Bêtes et Hommes dans le monde médiéval. Le Bestiaire des clercs du Ve au XIIIe siècle 2503509606, 9782503509600

Bêtes et hommes dans le monde médiéval cherche " à définir la nature des relations entre l'homme et l'ani

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Bêtes et Hommes dans le monde médiéval. Le Bestiaire des clercs du Ve au XIIIe siècle
 2503509606, 9782503509600

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Bêtes et Hommes dans le monde médiéval

Le bestiaire des clercs du Ve au XIIe siècle

Jacques VOISENET

BÊT ES ET HOM MES DANS LE MO NDE MÉDIÉVAL Le bestiaire des clercs du ve au XIIe siècle Préface de Jacques LE GOFF

BREPOLS

© 2000, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. No part of this publication may be reproduced in any form, by print, photoprint, microfil m or any other means without written permission from the publisher D/2000/0095/29 ISBN 2-503-50960-6 Transferred to Digital Printing 2009

PREFACE DE JACQUES LE GOFF

Dans ses études sur le thème, fondamental pour la connaissance de la culture et des mentalités médiévales, des rapports entre l'homme et l'animal au Moyen Age, Jacques Voisenet franchit avec ce livre une étape décisive. Dans un précédent ouvrage, Bestiaire chrétien. L'imagerie animale des auteurs du Haut Moyen Age ( 1994), il avait établi un inventaire des "sources" de cette histoire dans le Haut Moyen Age: Antiquité païenne, Bible, textes chrétiens primitifs, hagiographie, Pères et Docteurs de l'Eglise, récits folkloriques et thèmes légendaires et littéraires orientaux, celtiques, germaniques. Sur ces bases et à l'aide d'une étonnante érudition, il cherche maintenant à définir la nature des relations entre l'homme et l'animal, la (ou les) fonction(s) que l'homme du Moyen Age assigne à l'animal. C'est un repoussoir, un miroir, un ennemi et un allié. C'est un instrument capital dans la quête de soi-même de l'homme, une pièce essentielle de l'humanisme médiéval. En s'efforçant (avec succès) de répondre à ces questions, Jacques Voisenet va au fond et aux limites de la vision du monde, de la société, de la conception de la religion et de la morale. Dieu, la création, le bien et le mal, la damnation et le salut, la peur et l'espoir, l'horreur et le plaisir (souvent proches l'un de l'autre) sont au bout de cette enquête totale. Selon les méthodes de l'histoire-problème, Jacques Voisenet a défini et traité un de ces objets globalisants qui répondent au désir des historiens novateurs du :xxe siècle de tenter une histoire totale et globale, qui reste rigoureuse et critique. De plus le livre considère absolument tous les animaux dans tout l'Occident médiéval pendant un Haut Moyen Age de longue durée, du ye au XIIe siècle. Comme le dit Jacques Voisenet, son livre est une véritable "arche de Noé" qui n'exclut pas les plus humbles" pensionnaires". Et ce faisant il récompense son lecteur non seulement par l'excitation des idées, la richesse de l'érudition, mais l'attrait de descriptions, de récits, de conflits qui lui ouvrent les portes non seulement des plus hautes et des plus quotidiennes réalités du Moyen Age mais aussi de son exubérant et fascinant imaginaire. Cette étude ne s'intéresse qu'aux idées et à la symbolique animalière, non aux réalités de l'existence des animaux dans l'Occident. Les données sur ces réalités concrètes sont d'ailleurs peu nombreuses et peu précises et les hommes du Moyen Age ne les appréhendent guère qu'à travers le prisme déformant du savoir, du symbolique et des préoccupations apologétiques et téléologiques. Pourtant Jacques Voisenet confronte quand il le peut ces deux" réalités'', celle de l'idéologie et celle de l'expérience quotidienne. Il peut ainsi approcher les deux faces décalées ou contradictoires de l'ensemble qui constitue la société historique du Moyen Age. La présence très étendue et agressive de la forêt, les

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Bêtes et hommes dans le monde médiéval

progrès de la domestication animale aussi bien dans le domaine de l'élevage que dans celui de la familiarité historique forment plus qu'une toile de fond, un milieu qui façonne l'ensemble des rapports entre l'homm e et l'animal et qui évolue. Cette histoire, comme l'ensemble de la culture et des mentalités de l'Occident européen, est profondément bouleversée par les " invasions " culturelles " barbares " et surtout par Je christianisme, même si celui-ci est souvent en continuité avec I'Antiquité païenne ou s'emploie à la faire renaître. Mais le changement prime. Le lion, le loup, l'agneau, le chien, l'oiseau, le poisson, pour prendre quelques exempl es d'animaux à forte charge symbolique, ne sont plus ce qu'ils étaient. Mais Jacques Voisene t à juste titre refuse de réduire le Haut Moyen Age à une préface au Moyen Age chrétien épanoui des XII-XIIIe siècles, à une enfance balbutiante cheminant lentement vers la maturité. Le Haut Moyen Age, tout en constituant un " terreau " sur lequel Je Moyen Age fera pousser ses richesses et tout en accomplissant la " genèse " de cette civilisation et de ces idées, est une période spécifique, originale, vigoureuse, créatrice. Jacques Voisenet la définit par trois termes heureux qui en évoquent la productivité intellectuelle et spirituelle: atelier, laboratoire, creuset. Ce livre est donc aussi une importante contribu tion à la périodisation du Moyen Age, instrument essentiel de la maîtrise de l'histoir e dans la longue durée. On ne devra plus parler de la même façon du Haut Moyen Âge après l'avoir lu avec quelques autres qui vont dans Je même sens d'une valorisation et d'une relative autonomisation de cette période. Malgré l'extrême variété et la quasi-exhaustivité de ses sources, Jacques Voisenet en a privilégié certaines, à cause de leur richesse, de leur influence, de l'éclaira ge spécifique et illuminant qu'elles apportent sur la fonction de l'animal et les relation s entre l'homm e et les animaux. La première est la source hagiographique. Le saint est un interlocuteur hors pair de l'animal qu'il combat, apprivoise, récupère, promeut. Cette étude est aussi un moyen de mieux cerner la figure du saint médiéval, de confronter l'animal avec cette plus haute incarnation de l'homm e qu'est le saint. La seconde est la source encyclopédique. Sans que le mot existe au Moyen Age, les diverses formes du genre que J' on appellera à J' époque moderne encyclo pédie font une large place aux animaux. Deux intellectuels du Moyen Âge, dont l'influe nce a été très grande, et deux ouvrages, qui ont rayonné dans l'univers des idées et des mentalités, s'imposent comme une source essentielle. Le premier est Isidore de Séville (vers 570630), grand héritier de la culture antique avec en particulier ses Etymolo gies, le second est Raban Maur, grand homme de la Renaissance carolingienne (vers 780-856) dont le De Natura rerum est une mine de savoir qui reprend et enrichit Isidore. Il faut y ajouter le Physiologus, suite de traductions latines souvent remanié es, dérivant d'un original grec probablement élaboré à Alexandrie au ne siècle, qui énumère la signification allégorique des animaux mentionnés dans la Bible, avec Je souci de faire correspondre le monde d'ici-bas à l'au-delà. Dans le premier volet de son enquête, Jacques Voisenet dresse l'inventaire des animaux qui sont tous signifiants. VIII

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Les critères du classement sont remarquables. Parmi les nôtres celui de la distinction entre animaux réels et animaux imaginaires n'existe pas au Moyen Age. Pour les clercs et les hommes de ce temps que leur savoir atteint, ils sont tous réels et chargés d'un symbolisme de même nature, même si les savants estiment, souvent à la suite des Anciens, que certains sont fabuleux tels que les gorgones, sirènes, cerbère, hydre, chimères, centaures. Mais dans cette catégorie prestigieuse, redoutable et très significative des monstres " descendants des grands monstres primordiaux que Yahwé relégua au fond des mers", satyres et cynocéphales, par exemple, font partie pour les médiévaux de la faune réelle. Ces monstres sont en général rejetés aux confins de la sphère habitée. Il y a une géographie médiévale des animaux où les plus maléfiques sont repoussés aux frontières de la Chrétienté, en Asie, aux limites de l'humanité, et en particulier dans !'Extrême-Orient septentrional où ils côtoient les peuples humains effrayants de Gog et de Magog. Parmi les monstres, une place particulière est faite aux hybrides, hybrides d'animaux, tel le basilic, oiseau-reptile, ou complexe d'homme et d'animal tel que le centaure. Les plus inquiétants de ces mélanges d'hommes et d'animaux sont ceux qui alternent des formes successives au cours de métamorphoses. Si la métamorphose a retenu l'attention admirative de I' Antiquité qui en voyait des exemples sacrés dans les transformations des dieux et des déesses attestées par la mythologie, les hommes du Moyen Age étaient en général terrifiés par cette dénaturation de l'homme qui finira par produire la plus horrifiante des métamorphoses avec le loup-garou. A cet univers monstrueux appartiennent aussi les incomplétudes corporelles, les hypertrophies ou l'absence ou le déplacement d'une partie du corps humain qui montrent la fragilité physique de l'homme glissant vers l'animal: cyclopes à l'œil frontal, Blemmies ayant la bouche ou les yeux sur la poitrine ou les épaules, Panoti aux immenses oreilles, sciapodes aux énormes pieds qui, une jambe en l'air, s'abritent du soleil, hydre à neuf têtes de serpents... Une autre distinction sépare les bêtes sauvages des animaux domestiques. Aux bêtes sauvages Isidore de Séville réserve plus particulièrement le terme de bestia ou celui, moins péjoratif, de fera. Les animaux domestiques constituent l'essentiel des animalia et comprennent " toutes les bêtes qui vivent dans la mouvance humaine, aussi bien celles qui se trouvent dans l'intimité de leur maître que celles qui ont un intérêt économique et pratique". Mais si ovins, caprins, porcins, bovins, équidés, camélidés sont classés ensemble, chien et chat sont rangés parmi les bêtes sauvages, parmi les carnivores (ours, lynx, loup, renard), avec les fauves (lion, léopard, panthère, tigre), les grands mammifères (éléphant, girafe, licorne ou " unicorne "), les singes et les rongeurs (castor, porc-épic). On voit que le chien et le chat mettront du temps - alors que le cheval y entre de plein pied - à s'isoler dans la familiarité proche des hommes. Plus que les autres, ils ont une histoire dans les réalités pratiques, symboliques et affectives des relations entre hommes et animaux au Moyen Age. Une autre distinction sépare des grands animaux les petits (animalia minuta): rongeurs (rat, souris, loir), insectivores (musaraigne, taupe, hérisson), carnassiers (belette), reptiles rampants (serpents et lézards) et tous ceux, très divers, qui sont désignés par le mot vague de" vers". Ici encore la taille établit une classification de valeur. La prime va aux grands animaux. D'où le prestige du lion, de l'éléphant, du bœuf. La zoologie médiévale met à part poissons et oiseaux. Isidore les relègue tout à fait à la fin de son inventaire animalier mais ce sont les deux plus longs chapitres. La classification repose ici sur un double principe: celui de la nature de l'élément où l'animal évolue et celui de son éloignement par rapport à l'homme, le choix classificatoire effectué par les clercs étant essentiellement anthropocentrique.

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Bêtes et hommes dans le monde médiéval Si les oiseaux sont mi-terrestres, mi-célestes, ils sont d'abord les habitan ts du ciel et leur domaine naturel est l'air. Leur diversité est extrême, " une nuée d'espèc es ". On retrouve ici le critère de la taille. Les" gros oiseau x" sont en tête: l'aigle, le vautour, l'outard e, la grue, le héron, la cigogne, l'autruc he méprisée pour ne pas être capable de s'envol er dans le ciel, vers le haut, le cygne, très peu considéré. Le monde des petits volatiles est représenté par les passereaux et, en queue de liste, par les insectes parmi lesquels seule l'abeille intéresse les clercs animaliers. Si les oiseaux côtoient souvent l'homm e sur la terre, les poissons, eux, se cantonnent dans un autre élément, l'eau. I.:homme ne les rencontre, encore vivants ou morts, que dans son filet ou sur sa table. Curieusement, Isidore accorde beaucoup plus d'intérê t aux poissons de mer qu'aux poissons d'eau douce alors que la société médiévale, que les prescriptions alimentaires chrétiennes ont rendue grande consommatrice de poisson, pêche et mange surtout les poissons d'eau douce, au premier rang desquels l'anguil le (qui peut être, il est vrai, aussi maritime). On voit bien ici que la zoologie médiévale est surtout livresqu e et idéologique, nourrie de textes antiques et bibliques et qu'elle doit très peu à la réalité vécue, à l'expérience concrète. I.:animal médiéval a une réalité essentiellement symbol ique. I.:animal vrai sera une des conquêtes lentes et tardives du Moyen Age. On ne l'avait pas jusqu'ic i aussi bien montré que ne le fait Jacques Voisenet dans ce livre. Dès ce premier volet en apparence essentiellement recenseur et descrip tif apparaît l'omniprésence dominante de jugements de valeur sur les très nombre ux animaux de l'univers et sur leurs relations avec l'homm e. Cette découverte ou confirmation de certains traits fondamentaux de l'idéologie médiévale s'exprim ant à travers la symbolique animale est un des apports majeurs de cet ouvrage. Trois principes gouvernent cette attitude intellectuelle et mentale, outre celui, fondateur, du sens symbolique de toutes les composantes, à commencer par les vivantes, de la création divine, de l'univers. Le premier principe est celui de la polysémie de tout ce qui est signifia nt au Moyen Age. La multiplicité des critères d'évaluation (image déjà souvent multipl e et contrastée dans la Bible et les textes de référence, variété des fonctions d'un animal dans sa relation avec l'homm e, signification mouvante provenant des fausses étymolo gies, des diverses potentialités du milieu naturel, de l'intrus ion de systèmes de valeur annexes ou externes tels que la taille ou la couleur) conduit à ce kaléidoscope sémantique qu'offrent à peu près tous les animaux. Les clercs du Haut Moyen Age l'ont conservé et aggravé, non seulement par respect des divers héritages culturels qu'ils avaient reçus, mais aussi sans doute par ce qu'ils leur offraient de nombreuses possibilités d'interprétation et de manipulation du symbolisme animal. La polysémie était un instrument de pouvoir aux mains des clercs. Elle impose à l'historien et au lecteur de textes médiévaux 1 un examen atten1 À celui aussi qui regarde les images et les œuvres d'art mais l'enquête iconogra phique, raisonnablement absente ici, serait à mener parallèlement.

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Préface tif des contextes dans lesquels apparaît un animal au Moyen Âge. Et ici encore ce livre sera un guide précieux, indispensable, qui suggérera les interprétations possibles et éclairera le symbolisme à choisir. Le second principe est celui de la tendance à regrouper les animaux dans leur signification religieuse et morale en deux groupes opposés l'un à l'autre autour de deux chefs, le Christ et Satan, et même pour certains à en faire une incarnation de l'un ou de l'autre. Ainsi retrouve-t-on, grâce aux analyses de Jacques Voisenet, le manichéisme fondamental du christianisme, surtout dans le Haut Moyen Age, la tendance à opposer, à propos de tout ce qui présente un enjeu de damnation ou de salut - et c'est le cas de pratiquement tous les animaux - le bien et le mal. Cependant, la polysémie nuance plus ou moins ces tentations d'extrémismes affrontés. Elle permet de définir l'animal comme " plus ou moins bon " ou " plus ou moins mauvais " et lui faire changer de valeur selon les circonstances. On voit bien grâce à cette étude comment les pratiques intellectuelles du christianisme l'ont fait échapper à ce manichéisme qu'il condamnait d'ailleurs dogmatiquement et qu'historiquement il n'a cessé, quoique lentement, de faire reculer en le nuançant. Il y a cependant un déséquilibre dans la valorisation des animaux pendant le Haut Moyen Age. La tendance au jugement positif l'emporte pour les ovins (bélier, brebis, agneau), les bovins, les équidés, le cerf, l'aigle et le vautour, le paon, le coq, la poule et de façon générale les oiseaux que leurs ailes (le symbolisme de l'aile est très développé) entraînent vers le ciel, vers le domaine divin. En revanche, d'autres animaux, comme le porc, le loup, le rat, le serpent échappent difficilement au symbolisme négatif, sinon diabolique. Dans le cas d'animaux importants pour leur relation avec l'homme, la balance entre le bien et le mal semble prévaloir et conférer à l'animal un caractère vraiment ambivalent. Ainsi le rhinocéros (derrière qui se profile la fascinante licorne/unicorne) est à la fois " figure de la puissance même du Christ et des forces actives du mal ", il y a un " bon " lion et un " mauvais " lion et ce dernier peut apparaître sous forme de léopard. Le cheval, qui connaît une très grande faveur parce qu'il est devenu la monture des guerriers, est aussi pour les clercs un signe de suffisance, d'arrogance, dont Raban Maur fait" la mauvaise part - ma/a pars " de l'animal qui, sur le modèle de Pharaon poursuivant le peuple élu, devient la monture de la cavalerie satanique qui se livrera, à partir du xne siècle, à la" chasse sauvage". Cette balance entre le bien et le mal se retrouve à propos du chien, un des animaux qui subissent le plus fortement le choc de l'évolution historique. Tandis que les clercs recueillent les opinions en majorité cynéphobes del' Antiquité païenne et de la Bible, les laïcs puissants, pour qui le lévrier accompagne le palefroi à la guerre et le destrier à la chasse, le valorisent, en en faisant en particulier un symbole de fidélité. Cette ambivalence et cette plasticité du symbolisme animal ont amené les clercs et leurs auditeurs laïcs à accuser les animaux d'hypocrisie, de duplicité, de tromperie, de fourberie. La symbolique animalière débouche sur une psychologie de la ruse. Un renard sommeille dans le cœur de tout animal.

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Bêtes et hommes dans le monde médiéval Car Jacques Voisenet montre bien enfin - c'est le troisième princip e - que la tendance dominante du symbolisme animalier chrétien est celle de la méfiance et de l'hostilité. C'est un point de vue largement défavorable qui, au-delà de la malfaisance spécifique de tel ou tel animal, dénonce en eux l'excès des deux plus graves péchés capitaux étroitement liés l'un à l'autre , la goinfrerie et la luxure, gula et luxuria . Dans cette société où les clercs sont hantés par la sexualité, l'anima l - certains, comme le porc, plus que d'autre s, mais presque tous - est un symbole d'hypersexualité, un luxurieux par excellence. Pour l'histor ien d'aujou rd'hui ce pourrait être un gibier privilégié pour une psychanalyse historique. Généralement aussi l'anima l, depuis la sortie de !'Eden , entraîn é par la chute de l'homme, est devenu une image de la déchéance et du péché. En témoig nent particulièrement les singes et les " vers ". Sans doute peut-on observer, du ye au xne siècle, un mouvement qualifié par Jacques Voisenet pour les poissons " de l'abîm e infernal au vivier divin ". Mais le mouvement dominant c'est celui d'une diabolisation incessamment répétée , voire renforcée de l'animal. :Chomme et l'anima l, sur la scène de l'unive rs préfigurant celle de la damnation et du salut, accomplissent une de ces psychomachies où la société du Haut Moyen Age se complaît à jouer son existence sur le mode du combat militair e. L'homme (en tout cas le clerc) du Haut Moyen Age est loin d'être zoophile. L'animal est pour lui un danger, une menace, un adversaire, sinon un ennemi - à quelques exceptions près. Le deuxième volet de cet ouvrage est consacré à " la relation animal e ". Quels moyens emploie l'anim al pour transmettre à l'homm e le sens de sa présen ce? Ce sont ceux par lesquels le surnaturel fait irruption dans le naturel dont il n'est absolument pas séparé. Ces modes de révélation sont le prodige, le miracle, le rêve et le songe. Le prodige, fait qui sort de lordin aire, revêt un caractère magique. En effet, le saint par exemple est un thaumaturge, un" faiseur de merve illes", qui s'appar ente aux thaumaturges païens. Le prodige a pour fonction d'avert ir les hommes. Le lieu où l'anima l se manifeste est important, le ciel est un espace privilégié d'appa rition des prodiges, telles les" pluies " de serpents. Les prodiges qui concernent toujours une collectivité peuven t s'adres ser à des individus qui se distinguent par leur vie édifiante et qui méritent d'en être bénéficiaires. Par exemple un aigle ou une colombe vient se poser sur la tête du jeune saint. Le prodige animalier souligne donc que le moine particulièrement dévot et surtout le saint assurent dans le Haut Moyen Age l'intérê t pour l'indiv idu isolé de la collect ivité alors que l'attention plus générale à l'indiv idu ne s'affirm era qu'aux xne-xme siècles . Le miracle est une forme supérieure de prodige qui manife ste plus clairement une intervention divine. L'animal occupe une place de choix dans ces signes que Dieu adresse aux hommes. Il peut se manifester dans des miracles " pratiqu es " révélant la relation " horizontale " liant un saint et son entourage mais aussi des miracles transgressant les limites de l'expérience selon une relatio n" vertica le", person nelle de l'homm e de Dieu avec l' Au-delà. Un animal par exemple annonce au saint la proximité de sa mort. Un excursus monographique rassemble le bestiaire miraculeux des Dialogues de Grégoire le Grand (début du vue siècle), un des grands formateurs et inspirateurs de la dévotion médiévale. Le serpent, le dragon, les oiseaux, lours, le cheval y tiennent la première place. XII

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r.; animal est très présent aussi dans les rêves et les visions qui en diffèrent théoriquement par la distinction entre une apparition pendant le sommeil et une apparition pendant la veille mais les deux termes et les deux expériences sont souvent confondus. Jacques Voisenet relève toute une " faune onirique " et confirme l'évolution de l'attitude de l'Eglise face aux rêves. D'abord réservés à des rêvems privilégiés (moines, saints, rois et empereurs, tel le Charlemagne de la Chanson de Roland), ils se " démocratisent " et deviennent significatifs pour de simples clercs et même de modestes laïcs. l.?animal est presque toujours dans les rêves et visions celui qui leur donne leur signification. Entre l'homme et l'animal - bien que celui-ci demeure toujours un inférieur - s'établissent des relations et des émotions qui sont avant tout de nature conflictuelle mais qui peuvent aller de la peur à l'amitié et même à l'amour. r.; animal est un ennemi menaçant, un prédateur assimilé par le clerc au monde infernal. l.?animal est souvent un dévoreur incarné par exemple dans le loup, dévoreur d'hommes et de troupeau, la gueule en est la partie du corps la plus menaçante. Mais l'animal est aussi un objet privilégié de l'alimentation humaine. Dans cette concurrence " manducatoire " un thème fascine particulièrement les hommes du Moyen Age: la crainte que la dévoration d'un homme par un animal l'empêche de ressusciter. Mais cette dévoration peut être aussi pour l'homme le déclenchement d'une renaissance," le gosier terrifiant de l'animal" est le passage indifférencié vers le salut ou la damnation. Ce cas limite de l'ambivalence symbolique de l'animal est aussi, vu de l'homme ou de l'animal, une plongée, une voie d'accès à une pratique essentielle, souvent occultée ou simplement effleurée du christianisme: la manducation. Mais les bêtes sauvages peuvent subir aussi d'étonnantes métamorphoses de leur comportement, devenir des compagnons affectueux et protecteurs de l'homme. Le couple ermite-animal sauvage devient alors exemplaire. Le lion légendaire de saint Jérôme, le lion littéraire d'Yvain chez Chrétien de Troyes en sont des illustrations spectaculaires. Souvent d'ailleurs l'homme, plus particulièrement le saint, ne cherche pas la destruction de l'animal dangereux ou malfaisant, il l'apprivoise ou plus souvent le bannit, le fait disparaître, tel le dragon ravageur chassé dans une eau, d'où il ne reviendra pas, par saint Marcel de Paris. Nous sommes toujours dans le domaine de l'ambiguïté des relations entre l'homme et l'animal. Le développement de la chasse fait de l'animal une proie et même une victime et le valorise. Le développement de l'élevage fait de l'animal un auxiliaire et un comparse, et le valorise aussi, tant du point de vue économique qu'affectif. D'un sentiment de méfiance et d'hostilité, 1'homme peut passer à une attitude bienveillante à l'égard de l'animal et même lui manifester de l'amitié, si ce n'est de la fraternité. C'est le cas du moine Florent et de son ours chez Grégoire le Grand. Peut-être la fraternisation de saint François d'Assise avec les animaux dans le Cantique des Créatures et dans les Fioretti n'a-t-elle pas été aussi exceptionnelle que le veut la tradition historiographique. Cette valorisation de l'animal tend à lui restituer sa place dans l'Eden primitif, à évoquer l'âge d'or. Il est donc une pièce maîtresse du temps utopique chrétien. Jacques Voisenet fait ensuite une brillante et riche synthèse des rôles de l'animal. I.?animal est une " projection des valeurs cléricales du désir de perfection, de pureté et d'élévation du clerc". Il est surtout un miroir bien poli, sans aspérité, de l'homme dans toutes ses dimensions et surtout ses limites, un test de l'humanisme chrétien et de son

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Bêtes et hommes dans le monde médiéval spectacle anthropocentrique et narcissique, un modèle à l'intérie ur d'une commu nauté de destin de l'anima l, en positif et en négatif. Jacques Voisenet traite avec bonheu r du cas extrême de l'adopti on de la vie animale par certains homme s, en particul ier certains moines et ermites qui importe nt dans le milieu du christianisme latin romain des modèles du christianisme grec orthodoxe. l?homm e nu, velu, hirsute, le saint fou de Dieu, peut incarne r une forme extrémiste de sainteté ascétique et masochiste. Ce saint animalisé annonce certaines figures plus calmes, moins provocantes de la fin du Moyen Age, toujours dans une atmosp hère pénitentielle outrée, saint Jean Baptiste , sainte Madeleine, sainte Marie !'Egypt ienne, vêtus de leurs seuls longs cheveu x," homme et femme sauvages ". Enfin l'anima l peut être porteur d'une réalité étrangère, d'un exotism e parfois plus esthétique et hédoniste que moralisateur. Sa position intermédiaire, même si le christianisme se refuse à toute divinisation de l'anima l (mais Jean-Cl aude Schmit t n'a-t-il pas mis en valeur le process us de sanctifi cation d'un chien, Saint Guinefo rt, le saint lévrier?), l'assimi lation au Christ de l'agnea u, de la colomb e, du cerf, de la licorne, font de l'animal un instrum ent au service du divin, une image des réalités supérie ures. Cet exotism e céleste peut être aussi - toujours !'ambiv alence - un exotisme infernal . V animal devient "la bête sataniq ue'', Satan aime revêtir l'envelo ppe animale ou, à tout le moins, l 'illusio diabolica prend volontiers une apparence animale : lion, ours, léopard , taureau, serpent, loup image de l'hérétiq ue, scorpio n image du peuple juif, jouent plus volontiers ce rôle. Dans un contexte très différent, la bête médiévale reprend le rôle des animau x psychopompes de !'Antiq uité païenne. Dans le troisième et dernier volet qu'il a intitulé " La bête réquisit ionnée ", Jacques Voisenet met en lumière les objectifs et les formes de la manipulation idéologique des animau x par les clercs et les homme s du Haut Moyen Age. L'animal est d'abord un outil de connaissance. A travers ses divers rôles de médiateur, " entre le présent et l'avenir, le corps et l'esprit, les mondes naturel et culturel, le plan terrestre et le ciel, le salut et la damnation, le péché et la grâce '', l'homm e apprend de l'anima l à se découvrir, à se connaître pleinem ent, à compre ndre son destin. Mais, pendant le Haut Moyen Âge, cette connais sance individuelle s'intègr e dans" une approche sociale et universelle ". L'animal remplit à l'égard de l'homm e " une fonction socialisante". II l'aide à prendre conscience où il se situe dans l'organi sation sociale entre des situations d'oppos ition, d'autori té/soum ission et des expériences égalitaires et fraternelles, à l'instar des fourmis et des abeilles, entre des structures vertical es hiérarchiques et des structures horizontales en réseau. Mais au-delà de cette prise de conscie nce de sa position dans le monde et la société, ce que l'anima l manipulé par les clercs apprend aux homme s, c'est la soumiss ion à cet ordre. l?animal est réquisitionné comme auxiliaire de l'ordre. Jacques Voisenet a choisi un excellent exemple de l'aide que l'anima l apporte à l'homme pour explore r la réalité universelle: la représentation de l'espace . Deux principes dominants structurent cette représentation et ! 'utilisat ion morale que l'homm e peut en faire. Les oiseaux illustrent l'impor tance de l'axe vertical bas-hau t et la valorisation du haut qui tend à aspirer l'homm e qui doit s'efforc er de monter en esprit, puisqu' il est dépourv u d'ailes, vers le ciel où l'oiseau l'entraîn e. Vautre principe , qui se situe dans un plan horizontal, est l'oppos ition entre l'intérie ur et l'extérieur, le centre et la périphé rie XIV

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Préface

et plus encore l'au-delà. Ainsi se construit l'idée d'un centre positif et d'un extérieur négatif, illustré par la bête sauvage qui fait de la forêt un désert périlleux d'où elle ne sort, franchissant les limites (d'où l'importance des confins, des entre-deux, des orées et des essarts) que pour attaquer l'homme qui, en revanche s'il se fait chasseur, inverse la relation, ce que fait aussi, pacifiquement, l'ermite. Cet espace, l'animal aide à le sacraliser: désignation des lieux propices à l'installation humaine, pérambulation des territoires à privilégier, repérage des sites protégés. Mais l'animal peut aussi suggérer à l'homme une vision inversée de l'espace où la périphérie, l'extérieur se valorise. I..:animal entraîne l'homme à la conquête et à la mise en valeur d'un extérieur maîtrisé grâce à l'animal-guide. Mieux encore, l'animal est" un outil pédagogique au service d'un ordre moral ". Il illustre la grande opposition entre la vertu et le vice. Il y a un bestiaire vertueux même si le bestiaire maléfique l'emporte largement par le nombre. I..:animal illustre ainsi plus largement l'enseignement dogmatique et intellectuel de l'Eglise, présentant la réalité comme un ensemble de binômes - fondés sur l'opposition entre Dieu et Satan. A l 'homme créé par Dieu, le diable oppose le singe, au cheval l'âne, au lion le chat, au chien le loup, à la poule le corbeau, à l'abeille la guêpe ou la mouche. Mais le spectacle du vice offert comme un agrandissement par l'animal, par sa laideur, sa férocité, son impudeur (c'est dans le domaine terrifiant de la sexualité qu'il est le plus négativement démonstratif) est fortement pédagogique. Il fait plus. Il pousse l'homme à agir, à lutter contre la déchéance dont il est l'image répulsive, à choisir sa voie, celle de la vertu et du bien et de l'épanouissement dans l'ensemble de la création. I..:Eglise manipule encore plus l'animal en en faisant une arme au service de sa puissance terrestre, en l'utilisant pour légitimer ses choix politiques. Saint Augustin avait défini deux régimes également légitimes, la république et la monarchie, incarnées par les abeilles et les grues. Le Pseudo-Frédegaire au VII 0 siècle évoque la gloire puis le déclin des Mérovingiens par le recours à des rêves d'animaux et à des métaphores animalières. Les puissants favorables à l'Eglise bénéficient de son appui sous forme d'assimilation à des animaux prestigieux et bons - au premier rang desquels le lion - mais ceux qui la spolient sont traités de bêtes sauvages malfaisantes. Pour défendre ses biens et son pouvoir, l'Eglise mobilise les animaux. Des dragons bienfaisants, traditionnels protecteurs de trésors, protègent les propriétés monastiques et ecclésiastiques. Des animaux miraculeux guident les pèlerins vers les églises qu'ils enrichissent, poussent les riches laïcs puissants à leur faire des dons. I..:animal est enrôlé par l'Eglise comme agent publicitaire en faveur aussi bien de ses intérêts matériels que de son prestige moral. I..:animal tient aussi une place éminente dans ce christianisme de la peur, enseigné et prêché par les clercs, dont Jean Delumeau a bien montré qu'il a été un moyen employé depuis le Haut Moyen Age par l'Eglise pour asseoir sa domination terrestre jusqu'à la Contre-Réforme comprise. Si l'utilisation de l'animal se fait dans la perspective d'une "finalité morale omniprésente", il ne faut pas oublier - et Jacques Voisenet le fait très bien - qu'il est aussi un des grands moyens d'évasion dont les hommes et les femmes du Moyen Age ont eu besoin pour échapper aux fragilités, aux limites étroites, aux dangers de la réalité matérielle et de la vie psychologique. Comme toutes les composantes du merveilleux, l'animal a été une évasion et une compensation. I..:homme du Haut Moyen Age suivait l'oiseau dans le

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Bêtes et hommes dans le monde médiéval ciel, le loup ou le renard dans la forêt et y trouvait des sensations dont nous avons l'écho dans les textes, ce qui nous ouvre des perspectives rares sur la sensibil ité - difficile à percevoir pour cette période - de l'homm e du Haut Moyen Âge. Pour jouir de l'anima l, pour lui faire comble r ses pulsions secrètes (malgré le plus souvent l'hostili té de l'Eglise), l'homm e et la femme du Haut Moyen Age continu ent des pratiques païennes liant l 'homme à l'anima l. Celui-ci tient une place capitale dans les comportements magiques qui survivent, plus ou moins en secret. Les animau x fournissent l'essent iel des onguents et des philtres, un matériel important de l'art divinatoire. Surtout, l'usage du masque animal manifeste l'exploi tation par l'homm e de l'ambiv alence et de l'ambig uïté de l'anima l et des rapports qu'il entretient avec lui - fascination et horreur, révélation et déguisement - entre les deux bornes de la monstruosité et de la perfection. Dans le vaste espace entre ces bornes, l'anima l est indispe nsable à l'homm e du Haut Moyen Âge, pour savoir qui il est, quelle est sa place dans la création, quels sont ses horizons et ses limites, comme nt survivre. Plus qu'un miroir, l'anima l est en définitive pour l'homm e un double. Et la façon de faire fonctionner cette interdépendance qui peut être salvatrice ou fatale, c'est le recours à la technique essentie lle du savoir et de la mentalité médiévales: le symbolique. Le livre de Jacques Voisenet va être un guide indispensable à la compréhension de l'human ité, de la société et de la civilisation médiévales. Et quand on l'aura lu on ne pourra plus concevoir le Moyen Age (ce serait se refuser de le compre ndre en extension et en profondeur) sans les animaux et sans qu'à côté d'Adam et Êve un autre couple essentiel apparaisse: l'homm e et l'anima l. Jacques LE GOFF

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INTRODUCTION

Animaux affrontés de /'Apocalypse de Beato de Liebana,

xr

S.

" Que dire des lions, que dire des abeilles ou des autres animaux intelligents? Quoi encore de la vigne rampant à terre ou de l'orme s'élevant dans les hauteurs, qui l'un et l'autre nous édifient? Beaucoup de choses sont présentées aux hommes en exemple et accordées pour l'utilité. Lis ce que disent les livres appropriés et tu trouveras. Sache qu'il est écrit : "Parle à la terre et elle te répondra, interroge les bêtes de somme et elles t'instruiront; les oiseaux du ciel, ils te guideront; les poissons de la mer et ils te raconteront". Il y a là une signification fort utile " 1• Une mère, Dhuoda, épouse de Bernard, duc de Septimanie et comte de Barcelone, s'adresse ainsi au milieu du IXe siècle à son fils Guillaume pour son édification. Ce conseil parental convient également à n'importe quel chrétien à qui l'Eglise demande instamment de se pencher sur le Livre saint et sur celui de la nature. Cette double lecture doit le conduire au-delà de la trompeuse réalité des mots et des apparences matérielles. Plus de deux siècles et demi avant Dhuoda, Grégoire le Grand avait commenté l'exhortation de Job 2 : " Que devons-nous entendre par les "bêtes" sinon les esprits paresseux? Par "les oiseaux du ciel" sinon les esprits qui ont la sublime sagesse des choses du ciel? ( ... ) Qu'entendre par "les poissons de la mer" sinon les hommes préoccupés de ce monde? " 3•

1 Dhuoda, Liber manualis, Ill, IO, 117-124. Traduction de P. RlCHÉ, Manuel pour mon fils, Sources chrétiennes n° 225, p. 181. 2 Job 12, 7-8: Nimirum interroga jumenta, et docebunt te: et volatilia coeli, et indicabunt tibi. Loquere terrae, et respondebit tibi: et narrabunt pisces maris. 3 Grégoire LE GRAND, Moralia, XI, 5-6.

Bêtes et hommes dans le monde médiéval A la fin du VIe siècle, l'émine nt prélat donne ainsi le ton pour plusieu rs siècles: la faune n'a qu'une faible valeur objective4 , c'est un monde aux structur es entièrement signifiantes. La littérature cléricale ne s'intére sse à l'anima l qu'en tant qu'imag e chargée de signific ations et non point pour son existence propre. Le bestiair e que l'on y rencontre se présent e donc comme une "constr uction" révélatrice de la mentali té de l'homm e médiéval et particul ièremen t des ecclésiastiques. Comme instrument pédagogique forgé à partir des traditions diverses - surtout antique et judéo-c hrétienn e -, et servant à transmettre un enseign ement moral et spirituel, il dépasse largement ce rôle "utilitaire". Lorsqu 'on aborde l'étude de ces figures animale s, on est à la fois frappé par leur grande variété et par la répétition inlassable de certains types fréquemment puisés dans des héritages établis souvent depuis fort longtemps. Dans notre ouvrage précédent, Bestiaire chrétien 5, nous avons tenté d'identi fier les "source s" qui inspirèrent les clercs de façon conscie nte ou non. Il a fallu reconnaître quels avaient été les apports de l 'Antiqu ité païenne, de la bible, de l'hagiog raphie primitiv e et de la littératu re paléoch rétienn e (Physiologus, Pères et Docteurs de l'Eglise ... ). Des récits folkloriques et des thèmes présents dans le monde oriental, celtique ou german ique ont posé le délicat problèm e des "influen ces". Les clercs du Moyen Age ont alors forgé à partir de cette matière héritée une figure de l'anima l stéréotypée et anti-naturelle par une approch e essentie llement non réaliste. Pourtant il faut leur reconnaître une certaine originalité dans l'usage des images animales. Après cette quête des héritages, il convient mainten ant d'envisa ger, dans cet ouvrage, la nature des relations entre l'homm e et l'anima l. Quelle fonction est attribuée à cette créatur e? A quelle nécessité peut bien répondre cette imagerie animale du Haut Moyen Age, tant sa présenc e se révèle impérieuse dans les textes? Nous traquerons donc l'anima l 6 uniquem ent dans le domain e des idées, délaissant toute approch e de son existence réelle et de sa place dans la vie quotidie nne de l'Occid ent 7 médiéval • Certes, il y sera fait référence mais sans s'y attarder, même si les approches objectives de l'anima l qui se multiplient depuis une quinzaine d'année s offrent d'intéressantes perspectives avec des disciplines comme la zoologie, l'archéo zoologi e, l'ostéologie, l'ethnoz ootechn ie, l'anthro pozoolo gie 8 ..• 4

Certains textes produits dans le milieu clérical s'intéressent à l'animal en lui-même mais ils sont fort rares avant le xn• siècle. 5 Jacques VOISENET, Bestiaire chrétien. L'imagerie animale auteurs du Haut Moyen Age (V"xr s.), Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 1994, 386des p. 6 Nous retiendro ns surtout ce terme " neutre " mais aussi celui de bête qui prend parfois une connotation négative pour nos auteurs (la bête diabolique). Le mot bestiaire s'applique tout particulièrement aux animaux " cléricaux " qui reçoivent une signification allégoriq ue en rapport avec les forces surnaturelles. Le terme faune, même s'il évoque de préférence des animaux bien réels appartenant à un espace géographique, a été aussi retenu. 7 Ce livre est l'adaptation d'une thèse de Doctorat es-lettres intitulée: Bestiaire médiéval. Représentation et imaginaire. L'animal dans les textes du Haut Moyen Age occidental, sous la direction de Robert Delort, Genève, 1996. 8 La bibliographie générale cite certains des travaux de Liliane BoosoN, Frédérique AuooINRouzEAU, Corinne BECK, Vianney FOREST. ..

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Introduction Même en se limitant au champ des mentalités, l'entreprise se révèle fort ardue tant les pistes s'ouvrent en grand nombre devant les pas du chercheur. Cet ouvrage, dans la continuité de Bestiaire chrétien, tente d'offrir pour la première fois une synthèse de l'animalité "idéologique" des clercs du Moyen Age. La bête, sous la plume des auteurs chrétiens du Haut Moyen Age, "parle" beaucoup et est constamment requise pour délivrer son message aussi bien sur le plan social et politique que moral, théologique ou spirituel. Elle profile sa silhouette dans tous les genres littéraires. C'est pourquoi l'on s'est penché de façon privilégiée sur ce mode d'expression même si l'animal apparaît également sur la pierre et sur le parchemin sous forme de sculptures et d'enluminures. Ces images, auxquelles on aura parfois recours9, se chargent souvent d'un sens moins explicite que dans les textes. La présence de l'animal sur un sarcophage ou sur un chapiteau laisse quelques fois planer une certaine ambiguïté qui autorisa les "symbolistes" du XIXe siècle à s' adonner à des "explications" parfois fantaisistes 10 • Ces représentations, nées du ciseau ou du pinceau de l'artiste, sont parfois la simple reproduction de motifs "importés" et ne sont investies que d'une intentionnalité décorative. Mais elles s'éclairent véritablement si on analyse }"'ambiance" symbolique de l'époque qui les a créées et qu'on en découvre, à travers les écrits, les principales références culturelles. Les images ont bénéficié d'une position tout à fait marginale et les lettres ont été favorisées délibérément par rapport aux arts. Il s'agit alors de comprendre le "discours" que l'animal y tient et le besoin essentiel qu'il satisfait. Pour y parvenir, il faut s'aventurer dans une forêt de symboles, de significations et d'intentions que l'on doit reconnaître, classer et analyser 11 • V ambition qui nous anime est d'élaborer, devant un tel foisonnement, un corpus du symbolisme animal, l'organisant autour de quelques grands axes explicatifs et accordant à cet ouvrage un cadre très large pour appréhender le phénomène dans sa globalité. Tout d'abord, aucune espèce, aucun individu n'a été écarté. Le bestiaire médiéval comprend la faune réelle avec les animaux domestiques (familiers ou bétail) et les bêtes sauvages, non seulement des forêts occidentales mais aussi des marges terrestres: l'océan, les contrées septentrionales et surtout l'Orient lointain. Ainsi, faisant fi des données climatiques, des conditions écologiques et des distances, les hagiographes n'hésitent pas à laisser évoluer chameaux et lions dans les campagnes occidentales. Toute une faune imaginaire vient compléter cette catégorie pléthorique. Enfin, dans cet inventaire, le champ de l'animalité a été étendu à celui du monstrueux avec qui il entretient d'étroites relations. Celui-ci apparaît souvent comme une simple extension du monde animal dont il offre en quelque sorte une accentuation, degré supplémentaire vers le monde infernal.

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Nous leur réservons une plus grande attention dans un troisième ouvrage toujours consacré au bestiaire médiéval et qui prendra l'aspect d'un dictionnaire imagé, opposant textes et représentations. lO Un des auteurs les plus représentatifs de ce courant "symboliste" est Félicie o' AYZAC, voir par exemple: De l'une des acceptions mystiques de l'éléphant dans la symbolique chrétienne du moyen-âge, Revue archéologique, X, 2, 1854, pp. 407-423, préparant, avec d'autres animaux, son Dictionnaire de la zoologie chrétienne et mystique du moyen âge. 11 Voir en annexe les remarques générales sur les termes allégorie, métaphore, emblème, attribut, signe ... Les auteurs du Moyen Age ont été largement marqués par la problématique du signe développée par saint Augustin. Ils ont ainsi mis en place des systèmes de " second langage " auxquels participe l'animal. {;allégorie médiévale s'est particulièrement appuyée sur la doctrine des quatre sens de l'Ecriture que nous évoquerons plus loin.

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Bêtes et hommes dans le monde médiéval C'est donc une gigantesque "arche de Noé" qui a été constituée sans néglige r les plus humbles "pensio nnaires ", même si on a favorisé ceux que les clercs utilisaient le plus. Cepend ant, pour garder une vue d'ensem ble, on a évité le piège des monogr aphies animales. L'espace des investigations a été élargi à tout l'Occid ent médiév al: la France, l'Espag ne, l'Italie, les pays german iques et anglo-saxons, l'Europ e du nord, l'Irland e ... , aire de diffusion du latin. Une large ouvertu re était nécessaire pour montre r le caractère "univer sel" du symbol isme animal sans néglige r les particularités régionales comme celles d'Irland e et de Germanie. Mais cette coupure entre Occide nt et Orient peut parfois paraître bien artificielle. Bon nombre d'ouvra ges qui connais sent un grand succès en Occide nt n'y ont pas été rédigés comme l'hagiog raphie primitive ou le Physiologus qui a donné lieu à plusieurs versions latines (le Physiologus de Berne du 1xe siècle 12 ••• ) et inspiré les multiples traités sur les proprié tés des animau x: les bestiair es romans (de Philippe de Thaon, Guillau me le Clerc ... ). De plus, la vision médiév ale de l'anima lité est largement conditio nnée par la doctrine chrétien ne et ne doit pas être limitée au simple cadre occidental qu'elle déborde largement. Les Pères grecs ont souvent mieux su exprimer certaine s idées comme par exemple la place de l'anima l dans la création, ses rapports avec l'homm e ou la bestialisation provoquée par le péché. Il faudra donc parfois recourir à leur avis mais de façon volonta irement restreinte et uniquem ent lorsque leur pensée se manifeste plus clairem ent que celle des auteurs occidentaux. Quant aux bornes chronologiques, elles ont égalem ent été forteme nt écartée s pour "couvri r" une période qui s'étend du veau xne siècle: un Haut Moyen Age "conqu érant" mordan t sur la fin de I' Antiquité tardive (Ve-vie s.) et la période pré-rom ane (Xe-x1e s.). Un tel choix ne se trouve pas seulem ent motivé par la rareté de la docume ntation et la difficulté à dater précisé ment certaine s œuvres, en particulier hagiogr aphiques. Il l'est aussi par la volonté de saisir, sur une durée suffisam ment longue, l'élabor ation et l'originalité d'une imageri e animale médiévale qui fleurit plus tard dans les bestiaires, sur les chapite aux et les portails romans à partir des Xle-xn e siècles. Or cette concept ion d'une période de plein épanou issemen t a souvent fait oublier cette époque de "genèse " qu'est le Haut Moyen Age. Celui-ci n'a souvent été perçu que comme une simple phase préparatoire où des thèmes se sont rodés et n'ont trouvé leur totale éclosio n que plus tard, en des temps moins "barbar es". Il convient donc de contredire ce point de vue: cette période mérite une attention particulière et non en fonction d'un Moyen Age classique qui imposerait une démarc he rétroactive, depuis un momen t de perfecti on jusqu' aux premiers "balbut iements ". Evitons ce préjugé dévalorisant entre le temps de la maturité et celui de !'"enfan ce". Certes, le Haut Moyen Age a préparé à plus d'un titre la symbol ique animale de l'époqu e romane et constitue un riche terreau. Elle a pu y plonger ses racines mais il se présente surtout comme une sorte d'atelie r, où se sont forgées de nombre uses images, de "labora toire" où ont été expérimentés certains motifs. Cette période est tout à fait originale car une société nouvelle se met lentement en place alors que se chevauchent des sys-

12 Nous préparon s une traduction française et un commentaire du Physiologus Bernens is avec reproduction des trente-trois miniatures.

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Introduction tèmes de valeurs issus de diverses traditions et auxquels le christianisme impose sa marque. C'est un creuset où se rejoignent des apports très différents, où la fusion - encore incomplète - conserve de nombreuses "scories" dont la provenance païenne demeure manifeste. La continuité avec les sociétés préchrétiennes y est donc évidente mais la rupture apparaît aussi nettement car l'Eglise opère alors tout un travail de "filtrage" et de refonte grâce auquel le folklore et le merveilleux animalier ont été passablement étouffés. Le début du XIIe siècle a été choisi comme terme à cette investigation, avec quelques dérogations tout de même. Au-delà, se produisent des changements importants qui modifient considérablement l'imagerie animale dans son utilisation comme sa signification. Certes, on y retrouve les mêmes topoï, élaborés ou transmis par le Haut Moyen Age, mais le xne siècle offre un visage tout à fait nouveau. Le monde animal subit le contrecoup de la désacralisation de la nature découverte dans sa réalité profane, ce qui suscite une crise du symbolisme, même si cette remise en cause demeure limitée en raison des "conformismes littéraires" 13 . Or, ce "nouvel équilibre de la grâce et de la nature" provoque un changement dans "l'angle de vision" 14 • Certes, l'animal conserve souvent un 15 caractère surnaturel mais il dépend aussi de la science profane et, davantage affranchi de la tutelle cléricale, il s'exprime à travers un merveilleux beaucoup plus débridé. Les traditions populaires et orales rejaillissent fortement alors que l'Occident s'ouvre largement aux récits orientaux grâce aux écoles de traduction de Tolède, de Montpellier ou de Palerme 16 et au courant suscité par les croisades. Lorsque la bête surgit, le divertissement prend désormais le pas sur l'édification même si les exempta continuent à dispenser leurs leçons morales 17 • Mais l'animal se charge de moins en moins de cette fonction didactique - même dans l'hagiographie des xne-xme siècles - et se contente la plupart du temps de provoquer un émerveillement dépourvu d'une authentique intention pédagogique. Il existe donc une unité de pensée dans cette longue période qui s'étend du ye au Xledébut du xne siècle. Il s'y constitue tout un appareil symbolique où l'animal montre l'amalgame entre diverses traditions et l'importance de son rôle pour l'homme qui trouve ainsi un moyen de mieux appréhender son univers matériel et spirituel. Pour y parvenir toutes les catégories d'œuvres, ou presque, ont été alors abordées. Certaines, il est vrai, ont été nettement privilégiées comme l'hagiographie; d'autres doivent se contenter de plus brèves mentions. Elargir autant le terrain des recherches pour-

13 Voir M.D. CHENU, La nature et l'homme. La renaissance du XII• siècle, La théologie au XII" siècle, Paris, 1957, pp. 22, 27. 14 Idem, pp. 44, 50: "Instaurer la nature, c'était bien, en vérité, mettre fin à une certaine concep-

tion chrétienne de l'univers". 15 Même si les Bestiaires conservent un éclairage théologique et moral, ils se libèrent de plus en plus de cette gangue "signifiante" que le Physiologus avait imposé aux animaux. Ceux-ci ne reçoivent souvent plus que des notations "techniques" comme le montre, au milieu du xm• siècle, Brunetto LATINI dans son Livres dou Trésor pour les autours, éperviers, faucons et autres animaux. 16 Cf. C. LECOUTEUX, Paganisme, christianisme et merveilleux,A.E.S.C., 1982, 37, n° 4, p. 712. 17 Voir par exemple S. BALANDIER, A. MENARD, Le symbolisme animal dans les exempla du X/li" s., mémoire de maîtrise, université de Paris XII, 1979; le colloque d'Orléans du 26-27 septembre 1996 organisé par le Centre de Recherches Historiques (Paris) et le Centre d'Etudes Médiévales (Orléans) sur L'animal exemplaire au Moyen-Age, Rennes, 1999.

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Bêtes et hommes dans le monde médiéva l

rait laisser présager la constitution d'un tableau assez hétéroclite. Cependant, mener une telle entreprise n'abouti t pas à une "construction" au caractère disparate. En effet, l'ensemble des documents étudiés offre une assez grande homogénéité. Ils ont été composés presque exclusivement par des clercs, hormis quelques rares laïcs, telle Dhuoda, à l'esprit cependant profondément imprégné par la pensée dominante, celle des ecclésiastiques. Malgré leur diversité (simples moines, abbés, prêtres ou grands prélats - évêque comme Isidore de Séville ou pape comme Grégoire le Grand), tous ces hommes rsio Y, XXXVIII: Hydrus Niluus; Versio B, XIX: Hydrus.

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Les bêtes sauvages

A l'inverse, des animaux tels que le cerf, le bouquetin, le lièvre ou même le sanglier se retrouvent dans le chapitre du bétail et des bêtes de somme. Cette position paraît, elle aussi, à première vue totalement illogique. Mais ces individus "déclassés", même s'ils appartiennent à la catégorie des ferae, se rapprochent des animaux domestiques dont ils partagent la douceur et la faiblesse face aux prédateurs. Le cerf(ou la biche) bénéficie donc d'une classification "favorable" grâce tout d'abord aux Ecritures 241 qui reconnaissent sa chair comme comestible, le rapprochant ainsi du bétail 242 , dont il se différencie cependant par son agilité et sa rapidité243 . Elles louent également sa douceur244, son désir pour les eaux vives et sa course sur les hautes montagnes245, offrant ainsi l'image d'un animal inoffensif et indépendant qui allie les vertus de la domestication et celles de la liberté. Aux yeux d'Isidore, il lui semble davantage faire partie, par son absence d'agressivité, de la faune qui entoure l'homme plutôt que celle de la forêt, même si le cerf se détache du simple cheptel car il assure par sa vélocité son propre salut sans avoir à compter sur le secours du pasteur. De plus, certaines légendes qui courent sur son compte - souvent depuis l 'Antiquité - l'ont définitivement rangé dans la catégorie du bien: son inimitié avec le serpent246 qui en fait l'image du Christ combattant le démon247 , son ouïe très fine lorsqu'il dresse les oreilles, emblème de la vigilance 248 , l'absorption de l'herbe appelée dictame pour se soigner des blessures des flèches 249 , l'entraide manifestée lors de la traversée des fleuves, bel exemple de fratemité250. Le cerf a donc servi à évoquer le Christ251 , les saints désirant Dieu252 , les patriarches et les Pères de l'Eglise 253 , les apôtres 254 , les fidèles qui se pressent vers la fontaine du Christ255 et que la sagesse pousse à aller sur les grands monts, c'est-à-dire

241 Les termes cervus et cerva apparaissent dans la Vulgate une vingtaine de fois. 242 Deut. 14, 5; 12, 15, 22; 15, 22; 3 Reg. 4, 23. 243 Gen. 49, 21; 2 Sam. (2 Reg.) 22, 34; Ps. 18 (17), 34; Cant. 2, 9, 17; 8, 14; Isaïe 35, 5; Habac. 3, 19. 244 Prov. 5, 19; Cant. 2, 7; 3, 5. 245 Psal. 41, 2; Psal. 103, 18. 246 Il aspire par ses naseaux les serpents, ou les faire sortir en inondant leur trou. Isidore, Etym., XII, 1, 18. Cf. également Raban MAUR, Expositio super Jeremiam, VII, 14, P.L. CXI, 917. 247 Physiologus, versio Y, XLIII; Vèrs. B, XXIX. 248 Par contre lorsqu'elles sont baissées il n'entend rien. Isidore, Etym., 19. 249 Isidore, . . . 19; Raban MAUR, De rerum nat., P.L. CXI, 204 C. Cf. Tertullien, De paenitentia, XII. Le dictame était appelé par le médecin grec Dioscoride le cervi ocellum. Traité des matières médicales, III, 67. Par contre Aristote attribuait cette recherche de l'herbe miraculeuse aux chèvres sauvages de Crête (H.A., IX, 6, 612 a 4) mais le symbolisme de la chèvre sauvage se rapproche beaucoup de celui du cerf en évoquant également la personne du Christ. 250 Isidore, .. . 19; Raban MAUR, .. ., 204 D. 251 La biche désigne la chair du Seigneur. Raban MAUR, idem, 205 B. Voir aussi Eucher, Liber formul., P.L. L, 751 C. 252 Idem, 204 D; Eucher, idem, 748. 253 Raban MAUR, idem, 205 A; Grégoire le Grand, Super Cant. Cant. Exp., II, 19, P.L. LXXIX, 501. 254 Raban MAUR, idem, 205 B: Cervi, apostoli ( .. ), cerva, apostoli. Emblème de l'activité apostolique, en raison de sa rapidité, il s'applique en particulier à Paul, Jérôme, ln /saïam, 28; Bède, ln Psalm. lib. Exegesis, Psal. XXVIII, P.L. XCIII, 624 C-D. 255 Raban MAUR, idem 205 A. Il est l'emblème privilégié de l'âme chrétienne qui a "soif" du Sauveur.

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Bêtes et hommes dans le monde médiéval vers les apôtres et les prophètes 256 • Cet animal inoffensif, rapide, "assoiffé" suggère par ses nombreuses "qualités" les diverses figures du christianisme, depuis le simple fidèle jusqu'au Christ257 , ce qui l'empêche d'être intégré aux bêtes sauvages. Même si cellesci présentent un caractère ambivalent - le lion est à la fois Christ et diable-, elles tendent à soutenir une imagerie essentiellement négative à laquelle le cerf ne pouvait être amalgamé. Il nous semble que c'est principalement pour cette raison qu'il se retrouve parmi les animaux domestiques. Il entraîne alors avec lui le faon (inuleus ou hinnuleus) ou le daim (damula) 258 qui évoquent par leur fragilité et leur pureté le Christ ou les hommes innocents 259 • Le tragelaphe, le "bouc-cerf "260 s'intègre aussi à cette faune qui entoure l'homme261 même s'il a tendance en raison de son aspect composite, a être considéré comme un "parent dégénéré"262 du cerf et à incarner les mauvais penchants du croyant. Cependant ce "mauvais cerf" n'est pas pour autant renvoyé dans le monde sauvage. Il appartient par certains aspects, à la sphère humaine. La même assimilation se produit pour le lièvre (lepus) "aux pieds légers", animal timide et rapide263 , et le lapin "champêtre "264 dont on reconnaît pourtant sans problème l'indépendance et le caractère agreste. Mais la faiblesse de leur constitution les range parmi les victimes exposées à la rage des prédateurs et évoque la situation précaire des croyants

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Raban MAUR, idem, 205 B-C; Allegoriae .. ., P.L. CXII, 893. Les Anciens en avaient fait !' attribut de la prudence car il est toujours sur ses gardes (Pline, H.N, VIII, 50). Sur les nombreux usages de cette "fuite" salutaire du cerf par les auteurs chrétiens, voir L. CHARBONNEAU-LASSAY, Le bestiaire .. ., pp. 255-256. C. PSCHMADT, Die Sage von der Verfolgten Hinde, Greifswald, 1911. J. VOISENET, Bestiaire chrétien, pp. 103, 314 ... 257 Il est vrai que quelquefois il revêt un symbolisme moins positif en évoquant, à travers sa figure féminine (cerva), les prédicateurs négligents (Raban MAUR, Alleg., P.L. CXII, 893), mais cela reste très limité. 258 Etym., XII, 1, 21, 22; De rerum nat., P.L. CXI, 205 C. 259 Raban MAUR, idem, 205 C-D. Voir aussi à propos du faon "christique'' , Eucher, Lib.form., P.L. L, 752 A; Cassiodore, Exp. in cant. cantic. II, vers 17, P.L. LXX, 1067; Grégoire le Grand, Homil. in Evang. IL hom. XXXIII, 7, P.L. LXXVI, 1243-1244. 260 Tragelaphus que Gaffiot (Dict. Latin-Français) présente comme une sorte de bouquetin mais qu'il vaut mieux reconnaître comme une gazelle ou une antilope. Il est mentionné une seule fois par la Vulgate (Deut. 14, 5). Voir Solin, Collectanea ... , 19, 19. Le terme provient du grec tragélaphos qui désigne soit un animal fabuleux soit une sorte de gazelle (Pline, H.N, VIII, 33; Septante, Job 39, 1 que la Vulgate remplacé par le cerf). 261 Etym., XII, 1, 20; De rerum nat., ... 205 C. 262 L. CHARBONNEAU-LASSAY, Le bestiaire .. ., p. 257. 263 Etym., XII, 1, 23; De rerum nat., ... 205 D. 264 Genus agrestium animalium, Etym, ... 24. Raban MAUR n'en parle pas. Si Pline les confond ("A l'espèce des lièvres appartiennen t aussi les animaux que l'Espagne appelle lapins (cuniculi); ils sont d'une fécondité innombrable et amènent la famine dans les îles Baléares" H.N, VIII, 81 ), il convient cependant de les distinguer avec R. DELORT qui admet leurs "ressemblan ces morphologiques mais le lièvre vit seul ou en couple ( ... ); court sur un vaste territoire tandis que le lapin s'entasse en société parfois très nombreuse, dans un endroit souterrain où il reste avec entêtement et d'où il ne sort, pour bondir, que dans un périmètre très restreint", Les animaux ont une histoire, p. 302.

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Les bêtes sauvages en butte au mal. Ces petits animaux mettent en valeur la fragilité du chrétien isolé et valorisent en contrepoint l'unité du troupeau, participant ainsi indirectement à l'idéologie "pastorale" qui prévaut chez tous les clercs du Haut Moyen Age. C'est à ce titre que le lièvre et le lapin côtoient les ovins, les caprins et les porcins, bénéficiant d'un préjugé favorable265 mais aussi d'une certaine hostilité en raison de leur impureté266 • D'autres bêtes sauvages se mêlent à la faune domestique à cause de leurs liens de parenté. Ainsi le sanglier (aper) se retrouve côte à côte avec son cousin le porc267 car morphologiquement ils se distinguent très mal. De plus ils partagent les mêmes "bas" instincts (lubricité, goinfrerie ... ) auxquels s'ajoutent, pour l'animal sauvage, la fureur et l'impétuosité (image de l'emportement passionnel) ainsi que le caractère dévastateur. La seule mention des Ecritures suggère justement cette idée en parlant du "sanglier des forêts" qui ravage la vigne du peuple élu268 , dommages si souvent évoqués par les auteurs du Moyen Age. Il incarne alors à leurs yeux le démon et les dégâts qu'il inflige au peuple des chrétiens même si quelques rares fois l'ardeur de l'animal sauvage s'applique à celle que manifeste le Christ face à ses ennemis. Un semblable "cousinage" rapproche le bubale d'Afrique269 et le terrible aurochs des forêts germaniques270 des paisibles bovidés dont ils exhibent les aspects uniquement négatifs. Si le bétail reste symboliquement ambivalent, eux par contre concentrent les significations péjoratives et apparaissent comme de "mauvais taureaux". Par leurs cornes, ils représentent les docteurs orgueilleux et les oppresseurs du peuple271 . En côtoyant les animaux domestiques, ils se chargent de leurs traits les plus noirs et leurs laissent ainsi la possibilité de se situer encore mieux dans le camp du bien. Si l'âne offre une figure assez mitigée, l'onagre272 se range sans ambiguïté du côté du mal273 : sa silhouette est associée au peuple juit274, aux hérétiques 275 , à ceux qui aiment la vaine gloi265

Le lièvre désigne les hommes qui craignent Dieu, Raban MAUR, idem, 205 D. Son agilité lui attire aussi la bienveillance. 266 Comme le rappellent les deux seules mentions bibliques du Lévitique (11, 6) et du Deutéronome (14, 7). Bien qu'il soit considéré, à tort, comme un ruminant, le lièvre n'a pas le "sabot fourchu". Il signifie ceux qui ont accès à la nourriture spirituelle qu'ils mâchent et remâchent mais tout en restant dans la catégorie des gens "iniques", Raban MAUR, Alleg., P..L. CXII, 984 D: Lepus est quilibet iniquus, et tamen doctus in lege. il symbolise alors tout spécialement le peuple juif qui a accès à l'ancienne loi tout en demeurant dans l'erreur car il reste timoré devant la nouvelle loi qu'il n'ose appli~uer. Raban MAUR, Ennaratio super Deuteronomium, II, 6, P.L. CVIII, 884 A. 67 Etym., XII, I, 27. 268 Ps. 90 (79), 14. 269 Bubalus, Etym. XII, I, 33. 270 Urus, idem, 34. 271 Raban MAUR, De rerum nat., P.L. CXI, 210 C-D: In bubalis autem vel uris possunt accipi superbi doctores et dominatores plebis, qui habentes similitudinem bonorum doctorum in gradu vel °:.f/jcio, quod gestant: sed superbia tumentes ... 2 2 Onager qu'Isidore de Séville place tout de suite après son article consacré à l'âne: asinus ou asellus, Etym., XII, I, 39. 273 Dans un seul cas il évoque positivement l'ermite par son milieu de vie, le désert. Raban MAUR, idem, 213 A; Eucher, lib.formul., V, P.L. L, 751 D; très rarement le Christ: Alleg., ... 1012. 274 Raban MAUR, idem, 213 A, C; Allegoriae, P.L. CXII, 1012; voir aussi Eucher, idem, 752 et Cassiodore, Exp. in Psalt. Psal. CIII, P.L. LXX, 732. 275 Grégoire le Grand, Mor., XVI, XLVII, 60, P.L. LXXV, 1149-1150; Raban MAUR,Alleg., P.L. CXII, 1012.

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re276 et surtout, avec le Physiologus, au démon277 . L'humble monture qui accepte sans difficulté la charge et l'animal des espaces sauvages coexistent dans le même chapitre destiné au bétail et aux bêtes de somme en raison de leur évidente familiarité mais aussi par leur complémentarité dans le jeu symbolique. Mais ce rapprochement ne se fait pas toujours au détriment de la bête indomptée. Si celle-ci se retrouve parmi la faune soumise à l'homme c'est parce qu'elle vient parfois en rehausser la valeur, en ajoutant à la vertu d'obéissance celle de liberté. Elle devient une sorte de "sur-animal" domestique comme c'est le cas déjà envisagé du cerf ou encore de la chèvre sauvage 278 . Tous deux allient à la fragilité apparente une grande facilité de mouvement qui leur permet de fuir le danger et de courir vers les hauteurs, suggérant par là le Christ qui aime, comme le rappelle le Physiologue, les "montagnes élevées" 279 • Ainsi, certains animaux sauvages, par leur absence d'agressivité (par opposition aux bêtes féroces) ou par leur faiblesse de "caractère", se placent dans la mouvance humaine. Il ne s'agit donc plus alors d'incohérences de classement imputables au manque de rigueur - parfois évident malgré tout - des encyclopédistes médiévaux mais d'un ordonnancement qui tient compte à la fois d'une approche de type zoologique s'appuyant, avec plus ou moins de succès, sur quelques grandes familles animales, d'une vision anthropocentrique du monde vivant et d'une représentation morale et allégorique de la création. Les bêtes sauvages sont donc largement présentes chez les auteurs du Haut Moyen Age avec une grande variété d'espèces. Mais n'entrent véritablement dans cette catégorie des bestiae que les carnivores et les animaux au comportement agressif. Ils laissent alors bien peu de place aux autres individus à l'attitude moins violente qui doivent souvent "émigrer" vers des catégories plus appropriées à leur douceur toute divine alors que celle des "bêtes" évoque tout particulièrement le danger et la fureur maléfique.

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Raban MAUR, De rerum nat., ... 213 C. Phys., versio Y, XXV: Onager et simia; versio B, XXI. Capra agrestis, rangée elle aussi dans la catégorie des animaux domestiques, en compagnie du bouquetin (ibex). Isidore, Etym., XII, L 15, 16; Raban MAUR, De rerum nat., 204 A. 279 Image qui évoque pour lui les prophètes, les apôtres et les patriarches. Phys. vers. B, XX: Caprea; vers. Y, XXI: De dorchon; La chèvre sauvage, comme le cerf est la figure privilégiée du Christ.

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CHAPITRE III PETITS ANIMAUX ET BETES RAMPANTES

Le serpent, menacé d'être tué, protège sa tête. Détail du Physiologus de Berne,

ix• s.

Dans la démarche "zoologique" des clercs du Moyen Age, qui part de l'homme pour aller jusqu'aux plus vils et bas éléments de la Création, surgit maintenant un ensemble d'animaux, les minuta animalia et les bêtes rampantes.

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LES MINUTA ANIMAL IA. Certains auteurs patristiques, tel Jérôme 1, et leurs successeurs médiévaux les apprécièrent dans leurs démonstrations pleines de didactisme. eusage de ces "menues bêtes" par les moralistes fait suite à l'intérêt que leur portaient les naturalistes antiques et leur permet d'exalter la toute puissance du créateur qui se manifeste, au grand émerveille ment de tous, dans d'aussi petits êtres. Mais dans l'esprit de beaucoup, leur dimension réduite les rapproche des animaux rampants et les frappe de l'opprobre qui touche tous ceux qui entretiennent un contact étroit avec la terre. Isidore de Séville établit justement, dans le tout premier article du chapitre des "animaux menus", un rapprochem ent étymologique entre le rat, "animal très petit" (mus pusillum animal), et la terre dont il serait issu2•

Les mammifères. Sur les dix animaux présents dans cette catégorie, sept sont des mammifère s, principalement des rongeurs et des insectivores pour un seul carnassier.

Les rongeurs: rat, souris et loir. Qu'il s'agisse du rat, de la souris ou du loir3, ils s'attirent l'antipathie des auteurs médiévaux en raison de leur impureté vétéro-testamentaire4 mais surtout à cause de leur réputation - entièremen t fondée - de véritables fléaux pour les réserves de grains et de vecteurs d'épidémie s. I.;Ancien Testament insiste sur le rôle destructeur du rat qui est souvent associé à la maladie. Ainsi les Philistins firent des images en or de tumeurs et de rats, pour les renvoyer avec l'Arche divine dont ils s'étaient emparés, et se débarrasser des fléaux qui les frappaient depuis 5. Animal chthonien6, le rat est souvent rapproché dans le monde méditerran éen de la taupe et du serpent, ce qui - dans la tradition chrétienne - ne concourt pas à le valoriser. D'après la psychanalyse freudienne, comme il "fouille les entrailles de la terre, (il) revêt une connotation phallique et anale, qui le relie à la notion de richesses, d'argent. C'est ce qui fait qu'il est souvent considéré comme une image de l'avarice, de la cupidité ... 7 " I.;idée que le petit rongeur est en relation avec les richesses souterraines ou cachées se retrouve dans l'hagiograp hie postérieure au xre siècle. Ainsi dans la vie de Cadoc, évêque de Bénévent (mort en 570), une souris blanche

1 Voir

par exemple G.J.M. BARTELINK, Hieronymus über die Minuta animalia, Vigiliae christianae, Amsterdam, 32, n° 4, 1978, pp. 289-300. 2

Etym., XII, III, 1: Alii dicunt mures quod ex humore terrae nascantur; nam mus terra, unde et humus. Tandis que pour le Lévitique (11, 41) "toute bestiole qui grouille sur terre est immonde". Idem, 11, 42-45. 3 Etym., XII, III, 1, 2, 6.

4 Lév. 11, 29. Isaïe (66, 17) vitupère contre "ceux qui mangent des choses abominables", en particulier la chair du porc et du rat (ou de la souris). Selon S. REINACH, l'interdit biblique s'expliquerait par "son caractère d'animal totem, mangé rituellement dans certains conventicules mystiques de Jérusalem". Cultes, mythes et religions, l, p. 15; idem, p. 60, note 3. 5 1 Rois 5, 6; 6, 5 (1 Sam. 6, 5); 6, 11, 18. 6 Cf. Judith 14, 12 (Vulg. seulement) où on rappelle qu'il habite sous terre. 7 J. CHEVALIER, Dict. des symboles, p. 801.

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Petits animaux et bêtes rampantes vient déposer un grain de blé sur la table où le saint est plongé dans de pieuses lectures. Il lui attache à la patte un fil qui lui permet de découvrir l'emplacement d'un grenier souterrain8. Mal perçue au Haut Moyen Age, la souris se charge par la suite d'une signification positive et évoque en particulier la prévoyance, grâce à ses provisions hivernales de noix et de froment, que le chrétien devrait imiter en faisant des "provisions" de bonnes actions avant sa mort9. Quant au loir (glis), sa période d'hibernation 10 qui aurait pu le faire comparer - comme pour d'autres animaux - au passage du Christ dans le tombeau avant la résurrection, ne lui a valu que le mépris des clercs qui y ont vu l'image de la paresse et de ceux qui refusent de travailler utilement et qui mendieront en vain au jour du jugement dernier alors qu'ils se sont endormis paresseusement au temps présent 11 • Ces rongeurs ne suscitent donc aucune sympathie et sont toujours pris en mauvaise part en raison de leur caractère destructeur et de leur nature chthonienne. Les insectivores: musaraigne, taupe et hérisson. Les moralistes ne leur accordent pas un sort meilleur. Ils les rejettent presque exclusivement dans le camp maléfique. Pourtant, le fait qu'ils détruisent les insectes aurait pu leur accorder un certain crédit dans cet Occident largement rural mais ils sont desservis, une fois de plus, par leur nature rampante et souterraine. La musaraigne, la "souris araignée" (musaraneus) 12 , si utile à l'agriculture en raison de son abondante consommation d'insectes, de vers et de petits rongeurs, ne profite pas des services qu'elle rend à l'homme car son nom composé de deux termes d'animaux peu prisés par la symbolique chrétienne, la rend suspecte. Cette méfiance est encore accentuée par son comportement qui lui fait, soi-disant, fuir le jour13 • Mais elle n'attire pas particulièrement l'attention des clercs - Raban Maur l'ignore - car elle est probablement confondue avec la souris.

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Edit. W.J. REES, Lives of the Cambra British Saints, Llandovery, 1853, p. 37. Voir par exemple le Bestiaire de Thibaud de Champagne (mort en 253), chanson LX, strophe 3. to Isidore, Etym., XII, III, 6: Hieme enim tata dormiunt et immobiles quasi mortui iacent, tempore aestivo revivescunt. 11 Raban Maur, De rerum nat., P.L. CXI, 227 A: Isti ergo eos significare possunt, qui torpore pigritiae inutiles fiunt, et laborare utiliter nolunt (... ), quia qui nunc otiosus tempore praesentis vitae torpescit, frustra in die judicii, quando tempus est messis, mendicabit: quia coelestis vitae gaudium nullo modo cum justis habebit. 12 Etym., XII, III, 4. 13 Idem, 4: Est in Sardinia animal perexiguum, aranei forma, quae solifuga dicitur quod diem fugiat. 9

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Bêtes et hommes dans le monde médiéval La taupe suscite davantage d'intérêt mais elle n'en demeure pas moins dans le camp du mal. En effet, conformément aux deux mentions scripturaires qui signalent son impureté 14 et l'assimilent aux sombres puissances de l'erreur 15 , les auteurs médiévaux insistent sur son "aveuglement" et sa vie souterraine dans les ténèbres où elle creuse des galeries et mange de la terre et des racines 16• Elle représente ainsi ceux qui errent dans l'obscurité et ignorent la vérité, tout spécialement les hérétiques 17 • Elle ne bénéficie plus à l'époque chrétienne de l'estime que lui portaient les Anciens et qui pourtant se maintint dans les pratiques populaires jusqu'à notre siècle 18 • I.:utilisation du hérisson (hericius, herinaceus) d'un point de vue mystique n'est pas davantage favorable. I.:Ancien Testament, où il apparaît à cinq occasions, n'en avait pas dressé un portrait avantageux puisqu'il l'opposait au cerf19 et en faisait l'image de la désolation20 . A la suite des indications "objectives" d'Isidore qui insistait surtout sur les piquants du prudent animal lui servant non seulement à sa défense mais aussi à rapporter des grains de raisin à ses petits21 , Raban Maur reconnaît en lui les pécheurs aux vices plein de pointes évoquant la fraude et la rapine22 • Le Physiologus vit pour sa part le démon derrière sa façon astucieuse de prendre les raisins sur ses pointes23 • Aucun de ces animaux n'évoque le moindre aspect positif. Ils appartiennent sans équivoque au monde infernal ou du moins à l'aire du péché. Les carnassiers: la belette. Un seul individu trouve sa place dans cette catégorie. Il s'agit de la belette (mustela). Cette présence peut sembler déplacée car il aurait mieux valu la trouver parmi les bêtes sauvages au côté de la martre, de la fouine, du furet ou du blaireau. Mais cela s'explique par son aspect bas sur pattes, sa forme effilée et son poids réduit (entre soixante dix et

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Lévit. 11, 30. Isaïe 2, 20: l'homme jettera aux taupes et aux chauves-souris ses faux dieux d'argent. Isidore, Etym., XII, III, 5. Raban Maur, De rerum nat., ... 226 C. 17 Raban Maur, idem, 226 D-227 A; Eucher, Lib.formul., V, P.L. L, 753 C. 18 J. CHEVALIER, Dict. des symboles, p. 929; L. Charbonneau-Lassay, Le bestiaire ... , pp. 301-302 avec, par exemple, la superstition qui faisait porter aux enfants des mâchoires de taupe pour les préserver des vers intestinaux. Animal "anal", tout comme le rat selon l'interprétation freudienne, la taupe symbolise aussi la cupidité à l'instar de l'avare qui dissimule ses richesses sous terre. 19 Qui se réfugie dans les montagnes alors que le hérisson se cache dans les trous des rochers, Ps. 104 (103), 18. 20 Après la destruction parYavhé de Babylone ("J'en ferai un repaire de hérissons", Isaïe 14, 23), d'Edom (Is. 34, 11, 15) ou de Ninive (Soph. 2, 14). Leurs ruines deviendront "le domaine des hérissons" qui côtoieront alors les oiseaux de nuit et les corbeaux. 2 I Isidore, Etym., XII, III, 6. Cette technique toute particulière avait déjà été présentée par Plutarque (De soli. anim., 16, 971 F). D'autres auteurs antiques l'ont également rapportée mais ils divergent sur la nature des fruits: poma (fruits divers) pour Pline (H. N., VIII, LVI, 133), figues pour Elien de Préneste (H. A., III, IO). 22 Raban Maur, idem, 227 B: Hericius enim mystice peccatores acu/eis vitiorum p/enos et astutia nequitiae cal/entes significat, et fraudibus et rapinis: qui per fraudem de a/ienis /aboribus sibi pastum quaerunt. 23 Phys., versio Y, XVI, Herinacius; versio B, 13.

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Petits animaux et bêtes rampantes cent cinquante grammes pour environ vingt-cinq centimètres de long)24 • Isidore s'intéresse particulièrement à elle en décrivant les deux espèces qui existent - "sylvestre" et domestique - et qui se nourrissent de serpents et de souris 25 • Il signale sa sollicitude pour ses petits qu'elle change souvent d'endroit et met à mal la légende qui concerne sa fécondation par la bouche et son accouchement auriculaire26 • Mais ce comportement sexuel tout à fait "contre-nature", qui lui reste malgré tout imputé27 , ajouté à son caractère carnassier et à son impureté scripturaire28 a largement contribué à discréditer cet animal pourtant extrêmement utile à l'homme. Raban Maur n'y échappe pas et voit dans sa figure celle des hommes qui polluent les qualités naturelles par la ruse et mènent toute leur vie au milieu des embûches et des fraudes 29 • Il existe donc au Haut Moyen Age une véritable dichotomie entre les services rendus dans la vie quotidienne par certains animaux comme la belette qui extermine les rongeurs - et la vision cléricale de la faune, aveuglée par une stricte hiérarchisation en fonction de l'axe terre-ciel qui discrimine les individus entre le bien et le mal. Cet avis négatif sur la belette reste conforme à la tradition antique et scripturaire. Cependant le petit carnassier offre des traits comportementaux (l'attention montrée à ses petits, la lutte contre les reptiles ... ) qui lui permirent de connaître au cours du Moyen Age une promotion certaine30 en devenant l'emblème des fidèles de Dieu qui reçoivent la semence de sa parole31 et qui luttent contre le serpent diabolique (très sou-

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Isidore insiste sur cette apparence: Mustela dicta quasi mus fongus; nam telum a longitudine dictum, Etym., XII, III, 3. 25 Voir l'usage fait de la belette, dans les maisons médiévales, pour lutter contre les souris. Cette présence bénéfique est également accordée par l'animal sauvage qui en hiver, se rapproche des lieux habités et fréquente les caves, les étables ou les granges qu'il débarrasse des petits rongeurs. 26 Parfois c'est l'inverse! Voir par exemple pour l' Antiquité Plutarque, (Isis et Osiris, 74) ou pour le Moyen Age Brunetto Latini, (Li Livres dou Tresor, De la belette). Cf. L. CHARBONNEAU-LASSAY, Le bestiaire ... , pp. 318-319. F. McCULLOCH, Medieval Latin and French Bestiaries, pp. 186-187. La confusion sur le conduit par où se fait l'insémination s'explique probablement par la ressemblance des deux termes latins désignant la bouche et l'oreille (ore et aure). On peut consulter sur ce mode de conception étrange le Physiologus, vers. Y, ch. XXXIV et la version B, ch. XXVI. La première est la seule à donner un détail sur le sexe - mâle ou femelle - suivant que la naissance a eu lieu par l'oreille droite ou gauche. 27 Rappelons la sévérité des Pénitentiels à l'encontre des pratiques bucco-génitales. ~émission de semence dans la bouche était tenue pour une grave dépravation nécessitant sept années de pénitence ou même, cas unique dans les délits "contre-nature", une sanction perpétuelle. Voir les Pénitentiels de Théodore (1, 2, 15), Cumméan (2, 4), le Merseburgense A (153), le pseudo-Egbert (éd. Wasserschleben, Die Bussordnungen ... , p. 344, canon 10). J. VoISENET, Perversions sexuelles et répression au Haut Moyen Age, Les perversions sexuelles au Moyen Age, Greifswald, 1994, p. 211. Sur la prohibition de certaines pratiques sexuelles d'après le comportement de la belette, du lièvre ou de la hyène, voir E. Lauzi, Lepre, donnola e iena: contributi alla storia di una metafora, Studi Medievali, 29, n° 2, 1988, pp. 539-559. Sur l'hermaphrodisme et la croyance antique du changement annuel du sexe de la hyène, voir M. PANDERGRAFT, "Thou Shalt not Eat the Hyena". A note on Barnabas, epistle 10, 7, Vigi/iae Christianae, 46, n° 1, 1992, pp. 75-79. 28 ~unique mention biblique du Lévitique (11, 29) vient le rappeler en raison de son caractère rampant". 29 Raban Maur, De rerum nat., P.L. CXI, 226 D; Allegoriae ... , P.L. CXII, 1004. La belette est liée à l'idée de tromperie depuis I 'Antiquité, en particulier dans le mythe de Galanthis, Ovide, Métamorphoses, IX, 320-323. 30 Voir pour cet aspect L. CHARBONNEAU-LASSAY, Le bestiaire ... , pp. 320-323. 31 Pierre de Beauvais, Bestiaire, De la belette. Celle-ci est opposée à l'aspic qui, lui, se bouche volontairement l'oreille pour ne pas entendre la parole divine.

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Bêtes et hommes dans le monde médiéval vent le basilic)32 ou encore l'image de la résurrection, partagée avec d'autres animaux (le lion, le pélican ... )33 ou de la purification34 . La belette est donc un des rares animaux "rampants", pourtant déclarée impur, qui a réussi à échapper progressivement (au-delà du x1e siècle) à une présentation entièrement dégradante et à se doter d'une face positive, probablement en raison de son état de bête quasi-domestique au service de l'homme 35 • C'est la proximité avec celui-ci qui a finalement "sauvé" la belette du rejet dans le monde du péché. Mis à part l'agile petit carnassier - et cela assez tardivement - tous les autres mammifères de taiUe réduite servent aux clercs à évoquer les aspects les plus vils de la vie morale et spirituelle.

Les insectes. Isidore de Séville les distingue des autres animaux "menus" en les plaçant à la fin de sa liste, position quelque peu à l'écart qui n'est pas fortuite car ils se différencient considérablement par la taille mais aussi dans leur utilisation symbolique. Mis à part la fourmi (formica), ils ne soulèvent pas un grand intérêt car si Raban Maur rapporte ce que disait déjà le Sévillan à propos du grillon (gril/us) et de ses stridences nocturnes, des trous qu'il creuse dans le sol et de son inimitié avec les fourmis 36 , ou du fourmilion iformicaleon), insecte dont la larve se nourrit des fourmis qui tombent dans l'entonnoir qu'elle a creusé37 , il n'en tire aucune interprétation38 . Seule la fourmi retient véritablement l'attention des clercs. l.?insecte social jouit d'une longue tradition qui lui est nettement favorable en raison de son activité industrieuse, de sa vie communautaire et de sa prévoyance. Le livre des Proverbes n'avait fait que l'enrichir en louant, à son tour, sa sagesse qui lui faisait amasser des provisions pour la mauvaise saison sans même la tutelle d'un chef ou d'un surveillant, bel exemple que le paresseux devrait imiter. 39 Les deux encyclopédistes évoquèrent à leur tour les réserves qu'el32

Guillaume Je Clerc de Normandie, Bestiaire divin, De la belette, éd. C. HIPPEAU, p. 159; Brunetto Latini, Li Livres dou Tresor, l, 141. 33 Elle redonne vie à ses petits: "Si elle les retrouve morts, beaucoup de gens disent qu'elle les ressuscite, mais ils sont incapables de dire comment ou à J'aide de quel médicament", Brunetto Latini, idem, I, 181, trad. de G. Bianciotto. 34 L. CHARBONN EAU, op. cil., p. 322. 35 Alors que, curieusem ent dans le même temps, le chat, qui remplissait les mêmes fonctions et dont la présence devenait dans tout l'Occident de plus en plus commune, s'infemalis ait. 36 De rerum nat., ... 227 C; Etym., XII, III, 8. 37 De rerum nat., ... 228 A; Etym., XII, Ill, JO. Voir F. McCULLOCH, Medieval Bestiaries, pp. 82-83. 38 Cependant d'autres auteurs leur donnent une signification tout à fait négative comme Grégoire Je Grand qui reconnaît dans le myrmicoleon le diable. Moral., V, ch. XX et XXII, 40, 43, P.L. LXXV, 700, 702. 39 Prov. 6, 6-8 ("Va voir la fourmi, paresseux" ); 30, 24-25: liste des "quatre êtres minuscules sur la terre mais sages entre les sages": en tête les fourmis, les petits lièvres (lepusculus), les sauterelles et les lézards.

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Petits animaux et bêtes rampantes

le prépare pour l'avenir, entassant en été ce qu'elle mangera en hiver et sa capacité à dis41 tinguer le froment de l'orge40 , allégorie de l'homme prévoyant ou de l'activité utile • Les sa si et petite aussi auteurs chrétiens jouèrent beaucoup sur l'opposition entre une bête 42 fourmi la de image Cette • modèle pour prendre devait grande sagesse et que l'homme avisée fut également propagée au Moyen Age grâce aux diverses versions du Physiologus43 • Son portrait n'est cependant pas totalement élogieux puisqu'il existe en Orient, cet ailleurs lointain et inversé, de terribles fourmis chercheuses d'or, de la taille d'un chien44 • On utilise aussi de façon péjorative l'image de ces insectes pour évoquer la multitude des hommes (les barbares entre autres)45 . Mais l'animal avisé l'emporte largement sur la masse grouillante et inquiétante. Son caractère laborieux et social lui a valu la bienveillance des clercs même si en général les insectes étaient mal perçus. En dehors de la fourmi, la grande majorité des "petits animaux" n'est jamais prise en bonne part chez les auteurs médiévaux. Ceux-ci subissent par là l'écrasante influence du Lévitique qui méprise tout ce qui rampe - bien que les individus qui nous intéressent ici soient tous pourvus de pattes -. Ils les assimilent à la fange terrestre, par opposition au domaine céleste. Un bon nombre de ces bêtes chthoniennes se chargea alors progressivement d'une connotation infernale.

40 Etym., XII, III, 9; De rerum nat., ... 41 Raban Maur, idem, 227 D; EucHER, 42 Idem, 228 A. 43 Versio Y, XIV; Vers. B, XL 44

227 C-D. Liber formul., P.L. L, 753.

Cf. Isidore, Etym., XII, 3, 9 qui transmet cette légende antique (Hérodote, Histoires, 3, 102; Pline, Hist. nat., 11, 111 ; Solin, Polyhistor, 30, 23). Voir aussi Raban Maur, le Physiologus ... 45 Vita Wilfridi, M.G.H. S.R.M. VI, 214.

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Bêtes et hommes dans le monde médiéval

LES ANIMAU X RAMPANTS ET AUTRES "VERS". Arrivés à l'extrémité de cette chaîne qui va de )'homme jusqu'à la partie la plus méprisable de la création, les encyclopédistes se soucient enfin de la forme rampante: serpents et "vers". Ceux-ci constituent en effet l'élément le plus dégénéré du monde vivant et rappellent constamment, par leur humiliante reptation, qu'ils sont la conséquence du péché dont ils se font les plus zélés serviteurs.

Les reptiles. Isidore, comme Raban Maur, leur réserve un chapitre entier46 . Le premier en propose un tableau fort détaillé avec quarante huit articles où il présente les serpents - nettement majoritaires - puis les lézards.

Les serpents. Sa liste impressionnante doit beaucoup aux naturalistes antiques et en particulier à Lucain dont il rapporte les informations "zoologiques"47 . Contentons-nous d'en citer le plus grand nombre: la dipsade, vipère dont la morsure provoque une soifardente48 , l'hypnale qui tue "par le sommeil" 49, l'haemorrh ois 50, le praester51 , le seps 52 , le céraste53 ou vipère à corne, le scytale 54 , l'amphisba ena qui se déplace aussi bien en avant qu'en arrière55, l'enhydris ou couleuvre d'eau 56, l'hydre, serpent également aquatique 57 , le chelydrus58, le natrix 59, le cenchris tacheté 60, le parias 61 , le boa qui tête le pis des vaches 62, le jaculus volant qui s'élance des arbres63 , l'ammodyt es qui se dissimule dans les sables d' Afrique 64 , le caecula dépourvu d'yeux 65 ... Tous ces serpents se retrouvent presque uniquement dans les recensions des encyclopédistes, les autres auteurs médiévaux les ignorent.

46 Etym. XII, IV: De serpentibus; De rerum nat. VIII, III. 47 Voir J. VO!SENET, Bestiaire chrétien, p. 77. 48 Dipsas, adis: Etym., XII, IV, 13, 32; De rerum nat., P.L. CXI, 231 B. 49 Etym., 14; De rerum nat., 231 B. 50 Etym., 15; De rerum nat., 231 B. 51 Etym., 16; De rerum nat., 231 B. 52 Etym., 17, 31; De rerum nat., 231 C. 53 Etym., 18; De rerum nat., 228 C-D. 54 Etym., 19. 55 Etym., 20. 56 Etym., 21 ; De rerum nat., 232 D. 57 Etym., 22-23; De rerum nat., 233 A. 58 Etym., 24. 59 Etym., 25. 60 Etym., 26. 61 Ou pareas, Etym., 27. 62 Etym., 28. 63 Etym., 29. 64

Etym., 30.

65 Etym., 33.

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Petits animaux et bêtes rampantes

En dehors de ces espèces qu'Isidore rattache pour certaines d'entre elles à la famille de l'aspic (genus aspidis), vipère à la morsure venimeuse et mortelle 66 , il définit, sous le titre générique et quelque peu ambigu de "serpent" toute une série de termes: celui d'anguis, animal qui est "plein d'angles et jamais droit" 67 , celui de coluber (couleuvre) dérivant selon lui de lubricus, c'est-à-dire glissant, mobile, fuyant, trompeur, impudique ou lubrique 68 , celui de serpens qui provient de serpo: ramper, se glisser, s'insinuer, reptation qu'il accomplit "sur le ventre et la poitrine"69 , celui de draco dont la description s'impose à tout le Moyen Age 70, celui de basilicus11 d'après le grec ou de regulus72 suivant la langue latine et qui désigne le "roi" des serpents dont l'odeur suffit à tuer tous ceux qui l'approchent mais qui craint la belette, enfin celui de vipera (vipère), être qui reçoit la semence du mâle par la bouche et est éventrée par sa propre progéniture qui n'attend même pas le terme de la gestation pour venir au monde73 • A partir de toutes ces données, Raban Maur mais aussi l'ensemble des auteurs chrétiens dressent un tableau fort sombre de cette faune reptilienne. Le contact avec le sol la rejette au bas de l'échelle des valeurs que les clercs établissent entre la terre et le ciel. Elle signifie aussi bien les pensées terrestres que les esprits immondes74 , tout ce qui est abject et vil. Ces animaux rampants, sans la moindre exception, évoquent essentiellement le démon par analogie entre le danger physique que les premiers font courir aux hommes et le péril spirituel que le second fait peser sur les âmes. Le diable est systématiquement associé à toutes ces bêtes venimeuses75, même l'inoffensive couleuvre76 • L?ennemi du genre humain se voit qualifier, suivant la terminologie isidorienne, de serpent "sinueux" 77 , "tortueux" 78 ou "lubrique" 79 .

66 67

Etym., XII, IV, 12: Aspis. Etym., XII, IV, 1. 68 Etym., ... 2. Le terme de coluber est treize fois présent dans les Ecritures, uniquement dans l'Ancien Testament. Voir A. BRENOT (Phèdre, Fables, éd. Les Belles Lettres, Paris, 1969, p. 69, note 1) qui rappelle que depuis l 'Antiquité on confondait couleuvre et serpents venimeux mais que coluber désignait en général un serpent de petite espèce alors qu'anguis un serpent de grosse espèce. 69 Etym., ... 3. La Bible cite plus de quarante fois le terme serpens. 70 Bête portant une crête (cristatus), à la petite gueule et dont la force réside essentiellement dans la queue. Etym., ... 4. C'est le terme le plus employé par les Ecritures avec quarante-six occurrences. Sur l'analogie des deux mots, serpent et dragon, voir P. Joïron, Le grand dragon, l'ancien serpent, Recherches de science religieuse, 1927, XVII, pp. 444-446. 71 Etym., ... 6, 7. Une seule mention scripturaire: Ps. 90, 13. 72 Etym., ... 8, 9. Cité six fois par la Bible. 73 Etym., ... 10. Le terme vipera revient sept fois dans les Ecritures. 74 Raban Maur, Alleg., (Reptilia), P.L. CXII, 1039. 75 Serpent: Raban Maur, De rerum nat., P.L. CXI, 229 B, 233 B, C. Alleg., P.L. CXII, 1051. Voir aussi Eucher, Lib.formul., V, P.L. L, 754. Alcuin, Exeg. Comment. in Eccl. X, P.L. C, 709. Dragon, Raban Maur, De rerum nat., P.L. CXI, 230 A, C, D; 233 C. Eucher, idem, 754. Basilic: Raban Maur, idem 231 D; 233 D. Alleg., P.L. CXII, 874 ... Vipère: Raban Maur, De rerum nat., P.L. CXI, 234 A. Eucher, idem, 754 ... Leviathan: Raban Maur, idem, 233 D. Alleg., ... 985. 76 Raban Maur, De rerum nat., P.L. CXI, 233 D. Allegoriae ... , P.L. CXII, 900. Dans la vie d'Ambroise de Cahors, l'évêque fait sortir le diable du corps d'une noble femme, venue le tenter, sous l'apparence d'une couleuvre. Vita S. Ambrosii, 3-4, AA.SS oct. VII, 2, 1047: Nisi ingressus esset in quandam mulierem, quae erat in civitate nobilissima (. . .). Sanctus Ambrosius (. ..) respondit: Vae tibi, diabole, seductor male, serpens antique (. .. ). Erat enim sicut coluber, et habebat mensuram quasi cubitum unum. 77 Willibald, Vita S. Bonifacii, 30, P.L. LXXXIX, 625. Celui-ci parle "d'arracher le peuple à lapersuasion fatale du serpent sinueux."

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Bêtes et hommes dans le monde médiéval

Les reptiles évoquent également l'Antéchrist80 , les hommes fourbes, trompeurs 81 et impies82 ou encore les hérétiques 83 , les persécuteurs de l'Eglise84 , les juifs, les gentils 85 et en général les pécheurs qui, tel l'aspic se bouchant l'oreille, refusent d'entendre la vérité 86 . On les requiert aussi pour illustrer le péché87 , en particulier l'incrédulité88 , la concupiscence89, l'ébriété 90, l'hérésie ou le crime qui se propagent comme se multipliaient les têtes coupées de l'antique Hydre de Lerne. Lorsque l'on tranchait une tête à ce "dragon", trois repoussaient91 • Salvien de Marseille déplore les crimes qui se développent dans la plus riche ville des Gaules "tel en effet ce serpent monstrueux dont nous parle la mythologie, qui se multipliait quand on le tuait" 92 . V erreur est assimilée au venin

78

Grégoire le Grand traite le démon de coluber tortuosus, Moral., XVIII, ch. XXXII, 51, P.L. LXXVI, 36 (voir aussi la colonne 35: Quis enim colubri appellatur nomine, nisi antiquus hostis, et lubricus, et tortuosus ... ).Il reprend l'expressio n de Job 26, 13. Plus tard Dhuoda ajoute que "ce serpent multiforme et tortueux des démons n'arrête pas de percer les maisons et de renverser les temples de ceux qui cherchent à s'établir solidement dans la foi du Christ". Liber manualis rv, 1, 25-26, trad. P. Riché (Ille etenim milleformis daemonum tortuosusque serpens .. .). Voir aussi Prudence de Sarragosse (Cathemerinon, Hymne VI, vers 141) qui s'exclame à propos du "serpent tortueux" (0 tortuose serpens) tout en qualifiant le démon de "dragon perfide" (draco perfidus: hymne III, vers 111), de "couleuvre perverse" (co/uber ( ... ) inprobus: idem, vers 126), d"'affreux serpent" (anguibus horrificis: idem, vers 181) ou de "sacrilège " (profane serpens: hymne IX, vers 91). !;expressio n serpent tortueux (serpentem tortuosum) appartient à Isaïe 27, 1. 79 Défensor de Ligugé, Lib. scint., 78, 28 ... 80 La couleuvre: Raban Maur, De rerum nat., ... P.L. CXI, 228 C; 229 A-B. Alleg., P.L. CXII, 900. Le dragon: Raban Maur, Alleg., ... 906. Le basilic: Raban Maur, idem, 1039 (regulus) ... !;aspic et le basilic figurent le diable et l'Antéchrist, le péché et la mort, De rerum nat., ... 234 A. 81 Le Serpent: Raban Maur, De rerum nat., 229 C. Eucher, Lib.form., V, P.L. L, 754 ... La vipère désigne les hommes trompeurs qui se transmettent le venin de la débauche, Raban Maur, De rerum nat., 232 D ... 82 Serpent: Raban Maur, De rerum nat., 233 D. Dragon, idem, 230 A ... 83 Serpent: Raban Maur, De rerum nat., 229 C ... Les monnaies d'Honoriu s du v• siècle présentant des serpents à tête humaine évoquent les ennemis de l'empereu r assimilés à des hérétiques ou au diable, voir E. Demougeot, La symbolique du lion et du serpent sur les solidi des empereurs d'Occiden t de la première moitié du v• siècle, Revue numismatique, 28, 1986, pp. 94-118. 84 Dragon, Raban Mam, idem, 230 A ... Voir Augustin, Ennaratio in psal. CIII, sermo IV, 7, P.L. XXXVII, 1382. 85 Serpent: Raban Maur, idem, 231 A. Dragon: Alleg., P.L. CXII, 906. Aspic: Cassiodore, Exp. in

~sa!. 6

XIII, vers. 7, P.L. LXX, 105.

Raban Maur, De rerum nat., 229 C; 233 D ... 87 Serpent: Raban Maur, Alleg., P.L. CXII, 1051. Vipère: idem, 1080 ... Dans son chapitre sur la pénitence, Défensor de Ligugé donne cette recommandation: "Comme tu fuis devant un serpent, fuis tes péchés''. Lib. scint. 9, 11. Cf. Eccli. 21, 1-2. 88 Raban Maur, idem,.. . 1051. 89 Raban Maur, Alleg., P.L. CXII, 1039 (regulus), 1080 (vipera). 90 Le serpent et le vin sont souvent mis en relation, d'une part parce que le reptile passait depuis !'Antiquité pour affectionner tout particulièrement ce breuvage (Pline, H. N., X, LXXII (93): Serpentes, cum occasio est, vinum praecipue adpetunt. Voir aussi la fable rapportée par Grégoire de Tours, H.F., IV, IX) et d'autre part en raison du danger qu'ils font tous deux courir à l'homme de façon perfide (Césaire d'Arles, Sermo 46, 5. Défensor de Ligugé, Lib. scint., De ebrietate, 28, 4. Cf. Prov. 23, 32). 9 1 Cf. Isidore, Etym., XII, IV, 23. 92 De Gub. Dei, VI, 76.

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contre lequel Raban Maur met en garde le "prudent lecteur"93 • Jonas de Bobbio reconnaît dans les erreurs des paroles que le venin du serpent a infectées94 . Pour Jonas d'Orléans "comme périt la vipère déchirée par les petits qu'elle porte, ainsi, les pensées que nous entretenons en nous nous tuent, nous corrompent de l'intérieur comme le venin de vipère, et blessent mortellement notre âme d'une plaie cruelle"95 • Exceptionnellement le serpent trouve grâce aux yeux des clercs car il est l'image de la prudence96 et préfigure, avec le serpent d'airain de Moïse, la mort salvatrice du Christ en croix97 • Mais cette tradition favorable, issue du monde judéo-chrétien, reste très marginale tout comme celle venant du monde païen où le serpent était un symbole de renouvellement périodique en raison de sa mue98 , de guérison99 et de fécondité 100 • De nombreuses légendes antiques attribuaient la naissance d'un grand personnage à l'accouplement de la mère du héros avec un serpent 101 non seulement parce que l'animal est associé au culte des ancêtres et qu'il entretient des "relations séculaires( ... ) avec la femme" 102 mais aussi parce qu'il rappelle la forme du phallus. On considérait aussi la menstruation féminine

93 94

Raban Maur, De rerum nat., ... 228 D; 235 A-B. Vita Columbani, Il, 10, M.G.H. S.R.M. IV, 253. 95 De Institutione laicali, I, 17, P.L. CVI, 155: Sicut vipera afiliis in utero positis lacerata perimitur, ita nos cogitationes nostrae infra nos enutritae occidunt, et conceptae interius vipereo veneno consumunt, animamque nostram crudeli vulnere perimunt. 96 Suivant l'avis de Matth. 10, 16: Estote ergo prudentes sicut serpentes ... C'est à ce titre qu'on le retrouve sur les crosses pontificales, entre le XI 0 et le xve siècle, où il évoque la sagesse du pasteur qui doit conduire son troupeau. Il est en même temps fait référence au bâton de Moïse qui, devant Pharaon, s'était transformé en serpent. Cf. L. CHARBONNEAU-LASSAY, Le bestiaire .. ., pp. 775-776. 97 Raban Maur, De rerum nat., ... 233 B-C. Alleg., P.L. CXII, 1051. Grégoire le Grand, Moral., XXX, ch. XXI, 66, P.L. LXXVI, 560. Voir l'avis des Pères de l'Eglise en particulier la réponse de Tertullien à certaines objections: Liber de idolatria, V, P.L. 1, 667-668. Lib. de praescript. XLVII, P.L. Il, 63-64. Ad. Marcio., III, XVIII, P.L. Il, 347. Ambroise, De XLII mansionibus .. ., XXXV, P.L. XVII, 34. Prosper d'Aquitaine, Lib. de promiss. et praedict., XI, 20-21, P.L. LI, 780. 98 Dans son hymne In galli cantu, Notker Balbulus utilise l'image de la couleuvre qui change de peau pour évoquer le retour du jour et le monde régénéré par la venue du Christ: Gemit capta pestis antiqua, coluber lividus perdit spolia. Liber sequentiarum, 1, P.L. CXXXI, 1005. Isidore de Séville précise que le serpent dépose son ancienne "tunique" et sa vieillesse pour retrouver la jeunesse, Etym., XII, IV, 46-47. 99 Il était l'attribut des dieux guérisseurs, en particulier d'Esculape. Il conserve encore cet aspect durant les premiers siècles du christianisme comme l'atteste l'anneau en cristal, du IV0 ou v• siècle, où le serpent est représenté enroulé au milieu du Tau de la croix, juste en dessous des initiales du Christ, entre l' Alpha et !'Oméga et deux colombes affrontées. Le tout est explicité par le terme sa/vus (santé, guérison). Il s'agit très probablement du serpent d'airain. Cf. H. Leclercq, Anneaux, D.A.C.L. I, 2, 2194. lOO J. CHEVALIER, Dict. des symboles, pp. 875-876. IOl Voir W. DÉONNA, La légende d'Octave-Auguste .. ., R.H.R, p. 167, note 5, p. 168. Sur le symbolisme sexuel du serpent dans l'Antiquité consulter G. ROHEIM, Psychoanalysis and Anthropology, New-York, 1950, pp. 18-23, cité par J. LE GOFF, Pour un autre Moyen Age, p. 252, note 54. G. DURAND rappelle qu'une union mystique avec le serpent était au centre du rite des mystères d'Eleusis et de la Grande mère. Clément d'Alexandrie se fait l'écho chrétien de tels rituels archétypaux lorsqu'il écrit: "Dieu est un dragon qui s'enfonce dans le sein de celui qu'il veut initier". Les structures anthropologiques .. ., p. 367. 102 W. DÉONNA, idem, p. 167.

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Bêtes et hommes dans le monde médiéval comme la conséquence de sa morsure 103 . Mais si la croyance en cette intromission possible du serpent se maintient au Moyen Age et même au-delà à travers le folklore, elle n'est plus considérée comme un acte fécondant bénéfique mais comme un événement maléfique que l'intervention du saint doit contrecarrer. Ainsi l'Epistula Hugonis rapporte le miracle perpétué par Hugues de Cluny (mort en 1109) qui chassa par la bouche d'une femme un serpent qui s'était introduit par son vagin 104 . Cette croyance est à rapprocher de la peur, largement exprimée dans !'hagiographie tardive, de se voir investir par un reptile en buvant de l'eau. Une femme se trouve ainsi dans un piteux état pour avoir ingurgité, en avalant de l'eau, un petit serpent qui avait ensuite grandi dans son estomac. Saint Amadour l'en délivre en lui faisant boire de l'eau bénite 105 • Une telle mésaventure arrive également en dormant la bouche ouverte 106 , pénétration qui provoque toujours de graves dommages et qui revêt un caractère satanique. C'est souvent le signe d'une prise de possession démoniaque, soulignée par la "personnalité" de l'animal, tout comme pour l'essaim d'abeilles qui semble pénétrer par les orifices naturels d'un certain Leutard, pendant son sommeil, et qui se retrouve alors possédé 107 . Ce sont presque exclusivement des femmes qui ingurgitent un serpent, manifestant le lien charnel "originel" qu'elles entretiennent avec le reptile. Cette croyance se maintient dans Je folklore moderne avec des cas d'introduction par l'anus ou par la bouche, mais touchant surtout des enfants endormis et que l'on délivre en les suspendant la tête en bas au dessus d'un récipient de lait chaud 108 . Cet isomorphisme du serpent avec Je sexe masculin l'a donc plutôt desservi dans ce monde chrétien qui manifeste une grande méfiance à l'égard de la sexualité. Vassimilation du plaisir charnel et du serpent a été effectuée très tôt chez les Pères de l'Eglise comme Grégoire de Nysse: "La passion de la volupté constitue une seule bête, les diverses espèces de plaisir sont les anneaux du serpent" 109 . Symbole de pénétration, il est celui qui introduit dans le coeur d'Eve le péché de la tentation 110 et lui fait connaître la sexualité 111 . Après cette rencontre avec le reptile, elle doit, avec Adam, cacher ses parties "honteuses". 103 S. REINACH, Cultes, Mythes ... , Il, p. 398. Pline proposait cette recette magico-méd icale: "Un serpent employé en fumigation facilite la menstruatio n". H. N., XXX, 43: An guis inveterati suffitu menstrua adiuvant. I04 Analecta, II, 8, AA.SS avril III, 667. B.H.L. 4011. 105 La vie et les miracles de Saint Amator, IX, Analecta Boil. XXVIII, 1909, p. 84. Voir aussi les Miracula S. Martialis, 5, AA.SS juin VII, (3e éd.) 507, tout comme la vie de Simon le Stylite, IV,

13, AA.SS janvier 1, 266.

106

Vila de B. Alberto, III, 18, AA.SS janvier 1, 403. Vita S. Adele/mi, Il, 10, AA.SS janvier III, 673. Stéphane, Vila S. Rudesindi, l, 6, AA.SS mars I, 111. Vila S. Pamphili, 5, AA.SS avril III, 591. Vila S. Ampelii, II, l 0, AA.SS mai III, 365. Vita S. Ubaldi, III, 30, AA.SS mai III, 634. Actae S. Helerii, 12, AA.SS juillet IV, 149. Acta tertia SS. Cosmae Damiani ... , III, 14, AA.SS septembre VII, 447 ... Nous sommes ici tributaires pour ces exemples souvent très tardifs de C. G. LooMIS, White magic ... p. 64. 107 Raoul Glaber, Hist., Il, XI, De Leutardo insaniente heretico. 108 Voir P. SÉBILLOt, La faune ... , p. 286. 109 De oratione dominica, oratio IV, P.G. XLIV, 1172 B, cité par Daniélou, Platonisme ... , p. 79. 110 Pour Raban Maur, la vipère c'est la tentation diabolique, Allegoriae .. . , P.L. CXII, 1079 D. 111 A. H. KRAPPE rapporte qu'"une tradition juive a conservé un certain nombre de récits contant comment le serpent séducteur, non content d'avoir causé la ruine d'Adam, avait, de plus, séduit son épouse", La genèse des mythes, p. 293 où il renvoie à O. DAHNHARDT, Natursagen, Leipzig-Ber lin, 1907-1912, Il, 667.

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Ainsi au Moyen Age, le serpent démoniaque prend le pas sur l'emblème de fertilité et de vie. On assiste à ce détournement progressif d'une image positive vers une vision purement infernale à travers le thème de "la femme aux serpents". En effet, on trouve depuis l' Antiquité jusqu'aux ivoires et aux enluminures des manuscrits carolingiens 112 la représentation d'une femme donnant le sein à des enfants et à divers animaux - domestiques mais aussi sauvages (cerfs, biches ... ) - dont des serpents. Il s'agit alors d'une personnification de la Terre qui nourrit tous les êtres vivants 113 . Jacqueline LeclercqKadaner114 a bien décrit cette allégorie de la Terra Mater très présente dans la Grèce antiquel 15 mais aussi en Egypte copte et en Gaule où parfois un serpent est entouré autour de son cou 116. Les artistes et les auteurs carolingiens associèrent fréquemment le reptile, animal chthonien par excellence, à la figure terrestre. On peut, par exemple, se reporter à la description de Théodulf (mort en 821): "Autre peinture sur laquelle figure une représentation de la Terre sous la forme d'un disque. Sur celle-ci il y a une belle jeune femme qui représente la terre, elle allaite un jeune enfant( ... ). Elle est coiffée d'une tour et d'un serpent immense et sinueux ( ... ). Des coqs, des brebis, des moutons et des lions farouches se tiennent soumis devant elle" 117 . Mais le thème connaît, dès le Haut Moyen Age et à l'époque romane, une déviation importante de son sens en devenant le symbole de la luxure châtiée. Il subit "un transfert sémantique ( ... ), vivant exemple de la transmutation d'un symbole en un autre symbole original dont il diffère profondément, mais avec lequel il garde, toutefois, des liens subtils et essentiels" 118 . Ce rapport trop étroit et charnel du serpent, honni par la Bible, et de la femme jeta sur celle-ci la suspicion et l'homme médiéval ne vit plus dans cette paisible représentation que le terrible spectacle du châtiment d'une débauchée 119 . Le rapprochement entre le reptile et la punition de la luxure s'est produit dès le ive siècle dans la Vision de Saint Pau/120 mais s'est surtout renforcé dans la deuxième moitié du Haut Moyen Age pour s'épanouir au-delà du XIe siècle. Le caractère sexuel de la scène ne fait plus aucun doute lorsque Je reptile sort du 112 Cf. V. H. DEBIDOUR, Le bestiaire sculpté ... , p. 309. Pour des exemples dans l'art du Haut Moyen A~e,

consulter M.

DURAND-LEF~VRE,

Art gallo-romain ... , p. 153.

11 A. MAURY établit un rapport entre la femme aux serpents et les figurines d'Isis, tétée par des

crocodiles, et surtout avec les représentations de la Terre, Tellus, que l'on voit dans deux manuscrits d'Exultet du musée Barberini. Croyances et Légendes du Moyen Age, pp. 239-240. 114 J. LECLERCQ-KADANER, De la Terre-Mère à la Luxure. A propos de "la migration des symboles", Cahiers de civilisation médiévale, XVIII, n° 1, 1975, pp. 37-43. 115 Hésiode, Théogonie, 136. 116 J. LECLERCQ-KADANER distingue quatre types iconographiques différents. Il arrive que les animaux ne fassent qu'entourer la femme. Op. cit., pp. 37-38. 117 Théodulf, Carmina, IV, III, P.L. CV, 336 cité par A. Castes, Cinq évêques "Hispani" dans l'empire carolingien, leur influence sur l'idéologie et la pratique épiscopale, Thèse dactylographiée de 3e cycle, sous la direction de P. Bonnassie, 1984-1985, Université de Toulouse-le Mirail, p. 387. Cette figure s'apparente à celle de la Fortune, voir J. Leclercq-Kadaner, op. cit., p. 38. 118 J. LECLERCQ-l