la nature même de la perception olfactive, hautement conditionnée par les représentations mentales, le souvenir, et le contexte matériel, faisait de l’odeur du saint un phénomène réellement perceptible par quiconque auprès de sa tombe. Comme « la mémoire olfactive est éminemment associative449 », l’expérience pouvait même être rétroactive : des perceptions olfactives pouvaient, a posteriori, acquérir valeur d’expérience signifiante au moment où une lecture ou une autre expérience, personnelle ou d’autrui, suscitait la mise en relation des perceptions olfactives originelles avec une présence sacrée. En raison de ce même axiome, une odeur suave pouvait devenir, dans un cadre approprié, l’expérience de la vive présence du saint et de Dieu : « pour les humains, les odeurs sont en quelque sorte des signes qui renvoient à d’autres objets du monde450 ». En d’autres termes, si les récits hagiographiques relatent que des saints ont exhalé une odeur suave, nous pouvons également penser que, dans la réalité et dans certaines circonstances, une odeur suave évoquait – au sens fort du terme – l’expérience de leur praesentia. Le récit de l’‘odeur de sainteté’ concernait donc une histoire à la fois passée et toujours potentiellement actuelle.

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C’est une fonction générale des récits hagiographiques, dans lesquels « les enseignements du christianisme ne sont pas exprimés dans un discours démonstratif et articulé comme le serait celui d’un traité de théologie ou d’un sermon, mais uniquement par le récit » (J.-L. Derouet, « Les possibilités d’interprétation sémiologique », p.  153). Par une sorte de renversement de tendance, la théologie contemporaine paraît redécouvrir la valeur théologique propre à la narration (cfr J. B. Metz, « Breve apologia del narrare », Concilium, 9 (1973), p. 860-878). A. Holley, Éloge de l’odorat, p. 150. Ibid.

CONCLUSION GÉNÉRALE

Dans la culture méditerranéenne antique, parfums et aromates jouissaient d’une grande considération, que ce fût dans les textes sacrés, dans les cultes rendus aux divinités, dans les gestes de la vie quotidienne ou dans ceux des temps de fête. C’est dans ce monde-là qu’est né le christianisme, surgeon inattendu du judaïsme, avec lequel il partage une bonne part, jamais reniée, de son Écriture sainte. Dans la Loi, les Prophètes et les autres Livres, les chrétiens se pénétraient de la dimension sacrée des éléments les plus variés du domaine de l’olfaction : offrandes d’encens agréables à YHWH, parfum divin, usages divers d’aromates, effluves délicieux des Amants du Cantique… À leur tour, dans la rédaction, puis la lecture, de leurs propres Livres, ils commémoraient de siècle en siècle les aromates qui avaient marqué des moments clés de l’existence terrestre de Jésus Christ. Or le Christ, c’était l’Oint, et donc le Parfumé, comme l’exposaient tant de commentaires patristiques. Si la pensée chrétienne des odeurs a certainement été soutenue et alimentée dans son développement par de multiples traditions –  avant tout orientales et gréco-romaines  – son fondement théologique se trouvait à l’évidence dans l’interprétation : « Christus enim unctus1 ». Et lorsque les chrétiens méditaient leur identification au Christ, ils lisaient dans saint Paul qu’elle consistait précisément en une participation à « la bonne odeur du Christ2 ». Ce passage paulinien devait devenir un des plus cités dans la littérature chrétienne ancienne. Les écrivains chrétiens ne considéraient donc pas comme secondaires ou insignifiants les textes bibliques faisant état d’odeurs ou d’aromates, et ils y découvraient des significations aussi diverses que pouvaient l’être leurs intérêts et leurs préoccupations propres. Les mêmes écrivains n’estimaient d’ailleurs pas futile de recourir au langage de l’olfaction pour expliquer l’union dans le Christ de la nature divine et de la nature humaine, l’Incarnation, ou l’habitation de l’Esprit saint dans le Messie. Paradoxalement, la constatation du petit nombre des références bibliques invoquées par cette théologie des odeurs confirme l’importance de celle-ci aux yeux des Pères, puisqu’elle n’était pas en quelque sorte imposée par une surabondance scripturaire. Par ailleurs, le développement de la théologie des odeurs fut, comme toute la théologie chrétienne, stimulé 1 2

Augustinus, Enarrationes in Psalmos, CIII, iii, 13. Cfr II Cor. 2, 15.

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Conclusion générale

par les polémiques et les conflits doctrinaux et disciplinaires : elle ne s’élabora pas uniquement dans le calme studieux des cellules ou des bibliothèques, mais aussi dans l’office de la prédication régulière au peuple, dans les conciles ou les synodes, dans des échanges épistolaires sur les questions les plus actuelles. Or, parallèlement à la production explicitement théologique, des récits commencèrent dès le milieu du iie siècle à faire état d’odeurs prodigieuses perçues auprès des martyrs, en Orient (Polycarpe) comme en Occident (martyrs de Lyon). Il est frappant de constater que ces textes –  les premiers récits de martyrs qui nous soient parvenus – font déjà mention de ces phénomènes, et que la Lettre des Églises de Lyon et de Vienne reprend le passage de la Deuxième Épître aux Corinthiens rappelé plus haut. Les rapports reliant ces récits aux écrits théologiques restent problématiques et demanderaient des analyses précises, dont nous ne pouvons que signaler quelques directions possibles. Se trouve-t-on devant des productions qui se sont réalisées de manière parallèle ? Est-il possible de discerner l’antériorité chronologique d’une de ces catégories de textes ? Le contenu des uns alimente-t-il, d’une façon ou d’une autre, celui des autres ? De même que, par exemple, la doctrine de la Résurrection s’est grandement approfondie dans le contexte général des persécutions et de l’expérience du martyre, se pourrait-il que les mentions des odeurs suaves rapportées dans les récits aient stimulé l’intérêt des Pères pour cette thématique, les amenant à scruter l’Écriture afin d’y chercher les fondements révélés de ces miracles ? Une nouvelle pierre à l’édification de cette pensée chrétienne des odeurs fut posée, dans la première moitié du iiie siècle, par Origène, qui développa l’idée selon laquelle l’homme est doté d’une certaine faculté de ‘sentir’ Dieu. La doctrine des ‘sens spirituels’ adoptait par là un point de vue nouveau : non plus celui du parfum de Dieu ou de l’odeur suave qu’Il exhalait à travers ses élus, mais le point de vue des hommes qui cherchaient à percevoir Dieu. Origène léguait ainsi aux élites religieuses, ascètes et moines d’abord, un précieux bagage de notions leur permettant de penser une expérience en quelque sorte sensorielle du divin. On voit donc que, avant même les grands développements liturgiques du ive siècle et l’introduction de l’usage d’encens dans le culte, une véritable pensée chrétienne des odeurs et de l’odorat avait vu le jour. Tout en se fondant essentiellement sur l’Écriture, sans cesse scrutée et commentée, les Pères recouraient par ailleurs, à leur gré et selon leurs besoins, au bagage général qu’ils avaient hérité de la culture classique : vocabulaire, mythes, connaissances géographiques ou botaniques, coutumes religieuses… Ils créaient ainsi à leur tour une culture dans laquelle odeurs et odorat avaient leur place et étaient revêtus de significations religieuses propres au christianisme3.

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Cfr B. Caseau, ‘Evodia’. The Use and Meaning of Fragrances in the Ancient World and their Christianization (100-900 AD), thèse inédite, Princeton, 1994, p. 277.

Conclusion générale

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Passé le temps des persécutions, les honneurs traditionnellement rendus aux martyrs prirent un nouvel élan, au tournant du ive et du ve siècles, avec plusieurs découvertes retentissantes de reliques, à Milan, puis en Palestine. Les récits qui en furent bientôt écrits circulèrent de lieu en lieu, d’une rive à l’autre de la Méditerranée, à l’instar des reliques elles-mêmes, qu’elles fussent corporelles ou représentatives. Or ces histoires racontaient que, même longtemps après leur mort, des corps de martyrs dégageaient une odeur suave. C’était en quelque sorte la découverte d’un chaînon, qui permettait de relier le temps nouveau de l’Église à l’époque, déjà lointaine, où Dieu manifestait aux communautés de chrétiens sa Présence à travers les prodiges, les visions, dont les martyrs étaient les bénéficiaires et les instruments pour le bien de tous les fidèles : on sentait que le parfum, que l’on percevait maintenant auprès des reliques miraculeusement retrouvées, provenait d’une source déjà ancienne, mais toujours vivante. À travers ces odeurs stupéfiantes, on se trouvait reporté au temps des origines : celui où s’était exhalée dans le monde « la bonne odeur du Christ »4. On comprend qu’un évêque, percevant l’odeur suave dégagée de reliques à peine découvertes, se fût exclamé : « Credo in Christo5 ». Les odeurs extraordinaires perçues lors des inventiones dont nous venons de parler ne restèrent pas des phénomènes uniques. Tout en demeurant relativement rares dans les sources du haut Moyen Âge latin, elles se diversifiaient : non seulement elles se dégageaient de saints qui n’étaient pas des martyrs, mais elles se faisaient parfois sentir durant leur existence terrestre déjà ; on les percevait au moment du trépas, les jours suivants, ou longtemps après. À cette époque, l’expérience des parfums divins n’était toutefois pas totalement effacée par celle de l’odeur des saints : quelques ‘théophanies olfactives’ et, plus nombreuses, des visions de l’Au-delà, rappelaient l’origine divine de l’odeur des saints, et qu’il était toujours possible de sentir Dieu, dans ce monde comme dans l’autre. Néanmoins, les odeurs extraordinaires étaient principalement associées à des saints et à des saintes, dans des récits souvent composés peu d’années après leur mort ou l’exhumation de leurs corps. Liées ou non à la constatation de l’intégrité du corps saint, les odores suavitatis en partageaient la signification : le saint, rempli de la puissance divine, jouissait jusque dans son corps mortel d’une condition privilégiée, celle d’une résurrection anticipée. Même lorsqu’on n’en retrouvait que des ossa, le parfum qui s’en exhalait suffisait à faire comprendre que le saint participait de la vie et de la puissance divines : c’était sa virtus que l’on sentait. Les récits hagiographiques avaient beau répéter que Dieu était ainsi glorifié à travers ses 4

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Ces odeurs pouvaient aussi bien évoquer le moment fondateur de la Pentecôte, que Éphrem le Syrien raconte en ces termes : « Lorsqu’étaient réunis les bienheureux apôtres, en ce lieu un tremblement se fit, ainsi qu’un parfum de Paradis. Car [l’Eden] les ayant reconnus pour ses hôtes répandit ses parfums » (Hymnes sur le Paradis, XI, 14, trad. R.  Lavenant, Paris, 1968, p. 151). GM, 62.

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Conclusion générale

saints6, le parfum dégagé par ces derniers les affectait d’un statut à part, en authentifiait la qualité, garantissant par là le bien-fondé des honneurs qu’on leur rendait et des suppliques qu’on leur adressait. L’odeur des saints ne constituait donc pas un épiphénomène anecdotique de la religiosité médiévale. Elle participait d’un mouvement général d’humanisation et de socialisation de l’expérience du divin à travers le culte de certains fidèles  – les saints. De manière implicite ou explicite, et non sans paradoxes et ambiguïtés, les récits qui en étaient faits répétaient à tous l’importance du corps, appelé un jour à ressusciter, à l’exemple de certains corps, préservés de la puanteur de la décomposition. L’odeur suave du saint était non seulement le signe de sa vie en Dieu, mais aussi celui de sa proximité, de sa bienveillance envers ceux qui se fiaient à lui. À l’opposé, un message analogue était véhiculé par les mentions de l’odeur insupportable des pécheurs, effluve de la puanteur du diable : vertus et vices exerçaient leurs effets dans le corps, et une odeur nauséabonde était un signe de danger. Dans un cas comme dans l’autre, sentir c’était, comme l’indiquait le terme latin sentire, prendre conscience, comprendre et penser. Des gestes appropriés étaient alors possibles à l’égard des élus ou des réprouvés. Sur un plan général, ces odeurs antithétiques possédaient, à différents niveaux, une signification sociale. Elles contribuaient à définir les groupes en présence, surtout par l’attribution d’une mauvaise odeur à toute catégorie rejetée hors de la communauté de production et de destination des récits. Ces catégories pouvaient néanmoins être fluides : l’onction du chrême parfumé permettait justement d’éliminer la puanteur des hérétiques repentis et de les intégrer dans la communauté catholique ; il en allait de même pour les Juifs. En ce qui concerne l’odeur des saints, sa signification sociale était intrinsèquement liée à la nature interpersonnelle de l’expérience olfactive : elle manifestait la présence du saint, mais à ceux qui s’approchaient de lui, de son corps, de sa tombe. À cette proximité physique devait correspondre une attention respectueuse de la part des fidèles. Alors, quand ceux-ci percevaient la suave odeur du saint venant vers eux, ils s’en trouvaient remplis, rassasiés – les récits que nous lisons décrivent fréquemment cette expérience intime d’une relation. Cette expérience assumait une signification sociale à un autre niveau lorsque, une fois racontée et mise par écrit, elle était par là ‘officialisée’ et communiquée plus au large. Des récits pouvaient alors parvenir jusqu’en des lieux éloignés, comme le montrent ceux rapportés par Grégoire le Grand dans les Dialogues ou par Bède dans son Histoire ecclésiastique. Il est frappant de constater dans ces récits le contraste existant entre, d’une part, la pauvreté du langage de l’olfaction et le caractère souvent stéréotypé

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« Sicque fuit, ut omnipotens Deus agro suo iucondetur odoribus, pascatur virtutibus, glorietur operibus, adoretur ut Dominus » (Vita Audoini episcopi Rotomagensis, incip., MGH SRM V, p. 553).

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des descriptions, et, d’autre part, la diversité des situations, des circonstances concrètes dans lesquelles les odeurs miraculeuses se produisent. Le premier aspect de cette diversité réside dans le fait que seuls certains saints ont été associés à une odeur extraordinaire ; mais les raisons de cette disparité nous échappent. En revanche, dans les documents qui nous sont parvenus, la diversité dont nous parlons est particulièrement évidente dans les effets attribués à ces odeurs. Cela nous amène à penser que, au moins dans la logique interne de ces récits, les exhalaisons extraordinaires ne comportaient pas seulement de valeur en elles-mêmes, mais qu’elles étaient aussi ‘fonctionnelles’. De ce point de vue également, elles ne sauraient donc être considérées comme des éléments anecdotiques. Mais quelle était leur place par rapport aux autres perceptions sensorielles ? Si nous nous limitons à considérer les rapports des fidèles aux corps saints, nous pouvons dire que chacun des sens était sollicité et potentiellement actif : la vue se tendait vers la tombe, plus ou moins visible, vers les sculptures ou les peintures qui l’entouraient ; l’ouïe entendait chants et paroles ; les mains touchaient, sinon les reliques, du moins la tombe, ou le cancel qui la protégeait ; même le goût était sollicité, dans la mesure où, dans l’espoir d’en tirer avantage, on consommait de la poussière du tombeau ou de l’huile des lampes placées autour. Des miracles touchaient l’un ou l’autre des sens. Dans cet ensemble, l’odorat occupait apparemment une position particulière en raison des caractéristiques de la perception olfactive. Les odeurs sont, en effet, perçues, mais insaisissables et invisibles ; elles sont éphémères, mais leur souvenir peut durer toute une vie, alors même que l’objet perçu est absent. L’odeur du saint était donc bien le signe de sa présence, mais celle-ci échappait à l’emprise humaine. S’il y avait donc probablement correspondance entre des conceptions et des gestes –  ceux par exemple qui entouraient de matières odorantes les corps saints – et les descriptions des odeurs prodigieuses, on n’y discerne pas de visées ‘magiques’ : le saint était à la fois présent –  à un degré d’intimité incomparable – et absent. Nous nous sommes interrogés sur les rapports liant les premiers récits de martyrs et les écrits patristiques sur les odeurs. Il est évident que, pour l’époque successive –  celle qui nous a surtout retenus  –, la question se pose en des termes différents. La culture chrétienne s’était désormais créé un patrimoine unique comprenant les genres littéraires les plus divers, mais cette situation nouvelle rend plus complexe l’étude des relations passant entre récits hagiographiques et ouvrages spécifiquement théologiques. En guise d’exemple des problèmes ainsi posés, mentionnons que Grégoire le Grand, qui exposait pourtant longuement le flair spirituel requis des prédicateurs, n’en a présenté aucun exemple dans ses Dialogues, bien que ces derniers contiennent plusieurs récits concernant odeurs extraordinaires et olfaction. Comment expliquer cette apparente contradiction ?

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Les récits que nous avons étudiés sont eux-mêmes, dans l’ensemble, remarquablement ambigus : le corporel et le spirituel, le propre et le figuré, le réel et l’imaginaire, sont des catégories mises en jeu dans les descriptions des odeurs extraordinaires, mais auxquelles celles-ci ne se soumettent pas parfaitement7. Dans les ouvrages de Grégoire de Tours, causes naturelles et surnaturelles se chevauchent8, « perception sensorielle, imagination délibérée et rêves éveillés se superposent ou s’agglomèrent9 » ; nous avons nous-mêmes constaté qu’il réagit parfois de façon parfaitement rationaliste devant des faits pourtant étonnants. Face à cet enchevêtrement des plans de réalité, des points de vue, et des niveaux de signification, on peut se demander si l’on n’a pas là ce que Clifford Geertz a appelé un « mouvement d’allées et venues entre la perspective religieuse et la perspective du sens commun », en expliquant  que la foi religieuse n’est pas « une caractéristique homogène de l’individu » – comme le serait « son lieu de résidence, son travail, ses relations de parenté, etc.10 » – et que l’homme se meut « plus ou moins facilement, mais très fréquemment, entre deux visions du monde radicalement différentes, deux visions entre lesquelles il n’y a pas de continuité11 ». Certes, nous n’avons accès qu’à des textes, non aux individus qu’ils dépeignent, et même un Grégoire de Tours, en dépit des volumes d’érudition qu’il a suscités, nous demeure en grande partie méconnu ; néanmoins, nous n’avons pas de motif sérieux pour affirmer que Grégoire, ou tout autre écrivain de son temps, plutôt que vivre dans une « foi aveugle12 », n’a pas fait au cours de son existence ces innombrables « expériences de la rupture » –  entre les parts du réel et les plans de significations  – dont parle Clifford Geertz13. Sur le plan du discours, la métaphore n’est-elle pas ellemême simultanément continuité et rupture ? Or nous observons que les odeurs

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Constatations analogues de la part de J. L. Derouet, « Les possibilités d’interprétation sémiologique des textes hagiographiques », Revue d’histoire de l’Eglise de France, 62 (1976), p.  157 ; de même chez A. Guerreau, « Le champ sémantique de l’espace dans la Vita de saint Maieul (Cluny, début du xie siècle) », Journal des Savants, (1997), p. 376-377. Cfr G. de Nie, Views from a many-windowed tower : studies of imagination in the works of Gregory of Tours, Amsterdam, 1987, p. 38. Ibid., p. 210. Cl. Geertz, « La religion comme système culturel », dans Essais d’anthropologie religieuse, éd. L. de Heusch, Paris, 1972, p. 56. Ibid., p. 57. De son étude de la ‘piété populaire’ dans la Gaule mérovingienne, I. Wood conclut : « Looked at closely the evidence of Gregory of Tours brings us no nearer to an age of blind faith than does that of the great churchmen of the late fifth and early sixth centuries » (I. Wood, « How Popular Was Early Medieval Devotion ? », in Popular Piety : Prayer, Devotion, and Cult, ed. A. J. Frantzen, (Essays in Medieval Studies 14, Proceedings of the Illinois Medieval Association), 1997, texte consulté sur Internet : [http ://www.luc.edu/publications/ medieval/vol14/wood.html] ; p.  7). Nous avons pu nous-mêmes observer au cours de nos recherches la vérité de cette affirmation. Cfr Cl. Geertz, « La religion comme système culturel », p. 57.

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extraordinaires, leur perception, et tout ce que l’on peut en dire, relèvent de ce que l’on peut appeler une dynamique de la discontinuité dans la continuité. Au cours de notre travail, nous avons fréquemment cherché à nous pousser au-delà des apparences, soit stéréotypées, soit métaphoriques, des récits, pour en saisir les parts, sinon de ‘réalité’ (‘objective’), du moins de ‘vérité’ (‘subjective’). Peut-être jugera-t-on que nous nous sommes aventurés trop loin lorsque nous évoquions la possibilité que, à la base de nos récits, il y ait eu de réelles expériences religieuses. Mais nos apparentes audaces se justifient si l’on admet que nous vivons dans un monde très différent de celui qui a vu naître ces textes : les recherches d’Alain Corbin ont clairement démontré que, dans les représentations et les attitudes envers les odeurs, il y a bel et bien eu changement radical. Il est ainsi certain que les hommes de l’Antiquité et du Moyen Âge accordaient aux odeurs, bonnes ou mauvaises, une attention bien plus marquée que nous-mêmes : impuissants devant la plupart des épidémies, devant les maladies en général, ils se devaient d’au moins en guetter les signes avant-coureurs, olfactifs en particulier. Cette sensibilité commune n’aurat-elle pas été maintenue en éveil, voire renforcée, par la culture olfactive que nous avons mise en lumière dans la prédication, la liturgie, le discours hagiographique ? N’aura-t-elle pas agi dans tel évêque creusant le sol afin d’en extraire de précieuses reliques, ou dans les fidèles qui s’approchaient, remplis d’espoir ou de crainte, des tombes saintes ? À partir de ces observations, rien ne nous empêche d’attribuer à nos sources – aux expériences olfactives qu’elles relatent – une signification plus grande qu’elles ne l’ont pour nous, lecteurs du xxie siècle : pourquoi devrions-nous mesurer ces récits à l’aune de la ‘révolution post-olfactive’ survenue au cours du xviiie et du xixe siècle ? Nous avons mené notre enquête jusqu’au début du ixe siècle. Cependant, les récits d’odeurs prodigieuses continuent d’être écrits et de se diffuser durant le Moyen Âge. C’est dans le courant du ixe siècle qu’apparaît l’expression odor sanctitatis, expression qui, dès ce moment et pendant tout le Moyen Âge, désignera essentiellement la réputation de sainteté14, tandis que de nombreux textes médiévaux rapportent des histoires de suaves odeurs exhalées par les corps saints, ou d’odeurs nauséabondes de pécheurs et de démons – il suffit pour s’en convaincre de parcourir la Legenda aurea de Jacques de Voragine,

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Quelques exemples : « Seminabatur vero de ea fama laudabilis, et odor sanctitatis ac sapientiae cunctorum in se traxit amorem » (Rudolfus Fuldensis, Vita de s. Lioba, 27, AASS Sep. VII, dies 28 Sept., 767D-E ; ixe siècle) ; « […] opinio virtutum ejus augmentabatur in dies, et odor sanctitatis ejus ebulliens, in mundi terminos fundebatur, et monia corda replebat » (Nalgodus, Vita de s. Maiolo abbate Cluniacensi, 21, AASS Maii II, dies 11 Maii ; milieu du xiie siècle) ; « Post haec, cum longe lateque odor sanctitatis ejus ad multorum notitiam devenisset… » (Atto de Pistoia, Vita s. Joannis Gualberti, 58, PL 146, col. 690D ; milieu du xiie siècle) ; « Diffundutur ergo odor sanctitatis ejus… » (Raimundus Capuanus, Vita de s. Agnete, 48, AASS Apr. II, dies 20 Apr. ; xive siècle).

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qui en recueille des cas multiples15. Cette abondance même pourrait être un indice que des changements se sont produits, dans l’écriture des récits d’abord, et non seulement en raison d’une production hagiographique plus abondante qu’auparavant. Quoi qu’il en soit, si l’on voudra étudier la place et la signification des récits d’odeurs extraordinaires, ou tout bonnement des odeurs et de l’olfaction, dans le Moyen Âge central ou tardif, on ne pourra ignorer l’évolution subie par la culture médiévale en général, y compris dans les développements de la philosophie, de la théologie, ou de l’exégèse. La documentation disponible apparaît ainsi immense, et encore plus si l’on prend en compte l’iconographie : c’est à la fois un défi et une opportunité16. Pour notre part, ayant cherché à mettre en œuvre des sources aussi variées que possible, dans un cadre où elles ne sont pas toutes et toujours abondantes, nous espérons avoir démontré l’intérêt d’une approche multiple d’un domaine encore largement méconnu, complexe mais prometteur, car situé au cœur de problématiques et d’interrogations aussi diverses qu’actuelles, dont la moindre n’est pas celle des fonctions cognitives de l’olfaction. Ayant ainsi rappelé la dimension intellectuelle des odeurs et de leurs perceptions, nous citerons une dernière fois le Cantique : « in odorem unguentorum tuorum currimus » (Cant. 1, 3). Car il s’agit moins de conclure que de poursuivre le chemin entrepris.

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Voir par exemple – mais il y en aurait bien d’autres – les chapitres dédiés à saint Vincent, saint Ambroise, saint Marc ou saint George. Le même ouvrage comprend également de nombreuses considérations non narratives portant sur les odeurs et l’olfaction (on en lira des exemples dans les chapitres sur « La Nativité de Notre-Seigneur Jésus-Christ », « La Circoncision du Seigneur », « La Quadragésime », « La Purification de la Bienheureuse Vierge Marie », etc.). Rien n’empêche, évidemment, d’entreprendre des recherches pour des époques plus récentes, sur l’exemple de D.-M. Dauzet, qui confronte les modèles médiévaux aux récits modernes dans « Le récit de la ‘mort sainte’ dans les biographies religieuses du xixe-xxe siècle. Essai d’hagiographie contemporaine », AB, 123 (2005), p. 133-163.

SOURCES

Corpus principal Nous indiquons ici les sources narratives, essentiellement hagiographiques, qui ont constitué notre premier fonds documentaire. Lorsqu’un texte fait l’objet de datations très variables, nous le signalons avec un [ ?].

Fin iv e - début v e siècles Ambrosius Mediolanensis, Epistola 22 (inventio Gervasii et Protasii), PL 16, col.  10191026. Sulpicius Severus, Vita Martini (et Epistulae de vita Martini), éd., trad., comm. J. Fontaine, Sulpice Sévère : Vie de saint Martin, Paris, 1967-1969. Paulinus Mediolanensis, Vita Ambrosii, éd. M. Pellegrino, Roma, 1961. Trad. fr. É. Lamirande, Paulin de Milan et la ‘Vita Ambrosii’, Paris - Tournai - Montréal, 1983. Revelatio sancti Stephani, éd. S. Vanderlinden, Revue des études byzantines, 4 (1946), p. 178217.

Fin v e-vi e siècles Baudonovia, Vita Radegundis, MGH SRM II, p. 377-395. Constantius Lugdunensis, Vita Germani episcopi Autissiodorensis, éd., trad. R.  Borius, Constance de Lyon : Vie de saint Germain d’Auxerre, Paris, 1965. Dionysius Exiguus, Vita Pachomii, éd. H. van Cranenburgh, La vie latine de saint Pachôme traduite du grec par Denys le Petit, Bruxelles, 1969. Dynamius, Vita Maximi, PL 80, col. 31-40. Eugippius, Commemoratorium vitae sancti Severini, éd., trad., notes Ph. Régerat, Eugippe : Vie de saint Séverin, Paris, 1991. Gregorius Magnus, Dialogi, éd., notes A.  de Vogüé, trad. P.  Antin, Grégoire le Grand : Dialogues, Paris, 1978-1980. Gregorius Turonensis, Libri Historiarum X, MGH SRM I/1, 1951. Trad. R.  Latouche, Grégoire de Tours : Histoire des Francs, (Paris, 1963), Paris, 1974. —, Liber in gloria martyrum, MGH SRM I/2, 1969. Transl., introd. R. Van Dam, Gregory of Tours : Glory of the Martyrs, Liverpool, 1988. —, Liber de passione et virtutibus sancti Iuliani martyris, MGH SRM I/2, 1969. —, Libri I-IV de virtutibus sancti Martini episcopi, MGH SRM I/2, 1969. —, Liber vitae patrum, MGH SRM I/2, 1969. Transl., introd. E. James, Gregory of Tours : Life of the Fathers, 2ème éd., Liverpool, 1991. —, Liber in gloria confessorum, MGH SRM I/2, 1969. Transl., introd., R. Van Dam, Gregory of Tours : Glory of the Confessors, Liverpool, 1988.

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Première moitié vii e siècle Braulio Caesaraugustanus, Acta de Martyribus Caesaraugustani, PL 80, col. 715-720. —, Vita Aemiliani, PL 80, col. 699-714. Ionas Bobiensis, Vitae Columbani discipulorumque eius, MGH SRM IV, p.  61-152. Trad., introd., notes A. de Vogüé, P. Sangiani, Jonas de Bobbio : Vie de saint Colomban et de ses disciples, Bégrolles-en-Mauges, 1988. —, Vita Iohannis abbatis Reomaensis, MGH SRM III, p. 505-517. Sisebutus, Vita Desiderii Viennensis, MGH SRM III, p. 630-637. Vitas s. Patrum Emeretensium, éd. A. Maya Sanchez, Turnhout, 1992 (CCSL 116).

Deuxième moitié vii e siècle Bonifatius, Vita Livini episcopi et martyris, PL 87, col. 327-344. Cogitosus, Vita sanctae Brigidae virginis, PL 72, col. 775-790. Muirchù, Vita Patricii, éd. E. Hogan, AB, 1 (1882), p. 531-585. Dicta beati Valeri ad beatum Donadeum scripta, éd. R. F. Pousa, Madrid, 1942, repr. dans M.  P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà in Occidente. Fonti. Modelli. Testi, Firenze, 1987, p. 280-296. Passio I Leudegarii episcopi et martyris, MGH SRM V, p. 282-322. Visio Baronti monachi Longoretensis, MGH SRM V, p. 373-394. Vita Adelphii abbatis Habedensium, MGH SRM IV, p. 225-228. Vita Amantii Ruthenae urbis episcopus (fin viie ?), MGH Auct. Ant. IV/2, p. 55-64. Vita Arnulfi, MGH SRM II, p. 432-446. Vita Austrigisili episcopi Biturigi, MGH SRM IV, p. 191-200. Vita Desiderii Cardurcae urbis episcopi, MGH SRM IV, p. 563-602. Vita Fursei abbatis Latiniacensis, MGH SRM IV, p.  434-440. Texte complet et trad. dans M.  P. Ciccarese, Visioni dell’aldilà in Occidente. Fonti. Modelli. Testi, Firenze, 1987, p. 190-224. Vita Geretrudis abbatissae Nivellensis, MGH SRM II, p. 453-464. Vita Sadalbergae abbatissae Laudunensis, MGH SRM V, p. 49-66.

Première moitié viii e siècle Beda Venerabilis, Historia ecclesiastica gentis Anglorum, ed., transl. B. Colgrave, R. A. B. Mynors, Bede’s Ecclesiastical History of the English People, Oxford, 1969. —, Vita Cuthberti, ed., transl., B. Colgrave, Two Lives of Saint Cuthbert, Cambridge, 1940. Eddius Stephanus, Vita Wilfridi episcopi Eboracensis, ed., transl. B. Colgrave, The Life of Bishop Wilfrid, Cambridge, 1927.

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Index Index nominum Index rerum notabilium

Index nominum

Aaron (personnage biblique): 51, 169, 589 Abraham (personnage biblique): 76 Acca (évêque d’Hexham): 349 Adam: 67 Adelphe / Adelphius (abbé d’Habendum/Remiremont): 375, 553 n. 172, 578, 630 Adémar de Chabannes: 137 Adomnán de Iona: 564 n. 240 Adon de Vienne: 133, 311, 596 Aethelburh / Aedilberg: 315 Aethelthryt: 315 Agiulf (diacre de Tours): 354 Agnellus de Ravenne: 522 n. 19 Agrestius (moine de Luxeuil): 548 Agustus (enfant visionnaire de Mérida): 410-413 Aidan (évêque irlandais, fondateur du monastère de Lindisfarne): 321, 382 Aigrain, R.: 21 n. 45, 572 n. 278 Albert, J.-P.: 16 Albinos (philosophe grec): 90 Albinus (évêque d’Angers): 371, 531, 622 Alcuin: 148-149, 178, 197, 322, 498, 560-561, 572, 585 n. 73, 588 n. 90, 589, 601-602, 605 Aldegonde (abbesse): 498 Aldhelm de Malmesbury: 393 Alibert, D.: 465 n. 454 Amalaire de Metz: 166 n. 31, 168, 312, 373 n. 227, 463 n. 444, 634 n. 392 Amand (moine, évêque de Maastricht): 136, 297, 310, 545 Amant (évêque de Rodez): 280 Amat, J.: 65 n. 114, 396, 402, 421 Ambroise de Milan: 19, 48, 50, 54, 5758, 62, 73, 76, 81, 87, 98, 169, 178, 243, 250-258, 339 n. 57, 352 n. 123, 421, 452-453, 482 n. 73, 483, 484 n. 89, 497, 538-540, 599, 606 n. 215, 634 n. 396,

636 n. 413 André (apôtre): 132, 377 André, J.: 479 n. 37 Angenendt, A.: 257 n. 40, 271, 272 n. 118, 315 n. 304, 325 n. 346, 326 n. 351 Angilbert (abbé laïc de Saint-Riquier): 136, 147 Ansbert (évêque de Rouen): 292, 615, 623, 630-631 Anségise (abbé de Fontenelle): 336 Anstrude (abbesse de Saint-Jean-desMonts): 127 n. 107, 186, 423 Antoine (ascète d’Égypte): 190, 202 Apponius: 48, 57, 60, 79, 81, 482 n. 72, 600, 634 n. 396 Apulée: 90 n. 7 Arbeo de Freising: 200 Arculf: 564 n. 240 Arédius (moine et prêtre): 107, 532 Aregius (évêque de Rodez): 350 Arégonde (reine): 138, 142 Aristote: 91-92 Arius: 75, 227-232, 246, 436, 626 Arnulf / Arnoul (évêque de Metz): 200, 278, 285 Arrouye, J.: 343 Athénagore d’Athènes: 396 n. 52 Aubrun, M.: 403 n. 93, 409 n. 123 Augustin: 46, 49, 51, 65, 69, 71-72, 77-78, 79 n. 29, 93, 99-100, 143, 199, 205, 252, 254-255, 263, 307, 339 n. 53, 339 n. 58, 340, 352 n. 123, 356, 392, 396, 404, 466, 470 n. 480, 482 n. 76, 539, 564 n. 240, 568, 599, 611, 619, 622 n. 311, 626-628, 631-632 Avit (prêtre de Braga): 258-263, 540-543, 570 Avit (évêque de Clermont): 188, 236238, 365-368, 534, 619, 636 Avit (évêque de Vienne): 454

686 Bachelard, G.: 68 n. 142 Baix, Fr.: 173 n. 74, 174 Banniard, M.: 587 Bassus (consul romain): 143 Bathilde (reine): 554, 629 n. 356 Baudinus (évêque de Tours): 622 Bavon (moine): 186 Beaujard, Br.: 361, 366-367, 372, 537, 593 n. 120 Bède le Vénérable: 20, 57, 78, 83-84, 93, 133 n. 140, 164-167, 175, 200, 313322, 348-349, 375, 382 n. 280, 428, 468 n. 467, 475, 553-558, 560 n. 220, 567569, 600, 602, 633, 646 Benedictus (cardinal évêque): 633 Berthe d’Avenay: 311 Bertille (abbesse de Chelles): 133, 554, 576 Bilihilde (reine): 140 Bithilde (moniale): 115, 545 Blumenkranz, B.: 236 n. 193 Bocognano, A.: 637 n. 414 Bonet (évêque de Clermont): 333 Boniface / Winfrid: 376 n. 242, 424, 559 n. 213, 632-634 Bolton, W. F.: 604 Bonnet, M.: 180, 201, 344, 359 n. 160, 486 n. 93 Bouhot, J.-P.: 515 n. 270 Bouillart, Dom: 151 Boureau, A.: 18 n. 35, 523 n. 24, 568 n. 262 Boyer, P.: 639 n. 432 Boyer, R.: 138 Brachio (abbé): 307 Braulio de Saragosse: 178, 209, 463 Brigitte de Kildare: 347 Brochet, Fr. (et Morrot, G.): 611 n. 239 Brown, P.: 15 n. 21, 224 n. 139, 238 n. 206, 329 n. 1, 362 n. 178, 533 n. 81, 539 n. 108, 581 Brunhölzl, Fr.: 322, 597 n. 145 Buschmann, G.: 612 n. 243 Bushell, W. C.: 627 n. 340 Byron, G. L.: 246 n. 252 Cabau, P.: 593 n. 118 Caluppa (reclus d’Auvergne): 206

Index nominum

Cameron, A.: 641 n. 447 Canévet, M.: 97 n. 42 Carloman (maire du palais): 288, 291 Carozzi, Cl.: 398 n. 64, 403 n. 95, 416 n. 169, 420, 427, 463 n. 445, 467 Carrez, M.: 44 Caseau, B.: 17, 145 n. 212, 198, 379, 470 n. 479, 576 n. 24, 580 n. 42, 582 n. 56, 623 n. 321, 637 Cassiodore: 93, 600, 602 Celse (médecin ancien): 35 Ceolfrith (abbé): 322 Certeau, M. de: 21 n. 46 Césaire d’Arles: 74, 79-80, 82, 224 n. 141, 147, 242, 392, 453, 584, 589-590, 598, 601, 623, 624 n. 327 Charlemagne: 137, 456 n. 406 Chauvet, L. M.: 449 n. 363 Chélini, J.: 17 n. 32, 588 n. 91 Childebert I: 464 Childéric II: 151-152, 451, 581 Chrodoare d’Amay (abbesse): 350 Ciccarese, M. P.: 397 n. 62, 398 n. 63, 401, 402 n. 88, 403 n. 93, 411 n. 137 Cicéron: 92, 136 Clark, Fr.: 21 n. 44 Clément (martyr): 595 Clément d’Alexandrie: 35, 62 Clotilde (reine): 122-123, 454 n. 393, 456 Clovis: 122, 142, 172, 447-466, 637 Colgrave, B.: 118 n. 61, 316 n. 307, 321, 468 n. 467, 584 n. 65 Colomban: 112-115, 162, 219, 350, 546-549 Constantin (empereur): 454 n. 393 Constantin Manassès: 246 n. 255 Corbin, A.: 16, 649 Corbinien (évêque de Bavière): 121 n. 75, 200 Cosmas Indicopleustes (géographe ancien): 36 Cracco Ruggini, L.: 626 n. 333 Cuniberto, F.: 96 n. 36, 160 n. 3, 517 n. 274 Cuniburga (abbesse): 633 Curtius, E. R.: 620 Cuthbert (moine, évêque de Lindisfarne): 164-167, 193, 318-321, 427 n. 238, 555-558, 565, 569 n. 267

Index nominum

Cyrille de Jérusalem: 452 Dabrowska, E.: 172 n. 70 Dahan, G.: 235 n. 191 Daniélou, J.: 62, 98, 100 n. 57, 606 Dassmann, E.: 252 n. 19, 256 n. 36 Dauphine, J.: 340 n. 65 Défensor de Ligugé: 599 Delehaye, H.: 188 n. 164, 394 n. 35, 520, 524 n. 32, 542 n. 120, 611 Deluz, Chr.: 331, 339 Denys le Petit: 204, 226 Deonna, W.: 14, 611 n. 240 Derouet, J. L.: 630 n. 361, 642 n. 448 Detienne, M.: 16, 38, 489 Devisse, J.: 458 n. 417 Didier (évêque de Cahors): 184, 350 Didier (évêque de Vienne): 133, 231, 238, 311, 497, 576 Dierkens, A.: 159 n. 2, 545 n. 134, 548 Dinzelbacher, P.: 400 n. 76, 431 n. 260 Dioscoride (médecin ancien): 35 Dodon (domesticus de Pépin II): 233 Donatus (hagiographe): 558-560, 568 Dostoïevski, F.: 12 Dryhthelm (visionnaire, moine de Northumbrie): 203 n. 35, 427-431, 467 Duchesne, L.: 435 n. 284, 451 Durand, G.: 160 n. 3, 495 n. 156 Duval, Y.: 241 n. 221 Dynamius (hagiographe): 111, 205, 596 Eadburga (abbesse): 633 Eberigisilus (évêque de Cologne): 268, 493, 636 Eddius Stephanus: 176 Effros, B.: 141, 327 n. 356 Égérie: 341, 413 Élie (prophète): 462 n. 440 Eloi (évêque de Noyon): 162, 178, 270273, 280-281, 284-287, 314, 334, 429, 578-580, 590, 636 Émilien (ermite): 209 Enoch (personnage biblique): 77 Enright, M. J.: 378 n. 252, 454 n. 398, 464 n. 450, 465 n. 454 Eorcengota (moniale): 315, 553, 567 Eparchius (évêque de Clermont): 208

687 Éphrem le Syrien / de Nisibe: 66-67, 101, 452, 469, 640, 645 n. 4 Erlande-Brandenburg, A.: 137 n. 161 Ermenlandus (abbé d’Indre): 127, 185, 558-560, 567 Ermenrich (hagiographe, évêque de Passau): 303, 563 Étienne (martyr): 19, 251, 258-264, 356, 539-543, 570, 636 Eucher de Lyon: 352 n. 123 Eufronius (évêque de Tours): 267 Eugippe: 134, 276, 522 n. 22, 543-544, 568, 571, 579, 586, 599 Eulalie (martyre de Mérida): 152, 410, 595, 608 Evans, S.: 618 n. 289 Exupère (évêque de Toulouse): 593 Faustinus (et Iovitta et Calocerus, martyrs): 488 Fauvarque, B.: 455 Febvre, L.: 13 Félix (évêque de Bourges): 308 Fénelon: 244 n. 244 Ferréol (martyr): 308, 355 Février, P. A.: 132 n. 134, 137 n. 162, 172 n. 70 Fleury, M. (et France-Lanord, A.): 138139 Flodoard: 451 n. 372, 460 n. 427 Fontaine, J.: 202-203 Fortunat, Venance: 136, 170, 237-238, 311, 331-332, 334 n. 28, 335 n. 32, 347, 352 n. 123, 353, 356, 366 n. 197, 378, 464, 475, 536 n. 94 France-Lanord, A.: 139 Freud, S.: 427 n. 236 Friard (reclus): 106-107, 346 Frulandus: 345 n. 86 Fursy (moine irlandais): 148 n. 233, 200, 313-315, 417-418, 422 Gaiffier d’Hestroy, B. de: 568 n. 263 Galien (médecin ancien): 35, 89 Gall (moine): 229, 350 Gall (évêque de Clermont): 131 n. 127, 354-355 Garrison, M.: 160 n. 3, 609

688 Geertz, Cl.: 640, 648 Gell, A.: 61 n. 94, 90 n. 12, 246 n. 253, 621 n. 307 Gemmulus (cardinal diacre): 632 Genès (martyr d’Arles): 360 Genès (martyr de Tarbes): 345 Geneviève: 142, 207, 211-216, 559 n. 213 Génicot, L.: 21 n. 46, 292 Germain (évêque d’Auxerre): 132, 211, 213-216, 365-368, 382 Germain (évêque de Paris): 210 Germer (abbé de Flay): 178 Gertrude de Nivelles: 116-117, 550-551 Gervais (et Protais, martyrs): 250-254, 636 n. 413 Gibitrude (moniale): 113, 154-155, 545548, 620 Gordini, G. D.: 261 n. 56 Graus, Fr.: 15 n. 21, 201, 490, 519 n. 2, 525 n. 32, 581 n. 50, 609 n. 232 Grégoire le Grand: 20, 52, 58, 60-61, 67-68, 72, 75, 78, 80, 83, 93-95, 106-111, 132, 152, 166, 169, 184, 185 n. 151, 200 n. 23, 240-242, 269, 277, 306-307, 327 n. 355, 352 n. 123, 373, 392, 397, 403410, 412, 429, 434-445, 457, 468, 475, 483, 487-488, 521-522, 524-531, 568, 589, 599-600, 602-605, 617, 646-647 Grégoire (évêque de Langres): 124 Grégoire de Naziance: 274 n. 129 Grégoire de Nysse: 83, 89 n. 6, 98, 272 n. 120, 452 n. 381 Grégoire de Tours: 20, 39, 106-107, 124125, 130-131, 134, 161, 167, 178-179, 184-185, 193-194, 206-210, 219-224, 230, 236-238, 240, 245, 266-270, 277, 307-309, 311, 330-332, 344-347, 352, 354, 356 n. 142, 357, 360, 365-372, 377, 392, 397-402, 445-456, 460, 462-463, 465, 475, 487, 493, 522 n. 19, 531-537, 568, 570, 581, 586, 596, 602, 605, 608609, 619, 621-622, 623, 635 n. 399, 648 Griffe, É.: 594 Grimal, P.: 330 n. 4, 340 n. 59 Guenée, B.: 519 n. 2, 559 n. 213, 568 Guerout, J.: 545 Guerreau, A.: 473 n. 1, 484 n. 90, 485 n. 91, 491 n. 133, 523 n. 25

Index nominum

Guiard de Laon: 628 n. 343 Guillaume de Saint-Thierry: 90 Guntram (diacre et chapelain de Louis le Germanique): 303, 562-563, 580, 608 Guthlac (ermite): 117-118, 148 n. 232, 320, 429, 487 Hamilton, L. I.: 542 n. 120 Hamman, A.: 421 n. 198 Hariulf: 306 n. 261 Harvey, S. A.: 17, 101, 242 n. 225, 246 n. 252, 470 n. 479, 620, 628, 640 Heene, K.: 586 n. 81, 601 Heinzelmann, M.: 21 n. 44-45, 249 n. 1, 264 n. 70, 324, 564, 592, 594 Helgaud de Fleury: 147 n. 227 Hermas (vision d’H.): 403 Hilaire (moine, évêque d’Arles): 145 Hilaire de Poitiers: 536 n. 94 Hilarion (moine): 190 n. 178, 204 Hildilid (abbesse de Barking): 375 Hincmar de Reims: 122, 173, 451 n. 372, 455-463, 465 Hippolyte: 37, 56, 76 Holley, A.: 90 n. 11, 616 n. 275, 642 n. 449 Honorat (moine, évêque d’Arles): 145 Horace: 190 n. 179 Hospice (reclus de la région de Nice): 125 Hubert (évêque de Liège): 122 n. 83, 126, 233, 282-292 Hucbald de Saint-Amand: 559 n. 213, 601 Hugeburc: 300-303, 552-553, 568, 596 Hunter, D.: 593 n. 120 Huysmans, J.-K.: 12 I Deug-Su: 561 Ignace d’Antioche: 58 Innocent I (pape): 379 Irénée de Lyon: 37, 109 n. 22, 396 n. 52 Isaac (personnage biblique): 28, 76 Isaac de Syrie: 177 Isaïe (prophète biblique): 45 Isidore de Séville: 340, 355 n. 141, 382 n. 278, 478-480, 482 n. 75, 486 n. 97, 494, 571

Index nominum

Jacob (personnage biblique): 28, 32, 51, 76, 83 Jacques, Fr.: 583 n. 58, 641 n. 438 Jacques de Voragine: 128, 649 James, W.: 639 n. 430 Jauss, H. R.: 610 n. 236 Jean (apôtre): 129 Jean (reclus de Chinon): 332 Jean Cassien: 101, 178, 189, 192, 206, 380, 467, 520 n. 6 Jean Chrysostome: 617 Jean de la Croix: 190 n. 181 Jean Érigène: 39 Jean de Lycopolis (moine): 380 Jean de Réomé: 178, 189, 498, 549-550 Jérôme: 53-54, 56, 64, 183, 190 n. 178, 204, 264, 340, 356, 400, 413, 520 n. 3, 593 n. 120, 599, 602 Job (personnage biblique): 62, 80, 406 Jonas, H.: 574 Jonas de Bobbio: 112-116, 154-155, 219, 228, 376 n. 243, 545-550, 568, 620 Jonas d’Orléans: 287, 291-292 Joseph (personnage biblique): 32, 74 Julien de Brioude (martyr): 223, 308, 363, 369, 532 Julien de Tolède: 464 Kant, E.: 91 n. 14 Kazantzaki, N.: 12 Keskiaho, J.: 547 n. 143 Kleinschmidt, H.: 574 n. 3 Kötting, B.: 166 n. 29, 396 n. 48, 612 n. 243, 626 n. 334 Krusch, Br.: 21, 119, 122, 466 n. 457 Kupper, J.-L.: 234 n. 185 Lactance: 38, 88, 136 Lambert, A.: 259 n. 50 Lambert (évêque de Liège): 150, 188, 233-235, 247, 282-287, 488 Lamberth, D. C.: 638 n. 424-425 Lamirande, É.: 258 Lapidge, M.: 301 Laurent (martyr): 595 Lauwers, M.: 105, 123 n. 84, 127 n. 106, 323, 474, 589 n. 93, 628 n. 344 Lazare (personnage biblique): 42, 107, 300, 584

689 Leclercq, J.: 564 n. 241, 571 n. 277, 597 n. 146, 598, 604, 606 Léger (évêque d’Autun): 180, 233, 451, 577 Le Goff, J.: 159 n. 2, 170 n. 62, 172 n. 71, 483 n. 83, 609 Le Guérer, A.: 91 n. 13 Leonardi, Cl.: 21 n. 46, 166 n. 30, 490 Léon-Dufour, X.: 239 n. 214 Levison, W.: 119-120, 559 n. 210 Liutprand de Crémone: 247 n. 255 Livinus (évêque en Flandre): 160 Lotter, Fr.: 560 n. 218, 570 n. 273 Loup (évêque de Sens): 119 Loup de Ferrières: 210 n. 72 Lubin: 127, 180, 191, 219, 382 Lucien (prêtre de Caphar-Gamala): 258264, 540-543 Lucien d’Antioche: 185 n. 152 Lucrèce: 93 Lul (disciple de Boniface): 633 Lupicin (reclus): 146 Luther, Martin: 191 n. 181, 244 n. 241 Mamert (évêque de Vienne): 308 Marcel (évêque de Paris): 170 Marovée (évêque de Poitiers): 536 n. 94 Mars (ascète): 186, 330-331, 487 Martimort, A. G.: 585 n. 73 Martin (évêque de Tours): 19, 124, 146 n. 216, 182, 193, 201, 214-215, 219, 272, 341, 357, 362, 371, 377, 381, 383, 531532, 559 n. 213, 622 Martine, Fr.: 190 Marty, Fr.: 640 n. 435 Matter, E. A.: 595 n. 132 Matthieu, J.-M.: 126, 221 Maurice (et compagnons, martyrs): 595 Maxime (évêque de Riez): 111, 205 Maxime (moine visionnaire): 413-416, 598 Maximin (évêque de Trêves): 210 n. 72 Mayeski, M. A.: 605 McCready, W. D.: 439, 555 n. 189, 566 n. 252 McCulloh, J. M.: 606 McGinn, B.: 71 n. 2, 167 n. 35 Médard (évêque de Noyon): 152 n. 259, 354

690 Meloni, P.: 67 Memorius (martyr de Troyes): 274 Merulus (moine de Rome): 373, 408, 525 Meslin, M.: 245, 312 n. 289, 638 n. 426, 639 n. 430 Miles, M. R.: 540 n. 108, 627 n. 339 Miller, J. I.: 34, 36 Miller, W. I.: 198 n. 9, 235 n. 191, 237 n. 198 Milon: 136, 297, 310 Mimouni, S. C.: 67 n. 136 Mitchell, L. L.: 454 n. 397 Moïse (personnage biblique): 32, 51, 457 Moschus, Jean: 75, 179, 227, 525, 625 Mostert, M.: 618 Mundó, A.: 598 n. 155 Namatius (évêque de Clermont): 368 Nazaire (et Celse, martyrs): 254, 538 Nelson, J. L.: 465 n. 455 Nemesius d’Émèse: 90 Nestorius: 75, 625 Newman, B.: 403 n. 93, 468 n. 468 Nicetius (évêque de Trêves): 167, 170, 184, 220 Nicolas I (pape): 145 Nie, G. de: 129 n. 116, 209 n. 64, 210, 220, 309, 346 n. 91, 352, 364 n. 184, 366 n. 192, 475, 491, 574, 580 n. 41, 582 n. 52, 635 n. 399 Nithard: 136, 306 n. 261 Nizier (évêque de Lyon): 354 Odile (abbesse): 123, 155, 312 Oliviéro, P. (et Orel, T.): 469 n. 477, 640 n. 434 O’Loughlin, Th.: 564 n. 240, 597 n. 146 Omer (évêque de Thérouanne): 120-121, 571 Optat de Milève: 482 n. 71 et n. 74 Origène: 47, 51-52, 54-56, 60, 75, 82, 9698, 226, 392, 467, 599-600, 626, 644 Orose: 258-259, 261-263 Oswald: 321, 348 Otto, R.: 440 n. 309 Ouen (évêque de Rouen): 162, 164 Ovide: 39, 65 n. 114, 339

Index nominum

Pachôme (ascète): 204-205, 226 Pascentius (évêque de Poitiers): 536 n. 94 Palladius: 204 Paterne (moine, évêque d’Avranches): 311, 366 n. 197 Patrick: 498, 604 Patrocle (ermite): 381 Paul (apôtre): 43-44, 559 Paul Diacre: 571 Paulin de Milan: 252, 254-258, 538-540, 568, 596, 613 Paulin de Nole: 65, 74, 82, 100, 143, 180-181, 183, 187, 192, 194 n. 209, 275 n. 129, 340, 352 n. 123, 356, 619 Pélage (hérétique): 263-264 Pélagie (dévote de Limoges): 107, 186, 620 Pépin II: 233, 292, 630-631 Pépin III: 634 Pères du Jura: 189-190, 380, 598, 616, 631 Perpétue (martyre): 64, 68, 394-397, 412, 614, 636 Perpetuus (évêque de Tours): 377 Petersen, J. M.: 397 n. 62, 597 n. 144 Philibert (abbé de Jumièges et de Noirmoutiers): 229, 335 Philippart, G.: 21 n. 45, 538 n. 101, 601 n. 185 Philippe Ier: 139-140 Philon de Carpasie: 79-80, 629 Pierre (abbé du monastère de SaintAndré à Rome): 374, 408, 525, 629 Pietri, Ch.: 19 Pizarro, J. Martínez: 352 n. 122, 570 n. 269 Platon: 89-92 Pline l’Ancien: 36, 39, 478 n. 26 Plotin: 92, 124 n. 93 Plutarque: 253 n. 22 Poirrier, Ph.: 610 n. 236 Polycarpe (martyr): 76 n. 16, 84, 184, 433, 611, 624 n. 327, 625 n. 328, 628 Porphyre: 396 n. 52 Poulin, J.-Cl.: 20 n. 40, 21 n. 44, 182, 214 n. 99, 462 n. 437, 542 n. 120 Pradié, P.: 296 n. 219, 313

Index nominum

Prosper d’ Aquitaine: 515 n. 270 Prudence: 65, 136, 356, 412, 421, 608 n. 227 Ptolémée (géographe ancien): 36 Quentin (martyr): 270, 579 Raban Maur: 172 n. 69, 479-481, 563 Radegonde: 125, 130-131, 144, 179, 183, 216-217, 228, 332, 334 n. 28, 347, 378, 535 Récarède: 463 Régerat, Ph.: 521, 525 n. 32, 544 n. 127 Reifenberg, H.: 617 n. 280 Remi (évêque de Reims): 173, 448, 450 n. 367, 454-462, 559 n. 213 Revel, J. (et Peter, J.-P.): 246 n. 254 Reydellet, M.: 237 n. 203 Richter, M.: 524 n. 32 Riquier (moine): 184, 240 Rollason, D.: 133 n. 140, 313, 318 n. 312, 560 n. 220, 569 n. 267 Romula (moniale de Rome): 109, 526 Rose, E.: 596 n. 137 Rosenthal, J. T.: 167 n. 36, 468 n. 467 Rouche, M.: 199 n. 9, 243 n. 238, 450 n. 369 Rousselle, A.: 202, 203 n. 35, 243 n. 238, 252 n. 21 Royce, J.: 640 n. 434 Rufin d’Aquilée: 227, 272 n. 120 Russell, J. B.: 517 n. 274 Sadalberge (abbesse de Saint-Jean-desMonts): 422-423 Salluste: 136, 399, 534 Salvien de Marseille: 246 n. 255, 450 Salvius (évêque d’Albi): 161, 398, 533534, 565, 616, 621-622 Samson (évêque de Dol: 133 Sanders, G.: 587 n. 86 Saturnin (martyr): 592-594 Saturus (martyr): 394-396, 614, 636 Savon, H.: 253 n. 26 Saxer, V.: 85 n. 55, 446, 448 n. 356, 641 n. 439 Schmitt, J.-Cl.: 199 n. 16 Servais (évêque de Tongres): 354

691 Servulus (pauvre de Rome): 108, 524 Sever (évêque d’Avranches): 134 Sévère (prêtre de Cieutat): 152, 155, 344 Séverin (ascète du Norique): 134, 276278, 543-544, 571, 637 Sidoine Apollinaire: 136, 230, 450 Sigebert de Gembloux: 234 Sims-Williams, P.: 424 n. 218 Sisebut: 232, 596 Sixte III (pape): 143 Smalley, B.: 604 n. 202 Smith, J. M. H.: 547, 606 n. 218 Sollemnis (évêque de Chartres): 119 Soskice, J. M.: 474 n. 3, 516 n. 272, 583 n. 60, 639-640 Sot, M.: 296 n. 219, 462 Speciosus (prêtre de Rome): 526 Sualon (ermite): 303, 488, 499, 562, 580, 608 Sulpice Sévère: 124, 136, 201-204, 264, 596 Sunniulfus (abbé): 397, 405 Syméon le Stylite: 146, 214, 620 Syméon Stylite le Jeune: 220, 384 n. 287, 634 n. 396 Syncletica (ascète): 182 Tarsilla (tante de Grégoire le Grand): 110, 434-435, 527 Terrin, A. N.: 640 n. 434 Tertullien: 37-38, 177 n. 95, 326, 396, 466 Thècle (sainte de Séleucie): 240 Théodore (évêque de Saint-Lizier): 141, 266 Théodore de Mopsueste: 624 n. 327 Théophane (comte de Centumcellae): 126, 527 Théophraste: 34 Théophylactus (archidiacre de Rome): 632-633 Thierry II: 232-233 Thomas d’Aquin: 243 n. 240 Thonnard, J.-Fr.: 99 Trapé, A.: 631 Troeltsch, E.: 641 n. 441 Trond (moine): 147, 152, 488, 576-577, 621

692 Vaast (évêque d’Arras): 178, 549-550 Valère de Bierzo (ermite): 413-415, 417, 598 Valerius (évêque de Saint-Lizier): 141, 266 Van Dam, R.: 15 n. 21, 243 n. 239, 364 n. 184, 532 n. 75, 612 n. 244 Van Der Leeuw, G.: 639 n. 431 Vanderlinden, S.: 259 Van Egmond, W.: 589 n. 92 Van Engen, J.: 237 n. 198, 640 n. 436 Van Uytfanghe, M.: 155, 159 n. 1, 210, 324, 405 n. 107, 474 n. 2, 491, 522 n. 23, 565 n. 243, 566 n. 253, 569 n. 268, 584-585, 605, 609 n. 232, 636 n. 406 Vauchez, A.: 159 n. 2, 483 n. 83 Veyne, P.: 523 n. 24 Veyrard-Cosme, Chr.: 605 Victor de Vita: 437, 530 n. 65 Victrice de Rouen: 274 n. 129 Vigilance de Calagurris: 520 n. 3, 593 n. 120 Vigile de Thapse: 54 Virgile: 39, 65 n. 114, 113, 136, 339, 513 Vital (et Agricola, martyrs): 368 Vitrone, Fr.: 302 n. 240 Vitz, E. B.: 566 n. 254 Vogüé, A. de: 132 n. 132, 376 n. 243, 407 n. 114, 409 n. 124, 436, 524, 525 n. 34, 547 n. 142 Vulframn (évêque de Sens): 193 n. 207, 292, 295

Index nominum

Walafrid Strabon: 184, 229 Waldburg (abbesse de Heidenheim): 300, 303 Walker Bynum, C.: 221 n. 128, 327 n. 353, 328 n. 359 Wamba: 464 Wandrille (moine, fondateur de l’abbaye de Fontenelle): 292, 296, 313, 336 Wettin (moine visionnaire): 403 Wilfrid (évêque d’York): 176, 315, 317, 579 n. 34 Williams, R.: 185 n. 152, 328 n. 359 Willibald (évêque d’Eichstätt): 300 Willibrord: 148-149, 376, 559 n. 213, 560, 567 Wood, I.: 610 n. 236, 648 n. 12 Wynnebald (moine, fondateur du monastère de Heidenheim): 300-303, 488, 552-553, 622 Zaremska, H.: 235 n. 189, 236 n. 198 Zimmermann, M.: 463-464

index rerum notabilium

‘Adventus’: 146, 356, 368, 622 Aloès: 42, 60, 77, 133 n. 140, 182 Ambroisie: 414 Ange: 106, 122, 149-151, 164-167, 418422, 424, 498, 614 Arbres: 64 n. 112, 66, 152, 180, 331-353, 357, 360-361 Archéologie: 138-144 Ariens (arianisme): voir Hérétiques Aromates (‘aroma’): 32-39, 65-66, 74, 82-84, 120-122, 136-137, 143, 145, 276, 293, 365-370, 412, 460, 477-478, 498, 528, 558, 571, 576, 580, 582, 589, 632635 nature ignée des a.: 37-38, 489-490 Ascèse (culture ascétique): 337, 467, 627-628 Attente: 551, 560, 562, 607, 636-638, 641 Au-delà: 389-433 Autel: 45, 83, 152, 271, 281, 348, 354, 356, 363, 370, 438, 441-443, 478, 487, 532, 556, 581, 589-590, 594, 628 n. 343, 634 Bains: 177, 182-184 Baptême (rituel baptismal): 53, 122, 135, 172, 200, 231, 236, 238, 312, 338, 370, 416, 421, 445-466, 481, 590-592, 624 n. 327, 632, 641 Barbares: 450, 525 n. 32, 637 Baume (‘balsamum’): 16, 33, 38, 112-113, 137, 162, 164, 171, 175, 294, 341, 370, 379, 383, 415 n. 168, 416, 460, 477-479, 532, 545, 554, 578, 592, 620, 622, 632 Bible (Écritures saintes): 27-33, 429, 439, 457, 479 n. 37, 483, 489, 491, 513, 516 n. 272, 519 n. 2, 583-585, 589-590, 597600, 637, 640, 644 Cadavres: 182, 198, 240-243, 325 n. 347 Cannelle: 33, 60, 65, 77, 412

Cantique des cantiques: 30, 47, 51-53, 56, 61, 83, 583, 599-600 Carolingiens (époque carolingienne): 20, 137, 584, 589 n. 93, 606 n. 218, 634 Cerveau: 87-89 Chamanes (chamanisme): 203 n. 35, 431 n. 260 Champ: 76, 483, 498, 515 Champ lexical: 485 Chrême: 16, 122, 162, 171, 175, 193, 238, 379, 416 n. 172, 440 n. 310, 446, 451454, 461, 579-581, 590, 634-635, 646 confection et consécration du chr.: 172, 370, 464 n. 450, 635 Chrétiens: 44, 52-53 ‘chrisma’: 477, 480-481 ‘chrismarium’: 579 Christ (Jésus): 41-60, 71-82, 84, 110, 119, 127, 434-435, 458, 527, 584, 606, 614, 629, 631-632, 634, 643, 645 Christ-Médecin: 199 Colombe: 119, 160, 227, 359, 461 Communauté (voir aussi Corps: c. social): 245, 469, 620, 625-631, 638, 641 n. 441, 646 c. de pensée: 610 Communication (fonction communicative): 48, 57, 59-60, 78, 374, 557, 610, 617-622 Connaissance (fonction cognitive, intelligence): 94-96, 245, 615 Consécration d’église (dédicace): 373 n. 227, 435-445, 529-531, 581, 592, 634, 637 Contagion: 245 n. 251 Contexte historique: 249 c. situationnel des lectures: 496, 568 c. des perceptions: 551, 553, 647 Corps: 11, 58, 245, 329, 342, 626-628 c. saints: 148-152, 265, 299, 352, 550, 557, 575-577, 637 n. 414, 645-647

694 c. saints intacts: voir Intégrité (des corps saints) 141, 305-309, 319-322, 325, 544, 645 ascèse et ‘culture’ du c.: 176-177, 431, 627-628 c. et âme: 143, 199-200, 224, 243, 418, 432-433, 466-467 c. social: 625-638 chaleur du c.: 431 Crainte (effroi): 304, 320, 456 Crédibilité: 519, 522-523 Crédulité: 535 Crise: 163, 636-638 Culte: voir Offrande, Rites Culture littéraire: 39, 88, 338, 513, 596, 644 Décomposition (dissolution physique et morale): 43, 131 n. 127, 220, 235, 245, 385, 646 Décor des églises, des baptistères, des tombes, etc.: 368-369, 385, 452, 580, 585 Dédicace: voir Consécration Démons (diable, Satan): 186-187, 201203, 208, 210-222, 418-419, 429, 453, 535, 646 Dieu: 28-32 parfum comme signe de la présence de D., des dieux: 14, 32-33, 60 n. 94, 197, 261, 369, 402, 444, 469-470, 614, 622-625, 645 Dormants d’Éphèse (ou Sept Dormants): 127-129, 311 Dragons (serpents): 59, 207, 217, 337 Eden: voir Paradis Effets et caractéristiques des odeurs extraordinaires: 612-638 joie: 375, 544, 613, 637 pénétration: 66, 486 plénitude: 486 soudaineté: 490-491 sustentation (nourriture): 59, 68, 151, 395-396, 399, 401, 404-405, 420-421, 468-469, 613, 636 réconfort: 122-123, 151, 303, 359, 562, 612

Index rerum notabilium

Église (assemblée des fidèles, Corps du Christ): 60, 71, 83, 452, 498, 631-635 Église (basilique, sanctuaire): 147-148, 152, 208, 212, 222, 245 n. 250, 266-270, 293, 295, 300, 303, 313, 332, 344-345, 355, 362-366, 368-369, 371, 435-445, 448, 451, 529, 532, 534-536, 541, 545, 552-553, 558, 562, 577, 580-582, 622, 630 Églises locales: relations entre É. de Rome et de la Gaule: 169, 373 n. 227, 585 relations entre É. de Rome et É. de Germanie: 633-635 Égypte: 202, 204 Embaumement (embaumeur): 32, 35-36, 130-144, 276, 306 n. 261, 536, 544 Émotions: 277, 360, 566, 575, 577, 580 Encens (encensement, ‘incensum’, ‘thymiama’, ‘tus’): 17, 28-29, 33-34, 38, 41, 45, 48-49, 57, 83-84, 112, 122, 138, 143-146, 148-149, 152, 289-290, 293, 305, 357, 362, 372-373, 383, 414, 416, 419, 441, 442 n. 325, 468, 477, 479-480, 489, 576-577, 580-582, 589-590, 594595, 611, 617-618, 622, 625 n. 328, 630, 632-635, 637, 640, 644 Encensoir: 57, 146-147, 576-578, 582, 590, 618, 622, 634 n. 392, 638 Énergumènes: voir Possédés Esprit Saint: 50, 61-62, 69, 98, 169, 174, 442, 453, 462 ‘Éthiopiens’ (démons): 186, 204-205, 437 Eucharistie (Messe; voir aussi Hostie): 85, 109 n. 22, 114, 122-123, 153-154, 166, 184-185, 372, 373 n. 227, 402, 436, 438, 442, 443 n. 334, 530, 545, 552-553, 585, 592, 594, 628, 632, 634-635 Évangéliaire (évangile): 168, 372 Évêques: 95, 172-175, 191, 206, 232, 370, 372 n. 222, 459, 532, 536 n. 94, 540, 548, 569 n. 267, 590, 592, 616, 634-635 élection des é.: 167, 191, 462, 615 fonction épiscopale: 95, 151, 167, 462, 497 Excréments (flux de ventre): 183, 202, 209, 215-217, 229, 231, 244 n. 241, 341, 436, 481

Index rerum notabilium

Expérience (expérience religieuse): 547, 565, 567, 573-574, 611, 638-640 Feu (fournaise): 76, 79, 84, 224, 381, 394, 397, 407-408, 417, 424, 428-429, 624 n. 327 Fleurs: 68, 83, 111-112, 118, 139, 155, 334-335, 339, 341, 343-347, 356, 365368, 374, 408-411, 423, 425, 429 des vertus: 178, 497-499 Fleuve (rivière, ruisseau): 65-66, 172, 264, 274, 297-298, 334-337, 411-412, 414-416, 423 f. de feu: 397, 424 f. puant: 404-406 Florilèges: 515 Fumée (vapeur, nuée): 89-90, 148, 203, 210, 224, 303, 305, 394, 404-409, 414, 419-420, 438-440, 464 n. 450, 468, 487489, 552, 562, 577, 580 Funérailles: 107-108, 110, 116, 124-125, 146 n. 216, 148-151, 153 n. 265, 319, 561, 577 Gnosticisme: 37-38 Hagiographie (hagiographes): 20-21, 121, 249, 519-523, 538 n. 101, 557, 560-561, 564, 567-572, 586, 596-607, 626 n. 334 h. et Bible: 602-607 Hérétiques (hérésie, ariens, arianisme): 75, 226-231, 238 n. 208, 240, 245 n. 250, 263, 334, 436-438, 440 n. 310, 444-446, 463, 529, 625-626, 637, 646 Holocauste: 82, 184 Homélie: voir Prédication Hostie: 185, 441, 634 Huile: 28-29, 49-54, 122, 151, 377-382, 465 n. 454 usages thérapeutiques: 192-195, 330, 377, 379 h. parfumée: 67, 75, 192-194, 378, 578 les saints en sont comblés: 113, 194 multiplication d’h.: 194, 535 s’écoule des tombes ou des reliques des saints: 194, 350, 386 n. 291, 578, 637

695 Incarnation: 48-51, 56, 243 n. 239 Infection: 407 n. 116 ‘Instabilité descriptive’: 294 Intégrité (incorruption): 55-58, 81, 83, 141, 230, 253, 299, 626 i. des corps saints: 141, 305-309, 311312, 317, 319-322, 325, 385, 544, 596 n. 138, 626, 645 Intérieur de la personne (intestins, entrailles): 194, 210, 228-230, 232, 398, 486-487 Jardins: 31-32, 43, 64-68, 73-74, 255-256, 330-343, 395, 411, 514 Jésus: voir Christ Jeûne: 303 Joie: 276-277, 279, 283, 302, 304, 375, 457, 460 n. 427 Juifs: 235-238, 255 n. 32, 626, 646 Langage (langue): 47, 473-517, 521, 574, 577, 579, 585-589, 639 Laurier: 34, 141, 266, 332, 346-347, 360, 423, 576 Lectures liturgiques: 173 n. 73, 372, 583589, 640-642 l. hagiographiques dans la liturgie: 585-588 Liber ordinum mozarabe: 172 Liber pontificalis: 529 Lieux d’aisance (latrines): 183, 222, 227, 230 Liturgie: 47, 108, 156, 372, 440-447, 455, 469, 479, 553, 583-596, 617, 634, 640641 l. et ‘inventio’ et ‘translatio’ des corps saints: 271, 323, 324 l. gallicane: 147, 171, 449 n. 361, 451, 594-596, 634, 641 l. romaine: 171, 634 ‘Locus amoenus’: 64, 333, 339, 395, 405, 410-412, 414, 423 Lois (édits): 239, 325 n. 347 Lys: 76, 83, 125, 152, 155, 165, 179, 180, 333, 344-345, 357, 365, 410, 412, 415, 423, 497-498, 514, 534 Malades (maladies): 183, 210, 217, 246 n. 254

696 chancre du nez: 191 lèpre (lépreux): 184, 200, 231, 238-240 mauvaise odeur causée par la m.: 182 Manifestations divines (théophanies) ou du sacré: 391, 434466 Martyre (martyrs): 14, 45, 76-82, 84-85, 105, 184, 234, 394-397, 433, 578, 593595, 613, 628, 644 Médecin: 316-317 Médecine ancienne (conceptions et gestes médicaux): 34, 87-94, 190, 197, 202, 217-218, 229, 243 n. 238, 245 n. 251, 332, 343, 379, 415 n. 168, 441 n. 320, 479, 486, 626, 649 Mémoire: 68, 519, 548, 560, 566, 575, 642 Mérovingiens (époque mérovingienne): 20, 584, 586 Merveilleux: 159, 296 n. 219, 542, 548 n. 147, 611 Messe: voir Eucharistie et Hostie Métaphores: 160, 177, 204, 299, 391, 474, 513-517, 549, 606, 626 m. et réalité: 160, 449, 474, 648 Miel: 165, 341 Miracles (miraculeux): 113, 135, 154, 159, 249, 252-254, 280-281, 294, 302, 314, 316, 320, 323, 382 n. 280, 432, 434 n. 276, 439, 444, 446 n. 349, 455, 470 n. 480, 483, 519-521, 529, 534-535, 539, 543-545, 548, 551, 554, 561, 565, 569-570, 572, 604-605, 611, 626 n. 333, 636-637 Missale Bobbiense: 380 Missale Francorum: 171 n. 65 Missale Gallicanus Vetus: 452 Missale Gothicum: 594 Modèles littéraires (sources, emprunts): 284, 292, 324, 384 n. 286, 403, 412, 428-429, 452 n. 382, 455, 457-458, 521, 539, 571, 639 Monastère (milieux monastiques): 141, 147, 186, 189, 228, 307, 313, 316, 318, 330-343, 380, 392, 413, 417, 468, 514, 519, 543-551, 564, 566-569, 582, 597607, 616, 620, 644 Agaune: 310 Barking: 375-376, 556 n. 191, 630

Index rerum notabilium

Cauliana (Mérida): 264 Chelles: 554 Corbie: 141 Echternach: 377, 560 Elnone: 297 Faremoutiers (Eboriac): 113-116, 154, 315, 545-550, 553-555, 567, 620 Fontenelle: 292-297, 313, 336-338, 558, 615, 620, 630-631 Fulda: 563 Habendum (Remiremont): 630 Heidenheim: 300 Indre (Aindre): 127, 185, 558-560 Jumièges: 335 Lérins: 206, 549 Lindisfarne: 555-557, 568-569 Luxeuil: 228, 548-549 Manglieu: 333 Melrose: 427 Nivelles: 116-117, 546 n. 140, 550-551 Péronne: 417, 546 n. 140 Ripon: 164, 556 Saint-André à Rome: 373, 524-526, 620 Saint-Gall: 230 Sainte-Croix à Poitiers: 378, 535 Saint-Jean-des-Monts à Laon: 423 Saint-Pierre de Longoret (Lonrey): 418, 422 Saint-Riquier: 136, 147 Solignac: 334-335 Thanet: 424 Wenlock: 424 Mort: 42, 57, 244, 309, 427 m. des saints: 105-124, 571 Myrrhe: 33, 38, 41-42, 48-49, 60, 77, 82, 133 n. 140, 136, 182, 186, 589 Myrte: 182 Mythologie: 37-39 Nard: 42, 65, 83, 412, 596 n. 142 Nectar: 119, 300, 377, 414, 477, 480, 498, 558 Nez (narines): 62, 87-101, 191, 494, 571, 591 ‘Odor sanctitatis’: 23, 477 n. 22 Odorat: 87-101

Index rerum notabilium

o. de l’Église: 72 o. des saints: 94, 190 Offrande (culte, sacrifice): 28, 35 o. de soi-même: 184 o. eucharistique: 184 Onction: 28-29, 49-53, 133, 168-172, 174, 193, 215, 236, 351 n. 119, 379, 443, 452453, 497, 634, 646 o. de Béthanie: 41-43, 52-56, 62, 72-73, 84, 584 Oppositions (d’éléments, d’odeurs): 37, 302, 591, 646 Oraisons liturgiques: 590-596, 640 Oralité (dimension orale): 520 n. 7, 525 n. 34, 584-596 Oratoire: 163, 273, 456, 616 Ordines romani OR XI: 171 n. 66, 172 OR XIV: 585 OR XV: 462 n. 441 OR XVI: 585 OR XVII: 585 OR XXXVB: 168 OR XLI: 442 n. 325 OR XLII: 440-443, 634 Orient (Byzance, christianisme syriaque): 17, 128, 443 n. 334, 449 n. 361, 536 n. 94, 578 Paganisme (religion germanique): 341, 362, 441 puanteur du p.: 188 Pain: 84, 165-167, 625 n. 328 Palmier: 155, 181, 344 Panthère: 58-59 Paradis (Eden): 32, 43, 64-69, 73-74, 144, 165, 260, 294, 334-335, 337, 340, 342, 352-353, 364, 369-370, 394-396, 398402, 404-405, 409-427, 432-433, 452, 460, 469-470, 517 n. 274, 533-534, 540, 581, 623, 627, 645 n. 4 Péchés (vices): 242, 406, 453 Pécheurs: 223-225, 241, 626, 646 Perceptions sensorielles: 54, 110, 342, 389, 418, 420-421, 447 n. 353, 468, 638, 647 p. olfactives: 12, 294, 432-433, 496, 523, 547, 553, 565, 574-575, 642 p. gustative: 415

697 Pères de l’Église (littérature patristique): 19, 31, 37-39, 42, 46-101, 598-600, 640, 643-645 Phénix: 38-39, 81 Physiologus: 58 Plaie: 317, 481 Plantes: voir Végétaux Pont: 397, 404-405, 424 Porc: 436-437, 529-530 Possédés (possession): 107, 202-204, 210-220, 243 n. 238 Pré (prairie): 83, 181, 322, 335, 341, 349, 404, 412, 423, 429 Prédication (homélie, sermons): 297, 429, 467, 526-528, 584-585, 587-590, 640, 644 Prière: 419 encens ou parfum de la pr.: 29, 45, 74, 186-187, 584, 589 Procession: 145-147, 293, 358-359, 460, 576-577, 581 n. 44, 582 Psaumes: 109, 372, 375, 541, 553, 583584, 598 Ps. 16: 43 Ps. 26: 52 Ps. 33: 55 Ps. 44: 49-50, 77 Ps. 67: 584, 600 Ps. 103: 49 Ps. 115: 120, 571, 584 Ps. 118: 59 Ps. 140: 589 Puanteur: 58, 80, 145, 426, 535, 615, 625626, 629, 646 p. supportée par vertu: 182-184 Public (auditeurs, lecteurs): 49, 419, 434, 493, 496, 521 n. 13, 560, 584-588, 610 n. 236, 641-642 Puits: 393, 424, 428 Rationalisme (interprétation rationaliste): 382 n. 280, 519, 520 n. 4, 536, 611-612, 648 Réalisme: 324, 544, 551, 570 Rébellion (rebelles): 228-230 Récits (textes narratifs): 18, 390 n. 3, 391, 402, 429, 473, 492, 495, 607, 619, 639-642

698 diffusion des r.: 263, 525, 646 r. et doctrine théologique: 84-85, 130, 269, 403, 640, 644 r. hagiographiques: 491, 516, 519, 550, 570-571, 607, 639-642, 646 ‘Refrigerium’: 420-422 Règles monastiques: 601 n. 180 r. de s. Augustin: 631 r. de s. Benoît: 393, 598 r. du Maître: 341-342, 393, 433 Reliquaire: 162-163, 273, 350, 579 Reliques: 80, 162, 222, 251, 258, 260-264, 268, 271-328, 349, 359-360, 368-370, 386, 436, 440-443, 529, 531-533, 535, 537, 539-543, 554, 569 n. 266, 570, 576582, 593-594, 606, 618, 628-629, 634, 635 n. 402, 645 parfums sur les r.: 273, 542, 578-580 fleurs sur les r.: 356 Remplois littéraires: voir Modèles littéraires et ‘Topos’ Résurrection: 38, 42, 43, 55-59, 81, 107, 124-130, 141-142, 145, 181, 303, 307, 309, 327, 343-347, 352, 452, 467 n. 463, 540, 628, 644-646 Révélation: 258, 323 Rites: 53, 121-123, 373, 378 n. 252, 383384, 444, 465 n. 455, 469 n. 477, 583 n. 58, 587, 590, 632, 635, 640-641 r. funéraires: 35, 41-43, 142-143, 147152, 262, 271, 427 Rois (royauté): 216, 233, 454, 459, 463465, 634-635 Roses: 83, 125-126, 152, 165, 179, 333, 341, 343, 357, 363-368, 395, 410, 415, 423, 497-498, 514, 534 Sacramentaire Gélasien: 144 Sacramentaire de Gellone: 168-169, 172 n. 66, 175, 194 n. 209, 441 n. 320, 443 n. 334, 451, 453 n. 386, 591-592 Sacramentaire grégorien: 169, 438, 440, 441 n. 320, 591 Sacramentaire léonien (Sacramentaire de Vérone): 169 Sacrifice: voir Offrande Sainte Ampoule: 122, 175, 455, 458, 460-464

Index rerum notabilium

‘Salus’: 199 ‘Sanctus’: 188 Sauge: 152, 355 Scepticisme (doutes, incrédulité): 203, 301, 318, 327, 383, 519-520, 528, 534535, 539, 555 n. 189, 568 n. 262, 569 n. 267, 570 n. 269, 576 Sec: 299 Sens (cinq sens): 54, 87-94, 482, 640 s. intérieurs (sens spirituels): 62, 94101, 600, 624, 644 Sentir (‘sentire’): 117, 174, 436, 550-551, 646 Sexualité: 11 Signes d’élection: 160, 615 ‘Signum’ (‘signa’): 149, 213, 251, 316, 376, 409, 555, 579, 604, 611, 619 Souillure (religieuse): 209, 219, 235, 244, 337 ‘Spiritus’ (‘spirare’, ‘alitus’; voir aussi Esprit Saint): 57, 67, 75, 114-115, 118119, 199 n. 13, 280 n. 153, 425, 468 Statuta Ecclesiae antiqua: 168 ‘Suavis’ (‘suavitas’, ‘dulcis’, ‘dulcedo’): 108, 359, 405, 476, 482, 494-495, 577, 620-621 Symbole: 46, 58, 406, 517, 604, 628 n. 344 Tabernacle constitué par le saint: 66, 185 Témoin (témoignage): 258, 263, 303-305, 317, 324, 374, 394, 519-572 Tempête (orage): 382-385 Théologie (littérature doctrinale): 46-84, 94-101, 391, 643 Tombe (tombeau, sépulcre, sarcophage): 35, 58, 130-144, 150-152, 181, 188, 197, 212, 213 n. 95, 214, 219, 224, 240-241, 245, 255, 259, 265-268, 270-272, 277, 281, 289, 295, 296 n. 219, 297, 300, 303, 306-308, 316, 318-319, 321, 332, 344, 350, 353-357, 360-366, 369-378, 427, 441, 488, 528, 531-532, 536, 538, 544, 552, 558, 578-580, 616, 630 t. permettant écoulement d’huile: 378 n. 249, 578 ‘Topos’: 105, 156, 474, 521, 542 n. 120, 564, 571, 609, 649

Index rerum notabilium

Traces (repoussantes): 202, 211, 215 Tradition orale: 450 n. 367, 524-525, 547, 555, 561, 566 Vapeur: voir Fumée Végétaux: 138-142, 152, 580 Vérité (véracité, véridicité): 519-523, 539, 542, 551, 565, 566 n. 252, 570-572, 639 n. 430, 649 Vertu (vertus morales): 57, 60, 76, 80, 82-84, 98, 125, 135, 178, 243, 338, 589 Vêtements des saints: 311-312 Viatique: voir Eucharistie

699 Vierge Marie: 48, 67, 129, 310, 594 Vigne: 56, 77, 83, 112, 179, 217, 335-336, 356 Violettes: 65, 83, 179, 343, 498, 514 Virginité (pureté): 83, 127, 315 ‘Virtus’ (‘virtutes’): 54, 119, 164, 217, 348, 350, 352, 356 n. 142, 357-358, 362, 364, 370, 386, 513 n. 257, 532, 534 n. 87, 535, 551 n. 165, 555, 578, 606, 645 Visio Pauli: 392-394, 429 Visions: 259, 371, 373, 376 n. 242, 389433, 457, 547, 636 Vomissement: 219, 228, 234, 481

Table des Matières

5

Avant-propos (par Marc Van Uytfanghe)

9

Abréviations

11

Introduction générale première partie La formation d’une pensée chrétienne des odeurs et de l’odorat

27 chapitre premier : Parfums et aromates dans le monde mediterranéen ancien 27 Les parfums dans la tradition judaïque Usages religieux : le langage et les témoignages scripturaires – Usages profanes de parfums et d’onctions 33 Fabrication et usages de parfums dans le monde romain Le circuit commercial des aromates 37 Mythologie des aromates : diffusion et permanence 41 41 46

chapitre ii : La bonne odeur de Dieu Les parfums dans le Nouveau Testament : l’Oint de Dieu Les évangiles – La deuxième Épître aux Corinthiens et l’Apocalypse Odeur du Christ et parfum de Dieu dans la littérature patristique Caractères de la théologie patristique – Les parfums du Christ – Les parfums divins – Les parfums du Paradis

71 71

chapitre iii : « Tous les fidèles sont la bonne odeur du Christ » Les parfums de l’Église et des saints La bonne odeur du Corps du Christ – Les parfums des justes – Le parfum des martyrs – Le parfum des vertus et des bonnes œuvres

87 87 94

chapitre iv : Odorat corporel, odorat spirituel Sens corporels, odeurs et odorat Le nez et l’odorat – Sens et sensation L’odorat spirituel Le flair des saints – La doctrine des sens spirituels

702

Table de matières

deuxième partie InenarrabilES odores 105 106 130 156 159 160 176 192 195 197 201 210 221

243 249 250

chapitre premier : La mort parfumée des saints Le trépas L’œuvre hagiographique de Grégoire de Tours et Grégoire le Grand – Témoignages hagiographiques entre vie et xe siècles – Un corps prêt pour la résurrection Les rites funéraires L’embaumement des saints – L’embaumement dans le haut Moyen Âge – Funérailles et sépulture des saints Conclusion chapitre ii : Le doux parfum des vertus Signes d’élection La vocation ascétique – Trois pains merveilleusement odorants – Élections épiscopales L’odeur des saints Le corps cultivé – Le parfum des vertus – La « suave odeur » de l’ascétisme – Le sacrifice de bonne odeur – Les émanations des saints – L’odeur de la bonne réputation – L’odorat des saints Oleum caritatis Conclusion chapitre iii : La puanteur du péché Apparitions démoniaques La Vita Martini – Odeurs démoniaques : expériences monastiques – Grégoire de Tours – Un témoignage de Braulio de Saragosse Expulsions du mal Foeda vestigia Pécheurs et hérétiques : la puanteur des exclus Pseudo-prophètes – Pécheurs châtiés – L’insupportable odeur des hérétiques – L’exemple de la mort d’Arius – Foetor judaicus ? La conversion des Juifs de Clermont – Les lépreux – Foetentes carnes : le cas des cadavres indignes Conclusion chapitre iv : La fragrance des corps saints Inventiones : le parfum de la découverte et de l’authenticité Événements fondateurs – Découvertes de corps saints entre vie et viiie siècles

703

Table de matières

275 323

Translations (ve-ixe siècles) La translation de saint Séverin – Translations en Gaule – Translations en pays germanique – Corpus integrum Conclusion

329 chapitre v : Lieux et espaces odorants 330 Jardins monastiques Diversité de traditions dans les descriptions de jardins monastiques 343 Arbres et fleurs de la résurrection Grégoire de Tours – Autres témoignages hagiographiques – Jardins, arbres et fleurs : bilan intermédiaire 353 Tombes et sanctuaires Emplois de matières odorantes locales – Plantes prodigieuses – Odeurs mystérieuses de fleurs et d’aromates 377 Huiles saintes : l’extension des espaces sacrés L’odeur agréable de l’huile – Présence-absence du saint 385 Conclusion 389 392

434 466

chapitre vi : Les odeurs de l’Au-delà Les récits de visions – Manifestations divines Visions de l’Au-delà La Visio Pauli – La Passion de Perpétue – La vision de Salvius – Visions de l’Au-delà chez Grégoire le Grand – La vision du Paradis du puerulus Agustus – Valère de Bierzo – Récits de visions dans la Gaule du viie siècle – La vision du moine de Wenlock – La vision de Dryhthelm – Les perceptions olfactives dans l’Au-delà Théophanies : le parfum de Dieu et du Paradis Grégoire le Grand – Grégoire de Tours – Le baptême de Clovis dans la Vita Remigii d’Hincmar de Reims – Le baptême de Clovis chez Grégoire de Tours et chez Hincmar de Reims Conclusion troisième partie l’intelligence d’un sens

473 chapitre premier : Le langage de l’olfaction : lexique, structures et métaphores 476 Le lexique de l’olfaction Substantifs – Adjectifs qualificatifs – Verbes 485 Quelques aspects caractéristiques des odeurs Des odeurs pénétrantes – Exhalaisons de l’intérieur de la personne – Fumus odoris – Nature ignée des aromates – La soudaineté des exhalaisons

704

Table de matières

491 Structures syntaxiques Fonction démonstrative et cognitive 494 Lexique et structures : bilan 496 Langage figuré et métaphores Odeurs végétales et aromates – Communication : la bonne odeur des vertus et de la réputation – Culte : l’odeur agréable du sacrifice – Un penser analogique – Le parfum des Écritures 513 Langage figuré et métaphores : bilan 519 524 531 537 564

chapitre ii : Odeurs merveilleuses : témoins et témoignages Grégoire le Grand : l’invocation de témoins directs Grégoire de Tours : expérience et recueil de témoignages Ego, nos, multi : témoins des odeurs miraculeuses Témoins-narrateurs – Testis et adsertor fidelis : la citation des témoins Conclusion

573 chapitre iii : Odeurs en contextes Préliminaires : quelques aspects de la perception olfactive 575 Contextes Emplois matériels d’aromates – Paroles liturgiques – La culture olfactive : formation et travail des hagiographes – Bilan intermédiaire 612 Effets des perceptions olfactives extraordinaires 616 Fonctions des perceptions et des récits d’odeurs suaves Odeurs et communication – L’expérience d’une présence sacrée – Le parfum du Corps : fonction sociale des odeurs 638 Conclusion 643

Conclusion générale

651

Sources

659

Bibliographie

683 685 693

Indices Index nominum Index rerum notabilium

701

Table de matières