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French Pages 200 [212]
DES IDOLES MORTES ET MUETTES AU DIEU VIVANT
„
MONOTH EISMES ET PHILOSO PHIE Collection dirigee par Carlos Levy
DES IDOLES MORTES ET MUETTES AU DIEU VNANT JOSEPH, ASENETH ET LE FILS DE PHARAON DANS UN ROMAN DU JUDAi'SME HELLENISE
SABRINA INOWLOCKI
BREPOLS
© 2002, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher.
D/2002/0095/125 ISBN 2-503-51039-6 Printed in the E.U. on acid-free paper
"Et Reb Zebulon conclut: 'Aujourd'hui nous sommes vivants, mais demain, aujourd'hui sera devenu une histoire. Le monde entier, la vie des hommes ne sont qu'une seule longue histoire'" (Isaac Bashevis Singer) "L 'homme n 'existerait-il pas essentiellement en s'inventant, en se racontant des histoires?" (Marc-Alain Ouaknin)
AVANT-PROPOS
Le Roman d'Aseneth fait partie de cette litterature dite apocryphe ou pseudepigraphique qui pose tant de problemes aux chercheurs et aux simples lecteurs d'aujourd'hui. 11 suscite de nombreuses difficultes tant d'edition, de datation, d'attribution et d'origine que d'interpretation. On parvient meme difficilement a donner a la question fondamentale des buts poursuivis par son auteur anonyme une reponse entierement satisfaisante. Ainsi, ce petit recit plein de mystere ne cesse-t-il, depuis la publication de ses editions modernes, de faire l'objet de nouvelles interpretations, suggestions, et analyses en tout genre. La tentation etait grande de se plonger dans l'etude de ce texte fascinant qui pose toujours de nouvelles questions et ne cesse de se derober a l'interpretation. Son caractere eminemment multiculturel, puisqu'il touche aux spheres culturelles grecque, juive et egyptienne, en faisait d'emblee un objet de curiosite pour une jeune etudiante en litterature classique. De cette curiosite est ne le projet d'etudier ce recit. 11 s'est ensuite realise sous la direction attentive de Michele Broze a l'Universite Libre de Bruxelles. 11 me tient a ca:ur de remercier ici celle dont l'experience des textes anciens et l'amical soutien ont ete d'une aide precieuse tout au long de ce travail. D'autres membres de l'universite ont egalement contribue a l'aboutissement de cette etude: Baudouin Decharneux et Carine Van Liefferinge dont les conseils et l'attention bienveillante pour l'avancement de ces recherches meritent ma gratitude, ainsi que Sylvie Vanseveren pour le temps, la patience, et l'aide precieuse qu'elle a bien voulu m'accorder pour tout l'aspect technique de cette publication.
Ma reconnaiss ance s'adresse egalement a Carlos Levy, qui a accepte de publier cet ouvrage dans sa collection Philosophie et monotheismes, ainsi qu'a Johan Van der Beke des editions Brepols. Enfin, je remercie la Fondation Philippe Wiener-Ma urice Anspach qui en finanr;,:ant un sejour academiqu e a l'universite d'Oxford m'a permis de completer cette etude, et le Fonds National de la Recherche Scientifique belge, qui, en m'accordan t un mandat d'aspirant, a facilite l'acheveme nt de ce livre.
INTRODUCTION
Le Roman d'Aseneth constitue pour le chercheur un champ d'etude inepuisable. Le titre de l'article de West "Joseph and Aseneth, a Neglected Greek Romance „ 0974), parait aujourd'hui obsolete. En effet, un nombre croissant d'etudes ont fleuri ces dernieres annees, et beaucoup paraissent encore, portant sur des domaines aussi varies que le contexte historique dans lequel il a pu naitre, la maniere dont il apprehende la figure de la femme, ou encore les possibilites qu'il offre pour les etudes neotestamentaires. Il est permis de s'interroger sur les causes d'un tel enthousiasme. Une des raisons principales de ce succes reside dans le fait que cet ecrit se trouve aux carrefours de plusieurs civilisations: le juda"isme tout d'abord1, l'hellenisme, qui lui a confere cette coloration si particuliere et enfin, le christianisme, puisque le roman est a l'origine de plusieurs vies de Saintes. L'opinion selon laquelle le Roman d'Aseneth est " le plus grec des romans juifs „ merite d'etre reexaminee: ne s'agirait-il pas plutot du plus juif des romans grecs ? Le probleme ne se limite guere a cette question, car l'ecrit exploite aussi l'image de l'Egypte de maniere pertinente. Il pose en realite toute la question des relations, parfois difficiles, du polytheisme et du monotheisme, qui a souleve de nombreux problemes. Aujourd'hui encore, les savants ne s'accordent pas sur la nature des rapports des differentes communautes coexistant a Alexandrie: dans quelle mesure juifs, egyptiens et grecs, et plus tard, romains, se sont-ils meles, frequentes et, selon l'opinion 1 R. S. KRAEMER vient de remettre en question cette these dans son nouveau livre: When Aseneth met Joseph, a Late Antique Tale of the Biblical Patriarch and His egyptian wife, New York-Oxford, 1998, surtout p. 247-
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commune, parfois ha"i2 ? Il est difficile de le dire. L'ampleur de la discussion illustre et explique toutefois le succes dont a recemment beneficie le roman, qui se trouve au cceur du debat. L'autre raison du grand succes rencontre par ce texte aupres des chercheurs reside dans le caractere mysterieux de la scene de la conversion d'Aseneth. Maintes hypotheses ont ete avancees pour expliquer le passage et, par la meme occasion, le contexte sociologique du roman 3 . Le Roman d'Aseneth aura ete tour a tour essenien, therapeute, gnostique, ou encore issu d'un culte a mystere juif ou du mysticisme de la Merkabah4. Cependant, aucune de ces theses n'a rencontre l'approbation generale de la communaute scientifique. En revanche, deux problemes a mon sens majeurs pour la comprehensio n du roman ont ete delaisses. Le premier concerne l'unite du roman, c'est-a-dire la coherence entre la premiere et la seconde partie du recit. En effet, si celle-ci 2
Pour les interactions entre grecs et egyptiens du plus haut niveau social, cf. Ph. DERCHAIN, Les imponderables de l'hellenisation, Litterature d'hierogramma tes des le debut de l'epoque ptolemaique, Bruxelles, 2000. 3 Pour un compte-rendu detaille de toutes ces hypotheses, cf. E. M. HUMPHREY, Joseph and Aseneth (Guides to Apocrypha and Pseudepigrapha), Sheffield, 2000, pp.48 ff. 4 K. G. KUHN, Tbe Lord's Supper and the Communal Meal at Qumran, Tbe Serails and the New Testament, Ed. K. Stendhal, New York, 1957, p. 65-93; M. DELCOR, Un Roman d'Amour d'Origine Therapeute: Le Livre de Joseph et Asenath, BLE 63, 1962, p. 3-27; R. T. BECKWITH, The Solar Calendar of Joseph and Aseneth: A Suggestion, JSJ 15, 1984, p. 90-110 se prononcent tous les trois en faveur d'un milieu essenien, ou therapeute. PHILONENKO, Joseph et Aseneth: introduction, texte critique, traduction et notes, Brill, Leyde, 1968 plaide en faveur d'un culte a mystere juif. M. DE GOEIJ, Jozef end Aseneth: Apokalyps van Baruch, Kampen, 1981 et H. PRIEBATSCH, Die Josephsgeschich te in der Weltliteratur, Breslau, 1937 considerent le roman comme valentinien. H. C. KEE, dans The SocioCultural Setting of Joseph and Aseneth, NTS 29, 1983, pp. 394-413 et dans The socio-Religious Setting and Aims of Joseph and Aseneth, SBLSP 1976, Ed. G. MacRae, Missoula, 1976, pp. 183-192, ainsi que Kraemer, Op. cit„ ont etabli des paralleles avec le mysticisme de la Merkabah et, pour Kraemer, la magie et le neo-platonisme .
lNTRODUCTION
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a parfois ete contestee, rares ont ete les tentatives d'explication de la coherence du texte, la plupart des commentateurs preferant se concentrer sur la premiere partie, plus longue et plus mysterieuse. Pourtant, la seconde partie met indeniablement en place des elements cruciaux pour la comprehension generale de l'histoire et celle des personnages qui y evoluent. Le deuxieme probleme concerne la mention, a la fin du recit, de la royaute de Joseph en Egypte. 11 convient, en effet, de s'interroger sur une telle affirmation dans le contexte d'une analyse interne du recit. Car si c' est bien le personnage d' Aseneth qui apparait comme central au premier abord quantitativement parlant, il est permis de se demander si, en fin de compte, ce n'est pas le personnage de Joseph que l'auteur cherche a definir par le biais de sa compagne. On ne peut faire l'economie d'une telle hypothese quand on reconnait l'importance paradigmatique pour la communaute juive egyptienne d'un personnage biblique comme Joseph: d'abord esclave en Egypte, la reussite sociale dont il beneficia en faisait, au contraire de Mo"ise, un modele d'integration, mais non d'assimilation, reussie. Le fait que le roman, a l'instar d'autres ecrits du judai:sme hellenise1, ignore l'episode biblique du rapatriement des os de Joseph en terre sainte, est peut-etre a cet egard significatif. Ce travail se propose de reprendre la lecture du Roman d'Aseneth depuis le debut, en se fondant sur une analyse de la coherence interne du recit. 11 semble, en effet, qu'on a peut-etre trop cherche par le passe a lire entre les lignes du texte, en lui faisant parfois dire ce qu'il ne disait pas. 11 s'agira donc, apres une presentation generale du roman, de reprendre l'etude du texte en en etablissant la structure, et en definissant les differentes strategies narratives de l'auteur. D'autre part, il sera utile de redefinir la fonction des personnages au sein du recit, ce qui ouvrira, comme on le verra, de nouvelles perspectives quarrt a la siginification generale a donner au texte. A ce titre, une analyse du temps fictionnel et du 1
Notamment Je De josepho de Philon d'Alexandrie.
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temps narratif contribuera roman.
a cerner les intentions de l'anonyme du
Je tenterai egalement de decouvrir comment et avec quels textes l'auteur fait jouer le processus d'intertextual ite. Ceci permettra non seulement de mieux cerner son environneme nt culturel et celui du lecteur auquel il entend s'adresser mais aussi d'apprehende r certains personnages - notamment Aseneth - dans toute leur dimension. Certains elements du recit restent indeniableme nt obscurs si l'on ne comprend pas que d'autres traditions sont exploitees.
CHAPITREUN
PRESENTATION DU TEXTE
(1) i. L'histoire
Avec comme point de depart Genese 41, 45 et 41, 50, le Roman d'Aseneth raconte l'histoire de la rencontre d'Aseneth, fille du pretre d'Heliopolis Pentephres, avec le Joseph biblique. Jeune fille de haute lignee et de beaute exceptionnelle, Aseneth vit dans une tour avec pour seule compagnie sept vierges nees le meme jour qu'elle. Aseneth est une pieuse idolatre et meprise tout homme. Bien qu'aucun individu masculin exterieur a sa famille ne l'ait jamais vue, elle a de nombreux pretendants et parmi eux, le fils du Pharaon. Joseph, parcourant l'Egypte pour la sauver de la famine, fait halte chez Pentephres. Ce dernier con~oit l'idee de voir Joseph epouser sa fille. Lorsqu'il annonce son projet a Aseneth, une violente dispute explose et elle refuse Joseph, qu'elle considere comme un etranger, lui preferant le fils de Pharaon. A l'arrivee de Joseph, la jeune fille se refugie dans sa tour mais lorsqu'elle le voit, elle en tombe aussit6t amoureuse. Atterree par ses propos passes, elle commence a se repentir. Joseph, toutefois, lorsqu'Aseneth lui est presentee, la rejette en raison du culte qu'elle rend aux dieux egyptiens. Tout n'est pourtant pas perdu car il s'emerveille de sa chastete et promet de revenir apres huit jours. Aseneth entonne ensuite une longue priere, evoquant tour a tour la creation du monde, ses peches anterieurs, sa nouvelle
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foi, son repentir et son amour pour Joseph. Elle entame une semaine complete d'ascese: jeune, solitude, deuil, larmes, rejet de ses ancienne s richesses et de son ancienne piete, bref, de toute sa vie passee. Enfin, le huitieme jour lui appara1t un ange dont les etranges ceremoni als viennent couronne r son repentir, et confirme r son changem ent de statut: Aseneth est initiee, elle est prete a epouser Joseph. Joseph, a son retour, epouse Aseneth, avec le consente ment de Pharaon qui est "comme son pere „ en Egypte. Un immense banquet est donne en cet honneur, et, peu de temps apres, Aseneth donne naissance a Ephra"im et Manasse. Cependan t, le fils de Pharaon, qui l'a entrevue du haut d'une tour, decide qu'elle lui appartien dra, quitte a assassine r Joseph. Jacob et ses enfants, arrives en terre egyptienn e, retrouven t leur fils et frere. Aseneth est immediat ement adoptee par le clan, et en particulie r par Simeon et Levi qui l'escorten t. C'est bien sfü en vain que le fils de Pharaon tente de se concilier leur appui contre Joseph. Cependan t, la jalousie passee continue de subsister dans le cceur des fils de Balla et Zelpha, Gad et Dan. Aussi, sans grande difficulte, le fils de Pharaon les persuade de s'allier a lui contre Joseph, apres leur avoir fait croire qu'il machine avec Pharaon de les priver de leur heritage. Bientot, ceux-ci, en compagn ie de nombreu x hommes, se mettent en campagn e pour enlever Aseneth et la livrer au fils de Pharaon, tandis que celle-ci se rend au champ de son heritage en l'absence de Joseph. Mais c'est sans compter la presence du jeune Benjamin , qui, nouveau David, tue d'une pierre a la tempe tous les ennemis, sauf Gad et Dan. Dans la debacle, ces derniers decident d'assassin er Aseneth. C'est alors qu'elle invoque le dieu de Joseph, qui est maintena nt le sien et la sauve par un miracle. Les autres freres de Joseph se mettent a la recherche des deux mauvais, pour les chatier, mais Aseneth, dans sa grande misericor de, les detourne de ce projet en apaisant leur courroux . Le fils de Pharaon decede trois jours plus tard des
PRESENTATION DU TEXTE
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blessures infligees par Benjamin. Pharaon le suit de peu dans la mort, consume par le chagrin, et Joseph monte sur le trone en attendant la majorite du petit-fils de Pharaon. (1) ii. La tradition manuscrite
La problematique de la recension longue et de la recension courte Sans parler des editions aujourd'hui depassees d'Istrin et de Batiffol6, il me faut resumer la problematique posee par celles de C. Burchard et M. Philonenko. Dans son premier travail sur la tradition manuscrite du Roman d'Aseneth 7 , C. Burchard discernait quatre familles de manuscrits Ca, b, c, d), dont deux comportaient une recension plus ou moins longue du texte et deux autres une recension courte. Cherchant la recension la plus proche de l' Urtext, il en vint a la conclusion que la recension courte etait un abregement delibere de la recension longue, plus ancienne et plus proche de l'original. ]. Schwartz confirma l'hypothese d'un texte plus ancien et inconnu de nous dans ses recherches sur le roman et les Passion de Sainte-Barbe, Passion de Sainte-Irene et Passion de SainteChristine8. Lorsque M. Philonenko publia une nouvelle edition du roman en 1968, en se fondant sur la recension courte (famille d), un dialogue par articles interposes s'ouvrit entre les deux chercheurs. 6
Cf. P. BATIFFOL, Le livre de la priere d'Aseneth, Studia Patristica: Etudes d'ancienne litterature chretienne, vol.1/2, Paris, 1889-1890, p. 1-115; V. M. ISTRIN, Apokriph ob josiphje 1 Asenephje, Trudy Slavjanskoj Komissii pri Imperat. Moskovskom Archeologiceskom Obscestvje, Moscou, 1898, p. 146-199. 7 C. BURCHARD, Untersuchungen zu "Joseph und Aseneth ", Ueberlieferung-Urtsbestimmung, Tübingen, 1965, surtout p.18-49. 8 J. SCHWARTZ, Recherches sur l'evolution du roman de Joseph et Aseneth, RE] 143, 1984, p. 273-285.
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Philonenko supposait dans son edition que la recension courte etait la plus proche de l'original9 et que la longue n'en etait qu'un remanieme nt plus tardif. Son argumentat ion reposait entre autres sur la qualite litteraire, selon lui superieure , de la recension courte. C. Burchard contra toutefois cette opinion dans un article plus recent1°. Alors que Philonenko se retira du debat en 1975 apres un dernier article portant sur un eventuel mystere juif dans Joseph et Aseneth 11, Burchard poursuivit ses investigati ons et publia une traduction anglaise de sa reconstruc tion textuelle provisoire 12 • Elle se fondait donc sur b, mais aussi sur les versions armenienne s, syriaque et les latines. Dans un article de 1987, il fit part de ses difficultes a publier une veritable nouvelle edition, fondee sur la famille b: la seule chose dont on pouvait etre sür est qu'il s'agissait d'un groupe independa nt des trois autres familles, mais il avouait qu'il etait difficile de trouver a cet ensemble un archetype commun. Il conclut que la tradition manuscrite du roman etait a ce point complexe que l'on pouvait difficileme nt esperer la reconstitue r un jour13 . La majorite des autres chercheurs se laissa convaincre par les travaux de Burchard14 . 9
PHILONENKO, Joseph et Aseneth. Texte etabli, traduit et commente par M. P „ Brill, Leyde, 1968, surtout p.3-11. (Dorenavant JA) 10 C. BURCHARD, Questions actuelles, La litterature entre Tenach et Mischna, Ed. W. C. van Unnik, Leyde, 1974, p.77-100. 11 PHILONENKO, Un mystere juif ?, Mysteres et syncretismes , Paris, 1975, p.65-70. 12 C. BURCHARD , Joseph and Aseneth: A New Translation and Introduction , The Old Testament Pseudepigra pha, vol. 2, Ed. J. H. Charlesworth , New York, 1985, p. 177-247. La reconstructio n en grec peut etre trouvee dans A.-M. DENIS, Concordanc e grecque des pseudepigra phes d'AT, Louvain-la-N euve, 1987. 13 Pour toutes ces positions, cf. C. BURCHARD, Questions actuelles, p.7784, et The Present State of Research on Joseph and Aseneth, New Perspectives onJudaism, vol. 2, Ed.]. Neusner, P. Borgen, E. S. Frerichs, R. Horsley, Lanham, 1987, p. 31-52. 14 Cf„ par exemple, L. M. WILLS, The Jewish Novel in Ancient World, New York, 1995, p. 171, n. 30; R. D. CHESNUTT, From Death to Life: Conversion in •Joseph and Aseneth ", Sheffield, 1995, p.254; E. M. HUMPHREY, The
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Toutefois, la recherche prit un nouvel essor avec la publication d'A. Standhartinger qui envisage l'etude du roman sur base des deux recensions, en considerant a juste titre que chacune est le fruit d'une tradition philosophique et religieuse sensiblement differente et donc digne d'interet. Elle publia un commentaire avec un regard sur les deux recensions, en soulignant leurs differences et les elements que celles-ci pouvaient apporter pour le sens du texte, tout en maintenant qu'elles constituaient deux versions d'une meme histoire 15 . R. S. Kraemer, dans une toute recente etude, suit la demarche de Standhartinger mais dans un etat d'esprit legerement different, puisqu'elle considere, au contraire de presque tous, que la recension longue est un remaniement de la courte. Elle maintient toutefois que la recension longue merite tout autant d'attention: " However, 1 wholeheartedly agree with her (Stanhartinger) insistence that both versions of the story deserve serious consideration „ 16 .
En ce qui me concerne, j'ai pris le parti d'etablir mon analyse sur le texte de Philonenko, la recension courte. En effet, mon intention, dans cet ouvrage, est d'etudier un seul texte, et non de comparer deux textes relatant une meme histoire mais resultant d'une tradition differente. 11 ne m'importe pas de determiner si ce texte est effectivement plus ancien ou non (bien qu'il me semble que Kraemer a montre par une argumentation solide qu'il etait Ladies and the Cities: Transformation and Apocalyptic Jdentity in "Joseph and Aseneth ", 4 Ezra, The Apocalypse, and " The Shepherd ", Sheffield, 1995, p. 34. 15 A. STANDHARTINGER, Das Frauenbild im Judentum der Hellenistischen Zeit, Ein Betrag anhand von Joseph und Aseneth, Leyde, 1995, p. 47 et 219225. 16 R. S. KRAEMER, When Aseneth met Joseph, a Late Antique Tale of the Biblical Patriarch and bis Egyptian Wife, Reconsidered, New York-Oxford, 1998, p. 13-14, n. 12 et p. 20-50.
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anterieure a la recension longue, qui l'a reamenage). Je desire seulement l'etudier pour lui-meme, selon sa propre logique. Comme Philonenko l'avait deja dit lui-meme, " la recension courte offre une base solide a l'exegese ,,c_ Sa coherence interne la rend digne d'interet et merite notre attention. C. Burchard a d'ailleurs lui-meme reconnu depuis qu'il etait plus approprie d'etudier chacun des deux textes d'apres les motivations religieuses qui les sous-tendent18 .
Les versions Outre les manuscrits grecs du roman, on dispose egalement d'une impressionna nte liste de versions, ecrites en syriaque, en latin (il en existe deux), en armenien, en slave, en vieil anglais (faite sur le latin), en roumain, en grec moderne, et peut-etre en copte et en ethiopien. 11 faut signaler que pendant longtemps, on ne connut de l'histoire d'Aseneth que !'abrege latin de Vincent de Beauvais, dans son Speculum historiale. Philonenko considere que la version slave est un des plus sürs temoins de la recension courte. Toutefois, ce n'est pas l'objet de mon propos ici et pour plus de details, il convient de se referer a Burchard et Philonenko 19 . (1) iii. La question du contexte culturel du Roman d'Aseneth
Dans quel corpus classer le Roman d'Aseneth ? La question du corpus auquel appartient l'ceuvre communemen t denommee, sur le calque des romans antiques grecs et latins, le Roman de Joseph et Aseneth, a ete tres debattue. Pour certains, elle appartient aux pseudepigrap hes de la Bibli2° alors que que ni Joseph ni Aseneth n'en revendiquent la 17
PHILONENKO, JA, p. 101. D'apres une lettre de Burchard que Kraemer cite avec son autorisation. (KRAEMER, Op. cit., p. 14, n. 23) 19 BURCHARD, Untersuchungen , p.7sqq. et PHILONENKO, ]A, p. 11-16. 20 Par exemple A.-M. DENIS, Op.cit. 18
PRESENTATION DU TEXTE
redaction. Ce simple argument doit mener appellation.
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a exclure cette
D'autres le classent parmi les romans grecs, en tant qu'extra au corpus que constituent les cinq romans Chaireas et Callirhoe, les Ethiopiques, Leucippe et Clitophon, Theagene et Chariclee et les Ephesiaquei2 1 . Quoi de plus logique quand on sait que l'analyse litteraire du roman montre de tres nombreux paralleles avec ces oeuvres 22 • Pourtant, il convient de nuancer ce titre de 'roman d'amour', comme je tenterai de le montrer plus loin. Pour d'autres encore, il constitue un roman midraschique 23 • Le Roman d'Aseneth semble obeir a la definition du midrash proposee par Eppel: " Un midrasch est une interpretation tendancieuse du texte sacre. 11 veut expliquer les choses passees a la generation presente. L'auteur met des discours dans la bouche des personnages bibliques pour exprimer ses opinions personnelles; en relatant les evenements de l'histoire, il place 21
Par exemple ]. R. MORGAN et R. STONEMAN qui incluent dans leur ouvrage collectif Creek Fiction, the Creek Novel in Context, London, 1994 une section " other traditions „ dans laquelle figure notamment notre roman. Cf. aussi Le monde du roman grec, Paris, 1992, par !es Presses de l'Ecole Normale Superieure, PHILONENKO lui-meme dans JA, p. 43-47; voir aussi R. D. CHESNUTT, Op. cit., p.254. Kraemer, quant a elle, propose une opinion plus nuancee: le roman s'inscrit bien parmi !es autres romans grecs, mais ne respecte pas totalement leur schema habituel; le 'genre midraschique ' par exemple, doit lui aussi etre pris en consideration (KRAEMER, Op. cit., p.11). 22 Par exemple C. BURCHARD, Questions actuelles, Op. cit., p.84-100, ou il compare des passages du Roman d'Aseneth avec L'ane d'or et Les Ephesiaques; S.WEST, Joseph and Aseneth: a Neglected Greek Romance, CQ 24, p.70-81; ou encore l'opinion de L. M. WILLS selon lequel Aseneth est „ The Jewish novella that is the most similar to Greek novels „ (cf. Creek Fiction, Tbe Creek Novel in Context, p.233). Cf. aussi PHILONENKO, JA, p.43-46, qui pense neanmoins que „ Joseph et Aseneth a sa place, non seulement dans un recueil de pseudepigraphes de !'AT, mais tout autant dans le corpus des romans grecs. „ (p.43) etc. 23 Cf. A.-M. DENIS, Op. cit., p.40.
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l'accent sur tel fait ou laisse tel autre dans l'ombre, et, par ces stratagemes, il compose un tableau du passe completement different de la conception traditionnelle »24 • C'est ce que fait le Roman d'Aseneth: il deforme, change litteralement toute une partie du texte biblique; il en invente tout un pan, jusqu'a parvenir a une composition pratiquement originale 25 . Par ailleurs, l'opinion de certains savants26 , pour lesquels la redaction du roman serait nee d'une tentative d'explication des incoherences de la Bible renforce l'hypothese du roman midrashique, puisque, comme l'a bien rappele Kugel, le Midrasch nait avant tout des difficultes emergeant du texte biblique27 . Cependant cette denomination me parait trop restricive dans la mesure ou elle occulte les liens evidents de l'ceuvre avec le roman d'amour. A. Dupont-Sommer et M. Philonenko l'ont inclus dans leur recueil des ecrits dits intertestamentaires, denomination generale, mais convenant assez bien a notre roman puisqu'elle reunit les ecrits Qumraniens, les pseudepigraphes de l'Ancien Testament et d'autres textes, dont, le Roman d'Aseneth, qui trouve parmi eux une place justifiee par le contexte. S'il est certain que l'origine de ce recit ne doit pas etre cherchee a Qumran, il reste toutefois eclairant de le placer aux cütes de textes de " mouvance 24
R. EPPEL, Le pietisme juif dans les Testaments des Douze Patriarches, Paris, 1930, p.36. 25 Pour la partie modifiee, cf. RA 22: les retrouvailles de Jacob et de ses fils et de Joseph se font taut naturellement, sans meme mentionner les stratagemes ourdis par Joseph contre ses freres (Genese 42, 1-45, 28), et pour cause: Joseph ne doit-il pas se montrer ici saus son jour le plus avantageux, lui qui se fait le symbole du peuple juif? Quant aux ajouts, c'est, pourrait-on dire, le roman entier: taute l'histoire d'Aseneth, taute la seconde partie n'est qu'invention par rapport au texte biblique. 26 Cf. V. APTOWITZER, Asenath, the Wife of Joseph. A Haggadic LiteraryHistorical Study, Hebrew Union College Annual I, 1924, p.239-306 et PHILONENKO, JA, p.32. 27 J. KUGEL, In Potiphar's Hause: Tbe Interpretive Life of Biblical Texts, San Francisco, 1990, p. 6.
PRESENTATION DU TEXTE
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essernenne ", comme les qualifie Philonenko. Pourtant, une appellation plus precise s'impose. L. M. Wills estime quant a lui que le texte appartient au genre des " romans juifs } 8 . 11 prendrait donc place au sein d'un petit corpus compose de l'Esther grecque, du Daniel grec, de judith, de Tobit. D'apres Wills, ce genre a du jouir a l'epoque d'une tres grande popularite. Ses caracteristiques sont les suivantes: l'importance accordee a la vie emotionnelle interieure, la position centrale de la femme en tant que receptacle privilegie de ces emotions, la description de la mise en