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French Pages 221 [225] Year 2021
Russie
RUSSIE LE RETOUR DE LA PUISSANCE
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DAVID TEURTRIE
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Illustration de couverture : Adrià Fruitós Cartographie : Carl Voyer Mise en pages : PCA
© Armand Colin, 2021 Armand Colin est une marque de Dunod Éditeur, 11 rue Paul Bert, 92240 Malakoff ISBN : 978-2-200-63239-7
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introduction
La Russie est « un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme. Mais il y a peut-être une clé. Cette clé c’est l’intérêt national russe. » Winston Churchill, 1er octobre 1939.
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e la crise ukrainienne à la guerre en Syrie, de l’ingérence supposée dans les élections américaines au vaccin Spoutnik-V, la Russie est revenue depuis quelques années sur le devant de la scène internationale dans un contexte de refroidissement des relations russo-occidentales sans précédent. Pourtant, à la fin des années 1990, l’affaiblissement de la Fédération de Russie était tel que la perception dominante était celle d’un déclin irréversible. Les années 2000 ont au contraire été celles du redressement intérieur avec une forte croissance économique associée à une réaffirmation de souveraineté de l’État russe sur le territoire de la Fédération. Mais sur le plan extérieur, la Russie restait relativement passive, ne pouvant s’opposer ni à l’élargissement euro-atlantique, ni à l’installation de bases américaines en Asie centrale, encore moins à l’invasion de l’Irak. À cet égard, la guerre russo-géorgienne de 2008 a constitué un véritable tournant : non seulement la Russie est intervenue militairement en dehors de ses frontières, mais avec la reconnaissance de « l’indépendance » de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie, Moscou a remis en cause les frontières internationales issues de l’URSS. L’objectif stratégique de la Russie est alors atteint : les puissances européennes mettent leur veto au processus d’élargissement de l’OTAN vers la Géorgie et l’Ukraine. Cinq ans plus tard, la Russie va encore plus loin en s’opposant frontalement aux États-Unis sur le dossier syrien. Pour la première fois depuis la fin de la guerre froide, le Kremlin apporte une aide tous azimuts à un régime en butte à l’ostracisme occidental, et ceci dans une région relativement éloignée de sa sphère d’influence traditionnelle. Le recul américain au sujet d’une intervention militaire qui semblait inéluctable ainsi que la porte de sortie offerte par le désarmement
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chimique de la Syrie ont été interprétés comme une victoire diplomatique majeure de Vladimir Poutine. Dans ce contexte d’activisme russe sur d’autres dossiers internationaux (Iran, Ukraine, etc.), les jeux Olympiques de Sotchi de 2014 sont apparus comme l’illustration du retour « triomphal » de la puissance russe sur le devant de la scène internationale. L’annexion de la Crimée la même année, qui constitue une véritable remise en cause de l’architecture des relations inter nationales post-guerre froide, semble également accréditer cette thèse. Cependant, les sanctions occidentales, la dégradation des relations avec l’Europe et le risque d’isolement international au sujet d’un pays de « l’étranger proche » semblent au contraire illustrer les limites de la stratégie russe. C’est effectivement l’interprétation avancée par le président américain Barack Obama qui qualifie alors la Russie de « puissance régionale qui met en difficulté ses voisins non du fait de sa force mais de sa faiblesse1 ». De fait, deux interprétations diamétralement opposées s’affrontent. Selon certains, cet activisme russe est trompeur car il ne fait que cacher les faiblesses structurelles de la nouvelle Russie : une crise démographique sévère, une croissance économique en berne, la dépendance aux cours des matières premières ou encore des disparités sociales et territoriales qui menacent la cohésion du pays. D’autres, au contraire, pointent un certain nombre d’évolutions de fond qui laissent penser à un retour plus durable de la Russie en tant que grande puissance : la modernisation réussie de son armée tant au niveau des forces conventionnelles que stratégiques, le dynamisme de certains secteurs traditionnels (armements, nucléaire, etc.), la réaffirmation de la Russie en tant que puissance agricole, les succès dans le cyberespace ou encore la stratégie d’indépendance financière qui fait de la Russie l’un des pays les moins endettés au monde. De fait, en 2021, le président américain Joe Biden prend le contre-pied de son mentor en qualifiant à plusieurs reprises la Russie de grande puissance. Le retour russe serait-il plus important et pérenne que ne l’escomptaient les élites américaines ? Si c’est le cas, quels sont les ressorts de la résurgence de la puissance russe ? La Russie a-t-elle encore les moyens économiques et humains de ses ambitions ? Cet ouvrage propose une analyse géoéconomique et géopolitique des fondements de la puissance russe contemporaine afin d’évaluer la durabilité et l’ampleur du retour de Moscou sur la scène internationale. Il s’agit de mieux appréhender les représentations historiques et géopolitiques mobilisées par les élites russes dans leur politique de puissance, de s’interroger sur la capacité de la Russie à relever les nombreux défis auxquels elle doit faire face pour consolider ses positions sur
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Introduction
la scène internationale : en premier lieu la gestion de la crise démographique qu’elle traverse, la difficulté du pays à créer et répartir plus équitablement la richesse pour améliorer le bien-être des Russes ou encore la nécessaire modernisation de l’économie afin de rester dans la course internationale aux nouvelles technologies. Il s’agit en outre de mettre en perspective la dégradation des relations russo-occidentales afin de mieux comprendre le tournant eurasiatique du Kremlin et la nature du partenariat anti-hégémonique russo-chinois. Face aux sanctions occidentales et à la volonté de diversification de l’économie russe, Moscou applique une politique de substitution des importations et d’autonomie dans tous les domaines jugés stratégiques, du complexe militaro-industriel à l’industrie nucléaire en passant par l’aéronautique et le secteur spatial. Une politique similaire est mise en œuvre tant dans le secteur financier que dans celui des nouvelles technologies de l’information. Dans le même temps, revenant aux fondamentaux de la politique de puissance russe, les forces armées sont à nouveau au centre des préoccupations du Kremlin dans un contexte de remilitarisation des relations internationales qui accroît les risques mais aussi les opportunités, notamment en Méditerranée, au Moyen-Orient ou encore en Afrique. Mais que devient la politique d’influence du Kremlin alors que la diplomatie russe s’appuie sans complexe sur le hard power y compris dans le cyberespace ? Et comment les élites russes se préparent-elles à l’après-Poutine alors que l’équilibre du système politique russe dépend plus que jamais de la capacité de régulation du président russe ? Les réponses à ces questions doivent permettre de mieux appréhender les dynamiques à l’œuvre dans une Russie qui reste au cœur de la géopolitique mondiale et contribuer à une meilleure compréhension des transformations profondes qui affectent l’architecture des relations internationales contemporaines.
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our mener sa politique de puissance, le Kremlin mobilise des concepts géopolitiques ancrés dans l’histoire millénaire de la Russie et s’appuie sur les ressources d’un pays aux dimensions continentales. L’espace-temps russe n’est pas réductible aux soubresauts de l’actualité, il est celui du temps long et des grands espaces. Décrypter le retour de Moscou dans les affaires internationales nécessite donc de mieux comprendre les fondements territoriaux et conceptuels de la grande stratégie russe.
La Russie-Eurasie au cœur de la géopolitique mondiale En juin 1988, l’Union soviétique fêtait en grande pompe le millénaire du « baptême de la Russie ». L’ampleur des célébrations et l’engouement inattendu qu’elles suscitèrent signaient la défaite du marxismeléninisme face au retour en force de l’identité russe : c’est le point de départ d’un important renouveau de l’orthodoxie dans un mouvement de quête autant identitaire que spirituel après 70 ans d’athéisme internationaliste. Le retour du refoulé historique, national et religieux sera fatal au pays des Soviets qui s’effondre deux ans plus tard avec pertes et fracas. La crise multiforme qui touche alors la Russie dans les années 1990 est telle que l’on parle d’un nouveau « Temps des Troubles » en référence à la période de graves désordres qu’a connue l’État russe au début du xviie siècle. La décision des autorités russes de réinstaurer en tant que fête nationale le Jour de l’Unité du Peuple n’est donc pas fortuite puisqu’il commémore la libération de Moscou de l’occupation polonaise en 1612 : cette fête symbolise la fin des Troubles et rappelle au passage que les relations russo-polonaises ne sont pas aussi unilatérales qu’on ne le perçoit souvent en Europe occidentale. Mais la véritable fête nationale, qui rassemble toutes les générations
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et les couches de la société russe, est le Jour de la Victoire sur l’Allemagne nazie, commémoré le 9 mai. Elle est élevée au rang de fête quasi sacrée par le régime qui s’appuie sur la mémoire entretenue par les Russes au sujet de la « grande guerre patriotique », considérée comme l’épisode le plus tragique de leur histoire, mais aussi comme le plus glorieux. La volonté de Vladimir Poutine de réconcilier les Russes de tous bords avec leur histoire – au risque de passer sous silence les pages les plus sombres – se retrouve désormais dans la nouvelle constitution russe adoptée en 2020 et qui fait de la Fédération de Russie le « successeur de l’Union soviétique », ce qui n’est pas sans envoyer un message ambigu aux autres républiques issues de l’éclatement de l’URSS que Moscou considère comme relevant de sa sphère d’influence. De fait, les dirigeants russes puisent dans l’histoire du pays des concepts géopolitiques à la genèse parfois très ancienne. Mais s’ils sont mobilisés pour des objectifs pragmatiques dans le cadre d’une politique de puissance, ils ne sauraient être réduits à leur dimension instrumentale et sont souvent profondément ancrés dans la vision du monde (mirovozrenie) du peuple russe.
Des concepts géopolitiques et identitaires en héritage Moscou « Troisième Rome » L’évènement fondateur de l’histoire russe, pour ses implications culturelles, identitaires et géopolitiques est bel et bien l’adoption officielle du christianisme par le Grand-Prince Vladimir en 988. Le souverain décide alors de se convertir et incite ses sujets à faire de même lors de baptêmes collectifs dans les eaux du Dniepr. Le « baptême de la Russie » a une portée considérable pour le développement de la civilisation russe. En effet, l’adoption du christianisme oriental permet à la Russie médiévale (Rus’) de se rapprocher de l’Empire romain d’Orient (qualifié a posteriori de « Byzantin » par les Occidentaux), État doté d’une brillante civilisation qui n’a pas connu de rupture avec l’Antiquité gréco-romaine, contrairement à l’Europe occidentale. En adoptant la « religion grecque », les Russes font non seulement un choix civilisationnel, mais ils font également leur entrée dans l’histoire avec l’adoption simultanée de l’alphabet cyrillique conçu par des moines grecs pour évangéliser les populations slaves. Les chroniques russes, qui présentent comme un acte réfléchi le choix effectué par le Grand-Prince Vladimir entre
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les grandes religions monothéistes (Judaïsme, Islam, Christianisme) mettent le christianisme « allemand » sur le même plan que les autres confessions, comme si catholicisme et orthodoxie représentaient deux religions différentes. Cette perception est liée au contexte historique de la christianisation de la Russie qui a lieu en plein schisme de la Chrétienté (1054), ce qui inscrit dès l’origine la culture russe dans une forme d’opposition à l’Occident latin. Le choix du christianisme oriental affirme progressivement la singularité de la Russie vis-à-vis de l’ensemble de ses voisins, particulièrement après la chute de Constantinople, quand la Russie restera la seule puissance orthodoxe indépendante. De fait, à partir du xvie siècle, Moscou s’affirme comme un centre spirituel et civilisationnel autonome en développant le concept de « Troisième Rome ». Cette théorie a trouvé son expression la plus célèbre en 1508 dans une lettre du moine Philotée au Grand-Prince de Moscou Vassilli III : « Souviens-toi que tous les empires appartenant à la religion chrétienne sont maintenant réunis dans ton empire et qu’ensuite nous attendons l’Empire qui n’aura pas de fin… Deux Rome sont tombées, mais la troisième est debout et il n’y en aura pas de quatrième. » Cette vision s’appuie sur l’idée que Rome est doublement tombée car elle a perdu son statut de capitale de l’Empire lors des invasions barbares et de capitale de la chrétienté depuis le schisme de 1054 entre orthodoxes et catholiques. La chute de Constantinople est elle aussi double car non seulement elle a été conquise par les Ottomans en 1492, mais cette chute politique avait été précédée d’une compromission religieuse puisque l’empereur et le patriarche byzantins avaient accepté l’union avec l’Église catholique lors du concile de Florence en 1439. Cette union ne sera pas réalisée, mais elle trouvera aussitôt l’opposition farouche de Moscou qui en profitera pour devenir autocéphale de facto avec l’élection d’un métropolite russe sans consultation avec Constantinople. La théorie de Moscou « Troisième Rome » a une dimension eschatologique tout en ayant des implications politiques très concrètes. L’affaiblissement puis la chute de Constantinople ont lieu parallèlement à la montée en puissance de Moscou. Or, Constantinople restait depuis le baptême de la Russie le centre politique et religieux de référence pour les Russes qui l’appelaient Tsargrad, littéralement la ville de l’empereur (César). Avec la chute de la deuxième Rome, Moscou devient donc la seule puissance orthodoxe : le Prince russe peut donc prétendre à l’Empire et porte désormais le titre de Tsar. Le chef de l’Église russe deviendra par la suite logiquement patriarche, titre qu’il portera à partir de la fin
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du xvie siècle. Moscou « Troisième Rome » a également une dimension messianique qui diffère cependant fortement de son équivalent occidental. Il s’agit moins d’une prétention prosélyte et universaliste que d’une affirmation de la possession de la vraie foi (orthodoxie) qu’il s’agit avant tout de conserver telle qu’elle a été léguée par les Grecs et que l’on retrouve dans la notion de « Sainte-Russie ». Cette attitude conservatrice et paradoxalement tolérante se vérifiera lors de l’incorporation de peuples musulmans dès le xvie siècle mais aussi des populations animistes et bouddhistes de Sibérie. Moscou « Troisième Rome » renvoie également à une forme de souverainisme qui s’exprime très tôt vis-à-vis de l’Occident. Le Tsar russe est autocrate (samoderjets), ce qui signifie qu’il n’accepte aucune autorité supérieure en dehors de Dieu, le chef de l’Église orthodoxe étant au mieux son alter ego dans le domaine spirituel, selon la conception byzantine de la symphonie des pouvoirs. À ce titre, les tentatives de Rome d’inclure les souverains russes dans la hiérarchie occidentale, avec le pape en tant qu’autorité suprême, seront tout autant vouées à l’échec que les tentatives européennes actuelles de soumettre Moscou à des règles établies à Bruxelles. Cependant, le concept de Moscou « Troisième Rome » sera sérieusement fragilisé au xviiie siècle par le schisme (raskol) au sein de l’orthodoxie russe mais également par le fait que Pierre-le-Grand, qui supprime le Patriarcat1, soumet l’Église à la bureaucratie impériale et transfert la capitale à Saint-Pétersbourg. De plus, s’il garde le titre de Tsar, Pierre Ier se fait également couronner Empereur, ce qui relève de sa volonté d’européanisation de la Russie mais apparaît également comme un défi lancé au système européen qui ne comporte en principe qu’un seul empereur (celui du Saint-Empire romain germanique). Au xxe siècle, l’Union soviétique est un temps à la tête de la Troisième Internationale qui a une dimension beaucoup plus prosélyte que la « Troisième Rome » orthodoxe, mais Staline impose le communisme dans un seul pays et reconstitue un empire continental au sortir de la Seconde Guerre mondiale. La Fédération de Russie perd une grande partie de son empire sous son enveloppe soviétique (dissolution du pacte de Varsovie, éclatement de l’URSS) mais renoue dès 1993 avec les symboles impériaux qui sont choisis pour les armoiries du nouvel État russe : l’aigle bicéphale, qui regarde à la fois vers l’Orient et l’Occident, tient sceptre et orbe, porte une icône représentant Saint-Georges terrassant le dragon, et est affublé de trois couronnes surmontées d’une croix qui symboliserait « le peuple russe trinitaire » : les Grands-Russes, les Petits-Russes (Ukrainiens) et les
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Blancs-russes (Biélorusses) selon la conception tsariste. Désormais omniprésent en Russie, où il est décliné sur les armoiries de tous les grands corps de l’État, l’aigle bicéphale peut être interprété comme le signe d’une Russie qui n’a pas fait le deuil de sa vocation impériale et revendique toujours un rôle de pôle civilisationnel autonome sur la scène internationale contemporaine. De fait, Vladimir Poutine tente de positionner la Russie en tant que gardien des valeurs traditionnelles tandis que le Patriarcat de Moscou (rétabli en 1917), qui est parvenu à rassembler l’ensemble de l’orthodoxie russe hors frontière sous sa juridiction, revendique de facto une sorte de magistère sur le monde orthodoxe.
La « Terre russe » : entre posture défensive et expansion Le texte russe le plus ancien qui nous soit parvenu, intitulé la Chronique des Temps passés, se donne pour objectif d’expliquer « D’où vient la terre russe », son sous-titre. Rédigé par le moine Nestor à Kiev dans les années 1110, il est particulièrement éclairant sur les fondements de l’identité russe : le texte décrit une Russie médiévale à la fois majoritairement peuplée de populations slaves (divisées en tribus) et multi ethnique (populations finno-ougriennes, baltes, scandinaves, etc.), ce qui constitue un invariant de l’histoire russe. L’expression de « Terre russe » (russkaya zemlia) qui y fait son apparition est un concept polysémique qui comporte des dimensions ethnoculturelles, territoriales et géopolitiques aux frontières mouvantes, mais qui a structuré l’identité et la pensée stratégique russe depuis les origines. Il renvoie à un attachement profond et intime du peuple russe à la terre nourricière qui est surnommée affectueusement « petite-mère » tout comme le seront certains fleuves, à l’instar de la Volga. Cet attachement sera l’un des ressorts du patriotisme russe dans la défense de la « Terre russe » face aux invasions successives. Cependant, à partir du xive siècle, le concept est mobilisé par les souverains moscovites afin de justifier leur politique d’expansion par la volonté de « rassemblement des terres russes » qui avaient perdu leur unité du fait de l’invasion mongole. Dans un premier temps, le Grand-Prince de Moscou entreprend d’annexer l’ensemble des principautés russes selon un processus assez similaire à l’extension du domaine royal en France. Aux xvie-xviie siècles, les souverains russes légitiment les conquêtes aux dépens du Grand-Duché de Lituanie puis de l’État polono-lituanien par la nécessité de réunifier la « Terre russe » et de libérer les Slaves orthodoxes de la domination catholique.
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Ce processus s’achève à la fin du xviiie siècle à la faveur des partages de la Pologne qui dépassent largement l’objectif initial, puisqu’ils conduisent à la disparition de l’État polonais. Au xxe siècle, l’Union soviétique reprendra implicitement à son compte cette politique à la fin de la Seconde Guerre mondiale avec l’élargissement, selon une logique ethnolinguistique et religieuse, des territoires biélorusses et ukrainiens aux dépens de la Grande Pologne de l’entre-deuxguerres. Et si Vladimir Poutine n’utilise pas officiellement ce concept pour justifier sa politique vis-à-vis de l’Ukraine et de la Biélorussie, la Fédération de Russie a élevé au rang de priorité de sa politique étrangère la défense des Russes et russophones présents dans l’étranger proche qui formeraient, selon le Kremlin, le « monde russe » (russky mir). Le président russe ne manque d’ailleurs pas une occasion de rappeler qu’il considère que les Russes, les Ukrainiens et les Biélorusses font partie d’un même peuple. En juillet 2021, il a même consacré un long article sur l’histoire des relations russo-ukrainiennes intitulé « De l’unité historique des Russes et des Ukrainiens ». Tout en affirmant que l’idéal pour l’Ukraine serait de développer une intégration avec la Russie sur le modèle de l’Union européenne et en dénonçant ce qu’il considère comme le projet occidental de faire de l’Ukraine une « Anti-Russie » nationaliste, Vladimir Poutine prévient que la poursuite de la politique actuelle des autorités ukrainiennes pourrait avoir de graves conséquences : « Et nous ne tolérerons jamais que nos territoires historiques et les gens qui y vivent et qui nous sont proches soient utilisés contre la Russie. Et à ceux qui feront une telle tentative, je tiens à dire qu’ils détruiront ainsi leur pays2 ». Il s’agit d’une allusion sibylline à une intervention russe en Ukraine que le chef du Kremlin justifie a priori non seulement par la présence de Russes et de russophones mais par l’appartenance passée de ces territoires à l’État russe.
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Tachkent 1865
Carte1_Expansion_Russie_Imperiale
carl format 195x115
Boukhara 1868
Mer d’Aral
Tomsk 1604
à l’équateur
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Iakoutsk 1632
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OCÉAN PACIFIQUE
Omsk Date de fondation 1715 ou de conquête
L’Empire russe en 1914
Expansion de Pierre Ier à Catherine II (1689-1796)
Expansion d’Ivan IV à Pierre Ier (1533-1689)
Russie moscovite à l’avènement d’Ivan IV (1533)
Principauté de Moscou (1300)
Russie médiévale à son apogée (XIIe siècle)
Sources : Channon J., Atlas historique de la Russie, Autrement, 1997 ; Marchand P., Atlas géopolitique de la Russie, Autrement, 2007 ; « La Russie en 1914, un empire de 22 millions de km2 », L’Histoire, septembre 2021.
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Mer Noire
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Dniepr
Kiev 1667
Saint-Pétersbourg 1703 Novgorod 1478 MOSCOU
OCÉAN GLACIAL ARCTIQUE
Pôle Nord
L’expansion de la Russie impériale
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Russie historique, histoire millénaire « Les Nazis pensaient qu’en quelques semaines ils pourraient s’emparer de l’Union soviétique, de la Russie historique et millénaire. Ça n’a pas marché3. » Vladimir Poutine, 9 mai 2019.
En 1862, l’empereur Alexandre II inaugurait en grande pompe un monument célébrant le Millénaire de la Russie en référence à l’installation à Novgorod en 862 du prince varègue Riourik, fondateur de la première dynastie russe qui règnera du ixe au xviie siècle d’abord à Kiev, puis à Vladimir et enfin à Moscou. Il s’agissait alors pour les Romanov de réaffirmer la continuité entre les deux dynasties qui ont présidé aux destinées de la Russie et de souligner l’ancienneté de l’histoire russe dans un contexte de débats intenses sur une identité russe aux prises avec l’européanisation. De fait, la mise en avant d’une histoire millénaire renvoie à la volonté des élites russes de revendiquer l’ancienneté de la culture russe et d’affirmer la continuité entre la Russie kiévienne, l’Empire russe et la Russie contemporaine. Il s’agit en premier lieu de contrer une partie des occidentalistes russes qui développent l’idée selon laquelle les Russes seraient un peuple sans profondeur historique et culturelle et devraient à ce titre adopter la culture occidentale afin d’entrer dans la modernité. Dans son Apologie d’un fou, Piotr Tchaadaïev écrit en 1837 : « Pierre le Grand ne trouva chez lui que du papier blanc et de sa forte main il y traça ces mots : Europe et Occident ; dès lors, nous fûmes de l’Europe et de l’Occident. […] La véritable histoire de ce peuple ne commencera que du jour où il se saisira de l’idée qui lui a été confiée et qu’il est appelé à réaliser4. » Cette approche radicale de la tabula rasa s’impose en 1917 avec la prise du pouvoir par les Bolcheviks qui tentent de remplacer la culture russe par le marxisme internationaliste emprunté à l’Europe. L’expérience sera renouvelée sous sa forme libérale dans les années 1990, comme le constatent les chercheurs canadiens Yann Breault, Pierre Jolicœur et Jacques Lévesque : « À l’instar de leurs prédécesseurs de la fin du xixe et du début du xxe siècle, les occidentalistes radicaux qui entouraient Eltsine […] entendaient faire table rase du passé soviétique aussi bien que de la vieille Russie, pour que la nouvelle puisse entrer de plain-pied dans les rangs “du monde civilisé” […]. Ils faisaient preuve d’un idéalisme débridé, typique des situations révolutionnaires, et que l’on trouve rarement et pour de brèves périodes à la tête d’un État. Ils considéraient que sur
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la base de la démocratie et de l’économie de marché, il n’y avait plus de divergences fondamentales d’intérêt entre la Russie, l’Europe et les États-Unis. Ils semblaient vouloir donner raison à Francis Fukuyama sur “la fin de l’Histoire” […]. Dans leur vision du monde, la géo politique et ses calculs avaient pratiquement disparu5. »
De fait, deux visions de l’identité russe s’affrontent en Russie depuis le xixe siècle : les occidentalistes (zapadniki) souhaitent transformer la société russe en s’inspirant de modèles européens, qu’ils soient socialistes ou libéraux, tandis que les slavophiles affirment que la Russie doit trouver sa propre voie de développement fondée sur l’orthodoxie et une organisation sociale spécifiquement russe (commune paysanne). Ces deux options se perpétuent sous différentes déclinaisons jusqu’à aujourd’hui (opposition entre libéraux pro-occidentaux et conservateurs eurasistes) et tendent à affaiblir la cohésion des élites russes et leur capacité à mener une grande stratégie cohérente sur le moyen et le long terme. La mobilisation de l’histoire russe par le Kremlin est à l’évidence une réaction des élites russes actuelles à l’épisode occidentaliste des années 1990 qui est interprété comme une mise à mal de la puissance russe. De fait, la revendication de la continuité historique est un thème central chez Vladimir Poutine qui l’a fait inscrire dans la nouvelle constitution de 2020 : « la Fédération de Russie, unie par une histoire millénaire, préservant la mémoire des ancêtres qui nous ont transmis les idéaux et la foi en Dieu, ainsi que la continuité dans le développement de l’État Russe, reconnaît l’unité étatique historiquement établie » (article 67.1). Le président russe a également repris à son compte le concept de « Russie historique » qui, développé dans l’émigration russe, sert à désigner la Russie dans ses frontières impériales et sous-entend qu’elle correspondrait à une sorte d’idéal de son développement territorial. En juillet 2021, il écrit : « L’Ukraine moderne […] a été créée dans une large mesure aux dépens de la Russie historique. Il suffit de comparer les terres qui ont rejoint l’État russe au xviie siècle aux territoires avec lesquels la République socialiste soviétique d’Ukraine a quitté l’Union soviétique. Les Bolcheviks considéraient le peuple russe comme un matériau inépuisable pour leurs expériences sociales. Ils rêvaient de la révolution mondiale qui, d’après eux, supprimerait totalement les États nationaux. C’est pourquoi ils traçaient arbitrairement des frontières, distribuaient de généreux « cadeaux » territoriaux. […]. On peut discuter des détails, de la logique de telle ou telle décision. Mais une chose est certaine : la Russie a en fait été volée6. »
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On le voit, passant de l’histoire millénaire russe à la Russie historique, Vladimir Poutine glisse vers la remise en cause des frontières issues de l’URSS.
La Russie : une géopolitique incarnée En 2020, Ursula von der Leyen a annoncé vouloir présider une Commission européenne « géopolitique », ce qui a été perçu, souvent avec scepticisme, comme la volonté de l’Union européenne de s’imposer comme une puissance à part entière face aux États-Unis, à la Chine et à la Russie. L’utilisation assumée de l’approche géopolitique, longtemps restée taboue en Allemagne, est une nouvelle illustration du leadership décomplexé des élites allemandes en Europe. Les élites russes ont quant à elles redécouvert la géopolitique dans le contexte bien différent de l’effondrement de l’Empire soviétique : dans les années 1990, débarrassées du carcan marxiste-léniniste puis déçues par le libéralisme occidentaliste, elles relisent les penseurs russes du xixe siècle, se familiarisent avec les théories eurasistes ainsi qu’avec la pensée géopolitique occidentale, principalement anglo-saxonne. Il s’agit à la fois de renouer avec la pensée stratégique russe, de s’approprier les approches occidentales afin de tenter de comprendre les raisons de l’effondrement de l’URSS, qualifiée par Vladimir Poutine de « plus grande catastrophe géopolitique du siècle », et d’appréhender la place de la nouvelle Russie dans le monde de l’après-guerre froide. Cet intérêt pour la géopolitique de la part des élites russes reflète la volonté de se donner les moyens conceptuels à même de reconstituer un projet de puissance. Or, contrairement à l’Union européenne, qui reste largement un impensé géopolitique, la Russie, « archétype de la puissance continentale7 », peut être qualifiée de géopolitique incarnée tant sa place est centrale dans les grandes théories géopolitiques.
Genèse de l’opposition russo-américaine en géopolitique C’est à un Français que l’on doit la première mention de la Russie en tant que puissance à vocation mondiale en opposition à la puissance américaine. Alexis de Tocqueville, grand précurseur de la pensée géopolitique, qu’il applique parfaitement à l’analyse des processus de l’expansion américaine, prophétise dès 1840 le partage du monde entre la Russie et les États-Unis en des termes saisissants : « Il y a aujourd’hui sur la terre deux grands peuples qui, partis de points différents, semblent s’avancer vers le même but : ce sont les Russes
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et les Anglo-Américains. Tous deux ont grandi dans l’obscurité ; et tandis que les regards des hommes étaient occupés ailleurs, ils se sont placés tout à coup au premier rang des nations, et le monde a appris presque en même temps leur naissance et leur grandeur. Pour atteindre son but, [l’Américain] s’en repose sur l’intérêt personnel, et laisse agir, sans les diriger, la force et la raison des individus. Le [Russe] concentre en quelque sorte dans un homme toute la puissance de la société. L’un a pour principal moyen d’action la liberté ; l’autre, la servitude. Leur point de départ est différent, leurs voies sont diverses ; néanmoins, chacun d’eux semble appelé par un dessein secret de la Providence à tenir un jour dans ses mains les destinées de la moitié du monde8. »
Si le caractère prophétique de ce passage de De la démocratie en Amérique qui annonce le monde bipolaire 100 ans à l’avance est spectaculaire, la comparaison entre les États-Unis et la Russie – pays que Tocqueville ne connaît pas – est contestable à plus d’un titre. Ainsi, l’affirmation selon laquelle les deux nations se sont révélées au monde presque en même temps est pour le moins abusive. Au moment où Tocqueville écrit ces lignes, l’Empire russe, qui est proche de son apogée territorial, est considéré comme le gendarme de l’Europe grâce à ses victoires dans les guerres napoléoniennes qui ont conduit ses soldats jusqu’à Paris, soit l’intervention militaire la plus à l’ouest jamais réalisée par le pays. À l’inverse, les États-Unis n’ont alors qu’une cinquantaine d’années d’existence et sont encore largement accaparés par la conquête et la mise en valeur de leur territoire. Les deux puissances sont donc loin d’être comparables du point de vue de leur « ancienneté », Tocqueville succombant à la tradition de l’européo centrisme qui a pour corollaire la sous-estimation du rôle du monde non occidental dans l’histoire, une tendance toujours présente jusqu’à nos jours chez les élites occidentales. Cependant, pour ce qui est des États-Unis, Tocqueville a réussi à dégager les grands éléments de la puissance américaine telle qu’elle va se développer au xxe siècle : une position géographique et un territoire privilégié, un fort dynamisme démographique et économique ainsi qu’une capacité à se projeter dans l’espace mondial grâce à la maîtrise des océans : « [Les ÉtatsUnis] deviendront un jour la première puissance maritime du globe. Ils sont poussés à s’emparer des mers, comme les Romains à conquérir le monde9. » Alexis de Tocqueville a saisi l’importance de la puissance maritime et voit les États-Unis y jouer le premier rôle, cinquante ans avant l’amiral américain Alfred Mahan, considéré comme le véritable théoricien du « Sea Power » : ce dernier insiste sur la nécessité pour les États-Unis
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de contrôler tous les points névralgiques nécessaires à la maîtrise de l’espace maritime mondial. Afin d’atteindre cet objectif, il propose une alliance stratégique de son pays avec l’Angleterre, détentrice de la majorité de ces points d’appui et de verrouillage de l’espace maritime : détroits de Gibraltar, d’Ormuz et de Singapour, Cap de Bonne Espérance, canal de Suez… De fait, les États-Unis sont, au niveau mondial, le continuateur géopolitique de la Grande-Bretagne. Ainsi, le caractère fulgurant de l’expansion américaine est à considérer à l’échelle de l’histoire pluriséculaire de l’expansion anglo-saxonne dans le monde. Cependant, la vision tocquevillienne d’un partage du monde entre les puissances russe et américaine fait également son chemin dans la pensée géopolitique russe naissante. Le slavophile Nikolaï Danilevsky, qui est considéré en Russie comme le véritable théoricien de la notion de civilisation et fait figure de fondateur de l’école géopolitique russe, écrit en 1869 : « Les deux nouveaux obstacles qui sont les seuls capables d’arrêter l’Europe sur le chemin de l’hégémonie mondiale et de fonder un véritable équilibre mondial, ce sont les États-Unis d’Amérique et la Russie10. » Mais cette vision d’une entente russo-américaine pour la stabilité du monde est rejetée par Konstantin Leontiev, penseur russe antimoderne qui préconise l’établissement en Russie d’un socialisme monarchique afin de « congeler » la Russie pour la soustraire aux influences libérales venues d’Occident. En 1889, il annonce à son tour l’opposition russo-américaine, à une époque où le principal adversaire de la Russie est pourtant incarné par la Grande-Bretagne dans le cadre du Grand-Jeu11. Dans une lettre à un proche, il exprime cette opposition dans des termes qui sembleraient indiquer que celle-ci aurait des racines idéologiques anciennes non réductibles à la seule période soviétique : « Quand je pense à la Russie future, je mets comme condition indispensable l’apparition de penseurs et de dirigeants qui seront en mesure d’appliquer cette sorte de haine à cette toute-Amérique que je suis maintenant le seul à ressentir au fond de mon cœur impuissant ! Mon sentiment me prophétise qu’un jour viendra où le tsar slave-orthodoxe prendra les rênes du mouvement socialiste et, avec la bénédiction de l’Église, établira un mode de vie socialiste à la place de la bourgeoisie libérale. […] Et toute cette Amérique… au diable12 ! »
Tocqueville et Mahan font des États-Unis la future puissance maritime mondiale, Danilevsky prévoit la remise en cause de l’hégémonie européenne par les États-Unis et la Russie tandis que Tocqueville et
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Leontiev se rejoignent pour discerner une dimension idéologique dans la future opposition russo-américaine.
La Russie-Eurasie, heartland de la géopolitique mondiale Il faut attendre le début du xxe siècle pour que la Russie trouve une place centrale dans les principales écoles géopolitiques. C’est en effet un universitaire et homme politique anglais, Sir Halford J. Mackinder, qui met la puissance continentale au centre de ses théories. Il conceptualise l’existence d’un « pivot géographique de l’histoire13 » qu’il situe au cœur de l’Eurasie. Cet espace, qu’il nomme « heartland », serait, pour la puissance qui le contrôle, une sorte de forteresse imprenable à partir de laquelle elle peut se lancer à la conquête du monde. Pour Mackinder, l’évolution de la planète résulte du rapport de force entre le heartland et les puissances maritimes. Sans le dire explicitement, Mackinder théorise de fait la confrontation entre les puissances anglo-saxonnes et la Russie, l’État qui contrôle le heartland. Mais Mackinder n’a pas été qu’un théoricien, il a aussi exercé une activité directe sur le cours de la géopolitique mondiale. Non seulement il fait partie de la délégation britannique qui a négocié le traité de Versailles, mais il a joint la théorie à la pratique sur le terrain en devenant Haut-Commissaire britannique en Russie du Sud (1919-1920), participant ainsi de manière active aux interventions étrangères lors de la guerre civile russe. Ces années cruciales dans l’histoire du xxe siècle semblent confirmer une première fois les théories de Mackinder. En effet, après la confusion des débuts de la guerre civile, le territoire contrôlé vers 1920 par les Bolchéviks correspond bien au heartland : non seulement la nouvelle puissance communiste parvient, à partir d’une position centrale, à défaire ses ennemis coalisés, ce qui confirme les avantages inhérents au heartland, mais les espaces périphériques que Mackinder avait exclus de son « pivot géographique de l’histoire » sont tous perdus ou occupés par des troupes étrangères : à l’ouest, la Finlande, la Pologne et une partie de l’Europe centrale gagnent leur indépendance ; au sud, les troupes allemandes occupent une partie de l’Ukraine, les troupes anglo-françaises les bords de la mer Noire, tandis qu’à l’est, la Sibérie orientale est occupée par le Japon et les États-Unis. On peut d’ailleurs constater que les territoires perdus plus ou moins temporairement par la Russie au cours de la guerre civile correspondent peu ou prou à ceux des républiques ex-soviétiques indépendantes à partir de 1991.
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Dès le début des années 1920, l’Allemand Karl Haushofer, influencé par Mackinder, mais avec des objectifs tout autres, prône la formation d’un grand « bloc eurasiatique du futur14 » afin de contrer les puissances anglo-saxonnes. C’est dans cette perspective qu’il applaudit à la signature en 1939 du pacte germano-soviétique associé au pacte de non-agression entre le Japon et l’URSS. Le géopoliticien allemand développe à sa façon l’idée eurasienne à l’époque où l’eurasisme s’élabore dans l’émigration russe de l’entre-deux-guerres. Ses principales figures sont le linguiste Nikolaï Troubetskoï, le géographe Piotr Savitsky et l’historien George Vernadsky. Pour les eurasistes, la Russie-Eurasie forme un continent-civilisation à part entière. À l’instar de Mackinder, mais sans s’y référer explicitement, ils considèrent que la Russie-Eurasie occupe une position centrale au cœur de la géopolitique mondiale : « La Russie est beaucoup plus fondée que la Chine à s’appeler “l’empire du milieu” […]. La Russie-Eurasie est le centre du Vieux-monde. Éliminez ce centre et toutes les autres parties, tout le système des marges (l’Europe, le Proche-Orient, l’Iran, l’Inde, l’Indochine, la Chine, le Japon) se transforme en une sorte de “temple en ruine”. Ce monde, situé à l’est des frontières de l’Europe et au nord de l’Asie “classique”, est le lien qui les unit tous. C’est évident dans les temps modernes, cela deviendra encore plus évident dans le futur15. »
Prenant le contre-pied de l’historiographie traditionnelle qui parle de joug tataro-mongol pour désigner la période de domination de la Mongolie, les eurasistes font de la Russie l’héritière de l’empire de Gengis Khan. S’ils admettent l’origine slave de la population russe ainsi que l’influence culturelle de Byzance, ils insistent sur la spécificité de la culture russe qu’ils définissent comme « eurasienne ». Et c’est là la grande originalité de l’eurasisme que de préférer à la primauté d’un héritage ethnoculturel unique la continuité historique et géographique d’un empire multiethnique. Ainsi, la « Russie-Eurasie » serait l’héritière des Scythes, des Huns et des Mongols. Ces conceptions amènent les eurasistes à prôner la tolérance interethnique et religieuse qui apparaît comme la condition indispensable à la cohésion d’un empire eurasiatique. Mais l’une de leurs motivations est aussi de démontrer l’absolue étrangeté de l’Occident pour la Russie. C’est dans cette optique que tout en percevant l’URSS comme un empire eurasiatique héritier de la Russie et avant elle de l’Empire mongol, Nikolaï Troubetskoï affirme que le gouvernement communiste ne fait que poursuivre à sa façon l’européanisation de la Russie
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lancée par Pierre Ier, « détruisant les fondements spirituels de la vie russe, la spécificité nationale, introduisant en Russie les représentations matérialistes qui sont de facto dominantes en Europe et en Amérique16 ». De fait, les eurasistes ne réinterprètent pas seulement l’histoire russe, ils cherchent à élaborer un programme pour la Russie une fois qu’elle sera libérée du communisme. En 1925, Nikolaï Troubetskoï écrit : « Dans les relations internationales, la future Russie, dépositaire consciente de l’héritage de Gengis Khan, ne cherchera pas à devenir une puissance européenne, mais cherchera au contraire à se tenir à distance de l’Europe et de la civilisation européenne. Ayant en mémoire les leçons du passé, elle suivra le développement de la technique européenne et en adoptera les éléments qui lui seront nécessaires, mais elle se protégera par tous les moyens des idées européennes, de la vision du monde européenne et de l’esprit de la culture européenne17. »
La pensée géopolitique développée par Mackinder et les eurasistes au début de xxe siècle continue d’influencer les représentations des élites aussi bien en Russie qu’en Occident. Dans Le Grand Échiquier, publié en 1997, Zbigniew Brzeziński, ancien conseiller du président des États-Unis et membre influent de l’establishment américain, y fait directement référence. Une grande partie de son analyse est d’ailleurs un développement, adapté aux conditions géopolitiques actuelles, des idées de Mackinder et de son disciple américain Spykman. Et dans le système de Brzeziński comme dans celui de ses prédécesseurs, l’Eurasie est au centre de la géopolitique mondiale et la Russie occupe toujours la place d’adversaire numéro un des puissances anglo-saxonnes. Ceci est d’autant plus remarquable que l’auteur écrit au milieu des années 1990, à un moment où la Russie est plongée dans une crise sans précédent qui fait dire à la grande majorité des analystes que Moscou ne peut prétendre tout au plus qu’au rang de puissance régionale. Brzeziński ne partage pas cette vision des choses. Non content de préférer la Russie à la Chine en tant qu’adversaire stratégique pour les États-Unis, il propose de poursuivre le rapprochement avec cette dernière afin de contrer un retour probable de Moscou : « Dans l’Eurasie prise dans son ensemble, seul un approfondissement de l’entente stratégique entre les États-Unis et la Chine pourrait enraciner le pluralisme. En conséquence, la politique visant à inclure cette dernière dans un dialogue stratégique sérieux […] représente la première étape nécessaire pour l’inciter à s’intéresser à une entente avec
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l’Amérique, entente qui refléterait les intérêts géopolitiques c ommuns de ces deux pays (en particulier en Asie du Nord-Est et en Asie centrale)18. »
Selon Brzeziński, l’un des objectifs principaux des États-Unis dans l’espace postsoviétique est d’empêcher tout rapprochement russo-ukrainien car d’après lui, sans l’Ukraine, la Russie cesserait d’être un empire. On le voit, contrairement aux élites libérales russes des années 1990, qui ont semblé croire à la fin de l’histoire et de la géopolitique, les élites américaines continuent à penser en termes de rapports de force et ne voient pas en la Russie de Boris Eltsine un partenaire en voie de démocratisation mais un adversaire potentiel dont Brzeziński prévoit le retour sur la scène internationale : « La Russie, est-il besoin de le préciser, reste un joueur de premier plan. Et ce, malgré l’affaiblissement de l’État et le malaise prolongé du pays. Sa seule existence exerce une influence majeure sur les nouveaux États indépendants de l’ex-Union soviétique. La Russie a de hautes ambitions géopolitiques qu’elle exprime de plus en plus ouvertement. Dès qu’elle aura recouvré ses forces, l’ensemble de ses voisins, à l’est comme à l’ouest, devront compter avec son influence19. »
Le scénario d’un retour de Moscou sur la scène internationale pronostiqué par Zbigniew Brzezinski dans les années 1990 s’appuie sur les précédents historiques prouvant la capacité de l’État russe à surmonter des phases de graves difficultés intérieures. Il s’appuie également sur le constat que la Russie garde, de par sa position géographique et ses dimensions territoriales, le potentiel nécessaire à une politique de grande puissance.
Aux sources de la puissance Malgré les pertes territoriales considérables dues à l’éclatement de l’URSS, la Russie reste un pays continent dont les dimensions demeurent difficiles à appréhender au-delà des superlatifs. La Fédération de Russie est toujours l’État le plus étendu de la planète avec 17 millions de km2, soit 33 fois la France et deux fois le Brésil. La superficie du territoire russe équivaut à celle du continent sud- américain. La distance à vol d’oiseau entre Kaliningrad et Vladivostok est de 7 350 km alors même que Moscou est à seulement 2 500 km de Paris, ce qui illustre à la fois les immensités contrôlées par la
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puissance russe mais aussi des proximités physiques bien différentes des réa lités politiques. L’immensité est synonyme de richesses en ressources naturelles dont l’abondance a marqué le développement du pays. La Russie est aussi un État multinational dont Moscou doit gérer la diversité ethnonationale et religieuse avec le poids de l’héritage soviétique en la matière. Les trois quarts de ses 145 millions d’habitants résident dans la Russie européenne tandis que la partie asiatique du pays (Sibérie et Extrême-Orient) représente seulement un quart des habitants sur les trois quarts d’un territoire où les densités sont particulièrement faibles.
Des ressources abondantes Ce n’est sans doute pas un hasard si c’est un Russe, Dmitri Mendeleïev, qui est l’inventeur en 1869 du tableau périodique des éléments que l’on retrouve tous en plus ou moins grande proportion dans le sous-sol du pays. La Russie est classée au premier rang mondial pour les réserves de gaz et au second rang pour le charbon. Elle détient les quatrièmes réserves d’uranium et les cinquièmes réserves pour le pétrole conventionnel. Gaz, pétrole et charbon représentent à eux seuls près des deux tiers des exportations russes. La Russie, qui est le deuxième producteur mondial de diamants, produit également des métaux non ferreux en quantité (nickel, platine, or, etc.) et reste un important producteur d’acier et d’aluminium. Dès le xviie siècle, Moscou s’était appuyée sur ces ressources pour développer une industrie essentiellement tournée vers les besoins du pays en armements, tradition qui sera reprise et systématisée par l’Union soviétique qui a fait de l’industrie lourde le cœur d’une économie fortement militarisée. Le pays développe également la production de minéraux stratégiques utilisés pour des nouvelles technologies industrielles : premier producteur de palladium, la Russie investit désormais dans les terres rares, qu’elle détient en abondance, mais dont la production est totalement dominée par la Chine. De fait, au-delà de la richesse du sous-sol russe, l’importance des réserves est très inégale en fonction des minéraux concernés et leur exploitation reste tributaire de lourds investissements plus ou moins rentables. Aussi, la Russie importe un certain nombre de matières premières nécessaires à son industrie (à l’instar du bauxite ou de l’uranium). En effet, même en cas de gisements connus, l’accès aux ressources est souvent rendu difficile du fait des contraintes climatiques et des difficultés d’accès liées à l’éloignement des infrastructures de transport,
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phénomène qui a tendance à se renforcer à mesure que les nouveaux gisements se situent toujours plus au nord (régions arctiques) et à l’est (Sibérie orientale et Extrême-Orient). La Russie est aussi le pays des hautes latitudes qui impliquent des conditions de vie et de mise en valeur difficiles sur une partie importante du territoire. Plus de 90 % du territoire russe se situe au nord du 50e parallèle, une situation comparable à celle du Canada. De plus, la masse eurasiatique place l’espace russe dans une situation d’hypercontinentalité du fait de l’éloignement des « mers chaudes » : « dans son enveloppe territoriale actuelle, 91 % de sa surface et 88 % de sa population se trouvent à plus de 500 km d’un littoral “accessible à la navigation toute l’année”20 » soit une situation inverse au reste de l’humanité dont la population et les activités sont très majoritairement concentrées sur les régions littorales. Cependant, l’abondance des ressources ne s’arrête pas au sous-sol. Malgré l’étendue des zones climatiques difficiles et des milieux ingrats (toundra, taïga, zones marécageuses et de montagne), la Russie reste bien dotée en terres agricoles avec une surface agricole utile représentant 13 % du territoire. Les terres arables comptent pour environ 8 % du total, soit 0,9 hectare de terres arables par habitant contre 0,3 pour la France. Avec ses grands fleuves, le pays bénéficie aussi d’un important potentiel de production hydroélectrique en partie mis en valeur sur la Volga et en Sibérie méridionale. La Russie est également connue pour ses forêts qui recouvrent environ la moitié de son territoire : avec 20 % des surfaces mondiales, elle détient la plus importante surface forestière au monde devant le Brésil. Elle est un important exportateur de bois vers l’Union européenne et la Chine, mais le Kremlin resserre progressivement son emprise sur le secteur afin de favoriser la transformation en Russie. De fait, si cette abondance en ressources assure d’importants revenus à l’État russe, l’enjeu principal réside dans la montée en gamme des industries de transformation et dans la diversification et la modernisation de l’économie. L’aménagement d’un territoire aussi immense est également un défi qui renvoie notamment au coût des infrastructures de transport qui doivent couvrir de grandes distances pour relier des foyers de peuplement relativement peu peuplés.
Un pays multi-ethnique Au-delà de la diversité des ressources et des paysages, l’immensité du territoire russe est également synonyme de diversité ethnolinguistique
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et religieuse. Certes, avec la perte des périphéries lors de la chute de l’URSS, les Russes ethniques sont devenus très majoritaires au sein de la nouvelle Russie avec près de 80 % de la population totale. Néanmoins, le pays compte plus de 190 nationalités (ethnies) réparties inégalement sur le territoire et représentant quelques centaines à plusieurs millions d’habitants. En dehors des Russes ethniques, les Tatars sont la principale nationalité avec plus 5 millions de personnes (soit 3,7 % de la population totale) suivis par les Ukrainiens (environ 2 millions), les Bachkirs (1,6 million) et les Tchouvaches (1,4 million). La région où les Non-Russes sont proportionnellement les plus nombreux est le Nord-Caucase mais la population y est divisée en de très nombreux groupes ethniques dont une partie bénéficie d’une république éponyme (Tchétchénie, Ingouchie, Ossétie, etc.). Les principales confessions historiques, qui bénéficient du statut privilégié de religions traditionnelles reconnues par la législation russe, sont l’orthodoxie (75 %), l’islam (moins de 10 %), le bouddhisme et le judaïsme. La structure administrative russe, héritée de la gestion soviétique des nationalités, reflète cette diversité au travers de l’organisation fédérale du pays. Au sortir de l’URSS, la Fédération de Russie comporte 89 sujets (régions) au statut différent : 46 oblast et 9 kraï correspondent à de simples divisions administratives et sont très majoritairement peuplées de Russes ethniques ; deux villes fédérales (Saint-Pétersbourg et Moscou) qui sont également les deux « sujets » les plus peuplés ; 21 républiques ainsi que dix territoires autonomes qui ont été créés selon une logique ethnique. Dans les années 1990, ce magmat administratif est la toile de fond des forces centrifuges qui se sont ouvertement exprimées à la faveur de la crise multiforme dans laquelle se débattait l’État russe. Le conflit tchétchène en est l’expression la plus grave, mais les revendications d’autonomie d’autres territoires confinaient également à l’indépendantisme à l’instar du Tatarstan. Le centre est alors si affaibli qu’il en est réduit à signer des traités de répartition des compétences avec la moitié des sujets de la Fédération dans le cadre d’un « fédéralisme à la carte ». Au début des années 2000, Vladimir Poutine entreprend de rétablir la « verticale du pouvoir » et regroupe l’ensemble des sujets au sein de sept districts fédéraux avec à leur tête un superpréfet chargé de mettre en conformité constitutions républicaines et loi régionales avec la constitution et les lois fédérales. De plus, les gouverneurs perdent leur statut de sénateur (et donc leur immunité parlementaire) tandis qu’en 2004 le Kremlin se réapproprie le droit de les démettre de leurs fonctions.
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Le gouvernement russe en profite pour réformer la perception de l’impôt au profit du gouvernement fédéral, ce qui lui permet de retrouver sa capacité de redistribution. Plus largement, Vladimir Poutine juge inacceptable que certains sujets (les républiques) bénéficient d’un traitement privilégié par rapport aux autres : il impose donc une uniformisation des relations entre le centre et les régions, les territoires ethniques (républiques et territoires autonomes) conservant une plus grande autonomie dans le domaine linguistique et culturel. Cependant, dans plus de la moitié des républiques et territoires autonomes, les Russes ethniques sont largement majoritaires et moins d’une dizaine de républiques de petite taille comportent une forte majorité non-russe, ce qui limite considérablement les risques réels pour l’intégrité territoriale du pays, à l’exception sans doute du Nord-Caucase. Si la fusion de quelques territoires autonomes avec leur région d’origine au début des années 2000 avait ramené le nombre de sujets à 83, l’annexion de la Crimée en 2014, bien que non reconnue par la communauté internationale, conduit à l’apparition de deux sujets supplémentaires (la république de Crimée et la ville fédérale de Sébastopol) qui ont été intégrés à marche forcée dans le champ juridique russe. D’un côté, la recentralisation poutinienne a mis fin à une situation proche de l’anarchie, unifié l’espace légal et normatif russe et limité les excès de la collusion entre gouverneurs et milieux économiques régionaux. De l’autre, la rotation de gouverneurs sans attache régionale associée à la centralisation des revenus budgétaires limite la marge de manœuvre des exécutifs régionaux pour investir dans le dévelop pement structuré des territoires.
Russie européenne : Moscou et le désert russe Avec environ 3,8 millions de km2 la Russie européenne représente un peu moins du quart de la surface totale du pays mais elle occupe un tiers du continent européen et équivaut à 7 fois la taille du territoire français. Elle s’étend des frontières occidentales du pays (avec les Républiques baltes, la Biélorussie et l’Ukraine) à la chaîne de l’Oural et de la mer de Barents au nord aux chaînes du Caucase au sud. Avec environ 110 millions d’habitants, elle représente plus des trois quarts de la population russe ainsi que la grande majorité des grandes villes.
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UKRAINE
Komis
TADJIKISTAN
OUZBÉKISTAN
OURAL
Iamalo-Nenets Khanty-Mansi
Nenets
KHIRGHIZISTAN
KAZAKHSTAN
Bachkortostan
Carte2_Nouvelle_Russie
carl format 195x115
3 2 Tatarstan 1
VOLGA
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TURKMÉNISTAN
CAUCASE
7 8 6 NORD-
5
SUD
CENTRE
Mer Caspienne
AZERBAÏDJAN
GÉORGIE ARMÉNIE
Mer Noire Sébastopol République de Crimée 12 11 10 9
BIÉLARUSSIE ROUMANIE MOSCOU BULGARIE MOLDAVIE
NORD-OUEST
Carélie Saint-Pétersbourg
RÉP. TCHÈQUE POLOGNE LETTONIE SLOVAQUIE ESTONIE LITUANIE HONGRIE
RDA
Altaï
0
Touva
Iakoutie
EXTRÊME-ORIENT
à l’équateur
1 000 km
Bouriatie
MONGOLIE
Cadre arrondi ???
Khakassie
SIBÉRIE
OCÉAN GLACIAL ARCTIQUE
Pôle Nord
La nouvelle Russie
Oblast autonome juif
CORÉE DU NORD
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
Oudmourtie Mari-El Tchouvachie Mordovie Kalmoutie Daghestan Tchétchénie Ingouchie Ossétie du Nord Kabardino-Balkarie Karatchaïs-Tcherkesses Adyghés
Républiques ex-soviétiques Ancien glacis soviétique
Villes à statut fédéral
Oblast autonome
Source : Compilation de l’auteur.
OCÉAN PACIFIQUE
Oblast et Kraï
Territoires autonomes
Républiques
Structure administrative de la Russie
Limites des « districts » fédéraux
Un phénix géopolitique
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La concentration des richesses et des services dans les capitales russes – à Saint-Pétersbourg et surtout à Moscou et sa région – créent un puissant courant migratoire en provenance de l’ensemble du territoire russe, singulièrement des périphéries (Caucase, Sibérie et Extrême-Orient), ce qui accentue certains déséquilibres démo graphiques et territoriaux existants. Ainsi, alors que la Russie est touchée par une crise démographique depuis la fin de l’URSS, Moscou et sa région ont connu une croissance démographique régulière grâce à l’afflux migratoire en provenance du reste de la Russie et des républiques ex-soviétiques : si la mégalopole moscovite représentait déjà 15,6 millions d’habitants en 1990 (moins de 11 % de la population russe), elle compte 20,4 millions en 2020 (soit 14 % du total). De fait, Moscou fait partie des métropoles mondiales avec la concentration des activités de commandement politiques (gouvernement fédéral russe, parlement, etc.), économiques (sièges sociaux de la quasi-totalité des grands groupes russes), des flux financiers internes et externes. La capitale russe, malgré la chute de l’URSS, continue de rayonner largement au-delà des frontières de la Fédération de Russie grâce à de très importants moyens financiers, à l’influence de la Russie dans son étranger proche ainsi qu’à l’absence de concurrence dans son espace de référence : l’agglomération moscovite est la plus peuplée du continent européen, elle est surtout le seul centre urbain de niveau mondial pour toute l’Eurasie septentrionale. La ville exerce également une influence culturelle et médiatique de premier plan (le « show-business » moscovite bénéficie de moyens financiers considérables) sur l’ensemble de l’Eurasie postsoviétique ainsi qu’auprès des diasporas russophones (Israël, Allemagne…). Cependant, si cette situation permet à la Russie de s’insérer dans les réseaux d’échelle mondiale et conforte l’influence russe sur son étranger proche, elle est synonyme de déséquilibres territoriaux opposant Moscou et le « désert russe » mais aussi la partie européenne de la Russie à la partie asiatique. Leurs effets sont démultipliés par la déficience des infrastructures sociales et de transport. De fait, la Russie centrale qui environne la capitale russe souffre d’une véritable désertification due aux effets conjugués d’un phénomène d’aspiration de l’agglomération moscovite et de milieux ruraux marqués par une agriculture en difficulté. On constate cependant que les villes moyennes de la région semblent connaître un renouveau ces dernières années grâce au développement du tourisme intérieur et à l’arrivée de néo-ruraux fuyant la mégalopole moscovite.
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Cependant, deux autres pôles permettent un certain rééquilibrage territorial à l’échelle de la Russie européenne. En premier lieu, Saint-Pétersbourg, la « deuxième capitale », bénéficie comme Moscou du statut de ville fédérale et compte 5,3 millions d’habitants (plus de 7 millions en comptant le vaste oblast de Leningrad). Située sur le golfe de Finlande, elle fait à nouveau figure de fenêtre de la Russie sur l’Europe depuis l’indépendance des États baltes. Les autorités russes ont d’ailleurs entrepris une politique de réorientation des échanges commerciaux vers Saint-Pétersbourg et sa région (construction d’avantports sur les rives du golfe de Finlande) et incitent les grandes entreprises russes à y investir, à l’image de Gazprom qui y a transféré son siège social (cf. chapitre 3). D’autre part, au sud du pays, le kraï de Krasnodar, troisième région de Russie par sa population avec ses 5,6 millions d’habitants, est un territoire attractif qui bénéficie du développement portuaire (port de Novorossiisk pour les exportations pétrolières et céréalières) et touristique de sa façade pontique, tout en s’appuyant sur une agriculture dynamique et diversifiée. La ville de Sotchi, centre touristique majeur avec sa riviera et ses pistes de ski, y fait figure de troisième capitale russe tant elle est appréciée du président Poutine qui y séjourne régulièrement et y reçoit ses hôtes de marque. Le sud de la Russie et sa façade pontique ont vu leur rôle renforcé avec l’annexion de la Crimée et de Sébastopol qui ont incité les autorités fédérales à multiplier les investissements en infrastructures (pont de Crimée) qui profitent à la région. Plus à l’est, les villes de Kazan (capitale du Tatarstan) sur la Volga et d’Ekaterinbourg, qui fait figure de capitale de l’Oural, bénéficient d’un certain dynamisme grâce à une industrie diversifiée, des infrastructures relativement développées et des connexions internationales. Suffisamment éloignées de Moscou pour ne pas subir sa concurrence, elles font figure de relais entre la capitale russe et les régions de production de matières premières plus au nord et à l’est. Plusieurs autres villes millionnaires russes se situent dans la région volgienne (Nijni Novgorod, Samara, Volgograd). Elles devraient contribuer en principe au maillage territorial en faisant office de pôles régionaux mais ont des difficultés à trouver leur place du fait de difficultés économiques récurrentes et d’un manque de structuration fonctionnel du système urbain. Le Nord-Caucase, majoritairement musulman, est l’une des seules régions à connaître un solde naturel nettement positif, mais c’est aussi l’une des régions les plus pauvres de la Fédération avec un fort taux de chômage qui s’accompagne de tensions sociales et ethnoreligieuses
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ainsi que d’une forte émigration vers les grands centres urbains du pays. C’est pour mieux prendre en compte les spécificités de la région que le Kremlin a créé un district fédéral spécifique au Nord-Caucase en 2010.
Russie d’Asie : l’hinterland de la puissance russe « La puissance russe se développera en Sibérie et dans l’océan Arctique. » Mikhaïl Lomonossov, 1763.
La Russie d’Asie, qui comprend la Sibérie et l’Extrême-Orient russe, se caractérise par l’immensité de son territoire qui contribue largement à ce que la Fédération de Russie reste un pays-continent. En effet, avec 13,2 millions de km², la partie asiatique de la Russie représente un peu plus de 74 % du territoire russe, soit une superficie plus importante que n’importe quel pays au monde : son seul territoire asiatique fait de la Russie le pays le plus étendu d’Asie, loin devant la Chine (9,6 millions de km²). La Russie d’Asie, qui occupe toute la partie septentrionale du continent asiatique, est un ensemble massif s’étendant d’est en ouest sur 6 000 km (des monts Oural à l’océan Pacifique) et sur 2 000 km du nord au sud (de l’océan glacial Arctique aux frontières avec la Chine et la Mongolie). Avec moins de 33 millions d’habitants, ce qui équivaut à la population totale du Canada, c’est un espace marqué par une densité remarquablement basse (2,3 habitants par kilomètres carrés) qui varie cependant beaucoup entre les espaces septentrionaux au peuplement diffus et les régions méridionales et occidentales relativement plus peuplées. Le peuplement de la Russie asiatique a longtemps été mené de manière volontariste par un État central soucieux de mieux contrôler ces espaces et de disposer d’une main-d’œuvre suffisante pour en exploiter les richesses. Mais avec la fin des avantages sociaux procurés par le système soviétique, les flux migratoires se sont brusquement inversés, se traduisant par un vaste mouvement de départs vers l’ouest et le sud de la Russie. Au total, la Russie d’Asie a perdu 2,6 millions d’habitants entre 1989 et 2006. Face à cette situation préoccupante, les autorités russes ont entrepris de réintégrer le développement des régions orientales dans une stratégie d’ensemble qui est mise en œuvre par un ministère chargé du développement de l’Extrême-Orient russe créé en 2012. Les autorités russes procèdent à la modernisation des axes de transport et à la construction de nouvelles infrastructures énergétiques. Moscou renoue également
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avec une politique d’incitation financière : avantages fiscaux, subvention des liaisons aériennes entre l’Extrême-Orient russe et la Russie européenne. Enfin, le Kremlin semble prendre davantage en compte les spécificités régionales de ses immenses possessions asiatiques. La Sibérie occidentale est fortement intégrée à l’économie de la Russie européenne à laquelle elle fournit ses matières premières. La production pétro-gazière de cette région est au cœur de la prospérité économique de la Russie contemporaine : malgré des conditions d’extraction particulièrement complexes, la Sibérie occidentale contribue pour les deux tiers de la production pétrolière russe et même pour plus de 90 % de l’extraction gazière. L’industrie d’extraction est concentrée dans la partie septentrionale de la Sibérie occidentale, tout particulièrement les districts autonomes de Iamalo-Nenets et KhantysMansis qui dépendent de l’oblast de Tioumen. Malgré la captation de la majeure partie des revenus par le centre fédéral, la région est la plus riche de Russie après Moscou. Moins prospère, la partie méridionale de la Sibérie occidentale est néanmoins caractérisée par une économie plus diversifiée. Troisième ville de Russie avec son 1,5 million d’habitants, Novossibirsk apparaît comme la véritable « capitale » de la Sibérie. La Sibérie orientale s’impose progressivement comme un nouveau centre de production d’hydrocarbures. Sa position excentrée par rapport aux grandes régions de consommation russes et européennes ainsi que la forte croissance de la demande asiatique incitent les autorités russes à favoriser la construction de tubes tournés vers l’Extrême-Orient russe et la Chine à l’exemple de l’oléoduc Sibérie orientale-Pacifique. Aux abords du Transsibérien, l’agglomération de Krasnoïarsk a atteint le million d’habitants en 2012, confirmant le retour d’un certain dynamisme lié notamment à ses fonctions de base arrière des fronts pionniers du bassin inférieur de l’Ienisseï. L’Extrême-Orient russe est, à l’opposé du reste du territoire russe, dominé par de grands ensembles montagneux qui couvrent près des 9/10e de sa superficie et séparent la Sibérie orientale du littoral pacifique. Le coût et les difficultés techniques liés à la construction d’infrastructures dans de vastes espaces montagneux pratiquement inoccupés ont freiné la constitution d’un espace économique unifié et cohérent. Ainsi, la construction de la ligne ferroviaire du BAM (Baikal-AmourMagistral) a débuté dans les années 1930 pour durer plus d’un demisiècle entraînant des dépenses très lourdes dans les années 1970-1980. Long de près de 4 300 km, le BAM passe au nord du Baïkal pour aboutir sur le détroit de Tartarie en face de l’île de Sakhaline.
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Désormais, les autorités russes investissent dans l’augmentation des capacités du BAM qui devrait être utilisé prioritairement pour le transport de pondéreux (exportation de charbon), tandis que le Transsibérien devrait privilégier le transport de passagers et de containers. C’est également en Transbaïkalie qu’a été achevé en 2010 – soit près d’un siècle après le Transsibérien – le dernier tronçon de l’autoroute permettant de relier Moscou à Vladivostok. La partie méridionale de l’Extrême-Orient située sur la côte pacifique apparaît comme la plus peuplée et la mieux aménagée : plus des trois quarts de la population d’Extrême-Orient et la quasi-totalité de son agriculture y sont concentrés. On y trouve les deux principales agglomérations, Khabarovsk (570 000 habitants) et Vladivostok (620 000 habitants) qui se situent toutes deux à quelques dizaines de kilomètres de la frontière chinoise. C’est bien dans cette région que les craintes russes au sujet de la pression démographique chinoise semblent être les plus fondées. Mais avec une population évaluée à environ 150 000 personnes pour tout l’Extrême-Orient russe, la présence chinoise n’en reste pas moins relativement modeste et inférieure à ce qu’elle était au début du xxe siècle. De plus, le Nord-Est chinois est la seule région de Chine à perdre des habitants du fait de l’émigration vers les régions plus prospères du sud du pays. La pression démographique chinoise est donc surestimée et de moins en moins d’actualité puisque la Chine connaît à son tour d’importants problèmes de vieillissement et de déficit des naissances. Dans tous les cas, le Primorié et sa capitale Vladivostok se sont largement ouverts aux échanges avec les voisins asiatiques, les autorités russes tentant désormais d’en faire un atout pour l’insertion de la Russie dans la dynamique économique de l’Asie-Pacifique.
Le Grand-Nord russe : un espace stratégique Le Grand-Nord russe avait fait l’objet d’une politique de développement et de peuplement volontariste sous l’Union soviétique. Dans un premier temps largement coercitive, au travers du travail forcé (Goulag), elle avait ensuite été portée par un ensemble de mesures incitatives dont l’emblématique « prime du nord ». L’effondrement de l’URSS a mis un coup d’arrêt brutal à cette politique avec l’abandon par l’État central des populations à leur sort. Ces régions ont alors été touchées par un déclin démographique beaucoup plus important que dans le reste de la Russie, avec une mortalité très élevée liée à des problèmes socio-économiques exacerbés.
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Cependant, la forte émigration qui a touché le Grand-Nord a souvent été présentée de manière entièrement négative comme un rétrécissement de l’œkoumène russe. Pourtant, si les départs massifs du GrandNord ont pu parfois être excessifs, ils correspondent sans doute dans leur ensemble à un correctif nécessaire après des décennies d’implantation volontariste très coûteuse et pas nécessairement justifiée économiquement ni humainement (dureté des conditions de vie aux hautes latitudes). De fait, l’un des paradoxes de la situation héritée de l’ère soviétique est que le Grand-Nord russe apparaît comme relativement « surpeuplé » par rapport aux territoires de même latitude (Alaska, Grand-Nord canadien). À partir de la fin des années 2000, l’État russe entreprend un retour dans le Grand-Nord afin de réaffirmer progressivement son emprise sur une périphérie stratégique en termes de ressources. Cette « reconquête » a été formalisée en 2008 avec l’adoption par le Kremlin des « Principes de la politique étatique de la Fédération de Russie dans l’Arctique » qui définit les territoires de la « zone arctique » dans la continuité de définitions adoptées sous l’Union soviétique avec à la clé des programmes de développement spécifiques qui transcendent le découpage administratif régional. Deux axes complémentaires de développement sont mis en avant : l’intensification de l’exploitation des ressources minières, singulièrement des hydrocarbures, doit permettre à la Russie de consolider les revenus tirés de leur exploitation et de leur exportation ; le développement de la route maritime du Nord (sevmorput’) avec l’ambition d’en faire une voie de transit entre l’Asie et l’Europe. La grande majorité des hydrocarbures russes sont déjà exploités dans le Grand-Nord (Sibérie occidentale). Mais le sous-sol des régions arctiques contient également d’autres richesses minières dont une partie a été mise en valeur sous l’Union soviétique. À cet égard, la ville de Norilsk fait figure de cas d’école. Considérée comme l’agglomération la plus septentrionale au monde (environ 180 000 habitants), elle cumule les superlatifs liés au combinat métallurgique pour lequel elle a été construite par les prisonniers du Goulag dans les années 1930. Le combinat produit 35 % du palladium au niveau mondial, 25 % du platine, 20 % de la production mondiale de nickel… Les revenus générés sont tels qu’ils permettent au combinat, désormais contrôlé par un groupe d’oligarques, d’offrir des avantages assez importants pour continuer d’attirer des travailleurs qualifiés alors même qu’aux conditions de vie extrêmes liées à la latitude s’ajoute une pollution de très grande ampleur.
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Envisagée dès le xviiie siècle par Lomonossov comme un axe de développement de la puissance russe, la voie maritime du Nord est développée sous l’Union soviétique afin de disposer d’un axe de circulation maritime indépendant qui permette de désenclaver les régions septentrionales du pays. Avec le réchauffement climatique qui entraîne une augmentation de la période de navigation, les autorités russes mettent désormais en avant cette voie comme une alternative pour les liaisons maritimes entre l’Asie et l’Europe. En réalité, si le trafic augmente régulièrement depuis le début des années 2010, il est surtout porté par l’exportation des ressources russes sur le marché mondial. En effet, les contraintes pour le trafic international restent nombreuses : nécessité de coques résistantes, faiblesse des infrastructures portuaires et de navigation, recours au brise-glace, nuit polaire, etc. Les autorités russes n’en ont pas moins entrepris d’investir dans les infrastructures portuaires en les équipant notamment de centres de sauvetage et procèdent à la construction d’une flotte – unique au monde – de brise-glace à propulsion nucléaire. Par ailleurs, la Russie se fonde sur la convention de l’ONU sur le droit de la mer pour appuyer ses prétentions territoriales sur le bassin arctique, où elle souhaite repousser sa frontière maritime jusqu’au Pôle Nord afin d’englober une zone d’environ 1,2 million de km2. Il s’agit non seulement de s’approprier d’immenses réserves potentielles de matières premières off-shores mais aussi de renforcer son contrôle sur la route maritime du Nord dans un contexte de fonte de la calotte glaciaire arctique. Dès 2001, Moscou dépose une demande officielle auprès de l’ONU pour la reconnaissance de l’extension de son plateau continental grâce aux dorsales Lomonossov et Mendeleïev présentées comme les prolongements naturels du territoire russe. Le caractère stratégique de cet espace pour la puissance russe explique la réactivation des infrastructures militaires sur les quelque 22 600 km de côtes que compte la façade arctique russe. Il s’agit à la fois de contrôler un espace stratégique pour l’économie russe et de consolider la dissuasion nucléaire russe qui s’appuie notamment sur les sous-marins nucléaires construits à Severodvinsk près d’Arkhangelsk et basés en mer de Barents et dans la péninsule de Kola.
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*** Les fondements de la puissance russe sont définis par l’immensité de son territoire et sa position géographique au cœur de l’Eurasie (heartland). L’immensité est synonyme d’abondance en ressources naturelles et de profondeur stratégique, tandis que la position géographique de la Russie lui permet d’établir des relations directes et indépendantes avec un grand nombre d’États et de régions situés à la périphérie du continent eurasiatique. Cette situation de puissance continentale centrale lui offre une sorte de protection vis-à-vis des puissances extérieures (maritimes) et par conséquent une certaine liberté de mouvement. Ce sont ces éléments, bien connus de la tradition géopolitique anglo-saxonne, qui permettent à un Zbigniew Brzeziński de prédire le retour de la Russie (tout en préconisant de tout faire pour l’en empêcher) à un moment où beaucoup la regardaient comme durablement hors-jeu. Cependant, ces mêmes caractéristiques sont sources de contraintes, parmi lesquelles les difficultés de maîtrise du territoire (distances, diversité des milieux et des populations, continentalité), un certain isolement (difficulté d’accès à l’Océan mondial) ainsi que la pression des puissances voisines sur ses marges. De fait, la Russie contemporaine est frontalière des principales grandes puissances économiques : Union européenne, Chine, Japon, États-Unis, tout en étant aux prises avec des ensembles régionaux instables mais stratégiques (MoyenOrient, Caucase, Iran, Asie centrale/Afghanistan, etc.). La position « centrale » de la Russie semble donc confortée par la situation géopolitique contemporaine, ce qui lui permet de poursuivre le rééquilibrage de ses relations économiques avec l’Europe au profit de l’activation de ses liens avec l’Asie pacifique. Mais dans le même temps, l’élargissement des structures euro-atlantiques à l’ouest et le dynamisme chinois à l’est menacent l’État russe de marginalisation. Le risque pour la Russie est de se transformer en un vaste espace périphérique dominé par les puissances européennes et asiatiques. Cette dialectique entre centralité géopolitique et risque de marginalisation économique et démographique, si elle n’est pas vraiment nouvelle à l’échelle de l’histoire russe, n’en a pas moins une influence majeure sur le comportement des élites politiques russes contemporaines.
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L
a Russie a souvent été comparée à un collosse aux pieds d’argile. L’éclatement de l’URSS, soixante-dix ans après l’effondrement de l’Empire russe, semble confirmer la pertinence de cette comparaison. Pour certains, Moscou mène à nouveau une politique de puissance audessus de ses moyens. Ils pointent du doigt les faiblesses d’une économie de rente ainsi que l’ampleur de la crise démographique russe. Entre déclin et renouveau, la nouvelle Russie parviendrait-elle à relever ces défis afin de consolider les bases de sa puissance et d’effectuer un retour durable sur la scène internationale ?
Relever le défi démographique « Notre démographie se trouve dans une situation très difficile. » Dmitri Peskov, porte-parole du Kremlin, 31 mars 2021.
À l’exception de quelques années de répit au début des années 2010, la Russie souffre d’un solde naturel négatif depuis près de 30 ans. Cette situation est à la fois la conséquence lointaine des pertes humaines considérables de la Seconde Guerre mondiale qui pèsent sur la pyramide des âges, du marasme des années 1990 et d’un ensemble de facteurs socio-économiques et environnementaux négatifs hérités de la période soviétique dont les effets se font encore sentir aujourd’hui. Le gouvernement russe a mis en place une politique nataliste depuis la fin des années 2000 tandis que l’espérance de vie croît rapidement depuis 15 ans. Mais seule l’immigration massive en provenance des pays voisins permet de stabiliser la situation, non sans de nombreux enjeux en termes d’intégration et d’équilibres ethnolinguistiques et religieux.
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Une crise démographique en héritage La catastrophe des années 1990 L’Union soviétique sort de la Seconde Guerre mondiale considérablement affaiblie par des pertes humaines estimées à 28 millions de personnes dont environ 20 millions de civils : non seulement l’Allemagne nazie a dépensé les deux tiers de sa puissance de feu sur le front soviétique mais l’occupation a donné lieu à des degrés de violence et de destruction effroyables. La pyramide des âges russe en a été durablement affectée avec des classes creuses qui ont tendance à se perpétuer à travers les générations. Dans les années 1990, la rapide dégradation des conditions socio-économiques et sanitaires ainsi que le choc psychologique, lié à un sentiment de déclassement des individus comme du pays dans son ensemble, se sont accompagnées d’une grave crise démographique. De 1993 à 2005, la Russie connaît ainsi des pertes annuelles de plus 750 000 personnes, chiffre atteignant certaines années près d’un million de personnes. Ces pertes humaines sont alors comparables à celles d’un pays en état de guerre. Seule une forte immigration, qui correspond tout d’abord à un mouvement de « retour » des Russes puis à l’afflux de migrants économiques des autres républiques ex-soviétiques, a permis de compenser en bonne partie cette hémorragie. Cette situation catastrophique n’a pas manqué de susciter les pires craintes sur l’avenir du peuple russe, contribuant à alimenter un sentiment de déclin irréversible.
Le renouveau des années 2000 La stabilisation politique et la forte croissance du niveau de vie des années 2000 ont été suivies d’une lente amélioration de la situation démographique. Dans le même temps, le gouvernement a engagé une politique volontariste afin d’améliorer la démographie du pays en augmentant les dépenses sociales tout en légiférant dans le domaine de la santé publique (lois antitabac, etc.). En 2007, le Kremlin publie un document programmatique intitulé « Conception de la politique démographique de la Fédération de Russie jusqu’en 2025 » qui fixe pour objectif un retour à une croissance démographique modérée qui doit permettre au pays de stabiliser sa population aux alentours de 145 millions d’habitants. Pour ce faire, la politique gouvernementale est censée s’attaquer à une série de problèmes socio-économiques et sanitaires devant contribuer à une baisse de la mortalité et une amélioration de la natalité. La même année, le gouvernement russe relance une politique nataliste avec un doublement du montant des allocations
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familiales (tombées à niveau très faible du fait de l’inflation) et surtout la création d’un « capital maternel » d’environ 7 000 euros attribué à partir du deuxième enfant. La somme élevée de ce capital est destinée à des dépenses précises telles que l’amélioration des conditions de logement ou les études des enfants. L’objectif de ce programme est d’inciter les Russes à avoir au moins un deuxième enfant alors qu’ils s’en tenaient depuis les années 1990 au modèle de l’enfant unique suscité par les difficultés socio-économiques et les changements sociétaux : au début des années 2000, l’indice de fécondité russe est l’un des plus faibles au monde, oscillant entre 1,1 et 1,3 enfant par femme. Dans le même temps, le gouvernement russe lance trois programmes nationaux prioritaires consacrés à la santé, à l’éducation et au logement afin d’améliorer les conditions de vie de la population et de tenter de relever le défi démographique. De fait, les principaux indicateurs s’améliorent rapidement et en 2012 la Russie connaît un solde naturel positif pour la première fois depuis la fin de l’URSS. Avec un taux de natalité de 13 pour mille et 1,7 enfant par femme, la Russie fait alors mieux que l’ensemble des pays d’Europe centrale et orientale ainsi que de nombreux pays d’Europe occidentale. D’autres évolutions favorables ont eu lieu depuis vingt ans. Le nombre d’avortements qui dépassait celui des naissances dans les années 1990 a été divisé par quatre entre 2000 et 2020. Le taux d’avortement reste cependant élevé avec un rapport d’un pour deux naissances alors qu’il est de un pour trois naissances en France. Arguant de la situation démographique, les milieux conservateurs, soutenus par l’Église orthodoxe, militent pour restreindre l’accès à l’avortement et mettre fin à sa prise en charge par l’État, proposition rejetée par les autorités russes qui préfèrent un accompagnement psychologique des femmes et des campagnes de sensibilisation. Autre évolution sociale favorable, le nombre d’orphelins a considérablement baissé en dix ans passant de 115 000 en 2008 à 48 000 en 2018. Parmi les facteurs explicatifs, une augmentation des adoptions qui bénéficient d’une aide accrue de l’État et d’une meilleure acceptation sociale. De même, la consommation d’alcool aurait baissé de 40 % entre 2006 et 2018, ce qui est confirmé par la baisse de la mortalité liée à l’alcool dans des proportions similaires. Le gouvernement a multiplié les mesures depuis le début des années 2010 : interdiction de la publicité et de la vente d’alcool de nuit, lutte contre la contrefaçon qui reste cependant un problème majeur. De manière générale, la mortalité a baissé de façon continue depuis le début des années 2000 grâce à l’amélioration de la majorité des indicateurs (accidents, maladies infectieuses, etc.).
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L’espérance de vie en Russie a ainsi augmenté de manière continue entre 2003 et 2019 passant de moins de 65 ans à plus de 73 ans, son maximum historique. Ces évolutions favorables montrent que malgré la stagnation économique des années 2010, la situation socio-démographique a poursuivi son amélioration même s’il reste encore beaucoup à faire pour que la Russie rejoigne les niveaux européens en termes de mortalité et d’espérance de vie.
Le retour des classes creuses Cependant, si la Russie connaît un solde démographique positif pendant quatre ans, il redevient négatif dès 2016, la situation ne cessant de s’aggraver ensuite pour atteindre une baisse de plus de 300 000 personnes en 2019. Cette évolution était prévisible du fait de l’arrivée de classes creuses en âge de procréer, mais elle porte évidemment atteinte au récit poutinien d’une amélioration lente mais continue de la situation démographique et plus largement des bases de la puissance russe. Les années de croissance démographique ont pu donner le sentiment aux Russes que, malgré les difficultés liées à la confrontation avec l’Occident, leur pays avait réellement retrouvé un certain dynamisme et était parvenu à reconstruire les bases démographiques, économiques et étatiques de la puissance. Le retour des pertes démographiques est donc à la fois une mauvaise nouvelle pour la crédibilité du pouvoir russe et un problème majeur pour le dynamisme du pays. Les autorités russes sont contraintes de prendre un ensemble de mesures susceptibles d’atténuer les effets négatifs de cette baisse de la population qui s’accompagne de surcroît de son vieillissement. Dans les années 2000, la situation démographique est paradoxalement favorable à la croissance économique avec une population en âge de travailler nombreuse associée à un très faible ratio de dépendance (peu d’enfants et de personnes âgées). Cette structure favorable, qu’a connue la Chine sur une période beaucoup plus longue, a contribué à la forte croissance économique des années 2000 ainsi qu’à la hausse des revenus des Russes qui bénéficiaient d’un faible taux d’imposition, l’État russe ayant peu d’obligations sociales à assumer. À la fin des années 2010, la situation est toute différente puisque l’État et la société doivent prendre en charge les nouvelles générations relativement nombreuses nées entre 2005 et 2015 ainsi que les personnes âgées dont le nombre s’accroît du fait de la lente augmentation de l’espérance de vie et de l’arrivée à l’âge de la retraite des « baby-boomers » soviétiques. Certes, la baisse des naissances implique également des économies dans la sphère sociale, mais l’État russe augmente dans le même temps
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ses dépenses natalistes tandis que la population en âge de travailler diminue. Tous ces facteurs pèsent à leur tour sur la croissance économique et sur les finances de l’État qui est contraint de prendre des mesures impopulaires bien connues en Occident : hausse de la fiscalité, allongement de l’âge de départ à la retraite et recours accru à l’immigration. En 2018, le gouvernement russe a adopté une réforme des retraites qui prévoit l’augmentation progressive étalée sur 10 ans de l’âge de départ à la retraite de 55 à 60 ans pour les femmes et de 60 à 65 ans pour les hommes. Si cette réforme ressemble plutôt à un alignement sur les standards occidentaux pour les femmes, elle est particulièrement lourde pour les hommes dont l’espérance de vie reste faible. En effet, si les femmes russes bénéficient d’une espérance de vie de 78 ans, un niveau comparable quoiqu’inférieur à l’Occident, l’espérance de vie des hommes reste inférieure à 70 ans (68 ans en 2019). Les hommes russes sont ceux qui en Europe auront la plus faible durée de retraite potentielle. La réforme a donc suscité un fort mécontentement dans la population russe d’autant que l’allongement de la durée d’activité se traduit également de facto par une perte de revenus pour beaucoup de personnes âgées qui cumulent leur retraite avec un emploi. De plus, les grands-parents, singulièrement les grands-mères (babouchka), jouent un rôle social très important en prenant en charge une part souvent importante de l’éducation des petits-enfants, rôle que l’allongement de la durée du travail est susceptible de fragiliser. De fait, le problème principal de la Russie, malgré les évolutions favorables des deux dernières décennies, reste un taux de mortalité supérieur à la moyenne européenne. La situation demeure difficile dans le domaine des maladies contagieuses, l’épidémie de VIH étant de loin la plus inquiétante, la Russie ayant connu des taux de contamination parmi les plus élevés au monde. Le nombre de nouvelles infections est en baisse régulière depuis 2017 mais il s’établit encore à 88 000 nouveaux cas en 2020 pour un total de 1,1 million de Russes officiellement atteints par la maladie ce qui représente 1,2 % de la population, soit le taux de prévalence le plus élevé du continent européen. Et malgré l’augmentation régulière des sommes allouées, moins de 50 % des malades du VIH bénéficient du programme de traitement mis en place par le gouvernement fédéral. Les autorités prévoient de poursuivre les efforts afin d’augmenter le pourcentage de personnes prises en charge mais force est de constater qu’elles ont tardé à prendre la mesure du problème qui est par ailleurs en partie lié à l’importante consommation de drogues dures (notamment l’héroïne en provenance d’Afghanistan), domaine dans lequel les pouvoirs publics russes privilégient les mesures répressives.
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La croissance démographique de la Fédération de Russie (2004-2019) 400 000 300 000 200 000 100 000 0
2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 2016 2017 2018 2019
− 100 000 − 200 000 − 300 000 − 400 000 − 500 000 − 600 000 − 700 000
Croissance démographique Solde naturel Solde migratoire
Source : Comité d’État russe aux statistiques (Rosstat).
Un grand pays d’immigration Le défi de l’intégration des migrants La stabilisation de la population russe dépend plus que jamais de l’apport migratoire (avec un solde migratoire annuel d’environ 250 000 personnes). Avec plus de 11 millions d’immigrés, la Russie est le deuxième pays d’immigration au monde après les États-Unis et devant l’Allemagne. Depuis le début des années 1990, elle dégage un solde migratoire largement positif avec l’étranger proche et légèrement négatif avec le reste du monde. Les plus gros contingents proviennent des républiques musulmanes d’Asie centrale et dans une moindre mesure du Caucase, ce qui pose d’importants problèmes d’intégration, d’autant plus que nombre de migrants des républiques centre-asiatiques n’ont désormais qu’une connaissance rudimentaire de la langue russe. En 2019, les migrants en provenance d’Asie centrale représentent environ 5 millions de personnes : souvent peu qualifiés et originaires de zones rurales, ils viennent majoritairement d’Ouzbékistan, du Tadjikistan et du Kirghizstan.
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La problématique de l’intégration des migrants s’impose progressivement à l’ensemble de la société russe. Ainsi, dans certains quartiers de Moscou, les enfants de migrants représentent une part importante des élèves dans le système scolaire ce qui suscite des tensions : certains Russes préfèrent en effet changer d’école en invoquant la baisse du niveau du fait de la mauvaise maîtrise du russe parmi les migrants. Les autorités, qui estiment à environ 140 000 le nombre d’enfants de migrants scolarisés, s’inquiètent de cette situation qui implique des risques de ghettoïsation. Signe qu’il s’agit d’un sujet de préoccupation majeur, Vladimir Poutine a même proposé de réguler le nombre d’enfants de migrants par classe afin de faciliter l’intégration linguistique et culturelle des migrants au sein de groupes majoritairement russes. La société russe reste donc ambivalente vis-à-vis du phénomène migratoire. D’un côté, l’immigration est un phénomène massif depuis trente ans déjà mais de l’autre, les débats se poursuivent sur son utilité. Ainsi, si les autorités russes communiquent désormais ouvertement sur la nécessité de l’immigration pour faire tourner l’économie russe, certaines voix dissonantes se font entendre, parfois de manière assez inattendue. C’est ainsi que le président de la holding Miratorg, l’un des plus importants producteurs agricoles russes, un secteur connu pour ses bas salaires et le recours à la main-d’œuvre saisonnière, a déclaré que l’immigration tire les salaires vers le bas et a proposé de restreindre fortement les quotas de migrants afin de permettre une hausse des bas salaires en Russie. De fait, le niveau de vie des Russes est un sujet de préoccupation qui renvoie également au problème de la capacité du pays à retenir ses forces vives. Les chiffres officiels font état d’une émigration limitée, mais outre le fait que plusieurs études sembleraient indiquer qu’ils sont sous-estimés, le problème est aussi lié à la nature de l’émigration qui semble toucher plus particulièrement les cadres, que ce soit pour des raisons salariales, de qualité de la vie ou bien encore en réaction à la montée de l’autoritarisme.
De l’immigration choisie à la passeportisation La politique migratoire russe oscille entre la nécessité d’attirer des migrants pour les besoins de l’économie russe et la crainte suscitée par les problèmes d’intégration et de xénophobie. La législation est le reflet de ces hésitations : les lois destinées à favoriser l’installation en Russie des « compatriotes de l’étranger » côtoient un nombre important de restrictions à la migration. Le pouvoir fédéral a pendant longtemps voulu éviter toute ethnicisation officielle (au profit des Russes ethniques) de la politique migratoire afin de ne pas susciter de tensions
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internes mais aussi pour ménager les relations avec les républiques postsoviétiques. À partir de 2015, les autorités russes, conscientes du fait que le solde naturel replonge de manière durable en territoire négatif, mettent en place une politique volontariste d’octroi de la citoyenneté russe en priorité au profit des populations slaves de l’étranger proche : le nombre de nouveaux citoyens russes par naturalisation triple en cinq ans, passant de 210 000 personnes en 2012 à 656 000 en 2020. Cette politique permet d’accroître l’attractivité de la Russie pour les migrants qui voient leurs droits et leur capacité d’intégration considérablement renforcés par l’acquisition de la citoyenneté. Elle permet au Kremlin de maintenir les effectifs officiels de la population russe : de fait, l’évolution des chiffres annuels de naturalisation est pratiquement en ligne avec l’évolution du déficit du solde naturel. Afin de renforcer cette dynamique, les autorités russes ont procédé à une libéralisation sélective des règles d’accès à la citoyenneté russe début 2020. La principale mesure a consisté à mettre fin à l’obligation de renoncer à la citoyenneté du pays d’origine, ce qui constituait un obstacle important pour beaucoup de migrants, surtout si leur pays d’origine refusait de procéder à la radiation, à l’instar de l’Ukraine. Surtout, le législateur russe a introduit des mesures ciblées destinées à faciliter la naturalisation des ressortissants de Biélorussie, de Moldavie, d’Ukraine et du Kazakhstan. Ces derniers ont désormais la possibilité d’accéder à la citoyenneté russe sans condition de durée minimale de séjour sur le territoire russe, qui est en général de cinq ans. Le choix de ces pays n’obéit à aucune logique institutionnelle : la Biélorussie et le Kazakhstan font partie de l’Union eurasiatique tandis que l’Ukraine et la Moldavie ont au contraire signé un accord d’association avec l’Union européenne. Il s’agit donc d’un choix pragmatique ciblant les pays voisins où se concentrent la majorité des populations russes et russophones susceptibles d’émigrer vers la Russie. Sans le dire explicitement, le Kremlin met en place une immigration choisie sur des critères ethnolinguistiques et religieux : Ukraine, Biélorussie et Moldavie sont très majoritairement slaves et/ou orthodoxes. Le cas du Kazakhstan est plus complexe dans la mesure où les Kazakhs, qui représentent près des trois quarts de la population, sont turcophones de tradition musulmane. Sa présence dans ce groupe s’explique a priori par plusieurs considérations : d’une part, il s’agit de favoriser l’immigration des Russes qui représentent encore environ un quart de la population du Kazakhstan. D’autre part, cela permet d’éviter l’accusation de discrimination envers les centreasiatiques à peu de frais dans la mesure où les Kazakhs, dont le niveau
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de vie est relativement élevé, émigrent relativement peu vers la Russie, contrairement aux autres peuples d’Asie centrale. Cependant, des propositions plus exotiques et radicales afin d’augmenter la population russe ont été formulées. S’inspirant de l’annexion de la Crimée qui a permis d’accroître la population de la Fédération de Russie de 2,4 millions d’habitants, l’écrivain et homme politique Zakhar Prilepine, qui a fait le coup de feu dans le Donbass aux côtés des séparatistes prorusses avant de devenir vice-président d’un des principaux partis politiques du pays, a déclaré que l’annexion du Donbass permettrait de compenser les pertes démographiques de la Russie. Sans reprendre officiellement à son compte cette proposition, le Kremlin a néanmoins lancé en 2019 une campagne de distribution des passeports russes aux habitants des républiques séparatistes du Donbass : en deux ans, plus de 500 000 d’entre eux ont reçu la citoyenneté russe sans qu’il soit possible de savoir s’ils restent en majorité sur le territoire ukrainien ou préfèrent migrer vers la Russie pour échapper au marasme économique et au conflit sans issue qui touche le Donbass. Il est également difficile de comprendre comment ces nouveaux citoyens sont intégrés dans les statistiques officielles russes. Dans tous les cas, d’aucuns y voient la première étape vers une annexion rampante de ces territoires et de leurs habitants…
La Russie face à la crise du Covid-19 Les paradoxes du Spoutnik L’épidémie de Covid-19 a révélé les difficultés des autorités russes à mener une politique proactive dans le domaine de la santé. Certes, la Russie est loin d’être la seule à rencontrer des difficultés pour trouver le bon équilibre entre mesures restrictives visant à stopper la pandémie et volonté de ne pas fragiliser l’économie et l’emploi. De plus, les autorités russes ont assez rapidement déployé des moyens importants au profit du secteur hospitalier, y compris en construisant ex nihilo des structures destinées à augmenter le nombre de lits. De ce point de vue, la capacité de mobilisation de l’administration russe a plutôt fait ses preuves. Cependant, plusieurs aspects de la gestion de la crise sont plus critiquables. D’une part, alors que la Russie se prévaut d’être l’un des seuls pays au monde à avoir développé plusieurs vaccins (dont le fameux Spoutnik-V proposé au monde entier) et d’être l’un des premiers à avoir lancé sa campagne de vaccination, cette dernière est restée poussive pendant pratiquement tout le premier semestre 2021. La Russie a
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été rapidement dépassée non seulement par les pays occidentaux mais également par nombre de pays en développement. Il a fallu le déclenchement d’une troisième vague très meurtrière en juin 2021 pour que les autorités mènent une véritable campagne de sensibilisation puis prennent des mesures contraignantes en imposant la vaccination dans plusieurs secteurs de l’économie. Il est difficile de savoir si ce retard est lié en premier lieu à la méfiance de la population vis-à-vis de la vaccination ou bien si la montée en puissance de la production des vaccins russes a été plus longue que prévu, ce qui pourrait expliquer le lancement tardif de la campagne de masse. D’autre part, les autorités fédérales ont laissé une grande latitude aux régions dans l’application des mesures sanitaires (souvent peu contraignantes et peu suivies) de même que pour la gestion de la vaccination, ce qui a donné lieu à une certaine cacophonie et semble peu pertinent pour combattre la circulation du virus. Finalement, la vaccination a fortement accéléré à partir du mois de juillet 2021 pour atteindre des rythmes comparables aux pays occidentaux. Mais dans tous les cas le pays a payé un lourd tribut à l’épidémie avec plus de 400 000 morts du Covid entre avril 2020 et août 2021 selon les données de Rosstat, ce qui ne fait qu’aggraver une mortalité déjà largement supérieure à la natalité.
L’économie russe face à la pénurie de migrants La fermeture des frontières liée à la pandémie a provoqué une forte baisse du nombre de migrants en Russie : selon le ministère de l ’Intérieur, leur nombre serait passé d’environ 11 millions de personnes en 2019 à 6 millions en 2020. Le Kremlin a réagi en affirmant qu’il faudra faire en sorte d’attirer à nouveau les migrants une fois la crise passée afin de faire face aux pénuries de main-d’œuvre dans de nombreux secteurs. C’est surtout le secteur agricole, et plus particulièrement le maraîchage, qui est concerné du fait d’un besoin structurel important de main-d’œuvre : en 2021, le déficit dans ce seul secteur serait de 44 000 personnes qu’il est difficile de recruter en Russie même, dans la mesure où la majorité des Russes au chômage le sont en milieu urbain et n’acceptent pas les conditions de travail et de salaire du secteur agricole. Les représentants du secteur ont prévenu que les récoltes de fruits et légumes pourraient être impactées négativement par cette situation et conduire à une baisse de la production. Le manque de migrants a déjà provoqué d’importantes hausses des salaires dans plusieurs secteurs de l’économie ce qui alimente l’inflation. D’après les autorités russes, la forte progression des prix des logements neufs en 2020 serait en partie liée à l’inflation salariale dans le secteur de la construction.
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Ainsi, la crise du Covid-19 a révélé l’ampleur de la dépendance de nombreux secteurs de l’économie russe aux travailleurs migrants.
La relance de la politique nataliste Le Kremlin a axé l’essentiel des mesures sociales prises dans le cadre de la crise du Covid-19 en faveur d’une politique nataliste et de soutien aux familles. En 2021, le président russe annonce des aides supplémentaires pérennes aux familles monoparentales, aux femmes enceintes à faibles revenus ainsi que le paiement d’une prime exceptionnelle pour tous les enfants en âge scolaire (de 6 à 18 ans). Cette dernière mesure, justifiée par le contexte exceptionnel de la crise sanitaire, a une dimension électoraliste explicite à quelques mois des législatives de septembre 2021. Ces mesures s’inscrivent dans le prolongement d’un programme d’aide à l’accession à la propriété pour les familles nombreuses lancé en septembre 2019 pour une durée de trois ans. Le problème est qu’une partie importante de la société russe a une vision plutôt négative des familles nombreuses associées dans l’imaginaire collectif au passé rural et patriarcal et à la pauvreté. Certes, les moyens financiers et les conditions de logement ont un impact négatif, mais les représentations sociales jouent aussi un rôle important : pour beaucoup de Russes, avoir plus de deux ou trois enfants peut être considéré au mieux comme une forme d’exploit, le plus souvent comme une approche irresponsable de parents qui ne seront pas en mesure d’assurer l’avenir de leur progéniture. Le gouvernement russe tente, avec plus ou moins de succès, de développer un contre-discours à l’instar de Vladimir Poutine qui déclare en mai 2021 : « Les familles nombreuses conservent et transmettent les traditions de générosité, les valeurs intemporelles d’empathie, d’amitié, d’entraide et d’amour du travail. […] Une famille avec beaucoup d’enfants, c’est le fondement de l’avenir de la Russie, c’est la continuation de notre histoire millénaire en tant que pays, en tant que nation, en tant que peuple1. »
La Russie connaît depuis trente ans une crise démographique dont elle ne parvient pas s’extraire malgré une amélioration de l’espérance de vie et une politique nataliste dont il reste à mesurer les effets sur le moyen terme. Mais le cas de la Russie, s’il est spectaculaire du fait d’une pyramide des âges atypique et d’une surmortalité des hommes à l’âge adulte, ne s’inscrit pas moins dans une tendance beaucoup plus large. Ainsi, l’Allemagne connaît un solde naturel négatif depuis 1972, déficit seulement compensé par une immigration massive qui lui
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permet de maintenir sa population totale autour de 82 millions d’habitants. Sur la dernière décennie, le déficit du solde naturel allemand s’est établi à 1,5 million de personnes, le déficit japonais à 3 millions de personnes tandis qu’il s’est élevé à 1 million pour la Russie. De même, le voisin chinois, poids lourd démographique mondial, connaît les premiers signes d’une crise démographique qui se traduit déjà par un vieillissement accéléré de sa population et devrait se poursuivre par une baisse sévère de sa population dans les prochaines décennies. La Russie, à l’instar de l’Allemagne, est parvenue à maintenir sa population au même niveau depuis 30 ans, soit environ 145 millions de personnes, grâce à un recours massif à l’immigration, ce qui constitue une vraie rupture dans son histoire contemporaine tout en la rapprochant sur ce point des problématiques bien connues en Occident. Le pays dispose également d’atouts pour stabiliser sa population grâce à une migration partiellement choisie : il peut en effet tenter d’attirer les millions de Russes et de russophones qui vivent dans les républiques ex-soviétiques ainsi que les Slaves (Ukrainiens et Biélorusses) culturellement et linguistiquement proches, ce qui devrait permettre de minimiser les problèmes d’intégration. Encore faudrait-il que la Russie soit suffisamment attractive pour retenir ses forces vives et attirer les migrants des voisins slaves alors même que Moscou entre en concurrence avec l’Union européenne, en particulier avec les pays membres d’Europe centrale, dont les besoins migratoires sont également très importants et qui favorisent eux aussi les migrants issus de pays culturellement proches.
Le syndrome de la « puissance pauvre » En 1993, alors que la Russie émerge des décombres de l’URSS, l’historien et économiste Georges Sokoloff publie un ouvrage intitulé La puissance pauvre où il s’interroge sur le paradoxe d’un pays qui fait partie des grandes puissances européennes et mondiales depuis deux siècles, alors même que son économie et le niveau de vie de sa population restent structurellement en retard sur l’Occident. En réalité, audelà du constat, Georges Sokoloff développe la thèse selon laquelle la Russie n’a pas les moyens de sa politique de puissance. Il partage d’une certaine façon cette idée avec l’écrivain Alexandre Soljenitsyne qui était un partisan de la fin de l’Empire (soviétique) que les Russes portaient selon lui comme un fardeau et qui menaçait de dissoudre leur identité. De même, nombre d’analystes considèrent que l’Union
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soviétique s’est effondrée du fait de l’incapacité de son économie à supporter la course aux armements avec les États-Unis. Néanmoins, l’avenir radieux promis par les libéraux russes, qui pensaient qu’il suffisait de se débarrasser des républiques périphériques de l’ex-URSS et de mener des réformes économiques pour permettre à la Russie de rejoindre rapidement le « monde civilisé » ne s’est pas réalisé. Au contraire, le pays a sombré dans une crise socioéconomique sans précédent dont il a le plus grand mal à s’extraire. De fait, l’abandon par les élites russes de la fin des années 1980 et du début des années 1990 d’une politique de grande puissance a plutôt été synonyme pour les Russes de pauvreté et de déclassement. Aussi, le soutien actuel de l’opinion publique russe et des élites à une politique de puissance trouve en partie sa source dans l’échec socio-économique qui a accompagné l’abandon de l’Empire soviétique. Pourtant, la relative prospérité des années 2000 semblait plutôt conduire la Russie vers une forme de normalisation avec une amélioration du niveau de vie de la population, des dépenses militaires modestes et une politique extérieure somme toute assez prudente. Mais les années 2010 semblent correspondre à un retour de la « puissance pauvre » avec un fort activisme à l’international et une hausse des dépenses militaires alors que l’économie et le pouvoir d’achat des Russes stagnent. Les élites russes seraient-elles retombées dans les travers de la Russie soviétique qui aurait mené une politique de puissance audessus des moyens réels du pays ?
De l’effondrement au relèvement L’éclatement de l’espace soviétique n’a pas seulement provoqué un bouleversement géopolitique dont les effets continuent de se faire sentir aujourd’hui. Il a également frappé de plein fouet l’économie russe à travers la destruction des liens industriels avec les autres républiques ex-soviétiques. La rupture des liens économiques a été aggravée par les politiques libérales et monétaristes menées sous l’égide du FMI (« thérapie de choc »). La Russie a alors subi une catastrophe économique d’une ampleur qui n’a de précédent que celle de la guerre civile russe. La production industrielle et agricole a été divisée par deux en cinq ans. La population russe, dont l’épargne a été détruite par l’hyperinflation, est alors en voie de paupérisation rapide. Elle observe avec stupeur l’émergence d’une oligarchie qui pille l’héritage soviétique et manipule un État russe défaillant. À la fin de l’ère Eltsine (1991‑1999), la Fédération de Russie, très endettée et dépendante des
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bailleurs de fonds internationaux, est au bord de la faillite (crise financière de 1998). Les années 2000 sont au contraire celles du redressement économique avec une forte croissance et une politique de rigueur budgétaire qui, grâce à l’afflux de pétrodollars, conduit à un désendettement massif puis à l’accumulation des réserves financières (création de fonds souverains). La Russie fait désormais partie des BRIC(S), ces grandes puissances (ré)-émergentes qui menacent l’hégé monie éco nomique occidentale. Pourtant, ces succès russes sont remis en cause par la majorité des analyses occidentales qui se focalisent sur le passif réel ou putatif de la situation économique russe : décrépitude des infrastructures, obsolescence de l’industrie, absence d’innovation… Rien de commun avec le dynamisme effréné qui caractériserait les autres grands « émergents » : la présence russe dans ce groupe serait donc assez artificielle et relèverait plus d’aspects géopolitiques qu’économiques. Ces éléments négatifs correspondent, certes, à une partie de la réalité russe héritée des années 1990, mais nombre d’évolutions plus favorables échappent trop souvent au champ d’analyse. Certes inférieure à celle de la Chine et de l’Inde, pays qui sortent du sous-développement, la croissance économique moyenne de la Russie entre 2002 et 2012 a été supérieure d’un point à celle du Brésil (4,8 % contre 3,8 %). Ce dynamisme lui a permis de grimper rapidement dans le classement des puissances économiques mondiales. Si en 2002, elle était considérée comme la 16e économie mondiale (derrière l’Australie et les Pays-Bas), elle s’est hissée dix ans plus tard à la 8e place, entre le Brésil et l’Italie.
Années 2010 : une décennie perdue ? Cependant, la croissance économique russe dans les années 2010 a fortement baissé pour atteindre une moyenne de 1,8 % par an. L’économie russe est entrée en crise fin 2014 quand les sanctions occidentales liées à la crise ukrainienne, associées à une forte baisse des prix du pétrole, ont provoqué une dévaluation incontrôlée du rouble qui a obligé la Banque centrale russe à fortement augmenter ses taux directeurs. Dès lors, les autorités russes ont eu pour objectif premier d’assurer l’autonomie et la stabilité économiques et financières du pays en limitant la dépendance envers les pays occidentaux. Les grands acteurs économiques russes ont procédé à un désendettement en partie contraint, du fait d’un accès limité aux marchés financiers occidentaux tandis que le gouvernement a mené une politique budgétaire
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rigoriste afin d’éviter toute hausse de l’endettement et d’accumuler des réserves pour faire face à de nouvelles sanctions potentielles. En 2017, le gouvernement russe introduit la « règle budgétaire » qui « a pour but d’éviter de donner aux dépenses budgétaires un caractère pro-cyclique en cas de remontée des cours du pétrole2 ». Les revenus supplémentaires tirés du prix des hydrocarbures plus élevés que prévu sont accumulés dans le Fonds national de bien-être, ce qui permet certes de constituer une réserve financière utilisable en cas de crise mais ce qui revient aussi à stériliser ces revenus et s’apparente même à une ponction sur l’économie russe pourtant en manque d’investissements. Dans le même temps, la Banque centrale russe a axé sa politique monétaire sur la lutte contre l’inflation et la stabilisation du rouble, politique qui s’est traduite par le maintien de taux d’intérêt réels élevés suscitant les critiques des milieux économiques qui dénoncent une politique trop restrictive qui étouffe l’économie. Dans ce contexte, la reprise économique a été restreinte tandis que les revenus réels disponibles des Russes, qui avaient crû sans discontinuer pendant près de 15 ans (hormis l’année de crise 2008/2009), ont commencé à baisser, remettant en cause le contrat social avec le Kremlin. Ce dernier a profité dans un premier temps du « consensus patriotique » né du rattachement de la Crimée, ce qui lui a permis de maintenir la confiance de l’opinion publique malgré le contexte socio-économique morose : de fait, le retour d’une politique de grande puissance s’accompagnant d’une stagnation de l’économie et du pouvoir d’achat semble accréditer l’idée que la Russie retombe dans les travers de la puissance pauvre qui vise des objectifs au-dessus de ses moyens. Cependant, plusieurs facteurs tendent à relativiser cette vision des choses : d’une part, la baisse tendancielle de la croissance économique russe est observable avant la crise de 2014. En effet, les années 2000 ont été particulièrement favorables du fait d’un effet de rattrapage par rapport au marasme des années 1990, du renchérissement des matières premières et d’une structure démographique russe elle aussi favorable. Dans les années 2010, la croissance économique ne peut plus compter sur un effet de base et ne peut être stimulée que par la hausse de l’investissement et la modernisation de l’économie. De plus, les cours des matières premières, singulièrement des hydrocarbures, qui subissent de fortes variations, sont en moyenne inférieurs aux années 2000. Enfin, la Russie entre dans une période beaucoup plus complexe en termes sociodémographiques avec un marché du travail contraint et une hausse des dépenses sociales. Tous ces facteurs n’ont pas de
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rapports avec la politique internationale de l’État russe et contribuent fortement à limiter le potentiel de la croissance économique.
Une économie russe sous-évaluée ? Mais quelles que soient les explications à la stagnation économique du pays, le constat est là : en termes de PIB nominal, la Russie a stagné dans les classements internationaux, perdant même quelques places pour se retrouver en 11e position en 2020 entre la Corée du Sud et le Brésil (12e). Le recul de ce dernier montre par ailleurs que la Russie n’est pas le seul pays des BRICS à avoir vu ses performances économiques baisser dans les années 2010. Ce classement semblerait confirmer les appréciations sur des ambitions géopolitiques russes infondées par rapport à la taille modeste de l’économie du pays. Néanmoins, plusieurs indicateurs économiques tendent à nuancer ce verdict. Ainsi, le classement de la Russie au titre du PIB en parité de pouvoir d’achat (PPP) lui est beaucoup plus favorable : en 2020, au titre de cet indicateur, l’économie russe se situe à la 6e place, après la Chine, les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Allemagne. C’est en fonction de ce classement qu’il faut comprendre l’objectif fixé par Vladimir Poutine de faire de la Russie la 5e économie mondiale pour 2025. Dans le cas de la Russie, l’utilisation de cet indicateur est en partie justifiée par le fait que le rouble est structurellement sous-évalué compte tenu de la pression politique liée au climat des relations russo-occidentales mais aussi à la politique monétaire d’accumulation des réserves financières qui tend à empêcher le raffermissement du taux de change. C’est ainsi que The Economist a calculé début 2021 que le rouble serait la monnaie la plus sous-évaluée au monde. Certains indicateurs avancés semblent confirmer que la puissance économique russe est sousévaluée : ainsi, la production électrique russe – un bon indicateur de la puissance industrielle d’un pays – se situe au 4e rang mondial (derrière la Chine, les États-Unis et l’Inde). De plus, la taille réelle de l’économie russe est sans aucun doute également sous-évaluée du fait de la part importante de l’économie informelle qui avoisinerait les 20 % du PIB alors qu’elle représente moins de 10 % du PIB en Occident. En termes de PIB par habitant, le classement de la Russie dépend aussi de la méthode de calcul : elle est nettement moins bien classée au nominal qu’en parité de pouvoir d’achat. Dans le premier cas, la richesse russe par habitant est à peine supérieure à la moyenne mondiale et au coude à coude avec la Chine. Dans le second, la Russie apparaît
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comme un pays nettement plus prospère que les autres BRICS. Dans les deux cas, son PIB par habitant est légèrement supérieur à la Bulgarie et inférieur à celui de la Roumanie qui sont les deux pays les plus pauvres de l’Union européenne. Là encore, alors que la dynamique des années 2000 avait permis à la Russie de se rapprocher des niveaux de richesse de pays d’Europe centrale telle que la Pologne, les années 2010 l’en ont quelque peu éloignée. Dans le même temps, la Russie reste le pays le plus riche de l’espace postsoviétique (exception faite des républiques baltes membres de l’Union européenne), ce qui explique les flux migratoires qui convergent vers la Russie en provenance de ces pays.
Inégalités et dépense publique : des choix idéologiques Cependant, l’un des problèmes récurrents de la Russie renvoie à la répartition très inégalitaire des revenus avec une classe de superriches (appelés nouveaux Russes ou oligarques pour les plus influents d’entre eux), une classe moyenne restreinte et une population pauvre relativement nombreuse. Le coefficient de Gini, qui rend compte des inégalités de revenus, montre une société russe nettement plus inégalitaire qu’en Europe mais qui fait cependant mieux que la Chine et les États-Unis. De fait, les inégalités de revenu ont plutôt eu tendance à baisser en Russie depuis la fin des années 2000, ce qui semblerait confirmer les efforts de l’État russe dans le domaine de la politique sociale. Néanmoins, si les inégalités baissent, non seulement elles restent élevées, mais elles s’expriment dans un contexte général de bas revenus. Pourtant, malgré la faible croissance économique, les Russes bénéficient d’une situation de quasi-plein-emploi depuis le début des années 2010 avec un taux de chômage qui reste stable, autour de 5,5 % de la population active. Cette situation, qui est en partie liée à un marché du travail contraint du fait du contexte démographique et recouvre des situations très disparates au niveau sectoriel et géographique, montre la capacité de l’économie russe à créer de l’emploi : le problème réside donc plutôt dans les bas salaires qui maintiennent une partie importante de la population dans la précarité. Selon les statistiques officielles, le taux de pauvreté, qui avait fait un bon en 2015 en raison de la crise économique et de la dévaluation du rouble, a décru régulièrement depuis pour s’établir à 12,1 % de la population en 2020, ce qui reste légèrement supérieur au niveau d’avant crise et renvoie dans tous les cas à une définition assez restrictive de la pauvreté.
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De fait, si les dépenses sociales du gouvernement russe augmentent, elles sont jugées insuffisantes, notamment dans ce qu’il est convenu d’appeler le « capital humain » : ainsi, le projet de budget du gouvernement fédéral russe pour 2020 prévoyait de consacrer 4,5 % des dépenses à l’éducation contre 15,5 % pour la défense. Cependant, dans le système fédéral russe, les dépenses du gouvernement central représentent moins de la moitié des dépenses budgétaires totales. Il est donc plus pertinent de s’appuyer sur les dépenses publiques totales (gouvernement fédéral, régions, fonds sociaux et de retraite) ramenées au PIB pour obtenir des éléments de comparaison : les dépenses sociales russes sont proportionnellement inférieures aux niveaux européens, tout particulièrement dans le domaine de la santé (3,5 % du PIB en Russie contre 9,8 % en moyenne pour l’Union européenne). Du côté des dépenses militaires, la Russie dépense certes plus que les Européens, mais le différentiel est paradoxalement moins important, surtout si on compare avec un pays comme la France. Dépenses publiques en 2019 (en % du PIB) Russie
France
Union européenne
Dépenses sociales
12,1
21
17
Santé
3,5
10,9
9,8
Éducation
3,6
5,3
4,7
Défense
2,8
1,7
1,3
Sécurité
2,2
1,6
1,7
Total
34,5
55,6
45,8
Sources : Ministère des Finances de Russie, Eurostat.
En réalité, il s’agit moins d’une situation de vases communicants entre dépenses sociales et militaires que d’un problème avant tout lié à une politique budgétaire restrictive qui limite les dépenses de l’État et vise à accumuler des réserves financières. Ainsi, les dépenses publiques russes représentent à peine plus d’un tiers du PIB alors qu’en Europe elles sont en général supérieures à 40 % du PIB et équivalent même à plus de 55 % dans le cas français. Certes, les pays européens sont très endettés tout en bénéficiant de conditions d’emprunt très favorables, ce qui n’est pas le cas de la Russie. Mais au vu du très faible endettement du pays, de ses réserves financières et d’une charge fiscale modérée, les autorités russes disposent d’une marge suffisante pour augmenter les dépenses sociales.
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La Russie face à la crise sanitaire : un changement de cap ? En effet, en 2019, l’endettement net public est devenu négatif, ce qui signifie que la dette de l’ensemble des entités publiques (État fédéral, régions et municipalités) est inférieure aux réserves financières accumulées par l’État russe. Il est à noter que cette politique, si elle renvoie à une volonté d’autonomie financière dans un contexte géopolitique difficile, est aussi liée à l’influence de la pensée libérale au sein des élites économiques russes dont une partie significative milite pour limiter les dépenses de l’État et accumuler les réserves financières avec deux arguments principaux : il s’agirait de constituer des réserves « pour les générations futures », dans la mesure où la manne pétrogazière devrait se tarir à moyen terme, mais aussi d’éviter d’augmenter la charge fiscale qui risquerait de peser sur la croissance, de faire basculer une partie de l’activité dans l’économie informelle et d’alimenter la fuite des capitaux. L’approche du gouvernement russe face aux conséquences socioéconomiques de la crise du Covid-19 a semblé dans un premier temps rester fidèle à une approche budgétaire conservatrice en retrait des annonces occidentales. D’après le Kremlin, les sommes engagées en 2020 représenteraient 4,5 % du PIB russe alors que la France et l’Allemagne ont mis en place des plans de relance équivalents à 8 % du PIB. Cependant, il semble que la différence entre l’effort effectué en Russie et en Europe soit finalement moins importante qu’initialement annoncé. De plus, Moscou peut mettre en avant un résultat meilleur qu’en Occident puisque pour la première fois depuis la fin de la guerre froide, la Russie a mieux résisté à la crise que les pays occidentaux. En 2020, la récession en Russie a atteint 3 % du PIB contre 3,5 % aux États-Unis, 4,9 % en Allemagne et même 8,2 % en France. Et la croissance économique en 2021 devrait permettre à la Russie d’être l’une des rares grandes économies à connaître une croissance positive sur 2020-2021. Enfin, les dépenses sociales ont permis de faire baisser le taux de pauvreté malgré la crise. Comme en Occident, cette performance russe a bel et bien été obtenue avec un creusement de la dette publique qui est passée en un an de 13,6 % à 19 % du PIB. Il s’agit cependant d’un des niveaux de dette publique les plus faibles au monde et qui est largement compensé par des réserves financières qui ont paradoxalement continué de croître en 2020. De plus, l’essentiel de l’endettement de l’État russe est émis en roubles sur le marché intérieur tandis que les réserves financières accumulées sont libellées en devises et en or.
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*** L’oxymore populaire parlant de la Russie comme « d’un pays riche de gens pauvres » exprime bien le paradoxe russe d’un pays aux ressources généreuses qui ne parvient pas à assurer un niveau de vie satisfaisant à la majorité de sa population. Est-ce le résultat d’une politique de grande puissance en décalage avec le potentiel du pays ou bien la conjonction de chocs historiques liés aux conséquences tragiques de la révolution, de la Seconde Guerre mondiale et des réformes libérales brutales des années 1990 ? Une réponse tranchée est difficile à apporter tant les facteurs sont nombreux et les arguments contradictoires. On peut constater que les années 2010 semblent effectivement vérifier une sorte de retour de la « puissance pauvre » avec des dépenses militaires relativement élevées, une croissance économique faible et des dépenses sociales contraintes. Dans le même temps, la Russie reste l’un des pays les moins endettés au monde tandis que la dépense publique reste à des niveaux relativement peu élevés. Les autorités russes souhaitent en effet à tout prix éviter un trop fort endettement qui leur rappelle l’humiliation des années 1990 quand la Russie devait quémander des fonds auprès du FMI. De plus, une partie importante des élites économiques russes restent marquées par une certaine méfiance vis-à-vis de la dépense publique qui leur rappelle les travers de la période soviétique et qui est parfois encore associée dans le domaine social à de l’assistanat. La faiblesse des dépenses en faveur de l’éducation et de la santé est donc plus liée au choix idéologique de limiter les dépenses de l’État qu’au poids des dépenses militaires, même si ces dernières sont réellement plus élevées qu’en Europe. Les débats au sein des élites russes sur l’utilisation des réserves financières accumulées ainsi que la pression de l’opinion publique semblent cependant devoir mener à une révision progressive de cette orientation. La politique gouvernementale lors de la crise du Covid-19 pourrait bien être un premier pas dans cette direction. Pour ce qui est de la taille de l’économie russe, les chiffres sont ambigus, mais le croisement des indicateurs semble indiquer que la taille de l’économie russe est sous-évaluée. De fait, la puissance russe reste atypique du point de vue économique : son PIB nominal est inférieur à plusieurs puissances moyennes mais la Russie occupe en même temps les premières places dans nombre de secteurs stratégiques.
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Dans une étude intitulée “Grand Illusion: The Impact of Mis perceptions About Russia on U.S. Policy”, Eugene Rumer et Richard Sokolsky, deux anciens hauts fonctionnaires américains qui travaillent pour la Fondation Carnegie, constatent : « La puissance nationale de la Russie est supérieure à la taille de son PIB. Si la taille de son économie fournit une mesure utile de son potentiel économique et de sa place par rapport aux autres pays, la position de la Russie sur la scène mondiale et ses ambitions en matière de politique étrangère ont été façonnées et amplifiées par une combinaison de facteurs historiques, géographiques, idéologiques et politiques3. »
De fait, les défis auxquels doit face la Russie en termes de développement économique, de problèmes démographiques ou environnementaux sont contrebalancés par des atouts indéniables dans les domaines géoéconomiques et géopolitiques qui font de la Russie une puissance pauvre certes, mais une puissance qui reste incontournable sur la scène internationale.
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L
es hydrocarbures sont la principale source de revenus de l’État russe. Ils alimentent l’économie en pétrodollars et représentent également un important instrument d’influence géoéconomique. Le Kremlin déploie d’importants efforts pour asseoir la puissance énergétique du pays tant en termes de bénéfices économiques que de gains géopolitiques : contrôle des ressources et des réseaux de transport et d’exportation ; diversification des voies d’exportation et des marchés mais aussi diversification des sources de revenu pour éviter une trop forte dépendance aux prix du pétrole. En effet, les cours du pétrole fluctuent fortement et sont sous pression : d’une part, la montée en puissance de la production des pétrole et gaz de schiste américains a déséquilibré le marché mondial, ce qui a incité Moscou à se rapprocher de l’OPEP ; d’autre part, les projets de décarbonation de l’économie, s’ils demandent à être concrétisés, représentent un nouveau défi à relever. La dépendance aux hydrocarbures a également un coût élevé tant au niveau environnemental que socio-économique (maladie hollandaise1, corruption).
La stratégie pétrolière du Kremlin : contrôle et diversification Le renouveau économique qu’a connu la Fédération de Russie au début des années 2000 est largement lié à l’exploitation des richesses de son sous-sol et plus particulièrement à l’exportation des hydrocarbures. Avec près d’un quart des réserves mondiales, le pays possède les plus importants gisements de gaz naturel au monde, loin devant l’Iran, tandis que ses réserves de pétrole se classent parmi les dix premières au monde. En 2020, le pays est le troisième producteur de pétrole au monde derrière les États-Unis, qui occupent la
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première place depuis 2014 grâce au boom du pétrole de schiste, et l’Arabie saoudite avec laquelle elle est au coude-à-coude depuis plus de dix ans. La production russe a augmenté régulièrement depuis le début des années 2000 pour atteindre plus de 11,5 millions de barils par jour en 2019. La Russie est également le deuxième exportateur de pétrole après l’Arabie saoudite. Dans le domaine gazier, si les États-Unis ont repris en 2010 la place de premier producteur grâce au développement des gaz de schiste, la Russie reste le premier exportateur au monde, loin devant le Qatar et la Norvège2. Ainsi, la Russie fait figure de premier exportateur mondial d’hydrocarbures, place qu’elle est assurée de conserver dans les prochaines années.
La reprise en main du secteur pétrolier Les autorités russes consacrent d’importants efforts pour asseoir la puissance énergétique du pays, tant en termes de bénéfices économiques que de gains géopolitiques. Pour ce faire, le Kremlin a mis en place une stratégie qui se résume en deux mots : contrôle et diversification. Au début des années 2000, les autorités russes ont entrepris de réaffirmer leur contrôle sur les ressources nationales aux dépens des oligarques et des multinationales étrangères. Elles ont tout d’abord repris en main le monopole des oléoducs Transneft, puis elles se sont attelées, à coups d’expropriation (affaire Ioukos) et de rachats d’actifs (acquisition de TNK-BP), à faire émerger un géant pétrolier contrôlé par l’État. Il s’agit de Rosneft, qui, sous la houlette d’Igor Setchine (un proche de Vladimir Poutine), est passé du statut de compagnie étatique de taille modeste au début des années 2000, à celui de major pétrolière. Avec une production de plus de 4 millions de barils par jour, elle représente environ 40 % de la production russe et est devenue la deuxième compagnie pétrolière mondiale après Saudi Aramco. Dans le même temps, l’État russe a entrepris de capter la majeure partie des revenus pétro-gaziers (taxes à l’exportation, impôt sur l’extraction, dividendes reversés par les compagnies étatiques). Enfin, la Russie a réorienté les flux pétroliers vers les ports russes sur la Baltique (Saint-Pétersbourg et ses avant-ports) et la mer Noire (Novorossiisk) aux dépens des ports baltes et ukrainiens et des exportations par oléoducs vers l’Europe centrale. Cette stratégie a permis de minimiser l’influence des États de transit et surtout d’augmenter les tarifs auquel est négocié le pétrole russe. Alors que la Russie était auparavant contrainte d’exporter son pétrole vers
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les pays de l’ancien bloc soviétique à des prix nettement inférieurs au marché, elle est parvenue à diversifier suffisamment ses exportations pour vendre son pétrole à des niveaux équivalents au Brent londonien. À la diversification des voies d’exportation s’ajoute la diversification des marchés afin de moins dépendre de l’Europe et de profiter du dynamisme de l’Asie-Pacifique. Pour ce faire, la Russie a lourdement investi dans des pipelines en Sibérie orientale et en Extrême-Orient russe. La hausse des exportations de pétrole brut vers la Chine et l’Asie-Pacifique a été rendue possible grâce à la construction de l’oléoduc Sibérie orientale-Pacifique achevé en 2012. Long de plus de 4 000 kilomètres, il comprend deux branches : l’une qui aboutit à Vladivostok (livraisons aux régions russes d’Extrême-Orient et exportations par voie maritime), l’autre qui rejoint directement le territoire chinois. En quelques années, la Chine est devenue le premier importateur de pétrole russe tandis que la Russie dispute à l’Arabie saoudite la première place parmi les fournisseurs de l’empire du milieu. Par ailleurs, le gouvernement incite les compagnies russes à investir dans la transformation. Il s’agit notamment d’accroître les capacités de production et de moderniser les raffineries russes afin qu’elles augmentent la part des produits légers (essence, diesel) aux dépens des produits lourds (fioul) et qu’elles répondent aux normes antipollution définies par l’Union européenne. L’objectif est de faire face à la hausse régulière de la consommation intérieure (croissance du parc automobile et du transport aérien) et de donner une place plus importante aux produits raffinés dans les exportations pétrolières russes, part qui est passée de moins de 25 % en 2004 à plus de 40 % en 2015. La Russie s’inscrit dans un mouvement général de délocalisation progressive des capacités de raffinage des pays consommateurs vers les pays producteurs, évolution qui s’effectue avant tout aux dépens de l’Europe.
Gazprom, bras armé du Kremlin Une logique similaire a été appliquée dans le domaine gazier : l’État a fait remonter sa participation au capital du monopole gazier Gazprom à hauteur de 51 %, s’assurant ainsi le contrôle à la fois de la production et du transport du gaz russe. Le géant gazier russe détient 16 % des réserves de gaz de la planète, le plus important réseau de gazoducs au monde et assure 12 % de la production mondiale
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de gaz naturel3. La compagnie est également le quatrième producteur de pétrole de Russie et détient également d’importants actifs dans la production d’électricité. L’entreprise représente environ 4 % du PIB russe et près de 10 % des investissements dans l’économie du pays. Pour ce qui est des exportations de gaz, elles sont très majoritairement tournées vers l’Europe grâce à un réseau de gazoduc hérité de la période soviétique. Or, depuis les années 1990, Moscou a un objectif : réduire la dépendance vis-à-vis de l’Ukraine, qui, au sortir de l’URSS, détient un quasi-monopole sur le transit du gaz russe vers l’Europe et la Turquie. Il s’agit en premier lieu d’une question économique car Moscou est contraint d’appliquer des tarifs préférentiels à l’Ukraine et d’effacer régulièrement la dette gazière du pays du fait de son rôle dans le transit du gaz russe. La première réalisation dans ce domaine est la construction en 1999 du gazoduc Iamal-Europe qui passe par la Biélorussie et la Pologne. Cependant, s’il permet d’entamer le monopole de l’Ukraine, il ajoute deux nouveaux États de transit pour l’exportation du gaz vers le reste de l’Europe. Or, les relations énergétiques avec ces deux voisins ne sont pas toujours au beau fixe. Aussi, dès le début des années 2000, Gazprom lance la construction de gazoducs « maritimes » qui relient directement la Russie aux États consommateurs en passant par la mer Noire et la mer Baltique : en 2005 est achevé le Blue Stream qui relie le sud de la Russie à la Turquie et fait figure de première étape dans le partenariat énergétique qui se structure avec Ankara. Le même principe est adopté pour la construction du Nord Stream 1 qui relie directement la Russie à l’Allemagne, principal client de Gazprom. Achevé en 2012, il a la particularité de traverser la mer Baltique sur plus de 1 240 kilomètres. Il a suscité les réserves des pays riverains, en particulier de la Pologne et des Républiques baltes, qui voient d’un mauvais œil se renforcer un partenariat énergétique germanorusse dont ils sont exclus. La mise en service de ces différentes liaisons a permis à Gazprom de faire passer la part de l’Ukraine dans les exportations vers l’Europe et la Turquie de 95 % en 1998 à 40 % en 2014. La stratégie mise en place est donc payante : elle a permis au géant russe de diversifier ses voies d’exportation, de consolider sa place de premier fournisseur de gaz de l’Europe et d’imposer à l’Ukraine de payer son gaz au prix du marché. L’ensemble de cette stratégie, associée à une forte hausse de la production et des cours favorables, a permis à la Russie d’augmenter les revenus tirés des exportations d’hydrocarbures (pétrole,
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produits pétroliers et gaz naturel) qui sont passés de 53 milliards de dollars en 2000 à un maximum de 355 milliards en 2013.
Les limites de la rente énergétique Cependant, certaines limites à l’exportation massive des hydrocarbures se font jour. Au début des années 2010, les difficultés de l’économie russe à absorber l’afflux de pétrodollars engendrent plusieurs effets néfastes : un niveau élevé de corruption, un taux d’investissement insuffisant pour obtenir une accélération de la croissance, une évasion structurelle des capitaux et une pression continue sur les prix et les salaires qui menace la Russie de « maladie hollandaise ».
Les difficultés de Gazprom en Russie Dans ce contexte, les autorités russes commencent à réexaminer la place et le rôle des géants énergétiques dans l’économie russe. Si la perception selon laquelle les intérêts de Gazprom, « bras armé » du Kremlin, se confondent avec ceux de l’État russe reste en partie vraie sur le plan extérieur, elle est remise en cause en interne. En effet, les débats sur le rôle et la place de Gazprom dans l’économie russe se sont exacerbés au début des années 2010. Cette compagnie a notamment été accusée d’être en partie responsable des difficultés de l’industrie russe : arguant de prix intérieurs inférieurs au marché européen, le géant gazier faisait pression sur l’État russe pour augmenter les tarifs régulés sur le marché intérieur. Or, dans le même temps, les prix du gaz aux États-Unis ne cessaient de baisser et sont devenus inférieurs à ceux pratiqués en Russie. Il s’agit là d’un problème de fond qui remet en cause la stratégie russe d’exportations tous azimuts aux dépens des besoins de l’industrie nationale. La politique, qui a longtemps été celle des États-Unis, de réserver la production d’hydrocarbures à leur marché intérieur afin de soutenir les investissements dans le secteur industriel n’a pu qu’alimenter la réflexion des autorités russes dont la modernisation économique et la réindustrialisation sont des priorités. Le gouvernement russe s’est employé à restreindre les appétits de Gazprom en favorisant l’émergence de plusieurs grands acteurs afin de les mettre en concurrence sur le marché intérieur. Les autorités russes ont imposé à Gazprom d’accorder aux autres producteurs de gaz un accès équitable à ses gazoducs, ce qui permet désormais de fournir les industriels et les producteurs d’électricité à des prix
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avantageux. Résultat : la part de Gazprom dans la production gazière russe a beaucoup baissé au profit des producteurs « indépendants » : elle est passée de 85 % en 2005 à 49 % en 2020. Cette évolution profite à la fois à de petits producteurs mais aussi au géant pétrolier Rosneft ainsi qu’au producteur de gaz privé Novatek, qui est contrôlé par Guennadi Timchenko, réputé proche du président russe. Cette politique, associée à la dévaluation du rouble en 2014, a permis de ramener les prix intérieurs russes à des niveaux plus compétitifs. De plus, bien décidées à profiter des opportunités de croissance en Asie, Novatek et Rosneft ont obtenu l’assouplissement du monopole de Gazprom à l’exportation afin de pouvoir exporter du gaz naturel liquéfié (GNL). L’objectif est de profiter de l’ouverture croissante de la voie maritime du Nord (du fait du réchauffement climatique) pour exporter le gaz russe vers les marchés asiatiques. Les autorités russes ont décidé d’un compromis entre Gazprom et ses concurrents en forme de partage des rôles : à Gazprom le marché du gaz naturel exporté par gazoducs, dont il continue de conserver le monopole, aux producteurs « indépendants », les exportations de GNL. La répartition des tâches entre Gazprom et ses concurrents russes ne relève pas seulement du mode de transport, elle est en principe également géographique : le GNL est prioritairement exporté vers l’Asie-Pacifique où les cours sont les plus élevés, tandis que Gazprom garde la haute main sur les exportations vers l’Europe.
Pétrole : vers une baisse de la production ? Par ailleurs, la Russie risque de rencontrer des difficultés grandissantes à maintenir le niveau de production de pétrole actuel et pourrait bien se trouver d’ores et déjà en situation de pic pétrolier. Les nouveaux champs pétroliers se situent dans des régions de plus en plus difficiles d’accès (Grand-Nord, Sibérie orientale et Extrême-Orient) avec des coûts d’exploitation élevés (absence d’infrastructures, froid, nuit polaire, etc.). De plus, si elle compte parmi les trois principaux producteurs de pétrole depuis 20 ans, ses réserves prouvées ne se situent qu’entre le sixième et le huitième rang mondial selon les sources. La capacité de la Russie à maintenir les niveaux de production actuels est donc loin d’être assurée à moyen terme même si l’immensité du territoire russe peut sans doute encore permettre la découverte de nouvelles réserves importantes. À ces incertitudes s’ajoutent les sanctions occidentales qui, depuis 2014, ciblent spécifiquement le secteur pétrolier en y interdisant l’exportation de technologies. Nombre d’analystes prévoyaient une baisse de la production russe dans la mesure où le vieillissement
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d’une partie importante des champs pétroliers nécessite le recours à des technologies plus sophistiquées, maîtrisées par les firmes occidentales. Les compagnies russes sont parvenues à infirmer ces pronostics avec une augmentation continue de la production jusqu’en 2019 (exploitation de nouveaux champs pétroliers, recours à des équipements chinois, substitution des importations par des équivalents russes). Cependant, elles ont dû se résoudre à geler leurs investissements dans l’off-shore alors même qu’une partie importante des réserves russes se situent au large des côtes arctiques. Dans ce domaine, l’expertise occidentale n’a pratiquement pas d’alternative, ce qui pose la question de la capacité de la Russie à mettre en exploitation ces ressources, d’autant plus qu’à une levée des sanctions particulièrement improbable à moyen terme s’ajoutent les considérations environnementales en Arctique. Mais audelà du niveau de production du pétrole russe, la question se pose également du niveau de revenus tirés de l’exportation des hydrocarbures. Exportations pétrolières russes (en milliards de dollars) 300
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Produits pétroliers Pétrole brut
Sources : Banque centrale de Russie ; Service fédéral des douanes.
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La Russie face à la révolution du pétrole de schiste américain La baisse des revenus pétroliers Dans les années 2010, le développement des pétroles de schiste aux États-Unis a radicalement transformé le marché mondial : la production américaine de pétrole a plus que doublé en dix ans, passant de 5 millions de barils par jour en 2008 à plus de 12 millions en 2019. Non seulement les États-Unis ne sont plus le grand importateur de pétrole qu’ils étaient depuis plusieurs décennies mais ils exportent même une partie de leur production même s’ils restent importateurs net de pétrole. Et si la transformation en pays exportateur de pétrole est assez ambiguë pour le statut de la puissance américaine, elle a entraîné des répercussions négatives sur les positions russes dans le secteur. En effet, cette arrivée massive de pétrole de schiste sur le marché américain a induit une pression importante sur les cours du pétrole à l’échelle mondiale malgré la hausse de la demande en Asie. La conséquence en a été une baisse tendancielle des revenus pétro-gaziers dans la deuxième partie des années 2010. Les exportations pétrolières russes (pétrole brut et produits pétroliers) sont passées de 283 milliards de dollars en 2013 à 118 milliards en 2020. Sur la même période, les exportations gazières sont passées de 73 à 33 milliards de dollars en 2020. Certes, la période a connu d’importantes fluctuations des cours et l’année 2020 correspond à la crise du Covid-19 mais la tendance générale est bien à une nette baisse des revenus par rapport au pic du début des années 2010. De même, les conséquences du développement des gaz de schistes aux États-Unis ont eu des effets directs ou indirects importants sur les positions de Gazprom. Dans un premier temps, en devenant pratiquement autosuffisants vers 2010, les États-Unis ont provoqué une réorientation des exportations mondiales de GNL (gaz naturel liquéfié) vers le marché européen, ce qui a provoqué une forte baisse des prix du gaz négociés sur les marchés à court terme (spot). En effet, le gaz naturel liquéfié qui est transporté par voie maritime au moyen de tankers fait l’objet d’un marché spéculatif du même type que le pétrole. L’écart croissant entre les prix sur le marché spot et les prix des contrats à long terme liant Gazprom aux compagnies européennes et indexés sur les produits pétroliers a incité ces dernières à réclamer des concessions
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tarifaires. Gazprom a tout d’abord résisté à ces demandes affirmant qu’il s’agissait d’une situation temporaire et considérant que ses partenaires n’avaient pas d’alternatives à court terme : l’Allemagne et les pays d’Europe orientale ne disposaient alors d’aucun terminal d’importation de GNL. Mais c’était sans compter sur une autre répercussion indirecte du boom des gaz de schistes aux États-Unis : la baisse des prix du gaz sur le marché intérieur a incité les producteurs d’électricité américains à délaisser le charbon au profit du gaz. Par conséquent, les exportations de charbon américain ont plus que doublé entre 2009 et 2012 et se sont portées majoritairement vers l’Europe. L’effondrement des prix du charbon a incité les producteurs d’électricité européens à se tourner à nouveau vers cette source d’énergie aux dépens du gaz. Cette nouvelle donne associée à la morosité de l’économie a entraîné une baisse de la consommation européenne de gaz entre 2010 et 2015. Confronté à cette situation, Gazprom a été contraint de procéder à des baisses tarifaires substantielles en faveur de ses principaux clients européens. Dans un deuxième temps, la production de gaz américaine étant devenue excédentaire, les États-Unis ont commencé à exporter du GNL vers l’Europe à partir de 2016. Les exportations américaines ont ensuite fortement augmenté permettant aux États-Unis de s’imposer comme le premier fournisseur en GNL de l’Union européenne. Malgré les conséquences particulièrement néfastes de l’extraction des gaz et pétroles de schistes (technologie de la fracturation hydraulique des roches), l’Union européenne soutient l’importation de GNL américain au nom de la diversification des sources d’approvisionnement en gaz. En effet, le Commission considère que l’Europe est trop dépendante du gaz russe et tente de limiter son poids en favorisant les infrastructures d’importation alternatives et en adoptant un certain nombre de directives défavorables aux intérêts du géant russe. Elle est soutenue en cela par plusieurs pays membres de l’Europe de l’Est (Pologne et Pays baltes) qui se sont plaints de l’opacité de la tarification pratiquée par le géant gazier russe, ce qui a poussé Bruxelles à ouvrir une enquête pour entrave à la concurrence en septembre 2012. Bruxelles reproche à Gazprom d’abuser de sa position dominante en Europe centrale et orientale et de fragmenter le marché européen en empêchant ses clients de réexporter le gaz livré. Là encore Gazprom a dû faire des concessions – par ailleurs limitées – pour parvenir à un accord à l’amiable avec la Commission.
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Exportations totales de gaz russe en valeur (milliards de dollars) 80 70 60 50 40
GNL Gaz naturel
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10
Sources : Banque centrale de Russie ; Service fédéral des douanes.
Nord Stream : le bras de fer russo-américain Quand le South Stream se transforme en Turkish Stream En 2014, au moment où débute la crise ukrainienne, Gazprom est certes parvenu à faire baisser sensiblement la part de l’Ukraine dans le transit du gaz vers l’Europe mais le pays reste tout de même la principale voie d’exportation du gaz russe. Or, le conflit entre les deux pays radicalise les positions sur la question énergétique : Kiev décide de mettre fin à ses importations directes de gaz russe tandis que Gazprom poursuit sa politique de contournement de l’Ukraine jusqu’à être en mesure de se passer totalement du transit ukrainien pour ses exportations. Cette politique de Gazprom est désormais interprétée par l’Ukraine comme une forme d’agression tandis que la Commission européenne voit d’un mauvais œil des projets qui renforcent la dépendance européenne vis-à-vis d’une Russie avec laquelle les relations se sont singulièrement dégradées.
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Gazprom développe notamment un projet de gazoduc sous-marin dénommé South Stream et devant relier la Russie aux Balkans par la mer Noire. Du point de vue de la Commission européenne, ce gazoduc est particulièrement mal venu car il concurrence les projets d’importation du gaz azéri perçu comme une pièce maîtresse dans la diversification de l’approvisionnement de l’Union européenne. Du côté européen, la Bulgarie ferait figure de principal bénéficiaire des projets de Gazprom : elle serait directement alimentée en gaz russe et deviendrait un important État de transit pour ses voisins balkaniques et est-européens. Mais malgré les avantages économiques évidents de la construction de cette infrastructure pour le pays le plus pauvre de l’Union européenne, les autorités bulgares n’ont cessé de tergiverser sous la pression conjointe de Bruxelles et Washington. Devant ces atermoiements, qui s’apparentent à un abandon du projet, Vladimir Poutine annonce fin décembre 2014 un changement d’itinéraire du gazoduc : rebaptisé Turkish Stream, il reliera la Turquie avant de rejoindre les Balkans. Le gazoduc, achevé fin 2019 dans sa partie maritime, permet à Gazprom de mettre fin au transit par l’Ukraine pour ses livraisons à la Turquie, la Grèce, la Bulgarie, la Macédoine du Nord, la Roumanie et la Serbie. Dénommé Balkan Stream dans son prolongement terrestre, il alimente également la Hongrie et l’Autriche, deux États membres de l’Union européenne qui cultivent de bonnes relations avec Moscou. Ainsi, au prix d’un retard de quelques années et d’ajustements dans le tracé et le modèle capitalistique, le Kremlin est arrivé à ses fins dans les Balkans. Cependant, si le destin du South Stream devenu Turkish Stream a été agité, c’est bien le projet de doublement du Nord Stream qui déchaîne les passions et s’est transformé en bras de fer énergétique entre Moscou et Washington.
Nord Stream 2 : le nœud gordien de l’énergie Le projet de Nord Stream 2 consiste à construire un gazoduc reliant la Russie et l’Allemagne en empruntant le même tracé que le Nord Stream, ce qui permet de doubler les capacités de la liaison pour les porter à 110 milliards de mètres cubes par an. Pour sa réalisation, Gazprom s’est allié à plusieurs entreprises énergétiques européennes qui soutiennent le projet financièrement : il s’agit notamment de l’Allemand Wintershall et du Français Engie (actionnaires du Nord Stream) mais aussi du Néerlandais Shell, de l’Allemand Uniper et de l’Autrichien OMV.
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à l’équateur
1 000 km
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KAZAKHSTAN
Oukhta
En projet Autres gazoducs en service
Carte3_Bataille_Gazoducs
carl format 195x115
Opérationnels En construction
IRAN
UKRAINE
Minsk
Vyborg
Nord Stream 2
MOSCOU
Greifswald
POLOGNE
ALL.
Blue Stream
Samsun
TURQUIE
Principaux gazoducs
0
Turkish Stream
Balkan Stream
Yamal-Europe
Nord Stream
FRANCE
Cadre arrondi ???
Principaux gisements de pétrole et de gaz
CHINE
Blagovechtchensk Vladisvostok
Khabarovsk
Force de Sibérie
Sakhaline
OCÉAN PACIFIQUE
Source : Gazprom.
Usines de liquéfaction de gaz opérationnelles Voies d'exportation du GNL Route maritime du Nord
MONGOLIE
Force de Sibérie 2
CHINE
Tomsk
F É D É R AT I O N DE RUSSIE Novy Ourengoï
Péninsule de Yamal
OCÉAN GLACIAL ARCTIQUE
Pôle Nord
La bataille des gazoducs
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Cependant, le projet a, dès ses origines, fait face à l’opposition conjuguée de la Pologne, des Pays baltes et de l’Ukraine qui ont reçu le soutien décisif des États-Unis. L’opposition américaine au Nord Stream 2 s’explique par plusieurs facteurs. D’une part, cette infrastructure renforce le partenariat germano-russe alors même que Washington compte plus que jamais sur son alliance avec l’Allemagne pour maintenir son leadership en Europe. D’autre part, les États-Unis, devenus exportateurs nets de GNL, souhaitent pouvoir exporter en Europe mais se heurtent à la concurrence du gaz naturel russe plus compétitif. Enfin, Moscou ne cache pas que le Nord-Stream 2 est conçu pour contourner l’Ukraine afin notamment de ne plus payer des droits de transit jugés trop élevés. Or, Kiev prétend que l’existence d’infrastructures énergétiques reliant l’Europe à la Russie par son territoire serait sa meilleure garantie de sécurité : tant que le gaz russe passe par le territoire ukrainien, Moscou ne serait pas en mesure de mener une attaque militaire d’ampleur contre son voisin. On remarquera cependant que le transit du gaz russe par l’Ukraine n’a pas empêché Moscou d’annexer la Crimée et de soutenir les séparatistes dans le Donbass. Plus prosaïquement, l’enjeu est avant tout économique : les revenus tirés des frais de transit payés par Gazprom à l’Ukraine représenteraient 3 % du PIB ukrainien. Or, les deux Nord Stream, en passant par la mer Baltique, ont l’avantage pour Gazprom d’éliminer tout frais de transit. De plus, l’itinéraire choisi est nettement plus court car les champs gaziers qui alimentent ces infrastructures sont situés dans le Grand-Nord russe. Le Kremlin a déclaré à plusieurs reprises qu’il ne voyait pas pourquoi la Russie devrait offrir cette importante source de revenus à un régime hostile considéré comme une marionnette des Occidentaux. Ainsi le bras de fer entre Moscou et Washington sur ce dossier mêle des deux côtés des motivations économiques et politiques. Cependant, les sanctions prononcées par les autorités américaines en novembre 2019, si elles ont interrompu – du moins temporairement – les travaux de construction, représentent également un défi pour les relations entre l’Europe et les États-Unis puisqu’elles visent les entreprises européennes qui participent au projet. Mais si elles sont officiellement rejetées par l’Union européenne, qui est censée garantir à ses entreprises la liberté de conduire leurs affaires dans le cadre juridique européen, Bruxelles reste en réalité particulièrement ambiguë sur le sujet. Début 2019, Bruxelles a modifié la législation sur les infrastructures gazières afin de soumettre les gazoducs
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entrants dans le marché intérieur européen aux mêmes règles de concurrence que les gazoducs internes à l’Union européenne. Cette mesure, qui vise explicitement le Nord Stream 2 en menaçant de laisser le gazoduc à moitié vide, a fait l’objet d’un avis motivé du Sénat français qui résume bien la situation : « Gêner la mise en place d’un gazoduc approvisionnant un grand État membre depuis le plus grand champ gazier au monde ne serait pas de nature à conforter la sécurité d’approvisionnement de l’Union. […] Exiger le respect d’une directive européenne par une infrastructure assurant une liaison avec un pays tiers revient à une forme d’extra territorialité4 .»
On le voit, l’Union Européenne a en réalité mis en place une forme de sanction extraterritoriale à l’encontre du projet russe plusieurs mois avant les États-Unis. Mais l’une des raisons avancées par les sénateurs français pour expliquer cette volonté explicite de la Commission de gêner la réalisation du Nord Stream 2 est pour le moins inattendue : « le vraisemblable but authentique de la Commission européenne [est de] maintenir le transit ukrainien pour éviter d’avoir à verser une aide budgétaire à Kiev5 ». De fait, les retards pris dans la construction du gazoduc ont obligé Gazprom à accepter de négocier avec l’Ukraine un nouvel accord de transit conclu sous l’égide de l’Union européenne et qui garantit le transit du gaz russe par le territoire ukrainien jusqu’en 2024. Cet accord est perçu comme une victoire pour Kiev car il garantit des volumes selon la formule du take-or-pay et des tarifs de transit relativement élevés. Il lui permet d’engranger des revenus importants évitant ainsi effectivement aux Européens d’avoir à augmenter leur aide à un pays qui a fait le choix de signer un accord d’association avec l’Union européenne aux dépens de ses liens traditionnels avec la Russie. Pourtant, il pourrait s’agir d’une victoire à la Pyrrhus pour l’Ukraine qui doit faire face à la détermination du Kremlin qui est soutenu par Berlin sur ce dossier.
Une nouvelle victoire du Kremlin ? Certes Moscou a fourni l’essentiel de l’effort pour faire face aux sanctions américaines : Gazprom a ainsi investi dans la modernisation de navires capables de terminer les travaux abandonnés par les entreprises européennes démontrant par la même occasion que, si la volonté politique existe, il est possible de ne pas se soumettre aux velléités extraterritoriales du droit américain. Cependant, force est
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de constater que Berlin a également défendu le projet tant auprès de ses partenaires européens sceptiques que face à Washington. Pour Berlin, le projet a une dimension stratégique : il s’agit de pouvoir s’approvisionner en énergie bon marché et relativement « écologique » pour accompagner la transition énergétique alors que l’Allemagne s’est engagée à abandonner à la fois l’énergie nucléaire et le charbon qui représente toujours une part importante de son mix énergétique. Enfin, cette infrastructure impose l’Allemagne comme le hub du marché gazier européen renforçant encore ses positions géoéconomiques en Europe. La décision de Joe Biden de ne pas poursuivre l’escalade des sanctions contre Nord Stream 2 s’explique avant tout par la volonté de renouer le lien transatlantique qui passe aux yeux des élites américaines par une relation étroite avec l’Allemagne, première puissance européenne. La déclaration commune germano-américaine adoptée en juillet 2021 sur « le soutien à l’Ukraine, la sécurité énergétique européenne et le climat » a été présentée comme une victoire du Kremlin dans la mesure où elle devrait permettre le lancement du gazoduc Nord Stream 2. Cependant, le contenu de cette déclaration illustre le degré de dépendance de Berlin envers Washington. Elle apparaît, dans son essence, comme particulièrement ambivalente puisque les États-Unis et l’Allemagne semblent s’arroger le droit de décider de l’orientation que doivent prendre les exportations de gaz russe, ce qui ne peut être perçu par le Kremlin que comme une forme d’impérialisme. Par ailleurs, par cette déclaration, l’Allemagne s’engage auprès de Washington à respecter les règles édictées par l’Union européenne dans le domaine énergétique ce qui apparaît pour le moins paradoxal puisque cela sous-entend que les règles éditées par Bruxelles seraient plus en ligne avec les intérêts de Washington qu’avec ceux de Berlin. Ainsi, si cette déclaration germano-américaine ouvre la voie au lancement du Nord Stream, Moscou ne pourra que constater qu’elle confirme la sujétion des élites allemandes envers Washington, une situation bien éloignée de l’objectif russe d’un rapprochement avec l’Allemagne aux dépens de la relation transatlantique.
Le retour de la puissance énergétique russe Les prix du gaz en Europe ont fortement augmenté en 2021 pour atteindre des records avec plus de 800 dollars les mille mètres cubes, un niveau qu’ils n’avaient pas atteint depuis 16 ans. Gazprom ne
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pouvait rêver d’une meilleure conjoncture pour lancer le Nord Stream 2, annoncé pour fin 2021, et dont la construction a toujours été justifiée par la nécessité d’alimenter le marché gazier européen en volumes supplémentaires. Cette hausse des prix est liée en bonne partie à la reprise économique en Asie, qui absorbe la quasi-totalité des livraisons de GNL provoquant ainsi un déficit relatif de gaz en Europe. Cela prouve par la même occasion que le GNL, présenté par Washington comme une alternative à Nord Stream, ne l’est pas réellement dans la mesure où, contrairement aux gazoducs qui lient le client au fournisseur, le GNL est vendu au plus offrant aux quatre coins de la planète. Or, le différentiel de prix entre l’Europe et l’Asie pousse les exportateurs de GNL, au premier rang desquels le Qatar, à réorienter leurs exportations vers les marchés asiatiques. Plus largement, l’appétit asiatique pour les matières premières, au premier rang desquelles le gaz, le charbon et le pétrole, absorbe une grande partie des éventuels surplus sur les marchés internationaux. Or, les importations européennes de gaz devraient rester à des niveaux élevés du fait de la déplétion des champs gaziers en Europe du Nord, de la fermeture des centrales nucléaires en Allemagne et de la fin programmée de l’utilisation du charbon pour la production d’électricité. Cependant, Gazprom est accusé par l’Ukraine d’entretenir à dessein ce déficit sur le marché européen en refusant d’augmenter ses exportations au travers du territoire ukrainien. Les analystes russes arguent que Gazprom n’est pas pressé d’utiliser le transit ukrainien dont les tarifs seraient particulièrement prohibitifs. Dans tous les cas, force est de constater qu’en cas de lancement effectif du Nord Stream 2, l’Ukraine risque de se retrouver dans une situation particulièrement compliquée. En effet, non seulement elle risque de perdre les revenus liés au transit de gaz russe mais elle pourrait également se retrouver dans une grande dépendance vis-à-vis de Moscou pour ses livraisons de gaz. En effet, si officiellement l’Ukraine n’importe plus de gaz russe depuis 2015, il s’agit en réalité largement d’un tour de passe-passe permis par le transit du gaz russe par le territoire ukrainien : Kiev continue d’importer du gaz russe mais ce dernier est acheté au prix fort auprès de traders européens, puis livré soit virtuellement (le gaz est déjà en Ukraine) soit physiquement depuis l’Europe centrale. Ce schéma dispendieux et motivé par des raisons politiques sera pratiquement impossible à réaliser en cas d’interruption du transit du gaz russe par le territoire ukrainien et risque de placer l’Ukraine dans une situation particulièrement inconfortable vis-à-vis de Moscou.
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Pour ce qui est du marché européen, non seulement le GNL américain n’est pas en mesure d’empêcher la hausse des prix à des niveaux records, mais la Russie est devenue à son tour un fournisseur majeur de GNL pour l’Union européenne. En effet, le producteur russe Novatek, allié au Français Total et au Chinois CNPC, développe à marche forcée plusieurs champs gaziers sur la péninsule de Iamal dont il exporte l’ensemble de la production sous forme de GNL. Le dynamisme de Novatek est tel qu’en 2020, l’Union européenne a importé pratiquement autant de GNL en provenance de Russie que des États-Unis (près de 20 millions de tonnes). De fait, la politique de l’Union européenne visant à diversifier les approvisionnements de gaz aux dépens de la Russie est un véritable échec : la part de Gazprom dans la consommation totale de l’Union européenne est passée de 23 % en 2010 à 37 % en 2018. Quant à la part de Gazprom dans les importations de l’Union européenne, elle représente 45 % du total au premier semestre 2021. Si l’on ajoute le GNL en provenance de Russie, la part du gaz russe atteint 50 % du total des importations européennes6. Il est peu probable que cette tendance s’inverse dans la mesure où la production européenne de gaz continue de baisser de manière tendancielle, ce qui oblige l’Europe à augmenter ses importations. Or, la Russie est le seul pays voisin à avoir la capacité d’augmenter sensiblement sa production à des prix compétitifs. Si la forte hausse des exportations de GNL illustre le caractère incontournable du gaz russe pour l’Europe, elle est ambiguë pour les intérêts de l’État russe. En effet, le GNL extrait à Iamal bénéficie d’une série d’exemptions fiscales, contrairement au gaz naturel exporté par Gazprom en Europe. Aussi, l’idée de départ était d’orienter le GNL russe vers les marchés asiatiques : l’objectif étant d’éviter de concurrencer Gazprom en Europe et de préserver les rentrées fiscales. Les choses se sont déroulées différemment du fait notamment d’une période de navigation plus restreinte et d’infrastructures moins développées dans la partie orientale de la voie maritime du Nord qui permet les exportations directement vers l’Asie. Cependant, les autorités russes ne semblent pas remettre en cause leur soutien à Novatek. Les avantages fiscaux accordés à Novatek pour une dizaine d’années sont justifiés par les retombées positives attendues : d’une part, il s’agit pour la Russie d’acquérir des compétences technologiques dans la production de GNL avec l’objectif de multiplier la production par trois en visant jusqu’à 20 % du marché mondial ; d’autre part, les exportations de GNL permettent de développer la voie maritime du Nord avec la construction d’infrastructures afférentes ; enfin, le GNL
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permet également à la Russie de diversifier ses marchés d’exportation au-delà du marché européen et son utilisation est beaucoup moins politisée que dans le cas des exportations par gazoduc, ce qui permet d’éviter une bonne partie des ennuis auxquels doit faire face Gazprom en Europe. De son côté, Gazprom est parvenu à construire un premier gazoduc vers l’Asie afin d’atténuer sa dépendance vis-à-vis du marché européen. Le schéma retenu par les autorités russes est similaire à celui adopté dans le domaine pétrolier avec l’oléoduc Sibérie orientale-Pacifique. Le nouveau gazoduc « Force de Sibérie » suit le tracé de l’oléoduc avec une branche aboutissant à Vladivostok tandis que l’autre branche rejoint directement le Nord-Est chinois : les exportations de gaz vers la Chine ont débuté en 2020 et doivent augmenter progressivement pour atteindre 38 milliards de mètres cubes par an à partir de 2024. Gazprom souhaite poursuivre la réorientation vers l’Est avec un nouveau gazoduc qui permettrait d’alimenter la Sibérie méridionale en gaz et surtout d’exporter vers la Mongolie et la Chine. En cas de réalisation, cette nouvelle liaison permettrait d’accentuer la marge de manœuvre de Gazprom vis-à-vis de l’Europe car le gaz exporté par cette voie est potentiellement celui qui est actuellement destiné au marché européen. Dans le domaine pétrolier, la montée en puissance du pétrole de schiste américain avait conduit la Russie et l’Arabie saoudite à se rapprocher à partir de 2016. Ce rapprochement a permis la constitution d’un groupe de pays exportateurs de pétrole appelé OPEP+. L’objectif affiché a été de coordonner les efforts des grands pays exportateurs afin de stabiliser le marché face à la nouvelle donne créée par la hausse continue de la production américaine. Cependant, les pétroliers russes se sont plaints de ce que cette politique aboutissait en réalité au maintien du prix du pétrole à un niveau suffisant pour permettre au pétrole de schiste américain d’être rentable et de gagner des parts de marché sur ses concurrents. C’est l’une des raisons de la guerre des prix initiée début 2020 par la Russie et l’Arabie saoudite et il semble bien qu’elle ait mis un coup d’arrêt au boom des pétroles de schiste : la production américaine est passée d’un maximum de 13 millions de barils début à 2020 à 11 millions en moyenne en 20217. Il est possible qu’elle reparte à la hausse mais il semble bien qu’un certain équilibre soit atteint et que l’OPEP+ retrouve en partie sa capacité d’équilibrer le marché. Ces développements montrent que Moscou poursuit avec constance sa politique de diversification des voies d’exportation et des marchés. De plus, les mesures de relance
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de l’économie en Occident et la poursuite de la croissance des besoins énergétiques en Asie conduisent à une nouvelle hausse des cours des matières premières. Certains parlent même d’un nouveau supercycle de hausse des prix. Cependant, outre le fait que la conjoncture économique est particulièrement volatile, la Russie ne peut pas non plus ignorer les velléités européennes de décarboner l’économie ni la finitude des ressources du sous-sol, tout particulièrement du pétrole exploité de manière intensive depuis plus d’un siècle.
Moscou face à l’après-pétrole Les autorités russes cherchent à limiter le poids des revenus pétro gaziers dans le budget fédéral russe. Outre les velléités de diversification de l’économie russe, qui ne peuvent avoir que des effets progressifs, le gouvernement cherche à diversifier les revenus fiscaux : augmentation de la TVA début 2019, taxation des intérêts de l’épargne début 2020 et retour (très limité) de la progressivité de l’impôt sur le revenu en 2021. Si au début des années 2010 les hydrocarbures représentaient la moitié des revenus budgétaires, leur part a baissé ensuite tendanciellement pour tomber à 28 % en 2020. Certes, ce chiffre est en partie lié à la chute des prix du pétrole cette année-là, mais il renvoie aussi à la croissance continue des revenus budgétaires non pétroliers depuis 10 ans, quelle que soit la conjoncture économique. La diversification des revenus fiscaux ainsi qu’une politique budgétaire prudente ont permis au gouvernement russe de fixer un prix du baril relativement bas pour atteindre l’équilibre budgétaire : en 2021, il est fixé à 45 dollars ce qui permet à la Russie de renouer avec un budget excédentaire grâce à un prix moyen du baril d’environ 60 dollars. En comparaison, l’Arabie saoudite a besoin d’un baril à environ 80 dollars pour équilibrer son budget. Enfin, la Russie peut compter sur d’autres matières premières pour prendre au moins partiellement le relais des hydrocarbures. En effet, les technologies utilisées pour décarboner l’économie (notamment les véhicules électriques) font appel à des métaux non-ferreux et des terres rares dont la Russie est abondamment pourvue et dont elle est déjà un important exportateur. Les acteurs du secteur énergétique russe entreprennent également de se positionner sur le secteur de l’hydrogène dans la perspective de la décarbonation de l’économie. La Russie tente de présenter le gaz naturel comme devant faire partie de la stratégie de décarbonation menée par l’Union européenne et comme l’énergie fossile la moins
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polluante afin de remplacer le charbon. Elle souhaite aussi exporter de l’hydrogène « bleu8 » produit à partir de gaz et transporté en Europe par gazoduc : le Nord Stream 2 est ainsi pressenti pour exporter un mélange de gaz et d’hydrogène, ce qui pourrait par la même occasion lever les réticences des opposants au gazoduc qui s’appuient en partie sur des arguments écologiques. De son côté, le géant russe du nucléaire Rosatom a également l’intention de se positionner sur ce nouveau marché : ses responsables ont annoncé vouloir lancer dès 2023 la production d’hydrogène « jaune » grâce à l’électricité excédentaire de la centrale nucléaire de la péninsule de Kola (près de Mourmansk). Rosatom, premier exportateur de centrales nucléaires au monde, participe d’une autre dimension de la puissance énergétique russe qui dispose donc plusieurs atouts face aux transformations en cours. *** Le Kremlin a tout d’abord conforté son contrôle sur le secteur des hydrocarbures russes grâce au renforcement de deux champions nationaux (Gazprom et Rosneft) qui comptent parmi les plus importants producteurs mondiaux de gaz et de pétrole. Dans un deuxième temps, les autorités russes ont veillé à limiter l’appétit de ces géants en favorisant la concurrence sur le marché intérieur grâce à la montée en puissance de nouveaux acteurs. Il s’agit notamment de Novatek qui s’est imposé en quelques années comme un important exportateur de LNG. Malgré l’hostilité de Bruxelles qui craint une trop grande dépendance vis-à-vis du voisin russe, Moscou est parvenue à conforter sa position de premier fournisseur de gaz de l’Union européenne tout en diversifiant ses exportations d’hydrocarbures vers l’Asie- Pacifique, principalement la Chine. Le gouvernement russe s’est également engagé dans une politique visant à limiter la dépendance du budget russe aux revenus tirés des hydrocarbures. En effet, les cours sont soumis à d’importantes fluctuations et mis sous pression par la révolution des pétroles et gaz de schiste aux États-Unis ainsi que par la politique de décarbonation mise en place par l’Union européenne.
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Économie : la tentation de l’autarcie
L
es sanctions internationales ont mis en évidence la dépendance russe vis-à-vis du système financier occidental ainsi que des importations dans nombre de secteurs vitaux pour l’économie. En effet, si la balance commerciale russe est excédentaire, la structure du commerce extérieur illustre le manque de compétitivité de l’économie avec des exportations dominées par les matières premières et des importations majoritairement constituées de produits manufacturés. Le gouvernement russe a mis en place un ambitieux programme de modernisation visant à maintenir l’autonomie russe dans les secteurs jugés stratégiques (agroalimentaire, défense, nouvelles technologies, etc.) et ainsi à contribuer à la diversification et à la modernisation de l’économie russe. Cette politique a ensuite été déclinée dans pratiquement tous les secteurs de l’économie avec un nouveau mot d’ordre aux accents autarciques : la substitution des importations (importozameschenie).
Un mot d’ordre : la substitution des importations Les autorités russes ont entrepris de formaliser la politique de substitution des importations par la production nationale en pleine crise ukrainienne, quand il est devenu évident que les sanctions occidentales auraient des conséquences importantes sur l’économie russe. En avril 2014, le gouvernement adopte un programme intitulé « Développement de l’industrie et amélioration de sa compétitivité ». Le programme accorde une place particulière à la production de machines-outils, un secteur stratégique qui était déjà un point faible de l’Union soviétique et qui s’est effondré durant les années 1990. Ce programme, qui bénéficie d’un financement modeste d’environ 6 millions d’euros par an, fait seulement office de cadre conceptuel
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permettant à l’État de définir une politique industrielle avec un certain nombre d’objectifs à l’horizon 2030. Il faut attendre août 2015 pour voir la création de la Commission gouvernementale de substitution des importations avec deux instances, l’une consacrée à l’industrie civile et l’autre au complexe militaro-industriel. Deux secteurs ont en effet dû faire face à une situation critique du fait des sanctions croisées entre la Russie, les Occidentaux et l’Ukraine : l’industrie de la défense, qui dépend de composants et de matériels livrés par l’Ukraine et certains pays occidentaux, ainsi que le secteur agroalimentaire, qui a dû faire face à l’embargo russe sur les importations de produits alimentaires occidentaux.
Le renouveau de la puissance agricole Les contre-sanctions : un pari risqué Au début des années 2010, la présence massive de produits agro alimentaires importés sur les étals était la parfaite illustration d’une Russie touchée par la « maladie hollandaise » : malgré un territoire immense, le pays se révélait incapable de nourrir sa population sans recourir aux importations qui représentaient jusqu’à un tiers des aliments consommés par les Russes. Aussi, la décision de Vladimir Poutine de répliquer aux sanctions en décrétant en 2014 un embargo sur les importations agricoles en provenance des pays occidentaux (Union européenne, États-Unis, Canada, Australie et Norvège) a-t-elle été une vraie prise de risque dans la mesure où elle était susceptible de créer des pénuries ou tout du moins de renchérir fortement le panier de la ménagère russe. Cependant, cette mesure volontariste a été dans l’ensemble bien acceptée par les Russes qui y ont vu dans leur majorité une réponse justifiée aux sanctions occidentales et ont été sensibles à l’idée de favoriser la production nationale. Certes, ils n’ont pas été les seuls touchés par cette mesure puisque les exportateurs européens auraient perdu environ 2 milliards d’euros de revenus par an du fait de l’embargo russe. Mais si une partie du déficit sur le marché russe a été compensée grâce à une réorientation des importations en provenance d’autres zones géographiques (Turquie, Amérique latine, étranger proche…), les producteurs russes en ont profité pour augmenter leur production jusqu’à atteindre l’autosuffisance dans de nombreux secteurs et devenir d’importants exportateurs dans le domaine céréalier.
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Les résultats probants d’une politique structurée Mais si la politique de substitution des importations a connu les succès les plus importants dans le domaine agricole, c’est aussi grâce à la conjonction de plusieurs facteurs : outre l’embargo sur les produits alimentaires occidentaux ainsi que la dévaluation du rouble, le secteur a bénéficié de la mise en place d’une politique structurée de soutien à la filière dès le milieu des années 2000 : en 2006 est lancé le programme national « Développement du secteur agroalimentaire » qui est suivi en 2012 par la mise en place du « Programme étatique de développement du secteur agricole 2013-2020 » qui se donnent pour objectif d’assurer la sécurité alimentaire du pays. Les résultats de cette politique volontariste sont probants. Ainsi, selon les données de Rosstat, la part des importations dans la consommation totale de viande en Russie est passée de 46 % en 2005 à 6 % en 2020. Cette évolution favorable a été obtenue grâce à des investissements importants dans l’élevage porcin et avicole dont les productions ont connu une hausse respective de 40 % et de 30 % entre 2013 et 2019 : la Russie est désormais autosuffisante pour ces deux productions. La part de viande bovine et de produits laitiers importée a également baissé mais dans des proportions moindres du fait de la stagnation du cheptel. La fermeture du marché russe aux produits européens a permis aux Russes de développer de nouvelles filières avec une forte hausse de la production de fromage : ainsi, les camemberts dans les rayons des magasins russes sont désormais produits en Russie, soit par des producteurs locaux, soit par des marques françaises qui délocalisent la production sur place. Par ailleurs, les cultures maraîchères sous serre ont connu un fort développement dans les périphéries des villes à la faveur de l’embargo décidé en 2014. De même, la production de fruits a été multipliée par quatre dans le Nord-Caucase entre 2015 et 2020. De fait, les contre-sanctions appliquées par le Kremlin sur les produits agricoles occidentaux ont permis au pays d’atteindre l’autosuffisance alimentaire en moins de dix ans alors que la Russie importait massivement des produits agroalimentaires depuis les années 1990.
Les céréales : un nouveau pétrole vert ? Alors que l’Union soviétique était devenue un grand importateur de blé, l’une des illustrations de l’échec du système collectiviste, la Russie a commencé à redevenir un exportateur net de céréales au début des années 2000. Le mouvement s’est amplifié dans les années 2010 quand la Russie s’est imposée comme l’un des plus
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importants exportateurs mondiaux, une situation qu’elle n’avait plus connue depuis la révolution bolchevique et ceci alors même qu’elle a perdu une partie importante de territoires fertiles avec l’indépendance de l’Ukraine. La Russie doit ce retour sur le marché mondial principalement au blé qui représente plus de 70 % de ses exportations de céréales. Le pays, qui représente 20 % du commerce mondial de blé, est devenu un concurrent de plus en plus sérieux pour les grands exportateurs que sont les États-Unis et la France. C’est notamment le cas dans le bassin méditerranéen vers lequel les exportations russes s’orientent naturellement à partir des ports de la mer Noire. En 2020, les exportations agroalimentaires russes ont atteint le niveau record de 30 milliards de dollars, un chiffre supérieur aux revenus tirés des exportations de gaz naturel la même année (26 milliards). Cette dynamique, qui était initialement portée par les céréales et les oléagineux, s’appuie désormais également sur les exportations de viande. Les principales destinations des exportations agroalimentaires russes sont la Chine (en forte croissance), la Turquie et l’étranger proche. Les performances du secteur agricole ont permis à la Russie de devenir exportatrice nette de produits agricoles en 2020, pour la première fois dans son histoire récente : entre 2013 et 2020, les exportations agroalimentaires russes ont été multipliées par trois tandis que les importations ont été divisées par deux. La hausse régulière de la production agricole est obtenue grâce à une augmentation des rendements et de la productivité au moyen d’une modernisation de l’outil de production et d’un recours plus important aux engrais. En effet, ces résultats ont été obtenus alors même que la surface d’emblavement a fortement baissé depuis la période soviétique : les grandes cultures céréalières se concentrent désormais dans les régions méridionales aux conditions naturelles favorables (conditions climatiques et terres noires fertiles) tandis que les régions du centre et du nord, moins propices à l’agriculture, ont tendance à favoriser l’élevage. Afin de poursuivre la croissance de la production, les autorités russes comptent remettre en culture, en y favorisant l’agriculture biologique, jusqu’à 13 millions d’hectares de terres agricoles laissées en friche après la chute de l’URSS.
Les effets contre-productifs de l’agro-industrie Cependant, la volonté des autorités russes de remettre en culture une partie des surfaces anciennement cultivées sous la période soviétique risque de se heurter au déficit de main-d’œuvre du fait d’un exode
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rural conduisant à la déprise agricole et à la disparation de villages entiers. En effet, les évolutions favorables en termes de production atteignent certaines limites liées notamment au modèle de développement agricole soutenu par les autorités. Ces dernières ont favorisé les grands groupes industriels dont les capacités d’investissement permettent d’obtenir des résultats rapides en termes de rendement et de production. Les aides obtenues par les grandes entreprises du secteur sont souvent inaccessibles aux plus petites structures qui contribuent pourtant au maillage du territoire agricole et au maintien d’une vie rurale. De plus, l’hyper-concentration dans certains secteurs (production de volaille et de viande porcine notamment) entraîne des situations monopolistiques. Elles favorisent également les grands groupes de distribution aux détriments des petits commerçants qui ont besoin de volumes moindres et travaillent plus facilement avec des petits producteurs locaux. Pour les mêmes raisons, les grands groupes céréaliers préfèrent souvent exporter de gros volumes payés en devises que de vendre dans les régions russes. Ainsi, en favorisant une agriculture industrielle au lieu de s’appuyer sur une agriculture privée et familiale, les autorités russes risquent de faire face à des problèmes importants avec la déprise rurale et un appauvrissement de l’alimentation des Russes, contraints de payer plus cher une alimentation de moindre qualité. Ces dernières années, ces problèmes semblent mieux pris en compte par le gouvernement qui réoriente partiellement ses aides vers les petites exploitations agricoles. De fait, si les fermes industrielles dominent le secteur céréalier ainsi que l’élevage des porcs et de la volaille, les lopins de terre familiaux détenus par la population russe représentent encore la majorité de la production de légumes et près de 40 % de la production laitière. Par ailleurs, après de longues années de résistances, la douma a adopté, en 2018, une loi sur l’agriculture biologique qui a permis aux producteurs russes de ne plus dépendre des seules certifications internationales et devrait faciliter le développement du secteur. La loi sur l’agriculture biologique a fait suite à l’interdiction de la production et de l’importation d’organismes génétiquement modifiés (OGM) adoptée en 2016. Désormais le gouvernement russe met en avant sa volonté de « verdir » l’agriculture russe.
Le consensus patriotique et ses limites Au-delà de certains biais, les autorités russes considèrent que la substitution des importations dans le domaine agricole est un succès,
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ce qui les incite à étendre cette politique à l’ensemble des secteurs de l’économie. Dans le secteur des constructions navales, le gouvernement russe a mis en place en 2017 un programme de quotas de pêche accordés en échange de la construction de navires dans les chantiers russes. Pour les acteurs économiques étrangers, la substitution des importations devient un paramètre important de la présence sur le marché russe : ainsi, dans le domaine de la construction automobile, le gouvernement signe des accords avec les constructeurs internationaux qui prévoient l’exemption de droits de douane pour l’importation de pièces détachées en échange de la hausse progressive de la localisation de la production en Russie. Dans le domaine de la grande distribution, où les investissements français sont importants, l’argument patriotique est également utilisé dans les relations avec les autorités politiques et dans la communication auprès des consommateurs : à l’issue d’une rencontre au Kremlin avec Vladimir Poutine en avril 2021, le responsable de la chaîne de matériel de bricolage Leroy Merlin, qui dispose de 110 hypermarchés en Russie, a annoncé que « la part des marchandises produites en Russie a atteint 67 % des ventes de Leroy Merlin Vostok. La compagnie, qui se fixe l’objectif ambitieux de porter la part de produits de fabrication russe à 80 % des ventes totales, continuera de renforcer les partenariats de long terme avec les producteurs locaux et contribuera au développement de l’exportation des marchandises russes1 ». Afin de favoriser les producteurs nationaux, le gouvernement russe a également multiplié les mesures visant à obliger les administrations et les corporations d’État (qui représentent une part considérable de l’économie) à favoriser les entreprises russes pour la commande publique. D’après le vice-Premier ministre Iouri Borisov cette politique volontariste aurait déjà donné des résultats puisque les entreprises russes auraient représenté 75 % de la commande publique en 2020. Néanmoins, la politique de substitution des importations rencontre également de fortes résistances y compris au sein même des pouvoirs publics. Les administrations résistent souvent à l’injonction patriotique en contournant la régulation gouvernementale grâce à des cahiers des charges spécialement conçus pour s’approvisionner auprès de fournisseurs étrangers. C’est ainsi qu’en mai 2021, les associations russes de l’industrie électronique et des logiciels ont demandé l’arrêt du projet national « Numérisation du milieu scolaire » afin de permettre aux producteurs russes d’ordinateurs d’y participer à armes égales avec leurs concurrents étrangers. En effet, les producteurs russes accusent les
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autorités régionales russes d’imposer des critères techniques spécialement conçus pour favoriser les ordinateurs produits par certaines marques étrangères. D’après les producteurs russes, ce serait la raison pour laquelle seuls 22 % des ordinateurs commandés dans le cadre de ce projet national seraient de marque russe. Cet exemple montre bien les limites du volontarisme gouvernemental en termes de substitution des importations tout autant que les difficultés de l’industrie russe à satisfaire aux demandes des pouvoirs publics eux-mêmes. Il est difficile de savoir s’il s’agit dans ce cas précis d’une question de qualité intrinsèque du produit ou bien de représentations des pouvoirs publics régionaux qui estiment a priori plus prestigieux de se fournir en matériel informatique importé. Plus largement, les Russes ont une attitude très pragmatique vis-à-vis de l’origine des produits de consommation : d’après une enquête du VTsIOM (Centre panrusse d’étude de l’opinion publique), à prix égal, seuls 55 % des Russes préfèrent un produit russe à son équivalent étranger. Le gouvernement russe tente également de promouvoir la substitution des importations dans les services. C’est particulièrement le cas du secteur touristique qui, avec l’ouverture du pays, s’est massivement tourné vers les destinations internationales. La fermeture des frontières en 2020 et 2021 a montré à la fois les effets positifs sur la balance des paiements de l’interruption du tourisme de masse vers l’étranger, le potentiel du tourisme intérieur mais aussi la faiblesse des infrastructures touristiques russes. En avril 2020, le gouvernement russe a annoncé le lancement du projet national « Tourisme et industrie de l’hospitalité » destiné à développer le tourisme intérieur et l’accueil de touristes étrangers. Le programme, qui définit 12 macro-régions touristiques et prévoit la construction de près de 300 hôtels et sanatorium, est notamment orienté vers le tourisme familial et ambitionne de permettre aux jeunes Russes d’effectuer deux voyages par an grâce à des subventions gouvernementales. Le tourisme intérieur est vu par les autorités russes comme une opportunité pour redynamiser les territoires et participe d’une forme de patriotisme avec l’ambition de permettre aux Russes de développer une image positive de leur pays qu’ils connaissent souvent assez mal en dehors de leur région d’origine. Dans le même temps, la fermeture du pays en 2020-2021, si elle a indéniablement accéléré le développement du tourisme intérieur, en a également révélé les limites notamment concernant la saturation potentielle des infra structures des façades maritimes pontiques.
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Cela a incité les autorités russes à rouvrir les vols vers la Turquie et l’Égypte afin de permettre au tourisme balnéaire de masse de bénéficier d’infrastructures de qualité à des prix abordables. En effet, la poussée inflationniste de début 2021 semble illustrer les limites de l’exercice : la politique de substitution des importations, qui s’accompagne d’un rouble faible et de mesures protectionnistes, ne permet pas aux importations de jouer leur rôle de régulateur de l’offre et de la demande. Ainsi, le fort renchérissement des produits alimentaires a un impact négatif sur le pouvoir d’achat des Russes et finit par provoquer le mécontentement de la population. En juillet 2021, lors de la traditionnelle « ligne directe » de Vladimir Poutine à la télévision, une consommatrice russe montrait, film à l’appui, que le prix du kilogramme de carottes et de pommes de terre était devenu plus élevé que celui des bananes. Il est à cet égard symptomatique que le soutien de la population à l’embargo sur les produits agroalimentaires européens, tout en restant majoritaire, a beaucoup baissé ces dernières années : d’après les données du VTsIOM, si 84 % des Russes y étaient favorables en 2014, ils ne sont plus que 57 % à soutenir cette mesure en 2021. De fait, entre 2013 et 2018, le prix du beurre a augmenté de 79 %, celui du poisson congelé de 68 % tandis que la farine (dont la production est pourtant excédentaire en Russie) a subi une hausse de 25 %2. Cependant, les autorités russes ne semblent pas prêtes à changer de politique puisqu’elles ont annoncé en juillet 2021 un durcissement de l’embargo sur les produits alimentaires ukrainiens. De fait, si le soutien aux contre-sanctions russes a tendance à s’effriter du fait de la hausse des prix alimentaires, la perception de l’impact des sanctions occidentales sur la Russie dans son ensemble suit une trajectoire opposée : s’ils étaient 52 % des Russes à considérer que les sanctions ont des effets négatifs en 2015, ils ne sont plus que 25 % à penser de même en 20213. Ainsi, malgré certains effets négatifs sur le pouvoir d’achat, la perception des conséquences des sanctions par la société russe semble confirmer une forme de consensus patriotique qui ne peut qu’inciter les autorités russes à poursuivre leur politique d’auto nomie stratégique avec sa traduction économique de substitution des importations.
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Vers la substitution des exportations ? Mais les problèmes inflationnistes ne sont pas seulement liés aux restrictions à l’importation. Ils relèvent également de la tendance des acteurs économiques russes à favoriser les exportations sur le marché mondial au détriment du marché intérieur. Début 2021, ce problème a pris une tournure inquiétante pour les autorités avec une forte hausse des prix dans plusieurs secteurs de l’économie. Dans le domaine agricole, profitant d’une hausse des cours sur le marché mondial, les céréaliers russes ont préféré exporter massivement aux dépens du marché intérieur. Un phénomène similaire a été observé avec le tournesol que la Russie produit en fort excédent mais dont les exportations élevées en 2020-2021 ont entraîné un déficit sur le marché intérieur, ce qui a conduit à une baisse de la production d’huile de tournesol. Face à cette situation, les autorités russes ont introduit des taxes à l’exportation sur le tournesol et le blé afin de favoriser la transformation en Russie et faire baisser les prix sur le marché intérieur. Un phénomène similaire s’est produit dans le secteur métallurgique : la hausse des cours mondiaux s’est répercutée sur le marché intérieur en conduisant à un renchérissement des projets d’infrastructures du gouvernement et à une augmentation des prix du logement. Le vice-premier ministre en charge de l’économie, Andreï Beloussov s’est ému des superbénéfices engrangés par les entreprises métallurgiques en période de crise sanitaire et aux dépens, d’après lui, du reste de l’économie russe. Il a réclamé le reversement à l’État d’une partie de ces bénéfices, ce qui a suscité une réaction musclée de Vladimir Lissine, patron des patrons de l’industrie métallurgique russe, qui a accusé le ministre de souffrir du « syndrome indélébile du Gosplan4 : la maladie des yeux rouges ». Cette polémique illustre que le rapport de force entre l’État et les milieux économiques est loin d’être univoque mais son issue semble indiquer que la balance penche de plus en plus en faveur du gouvernement russe : les autorités ont imposé une taxe exceptionnelle sur les exportations de métaux (acier, aluminium, cuivre et nickel) pour le deuxième semestre 2021, mesure qui devrait être maintenue à moyen terme si les cours restent élevés. Le gouvernement a annoncé vouloir réinvestir ces revenus supplémentaires dans des projets d’infrastructures. De plus, à la demande de Vladimir Poutine, les autorités russes font pression sur les représentants du secteur pour que les bénéfices soient réinvestis en Russie et non convertis en dividendes qui se traduisent par une sortie de
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capitaux dans la mesure où la majorité des entreprises métallurgiques est toujours contrôlée par des structures enregistrées dans des paradis fiscaux. Enfin, le gouvernement russe souhaite obtenir des tarifs préférentiels pour ses projets d’infrastructure et pour l’industrie de défense. Les représentants du secteur font valoir quant à eux que les bénéfices de l’industrie métallurgique se sont déjà traduits par des rentrées fiscales importantes pour l’État et que leurs investissements en Russie ont atteint un niveau record depuis vingt ans. En réalité ce qui se joue dans ce bras de fer entre le gouvernement russe et le secteur métallurgique c’est le modèle de développement du pays. Les représentants du secteur s’étaient habitués à la position privilégiée de grand secteur exportateur pourvoyeur de devises (le deuxième après les hydrocarbures) qui bénéficiait à ce titre de relations privilégiées avec l’État russe pour ne pas dire d’une capacité élevée de lobbying. Il se heurte désormais aux priorités nouvelles des autorités russes que sont la diversification de l’économie et la « désoffshorisation ». Or, devant les difficultés rencontrées pour inciter les oligarques russes à réinvestir leurs bénéfices dans la modernisation de l’économie, la tentation du pouvoir russe est d’accentuer l’interventionnisme de l’État. En effet, on peut voir dans ces mesures une réaction à court terme visant à la fois à tenter de limiter les poussées inflationnistes tout en augmentant les revenus de l’État. On peut également interpréter ces mesures comme une nouvelle étape dans l’intervention étatique au profit d’une stratégie de développement que l’on pourrait qualifier de « substitution des exportations ». La logique générale de cette approche consisterait à inciter les acteurs économiques russes à passer d’une logique d’exportation des matières premières – ou peu transformées – à celle d’une montée en gamme passant par des investissements dans la transformation et des productions à plus forte valeur ajoutée. C’est bien cette logique qui est appliquée dans le domaine forestier. Après avoir fortement augmenté les taxes à l’exportation, Vladimir Poutine a fait adopter une loi interdisant l’exportation de bois brut à partir du 1er janvier 2022 afin de contraindre les acteurs économiques à investir dans des usines de transformation alors même que la majorité se contentait de livrer cette précieuse ressource sous forme de grumes aux usines chinoises et européennes. Ces mesures volontaristes ont eu des effets indéniables dans la partie européenne du pays où se concentre l’essentiel de l’industrie de transformation du bois ainsi qu’en Sibérie où se multiplient les projets d’investissement dans le secteur qui bénéficie de coûts de production largement inférieurs aux concurrents occidentaux. Ainsi, les aciéries russes ont fortement
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augmenté leurs exportations depuis 2015. À l’inverse, les résistances sont très fortes en Extrême-Orient russe où le modèle économique du secteur est fondé sur la fourniture de bois brut aux importateurs chinois qui sont capables de proposer des prix élevés dans la mesure où ils économisent ensuite sur la main-d’œuvre, les volumes et des investissements déjà amortis : la Russie est loin d’être la seule concernée par cette situation qui est pratiquement mondiale puisque le secteur du bois français est confronté à la même problématique vis-à-vis de la Chine. Or, la situation en Extrême-Orient russe est rendue encore plus difficile par la situation frontalière avec le voisin chinois à laquelle s’ajoute la faiblesse des infrastructures ainsi qu’un marché intérieur trop restreint pour absorber les volumes concernés. C’est ainsi que la Russia Forest Products (RFP), l’une des plus importantes compagnies du secteur, contrôlée par les oligarques Roman Abramovitch et Alexandre Abramov, a abandonné l’idée de construire une usine géante de transformation dans la région de l’Amour, affirmant, étude à l’appui, qu’elle ne serait pas rentable. Si le directeur de RFP évoque la construction d’unités de production plus modestes, il tente dans le même temps d’obtenir des autorités russes de pouvoir continuer à exporter du bois brut au-delà de 2022. En attendant, les actionnaires de RFP cherchent à vendre leur participation dans la compagnie dont le modèle économique consistant à maximiser les profits aux dépens des ressources forestières russes semble devoir toucher à sa fin. L’exemple de l’industrie du bois montre à la fois les difficultés auxquelles font face les autorités russes pour combattre l’économie de rente, notamment dans les régions périphériques, mais aussi les effets positifs des mesures volontaristes afin d’inciter l’industrie à investir dans la transformation. Plus largement, les autorités russes se dotent d’instruments visant à une montée en gamme et à une diversification des exportations : le Fonds russe pour les investissements directs, créé en 2011, a pour objectif d’attirer les investissements étrangers dans les projets économiques innovants ; le Centre russe pour les exportations, fondé en 2015 pour favoriser la diversification des exportations. De même, l’un des douze projets nationaux lancés en 2018 après la réélection de Vladimir Poutine est justement intitulé « Coopération internationale et Exportations » et porte notamment sur la montée en gamme des exportations dans les secteurs de la logistique, l’industrie, la construction, l’agriculture et les technologies de l’information. Malgré les résistances et de nombreuses limites, la politique de substitution des importations menée par la Russie depuis 2014 a eu d’indéniables effets positifs sur un certain nombre de secteurs de l’économie
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qui bénéficient d’un soutien accru de l’État russe. La Russie peut même se prévaloir d’avoir été en avance sur une tendance plus générale à la volonté de réindustrialisation des économies avancées qui devient le nouveau mantra en Occident à la faveur de la crise actuelle. Les autorités russes considèrent justement que c’est en partie cette politique menée depuis plusieurs années qui a permis à la Russie de mieux résister à la crise que d’autres économies plus ouvertes. De fait, avec une baisse de seulement 3 % du PIB en 2020 alors même que l’économie russe a subi un double choc lié à la fois à la crise sanitaire et à l’effondrement des cours du pétrole, la Russie a obtenu le quatrième meilleur résultat en termes de croissance parmi les 15 principales économies de la planète (après la Chine, la Corée du Sud et l’Australie). Surtout, la Russie est une des seules grandes économies dont l’industrie manufacturière ait connu une croissance positive (+ 0,6 %) en 2020. Les analystes russes expliquent cette performance par le lancement de nouvelles productions selon la logique de la substitution des importations : « Ces dernières années, les investissements dans la production de poly éthylène, de papier et de produits dérivés ont augmenté, ce qui a donné une forte impulsion à la croissance de l’industrie chimique et de l’industrie du bois, ainsi que de l’industrie alimentaire, qui a augmenté rapidement ses exportations en 20205. »
De plus, l’économie russe a retrouvé une croissance solide qui lui a permis de retrouver son niveau d’avant crise dès l’été 2021 et d’améliorer ses prévisions de croissance à plus de 4 % sur l’année, ce qui lui permettra d’être un des rares pays à enregistrer une croissance positive sur 2020-2021.
Dédollarisation et indépendance financière « Nous n’avons pas l’objectif de nous détourner du dollar – c’est le dollar qui se détourne de nous. » Vladimir Poutine, novembre 2018.
Lorsque les premières sanctions ont été prononcées par les Occidentaux en 2014, le degré d’intégration de la Russie au système financier et monétaire international était particulièrement élevé. Cette insertion a débuté dans les années 1990 dans des conditions très particulières.
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L’hyperinflation a tout d’abord incité les Russes à se tourner vers le dollar pour protéger ce qui restait de leurs économies. Ensuite, la politique monétariste dictée par le FMI a conduit à une forte contraction de la masse monétaire qui obligeait les acteurs économiques russes à recourir au troc ou à se tourner à leur tour vers le billet vert pour ceux qui y avaient accès. La démonétisation a alors pris une telle ampleur que certaines régions russes ont envisagé de créer leur propre monnaie. Après la crise financière de 1998, les autorités russes sont parvenues à redresser la situation mais le dollar continuait de régner en maître dans la vie quotidienne des entreprises comme des citoyens russes. La stabilisation de la situation sociopolitique et le retour de la croissance économique dans les années 2000 ont permis au rouble de reconquérir progressivement l’espace économique russe. Mais dans le même temps, la Banque centrale russe et le gouvernement (fonds souverains) achètent massivement des bons du Trésor américain grâce à l’afflux de pétrodollars. Quant aux banques russes, elles utilisent le système occidental SWIFT pour les opérations interbancaires tandis que Visa et Mastercard deviennent pratiquement les seules cartes bancaires disponibles en Russie. Enfin, une grande partie des grandes entreprises russes sont enregistrées dans des paradis fiscaux occidentaux. La Russie a joué le jeu d’une intégration poussée dans le système financier occidental et n’est donc pas prête à affronter d’éventuelles sanctions financières occidentales de grande ampleur lors du déclenchement de la crise ukrainienne. C’est sans doute l’un des facteurs qui incite le Kremlin à ne pas intervenir directement dans l’est de l’Ukraine puis à accepter le principe du processus de Minsk6.
Le développement d’un système de paiement indépendant Mir à l’assaut de Visa et Mastercard Les premières sanctions américaines prononcées en 2014 donnent un avant-goût de ce qui attend la Russie en cas d’escalade : Washington interdit les transactions avec la banque Rossia, accusée d’être le « portemonnaie » du régime, ce qui incite Visa et Mastercard à « débrancher » les cartes émises par cette banque. Cette dernière réagit en ouvrant des succursales en Crimée et en se recentrant sur le marché russe. Mais la menace que ce type de sanction soit étendu à l’ensemble du secteur bancaire russe est prise d’autant plus au sérieux par le Kremlin qu’une mesure similaire avait été appliquée contre la Serbie lors de l’attaque
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menée par l’OTAN en 1999. Les autorités russes entreprennent donc de développer un système de paiement national indépendant. En avril 2015, la Russie lance le Système national des cartes de paiement (NSPK) qui garantit le fonctionnement de l’ensemble des cartes délivrées par des banques russes sur le territoire national même en cas de sanctions occidentales. Dans le même temps, la Banque centrale russe crée le système de paiement par carte « Mir ». Mais cette mesure ne suscite guère l’enthousiasme des banques russes. Habituées à travailler avec les cartes occidentales, elles ne sont pas pressées de promouvoir ce nouveau moyen de paiement qui implique des investissements supplémentaires pour des perspectives incertaines et ceci d’autant plus que le système national de paiement mis en place en 2015 apparaît comme suffisant pour faire face à d’éventuelles sanctions. Face à ces résistances, les autorités décident de légiférer afin d’accélérer le développement de la carte bancaire russe : à partir de 2018, le paiement des salaires des fonctionnaires et de l’ensemble des allocations sociales est effectué obligatoirement sur les cartes Mir, ce qui est justifié par la volonté des autorités russes d’assurer le fonctionnement de l’État et de ses obligations sociales de manière indépendante. Cette politique volontariste a porté ses fruits puisqu’en 2021, 87 % de la population russe possède la carte Mir qui est devenue le principal moyen de paiement pour 42 % des Russes, dépassant ainsi en popularité les concurrents occidentaux. Les cartes Mir sont également utilisées massivement par les habitants de Crimée qui subissent collectivement les sanctions occidentales. De même, la part des transactions effectuées au moyen des cartes russes est passée de 14,5 % en 2018 à 24 % en 20207. Cependant, la différence entre la popularité des cartes Mir et leur part dans les transactions témoigne de ce qu’elles restent utilisées principalement par les catégories populaires et les retraités. Les classes sociales moyennes et supérieures leur préfèrent les cartes occidentales dont les applications sont plus nombreuses et qui sont utilisables à l’international. Conscientes de ces limites, les autorités russes tentent d’internationaliser progressivement le système de paiement national : les cartes Mir, qui sont déjà acceptées dans la majorité des pays de la CEI, voient leur utilisation s’élargir en direction des destinations touristiques prisées des Russes à l’instar de la Turquie ou du Vietnam. De fait, malgré ses limites, le système de paiement Mir permet à la Russie de disposer d’un instrument autonome insensible aux sanctions et de développer ses propres instruments et technologies dans le domaine bancaire. C’est ainsi que la Banque centrale
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russe a annoncé son intention de lancer un rouble numérique dont elle compte tester l’utilisation en 2022.
La création d’un « SWIFT russe » Le deuxième risque financier majeur est la menace de déconnexion du système de paiement interbancaire SWIFT. En effet, la grande majorité des opérations interbancaires transite par ce système créé en 1973 et a donc un impact majeur non seulement sur le système financier mais aussi sur la capacité des pays à participer au commerce international. Or, la société coopérative SWIFT, à laquelle participent quelque 3 500 banques et institutions financières internationales, est de facto contrôlée par l’Europe et les États-Unis : son siège est basé en Belgique tandis que les deux serveurs centraux du système sont situés respectivement aux Pays-Bas et aux États-Unis. Ainsi en 2014, le Parlement européen adopte une résolution appelant à déconnecter la Russie de SWIFT en représailles pour son rôle dans la crise ukrainienne. Cette menace est également prise très au sérieux par Moscou puisque l’Union européenne avait déjà décidé d’interdire aux banques iraniennes d’utiliser SWIFT entre 2012 et 2016 et que cette mesure a été réintroduite par les États-Unis à partir de 2018. Aussi la Banque centrale russe décide dès 2014 de créer le Système de messagerie financière russe (SPFS) qui se veut l’équivalent national du SWIFT afin de permettre aux banques russes de continuer à opérer des transactions de manière indépendante. L’utilisation du SPFS augmente à mesure que les banques russes rejoignent le réseau et a connu une forte croissance en 2020 pour atteindre plus de 20 % des opérations interbancaires en Russie. Moscou tente désormais de favoriser son internationalisation, qui a déjà débuté au sein de l’Union économique eurasiatique, de même qu’en direction des pays émergents et de la Chine.
Réserves de change : entre accumulation et diversification Cependant, les premières sanctions occidentales de 2014 n’ont eu que peu d’influence sur la part du dollar dans les réserves de la Banque centrale russe (BCR). En effet, l’accumulation de réserves monétaires a longtemps été perçue comme la principale garantie de la stabilité et de l’autonomie financières du pays. Or, les bons du Trésor américain apparaissent comme l’instrument privilégié des banques centrales et nombre d’économistes estimaient qu’il était pratiquement impossible
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de s’en passer. Il faudra donc attendre le durcissement des sanctions américaines en 2018 pour que la Banque centrale russe prenne des mesures plus radicales : la BCR s’est alors séparée de la grande majorité de ses bons du Trésor américain dont le montant est passé de 100 milliards à moins de 10 milliards de dollars, ce qui constitue un véritable tournant dans sa politique et une première parmi les grandes puissances émergentes. Dans le même temps, la Banque centrale russe convertissait 44 milliards de dollars en yuan ce qui représentait près du quart des réserves mondiales dans cette monnaie. La Russie est devenue ainsi le principal investisseur étranger dans les bons du trésor chinois. Par ailleurs, la Banque centrale russe a mené une politique volontariste d’augmentation de ses réserves en or. Pour sa politique d’achat du métal jaune, la BCR a pu s’appuyer sur l’importante production de l’industrie aurifère russe dont elle a capté la majeure partie pendant plusieurs années, alors même que la Russie en est le troisième producteur mondial. Pour la seule année 2017, elle a acheté 224 tonnes d’or, ce qui lui a permis de dépasser la Chine pour devenir le cinquième détenteur de réserves d’or en 2018. Avec 2 300 tonnes d’or, la Russie se situe juste derrière l’Italie et la France (respectivement à la troisième et quatrième place) mais loin derrière l’Allemagne et surtout les États-Unis qui détiennent à eux seuls encore près d’un quart des réserves officielles mondiales du métal précieux. Fin 2020, la structure des réserves de la BCR reflète la politique de diversification voulue par les autorités russes : l’euro représente 29 % du total devant l’or avec 23 %, le dollar à 21 %, le yuan à 13 % et la livre sterling (6 %). Ces réserves ont continué d’augmenter malgré la crise de 2020 et ont atteint un nouveau record en juin 2021 en dépassant le seuil des 600 milliards de dollars. Cette hausse, qui bénéficie de l’augmentation des prix du pétrole est facilitée par la dédollarisation alors que le billet vert s’est déprécié par rapport aux grandes monnaies et que l’or a vu sa valeur augmenter fortement à la faveur de la crise. La dédollarisation a également touché le Fonds national de bienêtre (FNB) dont les actifs représentent un total de 185 milliards de dollars. Après avoir fait baisser la part du dollar au profit de l’euro et de la livre sterling, les autorités russes ont entrepris de diversifier la structure du fonds en direction des monnaies asiatiques (yuan et yen) et des métaux précieux. En juillet 2021, le ministère des finances est allé plus loin en liquidant l’ensemble des actifs du FNB libellés en dollars qui représentaient encore 35 % du total. La nouvelle répartition fait la part belle à l’euro (40 % du total), au yuan (30 %) ainsi qu’à l’or (20 %)8.
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Ainsi, la politique monétaire des autorités russes contribue à la remise en cause de la domination du dollar dans les réserves de change mondiales : de fait, la part ce dernier, tout en restant dominante, a baissé à 59 % du total fin 2020, soit son niveau le plus faible en 25 ans9. Les réserves russes se différencient cependant nettement des réserves mondiales avec une surreprésentation du yuan et de l’euro. La politique du Kremlin contribue à renforcer les positions de l’euro ce qui n’est pas le moindre des paradoxes compte tenu des relations politiques exécrables avec l’UE. Elle renvoie à l’importance de la relation commerciale bilatérale, aux avantages de l’euro en tant que deuxième monnaie de réserve mondiale, mais aussi peut-être à l’objectif d’un rapprochement à moyen terme avec l’Europe. La part du yuan dans les réserves russes comporte une dimension plus politique dans la mesure où elle dépasse le poids de la Chine dans le commerce extérieur russe et représente une contribution russe à l’internationalisation encore balbutiante de la monnaie chinoise, qui reste très minoritaire dans les échanges y compris au niveau bilatéral. Réserves monétaires de la Banque centrale russe 700
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Source : Banque centrale russe.
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La dédollarisation du commerce extérieur Au quatrième trimestre 2020, la part du dollar a représenté moins de la moitié des exportations russes (biens et services) pour la première fois depuis la fin de l’URSS. Certes, ce chiffre symbolique a été atteint dans le contexte particulier de la baisse des exportations pétrolières dans le cadre des accords OPEP+, ce qui signifie qu’il pourrait remonter par la suite, mais il n’en renvoie pas moins à une tendance de fond : la part du dollar dans les exportations russes baisse régulièrement : elle est passée de 68 % du total en 2017 à 56 % en 2020 alors qu’elle représentait encore 82 % du total début 2013. De fait, une part croissante des exportations russes, y compris pétrolières, est libellée dans des monnaies alternatives, avant tout pour éviter les risques liés aux sanctions américaines. C’est ainsi que la quasi-totalité des exportations d’armement russe est désormais réalisée en rouble ou dans les monnaies nationales. Le fait de ne pas utiliser le dollar permet également de réaliser des transactions sans transiter par le système financier américain, en évitant ainsi de transmettre des informations sensibles sur le montant et la destination des contrats ; informations qui, en dehors de la question des sanctions, sont un avantage concurrentiel certain pour la partie américaine. C’est dans cette optique que les autorités russes poussent les partenaires des BRICS à favoriser les échanges en devises nationales. De même, Moscou a signé en octobre 2019 un accord avec Ankara afin de favoriser l’utilisation des monnaies nationales dans les échanges bilatéraux. D’après les chiffres publiés par la BCR, la part du rouble est passée, entre 2013 et 2020, de 10 % à 15 % pour les exportations tandis qu’au niveau des importations, le rouble fait désormais presque jeu égal avec le dollar et l’euro à hauteur de 30 % chacun. Ces chiffres ne sont pas négligeables et contribuent à la dédollarisation des échanges extérieurs de la Russie mais le rouble reste handicapé par les fortes fluctuations de son cours sans compter qu’il manque d’instruments financiers assurant sa liquidité à l’international. En réalité, c’est bien l’euro qui profite à plein de la situation puisque sa part est passée de 9 % des exportations en 2013 à 27 % en 2020. Cette évolution est particulièrement impressionnante avec la Chine puisque la part de la monnaie européenne dans les exportations vers la Chine est passée de 3 % en 2017 à 65 % en 2020, cette hausse spectaculaire étant notamment liée à la décision de la société russe Rosneft d’utiliser l’euro pour facturer ses livraisons de pétrole à ses partenaires chinois.
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Quant au rouble, son utilisation est majoritaire avec les pays de l’étranger proche, tout particulièrement avec les pays membres de l’Union économique eurasiatique (UEE) : entre 2013 et 2019, la part du rouble dans les échanges avec l’UEE est passée de 53,8 à 69,8 % pour les exportations et de 60,7 à 75,3 % pour les importations ce qui illustre tout l’intérêt pour la Russie de maintenir une zone économique intégrée avec ses voisins proches. Par ailleurs, la dédollarisation des échanges extérieurs favorise le commerce avec les pays en butte à des sanctions occidentales tels que le Venezuela, l’Iran ou la Syrie. S’ils représentent une part minime du commerce extérieur russe, les échanges avec ces pays contribuent à créer des mécanismes de contournement du système financier centré sur les États-Unis, une évolution qui pourrait prendre de l’ampleur si les pays occidentaux continuent de privilégier la logique des sanctions dans les relations internationales. Dans le même temps, les sanctions restent un handicap important pour les exportateurs russes dont les clients potentiels ne sont pas tous prêts à recourir aux monnaies nationales souvent plus complexes à utiliser pour les règlements internationaux et qui souffrent également de fluctuations importantes. L’euro est une alternative intéressante, même s’il s’agit d’une monnaie occidentale tandis que certains clients de la Russie, notamment dans le domaine de l’armement, proposent d’utiliser le troc afin de contourner les sanctions, ce qui ramène Moscou à des schémas anciens dont l’intérêt économique et financier est loin d’être évident.
Les difficultés de la « désoffshorisation » Les autorités russes mènent également une politique dite de « désoffshorisation » qui consiste à inciter les entreprises russes à quitter les paradis fiscaux pour rejoindre la juridiction russe. Dans ce domaine, le Kremlin agite à la fois la carotte et le bâton en tentant de profiter du durcissement des règles internationales et des sanctions occidentales. Plusieurs mesures ont été mises en place telles que la création de « paradis fiscaux » russes situés sur l’île Oktiabrsky dans la région de Kaliningrad et sur l’île Rousky près de Vladivostock. Ils ont été créés en 2018 pour permettre aux entreprises russes sous sanctions de rejoindre la juridiction russe. Plus précisément, la mesure a été suscitée par les sanctions américaines à l’encontre de l’oligarque Oleg Deripaska qui contrôle le géant de l’aluminium Rusal, premier producteur mondial d’aluminium. Leur impact a menacé les usines de Rusal de fermeture mais le poids de Rusal sur le marché mondial
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est tel que les pays européens ont plaidé la cause de l’entreprise russe auprès de Washington afin d’éviter une explosion des prix de l’aluminium et des problèmes d’approvisionnement. Le transfert des structures de Oleg Deripaska de Jersey vers Oktiabrsky a fait partie du compromis négocié avec Washington pour la levée des sanctions. Cette expérience a incité les autorités russes à aller plus loin en tentant d’attirer plus généralement les entreprises russes enregistrées à l’étranger afin qu’elles rejoignent la Russie. Mais les gains de cette mesure en termes de rentrées fiscales et de retombées économiques pour le pays ne semblent pas évidents. De plus, si une vingtaine de compagnies ont rejoint ces entités, la majorité a préféré rester à l’étranger, d’autant plus que les autorités russes n’en sont pas à leur première expérience de création de zones économiques spéciales qui ont toutes été des semi-échecs et ont souvent changé de statut. De fait, les oligarques et les milieux d’affaires russes ne sont pas seulement intéressés par le niveau d’imposition des juridictions étrangères : elles leur permettent à la fois de gérer discrètement leur fortune à l’abri du regard des services de l’État russe et leur offrent une sécurité juridique apportée par le droit des affaires anglo-saxon. Aussi Moscou a décidé de passer à une étape plus contraignante à partir de 2020 en imposant aux paradis fiscaux les plus utilisés par les Russes de renégocier les accords de prévention de la double imposition qui datent pour la plupart des années 1990 et qui étaient particulièrement défavorables aux intérêts de l’État russe. Il s’agit pour Moscou d’établir une imposition de 15 % sur les dividendes versés par les compagnies russes qui sont contrôlées par des structures enregistrées à l’étranger. Chypre, qui est la base arrière principale des milieux d’affaires russes, mais aussi Malte et le Luxembourg ont accepté les propositions russes et signé de nouveaux accords en 2020. À l’inverse, les Pays-Bas, considérés comme la juridiction étrangère la plus « respectable » par les entreprises russes (le géant de l’internet Yandex y est enregistré tout comme le groupe russe de la grande distribution X5 Retail ou encore la filiale internationale de Gazprom) ont refusé les propositions russes, ce qui a amené Moscou à dénoncer, début juin 2021, la convention fiscale entre les deux pays qui datait de 1996. Cette décision montre que le Kremlin est bien décidé à augmenter la pression sur les grands groupes russes afin qu’ils se réenregistrent en Russie ou, à tout le moins, qu’ils réinvestissent une part plus importante de leurs bénéfices dans le pays et alimentent les caisses de l’État.
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À cet égard, les autorités russes appliquent une politique qui n’est pas sans rappeler l’initiative occidentale de création d’un « impôt mondial » sur les sociétés.
La dédollarisation : entre rupture et continuité La politique de dédollarisation peut être perçue comme un changement de cap suscité par les sanctions. On peut aussi l’interpréter comme une nouvelle étape dans la politique d’indépendance financière menée depuis le début des années 2000 : dans un premier temps, les pétro dollars ont permis de régler la dette héritée de la période soviétique et des années 1990. La Russie est désormais l’un des pays les moins endettés au monde et dispose de confortables réserves financières qui représentent environ 30 % du PIB soit le taux le plus élevé des grands pays émergents. Dans un deuxième temps, face à la menace des sanctions occidentales, le gouvernement russe et la Banque centrale sont allés plus loin en procédant à une augmentation massive des réserves d’or, en diversifiant les réserves aux dépens du dollar, mais également en créant un « SWIFT russe » ainsi qu’un système de paiement national (cartes Mir). À cet égard, la Russie a montré la voie à l’Europe puisqu’une carte bancaire européenne devrait voir le jour en 2022 à l’initiative de seize grandes banques européennes. La diversification des réserves de change se fait en premier lieu au profit de la monnaie des deux principaux partenaires économiques (Union européenne et Chine). Que ce soit pour le commerce extérieur ou les réserves monétaires, la Russie privilégie désormais l’euro. Il y a là un choix pragmatique pour la deuxième monnaie de réserve mondiale mais c’est aussi le signe que Moscou croit toujours en la possibilité d’un rapprochement avec l’Europe sur le moyen et le long terme. Dans le même temps, en investissant une partie de ses réserves en yuan, les autorités russes envoient un message à la fois aux Chinois et aux Occidentaux. Moscou montre ainsi que le rapprochement avec la Chine n’est pas seulement rhétorique ou de nature exclusivement politique, mais qu’il comporte une dimension stratégique qui s’exprime également au niveau économique. Certes, les échanges russo-chinois sont loin du niveau des relations commerciales de la Chine avec les États-Unis ou l’Europe mais la Russie, en devenant le premier investisseur étranger dans le yuan, démontre qu’elle se donne les moyens de sa politique et que ce dernier peut servir de monnaie de réserve, ce qui ne peut qu’être apprécié par Pékin. Ainsi la structure des réserves de change russe illustre la vision du monde portée par
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Moscou d’un monde multipolaire qui doit s’affirmer dans l’ensemble des secteurs, y compris le secteur monétaire et financier longtemps considéré comme la chasse gardée des pays occidentaux. De fait, alors que la volonté affichée par les grandes puissances émergentes de se défaire de la dépendance au dollar semblait devoir rester en bonne partie déclaratoire, la Russie a mené ces dernières années une politique volontariste qui a donné d’importants résultats. Certes cette politique est menée en réaction aux sanctions occidentales mais elle s’inscrit également dans une forme de continuité avec une première forme de dédollarisation dans les années 2000. Celle-ci a consisté à réaffirmer le rôle de rouble au sein même de la Fédération de Russie face à un billet vert alors omniprésent dans la vie quotidienne des Russes. De ce point de vue, on mesure l’importance du chemin parcouru en une vingtaine d’années par la Russie en termes de réappropriation de sa souveraineté financière et monétaire. *** En 2021, les représentants du Kremlin et du ministère des Affaires étrangères ont multiplié les déclarations sur l’éventualité d’une déconnexion du pays de SWIFT ou encore des systèmes Visa et Mastercard. Cette éventualité ne peut pas être exclue du fait de l’accroissement des tensions avec l’Occident, mais il semble bien qu’il s’agisse de la part des autorités russes d’une stratégie assumée visant à désamorcer le problème en le banalisant. En effet, si une telle mesure serait douloureuse pour l’économie russe, force est de constater que la Russie a beaucoup progressé en quelques années dans l’autonomisation de son système bancaire et financier. Il semble bien que les mesures prises par les autorités russes dans ce domaine aient une longueur d’avance sur le durcissement des sanctions américaines. Ainsi, la décision prise par Washington en avril 2021 d’interdire aux investisseurs américains d’acheter directement la dette émise par le gouvernement et la Banque centrale russes n’a pratiquement pas eu d’impact sur le cours du rouble tandis qu’à Moscou la Bourse atteignait un plus haut historique le mois suivant.
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epuis le début des années 2010, les secteurs industriels « stratégiques », singulièrement l’industrie de défense, sont à nouveau au centre des préoccupations des autorités russes. Ce nouveau projet de puissance, variante capitaliste des traditions impériales et soviétiques, consiste à réinvestir les revenus tirés de l’exportation des matières premières dans les secteurs technologiques (complexe militaro-industriel, aéronautique, nucléaire, espace, nouvelles technologies) afin de permettre à la Russie de conserver son indépendance stratégique. La priorité est à nouveau donnée au complexe militaroindustriel (CMI) pour trois raisons principales : c’est l’un des seuls secteurs où la Russie est parvenue à maintenir des niches d’excellence de niveau mondial ; le CMI russe est mobilisé dans le cadre de l’effort de modernisation de l’armée russe ; il est censé permettre, grâce à la multiplication des applications dérivées, la modernisation du reste de l’économie russe sur le modèle américain.
Le complexe militaro-industriel au cœur de la puissance russe Si l’industrie de défense reste l’un des atouts reconnus de la puissance russe, son retour en grâce auprès du Kremlin est relativement récent, le CMI russe ayant connu une longue période de sous-financement qui l’a obligé à vivre en grande partie sur les acquis de la période soviétique et a limité ses capacités d’innovation. Dans les années 1990, le gouvernement russe a mis fin de manière brutale aux commandes faites à l’industrie de défense qui a été sommée de se diversifier afin de produire des biens de consommation. C’est un objectif ancien qui remonte aux années 1950, quand les autorités soviétiques ont tenté la reconversion d’une partie de l’industrie de défense héritée de l’effort
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de guerre. La course aux armements générée par la guerre froide a mis à mal cet objectif, ce qui a permis au secteur d’éviter une remise en cause douloureuse mais a pesé négativement sur l’ensemble de l’économie soviétique. C’est en revanche de manière beaucoup trop radicale et sans aucun accompagnement qu’il a été remis à l’ordre du jour dans les années Eltsine. La « destruction créatrice » eltsinienne a été largement un échec pour le CMI dont seules les entreprises les plus chanceuses ont réussi à fonctionner grâce aux exportations dans certains secteurs privilégiés tels que l’aéronautique militaire, tandis que beaucoup d’autres entraient dans des stratégies de survie ou faisaient faillite. Si la situation du secteur s’est améliorée dans les années 2000, les financements sont restés relativement restreints, le gouvernement russe ayant donné la priorité au désendettement et à l’augmentation du niveau de vie de la population. Le Kremlin ne souhaitait pas relancer une course aux armements qui aurait grevé une économie convalescente. De plus, les autorités russes étaient bien conscientes que la modernisation de l’armée russe ne pourrait se faire sans procéder à des réformes de grande ampleur. Il faut donc attendre les années 2010 pour que le Kremlin investisse dans un effort de remise à niveau de l’armée russe, ce qui a permis au secteur de bénéficier de financements généreux après plus de vingt ans de vaches maigres.
La difficile réorganisation du secteur de la défense Les années 2000 ont été néanmoins celles de la reprise en main de l’industrie de défense par les autorités. En 2001, le Kremlin a créé la société étatique Rosoboronexport qui a obtenu le monopole pour l’exportation des armements. Il s’agit d’un levier majeur pour contrôler l’activité internationale des entreprises du secteur et les flux financiers qui y sont associés. Le directeur de cette nouvelle entité, Sergueï Tchemezov, un proche de Vladimir Poutine, profite de cette position privilégiée pour réorganiser l’ensemble de cette industrie. Il s’agit pour le Kremlin de rassembler les entreprises du CMI dans des holdings contrôlées par l’État (goskorporatsii) selon une logique de branche (aviation, missiles, hélicoptères, etc.). Dans un second temps, l’ensemble du complexe militaro-industriel, y compris les holdings nouvellement créées, a lui-même été placé sous la tutelle d’une holding entièrement contrôlée par l’État qui a pris le nom de Rostec (pour technologies russes). Pour ses partisans, cette organisation pyramidale a permis de consolider un secteur éclaté
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afin de rétablir les liens entre les entreprises et leurs sous-traitants. De plus, le regroupement des entreprises du CMI selon une logique de branche permet une rationalisation de l’allocation des ressources. Mais dans le même temps, des analyses plus critiques pointent les risques d’une organisation reproduisant les schémas soviétiques. D’une part, la participation de Rostec et des holdings qu’elle chapote dans les différentes entreprises varie d’un contrôle total du capital à une simple minorité de blocage, ce qui ne facilite pas la gouvernance de l’ensemble. D’autre part, le regroupement du CMI sous une seule ombrelle ne s’est pas traduit par une véritable restructuration : la plupart des entreprises ont gardé leur autonomie, sans fusion ni recherche de synergie. Les conséquences sociales potentielles (licenciements, fermetures d’usines) ont sans doute joué un rôle dans cette approche conservatrice qui est également justifiée par la volonté de maintenir une forme de concurrence interne. Le problème est de savoir si la Russie a les moyens de financer ces doublons industriels et si cette mise en concurrence des sous-traitants pour des commandes relativement limitées ne risque pas de mener à des problèmes de rentabilité et de manque de moyens pour la modernisation de l’industrie. De fait, des annonces de sauvetage financier d’entreprises du CMI sont régulièrement annoncées depuis dix ans, alors même que le secteur est censé profiter du retour de la commande publique. Certains y voient des problèmes de corruption, d’autres la preuve de l’inefficacité du nouveau modèle. Rostec affirme de son côté qu’il s’agit d’un processus complexe d’assainissement d’un secteur qui souffre par ailleurs du poids de nombreux actifs inutiles hérités de la période soviétique. Dans tous les cas, la tendance à faire appel à l’État pour renflouer les entreprises en difficulté ou obtenir des conditions préférentielles pour les entreprises de Rostec est aussi une réalité à laquelle doivent faire face les autorités russes. En 2019, le gouvernement russe a mis en place un plan de restructuration des dettes des entreprises du CMI : 350 milliards de roubles (3,9 milliards d’euros) ont été effacés et environ 400 milliards de roubles (4,5 milliards d’euros) restructurés1. Cependant, au-delà des problèmes d’efficience et de productivité propres au CMI, il semble que ces problèmes d’endettement soient également liés à une politique gouvernementale de contrôle des prix qui favorise les intérêts de l’armée russe (qui fait pression pour obtenir des armements à bas prix) aux dépens des entreprises du CMI dont les bénéfices générés par la commande publique seraient trop restreints pour pouvoir leur permettre de fonctionner correctement
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et d’investir. La situation est rendue plus difficile encore quand les fournisseurs de l’industrie de défense augmentent fortement leurs prix du fait des évolutions du marché mondial, à l’instar de la métal lurgie en 2021. Enfin, la hausse de l’endettement du secteur est aussi liée à des taux d’intérêt élevés pratiqués par le secteur bancaire russe. Devant l’ensemble de ces défis, les autorités russes cherchent à améliorer les mécanismes de financement des industries de défense en tentant d’améliorer la santé financière des entreprises tout en les incitant à augmenter leur productivité. De plus, après des années d’attentisme, il semble que Rostec se soit lancée dans une politique plus ambitieuse de restructuration comme le montre la fusion des constructeurs d’avions militaires Soukhoï et MiG annoncée début 2021. Par ailleurs, le Kremlin a remis à l’ordre du jour la nécessité de diversification de l’industrie de défense avec l’ambition de convertir certaines de ses réussites technologiques dans le secteur civil, à l’image de ce qui se fait aux États-Unis. Il s’agit également de permettre au CMI d’être moins dépendant de la commande publique. En effet, après avoir fortement augmenté dans les années 2010 dans un effort de rattrapage et de modernisation des forces armées, celle-ci s’est contractée, le Kremlin ayant entrepris de réduire l’effort budgétaire dans le domaine de la défense et encouragé depuis plusieurs années les entreprises du CMI à augmenter leur production civile et duale. Sergueï Tchemezov a profité de la volonté de diversification des autorités russes pour transformer progressivement Rostec en un empire industriel intervenant tous azimuts bien au-delà du CMI : aviation civile, construction automobile (Kamaz, Avtovaz), électronique, usines d’incinération de déchets, projets dans la technologie de la 5G, etc. Au risque d’un certain mélange des genres, cette expansion de Rostec est présentée comme permettant de constituer un pôle industriel et technologique au travers du rapprochement entre industrie de défense et industrie civile. Cependant, malgré un contexte économique en principe plus favorable que dans les années 1990, 70 % des entreprises du CMI ne parviennent pas à se diversifier dans le secteur civil, manquant de capacités d’investissement et de compétences dans la commercialisation de leurs produits. Néanmoins, la part de la production civile réalisée par le CMI serait passée de 17 % en 20162 à environ 25 % du total en 2020, avec l’objectif fixé par les autorités russes de porter ce taux à 30 % en 2025 et 50 % en 20303. Mais aux difficultés endogènes (en partie hérités de l’époque soviétique) s’ajoutent les sanctions américaines à l’encontre du CMI russe
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qui gênent les exportations potentielles de productions civiles par des entreprises sous sanctions.
L’impact des sanctions occidentales Depuis 2014, de nombreuses sanctions de l’Union européenne et des États-Unis ont été prononcées à l’encontre de l’industrie de défense russe : elles interdisent notamment l’exportation d’armements vers la Russie ainsi que l’exportation de composants pour les entreprises du CMI russe. Cette dernière mesure est particulièrement sensible pour le secteur dans la mesure où les armements sophistiqués dépendent souvent de composants importés. De plus, elle s’ajoute à la rupture de la coopération avec l’Ukraine, spécialement douloureuse pour l’industrie russe : « Le moratorium ukrainien et les sanctions occidentales vont avoir un impact négatif sur les programmes d’armement et les exportations d’armes pendant une bonne décennie, peut-être au-delà. Environ 400 compagnies russes du secteur de la défense étaient dépendantes des livraisons en provenance d’Ukraine pour plus de 3 000 pièces, composants et produits finis destinés à plus de 200 systèmes d’arme différents, incluant des moteurs pour hélicoptères, avions et navires4. »
La rupture des liens avec l’Ukraine a des conséquences difficiles pour les constructions navales russes qui étaient le secteur le plus dépendant du voisin ukrainien, notamment pour la motorisation des navires de surface. En 2018, le législateur américain a été plus loin : la loi américaine CAATSA (Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act) prévoit des sanctions contre les entités qui font l’acquisition d’armes russes et contre les banques qui prennent en charge les transactions. Pour y faire face, l’industrie de défense russe dispose désormais d’une banque spécialisée, la Sviazprombank, qui a récupéré la grande majorité des crédits du CMI afin d’éviter aux autres banques russes de tomber sous le coup des sanctions. En décembre 2020, le département du commerce américain a encore élargi la liste des entités russes pour lesquels les exportations de technologies sensibles sont interdites. L’objectif officiel est d’empêcher des entreprises russes produisant officiellement des productions civiles de servir d’intermédiaire pour importer des technologies dont aurait besoin le CMI. Il s’agit pour Washington de tenter de se défaire du principal concurrent dans ce secteur hautement stratégique et de s’attaquer à l’un
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des seuls domaines de haute technologie où la Russie a la capacité d’exporter. Mais l’élargissement régulier des sanctions américaines revient progressivement à interdire l’exportation de technologies et de composants pour la quasi-totalité du secteur industriel russe. Dans ces conditions, Rostec est devenu l’un des fers de lance de la politique de substitution des importations dans le domaine industriel et des technologies de pointe. Cette situation a l’avantage de stimuler les autorités russes à investir dans la recherche et à soutenir les industriels impliqués dans la production de haute technologie. Mais l’isolement de l’industrie russe peut aussi entraîner des conséquences négatives en termes d’innovation et, plus prosaïquement, des difficultés d’approvisionnement en composants sensibles, notamment dans le domaine de l’électronique. De fait, un certain nombre de contrats d’exportation ont été mis en difficulté (vente de bombardiers Su-35 à l’Indonésie) ou bien n’ont pas été conclus (avec les Philippines et le Koweït) du fait de la menace de sanctions américaines. À chaque fois, il s’agit de pays ayant des liens importants avec les États-Unis mais qui souhaitaient diversifier leurs partenariats ou bien acquérir des armements performants à des tarifs plus concurrentiels. C’est donc un coup important porté à la capacité de la Russie à élargir ses exportations au-delà du cercle plus restreint de ses clients traditionnels. Pour ces derniers, les sanctions américaines semblent avoir moins d’impact dans la mesure où il s’agit de puissances suffisamment autonomes et aux liens assez solides avec la Russie pour se permettre d’ignorer les menaces américaines. À cet égard, Moscou a bénéficié d’un effet de calendrier plutôt favorable avec la décision indienne de renouer une politique d’achat massif d’armements russes après une pause de plusieurs années pendant lesquelles l’Inde, principal client de l’industrie de défense russe, avait entrepris de diversifier ses fournisseurs aux profits des Occidentaux (Rafales français, hélicoptères américains, etc.). Fin 2018, quelques mois après l’adoption de la loi CAATSA, New Delhi et Moscou signent un contrat d’environ 5,4 milliards de dollars pour la livraison de cinq régiments de systèmes de défense antiaérienne longue portée S-400. L’Inde annonce dans la foulée une série de contrats et d’accords pour la fourniture ou la production commune d’une large gamme d’armements (quatre frégates, des systèmes de défense antiaérienne portatifs, des chars de combat T-90MS, la location d’un sous-marin nucléaire)5. Au total, les nouvelles commandes indiennes équivalent à 13,5 milliards de dollars, ce qui correspond quasiment aux exportations annuelles totales de la Russie. Cette dynamique s’est
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poursuivie en 2020 – sur fonds d’incident frontalier avec la Chine – avec la commande de 21 chasseurs MIG-29 SMT et de 12 chasseurs Su-30MKI6. L’ensemble de ces contrats avec l’Inde est d’une grande importance pour la Russie car ils permettent d’envoyer plusieurs messages aux clients potentiels de Moscou : d’une part, l’Inde est passée outre les pressions américaines et la poursuite de la coopération militaro-technique avec Moscou n’a pas été suivie de sanctions. D’autre part, après les « infidélités » au profit des Occidentaux (France, Israël, États-Unis), l’Inde est revenue vers Moscou, ce qui confirme les avantages concurrentiels des armes russes. Enfin, le montant important et la vaste gamme d’armements concernés permet d’assurer des commandes aux industriels russes au-delà des quelques secteurs d’excellence prisés par les partenaires de la Russie.
Le deuxième exportateur d’armes au monde La Russie reste, avec les États-Unis, le seul pays au monde à fabriquer la quasi-totalité de ses armements de manière autonome. De plus, le CMI russe continue de produire des systèmes d’armement de grande qualité reconnus à l’échelle internationale. C’est le cas dans le domaine des avions de combats (Su-35, MIG-29), la défense antiaérienne et anti-missile (S-400, Tor), les hélicoptères de transport (Mi-8) et d’attaque (Mi-24 et Ka-52), les chars (T-90) et les véhicules blindés avec leurs systèmes de protection multicouches, ou encore les sous-marins à propulsion nucléaire. Dans le domaine des drones, la Russie accusait un important retard qui l’a obligée à recourir dans un premier temps à des technologies israéliennes (production sous licence). Les industriels russes, soutenus par les autorités, multiplient les programmes visant à revenir dans la course dans un domaine qui a montré son importance croissante dans les conflits dans lesquels Moscou est impliqué directement ou indirectement (Syrie, Libye, Haut-Karabakh). De fait, si la Russie est passée maître dans l’art de moderniser les systèmes d’armement hérités de la période soviétique, ce qui a souvent l’avantage d’un rapport qualité-prix favorable pour des matériels qui ont fait leurs preuves, l’industrie de défense russe a plus de difficultés à développer des armements entièrement nouveaux dans certains secteurs et à passer de l’élaboration de prototypes à la production de masse. La Russie développe néanmoins des systèmes de nouvelle génération avec l’avion de combat multifonctionnel Su-57, le système de défense antimissile de longue portée S-500 ou encore le char T14 Armata. Le pays dispose également de compétences
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avancées dans le domaine de la guerre électronique. De plus, la Russie est l’un des rares pays à pouvoir équiper ses forces armées en missiles de croisière (Kalibr) et semble nettement en avance dans le développement de missiles hypersoniques (missile stratégique Avangard, missile antinavire Tsirkon). La Russie reste donc un producteur d’armements de premier plan tant par la diversité de sa production que par l’excellence de certaines technologies de pointe, ce qui lui permet de rester le principal concurrent des États-Unis dans ce domaine. Le montant des exportations d’armes russes n’a cessé d’augmenter entre 1999 et 2013, passant « de 3,4 milliards de dollars à 15,7 milliards, record historique en la matière7 ». Mais depuis 2014, il se maintient autour de 15 milliards de dollars8. Cette stagnation des ventes d’armes russes correspond à un affaiblissement des positions russes sur le marché international de l’armement : d’après le SIPRI, la part de la Russie dans les exportations mondiales est passée de 26 % en 2011-2015 à 20 % en 2016-2020 (ce qui équivaut au niveau des années 2000) alors que celle des États-Unis est passée dans le même temps de 32 % à 37 % du total au cours de la même période9. Cette évolution est due à une forte augmentation des exportations américaines vers le Moyen-Orient, particulièrement à destination de l’Arabie saoudite, qui représente à elle seule un quart des exportations américaines. Plus généralement, les exportations occidentales, notamment de la France et de l’Allemagne, ont également augmenté, elles aussi tirées par les achats des monarchies arabes. La géographie des exportations russes a également évolué : alors que l’Indo-Pacifique (Inde, Chine, Vietnam, Birmanie, etc.) représentait plus des deux tiers des exportations russes dans les années 2000, sa part est retombée à environ la moitié du total dans les années 2010. Une part plus importante est destinée au Moyen-Orient et à l’Afrique du Nord (ce qui illustre la place disproportionnée de cette région dans le commerce mondial d’armements). L’Algérie reste un des plus importants acheteurs d’armes russes tandis que la Russie a renoué avec deux anciens clients de l’URSS, l’Égypte et l’Irak, pour lesquels elle est en concurrence avec les fournisseurs occidentaux. De plus, l’Iran a finalement reçu en 2016 quatre divisions de systèmes de défense antimissile longue portée S-300. Mais surtout, la Turquie, membre de l’OTAN, a acquis quatre divisions de S-400 dont les livraisons ont débuté en 2019, ce qui a constitué un « coup » aux multiples retombées positives pour la Russie. Par ailleurs, la Russie a effectué un important retour en Afrique subsaharienne en devenant le premier fournisseur du continent avec
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30 % des importations devant la Chine (20 %), la France (9,5 %) et les États-Unis (5,4 %)10. La Russie courtise également les pays d’Amérique latine en tentant de s’appuyer sur les velléités d’auto nomisation vis-à-vis de Washington d’une partie des élites latinoaméricaines. Moscou avait trouvé, avec le Venezuela de Hugo Chávez, un client majeur en concluant une trentaine de contrats entre 2005 et 2013 pour un montant total de 11,5 milliards de dollars, ce qui a contribué à la diversification des exportations russes vers un pays qui ne faisait pas partie des clients historiques de Moscou11. Mais les sanctions américaines et la catastrophe socio-économique que subit le Venezuela dans les années 2010 ont sérieusement réduit les commandes de Caracas. La coopération militaro-technique russovénézuélienne se poursuit néanmoins dans le cadre de relations bilatérales axées sur le contournement des sanctions américaines et une aide russe à la consolidation du régime vénézuélien. D’après le SIPRI, sur la période 2016-2020, l’Inde reste le premier client de Moscou, représentant 23 % des exportations russes d’armements (en baisse de 53 % par rapport à 2011-2015). Mais si l’Inde a décidé de relancer la coopération avec Moscou, cela ne signifie en aucun cas un retour au statu quo ante dans la mesure où New Delhi a intérêt à faire jouer la concurrence afin d’augmenter sa marge de manœuvre et d’obtenir plus de transferts de technologie. Avec une augmentation des ventes de 49 %, la Chine a consolidé sa place de deuxième client de la Russie à hauteur de 18 % des exportations russes (avions de chasse Su-35, systèmes anti-missiles S-400, hélicoptères, moteurs d’avion, etc.) ce qui confirme les atouts des armements russes malgré la montée en puissance de l’industrie de défense chinoise. Le troisième importateur d’armes russes est l’Algérie avec 15 % du total des exportations12. À eux trois, l’Inde, la Chine et l’Algérie représentent donc 56 % du total des ventes, ce qui illustre les limites de la diversification géographique des exportations russes. En termes de structure, l’aviation militaire reste de loin le secteur le plus porteur puisqu’il représente environ la moitié des ventes d’armements russes à l’international. Elle est suivie par les systèmes de défense antimissiles et antiaériens qui ont vu leur part augmenter depuis dix ans pour représenter certaines années jusqu’à un quart des exportations. Cependant, si cette évolution renvoie à la reconnaissance de l’excellence russe dans ce domaine, elle illustre également en creux les difficultés d’autres secteurs à rester compétitifs sur la scène internationale. Pour certains d’entre eux, l’industrie russe reste en retard sur ses concurrents internationaux. Ainsi, pour la construction
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de sous-marins à propulsion classique, alors que l’Union soviétique avait été pionnière dans les recherches sur la propulsion anaérobie, la Russie n’est toujours pas parvenue à équiper ses propres sous-marins classiques de cette technologie, alors même qu’elle en améliore fortement la furtivité, au point de menacer les positions de la propulsion nucléaire, par ailleurs beaucoup plus onéreuse. La réorganisation du CMI et l’effort de réarmement dans les années 2010 permettent à la Russie de disposer d’un outil industriel qui, malgré de nombreux défis, a la capacité de maintenir l’autonomie stratégique du pays. L’industrie de défense reste au cœur de la puissance russe et représente un atout majeur pour sa réaffirmation sur la scène internationale. La Russie conserve en effet sa place de deuxième exportateur mondial loin devant la France, l’Allemagne et la Chine. De plus, les autorités russes affichent un portefeuille de commandes à plus de 55 milliards de dollars, en croissance par rapport au milieu des années 2010, ce qui pourrait conduire à une hausse des livraisons dans les prochaines années avec notamment la relance des achats indiens. À l’inverse, il est douteux que les monarchies du Golfe, qui représentent près de la moitié des exportations américaines, continuent leurs achats à des niveaux aussi élevés que ces dernières années. La Russie devrait donc rester le principal concurrent de Washington dans ce domaine stratégique malgré les sanctions, les limites de l’offre russe dans certains domaines et la concurrence accrue de certaines puissances émergentes. L’enjeu est de taille pour l’industrie militaire russe alors que le programme d’armement de la décennie qui s’ouvre correspond à une baisse relative des commandes destinées à l’armée russe par rapport aux années 2010.
L’aérospatial russe : que reste-t-il de l’héritage soviétique ? L’aéronautique russe, l’un des rares succès de l’industrie civile soviétique en termes de production, a été touchée de plein fouet par la chute de l’URSS. L’absence de nouveaux modèles performants et le désintérêt de l’État ont conduit les transporteurs russes à se tourner vers Airbus et Boeing. Cependant depuis 10 ans, l’État russe réinvestit dans ce domaine avec la volonté de maintenir des compétences et l’ambition d’un retour de la Russie dans l’élite mondiale. De son côté, le secteur spatial, fleuron de l’industrie et de la science soviétique, est longtemps resté l’une des industries russes les plus performantes
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(lanceur Soyouz, station spatiale internationale, etc.). Il fait néanmoins face à l’arrivée de nouvelles puissances spatiales (en premier lieu la Chine) et de nouveaux acteurs privés (SpaceX, etc.) tout en étant doté de moyens financiers limités. Le secteur spatial russe se situe à la croisée des chemins, entre héritage prestigieux, crainte du déclassement et ambition de rester au premier plan.
L’aéronautique civil : la difficile quête du renouveau Alors que l’Union soviétique produisait en moyenne 150 avions de ligne par an à la fin des années 1980, la production russe est tombée à moins de 10 unités à la fin des années 1990. En plus de la forte baisse des commandes en Russie, cette chute est liée également à la présence de nombreuses usines dans les républiques voisines devenues indépendantes, à l’instar de l’Ukraine qui concentrait une partie importante du potentiel aéronautique soviétique. En 2006, les autorités russes entreprennent de réorganiser le secteur avec la création de la holding « Compagnie aéronautique unifiée » qui regroupe l’ensemble des participations de l’État dans les entreprises de construction d’avions civils et militaires (Soukhoï, MiG, Tupolev, Antonov, Iliouchine, etc.). Mais dans le même temps, la production russe stagne dans les années 2000 et représente en moyenne une dizaine d’appareils seulement par an tous modèles confondus. La majorité de ces avions est destinée à des compagnies étatiques ainsi qu’au transport des autorités russes (détachement présidentiel). La commande publique permet donc de maintenir les compétences a minima mais ne conduit pas à un redémarrage de la production : la situation d’ensemble du secteur continue de se dégrader. De fait, l’aéro nautique civile n’est alors pas une priorité pour les autorités russes qui ne la soutiennent que nominalement et se rangent de facto aux arguments d’Aeroflot et des autres transporteurs russes qui souhaitent renouveler leur flotte au profit de modèles d’importation.
Les limites de la coopération internationale Dans le même temps, l’industrie russe tente un rapprochement avec les constructeurs occidentaux. En 2005, EADS acquiert 10 % du capital du constructeur russe Irkout qui se voit confier la production de pièces pour les A320 d’Airbus. En 2006, c’est au tour de la banque d’État russe Vnechtorgbank d’annoncer l’acquisition de 5 % du capital d’EADS. Dans un premier temps, la coopération industrielle
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semble bien fonctionner puisqu’Airbus augmente ses commandes à ses partenaires russes. Cependant, le rapprochement russo-européen dans le domaine aéronautique est rapidement remis en question. En 2008, la mise en place de la holding étatique Compagnie aéronautique unifiée conduit EADS à vendre sa participation dans Irkout. Puis en 2013, c’est au tour de la Russie de revendre sa participation dans EADS, constatant que les actionnaires européens n’ont pas accepté la présence d’un actionnaire russe dans un groupe au cœur de l’industrie de défense européenne. Les sanctions occidentales à partir de 2014 ne font que renforcer la tendance à l’éloignement des deux parties. Cependant, la coopération se poursuit à plusieurs niveaux : Airbus dispose depuis 2003 d’un centre d’ingénierie à Moscou qui emploie près de 200 ingénieurs et participe à la conception des nouveaux modèles du constructeur européen (A320, A330, A350). Le centre, qui a le statut de coentreprise russo-européenne, a l’avantage pour la Russie de maintenir des compétences de niveau mondial sur son territoire. De plus, la Russie dispose d’un autre atout pour développer des coopérations dans l’aéronautique : en effet, la société russe VSMPOAvisma est le premier producteur mondial de titane. Ce métal, utilisé dans un premier temps par l’aéronautique militaire, représente jusqu’à 20 % du poids des modèles récents de l’aviation civile. Or, VSMPO pèse 30 % de la production mondiale et fournit 40 % des besoins de Boeing et 50 % de ceux d’Airbus. Le producteur russe livre également des pièces en titane à Embraer, Rolls-Royce, Safran, etc. Cependant, si la production de pièces en titane pour l’aviation relève d’un vrai savoir-faire technologique, la Russie n’en fait pas moins figure de sous-traitant pour l’industrie aéronautique occidentale.
Les difficultés de la relance du secteur C’est aussi au travers de la coopération internationale que la Russie a tenté de relancer son industrie aéronautique civile. Au début des années 2000, le constructeur d’avions militaires Soukhoï a décidé de diversifier ses activités en lançant un avion régional d’une centaine de places conçu et produit en partenariat avec des entreprises américaines et européennes. De fait, près des deux tiers du nouvel avion dénommé Superjet-100 est constitué d’éléments livrés par des équipementiers occidentaux, le moteur étant produit en Russie par une coentre prise détenue par le français Snecma et le russe Saturn. Les premiers exemplaires ont été livrés en 2010 mais dix ans plus tard, moins de 200 exemplaires ont été produits alors que Soukhoï visait un rythme de plus de 50 avions par an.
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En réalité le projet s’est avéré un échec commercial et a accumulé les problèmes techniques et les critiques. D’une part, alors qu’il visait les marchés à l’exportation, il n’a pratiquement pas été vendu à l’inter national. D’autre part, malgré les aides toujours plus importantes accordées par l’État, les compagnies russes se plaignent de problèmes d’exploitation liés à la motorisation ainsi qu’au manque de pièces détachées. Enfin, les opposants au projet soulignent que l’argent public russe soutient un avion dont la majeure partie est fabriquée à l’étranger. De plus, la perspective d’exporter l’avion en Iran a été bloquée par le fait que plus de 10 % de l’appareil est constitué de composants américains. Néanmoins, il semble que les pouvoirs publics russes estiment que tous ces problèmes sont liés à des difficultés relativement normales de mise en route d’un projet nouveau. Malgré tout, la décision a été prise de créer une nouvelle version de l’avion en le « russifiant » afin que la grande majorité de l’appareil soit produite en Russie. D’une certaine façon, Soukhoï est amené à effectuer le chemin inverse à l’esprit de départ du Superjet qui s’inspirait du succès de la coopération industrielle européenne symbolisé par Airbus. Reste à savoir si l’expérience aura au moins permis à l’industrie russe d’acquérir des savoir-faire auprès des industriels occidentaux.
Des ambitions renouvelées Le deuxième projet sur lequel les autorités russes fondent beaucoup d’espoir est le moyen-courrier MC-21 qui se veut un concurrent de l’A-320. Le nouvel avion est présenté comme technologiquement plus avancé que ses concurrents occidentaux grâce notamment à la part importante des matériaux composites qui lui permettent d’avoir une masse de 15 % inférieure et des gains de consommation en carburants. Cependant, alors que la production en série de l’avion était prête à démarrer en 2019, les autorités américaines ont subitement interdit l’exportation de matériaux composites qui entrent dans sa fabrication. Cette décision a été perçue par les autorités russes comme un coup bas porté par Washington à un concurrent potentiel de l’industrie aéronautique américaine. L’industrie russe a été contrainte d’élaborer par elle-même ces composants, ce qui a retardé les premières livraisons qui sont désormais prévues pour 2022. Dans le même temps, la Russie est parvenue à créer des moteurs d’avion de nouvelle génération qui vont équiper les Superjet et les MC-21 afin de parer à toute éventualité d’élargissement des sanctions occidentales dans ce domaine. Ainsi, si ces dernières ont retardé les projets russes, elles ont aussi été stimulantes pour permettre à la Russie de rester parmi les rares pays capables de produire des moteurs pour l’aviation civile.
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La production en série du MC-21 est censée augmenter progressivement pour atteindre 72 exemplaires par an en 2027. Moscou espère que le nouveau moyen-courrier russe recevra la certification de l’EASA en décembre 2023. Plus largement, le ministère de l’Industrie a présenté en 2021 un plan ambitieux prévoyant la production de 735 avions de ligne d’ici 2030. Il s’agit notamment de la mise sur le marché du MC-21 (70 % du volume annoncé), de l’Iliouchine-114, moyen-courrier de 60 places, ainsi que du Superjet-100. Pour ce faire, le gouvernement russe compte investir 2 500 milliards de roubles (près de 30 milliards d’euros) sur 10 ans, dont 60 % seront prélevés sur le Fonds national de bien-être. Les autorités russes prévoient également de commander 300 avions biplan monomoteurs à hélice Baïkal afin de remplacer le légendaire An-2 en exploitation depuis plus de 70 ans afin d’assurer les liaisons régionales, en particulier dans les régions isolées de Sibérie et du Grand-Nord. Enfin, le gouvernement russe a pris la décision de développer un nouvel avion transporteur de grande capacité afin de remplacer l’Antonov 124 Ruslan développé sous l’Union soviétique. Ce dernier constitue le cœur de la flotte de la société russe Volga-Dniepr, leader mondial du transport par avionscargos de grands gabarits. Il est utilisé aussi bien pour le fret commercial que pour les besoins des armées russes et occidentales.
L’espace : rester dans la course Le secteur spatial russe hérite du prestige de la conquête spatiale soviétique : premier satellite placé en orbite, premier homme dans l’espace, première station spatiale orbitale… Malgré les difficultés communes à l’ensemble de l’industrie russe, le secteur est resté performant, principalement grâce à la coopération internationale symbolisée par mise en orbite de la station spatiale internationale. La Russie est également parvenue à occuper une place de premier plan sur le marché des lancements commerciaux de satellites grâce à la fiabilité des lanceurs Soyouz. Rare exemple de coopération russo-européenne réussie, les Soyouz bénéficient même d’un pas de tir en Guyane depuis 2010 à partir duquel 25 lancements ont été réalisés en dix ans. La Russie est aussi le deuxième pays après les États-Unis (GPS) à avoir créé un système de navigation par satellite dénommé GLONASS.
Des tendances inquiétantes Cependant, le secteur spatial russe illustre parfaitement les tendances contradictoires qui affectent aujourd’hui les secteurs stratégiques :
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d’un côté, « la Russie détient incontestablement une place à part sur la scène spatiale internationale. Elle est l’une des premières puissances de ce club très fermé puisqu’elle maîtrise la gamme complète des missions, tant civiles que militaires13 ». Mais dans le même temps, malgré une hausse du budget spatial, le secteur a accumulé les déconvenues. Au début des années 2010, des échecs répétés du lanceur lourd Proton ont conduit à l’abandon de son exploitation, par ailleurs souhaitable d’un point de vue écologique (utilisation d’un carburant très toxique). Surtout, le lanceur Soyouz, pourtant connu pour son taux de réussite remarquable, commence lui aussi à connaître des problèmes. Enfin, l’échec d’une sonde martienne qui était censée symboliser le retour des ambitions russes dans ce domaine illustre la désorganisation du secteur. Outre les questions de financement, les problèmes du spatial russe sont liés à une gouvernance déficiente et des scandales de corruption récurrents au sein de l’Agence spatiale Roskosmos14. Après une période de valses-hésitations, le pouvoir politique décide de remplacer l’Agence par une holding étatique du même nom qui regroupe l’ensemble des entreprises du spatial russe. En 2018, l’ancien vice-Premier ministre Dmitri Rogozine prend la tête de la holding Roskosmos avec pour mission de resserrer le contrôle de l’État sur le secteur et d’approfondir les réformes. L’industrie spatiale russe souffre également des sanctions occidentales qui interdisent l’exportation de technologies duales vers la Russie. Or, l’espace est par excellence un domaine où les applications militaires et civiles sont difficiles à démêler, à l’image des systèmes de navigation par satellite (GPS, GLONASS, etc.). En vigueur depuis 2014, ces sanctions ont été durcies par Washington début 2021 avec l’interdiction d’exporter vers la Russie des composants électroniques dans le domaine spatial. L’Européen Airbus a réagi en interrompant ses livraisons à Roskosmos, ce qui a déjà mis en danger la livraison d’un satellite à l’Angola. C’est effectivement l’un des domaines où la Russie est sans doute la plus dépendante des importations : les satellites russes sont constitués de 40 à 80 % de composants étrangers15. Les sanctions ont retardé la fabrication et le lancement des nouveaux satellites pour GLONASS. Devant ce nouveau défi, l’industrie russe agit dans deux directions : constituer des stocks de composants importés, en particulier à partir de pays asiatiques qui n’appliquent pas les sanctions occidentales, et procéder à la substitution progressive des importations. La Russie a l’objectif ambitieux de pouvoir se passer de l’importation de composants électroniques pour la fabrication de satellites d’ici 2025. La fabrication des composants électroniques est
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l’un des domaines où la Russie a pris beaucoup de retard. Et si les autorités russes ont entrepris un ambitieux programme d’investissement pour retrouver une certaine autonomie dans ce domaine, il lui sera très compliqué de rattraper son retard.
La Station spatiale internationale : une coopération américano-russe réussie La Station spatiale internationale (SSI) est l’exemple emblématique d’une coopération russo-américaine réussie dans un domaine stratégique. Le projet a bénéficié d’accords entre les deux pays dès le début des années 1990. Il s’agissait pour les États-Unis de bénéficier de l’expérience russe acquise avec la station Mir (lancée en 1986), première station spatiale au monde, et pour la Russie de bénéficier de financements américains afin de maintenir ses compétences dans ce secteur. L’assemblage de la station a débuté en 1998 avec le lancement par une fusée russe Proton du module Zarya. La station est occupée de manière permanente depuis le lancement en juillet 2000 du module Zvezda. Les vaisseaux russes jouent un rôle essentiel pour le fonctionnement de l’ensemble puisqu’ils assurent non seulement le transport des cosmonautes (Soyouz) et du ravitaillement (Progress) mais, une fois amarrés à la station, ils font également office de capsules de secours. Du fait des problèmes rencontrés par la navette spatiale Columbia (accident mortel de 2003), son exploitation a cessé en 2011, ce qui a fait de la navette Soyouz la seule à pouvoir transporter les équipages vers la station pendant plus de 10 ans, illustrant l’excellence de la technologie russe dans ce domaine (le seul sans doute où les Américains étaient dépendants des Russes). Il s’agissait aussi d’une source de revenus non négligeables pour le programme spatial russe. Néanmoins, le lancement réussi du Dragon v2 de la société SpaceX, en 2020, a mis fin à ce monopole russe. Les succès de SpaceX et les grandes ambitions d’Elon Musk, son fondateur, ont au contraire illustré la capacité retrouvée des États-Unis à innover dans ce domaine et en creux les difficultés de l’agence spatiale russe à sortir d’une forme de gestion conservatrice des acquis technologiques hérités de la période soviétique. Néanmoins, le lancement par la Russie du module Naouka, qui s’est amarré à l’ISS en juillet 2021, a permis à la Russie de confirmer son savoir-faire. Mais l’énorme retard avec lequel il a été lancé (près de 15 ans), en partie lié à des problèmes dans la construction du module du fait de la perte de certaines technologies soviétiques (certains éléments étaient fabriqués dans des usines ukrainiennes
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qui ont fait faillite) illustre aussi les difficultés de la Russie à faire fructifier l’héritage soviétique dans un contexte budgétaire contraint. Le spatial habité russe était en grande partie financé, directement ou indirectement, par les États-Unis (à hauteur de 70 % pour l’ISS) qui payent au prix fort le transport de leurs cosmonautes par la partie russe. Les succès de Space-X risquent de mettre fin à cette manne : les sommes versées par la NASA à Roskosmos pour les vols habités ont déjà été divisées par dix, passant de plus de 500 millions de dollars ans en 2011 à moins de 50 millions en 202116. De plus, les États-Unis prévoient officiellement de se retirer de la station spatiale en 2024 du fait du coût de son exploitation et du vieillissement de ses équipements. Le lancement de Naouka confirme dans tous les cas la volonté russe de poursuivre l’aventure du spatial habité, domaine dans lequel la puissance russe dispose de l’expérience la plus ancienne et d’un savoir-faire indéniable.
Des moyens limités face à une concurrence accrue Roskosmos tente de convaincre les Américains de poursuivre l’exploitation de l’ISS jusqu’en 2030, ce qui permettrait d’effectuer la transition vers d’autres programmes. En cas de désaccord de la partie américaine, les Russes évoquent l’idée de détacher la partie russe de l’ISS pour qu’elle continue à fonctionner de manière autonome. Ils évoquent également la création d’une nouvelle station russe indépendante sous le nom de ROSS. La Russie tente également de relancer un programme lunaire alors que les États-Unis ambitionnent de retourner sur la lune dans la décennie. Pour la première fois depuis les années 1970, Roskosmos devrait lancer en 2022 une sonde appelée Luna-25 sur le satellite naturel de la Terre. De plus, en mars 2021, la Russie et la Chine ont signé un accord préliminaire pour la création d’une station lunaire internationale qui se veut une réponse aux projets américains de retour sur la lune. Mais ces plans restent hypothétiques tant il est difficile de faire la part des choses entre les effets d’annonce et les moyens techniques et financiers dont dispose réellement Roskosmos pour assouvir ses ambitions. Après une période de forte hausse au début des années 2010, le budget spatial de la Russie stagne depuis plusieurs années. Avec moins de trois milliards d’euros par an, la Russie est non seulement très loin des États-Unis, mais elle est également distancée par l’Union européenne et surtout par la Chine qui a fortement augmenté son budget spatial. L’exemple chinois illustre la montée en puissance de nouveaux acteurs et la concurrence accrue sur la scène internationale.
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C’est le cas dans le domaine des lancements commerciaux pour lesquels la Russie doit non seulement faire face au retour des ÉtatsUnis mais aussi à l’autonomisation d’un nombre croissant de pays pour la mise en orbite de leurs satellites nationaux. C’est illustré également dans le domaine de la navigation par satellite avec la mise en place du système chinois Beidou et de l’européen Galileo. De fait, au-delà des effets d’annonce, avec les moyens investis actuellement, la Russie ne semble pas pouvoir prétendre participer à une nouvelle course spatiale avec les États-Unis et la Chine mais plutôt vouloir préserver sa place de grande puissance spatiale en maintenant des capacités autonomes sur l’ensemble des missions. C’est la raison pour laquelle Moscou poursuit la construction en Sibérie du cosmodrome Vostochny susceptible de remplacer à terme Baïkonour (situé en Kazakshtan), développe une nouvelle version de la fusée Angara (destinée à prendre le relais des Protons) et multiplie les applications civiles du système GLONASS. Enfin, malgré la large publicité autour des succès de Space-X, les États-Unis n’ont pas mis fin à toutes leurs dépendances vis-à-vis de la Russie dans le domaine spatial. C’est ainsi qu’en 2021, Roskosmos doit livrer dix moteurs de fusée RD-180 et RD-181 pour les fusées Atlas (lancement de satellites militaires américains) et les fusées Antares (ravitaillement de la station spatiale internationale). La Russie garde donc de réels atouts et n’a pas dit son dernier mot dans le domaine spatial.
Rosatom : l’internationalisation réussie du nucléaire russe Dans les années 1990, le secteur nucléaire russe, à l’instar du reste de l’industrie russe, subit la crise économique et la désorganisation de l’État russe. Circonstance aggravante, sa réputation est gravement entachée par le terrible accident de Tchernobyl. Dans le même temps, il fait l’objet d’une attention toute particulière de la part des Occidentaux qui souhaitent limiter les risques de prolifération, mais aussi d’accidents, qui auraient terni l’image de la filière dans son ensemble au niveau mondial. Des programmes d’assistance ont été mis en place pour améliorer les procédures de sécurité et aider au désarmement nucléaire. De plus, l’industrie nucléaire russe a bénéficié de la possibilité de transformer de la matière fissile militaire (uranium et plutonium) afin de l’exporter pour alimenter les centrales nucléaires américaines. Mais cette période n’a pas forcément laissé que de bons
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souvenirs aux Russes qui ont pu percevoir l’activisme occidental comme une volonté de mise sous-tutelle du secteur et d’appropriation du savoir-faire soviétique dans ce domaine stratégique. De plus, les accords de livraison de combustible nucléaire étaient commercialement défavorables et, même s’ils étaient pourvoyeurs de devises, pouvaient être perçus comme une mise à mal d’un stock stratégique à utiliser pour les besoins de l’industrie et de l’armée russes.
Le retour improbable du nucléaire russe C’est bien cette dimension stratégique qui pousse Vladimir Poutine à faire de ce secteur une priorité dès son arrivée au pouvoir. En 2004, l’industrie nucléaire russe est regroupée dans l’agence fédérale Rosatom, transformée en holding étatique en 2007. L’originalité et la force du nouvel ensemble sont de regrouper la totalité de la chaîne nucléaire, de l’extraction de l’uranium à la construction et l’exploitation de centrales en passant par l’enrichissement et la fabrication de combustible. De plus, Rosatom est également en charge du nucléaire militaire avec la fabrication des têtes nucléaires mais aussi la construction des réacteurs destinés aux sous-marins à propulsion nucléaire. En 2005, Vladimir Poutine nomme Sergueï Kirienko (brièvement Premier ministre sous Boris Elstine) à la tête de la holding afin de conduire des réformes tout en conservant les atouts industriels et scientifiques du secteur. L’action de Sergueï Kirienko est une réussite puisqu’en dix ans Rosatom s’impose comme le leader mondial de l’industrie nucléaire loin devant le Français EDF/Areva ou le Japonais Toshiba-Westinghouse : en 2021, il est le premier exportateur de centrales nucléaires avec 35 réacteurs en construction à l’étranger (Chine, Inde, Turquie, Hongrie, etc.). Pour assurer son expansion internationale, Rosatom peut compter sur le soutien diplomatique et financier des autorités russes qui accordent des crédits couvrant la grande majorité des coûts de construction. De plus, de par sa structure, Rosatom est capable de proposer des projets « clés en main » assurant l’ensemble des services liés à l’exploitation des centrales. De fait, Rosatom est également le deuxième producteur d’uranium au monde (grâce notamment au rachat du Canadien Uranium One en 2013). Il représente plus du tiers des services d’enrichissement et 17 % du marché mondial du combustible. « Les raisons d’un tel succès s’expliquent par l’existence d’un modèle performant abouti, sans rupture technologique, par la maîtrise des coûts et des délais de construction, et par l’aide financière proposée par l’État russe17. »
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Rosatom s’est donc imposé comme un concurrent redoutable pour la filière nucléaire occidentale, française en particulier, qui n’en finit pas de payer désinvestissement, perte de compétences et éclatement du secteur. Cette évolution a été illustrée par la décision de la Finlande qui, après avoir fait l’expérience amère de retards (plus de dix ans) et de surcoûts dans la réalisation d’un EPR français, a décidé de confier à Rosatom la construction d’une nouvelle centrale nucléaire. Les déboires de l’atome français en Europe semblaient être compensés en partie par la réussite des EPR construits en Chine. Mais un incident survenu en juin 2021 sur un EPR chinois a illustré qu’en plus des problèmes industriels, les concurrents français souffrent d’un handicap supplémentaire par rapport à Rosatom : en effet, c’est la presse américaine qui a divulgué l’information sur cet incident, profitant du fait que tous les incidents survenus dans les centrales nucléaires construites par EDF sont curieusement répertoriés par une filiale située aux États-Unis. Le fait qu’une information aussi sensible puisse être utilisée par les autorités américaines en pleine période de tensions avec la Chine ne peut que déplaire très fortement à Pékin et risque de compromettre les ambitions du nucléaire français en Chine. Les autorités chinoises ne peuvent y voir qu’une raison de plus de pousser la coopération avec les Russes qui maîtrisent entièrement leur filière nucléaire et ne dépendent pas du bon vouloir de Washington en la matière. Il est d’ailleurs symptomatique que Vladimir Poutine et Xi Jinping aient lancé, en mai 2021, la construction de quatre nouveaux réacteurs de conception russe en Chine.
Entre innovation et diversification La réussite de Rosatom à l’international bénéficie aussi de la relance de la construction de centrales atomiques en Russie même, ce qui permet de maintenir et développer le savoir-faire industriel : plusieurs réacteurs, dont la construction a été commencée sous l’Union soviétique avant d’être interrompue, ont été mis en exploitation dans les années 2000, tandis qu’une dizaine de nouveaux réacteurs ont été construits dans les années 2010 et que trois autres sont en cours de réalisation. La part de l’électricité d’origine nucléaire est ainsi passée de 15 % en 2005 à plus de 20 % en 2020, sur fond de croissance de la production électrique totale en Russie. Les pouvoirs publics russes ont donc clairement fait le choix d’augmenter la part du nucléaire dans le mix énergétique du pays, un choix en décalage, voire en opposition, avec l’Europe occidentale mais qui pourrait se révéler payant
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en période de raréfaction relative des matières premières et de lutte contre les gaz à effets de serre. C’est aussi dans cette perspective que Rosatom poursuit les projets de nouvelles technologies dans le domaine nucléaire. Ainsi, en juin 2021, le géant russe a lancé la construction en Sibérie occidentale d’un réacteur à neutrons rapides de nouvelle génération avec un cycle de combustible fermé qui est censé améliorer considérablement le rendement énergétique de l’uranium et est donc considéré comme une solution d’avenir pour la filière. De même, le géant russe est pionnier dans la construction de minicentrales électriques qu’il a développée sur la base des réacteurs utilisés sur les brise-glace nucléaires. La première de ces mini-centrales, l’Akademik Lomonosov, d’une puissance de 70 MW, a été installée sur une barge positionnée dans le Grand-Nord au large des côtes de Chukotka (Extrême-Orient russe). Sa mise en exploitation début 2020 est une première mondiale. Début août 2021, Rosatom a annoncé son intention de poursuivre dans cette voie en construisant un autre « réacteur modulaire » qui sera cette fois-ci directement installé sur le continent, en Sibérie, avec une mise en exploitation en 2028. L’avantage de ces petits réacteurs est de pouvoir être « préfabriqués » avant d’être installés dans des zones isolées aux besoins énergétiques restreints et ne disposant pas de réseau électrique développé. Cette technologie, présentée par Rosatom comme un nouvel atout du nucléaire pour lutter contre le réchauffement climatique, intéresse désormais tous les grands acteurs du nucléaire qui tentent de rattraper leur retard sur la Russie dans ce domaine. Les réussites de Rosatom ont amené les autorités russes à lui confier de nouvelles missions. En 2018, la holding s’est vue confier la gestion de la voie maritime du Nord. Cette décision, qui peut surprendre au premier abord, est liée au rôle joué par les brise-glace à propulsion nucléaire dans le développement de cet axe stratégique. En effet, la flotte russe de brise-glace nucléaires, la plus importante au monde, est également gérée par une filiale de Rosatom depuis 2008. Elle est en cours de renouvellement avec la construction de six nouveaux briseglace nucléaires prévue sur la prochaine décennie afin d’accompagner le développement de la navigation dans le Grand-Nord, une priorité des autorités russes. Dans cette perspective, Rosatom commande également des brise-glace à propulsion classique et souhaite développer une nouvelle génération de porte-conteneurs de classe arctique propulsés au gaz naturel liquéfié, gaz dont la production est assurée par Novatek sur la péninsule de Yamal.
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*** L’évolution des secteurs industriels stratégiques hérités de l’URSS illustre la complexité de l’évolution de la puissance russe depuis vingt ans. D’une part, au-delà du retour de la croissance économique et de la consolidation de l’État russe dans les années 2000, une véritable politique industrielle ne se structure réellement que dans les années 2010. D’autre part, la stratégie des autorités russes a fortement évolué : dans un premier temps, la priorité a plutôt été donnée à l’importation de technologies occidentales pour favoriser la modernisation de l’économie. Ce n’est qu’à partir de 2014, avec la montée en puissance des sanctions occidentales, que les pouvoirs publics mettent en place une politique structurée de substitution des importations dans le domaine industriel. Dans ces conditions, les plus de vingt ans de sous-investissement et d’attentisme ne peuvent que peser encore longtemps sur les performances industrielles et technologiques russes et ceci malgré les efforts entamés durant la dernière décennie. La Russie n’en demeure pas moins une grande puissance industrielle : premier exportateur de centrales nucléaires et deuxième exportateur d’armements au monde, elle fait également toujours partie du club très fermé des grandes puissances spatiales et conserve des compétences de premier plan dans l’aéronautique. Malgré les difficultés, la Russie reste donc une puissance industrielle et technologique autonome, condition indispensable à son projet de puissance souveraine.
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’Eurasie est, depuis quelques années, au centre du narratif de la politique étrangère russe. De fait, Moscou semble avoir renoncé à une vision eurocentrée de la place de la Russie dans le monde. Cette évolution renvoie à la fois aux tensions russo-occidentales, aux transformations propres à la puissance russe, ainsi qu’au déplacement du centre de gravité de la géopolitique mondiale vers l’Asie. Il s’agit d’une situation relativement récente, fruit d’une évolution précipitée par les conséquences de la crise ukrainienne. Celle-ci a été provoquée par la collision entre la prétention des structures euro-atlantiques au monopole de l’intégration régionale en Europe d’une part, et la volonté de Moscou d’approfondir l’intégration réelle au sein de la Communauté des États indépendants (CEI) de l’autre. Pour atteindre cet objectif, priorité affichée de la doctrine de politique étrangère russe, Moscou s’appuie sur l’Union économique eurasiatique (UEE) et sur l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC), qui se veulent des équivalents eurasiatiques de l’Union européenne (UE) et de l’OTAN. Il s’agit pour la Russie, affaiblie par les conséquences multiformes de l’éclatement de l’URSS, en termes économiques et démographiques notamment, d’atteindre avec ses voisins de l’espace postsoviétique une masse critique qui lui permette de peser face aux géants économiques et démographiques américain, européen et chinois. Toutes choses égales par ailleurs, la Russie promeut la construction eurasiatique en tant que « multiplicateur de puissance », à l’instar de la façon dont la France envisage l’Union européenne. Moscou s’appuie également sur la communauté d’intérêts avec Pékin, au travers notamment de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), pour équilibrer le rapport de force avec l’Occident et construire le monde multipolaire que les deux puissances appellent de leurs vœux.
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Désormais, Moscou cherche à placer l’Union eurasiatique au cœur d’un réseau d’alliances et de partenariats qui lui permettrait de demeurer la puissance pivot de la « Grande Eurasie ».
Russie-Occident : une nouvelle guerre froide ? Les libéraux russes et l’Occident : des espoirs déçus Avec l’arrivée de Boris Eltsine au pouvoir, la Russie se dote du gouvernement sans doute le plus pro-occidental de son histoire. Les libéraux occidentalistes russes pensaient que dans la mesure où la guerre froide était finie, l’Occident leur tendrait les bras afin d’insérer la nouvelle Russie dans ce qu’ils appelaient « le monde civilisé ». La politique étrangère russe se caractérise alors par son alignement sur l’Occident, alignement incarné par le ministre des Affaires étrangères russe Andreï Kozyrev, surnommé « Monsieur Da » pour son suivisme systématique à l’égard des États-Unis. Mais le caractère idéologique et fortement idéaliste de la politique menée au début des années 1990 par les libéraux russes n’est pas seul en cause : du fait de son énorme affaiblissement, la Russie n’a d’autre choix qu’un dialogue inégal avec l’Occident à un moment où son objectif principal était de se faire reconnaître comme l’unique héritière de l’URSS (siège au Conseil de Sécurité de l’ONU, rapatriement des forces nucléaires, etc.). C’est à cette époque que la politique libérale et monétariste suggérée par les conseillers économiques venus des États-Unis et imposée par le FMI a été appliquée à la lettre par le gouvernement russe. La libéralisation brutale et désordonnée de l’économie selon la formule de la « thérapie de choc » a conduit à un effondrement économique et à une catastrophe sociale. La politique imposée par le FMI revêtait des aspects complémentaires : une politique du rouble fort, artificiellement surévalué, associée à l’abaissement des droits de douane s’est traduite par l’importation massive de produits finis occidentaux qui ont étouffé l’industrie et le secteur agricole russes déjà fragilisés par la transition postsoviétique. Le caractère désastreux et prolongé de la politique économique imposée par le FMI à la Russie, le fait que l’abandon de cette politique par Moscou à la fin des années 1990 s’accompagnera simultanément d’une forte croissance économique, a fait naître des interrogations
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sur les motivations profondes de l’institution. L’économiste Gérard Wild constate : « Quand on sait que la logique de la conditionnalité a poussé le Fonds monétaire à une immixtion croissante dans la conduite des politiques économiques et dans la mise en place des réformes structurelles […], on peut comprendre que l’institution, si représentative du modèle “occidental”, ait été vilipendée à de nombreuses reprises et dans de nombreux lieux. En Russie, qui a reçu plus de la moitié de l’aide fournie à l’Est par le FMI (30 milliards de dollars sur 50 environ), celui-ci a pu être accusé d’avoir été l’agent des États-Unis dans la mise à mal volontaire de la puissance du pays1. »
Dans le même temps, une nouvelle classe apparaît, celle des oligarques, qui aident un Boris Eltsine malade et particulièrement impopulaire mais soutenu par les Occidentaux, à se faire réélire en 1996 en échange de la privatisation opaque de pans entiers de l’éco nomie. L’accaparement de richesses fabuleuses (pétrole, gaz, métaux etc.) mises en valeur sous l’Union soviétique a pu être qualifié d’« holdup du siècle2 » tant son ampleur est sans équivalent. Les oligarques enregistrent rapidement leurs nouveaux avoirs dans des juridictions occidentales et organisent une fuite de capitaux à grande échelle, soit plusieurs dizaines de milliards de dollars transférés chaque année vers des paradis fiscaux puis réinvestis en Europe et aux États-Unis.
Le tournant de 1999 : élargissement de l’OTAN et guerre contre la Serbie L’élargissement de l’OTAN et les bombardements contre la Serbie début 1999 poussent la Russie à renoncer à la politique pro-occidentale qui a été la sienne depuis la fin des années 1980. Les dirigeants russes ont vu s’évanouir leurs derniers espoirs concernant la politique de la main tendue entreprise par Mikhaïl Gorbatchev. La guerre contre la Serbie a été menée malgré l’opposition de Moscou qui n’a pas pu utiliser l’un des instruments de puissance qui lui restait – son droit de veto au conseil de sécurité de l’ONU – puisque Washington et ses alliés décidèrent de passer outre, en violation du droit international. Dans le même temps, l’OTAN se rapprochait des frontières de la Russie, opérant son premier élargissement après la réunification de l’Allemagne, alors même « qu’en 1990-1991, tous les responsables occidentaux qui rencontraient la direction russe – Helmut Kohl, John Major, François Mitterrand, James Baker, Hans-Dietrich Genscher,
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Douglas Hurd – ne cessaient de lui garantir que l’Alliance ne s’étendrait jamais vers l’Est3 ». Non seulement l’Alliance s’élargit, mais sa première grande décision après l’élargissement est d’entrer en guerre contre la Serbie, ce qui transforme l’OTAN d’un bloc défensif en une alliance offensive. Pour les pays de la région, le message est clair : tout État ne se soumettant pas à la volonté occidentale est susceptible d’en subir les conséquences les plus graves. Dans ces conditions, l’adhésion à l’OTAN est devenue autant un moyen de se prémunir de l’influence russe qu’une mesure préventive contre tout ostracisme de la part de l’Occident. En 1999, le sommet du cinquantenaire qui a lieu en plein conflit avec la Serbie confirme non seulement que les États-Unis ont l’intention de poursuivre l’extension de l’OTAN à neuf nouveaux membres mais qu’ils prévoient de continuer le mouvement jusqu’aux frontières russes. Le message pour la Russie est on ne peut plus clair : l’idée de la « Maison commune européenne » du dernier dirigeant soviétique est bel et bien morte, pour la bonne raison qu’elle va à l’encontre de la domination américaine en Europe. Les États-Unis, pour justifier leur présence sur le continent européen, et alors que la menace soviétique a disparu, font tout pour maintenir la division du continent, entretenant l’idée que la Russie reste une menace. La Russie d’Eltsine, qui avait elle-même fait imploser l’URSS, ne se voyait pas traitée comme un partenaire qu’il fallait récompenser pour sa contribution à la fin du système communiste mais bien comme le grand perdant de la guerre froide, qui devait en payer le prix fort, notamment en termes géopolitiques. Dans leur Atlas du millénaire, Gérard Chaliand et Jean Pierre Rageau constatent : « Tout se passe comme si la Russie affaiblie était plus une proie qu’une puissance non antagonique : extension de l’OTAN, encouragements aux nationalismes ukrainien, azéri, ouzbek et, grâce aux pétroliers, projet de désenclaver l’Asie centrale. On assiste, sans que la chose soit nommée, au roll back que Foster Dulles avait souhaité en devant se contenter de l’endiguement4. »
Aux États-Unis même des voix se font entendre pour critiquer la politique menée à l’encontre de Moscou. George Kennan, considéré comme l’architecte de la politique de l’endiguement de l’URSS, a dénoncé cette décision dès 1997 en en décrivant les conséquences logiques : « L’élargissement de l’OTAN serait la plus fatale erreur de la politique américaine depuis la fin de guerre froide. On peut s’attendre à ce que cette décision attise les tendances nationalistes,
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anti-occidentales et militaristes de l’opinion publique russe ; qu’elle relance une atmosphère de guerre froide dans les relations Est-Ouest et oriente la politique étrangère russe dans une direction qui ne » La même année, correspondra vraiment pas à nos souhaits5. Michael Mandelbaum, directeur de l’American Foreign Policy Program à l’université Johns Hopkins, prévenait, dans un essai intitulé L’expansion de l’OTAN : un pont vers le xixe siècle, que l’élargissement conduirait au retour « de la rivalité entre grandes puissances, des alliances changeantes et d’un équilibre militaire non réglementé. […] le futur s’avérerait être une version d’un passé lointain pratiquement oublié6 ». Cette clairvoyance des opposants à l’élargissement, qui ont prévu point par point ce que l’on observe en Europe vingt ans plus tard, pose la question des motivations de ses partisans qui étaient parfaitement au courant de ces arguments : les ont-ils rejetés au prétexte que la Russie était perçue comme une puissance en déclin irréversible ? Ou bien ont-ils délibérément passé outre en assumant que la réactivation de la tension avec Moscou était le meilleur moyen de maintenir l’hégémonie américaine en Europe ? Sans doute un peu des deux puisque la confrontation avec un adversaire affaibli comporte un coût relativement faible pour des gains géopolitiques jugés bien supérieurs. Il est intéressant de constater que les arguments avancés par G. Kennan et M. Mandelbaum pour critiquer le premier élargissement de l’OTAN seront ensuite utilisés a posteriori par les partisans d’une poursuite de l’extension à l’Est : ce seraient le militarisme russe et les prétentions anachroniques du Kremlin à revendiquer une sphère d’influence qui justifieraient la nécessité de poursuivre l’élargissement toujours plus près des frontières russes.
Années 2000 : du pragmatisme à l’incompréhension L’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine correspond plutôt à une période de stabilisation des relations entre Moscou et les Occidentaux. L’élargissement de l’OTAN de 2003 avait été acté avant son élection et la mise en œuvre de l’acte fondateur Russie-OTAN (signé en 1997), qui a permis la création du Conseil Russie-OTAN, facilite le dialogue russo-occidental. De plus, les attentats du 11 septembre 2001 ont un impact important sur les priorités affichées par Washington en termes de politique étrangère et permettent un rapprochement pragmatique.
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Moscou en profite pour présenter la guerre en Tchétchénie comme relevant de la « guerre contre le terrorisme » lancée par les ÉtatsUnis, en échange de quoi le Kremlin accepte l’installation provisoire de bases américaines en Asie centrale dans le cadre de la guerre en Afghanistan. De plus, Vladimir Poutine fait plusieurs gestes destinés à montrer que la Russie n’a plus les moyens ni l’ambition de concurrencer les États-Unis sur la scène internationale : fermeture des bases héritées de l’URSS à Cuba et au Vietnam et retrait des soldats russes présents au Kosovo. Moscou va encore plus loin en acceptant que le territoire russe serve au transit de matériel à destination des troupes de l’OTAN présentes en Afghanistan. Tous ces éléments montrent que le Kremlin a tenté d’établir une relation constructive avec les Occidentaux, mais il est évident qu’il attendait en échange que les intérêts russes soient pris en considération. L’essentiel pour Moscou est de maintenir un espace de coopé ration avec les républiques ex-soviétiques définies depuis le début des années 1990 comme « l’étranger proche » de la Russie. Les intérêts russes y sont multiples : présence d’une communauté russe forte de plus 20 millions de personnes, coopérations industrielles héritées de la période soviétique, infrastructures de transport partagées avec ses voisins et indispensables au bon fonctionnement de l’économie russe, présence d’installations militaires russes assurant la sécurité du pays. La Russie, quel que soit le gouvernement en place, ne peut se permettre de se voir exclue de cet espace par l’avancée de structures auxquelles elle ne participerait pas et qui, de surcroît, lui seraient hostile. Aussi, les gestes de bonne volonté du Kremlin vis-à-vis de l’Occident étaient destinés à faire accepter en contrepartie le leadership russe en Eurasie postsoviétique. Il semble cependant que ces gestes ont été perçus à Washington plus comme une preuve de faiblesse que comme une invitation au dialogue. En effet, alors que les relations russo-européennes sont plutôt bonnes, notamment avec la France de Jacques Chirac et l’Allemagne de Gérard Schröder, les éléments d’incompréhension se sont accumulés avec les États-Unis. En 2003, l’invasion de l’Irak par les troupes américaines, sous prétexte d’armes de destruction massives imaginaires et sans l’aval de l’ONU, constitue une nouvelle violation du droit inter national dénoncée de concert par Paris, Berlin et Moscou. Cette opposition commune des trois principales puissances du continent européen a confirmé les craintes de Washington des risques qu’un rapprochement russo-européen ferait peser sur l’hégémonie américaine.
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Désormais Washington s’appuie sur les pays d’Europe centrale et orientale, désignés comme la « nouvelle Europe », pour contrer les velléités d’autonomie de Paris et Berlin tout en réactivant la politique du cordon sanitaire entre l’Allemagne et la Russie. Les ÉtatsUnis annoncent leur intention d’installer des éléments de leur bouclier antimissile en Europe de l’Est, ce qui constitue non seulement une menace pour la capacité de dissuasion russe mais contrevient à l’esprit de l’acte fondateur Russie-OTAN qui prévoit que les Occidentaux n’installent pas de nouvelles infrastructures militaires permanentes à l’Est, notamment dans le domaine des armements stratégiques. Par ailleurs, les révolutions de couleur dans l’espace postsoviétique (révolution des Roses en Géorgie en 2003, révolution orange en Ukraine en 2004) sont perçues à Moscou comme des changements destinés à installer des régimes pro-occidentaux et préparer leur adhésion aux structures euroatlantiques. De fait, en avril 2008, Washington exerce une forte pression sur ses alliés européens afin d’entériner la vocation de la Géorgie et de l’Ukraine à intégrer l’OTAN, et ceci alors même que la grande majorité des Ukrainiens est opposée à une telle perspective.
La rupture entre la Russie et l’Occident C’est dans ce contexte qu’a lieu le conflit russo-géorgien d’août 2008 qui entraîne un changement de paradigme dans les relations russooccidentales. En effet, avec la reconnaissance des républiques séparatistes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie, Moscou viole à son tour le droit international en remettant en cause l’intégrité territoriale géorgienne. L’attitude du Kremlin renvoie à deux considérations : d’une part, Moscou n’a pas accepté la violation de ce même principe par les Occidentaux dans le cas du Kosovo dont ils ont soutenu l’indépendance alors qu’il s’agit juridiquement d’une province serbe. Vladimir Poutine a aussitôt annoncé que ce nouvel écart ne serait pas sans conséquences. D’autre part, Moscou, constatant que son opposition exprimée par la voie diplomatique n’a eu aucun effet, veut porter un coup d’arrêt à l’élargissement de l’OTAN en effectuant une démonstration de force. De fait, il est admis que le conflit russo-géorgien a plutôt renforcé les positions de ceux qui, comme Paris et Berlin, s’opposent à l’octroi du plan d’action en vue de l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN en arguant des risques de déstabilisation du continent européen. Cependant, la question se pose de savoir si la reconnaissance des indépendances abkhaze et sud-ossète a été un
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facteur décisif dans l’opposition des grandes capitales européennes à la mise en œuvre de l’élargissement. Après tout, l’existence de conflits séparatistes en Géorgie avec la présence de troupes russes sur le terrain est en principe suffisante pour empêcher l’adhésion à l’OTAN. On peut en tout état de cause faire le constat que la reconnaissance des indépendances abkhaze et ossète par Moscou a empoisonné durablement ses relations avec la Géorgie et fragilisé la crédibilité de son discours sur le respect inconditionnel de la souveraineté des États. Dans tous les cas, si la réponse des Occidentaux à ce passage à l’acte russe a été modérée, la logique d’extension des structures euroatlantiques vers l’Est n’en a pas pour autant été stoppée. Au contraire, en mai 2009, l’Union européenne lance le Partenariat oriental qui inclut six pays de l’ex-URSS : Biélorussie, Ukraine et Moldavie en Europe orientale, Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan dans le Caucase. Présenté comme un instrument important de la politique de voisinage de l’UE en direction de l’Europe orientale, le Partenariat a pour particularité d’exclure la Russie, le plus important des voisins orientaux de l’Union, alors même qu’il inclut l’ensemble des autres pays de la région, quel que soit leur régime politique ou leur orientation géopolitique, à l’instar de la Biélorussie d’Alexandre Loukachenko. Promu au sein de l’UE par la Pologne et la Suède notamment, le Partenariat oriental est de facto un nouvel instrument de la politique de containment de la puissance russe sur ses marges immédiates. Il sert de cadre à la conclusion d’accords d’association qui entrent directement en concurrence avec les structures d’intégration postsoviétiques centrées sur la Russie. Dans un article intitulé « UE-Russie : comment en est-on arrivé là ? », Milan Czerny constate : « L’Union européenne a largement omis de mentionner le rôle et la place de la Russie lorsqu’elle créait des cadres institutionnels incluant les voisins de Moscou. Elle n’a ainsi pas tenté de bâtir des “ponts” trilatéraux avec les anciennes républiques soviétiques permettant à la Russie de voir ses intérêts considérés7. »
De fait, la concurrence géopolitique entre Bruxelles et Moscou est extrêmement défavorable pour les pays du voisinage partagé qui auraient le plus grand intérêt à bénéficier d’un cadre leur permettant d’entretenir des rapports étroits à la fois avec la Russie et l’Europe. La crise ukrainienne de 2014 est justement née à la fois de la division des élites ukrainiennes sur le choix à effectuer entre l’accord d’association avec l’UE et l’Union douanière proposée par Moscou et du sentiment russe d’une volonté occidentale de détacher l’Ukraine
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de la Russie. Dans tous les cas, la crise ukrainienne et ses développements ont constitué un point de non-retour dans les relations russo-occidentales. La perception des responsabilités de la crise y est diamétralement opposée. En Russie, on dénonce le soutien des Occidentaux, particulièrement des États-Unis aux groupes nationalistes et pro-occidentaux qui ont renversé le président Ianoukovitch dont l’élection au suffrage universel en 2010 avait pourtant été reconnue comme répondant aux standards démocratiques. Or, le soutien des Occidentaux à un nouveau changement de pouvoir en Ukraine portait sur la question éminemment géopolitique de l’accord d’association avec l’Union européenne. Les ingérences russes en Ukraine ont donc été présentées par le Kremlin comme une réponse au coup de force pro-occidental à Kiev dont l’objectif, vu de Moscou, était d’empêcher le rapprochement russo-ukrainien qui se profilait sous Ianoukovitch. Pour le Kremlin, le rattachement de la Crimée résultait de l’expression démocratique de la majorité russe de la presqu’île souhaitant rejoindre la mère-patrie, et le soutien aux séparatistes russophones traduisait la volonté de protéger les populations russes et russophones menacées par un pouvoir nationaliste. Les capitales occidentales ont de leur côté interprété le renversement de Viktor Ianoukovitch comme le résultat d’un mouvement populaire excédé par la corruption du régime ukrainien. Elles ont dénoncé, dans l’annexion de la Crimée, une violation du droit international sans précédent depuis la fin de la guerre froide et, dans le soutien aux séparatistes russophones, une autre violation flagrante de la souveraineté d’un État souverain. Le problème c’est que ces interprétations divergentes n’opposent pas seulement le Kremlin à l’Occident, elles relèvent également de l’opinion publique russe. C’est particulièrement le cas de la Crimée dont le rattachement a été plébiscité par les Russes qui y ont vu la réparation d’une injustice historique. Les premières sanctions prononcées par l’Union européenne et les États-Unis ont là encore constitué une réponse plutôt modérée par rapport à l’ampleur de la crise. Mais la poursuite du conflit dans le Donbass a amené les Occidentaux à durcir les sanctions, avec le risque d’entrer dans un cercle vicieux bien connu dans d’autres conflits. En effet, les élites occidentales connaissent parfaitement les conséquences réelles de la politique des sanctions : l’exemple cubain sous embargo américain depuis 50 ans ou encore l’Iran ou le Venezuela plus récemment montrent bien qu’à chaque fois, elles conduisent à un durcissement des régimes en place, alors que la politique de détente et de dialogue avec l’URSS (accords d’Helsinki) avait au contraire
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conduit à l’effondrement des régimes communistes. On peut donc légitimement se poser la question des motivations profondes des dirigeants occidentaux quand ils poursuivent une politique de sanctions vis-à-vis de Moscou avec les conséquences prévisibles que l’on observe en Russie.
Vers la fin de l’européocentrisme russe ? La mécompréhension entre la Russie et l’Occident n’est pas que l’affaire des élites et touche aussi bien à la géopolitique qu’aux représentations historiques de la société russe. Ainsi, alors qu’en Russie la « grande guerre patriotique » est vue comme un moment phare du roman national tandis que la victoire sur le nazisme est la vraie fête nationale, celle qui rassemble toutes les couches de la société russe, les tentatives de mettre un trait d’égalité entre nazisme et communisme qui se développent en Europe ainsi qu’une forme d’OPA réalisée par les États-Unis sur la victoire sur le nazisme sont extrêmement mal vécues dans un pays qui a supporté la majeure partie de l’effort de guerre allemand, avec les horreurs et les immenses pertes humaines qui y sont associées. Myriam Désert constate : « La mise en exergue des exploits américains dans la filmographie occidentale de la guerre a contribué à diffuser en Russie le sentiment amer d’une confiscation de la victoire, qui appelle, à rebours, l’idée que l’Union soviétique aurait pu vaincre l’Allemagne nazie sans les Alliés8. »
De fait, la prise de distance entre la Russie et l’Europe pourrait bien être un mouvement plus profond que les analyses concentrées sur le régime de Vladimir Poutine ne le laissent penser. Les données du centre Levada, qui interroge régulièrement les Russes sur leurs représentations identitaires, montrent une distanciation assez étonnante de la société russe vis-à-vis de l’Europe. Si en 2008, 52 % des Russes considéraient la Russie comme un pays européen, ils ne sont plus que 29 % à penser de même en 2021. Et le plus étonnant est que l’attachement à l’européanité du pays est proportionnel à l’âge des personnes interrogées ; autrement dit, les générations les plus âgées associent plus souvent la Russie à l’Europe alors que les jeunes générations sont les moins « européennes » de la société russe : seuls 23 % des 18-24 ans se sentent Européens9. Ces chiffres ne correspondent pas aux représentations habituelles en Occident d’une jeunesse russe qui serait majoritairement opposée aux orientations géopolitiques du Kremlin. Néanmoins, ils n’indiquent pas forcément d’hostilité à
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l’égard de l’Europe mais plutôt l’autonomisation de l’identité russe que l’on pourrait en quelque sorte comparer à celle des Américains d’origine européenne vis-à-vis du Vieux Continent. Cette prise de distance est à replacer dans les évolutions mondiales contemporaines : les jeunes Russes vivent dans un monde où l’Europe et l’Occident n’ont plus le monopole de la modernité, de la richesse ni de l’attractivité. Et quand ils voyagent, ils vont massivement vers des destinations non européennes (Turquie, Égypte, Asie du Sud-Est, Moyen-Orient) y compris parce que l’UE refuse toujours d’accorder la suppression des visas aux citoyens russes. Cependant, si cette prise de distance venait à se confirmer, elle pourrait paradoxalement faciliter les relations russo-européennes dans le sens d’une relation pragmatique dénuée d’attentes irréalistes des deux côtés. Le principal problème dans la relation entre Bruxelles et Moscou est que l’Union européenne est considérée en Europe orientale comme le pendant politico-économique de l’Alliance atlantique : les États de la région ne conçoivent pas leur adhésion à l’UE sans processus similaire avec l’OTAN alors même que plusieurs États de la « vieille Europe » ne sont pas membres de cette dernière. Or, l’Union européenne ne fait rien pour dissiper cette perception : au contraire, le processus de rapprochement avec les États de la région est systématiquement présenté comme une intégration à la communauté euro-atlantique. Par ailleurs, Moscou a pu constater que les normes mises en avant par Bruxelles sont appliquées de manière différentiée aux dépens des intérêts russes. C’est le cas dans le domaine énergétique, qui fait pourtant partie des domaines de complémentarité évidents entre la Russie et l’Europe, mais qui fait l’objet de directives européennes explicitement destinées à entraver les projets de gazoducs portés par Gazprom. C’est également le cas dans le domaine des droits des minorités : en Estonie et en Lettonie, les centaines de milliers de russophones privés de citoyenneté, et donc de droits civiques depuis 30 ans, représentent un écart évident par rapport aux normes démocratiques, sur lequel les institutions européennes ferment pudiquement les yeux, mais qui ne passe pas inaperçu en Russie. De fait, les puissances occidentales s’appuient sur les penchants anti-russes des élites nationales d’Europe orientale pour avancer leurs pions dans la région, ce à quoi Moscou répond en se rapprochant des partis populistes et eurosceptiques d’Europe occidentale. L’ambition russe est non seulement d’affaiblir une Union européenne jugée hostile mais également de tenter de désolidariser l’Europe des États-Unis, un objectif qui date de la guerre froide. En réalité, Moscou
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n’est pas foncièrement opposée à la construction européenne, dans la mesure où celle-ci permettrait de faire émerger un pôle autonome et stable qui serait un partenaire recherché pour maintenir les équilibres en Eurasie face à la montée en puissance de la Chine. Ce que les élites russes reprochent à l’Union européenne, c’est d’être trop alignée sur les objectifs stratégiques des États-Unis. La relation avec les États-Unis reste particulièrement difficile, car les intérêts géopolitiques des deux puissances en Europe sont diamétralement opposés : depuis la fin de la guerre froide, Moscou souhaite faire accepter par les Occidentaux l’idée que l’espace postsoviétique, qu’elle définit comme son étranger proche, relève de sa sphère de responsabilité. Les élites russes estiment qu’il s’agit d’un programme a minima pour deux raisons : d’une part, il s’agit d’une sphère d’influence particulièrement rétrécie si on la compare avec la période soviétique, et ceci d’autant plus que les nouveaux États indépendants faisaient partie intégrante de l’URSS qui est perçue comme l’incarnation socialiste de la Russie historique. D’autre part, la Russie souhaite pouvoir compter sur une sorte de glacis constitué de pays alliés ou au moins neutres afin d’assurer sa sécurité qui, depuis plusieurs siècles, est menacée par des invasions venues de l’Ouest. Les États-Unis, au contraire, souhaitent maintenir leur prééminence en Europe, qui reste le premier pôle économique mondial, d’autant plus que le pivot asiatique relève plus de la volonté de freiner l’expansion chinoise que de perspectives de renforcement de l’influence américaine en Asie. Autrement dit, à l’échelle mondiale, Washington est sur la défensive et n’a absolument pas l’intention de perdre son actif géopolitique le plus important en Europe. Or, la seule puissance qui dispose de la volonté et des ressources pour remettre en cause le leadership américain sur le continent européen n’est autre que la Russie, surtout si elle parvient à s’entendre avec l’Allemagne. Dans ces conditions, maintenir la division du continent européen en agitant la menace russe par l’intermédiaire de l’OTAN est le meilleur moyen d’éviter une émancipation de l’Europe qui passerait nécessairement par un rapprochement avec Moscou. Dans le même temps, l’ombre de la Chine sur les affaires mondiales s’étendant toujours plus loin, Washington peut être tenté par un rapprochement limité avec Moscou afin d’éviter une trop grande solidarité russo-chinoise sur la scène internationale. Le Kremlin attend depuis plusieurs années que Washington entame ce rapprochement selon la logique d’équilibre qui avait présidé dans les années 1970 à l’ouverture des États-Unis vers la Chine promue par Henri Kissinger.
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BRÉSIL
VENEZUELA
OCÉAN ATLANTIQUE
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Séparatisme pro-russe
Zone de libre-échange avec l’UEE
ARGENTINE Autres États membres de la CEI
Union économique eurasiatique (UEE)
Les unions régionales pro-russes
PÉROU
ÉQUATEUR
NICARAGUA
ÉTATS-UNIS
CANADA
TURQUIE
RWANDA
OUGANDA
ÉTHIOPIE
SOUDAN
ÉGYPTE
IRAK
Moscou
EAU
IRAN
Cadre arrondi ???
ATTENTION FORMAT
Bases ou facilités militaires russes à l’étranger AFRIQUE de paramilitaires Présence DU SUD russes (groupe Wagner)
RUSSIE
KIRGHIZISTAN
INDONÉSIE
VIETNAM
200 1 000
8 525
20 364
Principaux importateurs d’armes russes
OCÉAN INDIEN
THAÏLANDE
INDE
Beijing
Irkoustk
CHINE
Urumqi MONGOLIE
Tomsk
TADJIKISTAN
PAKISTAN
AFG.
OUZB.
KAZAKHSTAN
La projection du hard power russe
ANGOLA
NIGERIA
SERBIE
SYRIE
BIÉLORUSSIE ALL.
CAMEROUN
GHANA
MALI
ALGÉRIE
FRANCE
vers Europe Saint-Pétersbourg
OCÉAN GLACIAL ARTIQUE
La Russie au cœur de la géopolitique mondiale
Sources : SIPRI ; OCS ; UEE ; RZD.
Pays membres de l’OTAN et alliés des États-Unis en Asie-Pacifique
Les États-Unis et leurs alliés
Membres de l’Organisation de coopération CHINE de Shanghai (OCS) Principaux corridors ferroviaires eurasiatiques
OCÉAN PACIFIQUE
ÉTATS-UNIS (Alaska)
Le Partenariat anti-hégémonique sino-russe
AUSTRALIE
PHILIPPINES
TAÏWAN
CORÉE DU SUD
JAPON
Vladivostok
vers Asie
Route maritime du Nord
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Le principal problème est que Washington, à l’instar de Taiwan dans le cas chinois, souhaite garder un gage géopolitique qui lui permette de contrôler la Russie, et ce gage se nomme l’Ukraine. Or, tout laisse à penser que le Kremlin n’a pas abandonné l’idée de faire revenir l’Ukraine dans sa sphère d’intérêts privilégiés. On le voit, les relations russo-occidentales sont encore loin d’être stabilisées malgré les premiers signes de détente lancés par Joe Biden et Vladimir Poutine.
De l’Union eurasiatique à la Grande Eurasie Le pivot eurasiatique de la Russie La construction eurasiatique impulsée par Moscou traduit une importante évolution des représentations géopolitiques et culturelles des élites russes. Que ce soit de manière assumée pour les libéraux occidentalistes, ou plus implicite pour les élites actuellement au pouvoir, l’appartenance de la Russie à la civilisation européenne était jusque-là largement admise, exception faite du courant néoeurasiste, dynamique, mais minoritaire. Avec la crise ukrainienne, la proclamation du « pivot oriental » et la défense des « valeurs traditionnelles » décrétées par le Kremlin, les élites russes mettent en avant une forme de découplage avec l’Europe occidentale. Cette politique de rééquilibrage au profit de la dimension orientale de la puissance russe s’inscrit assez logiquement dans la tendance globale au changement des équilibres mondiaux en faveur de l’Asie, mais elle résulte aussi de l’échec des projets de rapprochement avec l’Europe occidentale. De nombreux analystes russes en attribuent la responsabilité à la politique occidentale, à l’image de Sergueï Karaganov, qui affirme que : «L’affaiblissement des sentiments pro-européens de la majorité des élites russes est avant tout le résultat de la politique avide et irréfléchie d’expansion des structures occidentales aux dépens de territoires que la Russie considérait d’une importance vitale pour sa sécurité et pour lesquels les peuples de l’Empire russe et de l’URSS ont sacrifié plusieurs millions de vies. Cette politique a conduit à l’échec du projet de création d’un système durable de sécurité européenne, d’une maison commune européenne, d’une union de l’Europe10. »
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De fait, le choix de l’option eurasiatique par les élites russes est en partie un choix par défaut qui est loin d’être univoque quant aux relations de la Russie avec ses voisins proches et européens. Au sein de l’espace postsoviétique, ce n’est pas la Russie de Boris Eltsine, désireuse de rejoindre le monde occidental, mais bien le Kazakhstan de Noursoultan Nazarbaev qui, reprenant à son compte certaines conceptions eurasistes, est à l’origine du projet d’intégration eurasiatique. Dès 1994, le président kazakh a ainsi proposé de « former une structure d’intégration supplémentaire – l’Union eurasiatique, en coordination avec l’action de la CEI11 ». Or, dans un premier temps, si Moscou s’intéresse à l’idée de former un noyau dur au sein de la Communauté des États Indépendants, c’est pour réaliser avec Minsk l’Union Russie-Biélorussie. En réalité, depuis la création de la CEI (décidée sans concertation par les présidents russe, biélorusse et ukrainien) et tout au long des années 1990, le président kazakh qui redoutait l’émergence d’une union des républiques slaves susceptible de marginaliser son pays – voire de conduire à son éclatement – a littéralement imposé son agenda eurasiatique à une direction russe réticente. Son activisme conduira à la formation de la Communauté économique eurasiatique en 2001. À son arrivée au pouvoir, Vladimir Poutine ne montre guère d’enthousiasme pour ces projets qui restent en partie déclaratoires. Le président russe souhaite promouvoir un autre format, tant au niveau des modalités de l’intégration que des pays participants. En 2003, il propose la création d’un Espace économique unique avec la Biélorussie, le Kazakhstan et l’Ukraine afin de rassembler dans une même structure les quatre principales économies postsoviétiques. De fait, avec une population d’environ 215 millions d’habitants, très largement russophone, et d’un niveau de développement comparable, l’ensemble aurait pu former un pôle économique cohérent au cœur de l’Eurasie. Mais là encore, il s’agit d’une forme d’Union slave, le Kazakhstan (avec sa forte minorité russe) en plus. Il faudra attendre l’échec de ce projet pour cause de Révolution orange en Ukraine pour que le Kremlin opère une forme de fusion entre sa proposition d’Espace économique unique et le projet eurasiatique. Dans le même temps, comme pour contrebalancer le projet eurasiatique qui n’accorde aucune place particulière aux populations russes et russophones à l’étranger, Vladimir Poutine s’empare du concept de « monde russe » afin de structurer une politique spécifique destinée à renforcer les liens entre la Russie et ses « compatriotes à l’étranger » qui ont souvent eu l’impression d’avoir été « abandonnés » par
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Moscou après l’éclatement de l’Union soviétique. Avec le « monde russe », le Kremlin donne des gages à ceux qui préfèrent rassembler Russes et Slaves de l’Est autour de la Russie plutôt que de réintégrer l’Asie centrale ou le Caucase. Le projet eurasiatique est loin de faire l’unanimité parmi les élites russes comme au sein de la population : sa dimension supranationale fait craindre à certains que la Russie ne sacrifie à nouveau son identité et sa culture au profit d’une sorte d’internationalisme eurasiatique qui prendrait le relais du soviétisme. D’autres, parmi les élites russes, voient dans l’eurasisme, qui est populaire parmi les peuples turcophones, une tendance à « l’asiatisation » de la Russie qui se couperait ainsi de l’espace civilisationnel européen. C’est sans doute pour répondre en partie à ces craintes que le projet d’intégration eurasiatique est tout d’abord présenté par le Kremlin comme une contribution à l’intégration pan-européenne. Fin 2011, lorsqu’il annonce la création prochaine de l’Union économique eurasiatique, Vladimir Poutine déclare : « L’Union eurasiatique sera édifiée selon les principes universels d’intégration en tant que partie intégrante de la Grande Europe12. » Il rajoute quelques mois plus tard, dans un article programmatique intitulé. « La Russie et le monde en changement » : « La Russie est une partie intégrante, organique, de la Grande Europe, de la grande civilisation européenne. Nos concitoyens se sentent Européens. […] C’est pourquoi la Russie propose d’avancer dans la création d’un espace économique et humain unifié de l’Atlantique à l’océan Pacifique13. »
Là encore, il faudra attendre la crise ukrainienne de 2014, qui met fin aux espoirs d’associer l’Ukraine au projet d’Union eurasiatique et provoque par ailleurs un profond refroidissement avec l’Occident, pour que le Kremlin délaisse le concept de Grande Europe au profit de celui de « Grande Eurasie ». D’une certaine façon, on pourrait affirmer, à l’opposé de la vision de Zbigniew Brzeziński que, sans l’Ukraine, la Russie ne cesse pas d’être un empire, mais qu’elle cesse en quelque sorte d’être européenne. Désormais, pour comprendre la nouvelle approche du Kremlin, il convient de distinguer l’Eurasie, espace intermédiaire dont les frontières correspondent peu ou prou à celles de l’ex-URSS conformément à la vision des eurasistes russes, et la Grande Eurasie qui englobe le supercontinent constitué de l’Europe et de l’Asie. Moscou se propose d’intégrer la première au sein de l’Union eurasiatique qui deviendrait à son tour l’élément central autour duquel se construirait un Partenariat pour la Grande Eurasie,
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auquel sont censés s’associer des pays partenaires et des organisations régionales telles que l’Organisation de coopération de Shanghai, l’ASEAN et l’Union européenne selon la logique « d’intégration des intégrations ». En juin 2016, Vladimir Poutine déclarait ainsi : « Avec nos partenaires, nous considérons que l’Union économique eurasiatique peut devenir l’un des centres de formation d’un espace d’intégration plus large. Nous proposons de réfléchir à la création d’un partenariat pour la Grande Eurasie14. »
On le voit, le glissement des élites russes vers l’Eurasie a été progressif. Il est lié à la fois à l’échec du rapprochement avec l’Occident et de l’inclusion de l’Ukraine dans un projet d’intégration supranationale dominé par Moscou, mais aussi à la prise de conscience du déplacement du point de gravité de la géopolitique mondiale vers l’Asie. Avec le projet eurasiatique, la Russie cherche à conjurer une possible marginalisation provoquée par l’élargissement des structures euro-atlantiques à l’Ouest et l’affirmation de la puissance chinoise à l’Est. Elle cherche à s’imposer comme l’élément central, la puissance d’équilibre qui fait le lien entre les deux grands pôles économiques de la Grande Eurasie. La Russie retrouverait ainsi une centralité à la fois en termes géopolitique et civilisationnel. Ce projet ambitieux et désormais assumé par les élites politiques russes doit encore s’assurer l’adhésion de la société russe et se concrétiser dans l’approfondissement de l’intégration réelle au sein des structures régionales promues par la Russie.
L’Organisation du Traité de sécurité collective : une OTAN eurasiatique ? À l’instar de l’Union eurasiatique sur le plan économique, l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC) incarne la volonté de Moscou de se présenter comme la garante de la stabilité de l’Eurasie postsoviétique. L’OTSC a été fondée en octobre 2002 par six républiques ex-soviétiques : la Russie, la Biélorussie, l’Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan. Il s’agissait d’institutionnaliser la coopération militaire et sécuritaire qui s’inscrivait dans le cadre du Traité de sécurité collective signé à Tachkent le 15 mai 1992. À l’origine, ce traité avait pour vocation de rassembler l’ensemble des États membres de la Communauté des États indépendants. Mais plusieurs pays avaient d’emblée refusé d’y participer (Ukraine, Moldavie, Turkménistan) tandis que d’autres s’en sont retirés en 1999
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pour cause de conflits séparatistes et de rapprochement avec l’Occident (Géorgie et Azerbaïdjan). La position de l’Ouzbékistan a été plus fluctuante : Tachkent, qui avait également quitté le Traité en 1999 lors de son tournant pro-occidental, avait rejoint l’OTSC en 2006 sur fond de brouille avec les États-Unis à la suite des événements d ’Andijan. Mais en 2012, Tachkent annonçait la suspension de sa participation à l’OTSC, aboutissement logique de son refus de toute défense collective intégrée. Cependant, l’OTSC elle-même est souvent critiquée pour le manque de cohésion entre des États membres dont les orientations stratégiques diffèrent en fonction de leur environnement régional respectif. Pour tenter d’y remédier, la Russie a entrepris ces dernières années de structurer l’OTSC et de renforcer les coopérations concrètes en matière de défense, de coopération militarotechnique et de lutte contre les menaces transnationales. Sur le plan militaire, l’une des priorités de l’OTSC est la mise en place de forces armées collectives sur la base de contingents nationaux. Il s’agit de pouvoir mettre en pratique l’obligation de solidarité collective : l’article 4 du Traité (équivalent de l’article 5 pour l’OTAN) affirme en effet qu’une attaque envers l’un des États membres sera considérée comme une attaque contre tous les États membres, qui devront porter assistance au pays agressé, y compris par des moyens militaires. En 2009, les pays membres décidaient de la création de Forces collectives de réaction rapide de l’OTSC. Elles constituent dès lors le cœur du dispositif de sécurité collective de l’organisation, composées de 18 000 hommes issus des forces armées, des forces spéciales et des forces des ministères de l’Intérieur des États membres. L’OTSC a également créé des Forces de maintien de la paix qui comptent 3 600 hommes. Bien qu’elles n’aient pas encore été déployées sur un théâtre d’opérations, elles bénéficient d’une attention accrue de la part de Moscou qui milite auprès de ses partenaires (plutôt réticents) afin de les déployer à l’étranger sous l’égide de l’ONU. Ces dernières années, on a assisté à une forte augmentation des manœuvres communes des forces armées collectives de l’OTSC sur le modèle pratiqué par l’armée russe. Ainsi, en 2019, l’OTSC a procédé à cinq exercices. L’exercice annuel « Vzaimodestvie-2019 » (« Interaction-2019 ») des Forces collectives de réaction rapide a eu lieu sur le territoire de la Fédération de Russie ; l’exercice de maintien de la paix « Neruchimoe Bratstvo-2019 » (« Fraternité indestructible-2019 ») s’est déroulé au Tadjikistan à 20 kilomètres de la frontière afghane ; les forces spéciales de l’OTSC ont organisé l’exercice « Poisk-2019 »
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(« Recherche-2019 ») sur le territoire biélorusse, ainsi que l’exercice antiterroriste « Grom-2019 » (« Orage-2019 ») au Kirghizstan. Pour la première fois, des manœuvres intitulées « Échelon-2019 » ont mobilisé des unités du génie pour le soutien logistique aux Forces collectives. L’intégration réelle dans le cadre de l’OTSC s’effectue également à l’échelle régionale, ce qui permet à l’Organisation de tenir compte de contextes stratégiques particuliers. L’OTSC définit ainsi trois sousensembles régionaux de sécurité collective : la région « Europe orientale » (Russie-Biélorussie), la région « Caucase » (Russie-Arménie) et la région « Asie centrale » (Russie, Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan). Dans chacune de ces régions, les États membres ont entrepris de créer des systèmes de défense anti-aérienne unifiés ainsi que des groupements de forces intégrés. Par ailleurs, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan ont mis en place dès 2001 des Forces collectives de déploiement rapide (FCDR/OTSC) pour la région centrasiatique afin de faire face à la menace talibane. Elles comptent environ 5 000 hommes et incluent le dispositif militaire russe au Tadjikistan (201e base de l’armée de terre), la base aérienne russe de Kant au Kirghizstan et un bataillon de chacune des trois républiques centrasiatiques. Enfin, l’OTSC met l’accent ces dernières années sur la lutte contre les menaces transnationales. L’Organisation a lancé en 2003 un programme de lutte contre le trafic de drogue intitulé opération « Kanal » qui est menée sur une base permanente depuis 2008. L’OTSC participe également à la lutte contre les migrations illégales, menée dans le cadre de l’opération « Nelegal » créée en 2008. D’après l’OTSC, « Nelegal-2019 » aurait notamment permis d’établir « 159 000 infractions à la législation migratoire, […] d’arrêter 1 342 individus sous mandat d’arrêt international et d’appliquer des amendes pour un montant de 7,5 millions de dollars15 ». Les difficultés que la crise ukrainienne a générées dans les relations entre la Russie et ses voisins n’ont donc pas empêché la poursuite de l’intégration au sein de l’OTSC. Certes, les gouvernements kazakh et biélorusse ont cherché à freiner certaines initiatives russes jugées trop risquées du point de vue de la préservation de leur souveraineté. Pourtant, une fois le pic de la crise passé, l’impact réel sur la coopération dans le cadre de l’OTSC est resté relativement limité. Cela s’explique par plusieurs facteurs : d’une part, les deux États postsoviétiques qui ont subi une ingérence militaire russe (Géorgie et Ukraine) sont justement ceux qui ont refusé de participer aux structures d’intégration dominées par la Russie et qui ont exprimé leur volonté de rejoindre l’OTAN. D’autre part, les dirigeants de plusieurs
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États postsoviétiques, s’ils sont inquiets des risques d’ingérence russe au prétexte de la protection des populations russophones, le sont tout autant de la tendance de certains pays occidentaux à favoriser les changements de régime. Moscou a su s’appuyer sur cet aspect pour consolider la coopération politique dans le cadre de l’OTSC : ainsi, l’Assemblée parlementaire de l’Organisation (créée en 2006) travaille à l’unification des législations des pays membres dans le domaine sécuritaire au travers de la modélisation de projets de lois proposés aux parlements nationaux. La coordination de la politique extérieure des États membres est assurée par le Conseil des ministres des Affaires étrangères de l’OTSC. Depuis 2011, l’OTSC a mis en place un mécanisme d’instructions collectives pour les représentants des pays membres auprès des instances internationales, notamment l’ONU et l’OSCE. Par ailleurs, l’échec de l’intervention internationale en Afghanistan a eu un impact négatif sur l’image des États-Unis et de l’OTAN dans la région. À l’inverse, l’image de la Russie en tant qu’acteur stratégique crédible s’est considérablement renforcée du fait de son intervention en Syrie. Le prestige de la Russie auprès de ses partenaires de l’OTSC a augmenté, d’autant que la défense « légitimiste » du régime syrien par Moscou est en phase avec leurs propres préoccupations. À cet égard, la déclaration commune du conseil des ministres des Affaires étrangères de l’OTSC de novembre 2019, consacrée au Moyen-Orient et à l’Afrique du Nord, reflète les priorités de la Fédération de Russie dans cette région : les États membres apportent leur soutien à la pleine souveraineté de la Syrie dans ses frontières internationalement reconnues, au processus d’Astana, ainsi qu’aux actions humanitaires menées par la Russie et l’Arménie en Syrie ou encore au Concept de sécurité collective dans le golfe Persique proposé par Moscou. Désormais, la Russie semble assez confiante dans la solidité de ses positions et dans la cohérence interne de l’OTSC pour inciter ses partenaires à y jouer un rôle accru. C’est dans cet esprit que le Russe Nikolaï Bordiouja, secrétaire général de l’OTSC depuis sa fondation, a été remplacé en avril 2017 par le général arménien Youri Khatchatourov. Le général biélorusse Stanislav Zas a succédé à ce dernier en janvier 2020 selon le principe de rotation par pays institué en 2015.
L’Union économique eurasiatique : une URSS-2 ? Le projet d’Union eurasiatique débute réellement en 2010 quand la Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie lancent l’Union douanière.
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Avec l’élection de Viktor Ianoukovytch à la présidence ukrainienne la même année, Moscou a l’espoir de convaincre Kiev de revenir dans le projet qui entre désormais en concurrence avec la proposition de l’Union européenne d’un accord d’association avec l’Ukraine. Écartelé entre les deux principaux partenaires de l’Ukraine, Viktor Ianoukovytch tergiverse avant de refuser de signer cet accord d’association fin 2013, ce qui provoque une grave crise politique menant à son renversement par l’opposition nationaliste et pro-occidentale soutenue par Bruxelles et Washington. Moscou réagit en annexant la Crimée et en soutenant les séparatistes russophones dans l’est de l’Ukraine entérinant ainsi l’échec de ses tentatives de rapprochement institutionnel avec l’Ukraine.
Union économique eurasiatique : entre tensions et convergences Début 2015, Moscou, Minsk et Astana passent à une étape supplémentaire dans l’approfondissement de l’intégration en lançant officiellement l’Union économique eurasiatique (UEE). La nouvelle Union forme un marché commun de 185 millions d’habitants avec l’adhésion simultanée du Kirghizstan et de l’Arménie qui permet de compenser partiellement l’absence de l’Ukraine. Cependant, les premières années d’existence de l’UEE sont marquées par un certain nombre de tensions internes en bonne partie liées aux multiples répercussions du conflit ukrainien. De plus, la crise économique qui touche la Russie et ses voisins suscite des réflexes protectionnistes auxquels s’ajoute le problème des réexportations par la Biélorussie de produits agricoles européens placés sous embargo russe. Cependant, force est de constater que Moscou et ses partenaires sont parvenus à surmonter progressivement ces différends selon la logique transactionnelle qui leur est propre. De fait, il semble bien que les élites des pays membres aient pris conscience des avantages d’une intégration régionale institutionalisée qui leur permette de mieux affronter la concurrence internationale selon une logique qui n’est pas sans rappeler celle de la construction européenne. Cependant, les raisons qui ont poussé les États membres à rejoindre le nouvel ensemble sont diverses : pour la Biélorussie, la Russie est de loin le premier partenaire économique. Pour le Kazakhstan et le Kirghizstan, l’Union eurasiatique participe d’une forme de désenclavement en direction de l’Europe et d’un contrepoids à la puissance économique chinoise en Asie centrale. Pour l’Arménie, très dépendante de la Russie tant au niveau
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économique que stratégique, il s’agit de continuer à bénéficier de la protection de l’allié russe face à la Turquie et l’Azerbaïdjan. Enfin, pour tous ces pays, mais surtout pour le Kirghizstan et l’Arménie, très dépendants des transferts financiers des travailleurs émigrés en Russie, l’adhésion à l’Union économique eurasiatique permet de bénéficier de la libre circulation des travailleurs et d’échapper ainsi au durcissement de la politique migratoire russe. L’intérêt principal pour Moscou réside dans la possibilité de diversifier ses exportations, la part des produits manufacturés et de technologies étant beaucoup plus importante dans les exportations vers l’étranger proche que vers l’étranger lointain. Ainsi, l’UEE permet à Moscou de maintenir une zone d’influence économique et contribue à la diversification de son économie. L’ensemble de ces facteurs, auxquels s’ajoutent les héritages soviétiques tant économiques que socioculturels et linguistiques (russophonie) assurent au projet eurasiatique une cohésion souvent sous-estimée.
Construction eurasiatique : de réelles avancées La principale réussite de l’UEE est de s’appuyer sur des mécanismes institutionnels qui comportent une dimension supranationale ayant permis d’atteindre un degré d’intégration relativement élevé au regard du caractère récent de sa création. Les institutions eurasiatiques, largement inspirées de leurs homologues européennes, comprennent le Conseil des chefs d’État et de gouvernement, la Commission économique eurasiatique basée à Moscou et la Cour de l’Union eurasiatique qui siège à Minsk. La Commission eurasiatique, au cœur du dispositif, est l’organe supranational permanent qui veille à l’application des traités et de la réglementation, assure le fonctionnement de l’Union, élabore des propositions dans le domaine de l’intégration économique et négocie les accords commerciaux avec les États tiers. Ses domaines de compétence principaux sont la gestion de la politique douanière et la définition des normes commerciales. Signe de son importance, la Commission est présidée par l’ancien Premier ministre biélorusse Mikhaïl Miasnikovitch (qui succède à ce poste l’ancien Premier ministre arménien Tigran Sarkissian) et est composée d’anciens ministres et de hauts fonctionnaires. Pour la première fois depuis la fin de l’Union soviétique, l’Union eurasiatique implique des transferts budgétaires entre les États membres qui se répartissent les recettes douanières sur les échanges avec les États tiers selon un savant équilibre tenant compte du poids économique et commercial de chacun de ces États.
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En janvier 2018, l’entrée en vigueur du nouveau code douanier de l’UEE constitue une étape importante dans l’approfondissement et l’unification de la politique douanière de l’Union eurasiatique. En quelques années, la Commission a effectué un important travail technique d’harmonisation des textes et de rapprochement des réglementations qui s’inspirent très largement des normes internationales et européennes. En mars 2017, la Commission eurasiatique a publié un « livre blanc » consacré aux barrières non tarifaires qui continuent d’être appliquées par les États membres pour protéger leurs marchés respectifs. Début 2021, la Commission a annoncé l’élimination par les États membres de 58 barrières non tarifaires sur la période 2016-2020, soit 80 % du total. Par ailleurs, la Commission eurasiatique tente de structurer une politique industrielle et d’investissement communautaire grâce notamment à un partenariat signé en 2018 avec la Banque eurasiatique de développement (contrôlée par la Russie et le Kazakhstan). Sur le plan social, l’entrée en vigueur en janvier 2021 d’un accord sur le régime des retraites au sein de l’UEE renforce les droits des travailleurs migrants issus des États membres en leur permettant la prise en compte de leurs cotisations sur l’ensemble du territoire de l’Union pour le calcul de leur droit à la retraite. Les États membres ont par ailleurs prévu de poursuivre l’approfondissement de l’intégration économique avec la formation à l’horizon 2025 de marchés unifiés dans les secteurs financier et énergétique. Mais l’intégration dans ces deux secteurs stratégiques impliquera une forte volonté politique, tant les enjeux sont importants : Moscou devra faire des concessions sur l’harmonisation des tarifs de l’énergie et sur les règles de transit des exportations pétro-gazières par son territoire, deux dimensions qui constituent jusqu’à présent des leviers importants dans les relations transactionnelles avec ses voisins. L’impact de l’intégration institutionnelle se traduit dans les chiffres du commerce extérieur des États membres. Ainsi, alors que le poids de la Russie dans le commerce extérieur kazakh ne cessait de s’effriter au profit de la Chine depuis le début des années 2000, Pékin s’étant imposé comme premier partenaire commercial du pays en 2010 (avec plus de 17 % des échanges), la tendance s’est inversée depuis le lancement de l’Union eurasiatique : en 2019, la Russie a consolidé sa place de premier partenaire commercial du Kazakhstan (plus de 20 % des échanges extérieurs du pays) tandis que la Chine voyait sa part ramenée à 15 % du commerce extérieur kazakh. C’est particulièrement probant au niveau des importations kazakhes en provenance de Russie qui représentent 37 % du total (contre 17 % pour la Chine), ce qui illustre
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l’amélioration de la compétitivité des biens de consommations produits en Russie (automobile, agroalimentaire…). Les relations économiques russo-biélorusses sont encore plus étroites : la Russie compte à elle seule pour la moitié du commerce extérieur biélorusse (51 % en 2019), loin devant l’Union européenne (21 % du total), tandis que la Biélorussie est le quatrième partenaire commercial de son grand voisin, une place disproportionnée au vu de la taille de son économie. L’intensité des échanges économiques entre les deux pays est aussi liée aux accords bilatéraux dans le cadre de l’Union Russie-Biélorussie qui fait figure de noyau dur de l’intégration eurasiatique. Dans le même temps, la montée en puissance de l’Union eurasiatique implique une forme de banalisation de l’intégration entre les deux pays ce qui restreint les leviers de négociation du président biélorusse Alexandre Loukachenko. Moscou met en quelque sorte en concurrence Union eurasiatique et Union Russie-Biélorussie pour exiger de Minsk une intégration bilatérale toujours plus poussée en échange du maintien d’avantages économiques auparavant consentis pour des raisons (géo)politiques. La tendance à la satellisation de la Biélorussie est considérablement renforcée par les sanctions occidentales prononcées en réaction à la répression de l’opposition lors de la crise politique de 2020.
La structuration de la « Grande Eurasie » : succès et limites La CEI : « enveloppe extérieure » de l’Union eurasiatique La montée en puissance de l’UEE et de l’OTSC, qui semblait menacer la CEI de désuétude, conduit en fait plutôt à sa revitalisation, la CEI faisant désormais figure d’enveloppe extérieure de l’Union eurasiatique selon une logique d’intégration à plusieurs vitesses : c’est ainsi que la zone de libre-échange (ZLE) de la CEI, en vigueur depuis septembre 2012, permet à ses signataires (en sus des États membres de l’UEE, il s’agit de la Moldavie, de l’Ukraine, de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan) de bénéficier d’un accès privilégié au marché unique formé par l’Union économique eurasiatique. L’Ukraine, qui a par ailleurs gelé sa participation aux instances de la Communauté des États Indépendants depuis 2014, continue de faire partie de la ZLE de la CEI, ce qui facilite les échanges avec la Biélorussie qui sert d’intermédiaire à ses voisins russe et ukrainien afin de contourner discrètement une partie des sanctions mutuelles introduites depuis 2014.
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Par ailleurs, d’autres membres de la CEI, qui s’étaient fait remarquer par le passé par leur faible participation, voire par la politique de la chaise vide, ont renoué avec l’organisation et participent désormais activement à ses instances : il s’agit notamment du Turkménistan, de l’Ouzbékistan, de la Moldavie et de l’Azerbaïdjan mais aussi du Tadjikistan, qui fait partie de l’OTSC mais pas de l’Union eurasiatique. Pour la première fois, le Turkménistan a assuré la présidence tournante de la CEI en 2019. La présidence turkmène s’est conclue par le sommet des chefs d’État à Achgabat en octobre de la même année, sommet au cours duquel les États membres ont signé des accords sur la coopération anti terroriste, la coopération économique et la politique de substitution des importations. Cette participation du Turkménistan du président Gurbanguly Berdimukhamedov aux organes de la CEI tranche avec l’isolationnisme intransigeant qui le caractérisait depuis le début des années 1990. De même, l ’Ouzbékistan de Shavkat Mirziyoyev, qui a assuré la présidence de la CEI en 2020, se montre très intéressé par une activation des liens économiques avec la Russie et les autres républiques ex-soviétiques. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette forme de retour en grâce de la CEI. On peut notamment considérer que l’approfondissement de l’intégration au sein de l’OTSC et de l’UEE a eu un effet d’entraînement : les autres États de la CEI, tout en n’étant pas prêts à rejoindre ces structures, ne souhaitent pas être marginalisés et sont donc intéressés au fonctionnement de la Communauté. On remarquera à cet égard que les nouveaux dirigeants centre-asiatiques qui ont succédé à la génération des dirigeants issus de l’ère soviétique se montrent paradoxalement plus ouverts à la coopération avec Moscou que leurs prédécesseurs qui jouaient souvent la surenchère nationaliste pour tenter de faire oublier qu’ils étaient arrivés au pouvoir sous l’Union soviétique. Pour la Moldavie, tiraillée entre l’UE (avec laquelle elle a signé un accord de libre-échange) et la Russie, la CEI permet de continuer à bénéficier d’un accès privilégié aux marchés russes et postsoviétiques. La CEI fait également figure d’antichambre pour d’éventuelles futures adhésions à l’UEE. C’est ainsi que la Moldavie et l ’Ouzbékistan ont obtenu le statut de pays observateurs de l’Union économique eurasiatique. Tachkent, qui étudie la possibilité d’une adhésion, a signé un mémorandum de coopération avec la Commission eurasiatique qui prévoit une harmonisation progressive de sa législation avec le droit de l’UEE. À la suite de sa victoire au Haut-Karabakh, l’Azerbaïdjan a également exprimé son intérêt pour une éventuelle adhésion qui
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dépend cependant de la normalisation des relations avec l’Arménie. Quant au Tadjikistan, il hésite à rejoindre l’Union par crainte notamment de l’impact sur ses relations économiques étroites avec la Chine. Le regain d’intérêt pour la CEI s’exprime également dans le domaine sécuritaire : les instances de la CEI comptent des conseils de coordination de toutes les « structures de force » des États membres : conseils de sécurité, défense, intérieur, gardes-frontières, procureurs généraux, situations d’urgence, anticorruption, migrations, évasion fiscale… Il y a donc une forte densité d’interactions entre les structures des pays membres, ce qui se traduit notamment par des partages d’information ou des manœuvres communes, à l’instar des exercices annuels du Centre antiterroriste de la CEI et des systèmes de défense anti-aériennes « Boevoe sodruzhestvo » (« Communauté de combat »). Ainsi, la CEI, malgré certains doublons, s’avère complémentaire de l’OTSC en élargissant à la fois le nombre d’États impliqués dans la coopération sécuritaire et de défense et les domaines de coopération. Le maintien de liens entre la CEI et l’OTSC permet aussi à Moscou de jouer d’une certaine ambiguïté sur les contours de la sphère de responsabilité de l’OTSC, dont elle souhaiterait qu’elle couvre l’ensemble de l’Eurasie postsoviétique. Enfin, la Russie a entrepris de redonner une certaine cohésion culturelle et idéologique à l’ensemble avec notamment l’organisation commune des festivités du 75e anniversaire de la Victoire sur le nazisme en 2020 ou encore l’organisation des premiers Jeux de la CEI à Kazan en 2021.
La construction d’un réseau de partenariats L’Union économique eurasiatique mène une politique d’élargissement de ses alliances au-delà de l’espace postsoviétique : des zones de libre-échange ont été mises en place avec le Vietnam (octobre 2016) et l’Iran (octobre 2019), et un accord du même type a été signé avec Singapour en octobre 2019. Ce rapprochement avec les nations de l’Asie du Sud-Est a été formalisé par la signature en novembre 2018 d’un mémorandum d’entente entre l’UEE et l’ASEAN, première étape d’une potentielle « intégration des intégrations » en direction du Sud-Est asiatique. L’Union négocie également des accords de ZLE avec Israël, l’Égypte, la Mongolie et l’Indonésie tandis que l’Inde et la Corée du Sud ont fait part de leur intérêt. La conclusion de tels accords est favorisée par la volonté des voisins de la Chine de
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diversifier leurs partenariats afin de limiter leur dépendance envers l’économie chinoise. Ainsi, la mise en place de partenariats comprenant des accords commerciaux avec les puissances asiatiques concrétise le projet de structuration de la Grande Eurasie autour de l’Union eurasiatique. Mais ces avancées en Asie tranchent avec la situation en Europe. Certes, l’UEE a signé en octobre 2019 un accord de libreéchange avec la Serbie qui poursuit sa politique d’équilibre entre Moscou, Pékin et Bruxelles. Mais l’enjeu principal réside bien dans les relations avec l’Union européenne qui reste le premier partenaire commercial de l’UEE. Or, depuis 2015, la volonté de la Commission eurasiatique d’établir des contacts directs avec la Commission européenne s’est heurtée à une fin de non-recevoir de Bruxelles qui refuse de dialoguer d’égale à égale avec l’UEE. L’ancien président kazakh Noursoultan Nazarbaïev, président d’honneur de l’UEE en reconnaissance de son rôle dans la construction eurasiatique, déclarait à ce sujet fin 2019 : « Je considère comme absolument inadmissible qu’il n’existe pas jusqu’à aujourd’hui de véritable dialogue entre l’UE et l’UEE. […] Je propose de mettre en place un mécanisme de dialogue et de partenariat UE-UEE qui comprenne des sommets annuels entre les dirigeants de la Commission européenne et de la Commission eurasiatique. »
C’est dans la même perspective que la Russie promeut l’établissement de relations directes entre l’OTAN et l’OTSC, qui permettrait un partage des zones de responsabilité entre les deux alliances militaires. En mai 2019, le Conseil des ministres des Affaires étrangères de l’OTSC, réuni à Bichkek, a rédigé un appel ouvert aux ministres des Affaires étrangères de l’OTAN afin d’établir des contacts directs entre les secrétariats généraux des deux organisations et un dialogue entre le conseil permanent de l’OTSC et le Conseil de l’Atlantique nord. Il s’agirait notamment « de mettre en place des mécanismes de prévention des incidents militaires », de l’envoi d’observateurs lors des exercices militaires de l’OTAN et de l’OTSC ou encore de coopérer dans le domaine de la lutte contre le trafic de drogue16. L’idée de contacts directs entre l’OTAN et l’OTSC est proposée par la Russie depuis les années 2000 mais elle se heurte au refus des États-Unis de remettre en cause le monopole des structures euro-atlantiques en matière d’intégration économique et sécuritaire sur le continent européen. Aussi est-il peu probable que cet appel au dialogue soit entendu à Bruxelles,
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même si les problèmes internes à l’OTAN et la volonté de la France de renouer le dialogue avec Moscou, notamment sur les questions de sécurité, sont susceptibles d’inciter les Européens à se montrer plus réceptifs que par le passé.
Russie-Chine : un partenariat anti-hégémonique tout en nuances La fin de l’Union soviétique a conduit à un rapprochement durable entre Pékin et Moscou : commencé sous Mikhaïl Gorbatchev, il a été poursuivi et amplifié par les présidents russes et leurs homologues chinois successifs. Les deux pays ont d’abord négocié la fin de leur contentieux territorial, ce qui leur a permis de signer en 2001 un Traité de bon voisinage, d’amitié et de coopération qui a été formellement prolongé par Xi Jinping et Vladimir Poutine en juin 2021 pour une durée de cinq ans. 2001 a également vu naître l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) avec la participation de la Chine, de la Russie et des républiques d’Asie centrale. L’OCS qui a pour objectif principal d’assurer la stabilité régionale en luttant contre le terrorisme, l’extrémisme et le séparatisme, a rapidement été perçue comme l’incarnation d’une forme d’alliance sino-russe susceptible de faire contrepoids à l’Occident. De fait, Pékin et Moscou partagent le refus d’un monde unipolaire dominé par les États-Unis et font face tous deux à la pression occidentale dans leur voisinage immédiat : élargissement de l’OTAN et activation des structures euro-atlantiques jusque dans « l’étranger proche » de la Russie ; dégradation des relations sino-nipponnes, revendications japonaises réaffirmées sur les îles Kouriles, activisme militaire américain aux frontières des deux pays, soutien renforcé des États-Unis à Taiwan et à l’Ukraine. Cette pression de l’Occident sur les marches des deux puissances s’est faite plus pressante jusqu’en Asie centrale, région dont il était jusque-là quasi exclu. La Russie et la Chine perçoivent cet activisme comme une volonté de les marginaliser, voire de les encercler, et elles n’ont eu d’autre choix que de se rapprocher pour contenir – voire contrebalancer – l’influence occidentale. Cependant, au-delà d’une perception commune des grands équilibres mondiaux, la relation entre Pékin et Moscou est également marquée par l’évolution différenciée des deux puissances depuis la fin de l’URSS. Malgré le renouveau des années 2000, la position de la Russie s’est tendanciellement dégradée pour deux raisons principales : d’une part, le différentiel de puissance économique entre la Chine et
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la Russie n’a cessé de s’accroître aux dépens de cette dernière. D’autre part, Moscou devait faire face aux conséquences négatives de la dégradation des relations avec l’Occident, alors même que Pékin parvenait à maintenir des relations pragmatiques avec les États-Unis et l’Europe. De fait, les pays occidentaux ont longtemps préféré fermer les yeux sur les réalités d’un régime politique pourtant nettement plus autoritaire et fermé qu’en Russie afin de continuer à profiter du formidable dynamisme économique chinois. Cette situation stratégique a indéniablement placé la Russie dans une forme de dépendance vis-à-vis de Pékin, même s’il ne faudrait pas en exagérer l’importance. Cependant, depuis quelques années, les équilibres du triangle Russie-Chine-Occident semblent devoir évoluer progressivement vers une situation plus favorable pour Moscou. En effet, les élites américaines, inquiètes d’une montée en puissance de la Chine plus rapide que prévu, sont passées d’une forme de pragmatisme sinophile à une rhétorique de plus en plus confrontationnelle. Certes, les relations russo-occidentales sont loin d’être normalisées, mais face à la montée des oppositions à ce qui est perçu comme une volonté hégémonique de la Chine, Pékin aura autant besoin de Moscou que l’inverse dans les prochaines années. À défaut d’une désolidarisation de la Russie vis-à-vis de la Chine, envisagée par certains en Occident, mais hautement improbable car n’étant pas dans l’intérêt de la Russie, Moscou devrait être en mesure de rééquilibrer le partenariat avec Pékin, notamment dans le voisinage partagé eurasiatique.
L’Union eurasiatique et les Nouvelles routes de la soie La Chine apparaît comme partenaire clé de Moscou dans la structuration de la Grande Eurasie. Officiellement, Moscou et Pékin soulignent la complémentarité de leurs projets d’intégration pour l’Eurasie. Pourtant, le lancement par Pékin du vaste projet de Nouvelles routes de la soie début septembre 2013 a pu susciter à Moscou de fortes interrogations. En effet, le tracé principal des nouvelles routes terrestres présenté initialement par l’agence de presse officielle chinoise Xinhua reprenait dans ses grandes lignes les projets occidentaux visant à contourner la Russie par le sud en passant par l’Asie centrale et la Turquie. Cependant, le projet chinois, devenu en juillet 2016 « L’initiative Ceinture et Route », se veut ouvert à tous les pays désireux d’y participer. La Russie s’est donc impliquée dans le projet en tentant de l’orienter dans un sens qui
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lui soit favorable au niveau des liaisons eurasiatiques. Mais l’équation pour la Russie est particulièrement complexe dans la mesure où elle ne souhaite pas être marginalisée par une dynamique d’où elle serait absente, notamment dans son « proche étranger », mais où elle se méfie également d’une trop grande influence économique chinoise sur son propre territoire, en particulier en Sibérie et en Extrême-Orient. Les autorités russes, conscientes des risques encourus, reconnaissent néanmoins aux projets chinois un certain nombre d’avantages potentiels : la mise en place des corridors de transports continentaux devrait contribuer à dynamiser les espaces eurasiatiques, ce qui pourrait permettre de transformer des pays souvent pauvres et instables, facteurs de menaces sécuritaires pour la Russie, en véritables partenaires économiques. Plus largement, le renforcement du rôle économique de l’Eurasie continentale, qui échappe au contrôle des puissances occidentales, contribue à l’émergence d’un monde multipolaire souhaité par Moscou et Pékin. Mais c’est surtout dans la mise en place des liaisons continentales Chine-Europe que la puissance russe démontre qu’il faut toujours compter avec elle. En effet, contrairement aux projets chinois initiaux, le corridor ferroviaire eurasiatique qui connaît un véritable développement passe par le territoire russe. Il s’agit de la liaison KazakhstanRussie-Biélorussie dont les avantages sont multiples : trajet le plus court pour relier la Chine aux espaces industrialisés d’Europe du Nord-Ouest, il bénéficie du réseau ferroviaire relativement dense et développé du Nord Kazakhstan et de la Russie européenne. Plus largement, les liaisons Chine-Union européenne, qui se sont multipliées et densifiées depuis 2013, passent pratiquement toutes par le territoire russe, que ce soit par l’intermédiaire du Kazakhstan, de la Mongolie ou directement par l’Extrême-Orient russe et la Sibérie (Transsibérien). Les raisons pour lesquelles la Russie s’est révélée incontournable dans la mise en place des corridors eurasiatiques sont multiples : d’une part, la Russie est le seul pays qui dispose d’une frontière commune à la fois avec la Chine et l’Union européenne. De plus, elle dispose d’infrastructures ferroviaires opérationnelles et développées, contrairement aux autres routes potentielles. Enfin, Moscou a renforcé ses positions grâce à l’Union économique eurasiatique : l’espace douanier unique formé par l’UEE facilite considérablement le transit de marchandises entre les deux principaux pôles économiques du continent eurasiatique, l’Union européenne et la Chine. De plus, la Russie coopère étroitement dans le domaine des transports ferroviaires avec ses partenaires eurasiatiques au travers
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de co-entreprises spécialisées. En 2014, la Compagnie des chemins de fer russes (RZD) a créé avec ses homologues biélorusse et kazakh une co-entreprise dénommée « Alliance ferroviaire eurasiatique » avec pour objectif d’augmenter les capacités du transit ferroviaire entre la Chine et l’Union européenne. Le transport de marchandises réalisé par l’Alliance ferroviaire eurasiatique a connu une croissance quasi-exponentielle passant de 100 000 EVP en 2016 à 550 000 EVP en 2020. De fait, l’Alliance capte l’essentiel du trafic de conteneurs par voie terrestre entre la Chine et l’Union européenne. Ainsi, pour Pékin, l’intégration eurasiatique a deux effets en partie contradictoires : d’une part, le resserrement des liens économiques entre la Russie et ses voisins centre-asiatiques s’effectue en partie aux dépens de la Chine du fait notamment de la hausse des tarifs douaniers appliqués par l’UEE aux États tiers. Mais d’autre part, l’espace douanier unique créé par l’UEE facilite les échanges commerciaux entre l’Union européenne et la Chine, notamment dans le cadre des Nouvelles routes de la soie. Pékin, qui fait par ailleurs face à la dégradation de ses relations économiques (guerre commerciale) et politico-stratégiques (tension autour de Taïwan, Hong-Kong et en mer de Chine) avec les États-Unis, fait du maintien du partenariat stratégique avec Moscou une priorité, ce qui l’a incité à faire le choix pragmatique de reconnaître officiellement la nouvelle réalité créée par l’Union économique eurasiatique : en mai 2015, Pékin et Moscou signent une déclaration commune visant à associer l’initiative chinoise des Nouvelles routes de la soie et l’Union économique eurasiatique. Cela s’est traduit en mai 2018 par la signature entre l’Union économique eurasiatique et la Chine d’un traité de coopération économique et commercial qui prévoit notamment la formation d’une Commission mixte Chine-UEE chargée de l’intensification de la coopération économique sectorielle. La signature de cet accord équivaut à une reconnaissance par Pékin de la réalité de cette structure dominée par la Russie et qui donne à Moscou une forme de droit de regard sur les relations économiques et commerciales entre les États membres et le voisin chinois. La montée en puissance du corridor de transport Chine-Union économique eurasiatique-Union européenne a incité les deux parties à signer un nouvel accord en juin 2019 consacré à l’échange d’informations dans le domaine du transit de marchandises entre l’UEE et la Chine, confirmant ainsi le rôle central de l’UEE dans la réalisation des Nouvelles routes de la soie entre la Chine et l’Europe. Ces deux accords entre la Chine et l’UEE font d’ailleurs référence explicitement
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à la « coordination entre l’Union économique eurasiatique et l’initiative “Une Ceinture, une Route” ».
Les ambiguïtés de l’Organisation de coopération de Shanghai La reconnaissance par Pékin de l’Union économique eurasiatique constitue une importante victoire pour Moscou qui a dans le même temps résisté aux tentatives chinoises de transformer l’Organisation de coopération de Shanghai en zone de libre-échange, projet proposé par Pékin dès 2006. Les responsables russes et eurasiatiques ne font désormais plus mystère de leur opposition à une telle perspective : Veronika Nikichina, ministre de la Commission eurasiatique en charge du commerce extérieur, déclarait ainsi en juin 2019 : « Nos pays ne sont pas prêts à mettre en place une zone de libreéchange avec la Chine. Le risque principal est que la puissance économique de la Chine lui permette de tirer beaucoup plus d’avantages de la baisse des droits de douane [que les pays membres de l’UEE]17. »
La diplomatie russe est parvenue à orienter l’OCS dans une autre direction en poussant à l’élargissement à d’autres partenaires. De fait, l’adhésion à l’OCS de l’Inde et du Pakistan en 2017 a permis de « diluer » le poids de la Chine au sein de l’organisation et a transformé l’OCS en un équivalent eurasiatique de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), ce qui correspond tout à fait aux objectifs de Moscou : à l’échelle mondiale, l’élargissement de l’OCS au sous-continent indien participe de la volonté russe d’élargir l’influence des structures de coopération non occidentales et de favoriser la stabilité et une sorte de cohésion de la « Grande Eurasie ». Dans le même temps, l’élargissement à l’Inde et au Pakistan éloigne les perspectives d’intégration économique et militaire poussées qui auraient risqué d’institutionnaliser une forme de domination chinoise en Asie centrale. Cette évolution permet en effet à la Russie d’éloigner les perspectives d’une éventuelle concurrence de l’OCS avec les structures eurasiatiques (UEE et OTSC) dont elle cherche à renforcer le degré d’intégration et l’autorité à l’échelle internationale. Moscou et Pékin sont donc engagés en Asie centrale dans un jeu subtil conjuguant concurrence et coopération. La Russie, qui ne dispose ni de la puissance industrielle ni des moyens financiers de la Chine, répond à la logique d’intégration transnationale portée par Pékin par une logique
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d’intégration institutionnelle supranationale. Cela permet à Moscou de rester un partenaire de poids auprès de ses voisins, y compris sur le plan économique, et ceci d’autant plus que les États d’Asie centrale comptent désormais sur les liens avec la Russie pour faire contrepoids à une éventuelle hégémonie chinoise. Plusieurs facteurs contribuent en effet à la crainte de la domination chinoise : la pression migratoire chinoise, la répression de la population ouïgour au Xinjiang ou encore les premiers effets négatifs du partenariat économique proposé par Pékin dans le cadre des Nouvelles routes de la soie. En effet, le Kirghizstan et le Tadjikistan ont vu leur dette envers Pékin exploser ces dernières années, phénomène observable également en Asie du Sud-Est et qui provoque souvent une remise en cause du bien-fondé du modèle de « développement » à sens unique proposé par la Chine. Dans ce contexte, le désintérêt relatif des pays occidentaux pour la région incite les élites centre-asiatiques à cultiver leurs relations avec Moscou. *** L’appropriation du projet eurasiatique par les élites russes a été progressive et résulte en bonne partie de l’absence d’alternative : les projets d’union slave intégrée à la Grande Europe n’ayant pu aboutir, Moscou construit désormais l’Union économique eurasiatique au sein de la Grande Eurasie. L’UEE est devenue une réalité qui commence à engendrer une dynamique propre et a atteint en quelques années un niveau d’intégration économique relativement élevé. Dans le même temps, les États membres devront encore faire d’importants efforts pour surmonter les tensions protectionnistes et les importantes différences de modèles économiques et de niveau de développement. Les relations avec les deux grands partenaires économiques que sont l’Union européenne et la Chine sont marquées par des différences d’approche significatives, mais l’UEE a déjà démontré son utilité dans la mise en place concrète de corridors ferroviaires dans le cadre des Nouvelles routes de la soie. Ainsi, l’UEE n’apparaît pas seulement comme un éventuel frein aux relations directes entre la Chine et l’Asie centrale ou entre l’UE et la Biélorussie, elle fait également figure de facilitateur, de « pont » eurasiatique entre la Chine et l’Union européenne. Pékin a décidé de reconnaître ce rôle en signant deux accords de coopération économique avec l’Union économique eurasiatique. Ces derniers, qui s’ajoutent à la mise en place de zones
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de libre-échange avec le Vietnam, l’Iran ou la Serbie, renforcent sensiblement le poids international de l’Union économique eurasiatique et participent des efforts de structuration de la Grande Eurasie. L’OTSC permet à la Russie de maintenir sa présence militaire dans les trois grandes régions de l’espace postsoviétique sous couvert d’une structure collective. Moscou s’appuie sur cette organisation pour légitimer son ambition d’assumer une forme de leadership stratégique en Eurasie. C’est particulièrement le cas en Asie centrale où la Russie fait figure de garante de la sécurité de l’ensemble des pays de la zone face aux risques de déstabilisation en provenance d’Afghanistan. Ce leadership stratégique russe ne semble pas pour l’heure remis en cause par la Chine. Pékin préfère concentrer ses efforts en AsiePacifique où la Chine fait notamment face au Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quad) qui réunit les États-Unis, l’Inde, l’Australie et le Japon dans ce que la presse chinoise compare à une « OTAN asiatique au service des ambitions hégémoniques américaines », ce qui renforce encore le parallèle avec la situation que connaît la Russie en Europe et ne peut que pousser Pékin à consolider son partenariat avec la Russie. De fait, les dirigeants chinois jouent la carte de la complémentarité avec la Russie, en particulier au travers de l’Organisation de coopération de Shanghai dont l’élargissement à l’Inde et au Pakistan semble correspondre aux priorités russes pour l’OCS. Il en va tout autrement des relations avec les pays occidentaux, qui souhaitent d’autant moins reconnaître à Moscou un rôle prépondérant en Eurasie postsoviétique que la Russie est considérée comme une « puissance révisionniste » depuis la crise ukrainienne. Cependant, le refus des structures euro-atlantiques de dialoguer avec les organisations eurasiatiques, s’il a pour objectif premier d’empêcher le renforcement de structures « pro-russes », a pour conséquence de favoriser les tenants de l’unilatéralisme parmi les élites russes aux dépens des partisans de l’intégration régionale. Or, on peut affirmer que la nécessité pour Moscou de maintenir la cohésion au sein de l’UEE et de l’OTSC a un rôle stabilisateur dans ses relations avec l’ensemble de ses voisins. Moscou doit ainsi tenir compte des liens particuliers qu’entre tient la Biélorussie avec l’Ukraine, ou encore le Kazakhstan avec l’Azerbaïdjan et la Turquie. Aussi, si l’OTSC et l’Union économique eurasiatique sont souvent perçues comme le prolongement des intérêts de la puissance russe dans sa « zone d’influence », elles peuvent aussi être envisagées comme des instruments qui maintiennent la Russie dans une forme de multilatéralisme, l’obligeant à des compromis en faveur de la stabilité de l’Eurasie.
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Retour en grâce d’une armée russe réformée « La Russie n’a que deux alliés : son armée et sa flotte. » Citation attribuée à Alexandre III reprise par Vladimir Poutine en avril 2015.
La déliquescence de l’armée russe avait été illustrée lors de la première guerre en Tchétchénie (1994-1996). Elle s’était accompagnée d’une profonde défiance à son égard dans la société russe et d’un certain désintérêt de la part du pouvoir politique. Dans les années 2000, la situation de l’armée russe s’est stabilisée grâce aux moyens financiers retrouvés de l’État russe. Il faut néanmoins attendre les années 2010 pour que le pouvoir investisse des moyens importants afin de moderniser l’outil militaire et de le réformer. Les résultats sont dans l’ensemble assez impressionnants : non seulement l’armée est l’une des institutions en laquelle les Russes ont à nouveau le plus confiance, mais les forces armées russes sont devenues beaucoup plus efficientes et mobiles. Elles disposent d’une expérience au combat diversifiée et ont démontré leur capacité de projection sur des théâtres extérieurs à l’espace postsoviétique. Ce faisant, elles retrouvent une place centrale dans la politique extérieure russe, ce qui n’est pas sans risque tant en termes d’image que de nouvelle dynamique de course aux armements.
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Années 1990 : une armée humiliée en déliquescence L’armée, sans doute plus que toute autre institution russe, a connu au début des années 1990 un rétrécissement de son champ d’action sans précédent en temps de paix : non seulement elle perd l’ensemble de ses bases dans les pays de l’ancien Pacte de Varsovie1, mais elle doit se reconstruire en partageant l’héritage de l’armée soviétique avec les républiques voisines de l’ex-URSS devenues indépendantes. Or, dans le dispositif soviétique, la majorité des meilleures forces étaient basées dans les républiques périphériques, ce qui constituait un handicap supplémentaire pour la Russie et conduisit à des problèmes d’allégeance entre l’armée russe et les nouvelles armées nationales, singulièrement avec l’Ukraine (partage de la flotte de la mer Noire, contrôle de Sébastopol). Le Kremlin doit également faire admettre par la communauté internationale et ses voisins que la Russie est l’héritière juridique de l’URSS, ce qui implique non seulement de récupérer le siège de membre permanent au Conseil de sécurité mais également le contrôle exclusif des armes nucléaires soviétiques. Or, là encore, le rapatriement de ces armes sur le territoire russe ne va pas sans frictions avec l’Ukraine voisine qui n’accepte la dénucléarisation qu’en échange de concessions politiques, économiques et diplomatiques (mémorandum de Budapest signé en 1994). L’ampleur de la tâche est immense, alors même que le pouvoir politique est singulièrement faible et désorganisé, et les moyens financiers extrêmement réduits. De plus, les forces armées passent du statut d’institution choyée sous le régime soviétique à celui d’organe jugé avec une certaine suspicion par le nouveau régime qui le perçoit comme conservateur et nostalgique de l’Union soviétique. Dès lors, l’armée russe est confrontée à de graves difficultés : arrêt quasi-total des livraisons de nouveaux armements, détérioration rapide de l’équipement existant faute d’entretien, disparition des entraînements, versement de la solde des militaires avec plusieurs mois de retard, dérives violentes de la diedovshchina (bizutage) qui rend le service militaire extrêmement impopulaire, manque de logement pour les officiers (avec le problème du rapatriement des troupes stationnées à l’étranger), stratégies de survie qui confinent souvent à la corruption. À la fin des années 1990, l’armée russe ne dispose pratiquement plus de forces en état de combattre alors même qu’elle compte encore officiellement près d’1,5 million d’hommes (un chiffre tout de même divisé par deux en dix ans).
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Dans le même temps, Boris Eltsine a instrumentalisé l’armée en faisant tirer au canon sur le Parlement russe en 1993 et a contribué à son humiliation en Tchétchénie en lançant une campagne de police intérieure sans préparation ni moyens adéquats.
Un retour en grâce progressif À son arrivée au pouvoir, Vladimir Poutine trouve donc une armée russe dans un état de délabrement avancé et qui nourrit un sentiment de profonde défiance vis-à-vis du pouvoir politique. Au-delà de l’attention accrue que le nouveau président accorde aux forces armées, son programme de redressement de l’État est particulièrement bien accueilli par les militaires, comme le souligne Isabelle Facon : « Avant même sa première élection, Vladimir Poutine incarnait aux yeux des militaires certaines valeurs dont ils estimaient qu’elles avaient été “oubliées” par Eltsine : sens de l’État, défense des intérêts de la “grande puissance” russe… Il veut “réparer” l’État, affermir son contrôle sur les régions et l’ensemble des acteurs régaliens2. »
De plus, Vladimir Poutine, qui a gravi les derniers échelons du pouvoir sur fond de guerre de l’OTAN contre la Serbie, a la conviction que les forces armées sont un instrument central, non seulement de l’intégrité territoriale du pays mais de la défense plus large de sa souveraineté et de ses intérêts sur la scène internationale. Pourtant, le retour de la croissance économique et l’afflux de pétrodollars n’ont pas entraîné de hausse importante du budget militaire dans les années 2000, le gouvernement russe ayant donné la priorité au désendettement et à l’augmentation du niveau de vie de la population. De plus, au début des années 2000, Vladimir Poutine se concentre sur la consolidation de ses positions au sein des élites tout en mettant en place la « verticale du pouvoir » permettant au centre de mieux contrôler les régions. On peut donc considérer que cette période est celle de la stabilisation pour l’armée russe et de la préparation des réformes par la nouvelle équipe au pouvoir, qui a également le souci de consolider le contrôle de l’institution. Les réformes n’ont donc véritablement débuté qu’à la suite de la guerre avec la Géorgie de 2008 qui a servi de révélateur des insuffisances de l’armée russe tant en termes d’organisation que d’équipement.
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Réformes et remise à niveau Le pouvoir politique s’est appuyé sur les leçons du conflit pour justifier l’ampleur et le caractère souvent radical des réformes qui ont été menées par le ministre de la Défense, Anatoli Serdioukov, un civil ancien chef de l’administration fiscale. Il s’agissait notamment de procéder à une baisse du taux d’encadrement qui avait atteint des proportions anormales et de réduire le nombre total d’unités afin d’augmenter la part des unités opérationnelles (plus compactes, mieux équipées, plus mobiles). De plus, la professionnalisation de l’armée russe a été amplifiée afin d’atteindre un effectif de deux tiers du contingent sous contrat contre un tiers d’appelés. Pour autant, non sans hésitation, la Russie a fait le choix de maintenir le service militaire. Il s’agit à la fois de seconder les soldats professionnels pour remplir des tâches subalternes, de disposer d’une réserve mobilisable en cas de conflit majeur, mais aussi de maintenir la cohésion nationale et « patriotique » autour des forces armées. Cette réorganisation de l’armée russe s’est accompagnée d’une hausse des salaires et d’une amélioration des conditions de vie (logement, etc.) des soldats et des officiers. Cependant, ces réformes, menées à marche forcée et sans concertation, ont provoqué, malgré l’amélioration des conditions matérielles, un fort mécontentement chez les militaires. Il a notamment été reproché à Anatoli Serdioukov de méconnaître les traditions militaires russes et de manquer de vision stratégique. Celui-ci est finalement contraint de démissionner à cause d’un scandale de corruption. Ce n’est pas le moindre des paradoxes puisque l’une de ses missions consistait justement à limiter l’ampleur de ce phénomène au sein de l’armée dans le souci d’assurer une utilisation efficiente du budget de la défense revu à la hausse. L’essentiel de ses réformes ont été entérinées par son successeur, Sergueï Shoïgu, qui en corrige certains excès tout en s’efforçant de se faire accepter par l’institution militaire en en adoptant les codes. C’est dans ce contexte de réformes qu’un véritable effort de remise à niveau de l’armée russe a débuté à partir de 2011 au travers d’un ambitieux plan de réarmement. Les dépenses en nouveaux armements sont alors annoncées à hauteur de 705 milliards de dollars sur la période 2011-2020, l’objectif étant de remplacer 70 % des matériels vieillissants par des armements « modernes ». Le budget militaire russe a fortement augmenté entre 2010 et 2015 tant en termes absolus que relativement au PIB : le poids des dépenses militaires
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dans le PIB russe est passé de 3,8 % en 2010 à 4,1 % en 20153. Alors que la Russie n’occupait encore en 2010 qu’une modeste cinquième position pour les dépenses en armement (derrière la France et le Royaume-Uni), elle remonte en troisième position derrière les ÉtatsUnis et la Chine. Cette remontée dans le classement mondial renvoie à des trajectoires opposées entre l’Europe et la Russie : les pays européens, frappés par la crise économique et un niveau élevé d’endettement, procèdent à des coupes budgétaires dans le domaine de la défense, alors que la Russie met fin à des mesures similaires et plus drastiques encore que celles prises dans les années 1990. De fait, tout spectaculaires que soient les chiffres annoncés par Moscou, il s’agit plus d’un effort de remise à niveau que d’un programme de réarmement massif. Ainsi, le programme d’achat de 500 nouveaux avions de combats sur 10 ans a servi avant tout à renouveler une flotte vieillissante4. Enfin, la Russie a commencé à stabiliser le niveau de ses dépenses militaires en ramenant leur proportion à 3,9 % du PIB en 2019. D’après le SIPRI, la Russie est même passée en 2019 à la quatrième place pour les dépenses militaires réelles, derrière les ÉtatsUnis, la Chine et l’Inde. En 2021, les dépenses budgétaires totales du gouvernement fédéral russe, tous secteurs confondus, devraient s’établir à 290 milliards de dollars alors qu’aux États-Unis, le budget du seul Pentagone s’établit à plus de 700 milliards de dollars… À l’examen de ces chiffres, « la menace russe » agitée par l’OTAN n’apparaît guère convaincante. Il est vrai cependant que plusieurs arguments permettent d’affirmer que le déséquilibre entre les États-Unis et la Russie est moins important que les chiffres bruts ne sembleraient l’indiquer. D’une part, le coût des armements russes et surtout celui des troupes (salaires, logement, etc.) seraient nettement inférieur à leurs équivalents américains. D’autre part, la conjonction entre des ressources budgétaires relativement contraintes et les besoins importants de l’armée russe pousseraient les autorités russes à un contrôle étroit des dépenses qui seraient, dans une certaine mesure, plus efficaces et priorisées que les dépenses militaires américaines aux nombreux projets dispendieux et à l’efficacité douteuse. Enfin, le déploiement des forces américaines aux quatre coins de la planète est certes l’illustration de la puissance américaine mais engendre aussi des coûts élevés et une forme de dispersion alors que la Russie concentre son effort de défense sur le territoire national et l’étranger proche. Les dépenses militaires colossales des États-Unis en Afghanistan pour le résultat catastrophique que l’on connaît semblent aller dans ce sens.
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Néanmoins, la rationalisation des dépenses militaires et les avantages liés à des coûts de production moindre ne peuvent pas tout compenser, d’autant plus que la Russie doit remonter la pente de deux décennies de sous-investissement. L’évolution de la marine russe illustre les limites de l’effort de réarmement entrepris par Moscou.
La marine russe en position défensive La marine russe est sans doute la composante de l’armée russe qui a le plus souffert de la fin de l’URSS car à la chute des financements s’est ajouté la perte d’importantes installations portuaires (Ukraine, Géorgie, Pays baltes) et surtout des chantiers navals ukrainiens et des industries afférentes. De plus, alors que la Russie a continué à financer ses forces stratégiques pour maintenir la parité avec les États-Unis et investit à nouveau dans ses forces terrestres pour faire face aux nombreuses menaces sécuritaires en Eurasie, la marine (notamment dans sa composante hauturière), apparaît moins prioritaire pour la défense du pays. En 20 ans, la flotte a subi une véritable hémorragie : désarmement des bâtiments les plus anciens, vente d’une partie de l’héritage soviétique à des États étrangers (porte-avions vendus à la Chine et à l’Inde) et vieillissement accéléré du reste de la flotte faute de modernisation. La dégradation a été si importante que même la flotte de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), relevant pourtant de la dissuasion nucléaire en principe prioritaire, est passée de 52 unités à la fin de l’URSS à 9 SNLE seulement début 20105. Cette situation très préoccupante explique que le plan d’armement 2011-2020 ait fait de la marine une priorité avec environ un quart du budget total de 570 milliards d’euros. Sur cette période, la marine russe devait recevoir 8 SNLE de quatrième génération de type Borei équipés du nouveau missile intercontinental Boulava, mais les retards pris par les chantiers navals Sevmash (situés à Severodvinsk) n’ont permis d’en livrer que la moitié, le reste devant l’être au cours des années 2020. Quant au programme de construction de sous-marins nucléaires lanceurs de missiles de croisière, il a accumulé encore plus de retards puisque seul un bâtiment sur les sept annoncés a été livré sur la même période (le deuxième sousmarin de ce type a été livré début 2021). La marine de surface a elle aussi connu d’importants retards de livraison. Les difficultés industrielles pour relancer la production
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navale ont été aggravées par la rupture des liens avec le CMI ukrainien à partir de 2014. En effet, l’Ukraine disposait d’un quasi- monopole sur la production de turbines à gaz pour la propulsion des navires de gros tonnage de la marine russe. Ainsi, seules deux frégates sur les douze prévues au départ ont pu être livrées dans l’attente de la conception de turbines de fabrication russe dont la production a débuté au début des années 2020. Quant à l’Amiral Kouznetsov, le seul porte-avions hérité de l’URSS dont dispose désormais la Russie, l’accumulation des problèmes lors de son déploiement au large des côtes de la Syrie en 2017 n’a fait qu’illustrer l’impuissance russe dans ce domaine. La décision a donc été prise de procéder à une profonde modernisation du Kouznetsov qui devrait reprendre la mer à partir de 2023 avec des caractéristiques fortement améliorées. Symbole par excellence de la puissance sur les mers, la possession de porte-avions fait cependant débat en Russie, à la fois pour des raisons de coût, de l’absence de capacités de production (les porteavions soviétiques étaient construits en Ukraine) et d’intérêt pour la Russie dont la doctrine se concentre sur le déni d’accès et la protection des côtes russes. En attendant, Moscou a opté pour un compromis, qui pourrait être aussi une stratégie de montée en capacité, avec la construction annoncée en 2020 de deux porte-hélicoptères dans les chantiers navals de Kertch (Crimée). Ces deux bâtiments viendront se substituer aux Mistral français dont le contrat de livraison a été dénoncé par François Hollande sur fond de conflit ukrainien6. Le choix effectué pour le programme d’armement 2018-2027 d’un investissement proportionnellement moindre dans les forces navales traduit les ambitions limitées de la Russie dans le domaine maritime et semble confirmer son statut traditionnel de puissance continentale. De manière générale, la flotte russe voit ses capacités océaniques se réduire au profit de navires de plus petite taille au rayon d’action restreint. Selon Igor Delanoë : « La combinaison des effets induits par le vieillissement des unités hauturières ex-soviétiques et la réduction des financements, auxquelles s’ajoutent les défis technologiques créés par les sanctions, va produire sur la flotte russe un phénomène de littoralisation7. »
Malgré ses limites, la marine russe joue un rôle important dans la défense des façades maritimes ainsi que dans la capacité de projection de l’armée : elle a notamment été un élément essentiel dans l’appui logistique et matériel de l’armée russe et de ses alliés en Syrie.
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Les missiles hypersoniques : nouvelle arme fatale ? Si les moyens limités de la Russie la contraignent à réduire la voilure de sa marine de guerre, ils ont aussi pour effet positif d’obliger les responsables russes de la défense à rationaliser leur approche dans l’équipement des forces armées. C’est ainsi que les navires russes et leurs systèmes d’armement sont devenus plus polyvalents, à l’image du missile de croisière Kalibr qui équipe aussi bien les navires de surface de différentes classes que les sous-marins d’attaque ou encore l’aviation et existerait même selon certaines sources dans une version terrestre. La Russie compte beaucoup sur l’équipement massif de ses forces armées en missiles performants afin de compenser l’infériorité numérique de ses forces conventionnelles par rapport à l’OTAN ainsi que les capacités de projection limitées de sa flotte. En outre, la Russie augmente et diversifie ses armes antinavires afin de rééquilibrer le rapport de force avec les États-Unis dans le domaine tactique : le missile de croisière antinavire air-mer X-32 d’une portée de 1 000 kilomètres et pouvant atteindre mach 4,4 est entré en service en 2016. En 2018, le président Poutine dévoilait le développement par la Russie de plusieurs nouveaux armements stratégiques et singulièrement de missiles hypersoniques. Il s’agit notamment du missile air-sol Kinjal, d’une portée de 2 000 kilomètres et pouvant atteindre mach 10 (environ 12 000 km/h). Chargé sur le chasseur Mig-31K, le Kinjal, qui peut porter une charge nucléaire ou conventionnelle, représenterait une menace importante pour la flotte américaine positionnée dans le Pacifique. Sa précision, sa vitesse et sa capacité à être utilisé sur des objectifs tactiques en feraient un « tueur de vaisseaux » : son énergie cinétique serait à elle seule capable de détruire les plus importants navires de la flotte américaine, principal instrument de l’hégémonie militaire des ÉtatsUnis à la surface du globe. Enfin, la flotte russe devrait être équipée à partir de 2022 de missiles de croisière hypersoniques Tsirkon qui ont une portée de 1 000 kilomètres et peuvent atteindre 8 à 9 mach. Ils pourront équiper à la fois les navires de surface et les sous-marins d’attaque. L’appel du secrétaire général de l’OTAN, Iens Stoltenberg, adressé à la Russie, à la Chine et aux États-Unis leur demandant de mettre en place un régime de contrôle des armes hypersoniques a été perçu à Moscou comme le signe que l’avance russe dans ce domaine était admise en Occident, raison pour laquelle, une fois n’est pas coutume, l'OTAN serait prêt à s’asseoir à la table des négociations.
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Une armée aguerrie face à la montée des tensions internationales Avec des soldats bien équipés et entraînés, l’objectif de constituer une armée ayant retrouvé son prestige est atteint : délestée des opérations de sécurité intérieure (notamment dans le Nord-Caucase) au profit des forces du ministère de l’Intérieur et du FSB (services secrets), elle redevient le garant de la sécurité du territoire russe face aux menaces extérieures et cherche à retrouver sa capacité de projection au-delà de ses frontières, avant tout dans l’étranger proche et en Méditerranée. À cet égard, l’armée russe peut aussi se prévaloir de son expérience diversifiée du combat sur différents théâtres d’opérations. L’intervention en Syrie lui a notamment permis de tester ses armements en conditions réelles avec un retour d’expérience aussi bien pour le CMI que pour les soldats et les officiers que le commandement russe a tenu à envoyer au maximum sur le terrain syrien grâce à une rotation intense des troupes. Vladimir Poutine n’a pas manqué de rappeler que cette expérience devrait être mise à profit pour corriger les erreurs et les dysfonctionnements constatés au cours de l’intervention. De fait, l’armée russe a non seulement fait preuve de son efficacité en Syrie, mais elle est désormais l’une des rares armées au monde à disposer de l’expérience des conditions réelles de combat sur des théâtres aussi différents que la Tchétchénie, l’est de l’Ukraine (par séparatistes pro-russes interposés) et la Syrie, sans oublier le recours aux mercenaires de la société Wagner sur différents conflits en Afrique (Libye, Centrafrique). « Ces vingt dernières années, les Russes ont accumulé une expérience considérable du combat en zone urbaine et ils complètent leurs doctrines et tactiques chaque jour en Syrie. […] On peut affirmer qu’avec les Israéliens, ils disposent de la plus formidable combinaison de combat terrestre en milieu complexe8. »
Néanmoins, si l’effort militaire russe est conséquent et ses résultats sur le terrain convaincants, il semble rester à des niveaux raisonnables au regard du PIB russe, ce qui implique également certaines limites à l’exercice, perceptibles notamment dans le domaine naval. Ce retour de l’investissement dans les forces armées, s’il vise en premier lieu à faire face à ce qui est perçu comme une menace occidentale, doit aussi être remis en perspective au regard de l’instabilité internationale et de la montée en puissance de la Chine qui investit lourdement dans ses forces conventionnelles et qui, pour
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la première fois dans l’histoire récente, semble désormais vouloir augmenter rapidement son arsenal nucléaire.
Le bras armé de la politique extérieure russe Les années 2000 ont été marquées par la volonté de Moscou de recouvrer son statut de grande puissance. Elle s’est au premier chef appuyée sur son domaine de prédilection : celui de l’énergie. Il s’agissait d’une forme de diplomatie économique qui a pu prendre un tour conflictuel au travers des « guerres énergétiques » avec les États de transit voisins. Cependant, il est assez rapidement apparu que le recours à l’arme énergétique ne pouvait constituer à lui seul une politique de puissance, d’autant que le cours du pétrole a connu des fluctuations considérables avec une orientation à la baisse à la fin des années 2000. La Russie a également su recourir à son statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU qui « lui confère prestige, puissance et influence. […] Il est une reconnaissance de son rang dans le système international, de son droit à être consultée dans les grandes affaires mondiales et à s’affirmer comme l’égale des États-Unis9 ». Mais comme le souligne Anne de Tinguy, le Kremlin a également pu en constater les limites à plusieurs reprises. Ainsi, la Russie n’a pas été mesure d’empêcher les attaques contre la Serbie (1999) et l’Irak (2003) par les États-Unis et leurs alliés. Attaques qu’ils ont menées sans l’aval du Conseil de sécurité. Dès lors, la nécessité de renforcer les moyens diplomatiques par des capacités militaires crédibles est apparue comme essentielle aux yeux du Kremlin. De plus, l’élargissement des structures euroatlantiques jusqu’aux frontières de la Russie a remis à l’ordre du jour le problème pluriséculaire de la menace militaire sur le flanc occidental du pays. Les efforts diplomatiques visant à empêcher l’élargissement de l’OTAN n’ayant pas porté leurs fruits, le Kremlin a délibérément utilisé la manière forte en menant une offensive sur le territoire de la Géorgie en 2008. Estimant avoir atteint ses objectifs géopolitiques « par d’autres moyens », le Kremlin a semble-t-il eu recours plus systématiquement à l’outil militaire pour atteindre ses objectifs de politique extérieure. Cependant, si cette nouvelle dimension de la politique du Kremlin a pu surprendre par son ampleur, c’est sans doute avant tout par contraste avec l’effacement de la Russie dans les années précédentes, période durant laquelle les Occidentaux s’étaient
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habitués à disposer d’une forme de monopole de l’usage de la force dans les relations internationales.
Priorité à l’étranger proche La géographie des priorités stratégiques de la puissance russe peut être schématiquement divisée en trois cercles concentriques selon une logique proche des conceptions de Mackinder : la priorité reste l’étranger proche (espace postsoviétique). Viennent en second lieu le reste du continent eurasiatique (Europe, Moyen-Orient, Asie du Sud-Est) et enfin le reste du monde (Afrique subsaharienne, Amériques, Océanie). Si la question de la parité stratégique avec les États-Unis ne s’inscrit pas à première vue dans cette logique, le continent eurasiatique reste, de ce point de vue, déterminant (déploiement des armes nucléaires américaines, bouclier anti-missile, etc.). L’essentiel des forces russes déployées à l’étranger l’est dans les pays voisins de l’espace postsoviétique. La Russie dispose d’installations militaires sur le territoire de l’ensemble de ses alliés membres de l’OTSC. Ses plus importantes bases sont situées sur le flanc sud de l’Organisation avec 5 500 hommes au Tadjikistan, 3 300 hommes en Arménie et 500 au Kirghizstan. Plus largement, des forces russes sont présentes sur le territoire de la majorité des pays de l’étranger proche, du moins si on prend en compte les frontières reconnues par la communauté internationale. En Moldavie, la Russie dispose de 1 500 hommes sur le territoire de la république séparatiste de Transnistrie. Moscou considère qu’ils assurent une mission de « maintien de la paix » mais les autorités moldaves souhaitent leur départ. Le Kremlin a également installé des bases militaires comptant 7 000 hommes en Ossétie du Sud et en Abkhazie, situation vivement dénoncée par les autorités géorgiennes qui parlent de forces d’occupation. Toujours dans le Caucase, la Russie a élargi sa présence militaire fin 2020 avec l’envoi d’une force de maintien de la paix au Haut-Karabakh afin de mettre fin au conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Si on ajoute le contingent russe en Syrie, qui représenterait environ 5 000 hommes, le total des forces russes à l’étranger est inférieur à 25 000 hommes. Par comparaison, le contingent américain en Allemagne représente à lui seul près de 35 000 hommes, tandis qu’au total environ 200 000 soldats américains sont déployés à l’étranger. Mais si les forces russes à l’étranger sont en nombre relativement limité, elles sont concentrées dans l’étranger proche et « intégrées organiquement à son dispositif via leur rattachement à ses districts
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militaires10 » ce qui lui donne, au plan de la réactivité, un avantage comparatif dans cet espace. La capacité de la Russie à mobiliser rapidement des forces pour intervenir dans les pays voisins est un facteur décisif qui lui permet de peser de tout son poids dans cet espace alors même que ses forces conventionnelles sont globalement nettement inférieures en nombre à celle de l’OTAN. De plus, la Russie bénéficie dans cet espace de sa connaissance du terrain, de la proximité linguistique et culturelle. La crise ukrainienne a illustré la capacité de la Russie à concentrer rapidement des contingents de plusieurs dizaines de milliers d’hommes tout en mobilisant son appareil de propagande (délégitimation du nouveau pouvoir ukrainien, défense des minorités russophones). Ces deux facteurs ont joué un rôle important dans la prise de contrôle de la Crimée comme dans les victoires des séparatistes dans l’Est ukrainien. Cependant, les résultats de ces actions en Ukraine sont très contrastés et en partie contradictoires. La guerre dans le Donbass s’est transformée en un conflit sanglant sans issue. Certes, l’objectif d’empêcher une adhésion à l’OTAN est sans doute atteint mais c’est au prix d’une dégradation sans précédent des relations russo-ukrainiennes. Le régime ukrainien mène désormais une politique radicale de rupture avec la Russie. Celle-ci se traduit notamment par une « ukrainisation » autoritaire aux dépens des russophones et une stigmatisation systématique de toute volonté de rapprochement entre les deux peuples. Surtout, si l’adhésion formelle de l’Ukraine à l’OTAN est hors de portée, le rapprochement politico-militaire entre l’Ukraine et les Occidentaux est déjà très avancé, à l’instar des 2,5 milliards d’aide militaire octroyés par Washington depuis 201411. Ces évolutions, jugées inacceptables par le Kremlin, semblent bel et bien aboutir à une impasse qui laisse craindre une réactivation du conflit. À l’inverse, la prise de contrôle de la Crimée apparaît par contraste comme une opération réussie d’un point de vue tactique. Elle a montré la capacité de la Russie à mobiliser ses forces spéciales et à prendre le contrôle d’un territoire vaste comme la Bretagne sans pratiquement tirer un coup de feu. La Russie a profité du soutien de la majorité russe de la presqu’île ainsi que de l’existence de la base de Sébastopol qui représentait en 2014 la plus importante implantation militaire russe à l’étranger avec plus de 15 000 hommes. Et si la communauté inter nationale n’a pas reconnu l’appartenance de la Crimée à la Russie, son « rattachement » apparaît comme un fait accompli dont on voit mal aujourd’hui comment il pourrait être remis en cause dans les faits.
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Depuis l’annexion de la Crimée, Moscou aurait porté ses effectifs en Crimée à plus de 25 000 hommes. En effet, face aux installations américaines dans les Balkans, la Russie a notablement renforcé son dispositif militaire dans la péninsule, transformé à la fois en « bastion » (bulle défensive) et en « porte-avions » permettant le contrôle de la mer Noire et la projection des forces russes vers l’espace méditerranéen. On notera à cet égard le lien historique intéressant entre la possession de la Crimée par la Russie et son implication au Moyen-Orient : l’Empire des Tsars a accru sa présence au Levant à partir de la deuxième moitié du xviiie siècle, ce qui correspond à la conquête de la Crimée aux dépens de l’Empire ottoman. La guerre de Crimée (1853-1856) fut déclenchée à la suite d’un différend francorusse au sujet des Lieux saints. Enfin, le « rattachement » de la Crimée en 2014 a précédé de peu l’intervention russe en Syrie.
Retour russe au Moyen-Orient Tout autant que les capitales occidentales, la Russie a été prise au dépourvu par les printemps arabes. Elle a par contre très tôt regardé avec suspicion des changements de régime qui lui rappelaient fortement les « révolutions de couleur12 » dans l’espace postsoviétique. De plus, l’opération militaire occidentale en Libye, qui s’est soldée par le lynchage de Mouammar Kadhafi et la destruction de l’État libyen, a été particulièrement mal vécue à Moscou. Le Kremlin s’est senti floué, considérant que les Occidentaux avaient outrepassé le mandat onusien, et semble bien déterminé à tout faire pour empêcher qu’un tel scénario ne se reproduise. C’est là un des ressorts importants de son intervention en Syrie, même si ses objectifs sont loin de se limiter à cette dimension. Il s’agit aussi pour Moscou de prouver à tous les acteurs du Moyen-Orient qu’il a l’ambition et dispose des moyens de venir en aide à ses alliés. Et, bien que les ressources mobilisées soient relativement limitées, Moscou est parvenu à modifier l’équilibre des forces sur un champ de bataille situé en dehors de l’espace postsoviétique, ce qui constitue bel et bien une illustration du retour russe au Moyen-Orient et plus largement sur la scène internationale. En quelques années, la Russie, dont d’aucuns pensaient qu’elle avait été évincée de la région, s’est imposée comme un acteur central au Moyen-Orient : selon Igor Delanoë, le Moyen-Orient est « la seule région du globe en dehors de son “étranger proche” où [la Russie] façonne l’agenda stratégique et ne le subit pas13 ».
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Ces succès russes trouvent plusieurs explications. D’une part, le désengagement partiel des États-Unis a créé un vide utilisé par la Russie pour se réimplanter dans la région dans un processus inverse à ce qui avait eu lieu au début des années 1990. D’autre part, la ligne politique de Moscou, qui consiste à soutenir la souveraineté étatique, apparaît plus cohérente et sans doute plus en phase avec les vues des élites régionales que la politique occidentale qui oscille entre ingérence – afin de démocratiser des régimes jugés hostiles (Libye, Syrie) – et complicité avec d’autres régimes ultrarépressifs mais alliés (Arabie saoudite, Émirats arabes unis, etc.). Quant à la position russe sur le dossier syrien, si elle est allée à l’encontre des intérêts immédiats des puissances sunnites désireuses de se défaire d’un régime dominé par les alaouites, elle a aussi pu être envisagée comme une forme de loyauté vis-à-vis d’un pays allié. Surtout, la Russie, contrairement à ses concurrents dans la région, a maintenu des relations constructives avec l’ensemble des acteurs (chiites et sunnites, Israël et Palestiniens, Émirats arabes unis et Qatar, Arabie saoudite et Iran, Turquie et Kurdes, etc.). Ce tour de force est d’autant plus remarquable qu’en intervenant aux côtés du régime syrien, Moscou a permis le renforcement au moins temporaire de l’axe chiite pro-iranien auquel sont opposés la quasi-totalité des autres protagonistes (Israël, Turquie, puissances sunnites, Occidentaux). Mais le Kremlin a joué sur le terrain syrien comme au niveau diplomatique un équilibre subtil entre la coordination avec l’Iran et les milices chiites pour la reconquête du territoire syrien et les gages donnés à Israël pour sa sécurité, tout en se présentant auprès des monarchies sunnites comme un contrepoids à l’Iran en Syrie. Un des facteurs explicatifs de cette réussite est l’expertise ancienne de l’école orientaliste russo-soviétique doublée de l’expérience de terrain héritée de l’URSS qui s’était beaucoup investie dans la région. L’investissement militaire russe au Moyen-Orient s’insère dans une montée en puissance plus générale des liens avec la région : c’est ainsi que, tout en occupant une place encore modeste dans le commerce extérieur russe, les échanges ont vu leur part plus que doubler en 25 ans, la Turquie y occupant une place prépondérante (elle devance l’Égypte, Israël et l’Iran). La région est un marché important pour les exportations russes de céréales, d’armements ainsi que dans le nucléaire civil. Moscou a également renforcé ses liens avec les monarchies du Golfe grâce à la constitution du format OPEP+. Enfin, les autorités russes tentent d’attirer
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les investissements des fonds souverains des pays du Golfe. La prise de participation du Qatar dans le géant pétrolier russe Rosneft en est un exemple. Au-delà des gains régionaux, le conflit syrien a permis la mise en place de nouveaux formats de négociation à l’instar du processus d’Astana qui a démarré grâce à la signature, en mai 2017, d’un accord tripartite Moscou-Ankara-Téhéran pour la mise en place de zones de cessez-le-feu en Syrie. Ce format, dans lequel Moscou occupe le rôle central, apparaît comme la concrétisation du monde multipolaire que le Kremlin appelle de ses vœux et dans lequel les Occidentaux n’ont plus le monopole de la résolution de conflits. Le multilatéralisme à la russe s’appuie à la fois sur la relation de confiance entre dirigeants et le rapport de force transactionnel. Il faut cependant remarquer que le format d’Astana a été lancé par la Russie après l’échec des pourparlers russo-américains pour la mise en place d’un cessez-le-feu en Syrie fin 2016. Cela montre que, dans le cas syrien comme dans d’autres, Moscou n’a pas de volonté d’exclure a priori le dialogue avec les Occidentaux. Dans le même temps, cet échec renvoie également à des interprétations diamétralement opposées de la situation sur le terrain : les capitales occidentales dénoncent les crimes du régime syrien et accusent la Russie de s’en rendre complice tandis que Moscou affirme soutenir l’État syrien contre les assauts de groupes terroristes dont la menace est loin de se cantonner à ce pays et à cette région. Mais si la Russie a gagné la guerre en Syrie, gagner la paix s’avère beaucoup plus difficile : d’une part, le régime syrien, malgré sa dépendance envers le protecteur russe, reste un partenaire difficile, particulièrement quand il s’agit de faire évoluer le système politique ; d’autre part, la Russie n’est pas en mesure d’assurer la reconstruction du pays et compte pour cela sur la participation des monarchies arabes et des Européens. Mais les unes comme les autres restent très réticentes à renouer avec Damas, a fortiori avec la menace des sanctions américaines. Aussi, le pays risque-t-il de rester dans une situation d’instabilité contrôlée, à l’image du voisin irakien, ce qui aurait l’inconvénient de banaliser l’intervention russe en la faisant ressembler, dans ses résultats, aux interventions occidentales dans la région alors même que Moscou se présente comme un acteur nouveau avec une approche qui prendrait le contre-pied de « l’impérialisme occidental ».
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La Russie en Méditerranée et en Afrique : une puissance d’équilibre ? En échange de son soutien au régime Assad, la Russie a obtenu la concession de deux bases militaires en Syrie dont Moscou a entrepris d’élargir les capacités. La base navale de Tartous lui permet de maintenir une flotte permanente en Méditerranée et l’aéroport de Hmeimim peut désormais accueillir des bombardiers stratégiques. Ces bases, et les moyens de défense antiaérienne qui les protègent ainsi que la présence de troupes dans plusieurs autres régions de Syrie, contribuent à accroître singulièrement l’empreinte militaire russe en Méditerranée orientale. C’est ainsi que les navires militaires russes jouent également un rôle dans la sécurisation des approvisionnements syriens en escortant les navires pétroliers iraniens qui se rendent en Syrie malgré les embargos décrétés de manière unilatérale par les Occidentaux. Moscou bénéficie également d’une présence militaire en Libye où les mercenaires de la société militaire russe Wagner appuient les troupes de l’Armée nationale libyenne du maréchal Khalifa Haftar. Dans le même temps, le Kremlin s’est rapproché de l’Égypte du maréchal Sissi avec laquelle la coopération militarotechnique s’est singulièrement intensifiée. Enfin, Moscou peut compter sur sa proximité avec l’Algérie qui a commencé à l’époque où le FNL était soutenu par l’Union soviétique et qui a perduré en raison de l’hostilité d’Alger vis-à-vis de l’OTAN. L’activisme russe en Méditerranée bénéficie de deux évolutions majeures : une présence américaine en baisse du fait du transfert d’une partie des moyens vers l’Asie-Pacifique et l’autonomisation de la Turquie qui génère des tensions au sein de l’OTAN, en particulier avec la France. La Méditerranée est dès lors le seul espace maritime « extérieur » où la Russie a réellement accru son empreinte militaire. Il reste que cet activisme méditerranéen participe d’un jeu d’équilibre des puissances dans la région et non d’une quelconque volonté hégémonique dont la Russie n’a de toute façon pas les moyens. Tout comme en Méditerranée, la Russie profite en Afrique d’un certain désengagement occidental illustré par le retrait partiel des soldats français déployés au Sahel. Moscou exploite également le ressentiment d’une partie des Africains envers l’attitude jugée néocoloniale des puissances européennes. Le « retour » de la Russie en Afrique est relativement complémentaire de la montée en puissance chinoise : en effet, la Chine investit principalement le terrain éco nomique et les infrastructures tandis que la Russie avance
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en Afrique en premier lieu au travers des coopérations sécuritaires. De plus, les investissements chinois s’orientent en priorité vers l’Afrique australe et subsaharienne tandis que Moscou avance ses pions à partir de l’Afrique du Nord. Enfin, face à la montée en puissance de Pékin sur le continent, les capitales africaines ont intérêt à diversifier leurs partenariats, ce qui peut permettre à la Russie de jouer un rôle de puissance d’équilibre entre Chinois et Occidentaux. Le retour de la Russie en Afrique a été illustré en octobre 2019 par la tenue à Sotchi du premier sommet Russie-Afrique. Sur le terrain, c’est la coopération sécuritaire russe avec la Centrafrique qui a suscité le plus de commentaires et provoqué l’hostilité affichée de la France qui y voit une intrusion dans son pré-carré. Ces préventions sont alimentées par les zones d’ombre concernant le statut et le nombre exact de militaires russes envoyés sur place ainsi que leur rôle précis sur le terrain. Pour Moscou, il s’agit d’instructeurs (officiellement au nombre de 1 200 hommes) qui doivent former les forces centrafricaines afin de les aider à réaffirmer la souveraineté de Bangui dans un contexte de guerre civile larvée. Ils sont également chargés d’assurer la sécurité du président centrafricain. Mais la presse française les présente comme des membres du groupe paramilitaire Wagner, accusés d’être impliqués directement dans les combats et de participer à des opérations affairistes14. En Centrafrique, ce sont à l’inverse des intérêts français qui sont accusés de soutenir la rébellion sur fond de refroidissement sans précédent des relations avec Paris. Ainsi, alors que la présence russe en Libye a été plutôt bien tolérée par Paris, en quête de contrepoids à l’influence turque, la montée en puissance de la présence militaire russe en Centrafrique a conduit à rajouter un motif de friction entre Paris et Moscou, chacune des deux capitales reprochant en substance à l’autre de soutenir des forces hostiles dans sa sphère d’influence propre. Cependant, le projet d’implantation militaire le plus ambitieux de la Russie en Afrique est la création d’une base navale au Soudan. Un accord signé avec Khartoum prévoit le déploiement de navires militaires russes à Port-Soudan pour une durée de 25 ans. La création de cette base au milieu de la mer Rouge permettrait à la Russie de renforcer sa présence dans une région stratégique alors que les autres puissances (France, États-Unis, Chine, Japon) sont implantées à Djibouti dans une curieuse cohabitation. Mais les nouvelles autorités soudanaises, qui ont amorcé un rapprochement avec les États-Unis, semblent subir des pressions occidentales pour revenir
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sur les termes de l’accord. Il faut dire que ce projet de base russe touche au contrôle des voies maritimes internationales, un domaine où les États-Unis souhaitent garder le plus longtemps possible leur hégémonie absolue.
L’impératif de la parité stratégique La volonté de créer un rapport de force conduisant à une prise en compte des intérêts russes est un facteur explicatif important de l’activisme russe sur la scène internationale. Cette approche est particulièrement prégnante dans le domaine de la stabilité stratégique. Les accords de réduction des armements avec les États-Unis ont le double avantage de placer la Russie sur un pied d’égalité avec la puissance américaine et de limiter les risques de course aux armements alors même que l’objectif de Moscou est de maintenir sa capacité de dissuasion tout en investissant dans ses forces conventionnelles. Or, dès le début des années 2000, Washington souhaite consolider son hégémonie mondiale en remettant en cause les accords de désarmement nucléaires qui limitent sa marge de manœuvre, raison pour laquelle les États-Unis se retirent du traité ABM15 (Anti-Ballistic Missile) en décembre 2001. L’objectif de Washington est de construire un bouclier anti-missile global qui lui permette potentiellement une frappe en premier sans capacité de réponse pour ses adversaires ce qui risquerait de rendre caduque la capacité de dissuasion russe. Devant ce danger pour la sécurité nationale, le Kremlin a relancé le développement de nouvelles armes censées contrecarrer tout processus de déséquilibre stratégique russo-américain, voire de donner à la Russie de l’avance dans certains domaines (comme celui des missiles hypersoniques). Mais l’OTAN voit dans la modernisation des vecteurs nucléaires russes une preuve de l’agressivité du Kremlin, ce qui permet à l’alliance de justifier la politique américaine de détricotage des traités de désarmement. Il faut dire que les autorités russes font face à des interlocuteurs jugés hostiles aux États-Unis, où il existe un consensus bipartisan sur la Russie, et même à l’absence d’interlocuteurs en Europe qui continue de s’aligner sans réserve sur les initiatives américaines les plus douteuses pour la sécurité du continent. C’est ainsi que le retrait américain du Traité sur les Forces nucléaires intermédiaires (FNI) en février 2019, pour lequel Moscou escomptait des réserves européennes a, au contraire, été facilement validé par l’OTAN, y compris par Paris, malgré les réserves d’usages.
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Selon Isabelle Facon, la Russie « estime avec constance, et un agacement perceptible, que les pays européens sont irrémédiablement incapables d’autonomie stratégique à l’égard des États-Unis et qu’ils refusent de prendre leurs responsabilités face à la dégradation de la situation stratégique et internationale16 ». Washington a poursuivi dans ce sens en se retirant en mai 2020 du Traité Ciel ouvert qui permettait des vols de surveillance au-dessus du territoire des États signataires. Cependant, l’arrivée de Joe Biden au pouvoir semble correspondre à une relance du dialogue américano-russe sur les questions stratégiques, ce qui est en soi une première victoire pour Moscou. Cela pourrait permettre, en cas de rapprochement des positions respectives, d’enrayer le début de course aux armements qui pourrait très vite se transformer en fardeau financier pour la Russie. Après avoir prolongé pour cinq ans l’application du Traité New Start17 sans préconditions, comme le demandait Moscou, la nouvelle administration américaine a lancé des consultations sur les questions stratégiques avec la Russie dont les premières séances de travail ont débuté dès l’été 2021. Mais la reprise du dialogue stratégique avec Washington se fait dans un contexte bien différent des décennies précédentes avec, en toile de fond, la montée en puissance de la Chine. Dans ces conditions, si le dialogue bilatéral a au moins le mérite de faire baisser la tension russo-américaine et de confirmer aux yeux de Moscou la parité stratégique avec Washington, il risque d’atteindre rapidement ses limites sans une participation de Pékin… qui ne souhaite pas y participer, refusant pour le moment tout engagement contraignant. Un défi pour Washington mais aussi pour Moscou.
Grand-Jeu : l’épilogue afghan La reprise du dialogue stratégique russo-américain a lieu dans le contexte du retrait américain d’Afghanistan. Dans le Grand-Jeu qui oppose les puissances anglo-saxonnes à la Russie depuis la fin du xixe siècle, ce dernier épisode pourrait apparaître comme un retour au statu quo ante qui faisait de l’Afghanistan un État tampon en dehors des sphères d’influence. En réalité, le retrait américain ne se limite pas à l’Afghanistan et n’a pas débuté avec lui : les bases américaines en Asie centrale, installées à partir de 2001, avaient progressivement fermé sous la pression conjointe de Moscou et de Pékin. Et le Kremlin a veillé à ce que le retrait d’Afghanistan
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ne se transforme pas en retour des troupes américaines en Asie centrale, un scénario qui avait les faveurs du Pentagone. À cet égard, les manœuvres de grande ampleur organisées conjointement par la Russie, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan à la frontière afghane en août 2021 n’étaient pas seulement une adresse aux Talibans : elles témoignent de la volonté russe de réaffirmer son leadership dans la région face à Washington. Vladimir Poutine aurait d’ailleurs fait part de son opposition à la présence de troupes américaines en Asie centrale lors de sa rencontre avec Joe Biden. Dans tous les cas, avec l’effondrement du régime pro-américain à Kaboul, il n’est pas certain que les pays d’Asie centrale soient pressés de confier leur sécurité aux troupes américaines. Cependant, si cette situation permet à la Russie d’accentuer son retour en Asie centrale, elle pourrait aussi avoir un coût qu’il n’est pas sûr que Moscou soit prête à assumer seule, d’autant que la confrontation avec les structures occidentales autour de l’Ukraine reste prioritaire pour le Kremlin. Il semble cependant que Moscou se soit préparé depuis plusieurs années au retrait américain en multipliant les contacts avec les différents acteurs du conflit, singulièrement avec les Talibans. La Russie peut également compter sur la solidarité de la Chine, tout aussi préoccupée que Moscou par les risques de déstabilisation en provenance d’Afghanistan. En attendant, l’effondrement du régime afghan à la faveur d’un retrait américain chaotique, outre qu’il met en évidence que les troupes occidentales étaient perçues comme des forces d’occupation par une grande partie des Afghans, renforce singulièrement les positions diplomatiques russes. Non seulement Moscou apparaît à nouveau comme un interlocuteur important sur ce dossier, mais le Kremlin s’appuie sur l’échec occidental pour promouvoir sa vision des relations internationales. Moscou ne se prive donc pas de faire la leçon aux Occidentaux sur l’échec de l’interventionnisme et de l’importation du modèle institutionnel occidental. Pour le Kremlin, l’exemple afghan montre que les Occidentaux ne sont pas qualifiés pour en remontrer aux autres peuples, leur imposer leur modèle et interférer dans leurs affaires intérieures. Enfin, le départ des États-Unis est un signal inquiétant pour les régimes pro-occidentaux voisins de la Russie (avant tout en Géorgie et en Ukraine), un thème dont les médias russes se sont déjà emparés en prétendant que l’Amérique peut à tout moment les abandonner à leur tour. Face à ces assertions, Kiev et Tbilissi tentent de se rassurer en comptant sur le fait que, délesté du fardeau afghan, Washington aura plus de moyens à consacrer pour d’autres dossiers prioritaires
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comme l’affirme Joe Biden. Reste à savoir si l’Ukraine et la Géorgie font partie des priorités de « l’America first » version démocrate ou si la logique du retrait américain d’Eurasie se poursuivra. *** Le renouveau de l’armée russe est sans doute l’un des aspects les plus convaincants de la politique de puissance menée par le Kremlin. L’effort budgétaire en faveur des forces armées s’est accompagné d’une profonde réforme de leur structure et de leurs modes de fonctionnement. Le pouvoir politique est parvenu à surmonter des pesanteurs qui remontaient à la période soviétique tout en effaçant en partie les conséquences du sous-investissement de l’ère Eltsine. Le Kremlin en profite pour consolider le leadership russe dans l’étranger proche, effectuer une percée au Moyen-Orient grâce à l’intervention en Syrie et avancer ses pions en Afrique. Il s’agit aussi pour Moscou de maintenir la parité stratégique avec les États-Unis au risque de se laisser entraîner dans une course aux armements sur fond de montée en puissance de la Chine. De fait, l’utilisation accrue du hard power n’est pas sans risques d’effets contre-productifs et nécessite une articulation délicate avec les instruments du soft power.
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Soft power : de la difficulté de conjuguer puissance et influence
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a notion de soft power a été perçue négativement par les élites russes qui y ont vu avant tout une politique d’influence américaine destinée à dresser les sociétés contre les gouvernements en place. Pour le Kremlin, les révolutions de couleur sont l’exemple même d’un soft power occidental utilisé à des fins géopolitiques. De plus, les élites russes ont pu considérer la théorie du soft power comme une tentative de « désarmer » les adversaires de l’Amérique en laissant croire que l’influence culturelle se suffit à elle-même. Or, les États-Unis, qui représentent à eux seuls 40 % des dépenses militaires mondiales, font la démonstration du contraire. Aussi, contrairement aux élites européennes qui se sont longtemps bercées d’illusion sur la désuétude supposée de la puissance militaire, le Kremlin considère le soft power comme complémentaire du hard power, voire comme un prolongement de ce dernier. Dans ce cadre, l’approche des autorités russes comporte à la fois une dimension défensive et offensive : en premier lieu, il s’agit pour le Kremlin de limiter l’influence occidentale en Russie dans les domaines où cette influence est perçue comme une menace à la souveraineté du pays. Et c’est seulement en deuxième instance que la Russie déploie une diplomatie d’influence à l’étranger en tentant de s’approprier les méthodes et les instruments développés en Occident.
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La cyberpuissance russe : entre souveraineté numérique et stratégie d’influence Dans le domaine des nouvelles technologies de l’information (NTI), la Russie bénéficie d’une des meilleures écoles de programmation grâce notamment à l’excellence russe dans le domaine des mathématiques. Les programmeurs russes remportent régulièrement les compétitions internationales et certaines de leurs réalisations sont connues mondialement, à l’image de Tetris, le jeu le plus téléchargé de l’histoire, ou de la messagerie Telegram. Moins connu, mais tout aussi significatif, le principal langage de programmation pour les applications Android a été dénommé Kotlin par ses concepteurs russes en référence à l’île qui abrite la forteresse de Kronstadt au large de Saint-Pétersbourg… Mais c’est un autre aspect des compétences russes dans ce domaine qui fait le plus souvent les gros titres de la presse internationale : des attaques informatiques de grande ampleur sont régulièrement attribuées aux hackers russes qui seraient liés à la cybercriminalité ou aux services secrets. Néanmoins, le principal atout de la Russie dans le secteur des nouvelles technologies de l’information réside dans la création d’entreprises nationales dynamiques qui contribuent à la modernisation de l’économie russe et sont capables de rivaliser, sur le marché intérieur, avec les géants américains, permettant à la Russie d’être l’une des rares puissances à conserver une véritable autonomie dans ce domaine stratégique. Les autorités russes conçoivent le numérique à la fois comme une priorité pour la modernisation de l’économie mais aussi comme un défi majeur pour la souveraineté du pays. En effet, le réseau mondial de l’Internet reste largement contrôlé par les ÉtatsUnis, tant au niveau de la gouvernance (attribution des noms de domaine…) que du contrôle des infrastructures ou encore des principaux réseaux sociaux. Les maîtres mots de la stratégie russe sont souveraineté et influence. Une souverainisation de l’Internet russe à laquelle les autorités travaillent d’arrache-pied, tout en élaborant une stratégie d’influence à l’international.
L’atout principal du Kremlin : les « GAFAM russes » La Russie est le seul pays avec la Chine à disposer de solutions numériques indépendantes et performantes qui soient capables de concurrencer les GAFAM sur le marché intérieur.
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Dans de nombreux domaines (moteur de recherche, messagerie, réseaux sociaux, e-commerce, etc.), les plateformes russes parviennent même à dominer en Russie et à rayonner dans l’espace russophone. Plusieurs grands groupes des nouvelles technologies de l’information se sont constitués et ont mis en place des écosystèmes numériques : le groupe Mail.ru, du nom de la principale messagerie russe, offre de nombreux autres services (stockage de données, moteur de recherche intégré…) et affiche 100 millions de comptes et 46 millions d’utilisateurs actifs. Il revendique la cinquième place mondiale pour les services de messagerie électronique. Le groupe contrôle également les deux grands réseaux sociaux russes : Odnoklassniki (littéralement « camarades de classe ») aurait une audience de plus 70 millions de personnes. Spécialisé dans la publication de vidéos en ligne, il est particulièrement populaire dans l’espace russophone en ce qu’il permet de retrouver d’anciens condisciples éparpillés dans l’ex-Empire soviétique et au-delà. Vkontakte, souvent désigné comme le Facebook russe, a été créé par Pavel Dourov avant d’être racheté par le groupe Mail.ru, dans ce qui a été perçu comme une reprise en main par une entreprise proche du Kremlin. C’est le réseau le plus populaire dans l’espace russophone : il annonce 97 millions d’utilisateurs par mois et propose de nombreux services (paiements électroniques, téléchargement de musique, organisation de concerts en ligne, etc.). Le groupe contrôle le service de jeux en ligne My.game, sans doute le plus internationalisé, qui compterait 740 millions de joueurs dans le monde. Le deuxième grand acteur de l’Internet russe est le groupe Yandex, du nom du moteur de recherche le plus utilisé sur l’Internet russophone (il représente près de 60 % des recherches sur le Runet1.) C’est en réalité l’acteur le plus dynamique du cyberespace russe et la première capitalisation du secteur, à hauteur de 23 milliards de dollars en 2021, une cotation qui a triplé en cinq ans. La réussite du groupe Yandex tient sans doute à la grande cohérence de l’élargissement des services, qui sont tous accessibles à partir du moteur de recherche. En dehors de la recherche en ligne, dans laquelle le groupe a investi 1,5 milliard de dollars ces trois dernières années, les principales activités du groupe sont l’e-commerce (Yandex.Market) ainsi que Yandex.Taxi (équivalent russe d’Uber) qui est présent dans 18 pays. Le groupe développe également des services de livraison à domicile qui connaissent une forte croissance à la faveur de la crise sanitaire. Depuis 2017, la compagnie développe des voitures autonomes qu’elle teste en Russie, aux États-Unis et en Israël.
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Le groupe Sberbank, la plus grande banque du pays, contrôlée par l’État et dirigée par l’ancien ministre de l’Économie German Gref, a également décidé de diversifier ses activités en construisant un écosystème numérique. La Sberbank s’appuie sur l’avantage que lui procurent ses services bancaires en ligne pour développer d’autres services proposés sur ses plateformes numériques (e-commerce, médecine en ligne, livraisons à domicile, vidéos à la demande ou encore stockage de données). Mais, bien que le chiffre d’affaires de ces activités en ligne augmente de façon exponentielle, elles ne sont pas encore rentables dans un contexte russe particulièrement concurrentiel. C’est d’ailleurs sans doute le seul secteur où la Russie dispose d’un niveau de concurrence supérieur à l’Occident, où les tendances monopolistiques des géants américains étouffent l’émergence de nouveaux acteurs. C’est un gros avantage pour les consommateurs russes ainsi que pour l’innovation dans ce domaine en Russie, mais cela pourrait limiter la capacité des groupes russes à disposer de suffisamment de moyens pour s’internationaliser. La Banque centrale russe s’inquiète d’ailleurs de l’appétit des banques russes pour la construction d’écosystèmes numériques qui pourrait leur faire perdre de vue leur fonction bancaire principale et conduire à des risques financiers importants, raison pour laquelle elle souhaite restreindre la proportion de leurs actifs mobilisée dans ce secteur. La force des acteurs russes dans le domaine de l’économie numérique est illustrée à la fois par leur domination dans la plupart des secteurs du numérique sur le marché russe et par la nécessité pour les acteurs internationaux de s’allier à des compagnies russes pour pouvoir se maintenir sur ce même marché. C’est ainsi que l’Américain Uber, qui s’est implanté en Russie en 2014, y a trouvé une situation bien différente de celle rencontrée dans les pays occidentaux où il est en position dominante : la concurrence en Russie s’est avérée telle que la compagnie américaine a préféré fusionner ses activités, dans l’ensemble de la CEI, avec son concurrent russe Yandex.Taxi, qui a obtenu près de 60 % de la co-entreprise et met en œuvre une politique de rachat progressif des parts de son partenaire américain. Quant au géant chinois Alibaba, il a également décidé de s’allier à des acteurs russes pour s’implanter durablement sur un marché du commerce en ligne russe là aussi très concurrentiel : AliExpress Russie est une co-entreprise sino-russe contrôlée à 55 % par le groupe chinois, le reste étant détenu par Megafon (télécommunications), le groupe Mail.ru et le Fonds russe pour les investissements directs. En effet, Alibaba fait face en Russie à deux acteurs russes du
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e-commerce déjà bien implantés : le groupe Ozon créé en 1998, longtemps décrit comme l’équivalent russe d’Amazon, ainsi que le site de commerce en ligne Wildberries, plus récent mais en forte croissance. La trajectoire de Wildberries s’apparente à une success-story à l’américaine et illustre le dynamisme russe dans ce domaine : l’entreprise a été fondée en 2004 à l’initiative de Tatiana Bakaltchuk, ancienne professeur d’anglais, qui cherchait à arrondir ses fins mois en vendant des produits par correspondance. Elle est désormais la seconde femme la plus riche de Russie alors que Wildberries connaît un succès fulgurant en Russie et dans les pays voisins avec un chiffre d’affaires qui atteint 6 milliards de dollars en 2020, soit une augmentation de 96 % sur un an2. Et si Ozon concentre ses activités sur le marché russe, Wildberries a débuté son expansion sur les marchés occidentaux (Europe, États-Unis). Cette expansion au-delà de l’espace russophone marque une nouvelle étape pour le développement des acteurs de l’Internet russe qui, à l’exception des éditeurs d’antivirus (Kaspersky, Doktorweb), ont rarement franchi l’étape de la conquête du marché mondial. La réussite des grandes entreprises russes de l’Internet est aussi liée à une relation dans l’ensemble constructive avec les autorités. Elles jouent un rôle important dans la définition de la politique à mener au travers d’organes consultatifs qui leur permettent d’orienter la législation dans ce domaine. La priorité accordée par le Kremlin à l’industrie numérique a été confirmée en 2020 par Vladimir Poutine qui a décidé d’accorder d’importants avantages fiscaux au secteur de l’électronique et des nouvelles technologies de l’information : baisse des charges patronales de 14 à 7,6 % et, surtout, de l’impôt sur les bénéfices de 20 à 3 %. Néanmoins, les avantages accordés par le Kremlin à l’industrie numérique, y compris par une forme de protectionnisme face aux concurrents étrangers, s’accompagnent d’une volonté de contrôle. Celle-ci s’est d’abord exprimée dès le début des années 2010 par le rachat de plusieurs acteurs indépendants par les grands groupes proches du Kremlin. Elle s’est ensuite traduite par un activisme législatif et réglementaire tentant d’établir un contrôle toujours plus étroit sur l’Internet russe.
La construction d’un « Internet souverain » Depuis la période soviétique, les autorités russes étaient sensibles aux risques d’espionnage induits par l’importation de matériels informatiques et de logiciels étrangers, tout particulièrement occidentaux, qui peuvent recéler la présence de « portes dérobées », vecteurs potentiels de pénétration dans les systèmes russes. Les révélations d’Edward
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Snowden, dont la Russie a accepté d’assurer la protection en lui octroyant l’asile, n’ont fait que renforcer la conviction du Kremlin de l’ampleur de la menace en termes de souveraineté. Plus largement : « Moscou critique […] la suprématie américaine sur la gestion d’Internet : non seulement les grandes compagnies de la Silicon Valley doivent transmettre les informations sur leurs usagers quand elles leur sont demandées par les instances américaines, mais les principaux serveurs du Cloud et de tous les domaines en .com, .org, etc. sont basés sur le territoire américain3. »
Les autorités russes veulent à la fois se prémunir de la menace de « révolutions Facebook », mais aussi restreindre la capacité des puissances extérieures à collecter les données sur les réseaux russes et ce, en privilégiant les solutions proposées par l’industrie numérique nationale. Cette volonté, qui concerne plus largement la maîtrise de l’espace informationnel russe a été, formalisée au travers d’un programme étatique intitulé « Société de l’information » pour la période 2011-2020. La construction d’un Runet (Internet russe) souverain « vise à construire un réseau entièrement indépendant du réseau de l’Internet mondial sur l’ensemble de sa structure (depuis la couche matérielle du réseau jusqu’à sa couche applicative)4 ». Elle fait donc partie d’une stratégie plus large de souveraineté numérique qui implique notamment le développement d’applications russes (systèmes d’exploitation, logiciels, réseaux sociaux, etc.) qui puissent donner à la Russie une capacité souveraine dans l’ensemble du domaine informationnel et des réseaux de télécommunication. Il s’agit notamment de russifier l’ensemble des applications utilisées en Russie dans les secteurs jugés stratégiques (administrations, industrie de défense, grandes corporations étatiques…) afin d’assurer la « cybersouveraineté » du pays. C’est ainsi que les ministères de force (FSB, ministères de la Défense et de l’Intérieur) et certaines administrations utilisent désormais des systèmes d’exploitation russes développés à partir de Linux. Les autorités russes ont dès lors multiplié les actes législatifs destinés à réguler l’Internet russe, avec à la fois une volonté claire de renforcer le contrôle étatique sur les contenus mais aussi de protéger les sociétés russes du secteur face aux géants américains. Depuis 2014, la loi russe oblige ainsi les plateformes à localiser les données personnelles des Russes sur des serveurs situés en Russie, ce qui a permis le développement de centres de données dans le pays. Une deuxième loi, adoptée en 2016, oblige les opérateurs à conserver pour une période définie l’ensemble des conversations téléphoniques, du trafic de l’Internet et du
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contenu des réseaux sociaux, et doit dans le même temps permettre aux services secrets russes (FSB) d’accéder à l’ensemble de ces données en cas de demande. La mise en application de cette loi, très controversée pour les risques d’atteinte à la vie privée qu’elle comporte, a notamment conduit à un conflit entre les autorités russes et Pavel Dourov qui refusait de leur communiquer les clés de chiffrement de la messagerie Telegram. Enfin, une nouvelle loi adoptée en juin 2021 oblige les entreprises étrangères de l’Internet ayant une audience quotidienne supérieure à 500 000 utilisateurs russes à ouvrir une entité juridique en Russie qui puisse répondre d’éventuelles infractions à la législation russe : c’est le cas de Facebook, Instagram, Twitter ou Tiktok pour les réseaux sociaux, de YouTube et Twitch pour l’hébergement de vidéos ou encore des messageries instantanées WhatsApp et Telegram ou bien des sites de distribution en ligne (Amazon, Ikea…). En cas de non-respect, la loi prévoit un éventail de sanctions allant du ralentissement des services au blocage complet en passant par l’interdiction de contenus publicitaires destinés aux utilisateurs russes. Les autorités russes reprochent officiellement aux géants américains de censurer certains sites russes tout en laissant se diffuser des contenus faisant l’apologie de la drogue ou du suicide. Estimant que les géants américains du Net font preuve de mauvaise volonté et ne respectent pas la législation russe, elles ont déjà appliqué des sanctions à l’encontre de Twitter (ralentissement du fonctionnement de la plateforme) et multiplié les amendes à l’encontre de Google. Les opposants au pouvoir russe dénoncent quant à eux des mesures qui visent à restreindre la liberté d’expression dans un contexte de crispation des autorités v is-à-vis de la contestation politique. En réalité, la version russe de la régulation de l’Internet se situe, comme dans beaucoup de domaines, à mi-chemin entre les dispositions prises en Europe et celles adoptées par la Chine. La Russie partage avec l’Europe la présence des géants américains de l’Internet qui bénéficient d’une audience importante sur le Runet (c’est particulièrement le cas de YouTube). Les autorités russes tentent avec plus ou moins de succès de leur faire respecter la législation russe et de restreindre leurs tendances hégémoniques et monopolistiques. Mais à la différence de l’Europe, largement impuissante dans ce domaine, la Russie peut s’appuyer sur des champions nationaux présents dans tous les segments de l’Internet afin de rester autonome et de proposer des solutions alternatives aux internautes russes. Elle partage avec la Chine la volonté des autorités de construire un Internet souverain qui serait potentiellement en mesure de fonctionner en circuit fermé mais, contrairement à cette dernière, elle reste largement ouverte aux solutions occidentales. En réalité, la Russie
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est sans doute la seule puissance dans laquelle s’exprime une concurrence véritable entre les GAFAM et leurs équivalents locaux.
L’enjeu des infrastructures Dans le domaine des infrastructures, l’atout majeur de la Russie se nomme Transit Europe-Asia (TEA). Il s’agit d’un réseau câblé qui relie l’Europe à l’Asie par le territoire russe et qui est la seule alternative continentale aux réseaux câblés marins très majoritairement contrôlés par les firmes américaines. Le TEA permet des communications plus rapides entre les capitales européennes et asiatiques que par les voies alternatives océaniques. De plus, elle donne à la Russie une forme de centralité car la Chine, le Japon et surtout les républiques de l’étranger proche (ces dernières n’ayant souvent pas d’alternative) y sont connectés à partir du territoire russe. Enfin, ce réseau offre une qualité de connexion très élevée à un grand nombre de régions russes, y compris en Sibérie. Et, bien entendu, les masses d’informations qui y transitent peuvent présenter un fort intérêt pour les services secrets russes. L’existence de ce réseau international sur le territoire russe peut être un facteur explicatif, parmi d’autres, du caractère relativement ouvert de l’Internet russe par rapport à son équivalent chinois par exemple. Néanmoins, les autorités russes travaillent depuis plusieurs années à réorganiser les connexions internationales du réseau russe afin de permettre au Runet de fonctionner à terme en vase clôt. Il s’agit officiellement pour le Kremlin de permettre à un réseau désormais vital pour le fonctionnement de l’économie de continuer à fonctionner même en cas de conflit menant à des attaques informatiques de grande ampleur, voire à une « déconnexion » du pays. Formalisé par une loi sur l’Internet souverain datant de 2019, cette politique est dénoncée par ses opposants comme une tentative supplémentaire de contrôler les contenus de l’Internet russe. Les autorités russes continuent donc d’investir dans les infrastructures physiques avec l’objectif de disposer d’un réseau suffisamment puissant et structuré pour fonctionner de manière autonome. Ainsi, en février 2021, Rostelecom a achevé la pose d’un câble sous-marin de fibre optique permettant de relier le territoire russe à l’enclave de Kaliningrad afin de ne pas dépendre des voisins baltes et polonais pour les liaisons avec l’enclave russe. En août 2021, la Russie a commencé un projet autrement plus ambitieux en lançant la pose d’un câble sousmarin de 12 600 kilomètres qui doit relier d’ici 2026 Mourmansk à Vladivostok en longeant les côtes arctiques. Cette liaison permettra de
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contribuer à la connectivité des territoires arctiques (villes, installations pétrolières…) et les ports et autres installations stratégiques le long de la route maritime du Nord. En outre, la Compagnie des chemins de fer russes (RZD) a lancé, en juin 2021, la première ligne quantique entre Moscou et Saint-Pétersbourg. Il s’agit d’une nouvelle technologie qui permet une communication rapide et ultra-sécurisée dans laquelle la Chine a une longueur d’avance en termes d’infrastructures. Sur le modèle chinois, la Russie compte mettre en place un réseau de lignes quantiques de plus de 7 000 kilomètres d’ici 2024. Cependant, dans le domaine des nouvelles technologies, la principale faiblesse russe réside dans sa capacité de fabrication de composants électroniques qui sont en réalité massivement importés. Depuis le début des années 2000, les autorités russes ont entrepris de soutenir le secteur électronique au travers de plusieurs programmes pluriannuels. Moscou tente de garder des compétences dans ce domaine, à l’exemple du développement du processeur Elbrous. En 2020, le gouvernement a également annoncé une multiplication par dix du soutien financier aux entreprises de l’électronique russe.
Une cyberpuissance offensive ? À l’international, la Russie est souvent accusée de mener des actions de cyberespionnage agressives. Plusieurs actions spectaculaires ont été attribuées par les États-Unis aux services secrets russes : en 2020, les pirates informatiques ont réussi à s’introduire dans les réseaux informatiques de grandes entreprises et d’administrations américaines (dont le Trésor américain, le Département de la Sécurité intérieure ou encore le Pentagone) en installant une « porte dérobée » à l’intérieur d’un logiciel de la firme américaine SolarWinds. Décrite par Microsoft comme « une des intrusions les plus longues et les plus sophistiquées de la décennie5 », elle a permis aux pirates informatiques d’espionner plusieurs milliers d’entités pendant près d’un an. Mais, alors que l’attribution d’attaques informatiques est particulièrement complexe tant les pirates ont des moyens de brouiller les pistes, la Maison Blanche a officiellement désigné le service de renseignement extérieur russe (SVR) comme étant à l’origine de cette attaque. Cette affaire a fait partie des arguments avancés par Joe Biden pour annoncer en avril 2021 l’expulsion de dix diplomates russes, des sanctions contre la dette émise par la Russie ainsi que des sanctions à l’encontre de six sociétés technologiques russes. Une façon d’éliminer au passage des concurrents russes dans ce secteur stratégique.
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La particularité de la situation dans le cyberespace est que les États évitent en général d’attribuer officiellement les attaques informatiques en préférant une approche plus discrète pour régler les différends dans cette sphère. Le fait que la Russie soit régulièrement accusée par les États-Unis participe de la tension entre les deux pays. Il est difficile de savoir si cela renvoie à un activisme particulièrement important des acteurs russes à l’encontre des États-Unis qui obligerait ces derniers à rendre publiques ces attaques ou bien si cela relève de la volonté de pointer du doigt la Russie dans le contexte plus large de dégradation des relations bilatérales. Cependant, le statut de cyberpuissance de la Russie a été confirmé indirectement en juillet 2021 à l’occasion du scandale des écoutes téléphoniques organisées par plusieurs États grâce au logiciel Pegasus. En effet, la société israélienne NSO aurait interdit à ses clients d’utiliser son logiciel espion Pegasus sur des numéros de smartphones de quatre grands pays (États-Unis, Chine, Russie et Royaume-Uni). Cette interdiction range la Russie parmi les grandes puissances du renseignement cyber en capacité d’apporter une réponse forte et dissuasive dans ce domaine, contrairement aux pays membres de l’Union européenne qui, à l’exemple de la France, n’ont pas bénéficié de cette mesure. Dans tous les cas, le fait que la cybersécurité ait fait partie des priorités du premier sommet entre Joe Biden et Vladimir Poutine organisé à Genève en juin 2021 semble indiquer que la Maison Blanche est réellement préoccupée par les capacités russes en la matière et souhaiterait établir des règles du jeu a minima. Depuis, les contacts russo-américains se sont poursuivis et ont semble-t-il déjà donné des résultats avec la « disparition » de groupes de pirates informatiques russes. En effet, outre la détermination de la provenance géographique, la difficulté réside en plus dans l’existence d’une importante cyber criminalité internationale qui agit pour son propre compte mais peut également mener des attaques pour le compte de services de renseignement, ce qui permet de brouiller un peu plus les pistes. La cybercriminalité russophone étant semble-t-il particulièrement active et inventive, la Russie est souvent montrée du doigt. Néanmoins, si les méfaits des hackers russophones sont vus comme une menace par les pays occidentaux, la cybercriminalité est un problème croissant pour l’économie russe elle-même, ce qui peut pousser Moscou à une meilleure collaboration avec les Occidentaux dans ce domaine. De plus, les États-Unis bénéficient en principe de moyens d’action autrement plus importants que Moscou dans le domaine du cyberespionnage, ce qui peut aussi pousser les autorités russes à trouver un modus vivendi avec Washington.
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Il est symptomatique qu’au moment où les États-Unis et la Russie ébauchent une coopération dans le domaine de la cyber sécurité, Washington et ses alliés aient décidé pour la première fois de dénoncer les activités de cyberespionnage menées par la Chine (piratage du service de messagerie Exchange de Microsoft). Il pourrait, là encore, s’agir d’un premier signe de détente russo-occidentale associé à un durcissement de la relation entre la Chine et l’Occident, même si Washington s’est gardé de prononcer des sanctions contre Pékin, contrairement à ce qui s’était passé dans le cas des attaques russes. Que ce soit la messagerie électronique (Mail.Ru), les moteurs de recherche (Yandex), les réseaux sociaux (VKontakte) ou le commerce électronique (Wildeberries, Ozon), les solutions russes dominent l’Internet russe aux dépens de leurs équivalents occidentaux. Ne disposant pas de la force de frappe des géants chinois de l’Internet, ni du même degré de protectionnisme, les entreprises russes du numérique permettent néanmoins à Moscou de rester autonome dans ce domaine stratégique. Au travers de l’Internet russophone, la Russie dispose d’un puissant instrument d’intégration du territoire russe, d’un réseau reliant le pays à sa « diaspora » mondialisée, mais aussi d’une capacité d’influence certaine sur les populations de l’étranger proche qui l’utilisent majoritairement. Pourtant, à l’international, la Russie est plutôt connue pour les problèmes de cybercriminalité et d’espionnage, ce qui contribue à renforcer l’image d’une puissance source d’insécurité pour l’Occident. C’est un frein important pour les entreprises russes qui souhaitent s’internationaliser et font face à des mesures protectionnistes qui peuvent prendre la forme de sanctions (Ukraine, États-Unis). Cependant, le dialogue engagé avec les États-Unis sur les questions de cybersécurité pourrait permettre au Kremlin de s’imposer comme un partenaire incontournable dans la nouvelle hiérarchie des puissances numériques.
Politique d’influence : entre Eurasie, « monde russe » et étranger lointain « Il ne faut s’y tromper : dans le domaine de l’influence sur l’opinion publique, […] l’Europe est beaucoup plus forte et active que nous. » Nikolaï Danilevsky, La Russie et l’Europe, 1869.
Les élites russes sont depuis longtemps conscientes des difficultés du pays à mener une politique d’influence à armes égales avec le monde
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occidental qui est prescripteur en la matière depuis plusieurs siècles. Dès lors, la tentation russe est de fermer le pays aux influences extérieures, tout en menant une politique d’influence dirigiste reprenant les outils développés en Occident. Mais au sortir de l’URSS, non seulement la nouvelle Russie n’a plus d’idéologie à exporter, mais son image se dégrade à grande vitesse. La Russie est perçue comme une puissance au déclin irrémédiable, source d’instabilité et de corruption. Pour couronner le tout, avec la « sale guerre » en Tchétchénie, elle s’est mis à dos l’Occident et le monde arabo-musulman et s’est discréditée auprès de ses voisins postsoviétiques. À son arrivée au pouvoir, Vladimir Poutine souhaite inverser cette tendance en prenant le contre-pied de la période précédente : mettre fin au séparatisme tchétchène par la manière forte, puis utiliser la Tchétchénie de Ramzam Kadyrov comme un intermédiaire dans ses rapports avec le monde musulman ; réaffirmer le leadership russe en Eurasie et positionner la Russie en tant que puissance qui dispose de son propre système de valeur dans un monde multipolaire en formation. Pour ce faire, le Kremlin reprend une forme d’anti-impérialisme hérité de l’Union soviétique et mâtiné de valeurs traditionnelles : selon Jean de Gliniasty, « la Russie chevauche l’exaspération générale des États émergents ou en développement contre ce qu’ils ressentent comme une tentative, armée ou non, des Occidentaux pour imposer leurs valeurs. Elle développe une idéologie traditionaliste et conservatrice opposée à l’individualisme occidental mal compris dans de nombreux pays6 ». Dès lors, la politique d’influence russe, disposant d’une sorte de boîte à outils idéologique (souverainisme, respect des particularismes culturels, refus de l’universalisme occidental, etc.), se décline selon des modalités différentes dans trois directions principales : l’Eurasie, le monde russe et l’étranger lointain.
Le Kremlin : héraut des « valeurs traditionnelles » ? Le tournant conservateur du Kremlin est le plus souvent interprété sous le prisme des rapports avec l’Occident. Ce positionnement permet en effet au Kremlin de se rapprocher des mouvements populistes eurosceptiques et conservateurs, ce qui renvoie à l’objectif d’affaiblir l’Union européenne ou tout du moins de la réorienter vers un positionnement plus conforme aux intérêts russes. D’après Maxime Audinet, « ce discours représente, plus qu’un modèle idéologique exportable, un socle normatif destiné à installer la Russie dans une opposition structurante à “l’Occident libéral”, en capitalisant sur les mutations et
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les crises politiques que traversent ses sociétés7 ». Cependant, le crédo conservateur du Kremlin ne peut être réduit au seul objectif de développer un discours alternatif permettant de donner une dimension idéologique à l’opposition russo-occidentale. La défense des valeurs traditionnelles et la mise en avant d’une identité eurasiatique sont également censées rassembler les principales composantes ethnoreligieuses de la société russe (slaves et turcophones, orthodoxes et musulmans). Il s’agit de proposer un dénominateur commun capable de contrer l’islamisme radical tout comme le nationalisme ethnique russe, deux tendances qui s’alimentent mutuellement et menacent la cohésion de la Fédération de Russie. Ainsi, le tournant conservateur du Kremlin a une double visée interne et externe qui se complète : il s’agit d’assurer à la Russie une cohésion identitaire, idéologique et sociétale autour de la défense des valeurs traditionnelles contre la postmodernité occidentale. Pour ce faire, le Kremlin s’appuie sur l’orthodoxie en tant que religion majoritaire, porteuse d’une éthique chrétienne opposée au « relativisme moral » occidental, tout en donnant des gages à une communauté musulmane de Russie en forte croissance (dynamisme démographique des peuples du Caucase du Nord, immigration en provenance d’Asie centrale). C’est ainsi qu’en 2015, l’inauguration à Moscou de la « plus grande mosquée d’Europe », qui peut accueillir jusqu’à 10 000 fidèles, a eu lieu en présence des dignitaires religieux et des chefs des républiques musulmanes de Russie mais aussi des présidents Poutine et Erdogan, et de nombreux représentants étrangers. Une façon parmi d’autres pour le Kremlin de mettre en scène sa volonté de rapprochement avec le monde arabo-musulman. En interne, le nouveau cours conservateur du Kremlin s’est traduit en 2013 par l’adoption d’une loi interdisant la propagande de l’homo sexualité auprès des mineurs. Il a été amplifié en 2020 par l’inscription dans la nouvelle constitution russe de la croyance en Dieu, de la défense des valeurs familiales traditionnelles ainsi que du mariage défini comme étant l’union entre un homme et une femme. Néanmoins, souvent mise en exergue par les partisans du Kremlin comme par ses contempteurs à l’étranger, la dimension conservatrice de la politique de Vladimir Poutine est souvent surévaluée dans ses traductions pratiques : la société russe est largement sécularisée, connaît des taux de divorce et d’avortement parmi les plus élevés au monde, tandis que la gestation pour autrui, légale depuis plus de 25 ans, y est largement pratiquée. En termes de conservatisme, la Russie de Vladimir Poutine est donc très nettement distancée par la Pologne de Jaroslaw Kaczyński, pays membre de l’Union européenne avec lequel Moscou
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entretient par ailleurs des relations exécrables, ce qui illustre les limites du tournant conservateur en termes d’influence en Europe.
De l’Eurasie au monde russe L’étranger proche est en réalité le seul espace au sein duquel la Russie garde une influence majeure. Afin de tenter de la conserver, Moscou s’appuie en priorité sur les structures d’intégration régionale (CEI, Union eurasiatique). Outre les aspects économiques et politiques, l’intégration eurasiatique permet à la Russie d’exporter ses normes et de maintenir un espace culturel et linguistique intégré. Au-delà de l’intégration institutionnelle, l’existence de liens humains étroits (familles dispersées sur le territoire de l’ex-URSS…), qui sont perpétués grâce à l’intensification des échanges migratoires, est un puissant facteur de maintien d’un espace culturel et linguistique commun entre la Russie et son étranger proche malgré les politiques de dérussification menées depuis les indépendances. L’une des raisons de la participation des voisins de la Russie à la CEI et à l’Union eurasiatique réside d’ailleurs dans le régime sans visa instauré entre les États membres. Plus largement, Moscou garde une influence culturelle considérable sur son étranger proche grâce à la puissance des médias et du showbusiness russe. Paradoxalement, la Russie continue de jouer le rôle d’inter médiaire entre la culture occidentale et celle de ses voisins. C’est ainsi que le rap, le hip-hop ou les blogueurs russes donnent le ton auprès d’une bonne partie de la jeunesse postsoviétique. Cependant, le Kremlin a pris conscience que l’intégration eurasiatique permet certes de maintenir des liens forts avec les États voisins, mais qu’elle n’accorde aucune place particulière aux Russes et russophones de l’étranger qui forment une des « diasporas » les plus nombreuses au monde. En effet, à l’émigration blanche se sont ajoutés les quelque 25 millions de Russes qui se sont retrouvés à l’étranger quand les anciennes républiques soviétiques ont déclaré leur indépendance. Afin de conceptualiser et de structurer une politique visant à renforcer les liens entre la Russie et ses « compatriotes à l’étranger », Vladimir Poutine s’est approprié le concept englobant de « monde russe » (russky mir). Ce concept a été popularisé à la fin des années 1990 par plusieurs universitaires et idéologues russes (principalement Piotr Chedrovitsky) afin de désigner l’ensemble des communautés de culture et de langue russes qui vivent en dehors des frontières de la Russie, que ce soit du fait de l’éclatement de l’URSS ou au travers de différentes
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vagues d’émigration (émigration blanche après la révolution de 1917, dissidence soviétique, émigration économique postsoviétique). Le « monde russe » se déploie autour de son noyau – la Russie – en plusieurs cercles concentriques qui se recoupent partiellement. Au niveau géographique, le premier cercle correspond à l’étranger proche (ex-républiques soviétiques) où se concentre l’essentiel des Russes et des russophones ; le deuxième cercle renvoie à l’Europe et à l’espace méditerranéen : descendants des « Russes blancs », notamment en France, importantes communautés russophones en Allemagne (émigration postsoviétique), en Israël (plus d’un million de personnes) ou encore à Chypre. Le troisième cercle correspond au reste du monde (communautés plus disparates aux États-Unis, en Amérique du Sud, ou en Australie…). On peut également distinguer plusieurs cercles ethnoculturels : le cœur du monde russe est constitué par les Russes « ethniques » auxquels viennent s’ajouter les Slaves de l’Est, majoritairement orthodoxes et russophones (Biélorusses, Ukrainiens) puis les populations postsoviétiques qui ont en partage la langue et la culture russes à des degrés divers.
L’orthodoxie au cœur du « monde russe » L’Église orthodoxe russe est au cœur du « monde russe » dans la mesure où le territoire canonique du Patriarcat de Moscou s’étend sur la majorité des républiques ex-soviétiques et qu’il tente de renforcer sa présence auprès des communautés russes émigrées pour lesquelles l’Église orthodoxe sert d’espace de socialisation et de référent identitaire avec une dimension diasporique. Le Patriarcat de Moscou a effectué d’importants progrès en ce sens : en effet, au sortir de l’URSS, la majorité des paroisses de la « diaspora » était rattachée au Patriarcat de Constantinople ou bien à l’Église orthodoxe russe hors frontières (une structure indépendante) du fait de la grande méfiance des Russes blancs vis-à-vis d’un Patriarcat de Moscou considéré comme inféodé au pouvoir soviétique. Mais en 2007, l’Église orthodoxe russe hors frontières est rentrée dans le giron du Patriarcat de Moscou sous la forme d’une structure autonome. Le fait que ce soit Vladimir Poutine, ancien officier du KGB, qui ait joué le rôle de facilitateur pour obtenir cette réconciliation, n’est pas le moindre des paradoxes et illustre le rapprochement entre une partie de l’émigration blanche et le Kremlin. Le mouvement de réunification de l’orthodoxie russe a été pratiquement achevé en 2019, lorsque les églises de tradition russe rattachées au Patriarcat de Constantinople ont à leur tour rejoint le Patriarcat
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de Moscou – un événement assez inattendu du fait de leur positionnement réputé plutôt critique vis-à-vis de l’Église russe contemporaine. À Moscou, on y a vu le symbole de la réconciliation entre les différentes composantes du monde russe qui s’étaient déchirées un siècle plus tôt lors de la guerre civile. Ce mouvement de consolidation de l’orthodoxie russe a renforcé la conviction du Kremlin qu’elle joue un rôle central dans le maintien de l’identité russe à l’étranger, raison pour laquelle elle est intégrée dans la stratégie d’influence culturelle russe : l’un des symboles les plus éloquents de cette approche n’est autre que le nouveau Centre culturel russe à Paris qui, inauguré en 2016, est dominé par les coupoles dorées de la cathédrale de la Sainte-Trinité, construite à grands frais pour l’occasion sur le quai Branly, non loin de la Tour Eiffel. Le « monde russe » et la construction eurasiatique sont donc deux pans relativement complémentaires de la politique d’influence russe. L’un donne un cadre conceptuel aux relations entre Moscou et sa « diaspora », l’autre a une dimension plus institutionnelle et permet à Moscou de maintenir une partie de ses voisins dans son aire d’influence. Cependant, la crise ukrainienne a révélé les limites de cette politique. En effet, une partie des voisins de la Russie soupçonnent désormais Moscou de vouloir instrumentaliser les communautés russophones pour justifier une politique d’ingérence. La défiance des élites nationales des voisins de la Russie, qui s’exprime depuis la fin de l’URSS vis-à-vis de l’ancienne métropole, n’a pu qu’être sensiblement renforcée par l’annexion de la Crimée et les ingérences russes dans le conflit ukrainien. Cette défiance se traduit non seulement par des restrictions visà-vis des droits linguistiques des russophones, mais a également des conséquences dans le domaine religieux. C’est ainsi que l’ancien président ukrainien Petro Porochenko a œuvré à la création d’une nouvelle Église ukrainienne en rupture avec l’orthodoxie russe. Pour ce faire, il est parvenu à convaincre le Patriarcat de Constantinople de soutenir « l’autocéphalie » de l’Église ukrainienne. Mais les résultats de la création de cette nouvelle structure n’ont pas été à la hauteur des espoirs du pouvoir ukrainien : en effet, le clergé de l’Église orthodoxe ukrainienne canonique (rattachée au Patriarcat de Moscou) a très majoritairement refusé de rejoindre la nouvelle Église, malgré les fortes pressions exercées par le pouvoir (arrestations de prêtres, perquisitions de lieux de cultes…). La nouvelle Église rassemble donc les structures préexistantes qui étaient déjà en rupture avec Moscou et ont été « légalisées » grâce à la reconnaissance de Constantinople,
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tandis que l’Église orthodoxe ukrainienne est restée majoritairement fidèle au Patriarcat de Moscou. L’initiative du président ukrainien Porochenko a donc encore aggravé les divisions au sein du pays et illustré à quel point la politique de rupture avec le « monde russe » est loin de faire l’unanimité dans son pays. Néanmoins, la décision de Constantinople ayant été perçue par l’Église orthodoxe russe comme une ingérence injustifiée dans ce qui relève de son territoire canonique, le Patriarcat de Moscou a rompu ses relations avec Constantinople. Cette crise entre les deux grandes capitales de l’orthodoxie met à mal la volonté du Kremlin de se positionner en tant que protecteur du monde orthodoxe dans son ensemble. Elle montre, une fois de plus, le caractère central du problème ukrainien pour les positions russes sur la scène internationale et renforce les tenants de la spécificité slave et eurasienne de la Russie dans les milieux conservateurs russes. Ainsi, si la structuration du « monde russe » dans sa dimension diasporique est plutôt réussie, le positionnement de la Russie en tant que leader du monde orthodoxe est décevant. Cela ne peut qu’inciter le Kremlin à s’appuyer sur des instruments complémentaires pour mettre en œuvre sa diplomatie d’influence.
Diplomatie d’influence : culture, sport et médias Pour déployer sa diplomatie culturelle, le gouvernement russe s’appuie sur le réseau des Centres de la science et de la culture hérités de l’Union soviétique. Ils sont gérés par l’Agence fédérale Rossotrudnichestvo qui dépend du ministère des Affaires étrangères. Son intitulé complet d’Agence fédérale pour la CEI, les compatriotes vivant à l’étranger et la coopération culturelle internationale, illustre parfaitement les priorités de la politique d’influence russe. L’action de l’Agence est complétée par celles de fondations créées sur le modèle occidental soit par le secteur privé (oligarques), soit par les autorités russes. La plus importante d’entre elles, fondée en 2007 à l’initiative de Vladimir Poutine, n’est autre que le Fondation Russky mir (« Monde russe ») dont la mission principale est l’enseignement de la langue et de la culture russes à l’étranger. Pour ce faire, la Fondation s’appuie sur un réseau de centres russes installés dans des universités et des institutions culturelles étrangères sur le modèle des Instituts Confucius. La diplomatie culturelle russe s’appuie notamment sur l’âge d’or de la culture russe du xixe siècle dans tous les domaines de la culture classique : Tolstoï, Dostoïevski et Tourgueniev en littérature, Tchekhov pour le théâtre, Tchaïkovski pour l’opéra et le ballet ne sont que
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quelques grands noms parmi une pléiade d’auteurs, de compositeurs et d’artistes russes qui sont la meilleure carte de visite de la Russie à l’étranger. Les autorités russes cherchent ainsi à mettre en valeur cet avantage comparatif de leur politique d’influence : elles ont notamment lancé un programme intitulé « Cent livres incontournables de la littérature russe ». Il s’agit de proposer aux maisons d’édition de chaque pays de choisir 100 titres parmi une liste de 150 dont la Russie finance intégralement la traduction et la publication. Le programme a débuté aux États-Unis, en Chine et en Grande-Bretagne et s’est poursuivi en France. Le financement du programme de traduction d’œuvres russes bénéficie du soutien d’oligarques tels que Mikhaïl Prokhorov ou Roman Abramovitch : une tendance importante de la stratégie russe de soft power qui tente d’associer les initiatives privées à l’action des autorités. Mais au-delà de la culture classique, qui reste le fait d’un public cultivé restreint, la Russie a beaucoup plus de difficultés à exporter des produits culturels de masse au-delà de l’espace russophone. Au xxe siècle, si Moscou est parvenu à réexporter l’idéologie communiste dans le monde entier, cela s’est fait très largement aux dépens de la culture russe. C’est le cas pour le cinéma russo-soviétique qui est resté en grande partie inconnu du public occidental. En France, le festival du film russe à Paris, lancé en 2015, se donne justement pour mission de faire connaître le cinéma russe et soviétique, encore méconnu et souvent associé à quelques films d’auteur noirs sur fond de réalité sordide. Mais si ce festival est un succès auprès du public parisien, qui découvre la grande diversité et la richesse des films russes et soviétiques, il démontre aussi en creux à quel point l’Occident reste fermé à la culture russe contemporaine, en dehors de cercles restreints d’initiés. Certes, le cinéma russe fait face en Occident au quasi-monopole hollywoodien dont il est loin d’être le seul à souffrir. Mais le problème est sans doute plus profond dans le cas de la Russie qui souffre d’une image négative en Occident. Le fondateur du festival, Marc Ruscart, constate : « Nous étions au fond de la mine, et nous le sommes toujours un peu, car beaucoup de gens détestent la Russie et assimilent la politique à l’art et à la culture8. » On peut cependant constater que la Russie a le potentiel pour trouver sa place dans le marché mondial de la culture de masse, à l’exemple du dessin animé Masha et Michka, qui s’est transformé en quelques années en véritable succès mondial. Succès qui n’a cependant pas manqué de susciter des commentaires négatifs du journal britannique The Times
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qui est parvenu à dénicher des éléments de propagande du Kremlin dans les facéties de la petite Sibérienne9. Le Kremlin a également développé une véritable diplomatie sportive qui s’appuie à la fois sur un certain nombre de sports dans lesquels les Russes excellent et sur l’organisation de grandes compétitions internationales, à l’image des Jeux d’hiver de Sotchi en 2012 et de la Coupe du monde de football en 2018. L’objectif est de renvoyer au monde (ainsi qu’à l’opinion russe) une image de modernité et de succès internationaux qui permette de contrebalancer l’impact négatif des mauvaises relations russo-occidentales. Il s’agit également pour les autorités russes de promouvoir les activités sportives auprès de la population, le sport étant perçu comme un élément important de la santé de la nation. Les Jeux à Sotchi et la Coupe du monde de football ont effectivement été des réussites démontrant les capacités organisationnelles de la Russie. Cependant, le vaste scandale du dopage dans le sport russe déclenché par un transfuge réfugié aux États-Unis a conduit à des mesures d’exclusion des sportifs russes de grande ampleur dans plusieurs compétitions internationales et porté un sérieux coup à la diplomatie sportive du Kremlin. Mais une fois cette crise surmontée, « la Russie reprendra sa place en haut des podiums et continuera à faire du sport un des éléments de sa “puissance douce”10 ». Aux côtés du sport, les médias internationaux sont l’autre secteur dans lequel le Kremlin a beaucoup investi. La chaîne de télévision Russia Today (RT), qui se veut l’équivalent russe de BBC International ou de France 24, est le symbole le plus connu de la politique d’influence russe déployée dans les médias. Créée dans un premier temps dans sa seule version anglaise avec l’objectif restreint de diffuser une image positive de la Russie (d’où son appellation d’origine), elle a évolué vers le modèle de chaîne d’information généraliste et internationale à partir de la fin des années 2000. En effet, la guerre russogéorgienne de 2008 avait illustré les capacités restreintes de la Russie à diffuser son point de vue alors que les médias occidentaux relayaient majoritairement les thèses géorgiennes. En 2013, le Kremlin a créé l’agence Rossia Segodnia qui regroupe notamment l’agence de presse Ria Novosti (contenus en russe) et l’agence Spoutnik (à la fois agence de presse et radio internationale). Il s’agit notamment de s’adapter aux nouvelles pratiques informationnelles en occupant le terrain des nouvelles plateformes sur l’Internet (YouTube, réseaux sociaux). RT et Spoutnik deviennent rapidement les symboles d’une politique d’influence russe offensive et décriée en Occident comme relevant de la propagande au service de la politique étrangère du Kremlin.
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On se rappelle à cet égard les propos d’Emmanuel Macron qui, fraîchement élu et recevant Vladimir Poutine à Versailles, avait lancé lors de la conférence de presse commune que « Russia Today et Spoutnik ne se sont pas comportés comme des organes de presse et des journalistes, mais comme des organes d’influence, de propagande, et de propagande mensongère, ni plus ni moins11 ». Les analystes occidentaux pointent du doigt le caractère « négatif » de l’approche de RT qui s’attacherait avant tout à relever les dysfonctionnements des sociétés occidentales. Cette approche serait liée à la difficulté pour le Kremlin de proposer un modèle positif, mais elle peut aussi être vue comme une réponse à un traitement jugé systématiquement négatif de la Russie par les grands médias occidentaux. En effet, la chaîne dirigée par Margarita Simonian s’est fait une spécialité, depuis son lancement, de prendre le contre-pied des médias mainstream occidentaux avec l’ambition de véhiculer un point de vue alternatif. Mais, au-delà des arrière-pensées politiques, dans un marché audiovisuel dominé par les grands médias occidentaux, cette ligne éditoriale adoptée par RT relève d’une forme de stratégie marketing de différentiation, sans doute la seule à même d’attirer des audiences importantes auprès d’auditoires qui n’ont pas d’affinités particulières avec la Russie. Force est de constater que RT, qui a développé des versions arabophones, hispanophone et francophone, connaît des taux d’audience relativement élevés, notamment sur l’Internet, un résultat inattendu compte tenu des difficultés récurrentes de la nouvelle Russie à rayonner sur la scène internationale. Reste à savoir dans quelle mesure RT et Spoutnik permettront à la Russie d’accroître son influence auprès des élites des pays cibles. À en juger par les réactions hostiles des élites occidentales et le classement de RT en tant qu’« agent de l’étranger » en 2017 aux États-Unis, cet objectif est loin d’être atteint, du moins en Occident.
Spoutnik-V : le retour d’une influence mondiale ? Le vaccin Spoutnik-V a permis à la Russie de donner une nouvelle dimension à son soft power qui associe à la fois modernité, innovation et une capacité de rayonnement mondial, contrairement à la majorité des autres instruments à la disposition du Kremlin dans sa politique d’influence. Vladimir Poutine a assumé une certaine prise de risque en annonçant lui-même l’enregistrement « du premier vaccin contre le coronavirus » mais, malgré les polémiques en Occident, l’opération de communication autour de Spoutnik-V a été dans son ensemble une réussite.
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Au vu de la domination sans partage de la « big pharma » occidentale, elle a en effet permis à la Russie de s’affirmer de manière très inattendue comme l’une des grandes puissances vaccinales. Moscou a ainsi pu déployer une véritable diplomatie vaccinale à l’échelle mondiale. Non seulement l’utilisation de Spoutnik-V a été approuvée dans plus de 70 pays, mais les laboratoires russes sont également parvenus à développer plusieurs autres vaccins contre le coronavirus. Le succès de Spoutnik-V illustre la faculté de la Russie à continuer d’innover dans un domaine où elle n’est pas forcément attendue (bien qu’elle bénéficie d’une expérience ancienne et riche dans le domaine des vaccins) grâce à la mise en place de nouveaux instruments dans le financement de l’innovation. En effet, le financement de la recherche qui a permis la création de Spoutnik-V par le laboratoire Gamaleia a été assuré par le Fonds d’investissement direct russe, qui en a également assuré la promotion, le suivi commercial et la logistique d’exportation. Le savoir-faire et les contacts politiques et économiques dont le Fonds bénéficie ont été un atout très important pour le laboratoire Gamaleia qui, s’il est réputé dans le domaine des vaccins, n’a pas la capacité ni les compétences de commercialisation à l’international. En juillet 2021, Spoutnik-V avait déjà été exporté dans 46 pays. Les trois pays qui ont reçu le plus de doses sont l’Argentine (6,5 millions), le Mexique (2,4 millions) et la Hongrie (2 millions). Spoutnik-V a permis à la Russie de s’imposer dans le club très fermé des grands exportateurs de vaccins : les exportations russes de vaccins ont ainsi explosé passant de moins de 10 millions de dollars en avrilmai 2020 à plus de 303 millions sur les cinq premiers mois de 2021. Ce chiffre place la Russie en cinquième position après l’Union européenne, la Chine, les États-Unis et l’Inde qui ont vu leurs exportations de vaccins également fortement augmenter12. Les commandes totales de Spoutnik-V se monteraient à quelque 900 millions de doses dont 60 millions pour l’Iran, 50 millions pour la Turquie et 25 millions pour l’Égypte13. Cependant, en juillet 2021, seuls 17 millions de doses avaient été livrées du fait de capacités de production insuffisantes, ce qui a entraîné des tensions avec certains pays tel que le Guatemala et l’Argentine. Le problème de la Russie dans ce domaine n’est pas tant la capacité d’innover que celle de produire.
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PÉROU
BRÉSIL
ARGENTINE
PARAGUAY
BOLIVIE
CHILI
Carte5_Spoutnik-V
carl format 195x115
OCÉAN PACIFIQUE
ÉQUATEUR
ANTIGUA-ET-BARBUDA
SAINT-VINCENT ET LES GRENADINES VENEZUELA GUYANA
HONDURAS
GUATEMALA NICARAGUA PANAMA
MEXIQUE
ZIMBABWE
KENYA
Spoutnik-V ou Sputnik-V
Pays où le Spoutnik-V est produit
OCÉAN INDIEN
0
SRI LANKA
2 000 km
à l’équateur
PHILIPPINES
Sources : Ria Novosti ; Tass.
OCÉAN PACIFIQUE
CORÉE DU SUD
INDONÉSIE
VIETNAM
LAOS
MYANMAR
BANGLADESH MALDIVES
MAURICE
SEYCHELLES
Pays où le Spoutnik-V est autorisé
NAMIBIE
ANGOLA
Cadre arrondi ???
OCÉAN ATLANTIQUE
CAMEROUN
NIGERIA
GABON CONGO
MALI
KAZAKHSTAN OUZBÉKISTAN
RUSSIE
KIRGHIZISTAN AZ. TURKM. TURQUIE SYR. LIBAN IRAK IRAN PAKISTAN NÉPAL JORD. ÉGYPTE BAHREÏN EAU INDE OMAN
ARMÉNIE
BIÉLORUSSIE
LIBYE
ITALIE ALGÉRIE
CÔTE D’IVOIRE GHANA
GUINÉE
MAROC
MACÉDOINE DU NORD
BOSNIE-HERZÉGOVINE MONTÉNÉGRO ALBANIE
SERBIE
MOLDAVIE SLOVAQUIE HONGRIE
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Soft power : de la difficulté de conjuguer puissance et influence
Il semble bien que la Russie ait d’abord mené une politique agressive d’exportation vers les pays européens qui ont sollicité Moscou (Hongrie, Slovaquie) alors même qu’elle disposait de capacités de production insuffisantes. L’interprétation la plus courante en Occident est qu’il s’agissait d’une stratégie diplomatique visant à diviser les pays européens sur la politique vaccinale. Néanmoins, il y avait sans doute un aspect tout autant commercial, car l’approbation et l’utilisation de Spoutnik-V par des pays européens ne pouvaient avoir qu’un impact positif sur l’image du vaccin et augmenter ses chances à l’international. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les autorités russes ont mis en avant les publications sur le vaccin dans les revues scientifiques occidentales (Lancet et Nature) dont la caution scientifique a été un puissant moyen de crédibiliser le vaccin russe face notamment à une couverture médiatique occidentale majoritairement défavorable. À cet égard, le décalage entre les déclarations sceptiques, voire franchement hostiles, de responsables occidentaux, et la validation de l’efficacité du vaccin par des publications scientifiques occidentales, a semblé conforter la thèse du Kremlin selon laquelle les élites occidentales véhiculent des représentations hostiles à la Russie dénoncées comme de la russophobie. Mais en l’occurrence, l’enjeu est également économique dans la mesure où il s’agit d’un marché de plusieurs dizaines de milliards de dollars sur lequel les laboratoires occidentaux n’ont guère envie de voir apparaître un nouveau concurrent. Le manque de capacités de production a poussé la Russie à proposer aux pays partenaires disposant des compétences nécessaires de produire Spoutnik-V sous licence. C’est ainsi que l’Argentine a commencé la production en août 2021. Dans la majorité des pays, il s’agit d’alimenter le marché national tandis que d’autres, aux capacités de production importantes, à l’instar de l’Inde, devraient contribuer à satisfaire la demande mondiale du vaccin russe. La délocalisation de la production permet de proposer aux pays partenaires une coopération plus équilibrée que l’importation pure et simple, ce qui peut constituer un atout pour le Spoutnik-V par rapport à certains vaccins occidentaux. En septembre 2021, 14 pays avaient lancé la production du vaccin russe, principalement en Asie, en Amérique latine et dans l’étranger proche. La carte des pays utilisant le Spoutnik-V dessine une influence russe qui se déploie à l’échelle mondiale de l’Amérique latine à l’Asie, en passant par l’Afrique et le Moyen-Orient. Elle est une illustration supplémentaire du retour de la Russie sur la scène internationale.
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*** La politique d’influence russe comporte en premier lieu une dimension défensive. Il s’agit de préserver la souveraineté informationnelle du pays grâce à la maîtrise des nouvelles technologies de l’information. De ce point de vue, la Russie peut se prévaloir du privilège rare de disposer de champions nationaux capables de faire face aux GAFAM sur le marché intérieur. Le Kremlin s’appuie sur ce savoir-faire pour mener une politique offensive dans le cyberespace qui relève cependant plus de la recherche du rapport de force que d’une stratégie d’influence. Cette dernière, qui a pour priorité l’Eurasie et le monde russe, s’exprime de manière plus classique au travers d’une diplomatie culturelle qui fait la part belle au sport et aux médias internationaux. De fait, la chaîne RT est sans doute l’un des instruments du soft power russe les plus connus mais aussi les plus controversés en Occident. Autre motif de dissension avec les élites occidentales, la défense des « valeurs traditionnelles » est une affaire de politique intérieure avant d’être un positionnement à l’international, positionnement qui est par ailleurs bien reçu dans les pays émergents. Finalement, c’est la capacité de la Russie à retrouver la capacité d’innover qui sera sans doute le meilleur moyen d’étendre son influence à l’échelle mondiale comme le montre le succès de Spoutnik-V.
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conclusion
L
e retour de la puissance russe se matérialise tant dans l’amélioration interne des principaux facteurs de puissance que dans la capacité de la Russie à affirmer ses positions sur la scène internationale. Après la perte de l’empire soviétique sous Mikhaïl Gorbatchev, suivie d’une phase de graves troubles intérieurs sous Boris Eltsine, la Russie a connu ces deux dernières décennies une période de stabilité relative lui permettant de reconstruire les principaux attributs de la puissance. De fait, le projet porté par Vladimir Poutine depuis son arrivée au pouvoir s’exprime bien en ces termes : donner à la Russie les moyens de retrouver son rang parmi les grandes nations en recouvrant sa souveraineté, tout en étant en mesure de défendre ses intérêts dans les affaires mondiales. Dans leur quête de puissance, les élites russes mobilisent des concepts géopolitiques ancrés dans l’histoire d’une puissance singulière, à la fois « Troisième Rome » slave-orthodoxe et Russie-Eurasie pluriethnique et multiconfessionnelle héritière de « l’Empire des steppes1 ». En effet, la spécificité russe, qui semblait devoir se fondre dans la « Maison commune européenne » à la faveur de la victoire des Occidentalistes russes au début des années 1990, a plutôt tendance à se renforcer du fait de l’échec de l’expérience libérale, du retour de la confrontation avec l’Occident et de la montée en puissance de l’Asie. L’Occident n’a plus le monopole de la modernité, ce qui facilite l’autonomisation des élites russes vis-à-vis de l’Europe et conforte les partisans du tournant eurasiatique de la Russie. Située entre deux pôles économique et démographique majeurs que sont l’Union européenne et la Chine, la Russie tente de se positionner en tant que puissance d’équilibre au cœur de la Grande Eurasie afin de retrouver une forme de centralité dans les affaires mondiales. Pour ce faire, les autorités russes s’appuient sur les immenses potentialités d’un pays-continent dont la mise en valeur nécessite la maîtrise de la diversité des territoires et des populations ainsi que la capacité à surmonter les défis de la continentalité, des grandes distances et des faibles densités. L’exploitation des richesses du sous-sol, singulièrement des hydrocarbures, est un facteur majeur de puissance autant par les revenus générés que par l’influence qu’ils procurent.
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Le Kremlin déploie d’importants efforts pour conforter le statut de grande puissance énergétique de la Russie : contrôle des ressources et des structures de transport, diversification des voies d’exportation, des marchés et des sources de revenus. Ces efforts sont dans l’ensemble couronnés de succès puisque la Russie, premier exportateur mondial d’hydrocarbures, a conforté son statut de premier fournisseur de l’Union européenne tout en réorientant progressivement ses exportations vers l’Asie-Pacifique. Dans le même temps, une politique de rigueur budgétaire et de diversification fiscale a permis au gouvernement russe de réduire sa dépendance aux revenus pétroliers : l’effondrement des prix du pétrole associé à la crise de la Covid-19 n’a pas empêché la hausse des réserves monétaires en 2020. Plus largement, la politique économique des autorités russes vise à redonner à la Russie son autonomie stratégique. Il s’agit de neutraliser l’effet des sanctions occidentales mais aussi de garder la maîtrise des technologies de pointe. La résilience économique et financière, qui s’appuie sur l’un des endettements les plus faibles au monde et des réserves monétaires au plus haut (plus de 600 milliards de dollars en 2021), a considérablement progressé grâce à une politique volontariste : mise en place d’un système de paiement national, diversification des réserves de change au profit de l’or, de l’euro et du yuan, élimination du dollar du fonds souverain russe, utilisation des monnaies nationales pour le commerce extérieur. La politique de substitution des importations a permis l’émergence de nouveaux secteurs dynamiques (agroalimentaire, nouvelles techno logies de l’information) tandis que le Kremlin réinvestit dans les secteurs plus traditionnels (complexe militaro-industriel, nucléaire, aéronautique, etc.). De fait, la puissance russe reste atypique du point de vue économique : son PIB nominal est inférieur à plusieurs puissances moyennes mais la Fédération de Russie est en même temps le premier exportateur de centrales nucléaires, le deuxième exportateur mondial d’armements, et reste l’une des trois principales puissances spatiales. Parvenue à l’autosuffisance alimentaire, la Russie est également redevenue une grande puissance dans le domaine céréalier, première exportatrice mondiale de blé. Le pays est aussi le seul, avec la Chine, à disposer de solutions numériques capables de faire face aux GAFAM sur le marché intérieur. Un atout stratégique que Moscou s’emploie à renforcer au travers de la souverainisation de l’Internet russe. Dans le même temps, le Kremlin a procédé à une vaste réforme de l’armée. Bien équipées et aguerries, les forces armées russes sont
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redevenues un pilier essentiel de la politique de puissance russe. Moscou peut à la fois compter sur des forces stratégiques modernisées pour maintenir la parité stratégique avec les États-Unis et s’appuyer sur des forces conventionnelles remises à niveau pour faire face à l’avancée des infrastructures de l’OTAN, tout en plaçant ses pions dans son étranger proche et au Moyen-Orient. Le retour de Moscou dans cette région stratégique est sans doute l’illustration la plus spectaculaire et convaincante de la résurgence de la puissance russe sur la scène internationale. Alors que d’aucuns annonçaient l’éviction de la Russie de la région à la faveur du Printemps arabe, c’est tout l’inverse qui s’est produit : l’intervention en Syrie a permis à Moscou de renverser la situation sur le terrain et de s’imposer en tant que nouvelle puissance pivot du Moyen-Orient au travers d’un jeu diplomatique complexe – à la limite de l’équilibrisme – entre rapprochement avec l’Iran, relation privilégiée avec Israël, dialogue musclé avec la Turquie d’Erdogan et recherche de convergences avec les monarchies du Golfe. Déjà la Russie regarde plus loin avec une activation de ses liens avec l’Afrique où elle souhaite se positionner en tant que puissance d’équilibre permettant aux pays du continent d’échapper à l’alternative Chine-Occident. En Eurasie, Moscou a réaffirmé son leadership dans son étranger proche grâce à la structuration d’une intégration régionale efficiente, portée par l’Union économique eurasiatique (UEE) et l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC). En Europe orientale, la crise politique biélorusse a mis fin aux velléités d’autonomisation du régime Loukachenko, tandis que la guerre du HautKarabakh a permis à Moscou de renforcer sa domination militaire dans le Sud-Caucase tout en accentuant encore la dépendance de l’Arménie vis-à-vis de la Russie. En Asie centrale, le retrait désastreux des États-Unis d’Afghanistan permet à Moscou d’amplifier un retour effectué depuis plusieurs années en consolidant son statut de garant de la sécurité régionale. Le Kremlin retrouve là une marge de manœuvre inédite en Eurasie depuis vingt ans et caresse l’espoir que ce mouvement de retrait américain n’en soit qu’à ses débuts. Surtout, les autorités russes veulent y voir la validité de leur positionnement souverainiste et « anti-impérialiste » dans les relations internationales, une interprétation qui semble confirmée par l’abandon du concept de « nation-building » proclamé par Washington. Moscou peut dans tous les cas compter sur une grande proximité de vues avec Pékin sur le sujet, la relation avec la Chine s’étant considérablement densifiée ces dernières années et prenant des allures de quasi-alliance
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face à la pression occidentale sur les marges des deux puissances. À cet égard, le Kremlin peut également constater avec satisfaction que Washington semble vouloir atténuer la pression à l’encontre de la Russie pour se focaliser sur le face-à-face avec la Chine. La reprise du dialogue entre Moscou et Washington sur les questions stratégiques et la cybersécurité ainsi que le compromis germano-américain sur le gazoduc Nord Stream 2 pourraient être les prémices d’une relation plus constructive. Dans tous les cas, le bras de fer autour du Nord Stream illustre à quel point les grands équilibres en Europe dépendent des relations entre trois grandes capitales que sont Washington, Berlin et Moscou. Vladimir Poutine, qui qualifie désormais l’Allemagne de grande puissance, tente de renforcer le partenariat avec Berlin, malgré la concurrence entre les deux pays pour la domination en Europe orientale. Le Kremlin fait le calcul, théorisé en son temps par Nikolaï Danilesvki, que l’hégémonie allemande va accentuer les forces centrifuges en Europe. Le Brexit, ainsi que la montée des tensions entre la Commission européenne et certains pays d’Europe centrale (Pologne, Hongrie) semblent lui donner en partie raison. Néanmoins, si les divisions européennes peuvent augmenter la marge de manœuvre de la Russie dans ses relations bilatérales, elles agissent à l’heure actuelle comme un frein au rétablissement du dialogue euro-russe. De fait, les relations avec les structures euro atlantiques sont au plus bas : l’Union européenne est désormais perçue comme une structure au moins aussi hostile que l’OTAN aux intérêts russes, même si c’est bien la menace militaire qui reste envisagée comme le principal défi des relations avec l’Occident. En effet, les obstacles sont nombreux à une reprise du dialogue : outre les rancœurs accumulées, nombreux sont ceux, en Russie comme en Occident, qui pensent encore que le temps joue en leur faveur dans la mesure où la perception majoritaire des deux côtés est celle d’un déclin inévitable de l’autre partie. Si cette perception n’est pas dénuée d’arguments dans les deux cas, elle se traduit dans les faits par une neutralisation mutuelle qui ne fait que favoriser la montée en puissance de la Chine. Cependant, effectuer les premiers pas vers une normalisation est particulièrement complexe dans la mesure où les intérêts réciproques sont perçus comme particulièrement divergents. Moscou estime que les structures occidentales sont allées trop loin à l’Est et souhaiterait notamment que les Occidentaux cessent leur soutien au régime ukrainien. Or, Washington semble au contraire vouloir garder le « gage » ukrainien afin de « tenir » une Russie qui serait contrainte de se rapprocher de l’Ouest aux conditions américaines.
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Le problème est accentué par l’impasse tragique du conflit au Donbass, alimentant l’orientation nationaliste du pouvoir ukrainien qui, loin de chercher un compromis avec la Russie, multiplie les mesures perçues à Moscou comme discriminatoires vis-à-vis des Russes et des russophones. L’évolution du conflit ukrainien peut être à juste titre qualifiée de principal échec de la politique extérieure russe. Certes, le Kremlin poursuit opiniâtrement sa politique visant à affaiblir les positions ukrainiennes afin d’aborder une éventuelle normalisation des relations en position de force. Mais face aux pressions russes, le régime ukrainien a fait preuve d’une résilience qui avait sans doute été initialement sous-estimée à Moscou. Le conflit ukrainien reste donc un facteur important d’instabilité et apparaît comme un obstacle majeur au rétablissement de relations apaisées avec l’Europe. Quant à la satellisation de la Biélorussie, elle a lieu sur fond de répressions massives menées par un régime Loukachenko impopulaire et isolé : la fenêtre biélorusse sur l’Europe s’est refermée. Les difficultés de la relation avec l’Occident contrastent avec la capacité de la Russie à mener une politique équilibrée sur la scène internationale, ce qui lui permet d’entretenir de bonnes relations avec de nombreuses puissances – souvent antagonistes – et de multiplier les partenariats avec les pays émergents. D’une certaine façon, et bien que ne faisant pas partie du mouvement, la Russie se positionne en chef de file informel des non-alignés, des pays qui ne souhaitent pas participer à la confrontation montante entre la Chine et l’Occident. La réussite de cette politique dépendra cependant de la capacité de la Russie à s’affirmer en tant que partenaire fiable et attractif comme le démontrent les succès de la diplomatie vaccinale permise par Spoutnik-V. Il faudra compter avec la Russie dans la gestion des affaires mondiales et ceci sans doute beaucoup plus qu’on ne pouvait le croire il y a encore quelques années. La Russie reste une puissance majeure qui est parvenue à maintenir une réelle autonomie stratégique. Dans le même temps, la poursuite du retour de la Russie sur la scène internationale dépend avant tout de la capacité du pays à relever un grand nombre de défis internes. À cet égard, la crise démographique reste sans doute le premier d’entre eux tant ses conséquences multiples pèsent sur le dynamisme du pays. L’amélioration de la natalité et de l’espérance de vie implique une augmentation des dépenses de l’État (éducation, retraites, système de soins, etc.) alors que la population active est en baisse, ce qui implique des tensions sur le marché du travail (déficit de main-d’œuvre, pression inflationniste, etc.)
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et nécessite un recours renforcé à l’immigration. La Russie restera donc l’un des principaux pays d’immigration au monde, ce qui n’est pas sans poser d’importants problèmes de cohésion sociale et territoriale, du fait notamment des difficultés d’intégration des populations en provenance d’Asie centrale. Sur le plan économique, les principales contraintes internes relèvent de la dépendance à la rente énergétique dans un contexte d’instabilité des prix et de velléités européennes de décarbonation. Elles se traduisent par une fuite de capitaux importante, un taux de corruption élevé, de fortes inégalités socio-spatiales et le risque de « maladie hollandaise ». Toutes ces contraintes forment une sorte de cercle vicieux dont il est difficile de sortir. Ainsi, la fuite de capitaux est à la fois la conséquence du manque de diversification de l’économie mais en est aussi la cause (manque d’investissements). Face à ces défis, le gouvernement russe, qui n’est pas parvenu à contraindre les oligarques à investir suffisamment dans l’économie du pays, semble enclin à augmenter toujours plus l’emprise de l’État, en favorisant les grands conglomérats qu’il contrôle. Il s’agit d’une forme de capitalisme d’État dont il est difficile de prévoir s’il sera en mesure de mettre en œuvre la modernisation qu’appellent de leurs vœux les autorités russes. Plus largement, le thème de la modernisation renvoie également à la stabilité du système politique russe qui est loin d’être assurée à moyen terme. En effet, le régime politique russe est handicapé par son caractère hybride : le multipartisme, l’existence d’une opposition parlementaire, la possibilité pour cette dernière de diriger des régions ou encore le moratoire sur la peine de mort, relèvent d’une constitution russe qui proclame l’adhésion de la Russie au système démocratique. Mais l’absence d’alternance depuis 30 ans, le caractère fusionnel entre l’État et le parti présidentiel Russie unie, l’hyper concentration du pouvoir entre les mains d’un président qui se succède à lui-même, rapprochent la Russie poutinienne de la Chine communiste de Xi Jinping. La nouvelle Russie n’est donc pas seulement eurasiatique au titre de la géographie, elle l’est aussi par son régime politique. La « démocratie souveraine » de Vladimir Poutine est qualifiée par Jean-Robert Raviot de « monarchie élective », ce qui marque bien le caractère hybride du régime. Or, sa faiblesse interne principale est qu’il n’existe aucun mécanisme de succession institutionnalisé. Il s’agit là d’un défi majeur pour la stabilité d’un pays qui continue de « concentrer dans un homme toute la puissance de la société », selon l’expression d’Alexis de Tocqueville. Afin de légitimer ce régime politique, le Kremlin s’appuie sur une rhétorique sociétale conservatrice,
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un rajeunissement des cadres et une préemption du credo patriotique. Après des années de rigueur et de réformes impopulaires, le nouveau gouvernement dirigé par Mikhaïl Michoustine semble incarner une politique néokeynésienne faite d’augmentation des dépenses sociales et d’investissements dans les infrastructures. Néanmoins, la question de l’après-Poutine s’impose progressivement à l’agenda, ce qui semble se traduire par une volonté accrue des élites de verrouiller le système politique. En effet, l’emprisonnement d’Alexeï Navalny, désormais accusé par le Kremlin d’être un agent de Washington, suivi par la liquidation de son mouvement pour « extrémisme », marquent un net durcissement du pouvoir vis-à-vis de l’opposition « non-systémique ». Ce tour de vis s’exprime également par le classement de plusieurs médias en ligne comme agents de l’étranger dans un contexte d’accentuation du contrôle sur l’Internet russe. Certains considèrent que le Kremlin se crée lui-même un problème dans la mesure où la société russe reste relativement passive sur les questions politiques et que Vladimir Poutine garde une confortable popularité malgré l’usure du pouvoir. La majorité des analystes y voit le signe de la nervosité qui règne dans les cercles du pouvoir face à la question non-résolue de la transition vers l’après-Poutine. D’autres discernent même le risque d’une guerre des clans tant les élites sont loin d’être monolithiques entre conservateurs et libéraux systémiques, membres des services (siloviki) et technocrates, oligarques et patrons des corporations étatiques… Les changements introduits dans la constitution en 2020 apportent une réponse ambiguë à ces inquiétudes : s’ils autorisent Vladimir Poutine à effectuer deux mandats supplémentaires, ils semblent aussi traduire la volonté de lui ménager une place au cœur du pouvoir après son éventuel départ de la présidence. De fait, le maître du Kremlin continue de cultiver l’ambiguïté sur ses intentions comme s’il voulait repousser toujours et encore la question de sa succession, entre crainte de voir son héritage dilapidé, difficulté bien connue à quitter le pouvoir et volonté de terminer sa présidence en position de force. Dans tous les cas, ces changements institutionnels illustrent la difficulté historique de la Russie à effectuer une transmission du pouvoir qui soit acceptée à la fois par la société russe et par les élites. Il s’agit d’un problème majeur pour la Russie tant pour son développement interne que pour sa crédibilité à l’international. La résolution de ce défi conditionnera en bonne partie l’ampleur et la durabilité de la résurgence russe sur la scène internationale.
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L’Express, « La Russie est une puissance régionale en perte d’influence selon Obama », lexpress.fr, 26/03/2014.
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Dans l’orthodoxie, le patriarcat est une église autocéphale qui est soumise à l’autorité d’un patriarche, titre le plus élevé de la hiérarchie ecclésiastique. En 1700, Pierre Ier interdit l’élection d’un nouveau patriarche afin de soumettre l’Église orthodoxe russe à l’État. Владимир Путин, « Статья Владимира Путина “Об историческом единстве русских и украинцев” » (Poutine V., « Article de Vladimir Poutine “Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens” »), kremlin.ru, 12/07/2021. « Путин: безнаказанность застилала глаза нацистам, но подмять СССР не вышло », РИА Новости (« Poutine : l’impunité les avait aveuglés, mais ils n’ont pas réussi à écraser l’URSS », Ria Novosti), ria.ru, 09/05/2019. Tchaadaïev P. J., Œuvres et correspondance, Moscou, éd. M. Gerchenson, 1913, p. 224-225, cité in Bourmeyster A., L’Europe au regard des intellectuels russes, Toulouse, Privat, 2001, p. 53. Breault Y., Jolicœur P. et Lévesque J., La Russie et son ex-empire, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 26-27. Владимир Путин (Poutine V.), op. cit., 2021. Mongrenier J.-S., « Poutine et la mer. Forteresse “Eurasie” et stratégie océanique mondiale », Hérodote, 2016/4, p. 61-85. Tocqueville A., De la démocratie en Amérique, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1990, p. 313-314. Ibid., 1990, p. 310. Николай Данилевский, Европа и Россия (Danilevsky N.Y., La Russie et l’Europe), DeLibri, 1869, p. 609. Au xixe siècle, le Grand-Jeu désigne la rivalité diplomatique et géostratégique entre les Empires russe et britannique en Eurasie. Алексей Николаевич Леонтьев, Письмо К. А. Губастову (Leontiv A. N., Lettre à K. A.Gubastov), 17/08/1889. Voir Mackinder H. J., “The Geographical Pivot of History”, The Geographical Journal, 170(4): 298-321. Haushofer K., Der Ost-Eurasiatische Zukunftsblock, Z.f.G., 1925, n° 2, p. 81-87, cité in Korinman M., Quand l’Allemagne pensait le monde, Paris, Fayard, 1990, p. 230. Петр Савицкий, Географические и геополитические основы евразийства, (Savitski P., Les fondements géographiques et géopolitiques de l’eurasisme), 1933.
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chapitre 2 1
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Максим Ярыгин, « Путин призвал регионы “чутко и оперативно” помогать многодетным семьям », РБК (Yarygine M., « Poutine a exhorté les régions à aider ‘’de manière réactive et rapide’’ les familles nombreuses », RBC), rbc.ru, 01/06/2021. Vercueil J., « L’économie russe en 2018 : une embellie en demi-teinte, des risques persistants », Russie 2018. Regards de l’Observatoire francorusse, 2018, p. 172. Rumer E. et Sokolsky R., “Grand Illusion: The Impact of Misperceptions About Russia on U.S. Policy”, Carnegie Endowment for International Peace, 2021: 15.
chapitre 3 1
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On parle de « maladie hollandaise » quand un pays connaît une forte croissance de ses exportations de matières premières qui s’accompagne d’un repli du secteur manufacturier. À l’instar des Pays-Bas dans les années 1960, le secteur manufacturier souffre de l’appréciation de la monnaie qui favorise les importations au détriment de la production nationale (cf. chapitre 4). BP, “Statistical Review of World Energy”, bp.com, 2021. « О “Газпроме” » (« À propos de Gazprom »), gazprom.ru, 2021. Raison M., « Présentation de la directive du 17 avril 2019 concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel », Commission des Affaires européennes du Sénat, senat.fr, 06/06/2019. Kern C., « Présentation de la directive du 17 avril 2019 concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel », Commission des Affaires européennes du Sénat, senat.fr, 06/06/2019. European Commission, “Quarterly Report on European Gas Markets”, ec.europa.eu, 14, 2021. EIA, “Weekly U.S. Field Production of Crude Oil”, eia.gov, 2021. L’hydrogène est qualifié de « bleu » quand le dioxyde de carbone émis lors de sa production à partir d’une énergie fossile est capté et stocké. On parle d’hydrogène « jaune » quand il est fabriqué grâce à de l’électricité d’origine nucléaire. L’hydrogène « vert » est quant à lui produit à l’aide d’électricité d’origine renouvelable.
chapitre 4 1
« Leroy Merlin планирует довести долю товаров российского производства в магазинах до 80% », Тасс (« Leroy Merlin prévoit de porter à 80 % la part des produits fabriqués en Russie dans les magasins », Tass), tass.ru, 30/04/2021.
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Елена Сухорукова, Евгения Кузнецова, « Россияне стали хуже относиться к продовольственному эмбарго », РБК (Sukhoroukova E. et Kuznetsova E., « Les Russes commencent à moins à bien accepter l’embargo alimentaire », RBC), rbc.ru, 06/07/2021. Ibid. Sous l’Union soviétique, le Gosplan est le Comité d’État pour la planification chargé de définir et de planifier les objectifs économiques fixés par le Parti communiste et le gouvernement. Татьяна Ломская, « Kак импортозамещение помогло России пережить кризис лучше большинства крупнейших экономик », Форбс (Lomskaya T., « Comment la substitution des importations a aidé la Russie à mieux traverser la crise que la plupart des grandes économies », Forbes), forbes.ru, 02/04/2021. Les accords de Minsk ont été conclus sous l’égide de l’Organisation de coopération et de sécurité en Europe (OSCE) avec pour objectif de mettre fin au conflit qui oppose le pouvoir central ukrainien aux séparatistes prorusses dans l’est de l’Ukraine. Dans leur version finale (février 2015), ils ont été négociés par les dirigeants de l’Ukraine, de la Russie, de la France et de l’Allemagne. Евгения Чернышова, « Эксперты “Сколково” оценили популярность карт “Мир” », РБК (Chernyshova E., « Les experts de Skolkovo ont évalué la popularité des cartes “Mir” », RBC), rbc.ru, 15/06/2021. Георгий Перемитин, « Минфин завершил исключение доллара из ФНБ », РБК (Peremitin G., « Le ministère des Finances a exclu le dollar des réserves du FNB », RBC), rbc.ru, 06/07/2021. Arslanalp S. et Simpson-Bell C., « La part du dollar dans les réserves de change mondiales atteint son niveau le plus faible en 25 ans », imf.org, 05/05/2021.
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Сидоркова И., Казарновский П., « Борисов назвал вариант реструктуризации долгов оборонки на ₽300 млрд », РБК, (Sidorkova I. et Kazarnovsky P., « Borisov a présenté un plan de restructuration de la dette de la Défense de 300 milliards de roubles », RBC), rbc.ru, 04/12/2019. Конов Ф., « Вооружен – значит защищен », РБК (Konov F., « Être armée signifie être protégé », RBC), plus.rbc.ru, 2020. Иван Козлов, « Гражданская оборонка », РБК (Kozlov I., « Défense civile », RBC), plus.rbc.ru, 04/06/2021. Malmlof T., “Russia’s Arms Exports: Successes and Challenges”, Revue Défense nationale, 802, 2017: 68. Makienko K., « Les exportations d’armements russes (2014-2018) », Regards de l’Observatoire franco-russe, 2019, p. 268. « Индия подтвердила закупку российских истребителей МиГ-29 и Су-30МКИ », Военное обозрение (« L’Inde confirme l’achat de chasseurs russes MiG-29 et Su-30MKI », Top War), topwar.ru, 18/01/2021. Makienko K., op. cit., 2019, p. 270. «Российский экспорт вооружений в 2020 году составил $15,6 млрд », Коммерсант (« Les exportations d’armes russes en 2020 se sont élevées à 15,6 milliards de dollars », Kommersant), kommersant.ru, 23/08/2021. SIPRI, “Trends in International Arms Transfers, 2020”, sipri.org, 03/2021a.
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SIPRI, “International Arms Transfers Level off After Years of Sharp Growth”, sipri.org, 15/03/2021b. Макиенко К., « Как Россия продала Венесуэле оружия на 11,5 миллиарда долларов », Профиль (Makienko K., « Comment la Russie a vendu au Venezuela 11,5 milliards de dollars d’armes », Profile), profile.ru, 13/02/2019. SIPRI a, op. cit., 2020. Sourbès-Verger I., « La Russie à la reconquête de sa puissance spatiale », Revue Défense nationale, n° 802, été 2017, p. 90. Bernardeau J.-B., « Le secteur spatial russe miné par des détournements de fonds stratosphériques », lefigaro.fr, 29/05/2019. Ткачёв И., Солопов М., « Россия отказывается от серийного производства спутников ГЛОНАСС », РБК (Tkachev I. et Solopov M.,« La Russie abandonne la production en série des satellites GLONASS », RBC), rbc.ru, 25/06/2019. Сидоркова И., Ткачёв И., « “Роскосмос” переходит на самофинансирование », РБК (« “Roskosmos” se convertit à l’autofinancement, RBC »), rbc.ru, 05/10/2020. Soyer B., « Le nucléaire civil russe : de la survie au premier rang mondial », Regards de l’Observatoire franco-russe, 2017, p. 254.
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« Совет коллективной безопасности ОДКБ в Бишкеке на сессии 28 ноября 2019 года принял Заявление о сотрудничестве для укрепления международной и региональной безопасности, утвердил План реализации Глобальной контртеррористической стратегии ООН » (« Le Conseil de sécurité collective de l’OTSC, lors de sa session du 28 novembre 2019 à Bichkek, a adopté une déclaration sur la coopération pour renforcer la sécurité internationale et régionale et a approuvé le plan de mise en œuvre de la Stratégie antiterroriste mondiale des Nations unies »), odkb-csto.org, 28/11/2019. Владимир Попов, « ОДКБ – НАТО: в расчете на диалог », (Popov V, « OTSC – OTAN : en comptant sur le dialogue »), odkb-info.org, 10/06/2019. Ксения Смирнова, « Министр ЕЭК: главная задача – избавить бизнес от “фобий” о либерализации торговли », Tacc (Smirnova K., « Ministre de la CEE : la tâche principale est de débarrasser les entreprises des “phobies” de la libéralisation des échanges », Tass), tass.ru, 06/06/2019.
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L’Allemagne de l’Est, la Bulgarie, la Hongrie, la Pologne, la Roumanie et la République tchèque étaient alliées de l’URSS dans le cadre du Pacte de Varsovie. Facon I., La nouvelle armée russe, Paris, L’inventaire, 2021, p. 26. Cooper J., “Finding the ‘Golden Mean’: Russia’s Resource Commitment to Defence”, Revue Défense nationale, n° 802, été 2017, p. 104. Makienko K., « L’aéronautique russe face à de nouvelles incertitudes », Revue Défense nationale, n° 802, été 2017, p. 121. Delanoë I., « Marine de guerre russe : atouts et faiblesses d’un outil en mutation », Observatoire franco-russe, note n° 17, fr.obsfr.ru, 01/03/2018. Lagneau L., « La Russie va lancer la construction de deux navires d’assaut amphibie inspirés par le navire français Mistral », Zone militaire, opex360.com, 19/07/2020. Delanoë I., op. cit., 2018. Chassillan M., « Le renouvellement de la flotte de blindés : un investissement pour moderniser l’armée russe », Revue Défense nationale, n° 802, été 2017, p. 127. De Tinguy A., « Les Nations unies, un multiplicateur d’influence pour la Russie », Revue Défense nationale, n° 802, été 2017, p. 21. Facon I., « La dimension militaire de la puissance russe », Ramses, 2022, Paris, Dunod, 2021, p. 148. Vincent F., « Joe Biden essaie de rassurer le président ukrainien face à “l’agression russe” », Le Monde, 03/09/2021, p. 6. Changements de pouvoir à la suite de manifestations soutenues par l’Occident : révolution des Roses en Géorgie en 2003, Révolution orange en Ukraine en 2004, révolution des Tulipes au Kirghizistan en 2005. Delanoë I., « Moyen-Orient : la politique russe en voie de régionalisation », Regards de l’Observatoire franco-russe, 2019, p. 39. Bensimon C. et Vitkine B., « L’emprise russe en République centrafricaine inquiète Paris », Le Monde, 26/05/2021.
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Signé à Moscou en 1972, le traité ABM prévoit la stricte limitation du déploiement de défenses anti-missiles sur le territoire des États signataires afin de limiter les risques de course aux armements offensifs. Facon I., « La Russie et l’Occident : un éloignement grandissant au cœur d’un ordre international polycentrique », Regards de l’Observatoire francorusse, 2019, p. 27. Le traité New Start, signé à Prague en 2010, porte sur la réduction du nombre d’armes nucléaires déployées par les États-Unis et la Russie.
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« Яндекс объявляет финансовые результаты за I квартал 2021 года », Прессслужба компании Яндекс (« Yandex annonce ses résultats financiers pour le premier trimestre 2021 », Service de presse de Yandex), yandex.ru, 28/04/2021. Морозова Т., « Оборот Wildberries в 2020 году вырос почти вдвое », Ведомости (Morozova T., « Le chiffre d’affaires de Wildberries a presque doublé en 2020 », Vedomosti), vedomosti.ru, 15/01/2021. Radvanyi J. et Laruelle M., La Russie : entre peurs et défis, Paris, Armand Colin, 2016, p. 210. Bertran M.-G., « La recherche d’une souveraineté numérique en Russie : à qui profite-t-elle ? », diploweb.com, 13/06/2021. Untersinger M., « L’affaire SolarWinds, une des opérations de cyberespionnage “les plus sophistiquées de la décennie” », Le Monde, 27/01/2021. Gliniasty J. (de), Géopolitique de la Russie, Paris, Eyrolles, 2018, p. 89. Audinet M., « Une diplomatie publique concurrentielle : approche institutionnelle du soft power russe », Regards de l’Observatoire franco-russe, 2018, p. 71. Schmitz I., « Festival “Quand les Russes” : une programmation bouleversante », lefigaro.fr, 01/07/2021. Bridge M., “Children’s Show is Propaganda for Putin, Say Critics”, thetimes. co.uk, 17/11/2018. Gliniasty J. (de), Géopolitique de la Russie, Paris, Eyrolles, 2018, p. 89. Bacqué R. et Piquard A., « Russia Today France : l’arme du “soft power” russe », lemonde.fr, 06/12/2017. Левинская А., Ткачёв И. « Таможня зафиксировала резкий рост экспорта вакцин из России », РБК (Levinskaya A. et Tkachev I., « Les douanes ont enregistré une forte augmentation des exportations de vaccins russes », RBC), rbc.ru, 04/08/2021. Sinelchtchikova E., « À qui et comment la Russie livre-t-elle son vaccin Spoutnik V ? », fr.rbth.com, 22/07/2021.
conclusion 1
Grousset R., L’empire des steppes, Attila, Gengis-Khan, Tamerlan, Paris, Payot, 1939.
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table des matières
INTRODUCTION5
1 Un phénix géopolitique 9 La Russie-Eurasie au cœur de la géopolitique mondiale9 Des concepts géopolitiques et identitaires en héritage10 La Russie : une géopolitique incarnée18 Aux sources de la puissance24 Des ressources abondantes25 Un pays multi-ethnique26 Russie européenne : Moscou et le désert russe28 Russie d’Asie : l’hinterland de la puissance russe32 Le Grand-Nord russe : un espace stratégique34 2 La Russie a-t-elle encore les moyens de ses ambitions ?
39 Relever le défi démographique39 Une crise démographique en héritage40 Un grand pays d’immigration44 La Russie face à la crise du Covid-1947 Le syndrome de la « puissance pauvre »50 De l’effondrement au relèvement51 Années 2010 : une décennie perdue ?52 Une économie russe sous-évaluée ?54 Inégalités et dépense publique : des choix idéologiques55 La Russie face à la crise sanitaire : un changement de cap ?57
3 Une grande puissance énergétique
61 La stratégie pétrolière du Kremlin : contrôle et diversification61 La reprise en main du secteur pétrolier62 Gazprom, bras armé du Kremlin63 Les limites de la rente énergétique65 La Russie face à la révolution du pétrole de schiste américain68 La baisse des revenus pétroliers68 Nord Stream : le bras de fer russo-américain70 Le retour de la puissance énergétique russe75 Moscou face à l’après-pétrole79
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– le retour de la puissance
4 Économie : la tentation de l’autarcie 81 Un mot d’ordre : la substitution des importations81 Le renouveau de la puissance agricole82 Le consensus patriotique et ses limites85 Vers la substitution des exportations ?89 Dédollarisation et indépendance financière92 Le développement d’un système de paiement indépendant93 Réserves de change : entre accumulation et diversification95 La dédollarisation du commerce extérieur98 Les difficultés de la « désoffshorisation »99 La dédollarisation : entre rupture et continuité101 5 Industrie : reconstruire les bases de la puissance
103 Le complexe militaro-industriel au cœur de la puissance russe103 La difficile réorganisation du secteur de la défense104 L’impact des sanctions occidentales107 Le deuxième exportateur d’armes au monde109 L’aérospatial russe : que reste-t-il de l’héritage soviétique ?112 L’aéronautique civil : la difficile quête du renouveau113 L’espace : rester dans la course116 Rosatom : l’internationalisation réussie du nucléaire russe120 Le retour improbable du nucléaire russe121 Entre innovation et diversification122
6 Le retour de la Russie-Eurasie
125 Russie-Occident : une nouvelle guerre froide ?126 Les libéraux russes et l’Occident : des espoirs déçus126 Le tournant de 1999 : élargissement de l’OTAN et guerre contre la Serbie127 Années 2000 : du pragmatisme à l’incompréhension129 La rupture entre la Russie et l’Occident131 Vers la fin de l’européocentrisme russe ?134 De l’Union eurasiatique à la Grande Eurasie138 Le pivot eurasiatique de la Russie138 L’Organisation du Traité de sécurité collective : une OTAN eurasiatique ?141 L’Union économique eurasiatique : une URSS-2 ?144 La structuration de la « Grande Eurasie » : succès et limites148 Russie-Chine : un partenariat a nti-hégémonique tout en nuances152 L’Union eurasiatique et les Nouvelles routes de la soie153 Les ambiguïtés de l’Organisation de coopération de Shanghai156
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Table des matières
7 Le hard power au service du retour sur la scène internationale
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8 Soft power : de la difficulté de conjuguer puissance et influence
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Retour en grâce d’une armée russe réformée159 Années 1990 : une armée humiliée en déliquescence160 Un retour en grâce progressif161 Réformes et remise à niveau162 La marine russe en position défensive164 Les missiles hypersoniques : nouvelle arme fatale ?166 Une armée aguerrie face à la montée des tensions internationales167 Le bras armé de la politique extérieure russe168 Priorité à l’étranger proche169 Retour russe au Moyen-Orient171 La Russie en Méditerranée et en Afrique : une puissance d’équilibre ?174 L’impératif de la parité stratégique176 Grand-Jeu : l’épilogue afghan177
La cyberpuissance russe : entre souveraineté numérique et stratégie d’influence182 L’atout principal du Kremlin : les « GAFAM russes »182 La construction d’un « Internet souverain »185 L’enjeu des infrastructures188 Une cyberpuissance offensive ?189 Politique d’influence : entre Eurasie, « monde russe » et étranger lointain191 Le Kremlin : héraut des « valeurs traditionnelles » ?192 De l’Eurasie au monde russe194 L’orthodoxie au cœur du « monde russe »195 Diplomatie d’influence : culture, sport et médias197 Spoutnik-V : le retour d’une influence mondiale ?200 CONCLUSION205
Notes
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