France Catholique, 1987, n°2101, pp. 4-7 Les sommets de la puissance et le seuil des abîmes. Entretien avec le Père Marie-Dominique Philippe


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France Catholique, 1987, n°2101, pp. 4-7 
Les sommets de la puissance et le seuil des abîmes. Entretien avec le Père Marie-Dominique Philippe

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ENTRETIEN AVEC LE PERE MARIE-DOMINIQUE PHILIPPE

Fils de saint Dominique et disciple de saint Thomas, le Père Marie-Dominique Philippe a enseigné la philosophie toute sa vie. Et voici dix ans, il a créé la communauté des Frères de saint Jean, « les petits gris » comme il les appelle familièrement. Le Père Marie-Dominique a servi cette « Vérité tout entière » dont nous parle l’Evangile de Jean. Il nous en dit le prix.

Rencontre de Jean-Paul II et du Père Marie-Dominique Philippe.

Les sommets de la puissance et le seuil des abîmes On vient de fêter vos cinquante ans de sacerdoce. Un jubilé de ce genre qu’est-ce que cela signifie dans une existence?

Cela signifie avant tout, je crois, une action de grâce pour Dieu et Jésus qui étaient là, pour per­ mettre ma fidélité, au milieu de toutes les luttes, de tous les combats, depuis cinquante ans, et en même temps pour me faire vivre de grandes joies, comprendre de plus en plus la grandeur du sacer­ doce du Christ. Il me semble qu'aujourd'hui, c'est cet aspect sacerdotal de Jésus qui est peut-être le plus atta­

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qué, parce que c'est la source de la fécondité. Je songe ici aux attaques du démon qui s'en prennent à la fécondité, au niveau de la famille, de la chair et du sang, et au niveau de la fécondité spirituelle, celle du sacerdoce de Jésus, de la maternité divine de Marie. Une page de l'Apocalypse nous éclaire à ce sujet, où il est dit qu’« en arrêt devant la Femme en travail, le Dragon s'apprête à dévorer son enfant aussitôt né » (12,4). Est-ce que nous n'assistons pas à ces assauts vio­ lents du démon qui veut remplacer la fécondité par l'efficacité, dans une espèce de confusion constan­ te?

Aussi devons-nous sans cesse rappeler le primat de l'amour sur l'efficacité, le primat de la contem­ plation. le primat du sacerdoce, le primat de Jésus s'offrant lui-même, face à ce besoin extraordinaire d'efficacité et de domination.

• « Les idéologies sont des mutilations de l'homme » Qui est très caractéristique de ce temps?

Cette tentation a toujours existé, mais aujourd'hui, elle a pris une dimension extraordi­ naire en raison des pouvoirs, jamais atteints jusqu'ici, que l'homme a conquis grâce aux déve­ loppements de la science et de la technique. L'ef­ ficacité s'impose avec une sorte d'impérialisme. Aussi l'Evangile de saint Jean et l'Apocalypse nous aident-ils suprêmement à redécouvrir et à approfondir ce primat de l'Amour et de la contem­ plation qui implique l'effort de l'intelligence à leur service, et démasque les idéologies contemporai­ nes. véritables mutilations de l'homme. Face à cette affirmation de l’Amour, il semble que notre époque ne soit qu’objection et doute ?

Oui. parce que sa culture n'est plus ou presque plus imprégnée de christianisme, mais dominée par la science et ses applications, et une sorte de règne de la « méthode » qui empêche l'intelli­ gence d'être en contact direct et spontané avec le réel. On fait de la méthode non pas un instrument mais une sorte d'absolu. On retrouve en vous, Père Marie-Dominique, le philosophe que vous n’avez jamais cessé d’être. La philosophie est pour vous très importante?

théologie. Comme si on pouvait faire de la théolo­ gie sans philosophie! Ce qui se passe alors, c'est qu'on étudie les méthodes actuelles sans s'aperce­ voir que ces méthodes endiguent la vérité, la dimi­ nuent. Une parole du psalmiste me paraît ici s'appli­ quer d'une manière saisissante : « Les hommes ont diminué la vérité. » S'il existe une lutte dans la vie, c'est bien celle-là qui est première : celle qui est en vue de la vérité, car c'est la vérité qui libère, et c'est la vérité qui donne l'énergie spirituelle dans la lutte. Faute de cette lutte et de cette quête, on voit notre époque tomber dans l’absurde, le non-sens?

Si je devais caractériser la modernité, je dirais qu'elle donne la primauté à la négation sur l'affir­ mation. C'est sa manière de résoudre le grand pro­ blème critique : est-ce que l'affirmation est pre­ mière par rapport à la négation? Car l'homme peutaffirmer ce qui est, et aussi le nier. On peut dire qu'aujourd'hui nous assistons à une sorte d'exaltation de la négation, dont la fin est d'exalter le sujet : quand je nie, je m’exalte, je suis capable de dire que, devant moi, il n’y a rien, et donc qu'il n'y a plus que moi. Alors que dans l’affirmation, je me soumets à une réalité qui est antérieure à moi. et que je respecte.

• « Si l'on rejette Dieu, on rejette l'homme » L’absurde, finalement, c’est que la négation, à la limite, n’a plus rien à nier? On a nié Dieu, puis on a nié l’homme...

C'est exactement ce qui se passe. Ayant rejeté Dieu, qui est la réalité suprême, on en vient à reje­ ter ensuite l'homme. Cela s’accomplit en raison de ce primat donné à la négation, comme effet de cette subjectivité transcendantale selon laquelle l'homme, pratiquement, mesure toute chose. Dans ce champ de décombres assez généralisés qui est celui des idées, retrouver les fondements, ça ne doit pas toujours aller de soi ?

Ça ne va pas de soi. Et je me suis aperçu très vite que dans une scolastique décadente on répétait des tas de choses sans les comprendre. On a le droit d'obéir sans comprendre, mais on n'a pas le droit de répéter des choses sans les comprendre. Je me souviens - c’est un vieux souvenir - de ma première année de théologie. On étudiait les voies d’accès à Dieu selon saint Thomas. J’interrogeai mon professeur en lui disant que je ne comprenais pas ces voies d'accès, quelles me semblaient con­ tradictoires. Alors il a simplement répondu : « Je vous dis ce que saint Thomas dit, je ne peux pas vous en dire plus. » C’est à partir de cette expérience que j'ai voulu revenir à Aristote pour comprendre le fondement des cinq voies de saint Thomas. Ces cinq voies, pratiquement, on les avait souvent répétées sans comprendre ce qui était engagé en elles, sans com­ prendre ce qu'était une perspective de théologien, perspective critique pour déceler le fondement même de notre intelligence. Si l’intelligence est incapable de remonter jusqu'à Dieu, une théolo­ gie scientifique est impossible. Seule trouve place une théologie symbolique, et c'est ce qu'on voit aujourd'hui. Aujourd'hui, le problème n’est-il pas que l’homme a acquis des fragments de connaissance mais ne sait en faire la synthèse?

Pour moi, la philosophie permet à l'intelligence d'être libre pour le respect du réel et de l'homme, et pour une enquête toujours plus approfondie au service de l'amour. Il faut souligner ici qu'il s’agit d'une philosophie réaliste, qui reste dans l'humi­ lité à legard du réel, et se distingue de celles qui affirment le primat de l'idée et de la méthode. Le domaine de la philosophie apparaît aujourd'hui, me semble-t-il, comme un domaine particulièrement confus. N’est-il pas un peu Babel en ce moment ?

Sans doute. Mais c'est la confusion et le mépris dont souffre la philosophie qu’il faut incriminer, non la philosophie elle-même. La mission de l’en­ seigner me fut confiée, ce n'est pas moi qui l'ait choisie. A la fin de mes études au Saulchoir, le Père Chenu me demanda ce que je désirais ensei­ gner : philosophie ou théologie? Spontanément, je lui répondis : « théologie ». En fait, il manquait à Fribourg un professeur de philosophie. J’assu­ mai ce poste dès 1945. Bien qu'il ne correspondît pas à mon choix per­ sonnel, j'ai peu à peu compris combien la Provi­ dence était bonne, car j'ai pris conscience de l'im­ portance de la philosophie. C’est un malheur lors­ qu'elle est négligée. On fait tout de suite de la

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ENTRETIEN AVEC LE PERE Exactement. Ce que dit Auguste Comte, à sa manière - et de façon très naïve - est aujourd’hui écrit en grandes lettres : « l’homme ne cherche plus le pourquoi ni la finalité; il ne cherche plus que le comment ». Alors il ne comprend plus le sens de sa vie ; et ne comprenant plus le sens de sa vie il est en face de l’absurde. C’est la conséquen­ ce. Il en ressent un immense vide.

• « Le difficile, c'est de remonter à la source » Père Marie-Dominique, pour l’essentiel vous avez connu ce siècle, il a été une époque terrible et merveilleuse à la fois ? Je suis entré en 1930 dans l’ordre de saint Domi­ nique, c’était pendant les années des grandes cri­ ses... du point de vue politique, idéologique... Comment avez-vous vécu ces « orages »? J’ai eu un privilège, je crois, c’est d'avoir bénéficié de la sagesse d’un homme comme le Père Dehau, mon oncle, qui était dominicain. Il avait vu très lucidement ce qui se passait dans le monde. Il m’a beaucoup éclairé, en m’entraînant dans la métaphysique. Il avait senti le besoin de tout reprendre à la racine et de ne pas se contenter de répéter la scolastique. Dans « l’intelligentsia » des années 30, on sent une inquiétude? En même temps qu’une grande confusion? Oui, la confusion entre l’intelligence et la raison. Il y a une raison de droite et une raison de gau­ che - comme on a dit : « il y a un Hegel de droite et un Hegel de gauche » - et au fond les deux se ressemblent, c’est-à-dire que ces raisons n’arrivent pas à un dépassement, à une œuvre de l’esprit dans l’intelligence. Car l’intelligence, elle, est orientée vers le réel. J’aime cette phrase que saint Thomas ne cesse de répéter : « Ce qui tombe en premier dans l’intelligence, c’est ce qui est. » Il l’a répétée, je crois, 175 rois dans ses œuvres ! Ce qui tombe dans l’intelligence, ce que l’intelli■gence reçoit en premier lieu, c’est ce qui est, et elle ne peut se nourrir que de cela. Elle ne se nourrit pas des idées, mais de la réalité. Et de droite et de gauche, on est tombé dans les idéologies, c’est-àdire dans un primat de l’idée et de la raison qui ne cesse de raisonner, et qui s’est substituée à l’atti­ tude réceptive et contemplative propre à l’intelli­ gence. Mais quand on essaie de tenir à la recherche de la vérité dans un temps qui lui tourne le dos, on a l’im­ pression d’être un prêcheur dans le désert ? Péguy a parlé admirablement de la condition du philosophe. Il a dit en substance : « Tout le monde descend le fleuve, même les cadavres descendent le fleuve, et plus vite que les autres. Ce qui est dif­ ficile, c’est de remonter à la source. C’est difficile,

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MARIE-DOMINIQUE PHILIPPE puisqu'il faut accepter d'être seul. » C'est le lot du philosophe que d'être voué à une certaine solitu­ de. Sa difficulté vient aussi de ce que cette recher­ che constante pour remonter le fleuve, pour rejoindre la source, exige une force intérieure, que l'on puise dans la contemplation. C'est pour cela qu’il est si difficile aujourd'hui, me semble-t-il, d'être philosophe en dehors du point de vue religieux, et en dehors du point de vue chrétien. Cela ne veut pas dire que le philoso­ phe est nécessairement chrétien, cela veut dire que l'homme, pour qu'il soit capable de recher­ cher la vérité et d'accepter d’être seul dans sa recherche, ne doit pas compter sur ses seules for­ ces, mais sur une autre, spirituelle, qui ne vient pas de lui. Et d'ailleurs dans d’autres domaines cela conduit au martyre? Celui qui recherche la vérité doit accepter d’en être témoin, donc d’être martyr, à la manière de Jean Baptiste : il a été témoin de la vérité, il l’a été jusqu'au bout. Cette exigence se trouve dans toute vocation philosophique : accepter d’aller jusqu’au bout. Pour un religieux, pour un dominicain, la voca­ tion philosophique conduit à la recherche de la vérité au service de l’amour, au service de la Parole de Dieu et du mystère de Dieu, qui est Amour. C’est alors le primat de l’amour qui vous donne la force d’être témoin. Sinon, on réduit la foi à quoi? A une abstrac­ tion? On la réduit à une idéologie ; et alors on a une idéologie de droite, ou une idéologie de gauche.

• « Jésus présent, le danger finira par s'éloigner » Père Marie-Dominique, nous évoquions tout à l’heure ce qui s’était passé dans ce siècle de crises ? Siècle affolant et merveilleux à la fois... énor­ me. Jamais l’homme n’a été en capacité d’une telle maîtrise sur le monde. L’ennui, c’est qu’il a fait de cette maîtrise une idolâtrie? Exactement. En perdant la signification des trois dimensions de l’image de Dieu : dominer l’univers, connaître et aimer. Au fond il s’est arrêté au « dominer l’univers », dans une espèce de gloire pour devenir, soi-disant, maître de luimême. Mais en même temps ce siècle est celui où l’on a montré la plus grande déchéance de l’hom­ me. C’est très curieux : à la fois l’exaltation des plus grandes capacités, et la manifestation des plus grandes déchéances. Y compris au niveau des actes : on l’a bien vu avec Hiroshima, Auschwitz, les goulags... et l’on n’en est pas sorti? Plus on montre la grandeur de l’homme, plus le

démon, je crois, exalte l'orgueil. Et l'orgueil est un acte, mais un acte qui n’a pas sa finalité, un acte qui est retourné sur lui-même. Au cœur de ce temps tragique, l’Eglise a été par­ ticulièrement malmenée? Et mal aimée aussi? Tout à fait. Comment vivez-vous cette situation de l’Eglise, dans le temps où nous sommes? Personnellement, c’est par Marie que je la vis le

des fils de lumière - ce que saint Jean dans sa pre­ mière Epître affirme avec tant de force et que saint Thomas a si bien reçu -, est particulièrement éprouvant si l’on considère les attaques portées contre l’esprit, contre la dignité de l’intelligence. Mais toutes ces attaques ne peuvent aboutir si l’on découvre en profondeur le mystère de l’amour de Dieu à travers le cœur de Marie. Une parole de Nietzsche m’a beaucoup frappé :

Saint Thomas d'Aquin peint par Gentile da Fabriano.

Le père Philippe reprit son œuvre à la source

pour ne point répéter sans la comprendre vraiment une scolastique devenue décadente.

mieux. Nous comprenons par elle ce qu’il y a de si grand dans l’Eglise, cet amour extraordinaire du Père pour les hommes, qui s’est manifesté en pre­ mier lieu par elle. Et puis, je vois ce fait : l’Eglise' conduite par Dieu, depuis Pierre, à travers des hommes, à travers leurs faiblesses et leurs difficul­ tés à maintenir la barque face à la tempête déchaî­ née par le démon. J’ai été profondément impres­ sionné en voyant les idéologies athées prendre un sens d’anti-Christ, d’opposition radicale à la mys­ tique chrétienne elle-même, aux béatitudes évan­ géliques et aux dons du Saint Esprit. La grandeur de cette lutte peut être comprise à la lumière de l’Apocalypse, qui nous donne la force divine de ne pas tomber dans le désespoir. Je puis en témoigner, car c’est la lecture de l’Apocalypse qui, dès les temps difficiles du novi­ ciat, me conforta : elle atteste qu’on peut lutter aux côtés de Jésus. Si on lutte avec lui, même si les luttes sont très fortes, même si à certains moments on n’en voit pas l’issue, on sait qu’avec lui le dan­ ger finira par s’éloigner. Car Jésus est présent, même si quelque voile passe devant nos yeux. Alors, maintenir la lumière dans le monde, être

« il y a deux choses insupportables dans le christia­ nisme, dit-il, la métaphysique et la compassion ». Essayons de maintenir deux axes : une philoso­ phie saine qui aille jusqu’au bout de ses exigences, et puis le mystère de la compassion de Marie. C’est très curieux : ce sont les deux points que Nietzsche souligne comme spécialement insuppor­ tables ! Deux urgences? Au fond, c’est toujours ce que j’ai rencontré chez le Saint Père : un amour extraordinaire de Marie et un désir de maintenir à tout prix l’exi­ gence de la lumière, l’exigence de la vérité. Ceci a été pour moi, au fond, un très grand réconfort. Lancer des jeunes dans une telle aventure, que représente la congrégation Saint-Jean, quand on a déjà un certain âge et qu’on a enseigné toute sa vie sans jamais avoir été supérieur, ce n’est pas com­ mode du tout, c’est une sorte de folie ! Je dois dire aussi que sans Marthe Robin je n’aurais jamais accepté... ■ (A suivre) Propos recueillis par Rémy Montour

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