Le retour de Dionysos 2853040577, 9782853040570


142 6 10MB

French Pages 240 [243] Year 1969

Report DMCA / Copyright

DOWNLOAD PDF FILE

Table of contents :
Couverture
Introduction
Chapitre I. Dionysos et Éros
La danse de Dionysos
Pour une érotique de la connaissance
Les passionnés du savoir : Faust et Don Juan
Chapitre II. Dionysos et l’orgie technique
Érôs et la Vie
La Machine comme exo-organisme de Dionysos
Le nouveau Sabbat
Chapitre III. La nouvelle passion de Dionysos
La lacération de Dionysos
La possession par les champs
Les remembrements de Dionysos
Chapitre IV. Dionysos et les chorégraphies de l’existence
De la quête de l’insolite aux esthétismes du pathologique
La transgression
Du ludisme au théâtre cosmique
Chapitre V. Dionysos et le Grand Être social
Dionysos dans la Cité : les prestiges de la Fête
Les fureurs de la consommation
Les convulsions de Dionysos : Cruauté et Dictature
Conclusion : Sauvetages et Salut
Table des Matières
Quatrième de Couverture
Recommend Papers

Le retour de Dionysos
 2853040577, 9782853040570

  • 0 0 0
  • Like this paper and download? You can publish your own PDF file online for free in a few minutes! Sign Up
File loading please wait...
Citation preview

éJ1�es

~

Gordaa

Po Fs

LE RETOUR DE DIONYSOS

L'ATHÉISME INTERROGE Collection dirigk par Claude Bruaire

Copyright C 1969, by Desclée .tfll

righu riUJ'fJed

et Cie,

Paris

Printed in Bel.eium

Jean Brun

le retour de Dionysos Quel est ton nom ? Légion, répondit-il. Car plusieurs démons étaient entrés en lui (Le 8, 30). Quiconque boira de encore soif (Jn 4J 13).

DESCLÉE

cette

eau aura

Du

MftME

AUTEUR

Les stoiciens, textes choisis et traduits, Presses Universi­ taires de France, 1957. Le stoicisme, Presses Universitaires de France, 1958 (coll. (( Que sais-je? & n° 770) L'épicurisme, Presses Universitaires de France, 1958 (coll. «Que sais-je?» n° 810). Épicure et les épicuriens, textes choisis, Presses Univer­ sitaires de France, 1961. Platon et l'Académie, Presses Universitaires de France, 1960 (coll. > n° 88o). Socrate, Presses Universitaires de France, 196o (coll. > n° 928). Les Conqu2tes de l'lwmme et la Séparation ontologique, Presses Universitaires de France, 1961 (Bibliothèque de Philosophie contemporaine). La Main et l'Esprit, Presses Universitaires de France, 1963 (Bibliothèque de Philosophie contemporaine). Héraclite, ou le Philosophe de l' Éternel Retour, Éditions Seghers, 1965. Empédocle, ou le Philosophe de l'Amour et de la Haine, Éditions Seghers, 1966. La Main, Éditions Delpire, 1968. Les Présocratiques, Presses Universitaires de France (coll. > n° 1319). .

Introduction

Les problèmes qui se posent à l'homme du xxe siècle ne sont pas fondamentalemmt différents de ceux qu'affrontait un Platon; mais, aujourd'hui, le dévelop­ pement considérable de la science et de la technique nous laisse croire que, désormais, la pensée et l'action relèvent de l'idéologie, de la planification ou de l'équi­ pement. Une telle façon d'envisager les choses est d'autant plus courante que s'accroît la distance qui sépare les pays nantis, voire surdéveloppés, des nations où les problèmes de la subsistance passent inévitablement avant ceux de l'existence et pour lesquelles la chair se trouve être réduite à ce qu'il faut alimenter ou à ce dont on peut se nourrir. Le problème actuel le plus vital à résoudre est, peut-être, celui de la répartition des richesses du globe et de sa surpopu­ lation prochaine; mais il n'est pas trop tôt pour se pencher sur les questions que se posera demain l'humanjté tout entière au fur et à mesure qu'elle parviendra à faire de la vie autre chose qu'un déchet

de la survie quotidienne.

Des réformes, voire des révolutions, peuvent changer

6

Le

retour de Dionysos

le statut de situations dégradantes, serviles et alié­ nantes, mais elles sont impuissantes à changer la condition de l'homme; le reconnaître ne revient pas à affirmer que toute action est vaine et toute protes­ tation inutile, mais doit inciter à une lucidité dont nous privent de plus en plus tous les systèmes qui pré­ tendent nous apporter la lumière. Car les pays sur­ développés sont, d'ores et déjà, aux prises avec des situations particulièrement significatives, situations que connaîtront de plus en plus rapidement les pays qui auront accès au niveau de vie auquel légitimement ils aspirent. En effet, non seulement la technique cesse d'être un moyen pour devenir une fin en soi, faisant surgir des besoins artificiels qu'elle se propose de satisfaire une fois qu'elle les a fait naître, - non seulement cette technique, depuis qu'elle s'oriente vers une conquête du cosmos, bien différente de celle à laquelle prétendaient les instruments d'optique, exige des sacrifices financiers en vue d'applications dont on attend que l'avenir les définisse, - non seulement l'homme se pose maintenant le problème de savoir comment il pourra s'adapter physiologi­ quement aux nouvelles machines, - non seulement nous sommes de plus en plus investis par une débauche et une orgie d'essence technique, - mais il est tout particulièrement significatif de constater que, au moment où les sciences de la nature, les sciences humaines et l'économie politique nous abreuvent de significations, nous nous complaisons de plus en plus dans les quêtes de l'absurde, dans l'abandon à l'insi­ gnifiance et dans ces boulimies de la consommation qui font de nous des êtres omnivores à la recherche de toutes les épices et de tous les opiums. Lorsque Nietzsche déclarait : « Nous sommes fati­ gués de l'homme », il énonçait une profession de foi en même temps qu'il formulait un diagnostic. La fatigue que l'homme peut avoir de soi est aussi vieille que l'homme lui-même car il est le seul vivant qui

Introduction

7

bute sans cesse sur ses propres limites et qui tente d'exorciser son être en dépassant sa condition. Le messianisme prométhéen faisant de la technique une épopée où l'homme projette ses réseaux de prises dans l'univers, la proclamation de la mort de Dieu visant à éliminer toute transcendance et tout arrière­ monde, les récents antihumanismes et l'annonce de la mort de l'homme, sont autant d'expressions d'une aventure dont l'homme attend la libération du temps et du lieu auxquels se trouve lié son être individuel et spécifique. La projection organique que permettent les machines, la glorification de l'humanité intronisée joyeusement «Grand �tre »J les hymnes à l'ultra­ hominisation, la disparition du sujet dans les « nou­ veaux romans », les éthylismes intellectuels et psycho­ chimiques, ainsi que tout le cortège d'érotisme et de violence qui les accompagne, sont autant de réincar­ nations de Dionysos qui tente d'éclater vers des accouplements et des combinatoires grâce auxquels les comimpossibilités d'hier seraient transformées en vagues de forces submergeant toute individuation. L'homme cherche, aujourd'hui comme toujours, mais d'une manière plus camouflée, à se situer dans l'entre­ deux qui sépare l'ici et le là-bas, le Je et le Tu, afin d'annuler les limites mortelles du moi et les frontières organiques de l'espèce pour parvenir à jouir de la différence pure dans des dissociations où se déploient des jeux le délivrant de tout centre. Du fond des âges, Dionysos perpétue des rites qui lui sont chers; mais, bien qu'il demeure omniprésent, toutes ses ruses le rendent méconnaissables. Les modernes réincarnations de Dionysos sont nées des très lointaines noces d'Érôs et de la Connaissance, elles se manifestent aujourd'hui dans l'hystérisme techniciste et dans les ludismes de l'homme nomade se projetant dans tous les par-delà, cultivant les transgressions afin d'en dépasser la notion même et de se sentir possédé par le dynamisme de champs qui

8

Le retour de Dionysos

le pénètrent pour le faire et le défaire sans cesse. Dionysos anime les révoltes des nantis, tout comme il anjmait les délires de ceux qui lui vouaient un culte. C'est pourquoi il importe de jeter les bases d'une érotique de l'épistémologie et de la technique; cela est d'autant plus indispensable que nous vivons toujours dans l'aveuglement où nous plonge l'idée d'un salut intellectualiste qui nous libérerait de l'erreur et de la passion en nous faisant accéder à la claire con­ science par la connaissance du vrai . Pendant des siècles on s'est efforcé de montrer que le désir et le concept étaient en radicale oppo­ sition; or il pourrait bien se faire que celui-ci ne fût que la ruse de celui-là et non ce qui nous en délivre. Dionysos et Érôs qui l'accompagne nous ont plus sûrement investis en nous donnant à croire que la philosophie de la connaissance et la psychologie de l'affectivité étaient deux domaines étrangers l'un à l'autre; seules les pauvres tentatives renouvelées de l'empirisme et cherchant à constituer des psychologies du raisonnement ou des génétiques de l'entendement s'étaient présentées comme des entreprises de synthèse. Pourtant il est possible de découvrir, tout au long de l'histoire, des îles à la surface desquelles ré�paraît le continent sous-marin où Dionysos et Erôs se cachent au fond de l'océan du savoir : Platon, Aristote, Hegel, Freud et Nietzsche seraient les principales d'entre elles. Il y avait, en effet, chez Platon, qui met Érôs au

cœur de la théorie des idées, de quoi orienter la philo­ sophie vers des directions tout autres que celles suivies par les épistémologies positivistes et logiciennes; mais la portée du message platonicien ne pouvait guère être découverte avant que la collusion d'Erôs et du concept

ne devînt le fondement de la civilisation scientifico­ technicienne. La démarche décisive fut celle de Nietzsche qui, en intitulant un de ses ouvrages Le gai

safloir,

accoupla dans ce titre un substantif et un

Introduction

9

adjectif considérés jusqu'alors comme totalement étran­ gers l'un à l'autre; par là il invitait à comprendre que le savoir n'était pas le simple fruit d'un souci de connaître et à soupçonner que la technique n'en était pas seulement l'application directe destinée à satisfaire des besoins vitaux. Certes, Nietzsche ne se propose nullement de décrire des symptômes et de dresser une diathèse; son entreprise vise, bien plutôt, à pro­ mouvoir une aventure d'un type nouveau où la gaieté se marierait à la science; toutefois il a le grand mérite de chercher et de trouver, au cœur même de l'opération de connaissance, les racines d'un ludisme cosmique. Telle est la raison pour laquelle il voit dans le cc connais­ seur » un moyen dont se sert la vie cc pour prolonger la danse terrestre >>; un tel connaisseur fait partie des cc chorèges de l'existence>> et cc la sublime coordination de toutes les connaissances est peut-être le moyen suprême qui permettra de maintenir la généralité de la rêverie, l'entente de tous ces rêveurs, et, par là, la durée du rêve 1 ». Ainsi se trouvent unis la connais­ sance et le rêve, rêve dont on sait suffisamment, depuis Freud, le rôle considérable qu'y joue Érôs. Sans nous demander, d'ores et déjà, si, aujourd'hui, il ne faudrait pas ajouter, dans la phrase de Nietzsche, le verbe promouvoir au verbe maintenir, il convient de souligner la lucidité avec laquelle le disciple de Zarathoustra range les entreprises les plus abstraites et les plus conceptuelles au rang des figures de la danse dionysiaque. Et cela d'autant plus facilement que, depuis la proclamation de la cc mort de Dieu », cet empêcheur de danser en rond, il n'y a plus de haut ni de bas puisque cc nous avons détaché la chaîne qui liait cette terre au soleil• ». Il est temps d'insister sur cette idée que, au cœur

de la relation abstraite, se trouve tout autre chose qu'un simple souci de quantification permettant de 1 1

NIETZSCHE, Le gai savoir, n° 54, trad.

Op. cit., n° 125.

Alexandre Vialatte.

10

Le

retour de Dionysos

mesurer afin de savoir et de pouvoir : l'induction conduisant au concept est une véritable anodos d'essence métaphysique cherchant à parvenir à l'Autre des autres, au Toi pur sans différence à la quête duquel, on le sait suffisamment depuis la Phénomé­ la conscience se voue; quant à la déduction; Protée y trouve de quoi satisfaire sa volonté de prolifération en s'irradiant dans une cathodos lui permettant de rejoindre la multiplicité

nologie de l'Esprit,

des choses. A ce titre, et de façon beaucoup plus signi­ ficative que l'œuvre de Hegel que nous venons de citer, Faust et Don Juan constituent des archétypes derrière lesquels se cachent les ruses du dieu dont ils sont les grands prêtres : Dionysos se camouflant dans le savoir et la technique au sein desquels nous nous mouvons. En effet, l'homme cherche aujourd'hui à se définir comme le possédé d'un champ épistémologique, histo­ rique, évolutionniste, linguistique ou pulsionnel; les formalisations de toute sorte envahissent tous les domaines, à tel point que l'on peut parler d'une véri­ table algébrose qui trouve son domaine d'élection dans les fureurs logistiques et dans l'invasion de l'expli­ cation par les structures. Mais il est bien remarquable de constater que ce qui pourrait ne paraître que froid calcul, rigueur logique et intellectualisme dépassionné va de pair avec le ludisme d'esthéticiens qui font appel à Nietzsche et à Sade. La vague d'érotisme, l'envahissement de l'abstraction, l'aplatissement de la notion de modèle réduit à une simple notion opératoire, sont des phénomènes corrélatifs traduisant, chacun pour son compte, différentes faces d'une seule et même expérience : celle de l'homme qui, dans son désir de s'aventurer hors de lui-même, veut se dissou­ dre dans un champ dionysiaque où se déploient toutes les permissions de combinatoires prometteuses d'exta­ ses. Les systèmes sans sujet, tout comme les romans sans personnage, constituent un des points d'aboutis-

Introduction

11

sement de cette aventure dont l'homme attend la délivrance de lui-même afin de pouvoir s'accoupler

à tout ce qui n'est pas lui et finalement s'y dissoudre. Dans les sociétés nanties où il s'épanouit, Dionysos se présente comme le dieu de la surabondance et, à travers ses multiples ruses, il nous amène à découvrir que technique et politique se rejoignent aujourd'hui, non pas dans des efforts pour asservir une nature hostile, mais dans une campagne de démoralisation et d'érotisation. Car le monde des sociétés de consom­ mation est celui où Dionysos est partout présent; c'est lui qui conditionne les sociétés techniciennes dont il est trop superficiel de croire qu'elles sont simplement conditionnées par des structures écono­ mico-sociales qu'il suffirait de refaire pour que tout changeât aussitôt.

Le cortège de Dionysos traîne

aujourd'hui à sa suite l'érotisme forcené, la révolution sans doctrine, les érostratismes nihilistes, les stupé­ fiants chimiques et intellectuels, les formalisations conceptuelles, la désintégration et le psychédélisme, le règne des mass media, le ludisme intégral, la cruauté et la violence. Là viennent s'épanouir les désirs de vivre dans les nappes de charriage de l'Indifférencié, ,désirs qui donnent naissance aux aventures dans les négativismes et dans les à rebours, aux défis dans les surenchères des iconoclasties joyeuses fuyant dans les fraternités colossales qu'orchestre une Fête sans fin. Aventurier et tentateur, Dionysos vide l'homme de lui-même en prétendant lui conférer la plénitude d'une Totalité en perpétuelle gésine où s'ouvre le grand jeu de l'absolument autre. C'est pourquoi il faut dire de lui qu'il est doublement l'antithèse de l'homme. Il l'est, tout d'abord, puisqu'il invite celui-ci à une perte dans une ivresse promettant des résurgences de l'autre côté des frontières,- il l'est, ensuite, parce qu'il voue l'homme à la perdition hagarde de vertiges qui le .Plongent dans tous les gouffres sans issue.

12

Le retour de Dionysos-

Pourtant cette antithèse de l'homme est née des. rêves de celui-ci, rêves d'une créature qui, lorsqu'elle· reste en tête à tête avec elle-même, n'aspire qu'aux au-delà dont elle a voulu se passer.

Chapitre premier .

Dtonysos

et

,.

"

Eros

·La danse de Dionysos Maîtres du monde, les avatars de Dionysos et ·d'Érôs passent d'autant plus inaperçus qu'ils se mani­ . festent dans ce qui semble aux antipodes du délire ·dionysiaque et du vertige érotique, à savoir l'intellec­ tualisme et la technique. Notre civilisation occidentale, qui se glorifie d'avoir exorcisé le fantôme de l'irra­ tionnel et d'être parvenue à faire de la conscience le reflet d'une science dont les conquêtes s'élargissent sans cesse, est tout entière sous-tendue par les entre­ prises de Dionysos; la danse de celui-ci prend aujour­ . d'hui pour théâtre les fureurs de vivre les plus quoti­ diennes,

les

orgies

techniques

dans lesquelles se

vautrent les sociétés « évoluées >> et les sabbats poli­ tiques des mondes où l'on s'ennuie. Dionysos se ·cache au cœur de tout ce qui, en apparence, lui est le plus étranger mais où se situe le souci de l'homme de se délivrer de lui-même et de guérir de soi. La danse de Dionysos est un défi lancé à toute :forme de vie humaine, un vol qui prétend abolir toutes

14

Dionysos

et

Érôs

les frontières grâce à des évasions et des dépassements; car

le dieu quête la non-essence, la non-existence

individuelle, la délivrance de toute subjectivité. On pourrait dire de Dionysos qu'il cherche à inverser le sens de l'existence en transformant le détachement originel, dont tout individu est né, en une sorte d'extase libératrice. Il est tout particulièrement signi­ ficatif de souligner, à ce sujet, que le mot existence commence par le préfixe « ex

et que celui-ci possède une double acception dans la mesure où il peut indiquer une sortie, un abandon et une perte, ou bien traduire un bondissement et un jaillissement. Dionysos est précisément celui qui se propose de transformer le ex existentiel en un ex libérateur et d'inverser la plongée dans l'existence en une évasion hors de n

l'existence afin de projeter l'homme hors de soi et lui permettre tous les accouplements impossibles. L'ivresse dionysiaque tente, en effet, de conférer au corps de chacun le pouvoir de vagabonder en dehors des cadres de l'ici et du maintenant qui lui sont assignés; telle est la raison pour laquelle, dans le culte de Dionysos, le vertige joue un rôle si important : il vise à mettre hors de lui-même celui qui s'abandonne à des tourbillons l'engloutissant dans l'océan d'une sen­ sation illimitée où toutes les synesthésies sont permises. C'est pourquoi Dionysos avait reçu le nom signi­ ficatif de « libérateur » (Aoa�oç, Auatï:oç); la frénésie qui l'anime est faite d'un magnétisme qui tente de parcourir une chaîne continue dont les maillons existentiels ne seraient que les dérivées d'une intégrale ontologique à laquelle le dieu de la danse veut s'iden­ tifier. Dionysos promet la dilatation du moi jusqu'aux frontières du monde et prétend briser l'étroite prison corporelle dont chaque homme est prisonnier, en lui faisant goûter l'extase d'une vie infinie. Ainsi, Dionysos,. maître du temps et· de l'espace, se veut l'évangéliste d'une sensation cosmique. Telle est la raison pour laquelle on le tenait pour capable de se métamor-

La danse de Dionysos

15

phoser en des formes multiples 1 (8(!J.opcpo�, 7toÀuet8�� xod. 7tOÀO!J.opcpo�). Grâce à lui le voile du monde se déchire : la danse de Dionysos habite le myste et le possédé devient dieu, devient Tout. Le culte de Diony­ sos tend à procurer un état de spasme et d'ondulation vers l'Illimité permettant au vouloir individuel de s'abîmer dans un vouloir universel offrant l'affranchis­ sement de toute vie intérieure. La mythologie nous apprend que la lacération de Dionysos-Zagreus, démembré et mutilé par les Titans, a donné naissance à l'Univers; selon Nietzsche cette passion dionysienne est celle du dieu qui éprouve en lui les douleurs de l'individuation, individuation qui doit être considérée cc comme la source et l'origine de toute douleur et condamnable en soi 11 )). Une telle vision du monde rejoint donc celle d'Anaximandre pour qui les étants, en donnant naissance à l'individuation, ont commis le crime qu'ils paient par leur statut ontique d'individus; s'ils se rendent justice et réparation les uns aux autres de leur injustice selon l'ordre du temps, c'est parce que, à la faveur de la métempsycose, ils cherchent à découvrir, dans une exploration de la pluralité des êtres, une compensation au continent qu'ils ont abandonné. Nietzsche nous laisse prévoir quelque renaissance de Dionysos, renaissance qui mettra fin au supplice du dieu car elle dissipera le sortilège de l'individuation. Mais, en attendant que le corps morcelé de Dionysos soit reconstitué, celui-ci cherche dans les champs de toute nature de quoi donner à ses membres épars un océan organique au sein duquel il puisse s'identifier à un immense frisson cosmique le submergeant d'une véritable onde d'être. Tel est le sens de cette «approbation universelle>> où Nietzsche nous invite à voir l'éternelle joie du devenir 1

Cf.

Walter F. Orro, Dionysos, Mythos und Kultus,

1933, ch.

IX.

8•

Francfort,

1 NIETzsCHE, La naissance de la tragédie, trad. G. Bianquis, Paris, 1941, p. 56. 8 NIETZSCHE, Ecce Homo, trad. A. Vialatte, Paris, 1942, p. 88.

16

Dionysos et Érôs

Bref Dionysos est le personnage dans lequel s'est projeté l'homme éprouvant sans cesse les limites temporelles, spatiales et physiques de l'existence; du culte qu'il lui voue il attend la délivrance de l'idée même d'individualité. Car la possession dionysiaque vise à faire éclater le caractère punctiforme de l'exis­ tence individuelle pour réaliser une mort à soi; elle suscite des migrations existentielles à la faveur des­ quelles l'individu se nierait lui-même en devenant tout ce qu'il voit, tout ce qu'il touche ou ne peut pas toucher. L'ivresse de Dionysos cherche à trouer le temps et l'espace en dépassant les cadres spatio­ temporels d e l'existenc e et elle veut faire de ceux­ ci, non plus des limites infranchissables, mais ce que la possession de et par tous les ailleurs permet de briser. Si Dionysos n'a cessé de hanter Nietzsche, c'est précisément parce que, lui aussi, s'est trouvé confronté au problème de l'individuation et à celui de son dépassement :

L'individu lui-même est une erreur. Tout ce qui se passe en nous est autre chose en soi que nous ne savons pas.[ . . . ] Je distingue entre la prétendue individualité et les véri­ tables > Chaque femme se trouve ainsi offerte en holocauste .à la lumière du Concept de Femme qui se diffracte en une infinité de formes et de visages et qu'il s'agit de réunifier en une expérience pensée et vécue.

Si Don Juan cherche à connaître le concept dans son extension, Faust cherche à le connaître dans sa 4 6 A. KOJÈVE, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, 1947, 374 p · � . " Ibid.

44

Dionysos et Érôs-

compréhension afin de devenir l'auteur de la genèse du Sens. Finalement il y a une transformation et un .

accomplissement de Don Juan en Faust dans les analyses de la Phénoménologie qui montrent le Désir· donnant naissance à l'Action, c'est-à-dire à l'Action négatrice qui, par le travail, permet à l'homme de dé-· truire et de créer afin de devenir le collaborateur du Concept et de Dieu. Ici le Concept devient auto­ réalisant dans la mesure où il est la manifestation du Logos; il est auto-mouvement et cet auto-mouvement est ce par quoi la science existe ' 7 • D'extase qui nous arrachait au ceci pour nous. conduire vers ce qui le dépassait en le niant, le concept est devenu extase en tant que sortie de soi, en tant qu'extase dans et par le mouvement qu'il engendre et qui le déploie. C'est pourquoi Hegel dit du concept qu'il est le temps : « Le temps est le concept même qui est là ' 8 • >> Mais, pas plus que nous ne percevons. le temps bien que nous percevions dans le temps, pas. davantage le concept, qui est pourtant le principe de ce qui se manifeste, ne se manifeste lui-même; ce n'est pas le concept que nous connaissons mais c'est bien plutôt en lui et par lui que nous connaissons car il est porteur d'être, puisque l'effectivement réel est « l'être-là qui est dans son concept u », puisque le concept est le devenir de l'être-là. Nous avons affaire ici à un véritable dynamisme historique et ontologique du concept qui donne à celui-ci la faculté de produire et d'assimiler les diffé­ rences. Il est un Désir en marche en tant que Destin ; il est conceptualisant dans la mesure où il est concilia-· rion et retour en soi. Le concept se déploie, comme le plérome du Dieu vivant, dans une incarnation de l'Absolu qui s'exprime en temps et en espace. Et ici on ne peut pas ne pas songer à tout ce que Jacob Bôhme. " Phénoménologie de l'Esprit, t. 1, p. 6o. t. II, p. 30S. u Ibid., t. 1, p. 40. " Ibid.,

_Les passionnés

du savoir

:

Faust et Don Juan

45

mt du désir 50 qui possède Dieu avide de lui-même -et qui ne peut se trouver que s'il se donne à lui-même cette quête éternelle : oComme ce désir voit ce qu'il est, il se transforme en un désir de ressentir ce qu'il est. [ . . . ] Car le Néant a faim du Quelque Chose et la faim est le désir, sous forme du premier > ; Baudelaire cherche un voyage dans les êtres et dans les corps, un voyage du genre de celui qu'accomplit L'homme des foules d'E.-A. Poe et qui se mêle en imagination à tous les passants. C'est pourquoi Baudelaire nous dit que « le poète jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut à sa guise être lui-même et autrui. Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le

personnage de chacun. Pour lui seul, tout est vacant a s . >> Or ce désir d'émigration existentielle et de métamor­ phose, ce désir d'explosion dionysiaque trouve dans la femme une invitation au voyage dont elle serait l'essence. C'est ainsi que la femme est un navire (Le beau navire) , que sa chevelure est un port (La

chevelure) , que son parfum (Parfum exotique) ; la femme

est un pays exotique est, pour Baudelaire, le

lien et le lieu de toutes les analogies et de toutes les correspondances 8 8• La femme nous transporte au-delà de nos limites spatiales, temporelles et physiques. Navire pour des voyages imaginaires, la femme s'est trouvée rapidement assimilée à la voiture, moyen de transport privé pour des voyages géographiques. Car la voiture qui roule à 150 kilomètres à l'heure donne

à

ceux qu'elle transporte, et 88

à

qui elle procure la gri-

BAUDELAIRE, Le spleen de Paris : Les foules. •• Cf. sur ce point la version en prose de « L'invitation au voyage •, dans Le spleen de Paris.

68

Dionysos et l'orgie tec'hniqu4

serie de la vitesse, l'illusion que le monde vient

à eux ;

elle dévore les distances, > l'amalgame d'organismes tenus pour incom­ patibles par la vie qui les ani m ait avant qu'ils ne fussent mis en pièces ; il est fait de compositions dépay­ santes ayant dû recourir à une dissection préalable des vivants qui leur ont donné naissance. Le monstre est né des mains d'un bricoleur dont la plume, le crayon, voire le scalpel 84 a été animé d'une danse dionysiaque en quête d'organismes nouveaux 85• Ce bricoleur pos­ sédé ressemble à l'enfant pervers polymorphe qui, selon Freud, joue avec son propre corps ; mais ici le jeu porte sur tout l'univers des corps qui sont disjoints pour être joints différemment. Dénaturé, le monstre apparaît également comme surnaturel parce qu'il est l'image même de la lacération et du remembrement de Dionysos. Car le monstre réalise bien la dislocation de l'orga­ nisme et la dislocalisation de l'existence individuelle ; sa constitution suppose que des impossibilités, sinon des interdits, aient été transgressées pour permettre des aventures dans des possibles impossibles. Une telle transgression peut être ressentie comme l'infraction à une interdiction enfreinte au prix du mal ; le mons•• On sait que des japonais montent de véritables pièces d'ana­ tomie monstrueuse. " BALTRUSAITIS, dans Le Moyen Age fantastique (Paris, 1955) et dans Réveils et Prodiges (Paris, 1 960) s'est attaché à classer les monstres chers au Moyen Age, travail que HUYSMANS avait déjà entrepris dans La cathédrale (ch. XIV). Baltrusaïtis étudie les diffé­ rentes combinaisons utilisées dans les dessins ou les sculptures de ceux qui faisaient surgir de l'impossible des anthropologies et des zoologies à la fois déroutantes et merveilleuses. Du xvu e au xxe siècle, on eut même recours à toutes les ressources de la perspective et de l'optique pour obtenir des déformations engen­ drant des monstres graphiques ; cf. BALTRUSAITIS, Anamorphoses ou perspectives curieuses, Paris, 1955. On sait que Léonard DE VINCI, dans ses Carnets, s'intéressa également aux monstres. -

Les

1 29

remembrements de Dionysos

trueux est alors l'incarnation de l'horrible ; mais elle peut être aussi vécue comme une évasion enivrante renversant toutes les barrières séparant les espèces, et le monstrueux devient alors exaltant. Le monstre, qui bouscule toutes les normes, qui bafoue et renie toute idée de modèle ou d'archétype, se présente avec l'attrait séduisant des vagabondages dans les accou­ plements et dans les synthèses que son apparition implique. Grâce à lui la danse de Dionysos a pris pour terrain d'exercice le champ même de la vie ; les orga­ nismes désintégrés font l'amour n'importe où, n'im­ porte comment et avec n'importe quoi. C'est ainsi que, possédée par Dionysos et par Érôs, la Pasiphaé de Montherlant s'écrie : , Paris, 1963, p. 243 . 18 Ibid.

Les remembrements de Dionysos

131

apparaît comme confusion est pour lui acceptation globale. Telle est la raison pour laquelle

il prend pour

programme ces paroles de Montherlant : « Prenons donc tout, à travers toutes les barrières, faites de papiers où sont peints des barreaux, mais qu'on se jette dedans et on passe au travers. Et alternons tout, puisqu'on ne peut faire mieux 8 9• » De même le saint Antoine de Flaubert, entouré de monstres apportés par « des rafales pleines d'anatomies merveilleuses », plonge dans le creuset où s'agite une vie précédant toutes les distinctions spécifiques, grouil­ lante de formes et de fonctions, formidablement lar­ vaire, pour être habité par les forces qui gisent au cœur de l'animal, du végétal et du minéral. Le monstre est donc le des

mysterium coniunctionis et le point de fuite « correspondances » réalisant l' Aufhebung de toutes

les

différences

spécifiques.

Il

constitue

le

« point

suprême » d'où le haut et le bas, l'animal et l'humain, l'humain et le végétal, le féminin et le masculin cesse­ raient d'être perçus comme contradictoires. Le monstre est le Grand Œuvre anatomique d'une alchimie de la vie, il ouvre la voie aux hyperincamations de toute sorte ; il est ce à quoi aboutit l'exploration dionysiaque des mariages contractés par toutes les formes de pul­ sions . Prometteur de toutes les pulsations, le monstre apparaît comme une porte ouverte sur l'ubiquité parce qu'il est ce en quoi s'engloutissent toutes les corpo­ réités qui transmigrent les unes dans les autres et retrouvent le point originaire de la vie dans un chaos palpitant en deçà et au-delà de toutes les existences. Le monstre est, à la fois, excentrique et polycentrique et, derrière ce qui l'a fait, se trouve le cri dionysiaque et orgiastique : « Que tout me soit une maîtresse 70• Dans

»

son organisme le monstre incarne le délire

enthousiaste de l'instant gonflé de toutes les dimensions possibles. 18 70

MONTHERLANT, op. cit., p. 244. Ibid.

132

La nouvelle passion de Dionysos

Il est tout particulièrement significatif de constater que, aujourd'hui, le monstre ne limite pas les domaines de son apparition à ce qui peut relever de l'art gra­ phique ou cinématographique mais qu'il a envahi le

langage. Avec la sexualité le langage constitue le domaine même de la communication entre le moi et ce qui n'est pas lui ; c'est en tant qu'interrelation que le langage et la sexualité se sont déployés dans les dimen­ sions polyvalentes de la monstruosité. On sait que Lewis Carroll construisit dans le Jahberwocky des mots porte-manteaux où se trou­ vaient télescopés plusieurs termes donnant naissance à une entité terminologique nouvelle qui, comme dans le monstre, amalgamait diverses individualités. La for­ tune de ces mots-sandwichs n'a fait que croître et Raymond Queneau a fabriqué un très grand nombre de monstres terminologiques à la fois déroutants et séduisants, vivant en marge de tous les dictionnaires mais initiant à quelque savoir vaguement et secrète­ ment merveilleux 71• Ce procédé, qui commence d'en­ vahir la publicité 72, constitue un remembrement du langage qui suit la lacération du mot sur laquelle nous avons précédemment insisté. Les combinaisons de lettres et les télescopages d'unités constituant les éléments du vocabulaire sont un défi lancé aux classifi­ cations de ces catalogues que constituent les lexiques. Ici aussi Dionysos transgresse les limites de l'indivi­ dualité pour favoriser des accouplements nouveaux qui, pour être lexicaux, n'en sont pas moins significatifs car les mots y font l'amour dans des noces alchimiques du Verbe. Le « démon de l'analogie n, cher à Mallarmé, y provoque « les mots en liberté » de Marinetti 78• 71 Zazie dans le métro fourmille de trouvailles de ce genre, c'est ainsi que l'interrogation banale « Quoi voir ? ,. se transforme en « Kouavouar ? &. 71 C'est ainsi qu'une marque d'eau minérale gazeuse vante les mérites de « l'okipikunpeu •· 78 Marinetti note : « Les écrivains se sont abandonnés jusqu'ici à l'analogie immédiate. Ils ont comparé, par exemple, un animal à un homme ou à un autre animal, ce qui est presque de la photo-

Les remembrements de Dionysos

133

C'est pourquoi le peintre Hans Bellmer a pu se livrer, avec beaucoup de profondeur, à des études dans lesquelles l'anagramme et l'anatomie se soutiennent mutuellement. Il souligne, en effet, que « le corps est comparable à une phrase qui vous inviterait à la désar­ ticuler, pour que se recomposent, à travers une série d'anagrammes sans fins, ses contenus véritables 74 » ; Dionysos désarticule et remembre les corps comme les mots afin de remplir tous les entre-deux selon des rythmes intensifiant l'espace et le temps. Bellmer a construit de nombreuses poupées composées de join­ tures à boules 7 6, aux articulations interchangeables, prêtes à se décomposer et à se recomposer pour mille et une nuits. Bellmer part de cette observation que, parmi les réflexes provoqués par une rage de dents, on note la contraction violente des muscles de la main et des doigts dont les ongles s'enfoncent dans la peau. La main ainsi crispée est un foyer artificiel d'excitation, « une dent virtuelle qui détourne, en l'attirant, le courant de sang et le courant nerveux du foyer réel de la douleur, afin d'en déprécier l'existence ». Il se propose alors d'explorer les perceptions intérieures conscientes ou inconscientes que nous pouvons avoir de notre organisme ainsi que les migrations de son centre d'excitation prédominante. C'est ainsi que graphie. Ils ont comparé, par exemple, un fox-terrier à un tout petit pur-sang. D'autres, plus avancés, pourraient comparer ce même fox-terrier trépidant à une petite machine Morse. Je le compare, moi, à une eau bouillante. Il y a là une gradation d'ana­ logies de plus en plus vastes, des rapports de plus en plus profonds, bien que très éloignés. [ . . . ] L'analogie n'est que l'amour immense qui rattache les choses distantes, apparemment différentes et hostiles. C'est moyennant des analogies très vastes que ce style orchestral, à la fois polychrome, polyphonique et polymorphe, peut embrasser la vie de la matière. )) Ainsi pour donner les mouve­ ments successifs d'un objet il faut « donner la chaine des analogies qu'il évoque, chacune condensée, ramassée en un mot essentiel ,> (.MARINETTI, L'imagination sans fils et les mots en liberté, 1 9 13). n Hans BELLMER, Petite anatomie de l'inconscient physique ou L'anatomie de l'image, Paris, 1957 ; cf. également : Unica ZÜRN, Hexen- Texte, mit einem Nachwort von Hans Bellmer, Berlin, 1 954. 75 Cf. La Poupée, Paris, 1 936 ; Œillades ciselées en branche, Paris, 1 939 ; Les Jeux de la poupée, Paris, 1 949 ; Die Puppe, Berlin, 1962.

1 34

La nouvelle passion de Dionysos

l'image du sexe pourra être transférée à différentes parties du corps et projetée sur l'œil, sur l'oreille, etc. Ainsi la désintégration prélude à la découverte de l'interanatomique : « Il n'y a qu'un pas à faire pour que la j ambe isolément perçue et isolément appropriée à la mémoire, aille vivre triomphalement sa vie propre, libre de se dédoubler, quand ce ne serait que pour tirer de la symétrie une illusion justificative de ses moyens d'être ; libre de s'en tenir à une tête de s'asseoir, céphalopode, sur ses seins ouverts en raidissant le dos que sont ses cuisses, bifurcation arquée du pont double qui conduit de la bouche aux talons 7 6 • » D'ailleurs le vocabulaire le plus courant semble traduire de telles transpositions : lorsque nous voulons dévorer quelqu'un du regard ou boire ses paroles ne traduisons-nous pas par là que l'œil veut quelquefois être une dent et l'oreille une bouche ? L'anatomie de l'image peut donc être étudiée à la lumière du j eu de l'anagramme ; les permutations d'organes traduisent la volonté de redistribuer l'anatomie humaine afin de faire réapparaître des possibilités d'identification incon­ nues derrière les identités connues . Jean Paul disait que « si l'esprit est l'anagramme de la nature mise en j eu, l'imagination productrice est l'alphabet hiérogly­ phique qui l'exprime avec un petit nombre d'images >> ; dès lors on peut comprendre que les jeux de mots, les 71 D'où les lettres d'amour sadico-tératologiques du même auteur : « Ma jolie, ta passion de te décomposer scrupuleusement devant moi, hier soir, ta confusion, ne pouvaient pas être plus victorieuses, jusqu'à ignorer - et ce n'est qu'un détail - que le j eu de patience blanc des cent osselets de ton pied tranchait à merveille sur le velours de tes intestins. Veux-tu que nous arran­ gions demain le chapeau aux tulipes noires de ta matrice et que nous essayions cette fois-ci de relever ta peau à partir de la croupe le long du dos jusqu'à voiler ta figure, le sourire excepté ? Il serait prêt ainsi pour dimanche après-midi. Pour lundi je proposerais le chapeau-double, sosie de ta figure d'après nature ; pour mardi le chapeau-mains, et mercredi le chapeau-seins. Pour jeudi, nous mettrons au point cette forme dont tu aimes l'allure, l'aile gauche de l'os iliaque de ton bassin, soigneusement ornementé d'un fil à coudre noir, qui soulignera la surface tout en la suivant, elle se penchera légèrement vers ton oreille et tu seras belle • (Hans BELLMER, Petite anatomie de l' Inconscient physique, sans pagination) .

135

Les remembrements de Dionysos

j eux de mains, les jeux de j ambes, les jeux de physio­ nomie cherchent à nous ouvrir à de vertigineuses métemsomatoses et à toutes les permutations. Dionysos désintègre l'anatomie individuelle afin de redistribuer les membres et les sexes et de parvenir à l'inter­ anatomique d'où tout lieu morcelant se trouverait enfin banni. C'est pourquoi Bellmer parle de ces moments privilégiés et vertigineux où « sur l'autre côté » l'Univers proj ette une image ressentie comme si celui-ci était un

double pensant d'un ordre supérieur ; alors le moi

et le monde semblent coïncider :

La durée d'une étincelle, l'individuel et le non-individuel sont devenus interchangeables et la terreur de la limitation mortelle du moi dans le temps et dans l'espace paraît annulée. Le néant a cessé d'être ; quand tout ce que l'homme n'est pas s'ajoute à l'homme, c'est alors qu'il semble être lui-même. Il semble exister, avec ses données les plus singulièrement individuelles, et indépendamment de soi­ même, dans l'Univers. C'est à ces instants de > que la peur sans terreur peut se transformer en ce sentiment d'exister élevé en puissance : paraître participer - même au-delà de la naissance et de la mort - à l'arbre, au > et à la destinée des hasards nécessaires, rester presque > sur l'autre côté 7 7 • Ainsi les monstres sont nés de l'immense Dionysos oppose à tous les limites

Non

Oui

que

se rattachant aux

qui constituent l'homme ; ils

sont,

à leur

manière, la négation de toutes les négations . Dans sa quête du monstrueux, Dionysos refuse à la fois le centre auquel se réfère tout lien ombilical, et la région ontologique où se définit une espèce ; le dieu de la furie extatique convie l'homme à une gigantesque Fête où il sera définitivement hors de lui. Le monstre est une surabondance d'existences au sein de laquelle ·

danse Dionysos .

Mais voici que, une fois de plus, nous retrouvons

77 Hans BELLMER,

op.

cit.

136

La nouvelle passion de Dionysos

le concept derrière Érôs. Quoi de plus intellectuel qu'un monstre ? Ce qui le caractérise, en effet, c'est qu'il est invivable, et déjà Lucrèce s'attachait à démys­ tifier les légendes en montrant que les centaures et les satyres constitueraient des impossibilités biologiques. C'est là ce qui fait le moindre-être du monstre. Mais, s'il n'y a pas d'existence du monstre 78, il y en a une essence qui réside dans un désir de transmigration reposant sur la transgression des séparations spéci­ fiques. Le monstre est, en effet, la négation du principe il n'y a pas de changement d'un genre dans un autre et l'illustration d'une alchimie de la vie. La vivisection et l'ontogenèse purement intellectuelles qui ont présidé à sa « naissance » ont supprimé les différents centres vitaux des organismes dont le monstre veut être la synthèse. Par lui, où tout est défixé et surabondant, se trouve exaucée l'invocation de Nietzsche à un centre qui soit partout et à une circonférence qui ne soit nulle part 7 9 • Mais si rien n'est plus intellectuel qu'un monstre, inversement rien n'est plus monstrueux qu'un concept, car celui-ci n'est fait que des négations des individua­ lités sans référence auxquelles il n'aurait jamais pu être constitué. C'est ainsi que le concept de mammifère est vraiment monstrueux dans la mesure où il désigne, à la fois et tout aussi bien, le chien ou la vache, l'éléphant ou la baleine, mais il n'est pourtant aucun de ces vivants. On pourrait objecter que le concept est le 78 Il existe, certes, toute une tératologie expérimentale qui cherche à perturber les processus de genèse des embryons ; cf. sur ce point C. DARESTE, Recherches sur la production artJ'jicielle des monstruosités, Paris, 1 877, et Étienne WOLFF, La science des mons­ tres, Paris, 1 948. Mais, comme le note justement G. CANGUILHEM, « il n'y a rien de monstrueux dans les monstruosités », les accidents ne sont pas des exceptions, si bien que « la vie est pauvre en monstres alors que le fantastique est un monde » ( « La monstruo­ sité et le monstrueux », dans La connaissance de la vie, 2e éd., Paris, 1965, pp. 17 1 ss.) 7 1 NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, Le convalescent 2 : « Le cycle de l'existence se produit éternellement . . . Tout se brise, tout est à nouveau assemblé . . . Autour de chaque ici gravite la sphère là-bas. Le centre est partout. •

Les remembrements de Dionysos

137

refus même du monstre puisqu'il délimite une sphère précise à laquelle il donne un sens, la définition du mammifère, par exemple, exclut que l'on puisse parler de ce monstre que serait un oiseau mammifère. Toute­ fois, l'incompatibilité de l'oiseau et du mammifère n'est nullement irréductible puisqu'un concept nou­ veau, celui de vertébré, dépasse cette contradiction en créant un monstre nouveau qui opère une synthèse. C'est pourquoi le plus grand éleveur de monstres qui soit est véritablement le logicien. Par le détour du monstre, nous avons donc retrouvé Dionysos et ses plongées dans le ça. Le monstre a, en effet, transgressé toutes les limites inhérentes à la sphère du moi pour projeter devant nous une redistri­ bution de la vie, une aventure ayant aboli toute idée de modèle. En lui et par lui l'individualité excentrée s'est trouvée dissoute dans un champ biologico­ existentiel où tout est ensemble. Car le monstre est passé par le chaos pour refaire un cosmos ; ayant plongé dans l' Urgrund abyssal où grondent les contraires, il est retourné à l'Apeiron d'Anaximandre pour tenter de corriger les « injustices » de la finitude que tous les étants vivent selon l'ordre du temps qui les a faits. Né d'accouplements qui dépaysent, le monstre incarne un nomadisme de la restructuration qui im­ plique des désincarnations et des lacérations préalables promettant des surincamations et des remembrements futurs. Refus du modèle et ivresse dans les combina­ toires, le monstre est donc un défi à la sémantique et une aventure dans les syntaxes ; tout son être se pré­ sente comme une iconoclastie de l'herméneutique et comme un vagabondage dans le labyrinthe des combi­ natoires morphologiques : l'apparition du monstre suppose qu'ait pu être réalisé un aller et retour à travers le prisme des espèces . Telle est la raison pour laquelle, dans les représentations picturales, le monstre est assez rarement seul, il fait partie d'un champ structural et Flaubert nous décrit ainsi le troupeau de

1 38

La nouvelle passion

de

Dionysos

monstres qui assaille saint Antoine : « Toutes sortes de bêtes effroyables surgissent.[ . . . ] Il en pleut du ciel, il en sort de terre, il en coule des roches. Partout des prunelles flamboient, des gueules rugissent ; les poi­ trines se bombent, les griffes s'allongent, les dents grincent, les chairs clapotent. Il y en a qui accouchent, d'autres copulent, ou d'une seule bouchée s'entre­ dévorent. S'étouffant sous leur nombre, se multipliant par leur contact, ils grimpent les uns sur les autres. n C'est donc tout un réseau de copulations et de diges­ tions inouïes qui se tisse autour du saint : ça grouille, ça pullule, c'est un immense rut cosmique où tout ça s'agite comme une nappe qui bouillonne. Ainsi la fureur et l'ivresse dionysiaques, refusant toute verticalité sémantique, font du monde un phallus ou une vulve et de l'histoire un gigantesque coït procu­ rant à chaque moi l'extase de sa dissolution dans la source d'un ça d'où naîtraient tous les fleuves de la vie. Car le monstre est à un organisme ce qu'un système est à un existant : la promesse de proliférations dans le multiple. Tout existant se définissant par le fait qu'il n'est pas l'autre et que l'autre n'est pas lui, le monstre, négation de ces négations, incarne, comme les systèmes sans sujet, ce qui échappe à toute incar­ nation, à savoir l'éclatement de la personne. L'essence du monstre réside dans le fait qu'il est, à la fois, le non-être de l'être et l'être du non-être ; il charme car il semble avoir tenu la promesse d'une redistribution de l'existence. Toutes ces démarches nous remettent en présence de ce qui paraît situé à leurs antipodes, à savoir les structuralismes qui se présentent comme des systèmes sans sujet se proposant de décomposer les structures en éléments et de liquider toute idée de Signification trans­ cendante. Ils témoignent, à la fois, d'un intellectualisme des plus poussés, bièn caractéristique des civilisations scientifiques, et d'un cyrénaïsme exacerbé mais latent, bien caractéristique des sociétés de consommation.

Les remembrements de Dionysos Que le ça

soit

d'ordre pulsionnel,

139

économico­

historique ou physico-chimique, il est donné pour l'infrasujet à partir duquel ça parle, ça pense, ça tra­ ou ça bouge. Ce ça est une sorte de réservoir inorganisé ignorant les contradictions et les exclusions.

vaille,

Mais il est aussi en expansion dans un champ théorique immense en constant développement où le sujet se trouve dissous. Si bien que les antihumanismes con­ temporains, s'appuyant en définitive sur la formule de Lévi-Strauss selon laquelle « le but dernier des sciences humaines n'est pas de constituer l'homme mais de le ·dissoudre », annoncent la mort de l'homme comme l'évangile des temps nouveaux. Le monstre qui séduit a opéré une plongée dans le ça avant de réapparaître

·à la surface ; il peut donc se présenter avec le prestige ·.de celui qui a vaincu les négations contre lesquelles l'homme bute avec désespoir ou avec dépit. Si les ·systèmes sans sujet séduisent à leur tour, c'est parce qu'ils se donnent pour des transgressions de l'homme lui-même ; Dionysos qui se trouve derrière eux promet quelques remembrements nouveaux par-delà l'huma­ nité enfin dépassée comme un obstacle et abandonnée ·comme un continent trop connu. Les systèmes sans sujet se meuvent dans la térato­ logie des atomismes infrapersonnels qu'ils complètent ensuite par les monstres vertigineux des totalitarismes hyperpersonnels : ils veulent faire vivre la forêt en oubliant qu'elle est composée d'arbres. Mais la ruse de Dionysos est de masquer toute cette tératogonie der­ rière l 'intellectualisme des combinatoires au sein des­ quelles elle se meut 8 0• C'est pourquoi ce qu'il importe 8 0 Dans une telle conjoncture, l'œuvre de Charles FoURIER pos­ sède une actualité dont témoigne sa redécouverte récente. On sait que l'on trouve chez lui un visionnaire politique, un mathématicien (cf. l'article de R. QUENEAu, dans Bords, p. 37, où celui-ci montre qu'il n'y a pas de raison d'identifier le Fourier dont parle Engels avec le mathématicien Joseph Fourier) et un prophète du nouveau monde amoureux. L'intellectualisme mathématique de Fourier ·s'intéresse fortement aux séries, à l'étude des passions et aux ;monstres divinisés. On sait comment Fourier distingue des

140

La

nouvelle passion de Dionysos-

de démythologiser d'abord, ce n'est pas tellement le domaine du légendaire, comme on le dit toujours, mais bien celui de la science car le mythe y est d'autant plus latent et insidieux qu'il ne s'y présente jamais sous la forme d'un récit. Le monstre est plus qu'un trompe-l'œil, il est un trompe-existence. Surabondance d'organismes niant toute organisation, le monstre est l'Autre des autres, il est l'ersatz du Tout-autre sans transcendance. Ce qui lui manque, c'est toute la dimension de la personne, par lui s'évanouit la présence dans tous les champs qu'alimentent les codes. Suprême aventure et suprême tentation, les remem­ brements de Dionysos, dans les champs de la pensée et de la danse, ouvrent la porte au ludisme intégral où l'aplatissement du Modèle et le jeu des combinatoires débouchent sur les transgressions et les tètes cruelles.

groupes et des séries passionnelles (cf. Œuvres complètes, Paris, 1966,. t. IV, p. 337 ; t. VI, p. 47) afin de parvenir à des dispositions. de haute harmonie ; ici, comme chez Lévi-Strauss, la cuisine, ou plutôt la gastrosophie, joue un rôle considérable (cf. O.C.,. t. I, p. 159 ; t. I II , pp. 47, 135 ; t. V, p. 352 ; t. VI, p. 253 ; etc.), car elle est la concrétisation de la consommation de l'être assimi­ lant la nature. Chez Fourier, la loi sériaire doit conduire à l'uni­ téisme qui est l'essor simultané de toutes les passions, garant de la joie sociale et économique. Aujourd'hui le sens ayant été évacué et l'appel à la libération étant l'alibi d'Érôs aspirant à exorciser l'homme de son existence, nous nous trouvons en face de fourié­ rismes tératophiliques qui invitent à toutes les redistributions. aventurières des lignes de forces et des possibles.

Chapitre IV

Dionysos et les chorégraphies de l'existence

De la quête de l'insolite aux esthétismes du patholo g ique Dans un univers où Dionysos a réduit le modèle à n'être qu'un ensemble de structures provisoirement organisées et impliquant des combinaisons tenues pour de simples cas parmi de nombreux autres cas possibles, se manifeste une véritable prédilection pour le monstre qui se présente avec toute la séduction qu'offrent les vagabondages dans les anatomies. Expression d'un désir de surabondance luxuriante, le monstre exprime, surtout dans un monde de la consommation envahi par ses propres productions et toujours en quête de nouveautés, ce qui est vraiment hors série. Le monstre semble substituer à la vieille notion d'univers celle d'un « multivers » impliquant des voyages au fond de tous les gouffres et de tous les inconnus déroutants . Telle est la raison pour laquelle, dans les sociétés où règne l'abondance, le phénomène en surnombre prend tout de suite les allures d'une révélation ou d'un

142

Dionysos et les chorégraphies de l'existence

message venu d'un ailleurs et auquel il importe d'être attentif. C'est ainsi que l'exception apparaît comme une « invitation au voyage » dans l'extraordinaire et que le cas finit par prendre, pour un temps assez court d'ailleurs, une valeur exemplaire. De là naissent les quêtes de l'étrange dans lesquelles l'insolite devient une occasion bénéfique de provoquer les rythmes d'une dilatation dionysiaque de l'existence, quêtes qui débou­ chent dans les esthétismes du pathologique. La chasse à l'insolite, entretenue par le philonéisme à tout prix, se traduit tout d'abord par le désir quasi obsessionnel de découvrir des phénomènes échappant aux normes proposées par la vie quotidienne. Qu'il s'agisse de collections d'objets bizarres, de procédés graphiques pour déformer, reformer, dissoudre, muti­ ler, disloquer les images des choses ou celles de la figure hum aine, nous nous trouvons toujours en face de tentatives visant à faire passer par quelques séismes destructeurs et reconstructeurs un monde que Dionysos cherche à faire exploser. Une telle quête du phéno­ ménal est sans cesse à la recherche de modes de restruc­ turation inconnus ; c'est ainsi que nos sociétés de consommation proposent à l'admiration de consom­ mateurs blasés des types capables de lancer dans la vie quotidienne des genres nouveaux auxquels sont voués de véritables cultes. Un type et un genre se manifestent immédiatement par des signes, un comportement et un langage provo­ quant l'attention des moins perspicaces. Ce qui carac­ térise ces types, c'est le phénomène de contagion qu'ils déclenchent : à défaut de pouvoir être quelqu'un, on cherche à se donner un genre et à se créer un type ; on pense ainsi acquérir des structures libérant du vieil homme et plongeant dans un champ où, dans la chaleur des généralités, se préparent les refontes du moi selon des rythmes neufs� Chevelure, vêtement, langage, révolte et érostratisme donnent à penser que les convul­ sions cosmiques tant souhaitées sont désormais toutes

Qu2te de l'insolite

1 43

proches. Bien que ces types et ces genres se renou­ vellent sans cesse dans les signes extérieurs qui per­ mettent de les définir, ils impliquent une attitude commune : celle d'un moi qui veut sortir de ses limites et qui trouve à l'intérieur d'un type de généralité de quoi se délivrer d'une individualité étouffante. Que ces types et ces genres aient été ceux des Incroyables et des Merveilleuses, des Zazous, des Beatniks, des Minets, des Provos, des Hippies, des Freebies ou autres genres à venir, ils se caractérisent par un refus de l'ordre social, considéré comme aux antipodes du rêve, et par un appel à quelque voyage qui peut choisir pour alibi le mysticisme, l'amour ou la révolution. L'insolite dans l'apparaître et dans le langage se prend pour une première approche de l'insolite dans l'être ; c'est par ce biais que les sphynx sans secret j ouent en moi dièze et attendent de la bande ou des copains qu'ils leur distribuent les joies extatiques des orgasmes collectifs. C'est en des termes étonamment modernes qu'Erwin Rohde parle du culte thrace de Dionysos :

culte avait pour but, et l'on pouvait dire qu'il avait pour tâche, de pousser jusqu'à l' > l'excitation de ceux qui y participaient, d'arracher leurs > au cercle habituel de leur existence humaine limitée, et de les élever, libres esprits, à la communion avec Dieu et avec l'essaim d'esprits qui l'accompagnent. Les ravissements de ces orgiasmes ouvraient à ceux qui, en vrais « Bakchoi >>, tombaient réellement dans l'état de sainte folie, un champ d'expérience dont leur existence individuelle et parfai­ tement raisonnable ne pouvait leur donner la moindre idée. Car ils devaient considérer comme des expériences de contenu objectif les sensations et les visions qu'ils avaient eues dans l' >. Si donc la croyance à l'existence d'un second moi humain, distinct et séparable du corps, pouvait être déjà entretenue par les > Nous parvenons ainsi à la conséquence dernière : > dans le domaine scientifique, l'cc essai >>

c
> du domaine sonore par les musiciens modernes, sont devenus trois mots-clefs du «

Qtdte de l'insolite

151

programme de Dionysos quêtant dans l'ailleurs de quoi s'arracher à ici •. Des frénésies du dialogue et de l'essayisme, les grands prêtres de Dionysos attendent quelque prolifération de leur durée, quelques expé­ riences tentaculaires d'où ils pourraient renaître métamorphosés. La quête de l'insolite, où Dionysos prospecte des champs nouveaux, trouve son couronnement dans les aventures au sein des à rebours et des esthétismes du pathologique. On sait que Rimbaud, se vantant de posséder tous les paysages possibles, trouvait dérisoire les célébrités de la peinture et de la poésie modernes et confessait : « J'aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d'église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l'enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs 10• >> Ces inversions aventurières se traduisent par un refus icono­ claste du passé et par un désir de promouvoir au premier rang le non-sens, le chaos, l'anonyme et l'insi­ gnifiant. Telle est l'attitude qui se trouve derrière l'intronisation des ready-made par les dadaïstes et plus particulièrement par Marcel Duchamp signant une affiche afin de lui conférer, par dénigrement, la valeur commerciale d'une œuvre d'art « signée », ou affirmant qu'il se sert d'un Rembrand comme d'une planche à repasser. Mais il est bien remarquable de constater que Duchamp a été pris à son propre piège. En voulant établir une sorte d'antifétiche contre les fétiches d'art conventionnels, il faisait naître un nouveau fétichisme ; ' On n'a jamais assisté à une telle inflation de la (J. recherche • qui prend le pas sur le savoir ; il y a derrière une telle attitude, à la fois, la curiosité infantile de celui qui joue au petit inventeur et le désir sénile d'un renouveau perpétuel. Appartiennent aussi à cette « recherche & les fuites dans le passé (que l'on songe au nombre d'archéologues à la petite semaine), les fuites dans le sous-terrain (on connaît la vogue de la spéléologie) ou dans le sous-marin (on sait l'attrait pour la pêche sous-marine) . 10 Alchimie du Verbe.

152

Dionysos et les chorégraphies de l'existence

lui-même le reconnaît : cc Lorsque j 'ai découvert les ready-made, j 'espérais décourager le carnaval d'esthé­ tisme. Mais les néo-dadaïstes utilisent les ready-made pour leur découvrir une valeur esthétique. Je leur ai jeté le porte-bouteilles et l'urinoir à la tête comme une provocation et voilà qu'ils en admirent la beauté esthé­ tique 11• » Dionysos étant, en effet, omnivore s'habitue vite aux chocs qu'on lui fournit ; c'est pourquoi il lui faut sans cesse aller plus loin dans les à rebours afin de renouveler les sortilèges de l'expansion pure. On se soucie donc d'opérer des croisements, de vanter les mérites du bon mauvais goût et d'entretenir la provoca­ tion à tout prix. C'est ainsi que les futuristes glorifièrent le voyou 12, que G. Papini vit dans le criminel un des rares débris de l'homme vrai 13 et prêcha un Évangile renversé sur le thème : « Haïssez-vous les uns les autres u. >> La prostituée, le souteneur, le pédéraste furent tenus pour des héros 1 5 • On affirme volontiers que cc la plus grande partie de la bonne prose américaine se trouve sur les murs des cabinets pour hommes 18 ». On parle couram­ ment de la pureté du Marquis de Sade et de la perver­ sité névrotique de la Comtesse de Ségur, on compare les bandes dessinées à la plastique de Michel-Ange 1 7, ou l'on affirme que la peinture de Bouguereau est si académiquement conformiste qu'elle peut être tenue pour authentiquement révolutionnaire. 11 Lettre à Hans Richter RICHTER, op. cit., p. 196. 1 1 Lacerba, 15 juin 19 14.

du 10 novembre 1962, dans Hans

18

Lacerba, x er janvier 1913. Lacerba, x er août 1913. 1 1 Lacerba, x er avril 1913. 1 8 Affir mation de Norman Mailer dans Paul MULLER, Le livre rose du Hippi, Paris, 1968. On complétera cette citation par celle-ci de Liza Williams donnée dans le même ouvrage : • Les cabinets publics sont des temples. Les messages qui y sont écrits sont urgents, et leur motivation intense ; les sentiments sont spontanés Il s'agit là d'échanges d'amour. • 17 Cf. l'article de Francis LACASSIN dans Gif!- Wiff 1966, n° 20, p. 3 : « Il existe plus que de simples affinités entre les peintures et les sculptures de Michel-Ange et le Tarzan dessiné par Hogarth. • u

.

Qtdte de l'insolite

1 53

Toutefois, le terrain d'élection de l'insolite demeure finalement le pathologique qui présente un boulever­ sement des normes biologiques ou éthiques. Ainsi naissent ces esthétismes du pathologique dans lesquels l'étrangement maladif devient l'occasion inespérée d'entretenir les évasions dionysiaques de l'existence. On sait que les médecins parlent souvent de « beaux cas » et qu'ils s'extasient volontiers devant ce qu'ils considèrent comme un « magnifique ulcère » ou comme une « belle fracture » 18 ; ici le cas cesse d'être un exemple incitant à quelque jugement de valeur, il devient un modèle du jamais vu : au lieu d'être tenu pour ce dont le retour doit être évité à tout prix, il est considéré comme un prodige dont le surgissement apporte quelque message de l'Inconnu. Dès lors le monstrueusement pathologique, l'insolite tératologique finit par être attendu avec impatience, appelé avec ferveur, puis cultivé avec délices. De là naissent tous ces lyrismes du symptôme qui tiennent les thérapeutiques pour d'odieuses brimades moralisantes enchaînées à des arrière-mondes et portant atteinte à la liberté toute-puissante de Dionysos. C'est ainsi que deviennent de plus en plus nombreux les romanciers et les philosophes qui vont chercher des dogmes méta­ physiques, des conceptions de l'homme, dans des chroniques policières ou dans des traités de psycho­ pathologie, tandis que d'autres érigent leurs propres données biographiques et leurs traits caractérologiques en structures ontologiques. Le culte de l'égotisme, la 18 Rien n'est plus significatif à ce sujet que ce dialogue entre J.-L. Alibert, le fondateur de l'école de dermatologie de Saint­ Louis, et un malheureux qui se présentait à la consultation hospi­ talière avec un éléphantiasis monstrueusement développé : • C'est superbe ! s'écria Alibert très enflammé . - Mais, Monsieur le Docteur, ça peut-il guérir ? - Je vous ferai peindre ! - Mais, Monsieur, puis-je guérir ? - Certainement, certainement je vous ferai peindre ! - Pourrai-je avoir un lit dans votre service ? - Il vous en faudrait dix que vous les auriez ! Je vous ferai peindre ! l) (cité par Gabriel Deshaies, L'esthétique du patholo­ gique, Paris, 1947, p. 63).

1 54

Dionysos et les chorégraphies de l'existence

complaisance à l'égard de soi et la soif d'aventure à tout prix se camouflent en une recherche de l'« authenti­ cité ». La perversion « monstrueusement belle 1 1 >> est tenue pour ce qui contient en elle de quoi construire un nouveau cosmos condamnant l'ancien monde qui la traitait d'aberrante. Par l'insolite et le pathologique, Dionysos troue l' U1TlfJJelt pour découvrir des théâtres nouveaux et des spectacles jamais entrevus dans lesquels il pourra goûter aux sortilèges de l'expansion toute pure.

La trans gression La volonté de transgression constitue le type même de l'expérience dionysiaque dans la mesure où elle traduit un désir de renverser toutes les limites afin de parvenir à la réintégration dans le tout. Elle n'est pas seulement une manifestation sociale se déployant selon des rites sacrés ou sacrilèges, elle est la traduction du malheur de la conscience qui s'abandonne à la tentation de trouver en l'homme le principe d'une guérison de lui-même. Tentation et transgression ressemblent aux deux sœurs qui, selon l'énigme du Sphinx, s'engendrent tour à tour. L'expérience de la tentation est, à la fois, la plus concrète et la plus abstraite qui soit. Elle est éminem­ ment concrète dans la mesure où nous la connaissons bien puisqu'elle précède l'abandon, qu'elle prélude à l'acte de succomber et qu'elle nous laisse même le temps de nous livrer à toutes les dialectiques de la 11 L'ouvrage de Th. DB QuiNCEY, Du meurtre considéré comme un des beaux-arts est, à ce sujet, fort instructif.

.La

transgression

155

:résistance et de la séduction, de la décision et de l'hésitation, du choix libre et de l'irrésistibilité fatale, du sujet tenté et du tentateur. Et pourtant elle demeure essentiellement abstraite

car,

si nous savons bien par

- quoi nous sommes tentés, nous ne savons pas tellement · pourquoi nous le sommes. Succomber à la tentation n'est pas en finir avec elle mais seulement avec telle ,ou telle tentation. Que l'on résiste ou que l'on suc­ combe, on n'évite pas l'épée de Damoclès de la répé­ tition : comme l'hydre de Lemes, la tentation est toujours renaissante. Ainsi, bien qu'elle nous saisisse, elle demeure toujours insaisissable : ou bien nous n'y succombons pas et elle persiste, ou bien nous y succom­ bons et elle renaît sous une autre forme. ll resterait, certes, une troisième possibilité : celle qui consisterait . à affirmer que nous avons définitivement vaincu la tentation, mais le problème serait de savoir si l'annonce "d'une telle victoire sur la tentation ne constituerait pas la plus haute expression de la tentation elle-même. La tentation est donc à la fois au-delà du moi tenté, puisque celui-ci est tenté par quelque chose, et au-delà du toi tentant puisque la tentation renaît après la possession de celui-ci. C'est d'une telle constatation qu'a pu naître le recours au Tentateur qui se trouve par-delà le moi qu'il tente et par-delà le toi par lequel il tente ; mais l'appel à un Tentateur n'est qu'une nouvelle incarnation de la tentation elle-même et qu'un alibi de la bonne conscience se réfugiant dans une mythologie déculpabilisante. Cependant deux questions demeurent toujours en face de nous : d'où vient ce besoin de nous laver de toute faute, et qu'est-ce qui nous tente dans la tentation puisqu'elle demeure tou­ jours au-delà de ce qui nous tente ? En tant que telle la tentation est à mi-chemin de l'innocence et du crime. L'innocence est ignorance, paix, repos, mais de ce repos même commence de ·naître le vertige. Comme le dit fort bien Kierkegaard, -·dans l'innocence il n'y a rien contre quoi combattre :

156

Dionysos et les chorégraphies de l'existence·

Qu'est-ce donc ? Rien. Mais quel effet produit ce rien ?· n engendre l'angoisse. Le profond mystère de l'inno­ cence, c'est qu'elle est en même temps angoisse 2 0• » Une angoisse qui n'est ni une peur ni une crainte ; c'est d'ailleurs ce qu'analyse fort bien Kierkegaard en se livrant à toute une herméneutique de la Genèse. Lorsque Adam entend la formulation de l'interdit : « Tu ne mangeras pas des fruits de l'arbre de la con-· naissance du Bien et du Mal », il ne peut pas com­ prendre clairement de quoi il s'agit puisqu'il ne sait pas ce que sont le Bien et le Mal. Cependant cette interdiction l'angoisse parce qu'elle éveille en lui la possibilité de la liberté, l'angoissante possibilité de pouvoir. Mais, après la possibilité de pouvoir, une autre possibilité surgit, celle qui se trouve dans la formule : « Car certainement tu mourras », formule qu'Adam ne peut comprendre puisqu'il ignore ce qu'est la mort et qu'il n'a jamais vu de cadavre. Comme le dit remarqua-· blement Kierkegaard : « L'innocence se trouve ainsi portée au point où elle va s'évanouir. Elle se trouve dans l'angoisse en rapport avec l'interdiction et le châtiment. Elle n'est pas coupable, et pourtant elle éprouve l'angoisse d'être déjà perdue.[ . . . ] Suit la chute. La psychologie ne peut l'expliquer car elle est le saut qualitatif 21• » Ainsi l'innocence a succombé dans le vertige. Dans ce beau texte, Kierkegaard ne dit pas,. et il proteste même contre une telle interprétation, qu'il fallait que l'homme péchât ; le mérite de ses analyses est de souligner le mystère du « saut qualitatif » et ce vertige de la liberté qui naît de l'interdit. Le problème qui se pose maintenant est de savoir quelles peuvent être la nature et l'origine de l'interdit et du désir qui veut le transgresser. La réponse élémentaire à cette question consiste à situer l'origine de l'interdit dans un Dieu qui laisserait «

10 Klmuœ GAARD, Le concept d'angoisse, ch. P.-H. Tisseau, Paris, 1935, p. 83 . 1 1 KlmuœGAARD, op. cit., pp. 88-91 .

1,

§ s, trad.

_La

157

transgression

induire l'homme en tentation. Mais un tel Dieu ne ·serait-il pas véritablement diabolique et ne se rappro­ - cherait-il pas plutôt de Barbe-Bleue que d'un Sauveur tout amour ? La deuxième réponse consistera à affirmer que les interdits et les tabous ne viennent que d'un dieu forgé par l'imagination des hommes. Le problème reste toujours entier car il s'agit maintenant de savoir pourquoi la conscience humaine se joue à elle-même cette comédie de fabulation. Pourquoi la conscience succombe-t-elle à la tentation de se dire tentée par un dieu imaginaire ?

Ou pourquoi, en

définitive,

l'homme se tenterait-il lui-même ? C'est à cette question que veut, au fond, répondre Georges Bataille en prétendant que l'homme désire se donner des tabous pour avoir ensuite le plaisir de les violer : « L'interdit est là pour être violé as. ,, Georges Bataille n'a pas de peine à rappeler, à la suite de -nombreux ethnologues et historiens des religions, que toutes les fêtes sont des transgressions d'interdits. Qu'il s'agisse des saturnales de l'Antiquité, des repas ·totémiques, des sabbats, du carnaval, voire des guerres, nous nous trouvons toujours en face de rites qui, · pendant un temps plus ou moins long, violent les interdits et trouvent dans cette transgression la source - de jouissances nouvelles. Mais force est bien de reconnaître que Georges . Bataille constate plus qu'il n'explique et qu'il laisse à peu près entièrement de côté le problème de savoir pourquoi l'homme se crée des interdits afin de se donner ensuite la joie d'accomplir des actes illicites. Cette joie, E.-A. Poe la compare à celle de l'attirance du gouffre :

Nous sommes sur le bord d'un précipice. Nous regardons dans l'abîme. [ . . . ] Quelles seraient nos sensations durant 11 Georges BATAILLE, L'érotisme, Paris, 1957. - On connaît le cri ·de regret de cette héroïne de roman dégustant une glace et disant : « Quel dommage que ce ne soit pas défendu 1 • - Aujourd'hui une marque de cigarettes se sert de ce slogan : « C'est si bon que -c'est presque un péché. •

158

Dionysos et les chorégraphies de l'existence·

le parcours d'une chute faite d'une telle hauteur ? Et cette chute, cet anéantissement foudroyant par la simple raison qu'ils impliquent la plus affreuse, la plus odieuse de toutes les plus affreuses et de toutes les plus odieuses images de mort et de souffrance qui se soient jamais présentées à notre imagination -, par cette simple raison, nous les désirons alors plus ardemment. [ . . . ] n n'est pas dans la nature de passion plus diaboliquement impatiente que celle d'un homme qui, frissonnant sur l'arrête d'un précipice, rêve de s'y jeter 28• -

Si Bataille constate la transgression, Poe décrit et baptise du nom de « démon de la perversité » ce « je ne sais quoi » qui nous amène à perpétrer des actions « simplement à cause que nous sentons que nous ne le

devrions pas ».

Mais le problème de savoir de quoi, par

quoi et pour quoi il y a transgression demeure entier. Or c'est précisément dans la transgression qu' Érôs et Dionysos conjuguent leurs efforts. Lorsque nous disons que ceci nous tente et que nous vérifions que la tentation renaît ensuite de la possession de ce ceci, nous reconnaissons par-là que ce n'est pas tel ou tel ceci qui nous tente mais la tentation elle-même. Dans la tentation nous sommes tentés d'aller au-delà de tous. les ceci qui se présentent à nous :

Chaque îlot signalé par l'homme de vigie Est un Eldorado promis par le Destin ; L'Imagination qui dresse son orgie Ne trouve qu'un récif aux clartés du matin. La jouissance ajoute au désir de la force. Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d'engrais, Cependant que grossit et durcit ton écorce, Tes branches veulent voir le soleil de plus près ! La transgression ne s'attaque donc pas à telle ou telle· limite mais à l'idée même de limite ; la transgression ne veut pas s'arrêter à la finitude pour l'approfondir,. 11

E.-A. PoE, Le démon de la perversité, trad. Ch. Baudelaire.

La

transgression

159

mais elle veut l'affronter et la dépasser pour saisir

l'infini lui-même. Et, comme il n'est de limites que de l'existant lui-même, la transgression est avant tout désir de transgresser l'existence même. Par-là elle est essen­ tiellement érotico-dionysiaque ; elle ne s'épuise jamais car elle est tout entière tendue vers une altérité essen­ tielle, vers l'Autre de tous les autres, l'autre n'étant que ce que le désir cherche à annuler, chacun tendant par-là, comme le dit Hegel 1', à la mort de l'autre. La transgression s'exerce finalement sur l'autre en tant que conscience incarnée ; si elle s'en nourrit, si elle cherche à le posséder et à se l'assimiler, c'est afin de saisir l'essence de l'Autre absolu, de l'Autre absolument autre que tous les autres. Ce que la transgression prend pour occasion n'est donc, finalement, que l'existence elle-même qu'elle s'efforce de « trouer >> pour passer au-delà. Si la transgression se prolonge à la fois dans les conceptualismes et dans l'érotisme pour déboucher bien souvent sur le meurtre, c'est parce qu'elle tient les présents pour ce qui masque la Présence et les autres pour ce qui cache l'Altérité. La transgression n'est qu'une des mille et une acti­ vités de Dionysos visant à conférer à l'homme le pouvoir de se transgresser lui-même ; Dionysos dit à l'homme que, par-delà tous les labyrinthes et tous les gouffres, il deviendra l'égal de Faust : Tu peux repousser l'infini Qui n'est fait que de ta croissance Et de la tombe jusqu'au nid Te sentir toute Connaissance 2 6 •

Le prestige de la transgression trouve son origine dans les transports de Dionysos qui veut briser tous les cercles et sentir l'univers tout entier palpiter dans ses soubresauts. Les transgressions de Dionysos sont sans bornes car elles s'ouvrent sur l'Allraum et sur " Phénoménologie de l'Esprit, t. 1, p. I S9· VAL:éRY, Ébauche d'un serpent.

31

160

Dionysos et les chorégraphies de l'existence

l'Allzeit où s'évanouissent tous les cadres spatio­ temporels de l'existence. On peut dire que la transgression est le bouquet du feu d'artifice chorégraphique de Dionysos. L'orgie hiérogamique en est la manifestation évidente dans la mesure où elle est ce par quoi l'homme, en transgres­ sant toute limite, toute forme ou toute loi, tente de parvenir à une confusion pathétique dans laquelle il perde son individualité et se réintègre dans une unité biochimique ; elle est ce en quoi la transgression préside aux lacérations et aux remembrements de Dionysos. Comme le dit excellemment Mircéa Éliade :

L'orgie, en réactualisant le chaos mystique d'avant la création, rend possible la répétition de cette création. L'homme régresse provisoirement à l'état amorphe, nocturne, du chaos, pour pouvoir renaître avec plus de vigueur dans sa forme diurne. L'orgie de même que l'immersion dans l'eau, annule la création mais la régénère en même temps ; s'identifiant avec la totalité non diffé­ renciée, précosmique, l'homme espère revenir à lui restauré et régénéré, en un mot « un homme nouveau & 111 • La transgression des limites, réintégration dans la matrice cosmique, prélude à un essor dans le multivers de la danse. Mais on aurait tort de ne voir dans la transgression qu'une activité orgiastique située aux antipodes du rationnel qui, par définition, semble définir des lois et des clôtures de significations. Si l'on peut dire que la tentation consiste à masquer la tentation elle-même par de « bonnes raisons » la justifiant et lui ôtant, par conséquent, son caractère même de tentation, il faut dire que la suprême tentation consiste à camoufler celle-ci par toutes les entreprises scientifico-techniques qu'elle anime. Nous avons déjà parlé d'une orgie et d'un sabbat techniques, il importe de voir maintenant •• Mircéa ÉLIADB, Traité d'histoire des religions, nouvelle éd. revue et mise à jour, Paris, 1964, § 1 3 8, p. 302.

La

transgression

161

que l e connaisseur fait partie des « chorèges de l'existence » . En effet, derrière l'analyse qui décompose et la syn­ thèse qui recompose se cachent la lacération et le remembrement de Dionysos pour qui le concept cons­ titue le point de départ d'un dynamisme de la relation. Or la relation abstraite contient en elle beaucoup plus qu'un simple souci d'intelligibilité, elle recèle en son sein tout le désir de Protée qui cherche à proliférer à travers cette essence que lui donnerait l'Autre des autres. C'est pourquoi il importe de préciser à nouveau dans quelle mesure une érotique de la connaissance

pourrait dénoncer les ruses d' Érôs qui prend le concept pour masque et la formalisation pour fonction. Car la frénésie de la connaissance, l'hystérisme de l'abstrac­ tion, l'aventure dans les syntaxes, l'abandon aux struc­ tures, le renversement du platonisme, l'aplatissement de la notion de Modèle sont autant de manifestations de Dionysos et d' Érôs qui poussent l'homme à s'aven­ turer hors de lui-même et à se dissoudre dans des champs en expansion par le moyen de la fureur logis­ tique et du ludisme des combinatoires. C'est pourquoi c'est avec beaucoup de profondeur que Dante amenait Satan à cette confidence : « Peut-être ne savais-tu pas que j 'étais logicien 27• » Le satanisme de la logique se manifeste dans le passage du domaine de la déduction

à celui du jeu dans lequel Bien et Mal n'ont plus droit de cité. On sait que Kierkegaard insistait sur cette idée que l'alternative ne consistait pas à choisir ou le Bien ou le

Mal, mais à choisir entre le Bien et le Mal, d'une part, et le refus de cette distinction, d'autre part : « Mon dilemme ne signifie surtout pas le choix entre le bien et le mal ; il désigne le choix par lequel on exclut ou choisit le bien et le mal 2 8 • » Les algébroses contemDANTE, Enfer, chant XXVII, v. 123. KmluœGAARD, L'Alternati'IJe, ne partie, trad. P.-H. Tisseau, Bazoges-en-Pareds, 1940, p. 149. 17

18

N° 951 2. - 1 t

162

Dionysos et les chorégraphies de l'existence

poraines, qui sont des conceptions du monde et des modes de vie, ont choisi l'exclusion de cette distinction ; dans la synthèse de l'ivresse gnoséologique formalisante et de l'ivresse ludique, Érôs goûte à ce gai savoir à la recherche duquel il s'était mis en route. En effet, s'il n'y a pas de Sens et que tout soit, à la lettre, in-sensé, il ne faut plus parler de folie, de santé, d'équilibre, pas plus que de haut ni de bas, mais seule­ ment d'une liberté qui, telle le Phénix, renaîtra toujours de ses propres cendres. C'est pourquoi Dionysos se disculpe de toute transgression et de toute violence en déduisant et en jouant pour proclamer finalement que la véritable violence consiste à affirmer qu'il y a une violence et que la vraie transgression est celle qui transgresse la notion même de transgression. Le sens de la transgression s'achève en transgression du Sens. Dès lors le monstre n'est plus ressenti ni défini comme monstrueux, on nie qu'il puisse s'opposer à quelque chose et renverser un ordre ou des normes quel­ conques : on le donne pour expression pure 2 9• Plus rien n'étant monstrueux, tout devient vrai, tout offre un sens. L'affirmation simultanée de séries divergentes et hétérogènes est tenue pour la naissance d'un chaos érigé au rang de Grand Œuvre, la trahison se change en « recherche authentique ». Ainsi finissent par se rejoindre le structuralisme conceptualiste, l'esthétisme nietzschéen et la dialec­ tique hégélienne chargée d'intégrer tous les monstres de la synthèse et de l'ouverture en communiquant l'ivresse à chacun de leurs membres. Plus rien n'est contre nature, dira-t-on, puisque c'est celle-ci qui a mis au cœur de l'homme ce que celui-ci qualifie naïvement d'antinaturel. Dès lors Dionysos appelle l'homme à 11 On peut se demander en vue de quelle « santé • peut avoir lieu une cure psychanalytique dans une perspective où, en défi­ nitive, c'est le Rien qpi parle. Cette remarque ne s'appliquerait pas seulement à quelques récents épigones de Freud, mais à Freud lui-même : pourquoi souhaiter, par exemple, le triomphe d' Érôs sur Thanatos, si l'on ne se réfère pas à un Sens qui soutient l'un et exclut l'autre ?

La

transgression

1 63

l'irradiation totale dans le temps, dans l'espace et à la prolifération créatrice des possibles imprévisibles et inconnus le débarrassant de sa vie intérieure et de son essence. La passion du concept incite l'homme à croire qu'il est parvenu à s'exorciser lui-même et que désor­ mais la porte du Jardin des Délices lui a été largement ouverte par Dionysos . Grâce aux synthèses excentriques, les syntaxes de la transgression dissolvent tout dans un amalgame où l'humain et le bestial fusionnent dans le vital. Les panmixies se présentent ainsi avec toute la séduction que semble offrir la disponibilité toujours renouvelée d'un originaire sans cesse en gestation, préfaçant et redistribuant inlassablement les individualités. Le champ de tous les ça devient un estomac et une matrice qui sécrètent désormais les nulle part et les partout.

Si les « rationalismes morbides » qui, selon Min­ kowski, caractérisent la schizophrénie, se complètent

fort bien par tous les éthylismes intellectuels, c'est parce que les uns et les autres traduisent ou cultivent le grand décollement du réel. Ainsi, hypnotisé par Dionysos, l'existant, affolé par sa quête de l'insolite, finit par ne plus rien trouver d'insolite ; il se voue à un esthétisme cultivant tous les jeux d'une combinatoire cosmique ; ravi de et dans tous les viols, il joue de l'existence comme on joue d'un instrument de musique, il joue l'existence comme on j oue un personnage dans une pièce de théâtre, il joue

à l'existence comme on j oue à un jeu de hasard, il joue avec l'existence comme avec le partenaire de quelque éphémère rencontre. C'est ainsi que, dans les orgies de combinatoires, dans les débauches de syntaxismes, se déploie le désir d'une Fête énorme et anomique reliant l'humanité aux forces de l'Univers,

à l'ivresse

de l'Erdgeist et au ça auxquels est confiée la tâche de devenir les Démiurges de l'Impossible.

1 64

Dionysos et les chorégraphies de l'existence

Du ludisme au théâtre cosmi q ue Chez de nombreux philosophes contemporains se rattachant peu ou prou au structuralisme, dominent trois influences déterminantes dont ils se réclament volontiers : un recours permanent à la formalisation doublée d'une passion pour le concept, une invocation à Sade et au cortège érotique qui l'accompagne, enfin un appel à Nietzsche et à sa philosophie du jeu cosnuque. La rencontre de ces trois lignes de forces n'est nulle­ ment surprenante si l'on voit dans le concept l'outil dionysiaque par excellence abolissant toute présence incarnée, - si l'on veut bien apercevoir dans le sadisme l'expression même d'une froide logique qui se vautre dans le champ de toutes les combinaisons sexuelles possibles, - et si l'on se souvient que Dionysos est le personnage central de la vision nietzschéenne du monde. Le gai savoir débouche ainsi dans un jeu où l'idée même de gain ou de perte n'a plus de sens. Puisqu'il n'est plus de verticalité, ni de modèle lié à une transcen­ dance quelconque, puisque Dionysos a exorcisé tout en haut et tout en bas, il faut maintenant multiplier à tout prix les combinaisons pour renouveler sans cesse un jeu de remembrements et de lacérations où Dionysos pourra dénoncer toute idée de sérieux, celle-ci ne pouvant finalement se réduire qu'à une croyance à l'existence. Le mauvais joueur sera donc celui qui croit encore aux coups gagnants et aux coups perdants ; le vrai joueur, dédramatisé et ouvert, pense que tous les coups se valent. Tel est le sens de son gai savoir, jouer le jeu c'est èomprendre que tout n'est que jeu, combinatoire, et qu'il n'y a pas plus de coups privi­ légiés que de Modèle. Les grands prêtres de Dionysos

Du ludisme au théâtre cosmique

165

nous diront que tout prétendu sens s'inscrit à l'inté­ rieur d'un jeu qui lui-même n'a pas de sens. Nous devrons donc nous plonger dans les distributions nomades et dans les anarchismes couronnés 30 afin de participer à la Passion délirante de Dionysos. L'ivresse du champ et le vertige des thématiques ouvrent ainsi la porte aux orgies de combinaisons. Combinaisons logiques pour un passionné de syntaxe travaillant sur des concepts, combinaisons érotiques pour un Sade qui s'efforce de déduire toutes les combi­ naisons d'accouplement en travaillant sur des parte­ naires. Perversions et inversions ne sont plus, dès lors, que de simples versions de relations qui ne sauraient être jugées au nom de quelque éthique ; les substitutions de facteurs opératoires sont transposées du calcul logique aux parties du corps humain objets de féti­ chismes et, de la combinatoire des propositions aux combinaisons de positions, la filiation est directe. De là naissent les érostratismes et les vertiges de la consommation à la recherche d'épices intellectuelles et érotiques nouvelles visant à faire surgir des constella­ tions de rapports impensés 31• Désormais le non-centre est le principe même d'une excentricité de la mise en jeu permanente. Comme le dit fort bien Eugen Fink commentant Nietzsche : Le monde joue - il joue en tant que fond dionysiaque ; il produit le monde apollinien des apparences des étants et > de masse vécu par tous, de parvenir à faire corps avec toutes les hallucinations, individuelles et surtout collectives, afin de conférer à l'errance la signification et le poids du crime 88• Le happening se veut ainsi avènement de la sexualité dans un événement perçu et vécu par plusieurs personnes comme

un

dépassement

des limites du réel et de l'imaginaire, du psychique et du social. Par conséquent : Jean-Jacques LJmm., Le happening, Paris, Ig66, p. 33 · p. 36. " Ibid. 11 Ibid., pp. 15-16. •• Ibid., p. 4:5· •a Ibid., p. 29. u

61

Ibid.,

176

Dionysos et les chorégraphies de l'existence

C'est la fin de la notion d'acteurs, de public, d'exhibition­ nistes, de regardeurs, d'activité et de passivité. Dans un happening on peut changer