Hommes et structures du moyen âge: Recueil d’articles [Reprint 2020 ed.] 9783112319260, 9783112308110


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French Pages 424 Year 1987

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Table of contents :
I. Recherches sur l'évolution des institutions judiciaires pendant le Xe et le XIe siècle dans le Sud de la Bourgogne
II. Le budget de l'abbaye de Cluny entre 1080 et 1155. Économie domaniale et économie monétaire
III. Géographie ou chronologie du servage ? Note sur les « servi » en Forez et en Maçonnais du Xe au XIIe siècle
IV. Un inventaire des profits de la seigneurie clunisienne à la mort de Pierre le Vénérable
V. La féodalité ? Une mentalité médiévale
VI. Les villes du Sud-Est de la Gaule du VIIIe au XIe siècle
VII. Le grand domaine de la fin du moyen âge en France
VIII. La noblesse dans la France médiévale. Une enquête à poursuivre
IX. La seigneurie et l'économie paysanne. Alpes du Sud, 1338
X. Les chanoines réguliers et la vie économique des XIe et xne siècles
XI. Les « jeunes » dans la société aristocratique dans la France du Nord-Ouest au XIIe siècle
XII. Les laïcs et la paix de Dieu
XIII. Le problème des techniques agricoles
XIV. Recherches récentes sur la vie rurale en Provence au XIVe siècle
XV. Structures de parenté et noblesse dans la France du Nord aux xie et XIIe siècles
XVI. Remarques sur la 1 ittérature généalogique en France aux XIe et XIIe siècles
XVII. La vulgarisation des modèles culturels dans la société féodale
XVIII. Démographie et villages désertés
XIX. Les origines de la chevalerie
XX. Situation de la noblesse en France an début du xme siècle
XXI. Histoire et sociologie de l'Occident médiéval. Résultats et recherches
XXII. Les sociétés médiévales. Une approche d'ensemble
XXIII. Le monachisme et l'économie rurale
XXIV. Lignage, noblesse et chevalerie au XIIe siècle dans la région mâconnaise. Une révision
Table des matières
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Hommes et structures du moyen âge: Recueil d’articles [Reprint 2020 ed.]
 9783112319260, 9783112308110

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Le savoir historique 1

Hommes et structures du moyen âge

ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES

Le savoir historique 1

ÉDITIONS DE L'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES / PARIS & MOUTON ÉDITEUR / PARIS-LA HAYE

GEORGES DUBY

Hommes et structures du moyen âge Recueil d'articles

ÉDITIONS DE L'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES / PARIS & MOUTON ÉDITEUR / PARIS-LA HAYE

Réimpression 1984 © 1984 École des Hautes Études en Sciences Sociales ISBN 2 7132 0829 7

Imprimé en France

Couverture de Jurriaan Schrofer

© 1973 Ecole Pratique des Hautes Etudes and Mouton and Co. Library of Congress Catalog Card Number : 72-87939

Printed in France

Lorsque je les considère ainsi rassemblés, ces articles réapparaissent comme des préparations. Ce qu'ils ont tous été, en effet. Ecrits plus librement que les livres, qui tous ou presque me furent commandés. Mais matériaux de ces livres mêmes. Le plus ancien est dans ce cas : ce qu'il expose des institutions judiciaires m'a livré la clé d'un système de relations sociales dont j'ai pu poursuivre ensuite l'analyse, me fondant sur les documents du Maçonnais féodal. D'autres furent les approches successives d'un essai de synthèse, abordant, sous tel ou tel angle, à partir d'un dossier d'archives, à propos d'un livre récent, tel aspect moins bien éclairé de l'économie rurale et de la vie des campagnes médiévales. Quant aux plus récents de ces courts essais, ils aménagent peu à peu les soubassements d'un ouvrage que je voudrais bien écrire et qui traiterait des sociétés aristocratiques européennes aux XIe et XIIe siècles. La lecture de ces travaux peut susciter des réflexions de méthode. ]'aimerais qu'elle révèle aussi les progrès hésitants d'une recherche dont, effectivement, l'homme et les structures constituent à la fois l'objet.

CHAPITRE I

Recherches sur l'évolution des Institutions Judiciaires pendant le Xe et le XIe siècle dans le Sud de la Bourgogne*

Dans les travaux qui étudient, dans son ensemble, l'histoire des institutions judiciaires médiévales, on trouve une description très précise de l'administration de la justice à l'époque carolingienne ; d'abondants documents officiels, critiqués et commentés par des générations d'historiens, permettent de se faire aujourd'hui une idée claire de la compétence et du fonctionnement des différentes cours publiques de justice et de définir les secteurs limités de la société où s'exerçaient des juridictions privées. A ce tableau succède immédiatement une étude, elle aussi très poussée, des institutions judiciaires de la période féodale classique ; on y insiste avec raison sur le caractère purement privé que prend désormais la justice, sur la complexité et l'enchevêtrement des nombreuses juridictions seigneuriales, sur le contraste qui oppose le châtiment brutal et expéditif qui frappe les petites gens à l'inefficacité des jugements rendus contre les nobles ; au XIIe siècle, les règlements particuliers sont assez nombreux pour attester l'existence des institutions qui plus tard seront décrites par les juristes professionnels. Mais la période qui relie ces deux étapes bien connues est par contre laissée généralement dans l'ombre ; on ne voit pas nettement comment, au cours du X e et du XI e siècle, le système carolingien, simple et cohérent, a cédé la place à une conception aussi confuse de la fonction judiciaire, entièrement déterminée par des relations personnelles et des considérations domestiques. C'est là une déplorable lacune. L'historien du droit, qui ne peut suivre d'un bout à l'autre l'évolution des institutions qu'il étudie, est tenté de franchir cet espace obscur * Texte publié dans Le Moyen Âge 52 (3-4), 1946, pp. 149-194 et 53 (1-2), 1947, pp. 15-38.

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et de rattacher directement les pratiques judiciaires du XIIe siècle à l'organisation du vm u ; c'est ainsi, pour prendre un exemple précis, qu'il est d'usage de chercher l'origine de la notion féodale de justice haute et basse dans la distinction précisée sous Charlemagne entre causae majores et causae minores. Par ailleurs, l'histoire des institutions judiciaires jette, on le sait un jour très vif sur l'histoire de la société tout entière ; en conséquence, il est permis de regretter particulièrement l'imprécision de nos connaissances pendant cette période du haut moyen âge où la société féodale s'est définitivement constituée. Malheureusement, les documents du XIe et surtout du X e siècle sont trop rares en France pour que l'on puisse nourrir l'espoir de dissiper un jour complètement cette obscurité. Cependant certains travaux de grande valeur, entrepris dans un cadre géographique restreint, montrent que, dans quelques régions au moins, en Flandre et dans la région angevine, par exemple, la recherche peut conduire à des résultats solides et du plus haut intérêt. Parmi les provinces où la documentation est exceptionnellement favorable à ce genre d'études, le Sud de la Bourgogne vient au premier rang : les cartulaires de l'église de Mâcon et de l'abbaye de Cluny offrent en effet une abondante et très complète collection d'actes du X e et du XIe siècles. Déjà des chercheurs ont songé à les utiliser pour étudier l'administration de la justice à cette époque ; mais leurs travaux réclament, pensons-nous, quelques compléments \ Aussi avonsnous essayé, dans les pages qui suivent, de reprendre l'histoire des institutions judiciaires dans la région qui est la plus vivement éclairée par les documents mâconnais et clunisiens3, en utilisant les renseignements complémentaires fournis par les archives monastiques de Tournus et de Saint-Rigaud, par les premières chartes de l'abbaye de La Ferté, et par les cartulaires du prieuré de Paray-le-Monial et de la collégiale de Beaujeu. Le but essentiel de ce travail est de dater, avec la plus grande précision possible, les étapes d'une évolution. Dans ce but, nous commencerons — c'est la démarche qui paraît la plus sûre — par étudier les assemblées judiciaires dont les destinées nous sont le mieux connues : les cours comtales, d'abord, puis les cours privées qui rendent la justice au nom de l'église de Mâcon et de l'abbaye de Cluny. Ensuite seulement, et grâce à l'expérience que nous aurons

1. Voir note 1 et suivantes pp. 4 6 - 6 0 .

Recherches

sur l'évolution des institutions

judiciaires

pu acquérir, nous tenterons de pénétrer dans le domaine beaucoup plus obscur des autres juridictions seigneuriales. * Il semble bien acquis que les cours comtales, dans le Sud de la Bourgogne, sont issues directement de l'ancien mallus publicas carolingien, dont peu à peu les caractères se sont altérés 4. Les documents très abondants qui nous renseignent sur la cour des comtes de Chalón et surtout sur celle de Mâcon permettent de suivre d'assez près la transformation qui, pendant les X e et XI e siècles, affecte à la fois la composition, le fonctionnement et la compétence de ces assemblées. On pénètre déjà fort loin dans le problème de l'évolution du plaid comtal carolingien en précisant la position sociale des personnages qui, au cours de ces deux siècles, viennent siéger auprès du comte pour l'assister dans ses fonctions judiciaires. C'est particulièrement sur l'étude de la composition de la cour que reposent les conclusions de F.-L. Ganshof. Vers le milieu du X e siècle, dit-il, les boni hommes, les scabini disparaissent, les assesseurs sont désormais régulièrement les fidèles du comte ; c'est donc dès ce moment que l'ancien mallus publicus s'est transformé en une cour féodale". Il est certain que vers l'année 9 4 0 le vocabulaire change Mais, d'une part, ce phénomène peut être mis en rapport avec la faveur nouvelle dont jouit à ce moment le terme fidelis auprès des scribes maçonnais, faveur qu'il conservera jusqu'aux premières décades du XI e siècle 7. D'autre part, quelle que soit la valeur exacte du mot, il est certain que les relations personnelles qu'il exprime unissaient bien auparavant le comte aux assesseurs habituels de son tribunal 8. L'adoption régulière de ce nouveau qualificatif prouve que ces relations passent au premier plan. Mais il n'y a, en tout cas, aucun changement de personnel. Après comme avant, les membres de la cour judiciaire appartiennent à la même catégorie sociale. Ces fidèles ne sont pas en effet, comme le suppose F.-L Ganshof 9 , d'humbles servants d'armes que le comte contraint à venir siéger à sa cour lorsque le nombre des hommes libres indépendants qui pouvaient tenir le rôle de scabins se réduit. Les Nardouin, les Rathier, les Rocíen, les Garoux sont bien connus par ailleurs" : ce sont les personnages les plus considérables de la région, les ancêtres directs des domini du XII e siècle ; alleutiers bien pourvus, ils ne répugnent pas sans doute à jouir par surcroît de quelque béné-

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fice, mais leur dépendance vis-à-vis du comte n'a certainement rien' de domestique. S'ils continuent à suivre avec le même empressement, avec la même assiduité les sessions judiciaires de la cour comtale, c'est peut-être, mais rien ne le prouve, que leurs relations avec le comte leur imposent cette obligation, c'est surtout que la nature profonde de la cour ne s'est pas transformée ; son importance sociale reste la même ; le tribunal du comte est encore à ia fin du Xe siècle, comme l'ancien mallus qu'il prolonge, le point de ralliement normal pour toute l'aristocratie foncière du pays. Le changement véritable se place dans les premières années du XIe siècle, lorsque la force d'attraction de la cour comtale diminue d'une façon brusque et définitive". Les descendants de ces grands qui, au Xe siècle, assistaient régulièrement le comte dans ses fonctions de justicier, cessent de paraître à ce moment aux assemblées ; ils ne viennent que si l'une des parties les touche de près, si le bien en litige est situé dans le territoire où ils sont en train d'étendre leur domination La fin de ces réunions périodiques qui faisaient véritablement du comte le centre de toute la haute société locale a dû singulièrement accentuer la tendance à l'éparpillement des pouvoirs dont elle est elle-même une manifestation. Et surtout, la dispersion de ce groupe homogène d'assesseurs de tout premier plan a porté une grave atteinte aux pouvoirs judiciaires du comte : la cour comtale n'a pu continuer à tenir son rôle éminent ; elle a perdu aux yeux des hommes son caractère de juridiction supérieure. On voit encore parfois, il est vrai, aux alentours de l'an 1100, les proceres patriae ™ se rassembler autour du comte à l'occasion d'un plaid solennel ; mais ces réunions, tout à fait accidentelles à cette époque, disparaissent complètement dans les années suivantes : en 1097, Humbert de Beau jeu est encore, comme l'étaient ses ancêtres, l'assesseur insigne de la curia comtale, mais quelque trente ans plus tard, son fils Guichard, placé sur le même plan que les comtes, arbitrera leur querelle avec l'évêque14. A l'époque de la première croisade, ceux qu'on appelle les domini sont complètement et définitivement détachés de la cour judiciaire des comtes de Mâcon Désormais la curia est formée essentiellement de deux éléments. Les familiers du comte, son fils, la comtesse1*, des ministériaux, en particulier le prévôt de Mâcon, constituent un noyau permanent qui confère au tribunal un caractère nettement privé, familial même. Autour de ce noyau se forme, à l'occasion, un groupe très variable qui rassemble des parents, des amis, des voisins des parties en

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présence". Assesseurs de fortune, ces gens ne sont qu'accidentellement liés au comte par des relations de dépendance ; la cour comtale n'a rien d'une cour féodale classique, d'une réunion régulière de vassaux C'est l'agglomération fortuite de deux groupes cohérents et hostiles représentant les adversaires ; entre les deux, le comte entouré par les siens ne fait plus figure de juge mais d'arbitre et de conciliateur. Dans les dernières années du XIe siècle, en effet, le comte n'est plus capable de faire exécuter les décisions de sa cour Il s'efforce d'obtenir des deux parties un accord qui les satisfasse l'une et l'autre ; on le voit multiplier ses interventions apaisantesî0 et, par son insistance à s'assurer des garanties préalables, manifester combien lui-même doute de l'efficacité de son entremise". Par la façon dont ils sont rédigés, les actes qui relatent les sentences de la curia témoignent eux aussi de l'effacement progressif de la juridiction comtale. Les notices restent jusque vers 1020 fidèles aux vieilles formules", mais depuis le milieu du X e se manifestent déjà les premiers signes d'altération ; peu à peu, elles se transforment en actes d'obligation personnelle signés par le condamné, confirmés par les assistants Serment solennel qui engage tous les descendants malédictions et menaces spirituellesM, participation morale des témoins, si ces surcharges sont nécessaires, c'est que la décision judiciaire n'offre plus à elle seule de garanties suffisantes. Dans les premières années du XIe siècle, la transformation s'achève : les notices sont régulièrement doublées de déclarations formelles de renonciation", ou bien, plus fréquemment, remplacées par des actes de donation", par des récits où les bénéficiaires de la sentence insistent sur les efforts qu'ils ont dû déployer pour obtenir satisfaction et notent avec soin le nom des témoins qui pourront un jour se porter garants". Enfin, aux alentours de l'an 1100, toutes les réunions de la cour comtale se terminent par l'établissement d'un traité ; l'une des parties s'engage envers l'autre à garder la paix pendant un temps déterminé " ou bien les deux adversaires s'entendent sur des compensations réciproques que garantissent les signatures des parents et des amis ,0 . Au Xe siècle, un notaire rédige un compte rendu des débats qui, conservé dans les archives du bénéficiaire, possède à lui seul une valeur décisive en cas de contestation ; quelque cent ans plus tard, le comte hâte par ses avis la conclusion d'un accord dont il ne se porte même pas garantS1 : on mesure aisément tout le chemin parcouru. L'ancienne juridiction supérieure s'est transformée en une cour d'arbitrage que les plaideurs choisissent pour régler leurs diffé-

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rends pour des raisons privées, de voisinage ou de relations personnelles. Elle est fréquentée de préférence à d'autres par les membres les plus en vue de la classe chevaleresque ; c'est là tout ce qu'elle doit à ses origines officielles. La compétence de la cour comtale a subi une transformation analogue à celle qui a affecté la composition et le fonctionnement de cette cour. On ne peut pas, il est vrai, découvrir de grands changements quant à la nature des causes qui sont portées devant elle : comme le mallus carolingien, la cour des comtes au XIe siècle a pour tâche essentielle de régler les litiges soulevés à propos des patrimoines, contestations d'héritiers 32, reprises par les lignagers de terres ayant fait l'objet d'anciennes donations33, usurpations pures et simples34 ; aux alentours de l'an 1000 apparaissent les premières plaintes contre l'installation de coutumes injustes sur les terres d'autrui 35 . Par contre, le rayonnement géographique du tribunal comtal a beaucoup changé. Ce n'est pas que soit perdu le souvenir des circonscriptions territoriales où le comte, autrefois, exerçait ses hautes fonctions judiciaires, leurs limites, qui courent à travers la région qui nous occupe, vivent encore, à la fin du XIe siècle, dans la mémoire des hommes, au moins dans la mémoire des scribes qui les utilisent pour localiser les actes qu'ils rédigent36. Mais ces cadres, depuis longtemps, ne correspondent plus à rien ; la zone d'influence des juridictions comtales, indifférente aux limites anciennes, s'étend, selon la personnalité du comte, dans les environs plus ou moins immédiats du siège habituel du tribunal. La cour des comtes de Mâcon — c'est ce qui la caractérise — se réunit toujours, comme l'ancien mallus, à l'intérieur des murs de la cité 37 ; elle a perdu tout contact avec la partie occidentale de l'ancien pagus38 ; en échange, son champ d'activité s'est largement développé dans cette Bresse toute proche qui n'a jamais, semble-t-il, connu de véritable organisation administrative et par où passe la route qu'empruntent fréquemment les comtes pour se rendre dans leurs domaines familiaux du pied du Jura Par contre l'action de la curia chalonnaise se fait sentir dans un rayon beaucoup plus étendu ; elle suit en effet le comte dans ses fréquents déplacements et se réunit dans les châteaux qu'il possède aussi bien dans l'Autunois que dans la région de Chalón, et même parfois sous l'orme de quelque village40 ; son influence, lorsqu'elle est présidée par des personnages aussi actifs que les comtes Hugues et Thibaud dans la première moitié du XIe siècle, déborde même dans le Clunisois et empiète sur la clientèle ordinaire de la cour de Mâcon 41 . Attachés à la personne du comte,

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des institutions

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variables selon ses qualités individuelles et letendue de son prestige, les pouvoirs judiciaires comtaux sont, au XI e siècle, des attributs privés ; ils ne gardent plus traces de l'ancienne fonction publique dont ils procèdent. Quels sont, à cette époque, les justiciables de la cour comtale ? Celle-ci est-elle devenue une pure cour de justice féodale, fréquentée seulement par des vassaux qui s'adressent à leur seigneur pour qu'il règle en sa cour les conflits qui les divisent ? Pour être complète notre enquête doit s'efforcer de répondre à cette dernière question. Malheureusement notre champ d'investigation est assez restreint ; à de très rares exceptions près, nous ne connaissons que les procès où sont engagés des établissements ecclésiastiques ; pour eux le recours au comte est normal dans des limites que nous aurons à définir plus loin. Mais l'origine de nos documents nous condamne à tout ignorer du comportement des laïcs. Les chevaliers que nous voyons plaider devant le tribunal comtal sont-ils les clients habituels de cette cour ? Se seraient-ils présentés devant elle si l'abbé ou l'évêque, leur adversaire, n'avait pas pris l'initiative de porter l'affaire devant le comte ? Il n'est pas possible de le savoir et par conséquent de délimiter avec précision les secteurs de la société où le comte apparaît comme le justicier normal. Nous essaierons cependant de préciser la position sociale de ces laïcs qui, aux prises avec des gens d'église, défendent leur droit devant lui. Sur les quatorze personnages que nous font connaître les documents du X e siècle, onze se laissent identifier 42 ; ce sont tous d'importants seigneurs, les égaux de ceux qui se réunissent autour du comte pour former sa cour, parfois même les assesseurs habituels du tribunal **. Quelques-uns d'entre eux sont connus pour être ses fidèles 44 . Mais, notons-le, à l'inverse de ce qui se passe pour les assesseurs, l'accent dans les notices de jugement n'est jamais mis sur les relations personnelles qu'ils pouvaient entretenir avec lui 4 5 . On peut donc penser que l'on n'établissait pas de rapport évident entre la qualité du fidèle et la soumission à la juridiction du comte. D e plus, certains, nous en avons la certitude, n'ont aucun rapport avec lui. Nous pouvons l'affirmer en particulier pour le seigneur Airoard, dont il est fait mention dans la charte 1179 du recueil de Cluny et que nous connaissons fort bien par ailleurs. C'est la place que ces seigneurs occupaient dans la société qui, semble-t-il, les faisait relever normalement de la juridiction comtale. Au siècle suivant, les rédacteurs des actes ne font jamais mention d'une dépendance personnelle quelconque ; dans un cas précis au moins, il n'existe sûrement aucun

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lien entre le comte et le chevalier qu'il juge ** ; mais il n'est pas possible de décider dans les autres cas. Par contre, il est certain que la position sociale des justiciables perd, à cette époque, de son éclat : de même qu'ils ont cessé de siéger à la cour, les plus grands seigneurs de la région échappent désormais, et cela malgré les liens de fidélité qu'ils ne dissimulaient pas naguère, à la juridiction comtale ; tous les plaideurs que nous pouvons identifier appartiennent, à partir de 1030, à la classe directement inférieure des milites Malgré l'imprécision de nos connaissances, nous pouvons conclure que les cours comtales, à la fin du XIe siècle, ne sont pas de simples cours féodales, aptes uniquement à trancher les différends des membres du groupe vassalique ; ceux qui se présentent devant elles ne sont pas obligatoirement les hommes du comte. La clientèle qu'elles conservent parmi les chevaliers est assez vaste, mais, depuis les premières années du XI e siècle, elles ont cessé d'attirer les plus importants des seigneurs, ces possesseurs de châteaux qui, nous le verrons, étendent à ce moment, aux dépens de celle du comte, des juridictions indépendantes. Il nous est maintenant possible de préciser l'évolution des pouvoirs judiciaires comtaux depuis la fin du IXe siècle. Pendant le Xe siècle tout entier, la cour du comte conserve les caractères essentiels de l'assemblée publique carolingienne qu'elle prolonge directement. C'est la réunion régulière des hommes libres les plus considérables du comté autour du juge supérieur dont la tâche principale est toujours d'apaiser les conflits qui opposent les plus grands seigneurs fonciers. Dans les trente premières années du XIe siècle se place la transformation complète. L'aristocratie locale cesse de fournir au comte le personnel régulier de son tribunal et n'accepte plus de se soumettre à ses jugements ; les liens de fidélité qui unissaient au comte les plus importants seigneurs, et dont les formules des actes soulignaient depuis 950 l'importance sociale croissante, n'ont pu les retenir ; ce qui prouve, en particulier, qu'il ne faut pas exagérer, à cette époque, la puissance des obligations vassaliques en matière de juridiction48. Les conséquences de cette désertion ont été décisives ; la cour comtale a perdu de ce seul fait son caractère officiel et supérieur. Elle n'est pas réduite, il est vrai, au simple rôle de juridiction féodale ; elle continue d'attirer encore, dans une zone qui dépend de l'activité du comte, les membres de la classe chevaleresque, même s'ils ne se rattachent pas à la vassalité comtale. Mais, désormais réduite à des fonctions de conciliation, on ne la

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distingue plus, si ce n'est par une vague réminiscence de ses origines, des autres cours privées dont le rayonnement s'est accru au moment où elle perdait son éclat. #

Chacun est d'accord pour voir, dans les privilèges d'immunité concédés par les souverains carolingiens, l'une des origines certaines des juridictions privées de l'époque féodale. Dans le domaine de notre recherche, tous les grands établissements ecclésiastiques, l'église de Mâcon, les abbayes de Tournus et de Saint-Marcel-lès-Chalon, l'abbaye de Quny enfin, conservaient dans leurs archives les diplômes solennels qui leur assuraient cet avantage 48 . Certains faux 50 , qui datent vraisemblablement du XIe siècle, portent témoignage de l'importance que l'on attachait en ce temps à ces concessions royales, toujours considérées comme le gage le plus sûr de l'autonomie judiciaire. Mais les droits de justice qui découlaient légalement de ces privilèges étaient malgré tout assez limités en extension comme en intens i t é " . Or, à la fin du XI* siècle, quelques-unes de ces églises immunistes paraissent en possession de pouvoirs de juridiction beaucoup trop étendus pour n'être que la prolifération des avantages particuliers accordés par les diplômes royaux. Il faut donc chercher d'autres origines à ces pouvoirs ; nous essayerons de le faire pour ceux de Saint-Vincent de Mâcon et de Saint-Pierre de Cluny, sur lesquels nous sommes bien renseignés. Les seigneurs de l'église de Mâcon disposent à la fin du XIe siècle de droits de justice sur les hommes et sur les terres de SaintVincent, qu'il faut considérer comme le développement normal de l'immunité primitive". Mais nous savons très mal, à cette époque, jusqu'où s'étendaient et comment s'exerçaient ces droits. Nous savons seulement que le règlement des différends qui opposaient les seigneurs de Saint-Vincent aux officiers de la seigneurie avait lieu devant le chapitre" et aussi devant des réunions mixtes où étaient présents les amis laïcs des prévôts 54 . Nous devinons aussi que, les menses épiscopales et canoniales étant strictement séparées, l'évêque et le chapitre ont chacun leur juridiction autonome sur leur patrimoine ; de même chaque chanoine obéancier doit posséder sur les terres et sur les hommes de son obéance la totalité des droits de justice™. Mais l'évêque est en possession de pouvoirs judiciaires qui débordent largement le cadre assez restreint des domaines de Saint-Vincent.

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Certains lui viennent de sa position dans la hiérarchie ecclésiastique : à la fin du x i e siècle, on lui reconnaît la compétence exclusive pour toutes les causes où sont impliqués les clercs ; d'autre part, depuis la constitution des institutions de paix, il est chargé de juger toutes les infractions à la paix, à la trêve, et toutes les violations des lieux d'asile". En 1100, il en est chargé seul, en dehors de toute intervention des juges laïcs et, expressément, du tribunal comtal ; dans ce domaine, sa juridiction a, semble-t-il, gagné du terrain, car, au milieu du XI e siècle encore, les délits de fractio pacis appartenaient conjointement aux justices temporelle et spirituelle Cette juridiction tout à fait indépendante, singulièrement étendue et surtout, on le voit, susceptible d'extension indéfinie, dut s'exercer en fait très facilement non seulement sur les gens d'Eglise mais encore sur tous les laïcs qui pouvaient le souhaiter. Mais, par ailleurs, on peut se demander si la compétence de la cour épiscopale, telle que nous la voyons fonctionner au XI e siècle, n'a pas une autre origine, civile et publique celle-ci, de même nature que celle de la juridiction comtale. Aucun texte ne mentionne formellement un partage des attributions judiciaires officielles entre le comte et l'évêque 58 . Mais assez souvent au X e siècle on voit l'évêque présider, aux côtés du comte ou de son représentant, certaines sessions du tribunal comtal 59 . Rien ne distingue ces sessions des autres, ni la forme de l'assemblée, qualifiée toujours mallus publicus60, ni les caractères de la cause en débat, ni la situation personnelle des plaideurs Cette présence du prélat est-elle purement honorifique ? On pourrait le penser car jamais on ne trouve au bas des comptes rendus les signatures de l'évêque et de ses suivants auprès de celles du comte et de ses assesseurs laïcs ; et pourtant, les notices soulignent avec tant d'insistance l'égalité des deux présidents et surtout leur commune situation en face des assesseurs qui sont leurs fidèles M que l'évêque semble bien en fait participer à la juridiction officielle du comte. Cependant, si les deux puissances spirituelle et temporelle de la région sont associées, et ceci conformément à l'esprit de la législation carolingienne, jusqu'aux dernières années du X e siècle il n'existe q u u n e seule cour de justice dans la cité : le mallus. Mais à partir de ce moment, alors que se laissent percevoir les premiers signes de la décadence de la cour comtale, on voit peu à peu se séparer d'elle une cour épiscopale autonome. D'abord, en l'absence du comte, l'évêque et le chapitre, entourés des assesseurs habituels du mallus, règlent eux-mêmes certains conflits qui les concernent " ; puis, peu à peu, le rôle des ecclésiastiques devient plus considé-

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rabie M ; enfin, dans les premières années du XIe siècle, l'évolution est achevée : un tribunal episcopal indépendant fonctionne régulièrement Présidé par l'évêque, il se tient d'ordinaire dans le cloître et se compose de chanoines 68 auxquels se joignent quelques laïcs C'est lui seul qui règle toutes les affaires de l'église de Mâcon, qui, depuis ce temps, ne sont plus jamais portées devant la cour du comte "8. Jusqu'à la fin du siècle, nous ne voyons pas qu'il ait été appelé à régler d'autres conflits ; si l'origine de notre documentation n'est pas seule responsable du fait, on peut penser que, pendant un certain temps, la cour de l'évêque a eu pour rôle essentiel la défense du patrimoine de Saint-Vincent contre les attaques menées de l'extérieur. Ce rôle ne serait ainsi que l'extension vers le dehors de la juridiction de l'immuniste, favorisée par l'effacement de la cour comtale et renforcée par la part de souveraineté que l'évêque a pu retirer de sa longue fréquentation des assemblées publiques. Comme, d'autre part, quelques-uns au moins des plaideurs qui se présentent devant la cour épiscopale sont notoirement liés à SaintVincent par la possession de précaires ou de fiefs ou par des relations personnelles69, il semble que certains droits de justice d'essence féodale s'ajoutent à ces pouvoirs. En tout cas, la juridiction de l'évêque suffit, pendant le XI e siècle tout entier, à sa tâche essentielle et règle toutes les affaires où sont en cause les intérêts de l'église. Mais, à partir de 1095 environ, la cour épiscopale, qui n'avait pas cessé jusque-là de s'étendre aux dépens de la cour comtale, s'affaiblit, elle aussi. Tandis qu'elle est choisie par un nombre croissant de plaideurs pour arbitrer des causes qui ne la concernent pas directement' 0 , elle n'est plus capable de contraindre ses propres adversaires à venir discuter devant elle les droits de Saint-Vincent. D'une part, l'évêque reprend son rôle ancien de conciliateur et ne cessera plus de l'étendre ; d'autre part, bien que les menaces spirituelles et les armes ecclésiastiques constituent entre leurs mains un moyen de contrainte dont ne disposent pas les tribunaux laïcs 71 , l'évêque et les chanoines sont eux aussi obligés, pour leurs propres causes, de recourir à des arbitres : souvent le comte 72 , mais aussi parfois des personnes privées 78 . L'histoire des pouvoirs judiciaires de l'évêque de Mâcon se déroule en trois phases : 1) au X e siècle, l'évêque est un seigneur immuniste qui jouit, comme tel, de droits de justice sur les hommes et sur les biens qui dépendent du patrimoine de l'église ; associé au comte dans la présidence du mdlus, il participe à ses fonctions judiciaires supérieures ; 2) à la fin du siècle, peu à peu, l'évêque se

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détache, lui aussi, de la cour publique et s'entoure d'une assemblée judiciaire indépendante ; sa clientèle s'étend vite aux dépens de celle du comte : les chevaliers, s'ils sont en conflit avec des clercs, s'ils sont mêlés à quelque affaire qui relève des institutions de paix, s'ils sont en contestation à propos des droits de Saint-Vincent ou s'ils entretiennent avec l'église des relations féodales, sont normalement justiciables de la cour de l'évêque, à la fois cour de chrétienté, cour d'immunité et cour vassalique ; 3) dans les dernières années du XIe siècle enfin, comme la cour comtale, la cour épiscopale perd sa force : les jugements font place à des accords qui souvent réclament l'entremise de personnes étrangères ; mais inversement, de par sa position, c'est l'évêque que l'on choisit le plus fréquemment comme arbitre et sa juridiction d'arbitrage est tout de suite extrêmement active. Des documents plus nombreux vont nous permettre de pousser plus loin des recherches analogues à propos de la juridiction qui dépend de l'abbaye de Cluny. Fondation tardive, ce monastère n'a pas bénéficié des privilèges d'immunité classiques ; mais, en fait, il fut tout de suite placé dans une situation semblable à celle des églises voisines. La condition privilégiée des biens qui constituèrent la donation primitive, les strictes stipulations de la charte de fondation, l'autorité de Guillaume le Pieux sur les judices publici de la région préparaient, sans qu'il fût besoin d'en faire mention expresse, la constitution d'une organisation judiciaire autonome, au moins sur les domaines les plus proches du monastère. Cet état de fait fut sanctionné par un diplôme du roi Lothaire qui mettait les religieux à l'abri de toute intervention judiciaire, mais dans des limites territoriales assez vagues Nous n'avons aucune lumière sur les pouvoirs qui sont nés de cette immunité avant les dernières années du XIe siècle. Cette justice apparaît à ce moment comme essentiellement personnelle : elle s'étend sur tous les hommes de Saint-Pierre, tam interioribus quant exterioribus71 ; lorsque ceux-ci sont en conflit avec les dépendants d'autres seigneurs, Cluny s'efforce de conserver sa juridiction sur eux en imposant aux seigneurs adverses des limites à l'exercice des représailles, et en les obligeant à porter plainte devant sa cour Les pouvoirs judiciaires sont exercés par les doyens qui veillent au bon fonctionnement de chacune des unités seigneuriales qui composent le patrimoine des apôtres ; entre leurs mains, ils sont complets, au civil comme au criminel", et certainement vigoureusement exercés, car on ne fait aucune différence entre les profits de justice et les autres rapports du domaine : nous avons,

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par chance, conservé le fragment d'un compte dressé au début du XIIe siècle, qui est l'état des revenus en numéraires encaissés par le doyen de Chevignes 78 ; parmi des sommes de provenance diverse, chevages ou cens en argent, produit de la vente des récoltes, on trouve, après la mention d'un délit, une série de noms suivis du montant des amendes Rien ne nous permet de deviner la forme que prenait l'activité judiciaire des doyens : nous ignorons quelle était la part que prenaient à cette administration les agents de la seigneurie et s'il existait des assemblées de paysans participant au jugement. Nous ne savons pas non plus jusqu'à quel point cette juridiction patrimoniale avait débordé sur les hommes qui ne dépendaient pas directement de la seigneurie clunisienne. Nous pouvons seulement connaître la manière dont était rendue la justice à l'échelon supérieur de la seigneurie, lorsque la qualité des justiciables réclamait l'emploi d'organes judiciaires plus importants ; il s'agit du jugement de deux prévôts des doyennés de Cluny et de Berzéla-Ville qui ont outrepassé les droits attachés à leur fonction. La solennité de l'assemblée judiciaire présidée par l'abbé' 1 et qui rassemble les clients chevaleresques de l'abbaye 82 porte un témoignage de valeur sur la position sociale de ces ministériaux alors en pleine ascension. Mais la rigueur de la sentence qui condamne les coupables à la confiscation totale de leurs biens, fiefs et alleux, et qui les remet, eux et leur famille, à la merci des seigneurs est celle d'un maître qui punit son homme indélicat ; encore que le luxe de précautions prises pour garantir l'exécution de la sentence, et la restitution gracieuse de la majeure partie des biens confisqués **, empêche d'exagérer l'efficacité que pouvait avoir à la fin du XIe siècle la justice domaniale de l'abbé sur les plus hauts placés de ses dépendants Mais les moines de Cluny ne possèdent pas seulement les pouvoirs judiciaires que comportaient en puissance les garanties d'exception attachées, dès sa fondation, au monastère. Par-dessus cette justice domaniale se sont développés d'une part une juridiction de paix, d'autre part des droits judiciaires définis qui, destinés d'abord à défendre le patrimoine contre les entreprises extérieures et à faire régner le calme à l'intérieur du groupe des vassaux de l'abbaye, étaient capables de s'étendre beaucoup plus largement. Ces pouvoirs se manifestent pour la première fois à la fin du Xe siècle, au moment même où se développent entre les mains de l'évêque de Mâcon des droits de caractère analogue, c'est-à-dire au moment où se dessine la décadence de la cour comtale.

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et structures du moyen âge

En 994, les décisions du concile d'Anse 86 , première expression dans la vallée de la Saône du mouvement religieux des institutions de paix, entourent le monastère de Cluny d'une paix spéciale qui doit le mettre à l'abri de toutes les violences. L'administration des peines ecclésiastiques qui menacent les violateurs de cette paix est confiée aux moines eux-mêmes Ce fut le point de départ d'une juridiction compétente pour tous les crimes et tous les actes de violence commis à l'intérieur du territoire protégé. Et les peines spirituelles étaient accompagnées de punitions temporelles ; l'amende traditionnelle des 600 sous, attachée depuis l'époque carolingienne à la violation de l'immunité 88 , fut bientôt considérée comme la satisfaction que Cluny était en droit d'exiger 89 . Au début, la connaissance des infractions à la paix paraît avoir appartenu conjointement à l'abbaye et à la juridiction séculière, c'est-à-dire à la cour du comte : Gilbert et Orné, qui donnent à Cluny deux courtils in emendationem... propter locum quem violavimus90, ont été, pour le même fait semble-t-il, condamnés par la cour comtale 91 ; et en 1041, saint Odilon, dans ia lettre qu'il adresse aux évêques italiens pour la propagation de la trêve de Dieu, paraît considérer comme normale l'intervention du justicier laïc, à qui revient la charge d'infliger les punitions temporelles 92. Mais, au début du XIe siècle, on voit l'abbaye infliger seule les dures amendes coutumières : en 1023, Josserand de Merzé, ayant tué un chevalier devant la porte du monastère, vient, conduit par ses amis, se soumettre à la justice du prieur ; il doit donner plusieurs terres, renoncer au bénéfice qu'il tenait de Saint-Pierre et payer les 600 sous9S. Les seigneurs de Cluny, ainsi chargés du maintien de la paix aux abords immédiats des bâtiments monastiques, ont exercé en fait dans un cadre beaucoup plus vaste ce ministère pacifique. Bien des donations accomplies en amende pour des actes divers de violence 94 sont certainement les pénitences ultimes de pécheurs repentants 95 ou des indemnités destinées à réparer certains dommages ; cependant, nous avons conservé la trace de jugements imposés par les moines pour mettre un terme à des vengeances privées et pour garantir la durée du pardon par la menace d'amendes p é c u n i a i r e s O n peut donc penser que dans un domaine, difficile à déterminer, les moines avaient soustrait à la juridiction normale de l'évêque tous les délits de fractio pacis et que depuis le milieu du XIe siècle ils infligeaient régulièrement à la place du comte les sanctions séculières. Mais la pacification de ces délits n'absorbait qu'une part de l'activité de la cour judiciaire du prieur. L'existence de celle-ci se manifeste pour la première fois dans

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les dernières années du Xe siècle et, aussitôt, elle fonctionne régulièrement Son siège habituel est à Cluny, mais on la rencontre parfois dans le château voisin de Lourdon M , où dans un doyenné, à Berzé, en particulier, où séjournait volontiers saint H u g u e s " . C'est normalement le prieur qui la préside 10°, la présence de l'abbé est plus rare 1 0 1 . Formée lorsque la cause est exceptionnelle par le chapitre tout entier ,, Revue historique de Droit, 1938, pp. 548-586 ; cf. aussi A. DÉLÉAGE. « Les forteresses de la Bourgogne franque », Annales de Bourgogne, 1931, pp. 162-168 et «Les origines des châtellenies en Charoláis », La physiophile, Monceau-les-Mines, 1937. — Cf. les précautions prises au concile d'Anse, pour protéger la paix publique, contre l'édification de châteaux privés (C. 2255) ; prescriptions analogues dans un diplôme du roi Robert (C. 2800 [1027]). Les réunions d'arbitrage ont toujours lieu en plein air (C. 3577, 3726 [in saltu sive foresta] — M. 548) ; mais les plaids, lorsqu'ils n'ont pas lieu dans la cité, siègent le plus souvent dans un château, comtal (v. cidessus, n. 39) ou privé : Lourdon (C. 594) ; Sanvignes (P. 76) ; Huchon (P. 166) ; Brancion et Sennecey (C. 3822). Cf. P. 166. En particulier, certaines terres possédées au X' siècle par les Garoux, châtelains de Brancion, ont la même origine que le patrimoine primitif de l'abbaye de Cluny, Guillaume le Pieux ayant partagé entre son vassal et l'abbé Bernon ses domaines personnels du Clunisois occidental. Les vieux historiens de la Bresse (cf. GUICHENON, Histoire de Bresse, p. 40), suivis par les compilateurs du xvill" siècle, paraient les sires de Bâgé du titre comtal ; leur opinion repose sur des confusions généalogiques. Quant à Ildinus comes du Bullarium, p. 6, c'est le résultat d'une faute de lecture (cf. Cartulaire C de Cluny). Gauthier (940-960 env.) succède à son père Maieul (930-940), cf. CHAUME, « Féodaux mâconnais », op. cit. Guigue succède à »on beau-père. Naudouin (C. 1179 [964]).

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et structures

du moyen

âge

140. Dernière mention du vicomte dans son rôle d'assesseur : M. 96 (10181030). 141. C. 2992 (1037). 142. L'identification proposée par GANSHOF (Etude, p. 210, n. 15), Archimbaldi cognomento Nigelli : Archambaud le Blanc est fautive ; il s'agit d'une famille chevaleresque bressane. 143. Artaud le Blanc est le seigneur des voyers de Montmelard (Arch. Saôneet-Loire, H. 142/2 [1067]) ; Hugues le Blanc donne à Saint-Pierre-deMâcon la chapelle Saint-André-de-Villars près de Charlieu, avec la vicaria ; ce droit fait partie du vicecomitatus (Nécrologue de Saint-Pierre-deMdcon,

éd. GUIGUE, p.

51

[1096]).

144. C. 1524 (980), 2391 (997), 2591 (1004). La cour de M. 426 (968-971), malgré le titre de vicarius donné au président (un important seigneur, l'un des plus assidus assistants du mallus) est une session de la cour comtale, présidée, en l'absence du comte et du vicomte, par l'un des principaux assesseurs qui prend le titre de vicaire. 145. C. 1524, scabinei; 2391, boni homines. 146. Après des recherches assez poussées, nous avons l'impression de connaître, au moins par leurs noms, tous les seigneurs marquants, ancêtres des chevaliers de l'époque féodale, résidant, aux alentours de l'an 1000, dans la région de Château, ca. Cluny, où se tient l'assemblée vicariale de C. 2591. Aucun d'eux ne figure dans l'assistance. 147. Pour C. 2391, il n'y a pas de président. 148. Cf., en particulier, CHENON, p. 222, et les textes cités en note, p. 243. 149. Les trois notices dont nous disposons relatent des jugements rendus à Prissé (C. 1521), Château (2591), Nogent-sous-Brancion (2391). La notion géographique de vicaria est encore employée dans les actes de la fin du XI* siècle (M. 50 [1060-1108]). Si ces indications correspondent vraiment au ressort des assemblées judiciaires, celles-ci étaient, en Mâconnais, très petites. Cf. CHAUME, Les origines..., op. cit., p. 1027, liste des vicariat. 150. C. 2591. 151. C. 2943 (997-1027), Uxelles, ce. Bissy-sur-Uxelles, ca. Saint-Gengoux, Saint-Hippolyte, ce. Malay, même ca. 152. Arch. Saône-et-Loire, H. 142/2. 153. Landry Gros, petit-fils de Josseran, en pleine puissance, est encore nommé vicarius de Branceduno (C. 3914 [sd. fin XI* s.]). 154. Sur le vicarius, cf. F. LOT, «La vicaria et le vicarius», Nouvelle Revue historique de Droit, 1893 ; en Anjou : L. HALPHEN, « Prévôts et voyers au x* siècle ; région angevine », Le Moyen Age, 1902, p. 319 ; en Poitou : M. GARAUD, Essai sur les institutions judiciaires du Poitou sous le gouvernement des comtes indépendants : 902-1137, 1910, pp. 149-151 ; en Lyonnais : M. DAVID, Le patrimoine foncier de l'église de Lyon de 984 à 1261, 1942, p. 203 et sq. ; en Limousin, on le devine à travers les documents employés par G. TENANT DE LA TOUR, L'homme et la terre de Charlemagne à saint Louis, 1942, pp. 521-528. 155. Sur le sens du mot vicaria, LOT, Vicaria, p. 283, GARAUD, op. cit., p. 32 ; en Lorraine, le terme centena subit une évolution sémantique analogue, Ch.-E. PERRIN, « Sur le sens du mot centena dans les chartes lorraines du moyen âge », Bulletin Ducange, 1929-1930. DÊLÉAGB, Vie rurale, p. 534, a noté cette évolution, mais elle n'est pas encore achevée en 1050. 156. Cf. n. 143. 157. Cf. n. 143. 158. Cf. l'enquête générale de LOT, Vicaria. 159. P. 194. Les prévôts remplacent aussi les voyers dans les autres régions du r o y a u m e : TENANT DB LA TOUR, op.

cit..

t>. 5 1 9 ; GARAUD, op.

cit.,

Recherches sur l'évolution des institutions judiciaires

160. 161. 162. 163. 164. 165.

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p. 155 ; HALPHEN, op. cit., p. 319 : les prévôts angevins apparaissent au même moment. Macon : C. 2992 (1049-1065); M. 589 (1096-1124); Mont-SaintVincent : P. 194 (1030 env.) ; Charolles : P. 44, 45, 46 (seconde moitié du XI* siècle). Pour les prévôts de Charolles en particulier : P. 44, 45, 46. P. 194. P. 44, 45, 46. Evrard, prévôt laïc de Macon, est peut-être le père du chevalier Humbert (C. 2861, 2969) ; les prévôts de Charolles sont des milites (cf. HALPHEN, op. cit., p. 307, la figure du prévôt d'Angers). H. HIRSCH, Die hohe Gerichtsbarkeit im deutschen Mittelalter, 1922, I, ch. i ; II, ch. 6.

1 6 6 . HIRSCH, op. cit., p. 1 9 8 . — BLOCH, op. cit., p . 1 2 8 et sq.

167. Cf. la justice de sang, monopole des comtes de Flandre, GANSHOF, «Die Rechtssprechung... », op. cit., p. 170. 168. GLABER, Hist., IV, 2 : ad quam (civitatem) veniens, quod compererai • Ottoni corniti ceterisque civibus indicavit qui protinus mittentes viros quamplurimos qui rei veritatem inquirerent, pergentesque velocius, repererunt illum crudelissimum... quem deducentes ai civitatem, in quodam horreo religatum ad stipitem, ut ipsi postmodem conspeximus, igne combusserunt. 169. M. 589 : ad comitem pertinere adultero! latrones pubUcos... 170. On doit distinguer cette garde particulière et territoriale de la garde générale sur tous les biens d'une église, qui est étudiée par N. DIDIER, La garde des églises au XIII' siècle, 1927. Sur cette distinction, cf. DAVID, op. cit., p. 174 et suiv. — Il n'y A rien à tirer du chapitre consacré à cette institution par G. DE VALOUS : « Le monachisme clunisien », II, p. 142 et suiv. 171. Ce n'est pas comme gardien de l'abbaye de Cluny que le comte de Mâcon juge le différend entre ce monastère et l'abbaye de Tournus, mais comme gardien particulier des biens en litige, fonction qu'il devait à ses possessions personnelles dans la basse vallée de la Seilte (C. 3726) : cujus custodie possessio jam dicta noscitur delegata. Contre cette opin i o n : cf. DIDIBR, op.

cit.,

p. 2 3 3 .

172. C. 3821 : vuardam et malefactorum justiciam. Cf. DIDIER, op. cit., p. 228. 173. Les advocati du X' siècle représentent devant la cour du comte les intérêts des établissements ecclésiastiques (M. 284 [888-898}) ; C. 764 [950] ; 799 [951]), tenant parfois le rôle de champion dans le duel judiciaire (M. 282 [936-954]). Exceptionnellement, le comte, lorsqu'il remplit ces fonctions, à l'occasion, porte le titre (M. 156 [936-954]). Nommés pendant un certain temps actores (C. 856 [953], 1037 [957], 1100 [961]), ils disparurent ensuite définitivement. Sur ce point, on doit rectifier les limites géographiques données par F. SENN, L'institution des avoueries ecclésiastiques en France, 1903, p. 104. 174. C. 3821. 175. Saint Maieul remet à Humbert de Beau jeu la garde sur certaines obéances clunisiennes (C. 889 [954-965]) : commendo... ad custodiendum et defendendum a malis et perversis hominibus... ita tarnen ut pauperibus nostris reddas qua* eis ti/listi... 176. Le comte de Chalon a le salvamentum autour de son château de MontSaint-Vincent (P. 194 [1030 env.]). 177. Le sire de Beaujeu : C. 884, M. 476 (1031-1060) ; le sire de Digoine (P. 179) ; Oury de Bâgé (le service qu'il perçoit sur l'obéance de Perronne semble bien le salaire de ses fonctions de gardien).

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178. Le site de Brancion (C. 3920 [ 1 1 1 5 ] ; L. et B. Gros possèdent le salvamentum dans les mêmes villages où leur grand-père Josseran tenait la vicaria (C. 3 0 7 3 [ 1 0 7 0 ] ) . 179- E. de Neublans, héritier des G a r o u x , anciens châtelains de Brancion, réclame vuardam et salvamentum sur u n e vallée proche d u château (C. 3737 [ 1 1 0 0 ] ) . 180. Cf. DIDIER, op. cit., p. 16. 181. C. 2 9 4 4 ( 1 0 5 0 env.), garde sur u n bois ; C. 3 6 4 0 (sd.), salvamentum sur deux manses ; M. 27 : per consuetudine-m salvamenti ; C. 3085 [ 1 0 5 0 env.]) : G . de Chaselles fait abandon de omnibus malis consuetudinibus quas ipse et antecessores ejus inmitterant in omnibus terris que in eorum videbantur esse custodia. 182. Extension des droits de justice supérieurs sur les seigneuries foncières des églises : C. 2 8 4 6 (978-1039), 2 9 4 3 (999-1027). 183. Cf. DÉLÉAGE, Vie rurale. 184. C'est en ce sens q u e la justice a pu être considérée c o m m e u n e dépendance d e la propriété. Cf. SEIGNOBOS, op. cit., p. 2 4 2 , qui le remarque sans l'expliquer et qui note que l'on ne fait jamais mention des droits judiciaires des seigneurs fonciers avant le XII* siècle. 185. Le comte de Chalón est entouré par les seniores viros Carelle castri (C. 1 2 4 9 [ 9 6 8 - 9 7 8 ] ) . 186. P. 166 (1080 env.), curia d u sire de Semur, au château de H u c h o n , formée par tous les chevaliers des environs. 187. Importance de la possession par les moines de Cluny d u château voisin de Lourdon. 188. Cf. HALPHEN, « Les institutions judiciaires en France au XI* siècle, région angevine », Revue historique 78, 1901, p. 3 0 4 ; GARAUD, op. cit., p. 1 4 4 . 189. HALPHEN, op. cit., p. 2 8 2 ; GARAUD, op. cit., p. 4 1 ; GANSHOF, Etude, p. 197. 190. Le m o u v e m e n t paraît en Bourgogne relativement tardif ; en Lorraine, les règlements d'avouerie commencent aux alentours de 1050, c f . Ch.-E. PERRIN, Recherches sur la seigneurie rurale en Lorraine d'après les plus anciens censiers, 1935, p. 118, n. 1. 191. Châtillon-sur-Chalaronne, dpt A i n ; Chaveyriat, m . ca. 192. C. 3821. 193. Cf. PERRIN, op. cit., p. 6 7 6 ; FLACH, op. cit., t. I, pp. 182-183. 194. Tous ces droits sont n o r m a l e m e n t détenus par le seigneur gardien : cf. DIDIER, op. cit., p. 237 ; R. LAPRAT, « Avoué », in : Dictionnaire d'histoire et de géographie ecclésiastique, t. V , 1931, coll. 1232. 195. M. 8 9 (1096-1124). Le règlement a lieu à l'avènement d u comte Renaud, de la branche cadette et comtoise. L'évêque est le frère d u m ê m e H u m bert de Châtillon qui conclut à ce m o m e n t u n accord d u m ê m e genre avec les moines de Cluny sur la garde de Chaveyriat. 196. C. 4 2 0 5 (1161-1172). 197. La maturité de la bourgeoisie d u n i s i e n n e se manifeste d'ailleurs dès les premières années d u XII* siècle (cf. C. 3874, etc.).

198. C. 4205, $ v. 199. C. 4205, S xvili.

200. 201. 202. 203.

BLOCH, op. cit., p. 198 sq. Cf. HALPHEN, op. cit., p. 2 9 6 ; JANEAU, op. cit., p. 76. C. 2 9 4 6 (début du XI*) ; P. 173 (1033 env.). C. 3125 (sd. début d u XI"). Bernard, tout petit seigneur, d o n n e u n e terre qui lui vient d ' A u d i n , châtelain de Berzé, personnage considérable : < quod dédit mihi lldinus, pro nece fratris mei Malguini, ut eum Domini absolvit ».

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Recherches sur l'évolution des institutions judiciaires

204. C. 310 (sd. début xi*), 1931 (993), 2464 (997). 205. Sur l'introduction des institutions de paix en Bourgogne, cf. R. PouPARDIN, Le royaume de Bourgogne (888-1038), 1907, p. 302 sq. 206. C. 2555. Sur le caractère véritable de ce concile, cf. POUPARDIN, op. cit., p. 302. 207. Texte publié par G. VALAT, Poursuite privée et composition pécuniaire dans l'ancienne Bourgogne, 1897, p. 82. 208. Cf. G. DE MANTEYER, « Les origines de la maison de Savoie, la paix en Viennois (Anse, 17 juin 1025) », Bulletin de la Société Statistique de l'Isère, 1904. 209. C. 2 2 5 5 ; pacte de Verdun « ecclesiam nullo modo infringam ; atria ecclesiae non infringam ». 210. C. 2889 (1032-1048), cf. ci-dessus, n. 94. 211. P. 22, 17, 167 (mais en général, ces sauvetés comme les églises qu'elles entourent sont en possession des laïcs : P. 18, 19, 21, 22, 25, 132, 150, 162, 167). Cf. TIMBAL, op. cit., p. 170. C. 3674 (1094). 212. Bull. Clun., p. 25. 213. « Huis loco... quosdam certos limites immunitatis de securitatis circum circa undique assignare... infra quos terminos nullus homo, cujuscumque conditionis ac potestatis umquam invasionem aliquam grandam vel parvam, aut incendium aut praedam aut rapinam facere, aut hominem rapere, vel per iram ferire, aut, quod multo gravius est, homicidium perpetrare vel truncationem membrorum hominis ullatenus audeat. » Ceci dans un rayon de 4 km environ. 214. L'excommunication est de rigueur contre celui qui enfreindra sciemment ces prescriptions et qui « congrua satisfactione non emendaverit ». « Excommunicatus pro banno fracto ubi emendationem congruam faceret absolvatur. » 2 1 5 . M . 5 1 4 ( 1 0 9 6 ) ; T o u r n u s : JUENIN, op.

cit.,

Preuves, p. 148 (1120)

et

p. 149 ; le faux diplôme de S. Marcel-les-Châlon, rédigé sans doute à ce moment, accorde le droit d'asile dans un rayon de 2 000 pas (S. M . 1 ) . 2 1 6 . C f . FLACH, op.

217. 218.

219. 220. 221. 222.

cit.,

t. I, p . 1 8 0 ; TIMBAL, op.

cit.,

p. 1 5 4 (après

See-

liger). Cf. les documents publiés par FLACH, op. cit., t. I, p. 173 sq. Fondation de l'abbaye de la Ferté : « Sicut opportunum fuit désignaverunt fixis crucibus. In qua postea designatione sicut duo episcopi diffinierunt in dedicatione ipsius loci... bannum statuerunt quos si quis fratrum... possessionem... ullo modo infringeret, excommunicationi in perpetuum subjaceret » (Arch, de Saône-et-Loire, H. 24, 1). C. 3435 (1080 env.) : « Pro remedio anime filii met karissimi B..., qui in ultimo vite exitu, heu pro dolor! morte subitanea preventus est. » P. 17 (sd.), Beaujeu 13 (1090), 24 (1090). C. 3412 (1067). C. 2937 (1040). C. 588 (sd.). Hist. I, 2 (éd. PROU, p. 3) : « Subsistens atque immobilis collocatio recte distributionis. » Cf. préambule de C. 3149 ; par exemple, Eudes, chevalier d'une branche cadette du lignage des sires de Berzé, donne, vers 1070, un moulin à Cluny, qui pourtant un peu plus tard entre dans la dot de sa sœur ; le fils de celle-ci se fait racheter ses droits (C. 3301) ; puis c'est le tour du frère d'Eudes (C. 3504 : « Licet jam laudasset ipsum donum tamen illico calumpniam fratribus cluniacensibus intulit et usque finem vite sue calumniam inferre non destitit. In fine vero vite sue recordatus quod injuste calumniam faciebat de ipso molendino pro remedio anime sue donum quod frater suus fecerat bono animo laudavit et filio suo Garulfo

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223.

224. 225.

226. 227.

laudare fecit ») ; enfin Cluny doit lutter encore contre les prétentions du chef du lignage et de son fils et les éteindre par de lourdes indemnités. C 3806, P. 64, 87, 132 ; les réclamations contre la détention de biens concédés au-delà du terme légal deviennent beaucoup plus rares, car le nombre des précaires et des fiefs concédés pour un temps limité diminue rapidement : encore pourtant dans M. 26 (1074-1096); 547 (1106). C. 2997, 3065, 3150, 3262, 3367, 3503, 3841, M. 4. Cf. les Enchaînés, châtelains de Montmerle (C. 3314, 3333, 3654) ; les Gros de Brandon (3340, 3926, 3929) ; les Bâgé (M. 587) ; le châtelain de Sennecey (SM. 79); les sires de Boubon-Lancy (P. 115-154) ou de Digoine (pp. 159, 178) ; les Deschaux qui, à ce moment, s'installent dans le château de la Bussière (C. 3829). SM. 101 (fin xi*), P. 154 (fin XI 6 ). C. 3726, cf. n. 169.

228. C.

3868,

SM.

1 0 5 ; c f . GANSHOF, Etude,

229. C. 3 8 6 8 ; c f . GANSHOF, Etude,

p.

198.

p . 197 ; JANEAU, op. cit., p . 7 6 : « Le

seul fait de se présenter en justice est alors le témoignage d'un réel désir de s'entendre. >

2 3 0 . GANSHOF, Etude,

pp.

210-211.

231. C. 3868. 232. Cf. L'attitude d'Audin dans Bull. Clun., P. 6. 233- « Consilio amicorum » (C. 3868, M. 554) ; < a suis magnatibus commonitus » (P. 154). 234. C. 3034, 3758, 3874; P. 154. 235. C. 3760, 3868 (sur Archimbaud Neiel, v. n. 140), M. 598. 236. C. 3951, M. 30. 237. Les Enchaînés : C. 3577 ; le sire de Beaujeu : C. 3577 ; B. Gros : C. 3920. 238. Précieux témoignage sur l'émancipation des prévôts ; voir les jugements infligés, avec des formes et des précautions sans doute, mais durement, par Cluny à ses prévôts vingt ans avant. 239. C. 3920 (1115), 3951 (début xiT). 240. M. 434. 241. M. 3 0 ; devant les réclamations d'un chevalier, les chanoines de SaintVincent < venerunt ad placitum paraît per sacramentum et campionem sic probare et sic facere de illis terris sicut judicatum fuit » ; on admet généralement la répugnance de l'Eglise pour ces procédés ; cf. ESMEIN, Manuel, p. 279. 242. V. GANSHOF, Etude, p. 205, n. 6 ; dans les autres régions, au contraire, faveur du duel judiciaire et même des ordalies unilatérales (HALPHEN, p p . 2 9 1 - 2 9 3 ; ESMEIN, p . 2 6 1 ; CHÉNON, p . 6 7 3 ; BLOCH, p .

119).

243. C. 3841. 244. M. 567 (1096-1124); C. 3920, 3726 : « Testificatus est publice quidam de bominibus S. Pétri... XXX„ et uno annis se vidisse easdem tes absque legali calumnia cluniacenses monachos tenuisse. > 245. C. 3577 : < Coastantibus multis et maxime P. de V. qui hujus dont testis fidelis et idoneis extitit quamdiu vixit, quique moriens bujusmodi testimontum fiiio suo B. sepius inculcavit, precipiens ei adtencius ut si ita res poposcisset, etiam jurejrando hoc affirmaret » ; un litige ultérieur est ensuite réglé par le témoignage du fils. 246. C. 3744 (1100). 247. C. 3920 : < De muliere H. dicit A. quod L. dédit eam et homines Bernardi nominat qui bec sciant, illi negant. » 248. Si les archives de Cluny cessent d'être en ordre depuis saint Hugues,

Recherches

249-

250.

251. 252. 253. 254.

255. 256.

257. 258. 259. 260. 261. 262. 263. 264.

265. 266. 267. 268. 269. 270. 271

sur l'évolution

des institutions

judiciaires

59

les magnifiques pancartes de la Ferté témoignent du soin déployé par les Cisterciens au XII* siècle. Le témoignage de la chronique de Tournus, relatant l'incendie de 1080, < librorum non m mima perditio, cum charfis testamentalibus magno pondéré argenti acquisitis » (JUÉNIN, op. cit., Preuves, p. 23), fait écho à quatre siècles de distance aux plaintes de M. 66. L. Gros réclamait les descendants d'une serve autrefois donnée par son père « et ideo eos requirebam, qui patris datum nesciebam, et ipii monachi de hoc dono se cartam habere nesciebant ». Il finit par abandonner sa revendication (comme aussi de la condition servile ") la prépondérance de l'hérédité masculine. *

L'étude des rapports entre noblesse et chevalerie est line seconde voie où l'on peut souhaiter voir s'engager les chercheurs. Les conclusions de L. Génicot se trouvent rejoindre sur ce point les récents apports de l'érudition allemande qui a fortement distingué la noblesse, liée à la puissance, à la seigneurie, donc à la race, et la chevalerie, affaire de service, d'allure domestique et par conséquent décoration toute individuelle15. Contraste entre Herrschajt et Dienst qui, dans les pays germaniques, s'est fort longtemps maintenu, puisque l'aristocratie allemande du XIIIe siècle vivait encore sur l'antithèse entre le herren von geburte frî et le dienestman, ritter und kneht **. Mais l'opposition s'y est peu à peu atténuée par le succès d'un type social exemplaire, celui du miles christianus, du combattant de Dieu, exalté par l'Eglise. Ce succès serait tardif : A. Borst le situe dans la seconde moitié du X I I e siècle et le met en rapport avec l'expansion des ordres religieux militaires dans les pays allemands. Il en fut de même en Lotharingie. Ainsi voit-on les nobles brabançons se faire armer chevaliers et se parer du titre de milites vers 1175, c'est-àdire au moment même où Hospitaliers et Templiers s'implantaient dans le duché". Cependant, la structure sociale des pays d'Empire se caractérisait, on le sait, à cette époque, par son archaïsme et la complexité des « états > que séparaient de nettes distinctions de statuts et de fermes obstacles aux alliances matrimoniales de groupe à groupe. On peut penser qu'en France l'évolution ne fut pas exactement concor-

156

Hommes et structures du moyen âge

dante. Encore convient-il, et toujours en tenant compte des nuances

régionales, de l'examiner attentivement. Selon toute apparence, on vit en-France aussi uue haute aristocratie gravitant autour de la maison royale, une nobilitas, se renforcer et s'enraciner à l'époque carolingienne. Une récente étude de K. F. Werner vient d'apporter sur ce point, pour la Neustrie, des informations de première importance". A la recherche des origines des grandes familles princières et du groupe de vassaux qui les entouraient, cette enquête parvient à franchir le seuil que dressent, au milieu du Xe siècle, la raréfaction des documents et plus encore la modification des rapports qui unissaient les individus aux membres de leur parenté. Elle montre clairement que considérer les « nobles » de ces temps obscurs comme des hommes nouveaux est une illusion dont le laconisme des sources est seul responsable. En réalité, dans la Touraine, région plus bouleversée que d'autres par les incursions normandes et qui réclamait l'aide des autres provinces de l'Empire, les familles dominantes étaient déjà solidement implantées en 845 et constituaient, autour de Robert le Fort, un réseau stable de dévouement vassalique. K. F. Werner achève de ruiner les hypothèses de Marc Bloch en établissant, pour le Bassin parisien, la continuité de l'aristocratie entre l'époque carolingienne et le milieu du Xe siècle, point de départ des généalogies féodales sûres. Mais il discerne, dans ce corps social de direction politique, différents niveaux. Au sommet, la Reichsaristokratie, définie par G. Tellenbach, formée de quelques groupes de parenté répandus sur l'ensemble de l'Empire et chargés des plus hauts honneurs : elle est ici fort bien représentée par Robert le Fort, qui arriva de France orientale dans la région de Tours, mais qui trouva sur place parents et amis. Les membres de cette petite élite faisaient preuve d'une grande mobilité et exerçaient ici et là des commandements éphémères. Sous eux, on distingue en revanche, dès le milieu du IXe siècle, une aristocratie régionale beaucoup mieux fixée " et qui se décomposait elle-même en deux échelons : d'une part les comtes et les vicomtes, de l'autre les vassi dominici et les vicarii. Dans le second quart du Xe siècle, ces derniers ont cessé d'être directement liés à l'autorité royale et sont passés sous l'entière subordination des premiers, qui les ont fait participer, par le système de la précaire à la fortune foncière des grands établissements religieux. Ces deux échelons étaient nettement séparés : lorsqu'ils entraient dans l'Eglise, les fils de vassi dominici devenaient chanoines, les fils de comtes, évêques ; on ne voit pas que des alliances matrimoniales se soient nouées d'un groupe à l'autre ; le second était en partie formé par

La noblesse dans la France médiévale

157

les branches latérales des lignées comtales, mais celles-ci, en cas de déshérence dans la tige maîtresse, ne recueillaient jamais les grands honneurs qui étaient aussitôt confiés à d'autres membres de la catégorie supérieure. Toutefois, les deux groupes constituaient ensemble le corps des « nobles », qu'un large fossé séparait des simples hommes libres. Ceux-ci, vassaux des vassi dominici, ne paraissent pas sur les listes des témoins qui, au IXe et au Xe siècle, souscrivaient les actes des Robertiens. Il existait donc bien, dès le haut moyen âge, une « noblesse » participant à la puissance publique, liée d'abord à la maison royale, mais peu à peu se détachant d'elle, consciente de sa position et de l'honneur de son ascendance et, par conséquent, fermée aux parvenus Cette noblesse est la racine de la haute aristocratie des temps féodaux — les vassi dominici du IXe siècle sont les ancêtres des châtelains du XI* et des « barons > du XII* ; elle tenait ses distances par rapport aux familles de l'aristocratie moyenne, celles qui donnèrent plus tard les chevaliers, mais qui, dès lors, et ceci ne concorde pas avec les déductions de L. Génicot, jouissaient de la liberté juridique. Aux environs de l'an mil, le mot miles se répand dans les pays français comme un titre qui qualifie certains individus. Faut-il voir dans tous ces chevaliers des ministeriales, les serviteurs armés des grandes familles, mal distingués des autres valets ? Certains d'entre eux sans doute se tenaient dans une condition fort modeste. P. Petot signalait récemment l'existence en Flandre et en Champagne, mais aussi en Berry et dans la région parisienne, de chevaliers serfs, situés dans un état semblable à celui du Ritter allemand ; ce qui lui fait attribuer à l'esprit de simplification de Beaumanoir la nette opposition que celui-ci propose entre la chevalerie et la servitude". Cette remarque engage à examiner de plus près le statut de ces hommes que les textes des XIe et XIIe siècles nomment les milites castri et sur lesquels, pour la Bourgogne, les travaux de J. Richard ont attiré notamment l'attention,0. Quelles relations entretenaient-ils avec le maître de la forteresse à laquelle ils étaient attachés et qu'ils venaient garnir en cas d'alerte ? Sortaient-ils de sa domesticité ? Devaient-ils à sa seule générosité tous les biens fonciers qu'on les voit posséder dans les villages avoisinants et qui leur assuraient une situation économique autonome, fort supérieure en outre à celle des paysans ? En fait, il ftpparaît, au moins dans la France centrale, que les chevaliers du xi* siècle tenaient* des fiefs minuscules et que leur fortune était constituée essentiellement d'alleux. Les remarques de E. Perroy, relatives à deux lignages chevaleresques attachés au

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Hommes et structures du moyen âge

château forézien de Donzy rejoignent les observations qu'une documentation d'une exceptionnelle abondance m'a permis de faire dans la région mâconnaise. Là, les chevaliers, incontestablement tenus pour des hommes libres, appartenaient à des familles aisées, et ils se réclamaient pour la plupart des mêmes ancêtres que les châtelains, leurs seigneurs ; pour leurs fils, remplir les fonctions chevaleresques paraît avoir été, dès cette époque, une capacité strictement héréditaire. Mais l'image n'est point valable sans vérification pour l'ensemble de la France, et l'on peut d'ores et déjà supposer qu'elle ne s'applique pas à la France du Nord-Ouest, aux régions bordières de la mer du Nord et de la Manche. Au XII e siècle encore dans cette contrée, beaucoup de chevaliers vivaient, en effet, d'une prébende, en condition domestique, dans le château de leur seigneur ; et l'application précoce du droit d'aînesse poussait souvent à l'aventure les fils cadets qui, célibataires, obligés de faire eux-mêmes leur fortune, allaient s'agréger aux compagnies militaires de vassaux, constituées dans la < maison » des puissants Il apparaît d'autre part que l'exaltation de la condition du chevalier fut bien plus précoce dans les régions françaises qu'en Germanie. La formation dans les milieux ecclésiastiques d'un concept du miles christi, auxiliaire de l'Eglise, qui gagne son salut en accomplissant dans les cadres de la morale chrétienne les devoirs de son état, doit être placée à l'époque carolingienne 3 ', et ce fut pendant le X* siècle que mûrit rapidement la notion d'un « ordre » de militaires, chargé dans le peuple de Dieu d'une mission générale de protection, digne pour cela de certains privilèges juridiques. Elle était très ferme lorsque furent mises en place les institutions de la paix de Dieu, qui l'assurèrent plus solidement encore. Les règlements de paix, en effet, établirent l'ensemble des milites dans un statut particulier, très supérieur à celui des paysans. C'était le moment même où s'opérait une nouvelle répartition des pouvoirs de commandement, où s'installaient les « coutumes > exigées par les détenteurs du droit de ban, et dont furent exempts les chevaliers. Leur groupe s'affirma donc nettement dès le XIe siècle, et bien avant la fondation des ordres religieux militaires **, comme un corps privilégié au temporel autant qu'au spirituel, à qui l'Eglise proposait l'exercice de vertus particulières et des types exemplaires de vie religieuse spécialement adaptés à son activité professionnelle : Orderic Vital rapporte que, dans l'entourage du marquis de Chester, Hugues d'Avranches, un prêtre, prêchait aux chevaliers l'emendatio vitae et choisissait comme thèmes de ses sermons la vie des saints militaires, Démétrius,

La noblesse dans la France médiévale

159

Georges, Sébastien, Théodore, Maurice, Eustache, et celle aussi du comte-moine Guillaume d'Aquitaine". A la conception < germanique » qu'exprimait encore au XIIe siècle Honorius Augustodunensis, présentant le genre humain divisé depuis le déluge en trois ordres hiérarchisés, les «libres», descendants de Sem, les chevaliers, descendants de Japhet, et les serfs, descendants de Cham, s'oppose, plus ancien de cent ans, le schéma bien connu d'Adalbéron de Laon qui répartit les laïcs en deux catégories seulement, et place au-dessus des serfs l'ensemble des chevaliers, « protecteurs des églises, défenseurs du peuple » et échappant à toute contrainte**. Certes, l'idée se maintint en France d'une noblesse de sang dont l'éclat précédait et dépassait l'honneur de chevalerie. Adalbéron l'exprimait en disant que « les titres des nobles leur viennent de sang des rois dont ils descendent » Elle était aussi nettement proclamée, à la fin du XIIe siècle, dans la littérature romanesque : Perceval est noble sans le savoir et sa mère a voulu l'élever hors de la chevalerie ; pourtant, la force de son sang généreux triomphe de son éducation timide et l'entraîne aux vertus chevaleresques ; « gardez que chevalerie soit si bien emploiée en vos que l'amors de vostre lignage i soit sauve », tel est le conseil que Galaad, dans la Queste du Graal, donne au fils de roi qu'il vient d'adouber ". Mais il est évident que, dès le XIe siècle, les coutumes françaises distinguaient deux groupes juridiques : les chevaliers, francs de l'exploitation banale, parmi lesquels étaient les nobles, et les autres ; les témoins laïcs des actes se trouvaient répartis de la sorte, et les nobles se paraient déjà du titre chevaleresque. Evoquant leur grand-père ou leur grandoncle paternel, les vicomtes de Marseille, en 1040, le désignent comme nobilissimus miles ; leur père, Guillaume, qui trente-six ans plus tôt se faisait recevoir à l'agonie dans la communauté bénédictine de Saint-Victor, proclamait déjà qu'il abandonnait pour le service de Dieu la militia saecularis **. C'est ici qu'apparaît très nécessaire une enquête générale sur la cérémonie de l'adoubement, sur ses rites, sur leur évolution, dont on sait à vrai dire fort peu de chose. En revanche, on voit dès les premières années du XIIIe siècle s'opérer en France centrale comme en Brabant et en Namurois le rapprochement au sein de la chevalerie des différents niveaux de l'aristocratie. Contemporains, les phénomènes sont identiques ici et là : dominus ou messtre, qualificatifs réservés jusqu'alors aux détenteurs du pouvoir banal, sont désormais revêtus par tous les chevaliers et par eux seuls ; en même temps, des fils de chevaliers, de plus

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Hommes et structures du moyen âge

en plus nombreux, ne sont plus adoubés dès qu'ils parviennent à l'âge adulte et sont distingués par un titre nouveau : « écuyer » ou < damoiseau ». Cependant, pour expliquer de tels changements, il ne semhle pas que l'on puisse se contenter d'invoquer l'exaltation de la dignité chevaleresque (beaucoup plus ancienne en France, on vient de le voir) et les difficultés économiques de la noblesse (car il n'est nullement certain que la plupart des nobles aient connu la gêne dès cette époque, et puisque, d'autre part, ce ne furent pas, bien au contraire, les familles les plus modestes qui renoncèrent le plus tôt à faire adouber leurs garçons). Le renforcement des pouvoirs princiers paraît avoir joué dans cette évolution un rôle beaucoup plus déterminant. Le nivellement des couches aristocratiques s'est produit, en effet, sous l'autorité reconstituée des princes territoriaux, qui soumit les châtelains indépendants en réduisant leur pouvoir, au moment même où le ban inférieur était abandonné dans la paroisse aux chevaliers de village ; ce fut alors que ceux-ci s'approprièrent un sceau, transformèrent leur demeure en maison forte. L'élévation des simples chevaliers au niveau de l'ancienne nobilitas des maîtres de châteaux coïncide avec la dispersion des droits seigneuriaux, de la taille, de la basse justice, avec une vulgarisation de l'autorité banale. A ce moment d'ailleurs, la reconstitution des états ouvrait, d'une autre manière, une nouvelle phase dans l'histoire de la noblesse. Etre noble, en effet, c'était échapper à la fiscalité. Il importait donc au prince de contrôler l'appartenance à cette catégorie franche. On le vit établir des critères qui autorisaient l'exemption. Ceux-ci d'ordinaire furent doubles — et l'on voit ici noblesse et chevalerie achever de se confondre —, fondés à la fois sur le sang et l'adoubement : pour participer aux libertés fiscales, il fallut se réclamer d'un ancêtre chevalier. Des règlements fixèrent les degrés d'ascendance, le septième pour les « hommes de loi » du Namurois ; traitant des « libertés des chevaliers », les statuts de Fréjus, édictés au X I I I e siècle par le comte de Provence, exemptaient de la quiste comtale, outre les chevaliers, les fils et les petits-fils de chevaliers ; mais s'ils ne s'étaient pas fait adouber, passé la trentaine, ces derniers perdaient leur franchise. Ajoutons que, pour conserver leur état, les nobles provençaux étaient tenus, dès cette époque, de ne pas prêter la main à des besognes paysannes 40 . Le contrôle de l'état introduisit donc très tôt la notion de dérogeance, et l'on ne peut suivre L. Verriëst lorsqu'il nie toute relation entre la condition économiquè d'un individu et son statut juridique. En tout cas, dès lors, la noblesse

La noblesse dans la France

médiévale

161

dut se prouver ; les postulants furent astreints à produire devant l'administration des actes originaux où leurs ascendants portaient des qualifications particulières. Il n'est pas indifférent de remarquer que les titres reçus n'étaient pas semblables, au XVIIe siècle, dans toutes les provinces de la France : « écuyer » et « chevalier » un peu partout, mais « noble » en Flandre, Artois et Hainaut, en Franche-Comté, Lyonnais, Dauphiné, Provence, Languedoc et Roussillon, « noble homme » en Béarn, Guyenne et Normandie. La diversité des qualificatifs nobiliaires est une nouvelle invite à ne point traiter, dans la recherche des rapports entre noblesse et chevalerie aux temps féodaux, la France entière comme un corps homogène. #

Dernier problème : quel fut le degré de fluidité de la noblesse médiévale ? Dans quelle mesure ce groupe social fut-il rajeuni et renouvelé par l'intrusion des parvenus ? L Génicot montre excellemment les quelques familles de la « noblesse » namuroise d'abord proliférant et se diversifiant en rameaux, puis se réduisant peu à peu depuis le XIIIe siècle par l'extinction progressive des lignages. On peut souhaiter qu'à son exemple les historiens se mettent à étudier dans les provinces françaises la démographie des familles aristocratiques, qui peut-être ne présentait pas les mêmes caractères que celle des autres couches sociales. Il est frappant notamment de voir avec quelle rapidité certains lignages nobles de l'époque féodale se sont étiolés et ont disparu. J'emprunte à 1 'Historia comitum Ghisnensium de Lambert d'Ardres41 l'exemple de la postérité du châtelain de Bourbourg, Henri, qui mourut après 1151 ; il avait eu douze enfants dont sept fils ; deux de ceux-ci furent clercs, deux autres moururent d'accident, l'un adulescentulus, l'autre déjà chevalier ; un cinquième perdit la vue dans un tournoi, ce qui l'empêcha de briguer la succession de son père et, semble-t-il, de se marier ; Baudouin, l'aîné, successeur d'Henri dans le château, se maria deux fois, mais ses épouses ne purent lui donner de descendance ; le plus jeune des sept fils devint alors châtelain et prit femme, mais son seul héritier mâle mourut encore enfant, en 1194, et toute la belle succession d'Henri de Bourbourg revint à son unique petite-fille en ligne paternelle, Béatrice, proie tentante pour les jeunes nobles en quête d'établissement, et qui fut conquise de haute lutte par Arnoul, fils du comte de Guiñes. On voit par cet exemple que les destinées biologiques de la noblesse étaient alors fort menacées. En premier lieu 6

162

Hommes

et structures

du moyen

âge

par les périls inhérents à l'existence militaire, vie rude, on le sait, et parfois mêlée de réels dangers. Mais aussi par des habitudes de restriction démographique : pour éviter la dispersion de l'héritage, pour assurer à l'aîné, héritier du titre et de l'honneur, une seigneurie qui ne fût point démembrée, on plaçait le plus possible de cadets dans l'état ecclésiastique et l'on évitait de marier les autres. Le prolongement du lignage était alors à la merci d'un accident guerrier ou d'une union stérile. De rapides sondages dans les généalogies de la haute noblesse du bassin parisien m'ont permis de reconnaître dans ce groupe social la fréquence, au XIIe siècle, de deux situations individuelles, d'ailleurs complémentaires : celle de l'aventurier célibataire, contraint de chercher fortune hors de la maison paternelle et qui souvent meurt au combat ; celle de l'unique héritière, point de mire de toutes les stratégies matrimoniales. En étudiant la condition personnelle de soixante nobles du Forez, appartenant à quarante-trois lignages, qui se liguèrent en 1314-1315, contre la fiscalité royale, E. Perroy apporte la plus riche des contributions récentes à la connaissance des structures réelles de l'aristocratie 0 . Parmi les soixante ligueurs, quatre étaient des veuves de chevaliers, vingt-neuf chevaliers eux-mêmes, mais vingt-sept n'étaient pas adoubés et portaient seulement le titre de « donzeau > ; onze moururent dans cette condition et, des seize autres, six seulement furent armés chevaliers avant la quarantaine, cinq avant cinquante ans, quatre avant soixante, et le dernier encore plus vieux : on ne peut dire que l'empressement ait alors été très vif à briguer l'honneur chevaleresque. Onze ligueurs disparurent sans laisser de descendant mâle, et la postérité de vingt-six autres était éteinte moins d'un siècle après l'alliance de 1315. Ces chiffres permettent de mesurer le rythme qui entraînait alors le renouvellement de la noblesse. Car, pour la défense de leurs communs privilèges, luttaient aux côtés de puissants barons de très ancien lignage, des hommes nouveaux qui s'étaient tout récemment introduits parmi les gentilshommes. C'était le cas de Guillaume Fillet, agent comtal, de naissance roturière, adoubé sept ans auparavant, de Pierre du Verney, encore bourgeois de Montbrison en 1304, fils d'un banquier du comte, de Pons de Curnieu, simple donzeau d'extraction paysanne. J'ajouterai que quatorze de ces cinquante-six nobles avaient épousé des héritières et devaient le meilleur de leur fortune à ces alliances ; il est même permis de penser que ce furent d'heureux mariages de cette sorte qui permirent à Pierre du Verney et à son neveu Guillaume d'accéder à la qualité chevaleresque et, bien que sortis du négoce, de figurer

La noblesse dans la France médiévale

163

parmi les nobles. Toutes ces vues s'accordent parfaitement à celles que les recherches de L. Génicot ont procurées de l'aristocratie namuroise dans les derniers siècles du moyen âge, et font apparaître que, malgré les efforts des princes pour limiter les exemptions fiscales, pour établir un strict contrôle à l'entrée de la noblesse, celle-ci était au XIVe siècle une classe largement ouverte. L'extinction des anciens lignages s'y trouvait constamment compensée par l'accueil de nouvelles familles haussées par leurs alliances, leurs fonctions ou leur fortune. Il m'est pourtant difficile de renoncer à l'image d'une étonnante permanence des familles chevaleresques entre le début du XIe siècle et la fin du XII e , que m'a communiquée l'examen des très abondantes sources mâconnaises. Celles-ci manifestent, en effet, que les descendants de ces mêmes hommes qui, les premiers, avaient arboré après l'an mil la qualité de chevalier dans l'entourage des châtelains, se trouvaient, aux approches de l'an 1200, établis sur les mêmes patrimoines et dans la même supériorité économique que leurs ancêtres ; à leur niveau, point de parvenus, mais des cousins issus des mêmes lignages ; parmi toutes ces familles, celles qui s'étaient éteintes sans postérité au cours de ces cinq ou six générations paraissent avoir été très peu nombreuses, et le vide qu'elles laissaient fut comblé, non par l'ascension des gens du commun, mais par les rameaux des anciennes races qui trouvaient une place plus large pour s'étendre. Les études généalogiques sur les lignages du Forez, que mène E. Perroy à partir des listes de 1315, montreront si le brassage de la noblesse et son renouvellement rapide, attestés au seuil du XIVe siècle dans le Sud-Est du royaume de France, s'observent aussi vifs antérieurement au XIIIe siècle. On peut, en effet, se demander si, dans beaucoup de pays français, l'aristocratie, que la qualification chevaleresque réunissait en un même corps nanti de privilèges juridiques, mais où les « nobles », élite restreinte formée des rejetons des vieilles races alliées aux rois francs et des héritiers de celles-ci dans l'exercice des droits de ban, demeuraient nettement distincts de la masse des simples chevaliers, leurs cousins des branches adjacentes ou les descendants des hommes libres fortunés du haut moyen âge, ne resta pas fort stable jusqu'aux environs de 1180. N'est-ce point seulement après cette date qu'une circulation monétaire plus active, l'attrait des résidences urbaines et les mutations de genre de vie qu'il suscita, le renforcement de l'autorité princière et la profonde remise en ordre des pouvoirs de commandement et des hiérarchies juridiques qu'il détermina, vinrent

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Hommes et structures du moyen âge

emporter dans une évolution accélérée les cadres de la société féodale, et déranger en particulier les structures de la noblesse ? Il paraît convenable de clore précisément ce tour d'horizon et cette invitation à poursuivre une enquête par une dernière interrogation.

Notes

1. «Sur le passé de la noblesse française; quelques jalons de recherches», dans Annales d'histoire économique et sociale, 1936, précédé d'un « Projet d'une enquête sur la noblesse française », établi par le comte DE NEUFBOURG.

2. L'économie namuroise au bas Moyen Age, II : Les hommes, la noblesse. Louvain, i960 (Recueil de travaux d'histoire et de philologie de l'université de Louvain, IV" série, fasc. 20). 3. On regrettera seulement que les schémas cartographiques n'aient fait aucune place aux réalités du paysage. 4. « La noblesse en Brabant aux x i i et XIII" siècles : quelques sondages », Le Moyen Age, 1958. 5. A. HAGEMANN, « Die Stände der Sachsen », Zeitschrift der SavignyStiftung, Germ. Abt., 1959. 6. K. BOSL, « Der Wettinische Ständestaat im Rahmen der mittelalterlichen Verfassungsgeschichte », Historische Zeitschrift 191, i960. 7. « Königsfreie und Ministerialen », in : Grundlagen der mittelalterlichen Welt, Stuttgart, 1958. 8 . BONENFANT e t DESPY, op.

cit.,

p. 4 0 .

9. « Das Rittertum im Hochmittelalter : Idee und Wirklichkeit », Saeculum 10, 1959. 10. Questions d'histoire des institutions médiévales — Noblesse, chevalerie, lignage — Condition des gens et des personnes — Seigneurie, ministerialité, bourgeoisie, échevinage, Bruxelles, 1959. 11. Le petit livre de P. DU PUY DE CLINCHAMPS, La noblesse, Paris, coll. «Que sais-je ? », 1959, ne contient rien de neuf sur la noblesse médiévale, mais en revanche d'utiles indications sur celles d'Ancien Régime et sur ses survivances contemporaines. Les aspects juridiques et sociologiques que revêtit l'institution dans les temps modernes peuvent suggérer aux médiévistes d'utiles réflexions. 12. Je ne pense pas, en particulier, que l'on puisse déduire beaucoup des généalogies dressées pour leur défense par ces sainteurs accusés en justice d'être serfs et qui, dans les régions où la macule servile était d'hérédité strictement féminine, insistaient sur la bonne naissance de leurs aïeules seules, sans rien dire de la qualité de leurs pères, ce qui ne leur eût servi de rien. 13. J'indique qu'une telle étude est entreprise depuis plusieurs années dans le séminaire d'étude des mentalités et structures sociales que je dirige à la faculté des lettres d'Aix, et que la publication de certains résultats partiels est en préparation. 14. M. Vercauteren, professeur à l'université de Liège, attirait naguère l'atten-

La noblesse dans la France

15. 16. 17.

18. 19-

20. 21. 22.

médiévale

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tion des auditeurs de m o n séminaire sur celles que Gislebert de Möns, chancelier du comte de Hainaut, à la fin du XII' siècle, avait l'habitude d'introduire dans les actes qu'il délivrait au nom de son maître. M. G. H. SS., t. X V I , p p . 511-512. Il appartient à M. Vercauteren, qui a eu l'extrême obligeance de m e signaler ce document et de l'expliquer devant mes élèves, d'en donner le commentaire a p p r o f o n d i qu'il mérite. Paris, 1957 (Bibliothèque elzévirienne, nouvelle série, Etudes et documents). L'étude d'ensemble est en cours dans mon séminaire. Cf. A. HÖNGER, « Die Entwickelung der litterarischen Darstellungsform der Genealogie im deutschen Mittelalter von der Karolingerzeit bis zu Otto von Freising », Mitteilungen der Zentralstelle für deutsche Personen und Familiengeschichte, 1914 ; K. HAUCK, « Haus und Sippengebundene Literatur mittelalterlicher Adelsgeschlechter », Mitteilungen des Instituts für österreichische Geschichtsforschung, 62, 1954. G. TELLENBACH, Studien und Vorarbeiten zur Geschichte des grossfränkischen Adels, Fribourg, 1957. « Z u r Problematik von Familie, Sippe u n d Geschlecht, Haus und Dynastie beim mittelalterlichen Adel. Vortragen zum T h e m a " Adel und Herrschaft im Mittelalter " », Zeitschrift für die Geschichte des Oberrheins, 105, 1957. « Z u r Bedeutung der Personenforschung für die Erkenntnis des früheren Mittelalters », Freiburger Universitätsreden, 1957. Cf. R. LOUIS, De l'histoire à la légende : Girart, comte de Vienne (... 819-877), et ses fondations monastiques, Auxerre, 1946, t. I, p. 5. Dans la région parisienne, les règlements de la m a i n m o r t e attestent la précoce primauté de la ligne agnatique dans la population servile, cf. Cartulaire de Notre-Dame de Paris, I, p. 375 (1109).

23. En dernier lieu, K. BOSL, « Uber soziale Mobilität in der mittelalterlichen " Gesellschaft " », Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, i960. 2 4 . BORST, op. cit., p . 2 2 3 . 2 5 . BONENFANT e t DESPY, op.

cit.,

p.

39.

26. « U n t e r s u c h u n g e n zur Frühzeit des französischen Fürstentums (9-10 Jahrhundert) », in : Die Welt als Geschichte, 1958-1960. 27. « D i e H e r r e n an der Loire mögen wechseln, ihre Vassalen bleiben », cf. W E R N E R , op.

cit.,

p.

188.

28. « W o es Schichten gibt, die auf ihren R a n g achten, ist kein Platz für E m p o r k ö m m l i n g e », cf. WERNER, op. cit., p. 186. 29. « Observations sur les ministeriales en France », résumé dans Revue historique de Droit français et étranger, i 9 6 0 . 30. Les ducs de Bourgogne et la formation du duché du XI' au XIV siècle, Paris, 1954, pp. 99-102, 260-262 ; « Châteaux, châtelains et vassaux en Bourgogne aux XIE et XIIE siècle? », Cahiers de Civilisation médiévale, 1960. 31. « D e u x lignages chevaleresques en Forez au XIE siècle», Bulletin de la Diana 34, 1957. 32. U n e enquête est commencée dans m o n séminaire, sur ces juvenes ; elle s'appuie au départ sur le témoignage de YHistoire ecclésiastique, d'Orderic Vital, et YHistoire des comtes de Guines, de Lambert d'Ardres. 33. E. DELARUELLE, « Jonas d'Orléans », Bulletin de Littérature ecclésiastique, 1954. La thèse de doctorat ès lettres entreprise par J. CHELINI, assistant à la faculté des lettres d'Aix, sur la situation religieuse des laïcs dans l'Europe carolingienne, doit permettre de préciser la chronologie de cette évolution mentale. 34. Au lendemain de la première croisade, il semble bien que noblesse et

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Hommes et structures du moyen âge

chevalerie étaient juridiquement confondues dans le royaume latin de Jérusalem ; les textes utilisés par J. PRAWER dans son article sur « La noblesse et le régime féodal du royaume latin de Jérusalem » (Le Moyen Age, 1959) doivent être sur ce point examinés de près. 35. H. WOLTER, Ordericus Vitalis : Ein Beitrag zur Kluniazensischen Geschichtsschreibung, Wiesbaden, 1958, p. 100. 36. HONORIUS AUGUSTODUNENSIS, « D e Imagine m u n d i », P . L . , 172, col. 1 6 6 ;

37. 38. 39. 40.

41. 42.

ADALBERON DE LAON, Poèmes au roi Robert, trad. Pognon, L'an mil, p. 226. Op. cit., p. 219. J. FRAPPIER, « Le Graal et la chevalerie », Romanía, 1954. Arch. mun. d'Arles, éd. L. BLANCARD, « Arlulf, origine de la famille vicomtale de Marseille », in : Mémoires de l'Académie de Marseille, 1887. En 1205, une sentence rendue à Arles établit que quisquís possidebat terram si miles est dat decimam, si alius agricultor tascara et decimam ; les chevaliers jouissaient donc normalement de franchises (miles est ici une qualification juridique), et certains d'entre eux s'occupaient de faire valoir des terres (Arch. dép. des Bouches-du-Rhône, 60 H, 24, n° 4). C. 122, « Genealogía Broburgensium », M. G. H. SS. t. XXV, pp. 620621. L'ensemble de ce texte très important pour l'histoire de la famille féodale est l'objet, dans mon séminaire, d'une étude approfondie. «La noblesse forézienne et les ligues nobiliaires de 1314-1315 », Bulletin de la Diana 36, 1959. E. Perroy achève l'étude généalogique de tous ces lignages.

CHAPITRE IX

La seigneurie et l'économie paysanne Alpes du Sud, 1338*

L'extrême rareté des évaluations précises rend très incertaine l'étude de l'économie rurale en France pendant la plus grande partie du moyen âge. Les administrateurs des seigneuries les plus importantes, les plus méthodiquement gérées, recouraient très exceptionnellement à l'écriture, et, dans les très rares textes qui ont été conservés, les notations numériques sont fort peu nombreuses. On se souciait quelquefois de dénombrer les sujets de la seigneurie, d'enregistrer leurs redevances : « tel homme, telle tenure doit à telle date livrer tant de deniers, tant de mesures de grains... » ; ces répertoires, censiers ou coutumiers étaient rédigés, parce qu'il existait des précédents carolingiens, et parce que ces documents pouvaient être utilisés en justice lorsque des contestations s'élevaient à propos de services. Il arrivait aussi que, dans telle communauté monastique, on jugeât bon d'inscrire le montant des rations allouées à chaque membre de la maisonnée, embryon d'un état des besoins annuels en nourriture destiné à faciliter les tâches de répartition. Mais ces écrits sont à peu près les seuls que l'on puisse découvrir dans les fonds d'archives. Pas de mention de prix, ou presque (ici et là dans une chronique^ le souvenir d'un niveau insolite, en temps d'extraordinaire abondance ou d'extraordinaire pénurie ; ici et là, dans une reconnaissance de dette, l'équivalence entre la monnaie et telle autre valeur : c Je dois payer telle somme en deniers ou tant de vaches... »). Pas d'inventaire de gestion, pas de bilan, aucun essai de mettre en balance les besoins et les ressources d'une maison seigneuriale. Privé d'une armature de chiffres, l'historien se sent mal à l'aise, ce qui explique sans doute que l'histoire de l'économie rurale soit en France si peu Texte publié dans Etudes rurales (2), juillet-septembre 1961, pp. 5-36.

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poussée, par rapport à celle des villes et du commerce, ou par rapport à l'histoire du droit seigneurial. I] convient de remarquer cependant que cene indifférence des milieux ruraux à la précision numérique a commencé à s'émousser dans les pays français dans la seconde moitié du XIII e siècle (c'est-àdire bien après que l'usage du chiffre, du compte écrit, de l'inventaire se fût introduit dans l'administration des grands domaines ecclésiastiques d'Angleterre). Ce changement de mentalité apparaît de première importance : le besoin nouveau d'évaluation, le souci de mesurer profits et pertes, le désir de prévoir, impliquent en effet une attitude différente à l'égard des réalités économiques, et l'on peut penser que cette attitude modifia quelque peu les rapports entre seigneurs et paysans et la situation même de la seigneurie dans le mouvement des échanges. Aussi faut-il souhaiter que des études attentives, une exploration méthodique des archives seigneuriales, précisent les étapes de ce progrès technique, et établissent ses liaisons avec le perfectionnement des finances princières, avec le renforcement d'un corps d'administrateurs professionnels, spécialistes de l'écriture et des comptes. Mon expérience se limite à la France du Sud-Est et se fonde sur des sondages encore très incomplets. Voici ce que j'entrevois. Avant le xiv e siècle, je ne connais qu'un seul document qui livre sur l'administration d'une grosse entreprise agricole quelques indications chiffrées convergentes. Il est contenu dans l'un des cartulaires de l'abbaye de Cluny et il fut rédigé vers 1155. Son titre est fort expressif : Constitutio expense, c'est une mise en ordre de la dépense, un plan de gestion de la fortune commune en fonction du ravitaillement des très nombreux consommateurs que réunissait alors le monastère. Il présente donc — très grossièrement encore, très brièvement — d'une part l'évaluation des besoins en nourriture, de l'autre l'inventaire, seigneurie par seigneurie, des ressources utilisables. Ce document jette, en plein XII e siècle, un coup de lumière déjà fort vive, mais il est tout à fait isolé. Il vient en effet de Cluny, d'un milieu très en avant-garde ; en outre, cette enquête fut entreprise sur l'initiative de 1 evêque de Winchester, Henri de Blois, frère du roi d'Angleterre et grand seigneur d'outre-Manche, qui était alors réfugié en Bourgogne : selon toute apparence, l'influence des méthodes anglaises d'administration fut déterminante \ En vérité, les pratiques nouvelles qui ont préparé le changement d'attitude ne se manifestent qu'un siècle plus tard. 1. Voir note 1 et suivantes pp. 198-201.

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C'est alors seulement que l'on découvre les premiers livres de comptes, dressés pour leur maître par les responsables financiers, tel ce précieux petit registre, connu sous le nom de « Rationnaire du comte de Provence », qui contient des états de recettes et de dépenses seigneuriales pour les années 1249-1254*. Mais ces écrits renferment seulement le relevé désordonné des perceptions et des débours, et ce qui concerne les domaines ruraux du maître s'y présente inextricablement mêlé à tous ses autres revenus, aux dépenses de toutes sortes. D'autres textes sont liés à un usage propre aux congrégations religieuses, que les papes encouragèrent au X I I I e siècle : tous les ans, à l'automne, on inspectait les maisons filiales. L'intention première était de contrôler leur état moral, mais les visiteurs sentaient bien que la régularité des mœurs était étroitement dépendante de la situation matérielle ; ils attachèrent peu à peu plus d'intérêt à l'état des bâtiments, aux réserves de nourriture, bientôt au montant des dettes, car c'était précisément l'époque où les emprunts se multipliaient et s'alourdissaient. Dresser l'état des profits et des pertes ' devint finalement la tâche première des enquêteurs. L'évolution fut lente, à vrai dire. A ma connaissance, en effet, le premier document véritablement explicite qui permette d'étudier en détail, dans le Sud-Est de la France, la gestion d'une seigneurie rurale (encore est-il tout à fait isolé dans son temps) date de 1338. C'est un registre de visite des maisons de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem dépendant du grand prieuré de Saint-Gilles, le procès verbal de la longue tournée que deux dignitaires accomplirent à la fin de l'été, la moisson faite, les greniers pleins, à travers les trente-deux commanderies, les quelque cent vingt seigneuries rurales disséminées à l'Est du Rhône, des environs de la Grande Chartreuse à la Camargue, de l'Embrunais au pays niçois. Cette enquête, d'une exceptionnelle précision, répondait directement aux injonctions pontificales. Le pape Benoît XII voulait réformer les ordres religieux. Cistercien, il s'était intéressé d'abord, et dès 1335, à l'ordre de Cîteaux, invitant en particulier à évaluer avec exactitude la fortune et les ressources de chacune des abbayes, pour mieux fixer le nombre des moines qu'elles pourraient décemment entretenir ; l'année suivante, il étendit sa sollicitude aux Bénédictins et aux autres congrégations. On entreprit donc partout des inventaires à la fin de 1337 et en 1338 ; beaucoup sont encore conservés dans les charniers des établissements qu'ils concernent4. Ces documents, qui présentent au même moment une description des revenus ou des dépenses d'un grand nombre de communautés religieuses, permettraient une étude comparée de

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l'économie régionale d'un bout à l'autre de la Chrétienté. Il serait bon qu'une équipe de chercheurs s'emploie à les découvrir et à les explorer. #

Revenons au registre que conservent les Archives départementales des Bouches-du-Rhône, dans le fonds de l'Ordre de Malte. Trois cent six folios de belle écriture Dressé maison par maison, cet inventaire ne décrit que leur état matériel : c'est un tableau de l'économie domestique, organisé selon le point de vue des enquêteurs, qui est déjà fort révélateur. Dans chaque commanderie, ils ont commencé par dénombrer les seigneurs, ceux dont les besoins commandent tout. Il ne s'agit pas de toute la maisonnée, mais de la « famille » des maîtres, strictement hiérarchisée : vient d'abord le précepteur, puis les chapelains, les frères chevaliers, les simples sergents, les « donats » enfin, ces gens du siècle qui s'étaient assuré une retraite paisible au sein de la fraternité religieuse. L'enquête décrit ensuite l'actif, l'avoir, les ressources, et cette fois encore, dans un ordre hiérarchique. Elle présente en premier lieu le « domaine », la terre en faire-valoir direct ; et les labours, richesse majeure, précèdent les vignes, les prés, les bois et pâtures. Les rentes ne viennent qu'après, perceptions de toutes sortes qui sont classées selon leur nature, d'abord ce qui peut se manger et se boire, ensuite seulement les pièces de monnaie. Le dernier tableau est celui des dépenses : on y voit encore les produits de la terre, les rations de grain, de vin distribuées dans la maison aux maîtres et aux serviteurs, passer avant les sorties d'argent, les achats de « denrées », les dettes, la contribution de chaque maison aux frais de l'Ordre. Les enquêteurs ont tout préparé pour que, à l'intérieur d'une même maison comme d'une maison à l'autre, les divers éléments de l'inventaire fussent comparables. Ils ont tout compté très soigneusement. Ils ont noté le prix de chaque chose pour permettre l'entière appréciation en numéraire des récoltes et de la consommation. Ils ont enfin converti toutes les valeurs monétaires, les ramenant à une unité semblable, « une monnaie dont un tournois vaut seize deniers » et tous leurs calculs sont presque sans erreur. Un tel soin, cette aisance de gens accoutumés à manier les chiffres facilitent singulièrement l'utilisation de ce gros texte. Certes il laisse sur deux points subsister de l'imprécision. Sur les quantités de grains et de vin d'abord. Les visiteurs qui, familiers des opérations de change, se sont appliqués à convertir les monnaies7, n'ont point réduit à l'unité les

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mesures dont ils se servirent pour évaluer les récoltes, le produit des redevances, la consommation domestique, et pour fixer le niveau des prix. Jugeaient-ils d'un lieu à l'autre leurs variations négligeables ? C'est peu probable : les valeurs du setier, de la charge, de la millerolle étaient, lors de l'introduction du système métrique, très différentes à Aix ou à Orange, à Tarascon ou à Draguignan 8 , et ces disparités existaient déjà de toute évidence au XIV e siècle. En fait, les enquêteurs pouvaient s'épargner ces ennuyeuses opérations de conversion : il leur suffisait de combiner prix locaux et mesures locales pour établir l'état en livres, sous et deniers qui seuls avaient de l'intérêt pour eux. Mais cette négligence empêche de comparer avec précision d'une seigneurie à l'autre les quantités de grains ou de vin. En outre, les données numériques n'ont pas la rigueur que l'on attendrait d'une enquête semblable : qu'il s'agisse du rendement de la semence, des rations allouées tous les ans aux domestiques, des profits de la justice, du nombre des salariés engagés à la journée, du montant des salaires distribués, qu'il s'agisse enfin du prix des denrées, les valeurs enregistrées sont toujours des valeurs « communes ». « Communiter », le mot revient à chaque page : « cette terre rend communément »..., « la charge de blé vaut communément dans cette ville »... Cette attitude à l'égard du nombre vaut d'être remarquée. Les enquêteurs savent que les récoltes, que les prix varient d'un an à l'autre, mais ils tiennent ces variations pour accidentelles et il ne leur paraît pas utile d'enregistrer exactement les données du moment, de cette année 1338 ; ce qui compte pour eux, ce qui est vraiment valable, c'est l'habituel, le « coutumier ». Ces hommes prudents, ces administrateurs avisés et soigneux ont donc alors, ce qui est fort important, le sentiment que les valeurs sont stables et doivent l'être, le sentiment d'une stabilité profonde, foncière, sous-jacente à des modifications qu'ils tiennent pour superficielles et négligeables. Pour l'historien en tout cas, ce parti pris n'est pas sans avantage : il permet de repérer les niveaux que les contemporains considéraient comme normaux. De telles estimations toutefois sont moyennes, subjectives, donc affectées à nos yeux d'un certain coefficient d'incertitude. Ces réserves faites, l'enquête de 1338, par son honnêteté, son ampleur, la large étendue de campagne qu'elle permet d'embrasser d'un seul coup d'oeil, porte un témoignage d'exceptionnelle valeur sur l'économie seigneuriale. Qu'en tirer ? #

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Economie essentiellement domestique : tel est bien le cadre de l'inventaire. En ce temps, c'est la « maison », le groupe « familial » dont il s'agit de connaître les besoins et les ressources. La « famille » seigneuriale est ici quelque peu particulière, puisqu'il s'agit d'une communauté religieuse, puisque son train de vie, son comportement vis-à-vis des richesses se trouvent déterminés par des dispositions particulières, par une règle. Cette discipline 0 fait sa part à l'austérité, invite à limiter consommations et dépenses. En vérité, les restrictions étaient légères, et chaque commanderie n'était sans doute pas très différente par sa structure sociale, par ses besoins économiques d'une maison de moyenne noblesse rurale. Elle groupait un petit nombre de maîtres aux goûts militaires, largement nourris et soucieux de leur équipage ; ils étaient cinq ici, trente là, cinquante à Manosque, la plus forte communauté, en moyenne une vingtaine. Auprès d'eux vivaient quelques serviteurs pour « faire la cuisine, pétrir la pâte, laver le linge » 10, deux ou trois « garçons » d'armes pour l'honneur de l'escorte ; ajoutons trois ou quatre chevaux à l'écurie, la table ouverte aux hôtes de passage, l'obligation pour le chef de la compagnie de voyager de temps à autre en bel appareil. Chaque maison de l'Hôpital avait certes ses fonctions — et ses dépenses — proprement religieuses. Elle secourait voyageurs et malades ; c'était là sa mission spécifique. Trois fois par semaine pendant les mauvais mois, de la Saint-Michel à la Saint-Jean de juin, elle distribuait du grain aux pauvres, mais parcimonieusement : quelque deux cents kilos par an de gros blé à Saint-Jean de Trièves, dix-huit quintaux dans la très grosse commanderie de Puimoisson près de Riez, qui en engrangeait dix-huit cents à chaque moisson ; à Bras cette distribution hebdomadaire absorbait moins de 0,4 % de l'ensemble des ressources Réunis, frais d'hospitalité et aumônes atteignaient rarement le cinquième des sommes dépensées pour l'entretien de la maisonnée seigneuriale. S'ajoutaient les contributions en argent pour les besoins généraux de l'Ordre. Mais elles aussi étaient légères. Tout ceci ne dépassait sans doute guère la valeur de ce que chaque année, en offrandes, en rentes d'anniversaires, toute famille noble consacrait à ses pénitences ou à ses dons funéraires Petite ou grosse, la commanderie était donc équivalente à la maison forte, et les dépenses des frères différaient peu de celles d'un lignage de chevaliers. L'enquête montre avec netteté la nature de ces dépenses. Le besoin premier était de grosse nourriture. Pour chaque seigneur, une ration égale : un kilo de pain environ par jour, pain de froment précisons-le". Puis du vin, en quantités variables ici et là et difficiles à

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évaluer ; mais on en servait partout, même si le domaine n'en produisait pas assez et s'il fallait l'acheter très cher. Pain blanc, vin pur, voilà déjà ce qui distinguait le train de maison des maîtres. En outre, ils ne mangeaient pas leur pain sec ; une autre dépense était prévue pour le companagium. On entendait par là, outre les nécessités de feux et d'éclairage, toutes les dépenses accessoires de nourriture.

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Selon l'inventaire de la commanderie d'Echirolles en Dauphiné, ces frais annexes étaient ainsi répartis : un cinquième pour le bois et la chandelle, deux cinquièmes pour la viande, fraîche ou salée, un cinquième pour les œufs, le fromage, le poisson, le reste pour le sel, l'huile et les amandes, l'oignon, l'ail, les épices 14. Cependant l'allocation de companage n'était pas égale pour tous les seigneurs : de 60 sous par an pour le maître de la commanderie, elle était fixée à 35 sous pour un frère, à 25 seulement pour un donat. Dans ce monde par conséquent, la hiérarchie des dignités se marquait en premier lieu au raffinement de la table. Elle était toutefois surtout manifestée par le vêtement. C'est pourquoi les échelons étaient plus nombreux, plus espacés aussi, au dernier poste des dépenses d'entretien : les frais de vestiaire. Pour leur habillement, il était alloué 120 sous au chef de maison, 60 au frère chevalier, 50 au chapelain et au donat noble, 40 seulement au sergent et au donat de petite naissance. Les dépenses de companage et de vêture sont en effet, dans l'inventaire, évaluées en numéraire. On achetait les étoffes, les cuirs et aussi la plupart des denrées que l'on servait à table pour accompagner les miches. Deux catégories, par conséquent, de besoins domestiques (et le plan même de l'inventaire s'organise, on l'a vu, en fonction de cette distinction) : besoins de grain et de vin d'une part, besoins d'argent de l'autre. Comparons-les. A Puimoisson, chaque frère consommait douze coupes de vin, qui valaient 2 sous l'une, et dix-huit setiers de froment à 2 sous ; soit 60 sous pour l'année ; les dépenses en numéraire étaient, comme dans les autres commanderies, de 95 sous pour un chevalier, de 65 sous pour un sergent". Ainsi, dans le groupe seigneurial, les consommations de denrées « extérieures » comme on disait au X I I I e siècle, de celles qui faisaient sortir l'argent des coffres, représentaient — même pour ceux qui étaient placés au bas bout des tables — une valeur au moins égale à celle des nourritures que l'on tirait du cellier ou de la grenette ; et la dépense en deniers était beaucoup plus élevée pour les meilleurs de la « famille », particulièrement pour le chef de la communauté, parce qu'à travers lui se manifestait au-dehors la puissance de la « maison ». Tels étaient les besoins. Voyons comment la seigneurie parvenait à les satisfaire.



La seigneurie et l'économie paysanne

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Seigneurs, les Hospitaliers de Saint-Jean détenaient en premier lieu le pouvoir d'opérer des ponctions périodiques sur l'avoir des paysans qui étaient leurs hommes ou les tenanciers de leur terre. C'est-àdire sur certains habitants des villages d'alentour, car la seigneurie était tout le contraire d'un bloc territorial homogène : telle famille était sujette, tel lopin relevait de la commanderie, tel oustau se trouvait sous son « empire ». Très dispersés, les droits du seigneur étaient en outre d'une grande diversité, les uns fonciers, les autres personnels. « Exactions », pouvoirs de commander, donc de juger et d'encaisser les amendes, hautes ou basses, de lever les tailles, protection du marché, donc prélèvement sur le montant des ventes, monopole du four, du moulin à grain ou à huile, des battoirs de drap ou de chanvre, cens perçus sur les maisons ou sur les terres, assortis de taxes de mutations (fort lucratives, ce qui atteste pour cette époque la grande mobilité de la possession paysanne), dîmes enfin, et les multiples profits qui vont au maître de l'église paroissiale, prémices, oblations, droit de sépulture... tout dans l'inventaire est mêlé. En fait, pour les seigneurs, pour les enquêteurs de 1338 (comme aujourd'hui pour l'historien de l'économie seigneuriale), parmi tous ces revenus, une seule distinction importe en vérité : certaines prérogatives autorisaient un prélèvement direct sur les récoltes du dépendant et faisaient parvenir à la maison du maître des biens immédiatement consommables, grain ou vin ; les autres, au contraire, procuraient de l'argent, prises indirectes celles-ci, et qui obligeaient les petits exploitants, pour pouvoir s'acquitter, à vendre les surplus de leur production ou un peu de leur travail. Dans la seigneurie de Saint-Jean de Jérusalem, les revenus en numéraire provenaient presque exclusivement des droits de ban, de la justice, des tailles et des taxes de funérailles1*. Il s'agissait par conséquent de rentrées irrégulières. Tel homme, dit-on, « rapporte quand il commet un délit » " ; à Figanières, le maître perçoit les amendes dans cinq oustaus, « mais il n'a rien eu depuis dix ans » De ces profits incertains, l'inventaire ne fournit par conséquent qu'une évaluation moyenne. Variables, ces profits étaient généralement faibles. A Bras par exemple, où l'on dénombrait cent quarante feux et dont la senhoria appartenait pour moitié aux Hospitaliers, ceux-ci percevaient bon an mal an 6 livres 9 sous, c'est-à-dire à peine ce que dépensait pour son seul vêtement le précepteur de la commanderie. On estimait à 10 sous par an le profit des amendes sur les dix-huit oustaus de Favas, comme sur les dix-huit oustaus de Bresc ou sur les < hommes liges » de Clamensane " ; et des trente

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et une familles de Claret soumises à leur basse justice, les frères tiraient chaque année moins de 11 livres en deniers : 4 livres pour l'église et les dîmes, une livre pour les amendes, 30 sous pour les bans, 50 sous pour les cens et les lods20. L'apport de numéraire était donc insuffisant, et en temps normal, trop faible pour couvrir les dépenses d'habillement et de companage des seigneurs. Ainsi au PoëtLaval, les quarante-huit personnes de la « famille » seigneuriale dépensaient 224 livres par an en deniers, alors que les droits seigneuriaux n'en procuraient que 105 ; on percevait 30 livres en numéraire à Saint-Jean de Trièves, où l'on en déboursait 64. Il fallait des circonstances exceptionnelles pour que le montant des deniers ainsi prélevés dans la paysannerie excédât celui des frais d'entretien des seigneurs : ou bien que la seigneurie fût très vaste comme à Puimoisson (recettes : 195 livres, dépenses d'entretien du groupe seigneurial : 135) — ou bien qu'elle avoisinât une ville : tout près d'Arles, et affermant très cher les droits de chasse dans la Camargue, la commanderie de Sallier recueillait presque trois fois plus d'argent que n'en dépensait la petite communauté de six personnes. Première conclusion, très nette : dans cette province et à cette époque, la seigneurie rurale rapportait peu de monnaie. En revanche, dès que la main du seigneur s'introduisait dans une bourgade, elle s'emplissait de deniers : parmi les dépendances de la commanderie de Comps, celle de Pugnafort, sur les hauts plans de Provence, rendait aux frères une livre par an, mais celle de Draguignan, 94. La prédominance des profits en nature, et spécialement des entrées de grains, apparaît donc écrasante dans les revenus seigneuriaux : 65 % à Puimoisson, 80 % au Poët-Laval, 85 % à Saint-Jean de Trièves. Mais ce n'était point le ban ni la justice qui procuraient ces revenus en nature ; ils venaient avant tout par le four du village, le moulin, l'église ou les dîmes, sources principales de ces perceptions. Rapport irrégulier encore, suspendu aux aléas de la récolte villageoise, mais beaucoup plus substantiel. Le seul four de Venterol fournissait toute l'année du pain pour huit personnes11 ; à Lardiers, 60 % des rentes venaient des églises ; à Puimoisson, fours, moulins, et dîmes rapportaient deux fois plus que les cens, huit fois plus que le pouvoir de ban". Ces observations confirment ce qu'indiquent tant de documents seigneuriaux français des XIIIe et XIVe siècles : le seigneur riche n'était pas celui qui étendait sa justice et son pouvoir de contrainte sur la plus large étendue de campagne, ni le possesseur des plus nombreuses tenures ; c'était le maître des meuniers, le percepteur des dîmes. Et alors que les cens rentraient mal en année

La seigneurie

et l'économie

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mauvaise, quand il fallait renoncer à percevoir intégralement les amendes sur des sujets trop pauvres, dîmes, droits de mouture et de fourrage emplissaient les greniers seigneuriaux23. Toutefois, ces rentes quelles qu'elles fussent, qu'elles permissent de recueillir du blé ou des sous, étaient, tout compte fait, de profit restreint. Car on ne les levait pas sans de gros frais. Frais de chicanes d'abord, parce que ces revenus constituaient la part du patrimoine la moins sûre, la plus disputée par les concurrents (les droits des Hospitaliers se trouvaient en effet entremêlés à ceux d'autres seigneurs), la plus contestée enfin par les assujettis, qui renâclaient et tâchaient de s'esquiver. On devait plaider constamment, donc entretenir avocats et procureurs, gagner des appuis, acheter des complaisances. A Venterol, l'enquête fait état d'une dépense annuelle de 16 livres pour les procès, à Montelier de 10 livres14... En outre, la perception coûtait fort cher. Sans doute, les censitaires étaient-ils tenus d'apporter eux-mêmes leurs redevances ; mais prélever le sou de la livre sur les ventes du marché nécessitait la présence en permanence d'un surveillant intègre. De même, avant d'encaisser les amendes, force était bien de prononcer la sentence, donc de gager des officiers de justice. Il fallait des gens dévoués sur l'aire, à l'entrée du pressoir, si l'on voulait éviter de trop grosses fraudes sur la dîme ou la tasque. Il était sage enfin de laisser à tous ces auxiliaires une part des profits qu'ils étaient chargés de recueillir. Ainsi, à Beaulieu d'Orange, le décimateur gardait pour lui 10 % de sa recette avouée " et le mandataire que, pour faire valoir leurs droits, les frères avaient installé à Clamensane, petit village de vingt maisons, recevait à lui seul pour son salaire 9 livres, le tiers de sa maigre perception On voit ici se dresser, entre le seigneur et ceux qu'il exploite, un petit groupe d'intermédiaires, gens de loi ou collecteurs qui, en tout ou en partie, vivent aux dépens de la seigneurie. Le maître devait enfin tenir en état les édifices et les instruments qu'il mettait contre redevances à la disposition des paysans. Au moulin de Saint-Michel-de-Manosque, par exemple, il fallait tous les quatre ans changer les meules : il en coûtait 100 sous", et c'était 30 livres qu'exigeait chaque année l'entretien du gros moulin de Vinon et de son bief Aux églises de son domaine, le seigneur fournissait l'huile du luminaire, les cierges, l'encens. Surtout, il nourrissait, habillait, rétribuait le desservant. Certes, ces dépenses étaient relativement modestes, car les tâcherons du service religieux recevaient d'ordinaire un tout petit salaire en nature, le companage et l'allocation de vêtement de la domesticité la plus humble. Mais on

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leur attribuait la ration de vin et de grain d'un frère chevalier : les serviteurs de Dieu mangeaient le pain blanc des maîtres. Frais et soucis de gestion étaient donc pesants ; aussi pour s'en libérer et s'assurer un revenu plus régulier, les Hospitaliers concédaient fréquemment fours, moulins, dîmes, églises à des fermiers. Autres intermédiaires qui prélevaient leur part. En fin de compte, le rapport des prérogatives seigneuriales se trouvait fort amputé. Voici PoëtLaval, très grosse seigneurie : trois moulins, deux fours, trois églises, des cens, la justice et le ban dans sept villages. La recette était considérable : 540 livres, en nature et en deniers. Mais sur ce revenu, il fallait d'abord entretenir un clerc, trois fourniers, deux bailes, une dizaine de sergents, gardes-champêtres et percepteurs, qui dévoraient près de 100 livres. Si bien que les innombrables petites exactions levées sur tout un canton paysan ne suffisaient plus à procurer les 520 livres nécessaires tous les ans à la dépense des quarante-trois frères, de leurs serviteurs et de leurs hôtes. En premier lieu, l'inventaire met donc en évidence la faiblesse de la rente seigneuriale. Le bas niveau s'explique sans doute par la pauvreté des sujets. On ne possède aucune information directe sur la fortune paysanne (ce qui réduit beaucoup la portée des enseignements de l'enquête, puisque le poids réel des exigences seigneuriales, le pourcentage de ces prélèvements ne peuvent être appréciés, même de loin). On devine cependant que les rustres soumis aux Hospitaliers étaient, dans la plupart des cantons, de pauvres gens. Population nombreuse (140 feux à Bras, qui compte aujourd'hui moins de 700 habitants ; 18 familles à Favas, 40 à Esparel, ces lieux maintenant quasi déserts au milieu des pierrailles), population trop nombreuse sans doute et réduite au dénuement. Des vingt-huit ménages sujets de la Roque-Esclapon, douze seulement disposaient de bêtes de travail ; à Clamensane, sur vingt foyers, un seul possédait un bœuf, un autre un âne. A Bresc, les dix-huit familles dépendantes ne tuaient à elles toutes jamais plus de trois porcs tous les ans". Par conséquent, le seigneur pouvait bien tenir en sa main tous les pouvoirs de contraindre et de percevoir. Que pouvait-il extorquer à ces misérables ? D'autant qu'ils étaient très souvent soumis à d'autres exigences, celles du Dauphin, celles du comte de Provence, de ces chefs de principautés dont la fiscalité était en plein essor et qui venaient se servir les premiers... Peut-être les maîtres parvenaient-ils à retirer du paysan tout l'argent ou presque qui lui passait entre les doigts. Mais il en venait peu. Combien de rustres, passibles de fortes amendes, ne furent-ils pas tenus quittes pour quelques mauvaises

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pièces, parce que les juges du maître n'avaient aucun espoir d'en jamais tirer davantage ? Dès que le canton est moins pauvre, le montant des revenus seigneuriaux d'un coup s'élève fortement ; ainsi dans la campagne d'Arles ou dans la vallée de l'Argens. Mais ces zones de prospérité sont exceptionnelles et limitées généralement au voisinage des bourgades. D'ordinaire, la nature est ingrate, les paysans faméliques, et fort maigres les revenus qui parviennent à la maisonnée seigneuriale. * Celle-ci ne pouvait donc s'en contenter, même lorsqu'elle détenait la haute justice, même quand elle possédait la dîme et tous les moulins. Aussi restait-elle très attachée à l'exploitation directe de la terre. En 1338, les Hospitaliers de Saint-Jean tenaient dans ce pays un immense « domaine ». Il contenait peu de bois, et de fort pauvres, quelques amandiers, quelques noyers, quelques oliviers, des prés, des clos de vignes. Les labours en formaient l'essentiel. Les terres à blé de l'Ordre couvraient quelque 7 0 0 0 hectares, en pièces d'étendue variable, inégalement réparties entre les différentes maisons. Certaines étaient fort bien pourvues ; à Manosque, à Vinon, la réserve s'étendait sur 300 hectares de champs J e m'étonne de trouver dans l'inventaire si peu d'indications sur l'économie pastorale. Presque partout, les animaux de trait apparaissent seuls ; on dénombre bien ici et là une trentaine de moutons, mais où sont les grands troupeaux de bêtes ovines, dont il est question à cette époque dans les comptes de certaines commanderies, celle de Manosque, par exemple 31 ? Dans la saison où fut menée l'enquête, ils étaient bien sûr en transhumance. Mais comment un état aussi minutieux des ressources domestiques peut-il rester muet sur les rapports de l'élevage, dans une région dont celui-ci faisait alors la richesse ? Si l'on s'en tient au document, on voit que les enquêteurs ont présenté l'exploitation domaniale comme orientée tout entière vers la production des céréales. Pour eux, les terres arables formaient la portion solide du bien, la partie vraiment nourricière de la seigneurie. Dans la plupart des maisons de Saint-Jean, le rapport brut de la réserve, converti en valeur monétaire, l'emportait en effet de beaucoup sur celui de toutes les redevances réunies. J e prends l'exemple de la commanderie de Comps, dont dépendaient neuf unités seigneuriales dispersées entre le haut Verdon et la côte des Maures. Deux d'entre elles, Esparel et Favas, étaient de simples centres de perception, sans domaine ; les. droits seigneuriaux y formaient la seule recette : 55 et 50 livres.

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A Draguignan, seigneurie plus urbaine que rurale, les taxes, très profitables, rendaient 104 livres, le double exactement de ce qui venait ordinairement du vignoble, des prés et d'une pièce de 6 hectares de très bonne terre. Mais partout ailleurs, les gros profits étaient tirés de la terre du maître, 38 livres contre 23 à la Roque-Esclapon, 334 contre 56 à Roquebrune, 6 livres contre une à Riufre, 58 contre 3 à la Faye, 144 contre 74 à Comps, 144 contre 3 à Pugnafort. Et pourtant sur ces terres bien soignées et qui bénéficiaient souvent de longs repos 32, les rendements étaient très faibles. L'inventaire fournit sur ce point cent vingt-trois indications. Dans soixante-cinq des domaines, pour une mesure de grain semée, on en récoltait « communément » quatre. Dans vingt-quatre autres, cinq — mais ces bonnes terres étaient toutes situées dans ses secteurs privilégiés : plaine du bas Rhône autour d'Arles et de Châteaurenard, banlieue de Manosque. Sept fois seulement on a fait état d'un rendement moyen supérieur (il s'agissait alors de ces « ferrages », terres de petites surfaces, voisines des villes et exploitées en culture continue). En revanche, dans vingt et une exploitations le rendement était seulement de trois pour un, et dans cinq terroirs de montagne, d'un grain de blé on ne pouvait attendre plus de deux. Pauvres moissons, sur lesquelles devaient être prélevées la prochaine semence, et même la part laissée aux dépiqueurs (un vingtième, un treizième parfois). On saisit là l'extrême précarité de la vie paysanne. Comment les petits exploitants, qui sans doute ne travaillaient pas d'aussi bons sols, et dont les moyens techniques étaient plus restreints, pouvaient-ils soustraire à ces surplus dérisoires la dîme, la tasque, les droits de mouture et de fournage, et parvenir encore à nourrir leurs enfants ? En tout cas, pour que les greniers seigneuriaux s'emplissent des grosses quantités de céréales enregistrées dans l'inventaire, il importait que le domaine fût fort étendu, et par conséquent nombreux les travailleurs chargés de son exploitation. Problème de main-d'œuvre donc. Pour retourner, sarcler, moissonner ces champs immenses, le seigneur ne pouvait pas compter sur les corvées. Il conservait bien le droit de requérir quelques journées d'hommes et de bêtes, mais seulement dans une vingtaine de villages, parmi les plus reculés de la montagne. Encore n'utilisait-on pas tous ces services, car le corvéable travaillait mal, mangeait trop. Mieux valait le libérer en échange d'une toute petite prestation en deniers : dans l'inventaire, ces corvées sont toujours enregistrées au chapitre des revenus en numéraire. Seuls étaient effectivement accomplis les services de charroi La main-d'œuvre, la grosse main-d'œuvre que réclamaient des

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sols souvent très peu fertiles, devait donc être rétribuée. Ce qui conduit à se demander si, en dépit des apparences, l'exploitation de ces grosses réserves était vraiment profitable. Pour les vignes et les prés — parce que le vin et le foin étaient des denrées chères — le rapport net était élevé. A la Faye, où l'on récoltait deux cents charges de foin, qui valaient à elles toutes une vingtaine de livres, les journaliers embauchés pour faucher, faner et rentrer les chars coûtaient seulement 3 livres 16 sous. A Sallier, on dépensait 21 livres pour faire travailler le clos, mais les 15 muids de vin que celui-ci donnait en année moyenne se vendaient 45 livres. Dans la commanderie de Bras, les frais d'exploitation du vignoble représentaient moins de 50 % de la récolte, ceux des prés 35 % **. Mais pour les labours, l'intérêt du seigneur était beaucoup moins sûr. Observons encore l'inventaire de la commanderie de Bras. Les frères y mettaient en culture plus de 3 0 0 hectares. Comme la terre était laissée en jachère deux ans sur trois, une centaine d'hectares portaient chaque année du blé d'hiver ; en outre, on ensemençait quelque 5 0 hectares en avoine, en orge et en fèves, — culture dérobée sur les chaumes, ce qu'on appelait le « restouble ». C'était un terroir de rendement moyen : quatre pour un. Bon an mal an donc, on récoltait environ 6 5 0 quintaux, dont près de la moitié en froment. Cette moisson procurait au maître deux fois plus de grains que, tous réunis, les cinq moulins, la dîme de quatre paroisses et les cens, et elle valait fort cher : 2 6 6 livres. Mais pour la préparer il fallait employer douze araires. Ce qui d'abord réclamait le service d'un forgeron, à qui l'on donnait, outre le fer dont il avait besoin, une pension d'un setier de froment par soc, soit 3 quintaux : coût, 5 livres et demie. Ensuite il était nécessaire de nourrir toute l'année à 1 etable un important bétail d'attelage, quarante-huit bœufs et huit bêtes de somme, qui consommaient 120 charges de foin et 24 setiers d'avoine ; comme on devait ferrer les mules, remplacer de temps à autre les animaux fatigués, la dépense annuelle atteignait presque 55 livres M . Le maniement des instruments de labour, le soin des bêtes occupaient de nombreux domestiques, douze conducteurs d'araires, quatre palefreniers, quatre valets de culture. Leur pitance, leur vêtement, leurs gages absorbaient 36 livres en numéraire et près de 7 0 0 setiers de seigle (à peu près tout ce que rapportaient les redevances) — c'est-à-dire, le tout réduit en monnaie de compte, 115 livres. Enfin, ces serviteurs permanents ne suffisaient pas à toutes les tâches ; pour les aider, on embauchait, au moment des gros travaux, des journaliers. Le prix de 550 journées de femmes qui sarclaient

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les blés, de 537 journées d'hommes qui moissonnaient, de 190 journées de femmes qui liaient les gerbes, le vannage du grain, le transport : encore près de 5 0 livres à débourser. Au total, la seule culture des céréales entraînait une dépense de 225 livres, ce qui réduisait le profit net de l'exploitation à une quarantaine de livres, pas plus de 15 % de la valeur de la récolte. Ceci en année « commune ». Qu'advenait-il quand la saison était mauvaise ? Certes le bénéfice était moins faible dans les terroirs de sol plus fertile et de rendement moins bas, mais il ne montait jamais bien haut. Dans la commanderie de Puimoisson, sur 225 des 4 0 0 hectares de la réserve, le rendement s'élevait à six pour un, ce qui était tout à fait exceptionnel : pourtant — parce que le froment se vendait ici à bas prix — les quatre cinquièmes de la valeur des grains (235 livres sur 3 0 0 ) étaient mangés par les frais d'exploitation. L'entreprise était évidemment nettement déficitaire dans les cantons ingrats, où les rendements de la semence se trouvaient inférieurs à la moyenne. C'était le cas à Saint-Jean de Trièves : en dépit de la cherté des grains, la moisson n'y valait pas plus de 61 livres ; le seul entretien du matériel et des animaux de labour (on louait quatre bœufs faute de pouvoir les nourrir toute l'année) coûtait presque autant : 56 livres. Venaient alors en déficit tous les frais de main-d'œuvre, et notamment l'entretien de neuf domestiques de culture, c'est-à-dire 7 9 livres. Dans ces conditions, l'intérêt bien compris des seigneurs n'eût-il pas été de confier la mise en valeur de la terre à d'autres, de bailler ces champs ingrats à des métayers ? Un document comme celui-ci montre avec évidence que les administrateurs de seigneuries françaises qui, de plus en plus nombreux au XIII e et au XIV* siècle, abandonnèrent le faire-valoir direct et mirent le domaine en fermage, furent engagés dans cette voie par le seul examen lucide de leur bilan. Les Hospitaliers avaient eux-mêmes recours à ces concessions temporaires à part de fruit, qu'on appelait dans la région contrat de « fâcherie». Chaque fois, c'était à leur plus grand avantage". L'une des seigneuries qui rapportait le plus, celle de Sallier près d'Arles, était si profitable parce que 9 0 % des 200 hectares de « domaine » étaient placés en métayage ; ces terres procuraient, sans aucun frais, pour 4 3 4 livres de grains. Pourtant l'affermage en fâcherie des labours était relativement peu développé ; 1 2 0 0 hectares de domaine seulement sur plus de 7 0 0 0 étaient soumis à ce régime, et le procédé était employé surtout dans les vallées du Rhône, de la Durance, de l'Argens, c'est-à-dire dans les pays les plus ouverts, où précisé-

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ment le sol était moins ingrat, l'exploitation plus rentable et la vie économique plus active. Ailleurs, c'est-à-dire dans les seigneuries où le faire-valoir direct rapportait le moins, lés frères de Saint-Jean avaient peu de métayers. Pourquoi ? Routine ? Méconnaissance de leur intérêt véritable ? Il apparaît que souvent ils étaient obligés de conserver leurs labours parce que personne n'avait voulu les prendre à part de fruit, même lorsque les cinq sixièmes, les sept huitièmes, les huit neuvièmes de la récolte étaient laissés aux exploitants, même lorsqu'on mettait à la disposition des fermiers, comme à la Faye ou à Monfort 37 , ce que les paysans devaient encore en corvée de bras et de bêtes. A Saint-Auban, les 60 séterées de la réserve « restent longtemps sans que l'on puisse trouver quelqu'un qui veuille les prendre à fâcherie "au tiers » M. Cette situation est encore déterminée par la grande pauvreté paysanne. Pour s'atteler à la mise en valeur de ces « terres fragiles », pour engager au départ les gros frais de cheptel, d'outillage, de main-d'œuvre en vue d'un profit incertain, il fallait des capitaux, un train de culture bien supérieurs à ceux dont pouvaient apparemment disposer les moins faméliques des habitants de ces campagnes. Comme bien d'autres seigneurs sans doute, les Hospitaliers de Provence en 1338 restaient malgré eux exploitants d'une bonne part de leur terre. Cependant, il n'est pas certain que les dispositions de l'économie domestique aient été dès cette époque déterminées par la seule considération du meilleur profit. Pour expliquer cet attachement tenace au faire-valoir direct, il convient d'invoquer d'autres motifs. Motifs de sentiments, ceux-ci. Confier la terre à des métayers, c'était un peu la perdre. A quoi bon recueillir davantage de grains ? Pour les vendre, accumuler des capitaux ? Ne valait-il pas mieux continuer d'entretenir dans la maison une plus large « famille », ce groupe de domestiques de culture attachés au travail de la réserve, qui formaient autour des seigneurs le précieux entourage de dévouement familier ? On peut penser que, dans la mentalité chevaleresque que partageaient sans aucun doute les frères de l'Hôpital, l'aristocratie rurale préférait encore, au seuil du XIVe siècle, la fidélité d'une valetaille nombreuse et proche, à l'accroissement des revenus en argent par des ventes mieux conduites. C'est pourquoi, semble-t-il, les Hospitaliers, contre leurs intérêts bien compris, vivaient entourés de bouviers et de travailleurs des champs. C'est pourquoi le « domaine » constituait toujours la pièce maîtresse de l'économie seigneuriale. *

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Comment, dans ces conditions, situer celle-ci dans l'ensemble de l'économie des campagnes ? Il apparaît en premier lieu que les exigences de la maison des maîtres stimulaient l'activité des petites exploitations paysannes placées dans sa dépendance. Parce qu'il fallait acquitter la dîme et les cens, chaque ménage — même parmi les plus pauvrement équipés — devait tirer de son bien plus que sa propre subsistance. Dans les terroirs où venait surtout du seigle, il fallait produire tout de même un peu de ce froment que le maître attendait Et parce que de temps en temps force leur était de trouver les quelques deniers d'une amende, de la taille, de la taxe de funérailles ou de baptême, les plus humbles paysans devaient s'efforcer de vendre — ce qu'ils pouvaient. La seigneurie se dressait ainsi comme un obstacle de plus à la complète autarcie de l'exploitation paysanne. Elle entretenait autour d'elle par sa simple présence un courant d'échanges. Elle vivifiait la circulation monétaire jusqu'au fond des combes alpestres les plus isolées. 10 livres pour la taille, 8 sous pour les cens, 1 livre 10 sous pour la justice, 8 sous pour le « mortelage » de l'église, 3 livres pour les bans et les taxes de marché, c'est-à-dire plusieurs milliers de pièces de mauvaise monnaie devaient ainsi chaque année, avant d'être récoltées par les gens du seigneur, passer entre les mains des quelques habitants de SaintPierre d'Avez, ce pauvre village aux terres pierreuses, à l'écart des grands chemins40. Mais le mouvement des richesses se trouvait stimulé de façon plus directe par la gestion seigneuriale. Les revenus du maître, en effet, ne correspondaient pas exactement à ses besoins. Très généralement, moulins, dîme, fours, domaine surtout, mettaient dans ses greniers beaucoup plus de blé qu'il n'en pouvait consommer, lui, ses hôtes, ses valets, les pauvres qu'il entretenait, les bêtes de son écurie ; en revanche ses tonneaux n'étaient pas toujours assez pleins ; jamais il ne recevait assez d'argent de ses sujets. A Bras, par exemple, la maison seigneuriale ne consommait guère que le tiers de ses profits en nature. Il restait en fin d'année un excédent considérable : 350 quintaux de froment, 100 de seigle, autant d'orge et autant d'avoine, du foin, 80 hectolitres de vin. Mais elle ne recueillait pas plus de 21 livres en numéraire, douze fois moins qu'elle n'en devait dépenser pour l'achat de vêtements, des viandes, du sel, des épices, pour les procès, l'entretien des bâtiments, le renouvellement du troupeau, les salaires des journaliers. Ce déséquilibre obligeait donc à convertir en deniers les surplus des récoltes, et spécialement le blé. Par l'étendue de leur domaine céréalier, par l'importance de leurs

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moissons malgré la faiblesse des rendements, toutes les seigneuries qui paraissent dans l'inventaire étaient donc des centres vendeurs, et très gros vendeurs, de céréales. On peut penser qu'une telle disposition se trouvait encouragée, sur ces lisières méditerranéennes, par une forte et constante demande : le ravitaillement des grosses villes, et tout ce qui s'en allait sur la mer. Une bonne part des grains moissonnés dans la montagne descendait sans doute, par longues files muletières, vers Avignon, vers Arles, Fos ou Marseille, vers Fréjus ou vers Nice ; strictement exigées, les corvées servaient à ces transports. Mais l'inventaire des modalités ne révèle rien de ce commerce. Les religieux traitaient-ils directement avec les gros négociants des ports ? Ou bien utilisaient-ils l'entremise de ces modestes hommes d'affaires de bourgade, leurs fournisseurs de sel, de draps, de poissons salés ? Il est sûr, du moins, que la seigneurie favorisait par ses ventes l'aisance des trafiquants, des revendeurs, des courtiers. Nouveau groupe d'intermédiaires, et les mêmes gens peut-être qui, au service de l'Ordre, faisaient aussi fonction de notaires, qui prenaient à ferme dîmes et moulins41. Il est sûr également que les responsables de l'administration seigneuriale, qui répondirent vers l'été 1338 aux interrogations des visiteurs, étaient très au courant du prix des denrées courantes.

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L'enquête fournit précisément sur ces prix des indications très nombreuses. Toutefois, celles-ci sont d'interprétation délicate. D'une part, en effet, je l'ai déjà dit, les valeurs indiquées sont des valeurs moyennes, représentent l'estimation subjective d'un taux considéré comme normal parce que coutumier ; d'autre part, les mesures de quantité sont des mesures locales qui ne sont pas identiques d'un

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lieu à l'autre. En définitive, ce document de première valeur livre sur ce point moins qu'on ne pourrait l'espérer. Son principal intérêt est d'offrir au même moment et dans la même unité monétaire, un très grand nombre d'indices disséminés sur un très large espace. Il montre ainsi que le prix de certains produits du sol était relativement uniforme. C'était le cas du foin dont la charge est évaluée très généralement à 2 sous. Jamais plus de 2 sous et demi, jamais moins de 15 deniers, les écarts sont faibles. Ceux qui affectent le prix du vin sont au contraire très forts : le prix de la coupe oscille entre 1 et 4 sous ; mais ici la disparité des mesures rend l'observation très incertaine. Bornons-nous donc à considérer la valeur marchande de la nourriture majeure, le blé. Elle est extrêmement changeante d'un village à l'autre 41 . En premier lieu, les prix des différents grains s'établissent dans des rapports très divers. A Mallemort, la mesure de seigle vaut la moitié de celle de froment, à Puimoisson, les quatre cinquièmes. Le prix de l'avoine est inférieur à celui du froment de 80 % à la Bordette, de 25 % à Fos4*. Pour expliquer ces discordances, on serait tenté de les mettre en relation avec une inégale répartition des différents grains dans les terroirs. En fait, la juxtaposition d'une carte des prix et d'une carte des cultures ne témoigne d'aucune liaison évidente. Un exemple : à Puimoisson, le terroir paroissial produit par moitié du seigle et du froment ; aux Omergues, le froment est seul cultivé. Or les prix des deux céréales sont ici et là dans le même rapport. Seconde observation : des variations très fortes affectent également d'un lieu à l'autre le prix d'un même grain. Je considère le froment seul, et pour éliminer ce qui dans les différences d'estimation peut tenir à la disparité des mesures de capacité, je choisis comme unité de comparaison, non point le prix du setier, mais celui de la ration annuelle allouée à chaque frère, qui sans doute variait peu d'une commanderie à l'autre. Ces quelque 350 kilos de grain valaient 25 sous à Mallemort, 36 à Puimoisson, à Fos, à Hyères, à Bras, 48 à Saint-Pierre d'Avez, à Claret, à Manosque, 56 à Aix, 60 à Avignon, 80 à Saint-Jean de Trièves **. De tels écarts s'expliquent difficilement. Les prix variaient-ils en fonction du rendement de la semaille ? Apparemment non. Certes, la plus grande cherté s'observe bien à Saint-Jean de Trièves, dans le terroir où le sol était le moins productif. Mais à Orange et à Sallier, où les rendements étaient les mêmes, le setier de bon grain valait ici 38 sous et là 54, Il en valait 48 à Manosque, où le rendement normal des terres de la réserve était de cinq pour un, et autant

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Valeur en sous de la ration annuelle de froment allouée à un frire

à Saint-Pierre d'Avez, où il ne dépassait pas trois. Mais alôrs ces différences de prix ne tenaient-elles pas, plutôt qu'aux conditions de production, aux conditions de vente, c'est-à-dire à la situation plus ou moins favorable dans le réseau des chemins marchands ?

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En fait, des liaisons plus nettes apparaissent entre la géographie des prix et celle des courants commerciaux. Les points de cherté sont presque tous — Avignon, Arles, Aix, Nice — de grosses villes consommatrices ou des lieux d'exportation, et le froment est généralement meilleur marché en montagne, à Bras ou à Puimoisson. Toutefois des discordances surprenantes subsistent en grand nombre. Pourquoi dans le quartier très reculé de Saint-Pierre d'Avez, le grain vaut-il deux fois plus q u a Mallemort dans la basse vallée de la Durance ? Pourquoi le paie-t-on moins cher à Fos ou à Hyères, ports d'embarquement, que sur les hauts plateaux du Verdon ? Des écarts de cette sorte témoignent surtout d'un très grand cloisonnement du marché des céréales. Ils portent à croire que la valeur marchande de la nourriture de fond manquait de fluidité, que les prix étaient dans une certaine mesure figés dans cette région et à cette époque. Par le morcellement naturel d'un pays de montagne certes, mais plus encore peut-être par les usages. Ces prix « communs » en effet étaient des prix coutumiers. N e dépendaient-ils pas des habitudes et de la tradition beaucoup plus que de facteurs proprement économiques ? Dans ces conditions, les rapports entre l'agencement interne de l'économie seigneuriale et le niveau des prix locaux paraissent complexes. A Puimoisson, le froment ne vaut presque rien, tandis qu'à Arles il vaut très cher. Or, ici et là, le domaine de Saint-Jean en produit énormément. On peut supposer pour Puimoisson que cette forte production excédentaire précisément maintient les cours en baisse, ce qui attire les acheteurs du littoral, entretient par là un courant habituel d'exportation, lequel à son tour stimule la production dans les champs seigneuriaux. On peut avancer avec autant de vraisemblance que les administrateurs arlésiens furent incités par les hauts cours à pousser la culture céréalière. Toutefois dans l'ensemble des domaines de Saint-Jean, on a peine à distinguer des relations claires entre l'organisation de la production domaniale et l'état des prix agricoles.

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Il est évident pourtant que l'économie de res seigneuries se liait étroitement au commerce et à l'usage de la monnaie. Dans la commanderie de Bras, par exemple, l'état des recettes et des dépenses implique que 65 % des denrées produites ou perçues devaient être vendus. L'une des principales fonctions économiques de la seigneu-

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rie était donc d'introduire dans les circuits commerciaux une partie de la production campagnarde, celle du domaine comme celle des terres paysannes soumises aux redevances et aux dîmes, et de l'échanger contre des espèces monétaires. Que devenait ensuite l'argent parvenu ainsi dans les mains du seigneur ? Une certaine part se trouvait rapidement évacuée hors du milieu rural, livrée aux fournisseurs de marchandises lointaines, dépensée en voyages, ou bien mise en réserve pour les besoins généraux de l'Ordre de Saint-Jean. Mais toute la monnaie ne s'évadait pas de la sorte. Parmi les dépenses qu'ont enregistrées les visiteurs, nombreuses étaient celles qui répandaient le numéraire au voisinage immédiat de la maison seigneuriale. L'achat de certaines denrées du « companage » profitait sans doute aux paysans d'alentour, vendeurs de porcs, d'oeufs ou d'huile. Les deniers surtout étaient distribués en salaires, puisque tout un personnel, permanent ou temporaire, était employé dans les commanderies. Dans chacune d'elles travaillait d'abord une équipe de valets de culture, intégrée dans la « famille ». Groupe plus ou moins nombreux selon l'étendue du domaine ; groupe divers dont les membres se situaient, selon leurs aptitudes, à des niveaux économiques superposés, depuis celui du « souillard », bon à tout, chargé des basses besognes quotidiennes, jusqu'à l'état de « maître bouvier », premier des conducteurs d'araire et véritable chef de l'exploitation. Mais tous ces domestiques vivaient en étroite communauté avec les seigneurs. Egale pour chaque « familier », la ration de grain n'était pas à vrai dire exactement semblable à celle des maîtres ; souvent plus lourde, elle était constituée par des céréales plus grossières, seigle, méteil, orge, ce qui plaçait les valets agricoles au-dessous des serviteurs de maison et des clercs. Ils ne buvaient pas non plus de vin pur, mais de la piquette. Enfin le « companage » qui leur était servi coûtait moins cher : 10 ou 15 sous par an seulement, contre 15 ou 20 sous pour un clerc de service, et 35 pour un frère. A l'intérieur de la cellule économique fondamentale qu'était la « maison », il existait donc une nette hiérarchie des conditions matérielles, et cette pitance plus rustique, dont le pain constituait la part maîtresse, dressait une barrière entre les seigneurs et les travailleurs du domaine, rapprochait ces derniers des paysans. A propos des domestiques de culture, l'inventaire enregistre une autre dépense évaluée en numéraire : le vêtement, « vestiaire » et « chausse ». La somme variait quelquefois un peu selon l'emploi : ici et là, on attribuait au conducteur d'attelage quelques sous de plus qu'au simple valet45. Elle variait beaucoup plus d'un centre

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d'exploitation à l'autre — un bouvier avait droit à 10 sous à Marignane, à 100 sous à Trinquetaille4" — alors que pour les membres de la communauté seigneuriale elle était partout uniforme. Pourquoi ? S'agissait-il de fournitures directes, le maître achetant les effets d'habillement et les répartissant entre les serviteurs ? On s'expliquerait mal, dans ce cas, de tels écarts dans les dépenses. Le vestiaire n'était-il pas plutôt une allocation en numéraire remise à l'employé, censé se vêtir lui-même, c'est-à-dire un véritable salaire ? Certains passages de l'inventaire incitent à préférer cette seconde hypothèse. Dans le petit domaine de Saint-Pantaléon en pays d'Apt, qui employait quatre domestiques, la dépense de « vestiaire > était établie en sous, 8 pour chacun, mais celle de « chausse » l'était en froment : 8 mesures pour les valets de culture, 4 pour le serviteur de cuisine47. Curieuse manière d'évaluer ce qui devrait être un achat de tissus ou de cuir. Il ne peut s'agir dans ce cas que d'une rémunération individuelle, d'un supplément de gage. Même indication à Tarascon, où le domestique avait droit à une attribution globale de 16 mesures de froment pour son vestiaire, ses chausses et son salaire 4 '. Car en effet, outre la nourriture et l'allocation de vêtement, les travailleurs agricoles permanents, comme les serviteurs domestiques, les clercs et les suivants d'armes de la maison seigneuriale, recevaient un « loyer », un salaire, lui-même nettement hiérarchisé. Au maître bouvier de Roquebrune étaient attribués par an 25 setiers de froment, aux deux autres bouviers 16, au palefrenier, au valet et au boulanger 184". La valeur de cette rétribution était généralement supérieure à celle de la ration de blé consommée au réfectoire. Elle était quelquefois payée en argent, comme au col de Menée où l'on donnait 40 sous par an au bouvier ; le gage des domestiques était évalué aussi en numéraire dans toutes les maisons des commanderies de Nice, de Beaulieu, de Sellier Dans celle de Comps, le salaire était payé en grain, de la Saint-Jean à la Saint-Michel ; mais l'hiver, en sous, 35 pour le maître bouvier, 30 pour le second, 25 pour chacun des autres 5 '. Presque toujours cependant l'inventaire fait état d'une allocation en blé. Qu'en faisaient les bénéficiaires ? Faut-il supposer qu'ils nourrissaient une famille hors de la maison seigneuriale ? Ou bien qu'ils échangeaient ce froment ou cet orge contre d'autres valeurs ? En tout cas, ce « loyer », ce pécule dont ils avaient la libre disposition leur ménageait au sein de la communauté « familiale > un secteur assez large d'indépendance économique. Cependant puisque beaucoup d'entre eux étaient peut-être, en partie du moins, rémunérés en nature, il n'est pas sûr que l'emploi de ces

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salariés à plein temps ait transféré de grandes quantités d'argent dans l'environnement paysan des seigneuries de l'Ordre. Ce transfert s'opérait davantage par la distribution des gages aux travailleurs embauchés pour les gros travaux. Ceux-ci étaient parfois rétribués à la saison. A L'Hospitalet, à Granbois, pendant deux mois d'automne,

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« l'homme qui suit les araires pour herser le guéret » est entretenu avec les autres domestiques, reçoit la même pitance et touche le même salaire". A Saint-Michel-de-Manosque, cette situation est celle de l'aiguadier qui règle l'irrigation de la Pentecôte à la Saint-Michel

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Mais d'autres fois, pour les vendanges, les foins, le vannage, il s'agissait d'un labeur à la tâche, d'un contrat à « prix fait » ; le seigneur traitait avec une équipe de travailleurs saisonniers, offrant une rémunération forfaitaire, tout entière en argent cette fois54. Enfin presque toujours, la main-d'œuvre auxiliaire était embauchée à la journée pour un salaire individuel. On réunissait ainsi de très fortes équipes. Dans le domaine de Bayle dépendant de la commanderie d'Aix, qui était d'étendue moyenne, on payait chaque année 200 journées de femmes pour sarcler les céréales, 200 journées de moissonneurs, 66 journées de femmes qui liaient les gerbes, 12 journées d'hommes pour faire le gerbier, 230 pour les diverses façons du vignoble, 30 vendangeuses, 18 faucheurs, 15 faneurs, 5 hommes qui rentraient les foins Ces emplois déterminaient ainsi de grosses sorties de numéraire : 37 livres par an dans la commanderie de Sallier, où pourtant presque tout le domaine était en métayage, 85 à Bras, plus de 100 à Comps... Tout porte à penser que ces « loyers » quotidiens étaient intégralement soldés en numéraire, indépendamment des avantages supplémentaires en nature, et notamment de la nourriture, dont pouvaient profiter parfois les journaliers Les prix de la journée de travail que mentionne l'inventaire variaient eux aussi, notablement. Non point en fonction du sexe — les femmes qui liaient les gerbes avaient droit souvent au même gage que les moissonneurs qui travaillaient à côté d'elles —, mais en fonction de la tâche accomplie, et plus encore, semble-t-il, de la saison, donc de la durée du jour. Les fortes payes allaient aux faucheurs qui travaillaient au solstice et gagnaient généralement huit fois plus que les femmes qui sarclaient les blés à la première pointe du printemps. Les salaires étaient aussi très différents de canton à canton, de village à village. Si l'on considère les grands ensembles, on peut dire que les gages étaient plus élevés dans les régions les plus ouvertes, celles des forts rendements agricoles. Sur une carte des prix de la journée de moisson, les hauts salaires sont ainsi nettement localisés autour d'Arles, dans la vallée du Rhône, dans le bassin d'Aix. Mais une observation plus minutieuse, plus attentive aux variations locales, révèle que celles-ci, inégales d'ailleurs selon les emplois, étaient fort indépendantes des conditions générales de la vie économique et, notamment, des prix alimentaires. On ne voit pas qu'elles fussent en relation, même lointaine, avec les variations qui affectaient le prix des blés. Pour gagner la valeur d'un setier de froment, un homme de moisson devait travailler 5 jours à la Faye, 4 à Draguignan, 3 seulement à Bras. Le marché du travail paraît 7

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aussi cloisonné que celui des céréales. On peut voir là une autre manifestation de la rigidité des prix, qu'il s'agisse de ceux des denrées ou de ceux du labeur humain, et sans doute une autre preuve de la puissance des usages, des traditions coutumières propres à chaque localité. Toutes ces rétributions sont fortes, et cette constatation s'accorde mal à ce que l'on devine des précaires conditions d'existence dans ces villages qui paraissent surpeuplés. L'embauche sur la terre seigneuriale était fort avantageuse, plus avantageuse incontestablement que le travail individuel d'un lopin de terre. Le fait vaut d'être mis en lumière. Je prendrai pour cela un exemple précis, en isolant d'abord la condition du valet de culture. A Bras, l'entretien complet de l'un d'entre eux pendant une année coûtait à peu près 75 sous. C'était dans ce terroir le prix d'environ 40 setiers de seigle. S'il eût été laboureur indépendant, donc obligé de payer les dîmes et les taxes, de réserver le quart au moins de la moisson pour la semence prochaine, le même homme, pour disposer des mêmes ressources, aurait dû récolter 80 setiers, c'est-à-dire dans l'état des techniques, gouverner une exploitation de 10 ou 12 hectares arables. On voit donc que le bovarius, le conducteur d'araire, vêtu de la même bure, nourri du même pain noir que les paysans, ses voisins, se trouvait pourtant en bien meilleure posture économique que ceux-ci. Car, avantage premier, fondamental dans un milieu misérable, il vivait d'abord dans la sécurité ; pour lui dans la maison seigneuriale, il y avait toujours à manger et à boire; il était assuré d'un surplus régulier, son gage ; tout ce qu'il gagnait, enfin, échappait aux exactions et aux tailles ; et n'oublions pas qu'il participait encore à toutes les grâces recueillies par les prières de la communauté, qu'il avait la bonne conscience de travailler pour saint Jean et pour Dieu. Or les valets de la commanderie de Bras ne comptaient pas parmi les plus favorisés. Aux Omergues, la prébende du domestique de ferme valait 90 sous, à Draguignan 170". La situation matérielle de ces serviteurs se trouvait ainsi très supérieure à celle des desservants de paroisse rurale. D'une manière générale, la part des richesses de la maisonnée qui leur était attribuée était égale ou presque à celle d'un frère sergent, leur maître". Entrer dans l'une de ces maisons seigneuriales comme travailleur permanent, c'était en ce temps changer véritablement d'état économique, échapper aux soucis et aux privations des rustres pour partager l'aisance des seigneurs. Aux salariés temporaires, l'économie seigneuriale assurait des gains moins réguliers mais plus importants encore. Dans maints domaines

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des Hospitaliers, il ne fallait pas plus d'une journée à un faucheur, de deux à un moissonneur, de trois à un ouvrier de vigne pour gagner la ration de seigle que consommait en un mois un domestique. Et pour revenir à la commanderie de Bras qui me sert d'exemple, un journalier pouvait en moins d'un quart d'année, en se louant aux moments de presse, quinze jours pendant la fenaison, quinze jours à la moisson, quinze jours pour tailler les vignes, dix jours pour les piocher, quinze autres pour les biner, recueillir en salaire 75 sous, soit l'équivalent de l'entretien annuel d'un domestique ou des profits d'une exploitation paysanne de 12 hectares. Certes, on peut douter qu'il existât alors beaucoup de salariés purs, vivant seulement de l'embauche. Certains, peut-être, des moissonneurs ou des faucheurs engagés sur les domaines venaient, par bandes transhumantes, de villages éloignés5". Mais la plupart d'entre eux sortaient, sans doute, pour un labeur temporaire, des ménages paysans du voisinage, de ceux-là mêmes qui devaient payer aux Hospitaliers les bans et les droits de justice. Pour ces pauvres gens, des salaires aussi élevés constituaient un appoint de première importance, le recours véritable contre la misère. Ainsi, par la culture directe de vastes domaines céréaliers, par tous les emplois qu'elle offrait, la seigneurie se montrait, dans l'économie rurale, véritablement nourricière, beaucoup plus, en tout cas, que par ses maigres distributions d'aumônes aux indigents60. Et même, distribuant en multiples salaires les deniers, elle restituait très largement à la campagne environnante, l'argent qu'elle en avait tiré par les tailles, les cens, les amendes. A Puimoisson, les gages des travailleurs équivalaient à la moitié de l'argent que le seigneur percevait autour de lui ; à Comps, aux deux tiers. A Saint-Jean de Trièves, tous les dépendants réunis livraient chaque année 30 livres en numéraire, mais la commanderie en payait 35 aux journaliers. A Bras, enfin, les deux mille journées de travail valaient quatre fois les recettes en deniers de tous les droits seigneuriaux. Ici, en répandant autour d'elle une part du produit de ses ventes, la maison seigneuriale fournissait en argent le monde rural environnant. Par leurs gros besoins en main-d'œuvre autant au moins que par leurs perceptions, les domaines des Hospitaliers se trouvaient intimement associés à l'économie paysanne. *

Gardons-nous d'étendre trop vite la portée de ces observations. La diversité même des descriptions que contient l'inventaire invite à

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la prudence. Il montre en effet, côte à côte, des seigneuries de structure économique fort différente. Quel contraste entre celle du Poët-Laval, sans domaine ou presque, donc sans salariés, où la communauté des maîtres parvenait difficilement à se suffire du produit des rentes — celle de Puimoisson, très grosse entreprise agricole au contraire, qui embauchait à la journée des milliers de travailleurs — , celle enfin de Sallier, au bilan très largement excédentaire et où l'emploi généralisé du métayage abaissait les frais d'exploitation à moins de 15 % du revenu brut. Méfions-nous aussi du caractère même du document : il place la seigneurie seule en lumière, isolée de l'économie paysanne dont se devinent à peine quelques traits incertains. Risquons cependant, pour finir, quelques conclusions brèves. Le document révèle d'abord que, dans les Alpes du Sud, l'institution seigneuriale devait, pour nourrir dans l'oisiveté un petit groupe de maîtres, pousser en un sol maigre des racines très lointaines, puiser la subsistance sur un large terrain. Ainsi pour entretenir, et modestement, les sept frères et les quatre donats de la commanderie de Roussillon, il fallait 350 hectares de labours, les cens de neuf villages, un four, un moulin, vingt bœufs de travail, et onze garçons de ferme, plus de quatre cents journées de tâcherons... L'économie de la seigneurie était donc, elle aussi, de bien faible rendement. On s'explique ainsi que tant de hobereaux de Haute-Provence paraissent si faméliques dans les documents du début du x i v c siècle. Leurs prérogatives pouvaient à peine leur assurer de quoi vivre. A vrai dire, et c'est le second enseignement de cette enquête, les maîtres étaient loin d'être les seuls à profiter des revenus seigneuriaux. Beaucoup d'autres personnes y prenaient part, et d'abord tous ces intermédiaires que nous avons rencontrés en chemin, ceux qui affermaient revenus, dîmes, églises, terres, les acheteurs et les fournisseurs, tous les notaires, les juges, les procureurs, gens de plume et de chicane, et, rétribués comme eux par des pensions annuelles, les artisans, fabres ou fustiers, qui fabriquaient et rénovaient les araires, les maréchaux-ferrants, les barbiers, les médecins. Une part plus grande encore des récoltes, des perceptions, du fruit des ventes allait, parce que les seigneurs n'étaient pas de purs rentiers du sol, à des travailleurs paysans, domestiques ou mercenaires. Economie de suffisance ou économie de profit ? La question, dans ces conditions, doit être posée en d'autres termes. Il est évident que les administrateurs de chaque commanderie de Saint-Jean ne

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MEMBRES DELA COMMUNAUTÉ

BRAS

Q e e Q

B U D G E T S TOTAUX (évalué« en livrai)

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DÉTAIL DU BUDGET an pourcentage des recettes et dea dépentes

RECETTES

DÉPENSES

572 livres 452 L

ST J EAN-DE-TRIEVES

LE POËT-LAVAL

615 L 6561

PU1MOISSON

876 L

6571.

SALUER

7211 151L RECETTES seigneur» vsletA de culture

domestiques

•9

en a r g e n t

V

V*

o

DEPENSES

songeaient guère à investir les bénéfices dans l'entreprise pour la développer. Dans l'inventaire qu'ont dressé les visiteurs, la part réservée aux investissements est en effet extrêmement faible, et n'excède pas quelques livres pour la « réparation » de la maison ou du cheptel. La seigneurie du petit hameau de Clamensane procurait 28 livres par an, qui laissaient un rapport net de 19 livres ; on n'y dépensait pas plus de 10 sous pour améliorer l'équipement81. 4 livres pour l'entretien général, 8 livres pour le renouvellement du bétail dans

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toute la commanderie de Claret, alors que 5 livres étaient mangées par les seuls frais de procédure 62 . Au Poët, les dépenses d'investissement représentaient à peine plus de 1 % du rapport brut, 7 livres sur 613. Ce'a ne signifie point, en vérité, que les seigneurs n'aient eu aucun souci d'accroître leurs profits. Toutefois, dans leur esprit, ce surcroît de ressources devait avant tout permettre d'étendre encore la « famille ». Leur réticence à affermer le domaine en est une preuve. Etre riche, pour eux, c'était recruter de nouveaux frères, d'autres domestiques, intégrer dans la communauté de la maison une portion plus importante de la société rurale, se gagner au-dehors davantage d'obligés, marchands, acheteurs, salariés. Pour cela encore, comme par l'usage qui était fait de leurs revenus, chacune de ces seigneuries rurales stimulait de façon fort active les échanges de biens et de services. Toute l'économie villageoise s'ordonnait autour d'elles. Mais elles étaient, de ce fait même, par les multiples liaisons qui les mêlaient aux milieux du négoce et à la paysannerie environnante, des organismes fort complexes. On comprend qu'elles aient mal résisté, quelques années seulement après 1338, au dérangement des circuits commerciaux, au dérèglement des prix et des salaires, aux fléaux, pestes et pillages, qui accablèrent ce pays comme tant d'autres campagnes d'Occident.

Notes 1. G. DUBY, « Un inventaire des profits de la seigneurie clunisienne à la mort de Pierre le Vénérable », Studia Anselmiana 40, 1957, Petrus Venerabilis, pp. 128-140. Cf. supra, chap. IV. 2. Arch. dép. des Bouches-du-Rhône, B. 1500. 3. La visite des prieurés a été instituée dans l'Ordre de Cluny au début du XLLF siècle, puis généralisée sur le conseil des papes, en particulier Grégoire IX et Innocent IV, dans tout le monde monastique. G. DE VALOUS, Le temporel et la situation financière des établissements de l'Ordre de Cluny du XII' au XIV siècle, Paris, 1935, p. 95 et suiv. ; J. BERTHOLDMAHN, L'Ordre cistercien et son gouvernement des origines au milieu du XIII' siècle, Paris, 1948. Mais les procès-verbaux des visites des maisons clunisiennes sont très laconiques, BRUEL, « Visite des monastères de l'Ordre de Cluny de la province d'Auvergne, 1294 », Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, Paris, LU ; U. CHEVALLIER, « Visites de la province de Lyon de l'Ordre de Cluny », Cartulaire de Paray-le-Monial. 4. Ceux de Normandie ont été repérés et utilisés ; L. DELISLE, « Enquêtes sur la fortune des établissements de l'Ordre de Saint-Benoit en 1338 », Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, Paris, XXXIX, 1916; Dom. J. LAPORTE, «L'état des biens de l'abbaye de

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Jumièges en 1338 », Annales de Normandie, 1959 ; cf. aussi P. J. JONES, « Le finanze délia badia cistercence di Settimo nel XIV secolo », Rivista Storia délia Chiesa in Italia, 1956. L'enquête concernant les Hospitaliers d'Angleterre, beaucoup moins précise que la nôtre, a été publiée par la Camden Sociéty en 1857 (The Knight Hospitaliers in England : The report of prior Philip de Thame to the grand master Elyan de Villanova for A.D. 1338, éd. L. B. LARKING, introd. par J. M. Kemble). H (D M) 156. L'intérêt du document a été signalé au Congrès des Sociétés Savantes de Toulouse en 1953, par M. J.-A. Durbec, qui a bien voulu mettre à ma disposition le texte de sa communication. Fol. 5 v°. Le florin vaut 15 sous 6 deniers de cette monnaie de compte (fol. 7 r"). Seul l'inventaire de la commanderie d'Echirolles exprime les données en monnaie viennoise (fol. 64-72). Au Poët-Laval, les cens sont exprimés dans une monnaie dont 20 deniers valent un tournois, mais les valeurs globales sont ramenées à l'étalon monétaire choisi pour tout l'inventaire (fol. 23 v°). NICOLAS, Tableau comparatif des poids et mesures anciennes du département des Bouches-du-Rhône, Aix, 1802 ; L. BLANCHARD, Essai sur les monnaies de Charles Ier, comte de Provence, Paris, 1868, pp. 343-350. Cf. J. BESSE, art. « Hospitaliers », in : Dictionnaire de théologie catholique, 1922. Fol. 191 v°. Fol. 76 r° ; 187 r° ; 175 r°. Sur les donations pieuses dans les familles nobles à cette époque, cf. R. BOUTRUCHE, « Aux origines d'une crise nobiliaire. Donations pieuses et pratiques successorales en Bordelais du XIII* au XVI* siècle », Annales d'histoire sociale, Paris, 1939. Sauf à Lardiers, à Roussillon et dans les trois commanderies d'Arles où le froment des frères est mélangé au seigle et à l'orge. Fol. 69 : 100 livres de viennois pour la viande fraîche et salée, 22 livres pour 22 quintaux de fromage, 10 livres 10 sous pour les œufs, 24 livres pour le poisson, 16 livres pour l'huile, 10 livres pour le sel, 9 livres pour les épices, une livre pour 20 livres d'amandes, 2 livres pour l'ail et les oignons, 8 livres pour des fèves et des pois, 20 livres pour les cierges et les chandelles. Fol. 186. Fol. 11, 19, etc. Fol. 124. Fol. 159. Fol. 171 ; 156; 171. Fol. 100. Fol. 16 v". A Puimoisson, 330 livres contre 150 pour les cens, 44 pour les droits banaux ; au Poët-Laval, 320 contre 140 et 88. Cf. DUBY, Inventaire... et < La structure d'une grande seigneurie flamande à la fin du XIII* siècle », Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, 1956. Fol. 20 r" ; 46 v°. Fol. 9 v°. Fol. 101. Fol. 213. Fol. 279 v". Fol. 149 ; 101 ; 184. La superficie des terres arables est estimée en « séterées ». Selon la qualité du sol et la capacité de la mesure, la surface de champ qui peut recevoir un setier de semence est fort variable. On semait en moyenne, dans

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l'agriculture provençale traditionnelle, 200 litres de grains à l'hectare, et la plupart des setiers valaient autour de 4 0 litres. J'ai donc pris comme valeur d'estimation un hectare de cinq séterées. F. REYNAUD, «L'organisation et le domaine de la commanderie de Manosque », Provence historique, 1956 (Mélange Busquet) ; T. SCLAFERT, Cultures en Haute-Provence : déboisements et pâturage au moyen âge, Paris, 1959. G. DUBY, « Techniques et rendements agricoles dans les Alpes du Sud en 1338 », Annales du Midi, 1958. G. DUBY, « Notes sur les corvées dans les Alpes du Sud en 1338 », Etudes d'histoire du droit privé offertes à Pierre Petot, Paris, 1959. Fol. 147 r° ; 332 r" ; 176 r°. Les frais de renouvellement du bétail ne sont pas évalués dans cette commanderie. A la Motte-du-Caire où il n'y avait que quatre boeufs, la renovatio boum coûtait 8 livres par an. On peut penser que cette dépense absorbait une quarantaine de livres à Bras. L. CAILLET, « Le contrat dit de fâcherie », Nouvelle Revue historique de Droit français et étranger, 1911. Fol. 147 r° ; 163 r°. Fol. 147 r°. Pour connaître la répartition des cultures céréalières d'après les inventaires seigneuriaux, il ne faut pas considérer l'ensemble des redevances, mais seulement les revenus qui proviennent d'un prélèvement direct sur les récoltes paysannes, ceux des moulins, les dîmes, les tasques. A Ginasservis (fol. 263 v°), les cens exigés par le seigneur rapportent 164 setiers de froment et 64 d'orge ; la dîme, 160 setiers de froment, 238 de seigle, 20 d'avoine. Dans le terroir, on cultive donc normalement deux fois plus de seigle que de froment, mais ce dernier grain est surtout livré au seigneur. Fol. 93. P. A. FÉVRIER, « La basse vallée de l'Argens : quelques aspects de la vie économique de la Provence orientale aux XV* et XVII* siècles », Provence historique, 1959 ; E. BARATIER, « Le notaire Jean Barrai, marchand de Riez au début du XV* siècle », Provence historique, 1957. A Lardiers, le setier de froment vaut 2 sous, le setier de seigle, 18 deniers ; aux Omergues, à quinze kilomètres, ces grains valent respectivement 20 et 16 deniers le setier (fol. 221-223). Fol. 3 2 0 ; 1 8 1 ; 285. Fol. 1 8 1 ; 223 ; 3 2 0 ; 2 8 5 ; 3 1 2 ; 1 7 0 ; 9 2 ; 1 0 4 ; 1 9 5 ; 2 6 2 ; 2 4 5 ; 73. A Authon, 23 sous pour le bovarius, 18 pour le nuncius (fol. 106) ; à Luc-en-Diois, 50 sous à l'un, 30 à l'autre (fol. 83) ; à Arles, les échelons sont plus nombreux : 30 sous au souillard, 60 au boulanger, 152 au fustier, 84 au « garçon », 30 au domestique des granges... (fol. 353). Fol. 296 ; 342. Fol. 242 v° ; 243 r°. Fol. 251 r" ; de même à Manosque, le herseur employé de la SaintJulien jusqu'à Noël recevait 8 setiers de seigle « tant pour sa nourriture que pour sa tunique et ses souliers» (fol. 216). Fol. 151. Fol. 9 1 ; 1 2 4 ; 1 3 5 ; 1 3 7 ; 3 0 6 ; 329. Fol. 1 4 3 ; 1 4 6 ; 1 4 8 ; 1 4 9 ; 154. Fol. 192 ; 216. Fol. 2 1 2 ; à Roussillon, «l'homme qui fait le gerbier» est entretenu aussi pendant deux mois. Fol. 59. Fol. 271.

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56. Chacun des quatre-vingts moissonneurs de la Roque-Esclapon recevait un salaire de 12 deniers ; en outre, une dépense de 30 sous est enregistrée pour leur nourriture (fol. 150) ; de même à Puimoisson : 510 journées de moissonneurs à 12 deniers et 4 livres 10 sous pour leur pitance (fol. 188). 57. Fol. 230; 154. 58. Dans la commanderie d'Avignon, la dépense pour un sergent monte à 135 sous, pour un bouvier à 134 (fol. 249 r°). 59. En Toulousain, les moissonneurs viennent de la montagne ; cf. G. SlCARD, < Le métayage dans le midi toulousain à la fin du moyen âge », Mémoires de l'Académie de Législation, II, Toulouse (s. d.). 60. A Roussillon, les cinquante-trois pauvres qui ont droit à l'aumône hebdomadaire consomment à eux tous chaque année 60 émines de seigle, c'està-dire deux fois et demie seulement la ration d'un frère (fol. 240). 61. Fol. 104 v°. 62. Fol. 107.

CHAPITRE X

Les chanoines réguliers et la vie économique des XIe et XIIe siècles*

Rechercher les rapports entre ce grand fait d'histoire religieuse qu'est le mouvement canonial et la vie économique des IX e et XII e siècles est une tâche périlleuse. D'abord parce qu'il importe de laisser aux aspirations proprement spirituelles leur autonomie, et l'historien spécialisé dans les enquêtes économiques et sociales doit se garder de donner aux infrastructures une importance et une fonction qu'elles n'ont peut-être pas eues. Ensuite et surtout, parce que les études préalables, les recherches de détails, les monographies qui pourraient servir de support solide aux conjectures et aux vues d'ensemble font presque absolument défaut. A l'inverse des communautés de moines, les chapitres réformés n'ont pratiquement pas été, pour l'époque qui nous intéresse, l'objet d'études économiques approfondies. Ce rapport ne sera donc pas la mise au point, le bilan de résultats acquis, mais bien davantage un programme de recherches, un plan de travail, un ensemble de propositions, d'interrogations, d'hypothèses. J e ne me dissimule ni le vague, ni l'insécurité de ces considérations trop générales. Mais la discussion, je l'espère, permettra de les préciser et de les rectifier sur plus d'un point. J e pense qu'il faut distinguer au départ deux champs d'investigation. D'une part, l'examen des questions particulières d'adaptation économique que posa dans chaque chapitre l'adoption de la régularité : quels aménagements, quelles modifications de la gestion du patrimoine commun provoqua-t-elle ? Autant de problèmes que je me propose de considérer dans la deuxième partie de mon exposé. Dans la première partie je poserai une interrogation plus générale. Peut-

* Texte publié dans La vita comune del clero nei secoli XI e XII, Milan, Società Editrice Vita e Pensiero, 1962, pp. 72-81.

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on discerner des liens entre la multiplication des communautés de chanoines réguliers et les changements qui, à la même époque, ont affecté, dans la chrétienté occidentale, le milieu économique et social ? Il est évident que le mouvement canonial, ce pullulement de collégiales nouvelles, n'est qu'une des formes de la nouvelle jeunesse qui saisit au XI e et au XIIe siècle l'ensemble de la civilisation occidentale, du bouillonnement, du renouvellement de toutes les structures — et il semble bien se développer au rythme même de l'expansion économique. Certaines concordances paraissent particulièrement significatives : le moment où le mouvement paraît se déclencher au tournant de l'an mil est aussi celui où se manifestent les premiers indices d'expansion ; la période de plus grande intensité de la réforme canoniale coïncide entre 1070 et 1125 avec la première et décisive ouverture de l'économie rurale dans l'ensemble de l'Europe, l'accélération de la circulation monétaire, la nouvelle animation des routes, une brusque croissance urbaine ; enfin les deux dernières décennies du XIIe siècle, où se produit un peu partout une remise en ordre des formules de la vie commune, sont à la charnière des deux âges féodaux, à l'orée d'une époque où la ville, en France au moins, commence à tenir décidément dans l'évolution de la civilisation le rôle prépondérant. Dans ces perspectives très larges, on peut donc tout de suite considérer que, d'une part, l'aspiration à la pauvreté, qui est à la source de la réforme des chapitres, s'est trouvée stimulée par les bouleversements de l'économie, par le passage de la stabilité campagnarde à la mobilité des fortunes marchandes, par l'importance nouvelle de l'argent, la lente et insidieuse pénétration de l'idée de lucre — et relier, d'autre part, la restauration et la multiplication des chapitres à la renaissance urbaine. Mais il faut voir ces phénomènes de plus près et pour cela, je crois nécessaire d'examiner successivement deux points : la réforme des chapitres existants et la création de communautés nouvelles.

1. La réforme, on le sait, est une mise en question des coutumes instituées à l'époque carolingienne, et plus précisément de la règle d'Aix ; ce besoin de rénovation s'inscrit donc au milieu du XI e siècle dans le grand mouvement de réaction contre les structures religieuses carolingiennes, par référence à des usages plus proches des origines chrétiennes, à l'église primitive, à la Vita apostolica. Mais il convient de bien marquer combien la règle d'Aix se trouvait

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parfaitement adaptée aux structures économiques et sociales du « premier âge féodal » (pour adopter l'expression de Marc Bloch, qui est commode). Adaptée d'abord à une économie foncièrement terrienne et agricole : l'atténuation de la vie commune, le partage de la fortune collective en parts attribuées à chacun des membres, en prébendes, répondait au cloisonnement naturel d'un monde ruralisé. Chaque fragment du temporel, chaque obedientia se trouvait placée sous la direction directe d'un chanoine qui s'en considérait comme le seigneur, qui l'administrait aidé de ses propres domestiques, des hommes bien à lui et fidèles, qui réglait lui-même les conflits avec les seigneurs concurrents, par le plaid, voire par les armes. Réponse à la nécessité d'un contact physique entre le chef et la paysannerie ; solution au problème difficile des transports de richesses ; suppression des très coûteux intermédiaires, intendants ou fermiers. Mais adaptation aussi à une société dominée par l'aristocratie militaire et rurale. Les concessions à l'individualisme, la possibilité de vivre à part dans sa propre maison du cloître à l'intérieur de l'immunité restreinte, avaient grandement facilité l'entrée dans les chapitres cathédraux régis par la règle d'Aix des fils des grandes familles du diocèse. Ceux-ci, tout en récoltant pour leurs frères et leurs cousins les bénéfices de la prière collective, continuaient d'être seigneurs et cavaliers, et chasseurs et soldats, ils continuaient à participer à la fortune du lignage. Transmise d'oncle à neveu et accrue par la libéralité de ses titulaires successifs aux dépens de l'alleu familial, la prébende n'était au fond qu'une annexe de cet alleu, et cette participation des principales familles chevaleresques au patrimoine capitulaire était comme la matérialisation du lien spirituel entre l'aristocratie des environs de la cité et la cathédrale. Elle assurait l'équilibre entre la seigneurie de l'Eglise et celle des laïcs, facilitait les donations pieuses et la sauvegarde du patrimoine ecclésiastique. Ces considérations permettent, je crois, de comprendre que les chapitres cathédraux soient restés généralement fidèles à la règle d'Aix dans les pays rhénans, l'Allemagne de l'Ouest, la France du Nord et du Centre jusqu'à Lyon, dont l'organisation du chapitre est typique de celle que je viens de décrire — c'est-à-dire dans la partie de la chrétienté la plus profondément marquée par l'empreinte carolingienne, où la constitution plus précoce d'une mense canoniale particulière rendait le chapitre plus indépendant de l'évêque — mais surtout dans la région par excellence de la féodalité rurale, dans les pays où la ségrégation entre la population urbaine et la noblesse demeura nette jusqu'en plein XIII e siècle, où, avant ce moment, les

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fils des plus riches bourgeois ne pénétraient pas dans les chapitres cathédraux. En revanche, le succès de la réforme, le retour à la stricte vie commune, la renonciation à la possession individuelle furent peutêtre favorisés dans d'autres régions par des conditions économiques et sociales différentes. D'abord par un nouvel aménagement interne de la mense capitulaire — mais, comme je l'ai annoncé, je me réserve d'examiner cet aspect dans la deuxième partie de cet exposé. Favorisé surtout par un milieu social moins exclusivement dominé par une aristocratie militaire et rurale. Il est remarquable que les provinces où la vie commune fut précocement introduite dans les chapitres cathédraux, le Nord de l'Italie, l'Espagne, l'Aquitaine, la Provence, les pays alpins, sont précisément celles où la noblesse résidait communément dans les cités, s'y trouvait plus étroitement mêlée aux élites non chevaleresques, participait aux activités économiques proprement urbaines, disposait d'une fortune plus mobile, moins strictement attachée à l'exploitation directe de la terre. Des recherches locales menées dans les villes où la documentation est la moins parcimonieuse, étudiant de près les milieux où se recrutèrent les chanoines réguliers, confrontant les progrès de la réforme au peu qu'il est possible de connaître de l'évolution économique, de l'essor du négoce et de la circulation monétaire, montreraient peut-être que l'aspiration à la vie commune et à la pauvreté trouva un terrain plus propice dans les milieux plus libérés de l'économie foncière, plus pénétrés par les préoccupations mercantiles. Des recherches de ce genre sont en cours en Italie. Ailleurs, certaines concordances chronologiques sont significatives. Ainsi à Arles : première réforme du chapitre en 1032, c'est-à-dire au moment où s'amorce la renaissance commerciale ; installation de la règle de saint Augustin en 1191, au seuil de la grande phase de prospérité urbaine et de liberté communale. Il existe là incontestablement des liaisons dont l'étude systématique ne saurait manquer d'être féconde. J'ajouterai que, dans les cités du Nord, où le chapitre cathédral, entièrement tenu par la noblesse féodale, a résisté à la réforme, celle-ci s'est souvent introduite dans un chapitre marginal, dans une collégiale du bourg neuf, en rapport beaucoup plus étroit avec la société bourgeoise. Ainsi à Mâcon au XII e siècle : les chanoines de la cathédrale Saint-Vincent sont des fils de chevaliers nantis de prébendes proches de leurs alleux familiaux dont elles sont comme les annexes, mais la vie commune est en pratique dans la collégiale Saint-Pierre, paroisse du bourg neuf

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où les gens de la ville, les artisans et les marchands se font ensevelir, et qu'ils enrichissent de leurs aumônes en numéraire. 2. De la réforme des chapitres anciens, passons à l'autre aspect du mouvement de rénovation, la création de communautés régulières nouvelles. Entre ce fait et les tendances de l'évolution économique et sociale des XI e et XII e siècles, les liaisons sont plus évidentes ; je me contenterai d'indiquer les grandes directions où pourraient s'engager des recherches plus approfondies. a) La multiplication des nouveaux chapitres, l'essaimage des communautés, le succès des fondations nouvelles, de celles en particulier qui groupent autour des clercs des convers laïcs — toute cette brusque expansion de l'ordre canonial dans les décennies qui encadrent l'an 1100 compte parmi les multiples indices de l'essor démographique qui caractérise cette période. Mais il ne serait sans doute pas sans intérêt d'examiner de plus près le phénomène — de voir dans quelle mesure la conversion dans une communauté nouvelle fut pour les familles trop nombreuses (familles nobles, bourgeoises ou paysannes) un moyen de réduire le surpeuplement du patrimoine familial. Comment faisait-on entrer son fils dans la fraternité ? A quel âge ? A quel prix ? En échange de quelle donation initiale ? De telles études de recrutement sont malaisées, elles ne sont pas impossibles. J'en ai jadis tenté une pour un monastère cistercien. Je suis persuadé que, pour les villes du Midi, les documents abondent dans le dernier quart du XII e siècle. b) Il semble également, mais l'enquête ici serait plus difficile, que l'on puisse rechercher si les formes nouvelles du mouvement canonial, celles en particulier qui se développent dans les communautés liées à l'érémitisme, ne peuvent être mises en rapport avec des mouvements sociaux plus profonds, ceux en particulier, encore très mal connus, qui affectent les structures familiales. Dans quelle mesure les conversions dans ces chapitres soumis à la vie commune ont-elles été stimulées par le relâchement des solidarités de lignage, relâchement plus précoce, notons-le, dans les milieux urbains et d'autant plus poussé que le patrimoine familial se trouvait plus dégagé de l'économie terrienne ? Dans quelle mesure les fraternités sont-elles apparues comme des refuges, comme des parentés de remplacement pour des individus mal à l'aise au milieu des hommes de leur sang ? Les belles recherches du professeur Ernst Werner sur la

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question féminine se situent strictement dans ces perspectives ; elles pourraient setendre à ces communautés de sorores conversae qui furent incluses dans l'ordre de Prémontré. c) Il serait utile enfin de considérer bien des fondations nouvelles, et surtout les fonctions spécialisées qu'elles ont senti devoir remplir, comme une réponse à certains besoins nouveaux du peuple, nés de l'extension démographique ou du développement de la circulation, qu'il s'agisse de la cura animarum, du souci de satisfaire des besoins spirituels de groupes humains plus nombreux ou nouvellement implantés à l'écart des anciens lieux de culte. Dans son admirable exposé, M. Lemarignier assignait essentiellement des causes politiques à la fondation des collégiales castrales. Mais ces créations sont aussi une adaptation des structures religieuses aux conditions sociales nouvelles. Je suis frappé de voir en Provence tant de collégiales créées au milieu du XIe siècle aux lisières des diocèses dans des contrées dont l'équipement liturgique était insuffisant : à Barjols, à MoustierSainte-Marie, à Oulx. Besoins nouveaux, ceux que cherchent à satisfaire les communautés de vocations hospitalières. Elle se rattachent à ces formes de piété ouvertes sur l'action charitable qui se développent, semble-t-il (et là encore la passionnante étude reste à faire), d'abord en milieu urbain et bourgeois. Mais surtout elles se fondent en fonction de la nouvelle animation des passages, de ce fait social dont la brusque ampleur remplit cette époque, le voyage. A tel point que leur apparition, leur localisation, leur fortune comptent parmi les plus utiles matériaux d'une histoire de la route. Il me faut maintenant passer, car je tiens à rester bref, à un autre ordre de questions, c'est-à-dire aux problèmes particuliers de gestion économique qu'a posés l'adoption de la vie commune. Mais, pour voir plus clair, il me faut encore une fois distinguer, d'une part, les chapitres simplement réformés — où il s'est agi de modifier, d'adapter aux exigences de la pauvreté individuelle, des structures anciennes correspondant à la règle d'Aix —, d'autre part, les communautés régies par l'ordo novus, les fraternités de tendance érémitique, inspirées par les Pères du Désert, qui, refusant la jouissance de revenus seigneuriaux, se vouant à la solitude, à l'ascétisme, au travail manuel, ont adopté un style de vie original. C'est par ces dernières que je commencerai.

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1. Dans ces fondations on voit en effet se développer, au cours du XIIe siècle, une forme d'entreprise très particulière : de grosses exploitations rurales, isolées au « désert », c'est-à-dire en terrain en grande partie inculte (je dis en grande partie, car le plus souvent ces exploitations se sont développées autour de petits essarts antérieurement ouverts par des ermites ou des colons paysans), et en tout cas à l'écart des terroirs organisés et des contraintes collectives ; le travail y est fourni par les membres de la « famille », de la fraternité qui, de ce point de vue, se répartissent en deux catégories : les clercs, les canonici qui ne travaillent qu a certaines heures dans l'intervalle de la célébration liturgique, les convers laïcs sur qui reposent, au contraire, la mise en valeur du patrimoine foncier, la production de la nourriture, et qui reçoivent leur tâche du magister laboris. Structure d'exploitation particulièrement profitable du point de vue économique, car elle avait l'avantage de fournir une solution au problème majeur de l'économie domaniale de ce temps, celui de la main-d'œuvre — problème que, depuis la disparition de l'esclavage, n'avaient pu résoudre ni le servage, ni le système de tenures corvéables, ni l'utilisation, encore très limitée pour des raisons monétaires, du salariat C'est par ces avant-gardes érémitiques et pionnières que l'institution des chanoines réguliers s'introduit, le plus profondément sans doute dans le mouvement d'expansion économique de ce temps, par sa participation au grand effort de conquête rurale en France, en Angleterre, en Allemagne surtout, et spécialement dans les provinces germaniques de l'Est, en pays slave. Evoquons le rôle tenu dans la mise en valeur du Brandebourg, de la Poméranie, de la Silésie, par les maisons de Prémontré. Il faudrait d'ailleurs étudier de près l'évolution économique des entreprises de colonisation menées par les chanoines réguliers, et ces recherches préciseraient ce que, en l'état actuel, on entrevoit à peine, c'est-à-dire les transformations fondamentales provoquées dans la seconde moitié du XIIe siècle d'abord par la difficulté de recruter de nouveaux convers, donc de constituer les équipes de travail. (J'indique entre parenthèses que ces difficultés de recrutement posent à elles seules un immense problème : doit-on les mettre en rapport avec un repli démographique, ou bien avec une modification des cadres familiaux, voire avec un progrès des techniques agricoles qui permit aux vieux terroirs d'absorber entièrement le surcroît de main-d'œuvre libéré par la croissance de la population, ou bien seulement avec un changement d'attitude religieuse, une désaffection pour les formes de piété dont la conversio

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représentait l'idéal ? On voit là combien l'histoire des chapitres se rattache étroitement à celle de l'économie, de la société, de la civilisation.) En tout cas, à ce moment, le défaut de main-d'œuvre semble avoir conduit les communautés canoniales, d'une part, à orienter l'exploitation vers l'élevage (celles au moins dont la règle n'interdisait pas, comme à Notre-Dame d'Hérival par exemple, de posséder des animaux '), c'est-à-dire, par l'écoulement nécessaire des surplus et spécialement de la laine ou des cuirs, vers l'économie marchande ; d'autre part, à abandonner en grande partie le fairevaloir direct. C'est ce qui se passe en particulier en Allemagne orientale où les chanoines réguliers à la fin du XIIe siècle appliquent à leurs possessions foncières le système de la locatio, organisant avec les capitaux fournis par la vente des surplus l'installation de colons tenanciers. Ils offrent à ces pionniers un régime de tenure très avantageux qui réduit à très peu la rente seigneuriale ; le plus clair des profits qu'ils attendent du peuplement leur vient des dîmes et de la perception de taxes ecclésiastiques. Au terme de cette évolution, c'est-à-dire dans le cours du XIII e siècle, les communautés de régime érémitique se trouvèrent dans une situation économique peu différente de celle des chapitres réformés de Y or do antiquus.

2. Pour ceux-ci, la réaction contre les complaisances de la règle d'Aix envers la possession individuelle, l'adoption de la vie commune stricte, nécessita au XIe et au XIIe siècle un aménagement de l'économie domestique. a) La réforme, en premier lieu, suppose la consolidation d'une substantia suffisamment profitable pour que les membres de la communauté soient, dans le cloître, à l'abri des pénuries et pour que la célébration liturgique se déroule dans un cadre digne d'elle. Elle se trouve, par conséquent, étroitement liée à la reconstitution du temporel, à l'action menée dans la seconde moitié du XIe et au début du XII e siècle pour dégager les biens d'Eglise de l'emprise des laïcs, pour récupérer les précaires et les fiefs. Elle f u t préparée par le courant d'aumônes dont bénéficièrent, un peu plus tôt, cathédrales et collégiales. En Provence, la réforme des chapitres débute lorsque les fonctions épiscopales échappent aux familles dominantes, lorsque le temporel de la cathédrale gagne son indépendance. Confronter 1. Voir note 1 et suivantes p. 212.

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la chronologie des réformes à l'histoire de la propriété ecclésiastique serait une entreprise relativement facile et riche d'enseignements. b) Encore fallut-il que les revenus du patrimoine aient acquis une certaine souplesse. A la possession de seigneuries foncières administrées directement, convenait, je l'ai dit, le système de la prébende. L'institution de la vie commune interdit aux chanoines réguliers de gérer sur place les domaines, exige un transfert régulier vers le cloître de revenus, de préférence stables, donc u n système plus perfectionné de liaison entre la terre et son seigneur collectif. Il faudrait examiner si la réforme s'est accompagnée d'un usage plus étendu de la concession à ferme. Il apparaît en tout cas que son installation fut favorisée par l'acquisition ou la récupération d'un grand nombre d'églises paroissiales et de dîmes. Je considère, par exemple, le patrimoine du chapitre cathédral de Nice que 1evêque Pierre voulut en 1108 ramener à la vie communautaire; il augmente à cet effet la mense capitulaire et lui attribue toute la dîme de Nice, avec les mortalagia, les dîmes et mortalages de dix paroisses, la moitié des revenus synodaux, les prémices et les oblations de Nice. D e même la collégiale de Pignans au diocèse de Fréjus, réformée selon la règle de Saint-Augustin, possédait en 1152 trente et une églises avec leurs dîmes. Or, de tels revenus étaient, par arrangement avec le desservant, parmi les plus aisément mobilisables et susceptibles d'être convertis en monnaie. J'ajoute enfin que la vie commune, le ravitaillement du réfectoire et le financement des services spécialisés me paraissent avoir été très facilités par la diffusion, à la fin du XIe et au XIIe siècle, des aumônes funéraires sous forme de fondations de services anniversaires, alimentés par des dons en nature ou en numéraire. La sépulture, la célébration d e la liturgie des défunts ont été très souvent dans les villes l'une des principales fonctions sociales des chapitres réguliers, et les revenus qui soldaient ces services, fixes, perpétuels, de perception et d'affectation généralement aisées, ont pu facilement, en particulier par l'organisation des procurationes, assurer la subsistance d'une communauté libérée dans son ensemble des soucis d'administration. Je pense que l'étude des obituaires, celle aussi, pour l'extrême fin de la période que nous étudions, des testaments, jetteraient de vives lumières sur cet aspect de la vie économique des chapitres. c) Ceux-ci, enfin, par vocation devaient, une fois leur entretien matériel assuré, assumer des charges particulières, principalement la célé-

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bration liturgique qui engageait aux dépenses de la sacristie et de l'œuvre — mais aussi l'enseignement, donc l'entretien de l'équipe d'écoliers —, enfin l'aumône. L'institution de la régularité s'accompagne souvent de la régularisation des offices spécialisés, pourvus de revenus distincts de ceux affectés à la mensa canonicorum. Ainsi, à Arles, l'archevêque Imbert, qui en 1191 avait restauré la régularité et introduit la règle de saint Augustin dans le chapitre, sanctionna quatre ans plus tard une nouvelle répartition des revenus entre sept dignitaires, le sacriste et l'archiprêtre, l'ouvrier, le capiscol, l'infirmier, le vestiaire et l'aumônier, chaque office recevant essentiellement des parts d'oblations et des cens dus par les églises. d) J'indique pour terminer l'intérêt certain d'études comparatives de la prospérité des différents chapitres réformés, conjointe à celle de l'activité des villes qui les entourent. De telles recherches se relieraient étroitement à l'examen archéologique des constructions conduites par l'oeuvre des communautés régulières. Resterait enfin à mesurer la part qui revient à celles-ci des aumônes de la ville et de ses environs, la concurrence qu'elles subissent dans le partage des libéralités pieuses de la part d'autres établissements religieux. A Arles, les premiers testaments bourgeois montrent, par exemple, que les générosités funéraires dont les chanoines de la Cathédrale avaient d'abord reçu la plus grosse part, avaient tendance, dans le premier tiers du x m e siècle, à se transporter en partie vers les institutions charitables, à aller aux Trinitaires, aux Hôpitaux, aux léproseries, puis aux ordres mendiants \ Voici donc quelques voies ouvertes. Cette présentation est sèche, et rares sont les références concrètes à des faits déjà repérés. J'aurais préféré pouvoir m'avancer sur un terrain mieux défriché. Mais j'espère que la discussion va permettre, maintenant, de donner à ces considérations quelque peu abstraites la consistance dont elles sont dépourvues.

Notes 1. A. G a l l i , « Les origines du prieuré d'Hérival », Revue Mabillon, 1959, p. 30. 2. E. Engelmann, Zur städtischen Volksbewegung in Südfrankreich : Kommunefreiheit und Gesellschaft, Arles, 1200-1250, Berlin, 1959.

CHAPITRE XI

Les « jeunes » dans la société aristocratique dans la France du Nord-Ouest au XII* siècle*

Dans les écrits narratifs composés au x n e siècle dans le Nord-Ouest du royaume de France on voit certains hommes de bonne naissance désignés comme étant des « jeunes », soit individuellement par l'adjectif juvenis, soit collectivement par le substantif juventus. De toute évidence, ces termes sont des qualificatifs précis, utilisés pour marquer l'appartenance à un groupe social particulier. Parfois, ils sont employés à propos de gens d'Eglise, et notamment pour distinguer une certaine fraction de la communauté monastique*. Le plus souvent, cependant, ils s'appliquent à des hommes de guerre et servent à les situer dans une étape bien déterminée de leur existence. De cette étape, il importe en premier lieu de reconnaître les bornes. Il apparaît très clairement que celui qu'on appelle un « jeune » n'est plus un enfant, qu'il a dépassé le temps de l'éducation et des exercices préparatoires à l'activité militaire. Pour qualifier les fils de la noblesse qui apprennent encore les usages et les techniques propres à leur état, les auteurs de ces récits usent, en effet, exclusivement d'autres mots, puer, adule s centulus, adolescens imberbis. Ces vocables sont employés par eux à propos de jeunes gens qui sont nettement sortis de ce que nous appelons l'enfance, qui ont dépassé quinze, dix-sept et même dix-neuf ans, mais qui n'ont pas terminé leur apprentissage. Le « jeune », par conséquent, est un homme fait, un adulte. Il est introduit dans le groupe des guerriers ; il a reçu les armes ; il est adoubé. C'est un chevalier3. On remarque, d'autre part, que normalement les chevaliers sont appelés « jeunes » jusqu'à leur mariage, et même au-delà : dans l'Histoire * Texte publié dans Annales : Economies, septembre-octobre 1964, pp. 835-846. 1. Voir note 1 et suivantes pp. 223-225.

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ecclésiastique d'Orderic Vital, des chevaliers mariés, mais qui n'ont pas encore d'enfants, sont présentés comme étant des « jeunes », alors que tel autre, d'âge moins avancé mais déjà père, est nommé non point juvenis mais vir *. Dans le monde chevaleresque, l'homme de guerre cesse donc d'être tenu pour « jeune », lorsqu'il est établi, enraciné, lorsqu'il est devenu chef de maison et souche d'une lignée. La « jeunesse » peut donc être par conséquent définie comme la part de l'existence comprise entre l'adoubement et la paternité Nos sources montrent aussi que cette tranche de vie peut être fort longue. A vrai dire, sa durée est, pour la plupart des individus, difficile à préciser, car ces textes sont très pauvres en indices biographiques qui se laissent exactement dater. J e citerai cependant deux exemples. Guillaume le Maréchal, âgé d'onze ou douze ans, quitta vers 1155 la maison paternelle pour être puer auprès de son oncle Guillaume de Tancarville. 11 fut armé chevalier en 1164, courut les tournois en 1166-1167, puis mena une vie d'« aventure » et de « prouesse » Il prit femme en 1189, alors qu'il avait environ quarante-cinq ans ; sa « jeunesse » avait duré un quart de siècle. Sans doute s'agit-il là d'un cas exceptionnel. Mais Arnoud d'Ardres, fils du comte Baudouin de Guines, adoubé en 1181 et marié en 1194, est resté « jeune » pendant treize ans. Ce que l'on entendait alors par « jeunesse », c'est-à-dire à la fois l'appartenance à une classe d'âge et une certaine situation dans la société militaire et dans les structures familiales, pouvait recouvrir une large portion de l'existence chevaleresque. Elle réunissait donc un nombre considérable d'individus. De ce fait, ce groupe constituait à cette époque, au sein de l'aristocratie de ces régions, un corps de poids considérable. Son importance, d'ailleurs, ne tenait pas seulement au nombre, mais au comportement particulier des hommes qui le composaient. La « jeunesse » apparaît en effet, dans ces récits, comme le temps de l'impatience, de la turbulence et de l'instabilité. Dans la période antérieure et dans la période postérieure de sa vie, l'individu est fixé, tant qu'il est « enfant », dans la maison de son père ou dans celle du patron qui l'éduque, lorsqu'il est lui-même mari et père, dans sa propre maison. Entre-temps, il erre. Ce refus du « séjour », cette errance se révèle comme un trait fondamental, au centre de toutes les descriptions que l'on conserve de l'existence du « jeune ». Celui-ci part ; il est en marche ; il parcourt provinces et pays ; il « erre par toutes les terres » 7. Pour lui, la « très belle vie », c'est « se mouvoir en maintes terres pour prix et aventures quérir », « pour prix et pour honneur conquérir » C'est une quête donc, de la gloire

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et du « prix », par le moyen de la guerre, et plus encore du tournoi 9 . Ce vagabondage est, à ses débuts, considéré comme un complément nécessaire de formation, une « étude », studia militiae, celle que poursuit par exemple, « dans les guerres impériales et royales », le jeune Arnould de Pamele, qui, brusquement entré en cours de route dans un monastère, mourut saint et évêque de Soissons10. Le voyage de jeunesse n'est donc point généralement solitaire. Le jeune, dans les premiers temps au moins de son errance, est flanqué d'un mentor qu'a choisi son père, un chevalier, un « jeune » aussi, mais de plus d'expérience, chargé de le conseiller, de le contenir, de parfaire son éducation, de conduire aussi son itinéraire vers les tournois les plus profitables. C'est le rôle que remplit, dans la Chanson d'Aspremont, Ogier auprès de Roland, et dans la réalité, Guillaume le Maréchal auprès du « jeune » Henri, fils d'Henri II d'Angleterre. Lorsque Arnoud d'Ardres fut adoubé, son père et le comte de Flandre, seigneur de celui-ci, instituèrent comme son conseiller « in torniamentis et in rébus suis disponandis » un homme d'âge, lequel, ne pouvant lui-même se déplacer sans cesse, plaça auprès de lui, en précepteur d'armes, l'un de ses neveux, jusqu'alors compagnon d'Henri d'Angleterre le « jeune » Cependant, de manière plus générale, le « jeune » se trouve incorporé dans une bande d'« amis » qui s'« entraiment comme frères » u . Cette « compagnie », cette « maisnie » — ce sont les termes propres des textes en langue vulgaire — est parfois constituée, au lendemain même de la cérémonie de l'adoubement, par les jeunes guerriers qui ont ensemble, le même jour, reçu le « sactement de chevalerie », et qui demeurent unis 19. Le plus souvent elle se cristallise autour d'un chef, qui « retient » les jeunes, c'est-à-dire leur distribue armes et deniers, et qui les guide vers l'aventure et son prix". Il arrive parfois que ce conducteur soit un homme établi, mais c'est presque toujours un « jeune ». Souvent, dans ce cas, l'équipe rassemble, autour du fils nouvellement adoubé du seigneur de leur père, les « jeunes » des familles vassales. Orderic Vital montre ainsi Robert Courte-Heuse entraînant derrière lui les fils de son âge des vassaux de son père, jusqu'alors « nourris » et « armés » par celui-ci15. Un essaim d'« enfants », parvenus à l'âge adulte, sort de cette manière de la grande maison seigneuriale, conduit par l'héritier qui vient d'accéder à la qualité chevaleresque et qui s'évade vers les vagabondages de la « jeunesse ». La cohésion vassalique, qui unissait les pères, se reconstitue alors parmi les « jeunes > : au sein de la bande, elle se prolonge pour une nouvelle

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génération. Toutefois, d'ordinaire, la compagnie est de structure un peu plus complexe. Dans la familia qu'entretenait Hugues de Chester, des pueri en cours d'apprentissage, des clercs et des courtisanes se mêlaient aux chevaliers, tous juvenes Quels étaient les « jeunes » qu'Arnoud d'Ardres entraînait à l'aventure ? Deux amis de cœur, ses compagnons inséparables, des chevaliers aussi qui ne sortaient pas de la maison de son père, mais venaient de loin, tel Henri le Champenois, enfin tous les « tournoyeuxs » de la principauté paternelle La joie règne dans ces bandes. Le chef dépense sans compter, aime le luxe, le jeu, les mimes, les chevaux, les chiens Les mœurs y sont fort libres La grande affaire est cependant de combattre, « en tournoiement et en guerres ». Une troupe de chevaliers de France se détourne un jour de sa route pour visiter Clairvaux. On était à trois jours du Carême, et saint Bernard les exhorta à s'abstenir des armes. Mais « comme c'étaient des jeunes et de forts chevaliers, ils refusèrent » et repartirent après boire, vers les jeux militaires". Les compagnies de jeunes forment par conséquent l'élément de pointe de l'agressivité féodale. Aux aguets de toute aventure d'où l'on puisse retirer « honneur » et « prix » et, s'il se peut, « revenir riche » toujours mobiles et prêtes au départ, elles entretiennent l'agitation guerrière. Ces bandes attisent des foyers de turbulence dans les zones instables et fournissent les meilleurs des contingents à toutes les expéditions lointaines C'est un jeune qui dirige l'action militaire du clan des Erlembaud lors des troubles de Flandre ; ce sont des jeunes, de « pauvres bacheliers », que Guillaume d'Orange harangue lorsque, pour « revêtir sa maisnie », il organise l'expédition contre Nîmes. Et parmi les pèlerins armés, parmi les croisés, combien de jeunes " ? Vouée à la violence, la « jeunesse » constitue, dans la société chevaleresque, l'organe d'agression et de tumulte. Mais elle se trouve par là offerte aux dangers. Agressive et brutale, la jeunesse est, par situation, un corps décimé. Sur ce point, les informations abondent. Dans les textes que j'utilise, les allusions les plus nombreuses aux jeunes concernent effectivement leur mort violente. Celle-ci survient accidentellement, à la chasse ou dans les exercices d'armes, mais plus souvent dans les affrontements militaires". Elle fauche parfois par groupes entiers les rejetons des lignages ; elle y creuse toujours de larges trous. Deux des fils du châtelain Henri de Bourbourg sont morts dans leur « jeunesse », tandis qu'un troisième revenait aveugle d'un tournoi". Lorsque Lambert, l'auteur des Annales Cameracenses, dresse, dans un très curieux passage de ce récit, un

Les « jeunes » dans la société

aristocratique

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tableau de sa parenté, il évoque la mémoire des dix frères de son aïeul Raoul, tués le même jour dans un combat dont les « cantilènes des jongleurs » ont prolongé de son temps le souvenir ; et, sur les quinze hommes de son sang que d'autre part il nomme, trois sont morts au combat, un quatrième d'une chute de cheval". La vocation militaire de l'aristocratie, les stimulations d'ordre biologique, et tout ce qui tient à l'âge même de ces hommes, peuvent rendre compte de leur comportement. Mais pour en mieux saisir les ressorts profonds, je pense qu'il faut aussi considérer les cadres familiaux dans lesquels s'insérait le groupe des « jeunes », car leur structure a beaucoup contribué à aiguiser l'avidité de ceux-ci et à les jeter dans l'aventure et la turbulence. Des sondages statistiques fondés sur un nombre important de généalogies donnent à penser que, dans la société aristocratique de cette région et de cette époque, l'écart moyen des générations était d'une trentaine d'années. Or, à la fin du XIIe siècle, le fils aîné parvenait normalement à l'âge adulte et recevait les armes entre seize et vingt-deux ans, c'est-à-dire alors que son père, dans la cinquantaine, tenait encore fortement en main le patrimoine et se sentait très capable de le gérer seul. Il semble bien que les convenances incitaient les pères les plus fortunés et les plus soucieux de la gloire de leur maison à fournir à leur fils aîné de quoi conduire un groupe de « jeunes » dans l'errance pendant un an ou deux après la cérémonie de l'adoubement A u terme de cette randonnée, le « jeune », revenu dans la maison paternelle, s'ennuie. Il étouffe ; il a goûté pendant sa tournée l'indépendance économique et la liberté de dépense, il lui coûte d'en être désormais privé ; il guigne des revenus qui lui soient propres. Si sa mère est morte, de mauvais conseillers l'incitent à demander ce qu'elle a laissé d'héritage : ce que fait, par exemple, Arnoud d'Ardres 28 . Longues discussions, premier affrontement avec le père, qui parfois doit céder. Mais même alors, le « séjour » pèse. Les tensions s'aggravent contre la puissance paternelle. L'histoire des grands lignages est pleine de telles discordes ; elles provoquent souvent un nouveau départ du fils, agressif celui-ci : le « jeune » fils aîné, entouré de ses jeunes compagnons, entre en lutte ouverte contre le vieux seigneur D e toutes manières, « long séjour honnit jeune homme ». Aussi, même si la paix de la famille n'est pas si violemment troublée, le jeune héritier, incapable de se satisfaire de sa seule activité domestique, reprend la route Son père lui accorde avec soulagement son c o n g é " . Il ne le rappellera que tout à fait

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impotent Il semble à chacun normal que le fils chevalier non établi, non marié, prenne du champ et s'en aille au loin. Les règles de gestion du patrimoine aristocratique incitaient donc alors le fils aîné à la quête aventureuse. Mais il avait des frères, et d'ordinaire beaucoup. La lecture d'Orderic Vital donne à penser que, dans les maisons nobles, cinq, six, sept garçons parvenaient normalement à l'âge adulte. Ceux-ci se trouvaient également poussés au départ, et bien plus vigoureusement que le premier-né. Dès le début du XIe siècle, le privilège qu'avait l'aîné de recueillir en succession les pouvoirs seigneuriaux de son père et sa maison était en effet fermement établi dans les lignées des plus hauts seigneurs, les rois, les comtes et les châtelains. Les prérogatives de la primogéniture furent sans doute plus lentement admises dans les familles de moindre volée. A la fin du X I I e siècle, elles s'imposaient pourtant à toute la société chevaleresque, dans cette région où les alleux devenaient rares et où le droit féodal faisait obstacle au morcellement des fiefs. En témoigne le soin que prennent les écrivains à désigner, dans les énumérations généalogiques, l'aîné des garçons et même l'aînée des filles 3S. Quel était alors le sort des cadets ? Deux ou trois d'entre eux pouvaient espérer de fructueux établissements dans l'Eglise. Aux autres revenait quelquefois une petite part de l'héritage, constituée généralement par certaines acquisitions récentes ou par les biens de la branche maternelle M. Mais dans ce cas, il s'agissait d'une possession précaire. Et ces bribes entretenaient des discordes entre frères, nourrissaient les avidités, aiguisaient les tentations de s'emparer par la force de la part des autres frères ou des neveux". Privés de tout espoir d'hoirie certaine, les fils puînés ne voyaient qu'une issue : l'aventure. Au niveau des coutumes réglant la dévolution des héritages et la distribution des ressources familiales, il convient donc de placer la racine des pulsions qui jetaient dans la vie errante, après l'adoubement, les chevaliers du X I I e siècle. A ses compagnons ensement Ennuia molt très durement Car esrer plus lor pleüst Qu'a sejornez, s'estre pleüst Quer bien saciez, ce est la somme Que lonc sejor honist giemble homme Encore faut-il, pour mieux éclairer la situation de la « jeunesse », examiner de près le jeu des pratiques matrimoniales et ses inci-

Les « jeunes » dans la société

aristocratique

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dences, puisque, on l'a vu, la jeunesse se poursuivait jusqu'au mariage et, pratiquement, se terminait avec lui. Nul besoin d'insister sur le fait que tout mariage était alors une affaire décidée, conduite et conclue par le père et les anciens du lignage36. Ceux-ci, bien sûr, traitaient en premier lieu du mariage du fils aîné. Mais comme cette union mettait en jeu l'avenir de la maison, ils y mettaient beaucoup de prudence ; ils attendaient l'occasion vraiment bonne, et ceci prolongeait d'autant la « jeunesse ». A l'égard des autres fils, leur attitude était beaucoup plus circonspecte encore, pour d'autres raisons. Il importait, en effet, de ne point autoriser trop de cadets à prendre femme, de crainte que ne se multipliassent à l'excès les branches latérales du lignage et qu'elles ne vinssent à étouffer la tige maîtresse. En outre, et surtout, marier un fils c'était toujours amputer le patrimoine, pour établir le nouvel époux et pour garantir la « dot », c'est-à-dire le douaire de sa femme On s'y résignait pour l'aîné. On se montrait beaucoup plus réticent à le faire de nouveau en faveur d'un autre fils. Les fils puînés étaient voués à une plus longue « jeunesse ». Autre empêchement : dans l'environnement de la famille, les filles susceptibles d'être épousées étaient rares. D'anciennes alliances réunissaient en effet toute la chevalerie d'un pays dans un même cousinage. La notion que ce temps se faisait de l'inceste, les interdits de consanguinité contrôlés par l'Eglise, dressaient là un obstacle formel. Il était renforcé par le jeu vécu des épousailles : les tableaux généalogiques montrent en effet que les chefs de maison traversaient, pour la plupart, plusieurs veuvages : pour que leur mariage fût fructueux, on leur avait en effet donné pour femme une veuve plus âgée qu'eux, ou bien le rejeton malingre d'un lignage en décrépitude biologique ; intervenaient certainement aussi les accidents de l'accouchement. Veufs, en tout cas, et d'autre part établis, fixés, ils cherchaient une nouvelle épouse dans le voisinage. Or leur position, leur prestige, leur entregent, les favorisaient dans la course au mariage. Ils s'adjugeaient les meilleurs partis, et ôtaient ainsi toutes leurs chances aux « bacheliers » sans femme. Tout se conjuguait ainsi pour prolonger la « jeunesse », et pour lancer les « jeunes » dans l'aventure lointaine. En fait, celle-ci se révèle être aussi, et peut-être surtout, une quête aux épouses. Pendant toute son errance, la bande des jeunes se trouvait animée par l'espoir du mariage. Elle savait que son chef, dès qu'il serait lui-même établi, tiendrait pour son premier devoir de marier ses compagnons M. Tous les juvenes guettaient la riche héritière. En apercevaient-ils une, ils s'efforçaient de se la réserver, à

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Hommes et structures du moyen âge

peine nubile ; parfois, ils entraînaient l'enfant dans leur course, quitte à la restituer au père s'il leur arrivait de trouver mieux en chemin ou si quelque autre jeune venait la réclamer avec trop d'insistance. J'emprunte encore un exemple à l'Histoire des comtes de Guiñes : certain aventurier avait emmené en Angleterre la fille du châtelain de Bourbourg, qui lui était promise ; Baudoin d'Ardres, ayant gagné l'amitié du père par ses entreprises guerrières, obtint que l'on discutât pour faire revenir l'héritière, qu'il finit par épouser " . L'intention de mariage paraît bien commander tout le comportement du jeune, le pousse à briller au combat, à parader dans les réunions sportives. Ainsi, par ses prouesses, Arnoud de Guiñes tenta d'abord de séduire la comtesse de Boulogne ; puis il se promit à la fille du comte de Saint-Pol ; bientôt, rompant toute attache, il se jeta sur l'héritière des châtelains de Bourbourg dès qu'il la sut bonne à prendre40. La chasse à la fille riche, au bel établissement, n'était donc pas toujours décevante. Mais ses hasards et ses profits ne s'expliquent que par la relative abondance du beau gibier, c'est-à-dire par l'étiolement fréquent des lignages nobles, qui faisait tomber l'héritage entier entre les mains d'une héritière. Or ce phénomène lui-même se trouve étroitement lié à l'existence du groupe des « jeunes >, à sa situation particulière, à la vie aventureuse de la « jeunesse » masculine, aux dangers qu'elle court et qui la déciment. Et nous voici par là conduits à revenir à des considérations sur la démographie de ces familles. L'examen des généalogies seigneuriales est ici très instructif et convaincant. Voici deux cas, qui ne sont point exceptionnels. Celui, d'abord, de la descendance du seigneur normand Hugues de Grentemesnil. Il fut père de dix enfants, parvenus à l'âge adulte, dont cinq garçons. Deux moururent « jeunes », au sens précis de ce terme ; deux autres furent éloignés par l'aventure ; l'un se fixa en Pouille, le second, plus près, en Angleterre, où il eut deux fils, mais ceux-ci moururent, en voyage de « jeunesse >, dans le naufrage de la Blanche Nef. Un seul fils restait sur le patrimoine, l'aîné, Robert, peut-être parce qu'on l'avait plus vite marié, plus tôt soustrait aux dangers de la « jeunesse » ; celui-ci cependant n'avait qu'une fille, et par elle la fortune familiale passa dans un autre lignage Or le chevalier avait reçu de Dieu mission de combattre. Désormais, il ne lui fut plus permis de le faire qu'à l'extérieur de la communauté chrétienne, qu'à l'extérieur du corps du Christ et contre les ennemis de la foi. A cette guerre pour la foi, la seule qui fût désormais vraiment licite, il devait, selon la morale des assemblées de paix, consacrer entièrement ses armes que les prêtres, dans les cérémonies de l'adoubement, s'étaient mis à bénir. Il était devenu, comme la jeune littérature à son usage le lui répétait sans cesse, le « soldat du Christ ». Voici pourquoi — et nous parvenons ici au troisième degré de la maturation des idées pacifiques — le concile de Clermont, en 1095, fut d'abord

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et structures du moyen âge

un concile de paix. En premier lieu, parce qu'il reprit les injonctions de pénitence Ensuite parce qu'il conféra valeur universelle aux stipulations jusqu'ici locales de la trêve de Dieu". Enfin et surtout, parce que l'intervention pontificale étendit à tous ceux qui entreprendraient le voyage de pénitence vers la terre sainte les privilèges assurés jusqu'ici aux pauvres, aux laïcs sans armes **. La croisade sans conteste porte l'exigence de la paix de Dieu à son accomplissement. Car elle suscite le départ du peuple des pauperes vers Jérusalem, c'est-à-dire vers le Royaume, inaugurant ainsi une marche confiante, pacifique, désarmée, mais pourtant irrésistible, comme jadis, en 1038, l'avait été celle de la multitudo inermis vulgi mobilisée par l'évêque de Bourges. C'est aux chevaliers pénitents qu'il convient d'encadrer ce nouvel exode, de le protéger, de forcer s'il le faut son progrès en combattant les mécréants. Toutes les formules de la croisade sont reprises des canons des précédents conciles de la Gaule du Sud, jusqu'au symbolisme de la Croix, rempart contre les violences, signe de protection et d'asile30. Dans le voyage de Jérusalem s'est en fait réalisé l'idéal de la reformatio pacis. Celle-ci avait été rendue nécessaire par la dégradation de l'institution royale et par l'évolution de la société, où l'activité guerrière devenait le privilège d'une classe déterminée. En fait, toutes les dispositions des conciles réformateurs visaient cette classe nouvelle et les puissances d'agressivité dont elle était chargée. Il fallut d'abord s'en défendre, les discipliner, puis s'efforcer de les détourner vers le bien. Aussi seule une portion du laïcat — le groupe des milites — des chevaliers, subit-elle directement l'influence des institutions de paix. Mais celle-ci fut profonde. La réglementation édictée par les conciles fixa d'abord les contours de ce corps social ; elle lui donna sa consistance ; ce fut elle qui le constitua en ordo. Puis elle lui forgea une morale particulière. Au seuil du X I I e siècle la nova militia, revêtue d'armes bénites, se voyait assigner deux tâches conjointes — celles du « prud'homme », celle que saint Louis s'efforcera d'assumer mieux que personne : en premier lieu, défendre l'Eglise et les pauvres ; en second lieu combattre les ennemis du Christ. C'est-à-dire, en fait, faire régner la paix de Dieu.

Les laïcs et la paix de Dieu

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Notes 1. La chronologie établie par B. TÖPFER, Volk und Kirche zur Zeit der beginnenden Gottesfriedensbewegung in Frankreich, Berlin, 1957, peut être rectifiée d'après R. BONNAUD-DELAMARE, Les institutions de paix en Aquitaine au XI' siècle, La Paix, I (Société Jean Bodin, XIV), Bruxelles, 1962. 2. Cet aspect est fort bien mis en évidence dans l'étude de R. BONNAUDDELAMARE parue dans les Mélanges Halphen, Paris, 1951. 3. La relation de l'idéologie de paix avec les structures sociales est placée en pleine lumière dans l'ouvrage de TÖPFER. 4. Malgré ses imperfections, le recueil de textes contenu dans L. HUBERTI, Studien zur Rechtsgeschichte der Gottesfrieden und Landsfrieden, Ansbach, 1892, est le plus utile. C'est à lui que je donnerai référence. Ici, p. 35. 5. Ibid., p. 212. 6. TÖPFER, op. cit., p. 35,. note 2 6 ; BONNAUD-DELAMARE, Les

institutions

de la paix..., p. 422. 7. HUBERN, op. cit., p. 136. Etait-ce bien là le rôle des prélats ? Lorsque le mouvement parvint après 1023 aux lisières de l'Empire, dans des régions où le pouvoir royal apparaissait fort capable de remplir ses fonctions, certains prétendirent le contraire. L'évêque Gérard de Cambrai remontra qu'il « appartenait aux rois de réprimer les séditions, d'apaiser les guerres et d'étendre les rapports pacifiques ; quant aux évêques, ils avaient simplement à exhorter les rois à combattre pour le salut du pays, et à prier pour leur victoire» (ibid., p. 162). 8. BONNAUD-DELAMARE, Les institutions de la paix..., pp. 425-426. 9. Ibid., p. 447.

1 0 . HUBERTI, op.

cit.,

2 3 . HUBERTT, op.

cit.,

11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. 18. 19. 20.

p. 1 2 4 .

Ibid., p. 35. Ibid., p. 123, 166. Ibid., p. 123, 124. Ibid., p. 183. Ibid., p. 214. Ibid., p. 206. Ibid., p. 35. Ibid., p. 320. Ibid., p. 166. Ibid., p. 406, 417 (1095, concile de Clermont ; serment de paix de Foulque d'Anjou et des grands de Touraine). 21. BONNAUD-DELAMARE, Les institutions de la paix..., p. 432. 22. HUBERTI, op. cit., p. 241 : en 1027, les canons du concile d'Elne punissent l'inceste et la répudiation en même temps que les violences ; ibid., p. 203, 205, Raoul GLABER et les chroniques contemporaines indiquent que les conciles des alentours de 1033 ont imposé l'abstinence de vin le jeudi et l'abstinence de viande le vendredi, en même temps qu'ils réformaient la paix. p.

167.

24. Ibid., p. 240 : < Nul homme n'attaquera son ennemi entre la neuvième heure du samedi et la première du lundi. » 25. Capitulaire de 813 cité par HUBERTI, op. cit., p. 246.

240

26. 27. 28. 29.

Hommes

et structures

du moyen

âge

Ibid., p. 317. Ibid., p. 406 (et notamment la consigne de jeûne). Ibid. Ibid., p. 411. On notera que le concile d'Arles de 1037-1041 avait imposé le pèlerinage à Jérusalem en pénitence d'un homicide commis pendant la trêve de Dieu {Ibid., p. 273). 30. Ibid., p. 408.

CHAPITRE XIII

Le problème des techniques agricoles*

L'essor de l'Europe médiévale, toutes les manifestations d'exubérance qui apparaissent dans une vive lumière après l'an mil, la montée démographique, la renaissance des villes et des échanges, l'affermissement de l'ordre politique, aussi bien que la floraison culturelle, procèdent incontestablement, pour reprendre une expression de Fernand Braudel, d'une « réussite agricole ». Car ce pays était auparavant exclusivement rural ; les traditions alimentaires y imposaient de produire avant tout des grains. Tout le progrès fut par conséquent poussé en avant, sans nul doute, par un accroissement de cette production céréalière. Malheureusement, ce premier départ est tout à fait obscur. D'abord parce qu'il se situe aux niveaux les plus humbles de l'activité humaine, dans une zone qui laisse ordinairement peu de vestiges et qui pratiquement échappe, à toutes les époques, aux curiosités de l'historien. Mais aussi parce que ce progrès s'est produit entre le vm" et le Xe siècle, en un temps très barbare pour lequel la documentation est des plus indigentes. Il serait de premier intérêt de connaître quel était, à ce moment, le niveau des techniques agricoles. Or cette question capitale est presque entièrement insoluble. Comme l'indique le titre donné à mon intervention, je me propose seulement de poser le problème, de le cerner et d'en préciser brièvement les données. L'espace et le temps où s'inscrivent ces remarques — je me limiterai à l'Europe carolingienne entre le vm 9 et le Xe siècle — furent par bonheur le lieu d'une première renaissance culturelle. C'est pourquoi nous ne sommes pas entièrement démunis de textes utiles. La rénovation de l'Etat, dont les rois francs furent les artisans, * Texte publié dans Agricoltura e mondo rurale m occidente nell'alto medioevo, Spolète, Presso La Sede del Centro, 1966, pp. 267-283.

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Hommes et structures du moyen âge

impliquait en effet un effort pour réintroduire l'usage de l'écriture dans l'administration, et notamment dans l'administration des grandes fortunes foncières, celle du souverain lui-même, celle aussi des grands établissements religieux dont il se sentait responsable. En fait, un certain nombre de documents furent alors rédigés et ils n'ont pas tous disparus. Les sources écrites demeurent toutefois, quant aux questions que nous nous posons, d'un intérêt limité. Elles sont d'abord très clairsemées et s'égrènent sur un peu moins d'une centaine d'années, entre le début du IXe et le début du Xe siècle. Les plus explicites, d'autre part, proviennent toutes des seules régions où l'action carolingienne fut réellement efficace, c'est-à-dire des pays d'entre la Loire et le Rhin, du Sud et de l'Ouest de la Germanie, et enfin de la Lombardie. En outre, elles ne concernent jamais qu'un secteur très privilégié de l'agriculture, de très vastes entreprises seigneuriales, gérées de manière exceptionnellement rationnelle par des hommes cultivés qui vraisemblablement appliquaient à leur terre les méthodes les plus évoluées. Ces textes, enfin, sont presque tous des inventaires. Ils révèlent la physionomie d'une exploitation, telle qu'un certain jour elle apparut aux yeux d'enquêteurs envoyés pour la déaire ; or ces hommes avaient pour mission d'enregistrer l'état des biens, meubles et immeubles ; on n'attendait pas d'eux qu'ils dressassent un bilan ni qu'ils missent en évidence le sens d'une évolution. Images statiques donc, isolées les unes des autres et qui ne jettent que quelques traits de lumière très discontinus. Les techniques agricoles n'y sont jamais décrites pour elles-mêmes ; on ne peut en découvrir jamais qu'un reflet, fragmentaire et flou, celui qui avait pu s'imprimer dans la structure de l'une ou l'autre de ces grandes seigneuries rurales. Certes, l'histoire des techniques ne se construit pas seulement avec des textes, et l'on peut même dire que la relation écrite n'apporte jamais sur le travail humain qu'un témoignage partiel. Rien ne saurait remplacer, lorsqu'il s'agit des techniques paysannes, l'observation directe de l'outillage et celle du paysage agraire, c'est-à-dire de l'espace naturel aménagé par l'effort des hommes. L'archéologie doit donc être appelée en renfort et peut efficacement contribuer à étendre et à compléter l'enseignement de l'écrit. C'est ici qu'il faut déplorer le net retard de la recherche archéologique ; elle est beaucoup moins poussée dans la partie carolingienne de l'Europe, l'Allemagne mise à part, qu'elle ne l'est en Angleterre, en Scandinavie ou dans les pays de l'Est. Sur les outils de cette époque, les fouilles n'ont pratiquement rien appris, et l'on ne peut rien attendre de précis de

Le problème

des techniques

agricoles

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l'exploitation du matériel iconographique. Il s'avère, d'autre part, que reconstruire en palimpseste à partir de l'aspect présent des campagnes le paysage rural carolingien est une entreprise fort hasardeuse. La toponymie, et surtout la microtoponymie, ont subi depuis lors de telles altérations que la strate des vm e -X e siècles se trouve, la plupart du temps, inaccessible. On pourrait attendre davantage d'un recours systématique à la génétique botanique, mais, en dehors encore de l'Allemagne, on peut dire que, dans l'espace géographique qui nous occupe, les recherches de ce genre n'ont pratiquement pas commencé. Ces considérations désabusées font pressentir le caractère conjectural et, la plupart du temps, négatif des remarques que je vous livrerai maintenant. #

De toute évidence, le problème des techniques agricoles ne peut être abordé valablement qu'à l'intérieur d'un ensemble plus vaste, du système agraire tout entier, c'est-à-dire du complexe cohérent de pratiques que toute communauté rurale applique au terroir dont elle attend sa nourriture. Le champ de céréales n'est en effet jamais qu'un élément du paysage, et, selon qu'il en constitue un élément majeur ou un élément marginal, ni les méthodes de sa culture, ni même sa fertilité ne sont exactement les mêmes. Il importe donc de partir d'une première interrogation. Quelle place occupait alors l'agriculture dans l'économie rurale ? Autrement dit, quelle était la part respective du saltus, de la nature vierge, et de l'ager, de l'espace cultivé, dans le paysage agraire ? Pour y répondre, deux voies s'offrent à la recherche. On peut s'efforcer de délimiter l'importance relative des grains dans la production paysanne, et par conséquent dans l'alimentation humaine ; on peut essayer de reconstituer la structure ancienne du terroir. Mais ces deux voies ne conduisent jamais qu'à des résultats partiels et décevants. 1. En effet, les seules données précises dont l'historien dispose pour savoir comment se nourrissaient les hommes des temps carolingiens lui sont fournies par les règlements intérieurs des monastères. On y voit que l'usage de la viande était strictement limité et que le pain formait dans les cloîtres la nourriture fondamentale. Ces dispositions expliquent que l'exploitation de la terre monastique, la seule à peu près qui soii connue par les documents écrits, apparaisse résolument orientée vers la production des céréales. Mais l'on doit considérer que



Hommes et structures du moyen âge

les abbayes constituaient un milieu très particulier, où le régime alimentaire était fixé par une règle et, en quelque sorte, ritualisé. Et l'on ne saurait en déduire qu'en dehors des communautés monastiques tous les hommes se nourrissaient semblablement, ni que les régisseurs des grands domaines laïcs n'attendaient pas des ressources beaucoup plus importantes de la forêt ou du pâturage. En fait, les très rares textes qui décrivent des domaines laïcs attestent le rôle considérable que pouvait tenir ici l'exploitation de la végétation naturelle. On a remarqué que le capitulaire De Villis, recueil de directives à l'usage des régisseurs des seigneuries royales, s'occupe relativement peu de l'agriculture et qu'il s'occupe bien davantage de l'élevage et de la protection des bois, que les administrateurs du fisc avaient mission de défendre contre l'extension des cultures. Domaine royal, Annapes apparaît comme une vaste exploitation pastorale et, parmi les réserves de nourriture que les enquêteurs y ont inventoriées, les porcs fumés et les fromages occupaient, semble-t-il, une place sensiblement plus large que les stocks de grains. Se dessine ainsi, au moins dans le Nord de l'Europe carolingienne, un premier contraste entre les grandes entreprises gérées pour des seigneurs laïcs et celles qui relevaient des moines. 2. L'archéologie des terroirs révèle d'autres contrastes qui, ceux-ci, sont géographiques. La plupart des données qu'elle fournit aujourd'hui proviennent, à vrai dire, des régions voisines de la mer du Nord, l'Allemagne du Nord-Ouest et les Pays-Bas. On entrevoit ici que l'espace aménagé pour la culture était fort restreint et que les hommes tiraient de la forêt, du taillis, des pâturages et du marécage, par la cueillette, la chasse et l'élevage, de très importants compléments de nourriture ; et les fouilles, d'autre part, attestent également l'importance de l'alimentation carnée. Hors de cette zone géographique, qui correspondait en fait à la partie la plus primitive, la moins évoluée du monde carolingien, on voit à vrai dire beaucoup moins clair. Plus au sud, il existait certainement aussi des régions où la culture des céréales se disséminait en champs de dimensions restreintes dispersés au milieu d'un vaste espace laissé inculte ; c'était le cas, par exemple, à Nully, aux frontières du Perche, dans le plus occidental des domaines de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés. Et si l'on considère les provinces qui, depuis l'époque romaine, avaient été toujours vouées à la production des blés, il n'est pas interdit d'émettre à leur propos l'hypothèse d'un certain retrait de l'agriculture. On peut la fonder notamment sur les déplacements de l'habi-

Le problème des techniques agricoles

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tat rural ; dans les pays les plus proches de la Méditerranée, comme la Provence, l'abandon des sites de plaine pour des sites de hauteur paraît bien résulter d'une modification du système agraire, de l'extension de l'activité pastorale aux dépens de la culture céréalière, et peut être également tenu pour corrélatif à une évolution conjointe du régime alimentaire, à l'extension de la consommation de la viande, dont témoigne l'analyse des résidus de nourriture découverts sur les rares emplacements de villages qui ont été fouillés. Cependant, dans l'ensemble de l'Europe carolingienne, l'image très imparfaite que l'on peut construire sur les données de la toponymie, rend plausible l'hypothèse d'une implantation de l'agriculture nettement moins restreinte que dans les seuls pays du Nord-Ouest : il existait en Ile-de-France de très vastes clairières agricoles ; dans le Mâconnais, la très forte densité de l'habitat rural implique que l'aire cultivée l'emportait nettement sur les espaces incultes. 3. Au demeurant, on peut s'arrêter à deux conclusions sûres. Il est évident, d'abord, que partout l'élevage avait sa place dans l'exploitation rurale. Toutefois une place plus ou moins grande, et j'ajoute tout de suite ces deux restrictions importantes : il s'agit partout essentiellement de l'élevage du petit bétail et spécialement du porc ; donc d'un élevage sauvage, de forêt et de plein vent, et non pas d etable. D'autre part, les documents écrits (ils concernent tous des domaines relevant d'établissements monastiques, et ceci restreint la portée de leur enseignement) donnent à penser que, hors de la portion la plus septentrionale de l'Europe carolingienne, les étables étaient fort peu garnies dans les plus vastes entreprises céréalières, et qu'elles l'étaient assurément trop peu pour assurer un heureux équilibre agropastoral. J'emprunte deux exemples à l'inventaire de la fortune de l'abbaye de Santa Giulia de Brescia : dans la curtis de Canella, quatre bœufs seulement à l'étable, alors que l'on semait quatre-vingt-dix muids de grains sur les champs de la réserve ; six bœufs et quatre vaches à Porzano, où la terre arable du maître s'étendait sans doute sur quelques soixante-dix hectares. Cette déficience en gros bétail me paraît fondamentale dans la plus grande partie de l'Europe carolingienne, et je me réserve d'y revenir tout à l'heure. Mais, deuxième conclusion sûre, il est non moins évident que partout l'on cultivait aussi des céréales, non seulement sur la terre des seigneurs, non seulement sur la terre des moines. A Annapes, dans une zone de prédominance pastorale, les installations destinées à la préparation du grain placées par le maître à la disposition des

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paysans d'alentour, les moulins et les brasseries, procuraient chaque année de très grosses quantités de blé, prélevées sur les usagers : plus de mille cinq cents muids, c'est-à-dire autant ou presque qu'il en était semé en automne sur la terre domaniale. On ignore le taux du prélèvement et le nombre des foyers paysans qui le subissaient. Mais l'importance du profit assure que la population rurale, même dans cette région très retardée, très pastorale, fondait en partie au moins son alimentation sur le pain et la cervoise, et qu'elle récoltait pour cela des céréales — des céréales diverses : beaucoup moins de froment que, selon les contrées, d'épeautre, d'orge ou même de mil. Mais partout des champs établis sur les sols légers, les moins rebelles à la culture. Et, sur ce point les textes sont formels, partout des champs permanents.

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Or, qui dit champs permanents entend la nécessité d'appliquer à la terre des techniques aptes à en renouveler périodiquement la fertilité. Dans le système agraire traditionnel des campagnes européennes, ce but était atteint par l'usage conjoint de trois procédés : d'une part, l'institution d'une rotation des cultures laissant des temps de repos au sol cultivé, restituant celui-ci momentanément, par la jachère, à la végétation naturelle ; l'apport de fumier d'autre part ; enfin, le labour. Qu'en était-il à l'époque qui nous occupe ? J e me suis assez longuement étendu sur cette question dans un ouvrage récent, et je me contenterai de brèves observations. 1. Le premier aspect du problème concerne la jachère et sa situation dans le cycle des cultures. Les inventaires des grands domaines carolingiens évaluent parfois la quantité des différents grains récoltés et semés sur la terre de maître, et, plus souvent, décrivent les prestations en céréales exigées des tenures ; ils indiquent d'autre part comment les services en travail effectués par les dépendants sur les champs de la réserve se disposaient dans le cours de l'année. Ces indications permettent d'établir avec certitude qu'une semaille de printemps — en avoine surtout et, accessoirement, en légumineuses — succédait normalement sur les champs seigneuriaux à la semaille d'hiver, de froment, de seigle, d'épeautre ou d'orge. Malheureusement, comme les enquêteurs ne se souciaient que de la part utile du domaine, comme les intéressaient seulement les surfaces ensemencées

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et les travaux préparatoires qui s'y trouvaient appliqués, il est tout à fait exceptionnel de trouver dans les textes des indications précises sur l'étendue de la jachère. Certes, l'inventaire des domaines de l'abbaye de Saint-Amand atteste avec clarté que les champs de la terre indominicata étaient répartis en trois portions égales, l'une cultivée en blés d'hiver, l'autre en blés de printemps, la troisième laissée au repos. Ici, l'emploi d'une rotation triennale, qui ne laissait chaque année improductif que le tiers de l'espace arable, est assuré. Cet emploi est probable également sur un certain nombre de domaines du centre du Bassin parisien où les corvées s'organisaient en fonction de deux « saisons » équilibrées, l'une d' « hivernage », l'autre de < trémois ». Mais ailleurs, et dans la plupart des cas, on discerne, dans les évaluations de récolte et de semailles, un net déséquilibre entre les deux catégories de céréales ; rarement les blés de printemps l'emportent, d'ordinaire ils ne constituent qu'une part très marginale de la production. Il faut donc considérer que la semaille de printemps n'était souvent répandue que sur une portion seulement de la terre précédemment cultivée en blés d'hiver, laissant le reste au repos total, et que, par conséquent, la jachère s'étendait normalement sur plus d'un tiers des labours. Les documents de l'abbaye flamande de Saint-Pierre-au-Mont-Blandin montrent que les champs n'étaient ensemencés qu'un an sur trois. Il est permis de supposer que la plupart des agriculteurs de ce temps sentaient la nécessité de ménager de très longs repos à la terre. La faim les tenaillait : ils laissaient pourtant en friche une partie importante de l'espace cultivé. Pendant ces périodes de repos, les champs étaient-ils livrés à la libre pâture du bétail ? La question est importante, car le parcours du troupeau concourt efficacement à reconstituer la fertilité du sol. Pour la partie nord de l'Europe carolingienne, c'est-à-dire pour les régions où l'activité pastorale occupait la plus grande place dans l'économie des campagnes, différents textes, les inventaires du domaine, mais aussi les prescriptions des lois, font allusion à ces barrières temporaires, dressées autour des champs dès la première pousse des blés, puis abattues après la moisson, à ces signes que l'on élevait sur les champs ensemencés pour en interdire l'accès au bétail. Ces dispositions prouvent que les bêtes normalement étaient lâchées sur les chaumes et y demeuraient tant que le champ restait en jachère. Mais de telles indications manquent dans les documents qui concernent les autres provinces. Faut-il en déduire que Vager était ici plus strictement isolé du saltus et que les jachères n'étaient pas pâturées ? L'eussent-elles été que, dans ces pays plus agricoles,

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l'insuffisance de lelevage du gros bétail, que j'ai signalée tout à l'heure, eût fortement limité l'apport d'engrais naturel que la terre pouvait recevoir de cette manière. Dans la plupart des cas, on peut donc penser que la période de repos était à elle seule impuissante à reconstituer valablement la fécondité du sol. Il importait donc de nourrir celui-ci d'autre façon. 2. Dans l'ensemble, les sources écrites contiennent fort peu d'allusions à la fumure. Sans doute, l'inventaire des biens de l'abbaye bavaroise de Staffelsee mentionne-t-il que certaines tenures étaient astreintes à répandre chaque année du fumier sur la terre du maître. Mais quatre seulement des manses dépendant du domaine se trouvaient chargés d'un tel service, et chacun ne devait pas fumer plus d'un journal des champs de la terre indominicata, laquelle s'étendait sur 740 journaux : ce n'était donc guère plus de 0,5 % des labours seigneuriaux qui, chaque année, recevait sous cette forme de l'engrais. L'apport apparaît donc dérisoire, et ceci tient encore à la rareté du gros bétail. Le souci majeur, celui de nourrir les hommes, faisait réserver les meilleures terres aux grains, restreignait étroitement l'étendue des prés de fauche et, dans les campagnes les plus évoluées, sur les domaines les plus fermement orientés vers la production des céréales, limitait strictement le nombre des animaux que l'on pouvait alimenter de fourrage à l'étable et qui produisaient du fumier. La plupart des insuffisances de l'agriculture de ce temps me paraissent découler de là. 3. Le procédé essentiel, pour revigorer la fertilité des champs permanents, consistait donc, dans ces conditions, à en retourner la terre avant la semence, à les labourer. Dans les exploitations où les techniques agricoles semblent les plus avancées, dans les grands domaines monastiques du Bassin parisien, on pratiquait trois fois dans l'année cet acte régénérateur ; deux labours préparaient la semaille d'hiver, après la longue jachère, un troisième précédait la semaille des blés de printemps. Arare, ce terme utilisé par les rédacteurs des inventaires, indique que ce travail s'effectuait à l'aide d'un instrument tracté. Toutefois, de la structure de celui-ci, on ignore à peu près tout. Les textes le nomment soit aratrum, soit carruca, mais ce dernier vocable signifie seulement d'une manière certaine qu'il avait des roues. Le soc dont il était muni ouvrait-il seulement la terre ? Ou bien, de structure dissymétrique, parvenait-il à la retourner, renforçant ainsi de manière fondamentale la valeur agronomique

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du labour ? Les documents iconographiques ne permettent aucune réponse à cette question capitale. On m'a montré, sur certains chantiers de fouilles de l'Europe orientale, des socs de fer datant vraisemblablement du x® siècle, mais qui étaient symétriques ; les archéologues néerlandais ont trouvé aussi des socs de fer, qu'ils ne peuvent dater précisément ; ils sont eux aussi symétriques, et l'on ne peut dire s'ils armaient des charrues ou des houes ; enfin on ignore la forme des socs métalliques que certains tenanciers lombards devaient livrer à leurs seigneurs. Quant aux instruments aratoires dont parlent les inventaires dans les pays d'entre Loire et Rhin, me fondant sur des arguments que je ne reprendrai pas ici, j'ai cru pouvoir démontrer que, vraisemblablement, c'étaient des outils de bois, donc à peu près sûrement symétriques. Dans les meilleurs des cas sans doute, la terre carolingienne était donc labourée par des outils qu'il faut techniquement définir comme des araires. Munis d'avant-trains, ceux-ci permettaient parfois, certes, de creuser des sillons profonds ; mais impuissants à retourner véritablement le sol, ils ne contribuaient qu'imparfaitement à le régénérer. Ce qui nécessitait sans doute d'envoyer périodiquement sur les champs, pour renforcer le labourage, des travailleurs manuels, armés d'outils à bras. C'était, je pense, de cette manière, à la main, à la houe, que les dépendants de l'abbaye de Werden devaient, une fois par an, défoncer une certaine étendue des champs seigneuriaux, avant le passage de l'araire. On peut croire que les si lourds services de bras imposés aux tenanciers carolingiens s'appliquaient ainsi aux champs de céréales, par un véritable jardinage, dû, lui, à la nécessité de compléter de temps à autre un labourage trop peu efficace. Mal outillée, insuffisamment associée à l'élevage, l'agriculture de ce temps était donc très extensive ; elle exigeait pour la jachère de vastes espaces libres, et elle absorbait une main-d'œuvre surabondante, dans des campagnes qui pourtant paraissent alors fort peu peuplées, et qui d'ailleurs l'étaient fort peu sans doute pour cette raison même. J'ajouterai que l'agriculture était aussi fort peu productive, et je poserai en dernier lieu le problème des rendements. On ne trouve, dans les textes de cette époque, et d'ailleurs de la plus grande partie du moyen âge, qu'un seul moyen de les évaluer : comparer l'estimation des récoltes de l'année précédente, lorsque les enquêteurs l'ont enregistrée, à l'estimation de la semaille pour la future récolte, lorsque le document la mentionne aussi. La méthode est imparfaite car elle ne livre jamais le produit réel d'un ensemencement. On sait, d'autre part, qu'une seule des sources de cette époque fournit

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sur ce point des indications numériques : l'inventaire du domaine royal dont Annapes était le centre; en outre, les chiffres donnés par cette source unique demeurent d'interprétation très conjecturale. Ces taux sont extraordinairement bas : dans la cour d'Annapes, de l'épeautre récolté aux moissons précédentes, 54 % des grains furent semés, du froment 60 %, de l'orge 62 %, du seigle 100 %, et qui répond à des rendements respectifs de 1,8, 1,7, 1,6 et 1 pour 1 ; toutefois, certains rendements étaient plus élevés dans d'autres domaines du même ensemble seigneurial et s'élevaient parfois, pour l'orge, jusqu'à 2,2 %. Ce document indique par ailleurs que, dans la curtís d'Annapes, où le surplus des blés d'hiver de la présente campagne, après les prélèvements pour la nouvelle semaille, ne dépassait pas 1 340 muids, il restait cependant encore dans les greniers, amassés pendant l'année agricole qui avait précédé l'enquête, des quantités considérables d'orge et d'épeautre : 1 180 muids. Ce qui incite à supposer qu'il pouvait exister des écarts importants, d'une année à l'autre, dans le taux des rendements. Telles sont les données du seul document explicite. Même si l'on tient l'interprétation de ces chiffres pour sujette à caution (et l'on a beaucoup de raisons de le faire), même si l'année de l'inventaire avait été à Annapes exceptionnellement mauvaise, ces taux de rendements, qui se situent entre 1,6 et 2,2 pour 1 semblent bien s'accorder à quelques autres indices, très fugitifs, que l'on peut glaner, çà et là, dans les sources écrites du ix* siècle. J'alléguerai deux de ces indices : dans tel domaine, dépendant de l'abbaye de Santa Giulia de Brescia, les enquêteurs n'avaient en fait trouvé, en 905-906, que 51 muids au grenier, alors qu'on en avait semé normalement 98. D'ailleurs, pour couvrir sa consommation de grains, qui s'élevait à 6600 muids, ce monastère en faisait semer chaque année 9000 sur sa terre, et les hommes responsables de l'économie domestique n'attendaient pas, par conséquent, des champs domaniaux un rapport supérieur à 1,7 pour 1. Seconde indication convergente : l'organisation de la corvée de battage dans la seigneurie de Maisons, dépendant de Saint-Germaindes-Prés, prouve que, de ce domaine, où l'on semait 650 muids de blé, les moines comptaient tirer normalement une livraison de 400 muids ; c'est-à-dire qu'ils espéraient encore un rapport net voisin de 1,6 pour 1. Il est certain que les grands possesseurs fonciers de l'époque carolingienne fondaient leur prévision de récolte sur ce fait d'expérience : le rendement de la terre cultivée était extrêmement bas. Et voilà bien l'origine de cette peur de manquer, de cette hantise de la disette, que je sais gré à M. Cipolla d'avoir

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désignée comme le trait majeur de ce que l'on pourrait appeler la mentalité économique de cette époque. *

Je reviendrai, pour conclure, à mon point de départ. J'ai dit que l'essor de l'Europe du XIe siècle était le fait d'une « réussite agricole >. Or, que révèlent les sources du IXe siècle, sinon une emprise très précaire des hommes sur le sol cultivé, sinon des techniques très primitives et inefficaces ? Où sont, dès lors, les prémices de la réussite ? Où sont même les signes de progrès ? Telles allusions, fort rares en vérité, dans les inventaires, à de récents essartages ; tel passage d'un édit, promulgué en 864 par Charles le Chauve, qui suggère que, dans les campagnes de la France occidentale, la pratique du marnage s'était introduite au début du siècle. Rien de plus. Cependant, on doit remarquer que les documents écrits au Xe siècle, bien que beaucoup moins nombreux et plus secs, contiennent des indices plus évidents d'une hausse de la productivité. Dans les inventaires établis à cette époque, on peut discerner en effet, d'une part, que les tenures se sont fragmentées, qu'elles apparaissent désormais divisées entre plusieurs ménages, et que, par conséquent, une famille de dépendants était censée tirer sa subsistance d'une moindre étendue de terre arable. On voit d'autre part que les corvées s'étaient fort amenuisées, ce qui permet deux hypothèses : ou bien la superficie de la réserve domaniale s'était elle-même réduite, mais alors c'était que ses champs étaient, eux aussi, devenus plus productifs, ou bien le travail de chaque corvéable avait gagné en efficacité. Toutefois on ne trouve rien non plus dans les textes du X* siècle qui permette d'estimer les rendements, ni de percevoir sur quels perfectionnements technique? pouvait reposer l'intensification probable de la productivité. A mon sens, il n'est qu'un moyen, dans l'indigence documentaire où nous sommes, de dissiper un peu cette obscurité, c'est de comparer aux écrits carolingiens, les premiers inventaires de même type que l'on conserve pour l'Europe continentale, lesquels datent du XIIe siècle. Et, à titre d'exemple, je proposerai un essai de comparaison, me fondant sur la description de dix exploitations agricoles proches de l'abbaye de Cluny, qui firent l'objet d'une enquête aux alentours de 1150. La confrontation fait apparaître deux points d'intérêt capital. D'une part, les services en travail des dépendants étaient devenus au XIIe siècle incomparablement plus légers qu'au IXe et même qu'au Xe siècle ; ils consistaient essentiellement en quelques corvées de

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labour, les corvées manuelles ayant pratiquement disparu. D'autre part, et surtout, les rendements paraissent nettement moins bas. Le document que j'évoque fournit pour six exploitations l'évaluation conjointe des semailles et des moissons. Dans trois d'entre ces domaines, le rapport se situe entre 2 et 2,5 pour 1, c'est-à-dire à peine plus haut que dans les exploitations satellites du fisc d'Annapes ; mais dans deux autres, le rapport atteint entre 4 et 5 ; dans la sixième, il monte jusqu'à 6 pour 1. Par rapport aux vagues indices carolingiens, la hausse est donc sensible ; elle est aussi fort inégale ; mais même modeste, elle a bouleversé les conditions de vie dans les campagnes, car passer d'un rendement moyen de 2,5 pour 1 à 4 pour 1, c'est, en fait, doubler le surplus de la récolte, c'est produire avec moitié moins de terre et de travail autant de denrées alimentaires. Or, le même texte montre que, pourtant, la plupart des pratiques agricoles n'avaient pas changé par rapport à l'époque carolingienne. Point de modifications sensibles quant à la rotation des cultures : un cycle triennal était bien en vigueur dans deux domaines clunisiens, mais dans sept autres, la semaille de printemps était, comme jadis sur les seigneuries carolingiennes, beaucoup plus réduite que celle d'hiver, et la jachère, par conséquent, plus prolongée ; elle durait un an sur deux dans la dixième exploitation. Point de changement notable en ce qui concerne le travail de la terre : dans un seul domaine, la jachère était labourée trois fois au lieu de deux avant l'ensemencement d'automne. Enfin rien ne laisse supposer un renforcement de l'apport d'engrais : aucune allusion non plus à la fumure, et les exploitations clunisiennes du XII e siècle n'étaient pas mieux équipées en gros bétail que les exploitations monastiques modèles du IX e siècle. J e ne vois donc, pour ma part, qu'une hypothèse pour expliquer l'élévation du rapport de la terre : l'outil majeur — j'entends par là la charrue elle-même et les forces animales qui l'entraînaient — s'était amélioré. Par l'emploi d'un meilleur procédé d'attelage, par une plus grande vigueur des bêtes de traits — plus probablement par une modification fondamentale de l'instrument aratoire, par l'adoption d'un soc à versoir, fabriqué par l'un de ces forgerons que certains textes montrent alors au travail dans la région de Cluny. Simple hypothèse, et fragile. Mais j'invite une fois de plus, en terminant, à scruter attentivement toutes les sources des X e , XI e et XII e siècles — époque sans doute d'une rénovation profonde en Europe des techniques agricoles — à la recherche des indices qui permettront peut-être un jour de fonder plus solidement cette supposition.

CHAPITRE XIV

Recherches récentes sur la vie rurale en Provence au XIV* siècle*

Les conditions d'une étude des campagnes médiévales en Provence apparaissent très différentes de ce qu'elles sont dans l'Europe du Nord-Ouest. Cette particularité tient essentiellement à deux raisons : 1. Les structures de la société présentent tout d'abord des caractères originaux. Elles sont dominées, comme en Italie, par l'importance du phénomène urbain. Les villes, au sens économique du terme, c'est-à-dire de grosses agglomérations spécialisées strictement dans des activités commerciales et artisanales, et peuplées essentiellement de bourgeois et de gens de métiers, sont certainement moins denses en Provence que dans bien des provinces d'Occident, et, certainement aussi, beaucoup moins actives et moins peuplées. Il existe certes un nombre considérable de cités d'origine romaine et de fonctions episcopales, mais au XIV* siècle elles apparaissent pour la plupart petites et repliées sur elles-mêmes ; les plus actives, Arles ou Marseille, n'atteignent sans doute pas au début du XIV* siècle les 20 000 habitants. En revanche, les formes juridiques urbaines, les habitudes et les genres de vie citadins sont très largement répandus dans le monde rural, et l'aspect du paysage en porte aujourd'hui encore témoignage. Les habitations rurales se groupent étroitement, en agglomérations très concentrées à l'allure de forteresses, et que les textes médiévaux appellent effectivement des castra ; les maisons, construites en hauteur, se serrent les unes contre les autres, et s'organisent autour d'une place, qui est le centre de l'existence active; ces villages réunissent souvent, surtout dans la Provence de l'Ouest et du Sud, celle des plaines, plusieurs milliers d'êtres dont les activités sont agricoles ou pastorales. D'autre part, entre les habitants existe une solidarité très • Texte publié dans Provence

historique,

1967, pp. 97-111.

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étroite ; des institutions de type municipal les rassemblent en un corps, Yuniversitas, reconnu par le pouvoir ; ce corps prend des décisions, établit des statuts, des règles de discipline collective, organisant notamment l'aménagement du terroir et son exploitation ; parfois même, il possède une plus large autonomie politique : la campagne provençale est parsemée au XIVE siècle d'innombrables petites communautés dont les institutions publiques, le conseil dirigé par des syndics, sont exactement de même type que celles des plus grandes communes urbaines. Ainsi, dans ce pays, les phénomènes urbains et ruraux s'interpénétrent, ce qui amène l'historien de la campagne à formuler de manière particulière ses interrogations. 2. Mais la recherche doit aussi s'organiser différemment, en fonction d'une documentation qui ne ressemble pas à celle de l'Europe du Nord-Ouest. Dans les archives provençales du xiv* siècle, on trouve relativement peu de textes concernant la seigneurie. Il existait alors, bien sûr, partout des seigneuries, mais elles ont laissé peu de documents, et ceux-ci, notamment les livres de reconnaissance, où les obligations de chaque tenancier étaient inscrites, sont fort décevants. Il est donc assez difficile d'observer les formes de relations entre seigneurs et paysans et de pénétrer dans les mécanismes économiques internes de la seigneurie rurale. En revanche, l'historien peut disposer de documents d'une extrême richesse, qui éclairent des aspects souvent peu visibles dans les campagnes médiévales du Nord-Ouest de l'Europe. Les plus importants se groupent en trois catégories : a) Les statuts municipaux et les registres de délibérations communales qui conservent les décisions des universitates rurales permettent de discerner l'attitude de la collectivité face à l'exploitation de son terroir, les intérêts divergents des différents groupes économiques et sociaux dans le village, et les efforts faits pour les concilier. b) Viennent ensuite les documents publics de destination fiscale ou domaniale. Les structures de l'Etat sont en effet très solides en Provence, où elles se sont renforcées très tôt ; le comte détient au XIVE siècle un vaste domaine, qu'il étend par acquisitions ou par échanges ; les enquêtes qu'a déterminées cette politique d'expansion contiennent parfois d'utiles estimations de revenus domaniaux. Le comte, d'autre part, est investi d'une autorité supérieure à tous les pouvoirs seigneuriaux, et qui lui confère en particulier le droit de percevoir des taxes régulières. Dès le début du XIII* siècle s'est mis en place un système administratif très perfectionné, animé par des fonctionnaires

Recherches récentes sur la vie rurale en Provence

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instruits, efficaces, aimant l'ordre et utilisant beaucoup l'écrit. Ils ont laissé des archives très importantes conservées pour la plupart à Marseille. Pour répondre aux exigences de l'Etat, les villes, grosses et moyennes, ont également tenu des écritures sur le modèle de l'administration comtale. Il subsiste d'importants débris de ces dossiers. Particulièrement précieux sont des fragments de comptes, et notamment des comptes de péages, des enquêtes précisant les droits du comte, et surtout les dénombrements des unités fiscales, destinés à mieux asseoir l'impôt public. On possède pour le XIVe et le début du XVe siècle un certain nombre de « cadastres », établis pour telle ou telle communauté, qui contiennent la liste des chefs de famille imposables et l'estimation détaillée de leurs biens, surtout immobiliers. c) Enfin, plus riches que tous les autres documents sont les registres des notaires. Dans la société provençale, le notaire jouait un rôle fondamental, enregistrant d'innombrables actes de la vie quotidienne, non seulement les mutations de biens fonciers, les testaments, les contrats de mariage, mais encore les emprunts, les ventes à crédit de marchandises, les actes d'association de capitaux, les contrats d'apprentissage, etc. Il existait des notaires dans chaque village, qui exerçaient un métier lucratif et honorable, généralement associé à d'autres activités commerciales ou administratives. Des livres qu'ils ont tenus, les plus anciens conservés actuellement datent du X I I I e siècle, pour Marseille et Manosque notamment. Mais, dès le début du XIVe siècle, ils constituent souvent des séries continues, qui remplissent des kilomètres de rayonnages dans les dépôts d'archives. Ils forment un matériel documentaire d'une ampleur parfois décourageante, mais dont la richesse est prodigieuse. On peut en compléter l'enseignement en utilisant aussi certains registres judiciaires, qui ont été versés dans les dépôts d'archives en même temps que les documents proprement notariaux et qui sont pleins d'indications sur la vie quotidienne et l'histoire des mentalités. La nature des sources impose donc en Provence à l'historien du monde rural un angle de vue particulier. Il entrevoit mal la seigneurie et même les modalités de la production. En revanche, le mouvement de la possession foncière et de la population, la circulation des biens meubles et les échanges, les associations pour l'exploitation du capital, la hiérarchie des fortunes telle qu'elle apparaissait aux collecteurs d'impôts sont placés en pleine lumière. *

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Dans ces perspectives, les recherches ont beaucoup progressé depuis une dizaine d'années. Un vaste chantier est ouvert, et un bon nombre de ceux qui y travaillent sont groupés dans le séminaire d'histoire du moyen âge de la faculté des lettres d'Aix. Cette note se propose d'indiquer sommairement l'orientation de ces recherches. Elle laisse de côté deux aspects de ces travaux, d'une part les éditions de textes, que nous préparons depuis plusieurs années, et dont la première série paraîtra dans quelques mois, et d'autre part, les études déjà publiées. Certaines d'entre elles sont des livres importants, celui de Thérèse Sclafert, Cultures en Haute-Provence \ celui surtout d'E. Baratier, chargé du cours d'histoire de la Provence médiévale à la faculté des lettres d'Aix, qui, utilisant tous les dénombrements, a rédigé l'étude démographique la plus satisfaisante qui ait été menée jusqu'alors pour le bas moyen âge et pour une province française * ; d'autres sont des articles publiés par mes élèves ou par moi-même dans différentes revues : Provence historique, Etudes rurales et surtout Annales du Midi'. Il ne sera question ici, ou à peu près, que des recherches inédites dont plusieurs sont encore en cours et loin d'être achevées. M'appuyant sur elles, je préciserai quelques-unes des voies que nous suivons, quelques-uns des résultats que nous avons pu acquérir. Je grouperai ces observations en deux tableaux : le premier, consacré aux relations, au sens très large, entre les villes et la campagne ; le second, aux aspects économiques et sociaux des agglomérations plus petites, des villages. Le réseau des agglomérations de type urbain est fort dense, comme on peut le voir sur la carte dressée par E. Baratier, d'après une enquête de 1315 ; elle situe dans la province les communautés qui groupaient alors plus de deux cents unités imposables. Des études de détails montrent que ce chiffre correspond à peu près à quinze cents et peut-être deux mille habitants. Il s'agit donc de villes et de bourgades. Tout de suite apparaît une différence entre deux zones : le Nord-Est, c'est-à-dire la Provence montagneuse, où ces agglomérations sont beaucoup plus clairsemées, et où il n'y a guère que trois véritables villes : Nice, Grasse et Sisteron ; le Sud-Ouest, c'est-àdire la Provence des plaines, du Rhône et de la mer, où les points sont nettement plus nombreux, sur le rivage, dans la basse vallée de la Durance et le long de la voie romaine d'Italie. Là, quatre grosses villes : Marseille (la seule qui soit vraiment à part du milieu 1. Voir note 1 et suivantes p. 266.

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rural) — Arles, Aix et Tarascon qui, toutes trois, ont encore ou qui ont eu au siècle précédent une fonction politique importante, laquelle explique en grande partie leur supériorité démographique. Je m'occuperai d'abord de situer ces grosses villes-ci dans leur relation avec la campagne proche. Deux de mes élèves, L. Stouff et N. Coulet, travaillent à des thèses importantes, le premier sur Arles, l'autre sur Aix aux x i v * et XV e siècles. Au point où sont arrivées leurs recherches, le cas d'Arles peut être examiné dans ces perspectives. Cette ville, qui depuis cent ans avait perdu la moitié au moins de sa population, abritait au début du XVe siècle certainement beaucoup moins de 10 000 âmes, peut-être pas plus de 5 000. On connaît cette population par une série de trois « cadastres » établis les uns à la suite des autres, qui livrent des indications précises sur la fortune des personnes soumises à l'impôt, ainsi que sur leur situation sociale et professionnelle. Ces documents montrent la part des biens ruraux dans cette fortune, et leur localisation dans le terroir de la ville. En gros, cette population se répartit en trois groupes économiques. Le premier réunissait les nobles, des hommes pratiquant un métier honorable, j'entends les gros marchands et les notaires, enfin et ceci est important, les « nourriguiers », c'est-à-dire des entrepreneurs d'élevage ; dans le second se situaient les hommes des petits métiers, et parmi eux un nombre important de « laboureurs », dont la présence atteste l'ampleur du secteur agricole aux portes de la ville, et même à l'intérieur des murs ; enfin le niveau inférieur rassemblait une plèbe nombreuse constituée essentiellement par des « brassiers » et des « pâtres », c'est-à-dire par une maind'œuvre rurale. Cette insertion de la ville dans l'économie agricole et pastorale apparaît plus nettement encore lorsqu'on examine la structure des fortunes : presque tous les hommes recensés, à l'exception des plus pauvres, possèdent de la terre, hors des murs ; les drapiers et marchands en possèdent relativement très peu, mais la majeure partie des fonds du terroir arlésien (de l'immense terroir d'Arles, de très loin le plus vaste de France) appartenait aux quelque trente-cinq familles nobles ; leur fortune était constituée, dans la proportion de 60 à 85 %, par des biens ruraux ; chacune d'elles possédait environ une centaine d'hectares, en vastes domaines compacts, la plupart à la périphérie du terroir, en Camargue ou en Crau, des terres de peu de valeur, herbages ou terres de pâture, qui étaient louées à des nourriguiers, et qui constituaient autour de la ville une auréole pastorale dont vivait pratiquement la noblesse. L'un des cadastres enregistre le nombre de bêtes possédées par les gens de 9

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la ville, et il manifeste l'importance étonnante de l'élevage dans l'économie urbaine. Encore ne mentionne-t-il pas les énormes troupeaux possédés par les établissements religieux, ni les bestiaux très nombreux accueillis chaque année sur les terres communales ou ecclésiastiques, et venus de Tarascon, d'Avignon, de Nîmes, de la montagne. Seul apparaît le bétail possédé par les Arlésiens soumis à l'impôt : 1 500 chevaux, dont la moitié aux nobles, le dixième aux laboureurs ; 2 000 bêtes à cornes, dont la moitié aux nobles, 16 % aux laboureurs ; enfin et surtout 40 000 moutons, 28 % aux nobles, 15 % aux « nourriguiers », mais aussi 15 % aux pâtres, à ces prolétaires sans terre, des immigrants pour la plupart, venus des Alpes, mais dont certains possédaient deux à trois cents têtes. A travers ces seuls documents, on ne voit rien du rôle joué par la ville dans la commercialisation des produits ruraux, dans la distribution des marchandises ou du crédit, mais on aperçoit clairement trois aspects des liaisons très intimes entre cette capitale du bas Rhône et la terre : la proportion considérable des travailleurs ruraux qui l'habitaient ; l'emprise de la noblesse urbaine sur le terroir environnant, ce qui est un fait méridional, mais qui, beaucoup plus que la propriété marchande très restreinte, rattachait étroitement à l'économie urbaine d'immenses espaces périphériques ; enfin et surtout, la vocation pastorale et la place que tenait l'élevage du mouton, lié à de vastes mouvements de transhumances saisonnières. Deux groupes sociaux en vivaient : en haut de l'échelle des fortunes, les entrepreneurs, les « nourriguiers », et tout en bas, les plus pauvres des Arlésiens. Ces hommes, sans terre à eux, utilisaient les terres communales, l'usage commun de la vaine pâture, et toute la zone de libre dépaissance que leur garantissaient les statuts communaux ; dominés sans doute par les avances de capitaux des nourriguiers, ils en tiraient leur subsistance. Je quitte maintenant les grosses villes, apparemment les moins reliées au monde rural, et j'examine les petites villes, toutes les agglomérations moyennes, et les fonctions qu'elles remplissaient pour les campagnes environnantes. Je m'attacherai surtout à la fonction commerciale, au mouvement des échanges dans le milieu rural. Il y a deux manières de l'observer. On peut d'abord se placer aux points de passage ; c'est-à-dire utiliser des comptes de péages. Il n'en subsiste que des fragments, mais trois d'entre eux ont été récemment exploités ; les deux premiers datent de l'orée du XIVe siècle : l'un vient de Permis (1299), l'autre de Valensole (1308-1309) ; le troisième, d'Aix, date des années 1348-1349 ; tous les trois concernent

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des péages comtaux, situés sur le même axe de circulation, celui qui relie la Haute-Provence à la mer. H. Taviani, dans une étude partiellement publiée par les Annales du Midi, a examiné très profondément le compte d'Aix. Celui-ci permet en particulier d'entrevoir à quel point le trafic rural a pu être troublé par la peste noire, et par le mouvement général de dépopulation qui, en Provence, l'a précédée : dans l'hiver 1348, le gros péage d'Aix, au croisement de deux grands itinéraires, est quatre fois moins fréquenté que ne l'était en 1299 le petit péage de Pertuis, à l'ouverture d'une branche latérale de circulation. On voit d'autre part que le trafic intéressant directement le monde paysan, celui des céréales, du sel, des peaux, des laines, des étoffes grossières, a proportionnellement baissé bien davantage que celui des marchandises chères destinées à une clientèle plus aisée. On remarque enfin que, parmi les marchands qui passent, ceux qui viennent de la campagne sont proportionnellement moins nombreux que les gros négociants spécialisés mieux équipés. Tout ceci incite à supposer une forte chute démographique dans les campagnes et un repli général, une fermeture économique du monde rural, consécutifs à l'épidémie. Mais, en écartant ce qui dans le document de 1348 paraît accidentel, le trouble déterminé par la peste noire, et en considérant les deux autres comptes de péage, on peut apercevoir sous deux de ses aspects la participation de la campagne au mouvement commercial, dans le début du XIVe siècle. On discerne d'abord les courants de circulation, qui sont de trois types : 1) un mouvement régulier et de grande amplitude, sur l'axe nord-sud, entre deux régions rurales d'économie complémentaire, la Haute et la Basse-Provence, que l'on observe fort nettement dans le compte de péage de Valensole : de la montagne forestière et pastorale, dont l'économie se fondait sur l'exploitation de l'herbe et du bois, descendaient les peaux en hiver, les bovins en décembre, janvier, février et avril, enfin et surtout les « fustes », c'est-à-dire les poutres pour le bâtiment et les constructions navales, en juin, juillet et août ; de la Basse-Provence montaient en échange, vers les hautes vallées, du blé au printemps et surtout en juillet, du vin tout au long de l'année et du sel en hiver ; 2) un autre mouvement que l'on voit bien dans le compte de Pertuis, plus éparpillé, mais lui aussi très régulier, diffusait vers une grosse clientèle rurale deux denrées essentielles, le sel et le blé, ce dernier acheté sans doute par tous les hommes des villages qui, comme les pâtres d'Arles, ne produisaient pas eux-mêmes des grains ; 3) le troisième

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mouvement était, lui aussi, de diffusion très régulière mais de marchandises moins nécessaires : poissons salés, fruits, draps de qualité, transportés et vendus dans les villages par des colporteurs qui accomplissaient de très fréquents voyages, comme ce petit négociant de Brignoles qui, au péage d'Aix, passait à peu près tous les quinze jours chargé de tels produits. Mais la participation très active des campagnes à l'activité marchande apparaît sous un autre aspect dans ces documents. Ils ont enregistré en effet l'origine des usagers du péage, c'est-à-dire des transporteurs, des muletiers qui se louaient avec leurs animaux aux négociants, et des commerçants eux-mêmes. La plupart d'entre eux étaient des campagnards. A Permis, en 1299, les usagers viennent d'une trentaine de petites localités avoisinantes : quarante-six d'entre eux sont originaires de Puyricard, trente-deux de Meyrargues, qui sont des villages ; et à Aix en 1348, où, je l'ai dit, la proportion des gros marchands spécialisés est, du fait de la peste noire, plus importante, il reste parmi les gens qui passent un grand nombre de villageois : douze de Puyricard encore et cinq de Meyrargues. Ces hommes de la campagne pratiquent cette activité commerciale souvent occasionnellement, mais souvent aussi de manière régulière et professionnelle. Toutefois, la fonction de distribution des marchandises plus chères et de moindre nécessité était remplie par des négociants installés dans les petites villes. Ceci conduit à adopter un deuxième point de vue sur les échanges ruraux et à considérer l'activité des marchands dans les agglomérations de moyenne importance. C'est ce qu'a fait O. Bessière4 dans une étude fondée sur l'exploitation de registres de notaires datant des années 1341-1346 et consacrée à Brignoles, agglomération de cinq à six mille habitants, sur l'axe est-ouest, sur l'ancienne voie romaine d'Italie. Dans cette bourgade prospérait alors un grand nombre de négociants professionnels, notamment une vingtaine de bouchers, mais l'étude concerne surtout ceux que les documents appelaient mercatores ou draperii, les drapiers ; quelques-uns étaient également aussi notaires, et tiraient profit de l'association des deux professions. Ils possédaient chacun dans la ville une botega, constituée par un entrepôt et un ouvroir sur la rue. Ils vendaient de tout, notamment du bétail et des céréales, mais leurs plus gros bénéfices, ce qui les classait, venaient du commerce des draps. Les ventes de ces marchandises étaient très nettement saisonnières ; elles avaient lieu en avril, mais surtout dans l'automne, octobre, novembre, décembre, après les récoltes et la perception des redevances. Les clients,

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qui achetaient la plupart du temps à crédit, appartenaient à toutes les conditions sociales ; les nobles se fournissaient en draps de haute qualité, de Flandre, de Champagne et Normandie ou de Languedoc, les laboratores, c'est-à-dire les paysans aisés, en étoffes plus grossières. Mais la plupart des clients étaient originaires de la campagne environnante ; sur la carte de cette clientèle apparaissent tous les villages qui entourent la petite ville dans un rayon d'une vingtaine de kilomètres. On peut découvrir une situation semblable à travers des documents analogues, autour d'autres petites villes de Provence, comme Riez et Forcalquier5. Chaque petite bourgade était donc le centre d'une petite région économique où elle remplissait des fonctions distributrices de marchandises et de crédit. #

Qu'aperçoit-on à la faveur des recherches récentes, des agglomérations plus petites, des villages ? La plupart des études qui les concernent utilisent les méthodes classiques de l'histoire et s'appuient sur le témoignage des documents écrits. Elles montrent d'abord certaines oppositions entre Haute et Basse-Provence. En Basse-Provence, les villages sont beaucoup plus gros, très peuplés. Je prends le cas de Meyrargues, étudié au début du XIVe siècle à travers un texte datant de 1309 6 , un livre de reconnaissances au seigneur, lequel était depuis peu le comte de Provence. Meyrargues comptait alors plus de quinze cents habitants, tous concentrés dans l'agglomération ; en dehors de celle-ci, on n'aperçoit que deux ou trois sites d'habitat dispersés, les bastides. De la structure sociale, voici ce qui apparaît : 1) une petite aristocratie, constituée par trois familles nobles dont la fortune foncière était d'ailleurs très mince et de faible rapport, et par trois notaires, d'une aisance presque égale ; 2) une grosse communauté israélite (voici encore un trait original de la société rurale provençale) : quatorze foyers (à peu près 5 % de la population), certains d'entre eux à la tête d'une belle quantité de terres qu'ils mettaient eux-mêmes en valeur, et possédant par ailleurs des parts dans l'exploitation d'un moulin à blé ; 3) plus du quart des foyers étaient exempts de taxe, parce que trop pauvres ; 4) un fort contingent de marchands enfin ; nous les avons aperçus déjà dans les comptes de péage ; certains ne s'occupaient pas seulement de trafic local ; l'un d'eux, par exemple, transportait régulièrement des poutres entre la montagne provençale et la côte ; mais la plupart cependant ne pratiquaient le négoce et le transport des marchandises que

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de manière occasionnelle, et tous étaient, pour une bonne part de leur activité, des paysans, exploitant eux-mêmes des terres libres et des tenures. Dans la Haute-Provence, dans la partie montagneuse, les villages ont le même aspect, ce sont des castra, des agglomérations très pressées, où les hautes maisons se serrent les unes contre les autres ; mais ils sont beaucoup plus petits et plus pauvres. Voici leur image à travers une substantielle étude, partiellement publiée dans les Annales du Midi \ qui se fonde sur les registres d'un notaire instrumentant, entre 1334 et 1344, dans trois petits villages, Caussols, Cipières et Gréolières. Là, la puissance de la seigneurie privée apparaît beaucoup plus forte. Les villages sont possédés, généralement en copossession, par une haute noblesse, entourée, servie par un groupe nombreux de très petits nobles, « damoiseaux » fort pauvres vivant des fonctions administratives qu'ils remplissent auprès des barons et des cadeaux qu'ils reçoivent d'eux. La distance économique entre la haute aristocratie et la petite noblesse famélique apparaît très nette à travers les contrats qui constituent des dots pour les filles lors de leur mariage : la petite-fille du seigneur de Caussols reçoit 5 000 florins d'or ; la fille aînée d'un « damoiseau », 200 florins que sa famille n'arrive d'ailleurs pas à payer, et ses sœurs sont beaucoup plus maigrement dotées. Quant aux paysans, voici leur condition : a) Pas d'alleux visibles ; la terre est tenue des nobles par toutes petites parcelles, soit en tenure perpétuelle, sous la forme de 1' « emphytéose », c'est-à-dire à charge d'un cens annuel, et d'une taxe de mutation, les « lods et trezain », le seigneur lisant fréquemment de son droit de retrait au moment des mutations pour remembrer sa réserve — soit en concession temporaire, par un contrat dit facheria établi pour trois, quatre ou cinq ans et livrant au seigneur une part déterminée des récoltes. Ces concessions temporaires portent soit sur des parcelles de la réserve, soit sur des tenures en emphytéose souslouées par le paysan, soit sur des champs temporaires ouverts dans la zone inculte du terroir, qu'on appelle la « terre gaste ». b) Aux charges pesant sur la terre s'ajoutaient, beaucoup plus lourdes, les charges sur les hommes, ou plutôt sur les « feux », sur les foyers. Charges imposées, les unes par le seigneur privé du village, les autres par la puissance publique, par le comte. Celui-ci levait une taxe annuelle en argent et la « taille » dans certains cas, et

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cette exigence obligeait les moindres paysans à fournir régulièrement de la monnaie. c) Les villageois de Haute-Provence apparaissent personnellement liés au seigneur du village par un acte d'hommage solennel, une cérémonie très voisine de l'hommage vassalique : le paysan à genoux baise les pouces du maître et lui prête ensuite serment de fidélité. De là découle pour eux l'obligation de résidence, de « faire feu », sous peine de confiscation des terres. Toutefois, cette dépendance est plus ou moins étroite, et les dépendants se répartissent en fait en deux catégories. Pour certains, et qui sont souvent les plus nombreux dans le village (on les appelle, à Caussols, les maleservi), s'ajoutent l'obligation de la « mainmorte » et les corvées de charroi. Cette dépendance plus stricte est liée à la possession d'une tenure, exploitation agricole complète qu'on appelle un « casement », et que charge un très lourd cens en nature. d) Les sources écrites enfin éclairent le mouvement des fortunes. Elles attestent l'existence, parmi ces paysans, de grandes disparités de condition. Comme chez les nobles, ces écarts apparaissent dans les contrats de mariage : ainsi, à Cipières, tel paysan peut offrir en cadeau de mariage à sa femme 75 livres en monnaie, deux literies, un coffre, une tunique en drap de Chalon, un manteau en drap d'Ypres et de Chalon garni de fourrure ; mais tel autre, seulement la tunique et le manteau en drap de Chalon. Remarquons d'ailleurs que l'usage impose aux plus pauvres des parures, donc des achats de tissus de qualité, et voici discernée la large clientèle modeste des drapiers des petites villes. A cette époque, en chacun de ces villages, on distingue un ou deux chefs de famille paysanne nettement plus riches que les autres, qui amassent de la terre et de l'argent et s'emploient à les faire fructifier. Ces hommes sont les bénéficiaires du mouvement, très vif, de mutation foncière ainsi que d'un intense mouvement de crédit, que stimule l'existence d'une paysannerie pauvre et pourtant obligée par le poids de la fiscalité et les convenances sociales à se procurer parfois de la monnaie. e) Ces opérations de crédit revêtent des formes très diverses : avances d'argent garanties par la cession, pour un temps limité, d'une terre dont le débiteur assure l'exploitation, livrant au créancier toute la récolte et réduisant ainsi chaque année sa dette ; contrats d'association dits ad médium lucrum, qui placent pour un certain temps

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une somme d'argent entre les mains d'un homme, lequel, ensuite, doit joindre au remboursement la moitié des profits qu'il en a tirés ; simples avances de blé, mais remboursables en argent, au prix de mai des céréales, c'est-à-dire au prix le plus fort, et avec parfois obligation pour le débiteur d'aller lui-même vendre le grain dans la grosse ville lointaine où les cours sont les plus favorables. Mais les opérations de mise en valeur du capital mobilier se trouvent surtout liées, dans ces villages, à l'élevage. Les registres de notaires sont remplis de baux à cheptel. Il s'agit de contrats de « gasaille », c'est-à-dire du prêt d'un troupeau ou de sa valeur en argent, pour une, deux ou trois années à un éleveur qui livre en fin d'association la moitié des profits — ou bien d'associations de capitalistes, qui, par contrat de « mejerie », constituent un troupeau et le confient à un berger qu'ils entretiennent. Ceci montre clairement, dans l'économie de ces villages, une importance de l'élevage aussi frappante que dans la ville d'Arles. Elle explique que les statuts municipaux des villages de montagne accordent tant de place à la protection des pâturages. Et l'on connaît ici aussi l'existence de paysans sans terre, possédant deux à trois cents moutons et vivant uniquement de cet élevage. Mais il faut aussi évoquer d'autres méthodes de recherches que nous expérimentons pour atteindre des faits qui apparaissent mal à travers les textes. Marc Bloch et Lucien Febvre, ainsi que les travaux des géographes de l'école française, m'ont en effet convaincu que l'histoire des campagnes médiévales ne peut se faire uniquement à l'aide de documents écrits et qu'il est nécessaire d'interroger d'autres vestiges, ceux que conserve l'aspect du paysage actuel. J'ai donc essayé d'orienter le centre de recherches que je dirige à Aix dans cette direction, et ceci de deux manières. J'ai cherché d'abord à constituer des équipes réunissant en étroite collaboration des historiens, des spécialistes de la géographie, de la pédologie et de la sociologie rurales, et à les lancer dans l'étude commune de petits secteurs ruraux, soigneusement délimités, et préalablement soumis à la photographie aérienne. Nous avons exploré, de la sorte, deux zones voisines situées dans les montagnes de la Provence de l'Ouest, le terroir de Saint-Christol et le canton de Banon. Les résultats de ces recherches ont été publiés à la faculté des lettres d'Aix-enProvence dans les Cahiers du Centre d'Etudes des Sociétés Méditerranéennes. Pour Saint-Christol, l'enquête commence à porter des fruits. Il s'agit, à 1 000 mètres d'altitude, d'un terroir de vocation essentiellement sylvestre et pastorale. Au milieu de la « terre gaste »,

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sur les terres les moins mauvaises, s'est constitué, avant le XIIe siècle, un petit terroir agricole, exploité intensément, mais de dimension très restreinte, compact et strictement délimité. En son centre, une petite agglomération, un castrum, à l'emplacement du village actuel. Au cours du x m e siècle, sous la pression démographique et en fonction du développement de l'élevage ovin, la mise en valeur s'est étendue hors de ce terroir, loin de ce terroir, au milieu de la « terre gaste », par fermes isolées, par bastides. Mais cette extension périphérique s'est résorbée totalement au XIVe siècle, et au xv* siècle la dépopulation a atteint le village même, jusqu'à le faire complètement disparaître : cinq « feux » fiscaux en 1400, un demi-feu en 1441, aucune mention en 1471. Toutefois Saint-Christol s'est repeuplé au XVI e , et à la fin du XVII e , la croissance démographique a fait renaître les « bastides » dans la zone périphérique. Cette observation permet de replacer les phénomènes démographiques et agraires du bas moyen âge dans un ample mouvement, au sein d'une suite de pulsations multi-séculaires. J'ai tenté d'autre part d'implanter et de développer à Aix un centre d'étude spécialisé dans l'archéologie rurale du moyen âge, confié à G. Démians d'Archimbaud. S'inspirant des méthodes expérimentées en Angleterre et en Pologne, ce centre a ouvert un chantier de fouille sur l'emplacement d'un village, d'un castrum établi au XIIe siècle, qui commença de se dépeupler à la fin du X I I I e siècle et dont le site fut définitivement abandonné au XV e siècle, Rougiers. Les fouilles ont dégagé le plan et la structure des habitations paysannes et livré un abondant matériel, outillage, poteries, débris alimentaires, dont l'étude est en cours. Ils fourniront, je l'espère, les bases d'une stratigraphie indispensable pour la poursuite d'investigations de ce genre, et des éléments très précieux qui, soumis à des examens de laboratoire, permettront de reconstituer en partie le cadre matériel de la vie, les techniques, les éléments de la production du village, et certains aspects de ses liaisons avec les courants commerciaux. Ces notes, très sommaires, ont évoqué seulement quelques-uns des aspects du chantier auquel nous travaillons depuis dix ans. Il s'agit de recherches encore dispersées. Mais l'important est qu'elles se soient récemment multipliées, qu'elles gagnent en profondeur et tendent à se rejoindre. Déjà, des enquêtes plus coordonnées sont en projet, et certains chercheurs commencent à réfléchir sur des travaux d'ensemble, menés dans le cadre d'une thèse de doctorat d'Etat et consacrés soit à la vie rurale des XIV e et XV e siècles en Haute-Provence, soit à la structure foncière du comtat Venaissin au début du XVe siè-

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cle, soit aux institutions municipales dans la Provence rurale de ce temps, soit encore à la guerre et à ses incidences pendant cette période. Sebauchent également des thèses de doctorat du 3 e cycle qui s'appliquent à résoudre un type de problème (par exemple, celui de l'alimentation dans la Provence des XIV e et XVe siècles) ou bien à éclairer l'histoire sociale d'un groupe de localités rurales, ou d'une bourgade comme Trets ou Martigues. La tâche est immense, mais l'espoir est grand aussi, et les ouvriers trop peu nombreux encore.

Notes 1. T. SCLAFERT, Cultures en Haute-Provence : déboisements et pâturages au moyen âge, Paris, 1959. 2. E. BARATIER, La démographie provençale du XIW au XVP siècle, Paris, 1961. 3. J. JUGLAS, « La vie rurale dans le village de Jonquières, 1308-1418 », Provence historique, 1958 ; C. SAMARAN, « Note sur la dépendance personnelle en Haute-Provence au XIV* siècle », Annales du Midi, 1957 ; G. DUBY, « Note sur les corvées dans les Alpes du Sud en 1338 », in : Etudes d'histoire du droit privé offertes à P. Petot, Paris, 1959, «Techniques et rendements agricoles dans les Alpes du Sud en 1338 », Annales du Midi, 1958, « La seigneurie et l'économie paysanne, Alpes du Sud, 1338 », supra, chap. i x ; H. TAVIANI, «Le commerce dans la région aixoise au milieu du XIV* siècle (1338-1349) à travers un fragment de compte de péage d'Aix-en-Provence », Annales du Midi, 1962. 4. O. BESSIÈRE, « Le commerce et la société à Brignoles dans la première moitié du XIV* siècle (1330-1348), d'après les registres de notaire», Provence historique, 1964, pp. 143-181. 5. P. MEYER, « Le livre-journal de Maître Ugo Teralh, notaire et drapier à Forcalquier (1330-1332) », in : Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, t. XXXVI, Paris, 1898 ; E. BARAHER, « Le notaire Jean Barrai, marchand de Riez au début du XV* siècle », Provence historique, 1957. 6. T. PERFETTI, La seigneurie de Mtyrargues au XIV siici*, d'après la reconnaissance au seigneur de 1309, D.E.S., 1962. 7. C. SAMARAN, Etude sur la vie rurale en Haute-Provence oriental*, d'après le témoignage de deux registres notariés, D.E.S., 1957.

CHAPITRE XV

Structures de parenté et noblesse dans la France du Nord aux XIe et XIIe siècles*

Dans les perspectives d'une histoire des attitudes mentales qui, comme il se doit, s'insère étroitement dans l'histoire sociale afin de la prolonger et de l'éclairer à la fois, j'étudie depuis plusieurs années l'histoire des liens familiaux dans la France féodale et dans le secteur de la société qui seul apparaît Suffisamment éclairé par les documents, c'est-à-dire dans l'aristocratie. D e telles recherches s'orientent naturellement dans deux directions parallèles. Elles visent à mieux connaître l'état réel, concrètement vécu, des relations de parenté, en observant l'évolution démographique de la famille, sa fortune, son implantation (lieux de résidence, lieux de sépulture), ses pouvoirs, ses alliances, sa plus ou moins grande dispersion, tous les signes, surnoms patronymiques ou emblèmes héraldiques, qui manifestent extérieurement la cohésion de ses membres. Mais ces recherches visent également à découvrir comment les hommes de cette époque et de ce milieu se représentaient eux-mêmes leur parenté et leur propre situation au sein du groupe ; elles entendent reconstituer l'image mentale des rapports familiaux, pour confronter enfin ces formes idéales à la réalité vécue. D'une telle étude, l'un des instruments de base est, de toute évidence, la généalogie. Or, il existe en vérité deux espèces de généalogies. Celles, d'une part, que reconstruisent après coup les historiens, en dépistant patiemment tous les indices de filiations et d'alliances à travers les cartulaires, les titres de possession et les documents nécrologiques. Les généalogies de cette sorte, toujours incomplètes, souvent incertaines, livrent l'image vraie, je dirais biologique, du groupe familial dans sa durée, et elles sont évidemment indispen* Texte publié dans Miscellanea mediaet/alia in memoriam Niermeyer,

Groningue, J . B . Wolters, 1967, pp. 149-165.

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sables pour saisir les conditions matérielles de l'histoire familiale. Alors que les généalogies de la deuxième catégorie, autrement construites mais non moins précieuses, apportent, elles, un témoignage fondamental sur une psychologie de la famille, sur la manière dont étaient sentis à l'époque même les liens de parenté : il s'agit des schémas généalogiques qui furent composés par les contemporains. Ces représentations traduisent une certaine conscience de la cohésion familiale ; en outre, et ceci est fort important, elles ont fixé cette conscience, elles se sont imposées durablement aux membres du groupe et ont guidé dans une certaine mesure leur conduite pendant les générations ultérieures. Il serait évidemment de premier intérêt de comparer de telles figures au réseau des relations réelles. Mais, à vrai dire, les généalogies de ce deuxième type sont rares. J'ai commencé l'étude systématique de la littérature généalogique des Xie-XHe siècles dans le royaume de France. J'indiquerai seulement — c'est un point déjà qui mérite réflexion et qui réclame d'être interprété en fonction des traditions culturelles, des modes littéraires, des systèmes d'éducation, aussi bien que des réalités politiques et sociales — que cette littérature fut particulièrement florissante après 1150 et qu'elle s'est presque exclusivement développée dans les provinces occidentales, depuis la Gascogne jusqu'en Flandre. C'est précisément de la fin du XIIe siècle et de l'extrême Nord du royaume, d'une région qui confine à l'Empire, que proviennent les deux documents dont je propose ici un commentaire. J e tenterai d'en extraire ce qui peut répondre aux interrogations suivantes : quelle image un homme de l'aristocratie pouvait-il alors se faire de sa parenté ? Quelle était l'étendue et la précision de cette image ? Quelle mémoire conservait-il de ses ancêtres ? A combien d'individus, vivants ou morts, se sentait-il lié par le sang et les alliances ? Quelle place tenaient respectivement dans cette représentation la filiation paternelle et la filiation maternelle ? Comment enfin cette structure mentale s'ordonnait-elle par rapport aux deux assises, idéales et réelles, de la société aristocratique, la conscience nobiliaire d'une part et, d'autre part, la puissance seigneuriale ? # J e dois de connaître le premier de ces textes à Fernand Vercauteren, qui lui a déjà consacré un précieux article \ Il émane d'un certain Lambert qui entreprit en 1152 d'écrire une chronique et qui en 1. Voir note 1 et suivantes p. 2 8 5 .

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poursuivit la rédaction jusqu'en 1170. Tandis qu'il composait cette œuvre historique, connue sous le nom de Annales Cameracenses, Lambert, parvenant à l'année 1108, date de sa naissance, choisit alors d'introduire là ce qu'il appelle la « généalogie de ses ancêtres », genealogia antecessorum parentum meorum *. Témoignage précieux entre tous, et je puis dire unique. D'abord parce que ce tableau d'une parenté ne fut point construit sur commande, et pour autrui, pour la gloire d'un patron et l'illustration d'une grande lignée ; il fut dressé spontanément par son auteur et pour soi-même. Par un « intellectuel », certes, très soucieux de beau langage, par un homme d'Eglise, formé dans un monastère et devenu chanoine régulier à Saint-Aubert de Cambrai, et par conséquent par un individu — ceci déforme quelque peu la vision qu'il se faisait de sa parenté — qui vivait détaché de sa maison familiale, incorporé dans une autre fraternité, et qui surtout avait pris ses distances, du fait de son état, à l'égard du patrimoine ancestral, de l'héritage, auquél il ne participait plus. Mais ce religieux, cependant, demeurait fort préoccupé de son rang et de la valeur de sa race. Cette généalogie d'autre part est, si l'on peut dire, naïve : elle ne s'appuie pas sur des recherches menées dans des archives ; elle se fonde sur la mémoire personnelle d'un homme d'environ quarante-cinq ans, précisée seulement, nous dit-il lui-même, par certains témoignages oraux. Enfin — et c'est ce qui achève de conférer à ce document un prix tout à fait exceptionnel — cette généalogie n'est point d'un grand seigneur mais d'un membre de la petite aristocratie ; Lambert est issu d'un lignage de simples chevaliers de Flandre : son grand-père paternel avait été, à la fin du XIe siècle, chevalier casé (miles et casatus) de l'évêque de Cambrai. Pour analyser convenablement ce témoignage de toute première valeur, il importe de présenter d'abord sommairement le schéma de parenté, en respectant scrupuleusement l'ordre qu'a suivi Lambert pour l'établir. Lambert donc vient de parler de sa naissance et de sa maison natale. Il a nommé son père et sa mère. Il évoque alors son ascendance, et il décrit, en premier lieu, le côté paternel. Pour cela, il remonte immédiatement, par son père et son grand-père, jusqu'à l'oncle de celui-ci, seul représentant de la plus ancienne génération vunnue par l'auteur, et qui est en tout cas, à ses yeux, son plùs lointain « ancêtre ». Parvenu à ce point, Lambert descend de degré en degré ; il évoque les fils de cet homme ; à propos de l'aîné d'entre eux, il parle aussi de ses alliances ; puis il passe aux frères de son père, à leurs épouses, sans nommer leurs descendants, à

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l'exception d'un seul, le plus proche de l'ancêtre commun ; il parvient enfin à ses propres frères et à ses sœurs. Commence alors la description de la branche maternelle, ordonnée de manière identique : le grand-père, ses frères, puis ses sœurs ; la grand-mère, ses frères et les lignées qui en sont issues ; les oncles de Lambert, les tantes et leur descendance. Telle est la disposition de ce schéma simple. Il fait apercevoir aussitôt que, dans l'image que Lambert se formait de sa famille, les hommes ont toujours le pas sur les femmes, et les aînés toujours sur les cadets, enfin que la parenté par alliance tient une large place auprès de la parenté par le sang. Quant au contenu même, il révèle que le champ de la conscience familiale était relativement restreint. Si Lambert fait allusion, et seulement d'ailleurs dans le lignage de sa mère, à quelques rameaux éloignés — de « fameux chevaliers », des « hommes éminents par leur naissance », « certains autres très nobles » —, il n'évoque expressément que soixante-treize individus. Encore n'en désigne-t-il par leur nom que trente-cinq, dixhuit du côté paternel, dix-sept du côté maternel. De ces hommes et de ces femmes qu'il nomme, dix-sept appartiennent à la génération de son père et de sa mère. A la génération antérieure, la troisième, son souvenir perd de sa précision : sept noms seulement. Plus haut dans le passé, à la quatrième génération, seul échappe à l'oubli l'aîné du lignage paternel et son épouse, un homme dont on trouve la trace parmi les documents d'archives aux environs de 1050 et qui, par conséquent, était actif une soixantaine d'années avant la naissance de Lambert, guère plus d'un siècle avant le moment où celui-ci rédige cette description : notons combien la mémoire des ancêtres est courte. Quant aux gens de sa parenté qui appartiennent à sa propre génération, Lambert en parle fort peu. Ceci s'explique : il vit, retiré du siècle, dans une communauté de chanoines réguliers ; son propos, par ailleurs, il le dit nettement, est de parler de ses « ancêtres ». A ce niveau, du côté paternel, il nomme donc seulement deux hommes : l'aîné de ses cinq frères, lequel d'ailleurs est déjà mort, tué dans un combat ; un autre personnage, décoré du titre de « chevalier » que renforce encore l'adjectif potens et qui porte le nom de l'ancêtre le plus lointain (ce chevalier est, en fait, le premier descendant, en ordre de primogéniture masculine, du grand-père paternel ; on peut penser qu'il tient par héritage le fief qui fut jadis concédé à celui-ci ; il s'agit de toute évidence du chef actuel de la lignée). Deux hommes, pas davantage. Surpris par une telle

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restriction, F. Vercauteren a émis, pour l'expliquer, cette hypothèse : si Lambert insiste peu sur ses contemporains de la branche paternelle, c'est que celle-ci, à l'époque où il écrivait, se trouvait eh voie de rapide régression économique. Il est à peu près sûr, en effet, que ses neuf frères et sœurs, dont le père et la mère étaient eux-mêmes les derniers-nés de leur famille, devaient se trouver dans une situation de fortune assez médiocre. Du moins, le choix qu'il opère de ce côté de sa parenté est-il significatif : il nomme seulement des hommes, et des hommes de guerre ; il met résolument l'accent sur la primogéniture. Dans son esprit, sa famille paternelle s'ordonne comme une « maison », un lignage de guerriers, où compte très fortement l'aînesse. Du côté maternel, Lambert désigne par leur nom sept individus de sa génération, et ce sont des parents moins proches : le tableau se déploie donc de ce côté-ci plus largement. A vrai dire, et ce peut être l'explication la plus profonde, ces gens sont presque tous d'Eglise : trois cousins germains, l'un moine à Mont-Saint-Eloi, comme Lambert le fut lui-même, les deux autres chanoines réguliers, comme il l'est aussi. Apparaissent encore, dans un cousinage moins proche et rattachés au lignage de la grand-mère maternelle, d'autres ecclésiastiques, ceux-ci de plus haute dignité, deux abbés et une abbesse. Mais le dernier nommé est un laïc qui s'est illustré dans l'ordre militaire, fut porte-étendard du comte de Flandre et mourut lui aussi à la guerre. Autre héros. Ainsi, dans l'image que livre Lambert des parents de sa génération, le côté maternel l'emporte : c'est qu'il est, socialement, mieux situé. Aux degrés successifs de l'ascendance, le côté paternel reprend cependant l'avantage : seize individus nommés, dont douze hommes. 1. Voici d'abord le père, ses trois frères, et le grand-père. Lambert ne dit mot des frères de ce dernier. En eut-il ? La difficulté est que l'on ne dispose pas, malgré les minutieuses recherches de F. Vercauteren, d'un tableau généalogique vrai et complet, que l'on puisse superposer à ce tableau composé de mémoire, ce qui permettrait de délimiter exactement les zones d'oubli. Du moins peut-on justifier la présence exclusive de ces cinq hommes en se fondant sur ce que dit Lambert de son existence familiale. Son grand-père vivait à Néchin, sur un domaine qui lui venait de sa femme. En s'établissant là par un heureux mariage, il avait quitté sa demeure natale et rompu de la sorte la communauté de vie avec son père et avec ses frères, s'il en avait jamais eu. Pour Lambert, né lui-même à

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Néchin, le souvenir de ses grands-oncles et de son arrière-grandpère s'est, de cette manière, effacé : la mémoire qu'il conserve est celle du foyer, de la maison, et des hommes qui véritablement y vécurent en commun. 2. Il se souvient pourtant aussi, à la génération antérieure, la plus lointaine qu'il rappelje, d'un oncle de son grand-père. Il le désigne par son nom et aussi par son cognomen, qui est le nom d'une terre et d'une autre maison : Wattrelos. Pour lui, ce surnom est devenu le symbole même de sa race, et de l'unité de celle-ci. De cette race, cet homme, sans doute par droit d'aînesse, incarnait la tige maîtresse ; voici pourquoi Lambert, muet sur son arrière-grand-père, nomme tous les fils de cet ancêtre, à l'exception d'un seul dont le nom, dit-il, est à présent sorti de sa mémoire. 3. Restent quatre hommes présents dans le côté paternel du tableau. Ils appartiennent à trois maisons alliées par les femmes au lignage de Wattrelos. Ce sont les frères — aînés, donc chefs de maison — de trois épouses : celles des deux oncles de Lambert dont la descendance n'est pas éteinte (l'aîné est mort avant son père, ses enfants ne sont plus vivants, et, pour ces deux raisons sans doute, il n'est pas fait mention du lignage de son épouse) ; celle enfin de l'aîné des fils du plus lointain représentant du lignage. Le quatrième homme est le fils du précédent ; il représente en effet l'alliance la plus brillante, celle qui unit la race de Lambert à une race située à un degré supérieur dans la société aristocratique, une famille de châtelains, les sires d'Avesnes. 4. Enfin, du côté paternel, Lambert nomme quatre femmes : la grand-mère, qui a fait entrer dans le patrimoine du lignage l'alleu où Lambert est né ; les épouses de ses deux oncles ; l'épouse, enfin, du plus lointain chef de la maison de Wattrelos. La seule femme qu'il évoque, sans dire son nom, est une tante, morte sans être mariée : de ce côté, les femmes dont le souvenir se conserve sont celles qui ont participé à l'accroissement du patrimoine familial ou qui, venues d'une autre race, ont partagé la vie de la maison et l'ont unie à d'autres lignages. Du côté maternel, la mémoire se déploie plus loin, mais avec une moindre précision : dix noms seulement dans l'ascendance, et une plus forte proportion de femmes, la moitié. Sont nommés, le grandpère et la grand-mère. De leurs frères respectifs, la valeur sociale est amplement évoquée, mais sans que les individus soient distingués

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personnellement : le souvenir est ici celui d'un éclat, d'une gloire, un souvenir d'honneur, mais non point de familiarité domestique, et surtout, de ce côté, la parenté ne se concrétise pas par un héritage, par une communauté de possession foncière. Sont nommés encore tous les oncles et toutes les tantes de Lambert, mais celui-ci ne désigne pas par leur nom les époux des tantes mariées ; il ne cherche pas à faire connaître la maison où elles sont entrées ; il donne le nom de l'épouse de l'onde marié, mais non point celui du frère de celle-ci, ni de la maison dont elle sort. De ce côté, les alliances matrimoniales des membres du lignage ne semblent pas retentir dans la conscience familiale comme elles le font dans la branche paternelle. De ce dénombrement, de cette longue analyse, que dégager ? 1. Un fait évident d'abord : les hommes occupent dans la mémoire familiale une place nettement prépondérante : dix-neuf femmes seulement parmi les soixante-treize individus évoqués ; une proportion un peu plus forte (30 %) parmi les individus désignés par leur nom (encore faut-il préciser que toutes les femmes nommées sont des parentes très proches, à l'exception d'une seule, mais qui fut abbesse d'un grand monastère). D'autre part, répétons-le : dans l'ordre de la description, les hommes apparaissent toujours avant les femmes et, par sa construction générale, le schéma généalogique place au premier rang Yagnatio. Cette prééminence masculine est explicable en partie par la situation personnelle de Lambert, qui était un homme lui-même, et de plus homme d'Eglise. Mais elle reflète sans doute aussi très directement l'influence des règles successorales qui réservaient aux mâles l'héritage des biens immobiliers. Ces règles de dévolution, celles en particulier qui s'appliquaient au fief (Lambert vivait dans une région et appartenait à un milieu social où la plupart des terres étaient l'objet d'une possession féodale) explique aussi l'attention qu'il prête à l'ordre des naissances. Il prend grand soin de l'indiquer toujours, et met un accent particulier sur la primogéniture, qu'il s'agisse des fils ou des filles. Précisons cependant que la prépondérance des hommes est plus nettement accusée du côté paternel, où les trois quarts des individus nommés sont masculins, alors que du côté maternel la mémoire fait une place égale aux hommes et aux femmes. 2. Du côté du père, la mémoire s'ordonne très nettement en fonction de la conscience d'une race et d'un sentiment lignager dont l'expression, le soutien est un cognomen, un surnom patronymique.

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Celui-ci désigne un lieu, une terre ; il est porté à la fois par les deux grands-pères de Lambert ; il les relie l'un et l'autre à l'ancêtre le plus éloigné dans le temps et qui, dans l'esprit de l'auteur, représente la racine connue de son lignage. Ces deux grand-pères, surnommés « de Wattrelos », avaient-ils en fait conservé des possessions dans ce terroir ? C'est probable pour le grand-père maternel, dont le fils aîné, chevalier, fut ensuite maire de Wattrelos ; c'est très improbable pour le grand-père paternel, feudataire de l'évêque de Cambrai, qui vint s'établir sur le domaine héréditaire de son épouse, où vécurent ses fils, où naquit son petit-fils. Or, même dans ce cas, même lorsque ces hommes étaient casés sur un fief personnel, installés sur l'alleu de leur femme ou sur celui de leur mère, ils se réclamaient désormais (c'est-à-dire depuis la fin du XIe siècle, au plus tard) du nom de la terre ancestrale, à laquelle pourtant ils n'avaient plus part directement. Ce nom, devenu pour eux abstrait, marquait leur appartenance à une < maison », à une lignée, à une race, organisée de manière strictement agnatique et gouvernée par les règles de la primogéniture. Ciment de la cohésion lignagère, ce nom de la maison-souche du lignage était aussi le support de la mémoire familiale. Et si l'on se demande pourquoi le souvenii de Lambert ne remonte pas au-delà d'un ancêtre de la quatrième génération, d'un homme qui vivait vers 1050, est-il interdit de penser que, dans cette région, le milieu du XIe siècle fut précisément le moment où, au niveau des milites, dans cette couche inférieure de l'aristocratie dont procédait Lambert, les groupes familiaux se constituèrent en lignées, justement en se fixant sur une terre, soit sur des alleux, soit plutôt sur des fiefs indivisibles devenus décidément, selon l'évolution récente des coutumes féodales, héréditaires par droit de primogéniture ? Ce fut seulement alors, par conséquent, qu'ils s'organisèrent en « maisons », adoptant du même coup un cognomen. Auparavant, par-delà ce seuil chronologique, les relations familiales parmi la chevalerie s'ordonnaient sans doute d'une autre manière. Point de maisons, donc point de cognomina familiaux, point de race, mais des groupes de parenté, qui gravitaient autour de la maison d'un seigneur, d'un patron. De ces réseaux familiaux, beaucoup moins cohérents, diffus et changeant au gré des mariages, le souvenir s'est perdu très vite. La mémoire des ancêtres est devenue ferme au moment même où les structures de parenté se sont modifiées et ont pris, autour d'un « casement » foncier, d'un héritage, d'un faisceau de droits définis et bien attachés à un patrimoine, une allure résolument agnatique. Le témoignage de Lambert de Wattrelos permet-

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trait donc de situer cette transformation fondamentale, dans cette région et dans cette couche sociale, vers le milieu du XI e siècle. Ce que l'on sait de l'histoire de l'aristocratie et des structures féodales ne contredit point à première vue cette hypothèse. Il apparaît clairement d'ailleurs que le côté maternel, dans le schéma de Lambert, se trouve organisé semblablement en lignage : des fils du grand-père, un seul, l'aîné, est marié et c'est lui qui possède les biens héréditaires de la lignée ; de ses trois frères, deux sont restés des « jeunes », entendons des chevaliers d'aventures, célibataires et sans établissement ; le dernier est entré en religion. Toutefois, dans la conscience de Lambert, le lignage de sa mère occupe une position quelque peu différente. Ceci m'amène à considérer un autre point : le rôle des femmes et des alliances matrimoniales. 3. Celles-ci, je l'ai dit, n'ont pas le même poids ni la même résonnance des deux côtés de l'ascendance, et non sans raison. En se mariant, en effet, l'épouse pénètre dans la maison de son mari ; elle s'y incorpore. Du côté paternel, Lambert considère donc les épouses de ses oncles comme annexées. Il les nomme. Mais il nomme également, sinon leur père, du moins leur frère aîné ou le fils de celui-ci, l'homme qui, au temps de la rédaction des Annales Cameracenses, dirigeait leur lignage. Car, par leur intermédiaire, un lien de familiarité s'est établi effectivement entre les hommes de la maison de Lambert et ceux des maisons d'où sortent ces femmes. U n tel lien de familiarité n'est point perçu aussi fortement par Lambert quant aux femmes agrégées par mariage au lignage de sa mère ; sans doute se sont-elles bien incorporées à cette maison, mais celle-ci, à l'égard de la lignée maîtresse, celle du père de l'auteur de cette généalogie, se trouve elle-même en retrait. Quant aux filles de la race, l'alliance matrimoniale les a fait sortir complètement de leur maison, et la mémoire familiale, pour cette raison, ne retient même pas le nom de leur mari. 4. Au plan des relations affectives et concrètes, l'apport des femmes étrangères au lignage apparaît pourtant, à travers la description des Annales Cameracenses, considérable à trois points de vue : a) Le frère de ces femmes, en premier lieu, semble bien exercer une forte influence sur le destin de leurs enfants mâles. Il est pour eux le soutien naturel, le protecteur, et l'on trouve ici l'illustration concrète de la position privilégiée qu'occupaient alors les liens entre neveu et oncle maternel dans le réseau des relations de parenté. Certains historiens de la société féodale, et notamment Marc Bloch,

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avaient interprété dans ce sens quelques-uns des thèmes de la littérature chevaleresque3. Or voici un témoignage direct qui corrobore ces observations. Il montre clairement que de tels rapports se sont développés sans que les contrarient, bien au contraire, les structures patrilinéaires de la parenté. Ainsi, Lambert : le nom qu'il porte est celui d'un frère dé sa mère ; c'est un autre de ses oncles maternels, homme d'Eglise, devenu abbé de Mont-Saint-Eloi, qui l'a guidé dans la carrière, qui l'a pris dans son monastère, puis l'a établi dans sa situation canoniale — comme il a casé d'ailleurs trois des fils de ses autres sœurs. Quant au frère aîné de Lambert, le seul nommé, voué, lui, à l'état militaire, il semble bien avoir suivi, dans l'existence aventureuse des juvenes, des guerriers non mariés, l'un des frères de sa mère, lui-même chevalier d'aventures. b) L'épouse, en se mariant, apporte dans la maison de son mari des biens, certaines richesses qui viennent de son propre lignage et qui sont destinés, à la génération suivante, à se joindre, dans la fortune de ses enfants, aux biens hérités de leur père. Fait significatif : dans le croquis généalogique établi par Lambert, les seuls cognomina cités, hormis le cognomen de sa race et celui des beauxfrères de ses oncles paternels, font mémoire de la maison de sa mère et de celles de ses deux grand-mères, c'est-à-dire qu'ils évoquent des parts d'héritage, des biens introduits par ces femmes dans le patrimoine familial. De quels biens s'agit-il ? La grand-mère maternelle, parce qu'elle avait en grand nombre des frères et des sœurs, n'a point apporté de terres à son mari, mais des biens meubles, des esclaves (servi et ancillae), et son petit-fils s'en souvient encore. En revanche, la grand-mère paternelle, sans doute parce qu'elle n'avait pas de frères, amenait avec elle le beau domaine de Néchin où vécut son mari, où vécurent ses enfants, où naquit son petit-fils. On peut donc remarquer dans la famille de Lambert de Wattrelos un phénomène qui me paraît fort important dans le jeu des relations sociales au sein de l'aristocratie de cette époque. Le mariage unit très souvent des conjoints de fortune inégale, et il apparaît d'ordinaire que l'épouse se situe à un niveau de fortune supérieur à celui de son mari. Le cas est très évident ici pour trois au moins des mâles du côté paternel, l'un des oncles, le fils aîné du grandoncle, le grand-père surtout, ce miles casatus qui épousa l'héritière d'un alleu fort riche. Et c'est peut-être en raison d'une semblable inégalité que Lambert ne tient pas à nommer les maris de ses tantes.

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c) Ce fait m'amène en tout cas à une dernière considération : la femme apporte d'ordinaire au lignage où elle est entrée par mariage un appoint de renommée, c'est-à-dire de noblesse. Dans le schéma présenté par Lambert, très nettement, le côté glorieux, c'est le côté maternel. Par le père de sa mère, par les dix frères de celui-ci, qui, Lambert insiste à plaisir sur ce point, furent tués le même jour dans le même combat, le souvenir familial s'ouvre sur l'épopée, rejoint les « cantilènes » que les jongleurs, au temps de la rédaction des Annales, chantent encore. Mais, par sa grandmère maternelle surtout, Lambert a conscience de toucher à ce qu'il appelle la nobilitas. Nobilis, nobilior, il emploie ces adjectifs exclusivement à propos du lignage de sa grand-mère maternelle, ce lignage largement propagé dont il est fier, et vers lequel il se tourne surtout lorsqu'il veut évoquer, au niveau de sa propre génération, les parentés les plus honorables, les « amis » les plus célèbres. Toute la charge de gloire, d'illustration, de noblesse, est de ce côté-là. Ces réflexions débouchent de la sorte sur l'épineux problème de la noblesse et de ses rapports avec la chevalerie. Dans cette région et à l'époque où furent composées les Annales Cameracenses, existait-il, dans la conscience aristocratique, identité ou différence entre le titre nobilis et le titre miles ? Au premier abord, un texte comme celui-ci, ce qu'il révèle des attitudes mentales à l'égard des relations de parenté, paraît soutenir l'hypothèse des historiens qui considèrent que, dans le Nord de la France, la noblesse au XII e siècle se transmettait en ligne maternelle : c'est en effet par la mère de sa grandmère maternelle que Lambert se plaît à montrer ce qui le rattache aux nobiles de Flandre. Cependant, on peut rétorquer bien vite que, si Lambert applique à sa grand-mère le qualificatif nobilis, c'est en fait parce que le mot miles n'a pas de féminin et qu'il lui fallait trouver un autre terme pour marquer la haute naissance de cette femme. Mais on peut avancer encore d'autres arguments plus décisifs. Cette grand-mère noble avait eu des fils, héritiers de son sang et par conséquent de sa noblesse. Lambert n'eût pas manqué de les désigner eux aussi comme des nobles, si ce titre dans sa pensée eût été différent du titre chevaleresque, et supérieur à lui. Or, c'est bien le mot « chevalier », et ce terme seul, qu'il emploie à leur propos pour indiquer leur rang social. La description prouve donc clairement que, dans cette zone de l'aristocratie, et dès le troisième quart du XII e siècle, le seul qualificatif qui marquât la supériorité sociaie d'un mâle, c'était le mot miles. Ajoutons encore que si la noblesse s'était effectivement transmise par les femmes, le

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tableau n'eût certes pas présenté cette structure d'ensemble si décidément masculine et patrilinéaire. Dans ce milieu d'hommes, de guerre et d'Eglise, les liens de famille, en même temps que la conception de la dignité d'une race, de l'illustration d'un sang, avaient dès lors revêtu une forme strictement agnatique et la notion de noblesse s'était, du même coup, tout à fait confondue avec celle de chevalerie. Il n'empêche évidemment que, dans la conscience du chanoine Lambert, le versant maternel de sa parenté apparaissait briller d'un éclat plus vif. Mais c'était la conséquence fortuite d'une réalité sociale, la fréquence des mariages inégaux, l'effort persévérant des lignages pour marier leurs fils à un niveau supérieur, l'effort, plus efficace sans doute, des grands seigneurs soucieux de caser leurs vassaux domestiques, les « bacheliers » de leur maison, sans trop s'appauvrir eux-mêmes, et qui leur donnaient pour femme la veuve ou la fille fortunée d'un vassal, l'impuissance enfin des maisons aristocratiques, dont les enfants mâles se trouvaient naturellement privilégiés par les coutumes successorales, à découvrir pour les filles de la race, sauf si l'absence de frères les rendaient héritières du patrimoine, des époux qui ne leur fussent pas sensiblement inférieurs. *

Le second texte, le second témoin de la littérature généalogique de la France du Nord que j'ai choisi d'interpréter ici, est un document d'une toute autre ampleur, qui ne remplit pas, comme le texte de Lambert de Wattrelos, une seule page des Monumenta Germaniae Histórica, mais soixante. Il s'agit, d'autre part, d'un ouvrage qui fut, lui, composé sur la commande d'un seigneur par un écrivain professionnel, par un homme qui n'a pas travaillé seulement sur le contenu de sa propre mémoire ou de celle de ses familiers, mais sur toute une documentation, sur des archives, des écrits généalogiques rédigés antérieurement et sur les souvenirs attachés aux tombeaux d'une nécropole familiale. Cette source est donc infiniment plus riche, et contient notamment d'innombrables traits latéraux de psychologie collective que je me réserve d'utiliser ailleurs ; en revanche, le témoignage est beaucoup moins frais, moins spontané, moins significatif d'une certaine image mentale individuelle. Ce document, sur lequel je travaille depuis longtemps déjà et dont je suis très loin d'avoir achevé l'exploration, c'est 1 'Historia comitum Ghisnensium qu'écrivit à l'extrême fin du XIIa siècle le prêtre Lambert d'Ardres*. Cette oeuvre historique s'organise en fonction de la personnalité d'Ar-

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noud d'Ardres, le chef de la maison où Lambert servait en domestique, qui était fils aîné du comte de Guines, l'héritier désigné de celui-ci et qui détenait déjà du chef de sa mère la seigneurie d'Ardres. Le livre est construit comme une généalogie d'Arnoud, c'est-à-dire d'un châtelain, d'un « sire », d'un homme appartenant à une couche aristocratique qui surplombait fort nettement le lignage des chevaliers de Wattrelos, et ce texte introduit par conséquent dans un autre monde, où la « noblesse » est plus éclatante. De cette généalogie, je ne puis reconstituer ici tout le schéma dans son détail ; il est beaucoup trop complexe, et ce serait dépasser très largement les cadres de cet article que l'analyser aussi minutieusement que le précédent. Je me bornerai donc à quelques remarques ; elles viennent en simple complément de l'étude approfondie que j'ai donnée du croquis généalogique laissé par Lambert de Wattrelos : 1. Le soin que prend Lambert d'Ardres à décrire l'adoubement de son héros renforce la conviction que le titre chevaleresque possédait dans ce milieu et à cette époque une valeur des plus éminentes, et qu'un seigneur du plus haut parage, conscient de rejoindre par ses ancêtres les plus lointains la race même de Charlemagne, mettait sa gloire, alors, à s'en parer. 2. Il apparait, d'autre part, que les deux tableaux de parenté, celui de Lambert de Wattrelos et celui d'Arnoud d'Ardres, présentent une structure très semblable. Celui du châtelain est simplement plus développé dans toutes les directions. Ici deux cents individus sont nommés ; la mémoire s'étend sur huit générations ; elle cherche même à vaincre les résistances et à remonter plus loin encore. Cette extension tient aux capacités techniques de l'auteur de la généalogie. Mais elle tient surtout à la qualité sociale de ce groupe familial, où se mêlent, pour aboutir à Arnoud, des lignages, non pas de chevaliers, mais de châtelains, de vicomtes, de comtes. Ceci dit, la mémoire — cette mémoire que l'écrit même a pour fonction de stabiliser — se déploie de la même manière : 87 % des individus nommés appartiennent aux générations I, II, III et IV, 50 % aux générations I et II, mais la génération même d'Arnoud est moins représentée que la génération immédiatement antérieure, qui rassemble 37 % des individus nommés. 3. Même prépondérance des hommes qui, parmi les individus désignés par leur nom, sont très exactement deux fois plus nombreux que les femmes. Même priorité du côté paternel : c'est par lui que

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l'histoire commence, de ce côté que le souvenir s'enfonce plus profondément dans le passé, et de beaucoup, puisqu'il remonte d'un siècle plus haut. Ce souvenir va s'aventurer même si loin dans cette direction qu'il perd pied et que, pour se prolonger, il lui faut s'engager dans le domaine de la légende, de la fiction, du mythe. Parvenu, en passant toujours des fils à leur père, jusqu'à la huitième génération, c'est-à-dire jusqu'en 928, Lambert d'Ardres se heurte à l'impossibilité d'établir des filiations patrilinéaires sûres. Utilisant un procédé dont K. F. Werner a montré qu'il était couramment employé en ce temps par les auteurs de généalogies princières Lambert invente alors un ancêtre. Il situe à cet endroit celui qu'il appelle auctor gbisnensis nobilitatis et generis, un personnage qui paraît bien mythique et qu'il traite d'ailleurs en héros courtois. Ce Sifridus, il en parle comme d'un aventurier Scandinave, mais il l'apparente toutefois, et ceci sans aucun fondement documentaire, aux plus anciens seigneurs connus du pays, par un artifice qui manifeste, encore une fois, le souci constant de représenter la famille jusque dans sa plus lointaine durée comme un lignage, comme une succession d'héritiers qui de mâle en mâle se transmettent un patrimoine. Enfin, il fait de ce héros fondateur d'une part, et ceci est fort important, le constructeur du château de Guiñes, de la forteresse qui devait devenir la tête de la puissance comtale et l'assise matérielle de cette lignée ; il en fait d'autre part le séducteur d'une des filles du prince voisin, le comte de Flandre. Par cette union illicite, l'homme devient la racine de cet arbre de Jessé que constitue après lui la genealogía ghisnensium. Avec son fils, bâtard, la puissance familiale reçoit sa légitimation, puisque le nouveau comte de Flandre, son oncle, l'adopte pour filleul, l'arme chevalier (encore un transfert mythique dans le passé des valeurs que possédait l'adoubement à la fin du XIIe siècle), érige sa terre en comté, et enfin la lui concède en fief*. Telle est l'image que les comtes de Guiñes se faisaient à la fin du XII e siècle des origines de leur famille : pour eux la filiation lignagère commençait dans les années vingt du Xe siècle par l'union de l'ancêtre avec la fille d'un prince, qui lui-même descendait par les femmes des Carolingiens ; l'origine du lignage coïncidait pour eux exactement avec l'institution d'une puissance autonome autour d'une forteresse, du titre et des pouvoirs qui lui étaient attachés, et qui devait former désormais le cœur du patrimoine familial. Si l'on considère maintenant, dans le même texte, la lignée maternelle d'Arnoud, celle des seigneurs d'Ardres, qui eux n'étaient point comtes mais simples châtelains, on voit — et c'est la différence essentielle à mon

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propos — que le souvenir remonte ici beaucoup moins haut vers le passé : le plus lointain ancêtre cité vivait vers 1030. Ainsi, la mémoire d'une filiation lignagère remontait jusqu'au premier tiers du X* siècle dans une famille comtale, jusqu'au premier tiers seulement du XI* siècle dans une famille châtelaine. Ces deux points chronologiques me paraissent dignes d'attention. 4. En tout cas, la parenté apparaît dans les deux branches, dans leurs diverses ramifications et dans toutes les directions ascendantes, de structure absolument agnatique, et l'auteur se soucie constamment de présenter les individus des deux sexes dans l'ordre de leur naissance et de bien distinguer des autres les aînés. C'est à propos du comte qui mourut en 1020 qu'est faite dans 1 'Historia la première allusion à une règle de succession par primogéniture. Selon Lambert de Wattrelos, selon Lambert d'Ardres, le schéma généalogique est donc le même. Avec cependant, dans la parenté d'Arnoud, ce caractère particulier : il se trouve que les deux châteaux, d'Ardres et de Guiñes, qui formaient le cœur de son patrimoine ancestral, étaient passés l'un et l'autre une fois, l'un à la troisième génération, l'autre à la quatrième, par extinction des héritiers mâles et par le mariage d'une héritière, entre les mains d'une autre lignée, moins puissante. Autres exemples de ces mariages inégaux, dont j'ai parlé tout à l'heure, et de cette course aux riches héritières qui, je l'ai montré dans une autre étude T , a tenu tant de place dans les préoccupations et dans l'existence aventureuse des juvenes de l'aristocratie de cette région, pendant les XIe et x n e siècles. Il résulte de ce fait, dans la rédaction généalogique, des décrochements dont l'orientation est d'ailleurs très significative : l'auteur de VHistoria ne poursuit pas très loin, dans la direction patrilinéaire, la description de l'ascendance de l'heureux mari de l'héritière. Il peine sans doute à le faire, car la mémoire des ancêtres de cet homme médiocre, de ce parvenu qui par son mariage avait brusquement avivé l'éclat de sa noblesse, ne s'était pas conservée : il s'agissait d'un homme nouveau. Lambert abandonne donc vite cette voie, il revient à l'épouse et développe alors son récit du côté de l'ascendance de cette femme, du lignage de ses pères, des hommes qui ont été les possesseurs du bien, du château, du titre, du cognomen, c'est-à-dire, en un mot, des vrais ancêtres de la maison. 5. On voit ici encore le rôle des femmes. Certes Lambert d'Ardres, à trois reprises, et toutes les fois du côté paternel, fait allusion à des alliances qui par les femmes rattachent son héros à des ancêtres

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carolingiens. Ici aussi, et très nettement, la mémoire la plus glorieuse s'établit du côté des branches maternelles. Toutefois, l'ensemble de l'histoire en fait, toute la mémoire généalogique que l'on conserve de la maison seigneuriale où vit Lambert, et que son œuvre a pour but de fixer, s'organise en fonction d'un héritage, de l'héritage d'un double titre et d'une double seigneurie. Le patrimoine paraît bien le support essentiel de la mémoire des aïeux et de la conscience familiale. A tel point que l'auteur étend sa description et la prolonge vers tous ceux qui, contemporains de son héros, pourraient éventuellement prétendre avoir quelque droit sur cette fortune, y compris — chose notable — les bâtards et les descendants des bâtards du père, des grands-ondes, de l'arrière-grand-oncle. Dans ce milieu de haute aristocratie, parmi ces chefs de principautés, le sentiment de parenté s'attache de toute évidence à une maison, au château, support de la puissance, et à la collégiale qui le flanque ; elle remonte avec sûreté jusqu'à l'ancêtre, de quelque côté qu'il soit, qui a bâti la forteresse et qui a fondé de la sorte le pouvoir et la gloire de la lignée. Au-delà, le souvenir se perd.

Je voudrais conclure en insistant sur un point qui me paraît essentiel et en formulant à son propos une hypothèse de recherches. Dans cette région de l'Occident, la mémoire généalogique des hommes qui vivaient à la fin du XIIe siècle paraît bien s'étendre inégalement selon le rang qu'ils occupent : au niveau de la petite chevalerie, elle remonte jusque vers le milieu du XIe siècle ; dans les familles de châtelains, jusqu'aux abords de l'an mil ; enfin dans les familles comtales, jusqu'au début du Xe siècle. Ces seuils, au-delà desquels se perd le souvenir des ancêtres, sont d'autant plus reculés que le lignage est plus haut placé dans la hiérarchie des conditions politiques et sociales. Ceci n'est guère surprenant. Mais il est intéressant d'observer que ces trois points chronologiques se trouvent être exactement ceux jusqu'où parvient la recherche des érudits lorsqu'ils s'efforcent aujourd'hui de reconstruire les filiations réelles des familles, et que de telles recherches ne parviennent pas à pousser plus haut. Ainsi, dans la société du Mâconnais, j'ai pu reconstituer la parenté jusqu'à la première moitié du XIe siècle dans les lignages de chevaliers, jusqu'à la fin du Xe siècle dans les lignages de châtelains, jusque vers 920 dans les lignages des comtes*. Au-delà de ces dates, il m'a été impossible de découvrir qui était le père du plus lointain ancêtre connu. Or, l'obstacle n'est pas dans la documentation, qui ne change

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ni en nature ni en densité. On peut donc croire que cette incapacité (semblable à celle que surmonta Lambert d'Ardres en inventant le personnage de l'aventurier Sijridus) résulte de la transformation même des structures de parenté. La disparition des indices de filiation patrilinéaire dans les sources écrites lorsque, remontant dans le temps, la recherche franchit ces seuils chronologiques, traduit en fait une moindre importance de ces filiations, à partir de cette date même, dans la conscience familiale. Dans les documents dont nous disposons, tout apparaît donc comme si, progressivement, aux différents degrés de l'aristocratie, les structures de parenté s'étaient transformées entre le début du XE et le milieu du XIE siècle. Antérieurement, pas de lignage, pas de conscience proprement généalogique, pas de mémoire cohérente des ancêtres ; un homme de l'aristocratie considérait sa famille comme un groupement, si je puis dire, horizontal, étalé dans le présent, sans limites précises ni fixes, constitué aussi bien de propinquii que de consanguinei, d'hommes et de femmes liés à lui aussi bien par le sang que par le jeu des alliances matrimoniales. Ce qui comptait pour lui, pour son succès, pour sa fortune, c'était moins ses c ancêtres » que ses « proches », par lesquels il pouvait s'approcher des sources de la puissance, c'est-à-dire du roi, du duc ou du chef local, en tout cas de l'homme capable de distribuer les charges, les « bienfait» », les honneurs. Il attendait tout de ce senior ; il s'efforçait donc, par des alliances de toutes sortes, de se rattacher plus étroitement à sa maison, de s'y incorporer ; parce qu'il était en fait dépendant de ce patron, l'important pour lui c'était ses relations et non son ascendance. Il était un bénéficiaire ; il n'était pas un héritier. Alors que, plus tard, l'individu se sent pris au contraire dans un groupe familial de structure beaucoup plus stricte, axé sur la filiation agnatique, et d'orientation verticale : il se sent membre d'un lignage, d'une race où de père en fils se transmet un héritage ; l'aîné des garçons assume la direction de cette maison, et l'histoire de celle-ci peut s'écrire SOUÎ la forme d'un arbre enraciné dans la personne de l'ancêtre fondateur, qui se trouve à l'origine de toute la puissance et de toute l'illustration de la race. L'individu est devenu lui-même un prince ; il a pris une conscience d'héritier. J'ajoute : il se sent noble, puisque être noble, c'est d'abord se réclamer d'ancêtres connus, c'est se référei à une généalogie. Mais, et voici ce qui importe, aux trois moments successifs où, depuis le haut de l'aristocratie jusqu'à ses moindres niveaux, la mémoire des ancêtres se perd, pour nous autres historiens, comme elle se

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perdait déjà à la fin du XIIe siècle dans l'esprit de leurs propres descendants, paraissent bien se situer aussi d'importantes modifications qui affectent les structures politiques et juridiques. Une telle coïncidence mérite particulière attention. Dans le royaume de France, le début du Xe siècle est en effet le temps où les comtes gagnent leur autonomie par rapport aux grands princes territoriaux et commencent à disposer librement en faveur de l'aîné de leurs fils, de leur « honneur » désormais parfaitement intégré à leur patrimoine : aux alentours de l'an mil, c'est le tour des maîtres des châteaux d'accéder à l'indépendance et de s'approprier les forteresses où jusqu'alors ils commandaient au nom d'un autre ; dans les années trente du XIe siècle enfin, on voit d'une part, au niveau inférieur de l'aristocratie, se multiplier les concessions de fiefs, la tenure féodale prendre un caractère plus nettement héréditaire et se transmettre régulièrement de père en fils par règle de primogéniture, tandis que, d'autre part, la situation de fait de cette petite aristocratie se cristallise en privilèges juridiques autour d'un qualificatif, le titre de « chevalier », et des fonctions particulières qu'il définit. De toutes manières, la conscience généalogique apparaît à l'instant même où la richesse et le pouvoir, ceux du comte, ceux du châtelain, ceux du simple chevalier, revêtent décidément une allure patrimoniale et où commencent d'entrer en jeu, par conséquent, des règles successorales qui favorisent les fils aux dépens des filles, les plus âgés aux dépens des puînés et qui valorisent donc à la fois la branche paternelle et l'aînesse. J e reprends donc volontiers une réflexion de Karl Schmid, qui a singulièrement éclairé mes recherches : « La maison d'un noble devient une maison noble quand elle devient le centre et le point de cristallisation indépendant et durable d'une race. » * Mais en insistant fortement sur l'idée d'indépendance, et en reliant très étroitement un tel phénomène au processus de décomposition de la puissance royale, à cette dissémination de l'autorité, à cette dissociation progressive des pouvoirs de commandement que nous appelons la féodalité. L'apparition de nouvelles structures de parenté dans l'aristocratie et la mise en place du système féodal n'ont-elles pas progressé du même pas ? Il existe en tout cas entre structures de parenté et structures politiques une corrélation intime, une liaison véritablement organique, qui s'exprime au niveau des représentations mentales par la notion même de noblesse, et que cet article — c'est là son seul but — invite à étudier en profondeur.

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Notes 1. «Une parentèle dans la France du Nord aux XI* et XII* siècles», Le Moyen Age 69, 1963, pp. 223-245. 2. Monumenta Germaniae Histórica, Scriptores, XVI, pp. 511-312. 3. Cf. La société féodale : la formation des liens de dépendance, Paris, 1939, p. 213. 4. Ed. H. HELLER, Monumenta Germaniae Histórica, Scriptores, XXIV. 5. K. F. WERNER, «Untersuchungen zur Frühzeit des französischen Fürstentums», in : Die Welt als Geschichte, i960, pp. 116-118. 6. Historia comitum Ghisnensium, c. 7-12. 7. Cf. supra, chap. XI. 8. G. DUBY, La société aux Xi* et Xir siècles dans la région mâconnaise, Paris, 1953, p. 411 sq. 9. « Zur Problematik von Familie, Sippe und Geschlecht, Haus und Dynastie, beim mittelalterlichen Adel. Vorfragen zum Thema 'Adel und Herrschaft im Mittelalter' », Zeitschrift für die Geschichte des Oberrheins 105, 1957.

CHAPITRE X V I

Remarques sur la littérature généalogique en France aux XI* et XII* siècles*

J'ai entrepris depuis plusieurs années d'étudier les relations de parenté dans l'aristocratie des pays français aux X I E et X I I E siècles, étude qui conduit à aborder par des voies nouvelles certains des problèmes centraux que pose la société féodale, celui par exemple des rapports entre noblesse et chevalerie, celui de l'évolution des patrimoines laïques, celui de la distribution de commandement. Ces recherches d'histoire sociale, je m'efforce de les mener conjointement à deux niveaux, au plan si je puis dire matériel, des supports biologiques et économiques de la destinée familiale, mais aussi au plan des attitudes mentales, de la perception des liens de parenté. Le principal instrument de telles investigations est, de toute évidence, la généalogie. Mais il existe en vérité des généalogies de deux sortes, lesquelles, d'ailleurs, correspondent à peu près aux deux niveaux dont je viens de parler. Voici d'une part — et c'est d'abord à celles-ci que l'on pense — les généalogies que les historiens ont construites au cours des âges et qu'ils continuent de construire, ou de rectifier, en recueillant tous les indices de filiation ou d'alliance dispersés parmi les cartulaires, les chartriers ou les nécrologes. Toujours incomplètes, souvent incertaines, ces généalogies-ci offrent de telle ou telle famille l'image concrète, dans sa croissance et dans sa fortune. Beaucoup plus rares, et ne pouvant s'accroître que par la découverte de parchemins inconnus, sont les généalogies de l'autre genre, j'entends celles qui furent composées à l'époque même par les contemporains. Or, celles-ci sont également très précieuses par

* Texte

publié

dans

ACADÉMIE

DES

INSCRIPTIONS

ET

BELLES-LETTRES.

Comptes rendus des séances de l'année 1967 (avril-juin), Paris, Klincksieck,

1967, pp. 335-345.

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le témoignage qu'elles apportent sur la psychologie familiale et sur les représentations mentales qui formèrent l'armature de la conscience lignagère. A propos de ces derniers documents, je voudrais présenter brièvement dans cette communication les premiers résultats de recherches que j'ai poursuivies avec l'aide diligente de Mlle de Guilhermier, collaborateur technique au Centre National de la Recherche Scientifique. Mon propos est d'abord d'étendre au royaume de France des investigations conduites dans l'Empire par A. H. Hônger 1 et plus récemment par Karl Hauck c'est-à-dire de faire un inventaire de ces sources. Je tenterai aussi d'interpréter celles-ci et, m'inspirant des travaux publiés en Allemagne encore, par K. F. Werner ' et par les élèves de Gerd Tellenbach, notamment par Karl Schmid4, de risquer quelques remarques, lesquelles ouvrent, semble-t-il, des perspectives assez larges, et non pas simplement sur l'histoire sociale, mais aussi sur l'histoire politique et sur l'histoire culturelle.

J'entends me limiter ici à une partie seulement de la littérature familiale, aux écrits proprement généalogiques, c'est-à-dire qui dressent le tableau d'une parenté. J'exclus donc trois catégories de documents, dont certains sont du plus grand intérêt pour l'histoire de la conscience familiale, mais qui me paraissent relever d'un autre genre et mériter des études spéciales : en premier lieu, les histoires et chroniques qui, comme au XIe siècle celle d'Adhémar de Chabannes et, au XII e , celle de Geoffroy du Vigeois, contiennent de nombreuses ébauches de généalogies, mais qui n'ont point été écrites pour l'illustration d'une lignée ; ensuite, toutes les vitae, qui procèdent direc« tement soit de l'hagiographie, soit des éloges ou des déplorations funéraires ; enfin, certaines listes comtales, souvent liées à des listes épiscopales, qui ne contiennent aucune mention de filiation, comme celle qui figure dans le cartulaire de la cathédrale de Mâcoa Au terme de cette sélection, qui fait écarter en particulier toutes les œuvres composées au XIe siècle dans l'entourage des ducs de Normandie et, aux XI e et XII e siècles, dans l'entourage des rois de France, reste donc, non comptées quelques continuations, une vingtaine de textes antérieurs à la fin du XII e siècle. Il s'agit là, bien sûr, du mince résidu d'une production dont on sait avec certitude, et notamment par certaines mentions incluses dans les oeuvres qui n'ont pas été perdues, qu'elle fut beaucoup plus abondante. De ce qui subsiste et qui 1. Voir note 1 et suivantes p. 298.

Remarques sur la littérature généalogique en France

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peut être actuellement repéré dans l'état de l'édition et des études historiographiques voici, sommairement esquissé, l'inventaire : a) On trouve d'abord, très isolée en plein Xe siècle, la généalogie du comte de Flandre, Arnoul le Grand, composée par Vuitgerius entre 951 et 959 et conservée à l'abbaye de Saint-Bertin. b) Entre le milieu du XIe siècle et 1109 se situent une notice sur l'ascendance du comte de Flandre Arnoul le Jeune, rédigée au monastère de Saint-Pierre-au-Mont-Blandin ; une généalogie des comtes de Vendôme, insérée dans le cartulaire de Vendôme ; six généalogies des comtes d'Anjou, enfin, issues de Saint-Aubin d'Angers. c) Des toutes dernières années du XIe siècle datent le premier état de la généalogie des comtes de Boulogne et un fragment d'histoire des comtes d'Anjou que les études critiques de L. Halphen permettent d'attribuer au comte Foulques Réchin. d) Entre 1110 et 1130 apparaissent deux nouvelles généalogies des comtes de Flandre, l'une composée à Saint-Bertin, l'autre insérée par Lambert de Saint-Omer dans son Liber Floridus, et, d'autre part, le premier état conservé de la Geste des comtes d'Anjou, lequel est dû à Thomas de Loches. e) Les environs de l'an 1160 forment une zone de particulière fécondité. Tandis que les généalogies flamandes et angevines font l'objet d'importants remaniements, tels l'écrit que l'on appelle Flandria generosa et les versions nouvelles de la Gesta consulum andegavorum par Breton d'Amboise ou Jean de Marmoutier, paraissent simultanément, outre deux nouvelles esquisses généalogiques composées à Saint-Aubin d'Angers, des écrits consacrés aux sires d'Amboise, aux comtes d'Angoulême, aux comtes de Nevers. De cette époque datent les œuvres de Wace et de Benoît de Sainte-More. Notons enfin que c'est à partir de ce moment même que les auteurs d'histoire et de chronique régionales se montrent beaucoup plus attentifs aux données généalogiques, comme en témoignent par exemple certaines notes provenant de l'abbaye d'Anchin en Artois et de celle de Foigny, dans le diocèse de Laon. /) En 1194, Lambert d'Ardres écrit l'Histoire des comtes de Guines, à la fois le plus riche et le plus significatif des écrits de ce genre. 10

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Hommes et structures du moyen âge

Ce simple inventaire suscite immédiatement quelques remarques préliminaires, que je limite volontairement à l'extérieur et comme à la surface de ces textes, et plus précisément à leur localisation dans le temps et dans l'espace. 1. Il apparaît au premier coup d'oeil que le genre littéraire qui nous occupe se trouve cantonné à cette époque dans les parties septentrionales et occidentales du royaume de France. Et si l'on met à part le duché de Normandie, dont l'historiographie présente des traits originaux et s'écarte sensiblement des formes proprement généalogiques, celles-ci s'ordonnent autour de deux foyers, le comté de Flandre, où elles apparaissent en premier lieu et où elles demeurent les plus nombreuses, et le comté d'Anjou. Ce n'est qu'après 1160 que, depuis ces deux centres, elles se diffusent, et fort discrètement, vers l'est et vers le sud. 2. Avant l'extrême fin du XIIe siècle, où la chancellerie de Philippe Auguste devient un atelier d'écrits généalogiques, il n'existe pas de généalogies qui concernent proprement les rois de France. Ce genre littéraire relève bien d'une Adelsliteratur, pour reprendre l'expression de Karl Hauck. Toutefois, il ne fleurit d'abord que dans l'entourage de très grandes familles, de races immédiatement inférieures à celles des rois, de lignages établis dans de vastes principautés régionales. Mais on observe aussi que, par l'effet d'un lent processus de vulgarisation, il tend à gagner progressivement des étages moins élevés de la société aristocratique, le niveau d'entités politiques de moindre envergure, tels le comté d'Angoulême, le comté de Guiñes, les seigneuries d'Amboise et d'Ardres. Encore cette pénétration est-elle fort lente et ne peut-elle être attestée avant le milieu du X I I e siècle ; il convient en effet de mettre à part la généalogie des comtés de Boulogne, dressée certes aux alentours de 1100, mais alors que deux membres de ce lignage recueillaient des titres supérieurs au titre comtal, celui de duc de Basse-Lorraine et la royauté de Jérusalem. 3. Les phénomènes d'ensemble se relient incontestablement, d'une part à l'histoire des formations politiques, d'autre part à l'histoire de l'expression littéraire, c'est-à-dire de la culture, et l'on peut à ce propos formuler déjà quelques hypothèses de recherches. a) Il importe, en premier lieu, de souligner que l'établissement de ces généalogies paraît très souvent répondre au souci de légitimer

Remarques sur la littérature généalogique en France

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un pouvoir. Cette observation peut expliquer l'absence de généalogies royales, le roi n'ayant nul besoin d'assurer une puissance fondée en droit sur l'élection et sur le sacre, alors que, dans le Nord du royaume et dans l'Anjou, la confection de ce type de texte entend apparemment confirmer une prétention à la souveraineté, prouver le bon droit d'un héritier lors d'une succession contestable. C'est le cas des généalogies flamandes composées dans les années encadrant l'an 1100 qui exaltent l'ascendance carolingienne des comtes, de la notice sur le comté de Vendôme qui justifie l'acquisition de cette principauté par le comte d'Anjou Geoffroy Martel, des tableaux dressés à Saint-Aubin d'Angers, alors que le titre comtal angevin vient d'échoir à une branche collatérale, et qui entendent rehausser la gloire de celle-ci en montrant les alliances illustres qui l'attachent aux plus grandes maisons princières de l'époque. Ces textes, par conséquent, doivent être rangés parmi les matériaux qui consolidèrent l'établissement des principautés territoriales nées de la dissolution des pouvoirs régaliens. b) Il convient aussi, et c'est se tourner cette fois vers l'histoire culturelle, de situer ces documents au sein d'une géographie, qui reste tout entière à construire, de la production littéraire. Leur localisation atteste en premier lieu la fécondité et, on peut le dire, la prééminence, dans le XIe et le premier XIIe siècle, de certains foyers littéraires de racine carolingienne, ceux de la Basse-Loire d'une part, et ceux de la Lotharingie dont les ateliers flamands constituent en fait les prolongements occidentaux. Il faut remarquer par ailleurs que ce type de littérature est, pendant cette période, le lieu d'un enrichissement progressif. Les plus anciens de ces écrits sont de simples catalogues ; ceux qui leur succèdent prennent l'allure de récits et gagnent peu à peu de l'ampleur. L'opinion de Hônger qui, dans les pays d'Empire, voyait dans les catalogues des résumés tardifs de textes antérieurs plus développés, ne peut être appliquée à la France ; il est certain, par exemple, que les Gestes des comtes d'Anjou et celles des seigneurs d'Amboise, que l'Histoire des comtes de Guiñes, furent élaborées à partir de listes généalogiques plus sommaires, et l'on voit les généalogies flamandes se nourrir constamment au cours du XIIe siècle de nouvelles adjonctions. Au long de ce progrès continu, deux étapes principales se laissent entrevoir, l'une dans la dernière décennie du XIe siècle, l'autre aux alentours de 1160 ; il ne serait sans doute pas inutile de confronter cette périodisation à celle que les historiens de la littérature en langue vulgaire peuvent établir de

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Hommes et structures du moyen

âge

leur côté. Mais cette dernière remarque me conduit à proposer maintenant des interprétations plus profondes, en analysant cette fois le contenu même de ces écrits, en m'efforçant de reconstituer le schéma des structures familiales qu'ils présentent, le modèle des relations de parenté qu'ils fixèrent dans la conscience des contemporains, et de suivre ce modèle au cours des temps dans les modifications qui l'affectèrent. Tous ces écrits dérivent d'un prototype, qui est royal. Le premier de ceux que l'on conserve pour le royaume de France, la généalogie d'Arnoul de Flandre qui, je le répète, date du milieu du X e siècle, présente en effet un double aspect. C'est d'abord, assorti de prières funéraires, l'éloge d'un prince dont sont exaltées les vertus. Mais pour montrer que les mérites naturels de son héros s'accordent à la noblesse de ses origines, l'auteur adjoint à cet éloge une généalogie véritable, celle des souverains carolingiens. Sur la sancta prosapia domini Arnulfi, laquelle, en ligne patrilinéaire, ne remonte pas plus haut que le grand-père d'Arnoul, le comte Baudouin I e r , vient se greffer ainsi, par l'intermédiaire de l'épouse de ce dernier, Judith, fille de Charles le Chauve, une genealogia nobilissimum Francorum imperatorum et regum, une liste surimposée, utilisée sans critique et empruntée aux scriptoria de Lotharingie*. Incorporée de cette manière à la mémoire familiale des tenants d'une principauté, cette liste royale s'imposa comme un type ; on la voit, en effet, reprise jusqu'au x m e siècle, dans tout l'espace culturel qui nous occupe, aussi bien par Guillaume de Malmesbury que par les généalogistes des comtes de Boulogne, par ceux de Foigny et d'Anchin. Ainsi s'introduit dans la conscience de la haute aristocratie un schéma de parenté que l'on peut définir brièvement : filiation strictement agnatique, le titre — à l'instar du titre royal — se transmet de père en fils ; mais comme il arrive parfois que le titre ou la vocation à la puissance s'hérite par l'effet d'une alliance — ainsi les comtes de Flandre reçurent le sang carolingien, ainsi, beaucoup plus tôt, les ancêtres de Charlemagne avaient reçu le sang mérovingien —, le fil généalogique en remontant vers le passé peut subir des décrochements, abandonner la lignée patrilinéaire moins illustre pour, à partir de telle aïeule dont les descendants ont conscience de tirer un héritage plus éclatant, remonter de fils en père cette lignée plus honorable. Que ce cadre mental, où vient désormais s'inscrire, dans la haute aristocratie, la mémoire des ancêtres, procède d'un modèle emprunté à la famille royale, manifeste une appropriation parallèle à l'usurpa-

Remarques

sur la littérature

généalogique

en France

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tion des pouvoirs régaliens sur quoi se fondent les dynasties nouvelles. Cette constatation autorise à étendre à la France certaines remarques énoncées pour les pays allemands par les historiens de l'école de Fribourg, et notamment par Karl Schmid : lorsque la haute aristocratie commença, par l'effet de la décomposition du pouvoir royal, à s'organiser en maisons, en lignages, elle le fit à l'image de ce qui avait été jusqu'alors la seule « maison », la seule race, la seule généalogie véritable, celle du souverain. Se limiter à la filiation masculine et décrire une lignée d'hommes, insister de plus en plus fortement après la fin du XIe siècle sur la primogéniture, tandis que les règles successorales favorisent plus nettement les aînés, puis délaisser les ancêtres paternels au profit de ceux de la mère, si l'héritage est venu par celle-ci, comme le fait Foulques Réchin, et après lui tous les auteurs de généalogies, comme le fait d'ailleurs, du côté germanique, un Otton de Freising, peut aisément s'expliquer : tous ces écrits se préoccupent avant tout de la transmission d'un « honneur » au sens primitif, disons carolingien, du terme. « Moi, Foulques... j'ai voulu confier à l'écriture comment mes ancêtres ont acquis et tenu leur honneur jusqu'à mon temps, et comment moi-même je l'ai tenu, aidé par la merci de Dieu » 6 , ainsi débute l'écrit attribué au comte Foulques d'Anjou. La geste des comtes d'Amboise insiste sur la constitution progressive d'un patrimoine, sur l'apport dotal des épouses, sur les partages. Et la généalogie composée par Lambert d'Ardres, dont le maître est à la fois l'héritier du comté de Guiñes et de la seigneurie d'Ardres, se présente en fait comme une histoire de ces deux patrimoines et de leur consolidation progressive. Les auteurs de ces écrits s'efforcent de découvrir dans son plus lointain passé l'origine de cette possession héréditaire. Voici qui vient renforcer l'hypothèse proposée par les élèves de Gerd Tellenbach : c'est au moment où les membres de la haute aristocratie cessent de devoir leur fortune aux faveurs temporaires d'un souverain, de tenir un pouvoir et des biens par concession viagère et révocable, au moment où leur puissance s'assied sur un patrimoine librement transmissible de père en fils, que les groupes de parenté, jusqu'alors mouvants et sans consistance, s'ordonnent selon la stricte armature d'un lignage ; point de lignées, point de maisons nobles avant que l'honneur ne devienne franchement héréditaire, c'est-à-dire avant le IXe siècle pour les plus grands princes, avant le Xe siècle pour les seigneurs de moindre volée — et j'ajoute, en France, avant le XIe siècle pour les simples chevaliers. De fait, tous les textes qui nous occupent ne se soucient

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pas à proprement parler de décrire toute la parenté, mais seulement la part de celle-ci qui détient le patrimoine. En fait, cette conscience familiale est une conscience d'héritiers. Cependant, entre ceux de ces écrits qui sont antérieurs à la première décennie du XIIe siècle et les autres, il existe une différence notable, dont je voudrais, pour terminer, dire quelques mots. Les premiers demeurent très secs, peu développés, même lorsqu'ils ne sont point de simples catalogues, comme le récit de Foulques Réchin. Ils reposent alors sur une mémoire. Foulques s'est expliqué : il s'appuie sur ses propres souvenirs et sur ce qu'il tient de son oncle Geoffroy Martel ; on ne voit point qu'il ait utilisé les tableaux composés antérieurement dans le monastère de Saint-Aubin ; il avoue ne rien savoir des premiers comtes d'Anjou ; il ignore même où se trouve leur sépulture. Alors que les généalogies du X I I e siècle se développent dans toutes les directions, des reprises successives les enrichissent, rajoutant des noms de fils cadets, de filles, d'ancêtres qui n'étaient pas jusqu'alors mentionnés, développant des filiations parallèles... L'arbre dont elles dressent le profil déploie plus amplement ses ramures et pousse plus profondément ses racines. Il importe à l'histoire culturelle autant qu'à l'histoire sociale et à l'histoire politique d'observer de près cette extension. Je ferai à son propos trois remarques. 1. Elle témoigne d'abord d'un progrès des techniques littéraires, d'un accroissement des ressources intellectuelles. Les premières généalogies avaient été élaborées dans des monastères privés, intégrés dans le patrimoine de grandes familles princières. Un rôle majeur fut alors tenu par Saint-Bertin et Saint-Aubin d'Angers, dont respectivement les comtes de Flandre et ceux d'Anjou détenaient l'abbatiat et qui occupaient dans ces principautés la place même que tinrent successivement dans la principauté capétienne Fleury et Saint-Denis. Abbayes nécropoles, et des liens étroits unissent apparemment les premiers tableaux généalogiques aux épitaphes des seigneurs défunts dont on sait par Raoul Glaber que la composition jouait, au seuil du XI* siècle, un rôle majeur dans l'activité littéraire T . Au XII e siècle, parmi les auteurs des écrits dont je parle, on trouve encore des moines mais beaucoup désormais sont des clercs, et des clercs domestiques, tels Thomas de Loches, qui fut chapelain de Foulques le Jeune, et le prêtre Lambert attaché à la maison des seigneurs d'Ardres. Par un transfert qui prend place dans un mouvement général de laïcisation de la culture, l'atelier principal de cette littérature devient alors la

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cour du prince ; il utilise certaines des ressources de celle-ci, dont le dépôt d'archives et, on le sait pour les comtes de Guines à la fin du XII e siècle, sa bibliothèque. Les rédacteurs qui y travaillent sont instruits, formés au métier d'écriture ; certains sont très avertis du droit familial, comme en témoigne l'arbre explicatif des divers degrés de parenté qui illustre aux folios 126-127 le manuscrit du Liber Floridus de Lambert de Saint-Omer conservé à la Bibliothèque Nationale. Ecrivant sur commande, ils manifestent une nouvelle attitude à l'égard de la tâche qu'ils ont à remplir. Il ne s'agit plus seulement pour eux de relater un souvenir, mais de construire véritablement une histoire ; partant d'une biographie de leurs maîtres, ils s'efforcent de bâtir aussi une vita de chacun des personnages qui prend place dans la lignée qu'ils décrivent. Ils réunissent à cette fin une documentation, ils s'appuient sur des textes. Par leur art, la mémoire ainsi se précise, s'étoffe, se prolonge. A travers leurs œuvres on peut suivre l'enrichissement progressif de la technique et de la conscience historiques et découvrir, dans le XII e siècle, un moment capital de l'histoire de l'histoire. 2. Littérature de cour, de plus en plus laïcisée par rapport à ses origines liturgiques et monastiques, la littérature généalogique se trouve être aussi étroitement liée au développement parallèle d'une littérature de divertissement, composée dans le même milieu, dans ce rassemblement chevaleresque où, je l'ai montré ailleurs, les « jeunes », les coureurs d'aventures, jouent alors un rôle culturel de premier plan. Il convient ici d'évoquer les rapports qu'entretiennent les écrits généalogiques du XII e siècle avec les légendes épiques. Leurs auteurs, en effet, n'utilisent pas seulement des textes, mais aussi les histoires qui circulent dans l'entourage du seigneur. Ainsi, Thomas de Loches introduit dans la geste des comtes d'Anjou les récits légendaires qui enveloppaient le souvenir de Geoffroy Grisegonelle. Quant à Lambert d'Ardres, il avoue avoir tiré parti des histoires que racontaient, pour distraire l'héritier des comtes de Guines, trois de ses amis, trois < jeunes » comme lui, spécialement doués pour le conte divertissant. Cette ouverture sur la légende et sur l'imaginaire est fort importante à deux points de vue. Elle explique d'abord la place ménagée aux héros dans les nouvelles généalogies, qui prennent désormais l'allure d'une galerie de types exemplaires, modèles de vertu. Dans son armature profonde, je l'ai dit, la généalogie relate la transmission d'un titre, d'un patrimoine. Mais elle prend subsidiairement après 1110 un autre caractère lorsque, sous l'influçiiçç

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des récits épiques et par l'introduction de biographies plus étoffées, elle tend à devenir une suite d'éloges individuels. Les aïeux revêtent de ce fait une autre apparence dans la conscience de leurs descendants. Ils n'ont point seulement transmis les assises de la puissance politique, mais encore un héritage de gloire, un « honneur » — prenons cette fois ce mot au sens moderne du terme — dont les héritiers doivent se montrer dignes. Devenant exemplaire, cette littérature s'insère parfaitement dans le climat de concours permanent qui baigne, autour du prince, le milieu des jeunes. Elle coopère à la construction de sa morale particulière. L'étude de ce genre d'écrits se montre ainsi susceptible d'apporter une utile contribution à l'histoire de l'éthique chevaleresque, de la formation d'une conscience de classe dont le rôle est fondamental dans l'évolution, à cette époque, de la notion de noblesse. 3. Mais l'intervention des légendes, la contamination que subissent alors les textes généalogiques de la part des œuvres de divertissement et d'évasion dans l'imaginaire, se trouvent encore à l'origine de la modification la plus remarquable qui affecte au XII e siècle les généalogies : l'invention d'ancêtres mythiques. Les auteurs de ce temps, je l'ai dit, s'efforcent de pousser plus haut dans le passé la racine du lignage. La première généalogie flamande remontait jusqu'à Baudouin I " , c'est-à-dire jusqu'au dernier tiers du ix" siècle, jusqu'à un personnage qui peut-être n'était pas le premier de sa lignée à détenir l'honneur comtal, mais qui est bien le premier dont l'érudition puisse contrôler l'existence dans les documents subsistant aujourd'hui. Rédigée après 1110, la genealogía bertiniana prolonge de trois générations cette liste et attribue à Baudouin I e r trois ancêtres, dont l'érudition ne peut trouver nulle part ailleurs la trace. D e même, en Anjou, les généalogies du xii* siècle enfoncent deux générations plus avant dans le passé les premières séries comtales sur des données invérifiables. Le souci nouveau de pousser le souvenir, ancestral jusqu'au cœur de l'époque carolingienne, c'est-à-dire jusqu'au moment privilégié décrit par les chansons de gestes, de dépasser, par conséquent, le seuil chronologique auquel s'arrêtait jadis la mémoire de la parenté et qui dresse aujourd'hui encore un obstacle infranchissable aux recherches érudites, incita donc selon toute apparence les historiographes domestiques à s'aventurer dans le mythe. Le fait a été fort bien mis en évidence par K. F. Werner. Le contenu de l'Histoire des comtes de Guiñes apporte sur ce point un témoignage de toute première valeur.

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Lambert d'Ardres, étant parvenu dans ses recherches jusqu'en 928, place à cet endroit comme auctor Ghisnensis

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un personnage étrangement parent des héros de la jeune littérature romanesque. C'est un aventurier, un tiro, un « jeune » batteur d'estrade, comme l'étaient, à l'époque où écrivait Lambert, les chevaliers errants compagnons de l'héritier du comté, de noble naissance certes, mais pauvre et étranger. Il séduit la fille du comte de Flandre, et le garçon qui naît de cette union reçoit plus tard l'investiture du comté de Guiñes, qui vient en fait légitimer l'heureuse aventure matrimoniale de son père. Ainsi se trouvent à la fois transposés dans ce qui veut être une histoire les thèmes des récits de divertissement tels qu'ils se développent alors dans le milieu courtois, et cette réalité sociale du XIIe siècle, parfois concrètement vécue, en tout cas constamment rêvée par tous les jeunes hommes de l'aristocratie de ces régions, l'aventure, l'errance, la poursuite d'une riche héritière, la quête d'un mariage fructueux, qui assurât la conquête d'un établissement et d'un patrimoine où s'enracinât une lignée nouvelle, bref ces unions profitables qui de fait tiennent une place que j'ai déjà fortement soulignée dans les généalogies vraies. Cette inflexion de la littérature généalogique dans le cours du XII e siècle se montre de la sorte fort significative d'attitudes mentales qui s'établissent alors et peu à peu se fortifient. Sans doute serait-il du plus grand intérêt de rapprocher le témoignage que fournit cette littérature de ce qu'apprennent les chansons de gestes et les romans qui furent composés à l'époque même et dans cette même région de la France du Nord et de l'Ouest, mais aussi d'une histoire des tournois et d'une histoire de l'adoubement qui, ni l'une ni l'autre, ne sont encore faites. Vulgarisation progressive d'un modèle royal, celui du lignage par qui s'effectue le passage de la noblesse fluide des ix e -x e siècles à la noblesse fixée de l'époque féodale, affermissement de la conscience familiale, qui d'abord s'attache à l'hérédité d'un titre et d'un patrimoine, mais qui peu à peu devient plus attentive à la valeur morale des aïeux et aux exemples de comportement qu'ils proposent, je souligne en terminant ce qui me paraît être l'apport principal de ce genre de sources à une histoire sociale, soucieuse de ne pas se fonder uniquement sur l'histoire économique, mais aussi sur celle des structures politiques et de la culture.

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Notes 1. < Die Entwickelung der literarischen Darstellungsform der Genealogie im deutschen Mittelalter von den Karolinger Zeit bis zu Otto von Freising », in : Mitt. der Zentralstelle f . deutsche Personen• und Familiengeschichte, 1914. 2. «Haus- und Sippengebundene Literatur mittelalterlichen Adelsgeschlechter », in : Mitt. des Instituts für öster. Geschickt., 1954. 3. «Untersuchungen zur Frühzeit des französischen Fürstentums, IX. bis X. Jahrundert», V. in : Die Welt als Geschichte, i960. 4. «Zur Problematik von Familie, Sippe und Geschlecht, Haus und Dynastie beim mittelalterlichen Adel », Zeitschrift für die Geschichte des Oberrheins, 1957. 5. Migne, Pat. Ut., CCIX, p. 929. 6. Chroniques des comtes d'Anjou, éd. HALPHEN et PoUPAHDIN, p. 232. 7. F. Vercauteren a montre que, au xil" siècle encore, Gislebert de Möns, dont on sait le goût pour les généalogies, composait aussi des épitaphes (< Gislebert de Möns, auteur des épitaphes des comtes de Hainaut Baudouin IV et Baudouin V », dans Bulletin de la Commission Royale d'Histoire. i960).

CHAPITRE XVII

La vulgarisation des modèles culturels dans la société féodale*

Je me limiterai au cours de cette brève intervention à exposer quelques considérations de méthode et à proposer à votre discussion l'ébauche d'une problématique. On connaît en effet si peu de choses des attitudes mentales à l'époque médiévale qu'il serait à mes yeux téméraire de s'aventurer aujourd'hui plus avant. Je partirai d'une idée très banale, de la simple constatation d'un fait d'évidence : la tendance des formes culturelles construites pour les catégories supérieures de la société à se vulgariser, à se répandre depuis ses sommets, à descendre de degré en degré dans des couches de plus en plus frustes. Si, prenant le mot culture dans son sens le plus étroit, on s'en tient pour commencer au domaine des créations littéraires ou artistiques, des savoirs, des croyances et des attitudes religieuses, il est très facile de discerner en effet ce phénomène de vulgarisation. C'est pourquoi je puis me contenter de l'évoquer par deux exemples qui concernent le XIV e siècle européen ; deux exemples conjoints, deux exemples parallèles. Chacun sait que, au XIV e siècle, dans les villes au moins, par l'action de propagande des ordres mendiants, le christianisme a commencé de devenir une religion populaire, ce qu'il avait cessé d'être depuis des siècles, et que par le sermon en langue vulgaire, par le théâtre, par les sacre rappresentazioni, par le chant des laudes, se sont peu à peu révélés au peuple laïc un certain nombre de préceptes évangéliques et un aspect du visage du Christ qui lui étaient jusqu'alors inaccessibles. Encore ne s'agit-il pas seulement de la large diffusion en dehors du milieu étroit des gens d'Eglise de quelques * Texte publié dans Niveaux de culture et groupes sociaux : actes du colloque réuni du 7 au 9 mai 1966 à l'Ecole normale supérieure, Paris/La Haye, Mouton, 1967, pp. 33-41.

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textes et de quelques représentations mentales. Cette époque voit s'introduire, dans les couches profondes des sociétés urbaines, des attitudes de piété qui pendant des siècles avaient été propres à un petit nombre d'ecclésiastiques, aux moines et aux chanoines, j'entends la pratique du chant collectif, celle de la méditation solitaire, et pour quelques laïcs au moins, la lecture régulière du livre d'Heures. Parallèlement, pendant le XIVe siècle, on voit dans le monde laïc des hommes, ou plutôt des groupes, groupes familiaux et confréries, situés à des niveaux de plus en plus bas dans la hiérarchie des pouvoirs et des fortunes, s'approprier l'usage de formes artistiques qui jadis avaient été créées pour des élites extrêmement restreintes. Dans le très haut moyen âge les rois seuls avaient une chapelle, faisaient orner leur tombeau et possédaient des reliques ; à la fin du xiv® siècle, quantité de familles bourgeoises possèdent un autel privé, entretiennent des chapelains, ont une sépulture et commandent aux artistes de décorer un retable ou de construire des effigies funéraires. On monte des reliques en bijoux de corps pour des hommes de moyenne noblesse. Le procédé xylographique permet de répandre dans des couches sociales extrêmement larges la menue monnaie du grand art aristocratique. Et, phénomène assez curieux, le dessin d'architecture, qui encadre ces images pieuses, fait de ces très vulgaires objets d'art que sont les gravures sur bois, comme des simulacres de chapelle à l'usage des pauvres. Tous ces faits sont très apparents, ils sont d'une étude relativement aisée, ce qui me dispense d'insister. Mais je m'appuie sur ces considérations préliminaires pour poser trois catégories de problèmes. La première peut se résoudre dans cette simple interrogation : le mouvement est-il aussi simple, la procession descendante de vulgarisation n'est-elle pas accompagnée d'un retour ? Autrement dit, dans quelle mesure, aux temps médiévaux, la culture aristocratique (et je me tiens toujours au sens le plus restreint du mot culture) a-t-elle accueilli des valeurs ou des formes issues du plus bas de l'édifice social ? Ici l'observation est infiniment plus difficile parce que, d'une part, les mécanismes de la création culturelle se laissent, à l'époque médiévale, fort mal discerner, et parce que, d'autre part et surtout, s'il est possible à l'historien du moyen âge de découvrir certains traits de la culture aristocratique, parce que celle-ci s'est incarnée, s'est exprimée dans des formes qui ont duré jusqu'à nous, il est à jamais condamné à ignorer presque tout de la culture populaire, et à ne pouvoir même en prouver l'existence. Trois faits seulement, me semble-t-il, apparaissent avec clarté.

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1. Lorsque culture et propagande se rejoignent, et c'est le cas dans le développement du christianisme médiéval, où il s'agit de convertir et pour convertir d eduquer, il est évident que les ateliers de création culturelle situés aux niveaux supérieurs de l'édifice social, dans les foyers d'avant-garde du corps ecclésiastique, mais œuvrant consciemment à l'usage du peuple, ont volontairement accueilli des tendances diffuses, des schémas, des images mentales répandues dans des niveaux de culture inférieure, ceci afin de les apprivoiser, de les incorporer à leur construction de propagande, et pour que cette propagande, revêtue de traits plus familiers, pût moins malaisément pénétrer dans les masses. Accueil par conséquent de ce qu'on est convenu d'appeler le folklore — et que l'historien ne connaît que par cet accueil même. Le phénomène s'est produit aussi bien à l'époque mérovingienne que dans le Xlii e et le XIVe siècle, lorsque Dominicains et Franciscains s'appliquaient à rendre le Christ vivant dans le peuple des villes. 2. Mais la culture aristocratique se montre également accueillante au folklore, d'une manière toute naturelle et permanente, par son inclination au « populisme » — inclination très visible, par exemple, dans les milieux princiers du XV® siècle, curieux de bergeries, de divertissements champêtres, et puisant, semble-t-il, certains ornements du décor figuratif de leurs demeures, certains ornements aussi de leur musique de cour, dans les mélodies « populaires », c'est-à-dire, en fait, dans des formes jadis créées pour des cercles très aristocratiques, sacrés ou profanes, mais simplifiées depuis lors, décantées, devenues faussement naïves au cours du long mouvement de vulgarisation qui les avait peu à peu fait adopter par des couches sociales inférieures. 3. Et ceci me conduit à évoquer un troisième fait : tandis qu'ils s'enfoncent peu à peu de niveau en niveau à l'intérieur du corps social, les éléments de la culture aristocratique subissent des transformations qui se traduisent d'une manière générale, au plan des formes et au plan des moyens d'expression, par une simplification, par une schématisation progressive ; quant au contenu, par une dissolution progressive des cadres logiques et par l'invasion de l'affectivité. De telles modifications ont marqué par exemple l'art religieux et les attitudes de piété au XIV* siècle, lorsque le christianisme

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s'est popularisé. Mais il semble bien qu'il se soit alors produit — et c'est là à mon sens le fait important — une sorte de choc en retour, un changement corrélatif dans les données culturelles aux plus hauts niveaux sociaux. Le christianisme de la haute Eglise et celui des cours princières se sont au XIVe siècle incontestablement enrichis des valeurs de sensibilité venues du fonds populaire, qui trouvèrent à s'exprimer à mesure que les créations de l'art et que les attitudes de dévotion pénétraient plus profondément à l'intérieur du peuple. Il s'agirait par conséquent — et ce pourrait être un premier champ d'investigation — d'observer comment le jeu de la vulgarisation des modèles aristocratiques, qui est bien le mouvement essentiel, le moteur déterminant de l'histoire culturelle, établit en fait une communication à double sens entre les fonds culturels des différents niveaux sociaux. Mais le réseau de problèmes se développe lorsque l'on étend l'interrogation en prenant cette fois le mot « culture » dans un sens moins étriqué. On s'aperçoit aussitôt que le mouvement de vulgarisation agit sur un ensemble beaucoup plus vaste qui affecte non seulement les croyances, les savoirs, les attitudes religieuses, mais également les modes, les représentations sociales, la façon dont une société se conçoit elle-même, qui touchent aux comportements individuels, aux valeurs éthiques, bref à tout un style de vie. On s'aperçoit également que le phénomène de vulgarisation revêt un double aspect : réception, imitation, par les couches sociales inférieures, de modèles, d'attitudes proposées par les élites, et, dans le sens inverse, adoption par les élites mêmes de quelques valeurs issues de niveaux moins élevés. J e voudrais le montrer maintenant, en analysant la culture, au sens le plus large de ce terme (au sens que lui donnent aujourd'hui les ethnologues), de l'aristocratie française des XI e et XII e siècles. Voici un groupe social que la formation progressive d'attitudes, de règles juridiques, et de convenances, d'une morale, bref la constitution d'une culture commune a rendu peu à peu plus cohérent, plus homogène, bien qu'il fût en fait primitivement constitué par une quantité de feuillets superposés, bien qu'il rassemblât en son sein des types sociaux très divers, aussi différents, par exemple, que pouvaient l'être les uns des autres un duc de Normandie, les chevaliers que j'ai observés en Maçonnais, et enfin tous ces soldats d'aventure, tous ces chevaliers domestiques issus en partie de la ministérialité, si nombreux autour des familles nobles dans le Nord-Ouest de la France. Cette culture commune s'est forgée essentiellement par

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l'extension à tous les membres d'un groupe que les transformations des structures politiques, que l'implantation de ce qu'on nomme la féodalité avaient aux environs de l'an mil strictement délimité, et dont les contours s'étaient alors fixés, par l'extension à tout ce groupe d'habitudes qui, au départ, n'étaient en fait partagées que par une très mince élite, que par le feuillet supérieur de cette classe, par les vieilles races de la noblesse. Je considérerai deux aspects de ce qui est bien, à l'intérieur de l'aristocratie féodale, un mouvement de vulgarisation culturelle, et j'isolerai d'abord l'une des attitudes mentales qui me paraît vraiment au cœur de la culture aristocratique. Je parle du sentiment dynastique, de la vénération portée aux ancêtres mêmes, du sens lignager, un ensemble de représentations mentales qui forme véritablement l'armature de la notion de nobilitas. Dans un colloque qui s'est tenu récemment à Varsovie, j'exposais le résultat de mes recherches les plus récentes. Je crois discerner que l'organisation de la famille aristocratique en lignage, en lignée, en maison, en généalogie fondée sur une filiation strictement agnatique, strictement patrilinéaire — et tout ce qui est lié à cette conception, c'est-à-dire les usages matrimoniaux, la notion de primogéniture, l'adoption de surnoms patronymiques, de signes héraldiques, etc. —, est certainement plus récente qu'on ne le croit et constitue en fait une nouvelle structure qui peu à peu s'est installée dans l'aristocratie pour en devenir le cadre sans doute primordial. Mais j'ajouterai que cette installation de nouvelles structures de parenté s'est opérée progressivement, par un mouvement orienté de haut en bas, c'est-à-dire par un mouvement de vulgarisatioa En effet, les nouvelles formes de relations familiales sont visibles en France, au niveau de la très haute aristocratie, disons des princes territoriaux et des familles comtales, dans le milieu du Xe siècle ; elles apparaissent au niveau des familles de châtelains vers l'an mil, et elles se répandent enfin au niveau des simples chevaliers vers 1050. Vulgarisation par conséquent. Mais vulgarisation aussi, plus lente en vérité, de certains attributs qui originairement se trouvaient réservés aux membres de la noblesse, de l'aristocratie la plus élevée. Je pense à la tour, considérée comme symbole de puissance, de souveraineté, de domination militaire et judiciaire. La tour fut d'abord un monopole royal, détenue par le souverain lui-même et par ses agents, les comtes, par ses serviteurs, les évêques. Elle devient aux environs de l'an mil possession plus vulgaire, tombe entre les mains de quelques lignages privés, mais encore en petit nombre. Enfin, dans le cours

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du XII e siècle, on voit les tours devenir moins rares ; certaines passent dans la possession de branches latérales des grandes races dominantes ; aux environs de 1200, de simples chevaliers commencent eux aussi à ériger des tourelles, à creuser des fossés autour de leurs demeures, à faire de leur résidence champêtre, berceau de leur lignage, une « maison forte », c'est-à-dire la réplique réduite des grandes forteresses princières. De même, et au même rythme, se vulgarisent l'exploitation de la puissance seigneuriale, l'usage du sceau, le port d'un titre, dominus, « messire *, qui, vers l'an mil, strictement réservé aux seuls possesseurs de châteaux, aux seuls détenteurs de la véritable puissance, vint à qualifier vers 1200 tous les chevaliers, s'appliquant à eux tous et servant à les distinguer des autres. Si bien que l'on pourrait à cette date, à l'extrême fin du XIIe siècle, définir l'aristocratie en France comme l'ensemble des hommes partageant des prérogatives, des titres et des usages qui, vers l'an mil, étaient encore le privilège de quelques familles, le privilège des proceres, des optimates et qui sans doute, deux siècles plus tôt encore, étaient même le privilège d'une seule famille, la famille du roi. Toutefois, lorsqu'on analyse la culture de l'aristocratie féodale, on doit reconnaître que l'un de ses axes principaux s'est lui aussi projeté par un mouvement progressif, mais orienté en sens inverse, partant non point du sommet de la couche sociale aristocratique mais au contraire du bas. En fait la culture aristocratique, la culture de l'aristocratie féodale s'ordonne autour de deux notions majeures : la notion de noblesse, qui s'est répandue depuis le niveau supérieur, depuis la petite élite des nobiles de l'an mil, et d'autre part la notion de chevalerie qui, elle, émane incontestablement des couches les moins élevées de l'aristocratie. En effet, au début du XIe siècle, miles est un titre, mais seuls s'en parent les aventuriers ou les seigneurs de fortune moyenne, qui gravitent autour des châteaux et des maîtres des principautés, car, à cette époque, militare ne veut pas dire seulement combattre, il signifie aussi servir. Toutefois, peu à peu, l'usage de ce titre — et, en même temps, la reconnaissance des valeurs qu'il implique, valeurs propres de courage, de compétence militaire, de loyauté, destinées à prendre tant d'importance et pour si longtemps dans l'éthique aristocratique —, l'usage de ce titre s'étend, remonte, pénètre dans des niveaux sociaux de plus en plus élevés. En 1200, l'évolution se trouve achevée : à ce moment les plus grands princes, et les rois eux-mêmes, se targuent d'être chevaliers ; pour eux la cérémonie de l'adoubement marque l'une des étapes primordiales de leur existence. Aussi pourrait-on donner

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de l'aristocratie en France à cette date, à l'extrême fin du XII" siècle, une définition tout aussi juste que celle que j'ai proposée tout à l'heure, comme l'ensemble des hommes qui partagent les vertus, les capacités et les devoirs spécifiques des milites de l'an mil, c'est-à-dire des garçons décidés dont certains venaient de très bas et qui formaient la familia, la domesticité, l'escorte des grands. Il s'agirait donc, et ce pourrait être un second champ d'investigations, de reconnaître quels sont les mouvements qui interviennent dans la formation des modèles culturels et si, comme c'est le cas dans l'analyse très sommaire que je viens de vous proposer, ils ne proviennent pas fréquemment des deux extrémités d'une même couche sociale. Interrogation très importante parce qu'elle conduirait sans doute à une meilleure compréhension, au plan des représentations mentales, au plan de la psychologie collective, des mécanismes qui conduisent peu à peu à la formation de ce que l'on peut oser appeler une classe. Pour terminer, je voudrais précisément rassembler mes dernières questions autour de cette notion de modèle culturel dont je crois l'importance très grande comme ciment, comme facteur de la cohésion de certains groupes et de leur isolement par rapport à d'autres. Ces modèles concrets de comportement, ces types exemplaires d'accomplissement humain ont été proposés d'abord aux membres de certaines couches sociales, mais bientôt aussi, et très vite, aux groupes que cette couche sociale surplombait, et la fascination qu'ils exercèrent constitue le plus puissant moteur des mouvements de vulgarisation dont j'ai parlé. Dans la société de l'Occident féodal, ces modèles sont en nombre très restreint. Deux seulement sont clairement perceptibles, bien définis, d'ailleurs strictement opposés l'un à l'autre ; l'un tourné vers la part sacrée, l'autre vers la part profane de la culture aristocratique. Encore que l'un et l'autre représentent en fait, à mon sens, les deux faces d'un exemplaire unique et sans doute primitif : le modèle royal, si tant est que la culture du moyen âge central culmine dans ¡a figure du souverain, image de Dieu, si tant est que la source initiale de tout le processus de vulgarisation se trouve, comme je le crois, dans la fascination exercée par l'exemple royal. Ces deux modèles sont, d'une part, celui de l'homme de guerre, disons le chevalier — et je ne m'étendrai pas davantage sur celui-ci — et, d'autre part, celui de l'homme de sacerdoce, celui du clerc. A propos de ce dernier il conviendrait — et ce pourrait être l'une des voies de notre problématique — de mieux saisir comment, dans le courant du XI* siècle, le modèle clérical s'est

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progressivement rapproché d'un modèle différent, d'un modèle supérieur dans la hiérarchie morale, plus prestigieux, plus avancé dans la perfection spirituelle, c'est-à-dire le modèle monastique, mais comment aussi, après 1100, tous les refus, le repli, volontaire ou non, de l'institution monastique, ont rapidement laissé seul au premier plan le type du clerc, c'est-à-dire d'un homme spécialisé dans les exercices de l'intelligence autant que dans ceux de la prière. De ces deux modèles, il faudrait bien sûr analyser attentivement les composantes. Mais d'autres questions surgissent, qui touchent à leur puissance de séduction. A ce propos, je me bornerai — car, en fait, le programme de l'enquête est tout entier à construire — à considérer deux aspects de ce problème. Le premier, qui me paraît fort important, c'est la solidité, la permanence de ces deux modèles, dont les traits sont, en France, tous bien en place vers 1130 et qui ne changent plus guère ensuite, pendant deux siècles et demi au moins. De cette stabilité, voici un exemple que j'emprunte aux recherches de l'un de mes élèves, Jacques Paul. Celui-ci vient d'étudier le vocabulaire, les mots et les divers champs sémantiques qu'utilisa vers 1260 le franciscain Salimbene pour faire l'éloge des hommes qu'il avait connus. Dans cette gerbe de qualificatifs, rien qui dénote la moindre influence de la spiritualité franciscaine, ni la moindre aptitude à se dégager des deux modèles socio-culturels, de la part d'un homme qui pourtant savait observer avec la plus grande attention les paysages et qui savait les décrire de manière tout à fait personnelle. Pour lui, tous les laïcs estimables qu'il a rencontrés sont à la fois « beaux et nobles » — deux mots parfaitement associés. Ils sont docti ad proelium, ils sont courtois, larges, riches (la pauvreté est encore, pour ce franciscain, une tare), ils sont aptes à composer des chansons ; c'est-à-dire, en fait, que ce dont il est fait éloge en eux se réfère très exactement à l'exemplaire chevaleresque. D'autre part tous les hommes d'Eglise estimables sont pour lui à la fois saints et lettrés, c'est-à-dire que le personnage que Salimbene vante en eux est, lui aussi, tçut à fait conforme à l'exemplaire clérical. A quel moment, sous quelles influences, ces modèles en vinrent-ils à se désagréger, voici ce que des investigations bien conduites parmi les témoignages littéraires, parmi aussi les témoignages iconographiques du dernier moyen âge permettraient peutêtre de préciser. Quant à l'origine de ces modèles, quant aux lieux où ils prirent naissance, et qui les firent peu à peu rayonner, je crois que l'attention pourrait utilement, au départ au moins, se concentrer sur un

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milieu social qui fut à mon sens le point de cristallisation de ces représentations collectives : il s'agit des cours princières. Autour du prince, et nourris de ses dons, se rassemblaient les représentants des élites, des deux élites de la société : de l'élite religieuse et de l'élite laïque. Au sein de ce rassemblement que constituait la cour, le dynamisme ne venait-il pas des « jeunes », des juvenes ? — J'ai dit autre part (cf. supra chap. Xi) l'importance dans la société féodale de ce groupe de garçons déjà formés à remplir leur mission militaire, ou religieuse, déjà éduqués, déjà initiés, déjà passés par le cérémonial qui les introduisait dans la société des adultes, mais non pas encore établis, dans un foyer, ni dans une place de chanoine, et cherchant fortune. Je n'ai parlé dans ce chapitre XI auquel je fais allusion que des jeunes de la chevalerie. Mais je suis persuadé que, parmi les clercs, on pourrait aisément discerner des groupements, des attitudes, des frustrations tout à fait comparables. Dans ce groupe à la fois clérical et chevaleresque qui réunit les jeunes de l'entourage princier se situe, je pense, le point central de l'émulation, des rivalités (la notion de valeur, de prix, gagné dans la joute, militaire ou bien oratoire, est ici fondamentale), d'un concours permanent qui prend naturellement référence à des types de perfection dont cette émulation même contribue à fixer des caractères et qu'elle impose à tous. La cour, dans sa partie la plus juvénile, me parait bien être véritablement le foyer où se forgèrent les modèles et où se créèrent les figures exemplaires du chevalier parfait et du clerc parfait. Dans les joutes qui opposaient les jeunes clercs aux jeunes chevaliers, les disparités entre ces deux modèles se sont accusées, se sont fixées. Evoquons seulement l'un des thèmes majeurs des jeux partis célébrés dans la chambre des dames : qui vaut-il mieux aimer, du clerc ou du chevalier ? Mais également, au sein de ce rassemblement et dans le contact permanent entre clercs et chevaliers, se sont peu à peu opérées des rencontres entre les deux types exemplaires, et ce fut au sein des cours princières que, d'une part, la sainteté, au cours du XI e , prit peu à peu couleur d'héroïsme, et que plus tard, au cours du XII e siècle, le chevalier inclina peu à peu à devenir, lui aussi, litteratus. Foyer de création par conséquent, mais bien sûr aussi foyer de diffusion, par toutes les voies dont la cour princière était le carrefour, et qui de relais en relais propagèrent ces modèles, à proprement parler courtois, jusqu'aux lisières extrêmes de la société aristocratique, pour ensuite les répandre enfin, d'une manière très large, en contrebas, parmi tous les hommes qui n'étaient pas nobles mais que l'éclat de la cour fascinait. Le prince (c'est-à-dire

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le roi) — près de lui le clerc et le chevalier —, en contrebas la masse, qui admire ces modèles de perfection humaine, tel est le schéma le plus simple de la société féodale. Tel est, aussi bien, le cadre des mouvements de vulgarisation, de ces phénomènes complexes d'emprunts, d'échanges à tous les degrés de ce que l'on peut appeler, faute d'un autre mot, la culture.

CHAPITRE

XVIII

Démographie et villages désertés*

Les limites de mon expérience d'historien m'obligent à fonder sur des observations qui touchent à l'époque médiévale ces brèves réflexions relatives aux rapports entre les mouvements de la population et la désertion des villages. On peut critiquer cette manière de poser le problème : entre le XI e et le XVe siècle, les documents qui permettent d'entrevoir l'évolution démographique sont rares, souvent fort imprécis, et toujours d'interprétation délicate. Avant 1 3 0 0 il n'existe à peu près pas d'indices numériques utilisables ; passé cette date, quelques éléments susceptibles d'un traitement statistique apparaissent, mais très sporadiques et toujours discontinus ; ajoutons que ces données ont été presque toutes établies dans un but fiscal : les estimations qu'elles proposent ne concernent donc pas le nombre réel des habitants d'une agglomération ou d'une contrée ; elles fournissent tout au plus le chiffre approximatif des unités économiques dont les ressources étaient suffisantes et le statut juridique tel qu'on pût les charger d'impôts. L'image demeure donc extrêmement floue, et les vestiges de la topographie ancienne que l'on souhaiterait placer en regard des dénombrements ne sont guère moins rares, discontinus et incertains. Malgré ces graves imperfections, le point de vue du médiéviste n'est cependant pas sans avantages. Le moyen âge, en effet, est bien la seule période de l'histoire européenne où l'on puisse observer une large régression du peuplement succédant à une phase prolongée d'expansion. C'est pourquoi cette époque constitue pour l'instant le champ de prédilection des savants qui étudient les Wüstungen, le vaste mouvement de repli des cultures et des lieux habi* Texte publié dans Villages désertés et histoire économique, XI-XVIIF Paris, SEVPEN, 1967, pp. 13-24.

siècle,

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tés. A peu près tous les sites d'occupation humaine qui, en Europe occidentale, ont jusqu'à présent fait l'objet de fouilles systématiques, sont ceux d'habitats qui furent abandonnés dans les derniers siècles du moyen âge. J e m'appuierai précisément, au départ, sur le résultat de ces recherches, et considérerai d'abord la phase de fléchissement démographique, le XIVe et le XV e siècle. *

Les documents fiscaux attestent pour cette époque dans la plupart des pays d'Europe une diminution considérable du nombre des ménages imposables. Cette diminution résultait sans doute, en partie, de l'appauvrissement des foyers : l'extrême dénuement où étaient tombés certains d'entre eux les excluait des évaluations ; on ne pouvait rien y prendre. Il ne fait pas de doute cependant que la population réelle s'était, elle aussi, très fortement réduite. Elle avait lentement cessé de croître dans la seconde moitié du XIII e siècle ; stagnation d'abord, puis déclin ; précipité par les épidémies, celui-ci s'accéléra après 1300. U n e histoire très sûre de la démographie de la Provence à cette époque établit que cette province, où l'on dénombrait environ 70 000 feux en 1315, n'en comptait guère plus de 30 000 en 1471 \ D e tels chiffres cependant concernent l'ensemble d'une région et l'impression globale qu'ils communiquent doit être rectifiée au niveau des structures villageoises. Dans toutes les régions où les érudits ont observé minutieusement ce retrait, ils l'ont vu en réalité fort inégal d'un canton à l'autre. Ce furent les zones marginales de l'espace agraire que les hommes aDandonnèrent. Dans les terroirs fertiles, de sol fécond, aux gros rendements, il ne paraît pas, en revanche, que le nombre des habitants ait notablement fléchi. Ici, les vides que creusèrent les mortalités furent bientôt comblés par la croissance naturelle des familles survivantes, ou par l'arrivée rapide d'immigrants. Sans doute quelques calamités fortuites, notamment l'installation prolongée des gens de guerre, purent-elles bien provoquer, çà et là, la désertion complète de tel ou tel village. Mais, dès que le danger s''écartait, des paysans, anciens occupants ou nouveaux arrivants, venaient s'établir, se mettaient à reconstruire le terroir. Bien vile on voyait revivre le village. Dans ces aires de prospérité agricole ou viticole, que favorisaient la fécondité de la terre ou une heureuse position sut 1. Voir note 1 et suivantes p. 323.

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les voies de la circulation, point d'abandon durable, point de villages désertés. La chute profonde et tenace du nombre des feux que l'on peut relever dans les séries d'estimes ou de dénombrements, les vestiges d'anciens habitats enfouis aujourd'hui sous le manteau de la végétation sylvestre ou de la pâture, la plupart des Wùstungen dont la trace se conserve dans la toponymie rurale, se situent en fait dans les « mauvais pays », sur les sols ingrats que seule la pression démographique locale avait porté jadis les hommes à solliciter, à dompter par un effort pénible et de peu de profit. En 1450, dans la région parisienne, à la plaine de France toujours aussi densément occupée qu'autrefois, s'oppose le Hurepoix durablement dépeuplé*. Encore faut-il se demander si, dans ces franges mêmes d'incontestable rétraction, le recul du peuplement a fait réellement disparaître les villages. Il convient alors de regarder de fort près, et je considérerai pour cela deux secteurs de la montagne provençale que des équipes de géographes et d'historiens ont récemment soumis à une étude approfondie. Ici, le terroir de Saint-Christol ; tout à côté un groupe de cinq communes actuelles établies au nord de Banon, sur les pentes de la montagne de Lure 3 . Un pays dur. L'occupation paysanne s'y était, semble-t-il, assez récemment aventurée, poussée en avant par le fort élan démographique des xi e -xn e siècles. Sur ces maigres clairières ouvertes au milieu des forêts, l'établissement demeurait fragile. Les dénombrements manquent presque totalement dans ce coin écarté ; de multiples indices attestent pourtant que la chute de la population fut profonde, surtout dans les toutes dernières années d u XIVe siècle.

Le dénombrement fiscal de 1471 énumère dans la zone étudiée huit villages. Trois d'entre eux ne comptaient plus alors que quelques feux ; trois autres, Saint-Christol, Lardiers et Giron sont déclarés, par les enquêteurs, inhabités. Le coefficient de désertion est donc ici très fort II convient de le réduire, car un examen plus attentif montre que l'un de ces trois villages avait perdu ses habitants bien avant la crise démographique du XIV* siècle. Il s'agit de Giron. Ce fut dans le cours du XIII* siècle que les hommes quittèrent ce site, perché dans la montagne, et vinrent s'établir dans un nouveau village de plaine, L'Hospitalet, l'une des cinq agglomérations rurales encore occupées en 1471. S'achevait alors ici le long transfert qui, au cours des siècles antérieurs — c'est-à-dire, remarquons-le, hors de la phase de dépopulation — avait vidé quelques-uns des oppida pré-romains de cette région. En 1471 Giron

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est bien désert, mais depuis deux siècles au moins. Restent SaintChristol et Lardiers : deux villages sur sept. Dans cette région très défavorisée, le coefficient de désertion demeure donc considérable. Toutefois, il importe de remarquer que l'abandon fut très temporaire. Les textes manquent fâcheusement ; ils apprennent pourtant que Saint-Christol, encore peuplé en 1442, comptait de nouveau en 1540 quatorze maisons habitées; en 1531 Lardiers n'en avait encore que six, mais dès 1494 son four était mis en fermage : le village, par conséquent, n'était déjà plus désert. Tout porte à croire que la période d'abandon total se réduisit à quelques années, à quelques décennies tout au plus. Remarquons encore un sensible retard du mouvement de désertion sur le rythme d'ensemble du peuplement dans cette région d'Europe : dans le troisième quart du XVe siècle, lorsque Saint-Christol perdait ses derniers habitants, l'élan de la reprise démographique était, depuis quelque temps, lancé. Enfin, lorsqu'on examine de très près, les rares textes en mains, la topographie, il apparaît nettement, à Saint-Christol en particulier, que la désertion toucha d'abord un habitat dispersé de bastides nées au xni" siècle, que le village retint les derniers occupants et qu'il attira les premiers pionniers, lorsque ceux-ci revinrent mettre le terroir en culture. Il ressort donc que les agglomérations villageoises ont, à cette époque, perdu presque tous leurs habitants. Elles ont pourtant tenu, pour la plupart, et n'ont pas connu un complet abandon. On me dira qu'un village qui ne contient plus que deux habitants n'est plus un village. Certes, mais s'il conserve encore deux habitants, on ne peut le dire déserté. Nous ne possédons pas pour les cantons voisins de la Haute-Provence une analyse aussi fine de la répartition des foyers ruraux. Mais les données plus grossières, globales, des dénombrements, incitent à croire que la rétraction du peuplement y revêtit des formes semblables. Deux des circonscriptions administratives de la Haute-Provence, les Vigueries de Castellane et de Digne perdirent entre 1315 et 1471, si l'on excepte cette dernière ville, les deux tiers de leurs feux fiscaux. Mais elles n'avaient pas vu disparaître les deux tiers de leurs villages. On y dénombrait en 1315, le terroir de Digne encore une fois mis à part, 98 localités : 16 seulement d'entre elles furent entièrement désertées au XIVe siècle, et ne se repeuplèrent pas par la suite 4 . Dans ces campagnes, que la pauvreté de leurs ressources rendait très vulnérables, 65 % des foyers imposables disparurent ; ne furent pourtant durablement dépeuplés que 16 % des villages, pas davantage.

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Sur ces montagnes arides, et pour cela plus durement frappées par l'effondrement démographique, de très nombreux champs, des quartiers entiers de terroirs retournèrent à la friche, à la « terre gaste », furent abandonnés à l'arbre, aux moutons. Des fermes isolées, de petits hameaux, délaissés, tombèrent en ruines, et l'on a peine aujourd'hui à en discerner les traces au milieu des broussailles. Mais le cœur de la communauté, le village, le centre de la paroisse, le Castrum, le tas de maisons agglomérées en un groupe compact solidement défensif, conserva presque toujours quelques âmes. A l'intérieur de l'espace paroissial s'est en fait produit, à une échelle réduite, un reclassement de l'habitat comparable à celui que l'on discerne dans l'ensemble de la province et dont les raisons sont semblables. La population, se réduisant, s'est retirée des zones marginales les moins productives, les plus récemment mises en culture ; l'effort agricole s'est concentré sur les terres les moins mauvaises. C'étaient, bien sûr, les plus proches de l'agglomération centrale. Là s'étaient toujours trouvées les meilleures parcelles, les mieux exposées, celles qui avaient fixé le site du premier habitat. Le labeur intensif des générations successives, la fumure des étables voisines avaient encore fertilisé cette auréole de jardinage. On pouvait en attendre un profit plus sûr que d'un exode incertain vers les bons pays. En conséquence, il est bien rare qu'une ou deux familles ne demeurassent pas ou ne vinssent pas très vite s'établir au village pour s'acharner à tirer parti de son environnement de fertilité, sur le lieu où les premiers occupants s'étaient d'abord fixés et que leur établissement même avait par la suite enrichi. La dépopulation, on le voit, a donc profondément modifié la carte des établissements paysans, mais ce furent les facteurs économiques qui gouvernèrent ses dispositions nouvelles. Or, ceux-ci donnaient presque toujours l'avantage aux sites de villages. L'exemple provençal convie à proposer cette hypothèse de travail : aux XIVe et XVe siècles, dans la période de forte régression de la population rurale européenne, le processus de désertion a faiblement touché le village. Que sont presque toutes les Wüstungen et presque tous les sites abandonnés ? Ceux d'habitat intercalaire et, beaucoup plus nombreux, des lieux-dits, des champs périphériques. *

Il est certain, cependant, que quelques villages disparurent définitivement. Le repli démographique fut-il la cause déterminante de leur désertion ? Faut-il, au contraire, considérer que ce dépeuplement les

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mit simplement en état de moindre résistance et que l'impulsion décisive qui provoqua leur complet abandon vint d'ailleurs ? Pour trancher, il conviendrait de connaître avec précision leur histoire et ses accidents de courte durée dans la période où les hommes les délaissèrent. La fouille, ici, ne suffit pas ; il est bien rare qu'elle établisse des points de repère solides et suffisamment rapprochés. On ne saurait non plus se fonder sur les indices d'ordinaire très discontinus, que fournissent les dénombrements. Pour hasarder ses conjectures, l'historien, à ce propos, ne doit pas observer le seul village, mais tout ce qui l'environne, le terroir, les terroirs voisins, la seigneurie et les seigneuries qui le jouxtent, le dominent. Considérons en premier lieu l'un des lost villages de la campagne anglaise dont la photographie aérienne révèle l'implantation et ses traces aujourd'hui momifiées sous le revêtement des herbages, Tusmore, dans l'Oxfordshire. Vingt-trois familles paysannes y vivaient en 1279. Elles vivaient sans doute assez mal de ce terroir trop humide : la taxe qui fut imposée à la communauté en 1334 était de moitié inférieure à la moyenne locale des impositions villageoises. En 1355, Tusmore ne paye plus rien : la Peste noire l'a vidé de ses habitants. Deux ans plus tard, le seigneur, Roger de Cotesford, reçoit l'autorisation d' « enclore > le village et le chemin qui le traverse, et de transformer tout ce terroir en pâture. Si cette permission lui fut accordée, c'est que, dit le texte, tous les habitants, qui étaient sujets du manoir, avaient alors disparu. La prairie s'installa sur les ruines ; elle les recouvre encore5. Voici maintenant en Provence, sur le flanc de la montagne de la Sainte-Baume, le village perché du Vieux-Rougiers, dont on fouille le site depuis trois ans. Presque toutes les données sont ici fournies par l'archéologie. Elles incitent à penser que le village était en voie de lent dépeuplement dans la seconde moitié du X I I I e siècle, au moment même où grossissait dans la plaine, au pied de la colline, une agglomération nouvelle — au moment même où, dans la montagne de Lure, la population rurale désertait complètement Giron, dont le site est très comparable. Mais entre 1340 et 1420 il apparaît que les départs cessèrent et que le Vieux-Rougiers accueillit de nouveaux occupants : il fut en cette période plus intensément peuplé que jamais. Le mouvement de désertion reprit après 1420 et aboutit rapidement à l'évacuation totale du village". Dans le cas anglais, l'influence du facteur démographique paraît puissante. Parce que le dépeuplement l'avait profondément affaiblie, la communauté villageoise n'a pu résister à la pression du seigneur.

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qu'appuyait l'autorité royale. Elle a dû se plier à son désir, le laisser bouleverser à son profit l'économie du terroir ; elle a dû disparaître parce que cette transformation du système agraire était si profonde qu'elle impliquait la destruction du village et la désertion définitive de son site. Dans le cas provençal en revanche, la tendance générale à la dépopulation agit, semble-t-il, de manière beaucoup moins directe. Certes, il est permis d'imaginer qu'en état de pression démographique très forte, quelques hommes se seraient acharnés à demeurer sur l'abrupt du Vieux-Rougiers. Beaucoup plus frappantes cependant sont les discordances entre le rythme de la désertion et la courbe d'évolution de la population régionale. Selon toute apparence, en effet, les premiers départs se produisirent avant que ne fût achevée la phase de surpeuplement du XIIIe siècle. Curieusement, ils s'arrêtèrent au moment où, en 1340, commençait à s'accélérer le lent fléchissement de la courbe démographique. Dans l'époque où la Provence, ravagée par l'épidémie et par les compagnies des gens de guerre, perd les deux tiers de ses feux, Rougiers revit, et le village dépérit de nouveau, il finit par mourir définitivement dans le XVe siècle, alors que la population régionale retrouve sa puissance expansive, qui la fait de nouveau croître, et rapidement. Il est possible d'expliquer par l'insécurité qui régnait en Provence dans la seconde moitié du XIVe siècle la reprise du peuplement et la concentration temporaire de l'habitat autour du château escarpé du Vieux-Rougiers. Mais les deux périodes d'abandon, celle de la fin du x m e siècle et celle du milieu du XVe, coïncident avec un ample mouvement de réaménagement de l'espace agricole étroitement lié lui-même à la croissance démographique. Ce mouvement conduisait à ouvrir de nouvelles cultures et à déplacer conjointement les points de concentration de l'activité villageoise. En fait, dans l'un et l'autre cas, à Tusmore comme à Rougiers, la désertion des villages apparaît bien provoquée, avant tout, par une mutation du régime agraire, là, conduite par le pouvoir seigneurial, ici, spontanément et lentement opérée par la communauté paysanne. Il peut donc, en fin de compte, sembler fortuit que cette désertion, et la mutation qui l'entraîne, soient ou non contemporaines d'un déclin général de la population. En effet, l'une et l'autre accompagnent la marche d'un développement dont l'économie paysanne fut ici la bénéficiaire et là, la victime. Ce développement se révèle être le moteur premier, et le mouvement de la population, un phénomène accessoire. On peut observer sans peine, dans une histoire moins lointaine, d'autres formes de développement rural qui se déployèrent en plein essor démo-

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graphique et qui, pourtant, déterminèrent, elles aussi, la disparition des villages. Peut-on jamais, dans toute l'histoire de la France rurale, compter autant de villages abandonnés que dans la grande poussée de croissance du x x " siècle ? #

Ceci conduit à se demander si, en Europe, l'abandon des villages fut plus fréquent aux XIV^-XV11 siècles — période de déclin démographique — que dans les trois siècles précédents, alors que de toute évidence la population ne cessait de croître et l'économie rurale de se développer. Ouvrons n'importe lequel des dictionnaires topographiques rédigés jadis en' France par les érudits. Dénombrons les toponymes disparus : les plus nombreux sont ceux que les textes des Xe, XI" et XIIe siècles ont enregistrés et dont la trace, ensuite, s'est perdue. A vrai dire cette constatation signifie peu de choses. Qu'est-ce qu'un lieu-dit mentionné dans un document de cette époque, même lorsque le terme villa l'accompagne ? Le nom d'un quartier ? Celui d'un écart ou d'une exploitation isolée ? Ou bien celui d'un village ? Seule une étude très attentive menée sur le terrain avec toutes les ressources de l'archéologie, de l'analyse pédologique et botanique, permettrait parfois de décider. Il est pourtant quelques provinces d'Europe où l'histoire de l'habitat ancien atteint à une précision suffisante pour fournir à ces considérations quelques données utiles. Dans le Norfolk, par exemple, la liste des localités, Nomma Villarum, dressée en 1316, contient sensiblement autant de noms que le Domesday Book établi deux cent trente années auparavant. Mais ce ne sont pas toujours les mêmes : 70 de ces noms ne se trouvaient pas dans le Domesday Book ; en revanche, 69 des 726 noms de villages enregistrés à la fin du Xi° siècle ont disparu de la liste nouvelle. Simple changement de toponyme ? Parfois. Mais on peut établir que dans cette région 34 villages, c'est-à-dire 4,6 % des agglomérations rurales, furent désertés entre la fin du XIe siècle et le début du XIVe, c'est-à-dire dans la période de pleine croissance démographique7. Les recherches conduites en Bourgogne pour une époque plus ancienne par André Déléage procurent des indications plus saisissantes encore. Dans l'actuel canton de Cluny (on y compte aujourd'hui 25 villages, 71 hameaux, et 283 écarts) une documentation extrêmement abondante mentionne, vers l'an mil, 161 stations humai-

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nés. Or, 77 de ces toponymes ont ensuite disparu, soit une perte de 47 % *. Déchet énorme. On serait tenté de placer ce chiffre en regard d'un autre, 16 % , ce coefficient de désertion villageoise calculé très approximativement et de manière très provisoire sur un examen trop superficiel des données provençales, pour les montagnes de Castellane et de Digne, en correspondance avec la catastrophe démographique du moyen âge finissant. En vérité, les 77 lieuxdits disparus dans le Clunisois après l'an mil n'étaient pas tous des villages. Il est possible d'établir que certains de ces noms désignaient en fait des exploitations rurales isolées, héritières d'une villa romaine. Mais il apparaît aussi fort nettement que d'autres noms, et relativement nombreux, s'appliquaient bien à des agglomérations de taille moyenne, lesquelles ont effectivement disparu. Et, semblet-il, ces lieux se trouvaient précisément en voie d'abandon au début du XI e siècle, à un moment où le développement rural modifiait sensiblement ici les conditions de la vie agraire. De toute évidence, il s'est opéré dans cette région, pendant la longue période d'expansion économique et démographique des campagnes médiévales, un reclassement de l'habitat rural. Celui-ci paraît au moins aussi profond que les modifications qui furent, un peu plus tard, contemporaines du retrait de la population. Les modalités de ce reclassement mériteraient de la part des historiens et des archéologues une attention plus soutenue que celle dont elles ont jusqu'ici bénéficié. Je risquerai, à leur propos, quelques observations d'approche. La première concerne l'Allemagne du Nord-Ouest aux XII e et XIII e siècles. Ici, les Wüstungen abondent. Non point que ce pays se soit alors dépeuplé. Il est évident que les hommes, comme partout ailleurs, se multiplièrent dans ces régions, quelle que fût l'intensité du mouvement qui tirait de cette contrée des troupes de paysans, les poussant à la conquête des terres incultes au nord et à l'est. Mais l'époque fut ici celle d'un profond changement dans les structures agraires. Jusqu'alors le sol était exploité par des Waldbauern. Dispersés par petites groupes au milieu des forêts, ces hommes cultivaient peu les céréales ; ils jardinaient, ils élevaient des porcs. L'économie de ces campagnes se fondait sur le bosquet de chênes et sur la glandée, sur le travail assidu de quelques petits enclos jouxtant les maisons et, fort accessoirement, sur l'ouverture, chaque année, de quelques champs temporaires dégagés par écobuage au milieu des taillis, et vite abandonnés. Point de labours permanents, point de terroirs stables, point de villages. Un semis de sites habités, Höfe solitaires ou réunies à quelques-unes. Donc, d'innombrables lieux-

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dits. Mais après le milieu du XIIe siècle le paysage se transforma par l'effet d'un développement économique, lequel revêtit un double aspect. Les seigneurs, qui détenaient un droit supérieur sur les espaces sylvestres, s'aperçurent que le bois se vendait bien. Il en fallait des quantités pour construire les villes nouvelles, pour alimenter en matière première les forges, les salines et toutes les activités artisanales en expansion. Ils voulurent alors organiser l'exploitation des arbres, les protéger, les défendre contre les brûlis et la divagation du bétail. Utilisant leur pouvoir de commandement, qui précisément se renforçait alors, ils réservèrent à leur seul usage certains secteurs boisés ; ils en firent des « forêts » d'où les paysans furent bannis. L'institution des cantons de forêts seigneuriales provoqua un reflux de l'habitat, un exode paysan, la désertion des écarts. Elle créa de très nombreuses Wüstungen. Or, dans le même temps, l'économie paysanne s'orientait vers la production des blés. Les rustres mangeaient moins de porc, davantage de pain. Le Waldbauer devint un Ackermann. D e ce fait il entreprit avec ses voisins d'organiser un terroir, d'implanter des quartiers agricoles. Il émigra de la forêt vers le centre de cette aire de culture permanente. Les habitats disséminés se regroupèrent en villages compacts, cernés de leurs haies, cœur d'une communauté disciplinée qui, sous l'autorité du seigneur, dut respecter des règles collectives, les usages de la vaine pâture, du troupeau commun, l'interdiction de bâtir hors de l'espace villageois. Deux transformations étroitement alliées, le renforcement du ban seigneurial, le passage d'une économie fruste et déprédative de type sylvo-pastoral à un système fondé sur l'exploitation plus rationnelle des bois et des champs cultivés, déterminèrent un complet remaniement de la carte du peuplement". Certes, on ne saurait chercher dans la Saxe de cette époque beaucoup de villages abandonnés. Dans cette période les villages, ici, ne mouraient pas, ils se formaient. Mais leur renforcement même vidait nombre de sites et, notamment, bien des hameaux, d'où l'abondance des Wüstungen. Il est certain que les vieux pays saxons ne furent pas seuls affectés par cette forme de développement de l'économie rurale. Invitons les historiens de l'habitat rural à en rechercher les traces en d'autres provinces et, aussi, en d'autres périodes du moyen âge européen. J e reviendrai donc à la région mâconnaise, dans un temps un peu plus éloigné du nôtre, pendant les xi* et XIIe siècles. Ici, point de bouleversement aussi radical du système agraire, mais seulement un essor régulier et lent des techniques de production qui soutient

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un essor continu et lent de la population. Les travaux d'André Déléage ont montré qu'un nombre important d'agglomérations paysannes furent abandonnées dans ce pays à cette époque. Qui s'interroge sur les modalités de cette désertion doit, à mon sens, regarder du côté de la seigneurie. D'abord parce que toute la lumière de la documentation se concentre alors sur cet organisme, mais aussi parce qu'il commande, dans une très large mesure, le développement économique des campagnes et l'oriente. Pour cela, l'institution seigneuriale a exercé alors une forte influence sur l'évolution de l'habitat paysan, et ceci de diverses manières. Le hameau, ou même le village, gênait parfois l'exploitation seigneuriale dans sa croissance, principalement lorsque les administrateurs du grand domaine se souciaient d'étendre le faire-valoir direct, d'abandonner le système de la tenure productrice de redevances, de regrouper les champs pour en confier la culture à des équipes de domestiques et de corvéables. On sait que les abbayes cisterciennes pratiquaient résolument ces méthodes. Au X I I e siècle, au cours de la grande poussée démographique, de nombreux paysans durent, dans toutes les provinces d'Europe, sous la pression des moines blancs, quitter leur demeure pour s'établir ailleurs. Des villages, ainsi, moururent ; sur l'emplacement de leurs maisons détruites des granges s'élevèrent, isolées, exploitées par des convers1®. Mais, bien d'autres seigneurs agirent comme les Cisterciens. Je prends le cas de Serciacum : un vrai village, celui-ci, situé à quelques kilomètres de l'abbaye de Cluny sur l'emplacement d'une villa romaine, et groupant une bonne douzaine de manses. Vers 1080, l'un des administrateurs de ce monastère s'employa à acquérir, l'un après l'autre, tous les droits seigneuriaux et tous les titres de possession sur les parcelles de champs, de prés et de vignes, et sur les manses qui formaient l'agglomération. Il traita de la sorte avec dix-huit seigneurs, petits et grands, et quatorze familles d'alleutiers paysans ; il racheta leurs droits respectifs11. Lorsque fut achevé ce transfert de propriété, le village était vide. Les Clunisiens y construisirent une grosse ferme. Serciacum devint la « Grange-Sercie >, comme on l'appelle encore. Pour accroître les revenus seigneuriaux, les détenteurs du pouvoir furent enclins parfois à favoriser, au contraire, la concentration de l'habitat paysan en certains points privilégiés. Ce groupement s'opéra au détriment des localités voisines, dont certaines quelquefois disparurent. On sait que dans l'Allemagne des xm e -xiv e siècles, le mouvement naturel d'urbanisation multiplia les Wtistungen : on voit çelles-ci

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former une dense couronne autour de chaque petite bourgade dont les franchises avaient attiré les familles d'alentour. Mais, deux siècles plus tôt, dans les campagnes mâconnaises, un semblable mouvement de synœcisme opéra, à une échelle plus réduite, des transferts analogues. Lorsque, dans le cours du XIe siècle, se diffusèrent les règlements pour la paix de Dieu, quelques emplacements reçurent un statut juridique plus favorable que celui de l'espace commun : c'étaient les cimiteria, les aires sacrées voisines de certains sanctuaires. La nouvelle législation les mettait à l'abri des violences, on pouvait y trouver asile ; la famille paysanne qui y établissait sa demeure pouvait ainsi échapper à son seigneur, dénouer les liens de servitude qui l'attachaient à lui ; elle échappait aux exactions. Elle ne se libérait pas tout à fait, car elle devait payer certaines taxes au maître du sanctuaire et subir sa justice. Lorsqu'un seigneur proclamait la liberté d'un lieu, il espérait bien en effet voir s'y installer des travailleurs, dont l'exploitation, si modérée qu'elle fût, lui procurerait de nouveaux profits. En fait, parce que les paysans s'y savaient mieux traités qu'ailleurs, ces « cimetières », ces « sauvetés », toutes ces aires de paix et de franchise que délimitaient les croix dressées sur les chemins, se peuplèrent très vite ; les récriminations des seigneurs des agglomérations voisines et non exemptes, qui voyaient celles-ci perdre leurs habitants, n'y firent rien. On a conservé le texte d'un accord entre le chapitre cathédral de Mâcon et le châtelain local garantissant à la fin du XII e siècle les franchises particulières dont jouissaient les hommes résidant dans le cimetière du village de Pierreclos En fait, dans le paysage actuel, ce village conserve les traces d'une particulière concentration ; non loin de lui se situaient quelques-uns des toponymes disparus après le XIe siècle. Le jeu des privilèges produisit donc un effet comparable à celui de la mutation du régime agraire dans les pays saxons dont je parlais tout à l'heure : concentration du peuplement en quelques villages, autour des églises paroissiales, de celles du moins dont le maître avait le pouvoir de faire reconnaître les libertés ; affaiblissement parallèle des hameaux du voisinage, qui aboutit parfois à leur disparition totale. Quelques générations plus tard, dans la première moitié du XIII e siècle, l'octroi, par l'autorité de tel ou tel seigneur, d'une charte de franchise, qui non seulement allégeait le poids de la fiscalité, mais créait un marché, des foires, encourageait le négoce, plaçait la localité dans une situation plus favorable, à une époque où l'économie rurale s'ouvrait largement aux échanges, provoqua des réac-

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tions semblables et des modifications analogues dans la carte de l'habitat. Aujourd'hui encore le taux de concentration est spécialement élevé dans les communes de Salornay-sur-Guye, de Cortevaix, ou de Prissé, qui reçurent des chartes de franchises entre 1220 et 1230 13. Il n'est pas interdit de croire que la croissance du village privilégié de Prissé hâta la désertion d'un village voisin, Mouhy, réduit depuis lors à quelques maisons. Dans le Maçonnais des Xl e -Xin e siècles, le grand mouvement d'expansion démographique n'a pas augmenté sensiblement le nombre des agglomérations paysannes. Le pays, en l'an mil, n'offrait plus guère d'espace propice à la conquête agricole : toutes les terres utilisables, ou presque, étaient occupées. Pas de villes neuves donc, très peu même d'exploitation pionnières isolées. Les quelques exemples précédents montrent, en revanche, que parmi les hameaux très nombreux, souvent très proches les uns des autres, qui parsemaient cette contrée avant l'an mil, quelques-uns disparurent, tandis que certains grossissaient pour devenir des villages. Ce mouvement d'agglomération était favorisé par le progrès des techniques rurales de production et d'échange. Cependant il est visible que l'influence déterminante vint des décisions de la seigneurie. # Voici donc mes conclusions, très provisoires et qui prennent essentiellement la forme de proposition d'enquêtes. 1. La toponymie médiévale atteste l'abandon d'un très grand nombre de lieux-dits et, parmi eux, d'un nombre encore considérable de sites effectivement occupés à une certaine époque par des familles paysannes. Mais qui se préoccupe de repérer les villages désertés doit en premier lieu opérer parmi ces noms de lieux un tri sévère. Et d'abord se demander : qu'est-ce qu'un village ? Donc fixer certains critères, ce qui n'est pas commode et implique pour chaque région des définitions appropriées. On connaît sur ce point les hésitations des géographes lorsqu'ils s'avisent de classer dans le paysage actuel les types d'habitat. Il est évident que dans bien des cas la fouille seule peut résoudre les incertitudes, prouver sur l'emplacement de tel toponyme l'existence d'un habitat et donner des indications sur sa taille. 2. Lorsque se développe dans une région une tendance générale de régression démographique, il apparaît que le village offre aux popu11

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âge

lations rurales moins nombreuses un site si favorisé, doté notamment de tant d'avantages pédologiques, que les derniers habitants du terroir s'y raccrochent. Ils peuvent se réduire à quelques-uns, et même à une seule famille : il semble exceptionnel qu'ils l'abandonnent tout à fait et pour très longtemps. Les flux et les reflux de la population affectent essentiellement les sites d'habitat périphériques, gonflent et multiplient les écarts ou les fermes isolées, ou bien les vident et les font durablement disparaître. 3. Cependant, tous les sites villageois ne sont pas également favorisés par la nature ou par le droit, et l'histoire de l'économie, celle du pouvoir seigneurial, modifient leur situation respective. Entre eux règne la concurrence ; c'est elle qui, quelquefois, conduit à la complète désertion. Mais il faut bien voir que cette concurrence joue indifféremment dans les phases de repli ou de progrès démographiques d'ensemble. En fait, la croissance ou la diminution du nombre total des hommes paraît exercer une influence fort restreinte en comparaison d'autres facteurs. D'ordinaire, pour que les familles paysannes aient pu vaincre les routines et tout ce qui les attachait à l'habitat ancestral, aient enfin décidé d'abandonner un village, il fallut que les modifications de l'économie rurale aient tout à fait — et généralement de longue date car les résistances de mentalité sont fort puissantes — dépouillé son site de ses anciens avantages, l'aient placé en état de flagrante infériorité par rapport à d'autres emplacements. Ainsi, le retrait de l'agriculture, les progrès de l'économie pastorale dans la période de jonction entre l'antiquité et le moyen âge avaient fait, en Italie, préférer des sites de collines à bien des sites de plaines ; quelques siècles plus tard un retournement inverse du système agraire devait provoquer un inverse transfert. Mais, dans l'économie rurale, la production n'est pas tout. Comptent aussi et pour beaucoup le poids du pouvoir, ses pressions, les ponctions qu'il opère. Ce qui fait que certains villages furent abandonnés parce que le seigneur avait, largement payé le prix d'un exode et d'un nouvel établissement, ou parce que ses agents poussaient plus loin qu'ailleurs l'exploitation fiscale des familles. Les désavantages du statut juridique ont ainsi pu, souvent, outrepasser les avantages qu'offrait le site pour la production ou l'écoulement des denrées. Quelquefois enfin, des villageois furent expulsés par la seule puissance expansive du grand domaine conquérant. L'extension ou la résorption de l'habitat rural intercalaire, le gonflement, l'anémie ou la disparition d'un village, sont évidemment

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des faits d'histoire démographique. Toutefois, ce n'est pas seulement parce qu'ils sont plus ou moins nombreux que les paysans se groupent ou se dispersent de telle ou telle manière sur un territoire campagnard. Depuis quelques années les historiens ont entrepris de dénombrer les familles paysannes. Il faut les convier à observer également, et de très près, leurs migrations et leur répartition dans le terroir. Ce qui exige alors une attention précise aux données locales de l'économie, de l'économie de la seigneurie plus encore sans doute que de celle du village.

Notes 1. E. BARATIEK, La démographie provençale du XIII' au XVI" siècle, avec chiffres de comparaison pour le XVIII' siècle, Paris, 1961. 2. G. FOURQUIN, Les campagnes de la région parisienne à la fin du moyen âge (du milieu du XIII' siècle au début du XVI'), Paris, 1964. 3. D. POPPE, Saint-Christol à l'époque médiévale ; L. SLOUFF, « Peuplement, économie et société dans quelques villages de la montagne de Lure, 1250-1450», Cahiers du Centre d'Etude des Sociétés Méditerranéennes (1), 1966, pp. 35-109. 4. BARATIER, op. cit., pp. 156-160. 5. M. W . BERESFORD et J. K. S. SAINT-JOSEPH, Médiéval England : An Aerial Survey, Cambridge, 1958, pp. 112-113. 6. Voir la présentation des fouilles par G. DÉMIANS D'ARCHIMBAUD, in : Villages désertés..., op. cit., p. 287. 7. K. J. ALLISON, « The Lost Villages of Norfolk », Norfolk Archeological Review 31, 1955. 8. A. DÉLÉAGE, La Vie rurale en Bourgogne jusqu'au début du XV siècle, Mâcon, 1941. 9. A. TIMM, Die Waldnützung in Nordwestdeutschland im Spiegel der Weistümer. Einleitende Untersuchungen über die Umgestaltung des StadtLand- Verhältnisses im Spätmittelalter, Cologne-Graz, I960. 10. S. EPPERLEIN, Bauernbedrückung und Bauernwiderstand im hochen Mittelalter, Berlin, i960. 11. Recueil des chartes de l'abbaye de Cluny, éd. A. BERNARD et A. BRUEL, n " 3026, 3034, 3077, 3642, 3066, 3332, 3475, 3640, 3759. 12. Cartulaire de Saint-Vincent de Mâcon, éd. RAGUT, n° 632. 13. Arch. Nat., J. 398, n° 38 ; M. CANAT, Documents inédits pour servit à l'histoire de Bourgogne, Dijon, 1863, n° 32 ; Arch. dép. de Saône-etLoire, G. 96, n° 2.

CHAPITRE XIX

Les origines de la chevalerie*

Au XIII® siècle, la chevalerie forme, dans l'ensemble de l'Occident, un corps fort bien délimité et qui s'établit véritablement au centre de l'édifice social. Il s'est approprié la supériorité et l'excellence qui s'attachaient naguère à la notion de noblesse. En lui s'incarnent les valeurs maîtresses d'une culture. Comment se sont forgées les modèles, les images, les représentations mentales qui donnèrent à ce corps son armature et qui l'installèrent dans cette position éminente ? Comment parvint-il à une telle cohérence, comment trouva-t-il ses limites ? Comment l'idée de noblesse vint-elle finalement se conjoindre à l'idée de chevalerie ? Il n'est pas encore possible aujourd'hui de donner des réponses pleinement satisfaisantes à ces questions, qui touchent aux problèmes les plus profonds et les plus ardus que pose l'histoire de la société médiévale. Du moins peut-on risquer à leur propos quelques réflexions, quelques suggestions préliminaires, quelques hypothèses de recherches, en s'appuyant notamment sur certaines enquêtes tout récemment menées au sujet de la notion de noblesse et de la notion de pauvreté. Voici donc un petit nombre de remarques. Elles concernent presque toutes la France, parce que mon expérience personnelle de ces problèmes repose sur l'étude de documents français, mais aussi parce que la lente évolution dont il est ici question fut apparemment plus précoce dans les pays français que partout ailleurs. *

Puisqu'il s'agit de délimiter et de caractériser un certain groupe * Texte publié dans Ordinamenti militari in Occidente nell' alto medioevo Spolète, Presso La Sede del Centro, 1968, pp. 739-761.

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Social, de reconnaître comment il put s'insérer parmi les autres Catégories de la société, et de discerner en fin de compte l'image que les hommes de l'époque prirent progressivement de sa situation et de ses attributs, il paraît de bonne méthode de se fonder d'abord sur une étude de vocabulaire. Au X I I I e siècle, un mot latin, miles, était uniformément employé pour exprimer l'appartenance à ce groupe cohérent qu'était alors la chevalerie. A quel moment, de quelle manière ce terme s'était-il introduit dans l'usage ? Je ne vois pas, pour ma part, de meilleure façon d'aborder le problème. A condition toutefois de limiter au départ l'enquête à un certain langage, celui des diplômes, des chartes et des notices, le plus révélateur en l'occurrence, puisqu'il est technique, en tout cas beaucoup plus strict que celui des œuvres littéraires, et parce qu'il se montre par nature spécialement attentif à définir des statuts juridiques, à les qualifier, à les distinguer des autres. Sans doute, ce vocabulaire est-il très ritualisé, figé, fort rebelle aux innnovations. On ne doit jamais oublier le retard, parfois très large, qu'il met ordinairement à refléter ce qui modifie dans le concret la condition des personnes. Du moins le moment où il accueille enfin un titre particulier pour désigner spécialement les membres d'une nouvelle catégorie sociale doit-il être tenu sans conteste pour celui où l'existence de ce groupe est unanimement reconnue, consacrée, tout à fait admise par la conscience collective, et transmise comme une structure stable aux générations ultérieures. 1. Pour saisir l'apparition et la diffusion du mot miles dans ce vocabulaire spécialisé, je m'appuierai en premier lieu sur le résultat des recherches que j'ai menées, il y a bientôt vingt ans, dans les documents de la région mâconnaise, et spécialement dans les cartulaires de l'abbaye de Cluny. Le matériel en effet se trouve ici, pour la période charnière de cette histoire (les années proches de l'an mil) d'une exceptionnelle densité. Nulle enquête sur le vocabulaire employé pour désigner l'aristocratie n'a été jusqu'à présent, à ma connaissance, poussée aussi loin, et ses résultats ont subi avec succès l'épreuve de la critique. Je me contenterai de résumer très brièvement les faits que j'ai pu établir, et qui sont publiés dans mon livre sur la société dans la région mâconnaise \ a) C'est très exactement en 971 ' que le mot miles apparaît dans 1. Voir note 1 et suivantes pp. 340-341.

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les actes qui ont été conservés. Dans certains de ceux-ci, dans les notices qui relatent un accord devant une assemblée judiciaire, dans les concessions de biens en précaire, et dans les actes d'échanges, on voit dès lors ce terme se substituer progressivement à des qualificatifs qui insistaient auparavant sur la subordination vassalique, comme vassus ou jidelis, ou, comme nobilis, sur l'illustration de la naissance. En 1032, le transfert est achevé : le vocable chevaleresque a remplacé les autres formes verbales exprimant la supériorité sociale. On le trouve désormais employé de deux manières : soit individuellement et comme un titre personnel par des hommes qui l'arborent dans le protocole initial ou dans le protocole final des chartes, soit collectivement, pour exprimer la qualité particulière de certains des membres d'une cour de justice ou de certains témoins. Toutefois, pendant longtemps encore, le mot miles demeure d'usage exceptionnel et fort irrégulier. b) Vers 1075, nouveau changement. L'emploi du titre — qui depuis quelque temps s'incorporait beaucoup plus intimement au nom des individus qu'il décorait, s'insérant entre leur nomen et leur cognomen3 — se répand brusquement. Les scribes s'accoutument à l'appliquer systématiquement à tous les hommes qui occupent une certaine position. Aussi, dans le cartulaire du monastère de Paray-leMonial, constitué entre 1080 et 1109, on peut vérifier que tous les personnages qui n'en sont pas parés appartiennent à des couches sociales nettement distinctes de l'aristocratie laïque. c) Enfin, dans les toutes dernières années du XIe siècle, les formules des chartes révèlent trois modifications conjointes. D'une part, les plus hauts seigneurs de la région, tel le sire de Beaujeu, dans les chartes qu'ils font rédiger en leur nom, commencent alors à se parer personnellement du qualificatif chevaleresque 4 ; celui-ci, d'autre part, apparaît désormais, dans certaines locutions, définir moins la situation d'un individu que celle d'un groupe familial tout entier * — ce qui implique que la distinction sociale que ce titre manifeste est dès lors considérée comme le bien d'un lignage, où elle se transmet de génération en génération ; enfin, lorsqu'ils établissent des listes de témoins, les scribes, à partir de ce moment, se soucient d'opposer l'un à l'autre, parmi les laïcs, deux groupes, celui des chevaliers, des milites, celui des « paysans », des rustici Ces nouveaux emplois du mot miles donnent à penser que, dans la région mâconnaise, le mouvement qui s'était ébranlé avant 980 parvient

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à son terme à l'extrême fin du XI e siècle. Après cette date en effet, le langage des actes juridiques traite la chevalerie comme un groupe cohérent, compact, étroitement rassemblé autour d'une qualité familiale et héréditaire, comme un corps qui s'est annexé les échelons supérieurs de la noblesse et qui, par conséquent, s'identifie à l'aristocratie laïque tout entière. 2. A ces remarques, qui concernent une petite province de la France centrale, il est aujourd'hui possible de confronter d'autres observations, qui, à vrai dire, demeurent elles aussi toutes locales, et qui apparaissent moins solides et moins nettes, car elles reposent sur un matériel documentaire beaucoup plus pauvre. a) J'évoquerai en premier lieu ce qui ressort de quelques sondages opérés parmi les sources, fort clairsemées, de la Provence. Ici, le mot miles, qui se trouve posséder un équivalent, cavallarius, paraît avoir été adopté par les rédacteurs de chartes après 1025, donc sensiblement plus tard que dans le Maçonnais. Mais en revanche, deux phénomènes se manifestent, beaucoup plus précoces : l'opposition formelle, dans les listes de témoins, entre chevaliers et paysans (premier exemple connu en 1035 7 ) ; l'adoption du qualificatif chevaleresque par les plus grands seigneurs : en 1035, dans le préambule d'une notice du cartulaire de Lérins, la mère des deux « princes » d'Antibes dit de l'un d'eux qu'il est évêque, de l'autre qu'il est chevalier '. C'est aussi à partir de 975 qu'A. Lewis voit, à l'ouest du Rhône, les mentions de chevaliers se multiplier dans les documents, et, après 1020, le titre chevaleresque porté par des châtelains8. b) En Ile-de-France, les recherches minutieuses menées par J. F. Lemarignier dans les diplômes des premiers capétiens montrent le mot miles entrant dans l'usage en 1022-1023, c'est-à-dire au moment même où apparaissent les premiers indices prouvant l'existence de châtellenies indépendantes ; dès 1060, le titre est porté par des châtelains10. c) Qu'il me soit enfin permis de rapprocher de ces observations éparses certains résultats de recherches que je mène actuellement sur les structures familiales de l'aristocratie et sur les écrits généalogiques de la France du Nord. J'en extrais deux remarques complémentaires : ces sources montrent que, dans les pays flamands et, au plus tard, dans le dernier tiers du XIIe siècle, les fils des plus grands seigneurs attachaient le plus grand prix à leur qualité

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de chevalier ; elles montrent d'autre part comme Lambert de Wattrelos, l'auteur qui se situait au degré le plus modeste mencé de s'ordonner en lignage autour vers le milieu du XIe siècle ll .

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que la famille d'un homme des Annales Cameracenses, de l'aristocratie, avait comde la qualité chevaleresque

Il importerait, bien entendu, de poursuivre les investigations et de multiplier les enquêtes régionales. On est en droit d'attendre beaucoup, par exemple, des recherches actuellement conduites dans le Sud du royaume de France, en Toulousain et en Catalogne, par les élèves de Philippe Wolff. Mais, dans l'état présent du travail historique, on peut déjà percevoir l'existence d'une évolution qui se développe aux niveaux supérieurs de la société laïque, ou qui, plutôt, modifie peu à peu l'image que les hommes se faisaient à l'époque de l'aristocratie et de son statut juridique. De cette évolution, il est déjà possible aussi de discerner l'orientation et l'amplitude. Sans doute le mouvement fut-il très étalé dans certaines régions, puisque parfois son départ doit être situé au plus tard dans les années soixante-dix du Xe siècle et puisqu'il est encore en marche à l'orée du XII e siècle. Peut-être fut-il plus brusque dans la partie la plus méridionale des pays français, celle où l'institution royale avait plus tôt fléchi. Son moment décisif paraît bien s'établir partout dans le second tiers du XIe siècle. Il aboutit en tout cas à conjoindre, par le commun usage d'un titre, le mot miles, et par une participation commune aux valeurs morales et à la supériorité héréditaire que ce titre exprimait, les diverses couches de l'aristocratie, et à mêler de la sorte les plus élevées de ces strates, celles qui jusqu'alors avaient formé proprement la noblesse, aux plus infimes. 3. Mais si, sans cesser d'employer les mêmes méthodes, on déplace l'observation vers d'autres régions, si l'on franchit vers le Nord et vers l'Est les frontières du royaume de France, on s'aperçoit que le mouvement qui s'achevait en Maçonnais vers l'an 1100 ne gagna qu'un siècle plus tard la Lotharingie et les provinces germaniques. Pendant tout le XII e siècle en effet, le vocabulaire juridique continue de distinguer nettement, dans ces contrées, une « noblesse >, identifiée à la véritable liberté, d'une chevalerie qui est considérée comme étant nettement subordonnée. Léopold Génicot a montré, par exemple, que les formules finales des chartes namuroises, jusque vers 1200, placent soigneusement à part les témoins qui sont des nobiles et ceux qui ne sont que des milites. Comme le font,

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jusque vers 1225, les scribes du duché de Gueldre 12 . Comme le fait dans sa chronique du Hainaut, le très bon observateur des réalités juridiques qu'est Gislebert de Mons 1S . Comme le fait encore, en 1207, telle ordonnance de Philippe de Souabe Et d'autres sources qui, celles-ci, ne sont point juridiques, manifestent de manière éclatante l'existence dans les représentations mentales d'une distinction stricte entre noblesse et chevalerie. Dans son traité De imagine mundi, Honorius Augustodunensis explique que le genre humain fut après le déluge réparti en trois catégories sociales, les liberi, fils de Sem, les milites, fils de Japhet, et les servi, fils de Cham". Lui font écho, quelques décennies plus tard, cette chronique alsacienne de 1163 évoquée par Karl B o s l o ù l'on peut lire que Jules César, après avoir conquis les Gaules, établit les sénateurs comme principes, les simples citoyens romains comme milites, si bien que depuis lors les chevaliers, supérieurs aux rustres mais inférieurs aux nobles, coooèrent au maintien de la paix. *

Tel est l'enseignement d'un certain vocabulaire. Reste à l'interpréter, c'est-à-dire à poser trois questions : pourquoi, en France, à la fin du Xe siècle le mot miles commença-t-il à être préféré par les scribes à d'autres termes pour définir une supériorité sociale ? Pourquoi les valeurs que renfermaient ce vocable devinrent-elles le ciment de ce qu'il est permis d'appeler une conscience de classe ? Pourquoi enfin ce mouvement fut-il propre au royaume de France (faute d'études appropriées, on voit encore très mal ce qui se passe en Italie, en Angleterre et dans les royaumes chrétiens d'Espagne) et pourquoi les pays d'Empire, qui accueillirent la notion de chevalerie, ne la confondirent-ils point aussitôt avec la notion de noblesse ? 1. Pour tenter de répondre à la première de ces questions, le moyen le plus sûr est encore de revenir au mot, mais en passant cette fois du dénombrement à la sémantique, en cherchant quelle était sa signification à l'époque où il fut adopté par les rédacteurs de chartes et, dans les pays français, préféré à d'autres termes, comme fidelis, comme nobilis surtout, qu'il finit par éclipser. De quel poids, de quelles valeurs sentimentales était-il chargé par ses usages antérieurs ? Il convient à ce propos d'interroger non seulement les diplômes et les notices, mais un autre langage que j'ai jusqu'ici,

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pour la France, volontairement mis à part, celui des œuvres littéraires. a) A la fin du X e siècle, le mot miles (qui n'a pas de féminin, si bien que, lorsqu'il supplante dans les chartes le terme nobilis, l'usage de cet adjectif se maintient fermement pour qualifier les épouses et les filles de chevaliers) apparaît incontestablement porteur d'une signification militaire. O n l'utilisait pour désigner des combattants, ou plus exactement une certaine catégorie de combattants, les cavaliers. Témoigne de cette acception l'emploi que fait Richer de ce vocable ; dans la description qu'il donne des combats, il oppose milites et pedites, et il use indifféremment pour exprimer la même réalité sociale de deux expressions : ordo militaris et ordo equestris En témoigne plus clairement encore l'équivalence indiscutable des mots miles et caballarius" dans les chartes qui proviennent du Midi de la France, c'est-à-dire de régions où les termes de la langue vulgaire se sont plus facilement insinués dans le langage des scribes, comme le font nettement apparaître les recherches de F. L. Ganshof sur le vocabulaire féodal. En Provence, en Languedoc, en Cerdagne, en Catalogne, au XI e siècle, sont synonymes le terme latin classique et le terme dialectal latinisé. Une telle équivalence exprime fort clairement que le seul guerrier digne de ce nom était, aux yeux des hommes de ce temps, celui qui utilisait un cheval. En conséquence, le succès du mot miles doit être mis en relation avec l'évolution des institutions proprement militaires, dont l'étude a fait l'objet de notre rencontre. Ce succès traduit en vérité la prise de conscience de trois faits complémentaires : un fait technique, la supériorité du cavalier dans le combat ; un fait social, la liaison entre le genre de vie réputé noble et l'usage du cheval, liaison encore très mal étudiée, mais certainement très profonde et très ancienne (il conviendrait de pousser l'enquête jusqu'aux tombes de chevaux voisines de celles des chefs dans la préhistoire germanique et, dans l'antiquité classique, jusqu'à la signification sociale de l'équitation) ; un fait institutionnel enfin, la limitation du service d'armes à une élite restreinte. Toutefois, ces trois faits étaient tous, à l'approche de l'an mil, fort anciens ; le plus récent sans doute, le troisième, peut être discerné déjà dans des textes du IXe siècle, comme l'Adnuntiatio Karoli oii le Capitulaire de Quierzy, qui réservaient l'obligation de combattre, hormis les cas d'invasion, aux vassaux fieffés des princes1®. Aussi faut-il chercher à l'irruption du vocable chevaleresque dans les chartes de l'an

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mil d'autres raisons que des changements ayant récemment affecté les méthodes de combat et la condition des guerriers. b) En vérité, on s'aperçoit assez vite que le sens proprement militaire n'était sans doute pas en l'an mil le sens le plus profond du mot miles. Et je reprendrai à ce propos certaines observations, un peu trop négligées depuis les travaux de Marc Bloch, de P. Guilhiermoz, dont l'Essai sur l'origine de la noblesse en France au moyen âge demeure l'ouvrage de base pour toute enquête de ce genre, en raison spécialement de son appareil critique, de l'énorme renfort d'érudition sur quoi repose cet ouvrage. Les textes cités par Guilhiermoz incitent à penser que, par sa plus lointaine histoire et par les usages que le moyen âge avait hérité de la Basse Antiquité, le mot miles signifiait, avant tout, servir. Le langage officiel du Bas Empire avait en effet utilisé ce terme, ses dérivés et toutes les expressions métaphoriques qui en découlent, telle l'image du cingulum militiae, pour désigner le service public dans la maison de l'Empereur. Cette signification commanda désormais toutes les interprétations de certains passages de la Vulgate et, notamment, de ces deux textes de saint Paul, que tous les scribes de l'an mil avaient lus et relus : Arma militiae nostrae non carnalia sunt (II. Cor. X. 4.) et Labora sicut bonus miles Christi Jesu (II. Timothée, II, 3). La valeur sémantique appliquée à ces vocables explique que les biographes des saints mérovingiens aient parlé de leurs héros comme de milites Dei. Elle explique que dans Grégoire de Tours, comme dans les Evangiles et dans les Actes des Apôtres, miles définisse des auxiliaires subalternes de la puissance publique chargés de garder les prisonniers et d'exécuter les criminels. Elle explique enfin qu'à l'époque carolingienne, alors que renaissaient les études et que le latin se purifiait par un retour aux sources classiques et paléochrétiennes, alors surtout que, dans le cadre de la vassalité, l'action militaire prenait peu à peu l'allure d'un service spécialisé, honorable et privé, celui d'un cavalier gagé par un bénéfice, le terme miles ait été souvent préféré à ceux qui, comme vassus, sortaient des parlers vulgaires, pour qualifier des hommes servant par les armes dans la suite d'un patron, ou bien — c'est le cas dans le De ordine palatii — les jeunes gens de l'aristocratie nourris dans la maison du roi pour y faire leur apprentissage. Incontestablement, pour tous les écrivains de l'an mil, l'expression militare alicui ne pouvait signifier autre chose que servir en vasselage. c) Mais cçttç valeur même de subordination qu'emportait avec lui

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le vocable chevaleresque empêchait ces écrivains, Flodoard, Abbon, Richer, Gerbert ouDudon de Saint-Quentin, contemporains des premiers scribes du Mâconnais qui usèrent du mot miles comme d'un qualificatif social, d'appliquer le vocabulaire de la militia à tous les membres de l'aristocratie laïque. Aucun d'entre eux ne manque d'établir une nette distinction entre les principes, les proceres, les optimates, c'est-à-dire les nobles, et d'autre part, la masse des chevaliers Tous proposaient l'image d'un édifice social à deux niveaux, plaçant les « princes », responsables de la paix publique, soit par une délégation de pouvoirs royaux, soit du fait d'un charisme attribué par Dieu à certaines races, bien au-dessus des auxiliaires qui les aident à remplir cette mission, hommes d'armes comme eux et associés étroitement à leur fonction, mais subalternes, dépendants, nourris et récompensés par leurs dons. Bref, la structure que montrent les oeuvres littéraires de la fin du Xe siècle est celle-là même qui devait rester vivante en Lotharingie et en Germanie jusqu'après 1200. Ces remarques permettent donc de comprendre facilement que, dans le vocabulaire des chartes mâconnaises, le mot miles ait pu remplacer des termes comme vassns ou comme fidelis qui évoquaient comme lui la soumission et le service. Mais elles accroissent la difficulté d'une autre interrogation, située celle-ci au cœur du problème : comment ce même mot put-il, peu à peu, évincer nobilis, comment put-il être arboré comme un titre avant la fin du XIe siècle par des nobles incontestables, par les princes d'Antibes, les châtelains de l'Ile-de-France ou les sires de Beaujeu ? 2. Je proposerais pour ma part de relier cette substitution à une double et lente maturation, l'une se situant au plan des attitudes et des représentations mentales, l'autre au plan des institutions publiques. Pour bien saisir le premier de ces phénomènes, il convient d'observer d'abord la germination et l'évolution progressive de la théorie des ordines, c'est-à-dire de partir cette fois du niveau carolingien. Dès que les hommes d'Eglise se mirent à réfléchir à la vocation respective des différents corps de la société humaine, et aux diverses missions que Dieu assigne aux hommes lorsqu'il les place dans telle ou telle condition terrestre, ils découvrirent bien vite qu'il existait en réalité de leur temps deux façons différentes de militare, de servir Dieu et de coopérer au bien public : par les armes et par la prière. Dans une lettre du pape Zacharie à Pépin, datée de 747, le balancement de la phrase oppose aux princes les évêques, aux saeculares bomines les prêtres, aux bellatores les Dei

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servi, qui coopèrent, chacun selon sa propre vocation, à la défense du pays " ; sous la plume d'Agobard, en 833, l'opposition s'établit entre deux ordines, « militaire » et ecclésiastique, c'est-à-dire entre la saecularis militia et le sacrum ministeriumA vrai dire, ces premiers écrits soulignent seulement le partage profond de la société chrétienne entre le service de Dieu et l'état laïc, lesquels devaient demeurer strictement séparés, comme le rappelaient les canons du concile de Meaux-Paris en 845-846 23 . Comme toutes les métaphores qui définissent par l'abandon du harnois militaire l'entrée en pénitence ou la profession monastique, ces textes caractérisent simplement la « milice séculière », la manière de service dans le siècle, par le port de ces « armes charnelles » dont parlait saint Paul. Alors que, dans les Miracles de Saint-Bertin, c'est-à-dire à la fin du IXe siècle, apparaît une autre division, triple cette fois, qui sépare des oratores et des bellatores Ximbelle vulgus M, et qui conduit tout naturellement au schéma proposé, dans les années trente du XIe siècle, par les évêques de la France du Nord, par Gérard de Cambrai (oratores, agricultores, pugnatores) 15 et par Adalbéron de Laon (orare, pugnare, laborare) 2". A propos de la formation et de la diffusion de ce schéma tripartite, qui représentent un moment capital dans le mouvement d'idée où naît la notion de chevalerie, trois remarques s'imposent : a) Pour désigner les membres de l'ordo que le dessein divin vouait, à leurs yeux, à l'activité guerrière, aucun des écrivains des IXe, Xe et XIe siècles n'employa jamais le mot miles. Ils sentaient tous parfaitement en effet que, dans ce terme, la signification proprement militaire se trouvait en fait éclipsée par la notion de service. Voici pourquoi ces lettrés choisirent dans le latin classique d'autres vocables, bellator, pugnator, où s'exprimait toute pure la vocation au combat. Davantage : lorsque Adalbéron de Laon développe sa pensée, il est très clair que dans son esprit l'opposition entre les « guerriers » et les « travailleurs » s'ajuste à celle qui sépare noblesse et servitude Pour lui, ces « combattants, protecteurs des églises, et qui défendent tous ceux du peuple, grands et petits », ne sont point des milites, ce sont des nobiles, parmi lesquels, au premier rang, il place le roi et l'empereur. b) La délimitation d'un troisième ordre, lequel au seuil du XIe siècle, apparaît chargé d'une mission particulière, qui est de travail et, plus spécialement, de travail rural, paraît bien devoir être rapprochée du progrès d'une conception de l'ordonnance sociale différente de la précédente, celle qui fut récemment mise en évidence par

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Karl Bosl et qui, dans le peuple de Dieu, vint placer la distinction majeure entre les « puissants » et les « pauvres » 2 '. Selon ce nouveau schéma, en effet, que précisèrent et vulgarisèrent peu à peu dans le cours du Xe siècle certains mouvements de la pensée religieuse, les pauperes constituaient au sein de l'ordre laïc une catégorie qui, tout comme l'ordre des serviteurs de Dieu, se trouvait désarmée, donc vulnérable et qui pour cela réclamait, tout comme les serviteurs de Dieu, une protection particulière. Ainsi, tandis que se répandait cette image, le port des armes et les missions spécifiques qui paraissaient être liées à celui-ci se trouvèrent devenir au sein des représentations mentales que véhiculait la théorie des ordines, comme ils le devenaient d'ailleurs de plus en plus clairement dans la réalité par l'évolution des institutions militaires, le fait d'une portion seulement du laïcat. Ainsi, peu à peu, se déplaça la barrière sociale : jadis elle s'établissait entre noblesse et servitude ; elle vint séparer chaque jour plus nettement de la masse des « pauvres » les puissants, c'est-à-dire, véritablement cette fois, toute la « milice séculière ». c) De ce transfert découle sans doute la vraie mutation mentale, celle qui lentement mit en place, et notamment dans le clergé, parmi les maîtres à penser, dans le monde des écrivains et des rédacteurs de chartes, de nouvelles attitudes à l'égard de la vocation militaire. Pour cette raison, une place toute particulière doit être faite, parmi les textes qui permettent de percevoir ce mouvement d'idées par l'intermédiaire des formes verbales qui le traduisent, à la vie de saint Géraud d'Aurillac qu'écrivit dans les années trente du Xe siècle l'abbé de Cluny saint Odon **. Notons que c'est de la France du Sud, c'est-à-dire dans la région qui paraît bien avoir été le creuset des nouvelles structures, anticarolingiennes, où la société féodale trouva certaines de ses armatures, que provient ce texte capital. Il est capital, parce que c'est la première des Vitae dont le héros soit un laïc, non pas un roi, ni un prélat, mais un prince, un représentant authentique de la nobilitas. Il est capital surtout parce qu'il entend démontrer qu'un « noble », qu'un « puissant » peut accéder à la sainteté, devenir un miles Christi, sans déposer les armes. Le propos de saint Odon est de définir ce que peut être une sainteté laïque, ou plus précisément noble, c'est-à-dire en définitive de conférer à l'activité militaire, fonction spécifique de la noblesse, une valeur spirituelle. Ainsi s'applique-t-il à faire admettre que saint Géraud était parvenu à unir

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Hommes et structures du moyen âge

l'exercice de la puissance à la pratique de l'humilité et surtout au souci des pauvres, c'est-à-dire à deux vertus proprement monastiques 30. Odon de Cluny surtout précise les missions de l'homme armé. « Licuit igitur laico homini in ordine pugnatorum posito (pas plus qu'Adalbéron de Laon ou que Gérard de Cambrai, Odon n'utilise, pour désigner le groupe des spécialistes du combat, le mot miles qui sous sa plume qualifie ou bien, comme on vient de le voir à l'instant, le serviteur de Dieu, ou bien le « jeune », c'est-à-dire le suivant d'armes d'un seigneur) gladium portare ut inerme vulgus velut irmocuum pecus (le peuple est à la fois désarmé et innocent) a lupis, ut scriptum est, vespertinis defensaret. Et quos ecclesiastica causa subigere nequit, aut bellico aut vi judiciaria compesceret. •» 31 Voici donc proposées les deux fonctions qui justifient, au sens le plus fort du terme, le port des armes : la protection des pauvres et la poursuite des ennemis de l'Eglise. Saint Odon reprend cette idée maitresse dans ses Collationes lorsqu'il affirme que les puissants reçoivent de Dieu leur épée, non pour la souiller, mais pour poursuivre ceux qui vont contre l'autorité de l'Eglise en opprimant les pauvres. Voici bien là, très exactement, le point d'insertion dans la théorie des ordines de la dialectique puissance-pauvreté. Dans les pays d'Aquitaine, où plus tôt que partout ailleurs le pouvoir des rois perdit son efficacité, fut offerte pour la première fois aux détenteurs des armes séculières une voie de salut et de perfection spirituelle : reprendre la mission proprement royale en assumant, à la place du souverain désormais incapable de s'acquitter de cette tâche, la défense de l'Eglise et des pauvres, c'est-à-dire des deux autres ordres de la société. Cette proposition s'adressait aux bellatores. Donc, de toute évidence, en premier lieu aux optimates, aux princes, aux nobles. Mais en vérité ceux-ci n'étaient pas seuls à combattre, et ils ne pouvaient remplir le rôle qui leur était assigné sans l'aide de leurs auxiliaires naturels, ces spécialistes de la guerre, ces cavaliers à qui ils distribuaient des fiefs ou qu'ils entretenaient dans leur maison. L'appel concernait donc en fait tous les porte-glaive, c'est-à-dire à la fois les deux groupes, principes et milites, associés par les liens féodo-vassaliques à la « puissance » et à l'activité militaire. En valorisant cette dernière, le progrès de la pensée religieuse dans le cours du Xe siècle construisait au plan spirituel un cadre où, dans le service de Dieu et des pauvres, la nobilitas et la militia pouvaient se réunir.

Les origines de la chevalerie

337

3. Or à ce moment même, en Aquitaine, en Provence, dans le royaume de Bourgogne, un peu plus tard dans le Nord du royaume de France (mais non point au-delà de ses limites septentrionales, et orientales, dans la Lotharingie et les pays germaniques) se préparait le double changement institutionnel, dont on voit se développer les manifestations entre la fin du X'' siècle et les environs de 1 0 3 0 (c'est-à-dire au moment précis où le mot miles dans les chartes du Mâconnais se substitue au mot nobilis) et qui favorisait également, non plus cette fois au spirituel mais au temporel, la réunion de la noblesse et de la chevalerie. a) La première de ces modifications concerne la distribution des pouvoirs de commandement. Ce qu'on appelle dans certaines régions le ban perd alors son caractère public ; des seigneurs privés se l'approprient et s'en servent pour lever, dans le cadre de la châtellenie, des exactions. Or, la manière dont s'organise cette exploitation de l'autorité précise et accuse à la fois le clivage entre potentes et pauperes. Seuls les « pauvres », c'est-à-dire les travailleurs, c'est-à-dire les paysans (c'est-à-dire les membres du troisième ordre d'Adalbéron ou de Gérard de Cambrai) subissent les contraintes et les réquisitions du seigneur banal. En sont exempts les nobles — c'est par ce privilège même qu'ils se trouvent définis dans le poème d'Adalbéron :

Sunt alii quales constringit nulla potestas Crimina si jugiunt quae regum sceptra

coercit33

Mais en sont exempts aussi tous les milites. Et c'est bien cette situation d'exemption qui juridiquement les caractérise tous, qui érige leur groupe en classe cohérente, nettement délimitée, et qui nécessite (au moment même où les vieilles notions de liberté et de servitude tendent à s'effacer au sein de la classe antagoniste des travailleurs) l'emploi d'un titre capable de définir exactement ce nouveau statut personnel. L'apparition de ce titre dans les actes juridiques répond en fait à l'établissement d'une frontière précise qui cerne l'aristocratie et qui rassemble ses différentes strates dans la participation à un même droit. Miles fut à ce moment choisi et préféré à nobilis parce qu'il était un substantif, pour sauvegarder aussi sans doute le point d'honneur des descendants des vieilles races qui entendaient que leur titre distinctif ne fût point galvaudé, mais surtout, je pense, parce que la nouvelle frontière se plaçait à la base de la couche aristocratique, parce que c'était bien la moins élevée des strates de l'aristocratie, le groupe des chevaliers, qu'il importait

33S

Hommes

et structures

du moyen

âge

de séparer nettement du peuple. Ainsi se dressa cette barrière sociale, désormais fondamentale, entre milites et rustici, qui trouva sa traduction dès 1035 dans les formules finales des chartes provençales et, vers 1080, dans celles des chartes mâconnaises. b) Mais l'établissement des châtellenies indépendantes et l'installation des coutumes banales se trouvent étroitement solidaires d'une autre innnovation, la mise en place des institutions de la paix de Dieu, et c'est bien assurément dans les textes qui concernent ces institutions34, dans les canons des conciles qui se réunirent pour les implanter, que l'on trouve le plus tôt et le plus clairement formulée l'opposition entre les chevaliers et les paysans. J'ai tenté de montrer ailleurs, dans une communication présentée en 1965 à la Semaine d'Etudes de la Mendola 35 , que ce mouvement, qui est parti du Sud du royaume de France, des provinces où l'empreinte carolingienne était la plus légère et où était le plus cruellement ressentie la défaillance de la puissance monarchique, fut un effort de l'Eglise pour assurer elle-même, avec le concours des princes mais en usant d'armes essentiellement spirituelles, la défense des pauvres, lesquels, dès le premier des conciles de paix, celui de Charroux en 989, sont définis comme étant des paysans. Cette tentative s'inscrivait dans le cadre mental de la théorie des ordines dont elle hâta singulièrement la maturation (en même temps d'ailleurs qu'elle fournissait une justification à l'établissement et à la répartition des exactions banales). L'action pour la reformatio pacis, ses mots d'ordre, les décisions qui la soutinrent, toutes ses formules et toutes les représentations idéales que celles-ci véhiculaient, contribuèrent très vivement, à partir de 9 9 0 et pendant tout le xi P siècle, à renforcer le sentiment que la chevalerie constituait un groupe social cohérent. D'abord parce qu'elle réunissait la militia, tous les caballarii36, dans une commune réprobation, parce qu'elle organisait contre le corps tout entier, pour s'en protéger, un système d'interdits, parce qu'elle l'englobait, comme le fit l'évêque Jourdain de Limoges en 1031, dans une même malédiction >T. Mais dans une seconde phase, et sans que se dissipent aussitôt les méfiances et les condamnations des hommes d'Eglise à l'égard des chevaliers, l'idéal qui fit se propager le mouvement de paix vint rejoindre les modèles qu'avait proposés cent ans plus tôt Odon de Cluny : l'action pour la paix de Dieu exalta cette fois la fonction militaire, elle l'associa à la construction du royaume de Dieu. Par les prescriptions de la trêve, par cette inflexion de l'esprit de paix qui débouche sur l'esprit de croisade, la chevalerie

Les origines de la çhevaleriç

339

apparut de plus en plus clairement en France, entre 1030 et 1095, comme l'une des voies de la militia Dei, parallèle au sacerdoce et à la profession monastique ; elle se chargea de tant de valeurs spirituelles que les membres de la plus haute noblesse ne répugnèrent plus bientôt à se parer eux aussi du titre chevaleresque. * Certes, en France, l'aristocratie demeura diverse. Et je noterai à ce propos, pour revenir en terminant à ces observations linguistiques qui ont fourni, tout au long de cet exposé, le principal support à mes réflexions, quelques changements très significatifs qui dans le dernier tiers du XI e siècle affectent le vocabulaire. Celui des chartes voit en France reparaître le mot nobilis et ses équivalents, mais cette fois comme épithètes honorifiques adjointes au substantif miles pour marquer l'éclat particulier de tel chevalier, que la possession d'un château, la maîtrise du pouvoir banal, placent au sommet de l'aristocratie locale 3 8 . Par un même souci de précision, et pour rendre compte de l'hétérogénéité économique et sociale de la chevalerie, les auteurs qui rédigent vers 1100 des ouvrages littéraires prennent grand soin de

distinguer les milites gregarii des milites primi ou mediae

nobilitatis.

Cependant, et c'est bien cela qui compte, en dépit de cette diversité, et bien que divisée en plusieurs couches superposées par l'inégale distribution de la richesse et du pouvoir, l'aristocratie en France formait un tout dès la fin du XI e siècle. Elle s'identifiait au vieil ordo pugnatorum, devenu décidément ordo militum. Des rites maintenant la réunissaient (ici devrait prendre place cette histoire de l'adoubement qui reste tout entière à écrire et qui, sans doute, permettrait de voir plus clairement comment se renforça peu à peu la conscience de classe) autour de la qualité chevaleresque, autour de la liturgie que l'Eglise inventa pour consacrer le miles Christi et autour de la morale commune qui prenait progressivement plus de corps dans un cadre dont Odon de Cluny avait été le premier constructeur. La Lotharingie, les pays germaniques sans doute accueillirent-ils cette morale, ces rites et tout ce qui chargeait d'une valeur spirituelle nouvelle la vocation militaire. On peut en être assuré en mesurant la place considérable que, dans ces contrées, les chroniqueurs du X I I e siècle attribuent à la militia des plus grands princes Toutefois les propagateurs de la reformatio pacis n'avaient pas franchi la frontière qui séparait du royaume de France les terres d'Empire, dont le souverain, affirmait vers 1025 levêque de Cambrai, conser-

Hommes et structures du moyen âge

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vait assez de force pour assurer tout seul le maintien de la paix ; de fait, l'autorité monarchique demeurait ici solide et n'avait point perdu le plein exercice de l'autorité publique. Elle n'était pas fortement affectée par la double mutation — l'établissement de la paix de Dieu et la construction des châtellenies indépendantes — qui avait permis dans le royaume de France et dans le royaume de Bourgogne la fusion des valeurs de chevalerie et des valeurs de noblesse. Ce fut pour cette raison principalement — il est permis au moins de formuler en conclusion cette hypothèse — que, dans les provinces allemandes et lotharingiennes, pendant tout le XII e siècle et jusqu'à la tardive victoire des modèles culturels transmis par la courtoisie française, la survivance des vieilles structures politiques carolingiennes et royales maintint vivante et pleine de résonances concrètes l'antique distinction qui séparait les chevaliers des princes, porteurs exclusifs de la liberté complète et seuls tenus pour de vrais nobles.

Notes

1. G. DlIBY, La société aux XV et Xir siècles dans la région mâconnaise, Paris, 1953. 2. Recueil des chartes de l'abbaye de Cluny, éd. A. BERNARD et A. BRUEL, n. 1297. 3. Cartulaire de Saint-Vincent de MAcon, éd. RAGUT, n. 483 (1031-1060). 4. Recueil des chartes de l'abbaye de Cluny, op. cit., n. 3726 (1096). 5. Ibid., n. 3677 (1094), 3758 (1100), 3822 (1103-1104). 6. Cartulaire de Saint-Vincent de Mâcon, cp. cit., n. 548 (1074-1096). 7. Cartulaire de l'abbaye de Lérins, éd. MORIS et BLANC, n" 74. 8. Ibid., n. 113. 9. A. LEWIS, « La féodalité dans le Toulousain et la France méridionale », Annales du Midi, 1964. 10. J.-F. LEMARIGNIER, Le gouvernement royal aux premiers temps capétiens, 937-1108, Paris, 1965, p. 133. 11. Cf. supra, chap. XV. 12. J. M. VAN WINTER, Ministerialiteit en ridderschap in Geldre en Zutphen, Groningue, 1962. 13. M.G.H., SS, X X I , p. 571, 578, 584. 14. M.G.H., Constitutiones, II, p. 17. 15. MIGNE, Pat.

Ut.,

C L X X I I , col.

166.

16. «Kasten, Stände, Klassen in Deutschland» : colloque organisé en décembre 1966 par le Centre de Recherches sur la Civilisation de l'Europe Moderne de la Sorbonne (Problèmes de stratification sociale : castes, ordres et classes). 17. I, 5 ; I, 7 ; IV, 11, 18.

Les origines de la

chevalerie

341

18. Cavallarius : Cariulaire de l'abbaye de Lérins, op. cit., n" 29 (1038) ; Cartulaire de Saint-Victor de Marseille, éd. B. GUÉRARD, n. 799 (1042), 834 (1058), 2 0 9 (1029) ; cavallaria : DEVIC et VAISSETTB, Histoire de Languedoc, t. V, n. 4 2 5 (1105). L'équivalence entre les deux termes est très apparente dans u n acte d ' h o m m a g e prêté par un châtelain de Cerdagne à la fin du XI* siècle, cité par P. GUILHIERMOZ, Essai sur l'origine de la noblesse en France au moyen âge, Paris, 1906, p. 142, n. 15. 19. Le capitulaire de Meersen (BOR., II, 71), après le partage de Verdun, autorise à suivre son seigneur s'il réside dans u n autre royaume, sauf en cas d'invasion où tout h o m m e est astreint au lant weri dans le royaume où il habite. Le capitulaire de Quierzy (BOR., II, 358) permet aux héritiers d'un fidèle de réclamer l'honneur ; mais s'ils préfèrent vivre tranquillement sur l'alleu, rien ne leur sera demandé, sauf encore en cas d'invasion. Dès cette époque, en dehors des levées en masse pro defensione patriae, l'activité militaire était u n service lié au vasselage et au bénéfice. 20. FLODOARD, M.G.H., SS, III, 396. Lorsque Richer veut situer u n personnage très en contrebas de la noblesse des « princes », il le dit sortir ex equestri ordme (I, 5) ou de militari ordine (IV, II). 21. Codex Carolinus, 3, M.G.H., Epist. Karolini aevi, I, 480. 22. M.G.H., Epist. Karolini aevi, pp. 191-192. 23. Non possunt simul Deo et saeculo militari, BOR., II, 407. 24. M.G.H., SS, X V , 513. 25. M.G.H., SS, VII, 485. 26. Carmen ad Rodbertum regem, v. 298, éd. HÖCKEL, in : Bibl. Fac. des Lettres de Paris, X I I I , 156. 27. Ibid., v. 279. 28. K. BOSL, « Potens und Pauper : Begriffsgeschichtliche Studien zur gesellschaftlichen Differenzierung im f r ü h e n Mittelater und z u m " Pauperismus " des Hochmittelalters », in Alteuropa und die moderne Gesellschaft : Festschrift für Otto Brunner, Göttingen, 1963. 29. La plus récente étude dans J. FECHTER, Cluny, Adel und Volk : Studien über das Verhältnis des Klosters zu den Ständen, 950-1156, Stuttgart, 1966. 30. Vita Geraldi, in : Bibliotheca Cluniacensis, 84. 31. Ibid., 7. 32. III, 24, in : Bibliotheca Cluniacensis, 236. 33. Carmen ad Rodbertum regem, v. 282-283. 34. Réunis dans L. HUBERTI, Studien zur Rechtsgeschichte der Gottesfrieden und Landfrieden, Ansbach, 1892. 35. Cf. supra, chap. XII. 36. C'est là le terme, opposé à villani, que contient le texte latin des serments de paix prêtés à Verdun-sur-le-Doubs, puis à l'instigation de l'évêque de Beauvais, ainsi que des canons du concile de N a r b o n n e en 1054 (HUBERTI, op. cit., I, 167, 320). 37. Ibid., I, 214. 38. Par exemple, en Maçonnais, cf. Recueil des chartes de l'abbaye de Cluny, op. cit., n. 3438 (vers 1070). 39. Voir à ce propos les textes réunis par GUILHIBRMOZ, op. cit., pp. 4004 0 1 , n. 19.

CHAPITRE X X

Situation de la noblesse en France au début du XIIIe siècle*

Les années qui avoisinent l'an 1200 paraissent bien être le moment, dans l'évolution de la société française, où s'achève un long mouvement qui a progressivement fait de l'aristocratie une véritable noblesse. A vrai dire, les travaux manquent encore, qui permettraient de donner une description précise et sûre de cette catégorie sociale. Je me limiterai donc aujourd'hui à présenter ici quelques réflexions, qui ne prétendent pas à autre chose qu'à ouvrir des perspectives de recherches, à jalonner un chantier qui reste largement ouvert ; je m'efforcerai simplement, en me plaçant au début du XIIIe siècle, de poser un problème d'histoire sociale qui reste à résoudre dans son ensemble, en le reliant à l'histoire économique, mais aussi à l'histoire des mentalités et en me référant par conséquent à des documents d'intérêt capital, lorsqu'il s'agit de saisir dans le passé les attitudes psychologiques collectives, c'est-à-dire aux sources littéraires. 1. Depuis le début du XIe siècle, dans les pays français, l'aristocratie formait un corps strictement délimité, et notamment par le privilège dont elle jouissait d'échapper aux taxes seigneuriales pesant sur les paysans, sur les travailleurs, sur les laboratores. Toutefois, au sein de ce corps, de cet ordre, de cet ordo, pour reprendre la terminologie proposée par les intellectuels dans les années 1020-1030, il existait des distinctions. On le voit en réalité, divisé en deux niveaux : — d'une part, une petite élite, les hommes qui dans les chartes sont distingués par un titre : dominas, l'équivalent du français « sire ». Ce sont les possesseurs des châteaux, ceux qui détiennent le pouvoir * Conférence faite à l'Université d'Amsterdam le 6 février 1969 et publiée

dans le Tijdscbrift voor Geschiedenis, 1969, pp. 309-315.

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Hommes cl slrucliircs du moyen âge

de commander, de punir, d'exploiter les paysans, ce qu'on appelle le ban ; — d'autre part, les simples chevaliers, les milites, situés dans une position sociale et économique très inférieure à celle des châtelains, soumis envers ceux-ci aux devoirs féodaux, obligés à les servir, combattant pour eux et constituant leur cour, vraiment subordonnés. 2. Or, ce qui paraît se produire au seuil du x m e siècle — plus exactement entre 1180, environ, et 1220-1230 —, c'est la destruction des différences entre ces deux niveaux de l'aristocratie, une fusion rapide, un rapprochement, une réduction des distances qui jadis avaient séparé les châtelains des simples chevaliers. Différents signes manifestent ce mouvement. D'abord l'importance que revêt pour les plus hauts seigneurs leur entrée dans la chevalerie, l'adoubement, la remise des armes. Je me réfère à un texte extrêmement riche, par ce qu'il révèle des comportements et des attitudes mentales dans l'aristocratie de l'époque, l'Histoire des comtes de Guiñes (des seigneurs du Nord du royaume, aux lisières de la Flandre et du comté de Boulogne) écrite en latin vers 1195. L'auteur, lorsqu'il présente le héros de cette histoire, l'héritier des comtes, place au point central de cette biographie l'adoubement, le moment où le jeune homme, qui était un dominus, châtelain lui-même déjà, et appelé bientôt à succéder dans le comté à son père, devient en outre un miles, c'est-à-dire revêt un éclat, une distinction, qu'il considère pour lui comme majeure. Il ne lui suffit pas d'être un « sire », il lui faut en outre, et c'est pour lui capital, être un chevalier. Autres signes qui manifestent inversement l'appropriation par les simples chevaliers, par eux tous, par eux seuls, de distinctions jadis réservées aux seuls possesseurs de châteaux. Dans les chartes françaises, la coutume s'installe aux environs de 1200, d'appliquer à tous les chevaliers, comme signe distinctif de leur état, le titre dominus, qui traduit le français « messire ». Au même moment, les plus humbles chevaliers se mettent à transformer leur demeure. C'était une simple ferme, plus vaste et plus riche que les autres. Ils en font une espèce de château, creusent des fossés, élèvent des tourelles, en font ce qu'on appelle alors une « maison forte ». Pourquoi ? Non point pour des raisons de protection : l'époque, en effet, est incontestablement plus calme, plus sûre. Il n'est pas question de danger. Pour eux, c'est une affaire de prestige, le moyen d'apparaître comme des châtelains. Au même moment, à l'instar des membres de la haute aristocratie, les simples chevaliers commencent à prendre des

Situation de la noblesse en France

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armoiries familiales, à adopter dans les coutumes successorales des pratiques jusqu'alors en usage seulement dans le milieu des possesseurs de châteaux, tels les privilèges qui favorisent, lors du partage successoral, l'aîné des fils aux dépens de ses frères. Enfin, au même moment, la ségrégation matrimoniale qui existait entre les deux niveaux de l'aristocratie (les châtelains se mariaient entre eux) se relâche, et l'on voit plus fréquemment des chevaliers trouver pour épouse à leur fils une femme appartenant à la catégorie sociale qui se trouvait jadis en état de supériorité manifeste. Rapprochement, fusion. Quelles peuvent en être les causes ? 3. Il faut faire état très certainement, en ce tournant des XIIe et XIIIe siècles, d'un phénomène politique, le renforcement des grandes principautés régionales. Le roi, dans une grande partie de l'espace français, les ducs et les comtes ailleurs, en Flandre, en Provence, en Savoie, en Bourgogne, en Guyenne, commencent alors à disposer de moyens qui leur permettent de réduire l'autonomie des petites puissances locales qui s'étaient construites autour de chaque château au début du XIe siècle, lors de la décomposition féodale. Ces pouvoirs régionaux écrasent les « sires », ils les rabaissent. Les agents des princes revendiquent pour leur maître la puissance supérieure, la levée des troupes pour la guerre, la haute justice, c'est-à-dire ce qui faisait jadis le prestige et la richesse des châtelains. Quant aux droits seigneuriaux inférieurs, l'exploitation menue des paysans, la police des villages, ils tendent à se fractionner, à passer par fragment (avec le consentement des princes, dont l'intérêt est de voir se disloquer les châtellenies qui les gênent) entre les mains des simples chevaliers. Ceux-ci, autour de leur demeure, autour de leur maison-forte, s'approprient à cette époque des pouvoirs judiciaires et fiscaux très semblables, quoique plus limités, à ceux dont les seigneurs de forteresse avaient eu jusqu'ici le monopole. D'autre part, le roi, les princes seigneuriaux, s'efforcent d'acquérir l'hommage et les services féodaux directs des chevaliers, de se les attacher immédiatement et de les détourner de leur ancienne dépendance envers le châtelain local. Ainsi se détruisent les institutions qui avaient marqué les distances entre les deux échelons de l'aristocratie ; ainsi se dissout la supériorité politique des châtelains ; ainsi s'explique la diffusion, la vulgarisation du titre dominas, de la maison forte, des armoiries... Quant à l'autre aspect de la transformation, c'est-à-dire la valeur que prennent aux yeux des châtelains la dignité, l'honneur de la cheva-

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Hommes

et structures du moyen

âge

lerie, il faut pour l'expliquer évoquer un mouvement beaucoup plus ample, beaucoup plus étalé dans le temps, qui touche, lui, aux représentations mentales, et qui parvient précisément à son achèvement a l'époque dont j'ai parlé. Dès le début du XI e siècle en France, l'Eglise avait forgé un modèle de comportement moral, présenté à l'aristocratie tout entière comme la mission la plus propre à justifier ses privilèges sociaux, sa vocation militaire. J e dis bien à justifier, c'est-à-dire à les introduire dans le plan divin du salut du monde. Ce modèle c'était celui du miles Christi, du chevalier du Christ, « Chevalier », comme les membres les plus humbles du groupe aristocratique mais au service non point d'un maître, au service du Seigneur et combattant pour lui. Idéal qui aboutit à l'institution des ordres religieux militaires, à cette nova militia que célébra saint Bernard. Les plus hauts seigneurs avaient donc mis leur point d'honneur à être aussi des chevaliers, à se ranger dans cet ordo, dans cet « ordre » qui peu à peu se sacralisa : puisque la liturgie envahit aux x r et XII e siècles les rites de l'adoubement, en fait un sacrement véritable. Ce fut donc autour de l'idéal chevaleresque, de la morale qu'il contenait, des vertus de vaillance et de loyauté que s'est cristallisée la conscience de classe qui fit peu à peu l'homogénéité de l'aristocratie française. Et dans la diffusion de ce modèle de comportement, le rôle majeur fut sans doute tenu par un groupe social à qui j'ai consacré un article paru dans la revue Annales en 1964 (cf. supra, chap. X I ) , je parle de ces hommes que les documents latins du X i r siècle appellent les juvenes, des jeunes. Ce sont des adultes, des chevaliers, qui ne sont pas encore mariés. Parmi eux, et les dirigeant, sont les fils des « sires », des domini. Ils le seront plus tard eux-mêmes, lorsque leur père leur cédera la place. Mais, pour le moment, ils ne sont que chevaliers, et s'efforcent de l'être le plus pleinement. Ce fut pour ces jeunes gens, qui peuplaient les cours des princes, que furent vraisemblablement composées les œuvres maîtresses de la jeune littérature de divertissement en langue vulgaire, la littérature épique et la littérature amoureuse, et les héros de ces oeuvres exaltent tous la chevalerie. Ainsi l'aristocratie de France, que les progrès de la puissance princière achèvent vers 1200 de niveler politiquement en rabaissant les châtelains, le fut aussi, au plan des attitudes mentales, par la valorisation de la figure exemplaire du chevalier, et trouva finalement son unité foncière autour de l'idéal chevaleresque. D'une telle cohésion portent clairement témoignage un certain

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nombre d'écrits composés au tournant du XIIe et du XIIIe siècle pour un public aristocratique. D'abord, des œuvres d'une littérature moralisante, et l'on peut même dire sociologique, dans la mesure où les morales qu'elle propose conviennent à chacun des « états du monde », des divers corps qui composent la société. L'une des plus anciennes est le Livre des Manières, écrit vers 1175 par Etienne de Fougères, ancien chapelain de Henri, qui était roi d'Angleterre, mais d'abord prince français, comte d'Anjou, duc de Normandie et d'Aquitaine. Etienne identifie l'aristocratie tout entière à la chevalerie, qui forme incontestablement à ses yeux un groupe uni. Unité d'ordre économique : le chevalier a été placé par Dieu au-dessus des travailleurs pour être entretenu par ceux-ci. Unité de mission : le chevalier tient l'épée pour la défense des faibles et pour la justice. Unité morale surtout : le chevalier doit respecter trois devoirs principaux, qui sont ceux du miles Christi, vaillance, loyauté, soumission à l'Eglise. S'il les respecte il est le « prud'homme » ; en cela il est l'égal de tous les « prud'hommes », ses pairs, ses égaux. C'est donc bien, avant tout, l'exercice de ces vertus qui rassemble l'aristocratie dans un corps homogène. Enfin, pour Etienne de Fougères qui sortait lui-même de ce groupe bien qu'il appartînt à l'Eglise, la supériorité de chevalier est native, héréditaire ; elle est héritée des ancêtres. La chevalerie rassemble des hommes bien nés, des « gentilshommes », comme le dira un peu plus tard la langue française. Elle est donc, véritablement, par ce dernier trait une noblesse. Ce thème fut indéfiniment repris et développé dans les œuvres du même genre. Ainsi par exemple, le traité écrit par Robert de Blois au milieu du XIIIe siècle, l'Enseignement des princes, exprime à l'usage des nobles un certain nombre de préceptes de bonne conduite. Ils doivent être courtois, pratiquer les vertus chrétiennes, et c'est cette morale même qui à la fois les distingue des autres et les rend solidaires. Morale de classe : ils doivent honorer tous les autres « prudhommes », même s'ils sont pauvres. En revanche, qu'ils se défient de tous ceux qui n'appartiennent pas à la chevalerie, et qui sont collectivement désignés, de manière péjorative, comme des « serfs ». Morale de classe, exclusive, ségrégative. Et l'on retrouve les mêmes schémas, dans une autre série d'oeuvres littéraires, dans les romans composés au début du XIIIe siècle. Romans d'intention réaliste, dont les plus intéressants ont été écrits par Jean Renart, et qui présentent bien la noblesse comme un style de vie, comme le fruit d'une éducation particulière. Toutefois, dans ces dernières œuvres, se dessine un autre trait, fondamental, et sur

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lequel je voudrais maintenant attirer votre attention : groupe uni, homogène, rassemblé par sa supériorité native, héréditaire et son commun respect de l'idéal chevaleresque, la noblesse en France au début du XIII e siècle se sent aussi une classe menacée, et devant cette menace elle renforce sa cohésion, elle se ferme.

A cette époque, en effet, dans la littérature, se diffuse largement un thème très expressif de ce sentiment, celui de vilain parvenu. Le mot villanus désigne originellement le paysan, donc celui qui appartient au groupe antithétique de la chevalerie au sein de la société laïque. Mais il revêt, dans l'ordre moral, une couleur péjorative, celle qu'il a gardée dans la langue française actuelle. Le personnage qui apparaît dans les romans ou les contes des environs de 1200 est un homme de mauvaise naissance, de mauvaise éducation, mais qui s'est enrichi, qui s'est élevé jusqu'au niveau économique des chevaliers, qui a pris leur place, qui est devenu seigneur, qui s'est substitué, dans leur situation, dans leur propre maison, sur leurs propres terres, à des nobles, et qui singe maladroitement, vilainement, leurs manières de vivre. Personnage grotesque, scandaleux, mais personnage réel. Scandale aussi du mauvais prince qui tolère cette intrusion, qui favorise une telle ascension sociale des non-nobles, en les acceptant dans ses conseils ou dans son armée et que dénonce la littérature moralisante, et par exemple, l'Enseignement des princes que je citais tout à l'heure, exhortant les hauts seigneurs à se défier des « serfs », de tous ces gens qui, parce qu'ils ne sont pas de bon sang, ne peuvent être vaillants ni loyaux. Réaction de défense contre des parvenus qui montent à l'assaut de ses positions sociales. Réaction d'inquiétude de la noblesse devant les difficultés économiques dont elle commence à percevoir la menace. De fait, dans les documents de la fin du X I I e et du début du x m e siècle on peut trouver nombre d'indices de ces difficultés économiques et d'abord l'endettement des familles aristocratiques. Il était chronique, aux X I e et X I I e siècles. Ce qui change vers 1200, c'est que les chevaliers ne parviennent plus à trouver parmi leurs parents, leurs amis, leurs seigneurs, parmi les autres chevaliers, des prêteurs. Il leur faut s'adresser aux hommes d'affaires des villes, à des « vilains >. Et ils peinent à rembourser ces dettes. Après 1200 environ, signe de difficultés plus profondes, ils doivent vendre. Vendre d'abord leur hommage, aux princes reprenant en fief les domaines que leurs ancêtres avaient possédés en toute indépendance. Vendre aussi des

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terres, des fragments de leur seigneurie, et à qui ? A des nonnobles qui possèdent l'argent et qui par ces achats deviennent les vilains parvenus, dont se moque la littérature. Autre signe : la difficulté que rencontrent les familles aristocratiques à adouber leurs fils lorsqu'ils parviennent à l'âge adulte, à les armer chevaliers. Car c'est une cérémonie coûteuse, où il faut dépenser beaucoup d'argent. L'argent manque. On attend une occasion. Le fils est en âge d'être chevalier, il ne le devient pas, il attend un heureux hasard, une rentrée de capitaux, ou plutôt la générosité d'un seigneur qui supportera les frais de la fête. Le nombre de ces fils de chevaliers sans armes peu à peu s'accroît. Dans la région mâconnaise, au Sud de la Bourgogne, il n'en existait pas avant 1200 ; en 1250, ils forment plus de la moitié de l'aristocratie. Les princes s'en inquiètent, car le service militaire qu'ils attendent de la noblesse risque d'en être amoindri. En 1233, le comte de Provence promulgue un statut où sont distinguées dans la noblesse trois catégories, les domini, les milites et les ftlii militum. A ceux-ci, il enjoint de se faire chevaliers, sous peine de perdre les privilèges fiscaux dont ils jouissent. Et c'est à ce moment même, que, par réaction de défense, pour se protéger contre une déchéance sociale qui engendrerait son appauvrissement, l'aristocratie en France invente un titre particulier pour désigner ces hommes qui, par leur naissance pourraient être chevaliers, mais qui, faute de ressources, ne le sont pas encore. Ce titre, armiger, « écuyer », dans le Nord de la France, domicellus « damoiseau », dans le Sud, est vraiment un titre nobiliaire, puisqu'il exprime une supériorité sociale qui ne tient pas à un état, à une fonction, comme le titre de chevalier, mais à la seule naissance. Son adoption, sa diffusion au seuil du X I I I e siècle marquent plus nettement que tout que l'aristocratie se conçoit dès lors comme une noblesse, comme une caste ouverte à tous ceux qui sont bien nés, même s'ils sont pauvres, comme une caste fermée à tous ceux qui ne sont pas de bonne naissance. Difficultés économiques ? Quelles en sont les causes ? Marc Bloch proposait de les chercher dans une modification de la gestion des domaines aristocratiques, dans l'abandon de l'exploitation directe de la terre, dans la transformation des seigneurs en rentiers du sol à un moment où la dépréciation de la monnaie réduisait progressivement la valeur de la rente foncière. Je ne pense pas que cette explication soit valable. Mes études sur l'économie rurale me persuadent en effet que l'exploitation directe n'a pas été abandonnée, que les

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entreprises de défrichement, la création des vignobles, l'essor général de la productivité agraire ont au contraire accru au début du XIHL' siècle la rente foncière. Que les profits, en constante hausse, des dîmes, des moulins, des taxes sur les mutations, que le passage aux mains des chevaliers des droits seigneuriaux jadis perçus par les seuls châtelains, et notamment de la taille, ont permis à tous les nobles de prélever sur la paysannerie des revenus en argent beaucoup plus importants que ceux dont disposaient leurs ancêtres. En dernière analyse, il faut voir l'origine des difficultés économiques de l'aristocratie non dans une diminution des ressources, mais dans une augmentation des dépenses. Mener la vie noble coûte incontestablement beaucoup plus cher au XIIIe siècle qu'au XIIe. Parce que l'équipement militaire s'est perfectionné (les progrès les plus rapides de la civilisation matérielle touchent à l'armement), ce qui rend en particulier de plus en plus lourds les frais de l'adoubement. Mais aussi parce que le poids de l'Etat est plus lourd. Nous retrouvons ici l'incidence de ce phénomène dont j'ai déjà parlé, le raffermissement des pouvoirs du prince. Le roi, le duc, le comte sont plus exigeants que ne l'était naguère le châtelain ; les servir coûte beaucoup plus cher ; d'autant que, dans le cadre des institutions féodales, aux obligations personnelles, au service de cour et de combat, se sont adjointes des charges fiscales : il faut payer au seigneur du fief des taxes de succession ; il faut en certains cas lui porter une aide en monnaie. Enfin et surtout, être noble, c'est gaspiller, c'est une obligation de paraître, c'est être condamné, sous peine de déchéance, au luxe et à la dépense. J e dirais même que cette tendance à la prodigalité s'est affirmée au début du x m e siècle par réaction devant l'ascension sociale des nouveaux riches. Pour se distinguer des vilains, il faut les surclasser, en se montrant plus généreux qu'ils ne sont. Le témoignage de la littérature est ici formel. Qu'est-ce qui oppose le chevalier au parvenu ? Le deuxième est avare, le premier est noble parce qu'il dépense tout ce qu'il a, allègrement, et parce qu'il est couvert de dettes. Cette attitude est certainement la cause de la distorsion dramatique entre les ressources, pourtant accrues, des nobles et leur besoin d'argent. La cause, en tout cas, de la multiplication des « prud'hommes » pauvres. Pour ceux-ci, quels remèdes ? Le plus sûr : servir un prince. Un autre trait de la noblesse française à partir du XIIIe siècle, c'est sa progressive domestication. Elle se rue vers le roi, vers le prince régional — qui eux, par les progrès de la fiscalité, disposent de ressour-

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ces monétaires considérables — pour obtenir un emploi rémunéré qui la sauve de la gêne. Ils servent dans l'armce, car le service militaire, depuis la fin du x n e siècle, tend à devenir mercenaire, soldé. Ils servent dans les offices d'administration, car la reconstruction de l'Etat requiert l'aide de nombreux agents. Mais dans ces postes, le chevalier commence aussi à trouver des concurrents : des hommes de peu, d'humble naissance, des « vilains », des « serfs », mais efficaces. Ces aventuriers vigoureux, qu'un Philippe Auguste engage pour l'aider à la guerre, et qui, plus habiles que les chevaliers, s'emparent de Château-Gaillard. Ces bourgeois de Paris, qu'un Philippe Auguste charge de gérer son trésor et qui s'entendent mieux aux affaires financières que les chevaliers. Scandale — et la littérature chevaleresque dénonce ces mauvais princes qui s'entourent de croquants et qui ne réservent pas aux gentilshommes les emplois de leur cour et les pensions dont a besoin la noblesse pour consolider ses positions économiques. Et réaction de la vieille aristocratie qui se replie sur la seule supériorité qui lui reste, une supériorité morale, éthique, une supériorité de genre de vie, et qui se ferme plus strictement. J'en arrive au dernier point. Cette réaction fut-elle efficace ? La noblesse parvint-elle effectivement à se fermer ? Non point. Il semble, au contraire, que dans le début du XIIIe siècle, la frontière qui la sépare des classes inférieures soit devenue moins étanche. Ed. Perroy a mené récemment des études précises sur l'aristocratie d'une petite région qu'il connaît bien, le comté de Forez à l'Ouest de Lyon. Ces recherches ont montré que, dans le cours du XIII e siècle, un grand nombre des familles nobles de cette région se sont éteintes et que les vides ainsi creusés ont été comblés par de nouveaux venus, par les serviteurs des grands établissements religieux ou du comté, par des bourgeois enrichis dans les affaires, parfois même par des paysans rassembleurs de terres. Montée sociale, renouvellement : des « vilains » ont réussi à forcer les barrières, à s'infiltrer dans la noblesse. Comment ? Souvent par des mariages : il est fréquent, en effet, que des nobles acceptent de donner sans dot leur fille en mariage à un nonnoble. Le mari, certes, reste ce qu'il est, un Georges Dandin que l'on méprise. Mais les fils qui naissent de cette union héritent du bon sang de leur mère et parviennent à se faire admettre dans la caste des gens bien nés. Mais souvent aussi intervient le prince, le prince encore, l'Etat, dont le rôle ici reparaît. Il recrute pour le servir des vilains, parce

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qu'ils sont utiles, parce qu'ils ont fait, parfois à Bologne, des études que les perfectionnements de l'administration rendent maintenant nécessaires. Mais pour que leur service soit plus efficace, dans les fonctions de commandement où il les a établis, il faudrait aussi qu'ils manient l'épée. Le prince, alors transgressant par son droit souverain la coutume qui réserve au fils de noble le privilège de l'adoubement, les arme chevaliers. Ainsi, par le statut où il les installe, il les anoblit. Car au centre des structures aristocratiques, au centre de l'idée de noblesse, demeure, comme au XIIe, comme au xi'' siècle, cette valeur éminente, éclatante, glorieuse, anoblissante, la chevalerie.

CHAPITRE XXI

Histoire et sociologie de l'Occident médiéval Résultats et recherches*

Je ne pense pas pouvoir présenter l'état des recherches récentes menées en France sur l'histoire de la sociologie de l'Occident médiéval sans prononcer le nom de Marc Bloch, sans évoquer ce qu'il fut pour nous, et plus précisément ce qu'il fut pour moi. J'avais vingt ans ; la Société féodale venait de paraître ; paraissaient régulièrement les Annales d'Histoire économique et sociale, toutes pleines de lui ; autant d'appels à l'ouverture sur des disciplines encore très jeunes et incertaines, à tout un rajeunissement de l'histoire. Je suis sûr que si, pendant un temps, en France, l'histoire de la société médiévale s'est placée à l'avant-garde de la recherche historique, ce fut grâce à lui. La voie qu'il traçait ? De très solides approches, en premier lieu, d'histoire économique. On est frappé de voir, dans les papiers qu'a laissés Marc Bloch, la place faite à tous les soubassements de l'évolution sociale, à l'histoire monétaire, à celle de la démographie, à celle des techniques. Attaché à l'examen d'une société agraire, Bloch portait un particulier intérêt aux choses de la terre. De son fait s'opéra un retournement vers les campagnes d'une attention que les premiers animateurs d'une histoire économique du moyen âge avaient portée surtout, jusqu'alors, aux villes et aux commerces. C'est ici qu'il faut placer un fait décisif pour l'orientation des investigations : le lien entre l'histoire sociale et la géographie humaine. En 1940, ce lien apparaissait non seulement nécessaire mais naturel. Enfin l'œuvre de Marc Bloch ouvrait deux avenues. L'une vers l'histoire comparée : il s'agissait de parvenir à une typologie des sociétés médiévales. L'autre vers la connaissance de 1' « outillage * Texte publié dans Revue roumaine d'Histoire 9 (3), 1970, pp. 451-458. 12

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mental », perspective essentielle qui se trouvait dès lors au moins indiquée. Voici d'où nous sommes partis, essayant de poursuivre. Si l'on s'interroge sur les conditions de cette poursuite, il faut établir un premier point. Comme l'avait fait Marc Bloch, les recherches d'histoire sociale se sont, dans les vingt dernières années, fondées sur l'exploitation des documents d'archives, aidée par le recours au cadastre, à la carte, à la photographie aérienne, c'est-à-dire aux outils des géographes. Pour la période comprise entre le Xe et le XIII e siècles (les études sur le plus haut moyen âge souffrent encore en France d'un net retard), le matériau de base est fourni par les chartes et les notices des cartulaires. C'est celui qu'utilisent, pour évoquer les recherches les plus récentes, Robert Fossier, pour sa très belle thèse consacrée aux campagnes de Picardie, Pierre Toubert ou Pierre Bonassie, dont les recherches portent sur le Latium et sur la Catalogne. Pour la période suivante (et c'est dans ce secteur chronologique que les travailleurs sont actuellement les plus nombreux), les sources les plus riches sont les documents fiscaux ou judiciaires et les registres de notaires. De ce point de vue se trouve privilégiée la France méridionale, et c'est pourquoi s'est opérée une sorte de renversement : jusqu'alors, les recherches, menées surtout depuis Paris, laissaient le Sud presque inconnu ; voici maintenant que le voile ici se lève. Ce sont les villes surtout qui ont retenu l'attention. J'évoquerai les livres de Philippe Wolff et de Jacques Heers sur Toulouse et sur Gênes, et les travaux que mènent mes élèves sur les villes de Provence. Quant aux méthodes, voici, très brièvement, les traits qu'il importe de souligner. Chaque chercheur d'abord s'est efforcé de découvrir un fonds documentaire dense et cohérent, sans trop de lacunes, qui puisse livrer des suites, des séries — tels que sont, par exemple, les cartulaires du XIe siècle de l'abbaye de Cluny ou les registres notariaux du XIVe et du XVe siècle à Toulouse. Il s'agit en effet de disposer d'une continuité suffisante pour saisir pendant plusieurs décennies l'évolution d'ensemble d'un corps social. Second caractère remarquable : les recherches sont généralement menées dans un espace restreint ; l'exemple de la monographie, régionale ou urbaine, était donné par les beaux travaux des géographes français des années 30 et 40. Troisième trait enfin : le souci, à partir de ces séries documentaires, de compter ce qui peut être compté, une tentative de traitement statistique, peu à peu affiné. J'indique que l'on expérimente actuellement l'usage des ordinateurs, ainsi pour la mise en œuvre des éléments numériques contenus dans un document d'une

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exceptionnelle richesse, le catasto florentin de 1427. Ces essais de comptage n'ont pas été sans déterminer les interrogations, les champs d'investigation, et par conséquent les directions dans lesquelles se discernent les progrès les plus vifs. Je placerai au premier rang la démographie au sens très large. Qu'il s'agisse d'observer l'évolution quantitative d'une population globale à partir de dénombrements d'intention fiscale, dont les premiers apparaissent à la fin du X I I I e siècle (un bel exemple est fourni par les travaux d'Edouard Baratier sur la démographie de la Provence), ou de mener des recherches plus profondes sur la composition des foyers, sur le destin des familles, ou sur les variations différentielles de la densité du peuplement. Viennent ensuite les études sur la distribution de la fortune. Ce qui importe essentiellement, c'est que l'emploi de ces procédés statistiques a jusqu'à présent privilégié ce qui relève de l'économie dans l'explication des structures sociales. De ce fait s'est réduite la part qu'occupait avant 1945 l'histoire du droit dans les approches d'une histoire de la société. Mais la fascination du nombre, de la quantification a conduit à surestimer peut-être la fonction de l'économique, et, plus précisément, plus dangereusement, à construire de l'économie de ce temps, et spécialement pour la période comprise entre le X e et le X I I I e siècle, une image qui ne correspond pas aux attitudes des contemporains à l'égard des richesses. Or, et c'est sur ce point qu'il faut maintenant insister, se discerne depuis quelques années parmi les historiens de la société médiévale une sensibilité à d'autres problèmes, qui ouvre la voie d'un véritable dépassement. Et cet enrichissement de la problématique s'accompagne d'un renouvellement du matériel documentaire utilisé. O n peut repérer de ce point de vue, en ce qui touche à une sociologie du moyen âge occidental, deux directions principales. La première mène à l'ébauche d'une archéologie de la civilisation matérielle. Il s'agit d'une grande nouveauté en France, où l'archéologie médiévale, attentive aux chefs-d'oeuvre, servait surtout jusqu'alors l'histoire de la création artistique. A l'exemple de l'étranger, et surtout des pays de l'Est européen, des chercheurs se mettent à l'étude de vestiges plus humbles. Les principales équipes travaillent à l'Institut d'Archéologie Médiévale de l'Université de Caen, à la VI e Section de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes et dans le Laboratoire d'Archéologie Médiévale de l'Université d'Aix. Pour le moment, ce sont surtout les sites de villages qui sont fouillés. Ce choix est significatif de l'hégémonie exercée dans le domaine

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de l'histoire sociale par une problématique fondée sur l'économie et la démographie. En effet, les problèmes auxquels se sont attachés la plupart des archéologues sont ceux des villages désertés à la fin du moyen âge, c'est-à-dire d'un renversement de la conjoncture économique et démographique dans le cours du XIVe siècle. Ces fouilles se révèlent cependant fort utiles pour l'observation des fondements matériels d'une structure sociale. Celles que mène Gabrielle Demians d'Archimbaud sur l'emplacement d'un village de Provence éclairent, par exemple, la répartition des fortunes et l'aménagement des forces productives dans un groupe de pasteurs et d'agriculteurs rassemblés autour d'une forteresse. Mais le recours à l'archéologie de la vie quotidienne offre aussi le moyen d'élargir le cadre et de dégager quelque peu l'histoire sociale de sa dépendance à l'égard de l'histoire économique. On le voit déjà par les résultats des recherches conduites à Caen, sous la direction de Michel de Boiiard, sur les châteaux, c'est-à-dire sur les assises de l'organisation politique de l'époque féodale. Repérer les « mottes », analyser les dispositions de l'habitat castrai, c'est aborder concrètement, en confrontant aux documents écrits ceux que procurent les fouilles, des problèmes sociologiques fondamentaux, celui de la distribution de l'aristocratie en diverses strates, celui de la dissolution progressive des domesticités militaires et de la fixation des dynasties chevaleresques. Mais on peut souhaiter aussi le développement d'une archéologie des signes de différenciation sociale, des emblèmes, des costumes, de tout ce qui relève du luxe, à tous les niveaux de la hiérarchie des fortunes, et jusqu'aux plus infimes. Et par cette référence aux signes, j'atteins la seconde perspective, celle qui personnellement m'attire et me retient. Ce qui peut, le plus efficacement, à mon sens, stimuler la recherche en histoire sociale, l'ouvrir, l'enrichir, c'est, sans que soit le moins du monde négligé le quantitatif, de revenir à l'étude des qualités sociales. Ici, les disciplines dont l'historien peut attendre incitations et entraînement sont la linguistique, la psychologie sociale, l'anthropologie. La structure d'une société ne dépend pas seulement, en effet, d'un système de production, et de la manière dont se répartissent les richesses entre les groupes, les strates et les classes. Elle est très directement informée par ce qui dépend du rituel, ce qui découle de pouvoirs qui ne sont pas uniquement d'essence économique, par la façon dont cette société prend conscience d'ellemême, le système de références qu'elle respecte, le vocabulaire qu'elle emploie, par des phénomènes qui sont du domaine de la culture,

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de l'idéologie, dont le mouvement se relie étroitement, bien sûr, à celui des structures économiques, mais n'est pas avec celui-ci en étroite synchronie. L'important est de compléter l'image concrète d'une sociologie économique par l'image abstraite, mais ressentie profondément par les contemporains et qui gouverne pour une bonne part leurs comportements, d'une psychosociologie. Pour saisir cette image, il convient de réhabiliter un genre de documents, longuement, patiemment exploité pendant le XIXe et le début du XXe siècles, alors que l'histoire était celle de la politique et de l'événement, mais qui fut négligé lorsque l'attention se porta spécialement sur les faits économiques. Je parle des écrits narratifs. Ces textes livrent des mots, ou plutôt des associations, des constellations de vocables, qui situent les individus ou les groupes les uns par rapport aux autres. Il appartient à l'historien des sociétés de définir les plus significatives de ces expressions, d'en pénétrer le sens, de suivre autant qu'il est possible les glissements sémantiques qui les affectent, de repérer les discordances entre les catégories et les relations que ces termes entendent désigner et celles qu'établissent les rapports effectifs de puissance. Doivent être interprétés de la même façon d'autres signes que ces textes révèlent encore, tous les procédés destinés par les liturgies, le cérémonial, l'agencement des préséances, à ordonner périodiquement le corps social, à le rendre conforme aux représentations idéales de la conscience collective. II importe enfin de mettre en évidence ces représentations, et tous les modèles culturels qui déterminent, aussi impérieusement que l'inégale répartition des richesses, les relations sociales. Considérons, à titre de simple exemple, les problèmes que posent, aux XIe et XIIe siècles, la formation et la consolidation du groupe social qu'on appelle en France la chevalerie. Cet exemple est démonstratif, car Marc Bloch fut l'un des premiers à débroussailler le chantier, à proposer un plan directeur. Par le recours aux documents d'archives et par un premier traitement statistique de ces matériaux, on apprend déjà beaucoup. Il est possible de dégager de ces textes tout un vocabulaire social, qui s'introduit avec retard, pour s'y cristalliser, dans la langue des scribes professionnels. En comptant, en classant ces mots, il est possible de cerner le groupe, de le voir prendre consistance, s'affirmer autour d'un titre, qui commence à être porté individuellement dans les trente dernières années du Xe siècle et qui devient collectif après 1030. Les chartes permettent aussi de sonder les assises économiques de cette strate, de la situer par rapport aux patrimoines, aux prérogatives, à la puissance éco-

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nomique qui établissent ses membres dans une certaine zone de lechelle des fortunes. Elles montrent notamment que, dans les environs de l'abbaye de Cluny, tous ceux qui, en l'an mil, portaient le titre chevaleresque étaient des propriétaires libres ; ils tenaient aussi des fiefs, mais de dimensions dérisoires par rapport à leurs alleux et ils semblent bien être, pour la plupart, les descendants de grands seigneurs de l'époque carolingienne. Elles font apparaître aussi la position de ce groupe social par rapport aux mouvements que l'on discerne dans la population de cette époque ; elles révèlent la remarquable stabilité de ses effectifs pendant le XI e et le XII e siècle. Toutefois, si l'on utilise encore les résultats de la prospection archéologique et ceux de l'exploitation des sources narratives, d'autres pans d'obscurité, très larges, commencent à se dissiper. Ainsi, l'étude des lieux fortifiés met en évidence deux faits. La chevalerie du XI e siècle n'est pas toute l'aristocratie ; elle est en réalité dominée par une couche sociale beaucoup plus mince, constituée par les quelques personnages qui commandent dans une forteresse et à qui sont attachés, et véritablement subordonnés, les chevaliers. Mais au cours du XII e siècle, commencent à se multiplier des châteaux plus modestes, ceux qu'on appellera plus tard des « maisons fortes ». Ce phénomène manifeste, entre autres choses, le souci de la chevalerie d'adopter le genre de vie des maîtres des châteaux, de s'approprier leurs prérogatives, de se hisser à leur niveau. Il traduit donc un mouvement profond qui vulgarise peu à peu les comportements de la haute aristocratie, et dont l'effet est d'estomper progressivement les hiérarchies au sein de la classe seigneuriale et de rendre celle-ci plus homogène. Mais pour saisir l'ampleur de ce mouvement et pour parvenir jusqu'aux modifications qui le déterminent, il convient d'interroger parallèlement les sources narratives, et ce qu'elles expriment. Il apparaît alors que des attitudes mentales et des modèles culturels ont joué dans cette évolution un rôle déterminant. Au niveau de l'aristocratie supérieure, des « princes », des « grands », pour employer le langage des documents de l'époque, était encore vivante au début du XI e siècle une ancienne conception de la noblesse, dont la composante essentielle réside en une aptitude héréditaire — je dirais même biologique puisqu'elle est transmise par le sang et que l'éducation ne compte ici pour rien — à commander, un charisme natif de puissance. C'est cette notion qui établissait un fossé entre les « nobles » et les simples chevaliers. Or ce fossé tend à se combler — et très tôt, dès la fin du X e siècle, dans les environs

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de l'abbaye de Cluny. L'idée gagne que les chevaliers, eux aussi, sont des nobles et qu'ils possèdent, héréditairement, les mêmes vertus. Ceci ne paraît pas l'effet d'une fusion matérielle ; la ségrégation matrimoniale demeure ferme entre les deux groupes, aussi bien que les inégalités d'ordre économique : l'évolution des profits seigneuriaux, loin de résorber celles-ci, les rend alors de plus en plus vives. Il faut convenir qu'intervient ici la propagation d'une idéologie, celle de la paix de Dieu, qui se développe à partir du Sud de la France et depuis les dernières années du Xe siècle. Ce développement est la conséquence d'un fait politique, l'effondrement du pouvoir royal, lequel est lui-même directement déterminé par les conditions économiques : il répond aux structures d'une société agraire, cloisonnée, et qui n'est plus irriguée par les profits de la guerre que distribuait jadis le souverain. Mais la pénétration de cette idéologie transforme la manière dont la société aristocratique se conçoit elle-même. Elle retentit sur les représentations mentales collectives, et sur quatre plans : 1. Elle met à part des autres hommes tous ceux qui portent les armes. Elle les constitue ainsi en un corps homogène, séparé, exclu, donc en une catégorie sociale beaucoup plus nettement délimitée que naguère. Ce qui explique, en particulier, la diffusion, à partir de la fin du Xe siècle, d'un titre spécifique, le mot chevalier, qualificatif commun qui, mettant l'accent sur la spécialisation militaire, entend marquer nettement les frontières du groupe. 2. La propagation de l'idéologie de la paix hâte aussi l'instauration d'une morale propre à tous les guerriers. Cette morale repose sur une valorisation de l'action militaire : les intellectuels d'Eglise cherchent alors une justification spirituelle à la violence chevaleresque ; ils construisent — et ceci prépare la maturation de l'idée de croisade — le modèle exemplaire du miles Christi, et le proposent à l'aristocratie laïque tout entière, c'est-à-dire également aux membres de la strate supérieure, aux « grands », aux « nobles ». Ceux-ci, dès le dernier tiers du XIe siècle, mettent leur honneur à se comporter comme des chevaliers. Ils se parent eux aussi du titre chevaleresque. Par là se trouvent déjà rapprochées les deux couches aristocratiques. Mais la fusion devient plus complète, car des valeurs propres à la noblesse prennent tout naturellement leur place dans cette éthique commune, et notamment la notion spécifiquement nobiliaire d'une « vçrtu » héréditaire, transmise par le sang, par la racç,

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3. La vulgarisation de l'idée de noblesse entraîne un autre changement, mal étudié encore, mais d'importance capitale. Elle conduit à une modification des relations de parenté dans l'ensemble de la société aristocratique, à un raffermissement des solidarités familiales dans le cadre du lignage. Les structures lignagères, patrilinéaires, solides, strictes, d'abord vivantes au niveau des plus hauts seigneurs, semblent en effet s'être elles-mêmes vulgarisées, et diffusées peu à peu dans les couches inférieures de la chevalerie. Ce qui est sûr, c'est que les chevaliers, dont beaucoup vivaient encore au Xi° siècle dans la maison d'un maître de château en condition domestique, s'établissent sur une terre ; la plupart en prennent le nom, nom héréditaire, comme la terre elle-même, et qui sert de support à la conscience lignagère. La chevalerie devient ainsi une société d'héritiers, et d'autant plus solide et close que, pour maintenir leur état de fortune, les lignages s'efforcent de limiter la prolifération des naissances, notamment en pratiquant une stricte limitation des mariages. Ce comportement rend compte de la stabilité des effectifs de ce groupe social, que révélait l'analyse des cartulaires. 4. Cette dernière attitude explique aussi l'importance, parmi les chevaliers, des célibataires, de ceux qu'on appelle alors les « jeunes » et qui n'ont pu trouver à s'établir. Leur présence entretient, dans le monde chevaleresque, la mobilité, la turbulence, l'agressivité, autant de traits qu'exprime et qu'exalte une littérature de divertissement, composée pour une grande part à l'intention de ce public de « jeunes ». Cet exemple invite à des réflexions sur la méthode. L'essentiel, en face des écrits narratifs comme des sources d'archives, est de partir d'une connaissance assurée des faits économiques qui fondent les rapports sociaux. Il convient en effet de ne pas s'en tenir à ce que révèlent d'une culture les modes d'expression d'une minorité, mais de découvrir les assises temporelles des attitudes mentales. Cependant, il apparaît non moins nécessaire de s'interroger sur les répercussions des idéologies qui dominent à telle ou telle époque. Ces représentations mentales prennent en effet, à certains niveaux, de l'indépendance à l'égard des réalités politiques et économiques qui en ont déterminé la formation. Elles leur survivent, et l'on peut discerner maintes discordances entre la nature concrète d'un groupe social et l'image qu'il se fait de lui-même. Il importe, donc, de relier étroitement l'étude des faits économiques à celle des mentalités et d'observer, entre les deux séries de faits, les cohérences et les distorsions.

CHAPITRE XXII

Les sociétés médiévales Une approche d'ensemble*

Monsieur l'Administrateur, mes chers collègues, Si vous avez décidé de consacrer l'enseignement que vous m'avez fait l'honneur de me confier, non point simplement à l'histoire du moyen âge, alors que la tradition de cette maison eût parfaitement justifié un tel choix, mais de manière plus spécifique à l'histoire des sociétés médiévales, c'est qu'il vous est apparu, tout d'abord, que l'étude des relations sociales pouvait éclairer d'un jour nouveau l'ensemble des éléments qui composent une civilisation. C'est aussi et surtout que vous avez estimé, parce que la vocation du Collège de France est d'enseigner la science en train de se faire, que les réflexions les plus urgentes, celles dont on peut attendre les résultats les plus neufs, devaient s'engager dans les perspectives les moins bien tracées de l'histoire médiévale, j'entends précisément celles de l'histoire sociale. Il peut paraître surprenant, Mesdames et Messieurs, de m'entendre parler en ces termes de cette histoire, en un lieu où Lucien Febvre a longtemps enseigné et mené ces combats pour une histoire rénovée que nous suivions avec enthousiasme et passion, lorsque l'on considère tant de travaux achevés, qui s'achèvent ou qui s'inaugurent, et j'évoque enfin, avec reconnaissance et respect, la mémoire de Marc Bloch, à qui je dois d'avoir découvert que c'était l'homme vivant qu'il fallait chercher, sous la poussière des archives et dans le silence des musées... On ne saurait cependant méconnaître — et * Leçon inaugurale prononcée au Collège de France et publiée avec l'aimable autorisation des Editions Gallimard, © 1972.

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l'ordonnance de nombreux ouvrages, le titre même de maints enseignements en témoignent — que l'histoire sociale apparaît encore souvent aujourd'hui comme une annexe, comme un appendice, comme, disons-le, la parente pauvre de l'histoire économique. Celle-ci, en effet, emportée depuis plus d'un demi-siècle par un puissant élan, n'a cessé de donner vie et ampleur aux recherches les plus fécondes ; elle a conquis les plus larges espaces ; on la voit maintenant, soutenue par les récents développements d'une archéologie de la vie matérielle, se frayer de nouveaux chemins. Elle triomphe. Et dans son succès même, elle entraîne à sa suite l'histoire des sociétés. Car, de toute évidence, l'étude de la stratification sociale, celle des relations qu'entretiennent les individus ou les groupes, ne peuvent être entreprises sans que soit d'abord clairement discernée la manière dont, à un certain moment, s'organisent les rapports de production et se répartissent les profits. Il convient, cependant, de se montrer particulièrement vigilant sur deux points. Sur le fait, en premier lieu, que les historiens de l'économie médiévale ne se sont pas toujours défendus d'appliquer à l'observation du passé une conception de l'économique fondée sur les données actuelles, mais qui se révèle, à l'usage, anachronique et déformante. Ainsi ont-ils longtemps, inconsciemment, accordé une place privilégiée aux activités marchandes et à la circulation de l'argent, faute d'avoir exactement défini — et certaines conclusions des enquêtes ethnologiques auraient pu les aider à le faire — le rôle de la monnaie ou la nature des échanges dans une civilisation aussi profondément enracinée dans la ruralité que l'était celle de l'Occident médiéval. En second lieu et surtout, il serait faux de penser que l'on a conduit jusqu'à son terme l'analyse d'une société quand, à la lecture de censiers, de registres d'estimes ou de cadastres, on est parvenu à situer les chefs de maisons aux différents niveaux d'une hiérarchie des fortunes ; quand, en interprétant les termes d'un contrat de location ou d'embauche, on a pu discerner comment tel travailleur se trouvait exploité ; quand, par l'entremise de dénombrements fiscaux, on a vu s'esquisser les tendances d'une évolution démographique. En effet, le sentiment qu'éprouvent les individus et les groupes de leur position respective, et les conduites que dicte ce sentiment, ne sont pas immédiatement déterminés par la réalité de leur condition économique, mais par l'image qu'ils s'en font, laquelle n'est jamais fidèle, mais toujours infléchie par le jeu d'un ensemble complexe de représentations mentales. Placer les phénomènes sociaux dans le simple prolongement des phénomènes éco-

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nomiques, c'est donc réduire le champ d'interrogation, c'est appauvrir singulièrement la problématique, c'est renoncer à percevoir clairement certaines lignes de force essentielles. De fait, très tôt, et dès l'instant où l'histoire des économies prenait son départ, il est apparu indispensable à certains de compléter l'étude des assises matérielles des sociétés anciennes par celle des rites, des croyances et des mythes, de tous les aspeas d'une psychologie collective, qui régissent les comportements individuels, et en fonction desquels, aussi directement et de manière aussi nécessaire qu'en fonction des faits économiques, s'ordonnent les relations sociales. De la sorte, a pris corps, mais lentement et pendant longtemps de manière hésitante, cette histoire que l'on a nommée, peutêtre improprement, l'histoire des mentalités, et dont le vif progrès des jeunes sciences humaines, telles l'anthropologie sociale et la sémiologie, est venu, dans les années récentes, raffermir les méthodes et élargir les ambitions. Ce vaste domaine qui s'ouvre ainsi à la recherche peut d'autant mieux séduire les médiévistes que la plupart des documents écrits de ce temps, parce qu'ils furent rédigés par des hommes d'Eglise, confèrent aux choses de l'esprit une fonction beaucoup plus importante qu'aux réalités économiques, qu'ils fournissent fort peu de données quantifiables et susceptibles d'utilisation statistique, alors qu'ils se révèlent particulièrement éclairants quant aux phénomènes mentaux. Mais cette disposition présente en elle-même un danger sérieux, que n'ont pas esquivé certains historiens : se laissant aller à épouser l'attitude même des témoins qu'ils interrogeaient et dont tout l'effort avait tendu à dégager le spirituel du temporel, ils ont été parfois conduits à s'éloigner du concret, à attribuer aux structures mentales une trop large autonomie à l'égard des structures matérielles qui les déterminent, faisant ainsi insensiblement dévier l'histoire des mentalités vers des développements semblables à ceux de la Geistesgeschichte. Si l'on veut, par conséquent, que l'histoire sociale progresse et conquière son indépendance, il convient de l'engager dans une voie où s'opère la convergence d'une histoire de la civilisation matérielle et d'une histoire du mental collectif. Mais je crois nécessaire de poser au préalable trois principes de méthode. Il faut partir de l'idée que l'homme en société constitue l'objet final de la recherche historique dont il est le premier principe. L'histoire sociale, en fait, c'est toute l'histoire. Et parce que toute société est un corps, dans la composition duquel interviennent, sans qu'il soit possible de les dissocier, sinon pour les besoins de l'analyse, des facteurs économi-

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ques, des facteurs politiques et des facteurs mentaux, cette histoire appelle à soi toutes les informations, tous les indices, toutes les sources. Elle ne saurait, bien évidemment, se contenter de ce que rapportent les textes, qu'ils soient narratifs ou juridiques, qu'ils entendent régler des liturgies ou qu'ils se proposent, pour le divertissement ou pour l'édification d'une morale, de transposer le vécu dans l'imaginaire. Il ne lui est point suffisant, même, de dépasser le contenu de ces textes, d'en examiner l'enveloppe formelle, afin, par-delà les mots et les constellations de vocables, les chiffres et les procédés de calcul, par-delà l'agencement du discours, les dispositions externes de l'écrit et ce que peut révéler l'allure même de la graphie, d'essayer d'atteindre le véritable rapport au monde de ceux qui composèrent ces textes et qui les utilisèrent. L'histoire sociale se doit encore d'être attentive à tous les vestiges du passé, aux débris d'outillage et d'équipement qui sont exhumés sur les chantiers de fouilles, à toutes les traces qui subsistent des anciens établissements humains dans le visage actuel des campagnes et des villes, à tout ce qui peut enfin transparaître, dans le plan d'un sanctuaire de pèlerinage, dans la composition d'une enluminure, dans le rythme d'une séquence grégorienne, d'une conception de l'univers portée par les formes multiples de la création artistique. Puisqu'en effet, comme le dit Pierre Francastel, « toute société instauratrice d'un ordre économique et politique l'est en même temps d'un ordre figuratif, et que toute société en devenir forge toujours, à la fois, des institutions, des concepts, des images et des spectacles ». A partir de toutes ces sources, et sans en négliger aucune, l'histoire des sociétés doit certes d'abord, et pour la commodité de la recherche, considérer les phénomènes à différents niveaux d'analyse. Qu'elle cesse, cependant, de se sentir la suivante d'une histoire de la civilisation matérielle, d'une histoire du pouvoir, d'une histoire des mentalités. Sa vocation propre est de synthèse. Il lui revient de recueillir les résultats d'enquêtes menées conjointement dans ces divers domaines et de les rassembler dans l'unité d'une vision globale. « Pour retrouver, dit Michelet, la vie historique, il faudrait patiemment la suivre dans toutes ses voies, toutes ses formes, tous ses éléments. Mais, ajoute-t-il, il faudrait aussi, avec une passion plus grande encore, refaire, rétablir le jeu de tout cela, l'action réciproque de ces forces diverses dans un puissant mouvement qui deviendrait la vie même. » Rétablir le jeu de tout cela, c'est-à-dire noter les corrélations exactes entre les diverses forces en action. Tel est le second principe : s'attacher à saisir, au sein d'une globalité, les articulations

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véritables. Comment, par exemple, la pression d'un mouvement économique retentit sur le projet d'une morale, comment cette tentative de progrès spirituel, par la manière dont elle s'insère dans un système de production, finit par manquer son but, c'est ce que met en lumière le destin de ces sociétés très particulières que constituèrent, au XIIe siècle, les fraternités monastiques dans les abbayes cisterciennes. Sociétés qui se voulaient exemplaires, sociétés ritualisées, régies par un code, un ensemble de préceptes vieux de six siècles, la Règle de saint Benoît. Ce texte avait été relu dans un souci de totale fidélité. Mais, au cours de cette relecture, l'accent fut mis, lors de la constitution de l'ordre, sur une exigence de pauvreté : il fallait, en effet, réagir contre les conséquences morales d'un enrichissement général, qui faisait tenir pour scandaleux le progressif enlisement de l'ordre bénédictin le plus prestigieux de ce temps, celui de Cluny, dans le confort et dans la sécurité seigneuriale. Or, parce qu'elles avaient refusé de vivre de rentes, parce qu'elles avaient décidé de tirer de la terre leur nourriture par leur propre travail, parce qu'elles avaient choisi de s'établir dans la solitude au milieu des pâtures et des forêts, ces communautés se trouvaient installées malgré elles, et conformément au modèle archaïque qu'elles avaient pris imprudemment pour règle de conduite, aux avant-gardes de l'économie la plus conquérante, en position de produire abondamment des denrées qu'elles ne consommaient pas ellesmêmes, la laine, la viande, le fer, le bois, et qui se vendaient de mieux en mieux. Par une sorte de revanche imprévue de l'économique, ces apôtres du dénuement devinrent riches. Sans doute demeurèrent-ils, dans l'isolement où ils vivaient, fidèles à leur idéal. Mais aux yeux de ceux qui ne les voyaient que négociant sur les foires ou, par des surenchères victorieuses, arrondissant leur patrimoine aux dépens de leurs voisins ; aux yeux de ceux qui, dans le siècle, au sein d'une prospérité croissante, supportaient plus mal que les hommes de Dieu ne fussent pas, par compensation, de vrais pauvres, les Cisterciens cessèrent peu à peu d'incarner la perfection spirituelle ; le respect se porta vers d'autres qui allaient pieds nus dans les faubourgs des villes, vêtus d'un sac, et qui ne possédaient rien. Mais la recherche des articulations fait, dès l'abord, apparaître que chacune des forces en action, dépendante du mouvement de toutes les autres, se trouve pourtant entraînée par un élan qui lui est propre. Bien qu'elles ne soient nullement juxtaposées mais étroite-

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ment conjointes en un système d'une indissociable cohérence, chacune d'elles se développe dans une durée relativement autonome, elle-même animée d'ailleurs, à la fois, aux différents étages de la temporalité, par un bouillonnement événementiel, par d'amples mouvements de conjoncture et par des ondulations plus profondes encore, étalées sur des rythmes beaucoup plus lents. De cette diversité d'allures, résultent de constantes discordances, des effets de retard, des pesanteurs, des rémanences prolongées et parfois de réels blocages qui font insensiblement se tendre les ressorts de brusques mutations. Considérons, à titre d'exemples, les règles juridiques. Elles évoluent difficilement lorsqu'elles sont fixées par les termes d'une loi écrite, avec beaucoup plus d'aisance lorsque seule la mémoire collective les conserve. Cependant, si ductiles fussent-elles, les coutumes orales de l'âge féodal ne parvinrent pas à s'ajuster sans délai aux modifications d'une distribution des pouvoirs, en fonction de laquelle elles visaient à ordonner durablement les relations sociales. Ainsi, dans les seigneuries françaises du XI e siècle, les habitudes de langage, les formulaires des actes de justice, les gestes rituels qui leur correspondaient ont fait survivre, pendant de longues décennies, à l'effritement des institutions publiques qui l'avaient fondé, le clivage entre les descendants d'esclaves et les travailleurs que l'on disait libres. Les ségrégations dont ces usages maintinrent l'existence, les interdits et les exclusions qu'ils laissèrent subsister masquèrent quelque temps l'évolution des forces productives, la freinèrent certainement, retardèrent la croissance démographique, et les sentiments de frustration qu'ils entretinrent poussèrent à leur maturité les germes des émeutes urbaines, c'est-à-dire les ferments d'innovations juridiques. Cette complexité du temps social, dont ne rend qu'imparfaitement compte une information toujours discontinue, incite donc à introduire dans la méthode les exigences d'un dernier principe : la nécessité, en analysant avec la plus grande minutie l'interaction de résistances et de pulsions entrecroisées, les apparentes ruptures qu'elle provoque et les contradictions qu'elle avive, la nécessité de dissiper, à chaque moment que l'historien choisit d'observer, l'illusion d'une diachronie. Car c'est en discernant avec le même soin, au sein d'une globalité, articulations et discordances, que l'on peut tenter d'édifier une histoire des sociétés médiévales, et cela sur une trame dont je voudrais maintenant, devant vous, esquisser les grands traits. *

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Un jour les chariots des peuples barbares forcent le barrage que les armées romaines opposaient à leur progression. Un jour Sidoine Apollinaire est contraint, malgré son dégoût, d'accueillir les chefs germains dans les annexes de sa demeure. Alors commence le moyen âge. Il commence par la rencontre de deux sociétés de semblable structure. Rome fascinait encore les peuples sauvages. Mais Rome n'était plus en Occident qu'un décor effrité. De longue date, en effet, les retentissements d'une phase prolongée de régression démographique et économique faisaient se détériorer et se distendre le réseau de cités et de routes que les légions avaient jeté sur les provinces conquises afin de les mieux tenir et qui protégeaient le médiocre bonheur de quelques privilégiés. En s'écaillant, le vernis d'une civilisation urbaine et marchande laissait ressurgir le substrat précolonial, seigneurial et rustique, où les grands domaines, les clientèles nouées autour des chefs de villages formaient le cadre des relations sociales. Sous l'effet d'une très lente osmose, au long de laquelle les invasions que l'histoire s'efforce de dater n'apparaissent que comme les temps forts et particulièrement violents d'une évolution continue, les limites de l'Empire ne séparaient plus rien. Sans doute les tribus transportaient-elles dans leurs migrations certains traits de culture qui leur étaient propres : un sentiment moins diffus de la liberté, l'exaltation des vertus militaires, un art du bijou et du signe abstrait ; elles s'établissaient dans des campagnes où survivaient d'autres traditions, l'usage du pain, du vin, de la monnaie et de la construction de pierre ; ceux qui conduisaient leur marche voulurent, dans les palais des villes et dans les amphithéâtres, se parer des oripeaux grossiers d'une civilisation moribonde. Toutefois, les deux sociétés, celle des envahisseurs et celle des indigènes, étaient l'une et l'autre rurales, l'une et l'autre esclavagistes, l'une et l'autre dominées par de fortes aristocraties, et d'une brutalité presque égale. Elles se mêlèrent sans peine. L'Eglise chrétienne, soucieuse de rassembler dans une même foi tous les habitants de la terre, hâta cette fusion, et des croix apparurent dans les sépultures germaniques. Mais l'Eglise se barbarisa. Elle devint elle-même rurale. Ses postes avancés furent désormais monastiques, et elle ne sauva guère des lettres latines que des fragments, ceux qui pouvaient servir à l'oraison. Dans l'obscurité que fait peu à peu s'épaissir, pendant le vu* siècle, le naufrage de la haute culture, on croit déceler, à quelques signes ténus, dans l'histoire de la production et du peuplement, un

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renversement décisif de la tendance séculaire. Se dessine, alors, le départ d'un lent progrès, stimulé sans doute par l'installation de conditions climatiques plus favorables dans l'Ouest du continent européen. Mais parce que les premiers élans de croissance se développent dans un milieu très primitif, dans un système économique agro-militaire, où, pour des peuplades paysannes, les seules sources de grand profit étaient les opérations de pillage, le résultat de cet essor fut l'édification, par des bandes de guerriers mieux armés, de grands Etats conquérants. La plus prestigieuse de ces constructions politiques, c'est l'empire carolingien. Qu'est-il en réalité ? Une chefferie de village, étendue aux dimensions de l'univers, et qui, par un étirement en cercles concentriques, tendrait à englober l'ensemble des territoires depuis les confins du peuplement jusqu'à la personne même du souverain. Depuis la lisière des forêts impénétrables, où les hors-la-loi vont chercher asile, où l'on conduit à l'automne les troupeaux de porcs et où s'aventurent en bande les chasseurs ; à travers des clairières où des paysans faméliques s'exténuent à produire ce qu'ils sont contraints d'apporter dans la demeure des grands, ces spécialistes du combat, que le roi, chef de la guerre, entraîne à chaque printemps, toujours plus loin, dans des expéditions de rapine. Les vrais rayons de cette organisation concentrique sont constitués par des chaînes d'obédiences personnelles forgées dans le privé, au sein des groupements familiaux, des domesticités et dans les corps de combattants, qui reposent sur un jeu complexe de prestations et de contre-dons et que la législation carolingienne prétend institutionaliser. Mais auprès du souverain, et l'entourant, siègent les moines et les clercs. Et c'est par leur entremise que se trouve très largement travestie la réalité des rapports sociaux. Héritiers de la culture romaine, de même qu'ils encouragent Charlemagne à faire venir d'Italie des colonnes antiques pour construire la chapelle d'Aix, de même ils s'efforcent, à partir des vestiges de cette culture, de rebâtir un nouvel édifice, qui n'est en fait qu'un nouveau décor dressé sur les décombres de l'ancien. Ils cherchent à persuader le roi qu'il est le successeur des Césars et que sa mission est donc de faire renaître l'Empire et l'ordre romains. Mais, s'inspirant à la fois de la Bible et des écrits latins de l'âge classique, ils s'attachent surtout à mettre en forme une. représentation globale de la société. Représentation si solide qu'elle devait s'imposer pour des siècles à la conscience collective. Concentrique elle aussi, mais vécue comme le simple reflet terrestre de la seule réalité qui est celle du royaume de Dieu, cette

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représentation se veut immuable, parce qu'elle répond au projet divin, et le seul progrès qu'elle autorise est d'ordre spirituel, celui qui doit conduire les hommes jusqu'aux portes du dernier jugement. Dans ce cercle, un seul centre, le roi ; oint du Seigneur, image du Dieu unique, il préside aux destinées du peuple chrétien tout entier, qu'il a charge de guider vers son salut. Prince de la paix, Auguste, il lui appartient d'étendre la foi en repoussant les mécréants, en contraignant au baptême les païens des confins, en s'appliquant à réduire peu à peu, du moins à empêcher qu'ils ne s'étendent, ces noyaux solides, rejetés mais vigoureux, que sont les communautés juives. Garant de l'ordre, il est le protecteur attitré de l'Eglise et des pauvres, que menacent les forces du mal et les agressions des puissants. Ce modèle rend compte effectivement de certaines des tendances qui animent la réalité de ce temps, l'effort missionnaire, le recul des frontières qui, dès le début du IXe siècle, fait des expéditions militaires des entreprises hasardeuses et de peu de profit, et surtout le poids du grand domaine qui, irrésistiblement, tend à se dilater, absorbe et courbe sous son joug les rares paysans encore indépendants. Mais cette image, construite par les intellectuels d'Eglise, se révèle être en contradiction avec l'armature même des pouvoirs qu'elle entendait sous-tendre et justifier. Vouloir faire du roi un souverain pacifique, c'était, en effet, d'abord, desserrer son emprise sur les grands, qu'il ne tenait jamais si bien dans sa main que rassemblés pour la guerre et le partage du butin. Vouloir moraliser la fonction royale, imposer des devoirs au monarque, le ranger du côté des pauvres, c'était l'opposer directement à l'aristocratie, dont les progrès de l'économie rurale renforçaient insensiblement la puissance, et qu'ils rendaient de plus en plus rétive. Dès qu'elle se précise, dès qu'elle s'impose, au temps de Louis le Pieux, à l'esprit du souverain, cette image idéale de l'édifice social vint se conjuguer à d'autres forces pour précipiter la ruine de cet Etat démesuré que constituait le nouvel Empire. Si, pendant longtemps encore, dans ce pays neuf qu'était la Germanie devaient survivre les structures politiques implantées par la colonisation carolingienne, si, plus loin, au cœur de la sauvagerie, dans les mondes slave et Scandinave, commençaient alors de se mettre en place les assises d'une organisation des pouvoirs analogue à celle que, deux siècles plus tôt, avaient ébauchée les ancêtres de Charlemagne, au début du X e siècle, dans les régions les plus évoluées, la Gaule du Sud, celle de l'Ouest, la Lombardie, l'autorité du roi s'effondrait. Dans sa chute elle entrai-

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nait pour un temps la haute culture ; après le vif coup de lumière que la renaissance de l'écrit avait jeté, dans l'entourage des souverains francs, sur les relations sociales, la nuit retombe, établissant en ce point chronologique une coupure artificielle. Car, mal discernables parmi ces ténèbres nouvelles, une croissance continue de la population, un perfectionnement continu des techniques agraires ne cessaient de fortifier la vraie réalité, qui n'était pas le royaume, ni celui des cieux ni celui de la terre, mais la seigneurie, ce nœud de pouvoirs enracinés dans le sol campagnard, et ajustés aux étroitesses d'une civilisation toute rurale, où nul ne pouvait commander de loin. L endettement de la puissance régalienne permet aux maîtres des terroirs et des espaces forestiers, à des niveaux de plus en plus profonds, de mieux dominer les hommes. Les châteaux, points d'appui de la défense locale, deviennent, pour le peuple terrorisé par les dernières incursions de pillards, les seuls lieux de refuge. Ces nouvelles fonctions de protection autorisent les seigneurs à s'approprier une part plus grande encore des produits, constamment accrus, du travail de la terre. Ainsi se précisent les contours de deux classes véritables, celle des seigneurs d'une part, celle des paysans de l'autre. Tandis que parmi les maîtres, la concurrence pour les profits fait se rompre les connivences qui liaient jusqu'alors l'aristocratie laïque et l'aristocratie ecclésiastique, désormais opposées et rivales. L'Eglise était devenue seigneuriale ; elle s'enrichit ; un renouveau culturel en résulte qui favorise aux approches de l'an mil l'élaboration d'un nouveau système de représentations mentales. Œuvre une fois encore des clercs et des moines, ce système apparaît, en fait, comme la reconduction modifiée du modèle carolingien. Il tient, en effet, toujours la royauté pour nécessaire. « Un seul règne dans le royaume des cieux, celui qui lance la foudre », affirme l'un de ces intellectuels, « il est naturel qu'il n'y en ait qu'un seul également qui, sous lui, règne sur la terre ». Mais l'autorité souveraine se trouve désormais transférée dans l'irréel, ne conservant, dans le vécu, pas plus d'apparences que les puissances de la surnature. Ce système, comme le précédent, repose sur l'idée de paix, elle-même établie sur une conception immobiliste de la stratification sociale, reconnue comme homologue, comme préfigure de l'ordonnance des rapports dans la Jérusalem céleste. Mais ce qu'il propose, c'est une organisation triangulaire. Trois ordres, trois catégories sociales stables, strictement délimitées et chacune investie d'une fonction particulière. Au premier rang, l'ordre des hommes de prière, l'Eglise qui, dans la

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volonté de se réformer, travaille à se séparer plus nettement des laïcs au nom de la supériorité du spirituel sur le temporel, et qui, proposant aux clercs la morale des moines, s'efforce à plus de cohésion. L'ordre, ensuite, de ceux qui combattent, qui ont charge de défendre l'ensemble du peuple, et dont la mission justifie, comme celle des ecclésiastiques, qu'ils soient entretenus par le travail d'autrui. L'ordre enfin des paysans, tout entier soumis, tout entier courbé sur un labeur qui nourrit les deux autres ordres. Ce modèle, très simple, et que cette simplicité même a fait se perpétuer si longtemps, présente trois aspects consécutifs. En premier lieu, il reflète un certain nombre de modifications intervenues dans les rapports sociaux sous l'effet du progrès de la civilisation matérielle et de l'évolution des relations politiques. C'est ainsi que, réunissant en un corps homogène tout le peuple des campagnes, il sanctionne le progressif effacement, devant les justices privées et sous le poids de l'exploitation seigneuriale, des dernières rémanences de l'esclavage. C'est ainsi que, plus nettement encore, il fonde la conscience d'un triple antagonisme, de trois modes conjugués de domination. Domination économique, celle des seigneurs sur les travailleurs. Domination politique, celle des guerriers sur les hommes désarmés. Domination spirituelle, celle que l'Eglise voudrait étendre sur les laïcs. Mais ce modèle, par ailleurs, entend proposer une réduction de ces antagonismes. Il croit y parvenir en s'appuyant sur la notion de service, qui s'était affermie dans le cadre des dévouements personnels et dont il prétend faire le fondement de l'ordre social. Ceux qui le construisirent avaient lu dans saint Paul que « le corps est un tout en ayant plusieurs membres, et que les membres du corps, en dépit de cette pluralité, ne forment qu'un seul corps ». Pour eux, chacun des trois ordres devait donc coopérer à maintenir la concorde dans un monde ordonné par la pensée divine, et, par conséquent, immuable. De la sorte, et c'est son troisième aspect, ce modèle s'établit en porte à faux avec la réalité concrète, c'est-àdire la poursuite, c'est-à-dire l'accélération, dans les dernières années du XIe siècle, du développement économique. La croissance agricole se poursuit, en effet, et s'accélère ; de toutes parts reculent les friches et les marécages devant les champs cultivés et les vignobles ; de toutes parts se multiplient les villages neufs. Et parce que, dans une libre extension sur des sols vierges, où s'étaient accumulées des réserves de fertilité, les rendements ne fléchissent pas encore, le volume de la production s'accroît constamment. Comme cet essor s'opère dans le cadre du système seigneurial d'exploitation, qui nivelle

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au plus bas la condicion des travailleurs, il transfère l'essentiel des surplus aux mains des maîtres et stimule leur propension au luxe. Pour satisfaire ces besoins nouveaux, des équipes de spécialistes, maçons, vignerons, artisans, négociants, se dégagent de la masse paysanne, et la renaissance des échanges suscite la renaissance des villes. Dans toute l'Europe, des quartiers nouveaux se déploient aux abords des cités antiques, des bourgades naissent et s'étendent à la croisée des pistes et des voies batelières. Vers la fin du XIIe siècle, la civilisation d'Occident connaît une mutation fondamentale : rurale depuis des siècles, elle se trouve désormais dominée par le fait urbain. Et dès lors tout s'ordonne autour de la ville, la richesse, le pouvoir et les créations de l'esprit. Des transformations aussi profondes vinrent, évidemment, désorganiser le système de relations dont la théorie des trois ordres avait voulu éterniser les traits et dont on avait pu croire un instant que les troupes de croisés, s'apprêtant à marcher vers le tombeau du Christ et vers la fin du monde, allaient passagèrement incarner l'intemporelle harmonie. Ce fut sur trois horizons que se manifestèrent ces perturbations. Le progrès matériel compliqua peu à peu, d'abord, la stratification sociale, en introduisant à l'intérieur de chaque catégorie des oppositions multiples et de plus en plus tranchées. Dans l'Eglise même, le renouveau urbain accusa le divorce, un moment dissimulé, entre les sociétés monastiques, dont toutes les structures s'accordaient à la ruralité, et l'effervescence qui, autour des cathédrales, animait l'Eglise séculière et faisait d'un grand nombre de clercs les conquérants d'un âge nouveau. Dans l'ordre des guerriers, la vivacité des échanges et de la circulation monétaire, en renforçant les structures de l'Etat, élargirent la distance entre le plus grand nombre, qui ne tenait que la terre et dont l'existence se poursuivait au rythme du village, et quelques-uns, de moins en moins nombreux, qui réunissaient entre leurs mains les faisceaux d'un pouvoir de plus en plus concentré et de plus en plus profitable. Parmi les travailleurs enfin, les conditions économiques se diversifièrent. Dans la paysannerie, la mobilité plus intense des patrimoines dégageait de la médiocrité commune la prospérité de quelques riches, tandis que l'essor démographique, en morcelant les héritages, multipliait les villageois sans avoir, à l'affût d'un emploi qui leur permît de subsister. Contrastes plus accusés encore, dans les faubourgs des villes, entre le peuple des artisans et des petits revendeurs, et les grands aventuriers du commerce. En second lieu, le développement matériel retentit sur l'agencement des rapports sociaux. Ceux-ci se

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disposaient principalement jadis de manière verticale en des relations hiérarchisées d'autorité et de subordination. Des structures horizontales, associant des égaux, vinrent recouper ce réseau, celles partout des confréries religieuses, celles qui rassemblèrent pour la défense de leurs intérêts collectifs les habitants d'une même paroisse rurale, dans les villes, celles de la commune ou des ghildes, celles des compagnies dans les bandes armées, celles qui groupèrent maîtres et écoliers au voisinage des sièges épiscopaux. Enfin, le dynamisme économique encouragea les initiatives personnelles, distendit les contraintes anciennes, celles de la famille, celles des domesticités, celles du grand domaine, autorisa partout l'espoir de promotion individuelle et se marqua dans les consciences par le sentiment bouleversant d'un progrès. Se dessinèrent alors de nouveaux antagonismes qui ne résidaient plus seulement dans l'affrontement des anciennes catégories sociales, dont les frontières devenaient toujours plus poreuses, qui ne s'établissaient pas seulement entre les multiples feuillets que le mouvement de croissance isolait à l'intérieur de chacune des classes, en les décomposant peu à peu, mais qui vinrent dresser l'une contre l'autre les générations. A u x plus âgés installés dans les anciennes structures et qui travaillaient à leur maintien, s'opposèrent désormais les plus jeunes, qui voyaient un large champ s'ouvrir à leurs espérances et qu'entraînait l'esprit d'aventure et de compétition : étudiants rivalisant dans les disputes scolastiques, chevaliers célibataires cherchant, dans les tournois et dans l'errance, la richesse et la gloire, fils de paysans croyant trouver, sur les aires de défrichement, plus d'aisance et plus de liberté. Mais les vrais promoteurs de l'élan économique, les véritables artisans du progrès, ce furent les serviteurs des grands seigneurs qui construisaient leur propre fortune en étendant la puissance de leur maître et, d'autre part, les marchands qui se rencontraient dans les foires et ceux qui, sur les ponts, changeaient la monnaie et pratiquaient l'usure. Dès la seconde moitié du XII e siècle, on peut déceler la progressive émergence de maintes images s'essayant à traduire et à justifier les innovations sociales. Elles se forment pour la plupart dans ce milieu qui demeure encore le détenteur privilégié de la haute culture, c'est-àdire parmi les gens d'Eglise. Tandis que les moralistes et les prédicateurs s'efforcent d'édifier une éthique appropriée à chacun des « états » professionnels dont ils perçoivent la diversité, on voit, dans le champ de l'inquiétude spirituelle et des exigences chrétiennes, se poser, de manière de plus en plus préoccupante, le problème de la

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pauvreté. Chez les nantis, dans les cadres de l'orthodoxie aussi bien que dans les sectes hérétiques, se dépouiller de ses richesses apparaît comme l'acte éminemment salutaire, seul capable de compenser une prospérité ressentie comme un péché ; mais la pratique de la charité parmi les malades, parmi les migrants, et toute la misère qui s'accumule aux lisières des agglomérations urbaines, s'accompagne d'un mépris croissant pour les pauvres, jugés responsables de leur pauvreté, et désormais tenus pour dangereux : prend alors imperceptiblement naissance l'idée qu'il faut cantonner les pauvres dans l'exclusion, tous les pauvres, les lépreux comme les indigents. Il n'est pas jusqu'au sanctuaire gothique qui, se dégageant des pénombres où s'était longtemps tapie une religion de prosternation, s'ouvrant à la lumière du monde, offrant au regard l'image d'un Dieu incarné, présent au coeur de la vie, ne vienne, de plus en plus consciemment signifier, à travers tous ses symboles, que l'homme est appelé par son action personnelle à coopérer de façon décisive à ce progrès ininterrompu en quoi se résout, désormais, le mythe de la création. Toute neuve, enfin, est la révélation d'une culture profane, celle des chevaliers, qui se veut dégagée de la tutelle des hommes de prière, encore que ceux qui lui donnent forme soient pour beaucoup des ecclésiastiques. Dans ses expressions poétiques, les seules qui nous soient clairement perceptibles, elle exprime, par le thème du parvenu que l'on moque, l'inquiétude des nobles menacés dans leurs privilèges par d'irrésistibles ascensions sociales ; elle prend parti dans les conflits de générations, proposant à un public, que fascinent les valeurs de jeunesse, la figure de héros dégagés de toute attache et disposant les jeux de l'amour courtois face à la morale des lignages et à la morale des prêtres.

• Dans les décennies qui encadrent l'an 1300, se marquent nettement différentes ruptures. Une rupture dans le mouvement des économies, qui fait succéder à une longue période de développement une phase régressive dont l'un des traits les plus évidents est, dans presque toutes les provinces d'Europe, un effondrement démographique. Une rupture dans l'évolution culturelle, qui se manifeste essentiellement par une rapide vulgarisation du christianisme, qui devient, dès lors, une religion populaire, et par la décléricalisation conjointe d'un grand nombre de valeurs et d'images : les foyers principaux de création échappent, en effet, peu à peu, à l'emprise totale de l'Eglise

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pour se fixer dans les cours princières. Une rupture enfin, plus décisive peut-être, dans le matériel même qu'utilise l'historien. Les sources deviennent brusquement surabondantes et se laïcisent, d'autre part, elles aussi. Pour cette raison, en tirant parti des registres de notaires ou des documents fiscaux, en analysant les thèmes d'une peinture devenue résolument figurative et soucieuse de décrire le réel, en observant les objets beaucoup plus nombreux que découvrent les archéologues et qui font voir pour la première fois ce qu'étaient la maison d'un paysan, le plan d'un village, l'organisation d'un terroir, l'outillage d'un atelier d'artisan, il devient possible d'approcher les réalités économiques par des méthodes préstatistiques et de saisir par là même, en se fondant sur des données numériques, les mécanismes de la croissance et ceux de la régression. Pour la première fois également, les documents révèlent tout un ensemble de symboles, de parures et d'emblèmes qui marquaient, aux yeux des contemporains, les distinctions entre les états sociaux. Pour la première fois, enfin, cette documentation ûiontre directement ceux qui n'étaient jamais encore entrevus qu'à travers un écran déformant, celui que constituait le cadre de référence des seuls témoins dont on disposait jusqu'alors, les ecclésiastiques et les grands : elle présente pour la première fois les humbles. Toutes ces ruptures ont effectivement fait s'établir, dans la tradition de l'historiographie médiévale, et spécialement en France, une césure qui isole nettement le xiv e et le XV® siècle des précédents. Cette inflexion vaut-elle aussi pour l'histoire des sociétés ? Ne risque-t-elle pas d'introduire, en ce domaine, de fallacieuses discontinuités ? Il se trouve que les deux derniers siècles du moyen âge sont, depuis nombre d'années, en France et dans la plupart des pays européens, le lieu des recherches les plus actives et celui des découvertes les plus éclairantes. C'est ainsi, par exemple, que l'on voit moins confusément comment la grande vague épidémique de 1348 a parcouru l'Europe ; c'est ainsi que l'on distingue clairement quel était le jeu des relations d'affaires parmi les marchands de Toulouse ou parmi les banquiers de Gênes. Et si les campagnes demeurent moins bien connues que ne le sont les villes, on sait aujourd'hui comment on jugeait les hommes dans la région de Senlis, comment s'établissaient les rapports entre seigneurs et paysans en Bordelais ou dans les Middlands et ce qu'était le sort des chevaliers en Namurois ou dans les campagnes d'Ile-de-France. Mais parce que les sources sont beaucoup plus riches et parce que les méthodes, encore artisanales, qu'utilisent les médiévistes ne permettent pas d'en exploi-

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ter rapidement le contenu, ces investigations sont généralement conduites dans le cadre limité d'une petite province, d'une cité, voire, à l'intérieur même d'une ville, dans celui, plus restreint encore, d'une catégorie sociale déterminée. Or la multiplicité de ces travaux, leur dispersion et leur caractère souvent ponctuel empêchent que l'on prenne aisément des vues d'ensemble. Les progrès récents de la connaissance historique ont certes permis de rectifier les conclusions d'anciens essais de synthèse. On ne parle plus de crise à propos des grandes mutations qui ont affecté l'histoire européenne du XIVe siècle et l'on se déprend désormais d'un certain romantisme qui, à travers le fracas des batailles, devant l'ampleur des charniers et la tonalité macabre qui envahit l'art religieux, présentait dans son ensemble le moyen âge finissant comme un temps de marasme, de repli et d'anxiété, négligeant tous les courants de vitalité qui firent sans cesse jaillir, ici et là, de grandes entreprises conquérantes et les formes admirables d'une esthétique renouvelée. Mais il importerait d'aller plus avant, de réunir en un seul regard les données enrichies de l'analyse historique et de s'appliquer à saisir dans leur totalité certains phénomènes majeurs. L'un d'eux retient particulièrement l'attention parce qu'il paraît caractériser cette époque, je veux parler des tumultes de masse, de l'enchaînement des révoltes populaires, des agitations qui ont perturbé les couches inférieures de la société et qui, dans le cours du XIVe siècle, se propagèrent d'un bout à l'autre de l'Europe. Ici et là, des paysans se soulèvent, prennent leurs outils, vont piller les demeures des nobles et massacrer les sergents des princes. Ici et là, dans les faubourgs des villes, s'ameutent des bandes d'artisans qui, comme les Ciompi à Florence, réclament de participer à la gestion communale. A propos de mouvements d'une telle ampleur et qui se prolongèrent si longtemps, une première interrogation se lève. Ces commotions, les derniers temps du moyen âge sont-ils seuls à les avoir ressenties ? N'ont-elles pas déjà secoué le XHle, le XIIe siècle ? N'existait-il pas, dès lors, des tensions aussi violentes entre le peuple et ses maîtres mais que les témoignages, insuffisamment sollicités peut-être, étouffent et dissimulent encore ? Et si l'on cherche à situer les pulsions qui provoquèrent ces troubles, si l'on regarde d'abord du côté de l'économie — par les qualités nouvelles de la documentation l'histoire économique domine en effet, pour cette époque de manière plus impérative encore que pour les précédentes, l'histoire sociale — , on s'aperçoit que les Jacques du Beauvaisis, les émeutiers d'Angleterre qui suivaient Wat Tyler ne comptaient pas parmi les plus pauvres,

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et que les véritables indigents ne furent pas toujours entraînés par eux. Et l'on peut alors se demander de quelle incidence furent exactement les germes de conflits qui résident dans l'agencement des rapports de production. L'histoire politique, elle aussi favorisée par la nature des sources, apporte quelques éléments de réponse. Elle incite à voir dans ces soulèvements des ripostes à l'appesantissement des structures de l'Etat et à la pression fiscale. Cependant, pour aboutir à des conclusions pleinement satisfaisantes, on doit évidemment tenir le plus grand compte des attitudes mentales. Chercher les liens entre l'origine des tumultes et le système de croyances et de mythes qui gouvernait les consciences populaires et qui, pour la première fois, se laisse à cette époque entrevoir. Se demander si ces mouvements ne furent pas aussi mis en branle par les représentations millénaristes d'une religiosité encore fruste, et tout simplement par cette éducation progressive qui accompagna lentement la vulgarisation du christianisme, par l'entremise de ces puissants moyens d'enseigner les masses que furent la prédication des frères mendiants et le théâtre. Ce problème d'histoire sociale ne peut être éclairci sans le recours à l'étude de la sensibilité religieuse, à celle des confréries et des sectes, à celle enfin de la littérature orale et des thèmes iconographiques. Mais, il faut bien le reconnaître, parmi tous les éléments qu'appellerait une nécessaire synthèse, ceux que pourrait fournir l'histoire du mental collectif apparaissent les plus incertains encore et les moins rassemblés. Ceci conduit à une conclusion : du progrès de cette histoire dépend désormais le progrès d'une histoire des sociétés. Ce qui soulève aussitôt une question, la plus préoccupante peut-être pour les historiens d'aujourd'hui : comment relier à l'ensemble de la recherche historique l'histoire des mentalités ? *

J e souhaiterais vivement que la chaire qui m'a été confiée devienne un lieu de rencontre et de réflexion permanentes, sur le problème de cette insertion. Il me semble, en effet, que l'époque médiévale peut offrir à son examen des conditions favorables, parce que le champ de l'économique agit peut-être alors de manière moins immédiatement déterminante qu'il ne le fait dans des périodes plus récentes et, d'autre part, parce que cette époque est assez éloignée de nous pour que l'historien puisse mieux prendre, à l'égàrd des modes de pensée et des comportements qu'ils régissent, la distance qui s'impose. En effet, l'effort le plus rude mais le plus nécessaire à

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celui qui veut comprendre le passé des sociétés est de se libérer des pressions des attitudes mentales qui le dominent lui-même. J'indiquais, tout à l'heure, qu'il était malaisé de se dégager d'une vision actuelle de l'économique pour observer, sans erreur de perspective, les économies d'autrefois. Il est beaucoup plus ardu encore de ne pas transporter dans l'observation des mentalités anciennes le reflet de celles de notre temps. Ce qui fait de l'histoire de la psychologie collective, des morales et des conceptions du monde qui les fondent, la plus difficile qui soit. Difficile, elle l'est déjà parce que les phénomènes mentaux se logent dans des mécanismes beaucoup plus subtils que ceux qui font évoluer les cadres matériels de la vie, parce qu'ils échappent à la plupart des moyens de mesure dont nous disposons actuellement et que, dans leur fluidité, ils paraissent insaisissables. Histoire difficile encore, parce que, dans toute société, coexistent différents niveaux de culture ; entre eux s'établissent d'étroites correspondances ; divers mouvements les relient dont les plus vigoureux sont ceux qui font s'enfoncer peu à peu dans des milieux toujours plus profonds et plus étendus les modèles créés pour les élites, et qui conduisent ces modèles à se déformer au long de ce parcours ; entre ces strates culturelles, les frontières sont indistinctes et mouvantes et il est rare qu'elles coïncident exactement avec celles qui délimitent les conditions économiques. Histoire difficile enfin, parce que les représentations mentales et les conduites des hommes du passé ne sont jamais perçues que par l'intermédiaire de langages, que nombre de ceux-ci se sont brouillés et parfois tout à fait perdus, que les autres sont entraînés par une histoire qui leur est propre, et que, dans cette évolution, les signes qui composent ces langages se modifient généralement peu : c'est en se chargeant progressivement d'un sens nouveau qu'ils épousent le mouvement du mental collectif, et de tels glissements sémantiques ne se laissent pas suivre aisément de très près. Mais cette histoire, il faut cependant l'édifier. La seule façon de le faire d'une manière scientifique, c'est de partir du principe que les perceptions, les savoirs, les réactions affectives, les rêves et les phantasmes, que les rites, les maximes du droit et les convenances, que l'amalgame d'idées reçues qui englue les consciences individuelles et dont les intelligences qui se voudraient les plus indépendantes ne parviennent jamais à se dégager tout à fait, que les visions du monde plus ou moins confuses, plus ou moins logiques, qui colorent les actions, les désirs et les refus des hommes dans leurs rapports avec les autres, ne constituent pas des éléments épars, mais qu'une étroite cohérence les réunit en

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une véritable structure. Que cette structure ne peut être isolée d'autres structures qui la déterminent et sur lesquelles elle retentit. Que les progrès de l'histoire des mentalités, et par conséquent ceux de l'histoire sociale, qui ne saurait se passer d'elle, reposent donc sur l'emploi de l'instrument méthodologique le plus efficace que puisse aujourd'hui manier l'historien, j'entends sur la nécessité de conduire, conjointement et avec une égale rigueur, l'analyse des infrastructures matérielles, écologiques et économiques, des structures politiques, des superstructures idéologiques enfin. Puisque sont effectivement solidaires des faits aussi éloignés dans le temps et apparemment aussi étrangers l'un à l'autre que l'imperceptible oscillation climatique qui favorisa le progrès des labours aux lisières de la forêt mérovingienne et, d'autre part, le choix qu'au seuil de la Renaissance firent Paolo Uccello et ceux qui lui passèrent commande d'emprisonner les tumultes de la victoire de San Romano dans le cristal d'un univers géométrique et nocturne. Pénétrer, autant que faire se peut, dans cet enchevêtrement d'articulations et de résonances, ce serait sans doute, péniblement, patiemment, passionnément, avancer dans la compréhension de ce tout dont l'histoire est celle des sociétés et tenter de le saisir, poursuivant le rêve de Michelet, « dans un puissant mouvement qui deviendrait la vie même ».

CHAPITRE XXIII

Le monachisme et l'économie rurale*

Pour mettre en place ces quelques considérations générales sur les liens que l'on peut discerner entre l'institution monastique et l'activité rurale, je me suis permis deux libertés. Celle, d'abord, de concentrer la plupart de mes observations sur l'espace français, et ceci pour deux raisons : d'une part, je connais mieux cette région de la chrétienté ; d'autre part, c'est dans l'espace français que les sources les plus expressives me paraissent être le plus nombreuses. En second lieu, j'ai choisi d'opérer un léger décalage par rapport au cadre chronologique fixé à ce colloque, et de proposer une période commençant aux alentours de 1075 et se prolongeant en revanche jusque vers le milieu du XIIe siècle. Un tel décalage s'explique aisément. C'est celui-là même qui sépare de fait la chronologie de la réforme monastique et celle des retentissements de cette réforme sur les phénomènes économiques. Mon choix permet en effet, me semble-t-il, de mettre successivement en évidence, tout d'abord, un modèle de gestion économique, transmis par une longue tradition et encore communément appliqué dans les monastères d'Occident en 1075 —, puis la remise en cause dont ce modèle fut l'objet à partir de cette date sous la pression à la fois de l'esprit de réforme et d'une modification générale et lente du climat économique —, de montrer enfin les premières conséquences de cette remise en cause sur la vie même de l'institution monastique. Pour décider de la disposino rei familiaris — je reprends à dessein le langage de l'abbé de Cluny, Pierre le Vénérable1 —, pour * Texte publié dans II monachesimo e la riforma ecclesiastica, 1049-1122 (Atti della quarta Settimana internazionale di Studio, Mendola, 23-29 agosto 1968), Milan, Editrice Vita e Pensiero, 1971, pp. 336-349. 1. Voir note 1 et suivantes pp. 392-393-

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établir l'ordonnance de l'économie domestique, c'est-à-dire pour fixer son attitude à l'égard de la vie agricole, le monachisme occidental disposait d'un guide, d'un texte, celui de la Règle de saint Benoît ; toutefois, au cours des âges, des interprétations avaient été données de ce texte, notamment par le capitulaire monastique de 816, afin d'en adapter l'esprit aux besoins d'une société et d'un milieu économique qui depuis le VIe siècle s'étaient sensiblement modifiés. De ces interprétations devenues coutumières, de ces « usages », les plus respectés, à l'époque que j'ai prise pour point de départ, ceux aussi qui sont le plus clairement attestés par les textes, étaient suivis dans le monastère de Cluny, dont je propose donc de faire ici l'un des champs privilégiés de notre observation. Ces règlements montrent immédiatement un premier fait, fondamental, et qui doit être à la base de toute interprétation économique du monachisme : c'est d'abord et surtout en codifiant les besoins de la communauté que les pratiques traditionnelles commandent la position des maisons monastiques au sein de l'économie rurale. Une coutume fort ancienne répartissait ces besoins en deux catégories : d'une part, les besoins alimentaires, victus ; d'autre part, les besoins, disons d'équipement, vestitus. Vis-à-vis de ces deux catégories les comportements économiques étaient, depuis le IXe siècle au moins, nettement différents, traditionnellement, institutionnellement, je dirais même rituellement (car, à l'égard de la consommation des biens matériels, l'attitude monastique est véritablement rituelle). Les nécessités du vestiaire, c'est-à-dire de l'équipement, devaient être normalement satisfaites par l'achat, c'est-à-dire par le recours à l'instrument monétaire, et donc par l'entremise du camerarius, percepteur et gardien des ressources en numéraire de la maison. En revanche, le domaine des victuailles se reliait, lui, à la mise en valeur, à l'exploitation directe des forces productives détenues par la famille monastique : le cellerarius, percepteur et gardien des fruits de la terre, procurait à la communauté, pour sa subsistance, les produits d'une entreprise agricole 1 . L'insertion du monastère au sein de l'économie rurale se situait donc très exactement au niveau des besoins alimentaires et dépendait par conséquent de ce que prescrivait à propos de ceux-ci la Règle et ses interprétations. En ses chapitres 39 et 40, la règle bénédictine gouverne strictement (constituta annona, lit-on au chapitre 31) la nourriture et la boisson des moines ; elle fixe, selon les périodes du calendrier liturgique, le nombre des repas, la nature des denrées que l'on y sert, enfin leur quantité (en fonction cependant d'unités de mesure

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dont la valeur n'était pas restée stable ni conforme dans le monde chrétien, ce qui laissait sur ce point le champ libre à des précisions réglementaires et à de foisonnantes controverses). Disons brièvement que la Règle refuse formellement à tous les frères, sauf aux malades et aux faibles, la viande des quadrupèdes (encore que, pour des raisons impérieuses d'approvisionnement, il ait bien fallu autoriser au temps de Louis le Pieux de substituer la graisse animale à l'huile pour les assaisonnements) et qu'elle adjoint aux herbes, aux racines et aux légumineuses, fondement de l'alimentation aux temps primitifs du monachisme, le pain et le vin. Ajoutons enfin que les moines ne sont pas dans l'abbaye les seuls consommateurs, que le cellérier doit aussi nourrir « les malades, les enfants, les hôtes et les pauvres », que ces bouches supplémentaires sont parfois fort nombreuses (à Cluny au milieu du XII e siècle, leur ravitaillement quotidien en céréales équivalait celui des frères, à condition encore qu'un afflux exceptionnel de visiteurs ne vînt pas gonfler outre mesure les besoins de l'hôtellerie1), mais que les usages et les statuts avaient également ritualisé, et parfois dans les moindres détails, le régime alimentaire de cette population annexe et mouvante, ainsi que des serviteurs entretenus dans la maison 4 . Par là, la consommation des fruits de la terre se trouvait tout entière réglée ; il appartenait au cellérier de dresser un plan de distribution des vivres s ; planifiée de la sorte, l'économie domestique de chaque monastère s'organisait donc en fonction d'une demande, laquelle n'était point libre, mais régie par des coutumes rigoureuses. A cette demande, comment était-il répondu ? Tous les établissements monastiques d'Occident possédaient de la terre. D'une manière très générale, le flot des donations pieuses avait accru ces patrimoines fonciers à tel point que, d'une part, il n'était point apparu jusqu'alors dangereux pour la satisfaction des besoins matériels de soustraire à cette fortune surabondante de quoi gagner les faveurs de l'aristocratie laïque par des concessions quasi gratuites en précaire ou en bénéfice, et que, d'autre part, la communauté se trouvait suffisamment pourvue de terres en plein rapport pour n'avoir nul besoin de créer aux dépens des friches des champs nouveaux. L'image des moines défricheurs ne me paraît nullement convenir aux pays français en 1075. Des revenus de ces biens fonds, une partie était de longue date affectée au vestitus, donc à l'office du chambrier. Ce qui impliquait pour une partie de la fortune foncière des modes de gestions susceptibles de faire parvenir au monastère non point des produits en nature, mais du numé-

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raire. Les règles de la consommation obligeaient donc l'institution monastique — et c'est là une première constatation que je crois importante — à stimuler, au voisinage d'une portion au moins de son patrimoine, la commercialisation des denrées agricoles, soit en négociant ses propres récoltes, soit en exigeant de l'argent des exploitants ou des concessionnaires de sa terre, c'est-à-dire en les contraignant par là à vendre eux-mêmes. On saisit là le rôle que joua le monachisme, aux moments de pire contraction de l'économie rurale européenne, dans le soutien de la circulation monétaire. Quant à la part des biens fonciers qui se trouvait affectée au victus, trois catégories de remarques peuvent intervenir à son propos. 1. Les principes de la consommation, c'est-à-dire le rituel alimentaire, vouaient ces terres à produire certaines denrées et commandaient par conséquent le système agraire qui leur était appliqué. Restreignant l'usage de la viande, ils réduisaient naturellement la part des activités pastorales ; ils incitaient en revanche à développer coûte que coûte la viticulture ; ils faisaient du jardin et du verger, d'où l'on tirait la substance des pulmentaria prescrits par la Règle, des éléments majeurs de la production ; ils plaçaient enfin au premier plan la culture des céréales panifiables. On peut se demander si, de cette façon, l'institution monastique n'a pas exercé une autre influence fondamentale sur l'évolution de l'économie rurale européenne : elle proposait en effet, sur les terres de son domaine direct, elle imposait, sur les terres exploitées par ses tenanciers, un modèle de production qui différait peut-être en bien des régions, qui dans certaines parties de l'Angleterre et de la Germanie différait sûrement, des pratiques indigènes et primitives de mise en valeur, mais qui fut peu à peu imité de proche en proche. 2. Mes secondes remarques touchent aux procédés d'exploitation appliqués à la portion du patrimoine foncier pourvoyeur de nourriture. La Règle et les usages n'interviennent plus ici au niveau de la consommation, mais à celui de la production. Le problème, autrement dit, est celui de la participation des moines au travail de la terre. Au chapitre 48, la règle de saint Benoît prescrit, on le sait, contre l'otiositas, « ennemie de l'âme », une activité manuelle quotidienne. A vrai dire, ce texte n'entend point par là imposer aux frères de retourner de leur main la terre de leurs champs. En effet, il considère seulement que parfois les moines peuvent y être contraints par les circonstances, il croit bon alors de les exhorter à la patience,

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c'est-à-dire à supporter une peine physique tenue pour exceptionnelle, voire scandaleuse. Ajoutons un autre témoignage, celui du chapitre 66, qui traite de l'office du portier et qui insiste sur la nécessité de circonscrire l'activité des moines à l'intérieur de la clôture. Le texte cite à l'occasion les instruments de travail qui doivent se trouver là à cet effet, et qui constituaient le champ d'activité manuelle normal de la communauté ; de quoi s'agit-il ? Du moulin, du pétrin, du jardin. Travailleurs, les fils de saint Benoît ne participent donc pas normalement au labeur agricole, sinon par le jardinage ; leur tâche principale est de préparer la nourriture, non de la produire. Toutes les interprétations ultérieures de la Règle accentuèrent d'ailleurs le détachement à l'égard de la terre. L'esprit de Benoît d'Aniane fit admettre que les moines devaient s'abstenir des gros travaux « pour l'honneur du sacerdoce > et étendre en compensation l'office liturgique. Peu à peu l'opus manuum fut restreint aux besognes de la cuisine, et même, dès 822 à Corbie, les religieux se déchargeaient des moins nobles de ces besognes sur des serviteurs laïcs*. Aussi, vers 1080, à qui l'interrogeait sur les travaux qu'il avait vu de ses yeux accomplir à Cluny par les moines, Ulrich, le rédacteur des coutumes, pouvait répondre (I, 30) : « Ecosser les fèves, désherber le jardin, pétrir le pain. » Activités que l'on peut qualifier de symboliques. Un fait est clair : les moines du XIe siècle ne sont pas des agriculteurs. Dès le temps de Louis le Pieux, leurs prédécesseurs, qui faisaient bêcher leur jardin par des tenanciers corvéables ou par des tâcherons salariés, ne l'étaient pas davantage 7 . Une tradition séculaire, qu'est venue renforcer au lendemain de l'an mil la large diffusion de la théorie des trois ordres, les engage, tout comme les spécialistes de la guerre, à attendre du travail d'autrui leur nourriture, c'est-à-dire à vivre en seigneurs, à imposer aux tenanciers des redevances périodiques, à employer sur leurs terres en faire valoir direct des esclaves domestiques, des corvéables ou des mercenaires. 3. Troisième point, et qui se relie directement à l'ensemble des remarques précédentes : il n'existe pas de centre d'exploitation agricole dans la proximité immédiate des établissements monastiques, lesquels d'ailleurs sont pour la plupart urbains ou, en 1075, en voie de s'urbaniser par la rapide expansion du bourg qui se développe à leur porte *. Les terres nourricières se situent donc à distance. Aux alentours de Cluny, elles sont organisées en une quinzaine d'unités domaniales, placées chacune sous la surveillance d'un moine délégué, 13

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le decanus ; au cours d'une tournée annuelle, le grand prieur contrôle chacune de ces entreprises de production " ; de leur rapport, le tiers est réservé pour les besoins propres du domaine — j'indique au passage que la même proportion se trouvait déjà prescrite par le capitulaire de Villis ; le reste doit assurer l'approvisionnement de la maison et être conduit vers ses greniers. Remarquons bien cependant que l'économie du monastère est une économie de consommation, établie en fonction non point de la production mais de besoins déterminés à l'avance. La communauté se préoccupe donc, non point de développer indéfiniment le rapport de chaque domaine, mais de le maintenir à un niveau tel que les denrées agricoles lui parviennent chaque année en suffisance, compte tenu des calamités climatiques et des aléas de la production. Dans cette perspective, l'une des fonctions primordiales des administrateurs monastiques est d'abord d'établir une équitable répartition des charges entre les diverses unités de production, adaptant à la capacité de celles-ci le volume et la nature des fournitures. Très généralement, un système de roulement est institué, chaque domaine à tour de rôle devant assurer pendant une période de l'année le ravitaillement complet du monastère : ce que les documents appellent mesaticum ou mesagium. De telles méthodes, qui répondent à une économie planifiée au niveau des besoins, ont conduit naturellement, et notamment dans les abbayes anglaises, à l'affermage des domaines ruraux 10 . Remarquons d'autre part que la communauté monastique est astreinte à la stabilité, et ne peut, comme le font les princes ou les évêques, se transporter sur place pour consommer les fruits de sa terre ; il faut l'approvisionner. Cette nécessité, le souci, en particulier, de réduire des transports difficiles et coûteux, incita à recourir également, dans cette part de l'économie domestique, à l'instrument monétaire. La Règle de saint Benoît ne proscrivait pas en effet l'usage du numéraire ; au contraire, elle la réglementait ; et les instructions économiques de l'époque carolingienne, dont l'influence fut très grande sur les coutumiers monastiques, prévoyaient normalement l'emploi de l'argent. On s'accoutuma donc, dans les domaines ruraux affectés au service du réfectoire, à vendre une portion des récoltes pour, avec les deniers recueillis par ce négoce, acheter, dans le voisinage du monastère, certains biens de consommations n . Ainsi, l'administration du vestitus n'était pas seule à favoriser la commercialisation des produits de la terre monastique. Parce qu'ils se déchargeaient du travail manuel sur des salariés, parce qu'ils tiraient leur nourriture d'exploitations rurales éloignées, les moines bénédictins,

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depuis le XI e siècle au moins, se trouvaient les promoteurs d'une économie d'échanges fondés sur l'usage du numéraire. *

Dans le dernier quart du XI e siècle, le modèle dont je viens de présenter un schéma très simplifié fut l'objet d'une transformation, et d'abord sous la pression de l'évolution économique. J e pense que l'on peut, dans celle-ci, situer une flexion importante aux alentours de 1075 : à ce moment, la multiplication des échanges, l'accélération de la circulation monétaire commencent à s'insinuer jusqu'au fond des campagnes ; à ce moment aussi, le premier essor de la production agraire permet aux aristocrates de hausser notablement leur train de vie. Dans les abbayes bénédictines, ces conditions nouvelles amenèrent le comportement à l'égard des biens matériels à se déformer insensiblement. Qu'apprennent, sur l'orientation de ces changements, les documents qu'a laissés l'abbaye de Cluny ? Dès 1080, les coutumes recueillies par Ulrich attestent d'abord, semble-t-il, une inclination vers une existence moins frugale, une tendance à laisser, tout comme dans les demeures de l'aristocratie laïque, s'élever les dépenses de l'écurie et de la table. Sans que soient transgressées les injonctions fondamentales de la Règle, un certain luxe s'est introduit dans le régime alimentaire des moines Incontestablement d'autre part, l'accroissement de la consommation se trouve favorisé par le fait que le monastère clunisien recueille dès ce moment des quantités de numéraires beaucoup plus importantes que naguère, et dont certaines lui parviennent de fort loin ; il perçoit en particulier des cens en deniers versés par les maisons de l'Ordre ; des aumônes régulières lui viennent aussi des princes, et notamment des souverains de la Castille, qui ont institué en sa faveur une très grosse rente annuelle en or. Cet afflux de métaux précieux exalte l'office du chambrier par rapport à celui du cellérier, et tend à modifier de ce fait les relations de la communauté avec l'agriculture. Sans doute ne peut-on dire que le domaine soit négligé : on sait par exemple que, vers 1090, le cellérier s'efforça d'acquérir pièce à pièce tout un finage, en expulsa les exploitants paysans et put ainsi créer, affecté au ravitaillement des réfectoires, un nouveau centre d'exploitation directe on perçoit également de la part des administrateurs en temporel, entre 1095 et 1120, un effort soutenu pour faire rendre gorge aux ministériaux, aux prévôts des divers doyennés dont l'activité parasite frustrait l'abbaye d'une por-

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tion notable des profits de sa terre". Mais cependant l'habitude se prenait peu à peu, dans un climat d'aisance et de décontraction économique, de traiter du victus comme jadis du seul vestitus, c'est-à-dire de développer les opérations commerciales que le modèle ancien impliquait, mais maintenait marginales, et de faire finalement dépendre l'approvisionnement domestique beaucoup moins des ressources en nature que des ressources en argent. « Il arrive fréquemment, dit le coutumier d'Ulrich, que de toutes les ressources annuelles nous n'ayons rien pour les subsistances, sinon ce que l'on achète avec des deniers. » 15 Un fait est significatif : en 1077, l'énorme rente en métal précieux versée par les rois espagnols (on peut en estimer la valeur à quelques cent mille deniers de la monnaie clunisienne), d'abord affectée au vestiaire, fut transférée à l'achat de céréales". Le mouvement s'accentua dans les années suivantes : Pierre le Vénérable affirme que, vers 1120, on dépensait pour le vin et pour le pain plus de deux cent quarante mille deniers 1T . Ce qui signifie tout simplement que la distance s'était démesurément élargie entre la vie des moines et l'activité agricole. Tandis que cette évolution se développait dans le milieu clunisien, le modèle primitif se trouvait, d'autre part, non point seulement transformé de l'intérieur, mais, cette fois, contesté de l'extérieur par les réformateurs du monachisme. De la part de certains, il s'agissait d'une contestation globale. Cette aile radicale — plaçons ici, en particulier, les Chartreux ou les moines de Grandmont — se reliait étroitement au mouvement érémitique ; elle proposait, d'une part, la retraite au désert ; elle exhortait, d'autre part, à une austérité alimentaire qui entendait retourner, par-delà saint Benoît, au régime des anciens pères, qui refusait le vin et qui, si elle n'excluait pas le pain, n'admettait pour sa confection que les céréales les plus viles De telles options modifiaient sur deux points l'insertion de la communauté monastique dans la vie rurale : elles suscitaient le défrichement, puisque les moines, partant s'établir au milieu des espaces incultes, devaient créer de toutes pièces leur terroir nourricier ; elles retranchaient la viticulture du système agraire et étendaient la part du jardinage aux dépens de celle du champ. En revanche, ce type de réforme ne considérait pas que les moines puissent être des travailleurs agricoles ; il prévoyait, bien au contraire, que leur existence serait assurée par le labeur d'autrui. Non point, à vrai dire, celui de paysans, serfs ou tenanciers, puisque la communauté devait résolument rompre avec le monde. L'entretien du groupe monastique incomberait à des religieux de seconde zone que

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leur inculture rendait inaptes à la prière et à la méditation, les corwersi. Cette attitude des réformismes les plus rigoureux à l'égard du travail manuel montre qu'ils ne pouvaient s'abstraire d'une double exigence, imposée par l'ambiance culturelle. L'une intérieure au monachisme : des tendances très anciennes rapprochaient l'office du moine et le sacerdoce, exigeaient donc que le moine fût instruit ; or la réforme elle-même excluait maintenant de l'abbaye l'école, et interdisait d'accueillir les oblations d'enfants ; les convertis adultes, qui n'avaient pas préalablement reçu l'instruction indispensable, devaient donc être cantonnés dans l'accomplissement de besognes matérielles. L'autre exigence venait du siècle et n'en était pas moins souveraine : à l'époque où nous sommes placés, la morale aristocratique se raidissait, elle condamnait le labeur des mains comme indigne et dégradant, elle dressait une barrière infranchissable entre les travailleurs et les autres, elle instituait cette ségrégation avec tant de puissance que les statuts de la Chartreuse, par exemple, tout tendus qu'ils fussent vers l'abstinence et l'humilité, prévoyaient deux sortes de pains, l'un « plus beau » pour les moines, l'autre pour les convers Quant à la contestation qui vint de Cîteaux, elle fut partielle. Elle entendait seulement réagir contre les déviations qu'elle jugeait abusives et revenir à la lettre de la règle bénédictine. Elle ne mettait par conséquent en cause ni la possession foncière, ni le maniement de l'argent. Mais, parce que la séduction de l'ascétisme et de l'érémitisme l'animait elle aussi, elle modifia finalement, dans le même sens que les options cartusiennes et grandimontines, les rapports entre la condition monastique et la vie rurale. Point n'est besoin de rappeler les invectives de saint Bernard contre les raffinements culinaires de Cluny. Refus de tout luxe alimentaire : du pain d'avoine, d'orge ou de mil ; des feuilles de fèves accommodées sans huile, des pois et des vesces le jour même de Pâques". Fuite au désert, donc défrichement, encore que, semble-t-il, bien des abbayes cisterciennes — c'est le cas par exemple de La Ferté, première fille de Cîteaux — se soient établies sur l'emplacement d'anciens ermitages, c'est-à-dire en des sites où l'attaque des bois et des marécages était déjà largement commencée"1. Recours exclusif enfin au faire-valoir direct, puisqu'il n'est question, dans le texte de la Règle de saint Benoît que l'on entendait suivre à la lettre, ni de dîmes, ni de corvées, ni de serfs. Toutefois, les coutumes cisterciennes s'engagèrent plus avant sur un point, celui du travail manuel. Cîteaux répartit bien ses frères, comme la Chartreuse et Grandmont, en fonc-

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tion de l'éducation qu'ils avaient reçue avant leur entrée au monastère (c'est-à-dire de leur origine sociale) entre deux catégories aux fonctions économiques distinctes, les convers et les moines de chœur. Mais lisant au chapitre 48 de la Règle qu' « ils sont vraiment moines s'ils vivent du travail de leurs mains, comme nos pères et les apôtres », Cîteaux rétablit le contact direct, immédiat, physique de tous ses religieux avec la terre. Sur les initiales ornées des Moralia in Job de la Bibliothèque de Dijon, ce sont effectivement des moines qui manient la hache de l'essarteur et la faucille des moissons. #

Ainsi, au début du XIIe siècle (disons, reprenant la limite chronologique choisie pour ce colloque, en 1122) s'affrontaient dans le monachisme occidental deux systèmes nettement antagonistes. L'un d'eux, le clunisien, où l'agriculture était devenue véritablement extérieure — et je reprends à dessein le mot exteriora qui dans le vocabulaire monastique de ce temps s'appliquait à ce qui relève de l'économie monétaire. L'autre, disons le cistercien, où la mise en valeur du patrimoine foncier était vraiment redevenue le fait de la communauté et où, sans l'aide de quiconque, moines et convers tiraient de leur terre, à la sueur de leur front, leur nourriture. Encore faut-il, en quelques mots, esquisser ce qu'il advint, dans le fil du courant réformiste et sous la pression des nécessités économiques, de ces deux systèmes. Le premier était doublement vulnérable. Il prêtait le flanc aux critiques condamnant, dans l'institution monastique, trop de complaisance à l'égard du luxe ; il s'était aussi imprudemment aventuré dans la voie d'une économie monétaire qui supposait pour être poursuivie sans dommages, au sein d'un développement général des échanges générateur d'une dépréciation lente des espèces monétaires, un accroissement continu des revenus en argent. A Cluny même, la désagrégation de l'ordre, les débuts d'une désaffection de la part du peuple fidèle qui commençait de détourner le flot de ses aumônes vers d'autres fondations religieuses (Pierre le Vénérable écrivit son livre Des Merveilles, en partie pour conjurer ce péril) déterminèrent la stagnation, sinon le fléchissement de ces ressources". L'approvisionnement de la maison devint difficile après 1120. Pendant tout son abbatiat, Pierre le Vénérable dut faire front, tentant à la fois de désarmer les attaques cisterciennes et d'assainir l'économie domestique. Son effort fut, non point d'innover, mais, en

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définitive, de revenir autant qu'il était possible au modèle primitif. Les statuts qu'il édicta refrénèrent quelque peu l'inclination au luxe alimentaire qu'avait favorisé l'aisance du temps de saint Hugues. Il resserra les liens, devenus si lâches, entre le ravitaillement et l'exploitation du patrimoine foncier ; il tâtonna longtemps pour rectifier le mesaticum de telle sorte que les services de fourniture fussent accordés à la production des doyennés ruraux ; pour accroître celle-ci, il encouragea la restauration du faire-valoir direct 23 , l'extension et le meilleur équipement de la réserve domaniale ; la crise de la sorte retentit directement sur le paysage rural aux alentours du monastère, et notamment par le développement de la viticulture. Pierre le Vénérable, cependant, ne suivit pas Cîteaux et ne fit rien pour que les moines clunisiens s'adonnent aux travaux champêtres. Il condamna à l'intérieur du cloître l'emploi de serviteurs salariés ** ; il mit au travail les conversi barbati, les convertis sans formation intellectuelle — ceci, non pas pour des motifs économiques, mais pour lutter, comme le voulait saint Benoît, contre les dangers de l'oisiveté, puisque ces hommes, sauf ceux très peu nombreux qui savaient lire, dormaient ou perdaient leur temps tout le jour Notons bien toutefois qu'il ne les employa jamais qu'à des besognes internes et domestiques, qu'il ne les envoya ni dans les bois, ni dans les vignes, ni dans les champs. Le labeur des convers fut bien loin de prendre à Cluny l'ampleur qu'on lui connaît dans d'autres congrégations, notamment à Hirsau. Ajoutons enfin que toutes ces mesures se révélèrent finalement inefficaces, que la production domaniale ne fut pas stimulée au point de couvrir les besoins, que Pierre le Vénérable dut recourir à l'emprunt et que finalement l'économie clunisienne s'enfonça dans un endettement permanent qui ne favorisa pas le rayonnement spirituel de la congrégation. Celle-ci souffrit doublement de son insertion imparfaite dans l'économie nouvelle. Considérons maintenant le monachisme réformé, et, plus précisément, cistercien. Celui-ci se trouva après 1120 devant un autre problème, lequel était en profondeur beaucoup plus grave. Le modèle d'activité temporelle que proposait la réforme, bien que fondé sur la stricte lecture de la Règle de saint Benoît, se révélait, lui, au contraire, trop bien ajusté aux conditions économiques du XIe siècle. A l'époque où — les enquêtes menées vers 1155 sur l'ordre de Pierre le Vénérable dans les domaines de Cluny le prouvent clairement " — les redevances paysannes rapportaient fort peu, où les corvées disparaissaient progressivement, où le recours à des salariés agricoles réduisait notablement la marge de profits de l'exploitation

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directe, refuser l'emploi de la tenure, disposer en la personne des convers d'une main-d'œuvre gratuite, enthousiaste et pour l'instant surabondante, plaçait les entreprises agricoles cisterciennes dans une situation privilégiée. D'autre part, l'intention ascétique en elle-même, qui refusait de décorer le sanctuaire, interdisait l'accumulation de richesses non productives et condamnait en particulier la possession d'un trésor d'ornement précieux. Seul le capital foncier pouvait s'accroître. Suger raconte que des monastères cisterciens lui vendirent des pierres précieuses, reçues en aumône des comtes de Champagne, mais qu'ils ne se sentaient pas en droit de conserver. L'argent provenant de telles ventes fut vraisemblablement investi dans l'achat de terres et permit l'accroissement de la fortune domaniale. Par un retour étrange, la vocation d'ascétisme favorisait ainsi l'extension d'exploitations rurales hautement productives. Enfin, l'établissement dans les solitudes incultes et le choix d'un système de culture de type sylvo-pastoral accentuaient encore ces avantages économiques en un temps où les progrès de la civilisation matérielle conféraient plus de valeur marchande à des productions qui n'étaient pas celles des vignes ou des champs de céréales, mais celles des pâtures et des bois, à la laine, la viande, le bois d'oeuvre, les cendres, le charbon de bois. Comme les moines de Cîteaux ne trouvaient dans le texte de la Règle bénédictine aucune interdiction de vendre, qu'ils y lisaient au contraire l'autorisation formelle d'échanger les surplus de la production domestique contre des deniers, ils s'avancèrent donc très rapidement vers la prospérité monétaire. Et cette prospérité ne tarda guère à contraster, de manière scandaleuse aux yeux du monde, avec la profonde austérité de leur vie. Méditons, pour conclure, sur ce fait apparemment paradoxal : les effets économiques de la réforme monastique préparèrent à long terme la condamnation même du monachisme, dans ses formes rénovées aussi bien que dans ses formes traditionnelles, par l'hérésie d'abord, puis par les Ordres Mendiants.

Notes 1. Sur les attitudes de Pierre le Vénérable à l'égard de l'économie, cf. supra, chap. Il, et G. DuBY, « U n inventaire des profits de la seigneurie clunisienne à la mort de Pierre le Vénérable », in : Petrm Venerabilis, Rome, 1956, pp. 128-140. Supra, ch. IV.

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2. Institution à Bobbio de deux ministeria, la chambre et le cellier, dès 834-836. Cf. E. LESNE, Histoire de la propriété ecclésiastique en France, t. VI, Les églises et les monastères, centres d'accueil, d'exploitation et de peuplement, Lille, 1943, p. 251, 327 et 5 9 ; A. E. VERHULST et J . SEMMLER, « Les statuts d'Adalhard de Corbie de l'an 882 », Le Moyen Age, 68, 1962, pp. 91-123, 233-269. 3. Recueil des chartes de Cluny, éd. A. BERNARD et A. BRUEL, t. V, n. 4143 (1155 env.). 4. Ainsi, les statuts d'Adalhard de Corbie établissent-ils, aux chapitres IV et V, la ration des pauvres ; vers 1080, selon le coutumier d'Ulrich (III, 11), l'abbaye de Cluny partageait, à Carêmentrant, 250 porcs salés entre 16 000 pauperes. 5. L. LEVILLAIN, « Les statuts d'Adalhard », Le Moyen Age 14, 1900, pp. 378-382. 6. Ibid., p. 368. 7. Ibid., pp. 360-361. 8. L'absence de tout élément de production rurale proche, à l'exception du jardin, est attestée pour Corbie en 822 (cf. VERHULST et SEMMLER, op. cit., p. 120) et pour Cluny au milieu du XII" siècle (cf. DUBY, «Un inventaire...», op. cit., p. 130). 9. Témoignage d'Ulrich dans ses coutumes, III, 5. 10. Pour plus de détails, cf. G. DUBY, L'économie rurale et la vie des campagnes dans l'Occident médiéval, Paris, 1962, pp. 390-394. 11. Ventes et achats à l'époque carolingienne, F. L. GANSHOF, La Belgique carolingienne, Bruxelles, 1958, pp. 115-116; L. LEVILLAIN, « Les statuts... », op. cit., p. 373, 375, 384. A Cluny, fin XI* et début du XII* siècle : Ulrich, III, 1 1 : « De his autem villis que tam longe sunt posite ut nec vinum nec annona que ibi nascitur possit ad nos pervenire ibidem venditur et precium camerario defertur » ; Recueil des chartes..., op. cit., n.s. 3790 et 4143. 1 2 . Coutumes d'Ulrich, I , 4 9 ; I I , 3 5 ; I I I , 1 8 . Cf. G . DE VALOUS, Le monachisme clunisien des origines au XV siècle, Ligugé, 1935. 1 3 . Recueil des chartes..., op. cit., n.s. 3 0 3 4 , 3 0 3 6 , 3 6 4 2 , 3 7 5 9 . 14. Ibid., n.s. 3666, 3685, 3951, 4147. 15. Coutumier, III, 11. 16. Recueil des chartes..., op. cit., n. 3509. 17. Ibid., n. 4143. 18. Sur le régime alimentaire des Chartreux, cf. PIERRE LE VÉNÉRABLE, De Mtraculis, II, 28. 19. Statuta Guidonis, cqC. 32.

2 0 . P . L . , 6 6 , 6 2 4 e t 6 3 0 . Cf.

21. 22. 23. 24.

25. 26.

H . D'ARBOIS DB JUBAINVILLE, De

la

nourriture

des cisterciens, et principalement à Clair vaux, au XII' et au XIII' siècle, dans « Bibliothèque de l'Ecole des Chartes », 29, 1868. G. DUBY, Recueil des Pancartes de l'abbaye de la Ferté-sur-Grosne. Cf. supra, chap. II. Notons que Suger, à Saint-Denis, adopta les mêmes recettes et qu'en revanche, dans bien des abbayes anglaises, les aménagements portèrent sur le système de la ferme (cf. DUBY, L'économie rurale..., op. cit., p. 394). P I E R R E L B VÉNÉRABLE, Statuta, X X I V . Ibid., L X X X I X . DUBY, « Un inventaire... », op. cit.

14

CHAPITRE XXIV

Lignage, noblesse et chevalerie au XII* siècle dans la région mâconnalse Une révision*

Il y a vingt ans, j'achevais d'écrire un livre sur la société aux XI e et XII e siècles dans la région mâconnaise. La récente réédition de cet ouvrage m'a fait sentir la nécessité d'en reprendre le texte sur plus d'un point, et notamment sur une question précise. Imprégné que j'étais à l'époque par la lecture de Marc Bloch, la chevalerie m'était apparue dans le Sud de la Bourgogne comme la cristallisation, de plus en plus solide au cours du XI e siècle, d'une couche sociale aux contours beaucoup plus indécis, que l'on désignait avant l'an mil comme la noblesse. Or le problème des rapports entre chevalerie et noblesse s'est trouvé posé d'autre façon par le résultat de recherches menées en d'autres provinces : pour Léopold Genicot, en particulier, nobles et chevaliers, dans le Namurois au XII e siècle, constituent deux strates superposées, nettement isolées l'une de l'autre. Ebranlé par ces assertions, j'ai voulu relire les documents que j'avais naguère utilisés. J e livre ici le fruit de cette révision. # Le Sud de la Bourgogne est au XI e siècle très pauvre en sources narratives. On n'y trouve notamment aucun de ces écrits généalogiques qui permettent, dans d'autres provinces, de percevoir l'idée que les contemporains se faisaient de l'antiquité de leur maison, c'est-à-dire de leur noblesse. En revanche, les chartriers des établissements religieux, et spécialement de l'abbaye de Cluny, offrent ici pour le X e et XI e siècle un matériel documentaire plus abondant et plus dense que partout ailleurs, ce qui permet d'observer, plus clairement que * Texte publié dans Annales : Economies, juillet-octobre 1972, pp. 803-823.

Sociétés,

Civilisations

27 (4-5),

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nulle part, les niveaux supérieurs de la hiérarchie sociale. Afin que cette vue soit plus précise encore, j'ai choisi pour cette révision de limiter l'observation à un champ géographique plus restreint que celui qu'embrassait ma première étude. Je la concentre sur le secteur où la documentation est la plus riche et la plus continue. C'est-à-dire un espace de moins de deux cents kilomètres carrés, aux environs immédiats de l'abbaye de Cluny, une zone où les acquisitions de biens par le monastère furent les plus précoces et les plus nombreuses. Une quarantaine de communes rurales aujourd'hui, en l'an mil quarante-cinq paroisses, une centaine de hameaux et de terroirs paysans, quatre châteaux, l'un, Lourdon, en possession de Cluny, les trois autres, Berzé, Uxelles, La Bussière, aux mains de seigneurs laïcs occupés alors à construire autour de chacune de ces forteresses une domination territoriale autonome, bloquée sur l'une de ses marges par le « ban de Cluny », par la zone de protection que tentaient d'instaurer autour du monastère les institutions de la paix de Dieu — telle est l'aire de cette recherche. Son but : pratiquer une coupe dans la société ; se placer pour cela à la fin du XI e siècle, saisir tous les possesseurs mâles de biens laïcs qui furent actifs entre 1080 et 1100, et dont on sait que leurs descendants portèrent au XII e siècle le titre chevaleresque ; mais se limiter autant que possible à une même génération, exclure donc les oncles ou les pères encore vivants, les fils déjà adultes à l'époque du sondage ; écarter aussi certains hommes présents dans la région, mais n'y tenant que des possessions marginales, n'y faisant que des apparitions occasionnelles (c'est le cas en particulier de trois autres maîtres de châteaux, ceux de Bâgé et de Montmerle, en Bresse, celui de Bourbon sur la Loire, et de quelques familles de l'aristocratie charolaise). Au total, peuvent être de cette manière dépistés cent cinq individus, qui appartiennent à trente-quatre groupes familiaux, trente-quatre « maisons » — sept d'entre elles se trouvant elles-mêmes divisées en deux ou trois branches cousines ; ce qui fait donc, en tout, quarante et une fraternitates, quarante et un groupes de frères... Partant de cet échantillon, je me suis efforcé d'abord de situer ces individus dans une généalogie, et, remontant le fil des générations, d'atteindre jusqu'à leurs plus lointains ancêtres. J'ai tenté de reconnaître ensuite, en repérant dans les chartes et les notices qui les mettent en scène tous les qualificatifs sociaux attribués à ces cent cinq individus et à leurs ascendants, si les lignées furent tenues à l'époque pour lignées de nobles ou pour lignées de chevaliers.

Lignage, noblesse et chevalerie dans la région mâconnaise

397

Dans les documents datant de 1080-1100, les groupes familiaux se trouvent nettement individualisés par un cognomen, par un surnom que portent en commun les frères et les cousins. En fait, trois de ces cognomina sont chacun portés par deux groupes distincts ; possessionnés dans les mêmes lieux, ils sont parents, mais d'une parenté très lointaine ; ils forment alors des lignées séparées. Remarquons encore que des trente et un surnoms en usage, sept sont des sobriquets devenus héréditaires ; deux d'entre eux, ce qui mérite attention, désignent deux des trois possesseurs de châteaux. Les vingtsept autres sont des noms de terroir, c'est-à-dire de patrimoine foncier. C'est-à-dire d'héritage. Qui, de cette base sûre, entreprend de partir à la recherche des ancêtres se heurte à de graves difficultés. Les premières tiennent à ce que la densité de la documentation est loin d'être homogène. Très forte aux alentours de l'an mil, elle s'affaiblit peu à peu dans le cours du XIe siècle, et ceci pour deux raisons principales. D'abord parce que le flot des aumônes offertes aux établissements religieux perd progressivement de sa puissance, en même temps que se restreint peu à peu le recours à l'écriture pour l'enregistrement des donations ; ce qui fait que les chartriers du monastère de Cluny ou de la cathédrale de Mâcon, nos principales sources, sont nettement moins riches vers 1100 qu'ils n'étaient cent ans plus tôt. Ensuite parce que l'expansion même de la propriété ecclésiastique dans la région observée en expulse petit à petit les possesseurs laïcs ; ceux-ci sont rejetés insensiblement sur les biens fonciers qu'ils tiennent encore à l'extérieur de cette zone ; de ce fait, ils sortent lentement du champ d'observation. Si l'on ajoute que la chronologie des actes, et spécialement des chartes et notices clunisiennes, devient beaucoup plus vague dans la seconde moitié du XIe siècle, on retiendra qu'il n'est pas fort aisé de relier la génération qui fait l'objet du sondage initial à celle qui était active cent ans plus tôt, aux alentours de l'an mil. Pour y parvenir, il faut utiliser trois sortes d'indices : les mentions expresses de filiations contenues dans les documents ; les « surnoms » ; enfin les noms individuels, hérités des ancêtres, du moins pour une large part, eux aussi, mais selon des règles qui peutêtre n'étaient pas absolument contraignantes à l'époque, en tout cas qui ne sont pas claires pour nous. Le premier de ces fils conducteurs perd de sa solidité à mesure que la recherche remonte dans le temps. L'indication des liens de parenté dans les actes qui garantissent des transferts de droits est en effet d'autant plus fréquente que ces liens

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ont plus de vigueur et que l'individu se sent moins libre vis-à-vis des hommes de son sang de disposer de son patrimoine. Or, les structures de parenté — j'y reviendrai longuement dans la suite de cette étude — se sont apparemment modifiées pendant le XI e siècle, dans le sens d'un resserrement progressif de la solidarité lignagère. Il en résulte que les indices de filiation ou d'apparentement sont beaucoup plus nombreux en 1100 qu'en l'an mil, qu'il est donc beaucoup plus difficile, à cette dernière date, de rattacher les membres de l'aristocratie à un groupe familial et de les relier à leurs descendants. La seconde série de repères se désagrège elle aussi très vite : en 1100, adjoindre au nom d'un contractant un surnom familial était une pratique récente parmi les rédacteurs de chartes : sur les trente et un surnoms, quatorze seulement apparaissent dans les actes avant 1070, onze avant 1050, cinq avant 1035 ; aucun n'est mentionné avant l'an mil. Restent les noms individuels. Mais l'utilisation de ce dernier matériel documentaire est elle-même contrariée par des modifications qui interviennent dans le cours du XI e siècle, par une évolution en soit fort importante, qui mériterait une étude approfondie, mais à quoi seule une allusion peut être faite ici : je parle de la réduction progressive du nombre des noms. Les quarante-sept laïcs mâles, actifs en l'an mil, reconnus comme les ancêtres des cent cinq individus qui constituent l'échantillon de base partageaient entre eux trente-cinq noms. Déjà il y avait parmi eux des homonymes : sept Bernard par exemple, trois Josseran — , mais peu. Pour désigner leurs cent cinq descendants de 1100, trente-neuf noms seulement sont employés. C'est-à-dire que les homonymies sont deux fois plus fréquentes : sept Bernard toujours, mais maintenant dix Josseran, quinze Hugues, douze Geoffroy, cinq Humbert... Ce phénomène se relie étroitement à l'usage de mieux en mieux établi du surnom familial ; il résulte aussi d'un double mouvement, qui affecte les relations de parenté et sur lequel je reviendrai, à la fois de déploiement des troncs familiaux en branches divergentes et de rapprochement des lignées par le jeu d'alliances matrimoniales. Toutefois, si l'on considère que des trente-cinq noms portés en l'an mil, dix-sept se sont perdus définitivement peu après, et que par conséquent des trente-neuf noms de 1100, vingt et un sont nouvellement adoptés par les familles considérées, il apparaît que l'évolution de l'anthroponymie est complexe, associant un phénomène de condensation et un phénomène d'innovation, et qu'elle est, de ce fait, plus riche encore de significations à la fois psychologiques et sociales. On doit remarquer en effet que, des cinq noms les plus portés en 1100

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(ils le sont par quarante-neuf individus, c'est-à-dire par près de la moitié de l'ensemble), l'un, Hugues, est celui de l'homme qui depuis 1049 est abbé de Cluny, l'autre, Geoffroy, appartient au lignage des comtes de Mâcon, que les trois autres, Josseran, Bernard et Humbert sont la possession héréditaire de deux familles très puissantes qui tiennent les plus forts châteaux. Ainsi, de tous les noms qu'avaient portés les ancêtres furent retenus de préférence ceux qui rappelaient à la mémoire les racines les plus prestigieuses de l'ascendance ou ceux qui manifestaient un apparentement avec les plus glorieux lignages du pays. Quant à l'apparition de nouveaux noms, elle s'explique d'abord par l'exogamie à quoi étaient obligées ces familles aristocratiques, qui devaient marier leurs enfants de plus en plus loin hors du cousinage. Mais certaines innovations ne se comprennent que par un changement d'attitude mentale. Ainsi l'intrusion de noms empruntés au Nouveau Testament, ceux des quatre Etienne, des deux Pierre de 1100, procède sans doute d'une lente évolution des représentations religieuses, tandis qu'intervient peut-être la fascination exercée par les héros épiques : Girard, Roland et Olivier figurent en effet parmi les noms nouveaux. De toute manière, le renouvellement de l'onomastique masculine vient encore brouiller la plus sûre et la plus continue des pistes qui s'offrent à la recherche généalogique. Comme enfin les personnes les plus présentes dans la documentation que j'utilise sont des célibataires ou des individus sans enfants parce qu'ils ont été les plus généreux envers l'Eglise, comme les familles dont l'histoire est la moins obscure sont celles qui ont le plus donné, au point de s'appauvrir ou de s'éteindre, en tout cas de disparaître du champ d'observation, et comme en revanche les groupes de parenté les plus vigoureux, les plus solidement ancrés sur leur fortune foncière, moins prodigues d'aumônes, apparaissent plus rarement dans les chartriers, on comprendra que la reconstitution des ascendants à laquelle je me suis livré demeure incomplète et incertaine. La densité des documents et, parmi ceux-ci, des indices directs et sûrs, est cependant suffisante pour que la tentative ne soit pas vaine. L'image se précise d'ailleurs si l'on utilise aussi d'autres signes moins évidents mais qui, lorsqu'on les rencontre associés les uns aux autres, étayent solidement l'hypothèse. On est en droit d'assurer que deux individus sont parents par le sang lorsqu'ils portent le même nom rare et lorsqu'il apparaît, en même temps, que leurs biens héréditaires sont voisins les uns des autres dans les mêmes terroirs. Et la présence dans un patrimoine, de génération en génération, de certains éléments exceptionnels — telle précaire tenue d'un établisse-

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âge

ment religieux, tel domaine compact, telle église paroissiale — est un indice sûr de filiation entre leurs possesseurs successifs. Certes, dans cette région d'alleux, au terme d'une chaîne séculaire de partages successoraux et d'alliances matrimoniales, la possession foncière se trouve-t-elle pulvérisée. Au point que, dans la plupart des terroirs où progresse la fortune terrienne de l'abbaye de Cluny, on voit, possessionnés côte à côte, une foule d'héritiers, qui sont certainement parents, mais de manière si lointaine qu'il est pratiquement impossible de débrouiller l'écheveau des relations qui les unissent. Je prends un exemple, celui du terroir de Sercie (à huit kilomètres au nord de Cluny). Vers 1090, le cellerier de l'abbaye, Hugues de Bissy — il est cousin germain de trois des chevaliers qui font l'objet de cette enquête — entreprend de l'acquérir tout entier, pièce à pièce, par des conventiones ou des comparationes, conclues, dit le texte, « avec ses oncles, avec autres parents, et avec d'autres hommes » Au nom du monastère, il doit alors traiter avec trente-sept groupes de possesseurs, parmi lesquels dix alleutiers paysans ; vingt des cent cinq individus concernés par notre étude sont représentés ici, appartenant à neuf groupes familiaux ; trois d'entre eux tiennent leur terre en fief, deux autres du chef de leur épouse. Mais cinq groupes familiaux, dont celui des seigneurs d'Uxelles, paraissent bien se partager dans ce terroir l'héritage d'un lointain ancêtre. Ainsi se renforce l'impression, déjà communiquée par l'étude des noms individuels, d'un étroit cousinage qui réunit toute la société aristocratique en un bloc homogène. Cette cohérence même, parce qu'elle emmêle inextricablement les liens de parenté, rend plus difficile l'établissement de généalogies. Mais elle renforce les présomptions de filiation. En définitive, les résultats de l'enquête sont, je pense, les meilleurs que l'on puisse espérer pour toute l'Europe de ce temps. Les voici. #

Première question : jusqu'à quelle profondeur du passé la ligne généalogique de ces trente-quatre groupes familiaux peut-elle être remontée ? Autrement dit, quelle était au seuil du xn® siècle l'ancienneté de ces familles, c'est-à-dire leur « noblesse », puisque la noblesse est avant tout affaire d'ancêtres lointains et bien établis ? L'aristocratie, vers 1100, est-elle, dans cette région, formée d'héritiers de vieille richesse ? Ou bien, au contraire, de parvenus que le service 1. Voir note 1 et suivantes pp. 421-422.

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d'un maître ou la faveur d'un bienfait ont fait récemment sortir du commun ? 1. Pour quatre groupes de frères (4, 16, 17, 34) manque toute indication formelle de filiation : on ne connaît pas le père des douze individus qui les représentent à la fin du XIe siècle. Mais à vrai dire, pour deux d'entre eux (4, 34) des indices multiples autorisent à reconstituer en toute sécurité un schéma généalogique déployé sur quatre générations. Restent ainsi seulement huit personnages dont l'ascendance est inconnue. 2. Viennent ensuite quatre autres groupes (9, 13, 24, 26), soit quatorze individus, dont on repère avec certitude le père et les oncles. Toutefois on peut, avec la plus grande probabilité, pousser pour l'un d'entre eux (26) la filiation sur quatre générations, et même pour deux autres (9, 13) sur six. 3. De trente personnages, représentant neuf autres groupes (6, 10, 15, 18, 20, 21, 28, 29, 33), on situe clairement certains grandsparents, et pour quatre de ces groupes (6, 15, 18, 33) le schéma généalogique peut être prolongé sur une quatrième génération. 4. Viennent ensuite quatorze groupes dont la filiation est tout à fait certaine sur quatre générations (1, 2, 3, 5, 8, 11, 14, 19, 23, 25, 27, 30, 31, 32) ; pour cinq d'entre eux (1, 2, 3, 8, 23), une cinquième peut être ajoutée sans hésitation. 5. Cette extension sur cinq générations est sûre pour deux groupes (7, 12). 6. Pour le trente-quatrième (22), elle est certaine sur six générations. Quatre conclusions peuvent être tirées de ce dénombrement : 1. Vingt-huit des trente-quatre familles qui forment, à la fin du XIe siècle, la couche supérieure de la société laïque, soit plus de 80 % de l'ensemble, apparaissent déjà solidement implantées sur de riches alleux avant l'an mil ; sans trop avancer, on peut élever la proportion à 95 %, c'est-à-dire, compte tenu de l'état de la documentation, proposer de considérer toute l'aristocratie de 1100 comme bien établie depuis plus d'un siècle au moins ; pour douze familles, c'est-à-dire pour plus du tiers d'entre elles, l'ancienneté de cette assise foncière peut être encore reculée d'une cinquantaine d'années.

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2. J'ai dit que trois des trente-quatre groupes familiaux tenaient chacun un château et les pouvoirs de commandement attachés à la forteresse. Ces trois familles se situent bien parmi celles dont on peut pousser le plus haut dans le passé la filiation ; le plus lointain ancêtre connu des maîtres du château de Berzé et de ceux du château de la Bussière était actif vers 960, et probablement vers 940, celui des maîtres du château d'Uxelles, vers 980. Toutefois la recherche ne permet pas d'attribuer des racines plus profondes à ces lignées qui sont au X I I e siècle plus puissantes que les autres. La famille la plus anciennement connue de toutes n'est point parmi elles ; le premier représentant de la dynastie qui commande au château d'Uxelles apparaît dans les sources moins tôt que celui de huit lignées sûrement, et probablement de onze. Certes, n'oublions pas les défauts du matériel documentaire sur quoi se fonde ce dénombrement ; ce sont en réalité les contacts qu'ils prennent avec les établissements religieux qui font surgir de l'ombre les membres de l'aristocratie laïque : les schémas généalogiques les plus étendus dans le passé concernent en fait, pour les trois quarts, des familles possessionnées dans l'aire où s'est le plus tôt répandue la fortune foncière clunisienne, et la famille des seigneurs d'Uxelles n'est pas de celles-ci. L'important est cependant de remarquer que la lignée des hommes qui, aux environs de l'an mil, ont entrepris de construire autour de la forteresse où ils étaient établis une châtellenie indépendante n'apparaît pas de richesse allodiale plus ancienne que beaucoup de lignées voisines. Autrement dit, on ne peut assurer que ce fut une position familiale mieux établie localement qui permit à ces trois familles, en s'appropriant le pouvoir banal et ses profits, d'entreprendre l'ascension qui, à la fin du XI e siècle, les place nettement au-dessus des autres dans la hiérarchie de la puissance et de la fortune. Il est, en revanche, possible d'avancer que la progressive émergence de ces lignées est la conséquence de l'installation d'un de leurs aïeux, par un jeu de délégation d'autorité qui nous échappe, dans un château préexistant. 3. On doit constater encore que les tiges les plus anciennes de ces familles (une sûrement, neuf probablement) entrent dans la lumière de l'histoire très peu de temps après le moment où le comté de Mâcon devient héréditaire, et sensiblement avant que ne se montre en action le fondateur de la plus puissante principauté laïque de la région, la seigneurie de Beaujeu. La moitié, sinon les deux tiers, dç ces groupes familiaux, se révèle solidement installée avant

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que ne soit discernable le grand mouvement de mutation politique et sociale qui, vers l'an mil, fait accéder les maîtres des châteaux à l'autonomie, se former la seigneurie banale, se développer le mouvement pour la paix de Dieu, avant le moment — notons-le — où le mot miles, le titre chevaleresque, s'introduit dans le vocabulaire juridique et s'y diffuse. Ce qui permet d'avancer que l'aristocratie des environs de Cluny n'est point du tout née de cette mutation. Tout se passe même comme si, dans son ensemble, elle était déjà vigoureusement enracinée sur sa fortune allodiale lorsque, vers le milieu du Xe siècle, la rapide croissance de la primitive dotation foncière de l'abbaye clunisienne commence à jeter une première clarté sur le milieu social avoisinant. On ne la voit pas naître : on la saisit toute formée dès que se dissipent les ténèbres anté-historiques. 4. Enfin, si l'on considère conjointement les mentions expresses de filiations et d'alliances, la manière dont se distribuent entre les groupes familiaux aux différentes générations les noms individuels, celle dont se répartissent entre les terroirs les patrimoines aristocratiques, on peut conjecturer sans audace excessive que vingt-huit des trentequatre groupes familiaux, quatre-vingt-trois des cent cinq individus repérés à la fin du xr c siècle, c'est-à-dire 80 % du milieu aristocratique, se relient en fait à six souches originelles. A l'une d'elle, dont les possessions primitives s'étendaient dans la montagne beaujolaise et la haute vallée de la Grosne, dont sortent les seigneurs de Beaujeu et nombre de familles aristocratiques implantées hors de la zone que nous avons choisi d'observer, on peut rattacher huit lignées (1, 2, 3, 24, 22, 23, 27, 5). Deux de celles-ci et six autres (4, 19, 14, 20, 21, 26) procèdent d'une autre souche, la famille des Evrard et des Alard, dont le plus ancien représentant connu dans la région mâconnaise vivait dans l'entourage de Charles le Chauve et dont la fortune ancestrale se situe entre Cluny et la vallée de la Saône. Une troisième souche peut être localisée à l'ouest de Cluny, une quatrième, sur les collines boisées qui dominent vers l'est le monastère ; de chacune sortent cinq lignées (31, 34, 32, 33, 30, 7, 8, 9, 15, 4), dont l'une se rattache aussi à la souche Evrard. Des deux dernières racines, situées l'une et l'autre le long de la Grosne en aval de Cluny, semblent bien sortir quatre et trois groupes familiaux, dont deux se relient aussi à la souche beaujolaise \ Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que l'aristocratie de 1100 est une société d'héritiers. Ses membres, pour la plupart, descendent

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d'hommes qui, au siècle précédent, avant que ne s'y étendît le patrimoine de Cluny, possédaient par grandes masses la terre de cette région. On en a la preuve : ces gens de la fin du XI* siècle détiennent encore — ou détenaient tout récemment — un bon nombre d'églises paroissiales, les Béraud celle de Chazelle, les Ameugny celle de Taizé, les Créteuil celle de Chassy, les Bière celle de Berzé-la-Ville, les La Chapelle celle de Bragny, qui est l'origine de leur surnom patronymique. Tout se passe comme si, au plus tard vers le milieu du Xe siècle, six très grands ensembles patrimoniaux — dont le destin antérieur échappe à l'histoire — s'étaient morcelés par partages successoraux pour fonder la fortune terrienne des divers rameaux de l'aristocratie locale. Mais ce processus de fragmentation qui, dans son ensemble, échappe à l'observation historique, paraît s'être progressivement ralenti. A ces six souches en effet, on peut, dès la fin du Xe siècle, rattacher vingt-quatre branches individualisées ; par la suite, dans le cours du XI* siècle, seuls quatre groupes familiaux nouveaux s'en détachent encore, par la triple ramification de deux de ces branches. En même temps qu'émergent de l'obscurité les six familles que l'on ne peut avec certitude rattacher à ces souches. En même temps que quatre groupes familiaux mis en évidence par les documents des environs de l'an mil s'éteignent. A une période de dispersion, de dissociation, de prolifération a donc succédé, au XI* siècle, une phase de rigidité. Pour quelle raison ? Les relations de parenté se sont-elles modifiées ? Telle est la seconde question qu'il convient maintenant de poser. *

Il y a vingt ans, j'avançais l'idée d'une modification des structures familiales dans l'aristocratie, qui se serait produite au cours du XIe siècle. Comme, depuis lors, les meilleurs connaisseurs de l'aristocratie post-carolingienne, les meilleurs spécialistes de l'investigation généalogique — j'ai nommé les élèves de Gerd Tellenbach — ont été conduits à formuler eux-mêmes, à propos des pays d'Empire, l'hypothèse d'une cristallisation progressive des relations de parenté en dynasties patrilinéaires, en lignages *, comme d'autre part de tels phénomènes se relient étroitement au problème mis en discussion ici, celui de la notion de noblesse, il m'a semblé utile de reprendre l'examen du matériel documentaire que j'avais autrefois mis en oeuvre. Dans ce domaine, à vrai dire, je considère que la révision n'est pas achevée ; l'étude en effet se révèle difficile tant les sources sont défectueuses. Défectueuses d'abord parce que très peu abon-

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dantes : en l'absence de toute formulation expresse de règles ou de coutumes, il faut partir des documents de la pratique et s'efforcer de discerner à travers eux ce qu'étaient les usages ; or les allusions sont fort rares et pour la plupart d'interprétation délicate. En outre la documentation a ce défaut plus grave d'être pendant la période qui nous occupe affectée par une évolution dont on peut se demander si elle ne vient pas fausser toute observation. D'une part, le formulaire des actes se transforme : les cadres stricts utilisés au X* siècle pour la rédaction des chartes de donation, de vente ou d'échanges se détériorent très vite dès l'an mil pour se dissoudre ensuite complètement. Au même moment, dans les chartriers des établissements ecclésiastiques, on voit se raréfier puis disparaître les actes écrits établis entre laïcs à propos de biens ou de droits ultérieurement acquis par l'Eglise, soit que, passé une certaine date, les archivistes aient négligé de conserver ces titres, soit que l'usage de rédiger de tels actes se soit effectivement perdu dans la société laïque. Dans cette dégradation qui affecte le matériel documentaire, le tournant décisif paraît bien se situer vers 1035, c'est-à-dire qu'il se relie étroitement à la disparition des juridictions publiques, à l'abandon de la preuve écrite, à l'adoption d'autres procédés pour garantir la possession foncière. Mais face à cette modification des sources, il convient de se demander si les éléments de statistique qui servent de support aux hypothèses que je vais émettre traduisent bien la réalité, et non pas simplement les transformations externes des documents. Si l'on ajoute que ceux-ci permettent de percevoir un seul aspect des rapports de parenté, celui qui touche aux relations économiques et au patrimoine, on jugera de la fragilité des conjectures *. L'allure des schémas généalogiques incite à supposer entre le milieu du Xe et la fin du XIe siècle un net ralentissement de l'expansion biologique des familles. L'hypothèse de base consiste à mettre ce phénomène en relation avec une contraction des liens de parenté dans le cadre d'une lignée strictement masculine, avec l'apparition de structures proprement lignagères. Pour vérifier cette hypothèse, je propose de poser successivement trois questions : voit-on, pendant cette période, se resserrer la solidarité des consanguins autour de l'héritage ? Peut-on discerner une progressive affirmation de la primauté masculine ? Apparaît-il que certains privilèges soient alors reconnus aux aînés ? 1. Le premier de ces trois aspects des relations de parenté est le

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plus visible, celui qui se prête le mieux au traitement statistique. S'observent sans conteste ici des changements, qui vont dans le sens d'une plus grande cohésion du groupe. Mais ces changements sont complexes et se décomposent en quatre mouvements distincts : progrès de l'indivision entre héritiers ; présence accrue de la parenté parmi les témoins des actes ; fréquence croissante du consentement des parents aux aliénations ; enfin multiplication des usurpations familiales sur les aumônes des ancêtres. J'étudierai séparément ces quatre mouvements ; pour simplifier, je découperai la durée en quatre tranches chronologiques, première puis seconde moitié du Xe siècle, première moitié du XIe, enfin période comprise entre 1050 et 1120 ; pour chacune de ces tranches, je donnerai le pourcentage des actes conservés où les diverses manifestations d'une même évolution sont décelables. a) Rare avant 950, l'indivision devient ensuite un mode de possession dont la fréquence demeure à peu près constante. Ce qui change — et ce qui traduit la coagulation croissante des liens de parenté —, c'est l'accroissement progressif, après le milieu du Xe siècle, de l'indivision entre frères, que les textes nomment fraternitas, ou frereschia (28 %, puis 33 %, puis 50 % ) ; plus significative peut-être est la participation de plus en plus nette à la possession indivise de consanguins plus éloignés (2 % , puis 6 %, puis 14 % ) . b) L'examen de l'eschatocole des actes fait apparaître nettement l'intrusion progressive des membres de la parenté parmi les signataires (de 4 % à 10 %, puis à 16 % , puis à 20 % ) . Le phénomène ne peut certes être isolé de la disparition simultanée des assemblées publiques. Il est accentué par le fait que les indications formelles de parenté sont beaucoup plus rarement notées au Xe siècle, dans le protocole final des documents. Mais que les scribes n'aient pas jugé utile alors, aussi souvent que par la suite, de les consigner, est en soi un indice remarquable. On notera, en tout cas, que, parmi les parents signataires, la place du père ou de la mère ne cesse de s'amenuiser jusqu'à disparaître presque complètement (28 % , 7,5 %, 4 %, 3 % ) . Ce qui prouve que, dès l'an mil, les fils ne possédaient plus, du vivant de leurs parents, un droit autonome sur leur part d'héritage. Relevons en revanche l'extension du rôle des proximi, c'est-à-dire des consanguins plus éloignés que les enfants ou les frères (de 3 % à 10 % , 14 % , 18 % ) . On doit enfin remarquer que l'évolution paraît ici très continue, sans aucune rupture de rythme.

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c) L'intervention de la parenté, comme disent les textes, pour laudare, concedere, donner un consilium. à l'occasion d'une aliénation d'un bien héréditaire, devient, elle aussi, de plus en plus fréquente (4 %, 7,7 %, puis 33 % des actes). Toutefois ici une rupture se marque entre la première et la seconde moitié du XIe siècle. Ajoutons que, vers 1080, apparaissent les premières mentions d'un prix payé en espèces monétaires pour cette approbation. Et si la proportion des fils reste la même (le tiers environ), celle des « proches » passe de 3 % entre 950 et 1000 à 14, puis à 16 %. d) A peu près inconnue avant l'an mil (je n'en ai relevé que trois cas), la querella, la calumpnia, la revendication des lignages sur un ancien bien familial possédé par un établissement religieux, reste rare au cours du XIe siècle. Elle devient cependant plus fréquente (de 1,6 % à 3 %). L'important encore est que la part des « proches », relativement à celle des fils ou des frères, dans des contestations consanguinatis objectione vel cupiditatis illectione, comme dit un document de 1030 5 , s'étend peu à peu : elle passe de 12 à 35 % de l'ensemble des contestations. Ces quatre croquis statistiques fournissent donc des indications convergentes, attestant clairement le progressif renforcement des solidarités de sang face à l'héritage. Ce mouvement lent, continu, apparaît en marche dès la seconde moitié du Xe siècle ; si la modification dont j'ai parlé dans l'allure extérieure des actes ne fait pas illusion, elle s'est accélérée dans le second tiers du XIe siècle. 2. Les droits des fils ou des frères se sont-ils étendus aux dépens de ceux de leurs sœurs ? Cette société, autrement dit, du moins quant à la possession héréditaire, est-elle devenue plus nettement masculine ? Qui pose cette seconde interrogation se sent sur un terrain beaucoup moins ferme. Sur les pratiques successorales en effet, les témoignages sont rares et incertains. Il est fait allusion parfois à ces usages dans les actes de donations et dans ceux qui tentent de mettre un terme aux contestations d'héritiers. Mais jamais un héritage n'est entièrement décrit, ni son partage ; jamais donc on ne peut évaluer avec certitude ce que fut la portion d'un héritier et la comparer à celle des autres. Enfin, les indices sont si clairsemés qu'il faut renoncer à saisir une tendance évolutive. Il est évident que des femmes héritent de leur père. Cependant plus fréquentes et plus explicites sont les allusions à une transmission de mère à fille, de sœur à sœur, d'alleux venus de la branche

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biens issus du patrimoine ancestral de leur premier époux 9 . Au xi e siècle, tout change : le mari, et son lignage derrière lui, expriment leur volonté de conserver le strict contrôle du sponsalitium. Toutes précautions sont prises pour que celui-ci ne risque plus, comme jadis, déchoir en d'autres mains que celles de la parenté de sang. Et maintenant, c'est le mari qui assure la gestion des biens héréditaires de son épouse. C'est-à-dire de la dot, de cette portion restreinte de la fortune familiale que le père ou le frère lui ont donnée, prélevée d'ailleurs sur les marges les moins précieuses du patrimoine — et l'on utilise à cette fin telle aumône d'un parent défunt que l'on ne tient pas à céder à l'Eglise, souvent aussi les biens dotaux de la mère, mais on évite, autant que faire se peut, de prendre sur le cœur de l'héritage, sur ce qu'ont transmis les plus lointains ancêtres10. Le renforcement incontestable de la puissance maritale paraît bien traduire la réaction de défense d'un groupe familial autrement rassemblé que jadis, agglutiné autour d'un bien patrimonial qui, plus clairement que jadis, apparaît destiné à soutenir le train de la progéniture masculine, qu'il faut donc protéger contre ce qui, dans les incidences économiques des alliances matrimoniales, représentait naguère un danger d'éclatement, d'émiettement. Une telle réaction doit être mise en rapport étroit avec une attitude mentale plus consciente, avec une image du lignage que l'on voit formulée clairement pour la première fois vers 1025 — la date est importante — dans l'une des clauses de cet acte de donation : « Si les enfants, issus par ma semence de mon épouse légitime, meurent sans fils légitime », mes héritiers (heredes et proheredes) n'auront aucun droit à ma succession. « Et ainsi, par la succession des temps, que les fils légitimes issus de ma semence, se succédant à tour de rôle par droite et légale ligne de génération, ne puissent faire passer quelque chose de ces biens dans la possession ou la seigneurie de nos autres héritiers. » 11

3. Dans cette lignée de « fils », de mâles, les aînés — dernière question — étaient-ils, en quelque mesure, privilégiés ? De toute évidence, c'est bien au contraire d'un droit égal des frères à l'héritage que l'ensemble des textes utilisables procure l'image. Cependant, dans cette région, tout au long de cette période, on n'a cessé de reconnaître au père la capacité d'opérer lui-même la répartition de ses biens entre ses héritiers. Aux allusions directes à des « chartes de division » succèdent, après 980, des allusions directes à des « divi-

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sions », qui, sans doute, ne sont plus confiées à l'écriture, mais dont l'usage assure la continuité entre les dispositions écrites du Xe siècle et le premier des nouveaux testaments écrits que nous ayons conservés, rédigé en Beaujolais vers 1090 Malheureusement, il ne s'agit là que d'allusions : aucun témoignage ne permet de mesurer si les aînés étaient peu ou prou avantagés par de tels partages, non plus que par ces donations entre vifs de parents à enfants, qui furent fréquentes jusqu'au début du XIe siècle, mais qui disparaissent ensuite, peut-être devant le renforcement de la solidarité familiale. Sans doute voit-on à deux reprises les privilèges de l'aînesse se manifester dans nos sources, et brutalement. Mais à vrai dire, ces manifestations se situent, d'une part, à l'extrême fin de la période, aux approches du XII* siècle, et, d'autre part, dans un milieu social restreint, celui des possesseurs d'un château, c'est-à-dire d'un office qui, bien qu'objet d'appropriation familiale, conservait son caractère public, et pour cela sans doute, était réputé indivisible. Voici deux seigneurs de châteaux. L'un, partant en 1100 pour la Terre sainte, distribue des legs et institue « héritier du reste de son honneur » l'un de ses quatre fils. L'autre, à peu près à la même date, affirme que son père, encore vivant, lui a fait déjà « don de son honneur » s'interdisant « d'en rien donner ni vendre à personne, ni à ses fils ni à ses filles » Que déduire de témoignages, si limités, si tardifs ? Ce que l'on sait des pratiques successorales ultérieures dans le Sud de la Bourgogne autoriserait à voir en eux les premières manifestations d'un mouvement qui prit ensuite de l'ampleur. Je resterai pourtant, à ce propos, sur la réserve. Toutefois, même si l'on admet la persistance des principes qui imposaient de laisser à chaque fils une part égale de l'héritage, il est incontestable que l'allure des schémas généalogiques montre clairement, à partir du début du XIe siècle au plus tard, une tendance des lignées familiales à se cristalliser autour d'une seule tige, d'un axe, où, semble-t-il, les fils se succèdent par ordre de primogéniture. Favorisée par le resserrement de la solidarité entre consanguins, par les privilèges de masculinité, et davantage sans doute par les nouvelles dispositions des coutumes matrimoniales, cette cristallisation apparaît pourtant résulter davantage d'une prudente restriction des mariages. Sans doute tous les fils possédaient-ils les mêmes droits à la succession, mais à la mort de leur père ils ne partageaient pas l'héritage. Seul l'un d'entre eux s'était marié, avait engendré des fils légitimes. Ceux-ci, grâce à la pratique de l'indivision prolongée, recueilleraient plus tard sans difficulté les droits de leurs oncles restés célibataires, et la

Lignage, noblesse et chevalerie dans la région niâconnaise

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totalité de l'héritage, amputé seulement de ce que ces derniers auraient offert à l'Eglise en aumône funéraire. De cette limitation des alliances à un, à deux garçons tout au plus, les signes abondent. Je reprends l'exemple que j'ai cité tout à l'heure de cette famille de quatre fils, dont deux sont faits moines à Cluny, dont l'aîné seul eut des enfants et dont le dernier mourut non marié. J'ajouterai le cas des seigneurs du château d'Uxelles ; en 1070 ils étaient cinq garçons, deux entrèrent à Cluny, deux autres ne laissent aucune trace, un seul fait souche. J'indiquerai encore que, parmi les donations entre vifs, celles de l'oncle célibataire à l'un de ses neveux sont bien les plus nombreuses et celles dont l'usage se maintient le plus longtemps. J'évoquerai les témoignages incontestables d'hommes qui dressent des actes au nom de leurs frères, qui agissent seuls, les autres mâles donnant seulement leur « conseil », leur consentement. Je renverrai enfin au résultat de mes recherches généalogiques. Sans doute ces résultats sont-ils partiels : on ne peut espérer connaître tous les membres adultes d'une parenté, et ceux qui échappent à l'observation se situent précisément dans les branches collatérales. On doit cependant tenir compte de ces faits : trente-quatre lignages ; trois seulement d'entre eux ont pris leur individualité dans le cours du XIe siècle par ramification de deux des troncs primitifs ; il n'y en a pas plus de huit autres où, à telle ou telle génération, plusieurs fils aient eu des enfants ; restent vingt-trois tiges uniques dont les rameaux adventices se sont étiolés sans proliférer. Et si l'on considère les maîtres des châteaux, on voit là, très évidente, depuis les alentours de 980, c'est-à-dire depuis l'origine du processus qui a donné naissance aux châtellenies indépendantes, la supériorité de l'aîné sur ses frères : au château de Berzé, par exemple, Gautier, vers 1030, a cinq frères ; il est chanoine ; et pourtant il commande seul — comme le fait cinquante ans plus tard son petit-fils Hugues, dont on connaît au moins trois cousins issus de germain. Notons enfin — et c'est une dernière preuve des privilèges de fait de l'aînesse — que le principe de la supériorité des descendants sur les collatéraux, joint aux effets de la restriction des mariages, fait que fréquemment une fille, en l'absence de frère, recueille, bien qu'elle ait des oncles et des cousins, l'héritage paternel C'est alors son mari qui le « tient ». Ainsi le château de Berzé fut-il à deux reprises, vers 1060 et vers 1090, entre les mains de deux gendres, de deux hommes étrangers à la région, de deux parvenus peut-être, alors que les branches collatérales du lignage étaient fort bien pourvues de mâles. Toutes

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les indications que j'ai mises en œuvre sont ténues, mais elles sont convergentes. Et ce nouvel examen me permet de maintenir l'opinion que j'énonçais jadis dans mon livre sur la société du Maçonnais, celle d'une condensation, d'un resserrement autour d'une lignée de mâles, celle de la progressive affirmation, plus accentuée sans doute parmi les possesseurs de châteaux, mais commune cependant à toute l'aristocratie, d'un état d'esprit dynastique. #

Reste enfin le dernier des problèmes, mais qui nous ramène à notre interrogation initiale : dans la conscience que cette aristocratie prend d'elle-même, se réfère-t-elle à la notion de noblesse ou bien à celle de chevalerie ? L'intérêt de la mise au point qui précède est, en fait, de mettre l'étude du vocabulaire social et ce qu'il révèle des attitudes psychologiques en relations plus étroites et plus sûres avec la réalité vivante, c'est-à-dire avec les hommes, ou plutôt avec ces trente-quatre groupes familiaux qui se sont mieux individualisés' au cours du XIe siècle. Quant au vocabulaire, voici ce que j'ai déjà dit, autrefois, mais qu'un traitement statistique plus rigoureux des sources me permet de préciser et d'affirmer plus fortement ici : 1. Pour manifester l'appartenance de tel individu à l'aristocratie, on utilisait au milieu du Xe siècle l'adjectif nobilis (ou des équivalents, clarissimus, illustris, etc.). Mais, d'une part, cet usage était rare ; d'autre part, dans 80 % des cas, il apparaît lié aux exigences de certaines formules traditionnelles, celles des contrats de précaire et des actes d'échanges, lorsque le terme est employé pour désigner individuellement le bénéficiaire de l'acte, celles des procès-verbaux d'assemblée judiciaire, lorsqu'il s'agit de désigner collectivement les assesseurs du juge. 2. A partir de 970 environ, un double changement se produit. a) L'usage d'abord se répand peu à peu de distinguer des autres les hommes qui appartiennent à la strate dominante de la société laïque. La diffusion des qualificatifs aristocratiques dans le vocabulaire des notices et des chartes atteste que les scribes sentent de plus en plus la nécessité d'exprimer la supériorité de certains personnages. Ceci parce que l'aristocratie prend plus de consistance et

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plus de poids, parce qu'un fossé s'approfondit à un certain niveau de la hiérarchie des conditions sociales. Ainsi, parmi tous les actes où l'on rencontre des termes marquant l'appartenance à l'aristocratie, la proportion des anciens formulaires où il était de tradition d'employer ces mots se restreint progressivement : lentement d'abord, puis beaucoup plus vite dès la seconde moitié du X I e siècle. Elle passe de 76 % entre 970 et 1000, à 56 % de 1000 à 1030, à 29 % entre 1030 et 1060, à 10 % dans la dernière période. b) En même temps s'introduit parmi ces vocables un terme qui bientôt supplante tous les autres, le mot miles. Dans les documents aujourd'hui conservés, il apparaît pour la première fois, employé dans ce but, en 971. NOTICES D'ÉCHANGE, DE PRÉCAIRE ET DE PLAID

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Répartition des qualificatifs nobiliaires dans les notices d'échange, de précatre et de plaid, et dans les autres chartes et notices (pour 100 documents où apparaissent ces qualificatifs) — Il pénètre dans les anciennes formules traditionnelles, où il prend peu à peu l'avantage sur des mots comme vassus ou fidelis qui exprimaient la subordination vassalique et, plus nettement, sur nobilis. On le trouve dans 20 % des actes de ce type entre 970 et 1000, dans 53 %, entre 1000 et 1030, dans 70 %, entre 1030 et 1060 ; la proportion tombe à 50 % entre 1060 et 1090, mais à ce moment, les formulaires sont presque sortis de l'usage.

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— Le triomphe du titre chevaleresque est plus évident dans les autres actes : les deux tiers des emplois entre 970 et 1000, les quatre cinquièmes entre 1000 et 1030, 87 et 85 % dans les deux tranches chronologiques suivantes. Ajoutons qu'ici il sert de plus en plus de qualification individuelle, attribuée au personnage qui est censé délivrer l'acte, ou à celui qui intervient comme témoin (16 %, 23 %, 33 %, 48 % enfin de tous les actes). 3. Il s'agit bien là d'une substitution véritable comme le prouvent parmi d'autres ces deux exemples, datant l'un de 1002, l'autre de l'an mil. Dans la relation d'un plaid judiciaire que présidait le comte de Mâcon, on parle successivement de ceterorum nobilium hominum qui ante eos stabant et de ceterorum militum qui ibi aderant. Une formule d'échange met en scène un certain Bernard (le seigneur d'Uxelles) : il est désigné comme « vir clarissimus selon la dignité du siècle » ; mais il signe « Bernard, chevalier ». Certes, miles n'élimine-t-il pas tout à fait nobilis, mais il prend sur lui, à partir de 1030, une écrasante supériorité : 31 % des termes employés pour marquer la supériorité sociale entre 970 et 1000, 64 % entre 1000 et 1030, 81 et 82 % ensuite. Mais pour prouver que ceux qui sont appelés nobles et ceux qui sont appelés chevaliers sont les mêmes personnages, il faut quitter le seul examen des vocables, placer derrière ceux-ci les hommes. Reprenons nos cent cinq individus, dont trois, je le rappelle, commandent dans un château, dont quatre-vingt-seize sûrement sont d'ancienne richesse et qui tous sont cousins. L'adjectif nobilis (d'ailleurs sous sa forme superlative) est appliqué à quatre d'entre eux seulement ; trois sont désignés ainsi dans le même acte ; or, ils ne comptent pas parmi les plus puissants, ni parmi ceux dont on connaît les plus lointains ancêtres ; d'autre part, deux d'entre eux sont, ailleurs, appelés chevaliers ; le quatrième est le seigneur d'Uxelles, nobilissimus certes, mais l'obituaire de Mâcon qui le nomme ajoute : nobilissimus miles1*. Considérons un autre qualificatif qui exprime lui aussi la supériorité, le mot dominus : je le trouve utilisé trois fois, mais sans doute dans un souci plus rigoureux d'exprimer la hiérarchie sociale, puisque, des trois personnages qui portent ce titre, deux sont des maîtres de châteaux, celui de La Bussière et celui de Berzé1S. Prenons enfin miles : on le trouve attribué à trente-quatre individus. L'usage est nettement plus large, encore qu'il ne cpncerne que 32 % des personnes, et vingt lignages sur trente-quatre. Dans quatre de ces groupes familiaux, tous les frères restés dans l'état

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laïc le portent ; dans douze autres, il est appliqué à l'aîné seul ; est-ce encore un privilège de l'aînesse ? Parmi ceux qui sont nommés ou qui se nomment eux-mêmes chevaliers, deux seigneurs de châteaux et le cousin du troisième, mais, en même temps qu'eux, des gens dont on ne connaît même pas le père, tels les trois frères de Cray. Restent soixante et onze individus sans titre, dont trente-neuf sont, il est vrai, frères ou neveux d'un chevalier. Ces bases établies, remontant, autant qu'il est possible, dans le passé des lignages, situons-nous aux environs de l'an mil. Sur quarante-sept laïcs mâles repérés comme les ancêtres des cent cinq individus de 1100, quinze portent le titre chevaleresque (c'est-à-dire, remarquons-le, que la proportion, 34 %, est un peu plus élevée qu'à la fin du XIe siècle, bien que, entre-temps, l'usage du mot miles se soit, on l'a vu, répandu). Parmi ces quarante-sept personnages, davantage, proportionnellement, de domini (quatre) et surtout de nobiles (six, c'est-à-dire 13 % au lieu de 4 % en 1100). De ces six « nobles », deux possèdent un château, mais trois, dont ces deux-là, sont appelés aussi, ailleurs ou dans le même acte, chevaliers. Finalement, si l'on considère l'ensemble des généalogies, on ne voit que trois des trente-quatre lignages dont aucun membre n'ait porté, à telle ou telle génération, dans les documents dont nous disposons, le titre de chevalier. De ces trois-là, l'un surgit à ce moment de l'ombre (c'est le seul à propos duquel on puisse émettre l'hypothèse, fragile, d'une irruption de parvenus dans l'aristocratie) ; les deux autres sont d'ancienne puissance ; du représentant de l'un d'eux en l'an mil, il est dit qu'il était prepotens amicus du comte de Mâcon ; l'un des mâles du dernier est appelé « noble » en 1080. Restent tous les autres, c'est-à-dire 92 % de l'ensemble. Pour sept d'entre eux, la qualification chevaleresque n'est attestée qu'à la génération de 1080-1100; elle l'est pour sept autres dès la génération précédente ; pour 18 (53 %), dont deux des seigneurs de châteaux, on la repère, aux environs de l'an mil. Le titre nobilis — ou ses équivalents — ne paraît pas en revanche réservé aux membres d'une petite élite. Les possesseurs de châteaux, pas plus qu'ils n'accaparent les plus lointaines généalogies, ne sont désignés comme étant plus nobles que les autres ; c'est un autre terme, dominus, qui marque leur situation particulière Partout, donc les mots « noble » et « chevalier » paraissent interchangeables ; partout, il y a continuité dans la titulature. Dans toutes les familles, comme dans celle des seigneurs d'Uxelles, il semble bien que l'on puisse appeler indifféremment, et en l'an mil comme en 1100, tel re-

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présentant mâle ; vir clarissimus ou nobilissimus miles. Concluons donc, sans hésiter, à l'homogénéité de la société aristocratique. T o u t rassemble ses membres en un seul groupe cohérent — et ceci depuis la seconde moitié du Xe siècle, c'est-à-dire avant les grandes mutations qu'illustrent la naissance de la seigneurie banale et la diffusion des institutions de paix : des ancêtres communs, un cousinage que resserre encore la persistance de pratiques endogamiques, une supériorité économique que tend à sauvegarder le raffermissement des structures lignagères, une vocation commune enfin à la puissance et au service d'armes, qui accentue le caractère masculin de cette couche sociale. C'est cette vocation commune qui explique sans doute que l'on ait pu aisément passer, dans un milieu où le fief tenait fort peu de place au regard des alleux, de la notion de « noblesse », sous-tendue par l'image d'une ancienneté de race en même temps que par l'idée d'autorité native et de puissance, à la notion de « chevalerie », étroitement liée, elle, à la notion de service militaire public.

Cette révision me permet donc d'affirmer avec plus d'assurance ce que j'avançais jadis. Dans une zone remarquablement éclairée par une documentation exceptionnellement riche, il existe au XIe siècle une aristocratie foncière bien établie, assise sur des patrimoines que, de génération en génération, tiennent des lignées, issues pour la plupart d'ancêtres plus riches, mais que la défaillance des sources empêche d'apercevoir plus haut que le milieu du Xe siècle. A v a n t l'an mil, les usages successoraux, la relative indépendance économique des individus menaçaient la cohésion de ces fortunes. Mais, pour que ne fût pas compromise la supériorité du groupe social, les relations de parenté, au sein de coutumes très ductiles, se modifièrent lentement dans le sens d'une accentuation des traits lignagers. Cette contraction fut plus précoce dans les familles qui détenaient les « honneurs », c'est-à-dire, avec un château, la mission de commander et de punir : au niveau des « maîtres », investis d'une puissance d'origine publique, se sont formées les « maisons » les plus tôt cohérentes. C'est ici que se montre l'influence des structures politiques sur les structures familiales. Toutefois, ces hommes qui, se dégageant vers l'an mil de toute subordination effective à l'égard du comte, construisent autour de la forteresse une petite principauté indépendante, sortent de lignées semblables aux autres, ni plus riches, ni plus anciennes. C'est seulement parce que l'évolution des rapports

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noblesse

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politiques leur permet de s'enrichir par le profit des « exactions » levées sur les paysans, et de devenir les chefs de la militia locale que, dans le cours du XI e siècle, une certaine différenciation commence à se dessiner au sein d'un corps social homogène. Elle isole peu à peu au sommet de l'aristocratie une mince couche dominante, celle des « sires ». Plus riches, plus puissants, certes, mais non pas perçus comme plus « nobles » que leurs cousins, les autres : puisque, dès l'an mil, ils se parent du même titre que ces derniers, le titre chevaleresque. Ce titre, apparemment, ne qualifie pas des parvenus, des hommes élevés brusquement par la fidélité, le service d'armes et l'octroi d'un fief. Il vient désigner de manière plus ferme et plus explicite un groupe social préexistant. La modification que traduit le rapide succès de ce terme affecte non pas la structure matérielle de la société, mais l'image que les hommes se forment de celle-ci. Reste à expliquer que l'on ait préféré un substantif qui met l'accent sur la fonction militaire et le service à des adjectifs exprimant l'éclat, d'intensité variable, d'une naissance. La date de ce changement de vocabulaire incite à le mettre en relation avec des mutations d'ordre politique, la construction de la seigneurie banale et la diffusion de l'idéologie de la paix de Dieu.

Notes

1. Recueil des chartes de l'abbaye de Cluny, éd. A. BERNARD et A. BRUEL, 3034, 3066, 3642. 2. Sans doute, d'ailleurs, à ces cousinages déterminés par une commune ascendance, viennent s'en ajouter d'autres provoqués par de plus récentes alliances matrimoniales, et qui tissent entre ces familles un réseau de liaisons plus serré encore. L'usage du nom Wichardus, par exemple, en même temps qu'il les rapproche des sires de Beaujeu, établit un lien entre six groupes descendants de la souche beaujolaise (1, 2, 3, 23, 5), deux groupes descendants des Evrard (19, 21), trois autres issus d'une même autre souche (8, 9, 15). De même l'usage du nom Humbertus relie-t-il apparemment entre eux, en même temps qu'aux sires de Beaujeu, Sailly II, Sennecé, Barberèche, Hongre et Berzé. On a vu enfin que vraisemblablement Gros, Bissy, Taizé, Cortevaix et Besornay avaient hérité à Sercie d'un ancêtre commun. Enfin, à la génération que nous avons prise pour point de départ, celle de la fin du X f siècle, et à la génération immédiatement antérieure, les textes font connaître un certain nombre de mariages qui nouent plus solidement l'écheveau : ainsi Geoffroy de Merzé II se relie par sa femme aux Ménezy et par son beau-frère aux Burdin ; Dalmas de Gigny et Letaud d'Ameugny ont épousé les sœurs des sires d'Uxelles ; des mariages unissent aux Bresse les Créteuil et les

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La Chapelle. Une certaine endogamie pratiquée, en dépit des censures de l'Eglise, rend, semble-t-il, les cent cinq personnages tous cousins, à quelque degré. Notamment Karl SCHMID, « Zur Problematik von Familie, Sippe und Geschlecht, Haus und Dynastie beim mittelalterlichen Adel. Vortragen zum Thema : Adel und Herrschaft im Mittelalter », Zeitschrift für die Geschichte des Oberrheins 105, 1957. Pour la réduire, j'ai ici tiré parti des sources qui concernent non seulement l'aire très étroite choisie pour observer les familles aristocratiques les mieux visibles, mais l'ensemble de la Bourgogne du Sud. Recueil des chartes..., op. cit., 2906. Alexandra fait un don in locum divisionis à sa fille Landrée ; un peu plus tard, celle-ci, par un acte identique, lègue le bien à sa sœur, Cartulaire de Saint-Vincent de Mâcon, n" 467 et 468 (960 et 997-1031) ; Elisabeth donne « une terre qui m'est venue de ma mère et de mes ancêtres », « ma part d'héritage », ibid., 2860 (1031-1048). Un homme possède la moitié d'un manse, l'autre est à ses sœurs, ibid., 1899 (991) ; un donateur tient de son père les deux tiers d'un domaine, sa tante a l'autre tiers, ibid., 3574 (le partage a eu lieu vers 1050) ; donation des deux tiers d'une église « qui me viennent par droit héréditaire ; l'autre tiers est à mes sœurs...», ibid., 2860 (1031-1048). Ibid., 2118 (1030 env.), 3304 (1080 env.), le beau-frère intervient parmi les signataires de l'acte. Mâcon, 210 (X' siècle), ibid., 2265 (994), 254 (925-926), 370, 798, 953. Cartulaire de Beaujeu, n° 12 (1087, Mâcon n° 463 (997-1034). Dot donnée à Saint-Vincent de Mâcon « par la main de Bernard, son mari », Mâcon, n° 477 (fin XI® siècle). Dot constituée par d'anciennes aumônes : Recueil des chartes..., op. cit., 3301 (1049-1109) ; 2528 (début XIe siècle) : la tante avait donné à Dieu des manses : « ma mère, me mariant, ravit ces deux manses, et me les donna en dot... ». Recueil des chartes..., op. cit., 2493. De même, en 1100 (ibid., 3030), « si mes deux fils que je laisse dans le siècle sont morts sans héritier, aucun de mes héritiers ne réclamera rien de cet alleu ». Publié dans le Cartulaire lyonnais, n" 10. Recueil des chartes..., op. cit., 3737, 3031. Ibid., 3104 (vers 1090). Ob. de Mâcon, II, p. 28. Recueil des chartes..., op. cit., 3671, 3565, 3565. A Berzé, le seigneur de l'an mil est appelé miles et dominus, celui de 1100, dominus ; inversement, celui de La Bussière, dominus en l'an mil, miles et dominus en 1100.

Table des matières

Avant-propos

5

I. Recherches sur l'évolution des institutions judiciaires pendant le Xe et le XIe siècle dans le Sud de la Bourgogne

7

II. Le budget de l'abbaye de Cluny entre 1080 et 1155. Économie domaniale et économie monétaire

61

III. Géographie ou chronologie du servage ? Note sur les « servi » en Forez et en Maçonnais du Xe au XIIe siècle

83

IV. Un inventaire des profits de la seigneurie clunisienne à la mort de Pierre le Vénérable V. La féodalité ? Une mentalité médiévale

87 103

VI. Les villes du Sud-Est de la Gaule du VIIIe au XIe siècle

111

VII. Le grand domaine de la fin du moyen âge en France VIII. La noblesse dans la France médiévale. Une enquête à poursuivre

133 145

IX. La seigneurie et l'économie paysanne. Alpes du Sud, 1338 X. Les chanoines réguliers et la vie économique des XIe et x n e siècles

203

XI. Les « jeunes » dans la société aristocratique dans la France du Nord-Ouest au XIIe siècle

213

XII. Les laïcs et la paix de Dieu

167

227

XIII. Le problème des techniques agricoles

241

XIV. Recherches récentes sur la vie rurale en Provence au XIVe siècle

253

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XV. Structures de parenté et noblesse dans la France du Nord aux xi e et XIIe siècles

267

XVI. Remarques sur la 1 ittérature généalogique en France aux XIe et XIIe siècles 287 XVII. La vulgarisation des modèles culturels dans la société féodale XVIII. Démographie et villages désertés XIX. Les origines de la chevalerie XX. Situation de la noblesse en France an début du x m e siècle XXI. Histoire et sociologie de l'Occident médiéval. Résultats et recherches XXII. Les sociétés médiévales. Une approche d'ensemble

299 309 325 343 353 361

XXIII. Le monachisme et l'économie rurale

381

XXIV. Lignage, noblesse et chevalerie au XIIe siècle dans la région mâconnaise. Une révision

395

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