Physique et biologie : de la molécule au vivant 9782759808960

Physique et biologie : de la molécule au vivant, décrit certaines avancées marquantes des recherches menées à l’interfac

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French Pages 190 [188] Year 2012

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Physique et biologie : de la molécule au vivant
 9782759808960

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Collection « Une Introduction à » dirigée par Michèle Leduc et Michel Le Bellac

Physique et biologie De la molécule au vivant

Jean-François Allemand et Pierre Desbiolles

17, avenue du Hoggar Parc d’activités de Courtabœuf, BP 112 91944 Les Ulis Cedex A, France

Dans la même collection Les atomes froids Erwan Jahier, préface de M. Leduc ISBN : 978-2-7598-0440-5 • 160 pages • 20 € Le laser Fabien Bretenaker et Nicolas Treps, préface de C. H. Townes ISBN : 978-2-7598-0517-4 • 180 pages • 20 € Le monde quantique Michel Le Bellac, préface d’A. Aspect ISBN : 978-2-7598-0443-6 • 232 pages • 25 € Les planètes : les nôtres et les autres Thérèse Encrenaz, préface de J. Lequeux ISBN : 978-2-7598-0444-3 • 192 pages • 22 € Naissance, évolution et mort des étoiles James Lequeux ISBN : 978-2-7598-0638-6 • 162 pages • 20 € Mathématiques des marchés financiers Mathieu Le Bellac et Arnaud Viricel, préface de J.-P. Bouchaud ISBN : 978-2-7598-0690-4 • 200 pages • 21 € Le nucléaire expliqué par des physiciens Bernard Bonin, préface d’Étienne Klein ISBN : 978-2-7598-0671-3 • 288 pages • 29 € Retrouvez tous nos ouvrages et nos collections sur http://www.edition-sciences.com Imprimé en France.

© 2012, EDP Sciences, 17, avenue du Hoggar, BP 112, Parc d’activités de Courtabœuf, 91944 Les Ulis Cedex A Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés réservés pour tous pays. Toute reproduction ou représentation intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, des pages publiées dans le présent ouvrage, faite sans l’autorisation de l’éditeur est illicite et constitue une contrefaçon. Seules sont autorisées, d’une part, les reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et d’autre part, les courtes citations justifiées par le caractère scientifique ou d’information de l’œuvre dans laquelle elles sont incorporées (art. L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2 du Code de la propriété intellectuelle). Des photocopies payantes peuvent être réalisées avec l’accord de l’éditeur. S’adresser au : Centre français d’exploitation du droit de copie, 3, rue Hautefeuille, 75006 Paris. Tél. : 01 43 26 95 35. ISBN 978-2-7598-0677-5

Les coordinateurs, les contributeurs Ce livre est un ouvrage collectif. Il est le fruit du travail d’une dizaine de personnes.

Les coordinateurs

Jean-François Allemand est professeur à l’École normale supérieure. Il est ancien élève de l’École normale supérieure de Cachan, agrégé de physique, docteur de l’université Pierre et Marie Curie. Il a enseigné la biophysique en L3, en master et dans des écoles pour doctorants à des physiciens, des chimistes ou des biologistes. Il mène ses activités de recherche au sein du laboratoire de physique statistique de l’ENS sur les propriétés élastiques de l’ADN, les moteurs moléculaires travaillant sur l’ADN, in vitro et in vivo par des techniques de micromanipulations et de fluorescence.

Pierre Desbiolles est inspecteur général de l’éducation nationale. Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de physique, docteur en physique quantique, il a été professeur à l’université Pierre et Marie Curie. Il a mené toutes ses activités de recherche à l’École normale supérieure, au sein du laboratoire Kastler Brossel. Après avoir travaillé dans le domaine des atomes froids, en particulier sur la condensation de Bose-Einstein, il a mené des expériences utilisant la microscopie de fluorescence pour étudier les interactions entre ADN et protéines, à l’échelle de la molécule unique.

Les contributeurs Olivier Bénichou, David Bensimon, Laurent Bourdieu, Vincent Croquette, Maxime Dahan, Sylvie Hénon, Jean-François Léger, Giuseppe Lia, Pascal Martin, Terence Strick, Cécile Sykes et Raphaël Voituriez ont participé avec enthousiasme à la rédaction de ce livre.

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Les coordinateurs, les contributeurs

Table des matières Les coordinateurs, les contributeurs

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Préface

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Avant-propos

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1 Quelques éléments de biologie 1 1.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 1.2 À l’échelle cellulaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 1.3 À l’échelle moléculaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14 2 Microscopie de fluorescence pour l’imagerie cellulaire 2.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2 La fluorescence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3 Sondes fluorescentes pour la biologie . . . . . . . . . . 2.4 La microscopie de fluorescence . . . . . . . . . . . . . . 2.5 L’imagerie de molécules individuelles . . . . . . . . . . 2.6 Conclusion et perspectives . . . . . . . . . . . . . . . . . Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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3 Études mécaniques sur molécules uniques : considérations générales 3.1 Éléments de biologie moléculaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.2 Avantages et inconvénients des études sur molécules uniques . . . . . 3.3 Ordres de grandeur des paramètres d’intérêt à l’échelle de la molécule unique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.4 Techniques de manipulation de molécules uniques . . . . . . . . . . . . 3.5 Comparaison de ces différentes techniques . . . . . . . . . . . . . . . . 3.6 Propriétés mécaniques de l’ADN . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.7 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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31 31 32 34 38 44 49 50

53 . 53 . 57 . . . . . .

60 62 65 67 73 74

4 Les moteurs moléculaires 75 4.1 Un moteur rotatif : l’ATP synthase . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75 4.2 Les myosines : un exemple de moteur linéaire . . . . . . . . . . . . . . . 82

4.3 Un moteur sur l’ADN : l’ARN polymérase . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89 4.4 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97 5 Mécanique et motilité cellulaires 5.1 Propriétés mécaniques des cellules eucaryotes 5.2 Mouvement cellulaire ou motilité cellulaire . . 5.3 Systèmes simplifiés pour une étude contrôlée . 5.4 Conclusion et perspectives . . . . . . . . . . . . . Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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6 Les photons explorateurs de l’activité neuronale 6.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.2 Codage de l’information . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.3 Enregistrements optiques de l’activité neuronale . . . . . . . . . 6.4 Organisation fonctionnelle du cortex à l’échelle d’une colonne corticale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.5 Microarchitecture d’une colonne corticale . . . . . . . . . . . . . 6.6 Dynamique de populations neuronales . . . . . . . . . . . . . . . 6.7 Perspectives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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7 Principes physiques de la mécanosensibilité auditive 141 7.1 Propriétés psychophysiques de l’audition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141 7.2 L’amplificateur cochléaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 144 7.3 Les cellules mécanosensorielles ciliées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 148 7.4 L’oscillation « critique » comme principe général de détection auditive . 159 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 162 8 Stratégies de recherche intermittentes 8.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8.2 Comportements de recherche intermittents chez les animaux . . . . . 8.3 Modèle de recherche intermittente . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8.4 Minimiser le temps de recherche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8.5 Les animaux ont-ils vraiment intérêt à suivre les stratégies de Lévy ? . 8.6 Comment une protéine trouve-t-elle son site cible sur l’ADN ? . . . . . 8.7 Transport actif intermittent de vésicules en milieu cellulaire . . . . . . 8.8 Optimisation de la constante cinétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8.9 Des résultats robustes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8.10 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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163 . 163 . 165 . 166 . 167 . 168 . 169 . 171 . 172 . 174 . 175 . 176

Table des matières

Préface Jacques PROST, directeur de recherche au CNRS, directeur de l’ESPCI ParisTech, membre de l’Académie des sciences.

Les physiciens s’intéressent à la biologie depuis très longtemps. Dans plusieurs chapitres de cet ouvrage les apports historiques de Hooke et de van Leeuwenhoek au XVIIe siècle sont cités à juste titre. L’identification de la cellule comme brique élémentaire du vivant doit tout au développement du microscope optique dont ils furent des pionniers. Plus récemment, au cours du vingtième siècle, c’est à peu près un apport expérimental majeur par décennie et un apport conceptuel tous les quinze ans dus à la physique. L’explosion d’activité à l’interface physique-biologie de ces vingt dernières années fait donc suite à une longue tradition d’intérêt porté par les physiciens au monde du vivant. C’est l’ampleur de l’investissement des physiciens qui est nouvelle. De la femto-seconde dans l’étude des mécanismes de biocatalyse aux temps géologiques dans la modélisation des processus d’évolution, de la fraction de nanomètre dans la structure des protéines aux échelles macroscopiques de la biologie du développement, voire aux échelles continentales pour la dynamique des populations, les physiciens ont montré une curiosité insatiable. Ils ont aussi montré que la physique était utile, surtout comme l’expliquent très bien les coordinateurs de cet ouvrage, lorsqu’ils savent, ce qui est le cas pour les contributeurs de ce livre, collaborer étroitement avec les biologistes. Michèle Leduc et Michel Le Bellac ont eu raison de demander à Jean-François Allemand et Pierre Desbiolles de réaliser un ouvrage accessible à tous qui puisse donner une idée des résultats impressionnants qui ont été acquis ces vingt dernières années à l’interface physique-biologie. L’explosion d’activité et les succès associés méritent d’être connus. J’imagine très bien les hésitations de Jean-François et Pierre au moment du choix du contenu du manuscrit. Certaines omissions étaient certes évidentes : qui réalise aujourd’hui que l’électrophorèse, la centrifugation, la spectrographie de masse ont été un jour des sujets de recherche de physique ? Ces techniques sont devenues des outils de la biologie au quotidien. Il en va de même pour la microscopie électronique,

la cristallographie et la résonance magnétique nucléaire, devenues « biologie structurale ». Les très belles expériences d’optique ultra-rapide permettant d’étudier les mécanismes intimes de biocatalyse auraient pu être choisies, mais bien qu’éminemment physiques, elles cherchent à répondre à des questions plus « chimiques » que physiques. Jean-François et Pierre auraient pu aussi penser aux processus d’adaptation en biologie, à la physique des réseaux protéiques, à la physique statistique du repliement des protéines ou des ARN, à celle des processus d’évolution, de la résistance bactérienne aux antibiotiques, à la physique des tissus, etc. La liste est longue. Le choix de Jean-François et Pierre est logique et cohérent. Deux types d’études ont connu une évolution particulièrement spectaculaire ces deux dernières décennies : les études mécaniques sur molécules uniques, et l’approche physique de la cellule. Il était alors naturel, d’introduire les notions qui permettent de comprendre ces études : concepts de base de la biologie cellulaire, techniques de choix pour mener ces études en commençant évidemment par la microscopie de fluorescence qui a tant apporté à la biologie depuis la découverte des « green fluorescent proteins », que le biologiste sait insérer à volonté dans le code cellulaire et s’en servir de « reporter » pour étudier tel ou tel mécanisme. L’exposé, tout en restant très abordable, va jusqu’à décrire les derniers développements qui permettent d’obtenir des résolutions bien inférieures aux limites de résolutions théoriques des microscopes optiques. Rassurez-vous, les lois de la physique sont bien respectées ! Avec ces nouvelles connaissances, il devient naturel d’essayer de comprendre les expériences sur molécules uniques. De fait les premières expériences sur molécules uniques ont été effectuées sur des canaux ioniques membranaires dans les années 1970. Une amélioration considérable des mesures des courants de faible intensité avait ouvert ce champ d’investigation. De manière semblable, dans les années 1990, les mesures de faibles forces, typiquement le pico-newton, et la visualisation des molécules ont ouvert la voie à une série d’expériences superbes sur des molécules à propriétés mécaniques exceptionnelles. Là encore, l’exposé, tout en gardant la simplicité requise pour une large audience, va jusqu’aux derniers développement des techniques du domaine. Leur illustration avec les propriétés mécaniques de l’ADN montre le degré de connaissance que l’on est aujourd’hui capable d’obtenir sur cette molécule dépositaire de notre identité. Et ce n’est pas un jeu ésotérique de physicien ! Nous avons besoin de connaître toutes ces propriétés si nous voulons comprendre les mécanismes intimes de la vie ! La suite logique concerne alors les expériences sur des molécules uniques appelées « moteurs moléculaires ». Ces molécules sont de véritables moteurs : elles consomment de l’énergie chimique, et sont capables de fournir un travail mécanique. Certaines, comme la superbe F1 ATPase, peuvent aussi fonctionner à l’inverse, et c’est même sa fonction physiologique naturelle : elle transforme l’énergie mécanique en énergie chimique. L’ARN polymérase fournit à la fois un travail mécanique et

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Préface

provoque des transformations chimiques très spécifiques. Les notions de thermodynamique s’appliquent très bien, pourvu que l’on fasse des moyennes correctes, et l’étude des fluctuations se révèle très riche. Si un seul des moteurs décrits dans ce chapitre est déficient, c’est la vie qui disparaît ! Ce domaine des moteurs et des « machines » actives sur l’ADN et l’ARN a pris une très grande importance et plusieurs chapitres auraient pu lui être consacrés. Jean-François et Pierre ont su garder une taille raisonnable tout en donnant une bonne mesure de l’importance des questions abordées. Il était alors naturel de passer à l’échelle cellulaire. Si les moteurs sont d’une complexité redoutable, la cellule l’est infiniment plus. Dans la continuité des chapitres précédents, les auteurs ont choisi de restreindre le discours aux propriétés mécaniques et au mouvement cellulaire, plus facilement accessibles au physicien. Ils nous initient aux subtilités du monde où la viscosité domine (la vie à faible « nombre de Reynolds ») ainsi qu’à celles du cytosquelette avec ou sans moteurs ! La cellule un « homonculus » ? Pas tout à fait, mais elle a l’intégralité des informations nécessaires à la formation de l’individu ! De la cellule à l’organe, il n’y a qu’un pas et quoi de plus noble que le cerveau ? Le choix était là encore bien naturel. Je me souviens de Pierre Gilles de Gennes expliquant, en préambule d’un cours remarquable sur le fonctionnement du cerveau, que de nombreux physiciens célèbres mais vieillissants s’étaient passionnés en vain pour ce sujet. Rassurez-vous, ce sont des physiciens dans la force de l’âge qui nous décrivent les progrès spectaculaires acquis ces dernières années dans la connaissance du cerveau ! À la lecture de ce chapitre on est convaincu que sous peu on en comprendra les rouages. Essentiellement tourné vers l’expérience, il fallait bien que ce livre ait au moins un chapitre décrivant une avancée théorique. Là encore les choix possibles étaient nombreux. L’optimisation des stratégies de recherche des échelles moléculaires aux échelles animales est un très bel exemple de l’utilisation de la physique statistique à des problèmes concrets et elle illustre très bien le type de concept que la théorie a pu introduire. Après la lecture de ce chapitre vous n’irez plus chercher vos clés sous le seul réverbère allumé ! Vous prendrez exemple sur votre chien, courant dans une direction avec conviction, puis furetant apparemment au hasard pendant un certain temps et ainsi de suite ! Je ne suis pas sur que cette technique remplace une bonne mémoire, mais vous verrez qu’elle est très efficace à bien des échelles. Je vous encourage donc à vous plonger dans la lecture de ce livre. Vous y trouverez de nombreuses informations nécessaires à la compréhension du vivant et je suis convaincu que vous aurez envie d’en connaître encore plus une fois ce livre terminé. C’est, je pense, exactement dans ce but qu’il a été conçu.

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

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Avant-propos Le vivant est complexe et cette complexité peut le rendre intimidant. Comment appréhender et expliquer des phénomènes aussi divers que le fonctionnement du cerveau, le développement embryonnaire, le stockage et l’utilisation du code génétique, ou son évolution au cours du temps ? Comment décrire et modéliser le fonctionnement d’un organisme qui contient plusieurs milliers de gènes en interaction et soumis à des contraintes extérieures ? Dans leur spécialité, les physiciens et les chimistes ont entrepris une tâche qui pourrait sembler similaire. Dans ce qui paraissait d’une complexité inextricable, ils ont su identifier des phénomènes fondamentaux, les décrire à l’aide de modèles simples, établir des analogies entre des domaines qui semblaient lointains et construire des théories unificatrices. Le vivant peut-il être réduit de la même manière ? Rien n’est moins certain, tant les difficultés semblent nombreuses. Contrairement aux systèmes physiques et chimiques les plus simples, les organismes vivants sont des systèmes hors d’équilibre qui meurent sans un apport régulier d’énergie. Des macromolécules souvent fragiles et parfois difficiles à isoler, tels les acides nucléïques et les protéines, y jouent un rôle essentiel. Physiciens et chimistes sont rarement confrontés à des systèmes comportant une aussi grande variété de constituants en interaction, dans lesquels un déterminisme semble parfois naître du hasard. Cette complexité fait du vivant en quelque sorte une nouvelle frontière pour les sciences physiques et chimiques. Non par les énergies ou les échelles de taille en jeu, mais par la complexité des acteurs et de leurs interactions et la nécessité de considérer justement de multiples échelles de taille et d’énergie. En étroite collaboration avec leurs collègues biologistes, qui apportent d’irremplaçables connaissances et compétences, et auxquels ils n’ont ni vocation ni prétention à se substituer, des physiciens et des chimistes se sont lancés dans l’aventure de la recherche dite « aux interfaces ». Forts de progrès techniques ou conceptuels, dans l’étude des systèmes complexes par exemple, ils abordent de manière quantitative dans leur laboratoire des questions biologiques encore ouvertes, en utilisant des outils qui leur sont familiers. Michèle Leduc et Michel Le Bellac nous ont demandé de faire un état des lieux, à un niveau accessible au plus grand nombre, des plus récents progrès de ce champ.

Il était impossible, dans un ouvrage d’environ 200 pages, de couvrir l’ensemble des systèmes étudiés et des approches développées au cours de la dernière décennie. Nous avons donc dû faire des choix, souvent arbitraires, guidés cependant. Physiciens de formation, nous avons privilégié des approches dans lesquelles la physique, et plus précisément l’optique ou la physique statistique, jouent un rôle essentiel. Renonçant à l’exhaustivité dans ce domaine même, nous avons par exemple éliminé tout ce qui concerne l’étude de structures (rayons X, RMN, microscopie électronique, etc.) car cet aspect mériterait à lui seul un ouvrage entier. Même si nos choix sont en définitive arbitraires, et donc forcément limitatifs, nous avons également voulu que les différents chapitres couvrent des échelles variées, allant de la molécule à l’organe en passant par la cellule. Enfin, en dehors de la contrainte de taille liée à celle de l’édition, l’aspect humain a également joué un rôle dans le choix des thèmes retenus. Nous avons sollicité des contributeurs reconnus par leurs pairs comme des experts dans leur domaine de recherche, avec lesquels nous avions de surcroît d’excellentes relations. Comme pour d’autres activités, la recherche est un travail d’équipe qui progresse souvent plus aisément lorsque les relations humaines y sont harmonieuses. Dans cette logique, nous avons priviliégié la formation de binômes d’auteurs pour chaque chapitre. Il nous a semblé souhaitable de commencer cet ouvrage par un exposé rapide d’éléments essentiels de biologie moléculaire et cellulaire. Même si une lecture complète de ce premier chapitre n’est en rien obligatoire pour aborder le reste de l’ouvrage, nous invitons le lecteur à l’explorer au cas où des éléments de biologie lui feraient défaut lors de la lecture d’autres chapitres. Après cet avant-propos viennent deux chapitres qui présentent des méthodes fondamentales pour l’étude du vivant aux échelles moléculaire et cellulaire : les techniques optiques spécifiques à ce champ d’investigation et les méthodes qui permettent de mesurer les forces infimes qui régissent ces échelles. Les notions développées dans ces deux chapitres sont souvent évoquées dans la suite de l’ouvrage. Les chapitres suivants montrent comment ces approches ont permis d’affiner notre compréhension du fonctionnement des moteurs moléculaires et de la mécanique cellulaire. Il était ensuite difficile de ne pas évoquer les plus récents progrès en neuroscience redevables aux très belles techniques optiques développées dans ce domaine. Nous avons ensuite voulu un chapitre dédié à l’audition, un domaine passionnant qui mobilise de nombreux concepts de physique et de biologie. Les avancées des dernières décennies dans ce domaine ont permis de proposer une description élaborée du fonctionnement du système auditif, de l’échelle moléculaire jusqu’à la psychoacoustique. Enfin, il nous a semblé intéressant de présenter les résultats de récents travaux sur la « recherche de cible », une notion qui intervient à des échelles très différentes du vivant, qu’il s’agisse de décrire les processus qui régissent les rencontres entre molécules dans un compartiment cellulaire ou ceux qui permettent à un prédateur de trouver sa proie.

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Avant-propos

Nous espérons que le lecteur prendra plaisir à lire cet ouvrage, et que cette introduction aux recherches les plus récentes conduites à l’interface entre la physique et la biologie lui donnera envie d’en apprendre encore plus.

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

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1 Quelques éléments de biologie Giuseppe LIA, chercheur, Centre de génétique moléculaire, Gif-sur-Yvette. Terence STRICK, chercheur au CNRS, Institut Jacques Monod, Paris.

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Introduction

Ce premier chapitre a pour objectif de faciliter la découverte de ce qui pourrait être pour le lecteur un continent nouveau : la biologie. Sans viser l’exhaustivité, il présente quelques concepts fondamentaux utiles pour placer dans le paysage des connaissances actuelles les sujets abordés dans les chapitres suivants. Ce premier chapitre présente d’abord une description de la brique élémentaire des organismes, la cellule, avant de se placer à une échelle moléculaire pour s’intéresser au support de l’information génétique, l’ADN. Même si la lecture complète de ce chapitre n’est pas indispensable à celle des chapitres suivants, tous indépendants et dans lesquels la plupart des termes techniques sont définis, elle permettra au lecteur de contextualiser leur contenu et de le replacer dans une perspective biologique. Ainsi la première partie, qui décrit la cellule, est utile pour aborder les chapitres 2, 5 et 7, et la seconde partie, qui concerne l’ADN, l’est pour aborder les chapitres 3, 4, 7 et 8. Le lecteur peu familier avec la biologie aura besoin de temps pour assimiler non seulement les concepts mais également le vocabulaire de la biologie et de la biochimie. Ce lecteur ne devra donc pas hésiter à arrêter sa lecture, faire des pauses, et à revenir sur les points qui lui semblent plus délicats. Un travail interdisciplinaire nécessite ce travail d’assimilation du vocabulaire et des modes de réflexion d’une discipline qui n’est pas celle de sa formation : c’est une des difficultés mais aussi une des richesses de ce type de recherches.

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À l’échelle cellulaire

2.1

Structure générale de la cellule

La cellule est l’unité structurale et fonctionnelle fondamentale de tous les organismes vivants. Le terme cellule, qui dérive du mot latin cella, espace vide, fut utilisé pour la première fois en 1665 par Robert Hooke, le premier à observer des cellules végétales à l’aide d’un microscope rudimentaire. Cependant, il fallut attendre le milieu du e XIX siècle pour affirmer que tous les êtres vivants étaient constitués de cellules. Chaque cellule est une entité définie. Elle est isolée des autres cellules par une membrane cellulaire, parfois rigide comme chez les végétaux ou les bactéries, chez lesquels on parle alors de paroi cellulaire. L’intérieur de la cellule contient un grand nombre de substances chimiques et de structures subcellulaires qui rendent possible le fonctionnement de la cellule. La région dans laquelle est localisé le matériel génétique est, chez certains organismes appelés eucaryotes (comme par exemple les animaux), délimité par une membrane. On parle alors de noyau. Chez les autres, les procaryotes, dont par exemple les bactéries, il n’y a pas de paroi nucléaire et on parle alors de nucléoïde. Le milieu en dehors du noyau ou du nucléoïde se nomme le cytoplasme. Il contient toutes les machineries nécessaires au bon fonctionnement de la cellule (Fig. 1.1). Cellule Eucaryote e appareil de golgi G

Cellule Procaryote p

peroxysome

cytoplasme

réticule endoplasmique lisse réticule endoplasmique rugueux membrane plasmatique

cytoplasme

Nucleoïde

mitochondrie lysosome

ribosome ADN nucléoplasme nucléole Noyau nucléopore enveloppe nucléaire

paroi

Figure 1.1. Schéma montrant l’organisation typique des cellules animales avec de multiples compartiments, et en particulier un noyau pour contenir le matériel génétique, et des cellules procaryotiques qui n’en possèdent pas.

2

Chapitre 1. Quelques éléments de biologie

Le cytoplasme regroupe l’ensemble des substances présentes à l’intérieur de la membrane cellulaire. C’est la principale région fonctionnelle de la cellule et l’endroit où se déroulent la plupart de ses activités. Chez les eucaryotes il est constitué de trois principaux éléments : le cytosol, les organelles et les inclusions que nous allons définir maintenant. – Le cytosol est le liquide visqueux dans lequel les autres éléments du cytoplasme se trouvent en suspension. Il est en grande partie composé d’eau, et il contient des protéines solubles, des sels, et divers autres solutés. – Les inclusions ne sont pas des éléments fonctionnels mais des substances chimiques qui peuvent être présentes ou non, selon le type de cellule considéré, (par exemple le glycogène, des pigments variés, des métaux, etc.). – Les organelles constituent l’appareil métabolique de la cellule. Selon la présence ou non des organelles internes, tel le noyau, on classifie les organismes vivants dans deux catégories : les procaryotes (eubactéries et archaées) et les eucaryotes (plantes, champignons, animaux et le reste des eucaryotes appelés protistes). Chez les procaryotes il n’y a donc pas de compartiments internes dans la cellule, si bien que cette absence fait que le matériel génétique est directement en contact avec le cytoplasme. La membrane plasmique qui délimite la cellule est renforçée par une couche de peptidoglycanes (molécules constituées d’une partie peptidique et d’une partie glucidique). Cette couche forme la paroi bactérienne qui permet la résistance des bactéries aux chocs osmotiques, c’est-à-dire aux variations de pression dues aux différences de concentration entre l’intérieur et l’extérieur de la cellule. Chez tous les eucaryotes, les compartiments internes sont délimités par une membrane dont la composition est semblable à celle de la membrane cellulaire, de sorte que leur milieu interne peut être diffèrent du cytosol qui les entoure. Ce cloisonnement est essentiel au fonctionnement de la cellule : sans lui, des milliers d’enzymes seraient mélangées au hasard et l’activité biochimique serait totalement aléatoire. 2.2

La membrane cellulaire

La membrane cellulaire est une structure extrêmement fine (d’épaisseur 7 à 8 nm), constituée d’une double couche de molécules lipidiques parmi lesquelles sont disséminées des protéines (Fig. 1.2). La membrane est, globalement, constituée de lipides (40 %) et de protéines (60 %). La bicouche de lipides est composée en grande partie de phospholipides (des lipides portant un ion phosphate) et elle est relativement imperméable à la plupart des molécules hydrosolubles. Les phospholipides sont des molécules amphiphiles : elles ont une extrémité polaire, dite tête, contenant le groupement phosphate, et une extrémité non polaire, constituée de deux chaînes

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

3

espace extracellulaire

glycoprotéine glycolipide

phospolipide

bicouche lipidique

cholestérol protéine périphérique protéine transmembranaire

filaments du cytosquelette

cytoplasme

Figure 1.2. Schéma montrant la disposition des composants des membranes plasmatiques dans la bicouche lipidique.

hydrocarbonées d’acides gras, dite queue. La tête polaire est hydrophile et interagit avec l’eau, alors que la queue non polaire est hydrophobe et s’éloigne spontanément de l’eau et des particules chargées. Ces caractéristiques propres aux phospholipides font que toutes les membranes biologiques s’organisent de la même façon, dite en « sandwichs ». Dans cette configuration, les molécules se disposent en deux feuillets parallèles de sorte que les queues hydrophobes se font face à l’intérieur de la membrane, et leurs têtes polaires sont exposées à l’eau qui se trouve à l’intérieur et à l’extérieur de la cellule. Cette orientation spontanée des phospholipides permet aux membranes biologiques de s’assembler automatiquement pour former des structures fermées, généralement sphériques. Environ 10 % des phospholipides qui font face à l’extérieur sont liés à des glucides et on les appelle glycolipides. La membrane contient également des quantités importantes de cholestérol, qui se dispose entre les queues des phospholipides et stabilise la membrane. La membrane cellulaire est une structure fluide et très dynamique. Les molécules de lipides peuvent se déplacer latéralement, mais les interactions polaire-non polaire les empêchent de se retourner ou de passer d’une couche lipidique à l’autre. Il existe deux populations distinctes de protéines membranaires : les protéines intégrées qui sont insérées dans la bicouche lipidique et les protéines périphériques qui sont situées à la surface interne ou externe de la membrane plasmique. Certaines protéines de la membrane flottent librement mais d’autres, notamment les protéines périphériques, sont plus limitées dans leurs mouvements et semblent être « ancrées » aux structures internes de la cellule qui constituent le cytosquelette.

4

Chapitre 1. Quelques éléments de biologie

Chaque cellule doit en permanence puiser dans son environnement les quantités exactes de chacune des substances dont elle a besoin, et en parallèle elle doit empêcher l’entrée de toute substance excédentaire. Pour cela la membrane forme une barrière à perméabilité sélective ou différentielle. Le mouvement des substances à travers la membrane plasmique peut se produire de deux façons : active ou passive. Dans les mécanismes passifs, les molécules traversent la membrane sans que la cellule fournisse d’énergie et donc selon le gradient de concentration ou de potentiel électrique (dans le cas des ions). Les substances non polaires et liposolubles diffusent directement à travers la bicouche lipidique (substances comme l’oxygène, le gaz carbonique, les graisses et l’alcool). Les particules polaires ou chargées peuvent diffuser à travers la membrane si elles sont assez petites pour passer dans les pores constitués par les canaux protéiques. C’est le cas pour l’eau ou les molécules qui ne dépassent pas environ 0,8 nm de diamètre. Dans le cas de molécules plus grandes, il existe des protéines-canaux qui assurent le transfert d’ions ou de molécules spécifiques (on parle de diffusion facilitée). Comme de nombreuses molécules, notamment les protéines intracellulaires et certains ions, ne peuvent pas diffuser à travers la membrane plasmique, il existe une différence de pression entre les deux côtés de la membrane appelée pression osmotique. De façon générale, les phénomènes osmotiques, qui entraînent des modifications importantes du tonus cellulaire, se poursuivent jusqu’à ce que les pressions qui agissent sur la membrane (pressions osmotique et hydrostatique) soient égales. Dans les mécanismes actifs de transport, la cellule dépense une énergie métabolique (ATP) pour transporter la substance en question grâce à des protéines pompes qui traversent la membrane et luttent contre les gradients de concentration et de potentiel électrique (Fig. 1.3). Les systèmes de transports actifs qui ont été le plus étudiés sont la pompe à sodium, à potassium, à calcium, et à protons (voir le chapitre 4). Cette perméabilité différentielle et les transports actifs des ions entraînent la création d’une différence de potentiel à travers la membane, appelé potentiel de membrane. À l’état de repos, toutes les cellules de l’organisme présentent un potentiel de repos de la membrane qui se situe habituellement entre −20 et −200 millivolts (mV) selon l’organisme et le type de cellule. Par conséquent, toutes les cellules sont dites polarisées. Ce voltage (ou séparation des charges) n’existe qu’au niveau de la membrane. Si l’on pouvait additionner toutes les charges positives et négatives présentes dans le cytoplasme, on constaterait que l’intérieur de la cellule est électriquement neutre. 2.3

Organelles internes

Les cellules eucaryotes sont composées de différents compartiments que nous allons décrire succintement (Fig. 1.1).

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

5

espace extracellulaire

+

molécules transportées

+

+

+

gradient de concentration

+ couche lipidique

protéine canal

protéine transporteur

+ +

+

+

+

+ +

diffusion simple

Cytosol

diffusion facilitée

+

+

+

+

- --

+

+

ATP

- -

-

- -

ADP + P

Potentiel de membrane

+ + +

diffusion facilitée transport passif

transport actif

Figure 1.3. Schéma illustrant les différents types de transport le long la mémbrane plasmique. Les transports passifs s’effectuent toujours selon le gradient de concentration ou de potentiel électrique, par diffusion simple, à travers la bicouche lipidique, ou par diffusion facilitée par médiation de protéines canaux ou transporteur. Les transports actifs, en revanche, utilisent toujours l’énergie d’hydrolyse de la molécule d’ATP pour transporter les molécules contre leur gradient de concentration ou électrique. (Inspirée par la figure 11-4 du livre Molecular Biology of the Cell, Garland Publishing Inc.)

Le noyau

Le noyau, dont le diamètre moyen est de 5 μm, est le plus gros organelle de la cellule. Il peut être considéré comme le « coffre fort » de la cellule, car on y trouve le matériel génétique, matérialisé par la molécule d’ADN. Il comporte trois régions ou structures distinctes : l’enveloppe (membrane) nucléaire, les nucléoles et la molécule d’ADN. L’enveloppe nucléaire est formée par la superposition de deux couches lipidiques. La membrane nucléaire extérieure prolonge le reticulum endoplasmique (voir plus loin) du cytoplasme et est garnie de ribosomes sur sa face externe. À certains endroits, les deux membranes de l’enveloppe nucléaire sont fusionnées et forment des pores nucléaires. Les pores nucléaires permettent les échanges entre noyau et cytoplasme. À l’intérieur de la membrane nucléaire se trouve le nucléoplasme dans laquelle les nucléoles et l’ADN sont en suspension. La molécule d’ADN contenue dans le noyau possède une longueur énorme si on la compare à la taille du noyau (2 m de long pour l’ensemble de l’ADN d’une cellule humaine). Par conséquent, l’ADN doit être compacté sous forme de chromatine. Au cours de la division cellulaire, la chromatine se condense et s’enroule, formant les chromosomes. Chaque chromosome est donc une unité qui contient une partie de l’information génétique (chez l’Homme, l’ensemble de l’information génétique d’une cellule est stockée dans

6

Chapitre 1. Quelques éléments de biologie

23 paires de chromosomes). Dans le noyau on distingue des corpuscules sphériques appelés les nucléoles, qui sont les sites d’assemblage des sous-unités des ribosomes. Comme nous le verrons, les ribosomes sont très importants pour la cellule car ce sont des organelles qui synthétisent les protéines. Ces membranes relient aussi les organites entre eux en formant un réseau intracellulaire interactif appelé système endomembranaire. Le système endomembranaire

Le système endomembranaire est un réseau intracellulaire de membranes positionné entre le noyau et la membrane cytoplasmique. Il comprend le réticulum endoplasmique, l’appareil de Golgi, les peroxysomes et les lysosomes. Le réticulum endoplasmique (RE) est un réseau étendu de tubes interconnectés et de membranes parallèles qui s’enroulent et se tordent dans le cytosol en formant des espaces remplis de liquide appelés citernes. Le RE prolonge la membrane nucléaire et représente à peu près la moitié des membranes de la cellule. Il y a deux types de RE : le RE rugueux et le RE lisse. Le réticulum endoplasmique rugueux doit son nom à la présence de ribosomes sur sa surface externe. Les protéines assemblées par les ribosomes sont introduites dans les citernes du RE rugueux. Le RE lisse prolonge le RE rugueux et est formé d’un réseau de tubules ramifiés. Il ne présente pas de citernes. Ses enzymes et celles du RE rugueux catalysent des réactions reliées au métabolisme des lipides ainsi qu’à la synthèse du cholestérol et des parties lipidiques des lipoprotéines. Dans les cellules des muscles squelettiques et cardiaques, on trouve un RE lisse très complexe, appelé « réticulum sarcoplasmique », qui joue un rôle important dans le stockage des ions calcium et leur libération lors de la contraction musculaire. L’appareil de Golgi est un réseau proche de celui du réticulum, une pile de sacs membraneux aplatis qui est entourée de petites vésicules. Ce réseau de membranes dirige la plus grande partie du « trafic » des protéines de la cellule. Sa principale fonction est de modifier chimiquement les protéines par ajout de certains groupements (sucre, phosphate ou sulfate). Ces protéines sont ensuite concentrées, emballées et organisées dans des membranes selon leur destination finale. Le complexe golgien produit aussi des vésicules contenant des protéines transmembranaires et des lipides destinés à la membrane plasmique ou à d’autres organites membraneux. Les peroxysomes sont des sacs membraneux (vésicules) contenant des oxydases, c’est-à-dire des enzymes qui utilisent l’oxygène moléculaire (O2 ) pour neutraliser de nombreuses substances nuisibles ou toxiques, dont l’alcool et le formaldéhyde, et oxyder certains acides gras à longues chaînes. La fonction la plus importante des peroxysomes est le désamorçage des radicaux libres, substances chimiques très réactives comportant des électrons non appariés et qui peuvent semer le désordre

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

7

dans la structure des protéines, des lipides et des acides nucléiques. Les peroxysomes s’attaquent aux radicaux libres comme l’ion superoxyde (O− 2 ) et le radical hydroxyle (–OH) en les transformant en peroxyde d’hydrogène (H2 O2 ). Ensuite une enzyme, appelée catalase, réduit ensuite le peroxyde d’hydrogène en eau. Les lysosomes sont des vésicules sphériques contenant des enzymes digestives. Les enzymes qu’ils contiennent peuvent digérer toutes sortes de molécules d’origine biologique, et fonctionnent dans un milieu acide (pH 5). Pour générer un milieu acide, la membrane lysosomiale possède des « pompes » à ions hydrogène (protons) qui permettent d’accumuler les ions hydrogène en provenance du cytosol. Les lysosomes sont en quelque sorte les « chantiers de démolition » de la cellule. En effet, ils assurent la digestion des particules ingérées par endocytose, comme des bactéries, des toxines et des virus. Ils permettent aussi la dégradation des vieux organites usés ou non fonctionnels. La mitochondrie

La mitochondrie est un organelle délimité par deux membranes, la membrane interne ayant la particularité de présenter des plis. Les mitochondries, présentes dans toutes les cellules eucaryotes, sont les organelles qui permettent à la cellule de produire l’énergie nécessaire à sa survie. Les composants cellulaires utilisent essentiellement une seule forme d’énergie : l’ATP (adénosine tri-phosphate). Le rôle des mitochondries est de transformer l’énergie fournie à la cellule par la matière organique alimentaire (glucides, lipides, protides) en ATP directement utilisable. Ceci se fait par l’intermédiaire d’une pompe à proton, la F1-ATPase étudiée plus en détail dans le chapitre 4. 2.4

Le cytosquelette

Le cytosquelette est un réseau complexe de filaments et de tubules protéiques qui s’étend dans tout le cytoplasme. Ce réseau assure la forme de la cellule, soutient et ancre les structures cellulaires et les organelles, et produit les divers mouvements de la cellule en agissant en quelque sorte comme son « squelette » et sa « musculature ». Le cytosquelette est un système dynamique : il s’assemble et se désassemble, se réorganise continuellement au cours des différents événements cellulaires (migration, division, etc.). Chacune des fibres du cytosquelette se construit par polymérisation de sous-unités protéiques identiques ou très semblables qui s’assemblent, en consommant parfois de l’énergie pour cela, et forment des structures allongées. Selon la nature et le rôle de la fibre protéique formée, on peut distinguer trois types principaux de structures protéiques constituant le cytosquelette : les filaments d’actine ou microfilaments, les filaments dits intermédiaires et les microtubules.

8

Chapitre 1. Quelques éléments de biologie

Les filaments d’actine

filament d'actine

microvillosités actine corticale

section longitudinale

L’actine est une protéine globulaire qui s’assemble en filaments (Fig. 1.4). Elle est dans de nombreuses cellules animales la protéine la plus abondante (5 % au moins de la masse protéique totale dans une cellule musculaire). La polymérisation de l’actine nécessite un apport d’énergie avec de l’ATP. Le polymère est une hélice compacte de 5–9 nm de diamètre formant un filament flexible et polaire, c’est-à-dire ayant une orientation, ses deux extrémités n’étant pas équivalentes. Il peut atteindre une longueur de plusieurs microns. Un filament d’actine est relativement rigide et l’agitation thermique ne peut le faire dévier d’une forme relativement droite qu’au bout de quelques microns. Les filaments d’actine forment des structures dynamiques rendues plus au moins stables par des protéines associées. La plupart des microfilaments contribuent à la motilité (capacité à se déplacer) ou aux changements de forme de la cellule. Les filaments d’actine peuvent s’organiser en structures différentes selon leur position dans la cellule. Dans les microvillosités (Fig. 1.4), ces petites excroissances des parois cellulaires de taille typique 1 μm que l’on retrouve dans l’intestin par exemple, les filaments d’actine sont organisés en faisceaux parallèles où ils jouent un rôle structurel. Le réseau d’actine périphérique sous-membranaire sert

Réseaux parallèles

section transversale

Réseaux formant des mailles

Figure 1.4. Schéma montrant deux des modalités d’organisation des fibres d’actine dans la cellule. Au niveau des microvillosités (interdigitations de la membrane qui augmentent la surface absorbante de la membrane), l’actine se dispose en réseau parallèle. Sous la membrane plasmatique, les fibres d’actine se disposent en réseau formant des mailles.

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

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d’appui à la polymérisation de nouveaux filaments qui repoussent la membrane, formant ainsi progressivement les lamellipodes, ces excroissances que la cellule produit pour explorer son environnement (Fig. 1.5). Sous la membrane plasmatique et dans les lamellipodes, les filaments d’actine se disposent en réseau formant des mailles qui prennent le nom d’actine corticale dont le rôle est de soutenir et de renforcer la surface de la cellule. Dans les faisceaux contractiles comme les fibres musculaires, le mécanisme de contraction des faisceaux cytosquelettiques repose sur le glissement, utilisant l’hydrolyse de l’ATP, des filaments d’actine imbriqués avec la myosine de type II, un protéine motrice (voir les chapitres 4 et 5). Cette interaction avec la myosine produit les forces de contraction des cellules musculaires, mais détermine également la formation de l’anneau contractile qui va séparer la cellule en deux lors de la division cellulaire. La polymérisation de l’actine est suffisante pour participer à la propulsion de bactéries comme nous le verrons dans le chapitre 5. polymérisation

α-actinine

intégrine

protéine de coiffage fibres de tension

collagène

faisceaux contractiles

myosine-II

Figure 1.5. Génération de forces par les fibres d’actine. Dans les fibres contractiles (disposées en parallèle grâce à la protèine α-actinine), le glissement de deux fibres de tension, après interaction de la myosine, produit des forces qui s’appliquent sur la membrane plasmatique, où les fibres s’ancrent au niveau des intégrines (Fig. 1.6). Au niveau des lamellopodes, la polymérisation des fibres d’actine pousse la membrane.

Les filaments intermédiaires

Les filaments intermédiaires sont des polymères protéiques qui possédent une structure secondaire en hélice de 10 nm de diamètre. Ils sont présents dans le cytoplasme de la plupart des cellules (Fig. 1.6). Ils sont appelés intermédiaires car leur diamètre apparent est compris entre celui des filaments d’actine et celui des microtubules. Les filaments s’organisent selon la structure d’une corde torsadée. Ils possèdent une grande résistance à la tension, et constituent les éléments les plus stables et les plus permanents du cytosquelette. Une fois constitués, les filaments intermédiaires sont stables et ne se dissocient pas. Contrairement aux deux autres types de filaments, ils ne sont aucunement impliqués dans les mouvements cellulaires, mais ils agissent comme des haubans internes s’opposant aux forces d’étirement qui

10

Chapitre 1. Quelques éléments de biologie

10 nm

Figure 1.6. Assemblage des protéines fibreuses qui forment les filaments intermédiaires et disposition des filaments dans la cellule.

s’exercent sur la cellule. Ils contribuent également à la formation des desmosomes et hémi-desmosomes, structures qui relient les cellules entre elles et à la lame basale. Cette dernière est un assemblage de protéines et glycoprotéines extracellulaires qui permet l’adhérence des tissus situés sur la surface externe du corps au tissus sousjacent. Dans la plupart des cellules, un réseau extensif de filaments intermédiaires entoure le noyau et s’étend jusqu’à la périphérie cellulaire. Les filaments intermédiaires constituent un groupe hétérogène de fibres du cytosquelette. Le type le plus commun, composé de sous-unités protéiques appelées vimentine, procure la stabilité structurale à de nombreuses cellules. La kératine, une autre classe de filaments intermédiaires, se trouve dans les cellules épithéliales, qui recouvrent la surface externe du corps, comme par exemple la peau, les cheveux et les ongles. Les filaments intermédiaires des cellules nerveuses sont appelés neurofilaments. Les microtubules Encadré 1.1. Nécessité des moteurs moléculaires.

Avec un coefficent de diffusion de l’ordre de 10−10 m2 s−1 environ 1000 secondes sont nécessaires pour qu’une protéine parcoure une distance de l’ordre de la taille d’une cellule eucaryote de diamètre typique 100 μm. Ce temps qui croît commme la racine carrée de la distance serait encore plus grand pour une protéine diffusant dans une longue cellule nerveuse. Pour réduire ce temps, il faut donc un transport actif. Ce sont les filaments d’actine ou les microtubules qui jouent le rôle de rails pour des moteurs moléculaires : myosines,

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

11

kinésines, dynéines. Ils consomment de l’énergie, peuvent se déplacer à des vitesses de quelques μm par seconde ce qui fait chuter le temps de transport sur une distance cellulaire à quelques dizaines de secondes.

Les microtubules sont des tubes creux formés généralement par 13 protofilaments disposés en couronne (Fig. 1.7). Ils sont extrêmement rigides (presque 1000 fois plus que les filaments d’actine). Chaque protofilament est formé par la polymérisation d’un dimère constitué par deux protéines globulaires : l’α et la β tubuline. La polymérisation utilise l’hydrolyse de la guanosine-tri-phosphate (GTP) pour se produire. Les microtubules sont très présents dans les cellules eucaryotes et particulièrement abondants dans les cellules nerveuses où ils représentent 10 à 20 % des protéines totales. Les microtubules prennent souvent naissance au niveau de centres de nucléation situés dans la région centrale de la cellule, ou centrosome, d’où ils irradient vers la périphérie. Ils sont constamment dans un état dynamique de polymérisation et de dépolymérisation. Comme les filaments d’actines ils sont polaires et leurs deux extrémités ne sont pas équivalentes. Leur demi-vie moyenne varie de 20 secondes à 10 minutes dans une cellule animale selon quelle est ou non en division. Les microtubules sont impliqués dans différents types de mouvement cellulaire comme les battements des cils et des flagelles. Ces mouvements sont obtenus par la flexion

«cargo»

«_»

25 nm

Figure 1.7. Assemblage des microtubules et interactions avec les protéines motrices. La polymérisation des dimères d’α et β -tubuline forme les protofilament. En général, l’assemblage de 13 protofilaments disposés en couronne forme les microtubules. Deux protéines motrices interagissent avec les microtubules pour transporter leur « cargo » : la dynéine et la kinésine. La dynéine transporte les « cargo » en direction « – » (vers l’intérieur de la cellule). La kinésine, par contre, transporte les « cargo » en direction « + » (vers l’extérieur de la cellule).

12

Chapitre 1. Quelques éléments de biologie

induites par des moteurs moléculaires de faisceaux de microtubules qui sont situés à l’intérieur des cils et des flagelles. Outre leur implication dans les mouvements cellulaires, les microtubules sont également responsables du mouvement de matériaux ou « cargo » au sein même de la cellule. Les matériaux ou les organites cellulaires interagissent avec deux familles de protéines « motrices ». Ce sont les kinésines qui se déplacent vers l’extrémité « + » du microtubule, et les dynéines, qui se déplacent vers l’extrémité « – » (en direction du centrosome). On peut citer aussi le rôle essentiel des microtubules et de leurs protéines motrices dans la séparation des chromosomes. Chez les eucaryotes, la division cellulaire asexuée s’accompagne de la dissolution du noyau. À la suite de sa réplication, la structure d’ADN chromatine se condense fortement en les fameux « chromosomes mitotiques », formes en X (et parfois en Y) bien connues et observées dans des karyotypes assemblés suite à l’amniocentèse (Fig. 1.8). Au centre de ces molécules se trouvent des séquences spécifiques nommées centromères, sur lesquelles s’assemble un complexe de protéines nommé kinétochore. Le kinétochore sert de point d’ancrage aux protéines qui tracteront les chromosomes le long des microtubules jusqu’aux pôles de la cellule.

Figure 1.8. Structure du chromosome suite à la recopie de l’ADN avant la division cellulaire. Le chromosome répliqué est condensé en une forme en « X » caractéristique. Des séquences d’ADN, nommées centromères, servent à arrimer des complexes de protéines, les kinétochores, qui vont permettre au chromosome d’être tracté le long des microtubules jusqu’aux extrémités opposées de la cellule. La cellule pourra alors se diviser en se scindant en deux, de sorte que chaque cellule fille possède une copie de chaque chromosome. Les télomères sont des séquences situées aux extrémités des chromosomes et qui sont difficiles à répliquer.

Après cette description de la cellule, de ses compartiments et des principaux éléments lui donnant sa structure nous allons maintenant passer à une échelle plus moléculaire et nous focaliser sur la molécule support de l’hérédité, l’ADN (acide déoxyribonucléique), et sur son utilisation par le vivant pour produire les protéines.

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

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3 3.1

À l’échelle moléculaire Introduction à l’utilisation de l’information génétique

De la bactérie à l’être humain, le génome d’un individu est porté par quelques très longues molécules d’ADN, fortement empaquetées dans la cellule sous forme de chromosomes. Chaque chromosome consiste en une seule molécule d’ADN qui code l’information génétique sous la forme d’une séquence linéaire de quatre « lettres » biochimiques (Fig. 1.9), appelées bases et notées A, T, G et C selon les initiales des molécules qu’elles désignent : A pour adénine, T pour thymine, G pour guanine et C pour cytosine. L’unité fonctionnelle la plus élémentaire du génome est le gène. Un gène est une séquence unique de 102 à 104 bases qui contient l’information nécessaire à la synthèse d’une protéine. Pour synthétiser une protéine, l’ADN d’un gène doit tout d’abord être transcrit en ARN, une molécule chimiquement très proche de l’ADN et qui contient essentiellement la même information que le gène. La protéine qui assure cette transcription est nommée ARN polymérase. L’ARN est ensuite pris en charge par un autre complexe, le ribosome, qui synthétise la protéine selon les instructions contenues dans l’ARN. C’est l’étape de traduction.

0,34 nm

Petit sillon 3’ 2 nm

5’

3’

5’ Grand sillon

Figure 1.9. Structure de l’ADN. La double hélice est formée par l’enlacement de deux brins l’un autour de l’autre. Chaque brin porte les bases du code génétique, représentées comme des parallélépipèdes. La complémentarité entre les bases des deux brins assure la stabilité de la double hélice. Figure adaptée de G. Charvin et al., Contemporary physics,45,383-403.

Chaque protéine a une fonction biochimique bien précise, parfois même plusieurs, qui peuvent parfois être absolument nécessaires à la cellule. La cellule contrôle temporellement la synthèse des protéines en régulant chacune des étapes précédentes, transcription et traduction. La dégradation des protéines et des ARN est aussi activement régulée par la cellule. À chaque instant, le nombre de molécules

14

Chapitre 1. Quelques éléments de biologie

d’une protéine donnée dans la cellule dépend de l’équilibre entre ces flux de synthèse et de dégradation. Une des finalités les plus importantes de cette régulation temporelle de la composition de la cellule, et donc de sa fonction, est l’organisation de la division cellulaire. Au cours de cette division, l’ADN du génome est recopié, ou répliqué, par des protéines nommées ADN polymérases. Ainsi, à partir d’une seule molécule d’ADN, deux molécules identiques d’ADN sont obtenues. Les deux chromosomes résultants sont ensuite distribués aux deux pôles de la cellule juste avant sa division en deux nouvelles cellules. Ces grands processus de transcription, de traduction et de réplication de l’ADN, forment ce que l’on nomme le « dogme central » de la biologie moléculaire. Ce dogme décrit les grands flux d’information génétique au sein de la cellule et d’une cellule à sa progéniture. Très populaire au cours des années qui ont succédé à la découverte de la structure de l’ADN en 1953, ce modèle a évidemment été amélioré. Mais avant d’aborder ces améliorations, il est important de connaître les éléments de base de ce système. Les molécules présentes dans la cellule sont remarquables par la forte intrication entre leur forme et leur fonction. L’ADN code l’information génétique le long d’une chaîne polymérique qui peut former une double hélice, dont les propriétés mécaniques, que nous verrons en détail dans le chapitre 3, sont également essentielles à sa fonction biologique. Les protéines sont des chaînes polymériques d’acides aminés qui se replient en une forme tridimensionelle complexe dictée par la séquence linéaire d’acides aminés et leurs interactions. Elles deviennent ainsi de petites machines capables d’effectuer un travail qui peut comporter des aspects biochimiques (par exemple, elles catalysent des réactions chimiques) autant que mécaniques (par exemple, le transport d’éléments d’un bout de la cellule à un autre). Les membranes lipidiques sont des systèmes fluides qui permettent de former l’enveloppe des vésicules et des cellules. Lorsqu’elles sont décorées des protéines appropriées, leurs propriétés de courbure sont modifiées, ce qui permet soit de les faire fusionner ensemble, soit d’en faire bourgeonner de nouvelles. Dans tous ces systèmes, l’action biochimique est reliée aux structures physiques et chimiques de la molécule biologique. Une description des propriétés chimiques d’une molécule biologique doit ainsi être complétée par une description de ses propriétés mécaniques et même statistiques. 3.2

L’ADN

L’information dite génétique, celle qui permet de régir la fonction d’une cellule, est portée par une très longue molécule d’acide déoxyribonucléique, ou ADN. En 1953, l’élucidation de la structure en double hélice de l’ADN par James Watson et Francis Crick à partir de clichés obtenus par Rosalind Franklin fut une étape fondamentale dans notre compréhension des bases moléculaires de l’hérédité génétique (Fig. 1.9).

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

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Chaque brin de la double hélice est donc un polymère organique linéaire constitué de quatre lettres A, T G ou C. La longueur totale d’ADN dans un chromosome peut facilement atteindre plusieurs centimètres de long et comprendre plusieurs centaines de millions de bases. La séquence de bases le long du polymère forme le code génétique. On peut décrire l’ADN par une série hiérarchique de structures. La structure primaire correspond à la simple séquence chimique/génétique de la molécule. La structure secondaire décrit alors la façon dont les deux brins de la molécule s’enlacent l’un autour de l’autre. La structure tertiaire représente la trajectoire dans l’espace de l’axe de la double hélice : la molécule peut par exemple s’entortiller sur elle-même ou autour de protéines nommées histones pour former la chromatine. La chromatine s’organise ensuite en chromosomes, d’une façon encore mal comprise. Structure primaire de l’ADN

Comme l’illustre la figure 1.10, la molécule d’ADN est constituée de deux brins polymériques arrangés de façon antiparallèle. Le déoxyribonucléotide, plus génériquement nommé nucléotide ou base, est l’unité de répétition du brin et comprend trois sous-unités : une base azotée, un sucre (le déoxyribose) et un groupement phosphate. Comme nous l’avons dit il existe quatre types de bases azotées dans l’ADN. La base est reliée au sucre au niveau de son premier carbone. Le long de chaque brin, le groupement phosphate est relié au cinquième carbone d’un déoxyribose et à un oxygène sur le troisième carbone d’un autre déoxyribose le tout formant une liaison appelée phosphodiester. On oriente ainsi un simple brin d’ADN de son extrémité dite « 5 » (où se situe un groupement phosphate) à son extrémité dite « 3 » (où se trouve un groupe hydroxyle). Cette polarité des brins de la molécule d’ADN peut être essentielle pour une protéine qui va se fixer sur l’ADN. Elle donne une orientation au polymère qui permettra par exemple la lecture de la séquence dans le bon sens à partir du point de fixation de la protéine. Dans la double hélice antiparallèle, un brin est orienté tête-bêche par rapport à l’autre. Les liaisons chimiques assurant l’intégrité du brin sont des liaisons covalentes. À pH neutre, le phosphate porte une charge négative qui va jouer sur les propriétés physiques et biochimiques de l’ADN. La distance entre phosphates successifs le long de la chaîne est d’environ 0,7 nm. Les bases sont constituées d’un cycle aromatique planaire et relativement hydrophobe (Fig. 1.11). La présence d’oxygènes électronégatifs d’une part et d’amines primaires (-NH2 ) et secondaires (-NH) plus ou moins éléctropositifs d’autre part permet aux bases G et C d’interagir de façon stable, de s’apparier, en formant trois liaisons hydrogène, tandis que les bases A et T sont capables de former deux liaisons hydrogène. On dit que ces bases sont complémentaires. Les bases sur un brin d’ADN

16

Chapitre 1. Quelques éléments de biologie

Liaisons phosphodiester

A

B

Figure 1.10. Structure chimique de l’ADN. A) L’unité de répétition du polymère simple-brin est le nucléotide, composé d’une base azotée (notée R dans le schéma), un sucre et un groupement phosphate. B) L’enchaînement des nucléotides forme une structure alternée sucre-phosphate. Les deux brins de l’ADN sont orientés de façon antiparallèle du carbone 5 au carbone 3 du sucre, déoxyribose.

interagissent en formant une structure stable avec les bases complémentaires situées sur l’autre brin de la double hélice. Une chaîne d’ADN est polymérisée en formant une liaison entre l’extrêmité 3 -OH de la chaîne et le 5 -P du nucléotide à ajouter (Fig. 1.12). Dans cette réaction catalysée par une enzyme, l’ADN polymérase, le nucléotide à rajouter est initialement sous forme triphosphate (dATP pour A par exemple), hautement énergétique car stockant de l’énergie potentielle électrostatique dans les charges négatives adjacentes des groupes phosphate. Suite à la réaction de polymérisation, il forme une liaison phosphodiester avec le nucléotide voisin et perd deux groupes triphosphates. Il peut par la suite accueillir un autre nucléotide à son extrémité 3 -OH. Il est moins risqué biochimiquement de procéder ainsi que par polymérisation à l’extrémité 5 , car justement le 5 triphosphate est moins stable que le groupe 3 -OH. En plaçant celui-ci sur le partenaire le plus facile à synthétiser, c’est-à-dire le nucléotide individuel plutôt que la chaîne laborieusement obtenue après de très nombreuses réactions, le risque d’interruption de la polymérisation encouru est moindre.

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

17

Figure 1.11. Représentation des quatre bases et leur appariement dans l’ADN-B. La directionalité des liaisons hydrogènes entre guanine et cytosine ou adénine et thymine rend cette interaction très spécifique. On remarque l’asymétrie dans la position des sucres de deux bases appariées : ceci donne naissance aux grand sillon et au petit sillon de la figure 1.9.

CH 2

O

5’

O 3’

2’ 1’

4’ 5’

O

OH

CH 2

R

2’

O

O

1’ 3’

P

1’

4’

OR

O

R

O

4’

-O

3’

O

O-

2’

P

5’

CH 2

3’

CH 2

O

5’

O

P O

5’

P

-O

4’

O-

CH 2

P

O

5’

O 3’

2’ 1’

4’

O CH 2 5’

O

2’ 1’

O

2’

R

1’

O

R

R

OH

2’

2’

P O O-

5'--3'

O

3’ 4’

O-

1’ 3’

-O

R

O

4’

O-

R

O

1’

O

CH 2

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O

O

O

P

O-

O-

3’

P O

1’ 3’

O

O-

4’

P O

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4’

CH 2

O

R

O

O

R

O-

dNTP-

O-

5’

CH 2

P

O

2’

P O O-

O-

O

5’

O-

O-

-O

CH 2

O

1’ 3’

OH

2’

O

5'--3'

O

P

1’

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4’

1’ 3’

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R

R

O

1’

5’

CH 2

P O O-

O

HO

4’

O

5'--3'

R

O

4’

5’

2’

3’

5’

CH 2

P O O-

CH 2

1’

O

4’

O O-

P

R

O

O-

5’

CH 2

P O O-

-O

O HO

pyrophosphate

Figure 1.12. Lors de la synthèse de l’ADN un déoxyribonucléotide (dNTP avec N = A, T, G ou C) est ajouté à l’extrémité 3 (où se trouve le groupement hydroxyle (-OH)) de la chaîne en cours de synthèse par une enzyme, l’ADN polymérase en libérant un pyrophosphate. La même ADN polymérase se déplace ensuite à la nouvelle extrémité du brin à synthétiser pour recommencer la même réaction. L’ADN polymérase utilise donc de l’énergie chimique pour se déplacer : c’est un moteur.

18

Chapitre 1. Quelques éléments de biologie

Encadré 1.2. Structure primaire de l’ARN.

L’ARN, ou acide ribonucléique, est un acide nucléïque simple brin qui se distingue du simple brin d’ADN sur deux points essentiels. Premièrement dans l’ARN, le sucre est un ribose plutôt qu’un déoxyribose ; le ribose est plus éléctronégatif car il porte un oxygène en plus et cette substitution à pour effet de réduire la stabilité chimique de l’ARN par rapport à celle de l’ADN. Les bases d’ARN sont donc nommées ribonucléotides. Notons que les molécules stockant une grande partie de l’énergie chimique de la cellule sont ces mêmes ribonucléotides, mais sous forme triphosphate. Il s’agit en particulier de l’ATP (adénosine triphosphate) dont la synthèse sera évoquée dans le chapitre 4. Deuxièmement la base thymine n’est pas présente dans l’ARN, qui possède à la place la base uracile, notée U. L’uracile s’apparie spécifiquement avec l’adénine et remplace la thymine quand on passe de l’ADN à l’ARN. Étant essentiellement simple brin, l’ARN est mécaniquement beaucoup plus flexible que l’ADN double brin, et peut se replier sur lui-même là où l’auto-appariement est rendu possible par sa séquence. Cette possibilité de repliement et la stabilité réduite de l’ARN permettent une activité autocatalytique lente de synthèse d’ARN à son extrêmité 3 - OH en utilisant l’ARN lui-même comme matrice ! Étant donné cette possible autonomie de réplication, il est probable que l’ARN soit apparu avant l’ADN au cours de l’évolution. Dans la cellule, l’ARN est synthétisé par une enzyme, l’ARN polymérase, qui sera étudiée plus en détail dans le chapitre 4. Le principe de la synthèse est proche de celle de l’ADN (Fig. 1.12) mais avec les déoxyribonucléotides (dNTP) qui sont remplacés par les NTP (N = A, U, G, C) et une matrice qui reste ADN. L’ARN sert sous de très nombreuses formes : l’ARN messager pour l’expression des gènes, l’ARN ribosomal qui fait partie du ribosome et l’ARN de transfert qui « traduit » le code génétique en acide aminé.

Structure secondaire de l’ADN : les doubles hélices

Lorsque les deux chaînes polymériques qui constituent une molécule d’ADN s’enlacent l’une autour de l’autre, les liaisons hydrogène établies entre bases azotées complémentaires des deux brins stabilisent la double hélice. Les deux brins de la double hélice sont également reliés par les contraintes topologiques provenant de leur enlacement. De plus, l’hydrophobicité des bases azotées fait que celles-ci gagnent à minimiser leur contact avec le solvant aqueux. En prenant en compte leur planéité, ceci les pousse à s’empiler les unes au-dessus des autres, un peu comme des assiettes, stabilisant et rigidifiant la double hélice. La charge négative des groupes phosphates contribue à rigidifier l’ADN par répulsion éléctrostatique intra-brin. L’ADN canonique en solution, celui dont la structure a été donnée par Watson et Crick et nommé ADN-B, est une structure en double hélice droite avec un diamètre atomique d’environ 2,4 nm et un pas hélical de 10,5 paires de bases par tour. L’espacement vertical des bases le long de l’axe de la molécule est d’environ 0,34 nm. Les différentes interactions qui stabilisent la forme B de l’ADN lui confèrent donc également une forte rigidité locale : la longueur de persistance ξ de l’ADN-B (distance sur laquelle l’orientation de l’axe de la molécule persiste en dépit de l’agitation

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

19

thermique) est égale à ξ = 50 nm (voir chapitre 3), soit presque 150 paires de bases. L’effet structurant et rigidifiant de la double hélice est immédiatement appréciable : une molécule d’ARN, similaire à un simple brin d’ADN, peut prendre des formes très abruptes et rapidement changer de direction : elle peut ainsi former des structures en « épingle à cheveux » si l’auto-appariement le permet. Suivant les conditions expérimentales (concentrations en ions, solvant, forces ou couples appliqués) de nombreuses autres structures d’ADN ont été observées, certaines avec des pas hélicaux et des structures proches de la forme canonique, d’autres avec des pas inverses (il s’agit de l’ADN-Z, en forme de double hélice gauche avec un pas d’environ 10 paires de bases par tour) ou très ralongés (tel l’ADN-S, en double hélice droite mais avec un pas d’environ 23 paires de bases par tour). Si la très grande majorité de l’ADN dans la cellule est sous forme B, une partie pourrait se trouver transitoirement sous d’autres formes, en particulier lorsque celles-ci sont stabilisées par des protéines interagissant avec l’ADN. De façon plus générale, les implications topologiques de la structure en double hélice restent profondes et subtiles : un des premiers problèmes soulevés par Watson et Crick était que l’enlacement entre les deux brins poserait un important dilemme topologique à la réplication. Comment est séparé l’ADN initial afin d’être répliqué en deux ADN non entrelacés ? Structure tertiaire de l’ADN : le superenroulement et l’empaquetage

L’ADN possède une constante de torsion. La double hélice possède donc la propriété remarquable de pouvoir être superenroulée, c’est-à-dire qu’elle peut être soumise à un couple. Ceci ne serait pas possible avec un polymère constitué d’une seule chaîne de liaisons covalentes, mais la double hélice en possède deux, l’une enroulée autour de l’autre. In vivo, l’ADN est légèrement sous-enroulé, c’est-à-dire soumis à une contrainte de torsion opposée au sens de la double hélice, et qui donc tend à séparer les brins si on veut garder une image de deux cordes enroulées l’une autour de l’autre. Cette contrainte peut être sous la forme d’une pure torsion ou d’une trajectoire particulière de la double hélice. Chez les eucaryotes, ce sous-enroulement provient de l’enroulement solénoïdal de l’ADN autour d’une protéine « cylindrique » nommée histone (Fig. 1.13). En contrôlant la contrainte de torsion les histones servent aussi à réguler l’empaquetage de l’ADN au sein d’une fibre à plus grande échelle appelée fibre de chromatine. Ceci participe à la structuration du chromosome. Dans nos cellules, l’empaquetage permet de faire rentrer environ 2 mètres linéaires d’ADN dans un noyau cellulaire de 5 μm de diamètre. Ceci est à comparer avec une marche au hasard de pas égal à la longueur de persistance qui occuperait une sphère d’environ 200 μm de rayon, soit un volume de plus de 1000 fois supérieur.

20

Chapitre 1. Quelques éléments de biologie

Figure 1.13. Empaquetage hiérarchique de l’ADN chez les eucaryotes. L’ADN s’enroule de façon soléonoïdale autour de protéines nommées histones pour former le nucléosome. Une succession de nucléosomes peut se replier pour former la chromatine, un filament plus complexe et à la structure mal connue. La chromatine se replie à son tour pour former le chromosome. Chaque étape permet d’empaqueter progressivement l’ADN en un volume plus petit.

3.3

Les protéines

Structure primaire

Les protéines sont des polymères dont l’unité de répétition est un acide aminé (Fig. 1.14). Un acide aminé est construit autour d’un atome de carbone, dénoté C, et relié par des liaisons covalentes simples à quatre groupes chimiques : un hydrogène H, un groupe amine NH2 , un groupe acide carboxylique COOH, et un radical dénoté R. Dans la nature, il existe vingt radicaux (R) différents, dont les propriétés chimiques sont employées de façon combinatoire pour créer des protéines. Les acides aminés sont polymérisés en formant une liaison peptide CONH entre l’acide carboxylique du dernier acide aminé de la chaîne et le groupement amine du nouvel acide aminé à ajouter. Les protéines ont ainsi une extrémité dite « N-terminale », correspondant au groupement amine du premier monomère de la chaîne, et une extrémité dite « C-terminale », correspondant au groupement carboxylique du dernier monomère de la chaîne.

Figure 1.14. Structure chimique d’un acide aminé. L’acide aminé possède un carbone central entouré de quatre groupements chimiques, dont trois sont constants et un, le radical, est variable. Deux acides aminés peuvent être reliés par une liaison peptidique. Une chaîne contenant de multiples acides aminés est nommée polypeptide. Une protéine peut être constituée d’un ou plusieurs polypeptides.

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

21

Structure secondaire

Si des liaisons covalentes fortes relient les acides aminés entre eux, ceux-ci peuvent aussi interagir via les groupes chimiques de leurs radicaux, aussi nommés chaînes latérales. Ces chaînes latérales se distinguent grossièrement par leurs propriétés chimiques dominantes : charges positives, charges négatives, groupements aromatiques et autres formes non polaires par exemple. Dès leur synthèse, par une machinerie appelée le ribosome, les interactions entre acides aminés adjacents le long de la chaîne polypeptide peuvent être très fortes et mener à des structures hélicales (nommées hélices α) ou des formes en feuillets plans (nommés feuillets β). Les protéines se replient ainsi en de petits domaines structuraux de quelques dizaines à une centaine d’acides aminés, et ces domaines peuvent interagir entre eux afin de structurer la protéine et générer sa fonction. Structure tertiaire

Les protéines qui agissent chimiquement sur leurs substrats possèdent un domaine catalytique appelé aussi site actif. La chimie locale de ce site est dictée par les chaînes latérales qui l’entourent au plus près, et la structure locale de ce site est dictée plus généralement par l’encombrement atomique dans le domaine structural qui contient le site actif. Il existe aussi de nombreux exemples de sites actifs situés à l’interface entre deux domaines structuraux, rendant la présence du site actif dépendante de la structure globale de la protéine, qui elle-même pourrait être régulée par d’autres protéines ou biomolécules. La sélectivité chimique du site actif provient de la structure locale permettant seulement aux substrats ayant la bonne forme moléculaire de se fixer au site actif. L’activité provient du micro-environnement chimique créé par les chaînes latérales et l’orientation et la déformation du substrat dans ce microenvironnement, facilitant différents types de réactions chimiques, notamment la rupture ou la formation de liaison covalente. 3.4

Transcription de l’ADN en ARN

La première étape de la synthèse d’une protéine à partir d’un gène est la transcription du gène, c’est-à-dire le codage de la séquence d’ADN en ARN par une enzyme l’ARN polymérase. Tout comme dans un livre nous repérons le début d’une phrase par la présence d’un point suivi d’une majuscule, lors de l’initiation de la transcription, l’ARN polymérase se fixe à une séquence particulière, mais pas unique, positionnée au début du gène et connue sous le nom de promoteur de transcription (Fig. 1.15). La physique de cette recherche de cible dans la cellule sera abordée dans le chapitre 8. La polymérase déroule ensuite un peu plus d’un tour complet de la double

22

Chapitre 1. Quelques éléments de biologie

p

a

2

3

Figure 1.15. Transcription de l’ADN. 0) L’ARN polymérase identifie le début d’un gène à transcrire en se fixant à la séquence promotrice. 1) À l’initiation de la transcription, l’ARN polymérase déroule l’ADN au niveau du promoteur afin d’accéder à la structure chimique de la base. 2) Durant la phase d’élongation, l’ARN polymérase quitte le promoteur et se déplace le long du gène, lisant la séquence du brin du bas dans le sens 3 → 5 pour synthétiser un ARN complémentaire dans le sens 5 → 3 . 3) À la fin du gène, l’ARN polymérase rencontre une séquence de terminaison qui permet de libérer l’ARN et la polymérase de l’ADN.

hélice, soit 13 bases de la double hélice chez E. coli, ce qui lui permet d’accrocher le brin « matrice » puis de positionner la base d’ADN à lire dans son site catalytique. Ainsi le promoteur sert de site de départ pour pouvoir transcrire activement le gène, base par base. Le brin matrice de l’ADN est celui dit « du bas » lorsque la double hélice est dessinée à l’horizontale, et qui est lu par le site catalytique dans le sens de gauche à droite, 3 → 5 . On retrouve ici la nécessité de l’orientation d’un brin d’ADN. Sans cette orientation une fois sur deux la polymérase serait comme un lecteur qui lirait un livre à l’envers lettre par lettre à partir d’un point signalant le début d’une phrase. La polymérisation du nouvel acide nucléique a lieu, comme toujours, dans le sens 5 → 3 . À chaque base du brin matrice, le site catalytique retient un nucléotide triphosphate complémentaire de la base présente dans le site : A et U sont complémentaires, ainsi que G et C. Le nucléotide triphosphate non complémentaire n’est pas retenu car le mésappariement entre bases non complémentaires

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

23

crée un encombrement spatial qui inhibe la polymérisation du nucléotide rentrant. Le nucléotide complémentaire est orienté avec son extrémité triphosphate adjacente à l’extrémité 3 OH de la chaine naissante d’ARN. Grâce à la chimie du site actif, le groupe 3 OH attaque la liaison triphosphate au niveau du premier phosphate, se liant à la chaîne d’ARN et éjectant un phosphate inorganique (Pi ). À la suite de cette réaction, l’ARN polymérase avance d’une base le long du brin matrice et répète ce processus d’addition de nucléotide, générant un ARN complémentaire au brin matrice. L’ARN polymérase utilise donc de l’énergie chimique pour se déplacer : c’est donc un moteur (voir le chapitre 4). Arrivée à la fin du gène, l’ARN polymérase s’en décroche et relâche également la nouvelle molécule d’ARN messager. Si le gène est soumis à de multiples événements successifs de transcription, un nombre élevé d’ARNs messagers sera disponible dans la cellule ; on parle d’un gène fortement transcrit. La transcription peut être régulée à chacune de ces étapes. La fixation de l’ARN polymérase au promoteur peut être stimulée par une protéine qui agit comme « activateur », par exemple en s’ancrant à une séquence d’ADN juste en amont du promoteur pour ensuite lier l’ARN polymérase et ainsi aider à la « recruter » au promoteur. D’autres protéines peuvent agir comme répresseurs, par exemple en se fixant sur le promoteur ou juste en aval, et donc en empêchant la polymérase de se fixer au promoteur ou de s’en décrocher pour démarrer la transcription. L’étude de ces interactions entre gênes fait apparaître des réseaux dont les gênes sont les nœuds et les interactions sont les connexions. Celles-ci doivent en plus reflèter le fait que l’interaction produit un effet répresseur ou activateur. Ces réseaux de transcription sont complexes. Ils ont récemment fait l’objet d’un effort particulier pour trouver et interpréter les motifs les plus représentés, de manière à dégager des lois simples dans ces systèmes complexes. 3.5

Traduction de l’ARN en protéine

Dès le début de sa synthèse, l’ARN messager est traduit en protéine par le ribosome (Fig. 1.16). Le ribosome est un système hybride composé de quelques molécules d’ARN (trois chez la bactérie, quatre chez les eucaryotes) et plus de 50 protéines. Le ribosome lit l’ARN messager par blocs successifs de trois bases, nommés codons. À chaque codon correspond un acide aminé ; cette correspondance est matérialisée par un ARN dit de transfert, ou ARNt. L’ARNt est un autre système hybride constitué d’un ARN d’environ 80 bases contenant la séquence anti-codon (complémentaire au codon), et auquel est greffée à son extrémité 3 -OH l’extrémité C-terminale de l’acide aminé correspondant. À chaque codon le long de l’ARN messager, le ribosome retient l’ARNt approprié en son site actif via la complémentarité entre bases du codon et de l’anti-codon. Il y retient également l’extrémité C-terminale du polypeptide en cours

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Chapitre 1. Quelques éléments de biologie

Figure 1.16. Traduction de l’ARN. Le ribosome lit l’ARN codon par codon. En face de chaque codon se positionne un ARNt portant l’anti-codon complémentaire et l’acide aminé correspondant. L’acide aminé est relié par son extrémité C-terminale à l’ARNt. Le ribosome peut accomoder deux ARNt ; l’un porte la chaîne polypeptide synthétisée jusque-là (il occupe le site dénoté « P »), le second porte l’acide aminé spécifié par le codon et qui sera ajouté au polypeptide (il occupe le site dénoté « A »). Le site actif du ribosome opère le transfert de l’extrémité C-terminale de la chaîne polypeptide de l’ARNt du site P à l’extrémité N-terminale du nouvel acide aminé situé au site A. Le ribosome avance d’un codon le long de l’ARN et l’ARNt initialement dans le site A se trouve donc au site P et un nouveau cycle peut recommencer.

de synthèse, positionné sur l’ARNt complémentaire du cyle d’élongation précédent et juste adjacent au nouvel ARNt. Au niveau du site actif, l’extrémité C-terminale du polypeptide en cours de synthèse est transférée à l’extrémité N-terminale de l’acide aminé du nouvel ARNt. L’ARNt déplété est relâché, et le ribosome avance d’un codon le long de l’ARN messager pour recommencer. Le ribosome est donc aussi un moteur moléculaire. L’arrivée à la fin de l’information codant pour le gène signalé par un codon « stop », provoque la dissociation et le recyclage du complexe. Dans la bactérie, les deux processus de transcription et de traduction peuvent s’effectuer en parallèle, des ribosomes traduisant l’ARN au fur et à mesure qu’il est transcrit par l’ARN polymérase. De façon remarquable, des ARNs messagers capables de réguler leur propre traduction en fonction des conditions métaboliques de la cellule ont été récemment observés. Le principe de fonctionnement d’un tel système est que la région de l’ARN permettant la fixation initiale du ribosome sur l’ARN peut être rendue indisponible si elle est stériquement cachée dans un repliement plus complexe de l’ARN. Or, des séquences, nommées riboswitchs, typiquement localisées au début de l’ARN messager, se replient et séquestrent cette séquence lorsqu’elles sont en présence d’un petit métabolite spécifique (acide aminé par exemple). Ainsi un riboswitch détectant l’acide

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

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aminé lysine est présent dans l’ARN messager de diverses protéines impliquées dans la biosynthèse de la lysine. Si le métabolite est présent en concentration suffisante, le riboswitch est enclenché et la traduction de la protéine est éteinte. Si le métabolite vient à manquer, le riboswitch n’est plus replié et la traduction reprend, permettant de régénérer le stock métabolique de la cellule. L’expression des gènes peut donc être régulée à de nombreuses étapes transcription, traduction, mais aussi via la modification post-traductionelle des protéines telle qu’elle a lieu dans l’appareil de Golgi, un élément de la cellule que nous avons déjà décrit.

3.6

Réplication de l’ADN

Tout comme les processus de transcription et de traduction, la duplication de l’ADN est activement régulée par la cellule. Elle est une des premières étapes du processus complexe qu’est la division cellulaire. La réplication est dite semi-conservative, c’est-à-dire que chacune des deux molécules d’ADN générée portera un des brins originaux de la molécule d’ADN initiale. Ainsi, chacun des deux brins est lu et recopié pour former un ADN double brin entier. Il faut pour cette tâche une petite usine biochimique nommée « réplisome » comportant de nombreuses protéines, dont au moins deux DNA polymérases, une pour répliquer chaque brin. Une mesure récente a déterminé un nombre moyen de 3 chez la bactérie E. coli. La réplication de l’ADN débute en des sites spécifiques, nommés origines de réplication (Fig. 1.17). À un tel site, au moment voulu, l’ADN est déroulé par des protéines responsables de l’initiation de la réplication, formant un « œil » de réplication comportant deux « fourches » sur chacune desquelles s’assemble un réplisome. Il est à noter que si l’ADN est localement déroulé à la fourche, ceci s’accompagne par un enroulement plus fort entre les deux brins en dehors de l’« œil », les croisements entre les deux brins de la double hélice étant topologiquement conservés. Assemblé sur l’origine, le réplisome est composé de multiples protéines, dont une primase qui synthétise sur chaque brin de la fourche un petit ARN complémentaire qui sert d’amorce à l’ADN polymérase, ultimement responsable de la réplication de l’ADN. Biochimiquement, la synthèse d’ADN est très proche de la synthèse d’ARN, et consiste à polymériser à l’extrémité 3 -OH du brin naissant la base complémentaire à celle du brin matrice retenue dans le site actif de la protéine. Le réplisome contient également, en plus de deux primases et de deux ou trois polymérases, une hélicase (enzyme qui déroule la double hélice devant la fourche pour faciliter sa duplication), deux « β-clamp » (protéine en forme d’anneau qui forme une « plateforme » autour de l’ADN simple brin et qui y retient l’ADN polymérase), et une protéine nommée tau qui sert d’échafaudage pour toutes les différentes composantes du réplisome.

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Chapitre 1. Quelques éléments de biologie

«œil» de réplication ADN

Fourche de réplication 5'

3'

ARN Figure 1.17. Réplication de l’ADN. La réplication débute par l’ouverture de l’ADN au niveau d’une séquence nommée origine de réplication. Aux deux bords de la région ouverte se trouvent les fourches de réplication. À la fourche de réplication est assemblé un complexe de protéines nommé réplisome qui contient les protéines nécessaires à dérouler l’ADN en aval des ADN polymérases qui vont le répliquer (les protéines ne sont pas représentées dans le schéma). L’ADN polymérase nécessite une amorce d’ARN (en vert) pour démarrer. Puisque l’ADN polymérase ne peut polymériser l’ADN que dans le sens 5 → 3 , et puisque les deux brins d’ADN sont antiparallèles, les deux brins de la fourche ne sont pas répliqués de façon parfaitement synchrone. Sur le brin du bas, la réplication peut procéder de façon continue, mais sur le brin du haut une boucle est formée et l’ADN est répliqué par petits tronçons discontinus nommés fragments d’Okazaki.

Comme les deux brins de la double hélice sont antiparallèles et enlacés, de nombreuses contraintes accompagnent la réplication de l’ADN. Comme chaque brin de la fourche doit être lu dans le sens 3 → 5 afin d’y polymériser un ADN complémentaire dans le sens 5 → 3 , les deux brins de la fourche ne sont pas traités identiquement. Un brin est répliqué de façon continue, tandis que l’autre est répliqué de façon discontinue, par petits segments nommés « fragments d’Okazaki ». Nous l’avons déjà signalé, les bactéries ont souvent un génôme circulaire. Ceci pose un problème lors de la réplication. Par exemple pour E. coli qui a un génôme circulaire d’environ 4 × 106 bases la copie de l’ADN entraîne la formation de deux nouveaux génômes qui font environ 4 × 105 tours l’un autour de l’autre, soit le

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

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Fourches de réplication

A) Réplication

ADN circulaire

supertours

A

B)

A

hydrolyse

A AA

A D+pi

cycle d’une topoisomérase D A=ATP D=ADP pi=phosphate

A

D

A D pi

hydrolyse

A D pi

pi Figure 1.18. Lors de la réplication d’un génome circulaire bactérien, deux fourches de réplications fonctionnent dans des directions opposées et les deux ADNs produits sont très enchevétrés. Ils s’enroulent l’un autour de l’autre d’un tour pour chaque pas hélical de l’ADN à savoir 10,5 bases pour l’ADN en solution. Il est donc a priori impossible de séparer les deux ADN néosynthétisés sans les couper. On notera que de plus, en aval des fourches de réplication, l’ADN est soumis à des contraintes de torsion qui produisent des structures nommées supertours que l’on retrouve sur des cordes ou des fils de téléphones enroulés. B) Pour résoudre le problème topologique de l’enchevêtrement des ADN produits, des enzymes, les topoisomérases, doivent agir. Certains membres de cette famille peuvent ainsi se fixer sur un ADN (bleu) saisir un autre brin (vert) et assurer le transport d’un brin à travers l’autre en coupant de manière temporaire ce dernier (ici le brin vert passe au travers du bleu). Cette réaction nécessite de l’énergie sous forme d’ATP qui est hydrolysé.

nombre de tours de la double hélice sur le génôme, et qu’il faut bien séparer lors de la division cellulaire. Il y a donc un problème d’enchevêtrement des brins nouvellement synthétisés qui rend a priori impossible cette séparation (Fig. 1.18). En pratique l’enchevêtrement d’ADN est tel que, même dans des organismes ou le chromosome n’est pas circulaire il est impossible de séparer simplement deux génomes en se contenant de tirer les deux ADN issus de la réplication vers deux pôles distincts. Ce problème est résolu grâce à des enzymes nommées topoisomérases. Parmi cette

28

Chapitre 1. Quelques éléments de biologie

famille d’enzymes certaines peuvent en effet désenchevêtrer les deux ADN issus de la réplication en se fixant au niveau d’un contact entre de bouts d’ADN, en coupant les deux brins d’une des deux doubles hélices, puis faisant passer l’autre double hélice à travers la coupure avant de recoller les deux brins une fois le passage d’un double brin au travers de l’autre effectué (Fig. 1.18). Les deux ADN peuvent ainsi passer l’un au travers de l’autre sans devoir en briser un de manière irréversible comme vous devez souvent le faire quand vous avez à séparer des fils fortement emmêlés. De manière plus générale ces enzymes gèrent toute la topologie de l’ADN et en particulier, en plus du point déjà mentionné, la contrainte de torsion dans celuici. Compte tenu de l’importance vitale pour la cellule des paramètres de torsion et de désenchevêtrement, ces enzymes sont la cible de traitements antibiotiques, on cible alors les enzymes bactériennes, ou antitumoraux, dans ce cas l’inactivation des topoisomérases limite fortement la division cellulaire ce qui affecte principalement les cellules en division rapide, à savoir les cellules cancéreuses. Signalons un point spécifique au niveau des extrémités des ADN. Les chromosomes eucaryotes étant typiquement linéaires et non pas circulaires comme souvent chez la bactérie, ils ont donc des extrémités. Or ces extrémités portent des séquences répétées, nommées télomères, que l’on trouve donc aux bouts des chromosomes et qui ont du mal à être répliqué. Au cours de la vie et des multiples réplications ces télomères se raccourcissent car, suite aux difficultés de réplication, le nombre de répétitions de ces séquences diminue. Cette diminution serait impliquée dans des cancers et des maladies liées au vieillissement. Un bon contrôle de la réplication s’avère donc essentiel pour le maintient de l’intégrité du génôme et en particulier, comprendre l’origine des difficultés de réplication au niveau des télomères pourrait permettre d’envisager des traitements pour limiter les conséquences de celles-ci. 3.7

Nouvelles perspectives sur la régulation de l’expression des gènes

Malgré le grand succès du « dogme central » durant les cinquante années qui ont suivi la découverte de l’ADN, un grand nombre d’informations complémentaires essentielles sont venues étoffer ce modèle. Nous avons déjà décrit la régulation « classique » de l’expression des gènes, où une protéine va moduler l’expression d’un gène en agissant sur l’interaction entre l’ARN polymérase et le promoteur du gène. Nous avons aussi décrit les riboswitchs, plus récemment observés. Nous décrivons maintenant le rôle de l’empaquetage de l’ADN dans la régulation de l’expression des gènes. Comme nous l’avons déjà évoqué précédemment, l’ADN est empaqueté dans un noyau eucaryote par son association avec des protéines appelées histones. L’histone est un petit cylindre protéique haut de 5 nm avec une circonférence d’environ 10 nm. La circonférence porte une charge positive en forme de spirale ; environ 150 bases

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

29

d’ADN s’y associent en formant un solénoïde d’environ deux tours (Fig. 1.13). Le complexe ADN-histone est nommé nucléosome. Compte tenu de la grande rigidité mécanique de l’ADN, ici en particulier en courbure, l’interaction électrostatique entre l’ADN et l’histone est essentielle pour stabiliser le nucléosome. Cette stabilisation à été confirmée par l’importance de la modification de la charge des histones dans la régulation de l’expression des gènes. En effet, l’empaquetage de l’ADN autour des nucléosomes, puis en structures plus élaborées (chromatine, fibres de chromatine, chromosomes) permet également de réguler l’activité génétique. Depuis longtemps ont été observées, dans des coupes de noyaux soumises à des colorants de l’ADN, des zones de chromosomes denses, compactes et colorées et nommées hétérochromatine, et des zones moins compactes et peu teintes nommées euchromatine. L’euchromatine est associée à une forte activité transcriptionnelle, là où l’hétérochromatine est dite silencieuse, et peu transcrite. Si la compréhension de la formation de l’hétérochromatine ou l’euchromatine n’est pas encore complète, des grands progrès dans ce domaine ont mis à jour un nouveau code, parallèle au code génétique et nommé épigénétique. De façon très schématique, si le gène code pour une protéine, alors son statut épigénétique détermine s’il est transcrit, ou exprimé. Le statut épigénétique peut provenir de la modification chimique de l’ADN, notamment par l’ajout d’un groupe méthyle (-CH3 ) sur les bases cytosine dans les régions riches en répétitions CG. Ces répétitions sont souvent présentes près de promoteurs de gènes, et leur degré de méthylation semble corrélé au niveau d’activité transcriptionelle du gène. Le statut épigénétique d’un gène peut également provenir de la modification chimique des histones autours desquels il est empaqueté. En effet de nombreuses chaînes latérales des histones sont chargées positivement afin de stabiliser son interaction avec l’ADN. Il s’avère que des protéines peuvent chimiquement modifier ces chaînes latérales, par exemple en y ajoutant un groupe acétyle (COCH3 ) ou méthyle (-CH3 ) pour réduire la charge positive. On pourrait imaginer que ces ajouts déstabilisent l’empaquetage de l’ADN autour de l’histone et augmentent l’efficacité de la transcription, éventuellement en aidant à convertir l’hétérochromatine en euchromatine. Les chercheurs ont aussi récemment mis à jour de petits ARNs complémentaires à l’ARN messager de gènes et capables d’en enrayer la traduction ou d’en stimuler l’empaquetage et la répression transcriptionelle.

30

Chapitre 1. Quelques éléments de biologie

2 Microscopie de fluorescence pour l’imagerie cellulaire Maxime DAHAN, chercheur au CNRS, Laboratoire Kastler Brossel, CNRS Département de Physique et Institut de Biologie, École normale supérieure, université Pierre et Marie Curie, Paris 6.

1

Introduction

La microscopie optique est depuis longtemps associée à l’exploration du monde vivant. Dès 1665, le physicien anglais Robert Hooke utilise une lunette pour observer de fines tranches de bois et observe que celles-ci sont composées de petites structures. Il vient de découvrir chez les plantes l’existence des cellules, les briques élémentaires du monde animal et végétal. À la même époque, le savant hollandais Antoni van Leeuwenhoek (1632-1723) améliore la qualité des optiques et construit les premiers microscopes. Grâce à ses instruments, il fait de nombreuses découvertes, dont l’existence d’organismes unicellulaires tels que les bactéries et les levures, mais aussi les spermatozoïdes et les globules rouges. Depuis ces premiers travaux, les microscopes ont largement gagné en résolution et en sensibilité. Au XIXe siècle, la compréhension nouvelle des lois de l’optique permet d’améliorer la conception des instruments optiques. Ernst Abbé détermine notamment la limite fondamentale de résolution dans une image. Ces avancées conceptuelles coïncident d’ailleurs avec l’essor de l’industrie optique et la naissance de sociétés, telles que Carl Zeiss ou Leica, qui vont commercialiser des microscopes et rendre ces instruments accessibles à de nombreux chercheurs. De nos

jours, l’imagerie optique est utilisée quotidiennement pour comprendre le fonctionnement ou le disfonctionnement de nos cellules, tant en recherche fondamentale qu’en recherche appliquée ou pour le diagnostic médical. Toutefois, les microscopes ne sont plus de simples instruments optiques constitués d’un ensemble de lentilles et de miroirs. Ils intègrent des sources lumineuses diverses pour exciter les échantillons, des dispositifs opto-électroniques très performants pour détecter et enregistrer les signaux lumineux, et utilisent la puissance de calcul des ordinateurs modernes pour traiter et analyser ces données. De plus, grâce aux avancées considérables en biologie moléculaire ou cellulaire, il est aujourd’hui possible de modifier les acteurs moléculaires de nos cellules afin de les coupler à des sondes optiques spécifiques servant de marqueurs lumineux. La combinaison de techniques optique, chimique, biologique et computationnelle fait des microscopes modernes des instruments à la sensibilité et à la résolution extraordinaires, pouvant aller jusqu’à la mesure en temps réel des propriétés de protéines individuelles en milieu vivant. 2 2.1

La fluorescence Principe général

Lors de mesures optiques sous un microscope, il est indispensable de disposer d’une méthode de contraste permettant de distinguer l’objet d’intérêt au sein de l’échantillon. En pratique, les méthodes les plus courantes et, comme nous le verrons, les plus sensibles reposent sur un mécanisme physique commun : la fluorescence. Un objet (atome, molécule, cristal. . . ) est dit fluorescent lorsque, une fois amené dans un état excité par de la lumière de longueur d’onde λexc , il peut se désexciter en émettant lui-même de la lumière de longueur d’onde λem . L’énergie émise étant plus faible que celle absorbée, λem est plus grande que λexc . Dans le cas, fréquent en biologie, où l’excitation a lieu dans le domaine visible (λexc entre 400 et 700 nm), ceci se traduit par un décalage spectral de l’émission vers le rouge. La durée typique d’un cycle d’absorption/émission est de quelques nanosecondes. En d’autres termes, un système fluorescent peut émettre quelques centaines de millions de photons par seconde. Sachant que les photodiodes ou les caméras CCD permettent aujourd’hui la détection d’un photon unique, on trouve là une première explication à la sensibilité élevée des mesures de fluorescence. 2.2

Modèle d’un système fluorescent à deux niveaux

Un modèle simple à deux niveaux permet d’obtenir une description des propriétés d’un système fluorescent. Dans ce modèle, une molécule existe dans deux états : l’état fondamental f et l’état excité e dans lequel elle est transférée après absorption

32

Chapitre 2. Microscopie de fluorescence pour l’imagerie cellulaire

d’un photon de longueur d’onde λ (on ne fait pas ici de différence entre λexc et λem ) (Fig. 2.1). Pour décrire le processus d’excitation, on considère qu’il existe un taux d’absorption ka , proportionnel au flux de photons incidents par unité de surface. Le coefficient de proportionnalité σa , appelé section efficace d’absorption, a la dimension d’une surface et traduit la capacité de la molécule à absorber des photons à cette longueur d’onde. Le flux de photon est en général écrit sous la forme I/(hc/λ), où I est l’intensité surfacique du faisceau d’excitation (en W/m2 ) et hc/λ représente l’énergie d’un photon (h est la constante de Planck et c la vitesse de la lumière). Une fois excitée, la molécule peut se désexciter en émettant de la lumière de fluorescence avec un taux ke . Te = 1/ke représente le temps moyen passé dans l’état excité avant l’émission d’un photon et est, en général, de l’ordre de quelques nanosecondes.

A

B

état excité I

ka

Γ

ke état fondamental

IS

intensité I

Figure 2.1. A) Schéma d’un système à deux niveaux soumis à une excitation d’intensité surfacique I . ka est le taux d’absorption et ke le taux de désexcitation. B) Taux d’émission Γ en fonction de l’intensité I avec un comportement linéaire à faible intensité et saturant pour I  IS .

Les probabilités P f et Pe de se trouver dans l’état fondamental ou excité satisfont les équations suivantes : d Pf

= −ka P f + ke Pe , dt P f + Pe = 1.

(2.1) (2.2)

À l’état stationnaire, on a donc Pest = ka /(ka + ke ). Sachant que le taux Γ de fluorescence de la molécule est égal à ke Pest , on en déduit l’expression de Γ : Γ = ke

σa I/(hc/λ) σa I/(hc/λ) + ke

,

(2.3)

que l’on écrit plus fréquemment sous la forme : Γ=

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

1

I/Is

Te I/Is + 1

.

(2.4)

33

Is = ke hc/σa λ, appelée intensité de saturation, est une caractéristique de chaque composé fluorescent. À faible intensité (I  Is ), le taux de fluorescence varie linéairement Γ  σa I/(hc/λ). Ceci vient du fait que le temps moyen 1/ka pour absorber un photon est bien plus long que le temps Te mis pour se désexciter. Ainsi le taux d’émission est essentiellement déterminé par le processus d’excitation. Dans la limite opposée (I  Is ), dite de saturation, le temps Te est beaucoup plus grand que 1/ka et c’est lui qui détermine le taux d’émission de photons Γ  1/Te .

3

Sondes fluorescentes pour la biologie

À quelques exceptions importantes près, les molécules biologiques d’intérêt, telles que les acides nucléiques ou les protéines, n’ont pas de propriétés de fluorescence intrinsèques dans le domaine visible. Il est donc nécessaire de les coupler à des sondes fluorescentes afin de les détecter et d’étudier leurs propriétés. Les techniques de ciblage et de marquage sont très variées et dépendent avant tout des caractéristiques chimiques et biologiques des sondes utilisées. 3.1

Molécules organiques et méthode de marquage

Les sondes fluorescentes les plus fréquentes et dont l’usage remonte aux débuts de la microscopie sont les colorants organiques. Ce sont en général de petites molécules de synthèse dont les propriétés optiques, telles que la longueur d’onde d’absorption ou d’émission, peuvent être ajustées en modifiant la structure et la longueur des chaînes carbonées qui les composent. Ces sondes possèdent également des groupes réactifs, comme des amines ou des acides carboxyliques, permettant de les coupler par liaisons covalentes à d’autres molécules. Dans certains cas, il est possible d’attacher la sonde directement à la molécule d’intérêt. Toutefois, il est souvent nécessaire de passer par une méthode de marquage indirecte dans laquelle la sonde est couplée à une molécule qui sert ensuite à cibler la molécule d’intérêt. C’est le cas par exemple de l’immuno-marquage, où l’on attache la sonde à un anticorps pouvant se lier à un antigène spécifique. Dans ce cas, le lien entre la sonde et la cible n’est pas covalent mais résulte d’une affinité chimique et est gouverné par les règles de l’équilibre chimique. Les techniques de marquage, direct ou indirect, par des sondes organiques fluorescentes sont extrêmement courantes en biologie et en médecine et il existe des centaines de molécules différant non seulement par leurs caractéristiques optiques mais aussi par leur sensibilité à des paramètres physico-chimiques de leur environnement tels que le pH, la concentration en ions calcium ou le potentiel électrique. Elles ont cependant une limitation importante liée au phénomène de photodestruction.

34

Chapitre 2. Microscopie de fluorescence pour l’imagerie cellulaire

À chaque processus d’excitation, la molécule a une probabilité faible, mais non nulle, d’utiliser l’énergie absorbée non pour réémettre de la lumière mais pour induire des réactions chimiques aboutissant à des modifications structurales qui la rendent non fluorescente. À l’échelle d’une molécule individuelle, ce processus se manifeste par l’arrêt instantané de la fluorescence, analogue à l’extinction de la lumière lors du claquage d’une ampoule électrique. Lorsqu’on observe de nombreuses molécules à la fois, la photodestruction se traduit par une diminution progressive de la fluorescence totale due à la disparution à chaque instant d’une petite fraction des molécules encore actives.

3.2

Protéines fluorescentes

L’une des avancées majeures en biologie et en imagerie cellulaire au cours des vingt dernières années réside dans le développement de protéines fluorescentes, récompensé par l’attribution du prix Nobel de chimie en 2008 à S. Imamura, M. Chalfie et R. Tsien. La première et la plus célèbre de ces protéines est la GFP (Green fluorescent protein), une protéine initialement découverte et isolée dans la méduse Aequorea victoria [12]. Elle se compose de 238 acides aminés, organisés dans une structure ayant la forme d’un petit tonneau. D’un point de vue optique, la GFP absorbe la lumière bleue (λexc ∼ 480 nm) et, ce qui explique son nom, émet de la lumière de fluorescence verte (λem ∼ 510 nm). Le grand avantage de la GFP est que, par génie génétique, il est possible d’insérer sa séquence ADN à côté de celle d’une protéine que l’on souhaite étudier. Ainsi, lorsque la protéine est produite par la cellule, elle est directement attachée à la GFP et peut être visualisée dans une cellule vivante. Il s’agit d’une technique extrêmement puissante, utilisée dans des contextes très variés, allant des bactéries à des animaux entiers. Dans certains organismes, tels que la bactérie E. coli, il existe d’ailleurs des bibliothèques de mutants dans lesquels tous les gènes ou presque ont été fusionnés un par un à la GFP. Depuis la découverte et l’étude de la GFP, la panoplie des protéines fluorescentes a été largement étendue. Grâce à des mutants de la GFP et à des protéines fluorescentes venant d’autres organismes, on dispose d’une large gamme de sondes dont l’émission varie du bleu au rouge et pouvant être encodées génétiquement [10]. L’utilisation simultanée de plusieurs protéines fluorescentes permet de déterminer la position relative de différentes protéines et d’étudier ainsi les interactions possibles entre différentes acteurs de la cellule. Si les protéines fluorescentes présentent des avantages considérables, elles ont aussi quelques limitations, notamment leur sensibilité aux processus de photodestruction.

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

35

3.3

Nanoparticules inorganiques

Au cours des quinze dernières années, des progrès spectaculaires en physico-chimie des matériaux ont été réalisés dans la synthèse, la caractérisation et la fonctionnalisation d’un grand nombre de nanoparticules inorganiques. Il s’agit de nano-objets ayant une taille et une forme contrôlées à l’échelle nanométrique et dont les propriétés physiques dépendent de la nature du matériau (métallique, semi-conducteur, magnétique. . . ) qui les compose. Un champ d’applications très prometteur est leur utilisation comme sondes pour le vivant. C’est notamment le cas des nanocristaux semi-conducteurs qui ont des propriétés de fluorescence remarquables [7]. Ce sont notamment des émetteurs intenses de lumière, beaucoup moins sensibles aux effets de photoblanchiment qui affectent les molécules organiques ou les protéines fluorescentes. Ils permettent ainsi de suivre le mouvement de biomolécules sur des durées importantes, allant jusqu’à plusieurs heures. Même si ces nanoparticules présentent de nombreux avantages en terme de brillance et de photostabilité, ce sont des objets aux propriétés physico-chimiques complexes dont l’utilisation en milieu vivant reste délicate. En particulier, la taille des nanocristaux, de l’ordre de 10 à 30 nm, est sensiblement plus importante que celle (∼1−5 nm) des molécules qu’ils servent à marquer (Fig. 2.2). Il est donc crucial de vérifier qu’ils n’affectent pas le mouvement ou l’activité biologique de leur cible.

fluorescéine GFP

nanocristal semi-conducteur

10 nm

100 nm

anticorps

virus

bactérie

cellule humaine

Figure 2.2. Échelle de tailles des sondes fluorescentes pour l’imagerie de fluorescence par rapport à des objets importants du vivant.

36

Chapitre 2. Microscopie de fluorescence pour l’imagerie cellulaire

Encadré 2.1. Transfert d’énergie de Forster.

Dans bien des cas, le marquage avec des sondes fluorescentes permet de localiser des molécules spécifiques au sein d’un échantillon vivant. Toutefois, l’utilisation de sondes fluorescentes donne aussi accès à des informations plus complexes, telles la mesure de conformations ou celle d’interactions moléculaires. Cette mesure est basée sur un mécanisme de transfert d’énergie entre sondes fluorescentes, appelé transfert d’énergie de Forster (Fig. 2.3). Ce mécanisme nécessite deux sondes, appelées respectivement molécule donneuse (D) et acceptrice (A), dont les propriétés optiques sont choisies de la manière suivante : la longueur d’onde d’excitation λDexc de la molécule donneuse est telle que la molécule acceptrice n’est pas excitée à cette longueur d’onde ; par contre, les spectres d’émission (caractérisée par λDem ) de la molécule donneuse et d’absorption (caractérisée par λAexc ) de la molécule acceptrice se recouvrent. Ainsi, lorsque l’on excite la molécule donneuse, elle peut se désexciter soit en émettant un photon de longueur d’onde λDem soit en transférant son énergie à la molécule acceptrice. Une fois excitée, celle-ci va émettre un photon décalé vers les basses énergies, de longueur d’onde λAem . L’efficacité E de ce processus de transfert est déterminée par la compétition entre le taux d’émission ke de la molécule donneuse et le taux de transfert k T : E=

kT ke + k T

.

kT

A D

λex e

A

λem

ke λDex e

B

C

Figure 2.3. A) Principe du transfert d’énergie entre une molécule donneuse et une molécule acceptrice. B) Utilisation de transfert d’énergie pour l’étude des interactions moléculaires. C) Étude des conformations intramoléculaires.

Le taux de transfert, qui traduit le couplage dipôle-dipôle entre les molécules D et A, dépend de leur proximité spatiale. Plus précisément, on montre que k T varie comme 1/R6 , où R est la distance qui sépare les deux sondes, et donc que : E=

1 1 + (R/R0 )6

,

où R0 est un paramètre qui dépend des propriétés spectroscopiques des deux sondes et qui est de l’ordre de 5 nm. En mesurant séparément les intensités lumineuses émises aux longueurs d’onde λDem et λAem , on a accès à la valeur de E. En principe, on dispose donc d’un vernier spectroscopique permettant de mesurer des distances à une échelle moléculaire. Compte

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

37

tenu de la dépendance en R6 , ce vernier ne fonctionne correctement que sur une échelle comprise environ entre 0,5 R0 et 1,5 R0 , soit de 2,5 à 7,5 nm. Cette gamme de distance peut sembler restreinte mais elle est en fait bien adaptée à la taille des structures moléculaires. De plus, dans bien des cas, les mesures de transfert d’énergie sont utilisées non pas comme une véritable mesure de distance mais simplement de manière binaire comme un signe de la proximité ou non de deux partenaires moléculaires. En biologie, il existe de nombreuses applications aux mesures de transfert d’énergie [8]. Si l’on accroche les molécules D et A sur deux espèces moléculaires distinctes, on peut ainsi étudier leurs interactions et cela directement dans un échantillon vivant. Il est aussi possible de réaliser des doubles marquages de la même molécule biologique. Dans ce cas, les variations d’efficacité E traduisent des changements de conformation, que l’on peut éventuellement relier à des propriétés fonctionnelles de la molécule.

4 4.1

La microscopie de fluorescence Principe

Un microscope est un instrument optique qui permet de réaliser l’image d’un échantillon avec un fort grandissement sur un détecteur [11]. La formation de l’image se fait au moyen de deux éléments optiques (Fig. 2.4) : (i) l’objectif, situé à proximité de l’échantillon, (ii) la lentille de tube, placée du côté du détecteur. À l’aide d’un système mécanique, l’échantillon est positionné dans un plan, appelé plan focal objet, situé à la distance focale fO de l’objectif. L’objectif, qui est lui-même composé d’une ou plusieurs lentilles, sert alors à collecter la lumière provenant de l’échantillon. En sortie de l’objectif, ces rayons lumineux se propagent parallèlement à l’axe optique de l’objectif. La lentille de tube a ensuite pour rôle de focaliser ces rayons afin de former une image sur un détecteur placé dans le plan focal image, à une distance f LT de la lentille. Deux paramètres importants caractérisent les performances d’un microscope optique : le grandissement et l’ouverture numérique de l’objectif. Le grandissement G représente le rapport entre la taille de l’image sur le détecteur et celle de l’échantillon initial. G est déterminé par le rapport f LT / fO des distances focales de la lentille de tube et de l’objectif (Fig. 2.4). L’ouverture numérique (ON ) de l’objectif est définie comme n sin(α) où α est l’angle avec lequel il collecte la lumière et n est l’indice optique du milieu qui sépare l’objectif de l’échantillon ou de la lamelle de verre sur lequel il est déposé. Ce milieu peut être de l’air, auquel cas n = 1, mais aussi de l’eau (n = 1,33) ou de l’huile (n = 1,5). Comme nous le verrons ci-après, l’ON détermine la résolution du microscope, c’est-à-dire la distance minimale en dessous de laquelle on ne peut plus distinguer deux objets ponctuels dans l’image. Dans la plupart des microscopes, la lentille de tube est fixe et seuls les objectifs sont interchangeables.

38

Chapitre 2. Microscopie de fluorescence pour l’imagerie cellulaire

Plan focal objet

fO

α objectif Plan focal arrière

Lentille de tube

fLT Plan focal image

détecteur Figure 2.4. Schéma général d’un microscope optique.

Il est donc d’usage d’indiquer directement sur l’objectif la valeur de son ON et du grossissement G (même si ce dernier dépend implicitement de la distance focale f LT de la lentille de tube). Dans les objectifs commerciaux, le grossissement peut aller en général jusqu’à 200 et l’ON atteint 1,49 pour les objectifs à immersion à huile. Dans le cas de l’imagerie de fluorescence, une source lumineuse, qui est une lampe à décharge ou un laser, sert à exciter les molécules dont on collecte et image la lumière de fluorescence. L’intérêt pratique de la fluorescence réside dans la séparation spectrale entre la lumière d’excitation (λexc ) et d’émission (λem ). À l’aide de filtres optiques placés entre l’échantillon et le détecteur, il est possible de sélectionner la lumière d’émission et d’éliminer la lumière d’excitation parasite. De même qu’il est presque impossible d’observer les étoiles le jour lorsque la lumière ambiante est trop forte, la sensibilité des mesures de fluorescence est ainsi grandement augmentée par le fait que la détection a lieu sur un fond noir. Un microscope de fluorescence peut être schématiquement séparé en deux parties (Fig. 2.5) : (i) un chemin d’excitation par lequel la lumière de la source (en bleu) est envoyée sur l’échantillon, (ii) un chemin d’émission par lequel transitent jusqu’au détecteur la lumière de fluorescence (en vert) provenant de l’échantillon. Ces deux voies sont combinées grâce à un miroir dichroïque placé entre l’objectif et la lentille

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

39

A1

A2

B1

p

B2

objectif

miroir dichroïque B3

caméra

C1

C2

C3 κ−1 θc

θ

Figure 2.5. Microscopie de fluorescence. A1) Schéma d’un microscope en épifluorescence. A2) L’échantillon est illuminé sur toute son épaisseur par une faisceau étendu. Le trait plein correspond au plan focal objet et les traits pointillés indiquent la profondeur de champ p du microscope. B) Image d’une source ponctuelle placée à la distance L du plan focal objet prise avec un microscope de grossissement 100 X et d’ON 1,4 : L = 0 (B1), L = 500 nm (B2), L = 1 μm (B3). La barre d’échelle correspond à 1 μm. C1) Schéma d’un microscope en onde évanescente. Le point de focalisation du faisceau incident est décalé par rapport à l’axe optique afin de créer une excitation incidente oblique. C2) Lorsque l’angle d’incidence θ dépasse l’angle critique θc , le faisceau est intégralement réfléchi. C3) Il existe en plus à l’interface entre la lamelle de verre et le milieu aqueux une onde évanescente de portée κ−1 de l’ordre de 100 nm.

de tube et qui a la propriété de réfléchir la lumière d’excitation et de transmettre la lumière d’émission. À partir de ce même principe de détection, il existe deux grandes approches pour la microscopie de fluorescence : la microscopie en champ large et la microscopie confocale à balayage. 4.2

Imagerie en champ large

La méthode d’imagerie la plus simple est celle du microscope en épifluorescence à champ large. Elle consiste à focaliser la lumière d’excitation dans un plan particulier,

40

Chapitre 2. Microscopie de fluorescence pour l’imagerie cellulaire

appelé plan focal arrière de l’objectif (Fig. 2.5A), de façon à ce que l’échantillon soit illuminé par un faisceau parallèle de grande étendue spatiale. Dans cette configuration, tout l’échantillon (par exemple, une cellule en culture sur une lamelle de verre) est excité et l’ensemble des sondes fluorescentes présentes émettent simultanément de la lumière. L’image de l’échantillon est alors enregistrée sur un détecteur étendu, par exemple une caméra numérique. Une question centrale en microscopie est de déterminer la résolution spatiale des images. Pour cela, le plus simple est de considérer d’abord le cas où l’échantillon contient une unique sonde ponctuelle, c’est-à-dire ayant une taille bien inférieure à la longueur d’onde λem . Les lois de l’optique ondulatoire font que l’image de cette source n’est plus ponctuelle, mais est une tache dont l’extension latérale est de l’ordre de d = λem /2ON multiplié par le grossissement G. On comprend ainsi que deux points source dans l’échantillon ne peuvent être distingués dans l’image que si leur distance relative est supérieure à la résolution d. Ainsi lorsqu’on regarde un échantillon fluorescent, dont on peut considérer qu’il est constitué d’un grand nombre de sources ponctuelles, il n’est pas possible d’obtenir des informations sur des détails à une échelle inférieure à d. C’est précisément la loi dérivée par Abbé et qui porte son nom en microscopie. L’ouverture numérique détermine également  la profondeur de champ p = λem /4n(1 − 1 − ON 2/n2 ) du microscope, c’est-à-dire l’épaisseur sur laquelle l’image est nette. Dans la limite fréquente où ON  n, p s’écrit plus simplement λem n/2ON 2. Lorsque une source lumineuse est hors focus, c’est-à-dire située à une distance plus grande que p du plan focal de l’objectif, elle apparaît comme une tache défocalisée d’extension plus grande que d (Fig. 2.5B). Si le microscope en épifluorescence est simple et très utilisé, il souffre toutefois d’une limitation importante lorsque l’on observe des échantillons dont l’épaisseur est plus grande que la profondeur de champ. Comme tout l’échantillon est illuminé, le détecteur reçoit non seulement de la lumière de la partie de l’échantillon dans le plan focal objet mais aussi des parties situées hors focus. Ces dernières vont alors contribuer à ajouter un signal flou qui dégrade considérablement la qualité de l’image et empêche la détection de nombreux détails. Il existe plusieurs solutions pour remédier à cette difficulté et rejeter la lumière hors focus. Une première approche consiste à utiliser une excitation très localisée dans l’espace. Pour cela, on tire partie de la différence d’indice entre la lamelle de verre (nverre = 1,5) sur laquelle l’échantillon est déposé et le milieu aqueux dans lequel il se trouve (neau = 1,33). En vertu des lois de Snell-Descartes de la réfraction de la lumière, si un rayon lumineux a un angle d’incidence θ supérieur à l’angle d’incidence critique θc = arcsin(neau /nverre ), il n’est pas transmis pas du verre vers l’eau mais est intégralement réfléchi par l’interface. À cette interface, il existe par ailleurs un champ électrique évanescent dont l’intensité décroît comme exp(−κz) où

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

41

 κ = (4π/λ) n2verre sin2 (θ ) − n2eau . Ce champ peut ainsi servir à exciter sélectivement les molécules de l’échantillon se trouvant à une distance de l’ordre de κ−1 de la lamelle de verre. Dans un microscope en épifluorescence, pour obtenir une excitation en onde évanescente, on focalise toujours le faisceau incident dans le plan focal arrière mais en un point décalé de l’axe optique (Fig. 2.5C1). Ce décalage latéral se traduit dans le plan focal image par une illumination oblique. Si l’objectif a une ON suffisament grande pour que l’angle α correspondant soit plus grand que θc , il est possible de décaler suffisamment le point de focalisation de manière à dépasser l’angle critique. La portée de l’onde évanescente est en général de l’ordre d’une centaine de nanomètres. Par conséquent, la microscopie en onde évanescente est limitée en imagerie du vivant à l’étude de processus particuliers se déroulant à la membrane cellulaire, tels que le trafic des protéines membranaires ou le relargage des neurotransmetteurs dans les cellules nerveuses.

4.3

Imagerie confocale

La microscopie confocale, développée par Marvin Minsky en 1957, est une technique générale et efficace pour éliminer le bruit de fond dû au signal hors focus dans les images de fluorescence. Dans un microscope confocal, l’échantillon est excité non pas avec une illumination étendue mais en focalisant un faisceau laser dans le plan objet (Fig. 2.6A1). L’astuce est d’ajouter dans le plan image un masque opaque contenant un petit trou de filtrage ayant un diamètre de l’ordre de Gd. À l’aide d’une lentille supplémentaire, on collecte la lumière qui est passée à travers le trou et on la détecte grâce à un photodétecteur. Ainsi, si une source lumineuse se trouve exactement dans le plan objet du microscope, son image passera par le trou et les photons arriveront sur le détecteur. En revanche, si elle est décalée d’une distance comparable ou supérieure à p, son image au niveau du masque sera une tache étendue dont la lumière sera bloquée par le masque (Fig. 2.6A1). De cette manière, on rejette toute la lumière venant des parties hors focus pour seulement conserver celle venant d’une zone d’épaisseur ∼ p autour du point focal. En d’autres termes, le trou de filtrage permet de définir un volume autour du point focal et seules les molécules présentes dans ce volume contribueront au signal. Afin de former une image de l’échantillon, on déplace latéralement le faisceau focalisé, et en chaque point, on enregistre la quantité de lumière qui parvient au détecteur. Ainsi, à la différence du microscope en épifluorescence pour lequel on a une détection en parallèle sur tous les pixels de la caméra, le microscope confocal est un système à balayage pour lequel la détection est séquentielle. C’est l’extension (et non la taille du trou) du faisceau focalisé qui détermine la résolution latérale de l’image, là encore de l’ordre de d.

42

Chapitre 2. Microscopie de fluorescence pour l’imagerie cellulaire

A1

A3

A2

A4

trou de

détecteur

Figure 2.6. A1) Schéma d’un microscope confocal. A2) A3) A4) Suivant la position de la source par rapport au plan focal objet et la profondeur de champ, le signal de fluorescence sera bloqué ou non par le trou de filtrage.

Le microscope confocal permet d’autres types de mesures très utiles en biologie, dans lesquelles on ne balaie pas le faisceau focalisé. Au contraire, on le laisse fixe dans l’espace et on enregistre dans le temps le signal de fluorescence I(t) généré par les molécules qui traversent le volume focal. À l’échelle microscopique, les molécules biologiques se déplacent le plus souvent par diffusion brownienne, sous l’effet de l’agitation thermique. Dans ces processus de diffusion, le mouvement est aléatoire et donc le nombre de molécules présentes dans le volume focal varie au cours du temps. Ces variations vont se traduire par des fluctuations temporelles du signal I(t) dont il est possible d’extraire des informations précieuses. Pour cela, on calcule la fonction d’autocorrélation normalisée : g(τ) =

〈I(t)I(t + τ)〉 t 〈I(t)〉2t

,

où 〈.〉 t désigne la valeur moyenne temporelle. Lorsque le mouvement des molécules est purement diffusif (avec un coefficient de diffusion D), on montre que : g(τ) =

1

1

N (1 + τ/τ D )

+ 1,

où N est le nombre moyen de molécules présentes dans le volume focal et τ D ∝ 1/D. Ainsi, dans les mesures de spectroscopie de corrélation de la fluorescence (en anglais, fluorescence correlation spectroscopy ou FCS), on peut déterminer, au sein d’un échantillon vivant, la concentration locale d’une espèce moléculaire ainsi que les paramètres qui caractérisent son transport.

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

43

5 5.1

L’imagerie de molécules individuelles Image et localisation d’une sonde unique

Au cours des quinze dernières années, un effort important en microscopie optique a été mené pour gagner en sensibilité de détection. Pour cela, il est nécessaire de collecter au mieux le signal venant des sondes fluorescentes tout en réduisant le bruit (d’origine optique, mécanique ou électrique) qui vient s’ajouter à ce signal (voir l’encadré 2.2 ci-après sur la notion de signal sur bruit). Cet effort a été largement récompensé car il est aujourd’hui possible de détecter le signal d’une sonde unique attachée à une molécule biologique d’intérêt au sein d’une cellule vivante. Cela a ouvert des perspectives fascinantes pour l’imagerie de fluorescence et ses applications en biologie et en biotechnologie. Encadré 2.2. Le rapport signal à bruit.

La sensibilité d’une mesure optique est déterminée par le rapport signal à bruit. Le signal S résulte de la somme du signal S f de la sonde fluorescente et du signal du fond S b , dû notamment à la lumière parasite qui atteint le détecteur ou à l’électronique du dispositif qui mesure l’intensité lumineuse. Pour quantifier le bruit, il faut déterminer les fluctuations du signal en calculant la variance σS de S. Comme les fluctuations du signal de fluorescence et celles du signal de fond sont indépendantes, la variance σS vérifie la relation σS2 = σS2 +σS2 , f b où σS f et σS b correspondent respectivement à la variance du signal de fluorescence et à celle du signal de fond. Le signal moyen de la molécule est égal à S¯ f = ΓT , où Γ est le taux d’émission par unité de temps et T la durée d’acquisition. Toutefois, il existe un bruit associé à ce signal. Même si le taux Γ est fixe, le signal mesuré à chaque interval de temps T varie et ces fluctuations, appelées bruit de photons, sont telles que σS f = ΓT . La valeur moyenne de S b et sa variance σS b peuvent être obtenues en faisant une mesure en l’absence de sonde. On a donc l’expression du rapport signal à bruit : S¯ f ΓT = . S/B =  2 2 σS f + σS b ΓT + σS2b Plus le rapport S/B est elevé et meilleure est la mesure. Dans le cas où ΓT est bien plus important que σS2 , on dit que la mesure a atteint la limite du bruit photonique S/B  ΓT . b Dans les mesures optiques, il s’agit d’une limite intrinsèque qui ne dépend pas des conditions de détection ou de la nature du détecteur mais est lié à la nature corpusculaire des photons. Si dans une image on collecte 1 000 photons visibles (λem = 500 nm) par molécule avec un objectif d’ON 1,4, la précision de pointé sera de ∼6 nm.

Dans la mesure où ces sondes, que ce soit des molécules organiques, des protéines fluorescentes ou des nanoparticules inorganiques, sont toujours petites devant λem , elles se comportent comme des sources ponctuelles. Comme nous l’avons

44

Chapitre 2. Microscopie de fluorescence pour l’imagerie cellulaire

vu ci-dessus, leur image est une tache lumineuse d’extension d. Dans de nombreuses expériences, on a besoin de localiser la molécule dans l’image, en pointant le centre de la tache. En pratique, il est possible de le faire avec une précision σ bien meilleure que d. Cette précision sera d’autant plus grande que le signal optique de la molécule, c’est-à-dire le nombre N de photons collectés, est important. Dans la limite dite du bruit de photons (voir l’encadré 2.2), on montre que σ est de l’ordre de d/ N [9]. Les caméras actuelles pouvant avoir un très bon rendement quantique avec un bruit limité, elles permettent une détection très efficace des photons ce qui permet d’atteindre une précision de pointé de quelques nanomètres (voir l’encadré 2.2). Insistons ici sur le fait que localiser une molécule unique avec une précision σ inférieure à d ne revient pas à gagner en résolution, c’est-à-dire à gagner en capacité à distinguer deux molécules ayant une distance relative inférieure à d. Pour déterminer aussi précisément la position d’une molécule, il est impératif de savoir a priori qu’il ne s’agit que d’une seule molécule !

B intensité (u. a.)

A

,

,

,

,

,

,

,

,

position (μm) Figure 2.7. A) Représentation tri-dimensionnelle du profil d’intensité de l’image d’une source ponctuelle. B) Profil d’intensité (en bleu) et ajustement par une courbe gaussienne, permettant de déterminer précisément la position de la source (trait pointillé) avec une précision ∼ d/ N inférieure à la largeur de la courbe (de l’ordre de d ).

5.2

Microscopie de super-résolution par photoactivation

En imagerie optique, nous avons vu que la résolution d est de l’ordre de 200 nm pour les meilleurs microscopes. Cette échelle de longueur est à comparer à celle d’une cellule (1 à 100 μm), d’un organelle (∼0,1 à 1 μm) ou de nombreux assemblages macromoléculaires (∼10 à 10 nm). En d’autres termes, la microscopie est un outil puissant pour nous informer sur l’échelle cellulaire mais bien moins sur les structures moléculaires. Pour atteindre cette échelle sub-cellulaire, très importante pour la compréhension des systèmes vivants, il semble donc nécessaire de passer outre la limite de résolution déterminée par Abbé. Au cours des dernières années, plusieurs équipes

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45

ont démontré qu’il était possible de le faire, non pas en remettant en cause les lois fondamentales de l’optique mais en utilisant des schémas astucieux d’excitation et de détection [4]. Deux approches, appelées microscopie par illumination structurée (en anglais, Structured Illumination Microscopy ou SIM) et microscopie de déplétion par émission stimulée (en anglais, STimulated Emission Depletion ou STED) et que nous ne détaillons pas ici, sont basées sur une structuration spatiale du faisceau d’excitation. Une autre technique, la microscopie de photoactivation inventée en 2006 par les groupes d’Éric Betzig, Xiaowei Zhuang et Sam Hess aux États-Unis, est elle largement fondée sur la détection de molécules individuelles. Le principe de la microscopie de photoactivation consiste à n’allumer au sein de l’échantillon qu’un petit nombre de sondes fluorescentes. Si ce nombre est suffisamment faible pour que la distance moyenne entre ces sondes activées soit supérieure à d, l’image de fluorescence consiste en des taches isolées provenant de molécules individuelles. Chacune de ces taches peut être analysée de manière à localiser la source de lumière avec une précision σ. Pour obtenir l’image complète de l’échantillon, il faut ainsi allumer quelques molécules, les localiser par analyse d’image puis les éteindre avant de recommencer avec une autre fraction des molécules. En répétant cette séquence d’allumage-localisalisation-extinction un grand nombre de fois (idéalement avec toutes les molécules présentes dans le champ de vue), on reconstruit molécule par molécule une image dont la résolution n’est plus déterminée par la loi d’Abbé mais par la précision de localisation σ. En pratique, σ est de l’ordre de 10 à 40 nm pour des images de cellules. Ces méthodes, appelées PALM (Photo-Activation Localization Microscopy) ou STORM (Stochastic Optical Reconstruction Microscopy) dans la littérature, sont souvent qualifiées de techniques pointillistes car, à l’instar de la technique de peinture du même nom, l’image est formée par l’accumulation de petites taches correspondant ici à la position des sondes fluorescentes. L’élément-clé est de disposer de sondes fluorescentes que l’on puisse allumer puis éteindre à volonté. Plusieurs types de marqueurs, protéines de fusion ou colorants organiques, permettent aujourd’hui cela. Les protéines photoconvertibles sont sans doute l’un des systèmes les plus intéressants. Ces protéines, qui émettent naturellement à une longueur d’onde (en général dans le vert), changent de couleur et émettent à une autre (dans le rouge) après activation par de la lumière violette (λ ∼ 400 nm). Ainsi, lorsque la fluorescence verte est détectée, une image de résolution standard est obtenue car toutes les molécules émettent en même temps. Après un très bref flash de lumière violette, seules quelques molécules sont converties et peuvent être détectées de manière isolée en collectant la fluorescence rouge. Après quelques instants d’illumination, ces molécules activées s’éteignent par photodestruction. Le grand avantage de ces protéines est que, comme pour la GFP, elles peuvent être fusionnées à des gènes d’intérêt, permettant ainsi de regarder l’organisation de protéines spécifiques dans des cellules vivantes avec une résolution nanométrique.

46

Chapitre 2. Microscopie de fluorescence pour l’imagerie cellulaire

A1

A3

A2

B

C

A4

Figure 2.8. A) Principe de la microscopie de super-résolution par photoactivation. A1) Position des sondes dans l’échantillon. Le trait plein représente la résolution d du microscope. A2) Image simultanée des sondes dans un microscope conventionnel. A3) On active une seule des molécules que l’on localise par analyse de sa tache de fluorescence (en rouge). A4) Image reconstituée de l’échantillon après activation de toutes les molécules. La taille des spots indique la précision de localisation dans la mesure. B) Image du cytosquelette d’actine dans des neurones en culture. La résolution ∼200 nm est celle d’un microscope en épifluorescence conventionnel. C) Image par microscopie de photoactivation. La résolution, donnée par la précision de pointé, est de l’ordre de 40 nm. La barre d’échelle de la figure B correspond à 1 μm (adapté de [5]).

La figure 2.8 illustre le gain de résolution offert par la microscopie de photoactivation dans le cas de l’imagerie du cytosquelette d’actine de neurones en culture.

5.3

Suivi de molécules individuelles

Une application importante de l’imagerie de molécules uniques est le suivi dynamique dans la cellule. Dans ce cas est enregistré dans une séquence d’images le signal d’une molécule individuelle marquée par une sonde fluorescente. Comme dans la microscopie de photoactivation, la molécule est localisée dans chaque image avec une précision inférieure à la limite de diffraction d. L’analyse de la trajectoire, reconstruite à partir des positions successives au cours de la séquence, donne accès à des paramètres importants qui contrôlent la dynamique spatiale, telle que la vitesse de transport ou le coefficient de diffusion. Deux exemples illustrent l’intérêt de ces méthodes. Dans le premier, on s’intéresse au mouvement de la kinésine, un moteur moléculaire qui se déplace le long des microtubules et qui est impliqué dans les mécanismes de transport et de division cellulaire (Fig. 2.9A-C). Ce moteur a été largement étudié in vitro, notamment avec des mesures de pinces optiques (voir les chapitres 4 et 3). Ces expériences

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47

A

1 ?m

B

C v5 = 0.67 μm/s

20

00ss

37 ss 37 1

1 μm

x (μm)

v4 = 0.26 μm/s

15 v3 = 0.56 μm/s

10 v2 = 0.54 μm/s

5

microtubules

46ss 46

55 ss 1

v1 = 0.44 μm/s

0

10

20

30

40

50

time (s)

D

E4

E1

25,5 s E2

84.7 s E3

132 s E5

137,3 s E6

141 s F

105,7 s

Figure 2.9. Suivi dynamique de molécules individuelles en cellules vivantes. A) Cas de la kinésine, un moteur moléculaire qui se déplace sur les microtubules. B) Séquence d’images montrant le déplacement dirigé d’un moteur couplé à une nanoparticule fluorescente au sein d’une cellule vivante. C) Analyse du déplacement du moteur en fonction du temps, indiquant une alternance de phases de mouvement dirigé et de pauses (adapté de [1]). D) Cas du récepteur de la glycine (bleu) couplé à une sonde fluorescente (vert). Le récepteur diffuse dans la membrane neuronale et peut atteindre des sites synaptiques où il est stabilisé par des protéines d’ancrage (rouge). E1-6) Séquence d’images montrant le mouvement d’un récepteur individuel (vert) par rapport à un site synaptique (en rouge). F) Reconstruction de la trajectoire du récepteur (en bleu). Les points en vert correspondent à la partie de la trajectoire pendant laquelle le récepteur est piégé au sein de la synapse (adapté de [3]).

ont permis de déterminer la vitesse du moteur ainsi que les forces (de l’ordre de 5 pN) qu’il est capable de générer lorsqu’il transporte un cargo. Cependant, le cytoplasme cellulaire dans lequel la kinésine opère est un environnement bien différent de celui des mesures in vitro. C’est un milieu particulièrement dense en molécules et, de plus, de nombreuses protéines viennent s’accrocher sur les microtubules, agissant potentiellement comme des obstacles au mouvement des moteurs. Pour tester le comportement d’un moteur individuel dans la cellule, on peut ainsi le marquer avec une nanoparticule semi-conductrice et l’introduire dans la cellule afin d’observer son mouvement avec une grande résolution [1]. L’analyse des trajectoires permet

48

Chapitre 2. Microscopie de fluorescence pour l’imagerie cellulaire

de mesurer directement la vitesse du moteur (de l’ordre de 0,5 μm.s−1 ) ainsi que sa processivité (de l’ordre de 1 s), c’est-à-dire la durée des phases de transport sur le microtubule avant qu’il ne s’en détache. De manière remarquable, ces résultats sont très proches de ceux mesurés in vitro, suggérant que tous les obstacles moléculaires au mouvement ne sont sûrement pas très stables et qu’ils sont capables de se détacher très rapidement. Un deuxième exemple concerne le mouvement d’un récepteur aux neurotransmetteurs, le récepteur de la glycine, impliqué dans la transmission du signal nerveux inhibiteur (Fig. 2.9D-F). La régulation de la localisation de ces récepteurs dans la membrane neuronale est une question importante pour comprendre le fonctionnement du système nerveux. Grâce aux méthodes de suivi dynamique, on peut détecter leur mouvement à la membrane directement dans des neurones en culture [2]. À la différence du moteur qui a un mouvement dirigé, le récepteur lui diffuse dans la membrane, c’est-à-dire qu’il a un mouvement désordonné gouverné par l’agitation thermique. Lorsqu’on marque en plus les sites synaptiques, c’est-à-dire les lieux de contact entre neurones et de transmission du signal, on observe que le récepteur semble explorer son environnement avant finalement d’atteindre la synapse. Toutefois, ces récepteurs sont des objets bien plus baladeurs que ce que l’on imaginait initialement. Après quelques secondes, le récepteur ressort de la synapse pour poursuivre son exploration aléatoire dans la membrane.

6

Conclusion et perspectives

Les microscopes optiques permettent aujourd’hui d’étudier avec une résolution et une sensibilité toujours accrues le fonctionnement de systèmes biologiques. Couplées avec des outils de marquage fluorescent, les techniques d’imagerie donnent notamment accès à la localisation précise des acteurs moléculaires impliqués dans une multitude de processus biologiques. Au cours des dernières années, un effort tout particulier a visé à mesurer les propriétés de systèmes vivants et non plus seulement fixés. Ces mesures, qui permettent de faire le lien entre le rôle fonctionnel et la dynamique spatiale de molécules, d’organelles ou de cellules, ne cessent de soulever des questions nouvelles sur l’organisation du vivant. Dans ce chapitre, nous nous sommes attachés à décrire plus particulièrement des outils d’imagerie pour la biologie cellulaire. Toutefois, de nombreuses questions importantes en biologie portent sur les propriétés de systèmes multicellulaires, que cela soit des tissus, des tranches de cerveaux ou des organismes entiers. D’un point de vue optique, ce sont des milieux épais dans lesquels la propagation de la lumière est complexe. Ils posent donc de nombreux défis auxquels les microscopistes répondent avec des techniques de plus en plus élaborées, telles que l’imagerie optique non linéaire (voir aussi le

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chapitre 6 sur ce point). Au-delà des mesures de laboratoire, les microscopes de fluorescence servent aussi au diagnostic médical. Implémentés dans un endoscope, ils permettent ainsi de mesurer les propriétés des tissus directement chez un patient et seront sûrement amenés à jouer un rôle pour guider les outils des chirurgiens. Les microscopes ne sont pas seulement des outils d’observation mais aussi de manipulation mécanique ou chimique des systèmes biologiques. On peut par exemple appliquer des forces mécaniques précises avec des pinces optiques (voir 3) ou bien focaliser des lasers puissants pour endommager localement des tissus et pratiquer de la nano-dissection. Avec des sondes chimiques activables par la lumière, on peut aussi déclencher des réactions biochimiques, en changeant par exemple la concentration locale en ions (tels que le calcium) ou en forçant l’interaction entre partenaires moléculaires. Dans tous ces cas, la microscopie joue un double rôle, servant à la fois à générer des perturbations bien contrôlées et à en mesurer en imagerie l’effet sur l’échantillon. La complexité des expériences d’imagerie en biologie n’augmente pas seulement du point de vue instrumental mais aussi sur le traitement et l’analyse des images. Comme illustré sur l’exemple de la microscopie de photoactivation, la formation d’une image ne dépend souvent pas seulement de l’acquisition mais également d’un traitement numérique du signal de fluorescence. Par ailleurs, les mesures de microscopie dynamique génèrent des quantités de plus en plus importantes de données. En biologie du développement, on cherche par exemple à filmer en 3D le développement complet d’un embryon (de zebrafish ou de drosophile notamment) pendant des durées allant jusqu’à 24 h ou plus. Pour parvenir aux résolutions spatiale (∼1 μm) et temporelle (∼1 minute) suffisantes pour suivre au sein de l’embryon le cheminement des cellules et leurs cycles de division, il faut acquérir plusieurs centaines de milliers d’images, ce qui correspond à des To de données [6]. On conçoit aisément que manipuler de telles masses de données et les analyser pour en extraire des informations pertinentes exigent des compétences spécifiques. Pour conclure, la microscopie optique est par essence un domaine de recherche pluridisciplinaire où se rencontrent biologistes, chimistes, physiciens, mais aussi des spécialistes du traitement de données et de la modélisation. À l’avenir, c’est la mise en commun de tous ces savoir-faire qui permettra de continuer à apporter un peu de lumière sur la complexité du vivant.

Bibliographie [1] Courty S, Luccardini C, Bellaiche Y, Cappello G, Dahan M. Tracking individual kinesin motors in living cells using single quantum-dot imaging. Nano Lett 2006 ; 6:1491-1495.

50

Chapitre 2. Microscopie de fluorescence pour l’imagerie cellulaire

[2] Dahan M, Lévi S, Luccardini C, Rostaing P, Riveau B, Triller A. Diffusion dynamics of glycine receptors revealed by single-quantum dot tracking. Science 2003 ; 302:442-445. [3] Ehrensperger MV, Hanus C, Vannier C, Triller A, Dahan M. Multiple association states between glycine receptors and gephyrin identified by SPT analysis. Biophys J 2007 ; 92:3706-3718. [4] Huang B, Babcock H, Zhuang X. Cell 2010 ; 143:1047-58. [5] Izeddin I, Specht CG, Lelek M, Darzacq X, Triller A, Zimmer C, Dahan M. Superresolution dynamic imaging of dendritic spines using a low-affinity photoconvertible actin probe. PLoS One 2011 ; 6:e15611. [6] Keller PJ, Schmidt AD, Santella A, Khairy K, Bao Z, Wittbrodt J, Stelzer EH. Fast, high-contrast imaging of animal development with scanned light sheetbased structured-illumination microscopy. Nat Methods 2010 ; 7:637-42. [7] Michalet X, Pinaud FF, Bentolila LA, Tsay JM, Doose S, Li JJ, Sundaresan G, Wu AM, Gambhir SS, Weiss S. Quantum dots for live cells, in vivo imaging, and diagnostics. Science 2005 ; 307: 538-44. [8] Selvin PR. Nat Struct Biol 2000 ; 7:730-4. [9] Thompson RE, Larson DR, Webb WW. Precise nanometer localization analysis for individual fluorescent probes. Biophys J 2002 ; 82:2775-83. [10] Tsien RY. FEBS Lett 2005 ; 579:927-32. [11] Une introduction aux techniques de microscopie est disponible sur le site : http://micro.magnet.fsu.edu/primer/index.html. Pour une description détaillée, on pourra consulter : J. Mertz, Introduction to Optical Microscopy, Roberts and Company Editors (2009). [12] Une présentation de la découverte de la GFP est disponible sur le site : http://nobelprize.org/

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3 Études mécaniques sur molécules uniques : considérations générales David BENSIMON, chercheur au CNRS, Laboratoire de Physique statistique de l’ENS, Paris. Vincent CROQUETTE, chercheur au CNRS, Laboratoire de Physique Statistique de l’ENS, Paris.

1

Éléments de biologie moléculaire

La cellule est une micro-usine biochimique d’une grande complexité. À l’intérieur d’une membrane protéo-lipidique, elle contient un grand nombre de complexes protéiques (ribosome, centrioles, etc.) et d’organelles (mitochondries, chloroplastes, appareil de Golgi, etc.) dont les fonctions sont coordonnées pour assurer la survie de la cellule dans des environnements variés (Fig. 3.1). Son cœur, le noyau, contient les instructions qui servent à définir son fonctionnement et à garantir sa reproduction à l’identique. Le noyau consiste essentiellement en une ou plusieurs molécules d’ADN compactées par leur enroulement autour de complexes protéiques (les histones), ces complexes se positionnant comme des perles le long d’un collier d’ADN. La molécule d’ADN elle-même consiste en une paire d’hétéro-polymères complémentaires composés de quatre types de monomères (ou bases) : Adénine (A), Guanine (G), Cytosine (C) et Thymine (T) dont le positionnement le long du polymère définit sa séquence (par exemple . . . AGGATTCGGAAT. . . ) (voir Fig. 3.3). Les deux brins de la molécule d’ADN forment une double hélice : les bases A (G) sur un des brins

réticule endoplasmique rugueux membrane plasmatique

Cellule Procaryote p

cytoplasme

Nucleoïde

Cellule Eucaryote e appareil de peroxysome golgi G mitochondrie cytoplasme lysosome réticule endoplasmique lisse

ribosome ADN nucléoplasme nucléole Noyau nucléopore enveloppe nucléaire

paroi

Figure 3.1. Schéma d’une cellule animale. On remarque le noyau, mémoire de la cellule et l’existence d’un grand nombre d’unité protéiques spécialisées dans certaines tâches : les ribosomes pour la synthèse peptidique, les mitochondries pour la synthèse d’ATP, les microtubules pour le transport intracellulaire, l’appareil de Golgi pour la sécrétion, etc.

sont appariées avec les bases T(C) sur l’autre. L’ADN étant la mémoire de la cellule, sa reproduction passe donc nécessairement par la réplication de la molécule, un processus facilité par sa structure même : un brin servant de support à sa copie complémentaire. Une petite partie de la séquence d’ADN code pour la structure et la fonction des différentes protéines impliquées dans le fonctionnement de la cellule. Cependant l’essentiel de la séquence régule les conditions d’expression des séquences codantes, donc des protéines et de la réponse cellulaire à tel ou tel environnement. Le rôle central que joue l’ADN dans la cellule implique son interaction avec un grand nombre de protéines. Certaines de ces protéines (telles les histones) sont structurales, d’autres sont des moteurs moléculaires qui ouvrent la molécule (les hélicases), la copient (les ADN-polymérases), la traduisent en ARN-messager ou ARNm (les ARN-polymérases), la dénouent (les topoisomérases), la réparent (tel les complexes

54

Chapitre 3. Études mécaniques sur molécules uniques : considérations générales

MutS-MutL), la transportent (tel la proteine FtsK), etc. Le développement de techniques de manipulation de molécules d’ADN isolées (décrites plus loin) a permis l’étude de ces interactions au niveau de la molécule unique : l’étude d’une seule protéine interagissant avec une seule molécule d’ADN. Ces investigations ont permis une compréhension meilleure et bien plus détaillée des processus qui impliquent l’ADN. Si l’ADN est la mémoire génétique de la cellule et les protéines ses « ouvrières » spécialisées, l’ARN est apparu ces dernières années comme étant sa molécule à tout faire. Son premier rôle identifié fut celui de copie transitoire ou brouillon. Selon le « dogme central » de la biologie moléculaire (voir Fig. 3.2) l’information codante de l’ADN circule dans une seule direction : d’abord copiée en ARNm, elle est ensuite traduite à partir de ce brouillon en une séquence peptidique dont le repliement définit la structure de la protéine intialement encodée dans l’ADN (chaque triplet de bases définissant un des 20 acides aminés composant les protéines). Il est ensuite apparu que le processus de traduction faisait intervenir des ARN particuliers, dits

REPLICATION

ADN

TRANSCRIPTION

REVERSE TRANSCRIPTION

ARN

TRADUCTION

PROTÉINE

Figure 3.2. Le dogme central de la biologie moléculaire : l’information génétique circule dans une seule direction de l’ADN, vers l’ARNm, qui est normalement replié avec des structures secondaires, puis vers les protéines. Cependant certaines exceptions existent. Ainsi les reverses-transcriptases permettent de coder de l’ADN à partir d’ARN. (Les images sont dues à R. Lavery.)

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55

a)

b)

5'

3'

c)

d)

PO4NH2

4'

O

0.34 nm

3' PO4-

C

1'

2'

N

N

O

G

HN

O

H2N NH2

N N

A

N

HN

PO4-

CH3

O

N PO4-

O

N

N

O

N

3.4 nm

5'

T

N

O

t(s') t(s)

O PO4O

~ 50 nm 3'

Squelette Paires de bases

~ 10 μm Pelote aléatoire

5'

2 nm

Figure 3.3. Structure de l’ADN. a) Chaque brin est composé d’un squelette sucre-phosphate. Les groupements chimiques (Adénine (A), Guanine (G), Cytosine (C) et Thymine (T)) sont attachés sur le sucre en position 1’. Pour la forme standard de l’ADN (« ADN-B »), la distance entre paire de bases est de 0,34 nm. Les deux brins sont anti-parallèles : l’orientation peut être définie en utilisant les points d’accrochage des bases sur le sucre ; b) Structure secondaire de l’ADN : chaque brin s’enroule autour de l’autre en formant une hélice droite. La pas de l’hélice est d’environ 10,5 paires de bases, ce qui implique que l’angle de torsade entre bases est d’environ 36◦ . À plus grande échelle, l’ADN se comporte comme une chaîne semi-flexible dont l’orientation se décorrèle sur une distance de ξ = 50 nm, appelée longueur de persistance. d) Des molécules d’ADN longues (longueur L  ξ) ressemblent à des pelotes aléatoires dont la taille moyenne R

croît comme le carré de la longueur R = 2ξL ∼ 10 μm pour le chromosome d’E. coli qui possède 4,6 millions de paires de bases (longueur L ∼ 1 mm). (Figure inspirée de [6].)

ARN de transfert ou ARNt qui servent d’adaptateurs entre la séquence de l’ARNm qu’ils reconnaissent de façon spécifique (par appariement avec trois bases complémentaires, comme c’est le cas dans la double hélice d’ADN) et la séquence peptidique à laquelle ils contribuent, l’acide aminé correspondant au triplet apparié. Ce processus de traduction est coordonné par l’interaction de l’ARNm et des ARNt avec un énorme complexe nucleo-protéique : le ribosome. Ce complexe consiste en deux sous-unités comportant chacune plusieurs dizaines de protéines en interaction avec des molécules d’ARN spécifiques, les ARN ribosomaux ou ARNr. Or il est apparu ces dernières années que la fonction catalytique des ribosomes était médiée par les ARNr, les protéines du complexe jouant un rôle essentiellement structurant. De fait de nombreuses molécules d’ARN possédant une activité catalytique et appelées ribozymes ont été découvertes. Finalement, il est récemment apparu que de petites molécules d’ARN jouaient aussi un rôle dans la régulation de l’expression et de la traduction des gènes. Ces multiples rôles de l’ARN renforcent l’idée selon laquelle la vie serait apparue sous forme d’ARN pour plus tard donner naissance à des molécules plus spécialisées. D’une part, l’ADN, support de la mémoire génétique, une hypothèse soutenue par la découverte d’enzymes (les reverses-transcriptases) qui synthétisent

56

Chapitre 3. Études mécaniques sur molécules uniques : considérations générales

de l’ADN complémentaire sur un substrat d’ARN. D’autre part, les protéines aux fonctions spécifiques et variées et dont la synthèse est catalysée par les ARN ribosomaux. Hormis le noyau et son ADN, la cellule comprend de nombreuses organelles dont le fonctionnement peut aussi être étudié à l’échelle de la molécule unique. Ainsi le ciblage de certaines protéines (par exemple les récepteurs synaptiques devant atteindre la synapse à plusieurs dizaines de cm du noyau) n’a souvent pas lieu par diffusion dans la cellule mais par transport dans des micro-vésicules véhiculées par des moteurs moléculaires (kinésines, dynéines, etc.) se translatant sur des rails : les microtubules. Par ailleurs, la cellule n’est pas un sac d’enzymes (et d’organelles) : c’est un milieu structuré, visco-élastique sous-tendu par des fibres d’actine formant un cytosquelette actif impliqué lors du mouvement de la cellule. L’étude de ce réseau d’actine a également bénéficié du développement des techniques de manipulation décrites ci-après.

Avantages et inconvénients des études sur molécules uniques 2

Depuis ses origines, la biologie s’est enrichie par l’apport de nouvelles techniques lui permettant d’accéder à des niveaux de détail accrus dans l’observation du vivant. Tout d’abord, les techniques de microscopie optique, appliquées à la biologie par Van Leeuwenhoek et Hooke au XVIIe siècle, ont permis de poser les bases de la théorie cellulaire. Les techniques de microscopie se sont constamment améliorées depuis, mais sont cependant limitées par leur résolution théorique maximale, de l’ordre de 200 nm. Certaines techniques actuelles de microscopie ont permis de repousser cette limite, pour atteindre des résolutions de l’ordre de 20–30 nm. L’apport de la microscopie électronique, mise au point au milieu du XXe siècle, a permis l’observation d’objets avec une résolution accrue (jusqu’à une fraction de nanomètre pour la microscopie électronique à transmission). Cependant, alors que la microscopie optique permet d’obtenir des images dans des conditions physiologiques (en solution aqueuse), la microscopie électronique impose de travailler dans des conditions très éloignées d’un milieu physiologique, par exemple sur des échantillons figés par refroidissement à très basse température (technique dite de cryoEM). D’autres techniques ont permis d’apporter une forte résolution, par exemple la diffraction des rayons X, qui a suggéré la structure en double hélice de l’ADN. Malgré la puissance de cette technique (résolution de l’ordre de 0,1 nm), elle impose elle aussi de travailler sur des échantillons sous forme de fibres ou de cristaux, donc nécessairement statiques et éloignés des conditions physiologiques. La spectroscopie RMN, apparue au milieu du XXe siècle, permet quant à elle de travailler en solution aqueuse, mais constitue une méthode lente et peu sensible. Même si ces techniques d’imagerie apportent une

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information considérable, la plupart des expériences visant à comprendre les mécanismes d’interaction entre protéines et ADN ont été réalisées grâce à des méthodes d’ensemble, dans des tubes à essai. Depuis une dizaine d’années, les progrès techniques accomplis dans les méthodes de microscopie optique et l’avènement de méthodes de micromanipulation ont permis d’accomplir un vieux rêve : visualiser et/ou manipuler une molécule à la fois, en temps réel, dans des conditions physiologiques. Dans ce qui suit, nous allons d’abord expliquer ce que peut apporter ce type d’approche avant de rappeler les ordres de grandeur mis en jeu à cette échelle et de décrire certaines des techniques utilisées pour manipuler des biomolécules et l’ADN en particulier. 2.1

La molécule unique

Considérons une expérience typique de biochimie. Elle met en jeu un tube à essai qui contient dans un volume de 100 μL une solution de protéines à une concentration typique de 100 nM. Un rapide calcul montre que notre tube à essai contient environ un milliard de protéines. Dès lors, toute mesure effectuée sur le contenu de ce tube ne peut donner accès qu’à la moyenne d’ensemble des propriétés de cette population de molécules. Cette mesure, dite d’ensemble, va gommer deux types de désordre, appelés désordre statique et désordre dynamique. Le désordre statique rend compte de l’hétérogénéité d’une population de molécules. En effet, les protéines d’un tube à essai, même si elles ont rigoureusement la même composition, c’est-à-dire la même séquence en acides aminés, peuvent avoir des propriétés différentes. On peut imaginer que ces protéines peuvent exister sous deux états différents (par exemple dans des conformations correspondant à des repliements différents), chaque état possédant des propriétés biochimiques particulières. Si l’on tente de mesurer une de ses propriétés en tube à essai, le résultat obtenu sera égal à la moyenne de cette propriété biochimique sur les deux états de la protéine, et risque fort de ne représenter aucune des propriétés existant réellement (Fig. 3.4). En particulier, la présence de protéines inactives dans un échantillon – souvent indiscernables des molécules actives lors de la mesure de la concentration de la solution – conduit inéluctablement à sous-estimer l’activité d’une protéine. Le désordre dynamique rend compte quant à lui de la variabilité dans le temps des propriétés d’une molécule donnée de notre population. Par exemple, la vitesse de catalyse d’une enzyme peut varier au cours du temps. Or, dans un tube à essai, toutes les molécules sont désynchronisées les unes par rapport aux autres, et l’on ne peut espérer mesurer que la moyenne de cette variabilité (Fig. 3.4(B)). En plus de s’affranchir des effets fâcheux des moyennes d’ensemble, les techniques de visualisation et de manipulation de molécules uniques apportent souvent une information

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Chapitre 3. Études mécaniques sur molécules uniques : considérations générales

A moyenne d'ensemble

B désynchronisation temps

temps

Figure 3.4. A) Moyenne d’ensemble du désordre statique. Une expérience en tube à essai, donc sur une grande population de molécules, ne mesure que la moyenne d’une propriété, pas sa distribution. Ici deux populations coexistent, chacune ayant des propriétés biochimiques particulières (symbolisées par des couleurs différentes). Le résultat, moyenne des deux populations, n’offre pas une description correcte des propriétés au niveau microscopique. B) Moyenne d’ensemble du désordre dynamique. Une molécule peut occuper deux états distincts au cours du temps, par exemple deux conformations différentes. Chaque état est caractérisé par des propriétés biochimiques spécifiques (symbolisées par des couleurs différentes). Le résultat de la mesure de la grandeur d’intérêt sur une population désynchronisée est la moyenne de la propriété sur les deux états, qui encore une fois ne reflète ni les propriétés distinctes de chaque état, ni la dynamique du changement d’état.

plus fine que celle tirée des observables de la biochimie traditionnelle. Ainsi, dans le cas des hélicases, les enzymes séparant les deux brins de l’ADN, on n’accède dans les expériences d’ensemble qu’à une mesure « tout ou rien » : soit le substrat d’ADN double brin est intact, soit les deux brins sont complètement séparés l’un de l’autre. Différentes techniques de molécules uniques permettent de suivre en temps réel l’activité d’ouverture d’un substrat ADN par une seule hélicase, et donc d’avoir accès à la multitude d’intermédiaires réactionnels séparant l’état initial (ADN double brin fermé) de l’état final (deux simples brins totalement séparés). L’information obtenue sur le cycle catalytique de ces enzymes est donc beaucoup plus détaillée. En particulier, le pas enzymatique (la distance parcourue sur un substrat tel l’ADN lors d’un cycle catalytique) est inaccessible aux mesures d’ensemble mais peut souvent être déduit des mesures en molécule unique. Enfin, ce type d’approche permet l’observation d’effets impossibles à appréhender autrement, comme par exemple la rotation de l’enzyme F0-F1 ATPase – dont la fonction est de coupler un flux de protons à l’hydrolyse où à la synthèse de l’ATP (voir le chapitre 4). Bien que les études sur molécules uniques apportent une description détaillée des comportements moléculaires individuels au sein d’une population, corréler leurs

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59

résultats à ceux des mesures d’ensemble est en général un processus long et fastidieux. La taille de la population étudiée étant bien inférieure aux mesures d’ensemble, l’erreur statistique sur la moyenne sera bien plus grande. Si la population est relativement homogène, il est donc en général préférable de revenir aux mesures d’ensemble plutôt que sur molécules isolées.

Ordres de grandeur des paramètres d’intérêt à l’échelle de la molécule unique 3

Il est important, avant de se lancer dans la description des différentes méthodes de micromanipulation, de rappeler quelques ordres de grandeur intervenant à l’échelle d’une molécule unique.

3.1

Énergies

Toutes les énergies seront par la suite le plus souvent exprimées en multiples de l’énergie thermique kB T = 4,1 × 10−21 J = 4,1 pN.nm à température ambiante (où kB désigne la constante de Boltzmann, T la température exprimée en Kelvin). kB T constitue l’échelle d’énergie pertinente au niveau de la molécule unique, puisqu’elle permet de juger de la stabilité d’une liaison. Les énergies des liaisons faibles mettent en jeu quelques kB T , tandis qu’une liaison covalente met en jeu typiquement 100 kB T . L’hydrolyse de l’ATP, une source universelle d’énergie pour les moteurs moléculaires, fournit environ 20 kB T . L’énergie nécessaire pour séparer deux bases de l’ADN est de l’ordre de 2 kB T . 3.2

Distances

Deux échelles de distances interviennent dans les expériences de micromanipulation de l’ADN. La première, l’échelle des phénomènes impliquant l’ADN, s’étend typiquement de la fraction de nanomètre (l’extension d’une paire de bases le long de l’axe hélical) à la dizaine de nanomètres (la longueur de persistance de la molécule d’ADN). La seconde est fixée par les dimensions (typiquement 1 μm) du senseur utilisé pour exercer et mesurer une force sur la molécule d’ADN. La longueur bout à bout des molécules d’ADN utilisées varie de la centaine de nm à la dizaine de μm. Elle est fixée par le nombre de paires de bases de la molécule, quantité librement contrôlée par expérimentateur grâce aux techniques de biologie moléculaire.

60

Chapitre 3. Études mécaniques sur molécules uniques : considérations générales

3.3

Durées

La dimension des objets considérés implique que la dynamique des phénomènes étudiés est dominée par la dissipation. L’inertie est complètement négligeable. Les durées biologiques varient sur une très grande gamme : le cycle d’activité d’une enzyme varie typiquement de la milliseconde à la seconde. Les étapes biochimiques élémentaires de ce cycle varient elles de 1 μs à 1 ms. Les changements conformationnels des protéines s’effectuent sur des durées de l’ordre de 1 ns, tandis que la dynamique moléculaire évolue sur des ps. La bande passante limitée de la mesure effectuée (quelques dizaines de Hz) limite donc la gamme des phénomènes biologiques étudiés aux cycles enzymatiques et à certaines de leurs sous-étapes.

3.4

Forces

Force de Langevin. La petite taille des moteurs moléculaires les rend extrêmement sensibles aux chocs causés par les molécules d’eau soumises à l’agitation thermique. La collision de chaque molécule d’eau sur une protéine produit une force instantanée, mais comme statistiquement la particule reçoit autant de chocs venant d’une direction que de la direction opposée, elle subit en moyenne une force nulle. Cependant, pour peu que l’on observe une particule sur un temps suffisamment court, les fluctuations statistiques relatives du nombre de collisions subies peuvent devenir importantes. La force nette exercée par les chocs moléculaires dépend donc crucialement du temps d’observation et de la taille de la particule sur laquelle s’exercent les chocs. Typiquement, pour une mesure de l’ordre de la seconde avec une particule d’environ 1 μm, la force due aux chocs thermiques est de l’ordre de 0,01 pN. Force entropique. En l’absence de tension exercée sur l’ADN, la molécule adopte une configuration en pelote statistique dans laquelle l’orientation locale de la molécule est aléatoire, cette configuration maximisant l’entropie de la molécule. Lorsque l’on tire sur l’ADN, l’alignement moyen de la molécule le long de la contrainte réduit le nombre de configurations possibles de la molécule, donc son entropie. Cette réduction d’entropie donne naissance à une force résistant à l’étirement, dite force entropique. Cette force est de même origine que la force de résistance d’un élastique que l’on étire. Les énergies mises en jeu sont de l’ordre de kB T par degré de liberté. On peut par exemple estimer l’ordre de grandeur des forces mises en jeu pour étirer une molécule d’ADN. Celle-ci est assimilée à une chaîne dont les maillons auraient pour taille sa longueur de persistance (ξ = 50 nm), ce qui donne : F ∼ kB T /ξ ∼ 0,1 pN. Force de rupture d’une liaison. Pour obtenir un ordre de grandeur de la force de rupture d’une liaison, on peut adopter une approche dimensionnelle, en utilisant comme ingrédients d’une part l’énergie mise en jeu dans cette liaison et d’autre part la taille de cette liaison. Cette estimation – même si elle donne un ordre de grandeur

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correct – ne saurait cependant offrir une description satisfaisante du phénomène dynamique que constitue la rupture d’une liaison, puisque toute liaison soumise à une force finit par rompre, pour peu que l’on attende suffisamment longtemps. Tout d’abord, nous allons nous intéresser à la force de rupture d’une liaison faible (c’est-àdire non covalente), comme par exemple la liaison entre deux bases appariées dans l’ADN. L’énergie mise en jeu dépend de la nature des bases et de ses voisines, de la température et des conditions salines mais vaut en moyenne E bp ∼ 2 − 3kB T . Comme le rayon r de la double hélice est d’environ 1 nm, la force de rupture de l’appariement vaut environ : F ∼ E bp /r ∼ 10 pN. Une autre liaison faible intéressante est le lien biotine-streptavidine, utilisé dans les expériences de pinces magnétiques pour ancrer la molécule d’ADN à la bille magnétique. Il s’agit d’une des liaisons faibles les plus solides, sa force de rupture étant de l’ordre de 160 pN. Ceci fournit la limite supérieure des forces que l’on pourra appliquer à une molécule d’ADN : pour des forces supérieures, on brise cette liaison. Finalement, les liaisons les plus fortes à l’échelle moléculaire sont les liaisons covalentes (interatomiques). Les énergies mises en jeu dans ces liaisons sont de l’ordre de l’eV, c’est-à-dire environ 40 kB T et les distances de l’ordre de 0,1 nm. La force de rupture d’une liaison covalente est donc de l’ordre du nN.

4

Techniques de manipulation de molécules uniques

Différentes techniques de micromanipulation ont été développées ces vingt dernières années essentiellement pour manipuler des molécules d’ADN uniques, mais aussi d’autres fibres, telles celles d’actine, ou des moteurs moléculaires. Nous allons ici présenter trois de ces dispositifs et comparer leurs performances : les microfibres, les pinces optiques et les pinces magnétiques. Le principe général de ces méthodes est le suivant : il s’agit d’ancrer une molécule linéaire d’ADN d’une part à une surface fixe et d’autre part à un élément mobile qui servira de senseur de force. Le déplacement de la surface crée une force transmise par la molécule au senseur.

4.1

Microfibre optique

Dans cette technique, l’ADN est fixé par une extrémité à une microbille maintenue dans une micropipette et par l’autre à une microfibre (Fig. 3.5). La microfibre, souvent une fibre optique dont on a réduit le cœur par attaque chimique, mesure typiquement 1 μm de diamètre et de 1 mm à 1 cm de long. Lorsque l’on impose un déplacement à la micropipette, cela engendre une force sur l’ADN, à son tour transmise à la fibre. Celle-ci se courbe alors, ce qui modifie la direction d’un faisceau laser

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Chapitre 3. Études mécaniques sur molécules uniques : considérations générales

A)

B)

FAISCEAU LASER

BILLE MAGNETIQUE

FIBRE OPTIQUE

MICROPIPETTE

C)

S

N

ADN

LUMIERE LASER SURFACE

PHOTODIODE

OBJECTIF DE MICROSCOPE

SURFACE

OBJECTIF DE MICROSCOPE

Figure 3.5. Schéma de principe (A) de la microfibre optique, (B) des pinces optiques, (C) des pinces magnétiques. (Figure inspirée de [4].)

passant en son sein. La position du faisceau à la sortie de la fibre est mesurée à l’aide d’une caméra ou d’un autre détecteur de position. À partir de la rigidité de flexion de la fibre (connue ou mesurée, typiquement de l’ordre de 10−6−10−2 N/m) et de sa déflexion, on peut alors remonter à la force exercée sur l’ADN. Cette méthode permet d’obtenir une résolution spatiale de l’ordre de 10 nm et de mesurer des forces de l’ordre de quelque pN. 4.2

Pinces optiques

La première étape du piégeage optique consiste à faire passer un faisceau laser à travers un objectif de grande ouverture numérique afin de le focaliser fortement (Fig. 3.5). Le gradient d’intensité lumineuse résultant permet de piéger au voisinage du point focal une particule dont l’indice de réfraction est plus important que celui du milieu environnant (typiquement du polystyrène ou du verre dans l’eau). Il est possible de piéger des particules mesurant quelques centaines de nm, et d’y greffer une molécule d’ADN. En fixant l’autre extrémité de l’ADN à une surface, on obtient un système qui permet de tirer sur l’ADN en déplaçant le point de focalisation du faisceau laser du piège. Les pinces optiques constituent naturellement un système de micromanipulation à distance imposée : l’expérimentateur impose la position du piège optique mais la force exercée résulte de l’équilibre du système constitué par la bille piégée et la molécule qui l’ancre à la surface. Notons toutefois que l’on peut utiliser un système de rétroaction sur la position du piège optique pour travailler à force imposée. La raideur du système est déterminée par le potentiel d’interaction entre

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la bille et le faisceau. Elle peut être réglée simplement car elle est proportionnelle à l’intensité du faisceau laser ; les valeurs utilisées dans les expériences sur l’ADN s’étendent sur une gamme allant de 10−5 à 10−3 N/m. Il faut néanmoins toujours calibrer la raideur du piège (différente pour chaque bille) avant de mesurer le déplacement du senseur (la bille piégée) et d’en déduire la force. Les pinces optiques ne permettent pas, dans la plupart des cas, de bloquer la bille piégée en rotation. Cependant, il est possible d’exercer une contrainte de torsion, en modifiant le système. Pour cela, plusieurs méthodes ont été mises au point. La première consiste à utiliser des particules absorbantes ou biréfringentes qui vont être sensibles au moment angulaire du faisceau lumineux diffracté, ce qui génère un couple. La seconde consiste à utiliser un faisceau anisotrope, ce qui est réalisé en utilisant par exemple un mode élevé de faisceau gaussien, une figure d’interférence asymétrique, ou tout simplement un faisceau légèrement diffracté par une ouverture. On peut enfin utiliser une particule anisotrope. 4.3

Pinces magnétiques

Le principe des pinces magnétiques est simple : une molécule d’ADN est attachée d’une part à une bille super-paramagnétique (de dimension r ∼ 1 μm) et d’autre part à une surface placée sur un microscope inversé (Fig. 3.6). Un couple d’aimants permanents, placé au-dessus de l’échantillon, génère un champ magnétique orienté horizontalement au niveau de l’échantillon. La bille est alors soumise d’une part à une force verticale et d’autre part à un couple qui oriente son moment magnétique dans la direction (horizontale) fixée par le champ magnétique. Les pôles des aimants sont séparés d’une fraction de mm, ce qui détermine l’échelle de variation du champ magnétique résultant. Ainsi, à l’échelle des déplacements de la bille (1 μm), le champ est essentiellement homogène et la force exercée est donc constante. Elle peut être variée en approchant ou en éloignant le couple d’aimants de l’échantillon. Ce système se distingue donc des pinces optiques dans son principe même : ici, la force est imposée par l’expérimentateur via la position des aimants et c’est l’extension de la molécule qui relaxe à sa valeur d’équilibre. Une contrainte de torsion peut aussi être imposée simplement en tournant la direction du champ magnétique, ce qui entraîne la rotation de la bille comme l’aiguille d’une boussole suit la direction du champ magnétique. La position de la bille est enregistrée en temps réel (la bande passante typique est de 60 Hz) avec une résolution de l’ordre du nm. La force est mesurée pour chaque position des aimants à partir des fluctuations browniennes transverses de la bille (ce principe de mesure de la force sera présentée ci-après). Le senseur que constitue la bille n’impose pas de raideur : en effet, quel que soit son déplacement, la bille subit la même force. En fait, la raideur est déterminée par l’élasticité de la molécule ancrée à la bille. Cette valeur dépend donc de la force

64

Chapitre 3. Études mécaniques sur molécules uniques : considérations générales

B

A

LED

suivi vidéo

aimants

objectif caméra

support régulé en température

Figure 3.6. Le dispositif des pinces magnétiques. A) Photo de l’ensemble du dispositif. B) Schéma de principe. Une LED est focalisée sur l’échantillon. La zone d’intérêt est imagée par un objectif sur une caméra CCD. Des aimants placés au-dessus de l’échantillon permettent d’exercer une force et une contrainte de torsion sur une bille magnétique ancrée à la surface par une molécule d’ADN (rouge). La bille, les aimants et la molécule d’ADN ne sont pas représentés à l’échelle.

exercée sur la molécule. Pour une molécule d’ADN double brin de longueur 1 μm sur laquelle on exerce une force de 0,5 pN, la raideur vaut quelque 10−6 N/m. Cette raideur augmente de manière importante avec la force : à 10 pN, elle vaut environ 10−3 N/m.

5 5.1

Comparaison de ces différentes techniques Comparaison qualitative

On peut regrouper les techniques de micromanipulation en deux groupes : les techniques qui imposent une extension constante à la molécule et mesurent la force résultante (microfibre et pinces optiques) et celles qui réalisent l’opération inverse (les pinces magnétiques). Travailler dans des conditions où la force est constante est souvent pratique en biologie, les pinces magnétiques permettent d’y accéder naturellement (dans le cas des autres techniques, il faut mettre en place un dispositif de rétroaction). D’autre part, les pinces magnétiques permettent d’exercer une contrainte de torsion sur la molécule piégée de manière extrêmement simple.

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

65

5.2

Performances comparées des différents systèmes

Limites de résolution en force. Comme on l’a vu précédemment, la résolution ultime en force d’une technique est déterminée par la force de Langevin. Celle-ci dépend de la viscosité du milieu (l’eau), de la bande passante (liée à la fréquence d’acquisition des données en prenant en compte des moyennages éventuels et à l’inverse du temps d’observation) qui doit contenir la fréquence caractéristique du phénomène biologique étudié (typiquement 1–100 Hz) et de la taille de l’objet mesuré (la taille du senseur). Les performances des différents systèmes sont donc en dernière analyse déterminées par le seul paramètre de contrôle disponible : la taille du senseur de force. Dans le cas de la microfibre, la résolution en force vaut typiquement quelques pN pour une bande passante de l’ordre de quelques centaines de Hz, mais peut descendre à une fraction de pN en réduisant la bande passante à quelques Hz. Pour les pinces optiques, la résolution typique en force vaut 0,1 pN (bille de 1 μm mesurée avec une bande passante de 100 Hz). La mesure de force dans le cas des pinces magnétiques consiste en général en une calibration préliminaire pour une bille donnée ; il n’est donc pas nécessaire de mesurer la force avec une bande passante importante et on peut par conséquent mesurer des forces très précisément. La limite à la mesure est alors d’ordre pratique : la durée typique d’acquisition pour obtenir une précision de l’ordre de 10 % à 0,01 pN est de quelques dizaines de minutes. Cette technique de mesure empêche cependant de mesurer des forces élevées (on y reviendra dans le paragraphe suivant). La force maximale mesurable pour une bille de diamètre 1 μm attachée à une molécule de longueur 1 μm vaut typiquement une dizaine de pN pour une bande passante de 60 Hz (on pourra atteindre des forces plus importantes en utilisant des billes magnétiques de plus grand diamètre). Limites de résolution en distance. La limite théorique de résolution des méthodes de microscopie optique utilisées dans les techniques de micromanipulation est de l’ordre de 200 nm. Cette valeur limite la possibilité de séparer deux objets proches, mais elle ne limite pas la précision du positionnement d’un objet isolé. On peut mesurer la position d’un objet avec une précision arbitrairement grande, pour peu que le nombre de photons émis par l’objet soit suffisant. En pratique, les méthodes de suivi de particules permettent en général de trouver la position d’une particule de taille typique 1μm avec une précision de l’ordre du nanomètre (dans la gamme des bandes passantes typiques). En général, le principal facteur limitant est donc imposé par les fluctuations browniennes du senseur qui sont reliées via la raideur du senseur k aux fluctuations de la force de Langevin évoquées ci-dessus. Résumé des performances de ces trois systèmes. Le tableau ci-dessous reprend quelques caractéristiques des trois dispositifs de micromanipulation présentés

66

Chapitre 3. Études mécaniques sur molécules uniques : considérations générales

précédemment à savoir la gamme de forces accessibles, la résolution spatiale de ces montages et la raideur de leur senseur. Encadré 3.1. Tableau récapitulatif des performances des trois systèmes.

Dispositif

Pinces optiques Pinces magnétiques Microfibre AFM

6

Gamme

Résolution

Raideur

Bande

de force (pN)

spatiale

du capteur

passante

(nm)

(pN – nm−1 )

(Hz)

−3

0,1–100

0,1–5

5 × 10 –1

50–5 000

0,001–100 000

2–5

10−6

10–1 000

10–1 000 5–1 000

10 0,1–1

−3

50–200

5

1 000

2 × 10 –1 1–10

Propriétés mécaniques de l’ADN

On apprend en chimie que les liaisons chimiques dans une molécule ont des angles bien définis entre elles. Mais ceci ne prend pas en compte l’agitation thermique qui va ajouter du bruit sur cet angle moyen bien défini, sans parler des rotations possibles autour de ces liaisons. Pour une macromolécule comme l’ADN, comportant un grand nombre de liaisons successives, ce bruit va entraîner une décorrélation de l’orientation des maillons. Celle-ci se fait au bout d’une distance appelée longueur de persistance. L’ADN est un polymère très intéressant, en partie parce qu’il est beaucoup plus rigide que la plupart des polymères synthétiques : sa longueur de persistance est d’environ ξ = 50 nm, alors qu’elle n’est que de 1–2 nm pour des polymères tels le poly-éthylène ou le poly-vinyl-chloride (PVC). L’autre propriété qui rend intéressant mécaniquement l’ADN est une conséquence de sa structure en double hélice. Elle lui confère une résistance à la torsion (c’est-à-dire un module de torsion non nul) ce qui n’est pas le cas de polymères synthétiques ou de l’ADN simple brin : ces molécules peuvent tourner librement autour des liaisons chimiques de la chaîne. La très grande longueur de persistance de l’ADN en fait un polymère idéal, c’està-dire un polymère dont on peut négliger les interactions d’auto-évitement stérique et cela pour des ADN pouvant atteindre quelques dizaines de microns de long. Cela a permis d’utiliser l’ADN comme modèle expérimental du comportement mécanique d’un polymère idéal, le seul que l’on sache modéliser exactement. Le modèle le plus simple d’un tel polymère est celui de la chaîne librement jointe (Freely Jointed Chain [FJC] model), qui modélise la conformation d’un polymère de taille L comme une marche aléatoire de N = L/b pas (où b = 2ξ est appelée

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

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longueur de Kuhn). Le polymère occupe alors un espace de rayon quadratique  2 moyen : R g = 〈R 〉 = L b. Si l’on tire sur le polymère avec une force F, on biaise la marche aléatoire et l’extension du polymère l (la distance entre ses extrémités) est obtenue comme un équilibre entre le travail F l effectué par la force et l’énergie entropique du polymère qui, à faible force, croît suivant la relation : 3kB T N (l/L)2 = 3kB T l 2 /b L. La force nécessaire pour séparer les extrémités du polymère d’une distance l est donc : F = (3kB T /b)(l/L). Cette relation montre une relation linéaire entre l’extension et la force. L’ADN se comporte donc comme un ressort. Sa raideur est liée à la température. On parle de ressort entropique. On remarque que, si l’on chauffe le polymère, la raideur du ressort augmente, ce qui veut dire que chauffer un tel polymère à force constante induit une diminution de son extension. Si ce modèle est une approximation valable à faible force F < kB T /b ∼ 0,08 pN (c’est-à-dire pour de faibles extensions relatives : l/L < 0,3), les expériences d’étirement de l’ADN ont montré qu’il ne décrivait pas le comportement du polymère soumis à des forces plus importantes. Dans ce régime, l’ADN ne peut être assimilé à une chaîne de segments rigides librement joints, mais doit être modélisé de manière plus réaliste comme un tube flexible. Ce modèle, appelé aussi modèle du ver (Worm-like Chain [WLC] model), est soluble et ses prédictions décrivent très bien les données expérimentales (Fig. 3.7).

a)

b) Modèle FJC

/

Points expérimentaux Modèle FJC Modèle du ver (WLC)

c) Modèle du ver F

F b

θi

θ(s) t(s)

F

F

Figure 3.7. Extension relative moyenne 〈z〉/L d’une molécule d’ADN sous tension F . Remarquez l’excellent accord avec la prédiction théorique du modèle du ver (WLC) et l’accord uniquement à faible force avec le modèle de la chaîne librement jointe (FJC). (Figure inspirée de [6].)

68

Chapitre 3. Études mécaniques sur molécules uniques : considérations générales

Pour des forces supérieures à 10 pN, l’ADN est complètement étiré et s’allonge comme un ressort : F = Sδ L/L avec S ∼ 1 nN et cela jusqu’à une force d’environ 60 pN. À cette force, l’ADN subit une transition réversible vers une nouvelle structure appelée ADN-S, qui est 70 % plus longue que la structure classique de l’ADN-B, découverte par Watson et Crick. L’ADN-S est une structure instable de l’ADN qui, en présence d’une cassure dans un des brins, peut aboutir à une séparation des deux brins de l’hélice. Comme mentionné ci-dessus, une des caractéristiques de l’ADN qui le différencie des polymères usuels réside dans sa résistance à une contrainte de torsion. Les pinces magnétiques décrites précédemment offrent un moyen très simple de tordre une molécule d’ADN : il suffit de tourner les aimants qui tirent sur une bille magnétique ancrée par une molécule d’ADN à une surface (il faut cependant que l’ADN soit ancré par plus d’un point à la surface et à la bille et qu’il ne possède pas de cassure simple brin, sans quoi la torsion est relaxée par rotation autour d’une des liaisons). Les expériences de torsion d’une molécule d’ADN sous tension sont très instructives. Elles se comprennent aussi très bien à partir de notre expérience de torsion de cordes ou de tubes sous tension. Ainsi si l’on tord la molécule sous faible force dans un sens ou dans l’autre, elle répond de manière symétrique et forme, au-delà d’une contrainte seuil, des structures tertiaires appelées plectonèmes ou tresses, et son extension se raccourcit (Fig. 3.8). Un calcul simple permet de comprendre l’essentiel de ces observations. Sur une molécule d’ADN d’extension l maintenue sous tension F et qu’on tord d’un certain nombre de tours n, il existe (comme sur un tube) un couple Γ donné par : Γ = 2πnC/L où C = kB T est le module de torsion de l’ADN ( = 100 nm). Dans un premier temps, l’ADN encaisse le couple en se tordant légèrement, sans changer significativement de longueur. L’énergie de torsion croît ainsi comme πnΓ, donc quadratiquement avec n. Après un certain nombre de tours n b , le couple Γ b devient si grand qu’il coûte moins cher en énergie de former une boucle que de continuer à augmenter l’énergie de torsion : l’ADN (comme un tube) flambe. La formation d’une boucle implique deux termes énergétiques. D’abord, l’énergie de courbure E b nécessaire pour former une boucle de rayon R et de longueur 2πR : E b = 2πR(B/2R2 ) (où B = kB T ξ est le module de courbure de l’ADN). Ensuite, le travail contre la tension dans la molécule : W = 2πRF. En effectuant un bilan énergétique lors de la formation de la boucle, on obtient : 2πΓ b = E b + W =

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

πB R

+ 2πRF.

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a)

b)

/L

Extension relative /L

1

0,8

Bille magnétique

0,6

Γ

0,4

0

0

100

200

nb

n

nb

n

Γb

DNA

0,2

nb

300

n (tours)

Figure 3.8. Extension relative moyenne 〈z〉/L d’une molécule d’ADN sous tension F en fonction du nombre de tours n d’enroulement de l’ADN. a) Passé un certain seuil n b , la molécule se contracte en formant des structures tertiaires en tresse (appelées plectonèmes). b) Prédictions d’un modèle mécanique simple du flambage de l’ADN. Le couple Γ croît jusqu’au seuil de flambage puis se stabilise lors de la formation des plectonèmes.

Le rayon qui minimise le terme de droite est donné par R = que Γ b = 2BF et donc : L 2BF nb = . 2πC



B/2F , de telle sorte

Ainsi, plus la force est grande, plus le couple Γ b et le nombre de tours critiques n b augmentent et plus le rayon de la boucle diminue. Passée la transition de flambage, le tube s’enroule autour de lui-même mais le couple reste constant. Dès lors, l’augmentation du nombre de tours se traduit par une augmentation du nombre de tresses et une réduction proportionnelle de l’extension de la molécule. Ce modèle décrit qualitativement le comportement de l’ADN sous torsion. Bien qu’il prédise une transition brutale de flambage lorsque le couple atteint sa valeur critique, en pratique les fluctuations thermiques, qui ne sont prises pas en compte dans ce modèle, adoucissent la transition, en particulier à basse force. Le modèle précédent traite l’ADN comme un tube sous torsion, cependant l’ADN possède une structure chirale en hélice droite qui est sensible à la torsion dans la molécule. En particulier pour un enroulement négatif (contre le sens de l’hélice), si le couple Γ atteint une valeur seuil Γd ∼ 9 pN nm, l’ADN se dénature localement : la

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Chapitre 3. Études mécaniques sur molécules uniques : considérations générales

/μm

molécule encaisse la torsion par une séparation des deux brins d’environ 10,5 paires de bases pour chaque tour d’enroulement supplémentaire (Fig. 3.9). Pour observer cette dénaturation avec une molécule sous tension, il faut que la force soit suffisamment grande pour que le couple critique à la dénaturation soit inférieur au couple critique de flambage : Γd < Γ b . En pratique, cette condition est satisfaite pour une tension supérieure à environ 0,5 pN. Ainsi, pour des forces supérieures à ce seuil, les courbes de réponse à la torsion sont asymétriques : l’extension change peu pour des enroulements négatifs, mais significativement (environ 50 nm par tour) pour un enroulement positif de la molécule.

Force

n /tours Figure 3.9. Extension relative moyenne 〈z〉/L d’une molécule d’ADN sous tension F en fonction du nombre n de tours d’enroulement de l’ADN à différentes forces. À faibles forces F < 0,5 pN, l’extension est symétrique pour n → −n. À des forces intermédiaires 0,5 < F < 3 pN, l’extension est asymétrique avec une réduction très forte de l’extension à surenroulements positifs et une extension quasi constante à surenroulements négatifs due à une dénaturation de l’ADN sous l’influence du couple. Finalement, à forces relativement élevées F > 3 pN, l’extension en couple positif varie peu, une transition de l’ADN vers une structure d’ADN-P (avec bases exposées, voir structure extraite d’une simulation numérique de R. Lavery en insert).

Ceci se vérifie jusqu’à une force d’environ 3 pN, au-delà de laquelle l’ADN ne forme plus de tresses quand on l’enroule positivement. De fait, à ces forces, le couple positif dans l’ADN est suffisamment grand pour induire une autre transition structurelle, vers une structure très compacte et torsadée de l’ADN, appelée ADN-P. Cette structure est caractérisée par une double hélice droite 75 % plus longue que l’ADN-B et un pas hélical 4 fois plus petit (2,6 bases par tour). Le squelette phosphate

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

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de l’ADN s’enroule au centre de la molécule et les bases de l’ADN sont exposées à l’extérieur. Une telle structure n’a pu être découverte que grâce à ces expériences de manipulation de l’ADN dans lesquelles la tension et la torsion dans la molécule peuvent être contrôlées. 6.1

Proprétés mécaniques de l’ADN simple-brin

Alors que l’ADN double brin a permis de tester différents modèles de la mécanique d’un polymère idéal (sensible ou non à une contrainte de torsion), le comportement élastique d’un ADN simple brin (ADNsb) est beaucoup plus complexe. L’ADNsb (comme l’ARN) est un polymère très flexible avec une longueur de Kuhn de l’ordre de 2 nm. La charge du squelette phosphate joue un rôle important dans la réaction d’auto-évitement en créant une répulsion (écrantée sur une distance de l’ordre de quelques nm) entre différentes régions de la molécule. Finalement, la possibilité d’interaction entre paires de bases complémentaires ajoute un degré de complexité supplémentaire en permettant l’appariement entre régions (partiellement) complémentaires le long de la molécule. Néanmoins, en modifiant par une attaque chimique les bases le long d’un ADNsb, on peut obtenir un polymère très long (quelques microns) dans lequel seules les interactions d’auto-évitement (en plus de l’énergie entropique) jouent un rôle dans le comportement mécanique (sous tension). La réponse mécanique d’un tel polymère, modélisée sur la base de simples arguments dimensionnels, colle très bien avec les mesures expérimentales. Pour un polymère avec auto-évitement, la taille caractéristique est déterminée par le rayon de Fleury  2 ou rayon quadratique moyen : R F = 〈R 〉 = L 3/5 (v/b)1/5 (où v est le volume d’auto-évitement). Pour décrire le comportement d’un tel polymère sous tension, on suppose que la seule dimension caractéristique entrant dans cette description est R F . Dans ce cas, on peut écrire l’extension l du polymère soumis à une force F comme : l = R F Ψ(FR F /kB T ). À des forces très basses, x = FR F /kB T  1 et on s’attend à un comportement élastique linéaire, c’est-à-dire Ψ(x) ∼ x. À des forces intermédiaires, mais dans un régime où l’entropie domine toujours, c’est-à-dire : F < Fc = kB T /b ∼ 2 pN, on s’attend à ce que l’extension l du polymère soit une fraction de l’extension totale L, et donc que Ψ(x) ∼ x 2/3 , ce qui donne : l/L = (v/b3 )1/3 (F b/kB T )2/3 . Ce comportement serait donc valable pour des extensions l < l c = L(v/b3 )1/3 . Comme le volume d’auto-évitement v croît à faible salinité (quand la longueur d’écrantage de Debye devient plus grande), on peut comparer le comportement d’un

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Chapitre 3. Études mécaniques sur molécules uniques : considérations générales

ADNsb à différentes salinités et tester les arguments dimensionnels avancés ci-dessus. En renormalisant les longueurs par l c et les forces par Fc , ces arguments prédisent un comportement élastique universel (indépendant des conditions environnementales) qui à basse force varie comme : l/l c = (F/Fc )2/3 . C’est effectivement ce qui est observé expérimentalement (Fig. 3.10). Il est intéressant de noter qu’à des forces supérieures à Fc , le comportement est aussi universel mais l’extension croît alors comme log(F/Fc ). Ce comportement, observé également pour des protéines dans leur état dénaturé, n’a pas d’explication pour l’instant.

B)

A)

2/3

20 50

1000 2000

100

3000

200 500

5000

l/l c

Concentration (mM)

2/3

l/L

f

f

Modèle du ver

Figure 3.10. A) Extension relative moyenne l/L d’une molécule d’ADNsb sous tension F à différentes salinités. B) Les mêmes résultats renormalisés par la force et la longueur critique Fc et l c . Notez que toutes les courbes se ramènent à une seule courbe dont l’extension relative l/l c varie à basse force comme (F /Fc )2/3 , comme prédit. Comme on peut le voir dans l’encart de la figure de droite, pour des forces supérieures à Fc l’extension croît comme log(F /Fc ), un comportement encore inexpliqué. Les données sont celles de la référence [7] (données fournies par O.A. Saleh, UCSB).

7

Conclusion

Les forces à l’échelle moléculaire permettent donc de tester des propriétés d’élasticité qui sont importantes d’un point de vue fondamental. Or il n’est pas rare que l’activité biologique modifie ces propriétés d’élasticité. Une approche mécanique utilisant les outils présentés dans ce chapitre peut donc permettre de mesurer une activité biologique. Nous en verrons des cas particuliers dans le chapitre 4 où nous verrons comment ces techniques peuvent aussi servir à étudier des systèmes protéiques qui se déplacent : les moteurs moléculaires. Ces techniques peuvent également servir à

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déterminer des éléments structuraux car la force peut provoquer des déplacements d’atomes qui sont détectables en mesurant les distances entre ceux-ci. Une communauté importante étudie par exemple la manière dont les protéines adoptent leur forme active dans un paysage énergétique complexe grâce à ces approches. Ainsi, au fil des années, les techniques de micromanipulations sont devenues un outil supplémentaire dans l’étude de problématique biologique.

Bibliographie [1] La page du groupe de S. M. Block pour trouver des renseignements sur les pinces optiques et quelques moteurs moléculaires : http://www.stanford.edu/group/blocklab/. En particulier les deux articles cidessous. [2] Abbondanzieri EA, Greenleaf WJ, Shaevitz JW, Landick R, Block SM. Direct observation of base-pair stepping by RNA polymerase. Nature 2005 ; 438:4605. [3] Neuman KC, Block SM, Optical trapping. Rev Sci Instrum 2004 ; 75(9):2787809. [4] Neuman, Lionnet T, Allemand JF. Single-molecule micromanipulation techniques. Ann Rev Mater Res 2007 ; 37:33-67. [5] Gosse C, Croquette V. Magnetic tweezers: micromanipulation and force measurement at the molecular level. Biophys J 2002 ; 82:3314–29. [6] Charvin G, Allemand JF, Strick TR, Bensimon D, Croquette V. Twisting DNA: single molecule studies. Contemp Phys 2004 ; 45:383-403. [7] Saleh OA, McIntosh DB, Pincus P, Ribeck N. Nonlinear Low-Force Elasticity of Single-Stranded DNA Molecules. Phys Rev Lett 2009 ; 102:068301.

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Chapitre 3. Études mécaniques sur molécules uniques : considérations générales

4 Les moteurs moléculaires Jean François ALLEMAND, enseignant-chercheur à l’ENS, Laboratoire de Physique statistique de l’ENS, Paris. Pierre DESBIOLLES, inspecteur général de l’éducation nationale.

Comment fait-on pour se mouvoir ? Plus exactement, quels sont les mécanismes qui, à l’échelle moléculaire, permettent d’expliquer les mouvements macroscopiques de nos muscles ? Pour pouvoir répondre à ces questions, il nous faut introduire les moteurs moléculaires. Ces moteurs sont des protéines, ou des assemblages de quelques protéines, qui, au cœur de nos cellules, transforment de l’énergie chimique en énergie mécanique. Comme nous le ferions pour un moteur macroscopique, tel celui d’une voiture ou d’un ventilateur, nous allons aborder dans ce chapitre le principe de fonctionnement de ces machines moléculaires, examiner leur source d’énergie, calculer leur puissance, leur rendement. Si les moteurs moléculaires jouent un rôle important dans les mouvements de nos muscles, nous allons également voir qu’ils sont indispensables au transport intracellulaire et que l’activité de certaines enzymes peut être éclairée d’une manière nouvelle en les considérant comme des moteurs moléculaires.

1

Un moteur rotatif : l’ATP synthase

Nous allons tout d’abord nous intéresser à un moteur rotatif, l’ATP synthase (Fig. 4.1). Ce moteur permet de synthétiser une petite molécule, l’adénosine triphosphate (ATP), qui constitue la principale source d’énergie de nos cellules.

Figure 4.1. L’ATP synthase est composée de deux parties, nommées F0 et F1 (ou F1-ATPase). Un gradient de protons entre les deux faces de la membrane dans laquelle est enchâssée F0 entraîne sa rotation et celle d’un axe (sous-unité γ) reliant F0 à F1, ce qui permet la synthèse d’ATP à partir d’ADP et de groupements phosphate Pi.

L’hydrolyse d’une seule molécule d’ATP libère en effet une énergie considérable, de l’ordre de 20 kB T , en produisant de l’adénosine diphosphate (ADP) et un groupement phosphate (Pi) : ATP → ADP + Pi. Cette réaction est réversible, à condition de fournir l’énergie nécessaire pour reformer la liaison entre ADP et Pi. C’est justement ce que l’ATP synthase réalise, dans un compartiment cellulaire appelé mitochondrie (voir le chapitre 1). Pour comprendre le fonctionnement de ce moteur moléculaire, décrivons d’abord sa structure, structure qui par ailleurs peut présenter quelques différences d’un organisme à l’autre, mais dont les caractéristiques essentielles sont conservées de la bactérie à l’Homme. L’ATP synthase est un complexe protéique formé de deux parties, nommées respectivement F0 et F1 (Fig. 4.1). Son fonctionnement peut se résumer ainsi : un gradient de concentration en protons entre les deux faces de la membrane cellulaire dans laquelle est enchâssée F0 entraîne sa rotation et celle d’un axe reliant F0 à F1, rotation qui induit des changements de structure de F1. L’énergie mécanique de déformation de F1 permet, lorsque qu’une molécule d’ADP et un groupement phosphate Pi sont fixés dans des poches spécifiques de F1, de créer une liaison chimique entre ADP et Pi, générant ainsi de l’ATP.

76

Chapitre 4. Les moteurs moléculaires

La partie F0 de ce moteur moléculaire est difficile à manipuler puisque, enchâssée dans une membrane, elle comporte des parties fortement hydrophobes. La partie F1, également appelée F1-ATPase, est beaucoup plus facile à purifier car, située à l’intérieur de la bactérie ou des mitochondries, elle est plutôt hydrophile. De nombreux travaux théoriques et expérimentaux ont donc pu lui être consacrés, dans le but d’élucider les mécanismes de couplage entre la mécanique de la rotation et la synthèse chimique de l’ATP. Citons en particulier les travaux de Boyer, qui a proposé les bases de ces mécanismes de couplage, et ceux de Walker, qui a déterminé la structure de la F1-ATPase. Pour ces travaux, ces deux chercheurs ont obtenu le prix Nobel de chimie en 1997. 1.1

Faire tourner la F1-ATPase en hydrolysant de l’ATP

Comme nous l’avons vu, le rôle principal de l’ATP synthase est de produire de l’ATP en utilisant un gradient de concentration en protons. Cependant, elle peut aussi fonctionner en mode inverse : la F1-ATPase peut hydrolyser de l’ATP pour changer de forme, ce qui induit une rotation de l’axe la reliant à F0. L’expérience pionnière qui a permis de montrer de manière directe ce fonctionnement en moteur rotatif utilisant comme source d’énergie de l’ATP a été menée dans le groupe du professeur Kinosita, au Japon. Le principe de cette expérience est extrêmement simple : il s’agissait de fixer la F1-ATPase sur une surface et d’observer par microscopie la rotation de son axe central, ou plus exactement, et plus astucieusement, celle d’une grosse molécule attachée à l’axe central (Fig. 4.2). Les expérimentateurs ont choisi d’attacher à cet axe un filament d’actine (voir le chapitre 5), assez long pour pouvoir être observé, mais assez court pour pouvoir être considéré comme une tige rigide. Des molécules fluorescentes avaient de plus été attachées au filament pour suivre son mouvement par microscopie (voir le chapitre 2). L’équipe du professeur Kinisota est ainsi parvenue à mesurer la vitesse de la rotation du filament en fonction de la concentration de la solution en ATP, mais le simple fait de voir tourner le moteur confirmait les modèles proposés pour le fonctionnement de l’ATP synthase ! De plus, ces chercheurs ont montré que la rotation de l’axe de la F1ATPase est moins rapide, à concentration en ATP constante, lorsque la longueur du filament d’actine augmente. Effectivement, les lois de l’hydrodynamique prédisent que la force de frottement exercée par l’eau qui entoure le moteur dépend de la taille du filament : plus celui-ci est long, plus la friction va être importante, l’énergie de rotation étant dissipée sous forme de chaleur dans le liquide. Ces mêmes lois de l’hydrodynamique montrent que le couple qui s’exerce sur le filament dans ces conditions, c’est-à-dire à faible nombre de Reynolds, est le produit de sa vitesse angulaire par un facteur qui dépend de la longueur du filament et de son rayon. La vitesse angulaire et la géométrie du filament pouvant facilement se mesurer en microscopie, il

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Figure 4.2. La F1-ATPase est un moteur réversible : l’énergie issue de l’hydrolyse de l’ATP peut faire tourner l’axe γ. En accrochant un filament d’actine à cet axe, il est possible d’observer et de caractériser la rotation du moteur moléculaire par microscopie. D’après Kinosita et al. (voir la référence [5]).

a donc été possible, simplement en regardant tourner le moteur, d’accéder au couple qu’il exerce, estimé à 80 pN.nm par le groupe du professeur Kinosita. À partir de la valeur de ce couple, le rendement du moteur peut être calculé, à condition cependant de connaître quelques éléments supplémentaires de sa structure. La F1-ATPase peut être représentée comme un tonneau, qui serait le stator d’un moteur électrique, au milieu duquel passerait un axe, nommé sous-unité γ, qui serait le rotor (Fig. 4.1). Le tonneau est constitué de 6 sous-unités : 3 unités nommées α et trois unités nommées β, qui constituent trois paires αβ. En tournant, la sous-unité γ provoque des changements de conformations dans les sous-unités αβ lesquelles, interagissant avec des molécules d’ATP ou d’ADP et Pi fixées dans des poches des sous-unités, catalysent des réactions chimiques sur ces réactifs. Ces éléments structuraux permettent de conclure que, par symétrie, une sous-unité αβ occupe un angle de 120◦ . Une réaction de synthèse ou d’hydrolyse d’ATP doit donc avoir lieu chaque fois que le rotor, la sous-unité γ, tourne de 120◦ par rapport au stator. L’énergie produite par le moteur durant une rotation de 120◦ n’est alors rien d’autre que le produit de cet angle par le couple du moteur (80 pN.nm). Le résultat simple et surprenant de ce calcul est que la valeur de l’énergie produite par le moteur est de l’ordre de 20 kB T , soit exactement l’énergie produite par l’hydrolyse d’une molécule d’ATP ! La F1-ATPase est donc un moteur extrêmement efficace : elle est capable de transformer en énergie mécanique la quasi-totalité de l’énergie qui lui est fournie sous forme chimique, autrement dit, son rendement est très proche de 100 %.

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Chapitre 4. Les moteurs moléculaires

Ce rendement peut paraître étonnamment élevé si on le compare à celui de nos moteurs thermiques de voitures, dont le rendement est de l’ordre de 40 %, mais moins si l’on songe aux moteurs électriques qui ont aussi de très bons rendements, de l’ordre de 90 %. Finalement, ce qui est le plus surprenant est peut-être qu’un moteur de 30 nm (la taille de la F1-ATPase) puisse entraîner en rotation un filament d’actine de 1 μm dans un fluide dans des conditions où le nombre de Reynolds associé à la rotation est extrêmement petit. Même si ce type de comparaison a ses limites, cela reviendrait à avoir un moteur de 30 cm capable de faire tourner le tronc d’un arbre de 10 m de longueur à une vitesse d’une dizaine de tours par seconde dans un milieu beaucoup plus visqueux que du miel. Le rendement presque parfait de ce moteur montre peut-être simplement qu’il a été bien sélectionné au cours de l’évolution puisque, si un rendement peu élevé peut être toléré pour un moteur non réversible, il n’en est pas de même si le moteur doit fonctionner de manière réversible. Or, comme nous l’avons signalé, si la F1-ATPase peut utiliser de l’ATP pour provoquer la rotation de son axe, et donc dans un contexte biologique générer un gradient de protons, son rôle biologique principal est d’utiliser la rotation de la partie F0 de l’ATP synthase, et donc l’axe de la F1-ATPase, induite par un gradient de protons pour synthétiser de l’ATP. 1.2

Produire de l’ATP en faisant tourner la F1-ATPase

De fait, mettre en évidence cette réversibilité sur une seule et même expérience n’a pas été simple. Deux difficultés devaient être surmontées : il fallait d’une part imposer une rotation à l’axe du moteur, et d’autre part détecter la production de molécules d’ATP. Pour provoquer la rotation de l’axe γ du moteur, la solution retenue a consisté à fixer une bille magnétique sur l’axe et à faire tourner cette boussole microscopique à l’aide d’un champ magnétique. Il s’agissait ensuite de vérifier que, en présence d’ADP et de Pi, chaque fois que la bille tournait de 120◦ , la rotation induite de la F1-ATPase produisait une molécule d’ATP. Nous avons là une très sérieuse difficulté expérimentale : comment détecter la formation d’une seule molécule d’ATP ? L’expérience de rotation du filament d’actine que nous avons décrite précédemment a permis de vérifier que la vitesse de rotation est une fonction de la concentration en ATP. En principe, il suffirait donc, une fois l’ATP synthétisée, de supprimer le champ magnétique et de mesurer la vitesse de rotation de la bille pour estimer la concentration en ATP. Malheureusement, cette technique n’est utilisable que si la concentration en ATP est de l’ordre du millimolaire, soit 6 1020 molécules par litre. Or une rotation d’un tour des aimants ne permet de produire que 3 molécules d’ATP. Dans un volume d’un litre, il faudrait donc 1020 tours pour observer la rotation de l’axe du moteur en l’absence de champ magnétique ! Pour observer malgré tout cette rotation, la solution a consisté à réduire considérablement le volume de la solution, en plaçant la

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F1-ATPase dans des micro-réacteurs (Fig. 4.3). Un réacteur de dimension caractéristique 1 μm a en effet un volume de 10−18 m3 , soit 10−15 L : quelques milliers de tours du moteur sont donc suffisants pour parvenir aux concentrations en ATP nécessaires à l’observation de sa rotation spontanée en l’absence de champ magnétique. En concevant des micro-puits ayant ces dimensions, le groupe de H. Noji a ainsi pu mettre quantitativement en évidence la réversibilité du moteur et a montré qu’une partie du complexe protéique, notée ε (Figs. 4.1 et 4.3), est essentielle à la synthèse mécanique d’ATP, mais pas à la rotation de la F1-ATPase induite par son hydrolyse. 1.3

Mécanique et chimie

Le couplage entre mécanique et chimie à l’œuvre dans la F1-ATPase mérite encore que nous nous attardions sur deux points supplémentaires, par ailleurs généralisables à d’autres systèmes biologiques. Revenons tout d’abord sur l’expérience de rotation du filament d’actine attaché à l’axe de la F1-ATPase. Que se passe-t-il lorsqu’il y a très peu d’ATP en solution ? La marche au hasard d’une molécule d’ATP en solution va la conduire dans la poche catalytique du moteur, où son hydrolyse va entraîner une rotation de l’axe d’un tiers de tour. Du temps va alors s’écouler avant qu’une autre molécule d’ATP n’entre dans la poche suivante, permettant au mouvement de se poursuivre. Dans ces conditions de rareté du carburant, on observe bien une rotation saccadée du moteur, avec des rotations élémentaires d’un tiers de tour. Pour la F1-ATPase, comme pour d’autres complexes protéiques, le mouvement mécanique est donc imposé par la symétrie de la structure du moteur. De plus, une observation de la rotation à des échelles de temps plus courtes que celle de la vidéo classique permet même de voir que ces pas de 120◦ se décomposent en deux rotations, respectivement de 40◦ et 80◦ . Il est possible de relier chaque rotation à une étape de l’hydrolyse ou de synthèse de l’ATP, et de mettre ainsi en évidence mécaniquement le déroulement d’une réaction chimique. Le second point sur lequel nous insisterons est sous-jacent dans l’exposé qui précède : c’est le lien entre la mécanique et la chimie (on parle même de mécanochimie). Ce lien est illustré de manière saisissante par l’observation suivante : la rotation de l’axe de la F1-ATPase se bloque parfois de manière inexpliquée après la première rotation de 40◦ , ce qui a pour effet d’arrêter le moteur. L’hypothèse est que la molécule d’ADP qui est dans la poche catalytique ne peut pas être éjectée. Si le lien entre mécanique et chimie est bien réel, on peut imaginer qu’en forçant mécaniquement la rotation du moteur il devrait être possible de débloquer la chimie. Cette expérience a été réalisée par le groupe du professeur Kinosita en utilisant une micro-bille magnétique, comme décrit précédemment. Le couple exercé par la bille étant énorme à l’échelle moléculaire, il est possible de mesurer la probabilité qu’a le moteur de repartir après qu’on l’a obligé à faire un angle donné à partir de sa positon

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Chapitre 4. Les moteurs moléculaires

Figure 4.3. La réversibilité du mouvement de la F1-ATPase est mise en évidence en accrochant à l’axe γ qui la traverse une bille magnétique manipulée à l’aide d’un champ magnétique tournant. Le moteur moléculaire et la bille sont placés dans un micro-réacteur fabriqué en PDMS (PolyDiMéthylSiloxane), un polymère transparent qui permet d’observer la rotation de la bille par microscopie. Lorsque le champ magnétique tournant est appliqué à la bille, l’ATP synthase fabrique de l’ATP à partir de l’ADP et de Pi présents dans le micro-réacteur. Le volume du micro-réacteur étant très faible, la concentration en ATP augmente rapidement. Après quelques minutes, le champ magnétique est coupé et on observe que la bille magnétique tourne spontanément dans le sens opposé : la F1-ATPase hydrolyse l’ATP en solution et utilise l’énergie chimique libérée pour faire tourner l’axe γ.

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Figure 4.4. Probabilité d’activation mécanique de la F1-ATPase en fonction de l’angle appliqué. D’après Kinosita et al. (voir la référence [5]).

d’arrêt. On observe alors que le moteur a 100 % de chances de redémarrer si on le force à faire l’angle de 80◦ qui lui manque pour initier l’étape suivante (Fig. 4.4). La mécanique peut donc venir en aide à la chimie pour terminer une réaction.

2

Les myosines : un exemple de moteur linéaire

Nous allons maintenant examiner des moteurs moléculaires appelés myosines, impliqués non pas dans une rotation, comme précédemment, mais dans une translation. Cette famille de protéines comporte plus d’une centaine de membres et leur rôle fondamental dans le fonctionnement de notre organisme nous apparaît malheureusement lorsqu’elles sont altérées. Ainsi, des déficiences de la myosine II cardiaque peuvent provoquer des cardiomyopathies graves. Un défaut sur la myosine V, qui intervient dans le transport de vésicules, peut induire un syndrome de Griscelli associé à des problèmes d’immunodéficience, et certaines mutations de ces moteurs entraînent des problèmes neurologiques, les mutations des myosines dites IB pouvant par exemple conduire à la surdité (voir le chapitre 7).

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Chapitre 4. Les moteurs moléculaires

2.1

Un déplacement sur les filaments d’actine

Toutes les myosines ont en commun de se déplacer sur un même rail, l’actine (voir les chapitres 1 et 5), et ce dans le même sens par rapport à l’orientation de l’actine. Elles peuvent cependant avoir des structures et des rôles très différents. Par exemple, la myosine dite V, qui participe au transport de vésicules dans la cellule, possède deux « pieds » qui lui permettent de « marcher » sur l’actine, alors que la myosine II, qui est le moteur essentiel au fonctionnement de nos muscles, n’en possède qu’un. Bien que la raison n’en soit pas la même que pour nous, loin de là, le fait d’avoir deux pieds permet à la myosine V de se déplacer sur des distances bien plus grandes qu’une myosine II. La myosine V est donc un moteur dit processif, c’est-àdire qu’elle peut effectuer un grand nombre de cycles enzymatiques, des « pas » sans se détacher de son substrat. N’oublions pas en effet qu’une myosine, comme toutes les petites molécules, est soumise à l’agitation brownienne (voir le chapitre 3) : à chaque pas sur l’actine, elle a donc une probabilité non nulle de se détacher de son substrat. Si cette probabilité est grande, la myosine se détachera au bout d’un faible nombre de pas, voire à chaque pas ! C’est le cas par exemple pour la myosine II, qui n’a qu’un seul point d’attache, ou qu’un pied si on veut utiliser un langage plus anthropocentrique. Son déplacement le long du rail nécessitant de se détacher entre deux pas, la probabilité d’enchaîner deux pas successifs sur l’actine sans se détacher est nulle, tout comme sa processivité. Pour mieux comprendre ce phénomène, utilisons une image à notre échelle : lorsque nous marchons, nous avons toujours un pied en contact avec le sol. En revanche, si nous avançons à cloche-pied, nous sommes parfois en phase de saut, sans contact avec le sol. Si durant cette phase nous étions soumis à un mouvement brownien d’amplitude macroscopique, nous ne pourrions pas enchaîner deux sauts synchronisés, comme nous le faisions par exemple quand nous jouions à la marelle. Comment déterminer simplement si un moteur est processif ? Dans le cas des myosines, mais cette approche serait applicable à d’autres moteurs, les expérimentateurs ont mis en place des tests dits « de motilité » (Fig. 4.5). Ces tests consistent à fixer des moteurs, avec une densité variable, sur une surface, par exemple une lamelle de verre. La fixation est effectuée de sorte que les pieds des moteurs sont toujours fonctionnels. On ajoute alors dans la solution le carburant du moteur, en l’occurrence de l’ATP, et des filaments d’actine marqués avec des molécules fluorescentes, pour pouvoir les visualiser par microscopie. Lorsque les filaments interagissent avec les moteurs, on observe bien leur déplacement sur la surface ! On répète cette expérience en diminuant petit à petit la densité des moteurs sur la surface, et il arrive un moment où un seul moteur interagit avec le filament sur lequel il se déplace. À ce moment-là, si le moteur est processif, le filament se déplacera sur des distances assez grandes, ce qui ne sera pas le cas pour un moteur non processif.

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Figure 4.5. Test de motilité de la myosine : les moteurs sont fixés sur une surface de verre, et les filaments d’actine se déplacent lorsque l’on rajoute de l’ATP dans la solution.

Pour les myosines processives, comme la myosine V, des expériences à l’échelle de la molécule unique utilisant la microscopie de fluorescence peuvent nous en dire beaucoup plus sur leur fonctionnement. Comme nous l’avons déjà évoqué, la myosine V a deux pieds, dont l’un est toujours en contact avec l’actine. Deux cas peuvent se présenter (Fig. 4.6). Soit le moteur avance en mettant un pied devant l’autre, comme un marcheur classique, soit, tel un escrimeur qui avance lors d’un assaut, le moteur a toujours le même pied devant. Comment discriminer entre ces deux cas ? Lorsqu’un marcheur avance avec un pas régulier p et en faisant n pas par seconde, son pied droit avance de 2p et ne bouge que n/2 fois par seconde. Dans le cas de l’escrimeur, ce même pied avance de p à une fréquence de n mouvements par seconde (Fig. 4.6). Grâce aux très belles avancées en microscopie de fluorescence, et en particulier à la super-résolution spatiale (voir le chapitre 2) qui permet d’observer des processus avec une précision nanométrique, le groupe de P. Selvin a pu montrer que le pas d’un pied de la myosine V est égal à deux fois le pas du moteur : la myosine V marche donc en mettant un pied devant l’autre. 2.2

La myosine II : le moteur de nos muscles

Revenons maintenant au cas de la myosine II, le moteur de nos muscles et, à ce titre, un des moteurs moléculaires qui a été le plus étudié. Comme nous l’avons vu, c’est un moteur qui n’a qu’un point d’attache sur l’actine. Son mouvement ne peut donc pas être processif, autrement dit il ne devrait pas pouvoir se déplacer sur de « grandes » distances sur son rail sans s’en détacher. Par conséquent, on ne peut expliquer le mouvement de nos muscles que par la mise en œuvre, en parallèle, de nombreuses

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Chapitre 4. Les moteurs moléculaires

un pied devant l'autre ...

ou un pied après l'autre ?

myosine

pas = 37 nm

pas = 37 nm

pas = 37 nm

déplacement de la tête = 74 nm

a)

filament d'actine

b)

Figure 4.6. Comment la myosine V se déplace-t-elle sur l’actine ? Met-elle un pied devant l’autre ou un pied après l’autre ? Dans les deux cas, la longueur du pas est la même (37 nm). Mais dans le premier cas (a), à chaque pas une tête de la myosine se déplace de 74 nm, alors que dans le second cas (b) le déplacement n’est que de 37 nm.

myosines II. Ce fonctionnement collectif s’effectue dans une partie du muscle qui s’appelle le sarcomère, où fibres d’actine et de myosines sont entremêlées. Dans les sarcomères, les myosines, interagissant avec les filaments d’actine, se déplacent le long de ces filaments et les contractent, comme schématisé sur la figure 4.7. Le mouvement sur une distance perceptible à une échelle macroscopique n’est possible que parce que de nombreuses myosines, reliées entre elles par un autre filament, peuvent simultanément interagir avec l’actine. En effet lorsqu’une myosine se décroche après son mouvement, elle peut se raccrocher au même filament d’actine car les myosines encore liées la maintiennent à proximité de ce filament. C’est donc la structure du sarcomère, et pas la processivité du moteur, qui permet des mouvements macroscopiques. Nous pouvons maintenant nous demander comment une force macroscopique, assez grande pour nous permettre de bouger, est créée à partir de la force générée par une seule myosine. Ce qui nous conduit à évoquer les expériences qui ont permis de mesurer cette force élémentaire grâce aux techniques de micromanipulations présentées dans le chapitre 3. Le schéma expérimental, dans le cas de la myosine II, doit être adapté au fait que ce moteur n’est pas processif. Afin d’observer plusieurs

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(a)

têtes

(b)

filament d'actine

Figure 4.7. a) Dans nos muscles, les têtes myosines II sont associées par paires mais le fonctionnement de chaque tête est indépendant. b) La contraction des muscles résulte du déplacement de ces têtes de myosines, qui sont nombreuses dans les muscles, sur les filaments d’actine. L’hydrolyse de l’ATP fournit l’énergie nécessaire au mouvement.

événements, la méthode retenue a consisté à maintenir le filament d’actine à proximité de la myosine à étudier. Pour cela, les chercheurs ont construit une sorte d’haltère, dont les deux masses, des billes piégées dans des pinces optiques, étaient reliées entre elles par un filament d’actine tendu (Fig. 4.8). Au cours de l’expérience, ce filament peut interagir avec une tête de myosine II, accrochée sur une troisième bille fixée sur une surface. Lorsque la myosine entre en contact avec le filament d’actine, celui-ci subit une force dans la direction du déplacement du moteur. Si les pinces optiques ne tiennent pas trop fermement les billes accrochées à l’actine, le filament peut se déplacer presque librement : on peut alors mesurer la distance parcourue par le moteur, et donc son pas, en l’occurrence 5,5 nm. En revanche, si les pinces optiques maintiennent fermement les billes, le filament est rapidement bloqué, et on peut déduire du faible déplacement des billes dans les pièges et de la raideur de ces pièges (voir le chapitre 3) la force qui permet d’arrêter le moteur. Cette force est également la force maximale que peut exercer la myosine II, estimée par cette méthode à 5 pN. En supposant que chaque pas de la myosine II résulte de la consommation d’une molécule d’ATP, on calcule un rendement d’environ 30 % pour le moteur. Toute

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Chapitre 4. Les moteurs moléculaires

Figure 4.8. Pour étudier la force qu’exerce la myosine II sur l’actine, on peut utiliser des pinces optiques qui tiennent fermement deux billes attachées aux extrémités d’un filament d’actine.

l’énergie chimique n’est donc pas utilisée pour produire le mouvement, et une partie de l’énergie d’hydrolyse de l’ATP est dissipée sous forme de chaleur dans l’organisme. Par conséquent, le muscle va chauffer lors du mouvement, ce qui, dans le cas d’un effort important, induit la nécessité de refroidir le corps et donc de transpirer. À partir de la force générée par une seule myosine II, on peut estimer qu’il faudrait que 1012 myosines travaillent simultanément pour soulever un poids de 500 g, ce qui montre bien la nécessité d’avoir de très nombreuses myosines agissant en parallèle dans le sarcomère pour obtenir un mouvement macroscopique. Abordons maintenant le lien entre la chimie et la mécanique du mouvement. Pour cela, nous devons regarder plus en détail la structure des myosines. Les myosines II vont par paires, liées entre elles par des queues (Fig. 4.7), ce qui leur permet, à une plus grande échelle, de former des filaments de myosines. Chaque myosine possède également une tête, qui peut se lier à l’actine et qui se déforme lors de son interaction avec l’ATP. C’est la présence d’ATP qui permet à la tête de la myosine de se détacher du filament d’actine. En absence d’ATP, un lien très fort s’établit entre les myosines et le filament d’actine, et c’est d’ailleurs ce lien qui est à l’origine de la rigidité cadavérique. En effet, quand un organisme est mort, ses F1-ATPases ne fonctionnement plus, l’ATP n’est plus produit, les molécules d’ATP encore présentes se dégradent au cours du temps et, petit à petit, les liens entre myosine et actine dans les muscles deviennent irréversibles : les muscles se rigidifient. Mais revenons à un organisme bien vivant. Dans une vision inspirée par la biologie structurale, le mouvement de la myosine s’explique par des changements structuraux induits par

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la chimie : la présence d’ATP permet à la tête de la myosine de se détacher du filament, des changements structuraux de cette même tête, dus à l’hydrolyse de l’ATP et au relargage des produits de la réaction, lui permettent ensuite de se fixer plus loin sur le filament d’actine, ce qui provoque un déplacement relatif des deux filaments. Des arguments plaident en faveur de cette vision des choses : par exemple, si l’on connaît la structure de la myosine et ses modifications supposées lors du cycle du moteur, on doit pouvoir changer le pas du moteur en modifiant la structure de la tête de la myosine II. C’est précisément cette performance qu’a réussie le groupe de J. Spudich il y a quelques années. Cependant, grâce à une expérience certes controversée, le groupe de T. Yanagida au Japon a mis à mal cette description simple. En détectant par fluorescence la présence d’ATP, et en mesurant simultanément la mécanique du moteur grâce à des pinces optiques, les chercheurs ont montré que le moteur peut exercer des forces décalées dans le temps par rapport à la présence d’ATP dans son voisinage ! Par ailleurs, ces mêmes chercheurs ont observé que, pour une seule molécule d’ATP hydrolysée, la myosine pouvait se déplacer sur une distance de plusieurs pas. Ces observations excluent la possibilité d’un couplage direct et simple entre chimie et mécanique. Comment alors expliquer le mouvement observé ? Un modèle de fonctionnement général pour les moteurs, appelé cliquet thermique, a été proposé pour interpréter ces données. Dans ce modèle, les moteurs évoluent dans un potentiel qui varie au cours du temps. La réaction chimique, en accrochant la tête de la myosine à l’actine ou en la détachant, permet de passer d’un potentiel asymétrique à un potentiel choisi constant en première approximation (Fig. 4.9). Dans ce dernier état, la myosine peut diffuser de manière symétrique dans une direction ou dans l’autre le long de l’actine. Lorsque la chimie ramène la myosine dans le potentiel asymétrique, elle va tomber dans le minimum local de potentiel correspondant à l’endroit où elle se trouve. Un ajustement de la cinétique chimique permet de trouver des conditions pour lesquelles la durée de diffusion dans le potentiel plat permet au moteur de diffuser, en moyenne, sur une distance permettant de passer dans le puits suivant, mais seulement du côté où la distance entre le puits de potentiel et le maximum est la plus courte. Dans ces conditions, on aura donc en moyenne un mouvement longue distance du moteur dans cette direction. Des paramètres cinétiques appropriés et un potentiel asymétrique suffisent donc à expliquer un mouvement moyen. Comme des fluctuations autour de ce mouvement moyen sont possibles dans cette vision probabiliste, des pas en arrières ou de multiples pas sont possibles à chaque fois que le moteur diffuse. Actuellement, des débats existent toujours pour savoir lequel entre ces deux modèles explique le mieux le fonctionnement des moteurs. Pour terminer, précisons que la compréhension du fonctionnement d’un moteur ne permet pas toujours de comprendre le fonctionnement d’une assemblée de moteurs. Dans les cas où les moteurs sont reliés entre eux, comme dans le cas des

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Chapitre 4. Les moteurs moléculaires

Potentiel

W1 a

b

W2

Position Figure 4.9. La fixation et l’hydrolyse de l’ATP sur un moteur pourraient lui permettre de passer d’un potentiel asymétrique (W2) lorsqu’il est lié au filament à un potentiel relativement plat (W1) dans lequel le moteur peut diffuser. Dans le potentiel asymétrique, le moteur va se déplacer jusqu’au minimum de potentiel le plus proche. Dans l’état non lié (W1), le moteur peut diffuser librement à partir de la position initiale qui correspond à un minimum de potentiel de W2. Si le temps τ dans le niveau (W1) est tel que le moteur peut diffuser sur la distance a mais pas sur la distance b (soit a < Dτ < b, si D est le coefficient de diffusion du moteur) alors le moteur se déplacera en moyenne vers la gauche. Si la chimie est mal ajustée (τ  alors il n’y aura, en moyenne, pas de déplacement.

b2 ), D

myosines II dans les muscles, il est indispensable de prendre en compte le couplage entre ces moteurs pour comprendre la dynamique du mouvement. Récemment, des travaux menés sur ce sujet ont par exemple montré que ce couplage peut être à l’origine d’oscillations spontanées dans les muscles. Il reste de nombreuses pistes à explorer dans ce domaine pour espérer, un jour, pouvoir décrire précisément le fonctionnement collectif de ces moteurs moléculaires. 3

Un moteur sur l’ADN : l’ARN polymérase

Déjà évoquées dans le premier chapitre de cet ouvrage, les polymérases sont des enzymes qui, en utilisant l’ADN comme substrat, assurent la synthèse chimique de macromolécules (ARN dans le cas de l’ARN polymérase, ADN dans le cas de l’ADN polymérase) à partir de nucléotides. Lors de leur progression le long de l’ADN, les polymérases utilisent l’énergie libérée par la synthèse pour se déplacer : ce sont donc des moteurs. À la différence des myosines qui se déplacent sur un rail rigide (l’actine), les polymérases se déplacent sur un filament très flexible, que ce soit l’ADN double brin pour l’ARN polymérase ou l’ADN simple brin pour l’ADN polymérase. L’activité de ces moteurs va entraîner des modifications des propriétés élastiques de

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l’ADN, ce qui, comme nous allons le voir, fournit un moyen indirect de caractériser le fonctionnement des polymérases, et plus spécialement de celle qui nous intéresse : l’ARN polymérase. 3.1

ARN polymérase et transcription

Rappelons tout d’abord succinctement quelques éléments du chapitre 1, éléments qui nous seront utiles dans la suite de l’exposé. Comme son nom l’indique, une ARN polymérase synthétise de l’ARN, un assemblage de nucléotides qui va jouer un rôle essentiel dans la transcription, le processus qui permet de passer d’un gène à une protéine. Pour synthétiser un ARN spécifique, l’ARN polymérase doit lire une séquence d’ADN à partir d’un point précis, le promoteur, jusqu’à la fin du gène à transcrire, et ce en faisant le moins d’erreurs possible. Après s’être fixée sur son promoteur, l’ARN polymérase rencontre une première difficulté : lire la séquence des bases de l’ADN, bases peu accessibles car situées à l’intérieur de la double hélice. Pour effectuer cette lecture, l’ARN polymérase va s’insérer dans la molécule d’ADN en modifiant sa structure pour l’ouvrir au niveau du promoteur. L’enzyme va ensuite avancer le long de l’ADN, fabriquant de l’ARN à partir de nucléotides en solution, jusqu’à ce qu’elle se décroche au niveau du terminateur. Comme nous allons le voir, ce beau scénario est un peu simpliste, et le fonctionnement de l’ARN polymérase est bien plus complexe ! Une méthode efficace pour étudier ce fonctionnement est d’utiliser des nucléotides radioactifs pour déterminer la taille des morceaux d’ARN produits afin d’en déduire les propriétés d’avancée de la polymérase. Cependant cette méthode ne donne accès qu’à des valeurs moyennes sur toutes les polymérases de l’échantillon, et ne permet pas toujours d’établir le comportement fin lié à des fluctuations désynchronisées, ni bien évidemment l’effet de contraintes mécaniques contrôlées. Les expériences menées récemment à l’échelle de la molécule unique ont permis, comme nous allons le voir, d’étudier en détails chacune des étapes du fonctionnement des ARN polymérases. 3.2

La mise en place sur la ligne de départ

Une première étape, que nous passerons sous silence ici, est celle de la recherche par la polymérase en solution de son site de fixation sur l’ADN, le promoteur. Cet aspect est abordé dans le chapitre 8. Examinons d’abord comment des expériences menées à l’aide d’une pince magnétique permettent d’étudier l’insertion de la polymérase dans son promoteur (Fig. 4.10). Cette insertion s’accompagne de la séparation locale des brins, ce qui va modifier la topologie locale de l’ADN et avoir des répercussions sur toute la longueur de la double hélice. Pour comprendre ces modifications, considérons une molécule d’ADN de longueur donnée. Cette double hélice va posséder un nombre bien déterminé de tours, défini par exemple par le nombre

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Chapitre 4. Les moteurs moléculaires

bille magnétique

(a)

surenroulement positif

ARN pol.

promoteur

la bille descend de 56*n nm n tours positifs ajoutés ARN pol.

bille magnétique

(b)

surenroulement négatif

la bille monte de 56 * n nm

ARN pol.

n tours négatifs enlevés

promoteur ARN pol.

Figure 4.10. La fixation de l’ARN polymérase induit la séparation locale des deux brins de l’ADN au niveau du promoteur. Ceci se traduit par la génération d’une contrainte de torsion qui induit la formation de plectonèmes qui provoquent un changement de longueur de la molécule d’ADN placée sous contrainte mécanique grâce à une pince magnétique. Les changements de longueurs mesurés dans différentes conditions (ADN positivement surenroulé (haut) ou négativement surenroulé (bas)) permettent de caractériser de fixation de l’ARN polymérase (inspiré de [6]).

de tours que fait un brin autour de l’autre. Ce nombre est une constante tant que l’ADN n’est pas coupé, ou si l’on ne fait pas tourner les extrémités de la molécule. En s’insérant dans l’ADN, la polymérase aplatit localement la double hélice, ce qui va obliger l’ADN à effectuer le même nombre de tours sur une distance un peu plus courte, celle de l’ADN moins la zone dans laquelle les bases ont été séparées. Autrement dit, des tours sont ajoutés dans la partie non ouverte de l’ADN. Revenons à l’expérience de micromanipulation de l’ADN avec une pince magnétique (Fig. 4.10 et chapitre 3). En choisissant correctement les paramètres expérimentaux, les tours supplémentaires dus à l’insertion de la polymérase peuvent induire un changement de longueur de l’ADN tel qu’un plectonème supplémentaire se forme, aisément détectable dans l’expérience. À cet effet lié à la torsion de la double hélice va s’ajouter celui de l’accrochage de la polymérase sur son promoteur qui peut courber l’ADN et donc le raccourcir. En étudiant l’insertion dans différentes conditions de torsion de l’ADN, le groupe de T. Strick est parvenu à séparer ces deux effets et à montrer que l’ARN polymérase de E. coli ouvre n bases et raccourcit l’ADN d’une distance de n nm lors de sa fixation sur son site promoteur (Fig. 4.10).

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

91

3.3

Une mise en route hésitante

Une fois fixée à son site promoteur, l’ARN polymérase ne démarre pas simplement de manière processive. En analysant les ARN produits, on constate que plusieurs petits ARN de quelques bases (jusqu’à environ 10 bases) sont synthétisés avant qu’un ARN de la bonne taille soit produit. L’ARN polymérase effectue donc une série de cycles qui ne vont pas au bout de la séquence à transcrire. Deux mécanismes ont été proposés pour expliquer ces cycles dits abortifs : la polymérase pourrait évoluer sur l’ADN en faisant des allers-retours, ou bien elle pourrait rester accrochée à son promoteur (ce qui limiterait sa probabilité de décrochement), dans ce cas son avancée ne permettrait pas toujours de se décrocher de ce site (Fig. 4.11). Dans ce dernier cas, plusieurs scénarios sont également possibles. On peut imaginer par exemple qu’une partie de la polymérase est élastique : la partie avant de l’enzyme avance alors que la partie arrière reste accrochée, les deux parties étant reliées par cette partie élastique. Si la partie avant se décroche, la polymérase revient donc à son point de départ. On peut également imaginer que la partie avant de la polymérase ne bouge pas par rapport à la partie arrière, mais qu’elle produit une boucle d’ADN qu’elle range dans une poche en « grignotant » l’ADN. Dans ce cas, le décrochage de la partie avant induit simplement la libération de la boucle d’ADN, et la synthèse d’ARN peut reprendre. Deux expériences, l’une utilisant une approche optique, l’autre une approche mécanique, ont pu trancher entre ces modèles. Le groupe de S. Weiss a placé des fluorophores sur l’ADN et sur la polymérase et, grâce à la technique de FRET (voir le chapitre 2 et la référence [8]), a étudié les variations de distance entre l’enzyme et son substrat au cours de la synthèse de l’ARN. Le groupe de T. Strick a lui utilisé une pince magnétique pour étudier les variations de longueur d’une molécule d’ADN durant l’avancée de la polymérase, devinant que si la polymérase grignote l’ADN, elle doit suivre la double hélice, ce qui provoque un raccourcissement de la molécule lorsque celle-ci est sous traction. Les deux approches ont mis en évidence le phénomène de grignotage de l’ADN. Le mécanisme d’initiation maintenant admis est donc que le moteur reste accroché à son point de départ, qu’il tire sur l’ADN en provoquant l’apparition d’une boucle, et qu’il revient plusieurs fois à son état initial avant de pouvoir continuer son trajet le long de la séquence à transcrire. 3.4

Une course examinée en détail

Lors de chacun de ces cycles d’initiation, l’ARN polymérase peut passer en mode dit d’élongation : elle se décroche alors de son promoteur et avance de manière processive le long de l’ADN, sur des distances pouvant atteindre plusieurs milliers de paires de bases. Nous allons décrire dans cette partie quelques expériences menées à l’échelle de la molécule unique destinées à caractériser cette phase d’élongation. Dans ces expériences, l’ARN polymérase est attachée à une micro-bille, elle-

92

Chapitre 4. Les moteurs moléculaires

(a)

allers-retours sur l’ADN en se décrochant du site promoteur

(NTP)n(PPi)n

ARN polymérase

-35

(b)

-10

ARN polymérase

+1

ARN interrompu

-35

-10

+1

un élement de la polymérase est élastique (NTP)n(PPi)n ARN polymérase

-35

(c)

ARN polymérase

-10

+1

ARN interrompu

grignotage et formation de la boucle d’ADN

-10

-10

+1

(NTP)n(PPi)n

ARN polymérase

-35

-35

ARN polymérase

+1

ARN interrompu

-35

-10

+1

Figure 4.11. L’ARN polymérase produit naturellement, en plus des produits attendus, de tous petits fragments. Ceux-ci sont dus à des cycles abortifs de synthèse. Pour comprendre le mécanisme moléculaire de ces cycles, le groupe de T. Strick a étudié les variations de distances entre l’ADN substrat et la polymérase. Trois modèles étaient proposés. a) La polymérase fait une synthèse en se décrochant de son site de fixation. b) La polymérase possède une partie élastique qui est mise sous tension lors du démarrage de la synthèse. La polymérase restant assez solidement fixée sur le promoteur, la tension permet au système de revenir au point de départ en cours de transcription. Dans quelques cas, la tension permet aussi de décrocher la polymérase du promoteur pour effectuer une transcription complète. c) La polymérase reste fixée sur le promoteur et, en avançant le long de la séquence, elle force l’ADN à former une boucle. Lorsque la contrainte est trop forte, le système redémarre du point initial. Cependant cette contrainte permet parfois à la polymérase de se décrocher de son site et d’effectuer une synthèse complète. C’est le grignotage qui a été vérifié expérimentalement (figure inspirée de [7]).

même manipulée à l’aide d’une pince optique (Fig. 4.12 et le chapitre 3). Cette technique permet non seulement d’exercer des forces importantes sur l’enzyme, mais également de mesurer des déplacements de la polymérase avec une précision subnanométrique. Cette extrême précision a permis au groupe de S. Block, à Stanford, de mesurer le pas élémentaire d’une ARN polymérase lors de sa course sur l’ADN. En travaillant à faible concentration en nucléotides, afin de ralentir l’enzyme et de pouvoir observer chaque étape de son mouvement, ces chercheurs ont réussi à mesurer un pas de 0,37 nm, une distance très proche de la distance entre deux paires de bases de l’ADN (0,34 nm). Par ailleurs, une analyse fine de la relation entre la vitesse et la force exercée sur l’ARN polymérase suggère que ce moteur fonctionne sur un modèle de cliquet thermique : l’ARN polymérase, au moins celle de E. coli, diffuserait sur une distance d’une paire de base la fixation du nucléotide servant à bloquer le moteur dans une position avancée.

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Figure 4.12. Pour étudier la course de l’ARN polymérase sur l’ADN, deux pinces optiques sont utilisées : l’ARN polymérase est attachée à une bille tenue par une des pinces, et une extrémité d’une molécule d’ADN est attachée à une autre bille, tenue par la seconde pince. Dans cette expérience, l’ARN polymérase transcrit l’ADN dans le sens de la force appliquée à l’enzyme (flèche verte) et la mesure, avec une précision sub-nanométrique, de l’allongement au cours du temps de la portion d’ADN présente entre les deux billes permet de caractériser le mouvement de l’enzyme. Il est ainsi possible d’estimer la longueur d’un pas élémentaire de l’ARN polymérase, de mesurer sa vitesse, et de caractériser les pauses qui surviennent lors de son mouvement.

La course d’une ARN polymérase sur l’ADN est loin d’être monotone : des phases durant lesquelles sa vitesse est régulière alternent avec des phases d’arrêt, mais aussi parfois des retours en arrière sur l’ADN. Lors des phases d’avancées régulières, la vitesse d’une ARN polymérase est de l’ordre de quelques nm/s (pour l’ARN polymérase de E. coli) à quelques dizaines de nm/s (pour celle du phage T7). Cette hétérogénéité des vitesses entre polymérases issues de différentes espèces existent également, bien que beaucoup plus faible, entre des polymérases issues d’une même espèce. Cet « individualisme » moléculaire, encore inexpliqué, n’a pu être mis en évidence que grâce aux hautes résolutions temporelles et spatiales des expériences menées à l’échelle de la molécule unique avec des pinces optiques. Revenons maintenant sur l’existence de pauses lors de la transcription. Ces pauses sont relativement courantes (tous les 100 paires de bases en moyenne) et peuvent durer plusieurs secondes. Il existe d’ailleurs des antibiotiques qui augmentent la fréquence des pauses de certaines ARN polymérases bactériennes afin de diminuer le taux de production de protéines, et donc la multiplication des bactéries. L’extrême résolution spatiale obtenue grâce aux pinces optiques a permis au groupe de S. Block de montrer que les pauses sont corrélées à la séquence d’ADN, et que leur durée est très sensible à la force appliquée à l’ARN polymérase. Une première conséquence de cette dépendance est qu’il est difficile de parler de force d’arrêt d’une ARN polymérase – la force d’arrêt

94

Chapitre 4. Les moteurs moléculaires

est définie comme la force qu’il faut appliquer à un moteur en mouvement pour le stopper. C’est sans doute la raison pour laquelle les résultats de la mesure de cette force d’arrêt par différents groupes de recherche varient beaucoup, entre 14 et 25 pN suivant les travaux. La seconde conséquence est que les étapes biochimiques qui font basculer le moteur dans une phase de pause sont sensibles à la force ; elles doivent donc impliquer la variable conjuguée de la force : le déplacement. Ainsi, des travaux tentent actuellement de relier ces pauses à des phases où le moteur fait des retours en arrière le long de l’ADN. Certaines pauses plus longues, qui ne sont peut être que des cas particuliers des pauses précédentes, ont également été reliées au taux d’erreur d’incorporation de l’ARN polymérase. En effet, même si cela arrive rarement, une ARN polymérase peut en incorporer un « mauvais » nucléotide à chaque étape de la transcription, c’est-à-dire incorporer un nucléotide qui ne correspond pas à la base lue sur l’ADN. Pour que la séquence d’ARN final soit la plus fidèle à ce qu’elle devrait être, une correction de ces erreurs est prévue. Cette correction suppose un retour en arrière, et une coupure du mauvais nucléotide incorporé. Là encore, des recherches sont menées actuellement pour améliorer les outils physiques de manipulation de molécules uniques afin de parvenir à de meilleures résolutions temporelle et spatiale afin d’étudier ces processus dans des conditions in vitro les plus proches possibles des conditions normales de fonctionnement de la protéine. 3.5

De la recherche fondamentale aux biotechnologies ?

L’étude des pauses de la RNA polymérase a incité le groupe de S. Block à proposer une méthode de séquençage de l’ADN dont le principe est extrêmement simple. Cette méthode repose d’une part sur la capacité qu’a cette équipe de déterminer, avec une résolution d’une paire de bases, la position d’une ARN polymérase qui fait une pause. D’autre part, pour avancer, la polymérase a besoin de nucléotides ; en particulier, à une position donnée, elle doit incorporer le nucléotide suivant de la séquence de l’ADN sur lequel elle se déplace. Par conséquent, immergée dans une solution riche, par exemple, en base A,U,G mais très pauvre en C, la polymérase va faire des pauses juste avant chaque base G, puisqu’elle va devoir attendre la diffusion d’une rare base C jusqu’à son site catalytique. Le repérage de ces pauses permet de déterminer la position des bases G. En reproduisant cette expérience avec des solutions successivement pauvres en bases A,U,G, il est donc possible par cette approche mécanique de déterminer la séquence d’ADN transcrite. Bien que très élégante et simple dans son principe, cette expérience n’a que peu de chances d’être utilisée à une échelle industrielle. En effet les méthodes actuelles permettent déjà de séquencer rapidement et parallèlement de nombreuses molécules sans avoir besoin d’un appareil très sophistiqué, à l’instar de cette double pince optique à résolution atomique qui, par ailleurs, ne permet de déterminer la séquence que d’une molécule à la fois et qui reste difficilement parallélisable.

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4

Conclusion

Les techniques de manipulation de molécules uniques développées au cours des dernières années ont apporté, comme nous l’avons vu dans ce chapitre, un éclairage nouveau sur le fonctionnement de moteurs moléculaires, en permettant par exemple la mesure de leur vitesse, de leur pas, de leur rendement, ou l’estimation de leur processivité (voir l’encadré 4.1). Ces outils de physicien ont permis de mettre en évidence des changements de conformations liés à des réactions chimiques, de les relier aux forces ou aux couples développés par ces moteurs, et d’élucider le rôle, important dans le couplage mécano-chimique à cette échelle, des fluctuations browniennes. Comme dans le cas de l’ARN polymérase ou d’autres enzymes déjà étudiées à l’aide de ces nouveaux outils, il est probable qu’au cours des années à venir des expériences similaires permettront de porter un regard nouveau sur le fonctionnement de nombreux autres moteurs indispensables au fonctionnement des organismes vivants. Encadré 4.1. Tableau récapitulatif sur les moteurs. Moteur

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Rôle

Force d’arrêt

Vitesse (μm/s)

Pas

∼100 t/s

120◦

Excellente

∼100

5 nm

Nulle

∼20

Variable typiquement 0,03

0,34 nm

Excellente

∼20

1

8 nm

Bonne

∼ 50

2

Entre 2,5 et 12 bases

Excellente

∼ 50

F1ATPase

Synthèse de l’ATP

Couple 40 pN.nm

Myosine II

Contraction musculaire

5 pN

RNA polymérase

Synthèse de l’ARN

30 pN

Kinésine

Mouvement 5 pN intracellulaire

FtsK

Transport d’ADN chez les bactéries au moment de la division cellulaire

>60 pN

Processivité

Rendement

%

Chapitre 4. Les moteurs moléculaires

Bibliographie [1] Une conférence de J. Prost à l’université de tous les savoirs : http://www.canal-u.tv/producteurs/universite_de_tous_les_savoirs/dossier_ programmes/les_conferences_de_l_annee_2000/batteries_piles_atomes_et_ moteurs_biologiques_quelles_energies/les_moteurs_biologiques_jacques_prost [2] Un livre assez général sur la physique orientée vers la biologie : Phillips R, Kondev J, Theriot J. Physical Biology of the Cell. Éditeur : Garland Publishing Inc ; Édition : 1 (1 novembre 2008). [3] Un livre ciblé sur les moteurs du cytosquelette : Mechanics of Motor Proteins and the Cytoskeleton, Sinauer Associates Incorporated, Jonathon Howard. [4] La page du groupe de S. M. Block pour trouver des renseignements sur la RNA polymérase et les pinces optiques : http://www.stanford.edu/group/blocklab/ [5] La page du groupe de K. Kinosita avec des vidéos et des articles sur la F1ATPase : http://www.k2.phys.waseda.ac.jp/ [6] Revyakin A, Ebright RH, Strick TR. Promoter unwinding and promoter clearance by RNA polymerase: detection by single-molecule DNA nanomanipulation. Proc Natl Acad Sci USA 2004 ; 101:4776–80,14. [7] Revyakin A, Liu C, Ebright RH, Strick TR. Abortive initiation and productive initiation by RNA polymerase involve DNA scrunching. Science 2006 ; 314:1139– 43. [8] Kapanidis AN, Margeat E, Ho SO, Kortkhonjia E, Weiss S, Ebright RH. Initial Transcription by RNA Polymerase Proceeds Through a DNA-Scrunching Mechanism. Science 2006 ; 314:1144-7.

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5 Mécanique et motilité cellulaires Sylvie HÉNON, enseignant-chercheur, Laboratoire Matière et Systèmes Complexes, CNRS/Université Paris-Diderot. Cécile SYKES, chercheur au CNRS, unité Physico-chimie Curie, CNRS/Institut Curie/Université Pierre et Marie Curie, Paris 6.

Le terme de « motilité cellulaire » désigne l’aptitude au mouvement d’un organisme vivant. On connaît par exemple la motilité des spermatozoïdes ou des bactéries à flagelle. L’élément propulsif de tels organismes est un cil (ou flagelle) qui bat. Les cellules qui constituent nos tissus n’ont en général pas de flagelle, mais sont tout de même capables de se mouvoir, comme nous allons le découvrir dans ce chapitre. Dans les deux cas (mouvement avec ou sans flagelle), la motilité est due à un réarrangement dynamique de polymères à l’intérieur de la cellule. Regardons d’abord l’exemple du flagelle ou cil, qui est peut-être le mécanisme de propulsion le plus connu, mais aussi le plus simple, et qui nous servira aussi à définir les conditions générales hydrodynamiques du mouvement cellulaire. Un flagelle est sous-tendu par des polymères cellulaires arrangés en faisceaux de filaments semi-flexibles dont le battement est à l’origine du déplacement. Ces filaments font partie du squelette cellulaire ou « cytosquelette », qui est, dans ce cas, externe au corps cellulaire de l’organisme. Les bactéries se déplacent dans un régime hydrodynamique dans lequel la viscosité domine sur l’inertie. On se trouve alors dans un régime hydrodynamique de bas nombre de Reynolds (encadré 5.2), ce qui est presque exclusivement le cas pour tous les mouvements cellulaires. Les bactéries et leur mode de propulsion par battement flagellaire sont nos ancêtres unicellulaires de 3,5 milliards d’années. Nous avons depuis évolué, pour former des organismes multicellulaires. Mais afin

de pouvoir garder la capacité à se déplacer, pour par exemple pouvoir cicatriser nos blessures, nos cellules ont perdu leur flagelle, qui n’était plus optimal : vu la densité de nos cellules, à touche-touche, le flagelle n’avait plus de place pour accomplir la propulsion. Le cytosquelette s’est ainsi développé à l’intérieur du corps cellulaire, afin d’assurer les changements de forme de la cellule et son mouvement, mais aussi sa tenue mécanique au sein du tissu. Notre cytosquelette, de même que les filaments qui sous-tendent le flagelle, est aussi formé de filaments semi-flexibles arrangés en faisceaux ou en structures réticulées ou branchées. C’est un système extrêmement dynamique dans lequel les filaments sont capables de s’allonger ou de glisser les uns contre les autres grâce à des protéines cellulaires très actives appelées moteurs moléculaires. Les propriétés versatiles de ce cytosquelette assurent la diversité des comportements mécaniques des cellules, aussi bien en termes de rigidité qu’en termes de motilité. 1

Propriétés mécaniques des cellules eucaryotes

Les filaments du cytosquelette confèrent à la cellule des propriétés mécaniques que nous nous attachons ici à décrire. Ces propriétés sont un marqueur de « bonne santé » de nos cellules qui peuvent ainsi résister à des stress mécaniques ou au contraire s’adapter à des contraintes externes. Elles sont également caractéristiques d’un organe particulier : les cellules des os sont beaucoup plus rigides que celles du cerveau. Enfin les cellules sont capables d’adapter leurs propriétés mécaniques à un environnement particulier et nous décrirons pour terminer les avancées récentes dans la compréhension des mécanismes de cette mécano-transduction. 1.1

Propriétés mécaniques, rhéologie

Mesurer les propriétés mécaniques d’une cellule, c’est mesurer sa déformation sous l’effet d’une contrainte mécanique imposée. On caractérise ainsi ses propriétés rhéologiques (encadré 5.1). La première chose à faire quand on veut caractériser la mécanique cellulaire, c’est donc de réaliser un rhéomètre cellulaire, c’est-à-dire un dispositif qui permet d’appliquer une contrainte mécanique contrôlée à l’échelle d’une cellule. Encadré 5.1. Grandeurs rhéologiques.

La rhéologie est l’étude des propriétés visco-élastiques des matériaux. Lorsqu’on soumet un corps à une contrainte mécanique, il se déforme et c’est la relation entre la contrainte appliquée et la déformation induite qui caractérise ses propriétés viscoélastiques. On a l’habitude de décomposer la déformation d’un corps sous l’effet d’une contrainte en deux parties : la compression (ou l’expansion) pure, qui correspond à un changement de volume à forme constante, et le cisaillement pur, qui correspond à un changement de forme à volume constant. Des illustrations en sont données figure 5.1.

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Chapitre 5. Mécanique et motilité cellulaires

Figure 5.1. Trois types de déformation d’un objet. En haut : objet avant déformation. En bas : compression (à gauche), cisaillement pur (au milieu) et étirement uniaxial (à droite).

Une contrainte, c’est une force appliquée par unité de surface. Si cette force est normale à la surface, la contrainte est dite de compression (ou d’expansion) et elle est égale à la pression. Une contrainte de cisaillement correspond au contraire en général à une force appliquée tangentiellement à la surface. Pour un matériau incompressible, un changement de volume est interdit et sous l’application d’une contrainte il se déforme en cisaillement pur. Le test mécanique standard des mécaniciens du solide est une traction simple (étirement uni-axial), ce n’est ni une compression pure ni un cisaillement pur. Il consiste à tirer une barre par deux de ses faces opposées par une contrainte constante (Fig. 5.1 droite). Sa déformation ε est alors son allongement relatif ΔL/L et pour un solide e´lastique elle est égale au rapport de la contrainte et du module d’Young E : ε = σ/E. Pour caractériser complètement les propriétés mécaniques d’un matériau, on peut mesurer sa réponse soit à un saut de contrainte constante, soit à une contrainte sinusoïdale. Dans le 1er cas, on applique un saut abrupt de contrainte σ0 au matériau puis on la maintient constante et on mesure la déformation correspondante ε en fonction du temps t. On obtient alors la fonction fluage ε(t) . Y (t) = σ0 Dans le 2e cas, on applique au matériau une contrainte qui varie sinusoïdalement au cours du temps et on étudie la déformation correspondante en fonction de la fréquence f ; elle est caractérisée par deux grandeurs : le rapport G( f ) des amplitudes de la contrainte et de la déformation et le retard de phase ϕ( f ) de la déformation sur la contrainte ; ou par un seul nombre complexe G ∗ ( f ) = G( f )e iϕ( f ) appelé module complexe du matériau σ(t) = σ0 cos(2π f t),

ε(t) =

σ0 G( f )

cos(2π f t − ϕ).

Pour un matériau élastique, la déformation suit la contrainte, la fonction fluage est donc constante, elle vaut 1/E pour un étirement uniaxial ; le module élastique est lui aussi

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constant, il vaut simplement E et ϕ = 0. Un fluide au contraire coule tant qu’on lui applique une contrainte ; pour un fluide visqueux newtonien, c’est le taux de déformation qui est proportionnel à la contrainte, le facteur de proportionnalité est la viscosité η ; ainsi la fonction fluage est linéaire en temps, Y (t) = t/η, et le module complexe est linéaire en fréquence G ∗ ( f ) = 2π f e iπ/2 . Contraintes et modules visco-élastiques sont homogènes à des pressions, ils s’expriment en pascals.

1.2

Le cytosquelette ou squelette cellulaire

La mécanique des cellules repose sur leur cytosquelette, qui a été décrit dans le premier chapitre. Il s’agit d’un réseau de filaments formés par auto-assemblage de protéines : actine, microtubules, filaments intermédiaires. Les filaments d’actine et les microtubules sont des polymères formés de monomères respectivement d’actine globulaire et de tubuline. Contrairement aux macromolécules chimiques, qui sont des polymères assemblés de manière covalente, les filaments du cytosquelette sont assemblés par des interactions principalement électrostatiques. Dans la cellule, la polymérisation de l’actine est possible grâce à la source d’énergie qui est l’hydrolyse de l’adénosine tri-phosphate (ATP) en adénosine di-phosphate (ADP). Les monomères d’actine polymérisent sous forme d’actine-ATP (un monomère d’actine lié à une molécule d’ATP) puis, une fois dans le filament, perdent un phosphate, puis dépolymérisent par l’autre bout pour ensuite se régénérer dans le cytoplasme en actine-ATP. Les filaments d’actine sont donc des polymères asymétriques qui s’allongent essentiellement à une extrémité et dépolymérisent essentiellement de l’autre. Les microtubules s’allongent et se raccourcissent par un processus analogue qui consomme l’énergie d’hydrolyse de la GTP (guanosine tri-phosphate) en GDP. Ces allongements et raccourcissements incessants font du cytosquelette une structure très dynamique. Elle l’est aussi grâce à des moteurs moléculaires qui sont associés aux filaments et qui les font glisser soit entre eux, soit par rapport à une autre partie de la cellule, par exemple la membrane cellulaire, ou le noyau. Les acteurs principaux de la mécanique et de la motilité cellulaire sont les filaments d’actine et les protéines qui leur sont associées. Certaines d’entre elles, les protéines de réticulation, pontent les filaments d’actine entre eux, soit parallèlement soit avec un certain angle, et permettent la formation de fibres ou de gels d’actine. Une analogie culinaire qu’on peut prendre pour essayer d’éclairer ce comportement collectif de filaments est un plat de spaghettis. Si les spaghettis sont crus, ils sont rigides, et ne confèrent pas de propriété mécanique au plat de spaghettis. S’ils sont trop cuits, les spaghettis sont très flexibles et donc très courbés dans le plat ; quand on les sort de la casserole avec une fourchette, ils restent en masse mais peuvent aussi glisser les uns sur les autres. Les filaments du cytosquelette à l’échelle

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Chapitre 5. Mécanique et motilité cellulaires

de la cellule ressemblent plutôt à des spaghettis al dente à l’échelle de la casserole : ils n’apparaîtront pas comme des bâtonnets rigides, mais pas non plus comme des filaments très flexibles, c’est pourquoi on les appelle des filaments semi-flexibles. Ils sont donc capables de s’enchevêtrer afin de produire une masse inséparable dans le plat. Imaginons maintenant que chaque spaghetti est capable de se coller en un point à l’un de ses voisins, et que chaque spaghetti peut se coller en trois points à quelques-uns de ses voisins. On imagine bien que, dans ces conditions, on risque de pouvoir attraper l’ensemble du plat de spaghettis dans un seul coup de fourchette, ce plat se déformant lorsqu’on tire dessus, de manière plus ou moins réversible. Plus compliqué encore, dans le cytosquelette, l’équivalent de ces points de collage peut coulisser à l’aide de moteurs moléculaires capables de se déplacer le long des microtubules ou des filaments d’actine. Ce déplacement est lié à un changement de conformation d’une partie de la protéine et consomme l’énergie d’hydrolyse de l’ATP. Les principaux moteurs associés à l’actine sont les myosines, par exemple la myosine II. C’est le moteur de la contraction musculaire et il est également présent dans quasiment tous les types cellulaires. On voit déjà que la présence de ces moteurs moléculaires va donner une certaine viscosité au gel d’actine (ou au plat de spaghettis), qui va apparaître moins élastique dans son comportement : une déformation ne sera pas forcément réversible à cause de ce coulissement possible des points de pontage entre filaments. Le cytosquelette forme en particulier une coque sous la membrane plasmique (la membrane qui entoure la cellule), c’est ce qu’on appelle le cortex. Il s’agit d’un gel de quelques centaines de nanomètres d’épaisseur formé d’actine et de protéines associées. Mais de l’actine est également présente ailleurs dans la cellule, et des fibres d’actine peuvent même la traverser entièrement. Le cytosquelette d’actine est en outre connecté à des protéines transmembranaires, telles que les intégrines ou les cadhérines (Fig. 5.2 droite). C’est ce qui assure l’attache mécanique de la cellule à son environnement – matrice extra-cellulaire (réseau protéique environnant) et/ou cellules voisines – et la continuité mécanique d’un tissu. membrane + cortex

Figure 5.2. Schémas simplifiés d’une cellule isolée (à gauche) et d’un tapis cellulaire épithélial (à droite) avec leurs cytosquelettes.

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1.3

Rhéomètres à cellules

La taille caractéristique des cellules eucaryotes est faible, de l’ordre d’une dizaine de micromètres. Pour pouvoir leur appliquer des contraintes contrôlées, les physiciens et biomécaniciens ont donc dû développer des rhéomètres dédiés. Nous allons en décrire quelques-uns. Le rhéomètre à microplaques, utilisé dès les années 1930 pour comprimer des œufs d’oursins, permet d’appliquer une compression uniaxiale à une cellule entière, voire un amas cellulaire. Il est constitué de deux lamelles de verre parallèles (Fig. 5.3 gauche). Il était à l’origine utilisé pour mesurer la tension corticale, par une étude de la forme adoptée par la cellule ou le tissu comprimé. La tension corticale σ est l’énergie par unité de surface de la cellule ou de l’amas, elle est analogue à la tension superficielle d’un liquide. La forme à l’équilibre est alors donnée par la loi de Laplace, qui relie la surpression à l’intérieur de la cellule à la courbure de sa surface   1 1 F . + ΔP = = σ S r R Dans une version plus moderne de l’appareil [1], l’une des lamelles est rigide et l’autre souple. La déflexion de cette deuxième lamelle permet ainsi de mesurer la force appliquée à la cellule. Cette force peut d’ailleurs être contrôlée par un dispositif de rétroaction. On peut également appliquer une contrainte d’extension, à condition que les microplaques soient adhésives pour les cellules (Fig. 5.3 droite). Avec un tel dispositif on est donc dans la géométrie d’étirement uni-axial, qui permet de mesurer le module d’Young d’une cellule, ou le module visco-élastique correspondant.

Figure 5.3. Rhéomètres cellulaires à microplaques, à gauche : en compression, à droite : en extension.

On utilise également depuis les années 1950 des micropipettes de diamètre intérieur 1 à 10 μm pour déformer des cellules localement ou globalement en les aspirant dans la pipette (Fig. 5.3). La contrainte est ici simplement la pression

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Chapitre 5. Mécanique et motilité cellulaires

Figure 5.4. Rhéomètres cellulaires à micropipettes, à gauche : la cellule est déformée dans son ensemble, à droite la cellule est déformée plus localement.

d’aspiration, mais la géométrie de la déformation n’est pas simple. Il faut donc développer des modèles, ou faire des calculs numériques, pour relier la déformation à une grandeur facilement mesurable : la longueur de la langue aspirée. La troisième grande famille de rhéomètres cellulaires utilise des billes comme poignées pour appliquer des contraintes à des cellules, en général adhérentes. Ces billes font typiquement 1 à 5 μm de diamètre. Elles peuvent être à l’intérieur de la cellule, mais elles sont le plus souvent à l’extérieur de la cellule et liées spécifiquement à des protéines transmembranaires, elles-mêmes liées du côté cytoplasmique au cytosquelette (typiquement des intégrines ou des cadhérines). De telles billes peuvent être piégées dans des pinces optiques qu’on utilise pour leur appliquer une force contrôlée [1]. Elles peuvent aussi être magnétiques et on utilise alors un champ magnétique ou un gradient de champ magnétique pour leur appliquer un couple ou une force contrôlée. On mesure la rotation ou le déplacement de ces billes sous l’effet de ce couple ou de cette force. Là encore, on n’est pas dans une géométrie de contrainte simple et, pour déduire des mesures les propriétés rhéologiques de la cellule, il faut développer des modèles ou faire des calculs numériques. On utilise enfin des microscopes à force atomique (AFM) pour sonder les propriétés mécaniques des cellules à une échelle encore plus locale, celle de la taille de la pointe AFM, c’est-à-dire quelques nm à quelques μm. Mais on peut aussi faire de la rhéologie sans appliquer de contrainte mécanique, en analysant le mouvement spontané de petits objets : c’est ce qu’on appelle la microrhéologie passive. De petites particules, de diamètre typiquement inférieur à 1 μm, peuvent être naturellement présentes dans la cellule (par exemple des granules), ou on peut utiliser des microbilles que l’on a injectées dans la cellule ou que l’on fait adhérer à sa surface. Elles sont agitées d’un mouvement incessant sous l’effet des forces fluctuantes qu’elles subissent. Dans un matériau passif, l’origine de ces forces fluctuantes est l’agitation thermique des molécules, qu’on sait très bien caractériser, c’est le mouvement brownien. L’amplitude du mouvement brownien des billes se relie alors facilement au module visco-élastique du matériau via la

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Figure 5.5. Rhéomètres cellulaires locaux : à gauche, rhéomètre à bille ; à droite : microscope à force atomique (AFM).

température par une généralisation de la célèbre formule de Stokes-Einstein. Pour une cellule vivante, les choses sont plus compliquées, car à l’agitation thermique s’ajoutent les forces exercées par les moteurs moléculaires au sein de la cellule. On peut alors se servir de la microrhéolgie passive soit pour caractériser la viscoélasticité des cellules si l’on connaît bien les forces fluctuantes (par exemple en ne gardant que la partie haute fréquence, où l’agitation thermique domine), soit au contraire pour caractériser les forces exercées par les moteurs moléculaires. Par toutes ces méthodes, on peut donc mesurer les propriétés rhéologiques des cellules, sur une large gamme de taille et de temps. Ces propriétés sont non standards à plusieurs titres, que ce soit aux temps courts ou aux temps longs. C’est ce que nous allons décrire dans la suite.

1.4

Propriétés rhéologiques des cellules aux temps courts

On peut d’abord remarquer que le volume des cellules eucaryotes reste en général constant : elles sont incompressibles, elles se déforment à volume constant, en cisaillement pur. Sous l’effet d’une contrainte constante appliquée sur des temps courts (de quelques dizaines de millisecondes à quelques minutes), les cellules se déforment continûment (elles fluent), mais moins vite que les liquides simples : leur déformation ε ne croît pas linéairement en fonction du temps t, comme pour un liquide, mais en loi de puissance du temps : ε(t) = β t α , avec α compris entre 0,15 et 0,35 (Fig. 5.6 gauche). De façon équivalente, aux fréquences « moyennes » (de quelques dizaines de mHz à quelques dizaines de Hz) le module visco-élastique varie en loi de puissance de la fréquence, avec le même exposant α ; en revanche, le retard de phase de la

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Chapitre 5. Mécanique et motilité cellulaires

Figure 5.6. Mesures de fluage (à gauche) et de module complexe (à droite) sur des cellules isolées.

déformation sur la contrainte est indépendant de la fréquence : G ∗ ( f ) = G0 f α e iϕ avec ϕ indépendant de la fréquence (Fig. 5.6 gauche). La valeur du module visco-élastique caractéristique G va donc dépendre de l’échelle de temps ou de fréquence sur lequel il est mesuré. Suivant le type cellulaire, il vaut de 100 Pa à 10 kPa pour un temps caractéristique de mesure de 1 s, là où le module d’Young d’un caoutchouc vaut typiquement 1 MPa et celui du diamant 1 000 GPa. Les cellules sont donc des objets globalement extrêmement mous. Il existe une grande variabilité des valeurs de G au sein d’une population cellulaire d’un type donné. En revanche, la valeur moyenne de G est assez caractéristique d’un type cellulaire. Mais les cellules sont aussi des objets hétérogènes : G vaut typiquement quelques kPa pour le noyau, de quelques Pa à quelques dizaines de Pa pour le cytoplasme et de quelques kPa à quelques dizaines de kPa pour le cortex. Ainsi les cellules fluent en loi de puissance du temps, elles ont un comportement mécanique qu’on pourrait qualifier d’intermédiaire entre solide et liquide. On connaît d’autres matériaux qui ont une telle rhéologie en loi de puissance. D’abord les milieux divisés hors d’équilibre comme les émulsions concentrées, les boues, les mousses, qu’on qualifie génériquement de milieux vitreux mous ; ensuite les gels à

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structure fractale. Il est tentant de faire une analogie entre la cellule et chacun de ces types de matériau. La même loi rhéologique en loi de puissance des cellules mesurée à toutes les échelles, de quelques nm avec l’AFM à 10 μm avec l’étirement uniaxial, fait effectivement penser à une structure multi-échelle, et ceci est encore appuyé par la structure fractale du cytosquelette des cellules. D’un autre côté les cellules sont également des milieux divisés hors équilibre donc pourraient être analogues à des milieux vitreux mous. Aucun argument ne permet pour l’instant de trancher pour un modèle plutôt que l’autre.

1.5

Forces développées par les cellules

Mais les cellules ne sont pas inertes mécaniquement : elles sont capables d’exercer des forces sur leur environnement. Ainsi, lorsqu’on fait adhérer une cellule sur un fin film élastique, des plis se forment dans ce film à cause des forces de traction que la cellule exerce (cf. [2]). On peut mesurer ces forces par les déformations qu’elles induisent sur un substrat déformable. Ce substrat peut être un hydrogel dans lequel on inclut des microbilles fluorescentes (cf. par exemple [3]) et c’est le déplacement des microbilles qui va donner le champ de forces exercées par les cellules. On peut aussi fabriquer des substrats qui sont faits de micropiliers en élastomère (Fig. 5.7). Sous l’effet des forces exercées par les cellules, ces micropiliers sont défléchis et cette déflexion donne une mesure aisée de la force [1].

Figure 5.7. Des micropiliers en élastomères dont le sommet est rendu adhésif pour des cellules permettent de mesurer les forces qu’elles exercent. À gauche : schéma de principe. À droite : images en microscopie électronique de cellules adhérant sur des tapis de micropiliers.

On peut enfin mesurer la force développée par une cellule entière par la technique des microplaques (Fig. 5.3) : une cellule s’étalant entre deux microplaques adhésives exerce une force de traction, que l’on mesure par la déflexion de la lamelle souple.

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Chapitre 5. Mécanique et motilité cellulaires

Avec tous ces dispositifs, on met en évidence qu’une cellule adhésive exerce sur son substrat des forces de traction. Les forces les plus importantes s’exercent en bordure des cellules isolées, ou à la périphérie des amas cellulaires, où les forces de traction sont en moyenne 2 à 4 fois plus fortes qu’au centre de la cellule ou de l’amas. En outre, on constate une adaptation mécanique de la cellule à son environnement : les forces développées par les cellules sont d’autant plus élevées que le substrat est rigide. Dans les mesures par micropiliers, la force moyenne, tout comme la force maximale, exercée sur un micropilier de diamètre typique 1 μm est directement proportionnelle à la raideur de ces micropiliers, et ceci sur deux ordres de grandeur de raideur ; cependant, au-delà d’un seuil, ces forces saturent : la force maximale qu’une cellule peut exercer localement sur un substrat plan est typiquement de 10 à 20 nanonewtons. De même, dans les expériences où des cellules adhèrent sur des microplaques, elles développent une force de traction maximale proportionnelle à la raideur de la microplaque, jusqu’à une saturation à quelques centaines de nanonewtons. C’est principalement grâce aux moteurs moléculaires que les cellules développent des forces. Il s’agit d’une classe de protéines capables d’exercer des forces pour se déplacer le long des filaments d’actine ou des microtubules. En particulier, l’action des myosines fait du cytosquelette d’actine une structure pré-tendue. Ainsi le cortex des cellules est sous tension (comme un ressort étiré), et les cellules cultivées sur un substrat dur développent des fibres de tension, longues structures d’actine et de myosine qui traversent la cellule d’un point d’attache à un autre. 1.6

Propriétés rhéologiques des cellules aux temps longs et mécanotransduction

Lorsqu’on applique des contraintes mécaniques aux cellules sur des temps longs (typiquement au-delà de plusieurs minutes), on constate une réponse active : les cellules s’adaptent aux contraintes mécaniques qu’on leur applique. C’est ce qu’on appelle la mécanotransduction. Par exemple, sous l’effet de pressions ou de frictions répétées, les cellules de la peau des doigts d’un guitariste prolifèrent et des callosités se développent. À l’échelle d’une cellule isolée en culture, certaines cellules voient leur module élastique augmenter d’un ordre de grandeur en quelques minutes quand on leur applique une contrainte prolongée ou répétée. Plus généralement, les cellules sont sensibles aux propriétés mécaniques de leur environnement et s’y adaptent. Ainsi des cellules adhérentes cultivées sur substrat dur (le plastique des boîtes de culture cellulaire, du verre) vont proliférer. Au contraire, sur substrat trop mou, elles vont rentrer en apoptose (mort cellulaire). Ceci pourrait jouer un rôle dans la prolifération des tumeurs cancéreuses. Se pose alors la question d’élucider les mécanismes de la mécanotransduction. On sait que ce sont les points d’adhérence des cellules à la matrice extracellulaire

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qui jouent le rôle de mécano-senseurs. Plus précisément, certaines protéines des adhérences peuvent être étirées sous l’effet d’une force. Cet étirement dévoile un site cryptique, qui est caché lorsque la protéine est au repos mais devient accessible lorsqu’elle est étirée. Une réaction biochimique va alors commencer par liaison d’une protéine à ce site, déclenchant une activation en cascade de la polymérisation de l’actine, ce qui va renforcer mécaniquement la cellule. Récemment la thérapie cellulaire a été confrontée à cette sensibilité des cellules à leur environnement mécanique. Les avancées sur l’isolement et la culture des cellules souches permettent d’envisager la régénération de tissus lésés à partir de cellules souches, embryonnaires ou adultes. Mais on s’est aperçu qu’il ne suffisait pas d’introduire des cellules souches dans un tissu détruit pour le voir se reconstruire. Par exemple, si l’on injecte des cellules souches à un patient qui a subi un infarctus du myocarde, très peu de ces cellules deviendront des cellules cardiaques, car la zone nécrosée est très rigide. On sait aussi qu’après une déchirure musculaire, une immobilisation complète conduira à une calcification plutôt qu’une régénération du muscle : pour régénérer la fibre musculaire, les myoblastes, cellules prémusculaires, doivent être soumises à des contraintes mécaniques. Forte de ces leçons, la recherche en ingénierie tissulaire développe des réacteurs où l’environnement géométrique, biochimique et mécanique des cellules souches est parfaitement contrôlé pour créer un nouveau tissu.

2

Mouvement cellulaire ou motilité cellulaire

Nous avons décrit dans l’introduction le mouvement flagellaire, qui est par exemple celui de nos spermatozoïdes, et qui nous a permis de définir simplement l’environnement hydrodynamique cellulaire (bas nombre de Reynolds, voir encadré). Mais les cellules de nos tissus ne se déplacent pas par des flagelles, mais par une réorganisation incessante de leur cytosquelette interne. Les mêmes conditions hydrodynamiques sont bien sûr valables pour les cellules de nos tissus, qui se déplacent dans un milieu dominé par la viscosité. Le mouvement cellulaire des cellules de mammifère en général peut se décrire de manière simplifiée par un processus en trois étapes : la première étape est l’allongement de la membrane à l’avant, la deuxième étape est l’adhésion de la cellule au substrat sur lequel elle se déplace (elle rampe), et enfin la troisième est la rétraction du corps cellulaire (Fig. 5.8). Une cellule en contact avec un substrat épouse en partie la forme de ce substrat, qu’il soit plan (le fond d’une boîte de Petri) ou qu’il soit, à trois dimensions, le réseau de fibres extracellulaires, une situation plus physiologique. À l’avant de la cellule dans la direction du mouvement, la membrane forme un repli très fin, parallèle au substrat, et ce repli est sous-tendu par les câbles

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Chapitre 5. Mécanique et motilité cellulaires

Figure 5.8. La cellule se déplace sur un substrat par un mécanisme en trois étapes, comme décrit dans le texte.

du cytosquelette d’actine qui, en s’allongeant en polymérisant, poussent ce pli vers l’avant. La cellule développe des points d’adhésions transitoires avec le substrat, et le reste du corps cellulaire suit le mouvement en se rétractant sous l’effet des moteurs moléculaires qui glissent le long des filaments d’actine. Encadré 5.2. La vie est à bas nombre de Reynolds [4].

Regardons de plus près l’environnement hydrodynamique des bactéries, d’une taille d’environ 1 micromètre. Une bactérie en mouvement dans un fluide, comme tout autre objet, est soumise à deux effets, l’un est la viscosité du fluide, qui tend à freiner le mouvement, et l’autre est l’inertie, qui permet un mouvement une fois que l’objet est lancé même s’il n’est plus propulsé. Illustrons chaque effet sur un nageur dans une piscine : s’il se lance dans son couloir de nage en prenant un solide appui sur le mur de la piscine, il pourra se propulser sans effort sur quelques mètres, c’est son inertie et sa vitesse initiale qui lui permettent d’avancer. Par contre, sa vitesse va diminuer, par l’effet de la viscosité de l’eau de la piscine. Plus précisément, le nageur dans la piscine déplace le fluide dont l’équation d’évolution (équation de Stokes) s’écrit :  ∂ v  η  · v − Δv = terme propulsif, + v · ∇ ∂t ρ où t est le temps, v la vitesse du fluide, η sa viscosité et ρ sa masse volumique. Cette équation comporte trois termes à gauche : le premier décrit l’évolution de la vitesse en fonction du temps et il est nul en régime stationnaire, le deuxième est le terme d’inertie, et

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le troisième le terme de viscosité. Faisons une analyse dimensionnelle de chacun des termes d’inertie et de viscosité. Pour un objet de taille a se déplaçant à une vitesse moyenne V V2 η V alors que le terme de viscosité vaut . Pour dans le fluide, le terme d’inertie vaut a ρ a2 connaître l’importance de l’un des termes par rapport à l’autre, on définit le nombre de Reynolds R comme le rapport du terme d’inertie et du terme de viscosité. Ce nombre R aρV . Maintenant, que vaut R pour un système vivant ? Pour un nageur dans une vaut donc η piscine, R est de l’ordre de 10 000. Pour un poisson dans un lac, R est de l’ordre de 100, et pour un spermatozoïde R vaut environ 1/10 000. Pour des objets de taille cellulaire, la viscosité domine donc largement sur l’inertie. Pour se faire une idée plus réelle, imaginons et estimons quel serait l’environnement hydrodynamique d’un nageur pour qu’il soit dans les mêmes conditions hydrodynamiques que l’un de ses spermatozoïdes. Il faudrait que le nageur soit plongé dans de la mélasse et qu’il nage à environ 10 centimètres par heure. En cessant de nager il s’arrêterait alors en moins d’une μs. La vie d’une cellule est donc à bas nombre de Reynolds : il n’y a pas d’inertie à l’échelle cellulaire, pas plus que pour notre nageur baignant dans la mélasse et se déplaçant de moins d’un mm par seconde.

2.1

Allongement du lamellipode

Nous avons décrit dans la partie « cytosquelette cellulaire » comment les filaments d’actine polymérisent à une extrémité et dépolymérisent à l’autre. Ce mécanisme permet un mouvement continu d’actine sans déplacement des filaments, c’est-à-dire une sorte de mouvement de chenille de char, la chenille étant le filament d’actine, globalement immobile, mais s’allongeant d’un côté et se raccourcissant de l’autre. À l’avant de la cellule, dans la direction de son mouvement, c’est sous l’effet de l’allongement des filaments d’actine par polymérisation que le pli de membrane (ou « lamellipode ») se déforme. Ainsi, les filaments d’actine s’allongent juste au-dessous de la membrane, grâce à l’activation (l’équivalent en chimie macromoléculaire serait la « catalyse ») de leur polymérisation par des protéines spécifiques. L’activation de la polymérisation de l’actine à la membrane permet aux filaments de pousser la membrane vers l’avant. Notons que la force générée par la polymérisation de l’actine est donc suffisante pour déformer la membrane. Regardons son ordre de grandeur. Tout d’abord, remarquons que l’énergie nécessaire pour courber une membrane est de l’ordre de quelques kB T , c’est-à-dire que sous l’effet des fluctuations thermiques, une membrane fluctue. En effet, un liposome dont la membrane n’est pas tendue apparaît sous le microscope comme fluctuant de forme en fonction du temps. Un filament d’actine a une épaisseur e de cinq nanomètres, donc la force générée par polymérisation, si elle déforme la membrane, doit être de l’ordre de kB T /e, donc du piconewton, qui est donc une estimation de la force nécessaire pour qu’un filament d’actine déforme la membrane de la cellule. En réalité, la force de poussée qui génère

112

Chapitre 5. Mécanique et motilité cellulaires

le mouvement par polymérisation de l’actine n’est pas due seulement à l’action de filaments parallèles, mais aussi de filaments branchés et enchevêtrés, voire même réticulés. C’est donc un véritable gel (au sens des gels de caoutchouc) qui pousse à la membrane du lamellipode. 2.2

Adhésion de la cellule à son substrat

Pour que le mouvement de rampement de la cellule soit effectif, il faut une adhésion de la cellule au substrat sur lequel elle rampe. Des points d’adhésion sont ainsi créés, qui stabilisent la cellule sur son substrat. Ces points d’adhésion ont une certaine durée de vie, de quelques minutes, pour leur permettre de se détacher plus facilement sous l’effet de la contraction du corps cellulaire. On dit que les points d’adhésion « mûrissent », et deviennent détachables à l’arrière du mouvement pour permettre à la cellule d’avancer. 2.3

Rétraction du corps cellulaire

La troisième étape du mouvement cellulaire est la rétraction de l’arrière de la cellule, par contraction de la coque de cytosquelette (le cortex cellulaire) qui se trouve juste sous la membrane. Cette contraction, très semblable à celle d’un muscle, est générée par le glissement des moteurs moléculaires myosine sur le réseau de filaments d’actine corticale. 2.4

Détournement de la machinerie cellulaire

Cette machinerie de la motilité cellulaire est aussi détournée par des bactéries ou des virus intracellulaires pour leur propre mouvement. Ainsi, des bactéries comme Listeria monocytogenes, à l’origine de la maladie appelée la listeriose, se déplacent à l’intérieur de la cellule par polymérisation de l’actine. Cette polymérisation se produit à leur surface grâce à une protéine bactérienne qui déclenche la croissance locale de filaments d’actine en utilisant les protéines de la cellule hôte. Ce même mécanisme de polymérisation de l’actine est, comme on l’a vu, à l’origine de la croissance du lamellipode. C’est une centaine de filaments qui assurent la propulsion de ces bactéries, formant ainsi une sorte de « comète » qui les propulse. Les bactéries telles Listeria présentent un modèle vivant simplifié de l’étude du mouvement en général par polymérisation de l’actine. En effet, ces bactéries sont isolables par centrifugation par exemple, et il est ainsi possible, en caractérisant les protéines présentes à la surface de la bactérie après la réaction de polymérisation, d’identifier les protéines responsables de l’assemblage de l’actine. Ainsi, il a été possible de reconstituer en présence de protéines cellulaires isolées et purifiées, le mouvement par polymérisation de l’actine grâce à ces bactéries.

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

113

3

Systèmes simplifiés pour une étude contrôlée

La cellule vivante est un système extrêmement complexe. Pour démêler cette complexité, on peut d’un côté en faire une description détaillée, puis le déconstruire pour en chercher les composants essentiels, en inhibant spécifiquement certaines molécules ou certaines interactions entre ces molécules. C’est ainsi par exemple qu’on montre le rôle central de l’actine et de la myosine dans la mécanique et la contractilité cellulaire : lorsqu’on dépolymérise l’actine, la rigidité de la cellule chute ; lorsqu’on inhibe les myosines, la cellule perd sa contractilité. Mais cette approche n’est pas suffisante. En effet un système complexe est justement un système composé de parties interconnectées qui présente des propriétés qui ne sont pas des conséquences évidentes des propriétés individuelles de ses composants. Dans une approche complémentaire, on peut donc au contraire chercher à reproduire un comportement biologique à partir d’un nombre limité de composants et capturer ainsi les ingrédients minimum pour reproduire un comportement donné. 3.1

Rhéologie des gels d’actine

Les propriétés visco-élastiques des solutions de filaments d’actine ont ainsi été étudiées en détails dans l’optique, entre autres, de comprendre la rhéologie cellulaire. On peut produire in vitro des solutions de filaments d’actine à partir de protéines purifiées. En ajoutant des protéines de réticulation, comme la filamine A, on obtient des gels, qui ont dans de bonnes conditions une rhéologie en loi de puissance comme les cellules vivantes. Mais ils sont beaucoup plus mous, même à des concentrations en actine élevées qui correspondent aux conditions physiologiques : leur module viscoélastique caractéristique à 1 Hz ne vaut que quelques Pa. Si on ajoute enfin une précontrainte à ces gels, on peut multiplier le module élastique par 1 000 et donc retrouver le comportement rhéologique du cortex cellulaire. Cette pré-contrainte peut être obtenue comme in vivo par l’action d’assemblées de moteurs moléculaires myosine, qui mettent les filaments d’actine sous tension. Mais une précontrainte extérieure purement mécanique, obtenue en cisaillant le gel d’actine, a le même effet (Fig. 5.9). Ainsi les filaments d’actine, les protéines réticulantes et la pré-contrainte mécanique sont les trois ingrédients nécessaires pour reproduire le comportement mécanique du cortex des cellules. 3.2 Brisure de symétrie d’un gel en croissance autour d’une bille : mécanique et dynamique

Afin de mieux comprendre les propriétés des gels d’actine en croissance à partir d’une surface, comme celle du lamellipode, des systèmes expérimentaux simplifiés inspirés

114

Chapitre 5. Mécanique et motilité cellulaires

Figure 5.9. Mesure des propriétés rhéologiques de gels d’actine, composés de filaments et de protéines de réticulation. À gauche : on mesure la réponse à une contrainte oscillante superposée à une pré-contrainte statique. À droite : on mesure la réponse à une contrainte oscillante d’un gel dans lequel des complexes de myosines appliquent une pré-contrainte.

de la bactérie Listeria, qui détourne la machinerie cellulaire, sont une alternative à l’étude de la complexité cellulaire. Ces systèmes simplifiés sont des billes rigides ou déformables, à la surface desquelles sont greffés les activateurs de la polymérisation de l’actine. Les gels qui croissent à partir de ces surfaces ont les propriétés des gels décrits plus hauts : ils sont visco-élastiques. Nous allons plutôt illustrer ici leurs propriétés élastiques. Observons l’expérience de la figure 5.10. L’actine est marquée en fluorescence et apparaît brillante. On visualise le gel d’actine qui croît à partir de la surface, sur laquelle les monomères d’actine s’assemblent. La géométrie sphérique crée une contrainte mécanique due au fait que le gel croît de manière centripète à partir de la surface. En conséquence, une contrainte s’accumule au fur et à mesure que croît le gel d’actine. La contrainte tangentielle est donc plus grande sur la partie externe du gel que sur la partie contre la surface de la bille (où elle est nulle) alors qu’une contrainte normale s’accumule à la surface de la bille. La contrainte tangentielle élevée à la surface externe du gel peut générer une déchirure dès que cette contrainte dépasse le seuil de déchirure. C’est ce que l’on constate sur la figure 5.10, où le point de déchirure est indiqué par une tête de flèche blanche. On remarque une relaxation de la contrainte dans le gel qui s’est formé à partir de la sphère, puisque à 50 minutes on voit la couche externe s’ouvrir. La comète propulsive est ensuite développée sur le côté de la bille opposé à l’endroit de brisure de symétrie.

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

115

Figure 5.10. Séquence d’images de l’évènement de brisure de symétrie d’un gel d’actine croissant à partir de la surface d’une bille sphérique. Le temps est indiqué en minutes. Barre, 10 micromètres. Figure tirée de [5] (Copyright 2005 National Academy of Sciences, USA).

3.3

Mouvement d’objets inertes sur le modèle du vivant

Une fois la brisure de symétrie achevée, une bille de polystyrène est capable de se déplacer sous l’effet de la polymérisation continue de l’actine. Mais quel est le mécanisme de ce mouvement ? Quel est le rôle de la mécanique de ces gels sur le mouvement ? Pour l’illustrer, observons des billes déformables, des gouttelettes d’huiles recouvertes de l’activateur de la polymérisation et placées dans des conditions de polymérisation de l’actine (Fig. 5.11). On remarque que là où est la comète on distingue un pincement, à l’arrière du mouvement. L’effet de la croissance de ce gel d’actine à partir de la surface de la gouttelette est donc de contraindre la gouttelette en appuyant sur les bords. On peut avoir accès à la contrainte normale de manière quantitative en utilisant l’équation de Laplace, qui exprime que la différence de pression entre l’intérieur et l’extérieur d’une interface est proportionnelle à la tension de surface et inversement proportionnelle au rayon de courbure de cette interface. Elle s’écrit, pour une surface sphérique : ΔP = 2γ/R, où ΔP est la différence de pression entre l’intérieur et l’extérieur, γ la tension de surface et R le rayon de courbure de l’interface. Appelons R le rayon de courbure de la gouttelette dans sa partie droite, et r celui dans sa partie gauche, sous la comète. Dans ce cas, à gauche, l’équation de Laplace s’écrit ΔP − σ = 2γ/r, où σ est la contrainte normale exercée sur la gouttelette par la croissance du gel d’actine, qui est nulle sur la partie droite de la gouttelette. Une estimation de σ est 30 nN/μm2 dans les conditions biochimiques de l’expérience

116

Chapitre 5. Mécanique et motilité cellulaires

Figure 5.11. Une gouttelette d’huile est recouverte d’un activateur de la polymérisation de l’actine et placée dans un milieu cellulaire contenant de l’actine fluorescente, qu’on voit s’assembler en comète. Barre, 4 micromètres. (Figure tirée de [6].)

de la figure 5.11. Notez que la valeur de σ dépend des propriétés élastiques du gel d’actine, en particulier de son module élastique, et la contrainte sera d’autant plus grande que le module élastique est grand. La propulsion par polymérisation de l’actine génère donc des forces compressives capables de déformer l’interface. Les Listeria, comme les billes, se déplacent donc par cet effet de pincement à l’arrière, comme lorsqu’on pince entre le pouce et l’index un noyau de cerise pour le faire aller à l’autre bout du jardin. Mais attention, ici, il n’y a pas d’inertie, donc, contrairement au cas du noyau de cerise, la bille ou la Listeria ne continuera pas à être propulsée après avoir été lâchée. 4

Conclusion et perspectives

Nos cellules, et les cellules de mammifère en général, ont des propriétés viscoélastiques complexes, mais qui leur permettent de réagir aux contraintes imposées par l’extérieur, que ce soit au travers de la matrice extra-cellulaire ou des cellules des tissus dont elles font partie. Nos cellules ont la capacité de se mouvoir à l’intérieur de notre organisme, pour notre bien (cicatrisation des blessures) mais aussi pour notre mal (métastases cancéreuses). La compréhension des propriétés rhéologiques et de la motilité cellulaire passe par des expériences sur cellule unique, ou sur systèmes reconstitués in vitro, et s’inspire fortement de la physique des polymères ou macromolécules. L’étude de la rhéologie cellulaire est donc à l’interface entre différentes disciplines comme la biochimie, la mécanique, la physique. Mais les systèmes cellulaires apportent aussi des questions nouvelles qui ne sont pas abordées encore

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

117

en physique ou en mécanique, comme par exemple la compréhension de l’activité cellulaire en réponse à une contrainte mécanique, un phénomène qui n’existe pas en physico-chimie des macromolécules. Nous nous sommes centrés ici sur les propriétés mécaniques et de motilité de cellules uniques, mais il faut aussi envisager de traiter la cellule dans son environnement physiologique, la matrice extra-cellulaire, et aussi en présence des autres cellules auxquelles elle adhère. Ainsi, il a été montré que certaines cellules pathologiques sont plus molles que les mêmes cellules dans leur état normal, ou migrent plus vite, lorsqu’elles sont caractérisées dans leur état isolé. Par contre, le tissu qu’elles constituent peut se trouver plus rigide qu’un tissu fait de cellules normales, et les cellules y migrent de manière différente. Ce genre d’effet peut être expliqué soit par une adhérence forte entre cellules, soit par une augmentation des forces intra- et intercellulaires, soit par une réaction de la cellule à son environnement, par exemple une production plus importante de matrice extra-cellulaire, soit une combinaison de ces causes. Enfin, la compréhension des propriétés mécaniques cellulaires permet d’envisager des matériaux synthétiques à propriétés mécaniques contrôlées adaptés à la croissance cellulaire, ouvrant des voies dans la reconstruction de tissus lésés. Ces sujets de physique et de biologie se trouvent donc aussi à l’interface avec la médecine, faisant de ces approches des sujets très riches et complexes pour la recherche future.

Bibliographie [1] Asnacios A, Balland M, Biais N, Cardoso O, Desprat N, Du Roure O, Gallet F, Gerbal F, Hénon S, Ladoux B, Richert A, Saez A, Siméon J. Des outils de micromécanique pour comprendre l’adhésion et la migration cellulaire. Bulletin de la Société française de physique 2005 ; 148:4-8. [2] Harris AK, Wild P, Stopak D. Silicone rubber substrata: a new wrinkle in the study of cell locomotion. Science 980 ; 208:177-9. [3] http://www.cellmigration.org/resource/imaging/imaging_approaches_force_ imaging.shtml [4] Purcell EM. Life at low Reynolds number. Am J Phys 1977 ; 45:3-11. [5] Jasper van der Guch et al., Stress release drives symmetry breaking for actinbased movement. PNAS 102:7847-52. [6] Boukellal H, Campás O, Joanny J-F, Prost J, Sykes C. Soft Listeria: Actin-based propulsion of liquid drops. Phys Rev E 2004 ; 69:061906.

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Chapitre 5. Mécanique et motilité cellulaires

6 Les photons explorateurs de l’activité neuronale Laurent BOURDIEU , chercheur au CNRS, IBENS, École normale supérieure, Paris. Jean-François LÉGER, chercheur au CNRS, IBENS, École normale supérieure, Paris.

1

Introduction

Dans le système nerveux, les informations sensorielles et les comportements moteurs sont encodés par des motifs dynamiques d’activité des réseaux de neurones. L’information sensorielle collectée au niveau des organes sensoriels est transmise par une succession de réseaux neuronaux depuis la périphérie du système nerveux vers le système nerveux central (Fig. 6.1). Au sein de celui-ci, une hiérarchie d’aires cérébrales effectue des calculs de plus en plus complexes sur les informations venant du monde extérieur. Différentes informations collectées au sein d’une même modalité (la position et la couleur d’un objet détectées visuellement) ou provenant de différentes modalités (la position d’un objet mesurée par la vue et l’ouïe) sont assemblées. Au terme de cette intégration sensorielle, des motifs d’activité spécifiques sont finalement générés dans des populations de neurones moteurs de sorte à produire le comportement adéquat, en relation avec les informations sensorielles reçues (fuite, attaque, déplacement, etc.).

Figure 6.1. Pour la plupart des modalités sensorielles (visuelle, auditive, somato-sensorielle), l’information périphérique parvient d’abord au thalamus dans des noyaux spécifiques de chaque modalité puis au cortex, la partie du cerveau ayant évolué le plus tardivement chez les mammifères. Dans le cortex, des aires spécialisées dites uni-modales traitent l’information spécifique de chaque modalité et sont classifiées en termes d’aires primaires et secondaires en fonction de la complexité des traitements effectués (aires primaires auditive AI, visuelle V1, somato-sensorielle SI. . . ). Il existe également des aires corticales multi-modales intégrant les informations de plusieurs modalités sensorielles. Enfin, les aires corticales motrices supervisent la commande motrice aux muscles.

Dans cette cascade d’événements, des étapes clés du traitement de l’information semblent se produire à l’échelle de microcircuits locaux contenant quelques milliers de cellules. Les aires sensorielles corticales, situées sur la partie externe du cerveau, sont par exemple organisées en motifs répétés, appelés colonnes. Ces colonnes de neurones, perpendiculaires à la surface du cortex, de section ∼0,5 mm2, contiennent environ 104 neurones et peuvent être considérées comme un composant de base de calcul. Ces microcircuits forment des réseaux tridimensionnels fortement connectés, constitués de neurones de projections (les entrées et les sorties du circuit local) et de neurones locaux inhibiteurs et excitateurs. En outre, ces réseaux établissent un maillage dense avec d’autres cellules environnantes, appelées cellules gliales.

120

Chapitre 6. Les photons explorateurs de l’activité neuronale

Malgré le rôle fondamental de ces microcircuits dans le traitement de l’information, leur principe de fonctionnement reste en grande partie à découvrir. La façon dont les réseaux de neurones locaux traitent les signaux entrants et les intègrent en présence de l’activité fonctionnelle permanente du cerveau est encore mal comprise. La raison principale est que les outils expérimentaux traditionnels basés sur l’électrophysiologie ne permettent pas d’enregistrer in vivo simultanément et de façon exhaustive l’activité des neurones constituant un microcircuit. 2

Codage de l’information

Il existe différents modèles décrivant le codage par les assemblées neuronales des informations sensorielles ou motrices. Historiquement, le premier mécanisme de codage ayant été proposé est basé sur la fréquence de décharge de potentiels d’action par les neurones. La théorie du code fréquentiel affirme que les neurones sont des entités agissant comme des intégrateurs. Ils somment leurs entrées synaptiques et déchargent des potentiels d’action avec une fréquence fonction de l’intensité des entrées. Les caractéristiques spécifiques du stimulus sont encodées par la combinaison des taux de décharge d’un groupe de neurones. Un timing imprécis des potentiels d’action d’une cellule est permis, car seule compte la fréquence moyenne de décharge, mesurée sur un temps relativement long (plusieurs dizaines de ms). Ainsi les entrées pré-synaptiques déterminent le taux de décharge d’un neurone, mais l’instant des potentiels d’action et les intervalles de temps entre potentiels d’action pour une cellule et les corrélations temporelles entre les décharges de différents neurones ne convoient aucune information supplémentaire. Dans une expérience classique de Georgopoulos [1] (Fig. 6.2), la décharge d’un neurone du cortex moteur primaire du singe est mesurée pendant la réalisation d’une tâche motrice qui consiste à déplacer une manette de jeu en fonction de la position d’une cible sur un écran. Dans ces expériences, on observe que les neurones ont une fréquence de décharge qui varie en fonction de l’angle de déplacement de la manette (Fig. 6.2A). Par conséquent, chaque neurone est caractérisé par une courbe de sélectivité définie par la fréquence de décharge moyenne du neurone en fonction de l’angle de la manette, courbe qui passe par un maximum pour un angle appelé « angle préférentiel » (Fig. 6.2B). La mesure de la fréquence de décharge de ce neurone permet donc de connaître l’angle du mouvement. Néanmoins cette mesure à l’échelle d’un seul neurone prédit l’angle du mouvement avec une précision faible. Une estimation beaucoup plus précise de cet angle est obtenue si l’on tient compte de la réponse  , on définit un de la population de neurones. Pour une direction du mouvement D   )V i , où Vi est  (D  ) de la façon suivante : V  (D ) = f (i, D « vecteur population » V i

) le vecteur unitaire pointant dans la direction préférentielle du neurone i et f (i, D

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

121

B Impulsions/s

A

Direction du mouvement

C

Figure 6.2. Codage fréquentiel. Un neurone individuel est sélectif pour une direction du mouvement, mais avec une précision faible. L’activité d’une population de cellules ayant des sélectivités différentes permet de prédire beaucoup plus précisément la direction du mouvement. A) Variation de la fréquence de décharge d’une cellule corticale motrice avec la direction du mouvement. Pour chaque direction, 5 essais sont représentés (T = 0 correspond au début du mouvement et chaque barre verticale à un potentiel d’action). B) Courbe de sélectivité (en fréquence de décharge) pour la direction du mouvement. Elle est ajustée par une sinusoïde et présente un net maximum pour l’angle préférentiel de ce neurone (tiré de Georgopoulos et al. J Neurosci 1982 ; 2(11) : 1527-37). C) Exemple de codage en population de la direction du mouvement. i de chaque Pour une direction cardinale, les lignes bleues représentent les contributions vectorielles f (i,  D) V neurone de la population (N = 475). La direction du mouvement est indiquée par la flèche jaune et la direction du vecteur population par la flèche rouge. Figure tirée de Georgopoulos et al. J Neurosci 1988 ; 8(8) : 2928-37).

 . La est la fréquence de décharge du neurone i pour un mouvement de direction D mesure de ce vecteur population permet de prédire beaucoup plus précisément la direction du mouvement (Fig. 6.2C). En ce sens, il existe bien un codage en population de la direction du mouvement et ce codage est représenté par la fréquence de décharge des neurones. Des études dans l’hippocampe [2] ou dans le cortex somatosensoriel [3] ont par exemple apporté des preuves supplémentaires de la généralité de ce type de codage en fréquence. Le codage en fréquence des informations présente toutefois certaines limites, en particulier parce qu’il nécessite de prendre le temps de mesurer les fréquences, ce qui demande de compter plusieurs potentiels d’action. La vitesse avec laquelle des informations successives peuvent être représentées par un codage fréquentiel reste

122

Chapitre 6. Les photons explorateurs de l’activité neuronale

donc limitée. Pour dépasser cette limite temporelle, une autre dimension possible pour le codage a été proposée plus récemment. À taux de décharge fixé, la structure temporelle précise des trains de potentiels d’action, relativement à ceux des autres neurones de la population, pourrait aussi contenir une partie de l’information [4, 5]. L’hypothèse du code temporel est que l’information est représentée par la combinaison des neurones du réseau virtuellement regroupés par la synchronisation de leur potentiel d’action (Fig. 6.3A). Des simulations numériques [6] ont montré que si suffisamment de neurones synchronisent leurs décharges (typiquement 50 à 100), ceux-ci peuvent à leur tour déclencher des potentiels d’action dans un second groupe de neurones cibles et ainsi de suite (Fig. 6.3B). Cette propagation d’une activité synchrone forme une « chaîne de neurones synchrones », qui définit un chemin unique parcouru par l’activité neuronale et qui pourrait aussi représenter une signature caractéristique d’une information donnée : des informations différentes activeront des chaînes de neurones synchrones différentes et possèderont donc une signature différente. Dans cette image, le neurone agit comme un détecteur de coïncidence : la durée pendant laquelle il intègre ses entrées synaptiques est courte, de l’ordre de 5–10 ms pour un neurone cortical [7]. Ces dernières années, des preuves se sont accumulées montrant des situations où la synchronisation de neurones est corrélée avec un comportement [8, 9, 10] (Fig. 6.3C). Les mécanismes de codage fréquentiel et temporel de l’information montrent la nécessité d’enregistrer l’activité de larges populations de neurones pour comprendre comment les informations sensorielles et motrices sont représentées et transformées dans les réseaux de neurones. En outre, la possibilité d’enregistrer simultanément l’activité de ces cellules permet non seulement d’augmenter la quantité d’informations recueillies dans les expériences mais est aussi absolument nécessaire pour accéder aux corrélations temporelles des décharges entre les neurones d’un microcircuit. L’immense majorité des mesures de l’activité de population de neurones a été obtenue par des mesures électrophysiologiques sur des animaux anesthésiés ou éveillés (souris, rats, chats, singes. . . ). En insérant une fine électrode métallique, il est possible de mesurer le potentiel électrique extracellulaire d’un neurone individuel, à condition que l’électrode soit placée à proximité immédiate de son corps cellulaire pour distinguer sa contribution de celles des autres neurones au voisinage. L’introduction d’un quadruplet d’électrodes appelé tétrodes permet d’identifier les contributions individuelles de plusieurs neurones simultanément (< à une dizaine) par une opération similaire à une triangulation (Fig. 6.4). Cette approche a permis, en insérant jusqu’à quelques dizaines de tétrodes, de suivre l’activité individuelle de plusieurs dizaines de neurones simultanément in vivo, dans des animaux effectuant des tâches comportementales. Néanmoins, les techniques électrophysiologiques souffrent de quelques limitations. En premier lieu, elles enregistrent de façon indifférenciée des populations de neurones de types cellulaires très hétérogènes.

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

123

A

B Neurone Temps

Groupe de neurone s synchrones

C Neurone 2

Essai

3

Evènements coïncidents

Neurone 2

20

Neurone 3

0 0

600

Signification statistique α+

0.5 α−

0.99

6

Neurone 3

Taux de potentiels d’action 40

5

0.01

30 15 1

4

Taux de coïncidence Coincidence 4

Modèle

Mesuré

2

Essai

(1/s)

2

Potentiels d’action 30 15 1

(1/s)

Essai

1

Evènements unitraires 30 15 1

0 1500 Temps (ms)

0

600

1500 Temps (ms)

PS

ES1

0

600

ES2

ES3

RS

1500 Temps (ms)

Figure 6.3. Codage temporel. A) Schéma illustrant la différence entre un code fréquentiel et un code temporel. Chaque élément des grilles représente un neurone appartenant à un réseau comportant ici 625 = 25 × 25 cellules. Dans le code fréquentiel (à gauche), la couleur représente le taux de décharge du neurone (bleu 1 Hz, rouge 30 Hz). Chaque information est représentée par la combinaison des fréquences de décharge de tous les neurones du réseau. Dans le code temporel (à droite), la relation temporelle précise entre les décharges des neurones du réseau contient également de l’information. À un instant donné, les neurones émettant un potentiel d’action (indiqués en rouge) de façon synchrone constituent un sous-groupe spécifique contenant de l’information sur la stimulation. B) Au cours du temps, le sous-groupe (cigare) de neurones (rond noir) synchrones se modifie et constitue une chaine temporelle de neurones synchrones. Cette cascade de combinaison de neurones synchrones représente l’information dans le code temporel. C) Variation de la synchronie au cours d’une tâche motrice. 1 : la tâche motrice démarre à l’instant indiqué par une ligne rouge. Aux instants indiqués par une ligne bleue (et seulement à ces instants), le singe peut recevoir la consigne d’effectuer un mouvement. La figure montre pour 30 essais, les potentiels d’action (points noirs) émis au cours du temps pour 2 neurones enregistrés. 2 : le taux de décharge des deux neurones ne montre pas d’augmentation significative aux instants où le singe peut avoir à effectuer un mouvement. 3 : les potentiels d’action se produisant de façon synchrone entre les 2 neurones sont indiqués en bleu clair. 4 : mesure du taux d’événements coïncidents au cours du temps (courbe bleue). En noir est indiqué le taux d’événements théoriques attendus si les trains de potentiels d’action sont poissoniens et non corrélés entre les 2 neurones (ce taux varie quand la fréquence de décharge instantanée varie). 5 : détection des événements coïncidents qui sont statistiquement significatifs, i.e. qui se produisent avec une fréquence significativement plus grande que dans un modèle non corrélé. 6 : les événements coïncidents significatifs sont indiqués en rouge. Ils se produisent uniquement aux moments où un mouvement est possible (tiré de Riehle et al. Science 1997 ; 278 : 1950-3).

124

Chapitre 6. Les photons explorateurs de l’activité neuronale

Figure 6.4. Représentation théorique d’une tétrode (assemblage de 4 électrodes extracellulaires) utilisée pour enregistrer l’activité de neurones individuels in vivo.

En outre, la localisation spatiale relative des cellules enregistrées est connue avec une très faible précision. Enfin, les cellules enregistrées sont relativement éloignées et l’enregistrement exhaustif des neurones constituant un réseau local est impossible car il est extrêmement difficile et invasif d’insérer de nombreuses tétrodes dans une zone restreinte de l’espace. Au contraire, s’il était possible d’enregistrer optiquement l’activité électrique des cellules, la microscopie optique permettrait de fournir une cartographie spatiale précise de l’activité cérébrale avec l’avantage supplémentaire d’offrir aussi la possibilité d’identifier le type cellulaire des neurones enregistrés. Nous allons dans la suite présenter des approches de ce type.

3

Enregistrements optiques de l’activité neuronale

Avant de présenter les différentes approches permettant d’obtenir un signal optique lié à l’activité électrique, nous présentons d’abord les difficultés soulevées par l’absorption et la diffusion de la lumière pour imager les tissus biologiques.

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

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3.1

Diffusion et absorption

Les tissus biologiques sont absorbants, ce qui limite la profondeur maximale possible d’imagerie par manque de lumière transmise. Cette absorption est caractérisée par une décroissance exponentielle de l’intensité lumineuse, avec une longueur caractéristique l a (λ) qui dépend de la longueur d’onde λ et qui est typiquement de l’ordre de 1 mm à 1 cm dans la gamme de longueurs d’onde visibles et proches infrarouges. Aux faibles longueurs d’onde (bleu ou UV), certains acides aminés, les protéines ainsi que l’ADN absorbent fortement, tandis que l’eau domine l’absorption dans le proche infrarouge au-delà de 1 μm. Dans le bleu-vert, l’hémoglobine a une forte absorption, rendant l’observation des tissus irrigués par le sang particulièrement difficile. Parmi les photons qui traversent le tissu sans être absorbés, on peut en distinguer deux sortes. D’une part, les photons balistiques se propagent selon le principe de Fermat : en ligne droite dans un milieu homogène et suivant une trajectoire courbée par les variations de l’indice optique à des échelles spatiales très grandes devant λ. D’autre part, les photons diffusés suivent des chemins aléatoires. Pour obtenir des images, il faut idéalement utiliser les photons balistiques, car, en présence de diffusion, les images sont rendues floues, ce qui diminue leur contraste et leur résolution. Dans les tissus, composés d’objets de tailles s’étendant sur une grande gamme d’échelles, la diffusion est aussi bien due à des objets de dimension très petite devant λ agissant comme des diffuseurs isotropes (régime de Rayleigh) qu’à des objets de dimension de l’ordre de λ se comportant comme des diffuseurs rayonnant principalement dans une direction proche de la direction incidente (régime de Mie). La diffusion dans un tel milieu hétérogène est caractérisée par 2 grandeurs, la longueur de diffusion l d (λ) qui représente la distance moyenne entre deux événements de diffusion, et l’anisotropie de diffusion g définie comme la moyenne du cosinus de l’angle de diffusion 〈cos(θ )〉. Dans les tissus biologiques, la diffusion se fait principalement dans la direction du faisceau incident (g ∼ 0,8−1), avec deux propriétés importantes. (i) L’effet de la diffusion sur la propagation de la lumière est plus important que celui de l’absorption : dans le visible, la longueur caractéristique de diffusion est nettement plus petite que la longueur caractéristique d’absorption, l d ∼ 50 μm  l a . (ii) l d augmente avec λ, ce qui signifie que le rayonnement infrarouge pénètre plus profondément sans être diffusé (typiquement l d ∼ 200 μm pour λ = 1 μm). Par conséquent, l’imagerie dans le proche infrarouge est potentiellement moins affectée par la diffusion de la lumière. On parle ainsi d’une fenêtre de transparence dans le proche infrarouge des tissus, aussi bien en termes de diffusion que d’absorption. En conclusion, on classera les techniques d’imagerie selon deux grandes familles. (i) Celles utilisant les photons balistiques, qui ont une résolution spatiale élevée, permettant de distinguer les cellules individuelles et leurs sous-compartiments, mais ayant une faible pénétration dans les tissus, de l’ordre de quelques l d .

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Chapitre 6. Les photons explorateurs de l’activité neuronale

Elles profitent en général de la fenêtre de transparence pour l’absorption et la diffusion dans le proche infrarouge pour augmenter la profondeur maximale d’imagerie. (ii) Les méthodes utilisant les photons diffusés, qui donnent une information spatiale peu résolue, mais pouvant avoir une profondeur de pénétration potentiellement plus élevée dans le tissu. 3.2

Sondes optiques pour mesurer l’activité électrique

On peut distinguer les mesures ne nécessitant pas l’introduction de marqueurs spécifiques et celles utilisant des sondes, essentiellement fluorescentes. Une première approche consiste à mesurer un signal optique lié à l’activité sanguine consécutive à l’activation d’une zone cérébrale. En effet, lorsqu’une aire cérébrale est activée, on constate une augmentation de la consommation locale de dioxygène. Ce dioxygène est apporté localement par le sang sous la forme de di-oxyhémoglobine (HbO2 ). Par conséquent, une aire active se trouve enrichie en HbO2 , en comparaison de l’hémoglobine non liée au dioxygène (Hb). Il se trouve que les spectres d’absorption des deux molécules sont différents dans le domaine visible (Fig. 6.5A). L’imagerie intrinsèque (cf. ci-dessous), permet d’obtenir une image de l’activité corticale à grande échelle (plusieurs mm, voire cm) en mesurant la réflectivité du cortex à une longueur d’onde où les spectres de HbO2 et Hb diffèrent significativement. Cette approche est une mesure assez indirecte de l’activité électrique. Pour obtenir une information fonctionnelle à l’échelle du neurone individuel, il est nécessaire d’utiliser des signaux ayant une origine cellulaire. Pour cela, l’introduction de sondes fluorescentes est une approche majeure. Une multitude de techniques optiques sont basées sur la fluorescence, parmi lesquelles les microscopies de fluorescence « traditionnelle », confocale et à deux photons. Il existe au moins deux familles de sondes fluorescentes permettant de rendre compte de l’activité électrique des neurones. La première est constituée des sondes dont l’émission de fluorescence est modulée par le potentiel membranaire des neurones (VSD, Voltage Sensitive Dyes). Ce sont des sondes qui sont insérées dans les membranes des neurones et dont la fluorescence dépend du potentiel membranaire (Fig. 6.5B). Le fort champ électrique à la membrane (100 mV sur quelques nm) peut en effet moduler le spectre d’absorption ou d’émission de la molécule. Il existe une grande variété de sondes sensibles au potentiel membranaire. En pratique, elles ont le plus souvent une réponse dynamique rapide et l’émission de la fluorescence est modulée sur l’échelle de temps du potentiel d’action (1 ms) avec une amplitude au maximum de variation de l’ordre de seulement 0,1 %. Le fait qu’elles mesurent directement le potentiel membranaire, et ce avec une excellente résolution temporelle, sont les principaux atouts de ces sondes. Leur limite est la faible variation de signal, souvent

PHYSIQUE ET BIOLOGIE

127

A

106

C la(cm-1)

10

5

10

10

Cellule attachée

4

3

10

2

200

400

600

800

1000

longueur d’onde (nm)

B

Figure 6.5. A) Spectre d’absorption de l’hémoglobine Hb et de la di-oxyhémoglobine HbO2 . La différence des spectres d’absorption est utilisée en imagerie intrinsèque pour visualiser l’activation locale du cortex. B) Exemple de sonde fluorescente génétique sensible au potentiel membranaire. Elle est composée d’un domaine membranaire sensible au potentiel et de deux domaines intracellulaires fonctionnant sur le principe du FRET (mécanisme de transfert de fluorescence entre les deux domaines, qui est très sensible à la distance inter-domaines). Un changement de conformation de la sonde dû à un changement de potentiel modifie la distance des deux domaines et donc la fluorescence (cf. traces en-dessous : réponses à des sauts de tension durant 500 ms depuis −70 mV vers des potentiels de −140 à +60 mV (tiré de Mutoh et al. Plos One 2009; 4: e4555). C) Exemple de signal mesuré avec une sonde fluorescente chimique calcique. En haut à gauche, image (microscopie à deux photons) de neurones dans le cortex du rat marqués par une sonde calcique. On aperçoit une micropipette permettant de mesurer le potentiel du neurone au centre du champ (flèche). En haut à droite : mesure simultanée du potentiel en électrophysiologie et de la fluorescence du neurone (au centre du champ) touché par la pipette. En bas : zoom sur des réponses électrophysiologiques et calciques correspondant de gauche à droite à 1, 2 ou 3 potentiels d’action émis par la cellule. On constate que le signal calcique reflète fidèlement l’activité électrique bien que le signal optique soit lent comparé au signal électrophysiologique (tiré de Kerr et al. PNAS 2005; 102 (39):14063-8).

difficile à détecter, et leur phototoxicité. Actuellement, le développement de sondes VSD non pas chimiques mais génétiques, c’est-à-dire des protéines chimères fluorescentes produites génétiquement par l’organisme lui-même, est en cours (Fig. 6.5B). La seconde famille de sondes est celle dont la fluorescence est modulée par la concentration intracellulaire en calcium. En raison de la présence dans la membrane des neurones de canaux calciques dont la conductance est dépendante du potentiel membranaire, chaque potentiel d’action entraîne un bref (environ 1 ms) influx de calcium dans la cellule. L’augmentation transitoire résultante de la concentration

128

Chapitre 6. Les photons explorateurs de l’activité neuronale

en calcium intracellulaire au-dessus de la concentration de repos présente typiquement une phase de montée très rapide suivie par une décroissance exponentielle ayant une constante de temps de l’ordre de 500 ms. Cette variation de la concentration en calcium intracellulaire est appelée « transitoire » calcique évoqué par un potentiel d’action. Une sonde fluorescente calcique S lie le calcium dans un équilibre chimique réversible Ca + S  CaS. Si la fluorescence du complexe CaS est différente de celle de la sonde libre S, la mesure de la fluorescence permet une mesure des variations de concentration intracellulaire de calcium et donc la détection des potentiels d’action (Fig. 6.5C). L’avantage de ces sondes, comparées aux sondes sensibles au potentiel membranaire, est que les variations de fluorescence mesurées au corps cellulaire des neurones sont de l’ordre de 10 % pendant un potentiel d’action, ce qui rend ces événements beaucoup plus facilement détectables. Pour cette raison, la plupart des études in vivo à l’échelle cellulaire utilise ces sondes calciques, malgré leur cinétique relativement lente. Après calibration de la forme et de l’amplitude typique d’un transitoire calcique par mesure simultanée électrophysiologique, des algorithmes permettent d’identifier les moments d’émission des potentiels d’action à partir des traces de fluorescence. La précision temporelle avec laquelle les potentiels d’action sont identifiés varie entre 10 ms et quelques dizaines de ms en fonction des techniques optiques utilisées. Les potentiels d’action à haute fréquence sont mal résolus temporellement mais l’amplitude du signal permet néanmoins de connaître le nombre de potentiels d’action émis. Deux types de sondes sont utilisés : des sondes « chimiques », qui sont injectées à l’aide d’une pipette localement dans le cerveau et permettent de marquer des réseaux étendus de neurones, et ce, de façon transitoire pendant une dizaine d’heures ; des sondes génétiques, qui sont le plus souvent injectées sous forme virale et permettent d’obtenir des marquages stables sur plusieurs semaines. Les performances des sondes génétiques en termes d’amplitude de signal et de cinétique sont en outre de plus en plus proches de celles des sondes chimiques. Elles ouvrent la possibilité d’effectuer des marquages chroniques d’une part et spécifiques d’un sous-type de neurones d’autre part.

Organisation fonctionnelle du cortex à l’échelle d’une colonne corticale 4

Une caractéristique fascinante du cortex est, qu’au sein de chaque aire sensorielle par exemple, les neurones ne sont pas répartis dans l’espace de façon aléatoire. Au contraire, on observe souvent que des neurones ayant une même sélectivité pour un paramètre sensoriel ont tendance à se regrouper localement, constituant une carte fonctionnelle. Ces cartes ont d’abord été mises en évidence en électrophysiologie. L’échantillonnage de l’espace dans ce cas était limité par la possibilité d’insérer des

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129

électrodes à des positions successives proches et connues, ce qui rendait extrêmement difficile l’analyse de l’organisation fine du cortex sur des échelles spatiales plus petites que quelques centaines de microns. L’imagerie intrinsèque a permis d’aborder cette question sous un nouvel angle [13]. Cette technique utilise comme signal optique les variations de réflectance du cerveau (cf. section 3) associées à l’activité d’une aire cérébrale. L’imagerie intrinsèque consiste à faire une image de la surface du cortex avec un microscope de faible grossissement (grand champ) à une longueur d’onde pour laquelle les spectres d’absorption de Hb et HbO2 sont différents. En comparant les images obtenues avant et après stimulation sensorielle, une image des zones activées par la stimulation est obtenue. Les variations mesurées étant faibles (quelque 0,1 % de variation relative), la mesure nécessite de moyenner un nombre important de stimulations. Une série de paramètres de la stimulation sensorielle (par exemple les angles de barre de contraste, la position d’un objet dans le champ visuel, etc.) est présentée et une carte fonctionnelle est obtenue montrant l’existence éventuelle de domaines ayant une sélectivité pour une valeur particulière de chaque paramètre de la stimulation. Notons que l’on n’observe que la projection 2D de cette organisation, car cette technique, qui utilise des photons aussi bien balistiques que diffusés, a une très faible résolution axiale selon l’axe optique du microscope et une résolution latérale de quelques dizaines de microns. Des cartographies ont été observées dans de nombreuses aires corticales sensorielles. L’aire qui a été la plus étudiée est sans doute le cortex visuel. On y observe des cartes pour de nombreux paramètres sensoriels. La figure 6.6B présente ainsi les cartes obtenues pour l’orientation de barres de contraste, propriété qui est impliquée dans la détection des contours d’un objet. D’autres cartes ont été mises en évidence, telles que celles pour la position d’un objet dans le champ visuel ou pour la dominance oculaire (responsable de la vision 3D), ou encore pour la direction de mouvement de barres de contraste lorsque celles-ci sont présentées non plus de façon statique mais en se déplaçant dans le champ visuel. L’exemple du cortex visuel primaire V1 montre que les cartes observées pour différents paramètres de la stimulation sensorielle se superposent spatialement. La figure 6.6C montre ainsi, à partir des mesures d’imagerie intrinsèque, un schéma de l’organisation fonctionnelle du cortex visuel primaire montrant l’agencement spatial relatif des cartes d’orientation, de dominance oculaire et de sélectivité à la couleur. Des cartes fonctionnelles ont été observées dans la plupart des aires sensorielles. La figure 6.6D montre l’exemple du cortex auditif du rat. Dans le système auditif, les neurones corticaux présentent une sélectivité à la fréquence sonore. On observe une ségrégation spatiale en domaines iso-fréquences. Il est assez remarquable de constater que cette organisation spatiale s’étend en fait au-delà du cortex auditif primaire dans les aires corticales auditives secondaires, impliquées dans des représentations plus complexes des scènes auditives. Le système somato-sensoriel

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Chapitre 6. Les photons explorateurs de l’activité neuronale

A

Ordinateur

Caméra rapide

Microscope

D

Enregistrement unique

E Affichage

B

Stimulateur visuel

C

Figure 6.6. Organisation du cortex en domaines fonctionnels révélée par l’imagerie optique intrinsèque. A) Principe de l’imagerie intrinsèque (tiré de Tsodyks et al. Science 1999; 286: 1943-6). B) Domaines sélectifs à l’orientation de barres de contraste dans le cortex visuel. Les points singuliers autour desquels les domaines s’organisent en spirales sont appelés « pinwheel » (tiré de Kalatzky et al. (2003) Neuron, 38, 529-545). C) Superposition schématique de cartes obtenues pour différents paramètres de la stimulation visuelle. Lignes noires : limites des colonnes de dominance oculaire contenant des neurones ayant une sélectivité pour un œil. Elle est responsable de la vision 3D. Ovales blancs : groupes de neurones responsables de la perception de la couleur. Pinwheels : organisation des domaines répondant préférentiellement à une orientation particulière. Le zoom contient un module élémentaire (400 × 800 μm) qui contient environ 60 000 neurones traitant ces 3 caractéristiques du stimulus (orientation, profondeur, couleur) (tiré de Grinvald A. et al. (1999) in Modern Techniques in Neuroscience research. U Windhorst and H. Johansson (eds), Springer Verlag). D) Cortex auditif : carte de tonotopie (sélectivité à la fréquence d’un son) dans l’aire auditive primaire A1 et les aires auditives secondaires (tiré de Kalatzky et al. PNAS 2005; 102(37):13325-30). E) Cortex somato-sensoriel : carte de la réponse à la stimulation de 9 macro-vibrisses faciales différentes du rat. Comparaison avec la carte anatomique des tonneaux (tiré de Masino et al. PNAS 1993; 90(21): 9998-10002).

(c’est-à-dire le système du toucher) possède lui aussi une cartographie fonctionnelle. La figure 6.6E montre l’organisation d’une carte dans le système somato-sensoriel des rongeurs. Les rongeurs possèdent de longues vibrisses faciales (moustaches) impliquées dans la reconnaissance d’objets, c’est-à-dire dans la détection de leur position et de leur forme et texture. Dans le cortex somato-sensoriel primaire S1, les neurones répondant préférentiellement à la déflection d’une vibrisse donnée sont organisés en domaine appelés « tonneaux », visibles sur la figure 6.6E.

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L’universalité de l’observation d’un grand nombre de cartes fonctionnelles dans de nombreuses espèces et modalités sensorielles soulève au moins deux questions : à quoi servent-elles et comment sont-elles établies ? La première question reste ouverte et on peut citer au moins deux possibilités : elles faciliteraient l’émergence de sélectivité importante ; la présence de forte connectivité récurrente entre neurones proches voisins a tendance à augmenter la sélectivité au sein de domaines homogènes. En outre, elles seraient peut-être utiles à l’organisation de calculs ou d’associations impliquant plusieurs paramètres, grâce à la superposition de plusieurs cartes fonctionnelles, qui faciliteraient les connexions entre ces paramètres.

5

Microarchitecture d’une colonne corticale

Pour observer l’organisation fonctionnelle du cortex à l’échelle cellulaire, il faut disposer d’une technique optique ayant une résolution proche de la limite de diffraction (∼ μm) en 3D dans les tissus biologiques diffusants. L’imagerie intrinsèque utilise de la lumière visible, fortement diffusée et ne permet pas de pénétrer profondément dans les tissus. Sa résolution spatiale latérale est de plusieurs dizaines de μm et elle ne fournit pas d’information selon l’axe optique du microscope. De façon similaire, la microscopie confocale à balayage laser utilise un éclairage dans le visible fortement diffusé. En outre, les photons de fluorescence émis sont eux-mêmes diffusés et donc filtrés par le trou confocal, qui permet d’obtenir la résolution axiale optimale de la microscopie confocale. Par conséquent, cette technique est très peu lumineuse dans un système fortement diffusant. Ainsi, l’imagerie confocale ne permet pas d’imager des neurones dans le cortex à des profondeurs supérieures à quelques dizaines de microns. Pour limiter les effets de la diffusion, une solution a été proposée au début des années 1990, qui a apporté une véritable révolution en neurosciences : l’imagerie de fluorescence à deux photons (TPFM, two-photon fluorescence microscopy) [14, 15]. Son principe est le suivant (Fig. 6.7A). L’idée est d’utiliser une excitation de la fluorescence dans le proche infrarouge pour augmenter la profondeur de pénétration des photons dans les tissus, en limitant la diffusion. Mais le spectre d’absorption de la plupart des fluorophores se situe dans le visible. Pour pouvoir exciter la sonde fluorescente avec un photon de basse énergie infrarouge, une transition d’excitation de la fluorescence de l’état fondamental vers un état excité est obtenue par absorption simultanée de deux photons de basse énergie infrarouge. Après désexcitation non radiative, un photon de fluorescence visible est émis (Fig. 6.7A). Il s’agit d’un effet non linéaire, car il dépend de l’absorption simultanée de deux photons, et l’intensité de fluorescence varie quadratiquement avec l’intensité d’excitation. Pour que la transition à deux photons se produise avec une probabilité significative, un rayonnement laser est concentré temporellement sous forme d’impulsion très énergétique de durée

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Chapitre 6. Les photons explorateurs de l’activité neuronale

A

S1

B

S1 h 0/2

h

fluo

fluo

1 photon

0

h 0/2

S0 Excitation à 1 photon

C

2 photons

S0 Excitation à 2 photons

1 tonneau

D

Données brutes

Carte lissée

Figure 6.7. A) Principe de la microscopie de fluorescence à deux photons. Une transition non linéaire par absorption de deux photons infrarouges permet d’exciter la fluorescence avec une longueur d’onde moins diffusée par les tissus. B) L’excitation de la fluorescence est localisée au foyer du microscope. En haut : excitation à un photon, qui n’est pas localisée ; en bas, excitation à deux photons, localisée (image réalisée par Brad Amos, LMB Cambridge). C) Images en microscopie à deux photons in vivo de cellules gliales (orange) et de neurones (vert). Toutes les cellules ont été marquées avec une sonde calcique émettant dans le vert et les cellules gliales ont été marquées spécifiquement avec une sonde rouge. D) Carte de sélectivité à la direction de déflexion d’une vibrisse d’un rat. Le contour blanc délimite un tonneau dans le cortex somato-sensoriel du rat (Fig. 6.6E). À gauche : au sein d’un tonneau, les neurones individuels (disque de couleur) sont séparés spatialement en fonction de leur préférence pour la direction de déflexion de la vibrisse (les angles sont codés en couleur, cf. insert). À droite : sur une carte lissée spatialement, l’organisation moyenne en « pinwheel » apparaît plus nettement. Insert : code couleur des angles préférentiels. (Adapté de Kremer et al. J Neurosci. 2011; 31(29):10689-700.)

∼100 fs et spatialement par la focalisation d’un objectif de grande ouverture numérique. La transition étant non linéaire, elle ne se produit qu’au voisinage immédiat du foyer de l’objectif (Fig. 6.7B). Par conséquent, la fluorescence est émise dans un volume de l’espace de dimension limitée par la diffraction, et il n’est pas nécessaire, comme dans un microscope confocal, de filtrer la lumière de fluorescence émise au foyer de l’objectif par un trou confocal. Toute la fluorescence émise est donc recueillie par le photodétecteur ponctuel, aussi bien les photons de fluorescence balistiques

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que diffusés. Une image est ensuite reconstituée, comme dans un microscope confocal, par balayage du faisceau laser point par point dans l’échantillon. La connaissance du signal du photodétecteur et de la position du laser dans le champ optique au cours du temps permet de « reconstruire » l’image informatiquement. Comme l’excitation de la fluorescence est obtenue par des photons balistiques, sa résolution spatiale est maximale, car elle est imposée par l’excitation non linéaire de la fluorescence. Tous les photons de fluorescence, balistiques ou diffusés, étant détectés, cette technique est lumineuse, même en profondeur. La microscopie à deux photons permet d’obtenir des images dans les tissus biologiques et en particulier dans le cerveau jusqu’à des profondeurs de 500 μm à 1 mm. Grâce à ce tour de force expérimental, des images de neurones peuvent être obtenues in vivo dans le cerveau d’un animal anesthésié (Fig. 6.7C). Une craniotomie, soit une ouverture du crâne, est néanmoins nécessaire, mais la technique reste peu invasive dans la mesure où seuls les photons pénètrent dans les tissus ! Cette innovation technologique majeure a révolutionné les neurosciences depuis 20 ans, permettant d’observer les neurones à une échelle cellulaire ou subcellulaire in vivo, dans les conditions naturelles de leur fonctionnement et en présence de stimulations sensorielles. Grâce à cette technique, une nouvelle vision des cartes fonctionnelles corticales a pu par exemple être mise à jour. La première étude [11] a porté sur la carte de sélectivité à l’orientation dans le cortex visuel du chat. La carte moyenne obtenue en imagerie intrinsèque a été analysée à l’échelle de la cellule individuelle en fonction de la profondeur dans le cortex. Cette étude a montré que l’organisation spatiale des domaines de même préférence était précise à la cellule près : au centre d’un domaine autour duquel s’enroule radialement les orientations préférentielles, la même organisation fonctionnelle peut être observée à l’échelle des cellules individuelles. Cette observation soulève des questions fascinantes : sachant que ces cellules ont des arborescences dendritiques étendues sur plusieurs centaines de μm, intégrant les informations provenant de neurones ayant des sélectivités très différentes, l’origine de la différence de sélectivité des cellules au centre d’un domaine d’orientation reste un mystère ! Depuis ce travail pionnier, la microscopie à deux photons a permis d’analyser l’organisation des cartes fonctionnelles dans différentes modalités sensorielles, par exemple auditives et somato-sensorielles. Dans le cortex auditif, l’observation des domaines tonotopiques, c’est-à-dire liés aux fréquences (voir le chapitre 7), à l’échelle cellulaire a montré que les bandes observées en imagerie intrinsèque (Fig. 6.6D) masquaient un fort désordre à l’échelle cellulaire. Dans le cas du cortex somatosensoriel, la microscopie à deux photons a permis d’analyser en détail l’organisation fonctionnelle au sein d’un tonneau individuel en montrant l’émergence, avec l’âge de l’animal et l’augmentation associée de l’expérience sensorielle, de domaines sélectifs à la direction de déflection de la vibrisse et organisés radialement au sein d’un tonneau [12].

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Chapitre 6. Les photons explorateurs de l’activité neuronale

6

Dynamique de populations neuronales

Nous avons montré en introduction que l’un des objectifs ultimes des neurosciences intégratives est de corréler l’activité de cellules individuelles, au sein de larges populations neuronales avec les propriétés d’une stimulation sensorielle ou d’une commande motrice, afin de comprendre le code neuronal utilisé. L’imagerie intrinsèque et la microscopie à deux photons ont permis ces dernières années de mieux comprendre les principes de base de l’organisation fonctionnelle du cortex. L’imagerie optique se révèle être aussi un outil précieux pour étudier la dynamique de populations neuronales et le codage de l’information par les réseaux de neurones. La microscopie à deux photons permet en effet d’enregistrer simultanément dans une population de neurones les transitoires calciques évoqués par des potentiels d’action (Fig. 6.5C). Dans les exemples précédents (partie 5), cette approche a été utilisée pour mesurer la réponse des neurones moyennée sur un grand nombre de répétition de la stimulation, afin de mesurer la courbe de sélectivité de chaque neurone. À partir de cette courbe de sélectivité, la préférence de chaque neurone a été déterminée et la carte fonctionnelle associée a été obtenue grâce à la possibilité unique de localisation spatiale des neurones offerte par cette technique. Il est possible d’étudier également la réponse des neurones évoquée par chaque stimulation, potentiel d’action par potentiel d’action, afin d’étudier comment la population neuronale représente, à chaque essai, la stimulation sensorielle reçue. Cette approche a pu être menée non seulement sur animal anesthésié, mais aussi sur animal éveillé. Dans la figure 6.8, nous montrons une configuration où l’animal est maintenu tête fixée sous le microscope, le corps étant porté par une balle libre en rotation. Ce dispositif permet d’optimiser la stabilité mécanique du cerveau, qui est essentielle, car compte tenu de la résolution spatiale de la technique (