Le sens en partage : Dictionnaires et théories du sens, XIXe-XXe siècles 2847888527, 9782847888522

Peut-on identifier la signification comme objet spécifique d'un seul domaine d'études ? Bien avant l'inst

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French Pages 402 [410] Year 2018

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Table of contents :
Préface
Remerciements
Abréviations
Introduction - Le partage comme intérêt de connaissance
Première partie - Le traitement du sens dans la lexicographie française de la seconde moitié du XIXe siècle. Conflits entre objectifs et méthodes
chapitre 1 - Le Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré : limites d’un modèle
1.1 Les paramètres de la description sémantique : état, histoire et historique
1. 2 L’histoire comme érudition et caution normative
1. 3 Le positivisme : une impasse pour le travail lexicographique
1. 4. Ordre et désordre de la filiation sémantique
1.5 La pratique de la synonymie : identité et différence
1. 6 Trois lectures du changement linguistique : histoire, organicisme et institutionnalisme
1.7 Conclusion
chapitre 2 - Le sens entre pédagogie de la langue, lexicologie et encyclopédisme
2.1 Le Grand Dictionnaire universel du xix e siècle de Pierre Larousse : langue et encyclopédisme
2.2 Une nouvelle lexicographie : la daguerréotypie ou la description de la langue actuelle
2.3 Du métadiscours sur le sens à la description sémantique
2.4 La méthode lexicologique, ou les prémisses d’une étude synchronique de la signification
2.5 Une double conception de l’étymologie
2.6 La synonymie, une propédeutique à la saisie de la valeur des mots
2.7 Conclusion
chapitre 3 - L’apport de la logique et de la rhétorique à l’étude de la signification
3.1 Le Dictionnaire général de la langue française : quel régime de généralité ?
3.2 L’étude de la signification entre histoire et causalité
3.3 Un modèle généalogique pour la classification des significations
3.4 Trois approches au service de la lexicographie : biologie, logique et tropologie
3.5 Une algèbre du sens, ou les modes du changement sémantique
3. 6 Conclusion
La sémantique, ou la naissance
Deuxième partie - La sémantique, ou la naissance
chapitre 4 - Lois et causes, critères de fondation d’une science. Un débat d’idées.
4.1 Une question controversée : l’applicabilité de la notion de loi aux faits sémantiques
4.2 Les fondements antinomiques de la sémantique : la position de Victor Henry
4.3 Un domaine inexplorable : les causes du changement sémantique et les thèses d’Arsène Darmesteter
4.4 La langue entre conservation et révolution
4.5 Les mots « en commerce », ou la lutte pour la signification
4.6 Le réglage du sens : valeur et fonction
chapitre 5 - Le sens comme objet d’étude : une théorisation problématique
5.1 Un essai de disciplinarisation : Michel Bréal et son temps
5.2 Le sémanticien face au dictionnaire
5.3 Le changement linguistique : du règne de la nature au flux de l’histoire
5.4 L’analogie : création et ajustement, système et norme
5.5 Une réorganisation notionnelle : de la synonymie à la polysémie
5.6 La découverte du sujet parlant : une rupture avec la lexicographie
5.7 Le sens à l’épreuve de la syntaxe
5.8 Quel régime de généralitépour la sémantique ?
5.9 Conclusion
chapitre 6 - Lexique, signification, dictionnaires dans la théorie de Ferdinand de Saussure
6.1 Autour de la question
6.2 Le point de vue saussurien et la prise en compte de la temporalité
6.3 Le dépassement d’une aporie lexicographique : état de langue et histoire
6.4 La question sémantique et l’historiographie saussurienne
6.5 Une tentative d’axiomatisation : valeur et synonymie
6.6 La remise en question de l’opposition sens propre vs sens figuré
6.7 L’attraction paronymique à l’épreuve de la vérité synchronique
6.8 Non-­autonomie, extensibilité du sens et rejet de la polysémie
6.9 Le dictionnaire : une « image admissible » de la langue saussurienne
6.10 Le sens, ou les limites de la généralisation
Troisième partie - Convergences et dispersion autour de la signification lexicale au xxe siècle
chapitre 7 - Sémanticiens et lexicographes en dialogue : un conflit épistémologique
7.1 Le renouveau de la sémantique entre histoire et structure
7.2 Recherches de méthode en lexicologie et sémantique
7. 3 Un modèle structuraliste du changement : la sémantique historique d’Eugenio Coseriu
7.4 Un contrepoint non-­structuraliste : la sémantique historico-­descriptive de Tullio De Mauro
7. 5 Une première querelle épistémologique : « Pour et contre l’analyse sémique »
7.6 Une seconde querelle épistémologique : la définition de dictionnaire comme modèle de théorie sémantique
7.7 De la typologie à la métalexicographie : quelques mises au point disciplinaires
Conclusion
Bibliographie
Index
chapitre 8 - La perméabilité de la lexicographie aux théories linguistiques et ses limites
8.1 Deux options pour la lexicographie : structureet histoire
8.2 Une lexicographie structuraliste : le Dictionnaire du français contemporain de Jean Dubois
8.3 L’« impossible dictionnaire » : Algirdas J. Greimas et les dictionnaires de l’ancien et du moyen français
8.4 Le Trésor de la langue française, ou le retour en force de l’histoire
8.5 Un changement de paradigme technique : du matériel à l’immatériel
Conclusion
Bibliographie
Index des noms
Index des notions
Table des illustrations
Table
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 2847888527, 9782847888522

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Le sens en partage Dictionnaires et théories du sens xixe - xxe siècles Valentina Bisconti Préface de Tullio De Mauro

E NS ÉDITIONS

COLLECTION L ANG AGES dirigée par Bernard Colombat et Cécile Van den Avenne

L ANGAGES

Le sens en partage Dictionnaires et théories du sens xixe - xxe siècles Valentina Bisconti Préface de Tullio De Mauro

ENS ÉDITIONS 2016

Cet ouvrage a été publié avec le concours de l’université de Picardie Jules Verne – LESCLAP-CERCLL

Éléments de catalogage avant publication

Le sens en partage. Dictionnaires et théories du sens. xixe - xxe siècles. / Valentina Bisconti – Lyon : ENS Éditions, impr. 2016. – 1 vol. (406 p.) ; 23 cm. – (Langages, ISSN 1285-6096). Bibliogr. : p.347-373, Index. ISBN 978-2-84788-852-2 (br.) : 32 euros

Cet ouvrage est diffusé sur la plateforme OpenEdition books en HTML, ePub et PDF : http://books.openedition.org/enseditions/

Tous droits de représentation, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Toute repré­sentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon. Les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective sont interdites.

© ENS ÉDITIONS 2016 École normale supérieure de Lyon 15 parvis René Descartes BP 7000 69342 Lyon cedex 07 ISBN 978-2-84788-852-2

Préface

Le temps où l’histoire des idées et des recherches linguistiques était un continent immergé, une réalité à peine sondée par la plupart des linguistes, est désormais lointain. Au milieu du xxe siècle, il n’y avait encore qu’une élite très restreinte de chercheurs isolés comme Antonino Pagliaro, Hendrik Pos, Eugenio Coseriu, ­Pieter Verburg qui en avait une connaissance approfondie. Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du siècle que l’œuvre pionnière de Hans Aarsleff, Konrad Koerner, Sylvain Auroux, Lia Formigari s’est pleinement approprié l’histoire passée des enquêtes et des théories linguistiques et a transformé l’historiographie (de la) linguistique en un secteur disciplinaire systématique et autonome, en une branche fleurissante et fructueuse des sciences du langage. Ceux qui, quelques années auparavant, avaient été contraints de pratiquer une historiographie « monumentale » (en ce qui me concerne, Jürgen Trabant m’adressa ensuite le même reproche à propos de certains de mes travaux du début des années 1960), à partir des années 1970, ont dû et pu prendre connaissance d’une trame de plus en plus épaisse d’œuvres, de chercheurs, de tendances, d’influences qui ont innervé l’histoire des idées et des recherches linguistiques depuis l’antiquité grecque et latine jusqu’à l’époque médiévale et aux temps modernes, en allant de l’Europe aux traditions culturelles et philosophiques de l’Orient chinois et indien et du monde arabe. Même lorsqu’il est apparu nécessaire d’étudier la signification comme complément nécessaire des enquêtes linguistiques, nous n’avons vu pendant longtemps que des sommités isolées comme Michel Bréal et parfois oubliées en dehors du milieu allemand comme Friedrich Schleiermacher et Christian Karl Reisig. Aujourd’hui, nous apercevons enfin maints chercheurs et théoriciens, souvent en contact entre eux, qui au cours du xixe siècle ont contribué à l’éclosion et au développement de l’étude linguistique du sens, étude que l’on dénomme depuis Bréal sémantique.

L’ouvrage de Valentina Bisconti nous conduit au cœur de cette histoire. Pourtant, son travail ne se veut pas un catalogue exhaustif d’auteurs, œuvres, contributions. Certes, l’appareil documentaire du livre est imposant. La bibliographie comporte plus de six cents titres, sources primaires et littérature secondaire confondues ; plus de trois cents sont les auteurs convoqués et discutés, parmi lesquels ressortent par ordre de fréquence Michel Bréal, Émile Littré, Gaston Paris, Arsène Darmesteter, Adolphe Hatzfeld, Ferdinand de Saussure, Eugenio Coseriu, Algirdas Greimas, Josette Rey-Debove, Alan Rey, Bernard Quemada, Sylvain Auroux. Il n’en reste pas moins que l’itinéraire historique et théorique que dessine l’ouvrage de Valentina Bisconti n’est ni un inventaire ni un catalogue. C’est, au contraire, la vérification d’une idée. L’idée structurante autour de laquelle s’agrègent les pages et les analyses de cet ouvrage est celle exprimée dès le titre. Le sens, ce que nous appelons sens, ne peut guère faire l’objet d’une seule discipline et ce en raison de sa complexité intrinsèque. L’étude du sens n’est possible que si elle est alimentée par le concours de disciplines différentes. C’est dans cette perspective que Valentina Bisconti peut rassembler et valoriser les expériences et les grandes systématisations lexicographiques qui ont vu le jour en France à partir de la seconde moitié du xixe siècle : les dictionnaires de Littré, de Larousse et de Hatzfeld et Darmesteter. La lexicographie a souffert et en partie souffre encore, dans sa réception et dans la considération dont elle fait l’objet, d’un décalage radical des appréciations. Traditionnellement, les dictionnaires – « livres des mots »  – et leurs auteurs dépassent par leur popularité celle de tout autre contributeur à l’étude du langage. On peut avoir des idées vagues sur la personne, l’œuvre effective, la pensée d’Ambroise Calepin (Ambrosius Calepinus), néanmoins hormis quelques grammairiens anciens comme Donat, il n’est linguiste (je pense qu’on peut l’affirmer) dont la réputation ait transformé le nom propre en vocable commun dans plusieurs langues : calepino en italien, calepin en français, calepino en espagnol et portugais, calepin en maltais. Dans la vaste aire francophone, Littré et Larousse sont presque des mots communs : on se souvient de ces noms et des ouvrages qu’ils désignent bien plus que de celui d’un Bréal ou d’un Saussure. Il n’est helléniste ou latiniste éminent dont le nom ne résonne dans les diverses traditions scolaires comme ceux des auteurs de dictionnaires standards du grec et du latin : Gemoll, Rocci, Liddell-Scott,… Le nom de Du Cange dépasse de loin la notoriété de n’importe quel illustre logicien et grammairien médiéval. Ainsi la version italienne de Wikipedia nous restitue-t-elle environ vingt-six mille mentions de Graziadio Isaia Ascoli, l’Altvater de la linguistique italienne, mais presque un demi million pour Niccolò Tommaseo et ses dictionnaires. En somme, gloire et célébrité pour les lexicographes, beaucoup moins pour les linguistes. On serait presque tenté d’affirmer que les spécialistes de linguistique ont

pendant longtemps fait payer aux lexicographes une aussi grande popularité en regardant leurs œuvres avec un certain dédain, voire en les ignorant totalement. Il faut attendre des années plus récentes pour que les lexicographes commencent à trouver une place convenable dans les grands ouvrages de référence de l’histoire de la linguistique, comme par exemple l’imposant Lexicon Grammaticorum de Harro Stammerjohann. Le fait est que les dictionnaires sont des œuvres artisanales, et leurs auteurs, individuels ou collectifs, ont conscience d’avoir procédé et de procéder par approximation. Ceux-ci manifestent cette conscience en se déclarant non pas magistri mais seulement ministri, serviteurs, de tous ceux qui les consultent. Il n’empêche que bien plus que toute recherche linguistique de niveau scientifique, les grands dictionnaires ont répondu d’époque en époque à la provocation, en guise de question naïve, formulée par Pier Paolo Pasolini : « Quelle langue fait-il ? ». Or non seulement les réponses ont-elles dit « la langue qu’il faisait », mais ces réponses elles-mêmes « ont fait langue » dans la mesure où elles ont considérablement pesé sur les destins des normes et des usages qui actualisent les systèmes linguistiques. Valentina Bisconti s’est engagée sur ce terrain pour nous en dire encore plus. Les grands dictionnaires « ont fait linguistique » : ils ont recueilli, développé et relancé certaines idées de langue et, surtout, de sens des mots. L’analyse qu’elle propose des grands dictionnaires français montre dans le détail la dialectique qui s’est instaurée entre les systématisations lexicographiques et les idées de sens qui se développaient en France et outre-Rhin au xixe siècle. Forte de ces analyses, l’auteure peut ensuite s’attaquer aux théories du sens du xxe siècle et réaffirmer une fois de plus la validité du partage pluridisciplinaire dans l’étude du sens. À travers les pages de Valentina Bisconti ressort clairement l’idée que l’enquête historiographique ne prend valeur que par rapport à une conscience théorique de plus en plus affirmée et réfléchie. On peut dès lors espérer raisonnablement que l’intelligence pénétrante de la chercheuse se mesurera sans tarder à l’élaboration d’une théorie complète du sens à la hauteur de l’essor des études contemporaines, études qui lui sont bien connues et qui sont déjà discutées de manière critique dans le présent ouvrage. Tullio De Mauro Rome, 12 juin 2016.

Remerciements

L’ouvrage que je présente est issu de ma thèse de doctorat, soutenue à l’université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 le 8 décembre 2010. Il paraît après un remaniement substantiel, qui a fait beaucoup évoluer le manuscrit d’origine, mais au cours duquel les thèses que je défendais n’en ont été que confirmées sur la base d’un corpus plus élargi. J’exprime ma profonde gratitude à Christian Puech, mon directeur de thèse, qui m’a initiée à l’histoire des idées linguistiques et transmis la passion de la liberté de pensée. Qu’il trouve ici la marque de ma reconnaissance pour m’avoir accompagnée sur la voie de la recherche et pour m’avoir assuré un soutien sans faille durant mes années de doctorat. Je remercie les professeurs Gabriel Bergounioux, Jean-Louis Chiss, Marina De Palo et Francine Mazière d’avoir accepté de faire partie de mon jury et pour les conseils qu’ils m’ont prodigués lors de la soutenance, ainsi que pour leurs encouragements à publier ce travail. Mes remerciements vont également au Laboratoire d’histoire des théories linguistiques (UMR 7597 HTL) pour l’encadrement doctoral et le soutien scientifique qu’il m’a toujours assuré, ainsi que pour les discussions riches et stimulantes dont j’ai pu profiter. J’adresse un remerciement chaleureux à M. le professeur Tullio De Mauro, dont la générosité intellectuelle n’a d’égale que sa science, pour les discussions passionnantes sur l’histoire non officielle de la sémantique et de la lexicographie au xxe siècle. Ma reconnaissance va notamment aux différentes institutions qui m’ont accueillie : l’université de Lecce (Italie), l’université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, l’ILPGA, où j’ai occupé un poste d’ATER pendant trois ans (2009-2012), et depuis la rentrée 2012, l’université de Picardie Jules Verne. Ces différentes expériences d’enseignement m’ont confirmé que la transmission est un aspect fondamental de l’activité de recherche. Je remercie le laboratoire LESCLAP-CERCLL (EA 4283) d’avoir contribué au financement de cet ouvrage. Je tiens à remercier ENS Éditions d’avoir accepté de publier cet ouvrage ainsi que les directeurs de la collection « Langages », Bernard Colombat et Cécile Van den

REMERCIEMENTS

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Avenne. Un sincère remerciement s’adresse à l'équipe éditoriale en charge du manuscrit, notamment à ­Catherine Bouvard pour son suivi efficace et à Isabelle Boutoux pour sa relecture méticuleuse et ses conseils généreux et toujours aimables. J’ai eu la chance de partager mes réflexions avec de nombreux amis et collègues, en particulier Émilie Brunet, Antonino Bondì, Bérengère Bouard, Alessandro Chidichimo, Piero Caracciolo, Danielle Candel, Cosimo Caputo, Rossana De Angelis, Manuel Gustavo Isaac, Sandra Nossik, avec lesquels l’échange s’est toujours effectué sous le signe de l’amitié. L’achèvement de ce travail n’aurait été possible sans le soutien de ma famille qui, malgré la distance et l’obstacle de la langue, a toujours suivi mes activités et secondé mes enthousiasmes. Ce travail ne peut que leur être dédié. Quant à Alessandro, soutien de tous les instants, il sait bien ce que je lui dois.

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L E S E N S E N PA R TA G E

Abréviations

CLG/D  Saussure Ferdinand de, 2005 [1916 ; 1922], Cours de linguistique générale, publié par Charles Bally et Albert Sechehaye, avec la collaboration d’Albert Riedlinger, édition critique préparée par T. de Mauro, Paris, Payot. CLG/E  Saussure Ferdinand de, 1967-1974, Cours de linguistique générale, édition critique établie par R. Engler, Wiesbaden, Otto Harrassowitz. Cours I, Riedlinger   Saussure Ferdinand de, 1996, Premier cours de linguistique générale (1907) d’après les cahiers d’Albert Riedlinger, E. Komatsu, G. Wolf éd., Oxford – New York – Tokyo, Pergamon Press. Cours III, Constantin    Saussure Ferdinand de, 2006, Constantin, Émile, « Linguistique générale, Cours de M. le Professeur de Saussure, 1910-1911 », Cahiers Ferdinand de Saussure, n°58, p. 83-290. ED    Saussure Ferdinand de, 2011, Science du langage. De la double essence du langage, édition établie par R. Amacker, Genève, Droz. [Cité comme Amacker 2011 quand nous nous référons à des textes autres que De la double essence du langage contenus dans cette édition] DFC    Dubois Jean et al., 1966, Dictionnaire du français contemporain, Paris, Larousse. DG    Hatzfeld Adolphe, Darmesteter Arsène, 1924 [1890-1900], Dictionnaire général de la langue française du commencement du xviie siècle jusqu’à nos jours, précédé d’un traité de la formation de la langue par A. Hatzfeld et A. Darmesteter, avec le concours de A. Thomas, 2 vol., Paris, Librairie Delagrave. DLF   Littré Émile, 1874-1881 [1863-1872, Supplément en 1877], Dictionnaire de la langue française, 4 vol., Paris, Librairie Hachette et Cie. ELG  Saussure Ferdinand de, 2002, Écrits de linguistique générale par Ferdinand de Saussure, texte établi et édité par S. Bouquet et R. Engler, Paris, Gallimard. GDU  Larousse Pierre, 1990-1991, Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, 24 vol., Nîmes, Lacour. [Réimpression de l’éd. de Paris, Larousse, 18661876, parue initialement en 15 vol. ; Supplément en 1878 et en 1890] SM   Godel Robert, 1957, Les sources manuscrites du Cours de linguistique générale de F. de Saussure, Genève, Droz. TLF   Imbs Paul éd., 1971-1980, Trésor de la langue française, vol. 1-8, Paris, Éditions du CNRS. Quemada Bernard éd., 1981-1994, Trésor de la langue française, vol. 9-16, Paris, Éditions du CNRS (puis Gallimard).

A B R É V I AT I O N S

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Entre la casquette de Charles Bovary et un tableau de Paul Klee, il doit y avoir de la place pour l’article de dictionnaire. Algirdas J. Greimas, Thérèse-Mary Keane 1991, p. 98.

I NTROD U C T ION

Le partage comme intérêt de connaissance

Sens : le mur transparent. Arild Utaker 2002, p. 239.

L’étude du sens se heurte généralement à plusieurs difficultés. D’une part, elle investit différents niveaux d’analyse (morphologie, lexique, sémantique, syntaxe, pragmatique) qui se partagent entre des perspectives de recherche variées : approches morphosémantiques et pragmatico-­énonciatives, théories logico-­ formelles et philosophies du langage, philologie et herméneutique, psychologie et sociologie. Si celles-­ci répondent chacune à un intérêt de connaissance spécifique et qu’elles se réclament de traditions de pensée différentes, il semble cependant que toute possibilité d’autonomie disciplinaire soit mise à mal par la vocation du sens à intervenir dans les différentes strates du langage et par la dynamique centrifuge qu’il instaure. D’autre part, loin d’être une donnée stable et définitive, le sens se construit dans les pratiques linguistiques réelles, au fil du temps, en fonction des contingences historiques et sociales, des expériences et de la créativité humaines. Ainsi, son étude suppose-­t-elle que l’on tienne compte des facteurs multiples qui le déterminent. Comme l’a écrit Dominique Maingueneau (1995, p. 7) à propos du discours, il faut se résoudre à admettre que le sens puisse ne pas faire l’objet d’une discipline unique. Dès lors, il semble que l’on ait intérêt à l’appréhender à travers le mode heuristique du partage. Celui-­ci suppose deux mouvements distincts et contraires : dispersion et convergence. Il y a dispersion car le sens fait l’objet d’approches différentes, et il y a convergence car il fait le lien entre des recherches variées. La notion de partage désigne alors une zone d’intersection qui se prévaut de l’indétermination qui est la sienne. Cette notion permet d’envisager une histoire de la confrontation entre traditions, ­langages et I ntro d u ction

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écritures qui, pour des raisons épistémologiques, tendent à se construire en s’opposant et résistent, de ce fait, à toute tentative de compartimentation. Par cette démarche, nous entendons contribuer, à la suite de Jean-Louis Chiss et Christian Puech (1999), à une historiographie des « partages disciplinaires ». Bien avant la fondation de la sémantique au xixe siècle, le sens a été appréhendé, entre autres, par les lexicographes, qui ont cherché à décrire les phénomènes qui structurent le lexique. Or, si le dictionnariste est considéré comme un artisan de la langue, la lexicographie trouve toute sa place parmi les arts du langage (voir Auroux 1994, Nyckees 1998). Celle-­ci a construit progressivement une problématique sémantique et un nouvel objet de recherche qu’elle a d’abord suggérés et ensuite partagés avec des approches de la signification n’ayant pas comme finalité la fabrication d’un dictionnaire. C’est cette zone d’intersection qu’il nous intéresse de cerner et de suivre dans tous ses méandres par une mise en regard du savoir-­faire lexicographique et de la réflexion théorique en matière de signification. Nous nous attachons dès lors à une reconstitution historiographique inédite de la relation ambivalente entre une discipline linguistique et un objet produit, entre un savoir savant et un savoir-­faire de type métalinguistique. Comme l’a noté Puech (1998, p. 11), la construction métalinguistique du sens passe par l’instauration d’une « tension » : [L]a construction métalinguistique du sens dans la constitution d’outils linguistiques, et plus largement, dans le processus de grammatisation des langues trouve un intérêt renouvelé : elle concerne […] la tension que l’approche du sens institue entre l’invention des outils théoriques (la grammaire générale, la logique), des pratiques spécifiques – celle du lexicographe, du grammairien, du sémioticien […] – et la réalité (construite autant que reflétée) d’une langue singulière.

Nous étudierons ainsi l’émergence et la thématisation progressive d’une « question du sens » (Normand 1990c, p. 15) à travers une étude croisée des dictionnaires et des théories du sens qui ont vu le jour entre la seconde moitié du xixe siècle et la seconde moitié du xxe siècle. Pour certaines de ces élaborations conceptuelles, nous préférons parler d’approches pour éviter le piège qui consiste à attribuer une cohérence et une stabilité à des recherches qui ne sont souvent que des modes de problématisation et des essais de méthode appartenant à des horizons variés. Notre but n’est donc pas d’écrire une histoire de la lexicographie, il n’est pas non plus de dresser un état systématique des approches sémantiques, à propos desquelles il existe par ailleurs une abondante littérature. Adoptant une perspective d’étude du langage ordinaire, seules nous intéressent ici les zones d’interférence entre dictionnaires et théories de la signification lexicale. Il s’agit moins ici de valoriser un domaine au détriment de l’autre que de « penser l’historicité de leurs rapports spécifiques » (Chiss 1995, p. 33). Autrement dit, il s’agit d’expliquer pour10

L E S E N S E N PA R TA G E

quoi un objet de connaissance (le sens) se construit d’une certaine manière à un certain moment historique et de déterminer les conditions qui ont permis son apparition afin de vérifier s’il existe une causalité entre les différents modes de problématisation. Puisque les idées linguistiques ne sont pas seulement produites dans le temps, mais qu’elles produisent leur propre temporalité (voir Colombat et al. 2010), l’analyse des discours lexicographique et théorique sur le sens exige que l’on définisse le régime de temporalité qui y est à l’œuvre et que l’on reconstruise les Zeitgeists de l’époque (Koerner 1976) au cours de laquelle ces idées se sont développées. De même, il s’agit de cerner les changements théoriques qui sont survenus dans la représentation des savoirs sur les sens. Si comme l’a affirmé Robert Martin (1969, p. 54) « la valeur d’une hypothèse se mesure à sa simplicité », la nôtre consiste à poser que la réflexion sur le sens s’est développée non seulement à travers la pratique lexicographique, mais que l’interaction entre celle-­ci et les approches théoriques est une dynamique constitutive de la production du savoir sur le sens. Dès lors, il s’agit de reconnaître « la dimension proprement heuristique de la connivence intellectuelle » (Schlanger 1992, p. 293) entre les dictionnaires et les différentes approches qui explorent la signification linguistique. Ce sont bien les formes et la complexité de cette connivence que nous souhaitons rendre lisibles. Notre parti pris sera d’appréhender les dictionnaires selon la forme d’existence qui est la leur, à savoir en tant qu’objets techniques1. En particulier, nous admettons comme point de départ l’hypothèse des outils linguistiques de Sylvain Auroux (1992 et 1994), selon laquelle l’histoire des idées linguistiques serait scandée par trois révolutions techno-­linguistiques : l’invention de l’écriture, l’apparition des outils linguistiques (lexiques, traités poétiques, rhétoriques, grammaires, dictionnaires, etc.) et l’informatisation. Les outils linguistiques relèvent de la deuxième révolution techno-­linguistique2 qu’est la grammatisation3. Ils nous 1 2

À ce propos, voir Leroi-Gourhan 1945, De Certeau 1980, Simondon 1989. Dans une perspective qui privilégie l’histoire socio-­politique des langues européennes, D. Baggioni (1997) adopte la deuxième révolution techno-­linguistique telle que S. Auroux la définit comme point de départ de ce qu’il appelle révolution éco-­linguistique. 3 S. Auroux (1994, p. 109) conçoit la grammatisation comme « le processus qui conduit à décrire et à outiller une langue sur la base des deux technologies, qui sont encore aujourd’hui les piliers de notre savoir métalinguistique : la grammaire et le dictionnaire ». C’est surtout dans cette acception que nous emploierons cette notion ici. Le terme grammatisation a été proposé d’abord par R. Balibar (1985, p. 172) pour traduire l’anglais literacy en tant que « pouvoir commun de lire et d’écrire ». Dans le cadre des politiques de scolarisation promues par le gouvernement de J. Ferry, Balibar appelle grammatisation « cette institution républicaine, d’idéal démocratique, afin de bien distinguer ses contenus (les « exercices »), et de bien les opposer à ceux des institutions de l’Ancien régime ». Car, selon l’auteur, « le terme d’alphabétisation

I N T R O DU C T I O N

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permettent d’accéder à un savoir métalinguistique constitué, c’est-­à-dire d’appréhender la langue en tant que langue-­objet, et de produire des savoirs codifiés et transmissibles. Or, loin de se limiter à la simple description d’une langue donnée, on sait bien que les outils linguistiques ne laissent pas intactes les pratiques linguistiques humaines. Selon cette hypothèse, de même qu’un marteau prolonge le geste de la main et le transforme, un outil linguistique prolonge la parole naturelle, en donnant accès à un corps de règles et de formes qui dépassent la compétence du locuteur. Comme l’a précisé Auroux (2011, p. 33) ultérieurement : [L]e dictionnaire ne peut guère être envisagé comme l’extériorisation d’une connaissance qui serait pareillement distribuée dans l’esprit de chacun des locuteurs. Il s’agit d’un objet technique externe destiné à prolonger et enrichir les compétences individuelles, ce que nous avons nommé un outil linguistique […].

Parallèlement, en tant qu’observatoire où le sens est étudié de manière empirique (du moins les lexicographes entretiennent-­ils cette illusion), le dictionnaire fait apparaître les obstacles qui se dressent dans la description de la signification lexicale. Si l’on peut douter que le savoir-­faire du lexicographe puisse « suffire à fonder une “science linguistique des significations” » (Nyckees 1998, p. 174), il n’en reste pas moins que ce savoir-­faire est susceptible de solliciter des réponses théoriques générales qui peuvent avoir « des effets de retour » (Chiss 1995, p. 34) sur la pratique lexicographique. Notre démarche s’efforce de compléter l’étude des positionnements théoriques par la prise en compte de paramètres sociologiques (voir Auroux 1987, Bergounioux 1994) permettant de décrire l’histoire des sciences en termes de cercles, d’écoles, d’affiliation académique, voire plus généralement de réseaux sociaux. Nous empruntons la définition de science à Auroux (1989, p. 57) : « Les sciences sont des activités cognitives sociales, reproduites par tradition et comportant parmi leurs normes d’acceptabilité des contraintes concernant la valeur de vérité des connaissances qu’elles incluent et le moyen de les obtenir. » Au demeurant, le mode heuristique du partage nous permet d’esquiver la pratique historiographique de la « linéarisation (qui transforme le réel en récit) » et qui « laisse entendre qu’il ne se passe en quelque sorte rien, en dehors de la séquence privilégiée, comme si le savoir scientifique évoluerait dans l’espace et dans le temps avec l’unité absolue des grands fleuves » (Auroux 1989, p. 63). C’est pourquoi, tout en croyant à l’existence de traditions linguistiques nationales qui innervent les discours et les pratiques scientifiques, et tout en privilégiant les productions d’expression française, nous serons amenée à suivre ce qu’Auroux a appelé la « distribuest inexact lorsqu’il s’agit de désigner la formation élémentaire en régime républicain » (ibid., p. 178). Nous aurons recours à l’acception de Balibar dans le chap. 2.

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tion discontinue des localisations » (ibid.), en élargissant le regard aux traditions limitrophes de l’espace roman (les traditions suisse et italienne par exemple) ou à d’autres traditions qui entrent en contact, voire en conflit, avec les élaborations européennes (notamment la tradition américaine). Il sera d’abord question de la description de la signification lexicale élaborée par la lexicographie française de la seconde moitié du xixe siècle (chap. 1-3) ; la deuxième partie (chap. 4-6) est consacrée au débat sur le sens tel qu’il se développe à la charnière du xixe et du xxe siècle, au moment où la lexicographie est confrontée à l’essor de la linguistique générale et de la sémantique en tant que projet programmatique. Les protocoles théoriques traduisent bel et bien une volonté de mise en forme de la discipline sémantique : des concepts intuitifs qui sont à l’œuvre dans la pratique lexicographique trouvent une première thématisation et formalisation en tant qu’outils conceptuels de la sémantique. À ce niveau de l’analyse, le sens devient la voie d’accès, incontournable bien que non aisée, au domaine des faits de langage et des opérations linguistiques ; la troisième partie (chap. 7-8) retrace les formes de cette interaction au cours des années 1940-1980, à une époque où le dictionnaire fait l’objet d’approches diversifiées et que les projets de sémantique se multiplient à partir de perspectives différentes. Sans être une ligne orientée dans le sens du progrès, cette évolution fait apparaître, d’une part, le degré de cumulativité des savoirs sur la signification lexicale, et, d’autre part, la perméabilité, les effets de continuité et les ruptures entre dictionnaires et théories du sens. Se dessine ici un type spécifique d’historicité, au sein de laquelle l’ordre chronologique ne saurait se résumer à une simple chronique, ou à la restitution d’une succession temporelle de faits (voir Koerner 1976). Il s’agit, au contraire, de formuler des hypothèses quant à l’organisation d’un domaine de connaissance et aux dispositifs épistémiques qui le soutiennent. En somme, il s’agit de repérer les « matrices de discours » qui structurent ce domaine car « ce sont ces matrices qui apparentent les travaux plutôt que leur période chronologique objective » (Larrivée 2008, p. 13). La « mise en intrigue », au sens de Paul Veyne (1971)4, que nous proposons vise à cerner et à rendre intelligibles les transferts conflictuels qui interviennent entre science et technique et qui n’en rendent pas moins possible la construction de savoirs métalinguistiques sur le sens dans des zones de frontière. En l’absence de toute nécessité dans l’histoire des idées linguistiques, le découpage historiographique que nous proposons, correspondant aux trois parties de l’ouvrage, offre, nous semble-­t-il, plusieurs avantages. D’abord, il permet de rapprocher des modes de problématisation contemporains qui reflètent de manière 4 Je remercie Christian Puech de m’avoir sensibilisée très tôt à cette conception de l’histoire.

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différenciée les dispositifs de pensée (Sériot 1999) d’une même époque. Ensuite, il permet de reconstruire, sur le moyen terme, la spécificité et l’historicité de chacun de ces modes de problématisation, ainsi que de conjurer les dangers de la téléologie. Enfin, il permet de restituer la dialectique interne de l’organisation du savoir propre à chaque époque, ainsi que les formations discursives (Foucault 1969) qui s’y déploient. De surcroît, les trois états de savoir retenus (les trois intrigues) permettent de s’intéresser au processus complexe de la disciplinarisation (voir Chiss et Puech 1999, Boutier et al. 2006) quand l’objet de recherche se construit dans des zones de partage entre plusieurs champs de connaissance et intérêts corporatifs, ce qui pose également le problème de l’interdisciplinarité. Car si l’on adopte une perspective interdisciplinaire, les préoccupations simultanées de la lexicographie et de la sémantique peuvent être appréhendées en termes de « champs de concomitance » (Foucault 1969, p. 81)5. Ceci étant, nous admettons que, pour l’historien, la discipline « est un objet problématique » car, comme l’a montré Claude Blanckaert (2006, p. 117), « [c]’est une catégorie construite et certainement tardive » puisque « [h]ormis ses acceptions religieuses ou militaires, le mot discipline est rare dans la littérature scientifique française avant le xxe siècle ». La plupart des historiens de la sémantique (voir Nerlich 1992, Geeraerts 1993, Bergounioux 1998, Morpurgo Davies 1998, De Palo 2001a, Tamba 2007) admet généralement que la lexicographie est une voie fructueuse pour l’essor de la sémantique linguistique au xixe siècle. Cette filiation est néanmoins présentée comme un simple constat, qu’il est intéressant d’expliciter et de développer. Gabriel Bergounioux (1998, p. 75) appelait déjà de ses vœux une systématisation des « points de tangence » entre lexicographie et sémantique. Ces disciplines présentent en effet « depuis leurs origines voisines, non seulement des questionnements communs, mais une commune précarité quant à leur situation dans les sciences du langage, à la fois sûres de leur objet qui rencontre une véritable demande et l’intérêt du public, et incertaines quant à leurs méthodes ». D’autres historiens (voir Larrivée 2008), qui se situent « en opposition aux travaux empiristes », excluent de leur investigation la lexicographie – ainsi que d’autres approches empiriques (philologie, linguistique de corpus) – prétextant son « absence d’ambition explicative » (ibid., p. 11). Or, si nous convenons que « les démarches empiriques comme la philologie, la lexicographie ou la lin5 « [I]l s’agit […] des énoncés qui concernent de tout autres domaines d’objets et qui appartiennent à des types de discours tout à fait différents ; mais qui prennent activité parmi les énoncés étudiés soit qu’ils servent de confirmation analogique, soit qu’ils servent de principe général et de prémisses acceptés pour un raisonnement, soit qu’ils servent de modèles qu’on peut transférer à d’autres contenus, soit qu’ils fonctionnent comme instance supérieure à laquelle il faut confronter et soumettre au moins certaines des propositions qu’on affirme […]. »

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guistique de corpus […] correspondent […] à des méthodologies et non à des théories à proprement parler », le but de notre ouvrage est de montrer que la signification en tant qu’objet d’étude oblige à repenser les formes d’une historiographie « homogène » (ibid., p. 10). Enfin, il est des historiens de la sémantique (voir Nyckees 1998) qui, sans « nier l’impact des codifications et prescriptions linguistiques de toutes sortes, des dictionnaires, des grammaires », font valoir que « ces outils n’interviennent que dans un second temps et que leur efficacité même dépend de nombreux facteurs tels que la familiarité avec la chose écrite et la réceptivité aux discours de la norme » (ibid., p. 142). Notre ouvrage vise d’abord à combler cette lacune historiographique, sur laquelle il convient néanmoins de s’interroger : pourquoi ce désintérêt pour les « points de tangence » ? Une réponse, nous le verrons, peut être recherchée dans la force du préjugé disciplinaire, c’est-­à-dire la nécessité épistémique de postuler des partages stables, aussi bien du côté des historiens de la lexicographie (voir Quemada 1967, Matoré 1968, Pruvost 2006), que chez les historiens de la sémantique mentionnés ci-­dessus. Ces derniers, tout en constatant que la sémantique empiète sur d’autres domaines, se concentrent de facto sur les formulations théoriques au détriment des apports du savoir-­faire lexicographique. Ainsi, remarque-­t-on une réticence généralisée à adopter comme objet d’analyse des discours hétérogènes, c’est-­à-dire à explorer des zones d’interférence qui produisent un objet de recherche aussi impur que le sens en partage entre théorie et pratique. Cette hétérogénéité s’avère néanmoins un dispositif productif dans la construction d’un savoir, surtout quand c’est l’objet de recherche qui sollicite des « formes de dispersion » (Foucault 1969) du discours et qui oblige à emprunter « des procédures d’analyse ou des principes explicatifs à divers domaines de la linguistique » (Tamba 2005, p. 9). Cette position trouve une confirmation dans les développements actuels de l’Analyse du discours en France, qui incite au travail sur des corpus hétérogènes (voir Mazière 2010, p. 20)6. Enfin, la démarche qui a inspiré cet ouvrage permet d’aborder tout un pan de l’histoire des idées et des pratiques (méta)linguistiques, saisies à travers leur historicité. Comme a pu l’écrire Hilary Putnam (1975a, p. 150), c’est « le fait d’écrire des dictionnaires (et d’en avoir besoin) […] qui est à l’origine de l’idée toute entière de “théorie sémantique” » (voir infra, § 7.6) : il s’agit dès lors de vérifier le 6 La démarche historiographique que nous avons adoptée peut comporter une gestion complexe des références bibliographiques. Lors de la production de la bibliographie finale, il a parfois été difficile de fixer une frontière entre sources primaires et secondaires. Par exemple, les ouvrages présentés dans la cartographie du chapitre 7 (voir figure 14) ne sont pas tous cités au titre de sources primaires conformément à leur fonction dans la troisième partie du volume car nombre d’entre eux ont également servi de références secondaires dans notre première partie.

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­processus historique de cette filiation de la sémantique à partir de la lexicographie. Si un dictionnaire de langue suppose une « théorie du lexique » (Rey-Debove 1971, Bouquet 1997, Rey 2008c), qui serait en l’occurrence une « théorie cachée » (Milner 1989), et que la définition lexicographique s’organise comme une réflexion sur la signification lexicale dont on a pu essayer de dégager des « patterns » (voir Weinreich 1960, trad. fr. 1970), on ne saurait considérer ce type de dictionnaire comme l’expression d’une théorie sémantique. Car ses analyses sont nécessairement hétérogènes et dépourvues de toute formalisation (voir Collinot et Mazière 1997, Collinot 2001). Bernard Quemada (1983, p. 115) ne manque pas de mettre en lumière la complexité sémio-­linguistique de cet objet : Les caractères particuliers du texte dictionnairique ne permettent pas de l’assimiler aux autres types de discours. Il se caractérise par la diversité et l’hétérogénéité de ses éléments : discours naturels dans les citations, normalisé dans les exemples fabriqués ; discours métalinguistique, voire métamétalinguistique dans un certain nombre d’indications grammaticales, syntaxiques, stylistiques, et surtout dans les énoncés définitoires ; discours encyclopédique pour les informations étymologiques, historiques, culturelles, etc. Le texte du dictionnaire a aussi en propre la diversité et la complexité arbitraire de la structure et de l’organisation de ses parties (les articles).

Il n’en reste pas moins qu’aux xixe et xxe siècles, les études théoriques sur la signification passent volontiers par l’analyse des définitions lexicographiques et des phénomènes sémantiques traités dans les dictionnaires. Ainsi, est-­il intéressant d’étudier en quoi consiste le transfert de problématiques et de méthodes de la lexicographie à la sémantique et vice-­versa. La sémantique non formelle qui se met en place à la fin du xixe siècle dispose déjà d’un matériau empirique trié selon les critères de l’étymologie et les exigences de la visée pédagogique, avec tous les conditionnements normatifs qui en découlent (voir Delesalle et Chevalier 1986). Or, la lexicographie laisse en suspens nombre de questions relatives au traitement de la signification qui, pour être comprises, demandent à être analysées et conceptualisées au sein d’un dispositif théorique capable de produire des réponses non locales et visant à appréhender le sens par rapport aux mécanismes de la langue et du langage en général. Si la sémantique parvient difficilement à définir son objet d’étude, c’est que l’analyse de la signification ne peut guère se concevoir en dehors d’une théorie générale du langage.

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PR EM IÈ RE PA R T IE

Le traitement du sens dans la lexicographie française de la seconde moitié du XIXe siècle. Conflits entre objectifs et méthodes

La plupart des problèmes théoriques que rencontre le sémanticien se posent au lexicographe, même s’il est incapable de les formuler clairement et de les hiérarchiser. Josette Rey-Debove 1971, p. 196.

Avant que le sens ne constitue l’objet d’étude d’une discipline spécifique, c’est traditionnellement à la lexicographie monolingue, et dans une moindre mesure à la rhétorique, qu’incombe la tâche de décrire et de codifier les significations des mots. Au xixe siècle, ce travail métalinguistique de description et de codification se développe dans le cadre de ce que Paul Imbs (1983) a appelé « lexicographie sémantique ». La réflexion sur le sens, préalable à toute classification de la matière lexicale, est un aspect majeur du travail lexicographique. C’est en effet l’organisation de l’espace sémantique qui détermine, entre autres, le type de dictionnaire1. La lexicographie de la fin du xixe siècle participe à plein titre au débat sur la signification lexicale qui aboutit à la promotion de cette dernière au rang d’objet d’étude. À y regarder de près, c’est même cette lexicographie qui sollicite, de manière plus ou moins directe, la fondation de la discipline sémantique. Élisabeth Grimaldi (1995, p. 106) a montré que l’article dictionnaire dans l’Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1772) de Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, rédigé par celui-­ci, a « valeur prescriptive pour les dictionnaires du xixe siècle » concernant la répartition notionnelle des termes métalinguistiques tels que sens, signification, acception, cette dernière 1

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Pour une analyse typologique des dictionnaires, voir Imbs 1960, Malkiel 1960, Sebeok 1962, Rey 1965b, Wagner 1967, Quemada 1967 et 2008, Matoré 1968, Guilbert 1969, Rey-Debove 1971, Dubois et Dubois 1971, Pruvost 2006.

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renvoyant à l’emploi en discours, qui se dégage du fonctionnement morphosyntaxique. Par-­delà les continuités de métalangage que la lexicographie de cette époque entretient avec la tradition, sa spécificité réside en la méthode adoptée, qui cherche à mettre en application les avancées de la grammaire historique et comparée. Les lexicographes sont confrontés à des problèmes descriptifs qui suscitent des questionnements théoriques fort complexes, mais qui nécessitent des solutions locales et immédiates sous peine de compromettre la fonctionnalité du dictionnaire. Celles-­ci sont formulées de manière tantôt intuitive, tantôt approximative. Elles procèdent encore du parti pris du lexicographe et aboutissent souvent à des impasses. Or, si le dictionnaire est un laboratoire où les faits linguistiques sont décrits de manière analytique, il devient par là même un révélateur des problèmes théoriques soulevés par ceux-­ci. En ce sens, le dictionnaire est un lieu heuristique. Sa vocation est de donner une image de la langue, voire de ses usages, mais plusieurs questions se posent : quels usages ? Quelle langue ? Pour quel public ? Dans quel but ? Non seulement les réponses à ces interrogations structurent-­elles l’activité lexicographique, mais elles supposent une véritable posture réflexive. Car le dictionnaire est un outil technique qui exige des choix de construction. Nous verrons que le paratexte des dictionnaires de la fin du xixe siècle, et notamment les préfaces qui en définissent les objectifs programmatiques, organisent de véritables discours de la méthode. Il convient dès lors de nuancer l’affirmation de Bernard Quemada (1987, p. 233), selon lequel « jusqu’[en 1960], les auteurs concevaient et réalisaient leurs ouvrages sans rien révéler (ou si peu) des savoirs théoriques ou des pratiques qu’ils mettaient en œuvre et sans exprimer d’avis analytiques ou critiques sur les productions existantes ». Il suffit de penser aux soixante-­et-­une pages liminaires du Grand Dictionnaire universel du xix e siècle, où Pierre Larousse passe au tamis la production lexicographique antérieure et contemporaine en se situant par rapport à celle-­ci en un champ de présence (voir Foucault 1969, p. 81). Notre analyse se concentre principalement sur les trois grandes entreprises lexicographiques de la seconde moitié du xixe siècle : le Dictionnaire de la langue française (1863-1872) d’Émile Littré, le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle (1866-1876) de Pierre Larousse et le Dictionnaire général de la langue française (18901900) d’Adolphe Hatzfeld, Arsène Darmesteter, avec la collaboration d’Antoine Thomas. S’il est ardu, voire chimérique, de « “mesurer” les dictionnaires entre eux » (Dubois, LADL2, Dubois-Charlier 1990, p. 10) – c’est pourquoi nous avons préféré une approche monographique, tempérée entre autres par la restitution des débats d’époque –, il nous a néanmoins semblé instructif de ­confronter les 2 Laboratoire d’automatique documentaire et linguistique.

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diverses stratégies descriptives, dans une optique de comparaison par contrastes dramatiques3. Une démarche contrastive nous permet ainsi d’illustrer, à travers un certain nombre de tableaux, la spécificité de chaque ouvrage et de la méthode qui le justifie. Plusieurs facteurs ont déterminé le choix de ce corpus. D’abord, il s’agit de trois dictionnaires contemporains qui constituent autant de tentatives de décrire et classer les différents sens d’une unité lexicale, mais dont les modes de problématisation divergent à plusieurs titres. Il importe dès lors de « comprendre […] ce qui les rend simultanément possibles […] dans leur diversité et en dépit parfois de leur contradiction » (Foucault 1994 [1984], p. 597-598). Si ces dictionnaires sont confrontés à des problématiques similaires, ils développent des approches spécifiques qui tiennent à la visée du dictionnaire et à la posture du lexicographe. Chacune de ces trois approches est marquée par une dominante épistémologique : l’histoire pour Littré, l’encyclopédisme pour Larousse et la logique pour les auteurs du Dictionnaire général, et les orientations qui les informent ont trait aux notions enchevêtrées d’organisme et d’histoire. Cette lexicographie est tributaire notamment de la doctrine évolutionniste qu’Herbert Spencer (1820-1903) et Charles Darwin (1809-1882) mettent en place à la fin des années 1850. Appliquée aux faits de langage, celle-­ci se traduit par l’étude de l’évolution des significations pouvant être ramenée à des lois générales dégagées à partir de l’observation. La description sémantique, nous le verrons, met alors en avant la notion de changement, qui pose d’emblée son pendant problématique, l’identité. De là est issue la dialectique entre le sens propre et le sens figuré qui est le principe structurant des analyses sémantiques des dictionnaires. Pourtant, si la science du langage de la fin du siècle se développe « en fonction de deux coordonnées distinctes mais parallèles : la Biologie et l’Histoire » (Matoré 1985, p. 607), auxquelles s’ajoute la logique, ces modèles ont tendance à se superposer. En général, les dictionnaires qui paraissent en cette fin de siècle sont caractérisés par la grande importance qu’ils accordent à l’aspect historique. La prise en compte de l’histoire s’oppose à la description intemporelle de la langue propre aux orientations universalistes des grammaires générales des xviie et xviiie siècles. Il a été noté que depuis le xviiie siècle la lexicographie « possède une représentation claire d’elle-­ même, puisqu’elle a pour seul objet l’usage courant » (Wionet 1995, p. 96). En effet, délaissant la définition d’ascendance aristotélicienne, elle se concentre sur la définition de l’idée à partir de l’usage qui est fait du mot : « [L]a définition de la chose est celle de Port-Royal, et non plus celle d’Aristote : elle est débarrassée de la question de l’essence et porte sur le jeu des idées » (ibid., p. 95). Comme 3 Nous empruntons cette expression à la science politique.

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le rappelle utilement Wionet, dans La Logique ou l’Art de penser (1662), Antoine Arnauld (1612-1694) et Pierre Nicole (1625-1695) voyaient dans la définition du mot4 le type qui convient à la lexicographie : cette définition est liée à la codification de l’usage5, la définition des choses et des noms (à savoir les terminologies) étant considérée comme non pertinente pour un dictionnaire. Pourtant, force est de constater que la notion même d’usage courant à laquelle accède la lexicographie est loin d’être univoque. Il s’agit donc de voir dans quelle mesure l’articulation entre évolution et état de langue dans le cadre de la description sémantique proposée par la lexicographie est illusoire, voire une synthèse impossible. Autrement dit, la tentative de décrire le sens actuel des mots, tout en faisant intervenir les vertus pédagogiques de l’histoire, se solde par une aporie. Si le dictionnaire se fonde sur l’observation, les données collectées procèdent du point de vue du lexicographe et de son choix quant à la prise en compte de la temporalité, c’est-­ à-dire de l’usage qu’il entend décrire. Du reste, c’est l’usage qui sélectionne les sens, les polysémies et, le cas échéant, les synonymies. Qui plus est, des préoccupations normatives invalident le critère empirique de description fondé sur l’histoire. À la même époque, la mutation épistémologique que Ferdinand de Saussure opère avec les notions de diachronie et de synchronie est une manière de sortir, au moins sur le plan méthodologique, d’une telle impasse. Ensuite, ces dictionnaires constituent trois systèmes de description qui se réclament, à différents titres, des avancées de la science du langage et qui organisent autant de manières de faire – ce qui constitue leur aspect technologique –, avec une visée pédagogique manifeste. En tant qu’outils de normalisation, de description et de pédagogie de la langue, ils représentent une étape importante dans le processus de grammatisation. Dès lors, il est possible d’évaluer la complexification du genre lexicographique, qui suit en cela le sort de tout objet technique. Il s’agit de dégager les discours de rupture, réelle ou prétendue, que les lexicographes du xixe siècle tiennent les uns par rapport aux autres, ainsi qu’à l’égard du dictionnaire de l’Académie française, concernant la notion d’état de langue, la problématique de l’exemple forgé, le rôle de l’étymologie, ou encore la pratique de la synonymie.

4 « [Q]uoique ces sortes de définitions de mots semblent être le partage des grammairiens, puisque ce sont celles qui composent les dictionnaires, qui ne sont autre chose que l’explication des idées que les hommes sont convenus de lier à certains sons, néanmoins l’on peut faire sur ce sujet plusieurs réflexions très-­importantes pour l’exactitude de nos jugements. » (Arnauld et Nicole 1992 [1662], p. 86) 5 On en trouve un écho dans l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert : « [L]a définition de mot est l’explication d’un mot établi par l’usage reçû, conformément aux idées qu’il a plû aux hommes d’y attacher […] »

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Enfin, l’étude de la signification lexicale ne s’achève pas dans le cadre du dictionnaire, car celui-­ci est loin d’en épuiser tous les enjeux. La complexité de la question suscite des prises de position plus structurées en marge, en-­deçà et au-­ delà du dictionnaire. Ainsi, n’est-­il pas anodin que cette réflexion dépasse souvent, et même de manière systématique dans notre corpus, le périmètre strict de la textualité lexicographique : la loi du genre fait que le dictionnaire est peu apte à faire une place, à l’exception des remarques et du discours préfacier – par ailleurs « peu fiable » (Grimaldi 2002, p. 81) – à des développements théoriques inhérents à la description et au classement des significations. Aussi s’agit-­il de considérer le dictionnaire comme un « texte » (Rey-Debove 1970, Auroux 1994, Rey 2008a) à partir duquel sont élaborés des discours qui émanent à différents titres de la pratique lexicographique. En découle la mise en place de ce que nous appelons un intertexte lexicographique, c’est-­à-dire un ensemble d’ouvrages collatéraux et inclassables qui annoncent, vont de pair, ou prolongent la description lexicographique du sens et entretiennent un rapport d’intertextualité avec le dictionnaire lui-­même. Nous avons donc élargi notre analyse à l’opuscule Pathologie verbale ou lésions de certains mots dans le cours de l’usage (1880) de Littré, à la série des Lexicologies des écoles de Larousse et à La vie des mots étudiée dans leurs significations (1887) d’Arsène Darmesteter. L’intérêt de ces ouvrages réside précisément en ce qu’à partir des matériaux empiriques collectés dans les dictionnaires, ils élaborent une réflexion sur des problématiques strictement sémantiques, qui suscitent à leur tour des théorisations plus générales au-­delà du domaine de la lexicographie. L’un des problèmes qui se posent à la lexicographie concerne le traitement conjoint de la forme et du sens des unités lexicales. Si, comme le rappelle Delesalle (1987), la grammaire comparée s’appuie sur l’étymologie pour reconstruire l’histoire phonétique et morphologique de celles-­ci, dont l’évolution est censée suivre des lois sans exception, la lexicographie travaille sur les mots en tant qu’unités de sens et s’efforce d’envisager leur évolution depuis l’étymon d’un point de vue sémantique. La lexicographie postule en somme une étymologie sémantique, dont il s’agit de comprendre les limites. Le développement de la sémantique apparaît, à bien des égards, comme « le point d’ajustement du courant comparatiste allemand à la tradition descriptive française portant sur le lexique ou la langue » (Delesalle 1987, p. 267). Dès que le sens des mots accède au statut d’unité d’analyse, le domaine sémantique cesse d’être subordonné à l’étymologie phonétique et devient même une instance de contrôle des hypothèses de celle-­ci. Ainsi, l’étude du sens, marginalisée par l’attention exclusive que le comparatisme accorde, à ses débuts, à la phonétique et à la morphologie, revient-­elle à l’honneur grâce à la lexicographie, qui privilégie l’analyse des changements sémantiques. Au vu de la variété de faits qui agissent sur les sens des mots, l’hypothèse néogrammairienne d’une régularité sémantique calquée sur les lois phonétiques se trouve mise à 22

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mal : c’est pourquoi les auteurs du Dictionnaire général font valoir que « chaque mot est un problème à résoudre » (Introduction, p. xxiii). Au demeurant, la pratique métalinguistique des lexicographes pose le problème de l’émergence des notions avant leur dénomination. Le fait de nommer des concepts permet de circonscrire des portions de réalité, de reconnaître des séquences de problématisation et de questionner des phénomènes que l’acte de dénomination vise à cerner. Prenons un exemple. La dénomination de la polysémie revient à Michel Bréal, mais les dictionnaires monolingues se sont toujours heurtés à ce phénomène, la classification des sens multiples d’un mot étant la partie essentielle de leur travail de description. C’est ce que Littré qualifie, dans son dictionnaire, de « mot compliqué » (Préface, p. ix). Or, comme l’a remarqué Meschonnic (1991, p. 98), pour la définition du dictionnaire, la multiplication des acceptions est un piège car située en diachronie elle n’apprend rien à l’usager tandis qu’en synchronie elle suggère qu’« il y a des effets de sens plus que du sens » et que le sens « est plus entre les mots que dans les mots ». Par ailleurs, concevant les unités significatives du lexique comme des unités naturelles, les dictionnaires se donnent une unité de traitement fictive et concrète à la fois : le mot ou lexie. Selon Alain Rey (2008a, p. 23), la lexicographie est incapable d’expliciter les processus mis en œuvre intuitivement sans recourir à ce concept, alors que « [l]a limite entre lexie et syntagme, nette dans les réalisations du discours, est difficile à tracer en langue ». Non seulement l’approche empirique de la lexicographie substantialise-­t-elle le mot en léguant une image du vocabulaire comme un espace délimitable et maîtrisable, mais surtout, par le biais du mot ainsi conçu, elle en vient à hypostasier le signifié. De plus, l’empirisme lexicographique a pour but d’individualiser les unités lexicales afin d’arriver à une définition qui, découvrant leur juste valeur, annule toute synonymie. Saussure préviendra qu’il est vain de vouloir définir un mot car « toute définition des mots est toujours caduque » (CLG/E 250 D 178), ce qui correspond à une nouvelle manière d’appréhender le sens et la complexité du fait linguistique.

L e traitement d u sens d ans la le x ico g ra p h ie f ran ç aise

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CHA P IT RE 1

Le Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré : limites d’un modèle

1.1 Les paramètres de la description sémantique : état, histoire et historique

L’étude de la signification dans un dictionnaire ne peut être dissociée de tout un éventail de choix qui visent à codifier la langue. Dans le Dictionnaire de la langue française (1863-1872, 4 vol., supplément en 1877)1 d’Émile Littré (1801-1881), la description de la signification passe par un examen de l’usage contemporain, qui correspond à un état de langue. Or, plusieurs contraintes pèsent sur la construction de cet état de langue : critère(s) de sélection de la nomenclature (macrostructure), plan des articles (microstructure), rapport entre état et histoire, étude du changement, rôle de l’étymologie, calcul des polysémies et des homonymies, etc. L’analyse de ces facteurs et de bien d’autres nous permettra de comprendre quels sont les principes qui président aux options lexicographiques de Littré. Élisabeth Grimaldi (1995, p. 107) a noté que « c’est avec Littré que le terme “sens” retrouve une place cruciale dans la lexicographie », comme en témoigne le long chapitre de la préface consacré au « classement des sens des mots » et la notice sens qui ne comporte pas moins de vingt-­deux items et s’inscrit « dans la droite ligne de la tradition de Dumarsais ». Nous connaissons les différentes phases ainsi que les affres de la rédaction de ce dictionnaire grâce à la célèbre causerie du 1er mars 1880, Comment j’ai fait mon dictionnaire, que nous livre un Littré octogénaire et qui est rééditée en 1897 par Michel Bréal. Si cet écrit demeure un exemple précieux de ­métalexicographie qui combine, dans un effort réflexif constant, l’histoire interne et l’histoire externe 1

En 1874 paraît le Dictionnaire de la langue française, Abrégé du dictionnaire de É. Littré (Paris, Hachette), par A. de Beaujean (1821-1888), principal collaborateur d’É. Littré.

L E D I C T I O N N A I R E D E L A L A N GU E F R A N Ç A I S E D ’ É M I L E L I T T R É

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du dictionnaire, le caractère rétrospectif et autobiographique de cet opuscule, bref mais poignant, invite à en éviter toute lecture fidéiste. Né à Paris le 1er février 1801, Émile Maximilien Paul Littré se consacre d’abord aux études de médecine en passant tous les degrés de l’externat et de l’internat. Étudiant éclectique, il cultive également les humanités. La mort de son père en 1827 et les difficultés subséquentes de sa famille l’empêchent de passer le doctorat et d’obtenir son diplôme, qui lui aurait permis d’exercer la profession médicale. Dès 1828, encore interne, il est appelé à contribuer au Journal hebdomadaire de médecine fondé par des cliniciens de l’hôpital de la Charité. Il collaborera par ailleurs au National, à la Revue des Deux Mondes et au Journal des Savants. Après la Révolution de juillet 1830, où il milite dans le camp des républicains, il se consacre à la traduction et édition d’Hippocrate, qui l’occupera jusqu’en 1861 et dont le premier volume, paru en 1839, lui vaut l’élection à l’Académie des inscriptions et belles-­lettres. Dans les intentions de ses inspirateurs, cette élection est censée arracher Littré au désespoir dans lequel il sombre à cause de la mort de son frère cadet, Barthélemy. Imbu des idées de Georges Cuvier (1769-1832) et de Franz Bopp (1791-1867), et persuadé de l’affinité épistémique entre paléontologie et grammaire historique et comparée, Littré découvre à cette époque la philosophie positive d’Auguste Comte (1798-1857), dont il sera le plus appliqué des thuriféraires jusqu’à la rupture des années 18502. La refonte, en 1855, du Dictionnaire de médecine (1810) de Pierre-Hubert Nysten (1771-1818) fournira à Littré et à Charles Robin (1821-1885), autre disciple contestataire de Comte, une occasion de mener une bataille intellectuelle contre le maître et ses infléchissements mystiques. Dans Auguste Comte et la philosophie positive, ouvrage écrit en 1863 à la demande de la veuve du philosophe et véritable palinodie de la doctrine comtienne, Littré proclame l’allégeance du Dictionnaire de médecine à la doctrine positive (voir Littré 1863a, p. 185-186) émancipée de l’ascendant comtien3, et s’engage ouvertement dans la voie de l’apostasie4. Candidat à l’Académie française en 1863, cette première élection se solde par un échec à cause de l’opposition véhémente de l’évêque académicien Mgr Dupanloup, qui avait dénoncé le matérialisme athée 2 Sur le lien entre positivisme, biologie et médecine, voir Petit 1995. 3 La parabole de l’évolution du positivisme d’É. Littré par rapport à la doctrine comtienne se dessine progressivement dans toute une série d’ouvrages, notamment De la philosophie positive (1845), Analyse raisonnée du cours de philosophie positiviste d'Auguste Comte (1845), Application de la philosophie positive au gouvernement des sociétés et en particulier à la crise actuelle (1849), Conservation, révolution et positivisme (1852), Paroles de philosophie positive (1859), Auguste Comte et la philosophie positive (1863), La science au point de vue philosophique (1873), Fragments de philosophie et de sociologie contemporaine (1876). 4 La position d’É. Littré attire les foudres des comtiens de stricte obédience comme en témoigne le réquisitoire de J.-F. Robinet, M. Littré et le positivisme (1871).

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de Littré dans le pamphlet Avertissement à la jeunesse et aux pères de famille sur les attaques dirigées contre la religion par quelques écrivains d’aujourd’hui (1863). Il y est élu, malgré les protestations et menaces de démission de Mgr Dupanloup, le 30 décembre 1871 en remplacement d’Abel-François Villemain. Littré cultive très tôt l’idée d’un dictionnaire étymologique de la langue française, qu’il conçoit initialement comme un renouvellement des Origines de la langue française (1650) de Gilles Ménage (1613-1692). Dès 1841, il propose ce projet à son ami et condisciple Louis Hachette (1800-1864), chef de la maison éponyme. Le premier contrat est signé en 1841, le second en 18465. La rédaction s’étalera de 1847 à 1865 et l’impression prendra treize ans, du 27 septembre 1859 au 4 juillet 1872, avec une interruption due à la guerre de 1870 et aux événements de la Commune. L’opus compte 415 636 feuillets, disposés par paquets de mille feuilles dans huit caisses de bois blanc que Littré déménage d’abord de Paris à sa maison de campagne au Mesnil-­le-Roi, avant de les transporter à Paris en août 1870, craignant que les environs de la Capitale ne soient le théâtre d’opérations militaires. Les caisses sont alors rangées dans les sous-­sols de la maison Hachette afin de rester hors de la portée des canons allemands. Adepte de la méthode positive, Littré nourrira toute sa vie durant une obsession qui se traduira par une « réflexion obstinée sur une énorme masse de faits, accumulée très patiemment » (Rey 2008b, p. 59-60). Dans la préface du Dictionnaire de la langue française (dorénavant DLF), Littré se remémore le travail préparatoire à la compilation de son dictionnaire. Sans remettre en question la primauté des faits de langue, il défend le principe selon lequel « un dictionnaire peut être fait à bien des points de vue » (DLF, Préface, p. xvi). On se souviendra que pour l’épistémologie saussurienne le choix d’un point de vue6 est préalable à l’étude linguistique car loin que la chose précède le point de vue « c’est le point de vue qui FAIT la chose » (Cours de linguistique générale, éd. Engler, 130 N 9.2, dorénavant CLG/E). Et Littré d’affirmer : Un plan, quand il apparaît à l’esprit […] est tout lumière, ordre et nouveauté ; puis, lorsque vient l’heure d’exécution et de travail, lorsqu’il faut ranger […] la masse brute et informe des matériaux amassés, alors commence l’épreuve décisive. Rien de plus laborieux que le passage d’une conception abstraite à une œuvre effective. Mais […] un plan qui a changé le point de vue habituel et haussé le niveau a pu seul m’engager dans ce travail qui a là son originalité. (Ibid., p. i) 5

À en croire la causerie d’É. Littré, à l’occasion de ce second contrat, L. Hachette lui propose d’intituler l’ouvrage Dictionnaire étymologique, historique et grammatical de la langue française. Dans son avant-­propos à la réédition de la causerie, M. Bréal se réfère au dictionnaire par le titre de Dictionnaire historique de la langue française. 6 La question est beaucoup plus complexe chez F. de Saussure, voir infra, § 6.2.

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Littré refuse obstinément la suggestion d’Hachette7 d’associer Marcel Bernard Jullien8 (1798-1881) à la phase de conception du dictionnaire. Toutefois, si l’on en croit sa causerie, ce célèbre grammairien sera une aide sans faille tout au long de la rédaction et de la révision du dictionnaire. Lors de l’élaboration du plan, Littré exprime la nécessité épistémique d’adopter un « point de vue » susceptible d’organiser la matière lexicale et constituant un principe d’ordonnancement non arbitraire. Il s’agit d’introduire un principe de discrimination, une rupture, au sein de faits continus. Le choix d’un point de vue est lié, chez Littré, à la nécessité de prendre en compte un facteur incontournable, à savoir « la main du temps ». Dans Paroles de philosophie positive (1859, p. 10-11), il écrira que « le nombre, l’espace et le temps, qui sont dans les choses et dans l’esprit, constituent le premier fondement du savoir et la première science ». Si le lexicographe a pu mesurer l’importance de la temporalité au sein des faits de langue, Ferdinand de Saussure mettra en lumière toute la complexité de ce facteur : Je ne vois qu’une infime proportion de linguistes, ou peut-­être aucune, qui soit disposée elle-­même à croire que la question du Temps crée à la Linguistique […] des difficultés particulières […], voire une question centrale et pouvant aboutir à scinder la Linguistique en deux sciences. (CLG/E 1303 N 23.6)9

Or, l’affinité épistémique avec le perspectivisme saussurien s’arrête là, le but de Littré étant de combiner et d’embrasser « l’usage présent de la langue et son usage passé, afin de donner à l’usage présent toute la plénitude et la sûreté qu’il comporte » (DLF, Préface, p. ii). La description lexicographique vise à justifier l’usage contemporain qui est « le premier et principal objet d’un dictionnaire » et qu’« [i]l importe de constater […] aussi complètement qu’il est possible ». C’est ce travail de constatation que le lexicographe qualifie de « point de vue » : [C]ette constatation est œuvre délicate et difficile. Pour peu qu’à ce point de vue on considère les formes et les habitudes présentes, on aperçoit promptement bien des

7 Voir la lettre du 14 mars 1852 d’É. Littré à L. Hachette dans Mistler 1964, La librairie Hachette de 1826 à nos jours, p. 166-167. 8 Docteur ès lettres et secrétaire de la Société des méthodes d’enseignement (1854), M. B. Jullien dirige la Revue de l’instruction publique, créée en 1842 par L. Hachette. Il publie, entre autres, une Grammaire générale (1832), un Petit Traité d’analyse grammaticale (1843) et une édition des Elémens de grammaire françoise de C. F. Lhomond en 1851. 9 On se souviendra que pendant quelques années, É. Littré et F. de Saussure ont appartenu à la même société savante, la Société de linguistique de Paris. Littré en est membre dès la fondation en 1863, Saussure y sera élu le 29 avril 1876, ce qui fut, selon A. Rey (2008b, p. 282), « une extraordinaire conjonction virtuelle », voire un « anachronisme réalisé » qui « révèle […] une mutation scientifique ».

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locutions qui se disent et ne s’écrivent pas ; bien des locutions qui s’écrivent, mais qui sont dépourvues d’autorité ou fautives […].

Littré a beau placer l’usage présent au cœur de sa description, son dictionnaire n’enregistre guère les ressources expressives de l’époque. La notion d’usage contemporain envisagé « dans un sens étendu » est donc à élucider. Le corpus de Littré, qui rassemble des auteurs du xviie au xixe siècle, tend à exclure les auteurs de son temps (Stendhal, George Sand, Gustave Flaubert, etc.) et privilégie le xviie par rapport au xviiie siècle10. Comme l’ont observé Simone Delesalle et Alain Rey (1979, p. 12), « [t]out se passe comme si le modèle de communication pour ce “français moderne” était fonctionnel (comme si tous les discours étaient compatibles). Il y a sans doute là une illusion pré-­scientifique ». L’état décrit (1630-1830) appartient à une époque déjà révolue :

Figure 1. Modèle d’état de langue chez Littré

Cette nomenclature inclut l’histoire, qui sert de garde-­fou normatif. C’est le caractère contingent et instable de l’usage contemporain qui amène Littré à s’arrêter en-­deçà de « l’état présent de la langue ». Son choix, « volontariste et constructiviste » (Rey-Debove 1970, p. 30), relève d’un effort de mise à distance des pratiques linguistiques de son époque qui tient à l’hypertrophie de la méthode positive. Partisan (puis dissident) du courant positiviste comtien, il recherche une distance critique par rapport à son objet d’analyse. Cette nécessité de recul ressortit à l’impossibilité de construire un modèle de langue servant de norme pour ses contemporains, à partir de leurs pratiques spontanées, fussent-­elles savantes. S’il privilégie la langue classique, c’est non seulement pour son prestige littéraire, mais surtout pour sa valeur archéologique et documentaire. On comprend dès lors que l’enquête historique est censée garantir une vision ­empirique

10 Nous renvoyons à Goosse 1983 pour un sondage concernant la prépondérance du xviie siècle, qui toutefois diminue progressivement en passant de 76% du premier volume à 57% du quatrième. Les écrivains du xixe entrent dans le dictionnaire au fil des années, et notamment dans le Supplément où figurent, entre autres, des citations de J. Verne et de G. Sand.

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de la langue. La nomenclature11 du DLF « subsume alors plusieurs lexiques et interprète la langue dans une optique panchronique, donc non fonctionnelle » (Rey-Debove 1970, p. 30). Toutefois, le travail de constatation ne suffit guère à établir la norme, quoique caduque, de l’usage : c’est pourquoi Littré déclare sans ambages vouloir « associer la lexicographie à la critique ». La constatation de l’usage contemporain s’accompagne ainsi d’une démarche normative car « il est à propos que la critique essaye un triage, distinguant ce qui est bon, et prévoyant ce qui doit surnager et durer » (DLF, Préface, p. iii). Puisqu’un dictionnaire ne se lit pas mais qu’il se consulte, la normativité est un aspect intrinsèque du genre et donc une attente du public, si bien que Rey (2008b, p. 21) a pu remarquer : « [S]i le dictionnaire me renvoie, mêlée à mille autres, l’image de mon parler, il ne me paraît pas utile. J’y veux trouver des exemples, des interdictions, des règles dont le respect me rendra plus respectable. » La position prescriptive de Littré appelle deux remarques. D’abord, elle s’appuie sur l’histoire car c’est celle-­ci qui légitime la norme : « Ce qui, dans cette activité normative, lui confère une robuste assurance […] c’est le sentiment qu’il est le premier, ou presque, à échapper à une vue étroite de l’usage ou des usages, à ce que nous nommerions aujourd’hui une vue strictement synchronique » (Muller 1983, p. 409). Ensuite, cette attitude ne procède pas de la volonté de figer la langue en bannissant a priori tout néologisme car « c’est là qu’apparaît le mouvement intestin qui travaille une langue et fait que la fixité n’en est jamais définitive » (DLF, Préface, p. iii). Bien que Littré adopte la précaution oratoire de dire qu’un dictionnaire n’est pas un « traité de grammaire » (p. xviii), le DLF comporte une section intitulée « Remarques », placée après la partie lexicologique et dévolue aux « observations de grammaire ». Les remarques qui concernent certains termes métalinguistiques (auxiliaire, nom, participe, passif, etc.) sont de véritables exposés de doctrine grammaticale. Si le genre des remarques se met en place aux xviie et xviiie siècles, au xixe, « [l]a situation concurrentielle des dictionnaires développe une configuration polémique où le discours grammatical adopte plus volontiers la formule des remarqueurs que le système grammatical universalisant » (Grimaldi 2005, p. 219). Littré présente la grammaire – art présidant à l’exercice de la parole ou à la pratique de l’écriture – comme étant liée à la notion de bon usage (voir grammaire). Ainsi, 11 La nomenclature comporte tous les lemmes de l’édition de 1835 du Dictionnaire de l’Académie française, des mots recueillis par É. Littré et ses collaborateurs au cours de la phase de dépouillage des textes, des termes classiques exclus par le dictionnaire de l’Académie appartenant à la littérature des xviie et xviiie siècles, des termes techniques issus d’ouvrages spéciaux, des néologismes (qui augmentent au fil des années de rédaction) et des mots de la langue parlée (populaires et dialectaux).

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précise-­t-il que son dictionnaire est « un recueil d’observations positives et d’expériences disposé pour éclairer l’usage et la grammaire » (DLF, Préface, p. vi) et fait-­il état de l’imbrication entre usage présent et grammaire, qui impliquent tous deux un jugement normatif. Quelques années plus tard, en 1910-1911, Saussure mettra également en relation l’aspect grammatical avec le sentiment du locuteur (l’usage) à travers l’assimilation du sentiment linguistique à la synchronie, et ce en dehors de toute préoccupation normative (voir CLG/E 1355 IIIC). Littré revendique son « originalité » par rapport à la lexicographie de son époque. Il cite le Dictionnaire de la langue française (1859) de Louis Dochez (1805 ?-1859) et le Dictionnaire historique de la langue française (1865-1894) de l’Académie française (qui ne dépassera pas la lettre A) comme n’étant des travaux concurrents que pour l’intérêt qu’ils portent à l’histoire12. Car jusqu’à cette époque le dictionnaire est conçu essentiellement comme l’expression de l’usage, c’est ce que Charles Nodier (1790-1844) écrit encore, en 1839, dans sa lettre-­préface placée en tête de la 6e édition du dictionnaire de Claude-Marie Gattel (1743-1812). À en croire Littré, l’originalité de son dictionnaire réside dans la manière dont il interroge l’histoire, chaque article de dictionnaire étant constitué de « deux parties distinctes mais connexes » : L’une comprend les diverses significations rangées suivant leur ordre logique, les exemples classiques ou autres où les emplois du mot sont consignés […] les remarques de grammaire et de critique que l’article comporte. L’autre comprend l’historique, les rapports du mot avec les patois et les langues romanes, et, finalement, l’étymologie. Ces deux parties se complètent l’une l’autre ; car la première, celle de l’usage présent, dépend de la seconde, celle de l’histoire et de l’origine. Les séparer peut se faire et s’est fait jusqu’à présent ; mais la première sans la seconde est un arbre sans ses racines, la seconde sans la première est un arbre sans ses branches et ses feuilles ; les avoir réunies est l’originalité de ce dictionnaire. (DLF, Préface, p. xxxvii)

Par ce hiatus structurel, le dictionnaire fait état d’un dédoublement de point de vue entre un présent stratifié englobant le temps révolu, et l’historique qui serait une « détermination théorique » (Rey 2008a, p. 38). Ces deux plans n’ont pas les mêmes enjeux. Littré n’a pas voulu mélanger « historique et description, mais les condenser dans une synthèse impossible » (p. 37). L’histoire suggère au lexicographe une conception empirique des états de langue, qui est pourtant viciée par la finalité normative et qui ne parvient pas à restituer une image réaliste de la langue. La solution qu’il met au point n’est pas sans évoquer ce que Saussure exprimera en ces termes : « En linguistique statique, comme dans la plupart des sciences, aucune démonstration n’est possible sans une ­simplification 12 Sur la place de l’histoire de la langue dans les dictionnaires de l’époque, voir Saint-Gérand 2000.

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c­ onventionnelle des données » (CLG/E 1685). Si les dictionnaires historiques rassemblent plusieurs synchronies, la distinction entre éléments appartenant à des états différents ne va pas de soi. En effet, comme l’a bien démontré Michel Glatigny (1998), les marques d’usage ne sont ni systématiques ni homogènes dans la lexicographie du xixe siècle. Par conséquent, selon Glatigny, elles ne permettent pas de conclure à l’existence de ce que Franz Joseph Hausmann (1989a, p. 650) a appelé Markierungsraum (espace de marquage). De plus, un piège constant réside dans l’interférence entre la synchronie des lexicographes (c’est-­à-dire la métalangue des définitions) et la synchronie de la langue-­objet. Rey (2008a, p. 39) a repéré deux procédés également fallacieux, l’un consistant à « définir une acception moderne par un définissant pris dans un sens ancien ou fictif », l’autre à « utiliser un mot moderne pour définir une acception ancienne ». Ces deux procédés créent un effet d’anachronisme préjudiciable à un dictionnaire qui se veut d’usage. 1.1.1 Une microstructure double

La première partie des articles du dictionnaire d’Émile Littré constitue l’espace sémantique du dictionnaire et présente les divers sens classés « d’après l’ordre logique, c’est-­à-dire en commençant par le sens propre et en allant aux sens de plus en plus détournés » (DLF, Préface, p. xxi). Au niveau typographique, la mise en page de l’éditeur Hachette est une source de trouble pour le lecteur13 : elle ne prévoit pas d’alinéas et ne distingue pas la métalangue des définitions des citations. Il en va de même pour les métasignes14, « supposés correspondre à des frontières sémiques » (Rey 2008a, p. 19). Dès lors, nous convenons avec Franz Joseph Hausmann (1989b, p. 220) de la « nécessité, à l’intérieur d’une histoire de la lexicographie, d’une histoire des maisons d’édition lexicographiques dont les mérites et les erreurs ont pesé lourd sur l’évolution des dictionnaires », mais aussi peut-être sur l’histoire de la langue qui y est consignée. La classification que Littré propose s’appuie sur des exemples « classiques » et « modernes » empruntés aux auteurs des xviie, xviiie et xixe siècles. Son postulat est que ce laps de temps 13 P. Larousse s’insurgera contre ces choix typographiques : « Nous en sommes encore à nous demander comment un homme tel que M. Littré, et comment surtout une maison aussi habile […] ont pu condamner le lecteur à un tel imbroglio et négliger à ce point un accessoire si essentiel dans un livre de recherches : presque point d’alinéas ; certains paragraphes ont jusqu’à deux, trois, quatre et même cinq cents lignes ; les exemples n’ont rien qui les distingue du texte de la définition ; les vers revêtent la forme et le caractère de la prose. » (Préface du Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, p. xvii) 14 « Les sens principaux des mots sont séparés par le signe ||, suivi d’un numéro ; les sous-­sens et certaines remarques le sont seulement par les deux barres ||. » (DLF, Explication des abréviations et des signes, p. lx)

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est partie prenante de l’usage présent. Si son dictionnaire se veut utile à l’usager contemporain, il n’hésite toutefois pas à garder l’ordre historique des significations, et ce pour éviter une classification arbitraire mais qui n’en produit pas moins « un grand désordre » (Matoré 1968, p. 121). La période allant du xviie au xixe siècle constitue une « pseudo-­synchronie » (Rey-Debove 1971, p. 96) comprenant l’intervention du temps comme le montre la distinction entre écrivains modernes et classiques au sein d’un même état : « Chez nous, l’usage contemporain, pris dans un sens étendu, enferme le temps qui s’est écoulé depuis l’origine de la période classique jusqu’à nos jours » (DLF, Préface, p. iv). Examinons à titre d’exemple l’article rien, qui ne comporte pas moins de vingt-­six sens (nous ne reproduisons pas les citations qui sont associées aux différentes acceptions) : RIEN (riin), s.m. indéterminé […] || 1° Quelque chose (sens étymologique, sens propre, qui a été longtemps le sens essentiel et qui est encore conservé) […]. || C'est en vertu de cette signification que l'on construit quelquefois ne.... pas, avec rien […]. || Autrement on ne construit pas ne.... pas, avec rien […]. || 2° Avec la particule négative ne, rien signifie nulle chose […]. || Que rien plus, ellipse pour : que rien ne l'est plus […]. || Cela ne ressemble à rien, se dit d'une chose inconvenante, mal faite […]. || Fig. On ne fait rien de rien, on ne saurait réussir en quoi que ce soit, si on n'a quelques moyens, quelques ressources pour y parvenir. || Cette affaire ne tient à rien, presque rien n'empêche qu'elle ne se fasse. || Il ne tint à rien qu'il ne fît telle chose, il ne s'en fallut presque rien qu'il ne la fît. || C'est un homme qui ne met rien contre lui, c'est un homme très-circonspect dans ses actes ou dans ses discours. || 3° N'être rien, n'occuper aucun emploi, aucune position […]. || N'être rien, n'être d'aucun prix, d'aucune valeur, d'aucun intérêt, n'être compté pour rien […]. || Cet homme ne m'est rien, n'est pas mon parent […]. || N'être de rien à quelqu'un, ne l'intéresser en aucune façon. || N’être de rien, n’appartenir à rien […]. || 4° De rien avec ne, nullement […]. || De rien, se dit absolument et populairement, pour : ce n'en vaut pas la peine. Je vous remercie du coup de main que vous m'avez donné. – De rien. || 5° Ne rien faire, demeurer dans l'oisiveté, le repos […]. || Avec ellipse de ne […]. || Ne rien faire, n'avoir aucun emploi. || Il ne fait plus rien, il n'a plus d'emploi. || N'avoir rien, être sans fortune […]. || Ne rien dire, garder le silence, se taire […]. || Ne rien dire signifie aussi dire des choses qui ne sont que du bavardage […]. || Ne parler de rien, garder le silence sur un objet qu'on a sur le cœur, ou qui préoccupe, ou qui importe […]. || Fig. Ne rien dire, avec un nom de chose pour sujet, ne pas agréer, ne pas intéresser. Cela ne me dit rien. || 6° Familièrement. Cela ne fait rien, est de peu d'importance. Cela ne me fait rien […]. || On dit dans le même sens : cela me fait moins que rien. || 7° Ne faire semblant de rien, se comporter comme si on ignorait, comme si on ne s'intéressait pas à […]. || Avec ellipse de ne. || 8° Ne compter pour rien, n'avoir aucun égard à, ne faire aucun cas de […]. || Avec ellipse de ne […]. || On dit aussi : ne compter à rien, ne compter rien […]. || 9° Il n'en est rien, la chose dont il s'agit n'existe pas […]. || Il n'y a rien que.... il y a peu de temps que.... Il n'y a rien qu'il était ici […]. || 10° Familièrement. Ne savoir rien de rien, ne savoir absolument rien […]. Ne dire rien de rien, ne dire rien du fait principal ni des circonstances qui s'y rapportent. || 11° Rien se dit quelquefois des personnes […]. || 12° Ne.... rien que, uniquement, seulement […]. || Elliptiquement, rien que, en ne faisant que, en ne comptant que. || 13° Ne.... rien moins que, locution qui signifie nullement […]. || Absolument […]. || Ne.... rien moins, se dit quelquefois pour rien moindre, et prend alors un sens affirmatif signifiant que l'objet dont il s'agit n'est pas moindre que […]. || Ne.... rien de moins, locution qui signifie rien de moindre. || 14° Quand rien est suivi d'un adjectif, on les sépare par la préposition de […]. || On supprime quelquefois de dans le style archaïque et dans le style poétique […]. || 15° Par abus, rien, sans la négative ne, se dit pour nulle chose […]. || Par exagération. […]. || Dans une réponse, rien se dit pour nulle chose. Que vous a-t-il donné ? rien. || Pour rien, gratuitement, sans payer […]. || Fig. Pour rien, sans s'en ressentir […]. || Réduire à rien, anéantir […]. || Cela s'est réduit à rien, il n'en est presque rien resté ; se dit aussi d'une affaire dont on se promettait un grand succès et qui n'en a eu aucun. || On dit dans un sens analogue : venir, devenir, aller à rien […]. || 16° De rien, après un substantif, marque la petitesse, le peu de valeur, le peu d'importance, etc. […]. || Cet homme est venu de rien, s'est élevé de rien, il est venu d'une basse condition […]. || Dans le même sens : un homme de rien […]. || 17° Familièrement. Rien que cela, se dit, par antiphrase, pour exprimer quelque chose qui excite l'attention, la surprise […]. || 18° Rien signifie quelquefois, par exagération, peu de chose […]. || 19° Rien, quoique nom indéterminé, peut être représenté par le pronom il […]. || 20° S. m. déterminé. Néant, nullité […]. || Terme de mystiques […]. || 21° Peu de chose […]. || 22° S. m. pl. Bagatelles, choses de peu d'importance […]. || Au singulier […]. || 23° Rien pris adverbialement, en rien, nullement ; emploi qui n'est plus usité […]. || || 24° En rien, loc. adv. En quelque chose […]. || Avec ne, nullement […]. || 25° En moins de rien, loc. adv. Très promptement […]. || 26° Comme si de rien n'était, comme si la chose n'était pas arrivée […]. || Qui ne risque rien n’a rien. || Qui prouve trop ne prouve rien. || Il fait de cent sols quatre livres, et de quatre livres rien, se dit d’un mauvais ménager. || C’est que vous dites et rien, c’est un tout, c’est la même chose, ce sont des paroles inutiles, qui ne prouvent rien. L e Dictionnaire d eétymologique la lan g uetepropre f randeç aise ’ É mile ittré — R E M . 1. Le sens rien estd chose. || 2.L Avec la négation ne, rien niant toute chose, équivaut au latin nihil. || 3. De cet emploi presque continu vient le sens de chose très petite : des riens, un rien. || 4. De là l'inutilité d'un autre mot comme pas, point, pour déterminer la négation […]. || 5. De là aussi, dans le style négligé et dans des phrases très-communes, l’emploi de rien avec le sens négatif, sans ne ; emploi qui est presque toujours mauvais dans le style élevé […]. || 6. Le Dictionnaire de l'Académie conseille d'éviter la locution rien moins, attendu qu'elle prête à l'amphibologie, signifiant tantôt en aucune façon, et tantôt au contraire rien de moindre. Il est vrai que l'Académie elle-même et plusieurs auteurs, parmi lesquels Bossuet, donnent quelquefois à rien moins le sens de rien

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|| 17° Familièrement. Rien que cela, se dit, par antiphrase, pour exprimer quelque chose qui excite l'attention, la surprise […]. || 18° Rien signifie quelquefois, par exagération, peu de chose […]. || 19° Rien, quoique nom indéterminé, peut être représenté par le pronom il […]. || 20° S. m. déterminé. Néant, nullité […]. || Terme de mystiques […]. || 21° Peu de chose […]. || 22° S. m. pl. Bagatelles, choses de peu d'importance […]. || Au singulier […]. || 23° Rien pris adverbialement, en rien, nullement ; emploi qui n'est plus usité […]. || || 24° En rien, loc. adv. En quelque chose […]. || Avec ne, nullement […]. || 25° En moins de rien, loc. adv. Très promptement […]. || 26° Comme si de rien n'était, comme si la chose n'était pas arrivée […]. || Qui ne risque rien n’a rien. || Qui prouve trop ne prouve rien. || Il fait de cent sols quatre livres, et de quatre livres rien, se dit d’un mauvais ménager. || C’est que vous dites et rien, c’est un tout, c’est la même chose, ce sont des paroles inutiles, qui ne prouvent rien. — R E M . 1. Le sens étymologique et propre de rien est chose. || 2. Avec la négation ne, rien niant toute chose, équivaut au latin nihil. || 3. De cet emploi presque continu vient le sens de chose très petite : des riens, un rien. || 4. De là l'inutilité d'un autre mot comme pas, point, pour déterminer la négation […]. || 5. De là aussi, dans le style négligé et dans des phrases très-communes, l’emploi de rien avec le sens négatif, sans ne ; emploi qui est presque toujours mauvais dans le style élevé […]. || 6. Le Dictionnaire de l'Académie conseille d'éviter la locution rien moins, attendu qu'elle prête à l'amphibologie, signifiant tantôt en aucune façon, et tantôt au contraire rien de moindre. Il est vrai que l'Académie elle-même et plusieurs auteurs, parmi lesquels Bossuet, donnent quelquefois à rien moins le sens de rien de moins, de rien moindre. Il n'est rien moins que sage, veut dire proprement : il n'est aucune chose moins que sage, en d'autres termes : de toutes les choses qu'il est, celle qu'il est le moins c'est sage. Cette locution est essentiellement négative, et ne peut pas être autre chose. Rien moins ne peut pas dire chose moindre, pas plus que rien plus ne veut dire dit chose plus grande. Il paraît donc qu'il faut dans tous les cas conserver à rien moins sa signification négative ; et, quand on voudra le sens positif, on emploiera rien moindre ou rien de moins. — H I S T . […] — E T Y M . Berry, rin ; bourguig. et bressan, ran ; wallon, rein ; provenç. re ; anc. catal. ren ; catal, mod. re, res ; du lat. rem, chose. Dans l'ancienne langue, riens est le nominatif singulier et rien le régime singulier ; au pluriel, riens est le régime.

Littré présente en premier le « sens étymologique » qui est le « sens propre » ou « essentiel », à savoir « quelque chose ». Michel Bréal (1995 [1883], p. 274) observera néanmoins que ce sens est désuet à l’époque de Littré. Si l’auteur introduit une marque d’usage diachronique (« longtemps ») qui situe cette première signification dans le passé, il élargit aussitôt ce passé à un présent possible (« encore conservé »). Les énoncés suivants appartenant au premier sens suggèrent plus qu’ils ne disent : (a) « C’est en vertu de cette signification que l’on construit quelquefois ne.... pas, avec rien. » ⇓ rien = quelque chose (b) « Autrement on ne construit pas ne.... pas, avec rien. » ⇓ rien ≠ quelque chose → nulle chose

Ces énoncés montrent comment en partant de la signification étymologique, le lexicographe préserve son souci de la langue actuelle grâce à des gloses métalinguistiques. En particulier, seul le sens étymologique (« cette signification » : rien = quelque chose) peut légitimer un usage hors norme (« quelquefois »), alors que pour toutes les autres acceptions (« autrement » : rien ≠ quelque chose) l’infraction n’est pas admise, ce que laisse entendre l’énoncé factuel (« on ne construit pas »). La signification contemporaine est introduite par l’adverbe « autrement » (rien ≠ quelque chose → nulle chose), qui marque un renversement par rapport à l’énoncé (a) qui précède. Dans l’énoncé (b), Littré postule chez les locuteurs un savoir étymologique qui justifierait une déviance par rapport à l’usage normé. Le sens 2° (« Avec la particule négative ne, rien signifie nulle chose »), qui

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s’ouvre sur un fait de morphosyntaxe, correspond à la signification de l’époque. Ici, rien continue à être présenté comme un pronom positif : ce n’est qu’avec le discordantiel ne qu’il a une valeur négative15. Le souci historique et étymologique prend donc le dessus sur la description du sens actuel. Même si pour la langue du xixe siècle rien a une valeur négative, Littré le présente comme un élément intrinsèquement positif qui se construit avec une particule négative. Plus encore, sous le sens 15°, il taxe d’« abus » la valeur négative que l’on attribue à rien sans la particule négative ne (« Par abus, rien, sans la négative ne, se dit pour nulle chose »). Si la signification étymologique est placée en premier, l’étymologie n’intervient qu’à la fin des articles, nous verrons plus loin pourquoi (voir infra, § 1.6.1). Au demeurant, le projet de suivre l’enchaînement logique des significations reste lettre morte dans le DLF puisque celles-­ci sont juxtaposées de manière linéaire, ce qui produit l’effet d’un catalogue. Littré ne décrit pas comment l’on passe du sens étymologique quelque chose à l’acception nulle chose. La seule indication qu’il nous fournit dans la rubrique Remarques se présente sous forme de résumé des transformations en quatre étapes. Par ailleurs, pour rendre compte des écarts sémantiques, il adopte une métalangue de description comprenant des marques diachroniques, diastratiques (populairement, familièrement, style archaïque, style poétique) et tropologiques (sens propre, sens figuré, absolument, elliptiquement, par abus, par exagération, par antiphrase). Malgré ce dispositif, les significations paraissent découler successivement les unes des autres. La seconde partie des articles restitue quant à elle l’historique, c’est-­à-dire  «  la collection des exemples » rangés selon l’ordre chronologique, du xiie au xvie siècle inclusivement. Ces exemples ne sont ni glosés ni classés par « sens ». L’historique, conçu comme une série d’états successifs, présente l’avantage de faire ressortir le mouvement perpétuel de la langue : Par là se découvre un autre point de vue. Les mots ne sont immuables ni dans leur orthographe, ni dans leur emploi. […] Une de leurs conditions est de changer ; celle-­là ne peut être négligée par une lexicographie qui entend les embrasser toutes. Saisir les mots dans leur mouvement importe ; car un mouvement existe. (DLF, Préface, p. xxxvii)

Cependant, Littré écarte d’emblée l’hypothèse de faire « un dictionnaire de la vieille langue », son intention n’étant de la convoquer « qu’à propos de la langue moderne »16. S’il prend le parti d’adopter un critère uniquement chronologique, c’est que la classification des exemples selon leurs sens n’est plus pertinente. La 15 A. Darmesteter (1972 [1887], p. 109) parlera de contagion. 16 Nous renvoyons sur ce point aux analyses de Rey 1988.

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langue étant sujette à un mouvement perpétuel, une classification sémantique qui vise à justifier l’usage présent ne saurait procéder indéfiniment à reculons : « En ceci, le classement par significations troublerait tout ; le classement par ordre de temps éclaircit tout » (ibid., p. xxiii). La limite a quo est fixée au xvie siècle. Cette césure semble non seulement artificielle mais encore injustifiée au vu des positions historicistes que Littré arbore17. Pour le lexicographe, le français du xiie au xixe siècle est un ensemble dont les parties les plus archaïques sont en mesure de revivre. Comme le remarque Alain Rey (2008b, p. 270), « [p]our Littré, aveuglé par la communication transchronique que l’écriture autorise, il n’y a pas d’état de langue fonctionnel à un moment déterminé ». La langue que Littré propose est une construction fictive et esthétique, qui découle d’un parti pris passéiste. Cette même posture préside, selon Alain Rey, à sa tentative de réécrire l’Iliade dans la langue des chansons des gestes ou à sa traduction de l’Enfer de Dante en langue d’oïl. Or, « le coup de génie de Littré est aussi une grave erreur de méthode. Tout en admettant le mouvement, il croit à la photographie instantanée » (ibid., p. 21). La méthode de la « photographie instantanée », nous le verrons dans le prochain chapitre, sera mise en place par Pierre Larousse. Au bout du compte, l’historique permet d’appréhender l’identité du mot car « l’on douterait de l’identité, si l’on ne tenait pas tous les chaînons »18 (DLF, Préface, p. xxiv). 1.2 L’histoire comme érudition et caution normative

La notion de norme est indissociable de la notion de langue. Chez Émile Littré, il s’agit de dégager une norme à partir de l’histoire : cette légitimation par l’histoire s’oppose à l’éclatement de la norme dans l’usage, que le lexicographe entend contrecarrer. Si sa démarche se situe sous le sceau de l’histoire, celle-­ci ne saurait être une fin en soi car « un dictionnaire historique est le flambeau de l’usage et ne passe par l’érudition que pour arriver au service de la langue. » (DLF, Préface, p. v) L’érudition repose sur des citations littéraires de la période classique à partir de François de Malherbe. Littré marque une rupture par rapport au dictionnaire de l’Académie française, qui avait recours à des exemples forgés, et présente la pratique de la citation systématique comme une innovation conforme aux tendances historicistes de l’esprit moderne (p. xv) en rappelant le célèbre 17 À propos du titre proposé par l’éditeur Hachette, É. Littré insiste sur « l’adjonction d’historique » puisque « c’était là […] le point dominant qui [l]e préoccupai[t] et qui cadrait le mieux avec [s]a qualité d’érudit et [s]on titre de membre de l’Académie des inscriptions ». 18 L’identité dont parle É. Littré n’est pas sans rappeler ce que F. de Saussure appellera « identité étymologique », voir infra, § 6.3.

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adage de Voltaire, « un dictionnaire sans citation est un squelette ». La littérature, tous genres confondus, permet de constater les emplois, « agrandit les significations » et « autorise les locutions ». En même temps, les exemples modifient, corrigent et élargissent la classification des sens (p. vi), et les exemples modernes permettent de documenter les « nouvelles acceptions » et constructions qui se mettent en place dans l’usage. L’originalité revendiquée par Littré tient en outre à ce qu’il ne se limite pas à citer les exemples mais qu’il « les distribue suivant les significations », en proposant une « classification des sens ». Pourtant, cette originalité s’arrête à la première partie de l’article car l’historique, nous l’avons vu, ne propose qu’une anthologie de citations. En somme, le point de vue portant sur le présent de la langue ne saurait se suffire à lui-­même car il ne peut s’expliquer que par les anciens usages (p. ii). Le rôle de l’histoire va plus loin car c’est la connaissance des vicissitudes passées d’une langue qui entérine une vision normative. Par conséquent, un dictionnaire « usant de la part d’histoire inhérente à toute langue, montre quels sont les fondements et les conditions de l’usage présent, et par là permet de le juger, de le rectifier, de l’assurer » (p. v). À travers la caution de l’histoire, l’usage présent devient le bon usage, que Littré entend néanmoins soustraire aux rigueurs excessives des grammairiens et des écrivains. Il explique que toute langue vivante contient « trois termes » : un « usage contemporain », « un archaïsme » et un « néologisme qui, mal conduit altère, bien conduit, développe la langue » (p. iii-­iv). Or, dans la quête de la signification première, « les plus anciens exemples doivent être préférés aux nouveaux », tandis que « [l]es textes modernes […] sont réservés à ce qui leur est propre, c’est-­à-dire les nouvelles acceptions, les nouvelles combinaisons » (p. ii). L’attitude prescriptive se manifeste dans la manière d’appréhender l’articulation entre ces trois termes. Nous reviendrons plus loin sur le néologisme (voir infra, § 1.6.2). À travers le dépouillement des auteurs classiques – qu’il a lus avec une « intention lexicographique » – Littré introduit des mots archaïques tout en expliquant que « ce qui est tout à fait mort doit être abandonné ». Il n’en reste pas moins qu’il se réserve une marge de liberté dans le recensement des archaïsmes car « il n’est pas interdit de choisir quelques épaves qui peuvent être remises dans la circulation, parce que les termes si restitués ne choquent ni l’oreille ni l’analogie » (ibid., p. viii)19. En effet, « [l]’archaïsme, sainement interprété, est une sanction et une garantie » (p. iii), ce qui consacre le lexicographe en tant qu’arbitre d’une « saine » interprétation. Littré invite les locuteurs à « se garder de ce jugement dédaigneux de l’oreille » qui rejette un terme inaccoutumé parmi les archaïsmes. La langue aurait ainsi une 19 La même tendance affleure déjà dans l’Examen critique des dictionnaires (1828) de C. Nodier.

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existence indépendante de la conscience des locuteurs, dont le sentiment n’est pas conçu comme un savoir fiable. La réhabilitation du sentiment ­épilinguistique se révèlera un apport majeur des théories de Michel Bréal et de Ferdinand de Saussure. Aux dires de Littré, les sensations trompeuses des locuteurs sont dues à une connaissance imparfaite de la langue car « chacun de nous, même ceux dont la lecture est plus étendue, ne possède jamais qu’une portion de la langue effective », de ce « trésor commun » (p. vi)20. La langue contenue dans un dictionnaire est un artefact, qui correspond à une compétence virtuelle, non réductible à la compétence individuelle.21 La mise en cause du sentiment des locuteurs a pour corollaire la légitimation de la posture prescriptive du lexicographe, locuteur expert, détenteur d’un savoir savant sur la langue. Le débat sur le partage des rôles entre professionnels de la langue et locuteurs traverse la science du langage de cette fin de siècle, la question étant de savoir quelle instance est apte à fournir une expertise sur les formes linguistiques et leurs usages (voir infra, chap. 5). 1.3 Le positivisme : une impasse pour le travail lexicographique

La méthode positive, à grand renfort de la paléontologie de Georges Cuvier (1769-1832), suggère à Émile Littré une étude du langage calquée sur les sciences naturelles : « Il faut […] transporter le langage des sciences naturelles dans la science des mots, et dire que les matériaux qu’elle emploie sont les équivalents des faits expérimentaux, équivalents sans lesquels on ne peut procéder ni sûrement ni régulièrement. » (DLF, Préface, p. v) En insistant sur la primauté du fait empirique, Littré fait valoir qu’un dictionnaire historique remplit pour la langue le rôle que l’observation remplit pour les sciences naturelles. C’est pourquoi il s’inscrit en faux contre toute approche visant à « imposer à la langue des règles tirées de la raison générale et abstraite » qui « conduit facilement à l’arbitraire » (ibid.), ce qui représente une prise de position contre les grammaires générales. Ainsi, rompt-­il avec le « purisme abstrait »du xviie siècle qui repose sur un idéal intemporel. À cette « raison générale et abstraite », le lexicographe préfère la « raison grammaticale », inhérente à la langue elle-­même et qui se dégage de l’observation des faits linguistiques en diachronie. 20 Sur l’image du dictionnaire-­trésor, voir infra, § 6.9. 21 Sylvain Auroux (1998, p. 265) thématise cet aspect comme l’« hypothèse des outils linguistiques » : « Une grammaire, un dictionnaire, et les autres objets de ce type […] sont des objets techniques qui prolongent le comportement “naturel” humain et le transforment de manière analogue à ce que produisent les objets techniques matériels courants. »

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En 1863, après la mort d’Auguste Comte, Littré publie Auguste Comte et la philosophie positive, une biographie intellectuelle où il présente et discute les idées du philosophe. Il se démarque progressivement de la doctrine comtienne, ne croyant pas à l’instauration d’une religion de l’humanité. Le tournant mystique pris par le positivisme, ainsi que le ralliement de Comte à Napoléon iii conduisent Littré à quitter la Société positiviste en 1852. Comme l’a montré Annie Petit (1983, p. 218), le désaccord intellectuel entre les deux penseurs tient non seulement à des raisons événementielles mais surtout à leur formation radicalement différente : Comte est un polytechnicien imbu de l’optimisme utopique de Saint-Simon ; Littré, biologiste et humaniste de formation, a été formé « aux épreuves douloureuses de l’expérience médicale et à la patience de l’érudition philologique ». Dans un article de circonstance, intitulé « Hugo et Littré » et paru dans Le Figaro du lundi 13 juin 188122, Émile Zola23 (1840-1902) remarque : Auguste Comte lui donna la méthode qu’il cherchait […]. Il accepta la formule positiviste […] : il arrêta la formule, en la dégageant des rêveries d’Auguste Comte, en la ramenant à une rigueur toute scientifique […]. Sa peur de l’hypothèse est telle qu’il refuse toute théorie où elle entre pour la moindre part ; ainsi, il n’a jamais accepté le système évolutionniste de Darwin, parce que les faits connus n’en prouvent pas l’absolue certitude. (DLF éd. 1964, p. 52)

Le positivisme scientiste de Littré, traducteur d’Hippocrate, ne saurait pourtant occulter son idéalisme. Littré a beau qualifier le travail lexicographique de « humble et mécanique », celui-­ci procède toujours d’un « idéal »24, qui correspond à la doctrine linguistique de l’auteur. Car en aucun cas l’organisation de la matière lexicale ne peut être neutre. Dans sa Notice sur M. Littré (1863) extraite des Nouveaux lundis, Charles Augustin Sainte-Beuve (1804-1869) salue en lui « le médecin et le naturaliste philosophe » (p. 13), mais il conteste l’excès de scientisme qui fait de son dictionnaire une application trop stricte de la méthode positiviste. Sainte-Beuve décrit de manière on ne peut plus incisive cette méthode : « Tout est réglé, prévu, ­pondéré 22 Cet article est reproduit dans l’édition Gallimard-Hachette (1964) du Dictionnaire de la langue française. 23 É. Zola a été employé pendant quatre ans (1862-1866) au service publicité de la Librairie de L. Hachette, éditeur du DLF d’É. Littré. 24 « [L]’exécution procédait suivant le modèle idéal. Idéal ? Ce beau mot appartient-­il à l’humble et mécanique travail qui range à la file les vocables d’un lexique ? Eh ! bien, oui, je ne le rétracte pas. Quand j’eus embrassé l’ample développement de la langue française selon son histoire, et qu’il me sembla qu’un dictionnaire pouvait se régler sur une grande image, alors un idéal vint qui éclaira mon œuvre. » (Littré 1992 [1880], p. 44)

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et sentencieux ; on marche de loi en loi, on est dans la philosophie historique du langage. Et quant à la forme c’est du granit et du ciment. » (P. 48) Si Comte a soumis les sciences à un rigide cloisonnement qui peut paraître a­ ntiscientifique (Rey 2008b, p. 214-215), Littré s’en accommode car le Cours de philosophie positive lui fournit un cadre idéologique suffisamment structuré pour le mettre à l’abri de ses incertitudes (voir Littré 1863a, p. 11). Son adhésion au positivisme comtien reposerait notamment « sur le souci commun de tenir compte de multiples paramètres dans la description des structures synchroniques » (Petit 1983, p. 220). En effet, dans la loi des trois états où sont distinguées les trois phases de l’histoire de l’humanité (théologique, métaphysique et positive), le philosophe établit des correspondances synchroniques entre état d’esprit, état des sciences, formes de gouvernement, situation économique, etc. (ibid.). Or, le zèle positiviste de Littré, appliqué à l’étude de l’histoire, produit une vision homogénéisante des faits de langue : Il a son explication de l’histoire ; sa loi trouvée ; [sic] il applique ensuite sa formule à des cas particuliers : elle est, en toute rencontre, un peu rigide, cette formule, et arrange quelque peu les choses après coup. On ne voit pas assez ce qui fuit et ce qui s’échappe à travers les mailles du filet. Les choses purement littéraires, s’il les traite par ce procédé, peuvent quelquefois souffrir d’être prises et serrées comme dans un étau ; j’aimerais mieux, par moments, un ignorant sagace ou un sceptique allant à l’aventure en chaque étude […] comme s’il n’avait pas de parti pris. À faire l’école buissonnière, on rapporte certainement plus de fleurs. (Sainte-Beuve 1863, p. 44)

Malgré cela, Sainte-Beuve justifie cet excès de positivisme comme une exigence de généralisation forcée mais nécessaire au vu de la masse hétéroclite de faits à décrire : « Si le système adopté par lui l’a conduit à forcer un peu dans l’application certaines lois dont le sens général est vrai […] n’est-­ce pas infiniment mieux d’avoir introduit un peu trop d’ordre […] que d’avoir laissé subsister une confusion d’où l’on ne serait pas sorti ? » (Ibid., p. 37) Gaston Paris (1839-1903) insiste, à son tour, sur la rigidité de ses analyses : Il croit trop que toutes les lois de l’évolution phonétique et sémantique des mots français sont connues et lui sont connues : il applique celles qu’il possède avec une conviction sereine, sans se rendre compte des entorses fréquentes qu’il leur donne. Il veut trop savoir et se contente trop facilement d’explications qui n’en sont pas ou qui n’en sont qu’à la surface […]. (Paris 1907 [1900], p. 384)

En somme, la régularité des langues apparaît chez Littré comme une pétition de principe qui procède de la nécessité d’adopter un ordre de classement. Du reste, dans sa causerie, il affiche, avec candeur, sa « prétention à une exactitude systématique » (1992 [1880], p. 33) et à un travail totalisant qui serait à lui seul « juge suprême des parties » (p. 17). 40

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1.4 Ordre et désordre de la filiation sémantique

Émile Littré se montre très critique à l’égard de la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie (1835)25, qu’il a annotée comme travail préparatoire à la rédaction de son propre ouvrage. Il conteste le critère de classement de l’Académie, qui consiste à donner en premier la signification courante, car le sens le plus usité est souvent fort éloigné du sens étymologique. De surcroît, ce sens étant posé en tête de manière arbitraire, « les autres viennent comme ils peuvent et dans un ordre qui est nécessairement vicié par une primauté sans titre valable » (DLF, Préface, p. x). Cette pratique pèche, à ses yeux, par l’absence de systématicité, c’est pourquoi il appelle de ses vœux une classification rationnelle apte à expliquer « par quels degrés et par quelles vues l’esprit avait passé de l’une [signification] à l’autre » (ibid.). Sa taxinomie vise à restituer le passage inéluctable du sens originaire et étymologique aux sens dérivés et figurés, selon l’hypothèse qu’il existe un sens primordial à partir duquel les significations se ramifient, « développant tantôt le sens propre, tantôt le sens métaphorique », qui « n’ont rien d’arbitraire et de désordonné » (p. ix). Ainsi, la polysémie émerge-­t-elle comme problème technique dans la description des acceptions des mots, avant de devenir une notion théorique avec Michel Bréal. Littré vise à cerner l’« ordre » tant synchronique que diachronique qui relie entre eux les différents sens ou acceptions d’un mot. Cet ordre, qui n’est pas sans évoquer le postulat des sciences de la vie, applique aux mots la même organisation structurée des organismes vivants (voir Imbs 1983). Deux conséquences s’en dégagent. D’un côté, les évolutions sémantiques sont appréhendées en termes de filiations naturelles, comme c’est le cas pour l’histoire des espèces vivantes. De l’autre, par analogie avec l’évolution des organismes vivants, les développements sémantiques qui ne sont pas conformes à l’ordre postulé par le lexicographe sont considérés comme pathologiques. Selon Paul Imbs (1983), les ordres historique et logique (ou rationnel) se confondent dans le concept de naturel car l’esprit, qui opère les filiations, est bien un fait de nature. Si, chez Littré, l’ordre diachronique est consigné dans l’historique, l’ordre synchronique pose problème. Car loin de suivre un principe logique, le classement des significations repose sur l’intuition du lexicographe. Gaston Paris remarque à ce propos : [P]artant du sens qu’il regarde comme le premier, Littré énumère tous les autres à la suite, en les numérotant, sans le plus souvent expliquer vraiment comment ils ­s’enchaînent et comment ils se rattachent au sens primitif. Les quinze ou vingt sens que présente tel ou tel mot semblent ainsi se déduire l’un de l’autre, tandis que là […] les faits se comportent entre eux, non comme les anneaux d’une chaîne, mais comme les branches d’un arbre. (1907 [1900], p. 391) 25 Pour une présentation du Dictionnaire de l’Académie française et de ses différentes éditions, voir Quemada 1967 et 1997, Mazière 1985 et 1996, Collinot et Mazière 1997, Considine 2014.

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Comme l’a noté Alain Rey (2008b, p. 302), Littré parle de sens ou d’acceptions, mêlant généralement les faits d’homonymie, les connotations différentes, les contraintes syntagmatiques, les niveaux d’énonciation et bien d’autres facteurs. Nous aurons l’occasion d’apprécier ces aspects dans les prochains chapitres grâce à des tableaux contrastifs qui font ressortir les différences de classement entre le DLF et les autres dictionnnaires. Littré vise à découvrir la « règle » qui préside à la filiation « naturelle » des significations (DLF, Préface, p. ix). Cette règle est une « raison grammaticale », que seule l’histoire permet de découvrir. S’il exclut tout hasard dans la formation primitive des significations, la prétendue régularité des filiations ne se laisse pas découvrir aisément car la logique interne de la langue rencontre les caprices de l’usage. Certes, les significations sont « le fait et la création des générations successives » (ibid.), mais l’usage ne saurait être un gage de régularité car il « n’est pas toujours intelligent » (Préface au Supplément, p. ii). L’usage serait alors étranger à la notion de loi, à moins que l’auteur ne se réfère aux lois sociologiques d’Auguste Comte26. Le lexicographe se heurte à la difficulté de faire coexister une dimension logico-­analytique, résidu de la tradition port-­royaliste, avec le temps social et de l’histoire (Imbs 1983, p. 404-405). Le véritable problème réside en l’impossibilité de garder un critère unique de classification, fût-­il logique ou historique. Et la difficulté tient notamment aux « mots compliqués »27, que Littré présente comme une notion lexicographique et où l’on peut reconnaître une pré-­ conceptualisation de la notion de polysémie. À titre d’exemple, dans le DLF, un lemme comme feu présente quarante-­quatre acceptions, faire quatre-­vingt-­deux. 1.5 La pratique de la synonymie : identité et différence28

La synonymie concerne à la fois la question de l’identité et de l’altérité de signification. Comme l’a remarqué Jean-Gérard Rossi (1997, p. 105), la notion d’identité peut être conçue de manière plus ou moins « restrictive » :

26 Dans l’article loi du DLF, on lit : « 21° […] || Fig. Loi, dans le domaine des sciences, signifie les conditions nécessaires qui déterminent les phénomènes, le rapport constant et invariable entre les phénomènes ou entre les diverses phases d’un même phénomène. Les lois de l'attraction, du mouvement, de la réfraction. L’immutabilité des lois de la nature […]. || […] Lois sociologiques, lois reconnues dans le développement de l'histoire. » 27 « Au point de vue lexicographique, on peut nommer mot compliqué celui qui a beaucoup d’acceptions ; or, dans un mot compliqué, il ne doit pas être indifférent de ranger les acceptions en tel ou tel ordre […]. » (DLF, Préface, p. ix) 28 Ce paragraphe reprend en partie les idées exposées dans Bisconti 2012a.

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Il existe une forme purement tautologique de l’identité, dans laquelle « A est A » constitue l’expression même de l’identité à soi. Cette expression ne saurait concerner la synonymie, qui est une relation entre deux expressions (termes ou phrases) posées comme distinctes l’une de l’autre et dans laquelle joue à fond la dialectique du même et de l’autre. Aussi ce ne peut être que dans le cadre d’une conception affaiblie de l’identité que la notion de synonymie peut faire sens.

Si la synonymie concerne l’identité de signification entre deux unités lexicales, la tâche du lexicographe est précisément de « discerner ce qui fait qu’il n’y a pas d’identité » (Imbs 1983, p. 394). La synonymie fait l’objet de deux typologies d’ouvrages : les dictionnaires de synonymes et les dictionnaires généraux. En ce qui concerne les premiers, il s’agit d’un genre qui se met en place au sein de la tradition des lexiques partiels et des remarques (Delesalle 2008, p. 191), et qui se spécialise à partir du xviiie siècle avec notamment La Justesse de la langue françoise (1718) de l’abbé Girard (1677-1748). Dans la première moitié du xixe siècle, les dictionnaires de synonymes continuent d’être publiés29, bien qu’ils ne constituent que des compilations à partir des traités du xviiie siècle (Girard, Roubaud, etc.)30. En revanche, après le dictionnaire de Benjamin Lafaye (1858), dans la seconde moitié du siècle, on assiste à un « tarissement assez brutal » du genre (Berlan et Pruvost 2008, p. 5). Dans les dictionnaires généraux, le traitement de la synonymie ne va pas sans problème. Émile Littré suggère un partage des tâches avec les synonymistes car un sujet « aussi étendu et important » nécessite des ouvrages spéciaux. D’autre part, il est conscient qu’un dictionnaire général ne peut pas passer sous silence ce phénomène (DLF, Préface, p. xix). La synonymie apparaît essentiellement comme un facteur de complication qui comporte le risque de l’explication « du même par le même ». Néanmoins, elle fournit un « utile secours à la lexicographie » dans la mesure où elle force à préciser des « idées très-­étroitement unies » (ibid.). Littré met en place un système de différentiation à travers une approche distinctive de la synonymie lexicale31 : celle-­ci concerne les mots-­entrée et non 29 Les recueils les plus représentatifs du genre sont : le Dictionnaire universel des synonymes de B. Morin (1801), le Dictionnaire universel des synonymes de la langue française de J.-P.-V. Victor de Lévizac (1807), le Nouveau Dictionnaire universel des synonymes de F. Guizot (1809), le Dictionnaire synonymique de la langue française de J.-C. Laveaux (1826), le Nouveau Dictionnaire des synonymes français d’A.-L. Sardou (1857) et le Dictionnaire des synonymes de la langue française de P.-B. Lafaye (1858). 30 Pour une analyse des différentes typologies de dictionnaires de synonymes, voir Ferrara 2010. 31 La synonymie distinctive, par comparaison d’items lexicaux dans une perspective paradigmatique, se met en place progressivement au sein de la tradition des répertoires, remarques, lexiques, travaillant sur le contexte et sur les relations syntagmatiques. Pour une analyse détaillée de la synonymie distinctive aux xvie et xviie siècles, voir Leclercq 2008.

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les énoncés qui doivent élucider les contextes d’usage propres à chaque terme. À cet égard, le procédé du renvoi du Dictionnaire de l’Académie, véritable anti-­ modèle, qui « définit fier par hautain, altier » et « hautain par fier, orgueilleux », est regardé comme un défaut majeur de la pratique définitoire, mais qu’il est fort difficile d’éviter. Pour sa part, Littré fait valoir que l’étymologie permet d’expliquer certains faits de synonymie : tel est le cas de hautain et altier, qui étant « identiques radicalement », ont « un fond commun de signification ». Mais analysons l’article synonyme : SYNONYME […] adj. || 1° Il se dit d’un mot qui a, à très peu près, le même sens qu’un autre, comme péril et danger, funeste et fatal, mort et trépas […]. || Fig. Il se dit de ce qui est une seule et même chose […]. || 2°S. m. Mot synonyme […]. || Demi-­synonymes, mots qui sont exactement synonymes dans une partie de leur emploi, sans l’être dans l’autre partie […]. || 3° En histoire naturelle, se dit des noms différents qui servent à désigner le même être […]. || 4°Au plur. Titre de certains ouvrages, en forme de dictionnaire, dans lesquels la différence des mots synonymes est expliquée (il prend une majuscule). Les Synonymes latins de Gardin Dumesnil. Les Synonymes français de Girard. Les Synonymes de Lafaye […].  – SYN. SYNONYME, ÉQUIVALENT. L’équivalent remplace un mot par une locution qui signifie la même chose ; par exemple quand on met la définition au lieu du terme lui-­même. Le synonyme offre des nuances d’acception qui le distinguent plus ou moins d’un mot à signification voisine.

Littré insiste sur l’écart entre les mots synonymes, ce qui, au niveau discursif, prend la forme de l’approximation (« à très peu près », « demi-­ synonymes », « plus ou moins »). Si le deuxième sens restitue la signification autonymique du mot, codifiée par un changement de catégorie morphologique, la troisième acception présente la synonymie comme « un pur effet de désignation » (Nicolas 1980, p. 92). Un exposé de nature métalinguistique fait ensuite le départ entre synonyme et équivalent. Dans le DLF, la synonymie peut intervenir : i) comme pratique définitionnelle quand des équivalents parasynonymiques sont donnés comme définisseurs (par ex. dire : 4° Nommer, exprimer, 6° Réciter, lire, débiter. Dire sa leçon, 7° Raconter, 8° Juger, penser, être tenté de croire, 9° Avertir, prévenir, ordonner, conseiller, 10° Offrir, proposer) ; ii) comme approche différentielle des unités lexicales sous forme de remarques paradigmatiques portant sur des séries synonymiques. Cette approche distinctive de la synonymie est à l’origine d’un exposé explicatif qui se situe avant l’historique. Dans ce dernier cas, l’étymologie peut être invoquée comme critère de différenciation sémantique, selon un procédé qui, dans la tradition synonymiste, remonte aux Nouveaux synonymes françois (1785) de l’abbé Roubaud. Dans l’article consacré au lemme craindre, on trouve un exposé différentiel basé sur le dispositif de l’entrée multiple : 44

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 – SYN. CRAINDRE, APPRÉHENDER, AVOIR PEUR, REDOUTER. Redouter se distingue des trois autres en ce qu’il exprime la crainte de quelque chose de supérieur, de terrible, à quoi on ne peut résister. Appréhender se distingue de craindre et avoir peur, en ce que, conformément à son étymologie, il indique une vue de l’esprit, une attention portée sur l’avenir, sur la possibilité ; ce qu’on appréhende apparaît moins comme probable que comme possible. Au contraire, ce qu’on craint apparaît non-­seulement comme possible, mais aussi comme probable. Enfin, avoir peur désigne un état de l’âme où devant le péril le courage fait défaut ; on peut craindre le danger et pourtant y faire tête ; mais si on a peur du danger, il est le plus fort et nous emporte. Je redoute l’orage veut dire que je le regarde comme formidable ; j’appréhende l’orage, qu’il me paraît possible ; je crains l’orage, que les effets m’en semblent dangereux pour moi ; j’ai peur de l’orage, qu’il m’ôte tout courage.

En dehors de cette rubrique, les trois verbes que Littré donne comme synonymes de craindre ne sont pas mentionnés dans les cinq acceptions du lemme32. En revanche, craindre (ou l’équivalent être craintif) est le seul qui figure comme définisseur des trois autres verbes. C’est ainsi que Littré parvient à éviter le piège de la définition circulaire sans pour autant renoncer à explorer les relations paradigmatiques entre les unités lexicales. Il reste que le procédé du renvoi n’est pas systématique, de même que les exposés sur les synonymes sont aléatoires. L’instabilité de la doctrine sur la synonymie semble être à l’origine d’un traitement fort inégal. Les options se multiplient et la synonymie en arrive même à être conçue comme un facteur d’identité, ce qui va à l’encontre de la définition de synonymie que Littré a donnée. Tel est le cas dans le traitement du couple charme/enchantement qui figure sous l’entrée charme :  – SYN. 1 CHARME, ENCHANTEMENT. Le charme (carmen) est une formule en vers ou en prose mesurée à laquelle on attribue la vertu de troubler l’ordre de la nature. L’enchantement (incantamentum) est l’action de prononcer cette formule. Comme à tout moment, dans le discours, on prend la cause pour l’effet ou l’antécédent pour le conséquent, la différence des deux mots disparaît, et ils sont la plupart du temps synonymes. || 2 CHARMES, APPAS. On est très-­porté à confondre absolument ces deux termes. Mais, à une époque où l’on était plus près du sens primitif des mots, Malherbe n’a pas hésité à mettre : ses appas et ses charmes. En effet, appas se dit des beautés qui attirent ; et charmes, de celles qui agissent par une vertu occulte, magique.

Littré postule ici une métonymie (la cause pour l’effet) pour expliquer la superposition des deux mots, alors que les tropes sont généralement des ­mécanismes 32 «  CRAINDRE […] || 1° Éprouver le sentiment qui fait reculer, hésiter devant quelque chose qui menace […]. || 2° Révérer, respecter […]. || 3° En parlant des choses inanimées, éprouver du dommage, ne pas résister […]. || 4°V. n. Craindre avec de et l’infinitif, hésiter, ne pas oser […].|| 5° Se craindre, avoir crainte de soi-­même […]. »

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invoqués pour décrire les différentes acceptions d’un mot, comme c’est le cas chez Arsène Darmesteter. En définitive, la démarche de Littré peut être interprétée de deux manières : d’un côté, le lexicographe entend éviter le piège de la définition circulaire ; de l’autre, il ne peut s’empêcher d’adopter la synonymie comme dispositif régulateur des significations.

1.6 Trois lectures du changement linguistique : histoire, organicisme et institutionnalisme

Avec quelques années d’avance sur les travaux des sémanticiens (voir infra, chap. 4-5), Émile Littré entame une réflexion sur l’origine du changement sémantique, qu’il rattache, dans le sillage d’Auguste Comte, au progrès de l’esprit humain et des sociétés. Son traitement du changement comporte, dans le dictionnaire, la mise en place d’un modèle contradictoire qui, d’une part, écarte l’histoire en la confinant dans l’historique, et de l’autre, l’englobe dans un usage contemporain fictif. Dans l’Histoire de la langue française (1863), Littré affirme que la caractéristique principale du langage humain est son transformisme. Il se demande alors ce que l’on doit entendre par histoire d’une langue (p. iii). L’histoire proprement dite s’occupe des annales des peuples et de l’évolution des sociétés, elle est donc l’« étude de la loi du changement ». Puisque cette loi est à l’œuvre dans les langues historico-­naturelles, celles-­ci sont également sujettes à l’étude historique. Littré définit la tâche de l’historien de la langue à partir des prérogatives du grammairien et du lexicographe, dont les domaines de spécialité sont : lexique, syntaxe, règles de grammaire, sens propre et figuré, orthographe et prononciation. Si le grammairien s’intéresse à la langue en tant qu’« organisme compliqué » (p. iv) doué d’une fonctionnalité interne, « un autre point de vue préoccupe l’historien ». Une fois de plus, le point de vue est capital pour l’analyse des faits de langue : Si l’on veut me permettre cette comparaison avec un être organisé et vivant, on étudie dans la grammaire le corps même qui a ses fonctions et son mécanisme, et dans l’histoire les mutations suivant les âges de ce corps […]. En définitive, l’histoire, appliquée aux idiomes, est la recherche de leur origine quand cette origine est accessible, de leurs modifications, de leur durée, et des conditions régulières qui président à ces modifications. (Ibid., p. iv-­v)

Cette distinction est sans doute à l’origine du double discours que Littré développe : un discours organiciste quand le point de vue est celui du grammairien/ lexicographe et un discours historico-­évolutionniste quand la perspective est celle de l’historien de la langue. La contamination des deux discours est assez 46

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fréquente notamment sous la forme de métaphores qui migrent d’un contexte à l’autre. Comme le remarque Paul Imbs (1983, p. 404), « l’histoire lui fournissait la notion des faits positifs attestés par des documents, la biologie celle d’une organisation synchronique, l’évolutionnisme celle d’un enchaînement (d’une “filiation”) à travers les couches du temps ». C’est la notion même de filiation historique en tant que causalité qui se situe au confluent de l’histoire et des sciences naturelles : Comme la géologie, et plus encore que la géologie, l’histoire est pleine de désastres, de bouleversements et de ruines. Il ne faudrait pas que ces perturbations égarassent l’esprit au point de faire perdre de vue la véritable notion de filiation historique, à savoir que les conséquences répondent toujours aux antécédents. Cette filiation ne se rompt jamais […]. Il serait temps qu’au lieu de continuer l’éloge de la nature on en fît la critique, ou, plutôt, qu’avec l’indifférence spéculative qui est le propre de la recherche scientifique, on appréciât les conditions réelles des phénomènes, leurs régularités à côté de leurs perturbations, et l’étroite marge de bien laissée aux êtres vivants dans l’ordre inexorable des choses. (Littré 1875, p. 380-381)

Définir l’histoire en termes de filiation historique revient à réfuter la conception théologique et téléologique du progrès conçu comme perfectionnement (voir Petit 1983). Aussi, sa théorie du changement ne donne-­t-elle pas lieu à une théorie du progrès comme amélioration, mais comme causalité. Littré considère les modifications survenues comme des enchaînements rationnels qui excluent tout hasard et accident ou qui, du moins, leur réservent une place limitée. Le hasard et les accidents sont ramenés à une « condition réelle » des phénomènes. De même que le présent est toujours déduction du passé, la loi du changement qui gouverne les langues repose sur un principe de causalité : [P]lusieurs s’imagineront que la formation des langues est un champ où le hasard, c’est-­à-dire d’une part les volontés particulières, de l’autre les accidents, ont une large part […]. C’est le contraire […], parmi les choses historiques, je ne sais vraiment laquelle on pourrait trouver plus rigoureusement assujettie à des conditions déterminées et à la constance de la régularité. (Littré 1863b, p. xiv-­xv)

Gaston Paris révèle l’antinomie entre la théorie du changement de Littré et le principe rétrospectif sur lequel il a bâti son dictionnaire, à savoir « asseoir l’usage moderne sur l’usage antique » : Littré ne s’aperçoit pas que les considérations très judicieuses qu’il présente lui-­même sur le changement perpétuel de la langue, changement que son dictionnaire tout entier met en évidence pour le français, détruisent sa théorie […]. Du moment que l’on considère une langue comme vivante, l’usage ancien de cette langue peut servir à en expliquer l’usage moderne : il ne peut servir à le justifier ou à l’entraver. (Paris 1907 [1900], p. 369)

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La contradiction est flagrante entre ce que suggère l’observation empirique (la langue change) et le programme théorique que le lexicographe s’assigne (justifier la langue actuelle en fonction de la langue passée). Pourtant, cette illusion méthodologique s’est avérée une utopie efficace : Il lui est un peu arrivé ce qui est arrivé à Christophe Colomb : imbu des idées des géographes de son temps, Colomb, en s’élançant à l’Occident, croyait devoir rencontrer le rivage oriental de l’Inde : au lieu de fermer le cercle du monde ancien, il trouva un monde nouveau. Littré, fidèle aux théories des grammairiens, ne prétendait que les compléter, en ajoutant à l’usage classique le renfort de l’usage médiéval : il a révélé à la fois la continuité et l’évolution constante de la langue. (Ibid., p. 370)

Fidèle à son idéologie passéiste, Littré signale que la tendance au changement est contrecarrée par une force opposée qui repose sur « le fond primordial qui vient des aïeux et de la tradition » (1863b, p. x). La tendance à l’archaïsme s’avère alors un facteur compensatoire et un frein à la puissance dissolutive du néologisme, qui est l’extériorisation de la tendance au changement. En tant que produits historiques sujets à la transformation, les langues sont assimilées à des institutions, ce qui n’est pas sans évoquer la doctrine du sanscritiste américain William Dwight Whitney33 (1827-1894). Selon Littré, les faits de langue ne sont pas d’autre nature que les institutions politiques : « La langue est une sorte d’institution se fixant par toutes les conditions qui fixent un état social. » (Littré 1863b, p. liv) L’assimilation entre langue et institution est déjà affirmée dans un article sur l’étymologie publié pour la première fois dans le Journal des savants en 1855 et qui figure également dans l’Histoire de la langue française : L’étymologie est une science accessoire de l’histoire […]. Les langues se transmettent comme les institutions ; il importe de connaître aussi bien la transmission des unes que des autres. De même que l’historien est chargé de dire de quelle façon, l’organisation de l’empire romain venant en conflit avec l’établissement des barbares, il en sortit d’abord la période transitoire de la monarchie franque, puis la société féodale, de même l’historien, devenant alors étymologiste, est chargé de dire comment du conflit des langues entre les populations diverses sont nés les mots et les idiomes qui ont finalement supplanté la latinité. (Ibid., p. 25-26)

Littré va même jusqu’à présenter l’étude de la langue comme « une excellente préparation » à celle des institutions, dans la mesure où « la filiation est 33 En définissant la langue comme institution, W. D. Whitney propose une lecture dialectique du rapport individu/communauté linguistique qui permet de dépasser la vision de la langue comme organisme, et ce, malgré le titre de son ouvrage, The Life and Growth of Language (1875). F. de Saussure, qui cite le linguiste américain, qualifiera la langue d’« institution SANS ANALOGUE » (ELG, Anciens documents, p. 211).

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encore mieux accusée dans les langues que dans les institutions ». Or, s’il considère que l’histoire n’est qu’évolution, il précise que « la faculté qui transforme est de la même nature que la faculté qui créa » (p. 27). Comme Whitney, il semble souscrire à la doctrine de l’uniformitarisme géologique, élaborée par le géologue britannique Charles Lyell (1797-1875)34. Son adhésion à cette doctrine semble plausible à la lumière de ce qu’il affirme lorsqu’il évoque le processus de décomposition et de recomposition des langues : Ceci est comparable aux formations géologiques pour l’étendue et la régularité. Ce ne sont pas des amas çà et là disséminés par l’action turbulente et saccadée de mille courants variables ; mais ce sont des dépôts produits par l’action lente et uniforme de vastes mers et des grands lacs. Étant donné que des causes constantes de décomposition et de recomposition sont intervenues, il n’y a pas plus, en général, de place pour le caprice que pour la barbarie […]. (Littré 1863b, p. 10)

Si l’assimilation de la langue à une institution coexiste avec une terminologie naturaliste qui compare les langues à des organismes complexes, Brigitte Nerlich (1992, p. 130) avance qu’en employant le terme institution au lieu d’organisme, Littré se montre plus aligné sur les idées qu’exprimera plus tard Whitney que sur celles des savants français. C’est en cela que Littré se démarque, une fois de plus, de la philosophie de Comte. Car là où « la sociologie comtienne attachée à l’espèce humaine en sa dimension collective restait prise dans une définition naturaliste de son projet » (Petit 1983, p. 225), la philosophie de Littré est résolument historique, axée sur l’étude de l’enchaînement des différentes étapes de la civilisation. Néanmoins, discours historique et organiciste se contaminent réciproquement en faisant apparaître les aspects contradictoires de l’institution linguistique. En particulier, Littré a recours à une métaphore organiciste pour expliquer l’enchaînement des mutations qui se produisent dans une langue : D’abord c’est la phase de formation latente et de végétation ; le latin, comme un grand arbre dont le tronc est frappé de mort, se dépouille peu à peu de ses feuilles et de ses rameaux ; mais l’inclémence mortelle n’en atteint pas les racines plongées dans le sol ; de ces racines il sort des rejetons vigoureux, qui, vienne le temps, seront des arbres […]. (Littré 1863b, p. xlix)

Fidèle à sa distinction entre langues mères et langues filles, Littré postule pour ces dernières une origine connaissable, qui s’inscrit dans le temps de l’histoire. Ses analyses privilégient alors les langues romanes, qui sont vues comme des produits dérivés, mais non décadents ; il parle d’altérations pathologiques, 34 Pour une présentation de l’introduction de l’uniformitarisme en linguistique historico-­ comparative, voir Christy 1983.

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mais l’altération a comme contrepartie un effet de renouveau. La phase de décadence se produit quand il y a confusion au sein d’une langue du fait de « l’emploi, dans un système qui commence, de formes qui appartiennent à un système finissant ». Cette décadence se produit dans une phase intermédiaire entre la régularité archaïque et la régularité moderne. Pourtant, à un moment donné « le désordre s’arrête » : « Ce n’est point pour ou contre le système de la vieille langue qu’on agit ; ce système, on ne le connaît plus, il a péri sans retour dans la transition : c’est contre l’anarchie d’interrègne entre la ruine de cet ancien pouvoir et l’établissement d’un nouveau pouvoir grammatical » (ibid.). Il s’ensuit que cette tendance à la réparation (Littré parle de « vertu qui répare ») est un aspect de la tendance générale au changement, qui produit toujours un nouvel ordre. De plus, elle n’est pas seulement valable pour les langues, mais elle s’étend aussi aux autres institutions : J’insiste sur ce point ; car la considération s’en étend bien au-­delà de la langue, elle atteint toutes les choses sociales et politiques ; seulement, dans la langue, elle est apparente, et le degré de désorganisation et de réorganisation est coté par les textes et les formes qui en sont autant d’échantillons successifs. Il n’est pas besoin, comme dans les institutions, d’une interprétation qui fasse voir comment ce qui cesse d’avoir vie politique est remplacé grâce à un travail de croissance et de vivification. (Ibid., p. l)

L’analyse des langues éclaire le fonctionnement des institutions humaines en général : la langue est « une petite chose », mais qui offre une analyse exécutée et accomplie de ce qui advient pour les « grandes choses historiques ». Une fois de plus, le discours naturaliste coexiste avec des considérations concernant l’historicité de la langue : « Les langues, étant des organismes, ont un principe interne qui, indépendamment des circonstances externes, en commande les modifications » (p. li). Le mouvement procède avant tout des forces internes ; les forces externes – situation politique, invasions, contacts de peuples – ont pu hâter l’évolution qui, en tous les cas, aurait été la même dans les grandes lignes. L’herméneutique organiciste de Littré procède du constat que la langue est réglée par un principe interne qui lui est propre : elle est un système autopoïétique qui s’identifie, en dernière instance, à l’activité sémiotique des locuteurs. Littré emprunte à la sociologie comtienne l’idée que le langage est une production de l’esprit humain : « Les modifications qui surviennent sont produites par des causes organiques inhérentes à l’esprit des hommes qui parlent la langue et à cette langue qui est parlée par eux » (p. lviii-­lix). Fidèle à cette doctrine, il proclame « le parfait isomorphisme de l’évolution des langues et de l’histoire culturelle » (Rey 2008b, p. 274). Aussi attribue-­t-il « la désuétude de certains mots » à « la désuétude de certaines choses ». Sa définition de l’histoire de la langue s’en trouve alors transformée :

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Ceci me permet d’ajouter un trait à la définition qu’au début j’ai donnée de l’histoire des langues […]. Employant un terme qui depuis longtemps s’est étendu du domaine médical dans la langue commune, et qui, en raison même de son origine en ce domaine, convient particulièrement là où il s’agit d’organismes, je dirai que les langues ont des crises, primaires ou secondaires, grandes ou petites. (Littré 1863b, p. lii)

Il qualifie de primaire la crise qui, à partir du latin, a donné naissance aux langues romanes et celle qui du français ancien a fait le français moderne. En revanche, au nombre des crises secondaires, il classe « celle qui adapta la langue du seizième siècle à la pensée et à la sensibilité du dix-­septième, et celle qui […] au dix-­neuvième, exerce sur notre langage une influence énergiquement néologique ». Ces positions ne sont pas sans susciter les réactions des romanistes. Dans son compte rendu de l’Histoire de la langue française (1864, p. 201-202), Paul Meyer (1840-1917) conteste le fait que Littré considère « comme deux faits corrélatifs la mort du latin et la naissance des langues romanes » alors qu’« [u]ne véritable illusion d’optique nous fait prendre pour la mort d’un idiome et la naissance de plusieurs autres, ce qui ne fut en réalité qu’une transformation très-­lente ». De même, dans Der Vokalismus des Vulgärlateins (1866-1868)35, Hugo Schuchardt (1842-1927) s’inscrit en faux contre la vision discontinuiste et organiciste de Littré qui appréhende l’histoire des langues en termes d’évolution et de corruption, et rejette la thèse selon laquelle les formations néologiques seraient un trait des idiomes néolatins, ce que Meyer (1863, p. 373) conteste également. 1.6.1 Philologie et étymologie, un exercice d’induction historique

En 1848, Ernest Renan (1823-1892) présentait la philologie comme « une condition nécessaire de l’histoire de l’esprit humain et de l’étude de la pensée » (1890, p. 130). Si elle passe par un travail d’érudition, elle ne s’épuise pas pour autant dans la « simple curiosité de l’érudit ». De même que la philosophie, la philologie est la « science des produits de l’être humain » (ibid., p. 138). Renan reproche alors à Auguste Comte de ne rien entendre « aux sciences de l’humanité, parce qu’il n’est pas philologue » (p. 153). En revanche, Littré, rompu à l’exercice philologique et à l’exégèse des textes anciens grâce à son édition d’Hippocrate et de Pline l’Ancien, incarne cette conception humaniste de la philologie comme science qui permet d’accéder à l’histoire des idées et des connaissances. Selon Littré, après des débuts incertains, l’étymologie est devenue une véritable science procédant de « règles générales et positives » (DLF, Préface, p. xxxi). 35 Comme on le sait grâce à la lettre qu É. Littré envoie à H. Schuchardt le 27 mai 1868 (dans Swiggers 1993), Littré réagit positivement aux critiques de ce dernier en vertu de l’importance qu’il accorde aux « droits de la discussion scientifique ».

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Dans son Histoire de la langue française, il présente l’histoire comme un « microscope » et définit l’étymologie comme « l’instrument analytique qui permet d’observer cette grande faculté [celle qui transforme] dans ses opérations » (Littré 1863b, p. 27). Tirant les leçons de la méthode comparative, le lexicographe fixe alors six critères que toute recherche étymologique doit remplir pour ne pas être une pure conjecture : « Le sens, la forme, les règles de mutation propres à chaque langue, l’historique, la filière et l’accent latin » (DLF, Préface, p. xxx)36. Il pose comme condition première la proximité de sens entre l’étymon et son aboutissement moderne : les deux sens du verbe louer s’expliquent ainsi par deux différents étymons (laudare et locare). Ensuite, il met en avant un critère extralinguistique permettant de découvrir l’histoire réelle d’un mot (espiègle et renart s’expliquent à partir d’un personnage littéraire), selon un critère qui sera défendu notamment par Hugo Schuchardt (voir infra, § 4.1). La pratique étymologique de Littré repose sur les acquis de la Grammatik der romanischen Sprachen (1836-1843) et de l’Etymologisches Wörterbuch der romanischen Sprachen (1853) de Friedrich Diez (1794-1876). Comme l’a remarqué Gilles Roques (1991, p. 403), « [s]on rôle fut de mettre les étymologies, surtout celles de Diez, à l’épreuve des matériaux historiques qu’il avait constitués », ce qui lui a permis de faire « passer l’histoire du vocabulaire et l’étymologie dans la sphère de la lexicographie générale du français ». Dans le DLF, l’étymologie intervient à la fin de l’article, après les matériaux documentaires de l’historique dont elle est l’aboutissement37. La recherche étymologique repose en effet sur la méthode inductive et « induire historiquement, c’est rassembler et conférer toutes les formes collatérales d’un même mot soit dans les différentes régions où il s’est produit, soit dans les différents temps où il a existé » (Littré 1863b, p. 38). Ce travail positiviste n’exclut cependant pas un exercice de déduction dans l’explication d’un mot. Gilles Roques (1983, p. 374) salue ce « va-­et-­vient constant qui s’établit entre l’historique et l’étymologie » – véritable innovation par rapport à Diez –, mais n’en relève pas moins l’illusion d’objectivité car « la présentation des matériaux est déjà une interprétation ». De plus, dans le dictionnaire chaque étymologie reste isolée car, contrairement à l’exposition théorique qu’Arsène Darmesteter place en tête du Dictionnaire général, Littré ne renvoie « qu’accidentellement à un 36 Dans l’article « La science du langage » (1879), consacré à illustrer la méthode historique, M. Bréal s’aligne sur les positions d’É. Littré quant à l’importance de reconstruire l’historique et la filière. Ce qui intéresse le sémanticien, c’est la chaîne des changements derrière laquelle se cache l’esprit humain. De là vient la nécessité d’un travail archéologique pour faire affleurer l’histoire d’un mot, qui ne saurait être dissociée de l’histoire des choses. 37 Selon G. Roques (1983, p. 374), ce plan aurait inspiré le Französisches Etymologisches Wörterbuch (1922) de W. von Wartburg (1888-1971).

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autre mot susceptible de fournir un exemple pareil de permutation phonétique » (Paris 1907 [1900], p. 393). La conception de l’étymologie chez Littré révèle un défaut majeur qui tient à la notion de filiation entre langues. Cela le conduit à distinguer, selon la mode de l’époque, entre « étymologie primaire » (langues mères) et « étymologie secondaire » (langues filles). Dans le DLF, il n’est question que de cette dernière. Mais, le « principal tort » (Roques 1983, p. 369) du dictionnaire est de ne pas avoir distingué les mots empruntés (par ex. féminin, emprunt au lat. class. femininus) des mots hérités (par ex. femelle, du lat. class. femella, dimin. de femina), tandis que ce problème ne se posait pas pour Diez qui ne s’intéressait qu’aux mots hérités. Cette distinction sera mise à l’honneur par le Dictionnaire général qui, dans le Traité de la formation de la langue, propose des listes de lexique emprunté (voir Traité, § 3-32). Gaston Paris (1907 [1900], p. 378-379), qui rejette la distinction entre langue mère et langue fille, souligne la myopie de ces vues : Le français […] n’est que le latin parlé, sans aucune solution de continuité, ni rien qui ressemble à la génération d’un individu par un autre. Quand un mot appartenant au vocabulaire du latin parlé a passé jusqu’à nous par une tradition orale ininterrompue, le ramener à sa forme latine n’est pas en faire à proprement parler l’étymologie, c’est remonter plus haut dans son l’histoire de l’évolution qu’il a décrite. […] Il faudra donc, en réalité, remplacer la rubrique Étymologie par la rubrique Histoire du mot […]. Il n’y a d’étymologie, – non au sens grec, mais au sens moderne –, que pour les mots empruntés à d’autres langues. Voilà la vraie distinction entre deux genres de recherches que l’on confond sous le nom d’étymologiques.

En somme, si Littré est bien informé sur la recherche étymologique de son temps, ses analyses seront rendues caduques par les travaux de la nouvelle école de philologie, qui se développe en France dans les années 1860-1870 et dont les chefs de file sont Gaston Paris et Paul Meyer. Appelés « nouveaux philologues »38, ceux-­ci se sont formés à l’école allemande et gravitent autour des institutions telles que l’École des chartes, le Collège de France, l’École des hautes études, l’Académie des inscriptions et belles-­lettres. 1.6.2 L’innovation dans la langue : néologie et néologisme

La réflexion sur le néologisme est à ramener au questionnement sur le changement linguistique qui occupe la lexicographie de la seconde moitié du xixe siècle. Le traitement du néologisme est un problème majeur dans un dictionnaire car il concerne à la fois sa macrostructure – et donc la sélection de la nomenclature – dans le cadre de ce que l’on appelle néologie formelle et sa microstructure, 38 Pour une analyse de l’approche des nouveaux philologues, voir Ridoux 1996.

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­relativement au processus d’enrichissement de la signification d’un mot (ou néologie sémantique)39. Ce dernier aspect est doublement important car il concerne la question de la continuité ou discontinuité des sens, et donc le choix entre le regroupement polysémique (relevant de la microstructure) et le dégroupement homonymique (à inscrire au programme de la macrostructure). Si les créations nouvelles constituent un fait observable qui relève du mouvement nécessaire de la langue, la lexicographie de l’époque « va être placée sous le signe d’une méfiance systématique vis-­à-vis du “néologisme” » (Glatigny 1998, p. 164). Au début du siècle, le néologue Louis-Sébastien Mercier (1740-1814)40, auteur de Néologie ou Vocabulaire de mots nouveaux (1801), faisait encore état du décalage entre néologie et néologisme, entre lesquels, écrivait-­il, il y a « la même différence qu’entre religion et fanatisme » (p. vii). Si « le xixe siècle va se désintéresser de la néologie et ne plus guère utiliser que la notion de néologisme » (Gaudin et Guespin 2000, p. 235), cette dernière notion ne va pas sans problème. Comme nous l’avons montré41, elle résorbe progressivement la dichotomie néologie vs néologisme sans pour autant évincer complètement l’ancienne conception du néologisme en tant qu’abus de néologie. Le recoupement entre les notions de néologie et de néologisme est à l’origine d’une nouvelle étape de la conceptualisation au sein de laquelle la notion de néologisme acquiert une valeur autonymique qui semble se stabiliser dans la lexicographie de cette fin de siècle. Le discours théorique de la science du langage, quant à lui, marque un tournant en ce qu’il ramène la question du néologisme à des hypothèses sur le fonctionnement du mécanisme sémio-­linguistique de la créativité. Si l’on se situe au niveau de la macrostructure, les alternatives qui s’offrent aux lexicographes vont d’une option restrictive à une option extensive. Le DLF oscille entre ces deux pôles. D’une part, Littré estime que la richesse d’un dictionnaire est l’une des qualités de l’ouvrage car le lecteur doit pouvoir y trouver tout ce dont il a besoin. De l’autre, progressiste en matière politique, il fait preuve, on le sait, d’un certain conservatisme sur le plan linguistico-­littéraire. Nous l’avons vu, son parti pris historiciste l’amène à privilégier la langue classique au détriment de la langue de son époque. S’ensuit le rejet de quantité de termes qu’il considère être des néologismes, ainsi que le refus d’ériger en modèle les écrivains du xixe siècle. Il en résulte une nomenclature beaucoup plus sélective que celle du dictionnaire de l’Académie42. 39 Nous adoptons les définitions de néologie formelle et néologie sémantique de Gaudin et Guespin 2000. 40 Auteur dramatique et publiciste très prolifique, L.-S. Mercier est l’auteur de Tableau de Paris et de l’uchronie L’An 2440, publiés avant la Révolution. 41 Voir Bisconti 2013. 42 Pourtant, si l’on compare les définitions de néologue et de puriste (et les exemples allégués que

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Le xixe siècle marque « l’invasion du néologisme soit dans les mots, soit dans les significations, soit dans les tournures », à la suite notamment du foisonnement lexical du romantisme, qui décrète « l’abandon de la rhétorique unifiante du xviiie siècle » (Rey et al. 2007, p. 227). Littré reconnaît la légitimité des créations nouvelles : [L]e néologisme naît à fur et à mesure de la durée d’une langue. Sans parler des altérations et des corruptions qui proviennent de la négligence des hommes et de la méconnaissance des vraies formes ou des vraies significations, il est impossible, on doit en convenir, qu’une langue parvenue à un point quelconque y demeure et s’y fixe […]. Le contre-­poids de cette tendance est dans l’archaïsme. L’un est aussi nécessaire à une langue que l’autre. D’abord on remarquera que, dans la réalité, l’archaïsme a une domination aussi étendue que profonde […]. Ce que chaque siècle produit en fait de néologisme est peu de chose à côté de ce trésor héréditaire […]. (DLF, Préface, p. ii-­iii)

Or, le fait qu’il qualifie l’innovation de nécessaire ne signifie pas qu’il l’appelle de ses vœux. On découvre alors le regret du lexicographe qui « doit convenir » de la nécessité du néologisme. De ce fait, il cherche un « contre-­poids » dans l’archaïsme (voir supra, § 1.2) qui est la force adverse. La conception de l’archaïsme comme contrepoids ne doit pas pourtant faire conclure à une vision compensatoire de ce phénomène car, aux yeux de Littré, archaïsme et néologisme n’ont pas le même degré de légitimité, le premier (« trésor héréditaire ») étant une véritable hypothèque sur la langue contemporaine (voir Glatigny 1998, p. 177). Les diverses conceptions de la néologie et du néologisme ressortent notamment des articles métalinguistiques du dictionnaire, qui sont un observatoire privilégié de l’histoire de la conceptualisation de ces deux notions. À propos du terme néologie, Littré écrit : « [E]mploi de mots nouveaux ou d’anciens mots en un sens nouveau ». Cette définition fait état d’une dichotomie entre une option formelle (« mots nouveaux ») et une option sémantique (« anciens mots en un sens nouveau. ») Si Littré présente cette pratique sémiologique sur un ton neutre, il en va tout autrement du lemme néologisme : NÉOLOGISME […] || 1° Habitude et affectation de néologie. La lecture fut précédée de grands éclats de rire sur le néologisme de cette pièce, J.-J. ROUSS. Prom. 9. Ils ne nous pardonneraient pas de nous exprimer froidement sur l’étrange ­néologisme

nous ne reproduisons pas), on remarque que cette dernière figure fait l’objet d’une méfiance inattendue, tandis que les réserves de Littré envers la première semblent s’atténuer : « NÉOLOGUE […] Celui qui invente ou aime à employer soit des termes nouveaux, soit des termes détournés de leur sens ancien […]. » ; « PURISTE […] 1° Celui qui affecte une grande pureté […].|| 2° En particulier, celui qui affecte une pureté de style exagérée […]. »

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qui dépare même ses meilleures productions [de Marivaux], D’ALEMB. Éloges, Marivaux. N’allez pas étaler l’effronté barbarisme Ni l’absurde jargon du froid néologisme, MILLEV. Invent. poétique.|| 2° Par abus, synonyme de néologie. Il y a un néologisme nécessaire qui provient des nouvelles créations dans les idées et dans les choses. || 3°  Mot nouveau, ou mot existant employé dans un sens nouveau.

Les définisseurs de la première acception évoquent à la fois un procédé sclérosé (« habitude ») et un travers mondain qui relève d’une certaine préciosité (« affectation »). Cette définition reflète la connotation dépréciative qui avait cours au xviiie siècle, auquel les citations sont empruntées, et qui est relayée par la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie (1835). C’est dans la deuxième acception que la dichotomie s’estompe car Littré postule une synonymie (quoique encore abusive) entre les deux termes. Notons que la notion de nécessité (« il y a un néologisme nécessaire ») introduit un principe de bien-­fondé qui tient à l’évolution intellectuelle et sociale elle-­même. Étant donné que dans le DLF la filiation sémantique suit un ordre linéaire, cette acception est vraisemblablement à l’origine de la troisième. Celle-­ci fait émerger la signification autonymique du lemme néologisme, qui semble supposer au préalable un recoupement des notions de néologisme et de néologie. L’enchaînement de ces trois acceptions restitue une conception du néologisme qui ne parvient pas à s’émanciper de la connotation péjorative d’origine. Cette définition n’est pas sans évoquer l’article néologisme de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (t. 11, p. 94-95). Cet ouvrage, qui n’enregistre pas le lemme néologie, insiste également sur les trois idées corrélées d’affectation, d’abus et de nécessité, et avertit que la possibilité de créer des néologismes n’est pas à elle seule une condition de légitimité, l’usage étant la caution contre le déferlement pernicieux du néologisme. Notons que Littré enregistre le métaterme néologiquement (« Par néologisme. Ce mot se dit figurément et néologiquement ») et qui semble s’appliquer aux seuls néologismes sémantiques car, dans l’exemple qui suit la définition, on suppose un sens qui serait figuré. Dans tous les cas, il appartient à la métalangue de description sémantique et traduit la tentative de décrire les procédés qui président aux changements de sens. Ce lemme, dont la définition est reprise à l’identique par Pierre Larousse, ne figure pas dans le Dictionnaire général, sans doute parce que le marquage sémantique est beaucoup plus poussé. Comme l’a démontré Michel Glatigny (1998), il existe dans les dictionnaires du xixe siècle un déséquilibre flagrant entre les marques de vétusté et celles de nouveauté, qui sont presque absentes43. Néanmoins, si le marquage du néologisme 43 À partir des lemmes compris dans le segment E-Em, M. Glatigny (1998, p. 108) relève 35 marques de vétusté chez É. Littré, 193 chez P. Larousse, 126 dans le Dictionnaire général ; quant aux marques de nouveauté, la situation est la suivante : 21 chez Littré, 23 chez Larousse et 163 dans le Dictionnaire général.

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est rare, il faut « distinguer la marque et la présence dans les colonnes d’un dictionnaire » (p. 161), autrement dit les nouveautés peuvent figurer dans le dictionnaire sans marquage. La marque néologisme est en effet ressentie comme dépréciative « au point que, même quand le lexicographe introduit un terme qu’il présente comme nouveau, il hésite à le marquer comme tel » (p. 164), ce qui est d’autant plus vrai pour les terminologies scientifiques et techniques, qui sont « unanimement respectées au nom de la religion du progrès » (p. 177). La méfiance de Littré envers les créations nouvelles44 s’estompe dans le Supplément (1877) qui marque une rupture par rapport à sa conception restrictive de la nomenclature. Ainsi, encourage-­t-il à n’avoir « à l’égard des néologismes aucun parti pris ni de répulsion absolue, ni d’engouement » (p. ii). Le Supplément est consacré spécialement aux néologismes – catégorie hétéroclite qui rassemble les néologismes formels, les néologismes sémantiques, les latinismes (académique, acclimateur, hors-­ligne, feuillette, filtreur, daguerréotype, etc.) –, aux terminologies scientifiques et techniques et aux mots provinciaux. Littré oscille entre le respect pour les « règles classiques de la formation des mots » (Gaudin et Guespin 2000, p. 67), c’est pourquoi il continue de rejeter, voire d’amender « les mots nouveaux construits en violation des lois de la composition » (Préface au Supplément, p. ii), et la nécessité de rendre compte des exigences expressives de son époque car l’on « rencontre maintenant dans les gazettes juridiques, dans les comptes rendus des sociétés régionales, dans le récit des exploitations agricoles une foule de mots qu’il s’agit d’inscrire et de faire comprendre ». Littré ne cache pas l’« intérêt doctrinal » de ces matériaux car « [o]n y trouve une foule de mots d’excellente frappe […] parce que le plus souvent ils se rattachent à un archaïsme authentique », alors que le néologisme a « pour défaut essentiel d’être une menace perpétuelle pour l’analogie et la grammaire » (p. iii). À partir des lemmes compris dans le segment A-Ameu du Supplément, soit un total de 521 entrées, nous avons relevé 19 lemmes (3,6%) qui comportent un marquage de nouveauté. Ce marquage est plutôt hétérogène : a) le marqueur néologisme désigne un néologisme formel (absoluité, absorbation, académisme, actuaire, adjuvat, affairement, agrémenter), un néologisme sémantique (accentuer ‘donner un caractère plus marqué’) et un néologisme de construction (affirmer ‘V. réfl.’) ; b) le marquage apparaît dans la métalangue de définition sous forme d’expression prédicative « nom donné aujourd’hui à… » (abaque45) ; c) le marquage est codifié par un adverbe temporel introduisant une information encyclopédique 44 À partir des lemmes compris dans le segment D-Débusquer (soit 463 lemmes), nous avons relevé seulement 2 entrées affichant la marque néologisme (déblatération et débordement). 45 Dans le cas du lemme abaque, il s’agit d’un néologisme sémantique qui désigne une évolution du référent : « Nom donné aujourd'hui à certains tableaux destinés à abréger les calculs […]. »

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telle que « on doit aujourd’hui distinguer… » (absinthisme) ; d) le marquage se présente sous forme de remarque (acquiescer). Les terminologies scientifiques et techniques, très nombreuses, ne présentent pas de marqueur en dehors de la datation de la citation. 1.6.3 Changement sémantique et pathologie

La conception du changement sémantique chez Émile Littré est en partie tributaire des tendances naturalistes de l’époque, introduites par August Schleicher (1821-1868) et diffusées en France par Abel Hovelacque (1843-1896). Cet infléchissement organiciste émerge surtout dans l’opuscule Pathologie verbale ou lésions de certains mots dans le cours de l’usage qui paraît dans le volume Études et Glanures (1880) et dont le titre rappelle la formation médicale de Littré. Cet opuscule retient notre attention d’abord par son statut textuel. Texte inclassable, il constitue l’épitexte (Genette 1992) du dictionnaire, voire son appendice46. L’existence même de cet écrit suggère que le dictionnaire n’a pas résolu tous les problèmes de signification : si le dictionnaire est le lieu du normal, cet ouvrage est le lieu du pathologique. Littré présente, sous la forme plaisante de l’anecdote47, une « série d’anomalies », c’est-­à-dire des cas de contradiction entre l’usage et l’histoire. On y relève une démarche paradoxale de purisme rétrospectif. Il dresse une typologie, voire une casuistique, des phénomènes pathologiques qui sont à l’œuvre dans la langue : « Sous ce titre, je comprends les malformations (la cour au lieu de la court, épellation au lieu d’épelation), les confusions (éconduire et l’ancien verbe escondire), les abrogations de signification, les pertes de rang […], enfin les mutations de signification. » La pathologie est d’emblée ramenée à l’usage : L’usage est grande autorité, et avec raison ; car, en somme, il obéit à la tradition ; et la tradition est fort respectable […]. Mais il n’a pas conscience de l’office qu’il remplit ; et il est très susceptible de céder à de mauvaises suggestions, et très capable de mettre son sceau, un sceau qu’ensuite il n’est plus possible de rompre, à ces fâcheuses déviations. On le trouvera, dans ce petit recueil, plus d’une fois pris en flagrant délit de malversation à l’égard du dépôt qui lui a été confié ; mais on le trouvera aussi, en d’autres circonstances, ingénieux, subtil et plein d’imprévu au bon sens du mot. (Ibid., p. 8)

46 « Comme un médecin qui a eu une pratique de beaucoup d’années et de beaucoup de clients, parcourant à la fin de sa carrière le journal qu’il en a tenu, en tire quelques cas qui lui semblent instructifs, de même j’ai ouvert mon journal, c’est-­à-dire mon Dictionnaire, et j’y ai choisi une série d’anomalies qui, lorsque je le composais, m’avaient frappé et souvent embarrassé. » (Littré 1888 [1880], p. 7) 47 Le discours puriste s’accommode mal de la teneur anecdotique de l’argumentation et en effet, au fil des pages, la position d’É. Littré s’atténue.

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Voici comment Littré explique les changements sémantiques, en diachronie, d’un lemme comme accoucher : Accoucher : n’a aujourd’hui qu’une acception, celle d’enfanter, de mettre au monde, en parlant d’une femme enceinte. Mais de soi, ce verbe, qui évidemment contient couchecoucher, est étranger à un pareil emploi. Le sens propre et ancien d’accoucher, ou, comme on disait aussi, de s’accoucher, est se mettre au lit. Comme la femme se met au lit, se couche pour enfanter, le préliminaire a été pris pour l’acte même, exactement comme si, parce qu’on s’assied pour manger à table, s’asseoir avait pris le sens de manger. Accoucher n’a plus signifié qu’une seule manière de se coucher, celle qui est liée à l’enfantement ; et ce sens restreint a tellement prévalu, que l’autre, le général, est tombé en désuétude. Il est bon de noter qu’il se montre de très bonne heure ; mais alors il existe côte à côte avec celui de se mettre au lit. L’usage moderne […] en a fait un verbe actif qui devrait signifier mettre au lit, mais qui, dans la tournure qu’avait prise la signification, désigna l’office du chirurgien, de la sage-­femme qui aident la patiente. (Ibid., p. 8-9)

Littré restitue l’histoire du mot en mesurant l’adéquation de la signification moderne par rapport au sens propre et ancien du verbe. C’est précisément l’écart entre les deux qui justifie ce développement. L’article correspondant du DLF est plus sommaire en matière d’histoire du mot. La notice présente en premier la signification actuelle, ce qui prend le contrepied de la pratique habituelle qui part de la signification étymologique. Celle-­ci est consignée dans la rubrique consacrée à l’étymologie, en fin d’article et après l’historique, au titre d’étymologie sémantique : ACCOUCHER […] || 1° V. n. Mettre au monde. Accoucher à terme, avant terme […]. || 2° Fig. et dans le style badin ou critique. L’un enfante des volumes, l’autre accouche d’épigrammes […]. || 3° S’expliquer […]. || 4° V. a. Aider une femme à accoucher. Accoucher une femme. Ce chirurgien accouche bien […].  – Rem. Accoucher, v. n. se conjugue avec être quand il s’agit d’exprimer l’état, et avec avoir quand il s’agit d’exprimer l’acte : Elle est accouchée depuis un mois ; Elle a accouché heureusement. Loc. vic. : Elle a accouché d’hier. Dites : Elle est accouchée d’hier […].  – Etym. Bourguig. écouchai ; picard, acouker. On voit par l’historique que accoucher ou s’accoucher signifie proprement se coucher, s’aliter ; ce n’est que peu à peu qu’il a pris le sens exclusif de se mettre au lit pour enfanter. De à et coucher.

Les définitions ne retracent pas l’enchaînement des significations. Car Littré se borne à constater le changement sémantique sans en éclairer ni les mécanismes ni les étapes intermédiaires. De plus, il qualifie d’« exclusif » le sens qui a fini par s’imposer alors que les significations 2° et 3° témoignent d’une ramification synchronique du lemme. En définitive, les analyses consignées dans l­’opuscule apparaissent bien plus éclairantes que celles du DLF.

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En 1888, Michel Bréal réédite l’ouvrage sous le « titre moins médical » de Comment les mots changent de sens 48. Dans l’avant-­propos, il explique que les expressions biologisantes employées par Littré ne sont pas seulement dues à son cursus de médecine49 mais qu’il s’agit d’un « tour d’esprit » (p. 3) que l’on trouve chez beaucoup de linguistes de l’époque. Le nouveau titre trahit le parti pris anti-­ organiciste de Bréal et constitue une tentative de censurer, à travers la réception, l’idéologie qui inspire l’opuscule de Littré. Dans son compte rendu de la réédition de Bréal, Gaston Paris (1888, p. 413) attribue le changement de titre à une hypertrophie du mot pathologie. Le célèbre romaniste approuve la décision de Bréal d’autant que la position de Littré évolue dans l’ouvrage : « Il est certain que Littré, dans son choix de mots intéressants, avait un peu oublié sa première idée, et qu’il trouva lui-­même excellentes plusieurs des évolutions des sens qu’il passe en revue. » Il n’en reste pas moins que si Paris approuve le changement de titre, le nouvel intitulé lui semble inadéquat en ce qu’il a « le tort de donner l’idée d’une théorie (dans le genre de celle de M. Darmesteter dans […] La vie des mots), tandis qu’on n’a ici […] qu’une “série d’anecdotes” » (ibid.). Titre à part, Bréal s’en prend à la tendance à voir dans les modifications sémantiques un « signe de maladie »50 et prône une analyse d’ensemble des faits linguistiques : L’illusion vient de ce que le linguiste n’observe qu’un seul terme à la fois, et qu’il ne saurait avoir simultanément les yeux fixés sur l’ensemble de la langue. Ce qu’un mot perd, un autre le gagne. Ils ne peuvent tous grandir et s’étendre simultanément. (Dans Littré 1888 [1880], p. 4)

Pourtant, le sémanticien, qui invite à ne pas prendre à la lettre « ce jeu d’imagination de notre auteur », envisage lui-­même des cas anormaux : cela advient quand deux familles de mots se mêlent (par ex. vil et vilain, force et forcené). Paris se montre sceptique vis-­à-vis des exemples de Bréal et juge sa définition trop restrictive. Pourtant, succombant à son tour aux métaphores médicales, il finit également par parler de « pathologie sémantique » (Paris 1888, p. 413) à propos des deux sens de hôte, louer (du locataire et du propriétaire) ou encore beau-­père (qui a supplanté à la fois suire et parastre).

48 A. Meillet choisira ce même titre dans l’essai sur la sémantique qu’il écrit en 1905 pour l’Année sociologique d’É. Durkheim. 49 On se souviendra des mots de C. A. Sainte-Beuve (1863, p. 52) : « [C]’est un physiologiste et un organicien en toute étude ; être médecin est son vrai caractère scientifique. » 50 M. Bréal (2005 [1897], p. 204) revient sur cette question dans son compte rendu du livre d’A. Darmesteter.

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1.6.4 Héritage et régimes d’interprétation : le cas d’Émile Deschanel

En 1898, Émile Deschanel (1819-1904) publie un ouvrage intitulé Les déformations de la langue française (1898). Professeur de littérature grecque à l’École normale supérieure, puis de littérature française moderne au Collège de France et sénateur inamovible51, il collabore à la Revue des Deux Mondes à partir de 1847. Le but de Deschanel est de compléter et mettre à jour la Pathologie verbale d’Émile Littré (voir Deschanel 1898, p. 10). Il cite également l’Essai de sémantique (1897) de Michel Bréal, qui servira de référence tout au long de l’ouvrage, et en particulier un article qui figure en annexe de l’Essai, « Qu’appelle-­t-on pureté de la langue ? », comme caution de sa propre démarche : « Ne pourrait-­on aujourd’hui essayer de continuer leur œuvre, même sans espoir d’être écouté ? Pourquoi ne pas défendre, à notre tour, la bonne langue française, honneur de nos pères ? » (Deschanel 1898, p. 11) Sa réception de l’ouvrage de Bréal appelle pourtant quelques remarques. L’article de l’Essai qu’il cite est un compte rendu de l’œuvre Om sprakriktighet (1888) d’Adolphe Noreen (1854-1925), professeur de philologie scandinave à Uppsala. Bréal s’interroge sur la notion de pureté de la langue et sur son histoire ; ainsi, mentionne-­t-il les grammairiens classiques qui se sont attachés à « élaguer les expressions impropres et mal venues, faire la guerre aux doubles emplois, écarter tout ce qui est obscur » (Bréal 2005 [1897], p. 187). Deschanel cite subrepticement ce passage en l’interprétant comme une marque de l’adhésion de Bréal à l’activité des grammairiens français, alors que la visée de celui-­ci est de démarquer la linguistique moderne de la grammaire : « J’ai cité ces opinions à dessein, écrit Bréal, pour montrer combien elles sont loin des théories aujourd’hui accréditées. Pour la linguistique moderne, toutes les formes, du moment qu’elles sont employées, ont droit à l’existence. Plus même elles sont altérées, plus elles sont intéressantes… » (ibid., p. 189). Si un discours déontique traverse parfois l’argumentation de Bréal (voir infra, chap. 5), il paraît sans doute excessif de le ranger, avec Littré, parmi les défenseurs de la pureté de la langue. Si les ouvrages de Littré et de Bréal constituent l’horizon de rétrospection (Auroux 1987) de Deschanel, on voit bien que cet horizon coïncide avec une forme de réception qui établit un régime d’interprétation et qui joue, de ce fait, un rôle actif dans la constitution des savoirs (méta)linguistiques. Bien que le titre de l’ouvrage de Deschanel insiste sur la notion de déformation, aucune conception organiciste ne s’en dégage : la seule idéologie qui l’anime est un purisme linguistique exclusif. La défense de la langue est, aux yeux de l’auteur, une tâche d’autant plus urgente que « jamais les bizarreries et les déformations

51 Il fut également père de Paul Deschanel, futur président de la République française.

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ne se sont multipliées autant que de nos jours » (p. 207), à cause notamment des langages des écoles littéraires. Il s’agit dès lors de juger la langue actuelle à l’aune de sa conformité aux modèles anciens. Deschanel souscrit à l’idée que « les transformations “incessantes” sont la vie même du langage » (1898, p. 5), cependant il estime qu’« il y a dans cette fabrication non contrôlée bien des hasards » et conteste la curiosité indiscriminée et pseudo-­scientifique des linguistes : De savants philologues acceptent tout, sans protester. Ils sont comme les naturalistes, aux yeux de qui les produits hybrides ont leur intérêt aussi bien que les formations régulières. Ou bien, de même que certaines plaies, atroces pour le patient, ne manquent pas d’attrait pour le chirurgien, certains cas de difformité linguistique, monstrueux aux yeux des profanes, n’émeuvent pas autrement ces savants maîtres. La curiosité du linguiste […] n’est pas loin de consoler les regrets du philologue. (Deschanel 1898, p. 7)

Cette curiosité a pour effet de considérer toutes les formes linguistiques comme des observables légitimes et dignes d’étude. Une polémique contre Littré apparaît ici en filigrane, ce dernier ayant comparé sa démarche lexicographique à la pratique d’un médecin attentif à toutes les anomalies, susceptibles d’être instructives. Bréal, de son côté, n’affirmait pas autre chose. Chez Deschanel, l’anormalité est conçue au sens étymologique d’écart de la norme, cette dernière s’identifiant avec l’usage. Pourtant, « si l’on est bien forcé de subir l’usage, on n’est pas obligé de l’approuver toujours » (ibid., p. 8), ce qui ouvre une brèche aux dissensions puristes. Celles-­ci n’ont évidemment que peu de prise sur l’usage, qui entérine la réversibilité de la norme : il suffit que ce dernier ratifie une forme, aussi anormale soit-­elle, pour qu’elle devienne l’expression de la norme. L’usage remplit donc une fonction de normalisation contre laquelle les regrets puristes sont impuissants. L’ouvrage de Deschanel est constitué de six chapitres qui proposent chacun un type de changement : « de significations », « de prononciation et de forme », « de constructions et de tours », « de genre, de nombre, etc. », « création de mots mal venus ou inutiles », « étymologies et doublets ». Si l’auteur cherche à élaborer une typologie du changement, ses analyses s’appuient essentiellement sur l’Essai de sémantique de Bréal et La vie des mots (1887) de Darmesteter qui sont des modèles assumés et auxquels il emprunte la plupart des exemples. L’intérêt de son ouvrage tient donc moins à l’originalité des analyses qui y sont consignées qu’au fait qu’il témoigne de l’émergence d’un débat et d’un discours plus ou moins homogènes sur la signification. Pour preuve la récurrence d’analyses portant sur les mêmes lexèmes (par ex. bureau), ce qui permet une comparaison efficace des différentes approches. Comme le notent Colombat et al. (2010, p. 101) à propos des objets discursifs de la tradition grammaticale, les exemples constituent « un lieu d’observa-

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tion intéressant pour l’historien » car ils instruisent sur la constitution des savoirs linguistiques à une époque donnée, ainsi que sur les effets de transmission de ces savoirs, qui se développent par « accrétion » (Auroux 1994, p. 118). Le terrain de confrontation est ici la notion de changement linguistique, appréhendée généralement en termes de pathologie. L’étude des changements sémantiques repose chez Deschanel sur un critère intuitif, à savoir leur degré d’intelligibilité. Selon l’auteur, les mots changent de signification tantôt « peu à peu et par degré »52 (Deschanel 1898, p. 13), tantôt « tout d’un coup et sans raison »53, tantôt « par nuances raisonnables » (p. 33), ce qui l’amène à faire le départ entre déformation et transformation. Cette dernière comporte un principe de gradation car « le sens va s’étendant de proche en proche ». En réalité, Deschanel parle de « nuances raisonnables » sans pondérer les implications d’une telle formulation : le caractère « raisonnable » est-­il du côté de la langue ou du côté du philologue ? Dans le premier cas, l’auteur supposerait une rationalité interne à la langue qui serait néanmoins intermittente ; dans le second, il s’agirait d’une rationalité dégagée a posteriori en fonction de l’érudition du philologue. À ce propos, on mesure l’arbitraire du jugement qui qualifie le changement (« peu à peu et par degré ») du mot mouchoir de déformation plutôt que de transformation : Le premier sens est : objet avec lequel on se mouche. 2° Le hasard de nos habitudes veut que cet objet soit une pièce carrée d’étoffe, soie, fil, coton, etc. De là, par oubli de la destination et par considération unique de la nature et de la forme de l’objet, le mot « mouchoir » s’applique à des pièces d’étoffe de même genre : « se mettre un mouchoir autour du cou ». 3° Le mouchoir que les femmes se mettent autour du cou retombe en pointe triangulaire sur leurs épaules : considération d’un nouveau caractère ; de là le sens que le mot prend dans la langue de la marine : mouchoir, pièce de bois triangulaire. Ainsi le mot perd son sens primitif, pour désigner un nouvel objet ; puis, le nom passe du deuxième objet à un troisième à l’aide d’un caractère nouveau, qui s’oublie à son tour, et ainsi de suite. (Ibid., p. 16-17)

L’auteur emprunte cette explication à La vie des mots de Darmesteter sans toutefois évoquer le procédé de l’enchaînement par lequel ce dernier analyse ­l’évolution du lexème en question (voir infra, § 3.5), qui repose sur un processus de transformation graduelle. Deschanel introduit une explication chiffrée qui ne figure pas chez Darmesteter, mais qui intervient dans l’article du Dictionnaire général, dont le premier tome paraît en 1895. Or poser l’intelligibilité comme critère de discrimination entre déformation et transformation ne renseigne nullement sur les m ­ écanismes qui président aux transformations de sens. 52 Il donne les exemples suivants : partir, mouchoir, éclat. 53 Tels que mièvre, émérite, truculent, compendieusement, véracité, néfaste, etc.

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Cela confirme que l’intérêt de Deschanel se porte moins sur le changement en tant que tel que sur la recevabilité des formes. L’idéologie puriste de Deschanel dissimule le statut heuristique des exemples qu’il puise chez les sémanticiens, ainsi que l’effort de ceux-­ci pour monter en généralité à partir des phénomènes observés. La visée de Deschanel reste donc en-­deçà d’une théorisation générale des mécanismes qui règlent la signification. Son recueil est un corpus de formes sur lequel le grammairien doit légiférer. L’impression qui se dégage est alors celle d’une œuvre fragmentaire et anecdotique, qui restitue une interprétation abusivement homogène des théories du changement linguistique de ses contemporains (Littré, Bréal et Darmesteter). 1.7 Conclusion

Dans le DLF d’Émile Littré, la description de la signification oscille entre deux principes d’ordonnancement, l’ordre historique et l’ordre logique, que l’auteur cherche à concilier dans une synthèse impossible. Le problème qui se pose est d’introduire de la discontinuité au sein de la matière lexicale. Littré adopte alors deux critères de discontinuité : la prise en compte de la temporalité et le choix préalable d’un point de vue. En réalité, ces deux critères n’en font qu’un car c’est la temporalité qui détermine l’état de langue à décrire. Plusieurs difficultés sont liées à la délimitation de l’usage, qui constitue à la fois la matière et la finalité du dictionnaire. En tant que finalité, l’usage contemporain est un artefact que Littré construit. Son dictionnaire ne se borne pas à un enregistrement de la langue actuelle : il y a chez Littré un effort de distanciation qui tient à la méthode positive, ainsi qu’à la fonction normative du dictionnaire. Cette exigence de recul produit un idéal de langue qui tire sa légitimité de l’histoire (la langue classique) et qui se fige dans un espace intemporel. Au demeurant, si le dictionnaire est conçu comme le lieu de la régulation de la signification et de la quête de l’identité des mots, un problème majeur est celui du changement linguistique. La position de Littré oscille entre la prise en compte inévitable de celui-­ci et sa mise en sourdine afin de construire un état conforme à son idéal de langue classique. De surcroît, la variation est associée à la pathologie. Le changement intervient dans l’historique sous forme de citations ordonnées de manière chronologique. Mais il émerge aussi dans la partie consacrée à cette synchronie élargie (du xviie au xixe siècle) qu’est l’usage contemporain. La notion de changement ébranle dès lors celle d’identité. Celle-­ci concerne aussi bien les évolutions de signification depuis un sens étymologique oblitéré, que les mots à significations multiples, ou mots compliqués (Littré ne dispose pas de la notion de polysémie). De plus, le problème du changement est réinvesti dans la 64

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dialectique entre archaïsme et néologisme. Nous verrons dans les prochains chapitres que si l’étude du changement est désormais au cœur de la sémantique et, plus généralement, d’une théorie du langage, les notions d’histoire et de changement en sortent nécessairement modifiées. Enfin, l’activité de description sémantique entreprise dans le cadre du dictionnaire suscite un débat de plus en plus explicite qui constitue le socle des premières théorisations systématiques sur le sens.

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CHA P IT RE 2

Le sens entre pédagogie de la langue, lexicologie et encyclopédisme

2.1 Le Grand Dictionnaire universel du XIX e siècle de Pierre Larousse : langue et encyclopédisme

Une importante contribution au débat d’idées sur la signification lexicale dans cette seconde moitié du xixe siècle est l’activité lexicographique et lexicologique de Pierre Larousse, généralement passée sous silence par les historiens de la sémantique. Né en 1817 à Toucy dans l’Yonne, Pierre-Athanase Larousse devient instituteur à l’âge de vingt ans. Rebuté par des méthodes et des manuels qu’il juge archaïques, il quitte l’enseignement en 1840. Installé à Paris, il entame une carrière d’autodidacte et suit, sans lésiner, tous les cours gratuits qu’il peut trouver dans plusieurs institutions parisiennes (Sorbonne, Conservatoire des arts et des métiers, Collège de France, Muséum d’histoire naturelle). Répétiteur à l’Institut Jauffret, internat privé, de 1848 à 1851, il fait paraître, en 1849, son premier ouvrage, un cours complet de la langue française, intitulé La Lexicologie des écoles primaires. En 1851, il rencontre Augustin Boyer (1821-1896)1, qui deviendra son associé lors de la fondation de la Librairie Larousse et Boyer. Après plusieurs demandes infructueuses du brevet de libraire-­éditeur, la maison d’édition reçoit l’autorisation d’exercer le 23 octobre 1852 : l’imprimerie de la rue Notre-Dame-­ des-Champs va dès lors permettre la réalisation d’une entreprise colossale2, qui 1 A. Boyer se séparera de P. Larousse en 1869. Celui-­ci, « unique auteur-­éditeur » du GDU, pourra alors s’engager ouvertement dans la voie du militantisme républicain, voir Mollier 2013, p. 99. 2 Pour une analyse de son œuvre, voir Rétif 1975, Pruvost 2002a et 2008, Pruvost et Guilpain-­ Giraud 2002.

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passe n­ otamment par une prise en charge complète des aspects techniques dans la fabrication de toute une série de dictionnaires. En 1856 paraît le Nouveau Dictionnaire de la langue française, mais un autre projet est déjà en chantier depuis quelques années : le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle (1866-1876). En 1863, dans un numéro de L’École normale (ix, p. 161), revue destinée aux instituteurs et aux professeurs que Larousse crée en 1858, celui-­ci évoque un projet de dictionnaire qui l’occupe déjà depuis vingt ans (voir Rétif 1975, p. 166). Le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle (dorénavant GDU) s’impose d’abord par ses dimensions : il paraît en 15 volumes publiés de 1866 à 18763, et deux suppléments qui paraissent respectivement en 1878 et en 1890. L’ouvrage retient également l’attention par sa double nature, qui le situe entre deux genres : le dictionnaire et l’encyclopédie. L’universalité4 évoquée dans le titre – qui n’est pas la généralité du Dictionnaire général – est celle de l’encyclopédisme, qui vient désenclaver la partie lexicologique. Ce mélange de genres comporte des spécificités dans le traitement de la signification, et engage, plus généralement, la question du « fonctionnement du lexique dans sa dimension sémantico-­référentielle » (Grimaldi 2002, p. 79). Un dictionnaire de langue et un dictionnaire encyclopédique (et encore faut-­il que les deux genres soient clairement identifiables) n’ont pas les mêmes enjeux. Si le premier explore la sémantique lexicale des unités signifiantes, l’autre vise à rendre compte de la désignation des idées et des choses5. De là, le glissement « de la sémantique de la signification […] vers une sémantique de la désignation mettant en rapport les noms et les notions dans un système de connaissance construit » (Rey 1995, p. 136). Dans ce chapitre, nous analyserons l’approche de Larousse en insistant sur la convergence qu’elle réalise entre savoir lexical et savoir grammatical, piliers de sa doctrine lexicologique. Cette approche constitue une étape intéressante dans l’étude de la signification lexicale à plusieurs titres. En premier lieu, la série 3 P. Larousse s’éteint en 1975, il ne verra donc pas la parution des trois derniers tomes reliés correspondants aux lettres P-Z, voir Rétif 1975, p. 171. 4 Comme l’a observé J.-P. Saint-Gérand (2005a, p. 30), dans le GDU le lemme général « s’ouvre sur l’affirmation sans ambages d’une relation de parasynonymie avec “universel” ». L’épithète universel, et le projet qu’elle dénomme, a traversé l’histoire de la lexicographie française. Rappelons, au xviie siècle, le Dictionnaire universel (1690) d’A. Furetière et le Dictionnaire universel (1704) des Jésuites de Trévoux ; au xviiie siècle, le Dictionnaire universel des Sciences et des Arts (1754) de T. Dyche ; au xixe siècle, le Dictionnaire universel de la langue française (1800) de P. Boiste, le Dictionnaire universel portatif de la langue française de C.-M. Gattel (1813, première éd. 1797), le Dictionnaire universel de la langue française de C. Nodier et V. Verger (1826), le Dictionnaire national, ou dictionnaire universel de la langue française (1845-1846) de L.-N. Bescherelle et le Nouveau Dictionnaire universel de la langue française (1861) de P. Poitevin. 5 Pour une histoire de l’encyclopédisme, voir Meschonnic 1991 et Rey 2007.

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des Lexicologies des écoles place le lexique et la signification au cœur du dispositif grammatical et parvient à dépasser, nous le verrons, un certain clivage entre grammaire et dictionnaire. Dans le sillage de la tradition tropologique et synonymique des xviie et xviiie siècles (voir Delesalle 2002, p. 113), les manuels scolaires de Larousse proposent une étude synchronique de la signification. En travaillant sur la valeur des mots, ils exploitent le matériel lexical que le lexicographe est en train de collecter pour ses dictionnaires. Lexicologie et lexicographie fonctionnent donc en binôme chez Larousse. Il sera ici question des implications de la coupe synchronique dans la description sémantique, ainsi que de la place qu’il réserve à l’histoire et à l’étymologie dans l’analyse des faits de langue. Notre analyse s’appuie sur les manuels de lexicologie, le paratexte des dictionnaires, et sur un certain nombre d’articles, y compris métalinguistiques, qui font toucher du doigt les contradictions de la lexicographie face à la question sémantique. En deuxième lieu, Larousse conçoit ses dictionnaires en opposition à la méthode d’Émile Littré, ce qui nous permet de réfléchir au taux de cumulativité des idées et des pratiques relatives à la codification lexicographique. Enfin, jalon important en cette période de grammatisation, dans l’acception de Renée Balibar (1985), son projet s’inscrit dans un programme pédagogique militant qui vise à garantir un accès public au savoir à travers la maîtrise du vocabulaire. Le GDU se veut avant tout un instrument de démocratisation des connaissances6 et de militantisme républicain, la doctrine républicaine et anticléricale7 étant dispensée notamment à travers le dispositif du renvoi, expérimenté avec succès dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. 2.1.1 Une microstructure double

Le xixe siècle est « le siècle des dictionnaires », Pierre Larousse l’affirme aussitôt dans la préface du GDU où il s’interroge sur la nécessité de publier une « nouvelle encyclopédie » : le siècle en a-­t-il besoin ? L’auteur répond « hardiment » par l’affirmative car son travail « remplit une lacune ». Pour le démontrer, il passe en revue toutes les productions antérieures « dans la carrière lexicographique et encyclopédique » en distinguant deux sortes d’ouvrages : ceux qu’il qualifie de « monument », d’« édifice », voire de « forteresse », de « statue » ou encore de « carrière » ; et ceux qu’il compare à des « nuées de sauterelles », « échappées 6 Dans la revue L’École normale, P. Larousse n’a de cesse de défendre les principes de la laïcité et gratuité de l’enseignement primaire et l’obligation d’instruction, qui seront mis en place grâce aux lois scolaires de J. Ferry (1832-1893), ministre de l’Instruction publique du 4 février 1879 au 23 septembre 1880. 7 On sait que l’église romaine mettra le GDU à l’Index librorum prohibitorum le 1er mars 1873.

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de nos grandes boutiques de librairies » et qui s’abattent comme des fléaux « dans nos bibliothèques et nos écoles ». Parmi ces sauterelles, il range Louis-­Nicolas Bescherelle, Napoléon Landais, Poitevin, etc. En vérité, sa préface n’est pas aussi « modeste » qu’il le prétend ; lorsqu’il déclare ne pas vouloir se mettre sur un pied d’égalité avec la « trinité glorieuse »8 qui a marqué l’histoire littéraire française, ses propos relèvent sinon de la prétérition, du moins de la captation d’héritage. Les intentions de Larousse n’en sont pas moins monumentales, le projet étant celui d’un « dictionnaire universel, qui renferme tout ce qui a été dit, fait, écrit, imaginé, découvert, inventé, est donc une œuvre éminemment utile, destinée à satisfaire d’immenses besoins » (GDU, Préface, p. lxv). Les commentateurs ont beaucoup insisté sur la composante encyclopédique de ce dictionnaire, qui en éclipse l’intérêt strictement linguistique. Chaque article comprend deux volets9 : le premier constitue la partie lexicologique ; le second, beaucoup plus long et introduit par l’abréviation « Encycl. », propose des développements encyclopédiques10. Ce hiatus structurel correspond à des stratégies discursives différentes11. Dans la section encyclopédique, les énoncés sont rangés selon une chronologie historique construite à partir de la deixis de l’auteur (Collinot 2001, p. 74). De plus, par sa teneur personnelle et débridée (Rey 1989, p. 1821), cette section diffère du volet lexicologique qui demeure généralement plus neutre. Force est de constater que la distinction entre dictionnaire de mots (de langue) et dictionnaire de choses (encyclopédique), telle qu’elle est stipulée par l’article dictionnaire de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, ne va pas de soi12, de même que « celle de leurs deux objets supposés : les signes et leurs visées-­dans-­ 8 Il cite les préfaces de l’Encyclopédie, de la 6e édition du Dictionnaire (1835) de l’Académie et enfin celle de Cromwell (1827) de V. Hugo. 9 P. Larousse emprunte cette bipartition à l’ouvrage Dictionnaire Français Illustré et Encyclopédie Universelle (1858-1864) de J.-F. Dupiney de Vorepierre (1811-1879) dont il conteste néanmoins l’insuffisance de la partie lexicologique. Car ce dernier fait l’impasse sur nombre d’acceptions de mots usuels, n’explique pas les filiations des sens, se dispense des citations d’auteur et abuse du dispositif du renvoi dans le souci d’éviter que la partie lexicologique fasse double emploi avec la partie encyclopédique, voir GDU, Préface, p. xlv. 10 Comme l’a montré É. Grimaldi (2002), P. Larousse consolide une structure qui est encore fragile et instable dans la grande lexicographie du xixe siècle antérieure au GDU. Un précédent en est le Dictionnaire national de langue française (1846) de L.-N. Bescherelle qui préfigure la séparation des zones linguistique et encyclopédique, mais dans un sens inverse par rapport au GDU, la partie encyclopédique précédant, chez Bescherelle, l’information linguistique. 11 Pour une théorisation de la « situation encyclopédique » en tant que « site discursif » dans le GDU, voir Collinot 2001. 12 A. Rey (2007, p. 40) définit le dictionnaire encyclopédique comme un genre intermédiaire qui « insère un morceau de description du monde à l’intérieur de la description du mot, chaque fois que l’occasion s’en présente ».

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le-­monde  » (Delesalle et Rey 1979, p. 22). Dans le GDU, la partie lexicographique comporte également des informations encyclopédiques13, ce qui rend instables les frontières entre les deux volets. Or, s’il est vrai que la spécificité du GDU doit à sa nature totalisante et démesurée, l’auteur n’hésite pas à ranger son dictionnaire sous la bannière de la langue, en insistant sur l’importance de la partie linguistique de l’ouvrage, qui fait preuve d’une « grande rigueur » (Pruvost 2002a, p. 25) et qui reflète, à en croire Larousse, les avancées qu’il introduit en matière d’analyse sémantique14 : Le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle étant, avant tout, le dictionnaire de la langue, la partie lexicographique a reçu des développements qu’on chercherait vainement ailleurs, et qui se suivent dans un ordre logique, clair, méthodique, que tous les dictionnaires avaient trop dédaigné jusqu’à présent : sens propre, sens par extension, par analogie ou par comparaison, sens figurés purs, sont nettement déterminés par des exemples qui font rigoureusement ressortir les nuances et les délicatesses des diverses acceptions. (GDU, Préface, p. lxv)

Quant à la genèse du projet encyclopédique, si Jean Pruvost (2002a, p. 24) estime que Larousse « eut l’idée de combiner l’Encyclopédie de Diderot et le dictionnaire de Littré », selon Alain Rey, le GDU tire plûtot sa spécificité de la posture pédagogique de l’auteur : [I]l ne faut pas placer Larousse sur la lignée des encyclopédistes qui se plient par nécessité à l’ordre alphabétique (tels Diderot et d’Alembert) ni sur celle des auteurs de dictionnaires axés sur la philologie (tel Littré). Son génie propre est de plier toutes les informations réunies à un programme pédagogique, à la manière des jésuites de l’âge classique, qu’il n’aimait guère […]. Dans un tel programme, la langue, ou plutôt sa dimension lexicale, est décrite dans sa modernité et dans son histoire, pour mieux refléter la connaissance visée de la culture et du monde […]. Pour Pierre Larousse, il est inutile de prétendre caractériser le lexicographe sans prendre en compte les spécificités du pédagogue, de l’éditeur, et du témoin social actif. […] Larousse […] s’inscrit dans une tradition qu’il exploite et qu’il dérange. (Rey 1995, p. 132-133)

Il est indéniable que dans le GDU « le projet encyclopédique se double d’un militantisme didactique et démocratique » (Gaudin et Guespin 2000, p. 67) qui vibre tout au long de l’ouvrage et qui innerve également la partie lexicologique. Le dictionnaire est présenté à la manière d’un « banquet » platonicien auquel toutes les couches sociales sont conviées (GDU, Préface, p. lxxi). Cette visée 13 Voir à ce propos Bisconti 2014. 14 Comme l’a signalé G. Matoré (1968, p. 127), l’analyse subtile en matière de sens n’est réalisée qu’à moitié car « ses collaborateurs, trop nombreux pour être surveillés […], ne se sont pas toujours montrés à la hauteur de leur tâche ».

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­éducative explique certains choix de construction. Le problème qui se pose concerne d’abord la stratégie définitionnelle. L’auteur analyse le procédé de l’équivalence synonymique du dictionnaire de l’Académie qu’Émile Littré avait rejeté. Il s’y montre, de prime abord, favorable car cette méthode présente l’avantage de rendre accessibles les mots en dehors de toute connaissance préalable : Au premier coup d’œil, il semble que cette manière de définir les mots soit complètement illogique ; mais, quand on y réfléchit mieux, on reconnaît bientôt que c’est encore la meilleure […]. En effet, on ne doit pas supposer qu’ils [les lecteurs] ignorent complètement la langue ; s’il en était ainsi, il faudrait leur donner un professeur, et non pas un dictionnaire ; mais ils ne connaissent point tous les mots de la langue et ils ouvrent le dictionnaire pour y chercher ceux qu’ils ignorent […].­ [I]l est même permis de supposer que, dans certains cas, une personne qui ignore à la fois les deux mots, ou qui, du moins, les connaît mal, pourra s’en faire une idée assez exacte dès qu’elle aura appris qu’ils signifient à peu près la même chose. (Ibid., p. ix)

La position de Larousse suggère que la langue, avant d’être un objet de connaissance, est d’abord une instance de médiation entre l’homme et le monde. Dans ses méthodes lexicologiques, nous le verrons, la synonymie intervient en tant que dispositif pédagogique de pointe pour inciter les élèves à un usage des mots à bon escient (voir infra, § 2.6). Au demeurant, Larousse met en avant les liens entre lexique et grammaire, ce qui est censé dépasser le danger une « nomenclature uniquement nominaliste » : Outre l’orthographe et la signification des mots, le dictionnaire de la langue doit encore donner la solution des principales difficultés grammaticales. L’Académie l’a bien compris, et elle résout en effet les plus graves […] le plus souvent en donnant simplement un ou deux exemples où le cas douteux se trouve appliqué comme il doit l’être. Certains grammairiens auraient voulu que l’Académie motivât ses décisions : elle en a jugé autrement, et elle a bien fait peut-­être au point de vue de son autorité. (Ibid., p. xi)

De manière inattendue, Larousse admet que la norme linguistique puisse émaner d’une instance élitaire qui la forge unilatéralement, et dont les instructions linguistiques correspondent au prescriptivisme fort du devoir être (« le cas douteux se trouve appliqué comme il doit l’être »). Et il justifie le principe d’autorité du dictionnaire de l’Académie, « vrai code de la langue française, jusqu’à ce qu’il soit remplacé par un autre code, émané de la même autorité » (ibid., p. viii). La langue s’en trouve dès lors assimilée à un « palimpseste incessamment repris, modifié mais régulé par une norme, et réécrit de génération en génération par les détenteurs d’un savoir et d’une autorité » (Saint-Gérand 2005b, en ligne). Il demeure que Larousse pourfend toute conception fixiste de la langue, qui est démentie par les changements de sens des mots liés à l’évolution des sociétés humaines.

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2.2 Une nouvelle lexicographie : la daguerréotypie ou la description de la langue actuelle

Comme le dictionnaire d’Émile Littré, le GDU s’inscrit dans la mouvance historiciste qui marque le siècle. Néanmoins, il ne se fige pas dans une posture passéiste « puisqu’il a en vue le futur et s’ouvre au monde en visant tous les publics » (Delesalle 1995, p. 71). L’histoire est plutôt conçue comme une marche vers l’avenir, comme l’évolution de la pensée humaine qui se manifeste à travers la langue. Contrairement à Littré, Larousse vise à décrire cette dernière dans l’état le plus contemporain, ce qui revient à émanciper le dictionnaire du joug de l’histoire : « Un dictionnaire du xixe siècle ne doit-­il pas s’attacher de préférence à reproduire la physionomie de la langue au moment actuel ? » (GDU, Préface, p. lxv-­lxvi) Cette vision est cohérente avec les thèses qu’il expose dans le Nouveau dictionnaire de la langue française, publié en 1856 en un volume, où il s’inscrit en faux contre l’attitude archéologisante de ses devanciers, lesquels ont commis « l’erreur grave d’assimiler une langue vivante à une langue morte » (p. ix). Or, tout comme Littré, Larousse défend la « grande loi de la transformation, caractère distinctif de tout ce qui vit » (ibid.), et va jusqu’à théoriser une approche lexicographique, la daguerréotypie, inspirée des nouvelles méthodes dans le domaine de l’optique. Ce n’est sans doute pas un hasard s’il utilise un néologisme (que Littré recense aussi) pour qualifier une lexicographie novatrice15 se voulant en prise directe sur la langue actuelle. Car « [c]’est au lexicographe à observer, à suivre attentivement cette transformation et à daguerréotyper, pour ainsi parler, cette physionomie au moment même où il écrit, ainsi qu’à utiliser les richesses que les langues vivantes acquièrent avec le temps » (ibid.). Dans l’article du GDU, Larousse définit la daguerréotypie comme l’« [a]rt de faire des reproductions au moyen du daguerréotype », et le daguerréotype comme l’« [a] ppareil servant à prendre et à fixer les images obtenues dans la chambre noire […]  – Fig. Reproduction fidèle ». Dans cette dernière définition, l’auteur envisage un sens figuré qui peut convenir à sa propre méthode d’analyse. Cet emploi ne figure ni chez Littré ni dans le Dictionnaire général. Faisant preuve d’un scientisme quelque peu doctrinaire, Littré avait privilégié un état de langue révolu ; pour Larousse, en revanche, le dictionnaire doit enregistrer la langue dans son actualité, la fonction qui lui convient étant plutôt celle du « laquais » qui « ne doit ni suivre de trop loin, ni ouvrir la marche : c’est un laquais qui porte les bagages de son maître, en le suivant par derrière » (GDU, Préface, p. x). Il s’insurge contre

15 En 1869, il paraît sous le titre de Dictionnaire complet de la langue française. Il est l’ancêtre du Petit Larousse illustré (1905), dirigé par C. Augé (1854-1924).

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les « études rétrospectives » et la « philologie archéologique » de Littré, dont la méthode, imprégnée d’érudition, s’accommode mal du grand public. Il conteste les principes mêmes du dictionnaire de son concurrent car « c’est un ouvrage qui convient aux lettrés, à nos bibliothèques publiques, et non à cette classe innombrable de lecteurs qui a plus d’esprit que Voltaire et qui s’appelle tout le monde » (ibid., p. xvii). L’ancien instituteur de Toucy donne toute leur place aux écrivains de son époque tels que Victor Hugo, Alphonse de Lamartine, Alfred de Musset, Théophile Gautier, Charles Augustin Sainte-Beuve, Honoré de Balzac, etc. – sur lesquels Littré faisait peser un interdit – parce qu’ils contribuent à assouplir et faire évoluer la langue pour l’adapter aux besoins de la pensée (p. lxvi). Le GDU prend le contre-­pied du principe de l’encyclopédie qui prévoit une nomenclature plus réduite mais des développements plus amples (Gaudin et Guespin 2000, p. 64), c’est pourquoi la nomenclature du GDU est aussi riche que celle de Littré (voir Rey 1989). De surcroît, conformément aux canons de l’encyclopédie, la macrostructure du GDU doit beaucoup à la toponymie et à l’onomastique. La priorité que Larousse accorde à la langue actuelle procède de la volonté d’assurer une accessibilité immédiate à tout un chacun. La perspective qu’il adopte est celle des locuteurs, qui sont pour lui des sujets politiques susceptibles d’intervenir, par le langage, sur la marche de l’histoire. Aussi le dictionnaire devient-­il un lieu de formation et d’initiation démocratique. À ce propos, Jacques-Philippe Saint-Gérand (2005b, en ligne) observe que « le G.D.U. prend […] les allures d’un compendium descriptif ou illustratif, dialectique et critique du monde, dont les secteurs découvrent peu à peu le dessein éthique, esthétique et encyclopédique sous l’hypothèque d’une constante explicabilité des phénomènes par les mots qu’articule le discours des notices ». En réalité, le projet de réaliser une daguerréotypie de la langue actuelle semble incompatible avec une dimension encyclopédique englobant inévitablement l’histoire, « tant la dimension historique et les écarts par rapport à une compétence contemporaine […] sont liés à la structure des sens dénotatifs, des connotations et des notions construites » (Delesalle et Rey 1979, p. 13). L’encyclopédisme ne peut alors qu’infléchir la description synchronique dans le sens de la diachronie. Une fois de plus, le dictionnaire est le lieu d’un conflit entre objectifs et méthode. Cependant, un élément est susceptible de fédérer le souci de la langue actuelle et la finalité encyclopédique : ce sont les terminologies scientifiques et techniques. Celles-­ci dénotent la perspective éducatrice qui justifie le projet encyclopédique. Car il s’agit de faire accéder un large public à la maîtrise du lexique qui est aussi une maîtrise du réel.

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2.2.1 Un artefact du grammairien : la dichotomie néologie vs néologisme16

L’orientation synchronique du GDU rend la nomenclature plus perméable au néologisme, même si le marquage du néologisme est, comme chez Littré, très peu développé (voir supra, chap. 1, note 43). La nomenclature de Larousse enregistre, à son tour, les lemmes néologie et néologisme, mais cette distinction est présente uniquement de dicto : NÉOLOGIE […]. Invention, emploi, usage de mots nouveaux ou de mots anciens avec un sens nouveau […].  –  Encycl. V. NÉOLOGISME […] NÉOLOGISME […]. Habitude, abus de la néologie ; emploi de mots nouveaux ou de mots anciens dans un sens nouveau […].  –  Par ext. Mot nouveau, ou mot existant pris avec un sens nouveau.

La définition de néologie emploie les mêmes définisseurs (invention, emploi, usage) que le Dictionnaire de l’Académie (1835). Après un renvoi à néologisme, le volet encyclopédique de l’article propose un compte rendu de l’ouvrage de Louis-Sébastien Mercier (1801) (voir supra, § 1.6.2). Le jugement de Larousse est double. D’une part, le néologue a raison de mettre en circulation des mots bannis injustement de la langue, tels abécédaire, abriter, accointance, etc., qui à l’époque de Mercier devaient être « peu usités, puisqu’il les donne comme néologismes ». Un nouveau scénario du néologisme émerge ici car un mot est perçu comme un néologisme y compris en vertu de sa faible fréquence d’emploi (« peu usité »). D’autre part, Larousse conteste la thèse individualiste et anti-­conventionnaliste de Mercier17, « dont le but est la négation de l’autorité en matière de langage ». Quant au lemme néologisme, la définition juxtapose deux conceptions, l’une dépréciative et l’autre factuelle qui assimile néologie et néologisme sans qu’il soit indiqué, comme chez Littré, qu’il s’agit d’une synonymie abusive. Le GDU présente, à son tour, la signification autonymique du lemme en précisant qu’il s’agit d’un sens « par extension ». Si la notion de néologisme recoupe progressivement celle de néologie, c’est dans la partie encyclopédique de l’article néologisme – auquel du reste l’entrée néologie renvoie – que ressort un véritable changement de doctrine. Le GDU « sonne le glas de la distinction néologie (= art respecté) / néologisme (= habitude condamnée) » (Glatigny 1998, p. 165), cette distinction n’étant qu’un artefact du grammairien que l’usage répugne à entériner :

16 Ce paragraphe reprend en partie les idées exposées dans Bisconti 2013. 17 « [L]’homme pensant ne connaît point d’autre autorité que son propre génie ; c’est lui qui fit la parole, et la langue n’est point un objet de convention, comme le disent de futiles métaphysiciens que cette seule proposition pétrifiera. » (Mercier 1801, p. xvii-­xviii)

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NÉOLOGISME […] – Encycl. Les grammairiens ont essayé de faire une différence entre la néologie et le néologisme, mais la langue s’est montrée complétement rebelle à cette distinction. D’après eux, la néologie consiste dans l’introduction de mots nouveaux, de tournures nouvelles, lorsque l’on a à exprimer des idées nouvelles […] ; mais il faut pour cela consulter les lois de l’analogie, de l’étymologie, etc. Le néologisme, au contraire, est l’affectation à se servir inutilement d’expressions et de mots nouveaux et bizarres, formés contrairement aux règles de l’analogie. C’est là le sens rigoureux que l’on rattache à ces deux termes ; mais dans l’usage, on est porté à confondre tous les mots nouveaux sous le nom de néologismes, qu’ils soient utiles ou non, qu’ils soient bien ou mal faits ; nous suivrons en ce point l’usage et nous emploierons indifféremment le mot néologisme pour l’un ou l’autre cas.

Rompant avec la tradition grammaticale, le GDU prend le parti de généraliser le concept de néologisme pour l’appliquer à toutes les créations nouvelles indépendamment de leur valeur d’utilité (« qu’ils soient utiles ou non ») et de conformité aux modèles réputés de prestige (« qu’ils soient bien ou mal faits »). Le GDU en vient à expliquer sa propre démarche : Le nombre des néologismes actuellement en usage est considérable […]. Le Grand Dictionnaire les a admis presque tous, au moins les néologismes scientifiques et, parmi les néologismes littéraires ou fantaisistes, ceux qui ont pour eux l’autorité de quelque écrivain estimé ou qui sont d’un usage commun ; il n’a même pas reculé devant ceux qui sont empruntés à l’argot ou à la langue verte. (Ibid.)

Puisque le néologisme est une nécessité de la langue qui reflète l’évolution des mœurs et de la civilisation, le dictionnaire prend ses distances par rapport aux positions de l’Académie et au purisme d’un Littré. Une fois de plus, le libéralisme lexical du GDU 18 découle d’un programme pédagogique axé sur la démocratisation du savoir et visant à offrir le maximum d’informations à un public hétérogène au point de vue social et culturel. Or, ce dictionnaire amorce une typologie lexicale distinguant les « néologismes scientifiques », les « néologismes tirés des langues étrangères » et les « néologismes littéraires ». Cette dernière catégorie est quelque peu paradoxale : [L]a plupart de ces néologismes sont, à proprement parler, des archaïsmes ; de vieux mots, excellents, qui […] avaient été maladroitement expurgés des dictionnaires au xviie siècle ; le xixe siècle les y a fait rentrer, et il a bien fait. Le vieux français est une mine inépuisable de ces mots qui n’ont de nouveau que l’apparence […]. (Ibid.)

18 Ce parti pris de libéralisme lexical marquera surtout le deuxième Supplément du GDU (1890), où les auteurs, conformément à la doctrine de P. Larousse, accueillent les « mots nouveaux qui n’ont point la sanction académique et ne l’auront sans doute jamais » (p. i).

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On retrouve ici la même prérogative que se réservait Littré. Le recours à l’histoire semble indispensable à un dictionnaire à visée universelle. Car les archaïsmes, souvent englobés dans la partie lexicologique, y figurent en tant qu’information encyclopédique. Comme l’a relevé Michel Glatigny (1998), dans le GDU les marques de vétusté sont très développées, ce qui rend bien visible la présence d’archaïsmes. L’encyclopédisme ouvre dès lors une brèche par laquelle l’histoire pénètre dans la synchronie du dictionnaire. 2.3 Du métadiscours sur le sens à la description sémantique

Le choix des critères du classement sémantique est le défi majeur du lexicographe : la difficulté consiste à délimiter la signification d’un mot, c’est-­à-dire à déterminer quelles sont les informations pertinentes qui la constituent. Ce problème se pose a fortiori quand le dictionnaire de langue se double d’une partie encyclopédique. Au xxe siècle, nous le verrons, la distinction entre dictionnaire et encyclopédie sera adoptée comme critère heuristique pour élaborer des théories de la signification (voir infra, § 7.2.2 et § 7.6.4). Or, il est clair que ces approches supposent une image irénique et simplifiée des outils linguistiques, ainsi que de la distinction entre dictionnaire et encyclopédie, qui occulte les problèmes que les lexicographes ne cessent de se poser et qu’il est impossible de résoudre de manière définitive. La méthode de Pierre Larousse se définit par la négative, à partir de la critique de la classification d’Émile Littré, qu’il juge approximative et grossière : « Les acceptions sont presque toujours confondues ; à chaque ligne, le sens propre se fourvoie au milieu du sens figuré, et réciproquement. Tel mot, qui présente huit et même dix acceptions marquées par des rapports d’analogie, d’extension, de comparaison, est résumé tout entier en deux ou trois groupes » (GDU, Préface, p. xvi). Si la préface du GDU ne donne guère d’indication sur le plan sémantique adopté (ce que feront Hatzfeld et Darmesteter dans le Dictionnaire général), l’article dictionnaire énonce, quant à lui, les principes pour la « bonne exécution » d’un dictionnaire qui résument vraisemblablement les lignes programmatiques de l’ouvrage : « Les définitions seront nettes, embrassant dans le contour d’une phrase toutes les faces de l’objet. L’exposition sera concise et présentera […] autant d’idées que de mots. Les déductions se lieront étroitement, comme s’unissent les anneaux d’une chaîne solide. » La partie encyclopédique de l’article sens contient un long développement métalinguistique, qui n’est pas sans évoquer l’article homonyme de l’Encyclopédie rédigé par Nicolas Beauzée. La notice passe en revue, entre autres, quatorze acceptions grammaticales de sens qui s’organisent en sept couples binaires (absolu/relatif, abstrait/concret, ­déterminé/indéterminé, littéral/spirituel, propre/figuré, composé/divisé), héritées de la tradition rhétorique et grammaticale : L e sens entre p é d a g o g ie d e la lan g u e , le x icolo g ie et encyclo p é d isme

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Les définitions sont ambiguës car le niveau d’analyse n’est pas clairement délimité : il est question tantôt de « mot », qui renvoie à un référent matériel (voir sens abstrait, concret, déterminé, indéterminé, propre, figuré), tantôt d’« énoncé », « phrase » ou « termes de la proposition » (voir sens absolu, relatif, équivoque, composé, divisé). Dans ce dernier cas, les exemples montrent qu’une signification peut se dégager de l’énoncé en tant que résultante d’une certaine combinatoire des termes qui composent la phrase. Dans le cas du sens propre, la définition renvoie au mot (« la première signification d’un mot »), mais dans les exemples c’est la combinatoire syntaxique qui est en jeu (« La lumière brille ; Le feu s’éteint ; Une pierre tombe »). La définition de sens figuré est également ambiguë : si elle se réfère au mot (« Quand on change la signification propre d’un mot pour lui en donner une qu’on emprunte à un autre ordre de faits »), les exemples concernent à la fois une synecdoque portant sur un lemme (« une voile pour un vaisseau ») et une périphrase sous forme d’hyperbole (« les passions sont un feu qui brûle »). À propos de la définition de sens littéral (« le sens qui résulte de la valeur naturelle de termes »), la notion de terme ne dissipe guère l’ambiguïté car les termes ne se laissent pas réduire intuitivement aux mots. En somme, le volet encyclopédique de cet article métalinguistique complique la taxinomie car les acceptions impliquent des niveaux d’analyse différents et, souvent, l’on passe de l’un à l’autre sans transition. Dès qu’il est question de signification, la difficulté est bel et bien de s’en tenir à un objet précis car le sens déborde les unités de tous côtés et les exemples sont des actualisations d’un lemme en discours comportant des contraintes de nature syntagmatique. Mais analysons de près le GDU. Le tableau contrastif ci-­dessous vise à faire ressortir les divergences entre ce dernier (limité à la partie lexicologique) et le dictionnaire de Littré en matière de découpage sémantique. Pour rendre plus probante cette comparaison, nous avons choisi à dessein un lemme plurisémique comme bureau. À chacune des onze significations de l’article de Littré, nous avons associé une lettre encadrée (A, B, C, etc.) qui permet de repérer la même signification chez Larousse. Dans un souci de présentation, nous avons omis les exemples des deux dictionnaires, ainsi que les définitions du GDU qui accompagnent les sous-­acceptions et les compléments d’information (souvent encyclopédiques) fournis en correspondance de chaque expression. Nous soulignons les indications sémantiques, les marques d’usage (diachroniques, diastratiques, stylistiques, etc.), les indications de domaines, dont nous précisons la fonction dans le commentaire qui suit le tableau.

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La différence entre ces deux articles tient d’abord à la mise en forme typographique, véritable extériorisation de la doctrine sémantique adoptée par les deux lexicographes. Littré classe les significations en les numérotant de 1 à 11 et juxtapose les sens propres et les sens figurés sans aucune spécification. Larousse, quant à lui, multiplie les alinéas, indiqués par un tiret (—) : on en compte au total 32, qui sont structurés en plusieurs sous-­acceptions indiquées par des barres verticales (||). Littré opte pour un dégroupement homonymique : il réserve au mot bureau deux entrées différentes, qui sont reliées par une marque métadiscursive sous forme de renvoi de la première à la seconde (« voy. BUREAU 2 »). Cette fracture discursive reproduit le moment de la filiation, voire de la rupture, des L e sens entre p é d a g o g ie d e la lan g u e , le x icolo g ie et encyclo p é d isme

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significations. Aussi la seconde signification de BUREAU 1 engendre-­t-elle la première de BUREAU 2. Littré explicite ce rapport de filiation – en l’occurrence une métonymie – par un simple « de là ». En revanche, Larousse opte pour l’entrée unique et indique, par une notation sémantique (« par extension »), le passage du sens propre (« grosse étoffe ») au sens dérivé (« table »). Le deuxième alinéa du GDU englobe ce que Littré distingue en trois acceptions différentes qui se répartissent en deux significations (voir B C D). Mais il y a plus. Chez Larousse, le trait /étoffe qui couvrait une table/ ne constitue pas une acception à part entière dans la mesure où elle ne sert qu’à justifier l’extension du sens (« la table »). En effet, il insiste d’emblée sur le trait /meuble/ (« parce que ce meuble se couvrait le plus souvent de bureau…»). Autrement dit, Larousse condense deux étapes de l’histoire sémantique du mot en une même acception, tandis que Littré nous explique qu’à un moment donné bureau avait le sens de « tapis qu’on mettait sur une table ». Pourquoi Larousse adopte-­t-il cette solution ? Une réponse plausible peut être recherchée dans la visée synchronique de son dictionnaire. Puisqu’il privilégie l’usage contemporain, l’auteur ne juge pas opportun de s’attarder sur les menus détails de l’histoire des mots. L’écart entre ces deux descriptions peut être schématisé de la manière suivante : Phase 1

Phase 2

Phase 3

DLF

bureau (étoffe)

bureau (étoffe) + /sur table/

table

DGU

bureau (étoffe)

bureau (étoffe) + /sur table/ = table

Par ailleurs, dans l’article de Littré, la deuxième signification de BUREAU 2 (voir D) devient chez Larousse un trait accessoire (« portant ou non des tablettes et des tiroirs »). En correspondance du sens 4° (voir F), Littré introduit une indication sémantique et une marque d’usage19 (« Fig. et familièrement ») qui mettent en relation la locution prendre l’air du bureau avec un référent humain (les employés travaillant dans un bureau). En revanche, Larousse cite cette locution sans la mettre en correspondance avec « personnel de bureau » (acception qu’il a déjà introduite plus haut), mais il en fait découler tout de même une acception qui récupère le trait /personnel/ (« En parlant d’un employé, Faire une courte apparition dans son bureau »). Le cumul d’informations que Littré rassemble sous l’alinéa 5° (voir  G) dans une même définition est réparti chez Larousse en cinq alinéas différents. De plus, si Littré sépare « Bureau de poste » (voir G) et « Bureau restant » (voir H), Larousse les associe dans un même alinéa, en rattachant « Bureau 19 Comme l’a démontré M. Glatigny (1998), les indications sémantiques telles que fig., par anal., par ext., etc. ne peuvent pas être assimilées à des marques d’usage car elles indiquent un processus déjà advenu. En ce sens, elles n’ont pas une valeur fonctionnelle comme par exemple les marques diatopiques.

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restant » à « Bureau de poste » au moyen d’une notation typographique (||) censée introduire des expressions ayant trait à celle placée en tête, dont « elles représentent une spécification, une dénotation, une variante, une locution ». De ces quelques observations, il résulte que si le découpage sémantique du GDU est plus clair que chez Littré, la multiplication des alinéas (et ce n’est pas encore la partie encyclopédique !) n’explicite pas toujours les déductions logiques des sens. Il suffit de comparer la notice que le Dictionnaire général propose pour la même entrée pour se rendre compte de l’innovation du classement de Hatzfeld et Darmesteter (voir infra, chap. 3). 2.4 La méthode lexicologique, ou les prémisses d’une étude synchronique de la signification

Lexicographie20 et lexicologie constituent deux volets du « grand projet didactique républicain » (Rey 1997, p. 2195) qui anime Pierre Larousse et qui participe du processus de grammatisation entendu au sens de Renée Balibar (1985, p. 412) : « [L]’apprentissage du français par “tous les petits Français” a été pour l’essentiel une libération effective de leurs “usages”, et une conquête collective des moyens de l’expression individuelle dans le monde de la communication. » Elles sont également deux dispositifs de saisie de la signification ainsi que de son actualisation en discours. En effet, comme l’a noté Jacques-Philippe Saint-Gérand (2005b, en ligne), « au moment où la rhétorique va peu à peu quitter le devant de la scène pédagogique, la lexicologie lui substitue un programme de travail directement fonctionnel ». Autour des années 1853-1858, Larousse a achevé ses manuels de lexicologie dans lesquels il a expérimenté une nouvelle pédagogie fondée sur un certain nombre de techniques de traitement lexical. L’importance qu’il accorde aux aspects fonctionnels de la langue et à l’étymologie comme application des mécanismes relatifs aux faits synchroniques, l’exploration de la synonymie, de l’antonymie, d’une polysémie avant la lettre, le travail sur la figuration, ainsi que celui sur la construction des mots dans les phrases ne sont que quelques aspects de sa méthode lexicologique. Sous l’entrée lexicologie du GDU, la première acception présente la lexicologie comme une science appliquée : 20 B. Quemada (1987, p. 230) a montré que le mot lexicographie au sens de “art du lexicographe”, codifié pour la première fois en 1820 par J.-C. Laveaux, est ratifié par l’Académie en 1835. Avant cette époque, ce mot renvoyait aussi bien à l’orthographe qu’à la morphologie lexicale. Néanmoins, jusqu’à la fin du siècle, on remarque une instabilité terminologique notamment entre lexicographie (var. lexigraphie) et lexicologie (var. lexiologie) qui n’est dissipée ni par É. Littré, ni par P. Larousse, ni par le Dictionnaire général.

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Art de faire des lexiques, des dictionnaires. || Sciences des mots de la langue, au point de vue de leur nomenclature et de leur forme. || Partie de la grammaire qui traite des mots, au point de vue de leurs différentes espèces et des formes diverses qu’ils sont susceptibles de prendre, suivant l’emploi que l’on en fait.

L’origine de la lexicologie21 comme partie de la grammaire semble remonter au programme des grammaires générales du xviiie siècle. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert inclut le lemme lexicologie (1765, t. 9, p. 451), défini par Nicolas Beauzée (1717-1789), auteur de l’article, comme suit : « La Lexicologie a pour objet la connoissance des mots considérés hors de l’élocution, & elle en considere le matériel, la valeur & l’étymologie. » Comme l’a noté Alain Rey (2008a, p. 145), la lexicologie est ramenée à trois domaines correspondant au plan de l’expression, au plan du contenu, et à ce que les grammairiens de l’Encyclopédie appellent étymologie. Dans l’article grammaire (1757, t. 7, p. 841-847), Jacques-Philippe Douchet et Nicolas Beauzée distinguent la lexicologie du vocabulaire car celui-­ci est spécifique à chaque langue, alors que la première contient « des principes raisonnés communs à toutes les langues ». Or cette conception rationaliste et universaliste de la lexicologie est plus proche des tendances actuelles (voir infra, chap. 7) que de celle qui a cours au xixe siècle (Rey 2008a, p. 145). Dans la première moitié du xixe siècle, la lexicologie suppose acquise la distinction en parties du discours qui est la forme canonique du dispositif grammatical22. André Chervel (1977, p. 57) a démontré que « si les parties du discours deviennent la base de l’enseignement du français à l’école, au xixe siècle, c’est parce qu’elles sont indispensables à l’acquisition de l’écriture française ». La lexicologie concerne l’étude de la forme des mots du point de vue tant flexionnel et dérivationnel qu’historico-­étymologique, dans ce dernier cas Butet de la Sarthe (1769-1825), dans son Abrégé d’un cours complet de léxicographie (1801), parle de lexicographie23. Chez Pierre Larousse, les exercices lexicologiques visent certes la pratique de la composition écrite, néanmoins la maîtrise de l’écriture demeure secondaire par rapport à l’objectif principal de sa méthode qui est d’apprendre aux élèves à exercer leur intelligence à travers les ressources du vocabulaire. À cette époque « [t]ous les réformateurs s’accordent sur l’idée que l’enrichissement du vocabulaire est une 21 Le terme semble avoir été introduit en 1747 par l’abbé Girard (1677-1748), voir Branca-Rosoff et Savatovsky 2005, p. 356. 22 Dans sa Grammaire française méthodique et raisonnée : rédigée d'après un nouveau plan (1831 [1829]), le grammairien A. Boniface (1790-1841) parle de lexicologie ou classification des mots (alias parties du discours). 23 Les grammaires françaises de l’époque distinguent souvent lexicologie, lexicographie et lexi(o) graphie, ces deux dernières ayant trait plutôt à l’orthographe des mots, voir Bouard 2014.

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activité que l’on doit programmer tout au long de la scolarité, très régulièrement et de façon décloisonnée » (Branca-Rosoff et Savatovsky 2005, p. 360). Aux yeux de Larousse, la lexicologie est un programme pédagogique d’autant plus urgent que, comme il l’écrit dans la préface à sa Lexicologie des écoles, cours complet de langue française et de style, divisé en 3 années24, « [d]e tout temps la lexicologie a été négligée dans les écoles » (Larousse 1853a, p. v). Ainsi, se concentre-­t-il premièrement sur les manuels scolaires, qu’il entend réformer : cette réforme est capitale car « [à] tort ou à raison, la grammaire est le premier livre que l’on met entre les mains des enfants » (Larousse 1852a, p. iii). La méthode en vigueur, les Élémens de la grammaire françoise (1780) de Charles-François Lhomond (1727-1794), lui paraît inadaptée à un idéal d’école démocratique, dont la fonction est de forger les facultés intellectuelles des futurs citoyens. En réalité, Larousse ne s’en prend pas à Lhomond lui-­même, mais à ses « annotateurs » qui ont transposé au français la méthode que le grammairien avait mise en place pour l’enseignement du latin. Cette approche, appliquée à l’enseignement du français langue maternelle, serait un « non-­sens »25. Chervel (1977, p. 62) rectifie le jugement de Larousse (et d’autres similaires bien plus tardifs) en montrant qu’« [i]l s’agit bien d’une méthode d’apprentissage de l’écriture française, la première qui offre en peu de pages l’ensemble des notions grammaticales et des règles syntaxiques nécessaires à la pratique de notre orthographe », si bien que « [l]es instituteurs du xixe siècle ne s’y sont pas trompés, qui, par dizaines de milliers, ont plébiscité le Lhomond. Avec lui, c’est la grammaire scolaire qui prend son départ ». Larousse explique sa méthode dans la notice lexicologique du GDU, véritable manifeste pédagogique : Lexicologique (MÉTHODE) pour l’enseignement de la langue française, créée par M. Pierre Larousse, et appliquée par lui dans toute la série des nombreux ouvrages qu’il a publiés pour les écoles. L’idée dominante de cette méthode consiste à exercer constamment l’intelligence des élèves, non comme une faculté simplement passive, 24 Le volume de 1re année s’intitule Grammaire élémentaire lexicologique (1851) (ce volume avait été publié pour la première fois en 1849 sous le titre de Nature et rapport des mots), le volume de 2e année Cours lexicologique de style (1851), et celui de 3e année Grammaire supérieure (1868). Chaque cours comporte un livre du maître et un cahier de l’élève. 25 « Actuellement encore, beaucoup d’instituteurs font un usage, à peu près exclusif de la Grammaire française de Lhomond. C’est là une grave erreur, dont la conséquence funeste a été de fausser, depuis soixante ans, dans notre pays, l’enseignement de la langue maternelle […]. Ses Éléments de Grammaire française ont été écrits pour les enfants que l’on destine à l’étude du latin. Du temps de Lhomond les écoles primaires n’existaient point encore ; il n’a donc pas pu les avoir en vue en écrivant. […] Considéré comme une introduction à l’étude de la langue latine, le livre de Lhomond est un chef-­d’œuvre de simplicité, de méthode et de logique ; appliqué à la langue française, c’est un non-­sens. » (Larousse 1857, non paginé)

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mais comme une faculté active et capable par elle-­même d’exprimer des idées et d’en créer même au besoin, quand on lui trace d’avance le champ limité dans lequel ces idées doivent être circonscrites […]. La Lexicologie des écoles ne tarda pas à être adoptée par un grand nombre d’instituteurs et d’institutrices, non-­seulement en France, mais encore en Belgique et en Suisse. Si les maîtres la jugèrent […] d’une manière très favorable, elle fut ensuite singulièrement goûtée par les élèves eux-­mêmes, et les maîtres remarquèrent avec joie que des enfants, qui jusqu’alors ne s’étaient distingués que par leur paresse d’esprit, prenaient goût au travail et promettaient pour l’avenir des résultats jusque-­là inespérés […].

L’intégralité de l’article est consacrée à la méthode de Larousse, nulle place n’est faite à d’autres conceptions de la lexicologie, qu’elles soient antérieures ou contemporaines26. Ce centrage autoréférentiel suggère que les manuels lexicologiques de Larousse entendent inaugurer un nouveau format de savoir scolaire27. Dans la série de La lexicologie des écoles, Larousse se propose d’exercer l’intelligence sémantique de l’élève, lequel « avec la méthode lexicologique apprendra […] non plus seulement à orthographier les mots, mais aussi à en peser la valeur, à en reconnaître l’étymologie, à distinguer le sens propre du sens figuré, à déterminer les rapports d’opposition et de synonymie, etc. » (Larousse 1853a, p. vii). Dans la Petite grammaire lexicologique du premier âge (1857), il propose des exercices qui « doivent initier les enfants à l’intelligence des mots et les conduire infailliblement, par une voie sûre, neuve et attrayante, à exprimer avec facilité leurs pensées » (Préface, non paginé). Son opposition à un certain excès d'analyse logique, institué par la Nouvelle grammaire française (1823) de François Noël (1756-1841) et Charles-Pierre Chapsal (1787-1858), ainsi qu’à la réduction, exclusive à l’époque, de la grammaire scolaire à une pédagogie de l’orthographe (voir Chervel 1977) le conduit à mettre en avant le rapport entre forme et sens. Comme

26 Le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire (1882-1893) dirigé par F. Buisson (18411932), à l’article « Lexicologie » (1886, 2e partie, p. 1570-1571), restitue l’état de l’art : « Ce mot a été, croyons-­nous, employé pour la première fois par Butet (de la Sarthe), en 1801, en vue de désigner cette partie des études grammaticales qui considère les mots en eux-­mêmes par rapport à leur valeur, à leurs flexions et à leur étymologie. Boniface (1825) l’a ensuite pris dans un sens plus restreint, la classification grammaticale des mots, et pour lui les exercices sur la lexicologie n’étaient autre chose que ce qui s’est appelé plus habituellement analyse grammaticale. Mais c’est surtout Pierre Larousse (1851) qui a donné à ce terme une certaine vogue en l’employant pour désigner une forme particulière de l’enseignement de la langue. Il voulait détourner l’attention des maîtres du seul point qui les avait jusque-­là préoccupés, l’orthographe, pour la porter sur ce qui est beaucoup plus important : la signification exacte et par la suite le bon emploi des mots. » 27 Pour une reconstruction du débat de l’époque sur la lexicologie en tant que « savoir scolarisable », voir Branca-Rosoff et Savatovsky 2005.

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le remarque Simone Delesalle (2002, p. 129), « [l]e passage de la grammaire au dictionnaire s’effectue dans son œuvre d’une manière tout à fait originale, dans la mesure où il relie sans cesse l’étude grammaticale des mots à l’exploration de leur forme et de leur sens ». À la différence des grammaires générales qui cherchent le fonctionnement de l’esprit humain derrière la diversité des langues, la lexicologie de Larousse vise à cerner la spécificité même du vocabulaire français (rappelons qu’il s’agit d’un Cours complet de langue française). La lexicologie garde ici son autonomie par rapport à la grammaire28. À en croire l’auteur, si ses manuels adoptent le dispositif des parties du discours des grammaires (du moins pour les cours de 1e et 2e année), c’est dans le but de les rendre reconnaissables aux yeux des instituteurs. Du reste, comme le fait valoir Balibar (1985, p. 412) : « [L]’institution du français a été non seulement une pratique de masse, mais l’œuvre commune des écoliers et de leurs “instituteurs”, au sens large […]. » La méthode lexicologique, centrée sur le lexique selon le double axe syntagmatique et paradigmatique, vise à stimuler la réflexion des élèves à travers des exercices sur la signification des mots29. Dans le premier chapitre de la Lexicologie des écoles de 1e année 30, consacré au mot, les consignes des exercices introduisent une pré-­conceptualisation des notions d’hyperonymie, hyponymie, co-­hyponymie31. Les exemples qui suivent sont empruntés à la Partie de l’élève (1852b) :

28 Cette position est défendue dès la Préface de La lexicologie des écoles de 1e année, intitulée Grammaire élémentaire lexicologique (Guide du Maître) : « Nous avons voulu faire tout autre chose qu’une grammaire proprement dite. […][N]ous ne nous sommes servi de la grammaire qu’incidemment, parce qu’elle nous offrait le moyen de classer nos devoirs, de les présenter dans un ordre qui permît aux Instituteurs de faire de la Lexicologie le complément orthographique, analytique et logique de toute grammaire, quelle qu’elle soit. » (Larousse 1852a, p. vi) 29 Dans le Dictionnaire pédagogique de F. Buisson, la méthode de P. Larousse sera rapprochée de celle du père Girard (1765-1850) : « Larousse veut substituer, comme le père Girard, une grammaire d’idées à une grammaire de mots » (« Larousse », t. II, p. 1512). Et on saluera en lui l’un des premiers à avoir appliqué « à la pratique scolaire quotidienne la maxime si juste que M. Bréal a popularisée […] : “Il faut apprendre la grammaire par la langue, et non la langue par la grammaire.” » (ibid., p. 1513). 30 Cet ouvrage comporte quinze chapitres, subdivisés en plusieurs leçons : Du nom (i), De l’article (ii), Du pronom (iii), De l’adjectif (iv), Du genre (v), Du verbe (vi), Du participe (vii), Du nombre (viii), De la dérivation (ix), De l’adverbe (x), De la préposition (xi), De la conjonction (xii), De l’interjection (xiii), Des homonymes (xiv), Remarques particulières sur les différentes espèces de mots (xv). 31 Ces notions sont thématisées au sein de la sémantique structurale de Greimas 2002 [1966].

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Troisième leçon L’élève traduira les noms physiques suivants en noms métaphysiques ou abstraits Nota : les deux mots ont le même radical. Le père. La mère. Le frère. L’homme. L’enfant. Le vieillard. Le magistrat. Le peintre. Le sculpteur. Le médecin. L’architecte. L’artiste. Le poète. L’étudiant. Le notaire. Le commerçant. Le voleur …

Septième leçon L’élève indiquera cinq : Métaux, couleurs, parfums, bijoux, fruits à noyau, fruits à pépins, fleurs des jardins, fleurs des champs, plantes potagères, céréales, arbres fruitiers, arbres sauvages, arbres exotiques (étrangers), animaux domestiques utiles, animaux sauvages féroces, animaux doux sauvages, espèces de chiens, oiseaux, oiseaux de passage, poissons, volailles…

Sixième leçon Un nom étant donné, indiquer l’espèce ou le genre auquel il se rattache. Soleil. Février. Jeudi. Fa. Pantoufle. Gilet. Bague. Casquette. Carpe. Serpent. Moucheron. Colibri. Peintre. Forgeron. Hussard. Vilebrequin. Physique. Bilboquet. Fève. Pomme. Seigle. Chêne. Œillet. Eau-­ de-­cologne. Eau-­de-­vie. Le nord. L’ouïe. Gramme. Violon. Fusil. Piastre. Étain. Violet…







Dérivation

Hyponymies/ co-­hyponymie

Hyperonymie

C’est dans la Lexicologie des écoles de 2e année, intitulée Cours lexicologique de style et consacrée aux phénomènes sémantiques les plus complexes, que le lien avec la lexicographie est le plus évident. Nous rejoignons l’hypothèse de Monica Barsi (2005, p. 160), selon laquelle la nature lexicographique de certains exercices prouve que « Larousse utilisait, pour ses ouvrages scolaires, le matériel lexicographique qu’il était en train de recueillir pour ses dictionnaires ». L’ouvrage s’articule en treize chapitres : Des synonymes (i), Des acceptions et des contraires (ii), De la construction (iii), De la périphrase (iv), Du syllogisme (v), De la cause et de l’effet (vi), Du tout et de la partie (vii), Du sens propre et du sens figuré (viii), Des proverbes (ix), De la fable ou allégorie (x), De l’emblème et du symbole (xi), De la comparaison (xii), De la structure de la phrase (xiii). Il s’achève par une rubrique intitulée Narrations françaises qui comprend une cinquantaine de textes de lecture. Nous laissons de côté le chapitre sur les synonymes, dont il sera question dans le prochain paragraphe. Le chapitre consacré aux acceptions et aux contraires est, selon les dires de l’auteur, la partie la plus importante de la méthode lexicologique car il s’agit d’inciter les élèves à « l’emploi du mot propre » et de leur faire découvrir « la juste valeur des termes ». L’emploi technique du terme valeur prouve qu’il a assimilé la leçon des synonymistes des xviie et xviiie siècles, notamment celle de l’abbé Girard, cité dans la préface. S’il associe dans un même exercice la multiplication des acceptions (préfiguration de la polysémie), sélectionnées par 88

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une indication syntagmatique, et les antonymes, c’est qu’il entend démontrer que les mots se définissent réciproquement, selon l’idée que le différentiel de signification constitue la « valeur d’un mot ». Voici un exemple qui concerne les deux phénomènes en même temps (l’exemple est emprunté à la Partie de l’élève, 1853b, p. 33)32 : L’élève indiquera en regard les contraires des mots suivants. Remarque : il est indispensable que les deux mots soient de même nature ; l’élève opposera un substantif à un substantif, un adjectif à un adjectif, un verbe à un verbe. Blanc (pain) Blanc (vin) Blanc (linge) Blanc (sel) Blanche (peau) Blanches (armes) Blanches (viande) Blanc (papier) Blanc (raisin) ⇓ Acceptions

[bis] [rouge] [sale] [gris] [brune] [à feu] [rouges] [écrit] [noir] ⇓ Antonymie

Le travail sur les contraires trouve sa place dans le GDU qui propose, à la fin de la partie lexicologique des articles, une rubrique consacrée aux antonymes33, et ce pour trois catégories grammaticales (noms, verbes, adjectifs) : ARROGANCE  – Antonymes. Affabilité, aménité, douceur, politesse, urbanité. – Humilité, modestie. ARRIVER  – Antonymes. S’en aller, décamper, s’éloigner, s’en voler, partir. DÉCENT  – Antonymes. Déshonnête, immodeste, incongru, inconvenant et disconvenant, indécent, malséant et messéant, obscène.

Or, la nature du sujet traité conduit Larousse à exclure toute possibilité de théorisation en matière de signification :

32 Dans tous les extraits d’exercices, nous donnons entre crochets la solution envisagée par l’auteur. 33 De manière plus sporadique, on trouve aussi une rubrique consacrée aux homonymes, comme dans le cas de DÉCENT « – Homonymes. Descends et descend (du verbe descendre), des cents, des sens. »

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Il nous serait bien difficile, sinon impossible, de faire précéder ce travail d’une théorie, et de le soumettre à aucune règle fixe ; tout dépend ici du choix des mots. L’élève qui a acquis, par la conversation, une certaine habitude de la langue ; qui s’est formé, par quelques lectures choisies et raisonnées, un petit vocabulaire des mots dont il sait distinguer le sens, peser la valeur, comprendre la différence ou la synonymie ; cet élève assurément éprouvera moins de difficultés que celui qui n’a pu acquérir […] l’habitude précieuse d’un langage pur. (Larousse 1853b, p. 32-33)

Cet aveu d’impuissance théorique est révélateur de la physionomie que le pédagogue donne à sa méthode lexicologique. Celle-­ci relativise l’approche à la signification en ce qu’elle la considère comme une accumulation de facteurs aléatoires et impondérables propres à chaque locuteur. De surcroît, la méthode lexicologique repose sur la valorisation du savoir spontané de l’élève. On mesure ainsi le clivage entre la méthode de Larousse et la tradition lexicologique antérieure calquée sur les postulats logico-­universalistes de la grammaire générale. Dans le chapitre consacré à la périphrase, la typologie des devoirs proposés évoque de près les définitions d’un dictionnaire. Dans le libellé de l’exercice, Larousse rappelle que « les définitions sont autant de périphrases, dont le propre est d’expliquer une chose », l’approche est ici de type référentialiste, fondée sur la leçon de choses : …Pièces de bois liées ensemble, qui forment un plancher sur l’eau. …Petit bâtiment préparé pour incendier une flotte. …Partie du bâtiment sous l’eau. …Arbre qui porte les voiles sur un vaisseau. …L’arrière du vaisseau. …L’avant du vaisseau. …Sorte de lit suspendu.

[radeau] [brûlot] [carène] [mât] [poupe] [proue] [hamac] (Larousse 1853b, p. 129)

L’exploration des relations sémantiques se poursuit, dans le chapitre vii intitulé « Du tout et de la partie », avec des phénomènes que l’on qualifierait aujourd’hui d’holonymie (un mot dénote le tout par rapport à la partie) et de méronymie (un mot désigne les parties qui composent le tout). Le chapitre viii se situe dans le sillage de la tradition tropologique et fait travailler les notions de sens propre et de sens figuré, auxquels Larousse ajoute le sens propre par extension dont la définition est reprise à l’identique dans le GDU. Les niveaux d’analyse vont du mot à la phrase : Entre le sens propre et le sens figuré, il y a un troisième sens que nous nommerons sens propre par extension, par analogie. L’extrémité inférieure du corps de l’homme et d’un grand nombre d’animaux se nomme pied. Ce mot est ici avec son sens primi-

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tif, avec son sens propre, mais on a étendu cette dénomination à d’autres objets ayant quelque analogie avec le pied des animaux. On dit, par exemple : Le pied d’un arbre, Le pied d’une montagne, Le pied d’une muraille, Un pied de salade. (1853b, p. 161-162)

Les devoirs proposent des lexies hors discours assorties, dans le cas d’un substantif, d’un complément du nom (exercice 1) ou, s’il s’agit d’un adjectif, d’un substantif de support (exercice 2), qui figurent entre parenthèses et qui sont censés sélectionner le sens propre : Les noms en italique ont une signification propre ; l’élève donnera à chacun trois significations par extension Tête (de l’homme)

[de clou ; de pavot ; d’une procession]

Cœur (idem)

[de la France (le centre) ; de l’hiver ; d’un fruit]

Front (idem)

[d’une armée ; d’un chêne ; d’une montagne]

Bouche (idem)

[d’un canon ; d’un volcan ; du Danube (les bouches)]

Dent (idem)

[d’une scie ; d’un peigne ; d’un râteau] (Larousse 1853b, p. 161)

Dans le devoir suivant, les adjectifs sont employés au propre ; l’élève donnera trois exemples de chacun d’eux employé au figuré Mou (lit)

[caractère ; enfant ; vie]

Dur (marbre)

[regard ; oreille ; tête]

Tendre (bois)

[mère ; parole, cœur]

Fin, e (écriture)

[repartie ; nez ; physionomie]

Grossier (drap)

[mensonge ; erreur ; peuple] (Ibid., p. 162)

Le vocabulaire devient, on le voit, le pivot de l’éducation primaire, le principe de la méthode lexicologique étant que l’apprentissage du vocabulaire doit être mis en place le plus tôt possible. L’engouement pour la méthode de Larousse sera néanmoins de courte durée : on lui reprochera l’absence de systématicité dans l’étude des différentes régions du lexique, et de proposer des exercices qui dépassent les capacités des élèves34. D’autres intitulés remplaceront alors le terme de lexicologie chez les auteurs de grammaires, qui inscriront leurs manuels dans le sillage de la grammaire historique (Branca-Rosoff et Savatovsky 2005, p. 357). Néanmoins, la lexicographie de Larousse permettra à la lexicologie de sortir du cadre didactique stricto sensu sans perdre pour autant sa valeur éminemment pédagogique.

34 Voir le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire de F. Buisson (t. ii, p. 1512-1514).

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2.5 Une double conception de l’étymologie

Pierre Larousse vante les mérites de la philologie comparée, « qui ne date que d’hier et qui, cependant, a pris rang immédiatement à côté de l’histoire, de l’anthropologie […] pour lesquelles elle est désormais un auxiliaire indispensable » (GDU, Préface, p. lxvi). Ainsi, s’associe-­t-il, certes discrètement, aux reproches adressés à l’Académie, qui a fait l’impasse sur l’étymologie (ibid., p. x), et s’en prend ouvertement au dictionnaire de Littré, dont les reconstructions étymologiques lui paraissent indigentes puisqu’elles ne remontent pas au-­delà du latin et du grec. Larousse se propose dès lors de franchir les « colonnes d’Hercule de la philologie classique » et de reconstruire « l’histoire complète d’un radical » en suivant les transformations qu’il a subies dans la famille indo-­européenne. L’étymologie, « procédé auparavant si restreint et […] mécanique », se voit élevée « à la hauteur d’un enseignement philosophique et historique » (p. lxviii) et trouve toute sa place dans le programme d’un dictionnaire universel. Larousse envisage cette discipline dans son acception ancienne, cratyléenne, de « science de la vérité » car « par elle éclate la vérité du langage dans l’expression de l’idée ». Il ne s’agit plus d’une quête de légitimation par le passé, mais de la recherche de tout ce qui peut aider à mieux comprendre la langue actuelle. Comme le remarque Jacques-Philippe Saint-Gérand (2005b, en ligne), « [l]à où [Littré] se satisfait du parfait fonctionnement d’une machine linguistique ayant pour moteur une morphologie régulière, l’auteur du G.D.U. apprécie le maillage en quelque sorte cognitif avant la lettre que cette discipline permet d’opérer au-­dessus du champ des connaissances générales ». Dans le Jardin des racines latines (1860)35, Larousse se situe sous la houlette de Platon dont il s’approprie la devise : « ­[L]a connaissance des mots conduit à la connaissance des choses. » (p. 11) Or, si un assujettissement à l’étymologie pourrait être fourvoyant du point de vue du sémantisme des mots, celle-­ci demeure néanmoins un exercice cognitif stimulant, susceptible de conduire les élèves à une compréhension des dynamiques de production de sens qui sont à l’œuvre dans la langue. Dans l’optique pédagogique de Larousse, le but éducatif de l’analyse étymologique ressort comme une évidence : « Si la connaissance des choses dépend en grand partie de celle des mots, l’art qui donne une explication nette de ceux-­ci […] doit jouer un très grand rôle dans l’étude des langues » (cité par Rétif 1975, p. 105). Cependant, l’intérêt que Larousse porte à l’étymologie dans le Nouveau Dictionnaire de la langue française (1856) apparaît mitigé :

35 Le titre renvoie au genre mis à l’honneur par C. Lancelot dans un ouvrage publié pour la première fois en 1657 et connu sous la dénomination de Racines grecques de Port-Royal.

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Un grand nombre de mots ont commencé par avoir un sens fidèlement étymologique. C’est ainsi qu’ignoble (de in nobilis, qui n’est pas noble, qui est plébéien), insolent (de insolens, qui n’est pas dans l’usage, dans la coutume) ont exprimé d’abord une idée analogue au sens des mots qui ont servi à leur formation. Mais il est souvent arrivé que, dans le langage ordinaire et sous la plume des écrivains, le sens étymologique a subi des transformations […]. Ne devient-­il pas alors inutile, sinon ridicule, de le consigner scrupuleusement dans les colonnes d’un dictionnaire ? […] quelle idée se faire d’un livre que l’on croit composé pour les besoins de l’époque, mais dont les réminiscences du moyen-­âge ont fait les frais ? (1856, p. viii-­ix)

De sucroît, en réponse aux attaques des « grammatistes modernes » contre l’Académie pour son désintérêt de l’histoire, Larousse va jusqu’à remettre en question l’utilité de l’étymologie dans l’étude de la langue. Comment expliquer alors ces apparentes contradictions de doctrine ? Essentiellement par les différences de format des ouvrages, qui traduisent des visées différentes. Le Nouveau Dictionnaire, ouvrage en un seul volume, s’inscrit dans un programme résolument synchronique et, à la différence du GDU, n’a aucune vocation encyclopédique. Dans ce type de dictionnaire, l’étymologie qualifiée d’« inutile » est celle qui s’intéresse à ce que Ferdinand de Saussure appellera « identité étymologique » (De la double essence du langage, p. 233). Selon le maître genevois, l’étymologie est « une application spéciale des principes relatifs aux faits synchroniques et diachroniques ». En tant qu’application des « principes relatifs aux faits synchroniques », elle s’occupe des rapports de dérivation grammaticale qui permettent de dire que « pommier vient de pomme » (CLG/E 2836). C’est bel et bien l’approche que Larousse privilégie dans ses méthodes lexicologiques, où des exercices étymologiques visent à sensibiliser les élèves aux mécanismes de dérivation et de composition afin d’aiguiser leur intelligence lexicale (voir infra, § 2.5.1). Or, malgré le réquisitoire initial, le Nouveau Dictionnaire ne renonce pas à proposer une étymologie, certes a minima. Il est en effet complété par trois parties36 indépendantes de la macrostructure dont l’une est dévolue aux notices étymologiques, scientifiques, historiques ou littéraires. 2.5.1 Lexicologie et étymologie, un exercice de créativité sémantique

L’importance du vocabulaire est au cœur d’une autre série d’ouvrages lexicologiques, qui proposent des « exercices intellectuels » visant à développer la créativité lexicale des élèves : le Jardin des racines grecques (1858) et le Jardin des racines latines (1860). Si avec la série des Jardins la lexicologie adopte un d­ ispositif 36 Les autres sont consacrées à la prononciation et aux locutions latines. P. Larousse parle de « quatre dictionnaires en un seul » (1856, p. x).

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colingue37, il ne s’agit pas de manuels pour apprendre le grec ou le latin car ces ouvrages sont conçus dans une perspective d’enseignement de français langue maternelle (Barsi 2005, p. 166). La visée exclusive de ce type de lexicologie est de comprendre la langue maternelle à travers l’étude des mots hérités des langues classiques38. Autrement dit, il s’agit de permettre aux élèves de comprendre des racines savantes même s’ils n’ont pas reçu une éducation classique. Dans la préface du Jardin des racines latines, Pierre Larousse insiste sur l’importance de l’étymologie des mots, ramenés à leur composante latine, dans le processus d’apprentissage des significations, et se montre sceptique quant aux vertus pédagogiques d’un dictionnaire, qui ne saurait se substituer à une approche sémantique appropriée telle que la lexicologie, axée sur l’étymologie. Et Larousse de préciser : [Les maîtres] se reposent sur le dictionnaire pour l’enseignement des mots. Le premier venu leur est bon, pourvu que les mots s’y montrent au hasard de l’alphabet. C’est une erreur qui peut avoir des suites fatales. Un dictionnaire, assemblage confus des mots d’une langue, est un livre que l’on consulte ; mais peut-­il être étudié ? […] comment en [du mot] connaîtra-­t-on toute la signification exacte, intime, rigoureuse, l’idée essentielle ? […] Comment arrivera-­t-on à construire les mots selon leur accord, non point grammatical, mais ce qui est plus difficile, expressif et conforme au génie de la langue ? (1860b, p. ii-­iii)

Larousse va jusqu’à présenter la méthode lexicologique comme une alternative au dictionnaire : « Notre livre est donc le vrai dictionnaire de la langue française ; c’est-­à-dire qu’il en enseigne les mots non plus, comme font les dictionnaires, au hasard et d’une façon tout empirique, mais il donne la science des mots, comme la grammaire donne la science des règles » (ibid., p. 8). Ce manuel incite à ramener les mots de la langue française d’abord à des chefs de file et ensuite à leur origine latine, ce qui signifie en retracer la « signification précise ». À cet effet, il est proposé de travailler sur les règles qui président à la formation des mots (ie partie), les mécanismes d’affixation (iie partie), les mots latins qui sont la souche des familles de mots français (iiie partie) et les définitions étymologiques (ive partie). Le travail sur l’étymologie est censé développer l’esprit de déduction (Larousse 1860b, p. vii) car « le sens du mot jaillit de sa décomposi-

37 Le concept de colinguisme, mis en place par R. Balibar (1985, p. 14), désigne « l’association de certaines langues d’État dans un appareil de langues où elles trouvent leur légitimité et leur matière à exercices. Sans cette association […] et sans les pratiques correspondantes (traduction, grammatisation) […], la norme linguistique ne peut ni être instituée, ni fonctionner, c’est-­à-dire qu’elle n’existe tout simplement pas ». 38 Cette approche affleure déjà dans la cent vingt-­troisième leçon de la Lexicologie des écoles de 1e année.

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tion même ». En prenant le contre-­pied du positivisme39 qui ne se satisfait que de ce qui a « une utilité immédiate, palpable et matérielle » (Larousse 1860, p. 8), le lexicologue insiste sur l’« impérieuse nécessité » de remonter à l’origine des mots, pour asseoir la compétence linguistique des élèves : Posséder sa langue, ce n’est pas seulement être en état d’en écrire correctement les mots et de les combiner dans une phrase conformément aux règles de la syntaxe grammaticale ; il faut en connaître la valeur et ne point se tromper sur leurs significations. Or, pour arriver à ce résultat, il est nécessaire de les étudier dans leur principe, de remonter, pour ainsi dire, à leur source première et d’observer comment ils se sont formés. (Ibid., p. 13)

Fondée sur les acquis de la philologie historique et comparée, l’étymologie n’est pas une discipline de pure érudition dans ces manuels ; elle est, au contraire, partie intégrante du programme pédagogique qui entend développer les mécanismes cognitifs de production de sens. Le type des devoirs proposés est le suivant : ABDOMEN… (De abdere, cacher ; omen, présage) : parce que…l’abdomen contient, cache les entrailles que les prêtres romains consultaient pour en tirer des présages. AVRIL… (De aprilis, qui vient lui-­même de aperire, ouvrir) : parce que…à cette époque de l’année, la terre paraît alors ouvrir son sein pour recevoir les plantes, faire germer les semences qu’on lui a confiées. BACCALAURÉAT… (De bacca, baie ; laurea, de laurier) : parce que…autrefois on donnait à l’étudiant reçu au grade de bachelier une branche de laurier chargée de ses baies.

Larousse insiste à plusieurs reprises sur les règles ou lois naturelles qui régissent la formation des mots. Or, si les batteries d’exercices portent sur des mots réguliers, l’exception est cantonnée dans le Petit Dictionnaire des étymologies curieuses, qui figure en annexe et que l’auteur décrit sur un ton pittoresque : Ici, l’origine ne jette, le plus souvent, aucune lumière sur la signification actuelle. Nous présentons la liste des mots qui sont dehors de la loi commune de la filiation […], en lisant la vie aventureuse de ces mots, véritables bohémiens du vocabulaire, on assiste à de singulières catastrophes suivies d’élévations soudaines […]. L’étude de ces péripéties offre un attrait singulier, et l’histoire des mots devient plus intéressante que l’histoire des hommes. D’autre part, et dans le cours de leurs pérégrinations aventureuses, certains de ces mots dépouillent complètement leur physionomie primitive ; par des métamorphoses lentes et successives. (Ibid., p. vii) 39 On le sait, la présentation du positivisme dans le GDU est assez ambivalente. Si P. Larousse critique A. Comte et les dérives religieuses de sa doctrine, il salue avec enthousiasme le courant dissident promu surtout par É. Littré.

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L’auteur rend compte de l’exception sans céder toutefois à une interprétation pathologique, comme le fait Émile Littré dans son opuscule Pathologie verbale (voir supra, § 1.6.3). Si ce dernier insiste sur l’altération pathogène des mots qui se sont écartés de l’étymologie, Larousse met plutôt l’accent sur l’insuffisance de l’étymologie à rendre compte des évolutions sémantiques de certains mots. Beaucoup de mots répertoriés par Larousse sont cités par Littré40 comme étant des anomalies sémantiques. Au demeurant, l’ancien instituteur de Toucy souligne l’importance de l’histoire des mots en attribuant au changement sémantique un intérêt historique, sans pour autant exclure complètement une conception organiciste du langage telle qu’elle est développée par Max Müller (1823-1900) : [N]ous croyons […] que les considérations historiques sont d’une importance extrême dans la linguistique, et que la science du langage est mixte, qu’elle touche à la fois au domaine naturel et au domaine historique. Cette restriction faite, nous reconnaissons sans difficulté le côté ingénieux et neuf de la théorie de Max Müller. Rien, en effet, ne ressemble plus à un anatomiste armé du scalpel et fouillant un cadavre pour lui arracher les secrets de la vie organique, qu’un linguiste analysant, disséquant un mot […]. Le linguiste a, lui aussi, ses œuvres merveilleuses de restitution inductive ; sur un fragment de livre, sur une phrase, sur un mot, il reconstruit une langue tout entière avec la même infaillibilité que le paléontologiste restitue, sur une vertèbre, un monde entier. (GDU, Préface, p. lxvii)

En soulignant la complexité de la langue, instance à la fois naturelle et institutionnelle, Larousse déplace l’enjeu du débat sur l’organicisme de l’objet d’étude à la méthode d’analyse. Loin d’insister sur l’assimilation entre langue et organisme, il évoque la possibilité d’une application des méthodes des sciences naturelles en linguistique, ce qui lui permet de défendre la prééminence de l’histoire dans le domaine du langage. Comparons la description que Littré et Larousse donnent d’un même mot (finance) qui échappe aux règles de la filiation sémantique : Finance : Le latin disait solvere pour payer. De ce verbe, l’ancien français fit soudre avec le même sens. Pourquoi ce verbe, qui satisfaisait au besoin de rendre une pensée essentielle, ne devint-­il pas d’un usage commun […] ? C’est ce qui n’est pas expliqué et rentre dans ce que j’appelle pathologie verbale. D’un côté, l’imagination populaire se porta sur le verbe latin pacare, apaiser, pour lui imposer le sens de payer ; et, en effet, un payement est un apaisement entre le créancier et le débiteur. En même temps, l’ancienne langue prenait le verbe finer, qui signifie finir, et s’en servait pour dire : payer une somme d’argent ; en effet, effectuer un payement c’est finir une affaire.

40 Les mots répertoriés par P. Larousse que l’on retrouve chez É. Littré sont les suivants : artillerie, assassin, chère, finance, fronder, guérir, hasard, ladre, loisir, merci, pistolet, tante, viande, vilain.

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Du participe présent de ce verbe finer, aujourd’hui inusité, vient le substantif finance, qui avait aussi dans l’ancienne langue le sens primitif de terminaison. En se détériorant de la sorte, c’est-­à-dire en prenant une acception très détournée, tout en laissant tomber hors de l’usage l’acception naturelle, les mots deviennent pour l’esprit des signes purement algébriques qui ne rappellent plus à l’esprit rien de concret et d’imagé. Si finance signifiant terminaison était resté à côté de finance signifiant argent, on aurait été constamment invités à se demander quel était le lien entre deux idées ; mais, l’un étant effacé, l’autre n’est plus qu’un signe arbitraire pour tout autre que l’étymologiste. (Littré 1888 [1880], p. 24) Finance : ce mot vient du verbe finer, qui signifiait autrefois finir, terminer, conclure une affaire au moyen de ce puissant agent par la vertu duquel tant de choses sont menées à bonne fin ; c’est à cette acception que se rapporte cet adage cité dans la Commune du Perche : quand argent faut, finaison nulle, quant argent manque, nulle conclusion possible. Dans un sens restreint, finer se prit, par métalepse, pour payer, solder et finance signifia ce au moyen de quoi l’on fine, ce avec quoi l’on paye, l’argent comptant. Nous disons encore il s’est tiré moyennant FINANCE, il est à court de FINANCE, il n’a pas grande FINANCE, etc. (Larousse 1860)

Littré remonte plus loin dans l’histoire du mot. Dans sa reconstruction, la pathologie s’installe là où il y a interruption de filiation étymologico-­sémantique. La question rhétorique qu’il se pose trahit le regret du puriste, qui justifie en partie son explication par la pathologie. Ces considérations n’apparaissent pas dans son dictionnaire, où la modalité pseudo-­descriptive l’emporte sur le jugement de valeur concernant le bien-­fondé de la logique qui a déterminé la formation des sens. En revanche, Larousse ne remonte pas au-­delà de finer et fait intervenir une explication tropologique (« par métalepse ») pour expliquer le glissement sémantique finer = finir → finer = payer. Cela n’est pas sans rappeler les procédés logiques décrits par Arsène Darmesteter. Plus encore, dans l’article homonyme du GDU, la rubrique étymologique contredit l’étymologie de Littré : M. Littré dérive ce mot de l’ancien verbe finer, qui proviendrait du latin finis, et signifierait proprement terminer, d’où le sens de payer une somme d’argent ; mais la liaison de ces idées n’est pas aussi facile à saisir que semble le croire M. Littré, et nous préférons de beaucoup l’opinion de M. Delatre, qui dérive le vieux français finir, payer, du latin fenus, faenus, le produit, l’intérêt de l’argent.

La méthode lexicologique insiste notamment sur l’importance des exercices de dérivation et de composition qui stimulent la compétence lexicale et permettent de pénétrer dans la mécanique de la langue. Sur ce point, Larousse critiquera le dictionnaire de l’Académie (6e éd., 1835) qui ne procède pas à une lemmatisation systématique des affixes de la langue française (voir GDU, Préface, p. xi). Comme l’a observé Jacques-Philippe Saint-Gérand (2005b, en ligne), « [t]aire au public les modes de production linguistique des mots et les objets lexicaux qui L e sens entre p é d a g o g ie d e la lan g u e , le x icolo g ie et encyclo p é d isme

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résultent de leur application donne à l’auteur de la Lexicologie des écoles primaires […] l’impression que l’on prive les usagers de la possibilité de maîtriser l’instrument par lequel ils s’expriment ». Ainsi, dans le Jardin des racines latines, à côté des devoirs sur l’étymologie l’auteur propose-­t-il un nombre diversifié d’exercices de décomposition et de dérivation (des noms aux adjectifs, des noms physiques aux noms abstraits, etc.). Bien entendu, comme le démontreront les sémanticiens, la recherche des éléments de construction du sens ne saurait s’accommoder d’un assujettissement exclusif à l’étymologie41. Le fait que Larousse s’appesantit sur les mécanismes dérivationnels et compositionnels dans un manuel consacré à l’étymologie confirme bel et bien qu’il propose une saisie synchronique de celle-­ci. 2.6 La synonymie, une propédeutique à la saisie de la valeur des mots

Pierre Larousse accorde une grande importance à la synonymie comme stratégie d’un éveil lexical et sémantique permettant d’explorer le sens lexical en synchronie. Ce dispositif, qui constitue la substantifique moelle de son projet lexicologique, est incontournable pour une connaissance assurée de la valeur des mots. Larousse s’insère par là dans la lignée des traités de synonymes des xvie et xviie siècles : ces lexiques partiels inscrivent la synonymie dans une perspective didactique qui abandonne progressivement le colinguisme. Ainsi, la synonymie révèle-­t-elle tout son potentiel pédagogique en tant qu’approche différentielle des unités lexicales. Par rapport au DLF d’Émile Littré et au Dictionnaire général, le GDU est le seul à faire un usage presque systématique de ce phénomène42. Nous avons déjà mentionné l’appréciation de Larousse à l’égard de la pratique des gloses synonymiques des dictionnaires de l’Académie française. Dans son dictionnaire, la rubrique consacrée aux synonymes intervient à la fin de la partie lexicologique des articles : 41 Dans l’article synonyme du GDU, P. Larousse affiche cette position en guise de commentaire à l’ouvrage sur la synonymie de l’abbé Roubaud (1730-1792), l’un des premiers continuateurs de l’abbé Girard : « Nous lui reprochons encore d’avoir trop cherché, dans ces racines et ces étymologies, les nuances, oubliant ainsi […] que souvent les mots ont des significations qui ne se trouvent nullement en rapport avec leurs origines. Il n’a pas assez considéré que les mots tiennent souvent leur signification de l’étymologie, mais aussi de l’usage […]. » 42 Malgré l’attention que P. Larousse accorde au lexique et au mécanisme de la dérivation, il traite aussi bien des synonymes qui ont le même radical que de ceux qui ont un radical différent. On retrouve cette démarche chez l’abbé Girard, mais pas dans l’Encyclopédie. En effet, dans cette dernière, comme le note S. Delesalle (2008, p. 192) : « [O]n y considère comme synonymes des mots dérivés dont les significations sont très écartées, à partir du moment où ils ont une origine commune. Le point de vue est ici celui de l’intérêt que l’on porte à la dynamique du vocabulaire. »

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DÉCÈS – Syn. Décès, fin, mort, trépas. FINALEMENT – Syn. Finalement, enfin, à la fin. ARROGANT – Syn. Arrogant, important, insolent, rogue, suffisant. ABHORRER– Syn. Abhorrer, détester, exécrer, haïr. ABOMINABLE– Syn. Abominable, détestable, exécrable.

Dans l’article du GDU qui résume les fondements de la méthode lexicologique, il est précisé que « le livre traite d’abord des synonymes » : Lexicologique (MÉTHODE) : […] M. Larousse s’est attaché à rechercher toutes les manières possibles d’exercer sur ce sujet l’esprit des élèves, et il est parvenu à les faire travailler utilement de plus de dix manières différentes sur les synonymes : d’abord, étant donné plusieurs synonymes, l’élève choisit celui qui convient pour remplir un vide laissé dans les phrases dont il doit avant tout s’appliquer à bien comprendre le sens ; puis l’élève invente lui-­même des phrases où il fait entrer les synonymes selon qu’ils s’appliquent le mieux au sens général ; plus loin, il est chargé d’expliquer lui-­ même les nuances qui distinguent certains synonymes, et, pour l’aider à découvrir ces nuances, on met sous ses yeux des phrases où ils sont diversement employés ; il doit ensuite disposer par gradation les synonymes qui ne diffèrent entre eux que du plus au moins ; puis on lui donne des phrases empruntées à nos grands écrivains, et dans ces phrases on lui indique des mots qu’il doit remplacer par des équivalents, ou bien il doit changer la phrase tout entière et la remplacer par une autre exprimant le même sens, etc. […].

La première partie de sa Lexicologie d’école de 2e année est consacrée à l’étude de la synonymie ; Larousse emprunte les propos de D’Alembert, qui reprennent ceux de Beauzée, éditeur et commentateur de l’abbé Girard. Ainsi, souscrit-­il à l’idée qu’il n’y a jamais deux mots qui sont synonymes parce la langue ne s’embarrasse pas de la redondance43 et que ce serait un défaut pour celle-­ci que de les multiplier sans nécessité, même si la pauvreté de la langue demeure une imperfection également nuisible à l’expression de la pensée. La troisième leçon du livre du maître de la Lexicologie d’école de 2e année propose des devoirs qui évoquent de près la structure des articles du traité de l’abbé Girard, La Justesse de la langue françoise (1718). Larousse présente la nouveauté de l’ouvrage de l’abbé Girard dans l’article synonyme du GDU : « L’abbé Girard entreprit le premier de généraliser des remarques particulières et de répandre la lumière dans le système entier de la langue. Il se fit à lui-­même une manière de voir et de démêler les nuances distinctives des synonymes. »44 Il s’agit de regrouper des quasi-­synonymes pour faire ressortir leur valeur différenciatrice. Ainsi, malgré l’approche s­ émasiologique

43 Sur le principe de redondance dans les langues historico-­naturelles, voir De Mauro 2007 [1982]. 44 Pour une étude de la position de l’abbé Girard, voir Auroux 1985, Adamo 1999 et Swiggers 2008.

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de la lexicologie, les exercices de Larousse reposent-­ils sur le même principe onomasiologique de l’entrée multiple mis en place par Girard. Comme chez le célèbre synonymiste, ce principe s’accompagne d’un procédé de différenciation contextuel dans la partie illustrative, à travers la confrontation d’énoncés oppositifs qui font jouer les mots rapprochés (Berlan et Pruvost 2008, p. 6). Le postulat est que  « [s]i délicate que soit la nuance à exprimer, le terme propre existe, qui ne laisse pas place à aucune équivoque » (Larousse 1853b, p. 5). Voici un extrait des devoirs lexicologiques (empruntés à la Partie de l’élève) dont la consigne est la suivante : Les élèves liront d’abord attentivement les développements qui suivent sur chaque groupe de synonymes, puis, dans les phrases qui servent d’application, ils remplaceront chaque tiret par le terme convenable.

HAMEAU, VILLAGE, BOURG Quelques maisons rustiques élevées les unes près des autres constituent un hameau ; ajoutez une église, vous aurez un village ; faites-­y tenir un marché réglé, vous aurez un bourg. APPLICATION. Le – se composait de trois ou quatre misérables huttes couvertes de chaume. On se repent presque toujours de quitter le – où l’on est né. Le dimanche, toute la famille allait à la messe au – des Pamplemousses. Nous remarquions des – qui égalaient des villes. NEUF, NOUVEAU, RÉCENT Ce qui n’a point servi est neuf. Ce qui n’avait pas encore paru est nouveau. Ce qui vient d’arriver est récent. On dit d’un habit qu’il est neuf ; d’une mode, qu’elle est nouvelle ; d’un fait, qu’il est récent. APPLICATION. Il est d’usage dans les campagnes de donner à Pâques un habit – aux enfants. Un proverbe défend d’attacher une pièce – à un vieil habit. Voulez-­vous réussir en France, débitez du –. Puisque tout dégénère, la noblesse la plus – doit être la meilleure. (Larousse 1853b, p. 12-16)

Après une introduction explicative qui sera abandonnée au fil des pages, Larousse laisse aux élèves le soin d’inférer les nuances de signification à partir des contextes d’usage. Comme chez Girard, la synonymie concerne les mots-­ entrées et non les phrases qui sont forgées avec le souci de mettre en valeur, pour l’apprenant, les contextes propres à chaque synonyme. Chez l’abbé Girard, les explications réservent une place plus importante à des termes métalinguistiques tels que mot, signification, sens (Swiggers 2008, p. 55). Remarquons, au passage, que les manuels pédagogiques de Larousse vibrent d’une intention édificatrice et présentent sous forme de monimentum des préceptes qui bâtissent une morale 100

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pratique et civique45. L’étude de « noms voisins » – ce qu’on appelle d’après Josette Rey-Debove (1997) des quasi-­synonymes – implique une vision synchronique et actualisée de la langue. Girard insistait déjà sur cette exigence dans son Discours préliminaire : [Q]uand je dis qu’il n’y a point de parfaits synonymes dans la Langue ; j’entends la Langue dans sa pureté et dans son état présent. Je n’ai garde de nommer Langue, un amas général et monstrueux de tous les mots, soit du bon soit du mauvais usage, soit anciens soit nouveaux. En ce cas là on pourroit peut-­être bien trouver des parfaits synonymes. (1999 [1718], p. 111)

Larousse exprime cette même exigence lorsqu’il précise par exemple  « [p]our nous banalité signifie trivialité ». Le travail sur la synonymie continue, dans la neuvième leçon, avec quantité d’exercices où il est demandé à l’élève de disposer les synonymes par gradation (il s’agit d’adjectifs, de substantifs et de verbes). Aussi passe-­t-on de l’analyse en contexte à de simples séries paradigmatiques : Les synonymes suivants sont rangés par ordre alphabétique, l’élève les disposera par gradation. Alarmé, effrayé, épouvanté. Accumuler, amasser, entasser. Anéantir, défaire, détruire. Abominable, détestable, exécrable. Bête, idiot, stupide. Béatitude, bonheur, félicité, plaisir. Rivage, rive. Caducité, décrépitude, vieillesse.

[alarmé, effrayé, épouvanté] [amasser, entasser, accumuler] [défaire, détruire, anéantir] [détestable, abominable, exécrable] [bête, stupide, idiot] [plaisir, bonheur, félicité, béatitude] [rive, rivage] [vieillesse, décrépitude, caducité] (Larousse 1853b, p. 24)

Comme l’a remarqué Monica Barsi (2005, p. 159), les exercices sur la gradation des synonymes hors contexte présentent des difficultés que l’auteur semble ignorer et qui tiennent au fait que dans bon nombre de séries, c’est le registre et non le sens qui fait la différence. Dans d’autres exercices, il est demandé aux élèves de fournir des synonymes pour un mot donné, ce qui évoque les gloses synonymiques que l’on trouverait dans un dictionnaire : L’élève joindra trois synonymes à chacun des termes suivants.

Casser [rompre, fracasser, briser], détroit [col, défilé, gorge], entêté [opiniâtre, têtu, obstiné], entourer [environner, enceindre, enclore], etc.

(Ibid., p. 26)

45 M. G. Adamo (1999, p. 19) relève le même engagement chez l’abbé Girard.

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En définitive, le message que l’auteur fait passer est que les significations des mots se définissent corrélativement et ce a fortiori dans le cas des mots similaires car la « différence par contraste est toujours plus nette que la différence par simple altérité » (Swiggers 2008, p. 58). C’est précisément l’écart qui fait ressortir la signification : si sur ce point, la réflexion de Larousse semble en accord avec les vues saussuriennes, en réalité il n’en est rien car le mot reste le pivot de la réflexion, ce dernier étant encore conçu comme une entité définissable dont on peut saisir la vraie valeur. 2.7 Conclusion

La pédagogie du vocabulaire assure la continuité entre les programmes lexicologique et lexicographique de Pierre Larousse qui s’inscrivent dans le courant d’idées sur la théorisation lexicale qui anime le xixe siècle. Si un dictionnaire ne peut guère remplacer une étude systématique du vocabulaire, la lexicologie, loin d’être une approche accessoire, devient une méthode centrale du dispositif d’apprentissage républicain, tout en restant en-­deçà d’une orientation de type spéculatif. En effet, dès que l’on tente une approche plus structurée du vocabulaire, on est obligé d’admettre l’impossibilité de théorisation à propos d’un certain nombre de phénomènes (synonymie, acceptions et contraires, sens propre, sens figuré, sens par extension). Le lexicologue mesure dès lors les contingences qui déterminent la signification des mots chez l’élève, dont la compétence sémantique se construit au fil des lectures individuelles et des expériences singulières. Ces considérations ont pour conséquence d’amorcer un mouvement de relativisation dans l’approche de la signification par rapport aux approches d’inspiration rationaliste du xviiie siècle. Si le mot est un « opérateur cognitif » (Saint-Gérand 2005b, en ligne) d’ascendance logique, la prise en compte des aléas de la signification le rendent un facteur contingent, historique, de la compétence in fieri du locuteur. Dans tous les cas, le mot demeure une réalité ontologique. Cette conception, relayée par la lexicographie, sera remise en question par la théorie saussurienne, qui bat en brèche les partages traditionnels entre syntaxe, morphologie, vocabulaire et lexicologie (voir infra, § 6.8). En désubstantialisant la langue, Ferdinand de Saussure fera voler en éclat la notion même de mot, et privera la lexicologie de son objet d’étude. En tant que « grammaire active fondée sur le lexique » (Pruvost 2006, p. 70), les Lexicologies des écoles participent à plein titre au processus de la grammatisation, entendue comme « formation grammaticale commune à tous les citoyens » (Balibar 1985, p. 178). Loin de se borner à la maîtrise de l’orthographe et à l’exactitude grammaticale, ces manuels visent la construction d’une compétence lexi102

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cale et sémantique, selon le postulat que le développement de cette compétence stimule les facultés cognitives des élèves. La signification est appréhendée à travers les relations qu’un mot entretient avec d’autres unités du lexique, ce qui inscrit cette approche dans une perspective fonctionnelle. Si Michel Bréal et Arsène Darmesteter ont pu être considérés comme les « instigateurs de la sémantique lexicale diachronique » (Rey 2008a, p. 146) alors que leurs systèmes théoriques se prévalent aussi des présupposés synchroniques de l’analyse linguistique, la pédagogie de Larousse s’engage ouvertement dans la dimension statique. Dès lors, on comprend l’importance accordée à la synonymie, dispositif synchronique par excellence ; de même, la notion de polysémie, cheval de bataille de la sémantique bréalienne, fait l’objet ici d’une pré-­conceptualisation avec le travail lexicologique sur les acceptions. Enfin, l’association entre méthode lexicologique et dictionnaire se mesure notamment à l’aune de l’idéologie démocratique et réformiste de Larousse. Pour le pédagogue comme pour le lexicographe, éducation primaire et éducation populaire ne font qu’un. Les options principales du GDU sont largement tributaires du militantisme démocratique de l’auteur. La partie encyclopédique du dictionnaire, qui assure un va-­et-­vient constant entre le monde et le langage, relève de la volonté d’instruire un lectorat stratifié. De même, la partie lexicologique se veut en prise directe sur la langue de l’époque dans un souci d’utilité et de disponibilité immédiate du savoir. Il s’agit de fournir aux locuteurs les clés pour déchiffrer et maîtriser la réalité à travers la compréhension et la maîtrise des mots et de leurs sens.

L e sens entre p é d a g o g ie d e la lan g u e , le x icolo g ie et encyclo p é d isme

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CHA P IT RE 3

L’apport de la logique et de la rhétorique à l’étude de la signification

3.1 Le Dictionnaire général de la langue française : quel régime de généralité ?

Avec le Dictionnaire général de la langue française du commencement du xviie siècle jusqu’à nos jours (1890-1900, dorénavant DG) d’Adolphe Hatzfeld (1824-1900) et Arsène Darmesteter (1846-1888), avec la collaboration d’Antoine Thomas (1857-1935), se fait jour la tentative d’articuler la logique à l’histoire dans le cadre d’une nouvelle approche de la signification. Certes, l’étude de celle-­ci demande des formulations théoriques qu’un dictionnaire de langue ne saurait fournir. Le DG présente néanmoins un intérêt supplémentaire en ce qu’il se double d’un exposé théorique, le Traité de la formation de la langue 1, qui systématise l’analyse des structures linguistiques. Commençons par nous interroger sur l’épithète « général »2 qui figure dans le titre du dictionnaire. La notion de généralité 3 est d’autant plus difficile à cerner qu’elle évoque des matrices épistémiques différentes. D’un côté, on trouve la tradition rationaliste qui remonte à la Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal (1660) laquelle est relayée par les Idéologues et, en partie, par les g­ rammaires

1 Le Traité est divisé en quatre livres : Le matériel des mots ou le lexique (Livre i), Histoire de la prononciation (Livre ii), Formes grammaticales (Livre iii), Notes de syntaxe (Livre iv). 2 Notre analyse se limite au Dictionnaire général d’A. Hatzfeld et A. Darmesteter. Il ne sera donc pas question ici d’autres dictionnaires comportant dans leur titre l’épithète général, comme le Dictionnaire général de la langue française et vocabulaire universel (1832) de F. Raymond ou le Dictionnaire général et grammatical des dictionnaires (1834) de N. Landais. 3 Pour une analyse de cette thématique au xixe siècle, voir Auroux 1988, Médina 1978, Chiss et Puech 1997 et 1999, Normand 2000a, 2000b, 2000c.

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s­ colaires du xviiie siècle. Celle-­ci vise essentiellement à analyser ce qu’il y a de commun à toutes les langues, c’est-­à-dire les mécanismes logiques universels qui président à l’art de parler, même si le projet de généralité ne se réalise pas de manière homogène dans tous les domaines soumis à l’analyse (voir Colombat et al. 2010, p. 152). De l’autre, à partir des acquis de la grammaire historique et comparée se fait jour une nouvelle manière d’entendre la généralité qui est à rattacher à l’émergence d’une linguistique générale. Or, comme l’observent Colombat et al. (2010, p. 212), « loin de rassembler, le thème de la linguistique générale à la fin du xixe et au début du xxe siècle, disperse plutôt des recherches qui, pour exprimer le besoin commun d’un point de vue général sur les faits de langage […] ne s’entendent ni sur ce qu’il faut entendre par fait, ni sur “linguistique”, ni sur les moyens et les méthodes permettant d’en rendre compte ». Dès lors, la question est de savoir quel est le régime de généralité qui est à l’œuvre dans le Dictionnaire général, ou plutôt, s’il est possible d’y déceler une acception univoque de la généralité. Hatzfeld, qui conçoit le projet du dictionnaire dès 1871, est logicien de formation et professeur de rhétorique au lycée Louis-­le-Grand de Paris. Il est l’auteur d’une biographie de Blaise Pascal4, publiée posthume en 1901, où il est également question des « solitaires de Port-Royal » (1901, p. xi). Il propose à un linguiste, le jeune Darmesteter, alors âgé de vingt-­cinq ans, de collaborer à son projet5. Cette collaboration entre un logicien et un linguiste n’est pas sans évoquer celle entre Claude Lancelot (logicien et théologien) et Antoine Arnauld (grammairien), auteurs non déclarés de la Grammaire générale et raisonnée. Cette dernière fonctionnait en diptyque avec La Logique, ou l’Art de penser (1662) d’Antoine Arnauld et Pierre Nicole ; de même, Hatzfeld et Darmesteter prévoient un fonctionnement similaire entre leur dictionnaire et le Traité de la formation de la langue. Qui plus est, le projet lexicographique d’Hatzfeld et de Darmesteter n’est pas sans évoquer l’Avertissement qui clôt l’ouvrage d’Arnauld et Lancelot (1971 [1660], p. 216) : On n’a point parlé dans cette Grammaire, des mots dérivés ni des composés, dont il y auroit encore beaucoup de choses très-­curieuses à dire, parce que cela regarde plutôt l’ouvrage d’un DICTIONNAIRE GÉNÉRAL, que de la Grammaire générale. Mais on est bien aise d’avertir que depuis la première impression de ce livre il s’en est fait un autre intitulé, LA LOGIQUE, OU L’ ART DE PENSER, qui, étant fondé sur 4 5

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B. Pascal est mentionné dans l’Introduction du DG (p. xv). Les auteurs lui empruntent la notion de mot primitif pour argumenter leur opposition à la méthode de la définition circulaire axée sur la synonymie. Sur les circonstances de cette collaboration, voir Paris 1890a. Sur la formation d’A. Darmesteter, voir Bergounioux 1986.

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les mêmes principes, peut extrêmement servir pour l’éclaircir, & prouver plusieurs choses qui sont traitées dans celui-­ci.

Si les Messieurs de Port-Royal envisagent un « Dictionnaire général » où il serait question de mots dérivés et composés, le Traité de formation de la langue placé en tête du dictionnaire d’Hatzfeld et Darmesteter consacre la 3e section du livre i aux procédés de dérivation et de la composition. L’initiative de ce traité revient à Darmesteter qui avait publié, en 1874, un Traité de la formation des mots composés dans la langue française. Certes, ces similarités pourraient n’être qu’anecdotiques. En revanche, ce qui nous fait croire qu’un certain rationalisme, quoique affaibli et non exclusif, imprègne encore le DG en faisant de la grammaire de Port-Royal un jalon dans l’horizon de rétrospection de l’ouvrage, ce sont les positions programmatiques que les deux lexicographes affichent dans la préface du dictionnaire. Ils présentent leur ouvrage comme un « dictionnaire raisonné » (p. i) et une « synthèse raisonnée » (p. viii), où l’on reconnaît l’autre épithète qui qualifie la grammaire d’Arnauld et de Lancelot. Mais surtout, leur postulat de départ, à savoir l’existence de « cadres réguliers » (ibid.) de nature logique auxquels tout fait de langue peut être ramené, ne va pas sans rappeler un certain apriorisme rationaliste. Enfin, la conception de la langue en tant que traduction de la pensée n’est pas sans évoquer la théorie de la langue-­miroir (Auroux 1979b, p. 58) qui se dégage de l’ouvrage des Solitaires de Port-Royal. Comme l’a bien expliqué Lia Formigari (2006, p. 16), la logique de PortRoyal n’est pas conçue comme une science formelle, mais plutôt comme une description des opérations de l’esprit, dont la grammaire est un outil. Ainsi, le prétendu logicisme de la tradition port-­royaliste et de ses successeurs, continue l’historienne, se rapproche-­t-il de ce qu’on qualifierait aujourd’hui de psychologisme : pour preuve le fait que dans La Rhétorique, ou L’Art de parler (1688 [1675], p. 113) de Bernard Lamy (1640-1715), les tropes, dispositifs agissant dans les procédures de sémantisation, sont présentés comme des postures de l’esprit comparables aux postures du corps. Le logicisme du DG est davantage un parti pris de rigueur, teinté par un certain dogmatisme, qu’une méthodologie analytique6. Ajoutons qu’il ne saurait en être autrement puisque le dictionnaire a son fondement dans le programme de la grammaire historique et comparée. Or, la tentative d’articuler logique et histoire pourrait se solder par une aporie si, entre ces 6 J.-P. Saint-Gérand (2005a, p. 32) a noté que dans l’article général du DG « hors l’évocation fugitive de principes cartésiens, on ne verra rien […] qui évoque les principes d’une grammaire capable d’articuler rationnellement la pensée et la langue ». Cette acception affaiblie de la généralité ne lui paraît pas étrangère à « [l]’institutionnalisation scolaire de la langue dans la France du xixe siècle [qui] a nécessairement conduit à produire d’humbles manuels prescriptifs pratiques aux dépens d’ambitieuses synthèses théoriques ».

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deux options, ne se dessinait une troisième voie : la psychologie. Celle-­ci, nous le verrons, est à même d’infléchir la logique vers l’histoire. De surcroît, l’idéologie du DG se complique du fait des positions naturalistes qui inspirent la démarche des deux lexicographes. Le DG nous paraît dès lors comme une œuvre de transition entre une exigence de synthèse théorique qui serait encore imprégnée de rationalisme et une exigence de rigueur taxinomique et de généralisation qui émane de l’objectivisme historique, ainsi que de la doctrine néogrammairienne à laquelle adhère Darmesteter. 3.2 L’étude de la signification entre histoire et causalité

Le DG vise à prolonger mais aussi à amender le dictionnaire d’Émile Littré, que les auteurs considèrent comme « le plus puissant effort qui ait été tenté pour réunir dans un monument unique les principaux documents relatifs à l’histoire, à la signification et à l’emploi des mots de notre langue » (DG, Introduction, p. xxiv). Si le projet d’Adolphe Hatzfeld est contemporain du dictionnaire de Littré7, le programme sémantique que le logicien met en place avec Arsène Darmesteter se définit par rapport aux failles qu’il repère dans cet ouvrage quant aux définitions et au classement des significations. Gaston Paris (1907 [1900], p. 391-393) l’explique bien dans son compte rendu8 : L’ordre adopté par Littré lui sembla surtout pécher par un défaut essentiel : partant du sens qu’il regarde comme le premier, Littré énumère tous les autres à la suite, en les numérotant, sans le plus souvent expliquer vraiment comment ils s’enchaînent et comment ils se rattachent au sens primitif. Les quinze ou vingt sens que présente tel ou tel mot semblent ainsi se déduire l’un de l’autre, tandis que là […] les faits se comportent entre eux, non comme les anneaux d’une chaîne, mais comme les branches d’un arbre. Hatzfeld avait perçu que, pour se rendre compte de l’épanouissement sémantique d’un mot, il est souvent nécessaire d’admettre un sens multiple déjà au point de départ, ou d’admettre que le sens primordial a de bonne heure engendré parallèlement plusieurs sens ou dérivés ou figurés, qui à leur tour se sont ramifiés en des acceptions qu’il faut répartir entre les chefs de file respectifs. […] En somme, ce qu’il voulait faire peut se définir comme un abrégé du dictionnaire de Littré, perfectionné sous le rapport des définitions et du classement des sens.

7 Comme on le sait grâce au témoignage de G. Paris (1907 [1900], p. 392) : « Son ouvrage était à peu près terminé en 1871, au moment où paraissait la dernière livraison de Littré. Il trouva en M. C. Delagrave un éditeur disposé à le seconder et songea dès lors à commencer l’impression. » 8 Dans son long compte rendu du DG, G. Paris se livre à une analyse très détaillée de l’ouvrage, selon une perspective qui peut être qualifiée de métalexicographique.

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Hatzfeld adresse à Littré les mêmes critiques que celui-­ci avait formulées à l’égard de l’Académie française. Dans l’Introduction du DG, les auteurs expliquent leur projet : Il a pour objet, non seulement de définir les mots de la langue écrite ou parlée, d’en déterminer les diverses applications, d’en indiquer le véritable emploi, mais encore de rendre compte de cet emploi et d’en expliquer l’origine. C’est un dictionnaire raisonné de l’usage, pendant trois siècles, des changements que la langue a subis durant cette période et des causes qui ont amené ces changements. (DG, Introduction, p. i)

Les auteurs s’attardent d’abord sur la notion d’usage, qui est d’autant plus importante qu’elle sélectionne la langue à décrire et les acceptions des mots à classer. L’usage n’est pas envisagé en tant que bon usage mais comme principe linguistique. Dès lors, la visée normative intrinsèque au dictionnaire cède la place à un plus grand intérêt pour l’histoire comme domaine de l’observable. Autrement dit, « l’usage n’est plus mondain mais historique », la langue étant conçue comme un produit de l’histoire, non connoté socialement et « anonyme » (Collinot et Mazière 1997, p. 67). Cette vision rejoint le parti pris historiciste de Littré, auquel les auteurs empruntent la synchronie élargie à trois siècles9. Aussi dans les intentions des deux lexicographes, le dictionnaire est-­il frappé au coin de la « méthode historique ». La recherche de la causalité historique a partie liée avec le postulat implicite des auteurs selon lequel il existe des lois explicatives du changement sémantique. Or, la méthode historique semble ici le corollaire d’une vision organiciste de la langue : « Puisque les mots naissent, se développent et se transforment dans le temps, ils ont une histoire » (DG, Introduction, p. i). L’accent est mis ici sur la notion de transformation, alors que Darmesteter parlera ailleurs de corruption (voir infra). Mais la manière d’appréhender l’histoire pose question : Hatzfeld et Darmesteter déclenchent une polémique à distance avec la méthode historique de Littré, qui s’apparente plutôt à la chronique. L’histoire d’un mot ne se borne pas à un recensement des significations, de même qu’elle ne s’épuise pas dans l’historique de ses formes et acceptions. L’approche historique qui est la leur montre, au contraire, « le lien et l’enchaînement » entre les différents sens. Car « [c]omment ranger les divers sens dans l’ordre où ils se sont succédé, si l’on ne démêle les causes qui ont déterminé cet ordre ? » (Ibid., p. i) Loin de concevoir un dictionnaire énumérant les différentes significations selon une chronologie linéaire, les auteurs du DG mettent en place une ­classification qui hiérarchise les significations, l’idée 9 G. Paris (1890a, p. 609-610) ne se trompe pas qui voit dans le DG « deux dictionnaires distincts, qui sont juxtaposés plutôt que fondus : un dictionnaire de la langue écrite des xviie et xviiie siècles […], et un dictionnaire de l’usage contemporain », limité à la « langue courante des Parisiens cultivés de la fin du xixe siècle ».

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sous-­jacente étant que « la logique va avec l’histoire » (Delesalle 1997, p. 19). L’exploration de la causalité historique des transformations du sens passe par la compréhension des « lois de la pensée » (DG, Introduction, p. ii), ce qui, une fois de plus, évoque la démarche port-­royaliste : dans leur évolution du sens primitif aux sens dérivés et figurés les mots suivent un ordre rationnel. Un dictionnaire ainsi conçu retrace à la fois l’histoire de la langue et l’histoire de la pensée10, mais l’objectif principal n’en demeure pas moins l’analyse des procédés logiques et intellectuels qui président aux changements sémantiques. Cette exploration peut être exclusive car les règles de grammaire, morphologie et phonétique historiques sont exposées dans le Traité de la formation de la langue : [L]e Dictionnaire ne peut expliquer les lois générales qui ont dominé l’action de ces causes particulières. L’exposition de ces lois est l’objet d’un Traité de la formation de la langue […]. Le traité et le Dictionnaire, qui s’y réfère sans cesse, se complètent donc l’un l’autre : le premier est la synthèse raisonnée des faits multiples et divers qui sont analysés dans le second ; il présente l’exposition théorique des lois qui régissent la langue ; il trace les cadres réguliers où chacun des termes disposés dans le Dictionnaire selon l’ordre alphabétique trouve la place que son origine, sa forme et sa signification lui assignent. (Ibid., p. vii-­viii)

En réalité, la complémentarité entre le dictionnaire et le Traité n’est avérée que pour les deux premiers livres car à cause de la mort subite de Darmesteter, le traité reste à l’état d’ébauche en deux parties. Il sera achevé par Léopold Sudre et Antoine Thomas, mais les deux derniers livres (« Formes grammaticales » et « Notes de syntaxe ») n’auront pas un lien structurel avec le dictionnaire car les articles n’y renvoient pas. Quoi qu’il en soit, on mesure l’esprit de système qui marque le DG dans sa tentative de rationaliser la langue en ramenant les mots à des « cadres réguliers ». Cette rigueur de l’exposition, ainsi que l’insistance sur la notion de loi, ne sont pas étrangères à l’engouement de Darmesteter pour les thèses des néogrammairiens (voir infra, chap. 4). 3.2.1 L’étymologie comme esprit de système

Chez Émile Littré, la masse d’informations consignée dans le dictionnaire ne fait pas système. Il en va de même pour l’étymologie, qui a un intérêt essentiellement anecdotique. Selon les auteurs du DG, il est insuffisant d’indiquer la forme primitive d’un mot et celles qui en dérivent : pour que l’étymologie soit éclairante, « il faut expliquer en vertu de quelles règles la forme étymologique a subi telle ou telle métamorphose » (DG, Introduction, p. xi). À la différence de Littré, 10 Voir à ce propos Darmesteter 1979 [1887], p. 99 et Bréal 2005 [1897].

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Hatzfeld et Darmesteter placent l’étymologie en tête de chaque article « parce que c’est elle qui doit rendre compte de la signification première et qui conduit à la définition comme au classement des sens ». De plus, elle est accompagnée d’un renvoi au paragraphe du Traité qui explique la « raison d’être » et la forme en question. Les informations étymologiques s’organisent en un véritable système, les règles phonétiques constituant le dispositif permettant d’extraire la généralité de l’accidentalité qui intervient dans l’histoire des mots. Selon Gaston Paris (1907 [1900], p. 393) : L’idée de Darmesteter, en ce qui concerne l’étymologie, dépassait singulièrement en profondeur et en portée celle de Littré. Chaque étymologie, chez celui-­ci, reste isolée : il ne renvoie qu’accidentellement à un autre mot pouvant fournir un exemple pareil de permutation phonétique. Darmesteter voulut non seulement donner l’analyse de tous les phénomènes de tous les mots dans leurs transformations successives, mais, dans une synthèse de toutes les observations faites sur chaque mot, constituer une histoire phonétique générale du français.

Le programme d’une histoire phonétique générale repose sur la méthode inductive qui conçoit la généralité comme un travail de synthèse des résultats obtenus à partir de l’observation. La possibilité de formuler des lois générales tient dès lors à la capacité de reconstruction historique. La proximité de Darmesteter des thèses néogrammairiennes se mesure à l’aune de sa réticence à admettre toute exception dans l’histoire phonétique d’un mot, selon le postulat que le français est la continuation du latin, et cela sans solution de continuité : « Les mots du latin populaire sont devenus les mots français correspondants par suite de changements de prononciation si réguliers qu’on a pu en tirer des lois absolues, les lois de la phonétique » (Darmesteter 1927, p. 159). Quant à l’étymologie son rôle n’est que préliminaire, la priorité étant la définition des mots dans toutes leurs acceptions. Dans le DG, la rubrique consacrée à l’étymologie peut contenir la notation « m.s. » (même sens) après l’étymon latin pour indiquer que le sens latin a subsisté en français. Paris conteste cette pratique réductrice « qui nous laisse dans l’ignorance » et met en garde contre l’erreur qui consiste à considérer que le sens du mot latin coïncide systématiquement avec le premier sens assigné au mot français. La microstructure du dictionnaire laisse croire, en effet, que les autres significations sont des développements spécifiques du français, ce qui n’est pas toujours le cas11. À cause de ce défaut, la généalogie des acceptions à partir du latin pourrait être erronée. 11 G. Paris (1907 [1900], p. 401-402) en donne un exemple : « Au mot sein, nous lisons à l’étymologie : “Du lat. sinum, m.s.” puis, comme sens : “I. Vieilli. Courbure, d’où 1. (Marine.) Partie de la voile arrondie par le vent qui la gonfle ; 2. (Géogr.) Sinuosité du rivage. II. 1° Partie du

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3.2.2 La « raison supérieure » du changement sémantique

Tout en érigeant l’usage en « suprême arbitre » (DG, Introduction, p. viii), Hatzfeld et Darmesteter préviennent qu’« il ne faut pas croire que son activité s’exerce au hasard et par caprice ». Ils postulent une « raison supérieure » ou « esprit » qui gouverne l’évolution des mots. Cette entité n’a aucune connotation transcendantale : elle relève d’une « logique secrète » (p. xvi) mais immanente qui tient à la complexité des faits constituant la vie des peuples (besoins matériels et intellectuels, institutions, mœurs, etc.). Les auteurs l’identifient dès lors avec les causes historiques et psychologiques de production de sens ; cette raison supérieure éclaircit « le point de vue selon lequel il [le mot] a été considéré d’âge en âge […] en vertu de la logique de l’esprit humain » (p. ii). Si l’objet du DG est la langue à partir du commencement du xviie siècle, les auteurs n’hésitent pas à convoquer l’ancien français ou, le cas échant, le bas latin, les dialectes de la langue d’oïl et de la langue d’oc, et encore les autres langues romanes pour expliquer une signification moderne. Cette démarche, qui dénote davantage un intérêt pour les vicissitudes de l’usage que pour l’usage moderne, est exigée par les glissements de sens qui se produisent au cours de l’histoire d’une langue et qui resteraient opaques sans l’intervention du lexicographe. Le but du dictionnaire est non seulement de recenser les diverses acceptions des mots mais surtout d’en expliquer la filiation. Hatzfeld et Darmesteter élaborent une taxinomie qui n’est pas sans évoquer une classification botanique en ce qu’il s’agit de découvrir les lois et les principes de l’organisme vivant qu’est la langue : Lorsqu’un mot a plusieurs sens, il constitue véritablement un genre, dont les acceptions principales forment pour ainsi dire les espèces, et les acceptions secondaires les variétés. Enumérer les divers sens l’un après l’autre, même dans l’ordre historique et logique, au moyen d’une série uniforme composée d’autant de numéros qu’il y a de sens distincts, c’est confondre les genres, les espèces et les variétés ; c’est supprimer la subordination qui relie les variétés aux espèces et les espèces aux genres, c’est-­à-dire méconnaître la loi fondamentale qui régit toute classification. (Ibid., p. xvii)



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corps humain qui est entre les deux bras et porte les mamelles ; 2° Mamelle de la femme ; 3° Partie du corps où la femme porte l’enfant. ” Le sens I, qui se retrouve en latin, semble être seul héréditaire en français et avoir engendré le sens II avec ses trois subdivisions. Or, il n’en va pas ainsi. Le sens I, tout “vieilli” qu’il soit, n’est en français qu’un latinisme : les géographes qui ont dit “le sein Persique” ont simplement calqué le sinus Persicus du latin, et le “sein” d’une voile n’est également que la reproduction du latin sinus. Le mot n’est vraiment héréditaire en français qu’au sens II, 1° ; les sens 2° et 3° sont des euphémismes qui se sont développés, en français même, à une époque relativement récente. »

L E S E N S E N PA R TA G E

Ces lignes restituent la polémique engagée contre Émile Littré, dont la classification sémantique repose sur une plate énumération, sur « une série de subdivisions de même degré ». On connaît l’avancée remarquable du DG, qui introduit un système de notations typographiques comprenant de « grandes divisions » par le biais de chiffres romains (I, II, III, etc.), de numéros (1°, 2°, 3°, etc.), de chiffres arabes (1, 2, 3, etc.) et d’autres métasignes (||, |). Il s’agit de rendre compte des subordinations multiples qui expliquent la ramification sémantique d’un mot à travers une « œuvre d’interprétation scientifique » (ibid.). Le DG se propose de « resserrer la pléthore sémantique de Littré dans un cadre logique » (Bergounioux 1986, p. 111), le but étant d’expliquer les modes de transformation de la signification, expression de mécanismes psychologiques, notamment l’association d’idées : Lorsqu’on embrasse les différentes acceptions d’un mot dans leur ensemble, il s’en dégage le plus souvent une notion commune qui les domine et les rattache les unes aux autres. Cette notion n’est point une conception abstraite et arbitraire ; elle a existé réellement dans l’esprit du peuple ; elle a été la raison supérieure des modifications que le sens a subies. La négliger ou l’ignorer, c’est supprimer l’élément essentiel de l’histoire du mot. (DG, Introduction, p. ii)

Cette notion « commune » est une sorte de noyau sémantique (véritable dénominateur commun dans la formulation algébrique de Darmesteter) qui se dégage de l’histoire du mot mais qui s’actualise grâce aux nouveaux sens que celui-­ci développe. Par conséquent, une étude qui se propose de saisir cette notion doit combiner une analyse des états de langue et des évolutions historiques. Si cette notion n’est pas « abstraite », c’est parce qu’« elle a existé réellement dans l’esprit du peuple ». Elle relève donc des mécanismes logiques qui président aux évolutions de sens, ce qui exclut tout « arbitraire », véritable hantise des deux lexicographes. Du point de vue de la macrostructure du dictionnaire, cette attention pour la « notion commune » se traduit par une tendance au regroupement polysémique, qui est pratiqué même dans le cas des mots qui ont le même radical mais un genre différent (la période/le période, le voile/la voile, la bulbe/le bulbe), là où Littré adopte plusieurs stratégies (polysémie pour la/le période ; homonymie pour la/le voile ; remarque pour le/la bulbe). Bien que le « chemin parcouru » par la pensée ne soit pas forcément un trajet uniforme et linéaire, le processus des filiations des sens peut néanmoins être ramené à quelques procédés principaux (ibid., p. v). Dans les mots dont la simple logique a déterminé le développement (par ex. bouche, feuille), l’analyse suffit à dégager le « trait commun » aux différentes acceptions. Dans le cas du mot bouche, l’élément polarisant serait celui d’/orifice/ qui se retrouve dans les expressions dérivées ou métaphoriques : bouche à feu, bouche de chaleur, les bouches du Rhône. Dans certains cas, l’histoire est plus complexe et « le chemin parcouru par la L’ a p p ort d e la lo g i q u e et d e la r h étori q u e

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­pensée ne s’impos[e] pas nécessairement à l’esprit ». Par exemple, le sens du mot partir (‘quitter un lieu’) ne découle pas « naturellement » du sens étymologique (‘partager’). Dans les tableaux qui suivent, nous adoptons la microstructure de l’article du DG en y ajoutant – en gras et entre parenthèses { } – les explications que les lexicographes fournissent dans l’Introduction :

Un cas de figure plus problématique est le mot gagner 12, dont le sens étymologique est ‘paître’. Les auteurs se demandent comment il a pu engendrer les divers sens usités à l’époque où ils écrivent (avoir ville gagnée, gagner la porte, gagner de l’argent, gagner une bataille, gagner un procès, gagner ses juges, gagner une maladie). Cherchons à visualiser le parcours du mot :

12 É. Littré (1888 [1880], p. 27) considère le développement sémantique de ce mot comme pathologique.

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L E S E N S E N PA R TA G E

En retraçant l’histoire du mot, les auteurs dégagent le trait commun aux différentes significations, qui serait dans ce cas « l’idée d’acquérir, d’obtenir quelque chose qui profite » (ibid., p. iii). Dans les cas de grande ramification des sens, ils postulent une plurisémie déjà au départ (par ex. pain, queue). Ainsi, le mot pain (« aliment fait d’une masse de farine pétrie et cuite au four ») recèle-­t-il trois idées, dont chacune est le point de départ d’une extension sémantique : idée d’aliment : avoir le pain quotidien, gagner son pain PAIN

idée de masse : pain de sucre, pain de suif idée de pâte : pain à cacheter, pain à chanter

Dans d’autres cas, il s’agit d’une analogie en chaîne, d’extension en extension, c’est-­à-dire qu’« à chaque transformation la relation n’existe plus qu’entre l’un des sens du mot et le sens immédiatement précédent » (p. iii) (voir mouchoir, roman, bureau). L’association d’idées se ferait dès lors par proximité immédiate. Enfin, le sens peut également subir des restrictions : soit le sens général cède la place au sens spécial (par ex. pis, labourer), soit la signification se resserre par degrés sans qu’aucune des acceptions cesse d’exister (voir monde, couvert). Bien entendu, ces procédés n’épuisent pas toute la typologie des changements sémantiques car l’esprit peut combiner plusieurs de ces mécanismes à la fois. Darmesteter en donne un aperçu avec les graphiques complexes de La vie des mots (voir infra, § 3.5). Or, si les auteurs présentent ces changements comme le travail d’une raison supérieure, il n’en reste pas moins que suivre l’histoire d’un mot signifie d’abord « suivre le travail de la langue ». Cette raison supérieure serait, en dernière instance, un principe interne à la langue. 3.3 Un modèle généalogique pour la classification des significations

En matière de classement sémantique, les auteurs du DG adoptent un critère génétique, le point de départ de la filiation des significations étant l’étymologie. Cette démarche présentée comme rationnelle, c’est-­à-dire non arbitraire, n’est pas une nouveauté dans la lexicographie de l’époque. En revanche, ce qui marque une véritable rupture est la conception arborescente de la filiation sémantique : le DG conçoit le classement à la manière d’un arbre généalogique, où les filiations des sens s’apparentent aux ramifications d’un arbre, dans la continuité de la métaphore-­modèle du Stammbaum du comparatisme de première génération. Cette méthode postule une logique interne à la langue qui se déploie à travers l’histoire. Elle témoigne de la volonté des lexicographes de pénétrer les ­dynamiques de l’esprit afin d’en explorer les mécanismes de production du sens : c’est par là L’ a p p ort d e la lo g i q u e et d e la r h étori q u e

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que la lexicographie est partie prenante du développement de la sémantique. Faisant écho à la position du DG qui considère chaque mot comme « une énigme à résoudre », Gaston Paris (1907 [1900], p. 408) observe que « dans le domaine, encore si peu exploré, de la sémantique historique, comme dans tous ceux qui relèvent de la psychologie, il faut le plus souvent se contenter de probabilités ou même de possibilités : le monde de la pensée attend encore son Newton et l’attendra peut-­être toujours ». La tentation de poser pour le domaine sémantique des lois qui seraient le pendant des lois phonétiques s’en trouve ainsi délégitimée. Si ce dictionnaire explore les procédés qui régissent l’évolution sémantique, le souci d’explication historique l’empêche de s’émanciper du joug de l’étymologie. On aperçoit ici la différence entre lexicographie et sémantique bréalienne, qui pose l’oubli de l’étymologie comme condition préalable de tout changement sémantique ; Darmesteter aboutira à cette conclusion à travers l’analyse du mécanisme de la catachrèse. Le tableau qui suit fait ressortir la différence entre l’architecture linéaire adoptée par Émile Littré et la structuration raisonnée en guise d’arbre généalogique du DG. Notre analyse porte sur deux lemmes plurisémiques, perle et bourse 13, et notre méthode est la même que pour les lemmes étudiés précédemment (voir supra, § 2.3), avec en plus la notation Ø à côté des acceptions du DLF qui ne figurent pas dans le DG. En particulier, le premier article, perle, permet de voir comment le DG fait intervenir l’idée de « notion commune » aux différentes acceptions.

Dictionnaire de la langue française PERLE

PERLE

|| 1° Globule d’un blanc argenté qui se forme dans certaines coquilles […]. || Perles baroques […]. || Perle orientale […]. || Fig. Jeter des perles devant les pourceaux. || Cela est net comme une perle, se dit de quelque chose de très-net. Ø || Perles fines, les véritables perles. || Semence de perles, perles trop petites pour les compter, qui se vendent au poids et qu'on emploie en grande abondance dans la broderie. Ø || Perles de compte […]. Ø || Gris de perle, couleur semblable à celle de la perle. Ø

[ÉTYM. Peut-être du lat. pop. pĭrula, proprt, « petite poire », § 67, que l’on trouve dans ISIDORE DE SEVILLE, au sens métaphorique de « bout de nez », §§ 308, 290 et 291.]

|| 2° Nacre de perles, ou mère de perles, la substance intérieure de la coquille des moules à perles. || Loupes de perles […]. Ø || 3° Perles fausses […]. || Essence de perle […] Ø

13

116

Dictionnaire général

A

|| Globule le plus souvent d’un blanc argenté, à reflets irisés, qui se forme dans certaines coquilles. Huître à perles. Une – ronde. Une – baroque, de forme irrégulière. L’orient d’une -, son reflet. Une – rose, noire. […] Nacre de perles, substance à reflets irisés qui tapisse l’intérieur de certaines coquilles. – fausse, globule en verre soufflé imitant la perle. – fine, la perle vraie. Ses

A B C H I

dents ressemblent à des perles. Des notes qui s’égrainent comme des perles.

B

Loc. prov. Jeter des perles devant les pourceaux.

C

|| P. anal. Petite boule de métal, d’émail, de verroterie, qu’on perce et qu’on enfile pour faire divers ouvrages de femme, de la passementerie, etc.

D

|| 4° Perles d'or, d'acier, cuivre doré, ou acier || (Architect.) Ornement consistant en une suite L travaillé en forme de perles de diverses grandeurs D de grains ronds. qui servent à de jolis ouvrages tels que sacs, || P. ext. bourses, calottes, etc. […]. | 1. Petite bulle qui se forme sur la surface des ||Dans Perlesles de deux verre […] avec lesquelles les enfants la phraséologie liquides. Eau-de-vie qui fait la –. articles, nous omettons sauf quand elle sélectionne des acceptions. G s'amusent. […] Ø | 2. Globule contenant un médicament […]. || Fig. et familièrement. Je ne suis pas ici pour || Fig. Ce qui est le plus parfait dans son genre. F enfiler des perles […] Ø || Perles défilées […] Ø || 5° Perles de Rome […].|| Perles de Venise.

E Ø

|| 6° Fig. Ce qu'il y a de mieux dans son genre […].

F

|| 7° Fig. Nom donné aux gouttes de liquide, et particulièrement, aux gouttes de rosée […]. ||

G

L E S E N S E N PA R TA G E

|| 2° Nacre de perles, ou mère de perles, la substance intérieure de la coquille des moules à perles. || Loupes de perles […]. Ø || 3° Perles fausses […]. || Essence de perle […] Ø || 4° Perles d'or, d'acier, cuivre doré, ou acier travaillé en forme de perles de diverses grandeurs qui servent à de jolis ouvrages tels que sacs, bourses, calottes, etc. […]. || Perles de verre […] avec lesquelles les enfants s'amusent. […] Ø || Fig. et familièrement. Je ne suis pas ici pour enfiler des perles […] Ø || Perles défilées […] Ø

B

C

D

|| 5° Perles de Rome […].|| Perles de Venise.

E Ø

|| 6° Fig. Ce qu'il y a de mieux dans son genre […].

F

|| 7° Fig. Nom donné aux gouttes de liquide, et particulièrement, aux gouttes de rosée […]. || Faire la perle […].

dents ressemblent à des perles. Des notes qui s’égrainent comme des perles. Loc. prov. Jeter des perles devant les pourceaux.

|| P. anal. Petite boule de métal, d’émail, de verroterie, qu’on perce et qu’on enfile pour faire divers ouvrages de femme, de la passementerie, etc. || (Architect.) Ornement consistant en une suite de grains ronds. || P. ext. | 1. Petite bulle qui se forme sur la surface des liquides. Eau-de-vie qui fait la –. | 2. Globule contenant un médicament […]. || Fig. Ce qui est le plus parfait dans son genre.

D

L

G F

G

|| 8° Fig. De belles dents. […].

H

|| 9° Se dit des cadences de la flûte […]. || Se dit aussi de certaines notes de chant détachées.

I

|| 10° Grain de plomb passé dans un fil qui sert à divers instruments de mathématique […].

J Ø

|| 11° Terme d'imprimerie. Le plus petit caractère.

K Ø

|| 12° Terme d'architecture […].

L

|| 13° Terme de tapissier […].

M Ø

|| 14° Nom vulgaire de l'albugo ou tache blanche de la cornée […].

N Ø

|| 15° Genre d'insectes nevroptères […].

O Ø

Littré juxtapose quinze différentes significations en suggérant que ces subdivisions sont toutes d’un même degré. Le DG, au contraire, donne moins d’informations et, à une exception près, exclut toute acception technique ou scientifique. Cette exclusion, ainsi qu’une nomenclature plus réduite voire livresque, n’étonne guère car le public visé par le DG est constitué principalement des classes supérieures de lycée. L’article du DG propose un seul plan sémantique qui, à partir du sens propre, engendre trois acceptions secondaires introduites respectivement par une marque sémantique (par analogie), une marque de domaine (architecture) et une dernière notation sémantique (par extension). La dernière acception contient une subdivision supplémentaire (1, 2). Dans le premier ensemble de sens, qui correspond au sens propre (« Globule le plus souvent d’un blanc argenté, à reflets irisés, qui se forme dans certaines coquilles »), toutes les acceptions gravitent autour de la même notion (aujourd’hui on parlerait de sémème) /objet/, qui se combine avec deux autres notions : /rondeur/ (« globule ») et /éclat/ (« blanc argenté, à reflets irisés »). En revanche, dans les autres acceptions, les mécanismes de l’analogie, de l’extension et du sens figuré semblent travailler sur la seule notion de /rondeur/ (boule, grainsronds, bulle, globule). Émerge ici la finesse de la classification sémantique du DG fondée sur la notion de « trait commun » et sur la hiérarchie des sens. Examinons à présent le contenu de l’article bourse. L’ a p p ort d e la lo g i q u e et d e la r h étori q u e

117

Une fois de plus, si Littré multiplie les alinéas, le DG s’évertue à rationaliser le classement sémantique. Ainsi, Darmesteter et Hatzfeld ramènent-­ils l’éclatement sémantique du DLF à deux grands plans sémantiques. Ils départagent les signi118

L E S E N S E N PA R TA G E

fications présentant le trait sémantique /argent/ (« i. Petit sac de cuir, d’étoffe… destiné à contenir de l’argent de poche ») et celles qui gravitent autour du trait /contenant/ (« ii. Petit sac »). En particulier, pour ce qui est de la première division, c’est l’un des attributs du mot-­pilote « sac » (« destiné à contenir de l’argent de poche ») qui assure la cohérence au sein de toutes les informations mentionnées. Littré, au contraire, dissocie la définition de « sac pour argent de poche » (1°) du sens figuré « argent » (3°), même si dans 1° il inclut une acception figurée qui introduit le trait /argent/ (« Fig. Se laisser couper la bourse, donner son argent trop facilement »). Chez lui, les notions /contenant/ et /argent/ s’enjambent constamment dans la progression qui va de 1° à 9°, tandis que dans les terminologies (de 10° à 15°) elles se stabilisent autour de la notion /contenant/. De plus, le DLF présente certaines significations comme techniques et scientifiques en les accumulant en fin d’article (de 10° à 15°), alors que le DG s’efforce d’en expliquer la filiation. Dans cet article ressort la difficulté d’articuler une description fonctionnelle et une explication historique des significations. Georges Matoré (1968, p. 245-246) a remarqué à ce propos qu’une évolution s’est produite entre les xixe et xxe siècles : il s’agit du passage d’une histoire objective qui conçoit le dictionnaire comme une œuvre « sub specie aeternitatis » à de nouvelles conceptions qui privilégient l’historicité. Celle-­ci met en avant l’importance d’une réalité significative, ce qui dans le cadre du dictionnaire reviendrait à donner la priorité à l’aspect fonctionnel de la langue au détriment d’une vision explicative qui repose sur la phylogenèse. Une difficulté supplémentaire des dictionnaires de la fin du siècle concerne le distinguo entre les éléments appartenant à la synchronie des lexicographes et ceux qui, au contraire, ont déjà cessé de fonctionner à leur époque (voir Rey 2008a). Dans les deux articles cités ci-­dessus, des marques diachroniques dans la métalangue permettent de situer l’information :

Ces acceptions appartiennent à un état de langue révolu, qui est répéré par la métalangue de définition sous forme de marques diachroniques plus ou moins précises (« autrefois », « au siècle dernier »). Celles-­ci désignent un référent et une pratique sociale désuets, mais qui ont droit de cité au sein d’un lexique afférent au niveau de la compréhension plutôt que de la production. Si ces deux définitions prouvent la coexistence de plusieurs états de langue, le passé dont il est question L’ a p p ort d e la lo g i q u e et d e la r h étori q u e

119

ici est partie intégrante de la synchronie élargie qui constitue l’objet de description des deux dictionnaires. Notons aussi que Littré pousse l’information vers les frontières les plus extrêmes de sa propre synchronie lorsqu’il donne une indication de type encyclopédique qui relève de l’actualité de son époque : « 6° Somme évaluée dans le levant à 500 piastres, ou 1781 fr. 28 c. de notre monnaie ». De même, la synchronie de l’auteur apparaît explicitement dans le sens 2° : « Sac de cuir que l’on met de chaque côté de la selle. On dit aujourd’hui sacoche ». La prise en compte de la diachronie peut être plus explicite. Dans l’article timbre, le DG distingue clairement deux usages : la marque « anciennement », qui définit l’appartenance de la signification à un état passé s’oppose à « de nos jours », qui prend en compte la synchronie des auteurs. Cette distinction ne figure pas chez Littré lequel ne restitue pas la signification ancienne. Le DG fait donc coexister dans un même plan sémantique (i. 1°) deux états de langue (les significations archaïque et courante) :

120

L E S E N S E N PA R TA G E

Manifestement la hiérarchisation sémantique du DG « n’est pas une panacée » (Rey 2008a, p. 20) ; elle suscite déjà la perplexité de Paris, qui regrette un certain dogmatisme dans les articles. Paul Imbs (1983, p. 398), à son tour, remarque qu’à « une conception vivante et quasi vitaliste de la langue, animée par l’esprit inventif de la nation, [le DG] substituera une idée quasi mécaniste, plus proche de Descartes que de la dynamique biologique du xixe siècle ». Cette exigence dans la classification des sens d’un mot s’observe surtout dans le soin que les auteurs ont apporté aux définitions afin d’éviter le « piège » de la synonymie. Si Larousse en fait un dispositif pédagogique de première importance, les auteurs du DG la considèrent comme une imperfection de la langue et un défaut de la méthode lexicographique, et en arrivent même à critiquer le genre des traités de synonymes14. Paris (1907 [1900], p. 404) regrette qu’ils aient suivi scrupuleusement le précepte qu’ils s’étaient assignés : Si l’on considère […] beaucoup des articles consacrés à des mots considérés comme synonymes, on voit que le Dictionnaire général a rempli ce hardi programme. […] [D]e petites remarques sur la synonymie n’auraient été ni sans intérêt ni sans utilité. Si les auteurs s’en sont complètement abstenus […] c’est surtout, peut-­être, pour la justesse de leur principe et éprouver l’application qu’ils en faisaient. Ils ont brûlé leurs vaisseaux pour s’obliger à remporter la difficile victoire qu’ils avaient annoncée.

Michel Bréal (2005 [1897], p. 173) fait écho aux positions de Paris qui considère l’« élasticité » de la langue comme une condition préalable à l’évolution sémantique allant de pair avec le progrès du genre humain.

14 « L’écueil ordinaire, qu’il importe d’éviter, c’est l’habitude de considérer les noms synonymes comme des équivalents et de définir les uns par les autres […]. Une définition précise de chaque terme, fondée sur l’origine et l’histoire du mot, ferait évanouir les prétendus mots synonymes, et rendrait inutiles certains traités spéciaux, composés suivant une méthode trop empirique pour corriger les inexactitudes et combler les lacunes des dictionnaires. Du rapprochement de définitions exactes doit ressortir sans effort la distinction des termes synonymes » (DG, Introduction, p. 15-16.)

L’ a p p ort d e la lo g i q u e et d e la r h étori q u e

121

3.4 Trois approches au service de la lexicographie : biologie, logique et tropologie

Les modes du changement sémantique qui se dégagent du DG font l’objet d’un exposé théorique dans La vie des mots étudiée dans leurs significations (1887), qu’Arsène Darmesteter rédige en marge du dictionnaire15. Cet ouvrage rassemble cinq leçons faites en Sorbonne à la fin du second semestre de l’année 1885. Il s’agit à certains égards d’une synthèse des données collectées pour la rédaction du dictionnaire. Des renvois contenus dans les discours préfaciers de La vie des mots (p. 11) et du DG (Introduction, p. i) relient explicitement ces deux textes. Cette intertextualité nous paraît significative : incapable de fournir à lui seul une théorie sémantique, le dictionnaire n’en est pas moins apte à susciter des formulations théoriques, ce qui prouve l’apport avéré de la lexicographie à la théorisation en matière de signification. Darmesteter analyse ici les mécanismes des transformations des significations. Victor Henry (1887, p. 284) salue les « généalogies rigoureuses de signification que M. D. substitue aux formules souvent élastiques et complaisantes de nos dictionnaires ». L’argumentation de Darmesteter puise dans trois langages différents – biologie, logique et tropologie –, dont il nous importe d’analyser la contamination. En particulier, l’auteur entend développer certaines de ses études précédentes pour en faire « un corps de doctrine » (1979 [1887], p. 10), ce qui peut s’entendre comme l’ébauche d’une théorie générale du langage. Pour ce faire, il envisage de dépasser une étude purement historique au profit d’une étude de « philosophie linguistique » (p. 9)16 : « [C]’est une étude philosophique des procédés logiques et des causes psychologiques ou linguistiques qui se cachent derrière l’évolution des sens. L’histoire des mots est ici un point de départ et un moyen pour s’élever à une étude plus haute » (ibid.). Influencé par le métalangage naturaliste d’Auguste Schleicher qui empreigne La théorie de Darwin appliquée au langage (1868), Darmesteter développe l’expression contenue dans le titre, La vie des mots, qui devient la métaphore structurante de l’œuvre. L’auteur explique d’entrée de jeu ce qu’il entend par vie d’un 15 Dans son compte rendu de l’ouvrage, V. Henry (1887, p. 284) écrit : « L’auteur s’est beaucoup moins proposé de révéler des faits nouveaux que de classer dans un meilleur ordre nombre de faits en grande partie signalés par d’autres et surtout par lui-­même ; car il y a condensé le résultat de quatorze années de féconds travaux […] et du Dictionnaire général de la langue française qu’il prépare en collaboration avec M. Hatzfeld. Ce petit livre est comme l’introduction et peut nous faire juger ce que nous apprendra le Dictionnaire, dans l’avenir prochain où il sera donné de le consulter. » 16 A. Darmesteter (1979 [1887]) parle également de « philosophie du langage » (p. 9) ou de « psychologie du langage » (p. 11), citant parmi les travaux de ce type, la Vie du langage de W. D. Whitney et Pathologie verbale (qu’il appelle « Pathologie du langage ») d’É. Littré.

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mot : « Déterminer la vie d’une signification, c’est remonter non à l’origine première du mot, mais au sens antérieur qui l’explique, comme en histoire naturelle remonter à l’origine d’un individu, c’est non remonter à l’origine de l’espèce, mais aux individus, mâle et femelle, dont il dérive » (1979 [1887], p. 31). La paléontologie fournit un modèle transposable à l’étude des significations. Dès lors, la recherche de l’origine des formes, qui avait occupé l’école philologique allemande à ses débuts, est délaissée au profit du processus de filiation des sens qui se produisent d’un état de langue à l’autre. Or tout comme dans l’Introduction du DG, Darmesteter évoque un procédé de reproduction botanique connu sous le nom de gemmation, pour expliquer un principe de fonctionnement du langage que l’on retrouve dans les autres organismes vivants : Il existe dans les organismes inférieurs un procédé de reproduction en vertu duquel un être bourgeonne et se sépare en plusieurs fragments, qui deviennent ensuite autant d’individus indépendants, quoique identiques, en matière et forme, à l’individu d’où ils sortent. Il en est de même dans le langage. Un seul et même terme se charge de plusieurs significations qui, chacune à part, s’approprient le son primitif et vivent ensuite de leur vie propre. La langue oublie leurs communes origines, et ce n’est que dans les catalogues artificiels des langues, les dictionnaires, qu’on les voit classées sous un même chef, et qu’on peut saisir la source unique dont elles dérivent. (Ibid., p. 41)

Les trois parties de l’ouvrage de Darmesteter correspondent aux trois phases de la vie des mots, qui « naissent », « se développent » ou « dépérissent » et « meurent ». L’imprégnation organiciste de cet ouvrage émerge dès le début : « S’il est une vérité banale aujourd’hui, c’est que les langues sont des organismes vivants dont la vie, pour être d’ordre purement intellectuel, peut se comparer à celle des organismes du règne végétal ou du règne animal » (p. 12). Dans son compte rendu de l’ouvrage, Gaston Paris conteste cette vision organiciste17 qu’il considère comme un abus de langage dû à Schleicher : [S]i l’on emploie légitimement en linguistique de pareilles métaphores, il faut se garder d’en être dupe. Le développement du langage n’a pas sa cause en lui-­même, mais bien dans l’homme, dans les lois physiologiques et psychologiques de la nature humaine ; par là il diffère essentiellement du développement des espèces, qui est le résultat exclusif de la rencontre des conditions essentielles de l’espèce avec les conditions extérieures du milieu. (Paris 1906 [1887], p. 282)

Michel Bréal développe un argument similaire dans son compte rendu de l’ouvrage de Darmesteter intitulé, par antithèse, L’Histoire des mots : « [D]ire que les mots naissent, vivent entre eux et meurent, cela est, n’est-­il point vrai ? 17 Pour une présentation de la généalogie « romantique » de la notion d’organisme, voir Schlanger 1971.

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pure métaphore. Parler de la vie du langage, appeler les langues des organismes vivants, c’est user de figures qui peuvent servir à nous faire mieux comprendre, mais qui, si nous les prenions à la lettre, nous transporteraient en plein rêve » (2005 [1897], p. 191). Paris (1906 [1887], p. 283) n’accepte du darwinisme linguistique18 que l’idée de transformation et estime que les linguistes sont obnubilés par leur objet d’étude à tel point qu’ils sont victimes d’une sorte de fétichisme animiste. À son tour, Darmesteter voit dans le transformisme19 l’aspect saillant de la langue, si bien que, même en réfutant les théories de Charles Darwin, « le transformisme dans le langage reste un fait » (1979 [1887], p. 31). L’herméneutique darwinienne exerce une grande fascination sur Darmesteter qui n’hésite pas à admettre pour les mots les mécanismes de la concurrence vitale et de la sélection naturelle. Néanmoins, l’éminent sémitiste ne va pas jusqu’à souscrire à la vision d’un Max Müller, qui considère le « développement effréné […] comme l’idéal de la vie du langage » et qui taxe les langues littéraires de créations « innaturelles » qui seraient pour le linguiste comme « la tulipe bleue ou noire » pour le botaniste, à savoir une aberration, un « monstre ». Selon Darmesteter, au contraire, l’étude du sens réhabilite la littérature en tant qu’objet d’analyse linguistique et c’est plutôt le développement effréné des langues qui serait un « cas de tératologie ». L’organicisme de Darmesteter rejoint un certain psychologisme puisqu’il considère que la cause des changements des mots réside dans l’esprit humain. On remarque dès lors une complexification20 du dispositif explicatif, qui oscille entre un modèle biologique et un modèle cognitif : d’un côté, le langage est une « création naturelle » et non une « construction rationnelle » (1979 [1887], p. 102) car il s’agit d’un processus auquel l’homme est soumis en tant qu’être de nature ; de l’autre, ce processus garde une spécificité qui tient à la psychologie humaine : « Formes immédiates de la pensée, instruments créés par elle pour la traduire, ce sont [les langues] autant de miroirs où viennent se réfléchir les habitudes d’esprit et la psychologie des peuples. » (Ibid., p. 15) Cette psychologie est, selon Simone Delesalle et Jean-Claude Chevalier (1986, p. 276), une sorte de « logique de l’inconscient collectif, domaine exploratoire entre le ration18 La littérature critique sur le darwinisme linguistique est abondante, voir notamment Conry 1974, p. 91-107, Desmet 1996, Bergounioux 2002, Auroux 2007, et plus récemment, Klippi 2010. 19 En réalité, le terme de transformisme, au lieu d’évolutionnisme, dénote une proximité de J.-B. Lamarck plutôt que de C. Darwin. Lamarck était partisan d’un changement graduel des espèces vers un niveau supérieur (plus adapté et plus complexe), ce qui n’allait pas sans un certain téléologisme. A. Darmesteter (1979 [1887], p. 78) penche également pour une certaine gradualité des changements linguistiques. 20 V. Henry (1887, p. 282) relève ici une antinomie qu’il serait judicieux de ne pas vouloir résoudre à tout prix, ce qui semble correspondre, à ses yeux, au parti pris d’A. Darmesteter.

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nel et l’organique ». Si le naturalisme linguistique, basé sur le paradigme biologique, résulte « d’un processus historique d’instauration d’une dichotomie entre la nature et la culture » (Auroux 2007a, p. 5), chez Darmesteter le postulat biologique en sort nécessairement infléchi dès qu’il est question de phénomènes sémantiques, ceux-­ci mettant en jeu sans cesse l’intelligence humaine, ainsi que des déterminants socio-­historiques et culturels. Darmesteter prend à son compte les acquis de la tradition tropologique21, qui fournit un dispositif explicatif des modes de transformation des significations, dont il cherche de surcroît à dégager les causes. Tout en se réclamant de la doctrine de César Chesneau Dumarsais (1676-1756), il appréhende les tropes sous un nouveau jour. Ce dernier les avait analysés du point de vue rhétorique, Darmesteter adopte, au contraire, une perspective éminemment linguistique. L’approche sémantique fait transiter les tropes du style à la langue : Depuis longtemps, les diverses transformations de sens dans les mots ont été étudiées par les auteurs de rhétoriques, qui leur donnent le nom grec de tropes (τρόπος). […] Mais ils se placent au point de vue de l’art d’écrire, non au point de vue linguistique. Or, c’est cette dernière considération qui seule importe, et l’étude du style, ici, n’est qu’une partie de l’étude linguistique. (Darmesteter 1979 [1887], p. 46)

Darmesteter insiste sur l’aspect linguistique de son « étude philosophique », qui privilégie la langue française. Il présente néanmoins cette exclusivité comme un « défaut », voire une limite intrinsèque de la discipline sémantique qui n’est pas encore assez mûre pour élargir son champ d’analyse aux autres langues romanes, voire au groupe indo-­européen. Darmesteter adopte une approche de type sémasiologique (Aarsleff 1982, p. 385) : il vise à accéder à la pensée à partir de l’étude des mots. Il estime que l’idée peut exister sans le mot, mais qu’elle « reste dans l’esprit, à l’état subjectif, et ne fait point partie du langage » (1979 [1887], p. 40). Selon Gaston Paris (1906 [1887], p. 289-290), le projet de Darmesteter ne saisit qu’à moitié l’empan de l’étude sémantique car s’il montre « comment les mots se prêtent à exprimer des idées nouvelles ; il ne recherche pas comment les idées nouvelles s’arrangent pour trouver leur expression dans les mots. » Quant à l’existence des idées indépendamment des mots, Paris (1906 [1887], p. 290) estime que si « nous avons des images muettes », on peut douter « que nous ayons des idées générales dont nous puissions prendre conscience en dehors des signes qui les expriment ». 21 À propos des tropes, S. Auroux (1979a, p. 278-279) explique que « [l]e Trope concerne le vocabulaire, ce qui le distingue des figures de pensée, comme la prosopopée, qui se conservent lorsqu’on change les mots. Il concerne la signification, ce qui le distingue des figures “stylistiques” comme la répétition ». Sur l’articulation entre figures et sémantique, voir notamment Nerlich 1998.

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3.4.1 Les tropes entre langue et style

Arsène Darmesteter passe en revue les tropes admis par la tradition rhétorique (synecdoque, métonymie, métaphore, etc.) en ce qu’ils constituent les « conditions logiques », voire les « lois formelles », du changement sémantique au niveau du mot, des formes grammaticales et des constructions syntaxiques (1890 [1875], p. 86). Comme l’a écrit Paul Ricœur (2007 [1975], p. 130), la sémantique linguistique conçoit les tropes, notamment la métaphore, dans le cadre d’une « théorie de la substitution ». La métaphore est en effet appréhendée comme « un trope en un seul mot ». Cette conception du langage où « le primat du mot » est fondé « sur la corrélation entre le mot et l’idée » s’inscrit dans la continuité de la tradition rhétorique aristotélicienne. Ricœur en conclut dès lors qu’« [à] l’époque de Bréal et Darmesteter […] [l]e pacte entre la sémantique et le mot est si fort que nul ne songe à placer la métaphore dans un autre cadre que celui des changements de sens appliqués aux mots » (p. 131). À la différence de Dumarsais et dans le sillage de Pierre Fontanier22, Darmesteter exclut la catachrèse23, qui n’est pas un trope à proprement parler mais plutôt la condition préalable du mécanisme de la figuration. Les figures sont génératrices de nouveaux sens dans la mesure où elles reposent sur un « oubli » (Darmesteter [1887] 1979, p. 63). Il en voit la preuve dans le fait que « les mots viennent à notre souvenir dans l’acception spéciale où nous voulons les employer, et sans que nous ayons à nous embarrasser de la multiplicité des sens que chacun d’eux peut comporter ». Par cette considération, il répond à des interrogations soulevées par Michel Bréal (voir Darmesteter [1887] 1979, p. 42). La catachrèse est alors la formulation que Darmesteter donne de la notion de latence (ou ellipse intérieure) évoquée par son contradicteur : « [L]e lexique entier que chacun de nous porte en sa tête demeure presque totalement latent et comme endormi dans notre pensée » (ibid. p. 41). Or les grammairiens, qui n’avaient pas compris l’importance d’un tel phénomène, avaient qualifié cet oubli de catachrèse, c’est-­à-dire d’abus. Ils lui attribuaient la responsabilité d’expressions telles que « un pavé en bois » qu’ils taxaient d’étrangetés au vu du sens propre de pavé (« masse cubique de pierre »). Darmesteter fait valoir que l’oubli n’est ni un abus, ni une pathologie

22 P. Fontanier (1977 [1821, 1827], p. 213) affirme que les « principes sur la Catachrèse servent de fondement à tout [son] système tropologique ». De là, sa distinction entre catachrèse de métonymie, catachrèse de synecdoque et catachrèse de métaphore. 23 « [L]a catachrèse est un écart que certains mots font de leur première signification, pour en prendre une autre qui y a quelque rapport, et c’est aussi ce qu’on appelle extension » (Dumarsais 1988 [1730], p. 86).

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de la mémoire24. Il s’agit, au contraire, de la condition primordiale du changement de sens car c’est grâce à lui que la langue met en place de nouvelles significations et que chaque nouveau signe devient adéquat à la chose : « qui songe, en prononçant le mot drapeau, au sens primitif de pièce de drap ? » (p. 63) En réalité, l’auteur attribue les figures à une « déviation du raisonnement », que les philosophes qualifient de paralogisme. Toujours est-­il que cette « erreur de raisonnement est une des forces vives du langage » (Darmesteter 1876, p. 521). Comme Bréal, il conclut que l’imperfection du langage est la condition du développement sémantique car « [s]i la parole était l’expression rigoureusement exacte de la pensée […] le langage serait un fait naturel comme la circulation, comme la respiration. Mais grâce à cette imperfection, on fait l’effort pour rendre toutes les nuances de l’idée » (DG, Introduction, p. xx). Brigitte Nerlich (2000, p. 183184) qualifie la catachrèse de « véritable révolution copernicienne » et en relève toute la portée heuristique car « comme la catachrèse émancipe le mot de son sens primitif, l’étude de la catachrèse émancipe la sémantique de l’étymologie », mais aussi de la lexicographie historique. Ce phénomène s’articule à la problématique de la temporalité25, la catachrèse étant « fille de l’usage et du temps ». Comme Dumarsais (1988 [1730], p. 89), Darmesteter pense que les significations nouvelles doivent avoir l’aval de la collectivité ; c’est l’usage qui décrète quelles figures de style vont passer dans le système de la langue. La différence entre langue et style devient capitale pour le lexicographe qui se doit de signaler quelles acceptions relèvent de l’une ou de l’autre à travers un marquage sémantique ou d’usage. Il s’agit surtout de trancher entre emplois figurés et emplois poétiques, qui n’ont pas le même statut. Darmesteter et Hatzfeld n’éludent pas la question et s’expliquent sur la métalangue qui est la leur : Nous n’avons pas cru toutefois devoir exclure du Dictionnaire ces créations individuelles, lorsqu’elles offrent d’heureuses applications du style à la langue […]. Il suffit d’indiquer par ces mots : poétique, oratoire, etc., que ce ne sont point là des emplois figurés qui appartiennent à l’usage courant […]. (DG, Introduction, p. xx)

24 G. Paris (1906 [1887], p. 295) objecte qu’A. Darmesteter est « trop indulgent pour la catachrèse, véritable maladie du langage, qui provient de la paresse et du manque de réflexion ». B. Nerlich (2000, p. 184) observe que « [l]’étude de la catachrèse contribua au “tournant psychologique” que la sémantique subit dans la dernière partie du xixe siècle ». Sur cette question, voir également De Palo 2001a. 25 S. Auroux (1979b, p. 64) remarque que : « les tropes permettent aux Lumières de penser ensemble des phénomènes qui relèvent à nos yeux de topiques aussi différents que le rapport langue/discours, celui du sujet à l’énonciation, ou simplement de la diachronie […]. Il n’est donc pas étonnant que le trope soit un instrument privilégié de l’historien ».

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Les acceptions figurées que les auteurs comparent à « une monnaie courante » appartiennent à la langue, « qui est générale », alors que les « hardiesses poétiques » ou « oratoires » relèvent du style, « qui est individuel ». Cette distinction n’est pas sans évoquer les notions saussuriennes de langue et parole. S’il est indéniable que la tropologie nourrit la métalangue du dictionnaire, comme l’écrit Irène Tamba-Mecz (1979, p. 13), à travers les tropes, la lexicographie s’approprie la notion de sens figuré qu’elle a elle-­même instiguée. Sylvain Auroux (1979b, p. 66-67), quant à lui, met en lumière le paradoxe inhérent à l’application de la théorie de la figuration au dictionnaire : [N]ous disposons de théories sémantiques qui s’appuient toutes plus ou moins sur la pratique séculaire de construction des dictionnaires, c’est-­à-dire sur des procédures fermées de définition. Il en résulte que le dictionnaire est une œuvre périssable, sans cesse dépassée par la mobilité du langage. Autrement dit, la théorie de la figuration présuppose la réalité d’un dictionnaire qui, par essence, l’exclut de ses procédures et le dictionnaire appelle les procédés figuratifs qui l’annulent. D’une certaine façon, c’est du projet insensé des auteurs de dictionnaires que naissent les figures. […] [L]a création d’un dictionnaire est un acte linguistique au même titre, sinon au même niveau, que l’énonciation des paroles, ou du moins le premier qui a sa source dans la seconde y fait retour et la modifie.

Les considérations sur les figures et le style sont riches de conséquences sous la plume de Darmesteter. La réflexion sur l’aspect individuel de la langue le conduit à approfondir le mode de fonctionnement de la catachrèse. Il explique que cet oubli peut avoir des gradations selon les individus : « Les expressions figurées peuvent, pour certaines personnes, de par la catachrèse, être devenues des expressions adéquates d’objets nouveaux, alors que pour d’autres elles ont conservé toute la transparence de leur valeur étymologique » (1979 [1887], p. 64). C’est l’aspect que Gabriel Bergounioux (1987, p. 27) thématise comme « la labilité de l’adhésion du sujet au sens ». Le processus d’adéquation des mots aux images relève de la subjectivité, « de notre existence morale » (Darmesteter 1979 [1887], p. 65) et se construit à partir de facteurs extralinguistiques (éducation, lectures, voyages). Apparaît en filigrane la question de la disparité des patrimoines lexicaux et de l’instabilité du vocabulaire, qui ne peut en aucune manière être délimité. En somme, si les mots, « interprètes grossiers de ce monde intime » (ibid.), révèlent l’imperfection du langage, leur perte d’adéquation étymologique motive l’« effort à mieux saisir sa pensée », qui est à l’origine du développement des littératures et des civilisations.

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3.5 Une algèbre du sens, ou les modes du changement sémantique

La classification logico-­rhétorique adoptée par le DG trouve une réécriture algébrique dans l’ouvrage d’Arsène Darmesteter, qui réalise un projet de synthèse et de généralisation, voire de « littéralisation de l’empirique » (Bouquet 2008, p. 6). Darmesteter opère une traduction en schémas des descriptions lexicographiques ; l’iconicité du schéma permet de condenser en un seul espace graphique l’information discontinue de l’article de dictionnaire. Notons aussi que ce schéma est accompagné d’une didascalie énoncée à la manière d’un théorème. Après avoir étudié les transformations des sens sous leur forme la plus simple, c’est-­ à-dire la synecdoque, la métonymie et la métaphore, Darmesteter s’attache aux modifications complexes qu’il appelle respectivement rayonnement et enchaînement. Ces mécanismes opèrent souvent de concert à la fois en synchronie et diachronie et sont censés traduire la dynamique cognitive de l’association d’idées, qui fera l’objet des critiques d’Antoine Meillet (1866-1936)26. L’auteur met en place des formules algébriques de description, dont l’Introduction du DG fournit des gloses explicatives (voir supra, § 3.2.2). La traduction algébrique des faits de langage est un horizon d’attente de la linguistique de la fin du siècle. Selon Ferdinand de Saussure, la complexité du phénomène langagier ne peut être exprimable que par des formules mathématiques : « Il n’y a pas du tout d’expression simple pour les choses à distinguer primairement en linguistique ; il ne peut pas y en avoir. L’expression simple sera algébrique ou ne sera pas » (ELG, p. 236). Concernant le rayonnement, il se produit lorsqu’« un objet donne son nom à une série d’autres objets, grâce à un même caractère commun à tous » (Darmesteter (1979 [1887], p. 68). Darmesteter présente ce phénomène sous la forme d’un théorème : « Soit N le nom d’un objet A, soit a une qualité quelconque que l’on considère dans A, ce nom N passera à d’autres objets B, C, D, E, F, G, etc. grâce à la même qualité a que chacun de ces objets possèdera au milieu d’autres » (ibid.).

26 A. Meillet (1958 [1905-1906], p. 234-235) sera réticent envers les vertus explicatives du principe de l’association des idées : « [L]’association est loin de tout expliquer […] si elle est toujours l’élément fondamental des faits psychiques qui interviennent dans les changements de sens, elle n’est nulle part la cause efficiente qui les détermine ; ce qui fait que les études sur le développement du sens des mots […] n’ont pas encore abouti à une théorie complète, c’est qu’on a voulu deviner les faits et qu’on ne s’astreint pas à suivre l’histoire des mots […] ; or, nulle part moins qu’en sémantique, on ne peut déterminer a priori les conditions de production des phénomènes ; car en aucune partie de la linguistique les conditions ne sont plus complexes, plus multiples et plus variées suivant les cas. »

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Figure 2. Modèle du rayonnement

Cette explication, à caractère onomasiologique, selon laquelle le nom passe d’un objet A à d’autres objets B, C, D, E… qui ont en commun une même qualité (a), laisse entendre que ces objets préexistent au processus de dénomination et que la qualité (a) serait une valeur ajoutée. Ce procédé est d’autant plus important qu’il se confond avec la néologie sémantique27 et qu’il pose au lexicographe des problèmes spécifiques quant à la codification des nouveaux sens en langue et au classement à adopter dans la microstructure du dictionnaire (dégroupement homonymique ou regroupement polysémique). Le rayonnement correspond au procédé de multiplication que Michel Bréal appelle polysémie (voir infra, § 5.5) et qu’il illustre à l’aide de l’exemple allégué par Darmesteter, c’est-­à-dire les sens multiples du mot racine28. Le schéma du rayonnement peut encore se complexifier. L’Introduction du DG décrit ce cas de figure, que Darmesteter présente par un deuxième théorème et un schéma plus élaborés : « Quelquefois, la langue considère dans un objet de nom N deux, trois, etc., qualités différentes et fait passer ce nom à diverses séries d’objets, qui ont en commun avec A, l’une une qualité a, l’autre une qualité b, l’autre une qualité c, et ainsi de suite » (1979 [1887], p. 69).

Figure 3. Modèle complexifié du rayonnement

27 Sur cette question, voir Guilbert 1975 et Cusin-Berche 1999. 28 Voir Bréal 2005 [1897], p. 112.

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Par exemple, le rayonnement qui affecte le mot tête opère simultanément sur trois différents caractères : « La tête considérée comme la partie extrême et supérieure d’un corps donnera les emplois figurés : tête de ligne, tête de pont, etc. ; considérée dans sa forme physique elle est à l’origine de tête d’épingle, tête de marteau, etc. ; considérée comme siège de la pensée, elle donnera avoir de la tête, une tête faible, etc. »(Darmesteter 1979 [1887], p. 69). Quant à l’enchaînement, il consiste en des évolutions en chaîne qui reposent essentiellement sur des séries de synecdoques et des métonymies, et sur leur oubli : « [Le] mot oublie son sens primitif en passant au deuxième objet ; puis le nom passe du deuxième objet à un troisième à l’aide d’un caractère nouveau qui s’oublie à son tour, et ainsi de suite » (p. 70). Or, cet oubli constant s’accompagne du maintien en langue des significations qui sont développées au fur et à mesure. Le DG insiste sur le rapport de proximité immédiate entre les sens que ce dispositif implique : « [À] chaque transformation la relation n’existe plus qu’entre l’un des sens du mot et le sens immédiatement précédent » (DG, Introduction, p. iii) :

Figure 4. Modèle de l’enchaînement

Darmesteter explique que les caractères a, b, c, d, etc., qui font passer le nom N successivement aux objets A, B, C, etc. souvent ne présentent aucun rapport entre eux. Il s’ensuit qu’« étant indifférents, ils peuvent être contradictoires et amener des bizarreries qui ne sont qu’apparentes » (ibid., p. 72-73). Ce procédé permet d’expliquer les changements des mots tels que bureau, mouchoir, roman, etc. À titre d’exemple, nous reproduisons ci-­dessous la notice intégrale du DG correspondant au lemme bureau, dont la microstructure illustre le phénomène de l’enchaînement (étoffe → tapis de laine → table → salle → lieu d’administration → personnel) :

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Mais l’esprit peut aussi combiner rayonnement et enchaînement pour étendre les significations des mots, ce que Darmesteter décrit par le théorème suivant : « Le nom N passera successivement, par divers embranchements, de l’objet A, à tous les objets B, C, D, E, F, G, H, […] etc. » (ibid., p. 74). Cette formulation s’accompagne d’un schéma idéal qui illustre toute la complexité du fait linguistique :

Figure 5. Modèle combiné de rayonnement et enchaînement

Ces graphismes constituent autant de modélisations29 du travail de l’esprit et de l’association d’idées. Loin d’avoir une portée explicative, ils ont uniquement une portée descriptive et, dans tous les cas, ils n’ont qu’un intérêt spéculatif. Les locuteurs restent en-­deçà de ces constructions savantes : ni la complexité du fait linguistique ni l’intelligence de la successivité ou de l’antériorité n’appartiennent au sentiment spontané des locuteurs si bien que chez eux « les associations d’idées se font toujours deux à deux » (Bréal 2005 [1897], p. 199). Gaston 29 Sur la valeur heuristique du modèle en linguistique, voir infra, § 7.6.

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Paris (1906 [1887], p. 294) définit l’association d’idées en termes de « mécanique psychique » en soulignant « les combinaisons si variées et pourtant si régulières » qu’elle implique et que l’ouvrage de Darmesteter a explorées. Néanmoins, une approche procédurale des changements sémantiques axée uniquement sur la logique et la psychologie risquerait de dissimuler l’aspect primordial du langage, c’est-­à-dire sa fonction sociale : Le langage est une fonction sociale, c’est-­à-dire qu’il n’existe pas chez l’individu isolé et ne peut être considéré que comme le produit d’une collaboration dont la forme la plus réduite comprend encore nécessairement deux facteurs, celui qui parle et celui qui l’écoute, le producteur et le récepteur. Cela est vrai surtout pour la sémantique. Un mot n’existe avec un sens susceptible d’être recueilli et enregistré que quand ce sens lui est attaché à la fois par celui qui le prononce et par celui qui l’entend. […] [C]’est-­à-dire que l’esprit de l’interlocuteur attache bien au mot proféré la même valeur que le sien. (Paris 1906 [1887], p. 286)

Paris préfigure ici une approche sémantique de type « dialogique » (Nerlich 1992), le sens étant conçu comme une construction partagée par deux ou plusieurs intelligences au sein de laquelle l’acte individuel est dépassé au profit du fait social. Cette collaboration entre « le producteur et le récepteur » n’est pas sans évoquer le schéma de la parole de Saussure (CLG/D, p. 27). Le célèbre romaniste indique ainsi dans la socialité du langage un objet d’étude pour la sémantique. 3.6 Conclusion

Le Dictionnaire général marque un tournant dans la réflexion sur le sens. Gaston Paris ne s’est pas trompé en le rattachant, dans le compte rendu qu’il en a fait, au « domaine de la sémantique », à une époque où celle-­ci est encore une nouveauté dans la constellation des savoirs, y compris sous l’angle dénominatif : [L]e domaine de la sémantique est encore si peu exploré et de sa nature est si difficile, les faits qui le composent sont d’un aspect tellement variable et de nature tellement complexe qu’il comporte rarement une absolue certitude, et que ceux qui l’étudient auront besoin de longues discussions et délibérations avant de se mettre tout à fait d’accord. Les auteurs du Dictionnaire ont apporté dans leurs définitions et leurs classifications une précision toute nouvelle ; il s’en suit qu’ils habituent le lecteur à se contenter très difficilement, et, en lui montrant la bonne méthode, ils provoquent sans cesse sa réflexion critique et par là même quelquefois son opposition. (Paris 1890b, p. 672-673)

La classification sémantique de type généalogique que le DG met en place relève d’un effort de systématisation qui n’a pas de précédent dans la tradition

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lexicographique antérieure ou de cette fin de siècle. Avec la hiérarchisation des sens en plusieurs plans, la structure des articles en est vraiment une. De surcroît, l’hétérogénéité des faits de langue est dépassée dans le cadre du Traité de la formation de la langue française, véritable système qui organise les faits linguistiques à tous les niveaux. Le projet lexicographique d’Adolphe Hatzfeld et Arsène Darmesteter est informé par trois matrices conceptuelles (logique, histoire et biologie) dont l’articulation n’est pas aisée. Par ce syncrétisme, le DG nous semble une œuvre de transition entre une exigence de systématicité d’ascendance rationaliste (du moins dans les formes) et une exigence de généralité visant à élaborer une synthèse des faits observés. Logique et histoire sont le fondement même du DG, dont le titre affiche le projet d’étudier la signification des mots, « leur sens propre, leurs sens dérivés et figurés dans l’ordre à la fois historique et logique de leur développement ». Une preuve de cette instabilité théorique est une certaine fluctuation terminologique et conceptuelle : les lexicographes postulent des entités telles que raison, esprit et pensée, qui tantôt se recoupent, tantôt se distinguent mais qui ne sont pas véritablement définies. Le principe logique ressort précisément dans l’effort de décrire la masse diversifiée des faits fournis par l’histoire en les ramenant à des cadres raisonnés susceptibles de les justifier. Or, par son alignement sur la nomenclature d’Émile Littré, le DG ne saurait réaliser un programme synchronique comme la logique le voudrait. De surcroît, le DG passe sous silence les faits de synonymie (dispositif synchronique par excellence) conçue comme un problème « à résoudre ». La difficulté réside dès lors dans l’impossibilité d’articuler l’ordre des mécanismes rhétorico-­logiques avec l’ordre des successivités relevant de l’histoire, ce qui est à même de produire une aporie. Néanmoins, le conflit entre histoire et logique semble trouver une solution dans la psychologie (« la psychologie des peuples »). Par ce biais, Darmesteter cherche à dépasser le particularisme historique pour fonder une nouvelle philosophie de l’esprit. La psychologie permet d’accéder à la raison sans négliger l’histoire, celle-­ci jaillissant de la socialité propre à la collectivité humaine. La raison évolue vers une option psychique qui intègre le sujet parlant, en tant que sujet historique producteur de sens.

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L E S E N S E N PA R TA G E

DEUX IÈ ME PA R T IE

La sémantique, ou la naissance d’une discipline sous contrainte

La linguistique parle à l’homme de lui-­même. Michel Bréal [2005] 1897, p. 27

Les grands dictionnaires monolingues de la seconde moitié du xixe siècle constituent tout à la fois le point d’aboutissement du programme de codification de la langue amorcé au xviie siècle, et le point de départ d’une étude plus systématique de la signification lexicale, notamment par rapport au fonctionnement général du langage. Les procédures d’analyse de la lexicographie sont un modèle incontournable pour une approche théorique du sens. Celle-­ci ne peut se dispenser d’une confrontation avec le savoir-­faire déjà institué du dictionnariste. Deux hypothèses pèsent dès lors sur la constitution de ce nouveau champ de connaissances qui font de la sémantique une discipline sous contrainte. D’une part, il semble impossible d’aborder l’étude de la signification en dehors des unités lexicales : la seule option possible est celle d’une « sémantique du mot » (voir Ricœur 2007 [1975]). D’autre part, les matériaux empiriques que les sémanticiens s’apprêtent à analyser sont fournis par les dictionnaires ; de ce fait, ils sont déjà triés selon des critères hétérogènes et mal définis, avec de surcroît toutes les cautèles normatives inhérentes à la lexicographie. Il n’est donc pas étonnant que les analyses des sémanticiens sur l’évolution des significations se doublent souvent de considérations sur le bien-­fondé du changement. Si ceux-­ci n’arrivent pas à se défaire d’une posture déontique, l’idéologie naturaliste semble servir de garde-­fou en ce qu’elle permet d’éluder la question de la normativité. En effet, l’explication pathologique fournit la solution pour les faits qui ne seraient pas conformes aux postulats du sémanticien. La pathologie est donc un fourre-­tout pour les ratés de l’histoire et les déviations du bon usage. 136

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Dans les trois chapitres suivants nous verrons qu’il est possible de dégager deux tendances opposées quant à cette rencontre nécessaire entre la sémantique et la lexicographie en cette fin de siècle. D’abord, on remarque une assimilation des deux approches, surtout en ce qui concerne les insuffisances de méthode. C’est ainsi que les défauts repérés dans les dictionnaires à propos des reconstructions étymologiques – qui déterminent les critères de classification des mots (synonymie, polysémie, homonymie) – se répercutent sur la nouvelle discipline comme un a priori négatif. Ensuite, se fait jour la tentative de démarquer la sémantique de la lexicographie en ce qui concerne les tâches qui incombent au sémanticien. Celui-­ci s’intéresse à des questionnements qui échappent au dictionnaire, tels que le statut du mot, la possibilité de délimitation du vocabulaire, la nature et les causes du changement, l’articulation entre norme et usages, le rôle de la temporalité, la place du locuteur, etc. Comme l’écrira Antoine Thomas (1897), être sémanticien ne se borne guère à une parfaite maîtrise lexicographique1. Un sémanticien se doit d’abord de rechercher les lois qui régissent le changement et les causes qui le déterminent. La légalité et la causalité sont alors les paramètres épistémologiques qui permettent de jauger la scientificité de la discipline. Au demeurant, l’allusion au dictionnaire apparaît comme un topos de la pratique discursive des théoriciens. Pourtant, cette image demande quelques précisions afin de ne pas en rester au niveau d’une simple analogie métaphorique. Si le dictionnaire est souvent une référence historicisée (on parle du Littré ou du Dictionnaire général), il accède progressivement au statut de modèle épistémologique. En particulier, les failles repérées dans cet objet empirique stimulent la réflexion et indiquent de nouveaux itinéraires de recherche. La réflexion théorique sur le sens s’identifie initialement à ce que l’on appelle sémantique diachronique, un « type d’étude qui associe l’étymologie, l’analyse philologique des textes de dates différentes et la comparaison des langues apparentées » (Normand 1990a, p. 27). Cette orientation diachronique est déterminée par l’importance que la lexicographie de l’époque accorde à la dimension historique. Seule nous intéresse ici la réflexion à la charnière des xixe et xxe siècles qui côtoie l’élaboration des grands dictionnaires et qui s’achève avec les théorisations saussuriennes. Celles-­ci constituent une remise à plat des objectifs et des méthodes de la linguistique, notamment en matière de sens. À partir des matériaux empiriques collectés dans les dictionnaires, les sémanticiens se hâtent de parvenir « à la synthèse des résultats » (Normand 1990a, 1

« Il ne suffit pas de connaître la signification de beaucoup de mots dans une ou plusieurs langues pour être versé dans la sémantique […] ; vous pouvez posséder votre “Littré” et votre “Larousse” sur le bout du doigt, sans avoir plus de droit au titre de sémanticien qu’un modeste collectionneur de timbres-­poste à une chaire de législation comparée » (Thomas 1897, p. 168-169.)

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p. 27). En d’autres termes, il s’agit de « dépasser la simple description » pour dégager les lois susceptibles « d’englober les causes et les conditions des transformations », ce qui apparaît « comme le couronnement du comparatisme » (ibid., p. 28). Nous l’avons vu, le Dictionnaire général s’est engagé précisément dans cette voie. Il est dès lors nécessaire de revenir sur la querelle qui agite le milieu linguistique en cette fin de siècle et qui porte sur la question de savoir si les changements sémantiques sont régis ou non par des lois. L’ouvrage d’Arsène Darmesteter (voir supra, § 3.4) semble polariser le débat dans lequel s’engage toute une génération de linguistes (Michel Bréal, Carl Svedelius, Antoine Thomas, Victor Henry, Gaston Paris, Ferdinand de Saussure, Antoine Meillet) et où chaque contribution est susceptible de mobiliser d’autres régions du savoir. Si la sémantique naît comme « sémantique a minima » (Bergounioux 1998) – ne serait-­ce qu’à cause de la restriction des études à une seule langue qui est en l’occurrence la langue maternelle –, la dispersion des recherches s’impose comme une nécessité due à la signification elle-­même, qui mobilise toutes les strates du langage. Bréal lui-­même aboutit au fil du raisonnement à un élargissement de perspective : l’exploration de la dimension sémantique empiète sur d’autres domaines d’analyse qui vont de l’acquisition du langage, à l’étude de la présence du locuteur dans la langue, aux phénomènes pragmatiques. Cet élargissement d’horizon fait de la sémantique un domaine ouvert et a pour corollaire l’impossibilité de délimiter son objet d’étude. Pourtant, cette option n’est pas la seule. La réflexion de Saussure – que nous restituons ici dans l’état le plus actuel de la recherche saussurienne – passe au crible toutes les problématiques inhérentes à la signification pour démontrer la distorsion qu’elles ont subie du fait de la confusion des points de vue et d’une approche essentialiste de la signification. L’iconoclastie saussurienne se porte contre la sémantique et la lexicographie qui ont contribué à hypostasier la signification à travers le fétichisme du mot. Saussure donne congé à une tradition linguistique qui est marquée à ses yeux par un déficit de réflexion épistémologique. Dès lors, il n’est plus possible d’aborder le sens en dehors d’une théorie générale du signe linguistique.

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CHA P IT RE 4

Lois et causes, critères de fondation d’une science. Un débat d’idées

4.1 Une question controversée : l’applicabilité de la notion de loi aux faits sémantiques

La lexicographie de la seconde moitié du xixe siècle a fait du changement sémantique son objet d’étude. Pour mériter le statut de science, toute approche de la signification se doit de répondre à deux interrogations : quelles sont les causes qui déterminent ce changement ? Quelles lois le régissent ? Michel Bréal aborde la question dans l’article à caractère programmatique intitulé « Les lois intellectuelles du langage. Fragment de sémantique » (1883), où il dénomme le nouveau champ d’études1. Dans cet article, la notion de loi est présentée néanmoins de manière apodictique : à l’exclusion de l’épithète « intellectuelles », qui semble avoir une valeur restrictive, aucun éclaircissement n’est donné. Ce n’est que quelques années plus tard dans son Essai de sémantique (1897), publié à l’âge de soixante-­cinq ans, que Bréal explique ce qu’il entend par loi (voir infra, § 5.3.1). Pourquoi cette explication tardive ? Qu’est-­ce qui change en 1897 ? La réponse peut être recherchée dans le débat d’idées qui se développe entre-­temps. Si en 1883 il ne clarifie pas cette notion, c’est sans doute parce qu’il pense ne pas avoir besoin de le faire. Or, les thèses qu’Arsène Darmesteter développe dans la Vie des mots suscitent un débat houleux qui porte précisément sur l’applicabilité de la 1

Comme le rappelle utilement B. Nerlich (1992), en Allemagne, la sémantique de M. Bréal n’est considérée que comme une vulgarisation de la sémasiologie mise à l’honneur par le latiniste allemand K. Reisig (1792-1829) dans l’ouvrage posthume Vorlesungen über lateinische Sprachwissenschaft (1839). Le terme Semantik ne sera adopté que dans les années 1930, au moment où sémasiologie prend un sens spécifique formant un couple avec onomasiologie.

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notion de loi au domaine encore mal circonscrit des faits sémantiques. De surcroît, la conception de la légalité en sémantique se ressent de la querelle des lois phonétiques2 qui éclate autour des années 1880. Dans le sillage des néogrammairiens3, Darmesteter (1927, p. 159-160) plaide pour l’existence de lois absolues en phonétique et va dans la même direction en ce qui concerne les lois du changement sémantique. Le fait de poser des lois pour la signification ne relève que d’un pari, mais le programme de Darmesteter n’en ressort pas moins défini pour autant. L’auteur compare la sémantique à la météorologie, qui commence à dépasser le stade du « catalogue de faits indépendants » : « Qui ira soutenir, se demande-­ t-il, que le déterminisme infiniment complexe qui la régit ne se ramènera pas un jour à un nombre plus restreint de lois inflexibles ? » (1979 [1887], p. 80) Il pose alors l’existence d’une « loi générale », dont les transformations sémantiques ne sont qu’« un cas particulier » et dont l’étude incombe au psychologue, qui ira plus loin que le philologue (Darmesteter 1876, p. 520). Dans son compte rendu de La vie des mots, Gaston Paris – qui au début souscrit au caractère absolu des lois phonétiques – conteste cette vision inflexible des lois sémantiques et qualifie celles que Darmesteter a dégagées de « vues générales », voire de « lois plus ou moins précises » (Paris 1887, p. 281). En matière de sens, Paris admet plutôt l’hypothèse des lois intellectuelles bréaliennes, qui diffèrent radicalement des lois physiques car l’action des lois psychologiques n’a aucune nécessité et aucune valeur prédictive4. Dans son compte rendu de la Vie des mots, paru en 1887 et reproduit dans l’Essai de sémantique, Bréal se montre également sceptique quant à la possibilité de postuler des « lois mathématiques » pour les phénomènes de langage, et cela même pour la phonétique car « c’est le cerveau, tout autant que le larynx, qui est la cause des changements ». Il qualifie ces spéculations d’« exagérations passagères d’un principe vrai et excellent, à savoir la régularité des phénomènes de la parole » (2005 [1897], p. 207). Dès lors, la seule possibilité qui s’offre au sémanticien est une taxinomie des changements sémantiques. Cette vision semble plus pessimiste (Nerlich 1992) par rapport aux argumentations que Bréal développe dans l’Essai, où il en vient à inflé2

Il existe à ce sujet une abondante littérature critique, on pourra se référer en particulier à Auroux 1979c et 2000 et Caussat 1978a et 1978b. 3 Selon les néogrammairiens, les changements phonétiques sont aveugles car un son évolue toujours de la même manière dans un entourage phonétique donné, quel que soit le mot auquel il appartient. Cela revient à affirmer l'autonomie de la phonétique par rapport à la morphosyntaxe et à la sémantique, voir Desmet 1990. 4 « Nous ne pouvons décomposer et prévoir les opérations de l’esprit avec la même netteté que les actions et réactions physiques ou chimiques. Il reste dans ce domaine une part d’inconnu qui n’est pas près de disparaître, et qui laisse le jeu libre aux hypothèses métaphysiques. » (Paris 1906 [1887], p. 300)

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chir la notion de loi dans le sens de la généralisation afin de pouvoir l’appliquer aux transformations de sens : Nous appelons loi, prenant le mot dans le sens philosophique, le rapport constant qui se laisse découvrir dans une série de phénomènes. […] Si tous les changements qui se font dans le gouvernement et les habitudes d’un peuple, se font dans le sens de la centralisation, nous disons que la centralisation est la loi du gouvernement et des habitudes de ce peuple. (2005 [1897], p. 33)

Antoine Thomas, philologue de stricte obédience néogrammairienne, pourfend l’applicabilité de la notion de loi au domaine sémantique et précise que l’inflexibilité des lois phonétiques (Ausnahmslogiskeit) repose sur le principe de falsifiabilité5. Dans sa réflexion sur la sémantique, il s’en prend d’abord à la lexicographie, ce qui est révélateur de l’assimilation entre les méthodes et la visée des deux approches. Il critique les analyses du dictionnaire d’Émile Littré et du Dictionnaire général (auquel il collaborera après la mort de Darmesteter) et lance aux sémanticiens un défi sous la forme d’une série de clauses à remplir pour que la sémantique ait statut de science. Celles-­ci correspondent à trois questions (Comment ?, Pourquoi ?, Quand ?) auxquelles le sémanticien doit pouvoir répondre : Savoir que seigneur se dit en latin dominus, en allemand herr, en anglais lord, etc., ou que le verbe prendre est susceptible, d’après Littré, de quatre-­vingts subdivisions, c’est quelque chose assurément, et qui n’est pas à dédaigner ; pourtant, cela ne fait que vous préparer à l’étude de la sémantique. Mais si vous vous emparez du mot français seigneur ; si vous me le campez en face du mot latin seniorem, qui lui a donné naissance ; si vous attirez mon attention sur ce fait que seniorem ne signifie pas en latin ce que tout bon Français, sachant sa langue, entend par le mot de seigneur, mais bien celui qui est plus âgé ; si vous réussissez à me faire comprendre comment, à m’expliquer pourquoi et à m’apprendre depuis quand le langage des hommes en est venu à prendre celui qui est plus âgé, à savoir le grec presbyteros, est devenu prêtre, lequel mot français, ne signifie ni celui qui est le plus âgé, ni le seigneur, mais ce que chacun sait, et si vous avez médité sur ce point, qui semble au premier abord inconciliable avec le précédent, de façon à me rendre raison de ceci, de cela, de tout ce qui s’y rattache, et d’autres choses encore ; oh ! alors, mais seulement alors, je proclamerai que vous avez réellement pris pied dans le domaine de la sémantique. (Thomas 1897, p. 168-169)

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« Les lois phonétiques sont sans exceptions. Il n’y a pas d’exceptions, parce que tous les faits particuliers ont leur place marquée d’avance dans une loi phonétique bien faite. Si l’on vient à découvrir un fait nouveau en contradiction avec la loi, il y a révision ; démaillant par ici, remmaillant par là, nous réparons notre filet, c’est-­à-dire que nous sacrifions la loi pour la remplacer par une nouvelle loi. C’est ainsi qu’on sauve les principes. » (Thomas 1904, p. 22-23)

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Selon Thomas, la sémantique n’est pas une discipline autonome et il ne suffit pas de lui assigner un nom pour en faire une science6, ce qui fait écho aux paroles de Darmesteter (1887, p. 79) : « On a dit de cette science qu’on en a guère jusqu’ici créé que le nom », où Gabriel Bergounioux (1987, p. 14) voit une « aposiopèse qui vaut dénégation ». La preuve de l’inexistence de la discipline serait l’impossibilité de prévoir les transformations des significations des mots. La phonétique est dès lors la pierre angulaire de la sémantique car « un essai de sémantique n’est possible dans une langue que quand la phonétique historique de cette langue est connue à fond », faute de quoi cette dernière n’est que pure divagation car « [u] n sémantiste qui ne sera pas en même temps phonétiste est capable des pires folies » (Thomas 1897, p. 170-171). Thomas donne l’exemple du traitement du mot douve qui est étudié comme un cas d’homonymie chez Littré, et de polysémie dans le Dictionnaire général 7: Soit le mot français douve […] substantif féminin. Sous ce même phonème, vous trouverez dans Littré trois articles, c’est-­à-dire trois mots différents. Le premier réunit les sens de ‘planche de tonneau’, et de ‘fossé’ ; le second désigne une plante qui est une variété de renoncule ; le troisième s’applique à un ver que l’on trouve dans le foie des moutons atteints de cachexie aqueuse. Littré vous expliquera que la plante a pris le nom de douve parce qu’elle croît dans les fossés, et que le foie douvé du mouton a été comparé à un fossé marécageux. Mais, comme il n’est pas très sûr de son fait, il s’en tient à ce que lui paraît indiquer le bon sens : la division du phonème douve en trois mots. Le Dictionnaire général […] est plus tranchant : il fond les trois mots en un, ce qui est logique, du moment qu’on admet un rapport sémantique entre eux. Mais le rapport du sens de ‘plante’ au sens de ‘ver’ est présenté autrement que dans Littré : les auteurs nous disent en effet que la plante passe pour engendrer des vers dans le foie des moutons qui la mangent. Or, la phonétique historique et comparée nous enseigne […] que le phonème douve, en tant que signifiant ‘fossé’, est identique au latin doga et au grec δοχή, tandis que le même phonème, en tant que signifiant ‘ver’, est identique au latin dolva ; elle nous enseigne encore qu’aucun rapport étymologique n’est possible entre doga et dolva ; elle nous montre enfin que le phonème 6 « [Bréal] se demande s’il est possible de ramener à quelques causes simples et permanentes la multiplicité des phénomènes variables, c’est-­à-dire de constituer une science de la sémantique. La science, il est vrai, semble s’être emparée de ce domaine le jour même où elle a créé pour lui le nom de sémantique, mais cette prise de possession ressemble singulièrement à la façon de faire des nations européennes qui plantent leur drapeau sur un point inoccupé de la côte d’Afrique, et s’adjugent fièrement l’empire d’un hinterland qui reste à conquérir et même à découvrir. » (Ibid., p. 166-193) 7 Le lemme douve figure dans le premier tome du DG, publié en 1890. A. Thomas s’associe au projet en 1888, après la mort d’A. Darmesteter. Son apport au dictionnaire tient à sa « connaissance étendue et précise des parlers du midi de la France, tant dans leurs monuments anciens que dans leur état actuel » (Paris 1890a, p. 606).

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douve en tant que signifiant ‘renoncule’ se rattache à dolva et non à doga. Que d’ingéniosité dépensée en pure perte pour trouver un lien qui n’existe pas entre un fossé et un ver ! Il ne reste absolument rien des explications données a priori par Littré et MM. Hatzfeld et Darmesteter. Mais remarquez que la phonétique ne se borne pas à les renverser : c’est elle qui met en lumière un fait intéressant de sémantique, le seul qui résulte de l’étude scientifique du phonème douve, à savoir qu’une plante a reçu par analogie le même nom qu’un ver […]. (Ibid., p. 171-173)

En établissant des filiations sémantiques en dehors du contrôle de la phonétique, les dictionnaires produisent un savoir peu fiable et passent à côté de faits majeurs comme l’analogie. Thomas reste sceptique quant aux résultats de la sémantique, la jugeant incapable d’établir des lois : L’objet de son étude est trop différent pour qu’elle puisse se flatter d’arriver à des résultats aussi précis. Si vous donnez à un phonétiste un mot latin et si vous lui demandez quelle forme le mot doit revêtir en français, il vous répondra avec autant de précision que pourra en apporter un chimiste à vous prédire ce que deviendra un morceau de papier plongé dans un acide déterminé. Ne posez pas une question de ce genre au sémantiste vous le mettriez dans un cruel embarras. Il peut vous faire comprendre, à force de comparaison, comment un mot arrive à prendre un sens fort éloigné de celui qu’il avait à l’origine, il ne peut vous marquer d’avance le terme nécessaire de cette évolution ; il peut expliquer, il ne peut pas prévoir. Il y a des lois en phonétique, et c’est pour cela que la phonétique doit être considérée comme une science, au sens rigoureux du mot. Il n’y a pas de lois en sémantique, et l’on conçoit difficilement qu’il puisse jamais y en avoir. (Thomas 1904, p. 28)

Si Thomas refuse à la nouvelle discipline le statut de science, il la considère néanmoins comme « une spéculation sans laquelle la science demeurerait incomplète ». En effet, c’est elle qui « a l’œil ouvert sur l’analogie », phénomène qui semble se jouer des lois phonétiques. Thomas ne partage pourtant pas le point de vue de Bréal (2005 [1897], p. 73) selon lequel l’analogie est un dispositif systémique utile et non « une éponge se promenant au hasard sur la grammaire pour en brouiller et en mêler les formes ». La prise en compte exclusive des aspects formels de l’évolution phonétique est contestée par Hugo Schuchardt (1842-1927) dans son pamphlet de 1885, Über die Lautgesetze. Gegen die Junggrammatiker8. Hostile aux positions des néogrammairiens, Schuchardt rompt avec une conception formelle de l’étymologie (l’étymologie phonétique), et inaugure une approche qui met en avant l’importance du sens9 et des facteurs extralinguistiques dans 8 Pour une analyse de la position de H. Schuchardt dans le débat sur les lois phonétiques, voir Swiggers et Desmet 2000. 9 La même perspective affleure chez M. Roques (1905), qui défend l’existence de « possibles sémantiques » en étymologie au même titre que les « possibles phonétiques ». Car, dans

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l­ ’histoire d’un mot. Il déplace alors l’attention vers l’histoire des choses, qui constitue un support documentaire incontournable pour retracer l’histoire des mots. L’auteur en donne une illustration à propos de l’étymologie du verbe fr. trouver, it. trovare pour lequel il postule une forme *trubare (