Invitation au vivant


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French Pages [180] Year 2022

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Table of contents :
Couverture
Titre
Dans la même collection
Copyright
Table des matières
Introduction - Penser avec la vie, une poétique du réel
Le contrôle par la culture
Techné ou poïèsis
La liberté comme communion
1. - L’idéologie de la mort
Au-delà de la matière morte
Les Lumières 2.0 : l’Enlivenment
Qu’est-ce que la vie et quel rôle y jouons-nous ?
L’Enlivenment pour aller au-delà du « développement durable »
Enlivenment vs. Green New Deal
Une science pour la vie
Un nouveau récit des relations dans le vivant
2. - Biolibéralisme : la mégascience cachée
L’efficacité comme réalité sociale du XIXe siècle
L’enfermement de l’âme
Le dualisme comme colonisation
La fertilité du gaspillage
3. - Biopoétique : le désir d’être
Subjectivité empirique
L’histoire naturelle de la liberté
Objectivité incarnée
4. - Un anticapitalisme naturel :l’échange comme réciprocité
L’économie de l’âge de pierre
Le cercle du don
Les communs en tant que pratique de la réalité à la première personne
Autoréalisation écologique
La liberté par la nécessité
5. - Communs : inviter l’autre
Échange de plénitude
L’économie aux pieds nus
La matrice des besoins humains
Jardinage urbain
Le jeu de la vie
6. - Objectivité poétique : être pleinement vivant
L’objectivité comme capacité à être touché
Penser comme une montagne
La sensation comme instrument de recherche
Romantisme 2.0
Précision poétique
Être, c’est percevoir
7. - Culture : imaginer l’autre
La culture comme écologie des contradictions
La culture comme anti-utopie
La culture comme engagement émotionnel
La culture comme bravoure d’être
La culture c’est se retrouver dans l’autre
Notes
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Invitation au vivant

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DANS LA MÊME COLLECTION L’Événement Anthropocène La Terre, l’histoire et nous Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, 2013   Les Apprentis sorciers du climat Raisons et déraisons de la géo-ingénierie Clive Hamilton, 2013   Toxique planète Le scandale invisible des maladies chroniques André Cicolella, 2013   Nous sommes des révolutionnaires malgré nous Textes pionniers de l’écologie politique Bernard Charbonneau, Jacques Ellul, 2014   L’Âge des low tech Vers une civilisation techniquement soutenable Philippe Bihouix, 2014 Prix de la fondation de l’écologie politique 2014   La Terre vue d’en haut L’invention de l’environnement global Sebastian Vincent Grevsmühl, 2014

  Ils changent le monde ! 1001 initiatives de transition écologique Rob Hopkins, 2014   Nature en crise Penser la biodiversité Vincent Devictor, 2015   Comment tout peut s’effondrer Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes Pablo Servigne, Raphaël Stevens, 2015   Crime climatique Stop ! L’appel de la société civile Collectif, 2015   Sortons de l’âge des fossiles Manifeste pour la transition Maxime Combes, 2015   La Part inconstructible de la Terre Critique du géo-constructivisme Frédéric Neyrat, 2016   La Grande Adaptation Climat, capitalisme et catastrophe Romain Felli, 2016   Comment les économistes réchauffent la planète Antonin Pottier, 2016  

Un nouveau droit pour la Terre Pour en finir avec l’écocide Valérie Cabanes, 2016   Une écosophie pour la vie Introduction à l’écologie profonde Arne Næss, 2017   Homo detritus Critique de la société du déchet Baptiste Monsaingeon, 2017   Géopolique d’une planète déréglée Le choc de l’Anthropocène Jean-Michel Valantin, 2017   Sentir-penser avec la Terre Une écologie au-delà de l’Occident Arturo Escobar, 2018   Notre empreinte cachée Tout ce qu’il faut savoir pour vivre d’un pas léger sur la Terre Babette Porcelijn, 2018   La Part sauvage du monde Penser la nature dans l’Anthropocène Virginie Maris, 2018   Une autre fin du monde est possible Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre) Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Gauthier Chapelle, 2018  

Le bonheur était pour demain Les rêveries d’un ingénieur solitaire Philippe Bihouix, 2019   Cyberminimalisme Face au tout numérique, reconquérir du temps, de la liberté et du bien-être Karine Mauvilly, 2019   La Recomposition des mondes Roman graphique. Postface d’Alain Damasio Alessandro Pignocchi, 2019   Lettre à la Terre Et la Terre répond Geneviève Azam, 2019   Une écologie décoloniale Penser l’écologie depuis le monde caribéen Malcom Ferdinand, 2019   L’Aigle, le Dragon et la Crise planétaire Jean-Michel Valantin, 2020   Lettre à Greta Thunberg Laurent de Sutter, 2020   Leur écologie et la nôtre André Gorz, 2020   La Servitude électrique Du rêve de liberté à la prison numérique Gérard Dubey, Alain Gras, 2021

  Nous ne sommes pas seuls Politique des soulèvements terrestres Léna Balaud, Antone Chopot, 2021

Titre original :

Enlivenment. Eine Kultur des Lebens :

Versuch einer Poetik für das Anthropozän Édition revue et complétée en langue anglaise sous le titre : Enlivenment.

Toward a Poetics for the Anthropocene, MIT Press, 2019 Éditeur original : Matthes et Seitz Berlin

ISBN original : 9783957571601

© original : Matthes et Seitz Berlin, 2016 ISBN

978-2-02-149186-9

© Éditions du Seuil, septembre 2021, pour la traduction française. www.seuil.com Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.

TABLE DES MATIÈRES Titre Dans la même collection Copyright Introduction - Penser avec la vie, une poétique du réel Le contrôle par la culture Techné ou poïèsis La liberté comme communion 1. - L’idéologie de la mort Au-delà de la matière morte Les Lumières 2.0 : l’Enlivenment Qu’est-ce que la vie et quel rôle y jouons-nous ? L’Enlivenment pour aller au-delà du « développement durable » Enlivenment vs. Green New Deal Une science pour la vie Un nouveau récit des relations dans le vivant 2. - Biolibéralisme : la mégascience cachée L’efficacité comme réalité sociale du XIXe siècle L’enfermement de l’âme Le dualisme comme colonisation La fertilité du gaspillage

3. - Biopoétique : le désir d’être Subjectivité empirique L’histoire naturelle de la liberté Objectivité incarnée 4. - Un anticapitalisme naturel :l’échange comme réciprocité L’économie de l’âge de pierre Le cercle du don Les communs en tant que pratique de la réalité à la première personne Autoréalisation écologique La liberté par la nécessité 5. - Communs : inviter l’autre Échange de plénitude L’économie aux pieds nus La matrice des besoins humains Jardinage urbain Le jeu de la vie 6. - Objectivité poétique : être pleinement vivant L’objectivité comme capacité à être touché Penser comme une montagne La sensation comme instrument de recherche Romantisme 2.0 Précision poétique Être, c’est percevoir 7. - Culture : imaginer l’autre La culture comme écologie des contradictions La culture comme anti-utopie La culture comme engagement émotionnel La culture comme bravoure d’être

La culture c’est se retrouver dans l’autre Notes

INTRODUCTION

Penser avec la vie, une poétique du réel L’heure est à repenser la relation qu’entretiennent les humains avec ce que l’on appelle communément la nature, en considérant tous les êtres comme les participants à un foyer commun de matière, de désirs et d’imagination, dans une économie de transformations métaboliques et poétiques. Dans ce livre, les humains comme la nature sont abordés d’une manière qui tend à gommer ce qui les sépare, selon une perspective que nous appelons l’Enlivenment, c’est-à-dire le dépassement et la poursuite de l’Enlightenment (les Lumières du XVIIIe  siècle) par un nouvel âge des Lumières vives 1. Dans ce foyer commun, chaque être vivant déploie son identité par la transformation de l’autre qui lui permet en retour de se réaliser. Le soi se construit par la perception, par le fait d’être touché, par les échanges sensuels, les symboles et les métaphores, ou encore par l’impact entre les molécules et la lumière. C’est tout cet ensemble qui donne sens au processus permanent de création des corps. Toute vie, dès son commencement, est faite de ce type de transformations mutuelles. Avant même d’avoir la moindre perception de notre individualité, le simple fait d’exister dans une écosphère pleine de vie revient à participer à de vastes communs. Toute subjectivité est déjà une intersubjectivité. Le soi se réalise par l’épanouissement de l’autre, et l’autre par la pleine réalisation du soi.

Chaque individu appartient au monde et est en même temps propriétaire de ce dernier, de cette pierre brute taillée par les vagues, battue par les vents et caressée par les rayons de lumière. Toute perception est un commun, une danse de l’interdépendance avec le monde qui à la fois nous appartient entièrement et dont nous sommes entièrement redevables. Ce n’est que dans cet échange que nous prenons conscience du monde et de nous-mêmes. Ce n’est qu’en honorant celui-ci d’une manière qui crée de la vie que nous pouvons trouver notre place dans le monde. Il s’agit là du principe de l’identité incarnée et de l’entretien du foyer. Cet essai développe une série d’hypothèses alternatives à celles qui fondent notre vision actuelle du monde. Ce faisant, ce livre entend contribuer au débat sur l’Anthropocène en cherchant à réexaminer sa tendance fondamentale à considérer notre époque comme le début d’une Terre dominée par l’humanité, dans laquelle notre espèce contrôle de facto tout et où l’espèce humaine et la nature, en principe séparées, sont placées sur le même plan. L’idée de l’Anthropocène est que nous vivons dans une nouvelle ère géologique où l’activité humaine marque de son empreinte l’ensemble des réalités biogéochimiques du foyer terrestre  : les humains dominent et contrôlent désormais la matière, les flux d’énergie, mais aussi l’existence des espèces biologiques et leur répartition. La question de la différence entre les humains et la nature aurait ainsi été résolue, non pas en reconnaissant que tous les êtres et systèmes vivants sont soumis à une même dynamique naturelle et aux mêmes principes de création, mais en déclarant que les humains peuvent exercer leur maîtrise sur toute la nature inerte ou animée de la Terre. Ainsi, l’idée de l’Anthropocène supplante le dualisme entre « nature » et « culture » qui a défini notre culture pendant au moins cinq cents ans, voire deux millénaires. Il s’agit d’un changement d’ère, mais qui ne laisse pas forcément présager le meilleur.

Cet essai tente d’envisager la fin du dualisme d’une manière différente. Il s’agit de dissoudre l’opposition entre humanité et nature en ne considérant pas toute forme de nature comme quelque chose à contrôler ou qui se prêterait aux pratiques culturelles parce qu’elle aurait la même structure profonde que la technologie humaine, dans un processus dénué d’intentionnalité, producteur uniquement d’efficacité et d’optimisation. L’idée ici est plutôt d’appréhender l’identité des humains et de la nature à travers des communs de transformation créative qui sous-tendent toute réalité et dont la vie est une expression particulièrement éclatante. Le dualisme fait fausse route, car la dimension fondamentale de l’existence est ce qui est donné en partage à tous les vivants  : ce commun, c’est la vitalité, le désir de toucher et faire se rencontrer les corps pour créer des communautés fertiles d’épanouissement mutuel, dont les membres éprouvent leurs identités en tant que soi. En ce qui concerne l’Anthropocène, je suis d’accord avec le poète et écophilosophe Gary Snyder pour qui «  le “sauvage” est un processus qui échappe au contrôle des humains, bien qu’il puisse advenir aussi à l’intérieur de nous-mêmes. Aussi loin que la science puisse aller, elle n’épuisera jamais le sujet, parce que l’esprit, l’imagination, la digestion, la respiration, le rêve, l’amour, tout comme la naissance et la mort appartiennent au sauvage. Il n’y aura jamais d’Anthropocène 2 ». En plus de réaliser à quel point l’humanité a influencé la nature, nous devons également imaginer le sauvage en nous-mêmes. Toutes les activités et réflexions humaines sont profondément imprégnées de nature, d’une nature sauvage incontrôlable, d’une autoorganisation poétique et créative qui ne peut tout simplement pas être soumise à contrôle ou «  intendance  ». L’idée d’un contrôle relève de la fiction, car ce sauvage incontrôlable dont parle Snyder (les associations de l’imagination, la digestion, la complexité du langage, l’absolu des émotions

et des instincts) fournit les instruments mêmes que nous utilisons pour essayer d’exercer ce contrôle. Les communs de la réalité sont un maillage d’affiliations porteuses de vitalité dans les écosystèmes et dans l’histoire. Ils permettent aux communautés biologiques et humaines de s’épanouir par le biais des dépendances métaboliques, l’échange de dons et un enchevêtrement d’acteurs mus par le désir de se connecter les uns aux autres et le besoin de survivre. Les organismes vivants se réalisent mutuellement dans leur être par l’établissement de relations (qu’elles soient métaboliques, sociales ou sur le modèle prédateurs/proies) et, ce faisant, produisent non seulement leur environnement mais aussi leur identité même 3. Décrivant une ontologie des relations à la fois existentielle, économique et écologique, les communs sont le produit d’un processus de transformation et de formation de l’identité irrigué par des interdépendances qui ne sont pas uniquement matérielles mais aussi de l’ordre de l’expérience. Pour les humains, cette ontologie produit du sens et une réalité émotionnelle. Pour le vivant dans sa totalité, duquel font partie les humains, elle produit l’énergie nécessaire à la vie. Dans ce livre, le terme de communs est utilisé pour décrire des relations de réciprocité et de cocréation mutuelle 4. En économie, il désigne une organisation particulière des moyens de subsistance qui ne se divise pas entre d’un côté des utilisateurs et de l’autre des ressources, mais qui est plutôt composée de participants divers à un système fertile, poursuivant un objectif plus élevé  : que ce système continue à donner la vie. Dans les systèmes de communs, ces acteurs nouent et négocient entre eux des relations matérielles et émotionnelles. Outre les biens matériels, les échanges portent également sur les significations et le sens. Historiquement, les communs désignaient une étendue de nature utilisée et protégée par un groupe déterminé d’humains, par exemple les communaux de la Grande-Bretagne rurale au Moyen Âge où les paysans

faisaient paître leur bétail selon un ensemble complexe de règles qui garantissaient l’accès à tous et interdisaient la surexploitation par certains. Des vestiges de cette manière d’être en lien avec la biosphère et les uns avec les autres existent encore aujourd’hui, qu’il s’agisse d’alpages gérés en biens communs, de systèmes d’irrigation en Amérique du Sud ou de la répartition des produits de la chasse chez les San d’Afrique du Sud. Dans de nombreuses régions du monde, les économies de subsistance des populations rurales restent essentiellement fondées sur les communs. C’est en fait le mode de vie prédominant depuis l’aube de l’humanité prémoderne, il y a au moins un million d’années. Sa caractéristique première est de ne pas effectuer de distinction entre usagers et objets, mais de relier l’ensemble des acteurs humains et autres qu’humains dans un vaste réseau interconnecté de don et de réception qui vise à assurer à tous la plus grande fertilité possible. Les communs créent un monde de convivialité par la transformation réciproque. Cette fertilité se manifeste de manière apparente, mais elle s’éprouve aussi comme une expérience émotionnelle qui, dans les contextes de communs traditionnels, est explicitement célébrée au moyen de fêtes et de rituels. Les communs protègent la vitalité par la participation et la réciprocité. Ils sont une manière d’imaginer notre rôle écologique pour rendre l’écosystème plus vivant. La réalité dans son ensemble peut être considérée comme constituée de vastes communs, qui émergent grâce à la participation de tous les êtres, dont les humains. Éprouver un sentiment d’appartenance à ces communs depuis l’intérieur, entrer en relation avec les autres  membres et partager l’identité profonde de ce monde sont les éléments constitutifs de cette sensation unique que procure le fait d’être vivant. L’économie des communs est ainsi le fondement de la niche écologique que les humains se construisent par des moyens culturels. Cet essai brosse le tableau d’un monde où la réalité se nourrit de l’enchevêtrement de tous les êtres vivants, de toutes les créatures et de tous

les agents physiques et matériels impliqués dans les processus d’échanges qui la constituent, tels que l’eau, les roches ou l’air. Pour ce faire, il est nécessaire de s’affranchir des notions habituelles de «  culture  » et de « nature », que la modernité a invariablement considérées comme séparées et opposées, alors que ces deux dimensions sont de fait impliquées dans ce même enchevêtrement de matière et de significations. Pour s’en rendre compte, nous devons considérer la vitalité comme l’élément de connexion essentiel du réel en train se faire. Elle est intrinsèque à tous les processus 5 sociaux et biologiques et au cosmos en tant que tout biogéochimique . Tous sont animés par le désir inhérent de connexion, de réalisation de soi et de transformation. La vitalité a une substance objective et empirique (dans les corps des êtres du monde) et une dimension subjective et tangible (dans nos propres corps). Elle est une traduction permanente de l’interdépendance des dimensions matérielles avec la perception et l’expérience  ; elle imprègne chaque cellule de significations et d’expressions, dimensions que nous réservons habituellement à la culture. Il est essentiel de compléter les termes classiques du débat contemporain autour de l’Anthropocène du point de vue de l’ontologie des communs. Sans cette perspective pour compléter le tableau, l’Anthropocène, la nouvelle époque caractérisée par la suprématie des êtres humains, négligerait un élément fondamental de la réalité. À l’heure actuelle, il est à craindre que l’idée extrêmement répandue parmi les réflexions sur l’Anthropocène, à savoir que nous pouvons réconcilier les humains avec l’inconscient et l’organique en eux-mêmes et chez les autres (humains et non-humains) en subvertissant tout cela grâce au pouvoir de la culture, ne soit encore qu’une tentative de domestication, une nouvelle expression de la volonté de prendre le contrôle sur le monde.

Le contrôle par la culture

Aujourd’hui, c’est essentiellement par le biais de l’économie que s’exerce ce contrôle sur le monde. Le système de marché néolibéral et son postulat, la séparation entre des ressources (qui sont échangées) et des sujets (qui font commerce de ces ressources dans le but de les répartir), sont les produits de la pensée des Lumières historiques. Ils en reprennent la division dualiste du monde entre une sphère non vivante qui doit être colonisée et une autre à partir de laquelle et pour laquelle la domination doit être exercée. Pourtant, ce n’est pas par l’exercice du contrôle que le monde devient meilleur, mais par la participation. Pour survivre à l’Anthropocène et mieux traiter notre propre humanité et la biosphère, nous devons comprendre qu’en tant qu’êtres humains, nous exerçons une influence considérable sur la nature, mais que nous sommes également constitués et animés par quelque chose qui ne peut être soumis à une domination culturelle. Rien ne peut épuiser notre vitalité autonome et irréductible, qui nourrit notre identité dans ses dimensions les plus profondes, en irriguant la réalité des écosystèmes, des pulsions émotionnelles et de l’imagination poétique. L’approche de l’Anthropocène ne saisit pas que c’est la réciprocité qui nous donne cette vitalité et nous fait nous sentir vivants, même si nous n’en avons pas conscience. Or un échange a toujours deux dimensions, que celui-ci concerne des choses (dans l’économie), des significations (dans la communication biologique ou l’expressivité humaine), ou des identités (à travers les liens entre deux sujets). Il a une dimension extérieure, matérielle, mais aussi un aspect intérieur, existentiel, dans lequel intervient l’intériorité. Ce qui manque, c’est l’aspect profondément poétique de la réalité et de toute existence qui s’y déploie. Comme tous les processus de cette réalité sont fondés sur des relations qui véhiculent du sens (que nous, sujets humains, animaux et végétaux, éprouvons par nos émotions), nous devons développer l’idée et notre conscience d’un cosmos vivant, incluant son devenir naturel, ses

transformations sociales et la manière dont il satisfait nos besoins matériels. C’est seulement par une poétique que nous pourrons le faire d’une manière qui ne soit pas automatiquement réductionniste. Le monde est poids et volume, mais il est aussi intériorité (ou «  pesanteur et grâce  », pour reprendre l’expression de Simone Weil 6). Le monde est fait de matière désirante qui cherche à entrer en contact avec d’autres matières, créant du 7 sens selon la réalisation ou non de ce désir . La présence du sensible dans le monde s’exprime dans cette tendance permanente des choses à se relier les unes aux autres, à s’individualiser et à être transformées par les relations, et à devenir ainsi davantage autres, à participer à un partage mutuel. S’il y a désir de se relier, ce désir peut échouer. S’il y a possibilité d’échec, il y a sens : aspiration à s’épanouir. S’il y a envie, c’est que ce monde a une intériorité, et comme tous les processus ayant cours dans le monde sont matériels, cette intériorité devient perceptible à travers la matière. C’est par des corps respirants (faits de roche, d’eau, de chair et d’air) que se transmet l’intériorité de la matière à nos sens. Ces corps sont autant «  simple matière  » qu’ils sont présence de signification et d’individualité. On pourrait définir la vie comme la matière qui fait l’expérience de son intériorité par le fait d’être matière. La réalité est productive et expressive parce qu’elle est vivante. Une grande partie de la pensée actuelle autour de l’Anthropocène ne saisit pas cette dimension, et tend à négliger ce qui est au cœur de la réalité telle que nous la vivons  : la profonde vitalité du monde. Le concept d’Anthropocène a été proposé dans une perspective de réconciliation de l’homme et de la nature. Mais pour favoriser la vie et conduire l’humanité sur une voie plus pacifique dans ses relations à l’altérité, nous devons cesser de considérer la nature comme domestiquée, irrémédiablement sous emprise humaine. Nous devons au contraire comprendre que nous sommes nous-mêmes la nature, c’est-à-dire vivants,

transformations temporaires dans un processus permanent de relations matérielles et sémiotiques. La vitalité se ressent émotionnellement et se déploie de manière créative, produisant à la fois toujours davantage de libertés, mais aussi de dépendances, de plus en plus complexes. Ce processus existentiel de réalisation de soi passe par l’imagination, qui s’exprime matériellement.

Techné ou poïèsis Après plus de trois cents ans de pensée héritée des Lumières, l’Anthropocène offre la possibilité de dépasser son hypothèse centrale dans laquelle la réalité matérielle se trouvait dénuée de toute subjectivité. Nous pouvons maintenant développer une idée du désir intrinsèque de se réaliser par le toucher et la transformation dans le réel. La pensée des Lumières se caractérisait par l’omission de ce qui constitue l’essence même de la vie, à savoir les entrelacs de la matière et du désir. D’un côté, il y avait la matière, l’objet de la science  et de la technologie, et de l’autre le désir, domaine réservé des humains et de leurs entreprises, du langage et de la culture. Divers auteurs ont commencé à dépasser ce dualisme en reconnaissant un pouvoir d’agir aux êtres non humains et même aux choses. C’est notamment le cas de certains tenants du néomatérialisme qui cherchent 8 ainsi à éviter l’impasse d’un monde sans vie . Mais l’idée d’un pouvoir d’agir reste encore insuffisante et celui-ci n’a aucun sens si l’on n’explique pas comment il émerge et comment naît le désir d’atteindre certains objectifs. Les agents ont des intérêts et nous devons comprendre comment ces derniers se manifestent dans un cosmos fait de matière, ouvert au changement. L’idée essentielle avancée dans cet essai, qui reste encore largement négligée, est que le pouvoir d’agir passe par l’intériorité, qui fixe ses

propres valeurs en matière d’épanouissement et s’efforce qu’elles soient respectées. La vie a des besoins, parce qu’elle est matière qui désire conserver un sens particulier de l’intériorité. Le monde est matière, et celleci ne cesse d’être travaillée par des corps sensibles cherchant à s’épanouir. Notre sens du désir et de l’épanouissement est lié à ce véhicule plus vaste, ce qui nous rend responsables de la manière dont il se déploie. Il s’agit donc de remplacer le concept de techné, qui caractérise profondément l’Anthropocène dans son optimisme quant à la gestion humaine de la Terre, par celui de poïèsis. Plus qu’un simple jeu sur le langage, cette poïèsis doit être envisagée comme l’élément qui fait advenir la réalité. Elle ne peut être arrêtée, mais peut être négligée ou mal comprise, avec des conséquences toujours douloureuses, voire souvent fatales. Nous devons prendre conscience que nous ne vivons pas dans un monde dualiste qui se diviserait entre choses et idées, ressources et consommateurs, culture et nature. La réalité est le produit de relations et de transformations fertiles permanentes. Or la pensée des relations ne peut être 9 qu’une poétique . Toute pratique au service de la vitalité ne peut être que poétique. Ce qui nous manque, ce que négligent les tenants de l’Anthropocène (ou de ses divers avatars tels que le «  posthumanisme  », l’« éco-pragmatisme » ou l’« ontologie orientée-objet »), c’est une poétique de la vitalité. Cet essai se veut une contribution en vue de combler ce manque. La thèse centrale en est que nous devons reconsidérer la «  vie  » et la «  vitalité  » comme des catégories fondamentales non seulement pour la pensée, mais aussi pour l’action. C’est une invitation au vivant, un appel à célébrer la puissance de la vitalité, une «  vivification  » par la pensée et l’agir. Cet Enlivenment 10 ne saurait se substituer à la pensée rationnelle et à l’observation empirique chères aux Lumières, mais vise plutôt à les enrichir par la «  subjectivité empirique  » des êtres vivants et par l’«  objectivité poétique » de l’expérience signifiante.

Depuis deux cents ans, la science, la société et la politique ne s’intéressent plus réellement à l’existence vécue et ressentie des humains ou des autres êtres. C’est selon moi le plus grand obstacle à la résolution du 11 problème de la durabilité (terme lui-même aux contours vastes, aux significations diverses et contradictoires). Le progrès scientifique (et avec lui toutes les explications des processus biologiques, mentaux et sociaux) repose sur une méthode qui cherche à disséquer la matière et les systèmes en éléments constitutifs toujours plus petits. Il s’appuie sur des analyses qui supposent que l’évolution naturelle est guidée par les principes de rareté, de concurrence et de sélection du plus fort. De manière provocatrice, on pourrait dire que la pensée rationnelle est une idéologie qui se concentre sur la matière morte. Ses postulats ne permettent aucunement de comprendre la réalité de l’expérience vécue. Faut-il ainsi s’étonner que le problème le plus pressant aujourd’hui soit devenu celui de la survie sur notre planète ? Partant de récentes découvertes dans le domaine de la biologie et de l’économie, c’est une perspective différente qui est proposée ici. L’expérience vécue, le sens incarné, les échanges de matière et la subjectivité sont en effet des facteurs clés qui ne sauraient être exclus d’une approche scientifique de la biosphère et de ses acteurs. Un point de vue qui explique le monde uniquement à la « troisième personne », comme si toutes les choses étaient en définitive inertes, nie l’existence des acteurs mêmes qui lui ont donné corps. Il ignore délibérément le fait que nous sommes des êtres humains subjectifs et sensibles, appartenant à une espèce animale dont les métabolismes vitaux sont constamment engagés dans des échanges de matière. Dans la vision du monde proposée ici, nous, les êtres humains, sommes partie intégrante de la nature, créative et bouillonnante de vie dans toutes ses cellules, et nous avons bien plus en commun avec elle que nous ne pourrions l’imaginer. Elle crée de l’autonomie individuelle et de la liberté

de par ses propres contraintes. La réalité est désirante et ce désir s’exprime à travers les corps vulnérables des êtres. Parce que nous sommes des créatures vivantes et vulnérables sur cette Terre vivante, nous pouvons comprendre ou « sentir » les principes et forces de la nature, ne serait-ce que parce que nous en sommes faits. Mais ces principes ne sont en aucun cas la garantie d’une « Mère Nature » idyllique et clémente qui aurait besoin d’être protégée. La vérité de la nature réside dans sa créativité, qui sans cesse donne la vie et apporte la mort, et non dans une apparente plénitude ou un salut. L’existence d’une telle vérité est confirmée par ce que nous éprouvons individuellement tout au long de la vie. Face au «  dilemme de la durabilité  », cet essai est un appel à adopter une nouvelle orientation culturelle en faveur de processus de vie ouverts, incarnés, générateurs de sens, complexes et inclusifs. On pourrait voir dans cette proposition un nouveau naturalisme, c’est-à-dire l’idée que tout est composé d’entités matérielles. Mais dans ce cas, il s’agit d’un naturalisme d’un autre ordre, qui prend en compte le fait que la nature n’est pas un domaine neutre exempt de signification, mais une source de sens existentiel qui se nourrit des relations entre les individus et déploie ainsi une histoire de liberté. Les pages qui suivent constituent un premier pas dans l’exploration de ce terrain. L’objectif est de remplacer les «  principes biolibéraux  » qui guident tant de décisions économiques, politiques, éducatives et privées, par les « principes de l’Enlivenment ». Ces derniers partent du constat que nous vivons dans un tissu vivant partagé et cocréé, que nous sommes partie prenante du déploiement d’un processus de liberté naturelle, et qu’en tant qu’êtres humains, nous sommes non seulement capables mais avons également besoin de faire directement l’expérience de cette vitalité. Cette expérience du fait d’être vivant est une condition humaine fondamentale qui nous relie à tous les êtres vivants.

La reconnaissance de ce besoin existentiel est importante non seulement pour les progrès futurs dans le domaine des sciences de la vie, mais aussi pour notre avenir en tant qu’espèce sur une planète menacée. Notre incapacité à voir dans «  le vivant  » une catégorie de pensée d’une grande richesse pour la théorie critique, l’économie, la politique et le droit est le miroir de celle dont nous faisons preuve pour la construction et le maintien d’une société durable et pleine de vie. C’est sur notre caractère le plus profond et sur celui du cosmos que nous nous méprenons.

La liberté comme communion Avec l’Enlivenment, mon objectif n’est pas de proposer un nouveau concept historique ou philosophique abscons, mais un ensemble de principes profonds pour ordonner notre perception, notre pensée et notre action. Leur adoption peut nous aider à voir les choses différemment et à aborder les luttes et les questions politiques sous un nouveau jour. Si nous parvenons à en faire une véritable « politique du vivant », les conséquences peuvent être d’une portée considérable, avec un renforcement des liens et des coopérations avec le vivant. Seule une perspective non dualiste est à même de produire ces effets, parce qu’elle nous oblige à abandonner l’idée d’une séparation radicale entre une « théorie rationnelle » et nos pratiques sociales, qui en réalité sont intimement liées, comme le prouvent nos propres existences dans lesquelles métabolisme et sens s’entremêlent constamment. Notre propre existence, si nous voulons l’embrasser à nouveau pleinement, sans en exclure les aspects ou les caractéristiques indésirables devant être contrôlées ou désignées comme à optimiser, dépend de notre acceptation du fait que notre monde ne doit pas être morcelé, que chaque impact matériel crée du sens, et que chaque production de sens engendre des conséquences matérielles.

Ce que je propose ici ne relève pas de l’utopie. Au contraire, il s’agit simplement d’un appel à faire preuve de davantage de sensibilité envers ce qui est vraiment là. La perspective que je défends doit permettre une meilleure reconnaissance des inévitables désordres de la vie (conflits, problèmes de synchronisation, manquements), qui obligent à cultiver la négociation et l’ajustement. Dans une réalité qui est très largement cocréée par un retissage permanent des relations et les transformations réciproques que celles-ci induisent, les conflits sont non seulement inévitables, mais ils font partie intégrante de la manière dont le désir se manifeste, dilemmes entre le soi et l’autre, entre bien de tous et bien-être de chacun, entre courage et extase. C’est la perception de ces antinomies fondamentales de l’existence qui a conduit Gershom Scholem à la pensée audacieuse de la nécessaire incomplétude de toute création 12. La négociation est toujours nécessaire et des règles permettant d’aboutir à des accords doivent en permanence être établies et cultivées, sans qu’aucun état de stabilité ou optimum ne puisse jamais être atteint. Et c’est précisément cela la vitalité. La liberté ne consiste pas à maîtriser et contenir la contrainte, mais à la transformer en nouveaux imaginaires. La liberté était le grand projet des Lumières. L’ethos qui consiste à renforcer l’autonomie personnelle de l’individu, qui doit être son propre maître et s’émanciper des limites afin de satisfaire ses propres besoins avec dignité, détermine encore en grande partie notre monde, de l’image que nous avons de nous-mêmes jusqu’au fonctionnement de nos sociétés. La liberté que l’Enlivenment cherche à promouvoir ne revient pas sur ces objectifs. Elle les complète par notre capacité, en tant qu’individus et en tant que groupes, d’être « vivants dans et par la relation » : cette liberté qui vient de l’alignement des besoins et des intérêts individuels avec ceux de la communauté plus large. Le soi est toujours fonction du tout, qui est tout autant fonction de l’individu.

L’Enlivenment – ces « Lumières vives » – conçoit la liberté comme la mise en forme créative de la nécessité,  qui découle du fait qu’en tant que corps sensibles, en tant qu’individus et en tant que groupes, nous sommes connectés et engagés dans des relations de réciprocité avec tous les organismes vivants. Cette liberté ne peut se concrétiser que si les besoins et les intérêts sont imaginés ensemble avec ceux des communautés plus larges dans un équilibre précaire, tendu, voire paradoxal. Seule l’intégration de cette liberté donnera le pouvoir à l’humanité de se réconcilier avec le monde naturel.

1.

L’idéologie de la mort Le monde ne devient pas plus vivant. Le constat de l’Anthropocène, selon lequel l’humanité régit désormais tous les cycles globaux de la matière et de l’énergie, n’est qu’une expression parmi d’autres du fait que quarante années de  politiques de développement durable n’ont pas permis de véritables avancées. Elles n’ont peut-être même rien changé du tout. Les nombreuses crises que les politiques durables étaient censées régler ou atténuer se sont aggravées, alors que de nouvelles ont éclaté. La disparition des espèces, par exemple, se poursuit dans une relative indifférence à un rythme toujours plus élevé, si bien qu’elle est aujourd’hui en train de prendre la forme d’une véritable «  sixième extinction 13  ». Malgré tous les efforts visant à l’enrayer, le réchauffement climatique connaît au contraire un emballement tel qu’il devient difficile de croire qu’il peut être maîtrisé. La dégradation de l’environnement sur de vastes territoires détruit les moyens de subsistance de nombreux êtres humains, provoquant des migrations écologiques et économiques d’une portée inédite à l’échelle de la planète depuis la fin de l’Antiquité. Tout cela résulte d’un blocage aux racines puissantes, dont la profondeur apparaît lorsque l’on retrace l’histoire de l’expression même de «  développement durable  ». Apparue pour la première fois dans le rapport à l’ONU de Gro Harlem Brundtland pour désigner un concept écologique et social ambitieux 14, elle

s’est au fil des années transformée en simple mot-clé pour brochure d’entreprise sur papier glacé. Il est important de voir non seulement les aspects externes ou matériels des défis qui se présentent, mais aussi les dimensions plus ou moins cachées, subjectives, et qui, ensemble, montrent que c’est la vitalité en tant que telle qui est en jeu. Peut-être devrions-nous parler d’une « crise globale du sens  » avec, entre autres, la remise en cause permanente des avancées sociales essentielles au bien-être des êtres humains et à la solidarité qu’ils expriment les uns envers les autres. Leur mise en œuvre avait été un grand succès pour la société civile et les mouvements en faveur de l’égalité des droits entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et le début des années 1980, avant que tout cela ne s’arrête au milieu de cette même décennie, supposément en raison de l’impossibilité de soutenir financièrement des politiques plus centrées sur la vie, comme l’ont écrit certains historiens. Certains chercheurs voient toutefois cette évolution comme la mainmise systématique de la logique du capital sur le monde 15. Le capital transforme le vivant en ressources «  marchandisables  », ce qui rend de plus en plus difficile la satisfaction de certains besoins humains profonds, comme celui de se sentir connecté, de s’impliquer personnellement dans les affaires de la collectivité, d’avoir un véritable lieu à soi ou encore d’éprouver son identité dans la relation. Cette absence d’épanouissement, qui correspond en réalité à la disparition de la vraie vie, constitue l’envers du prétendu besoin d’efficacité et, plus récemment, des politiques d’«  austérité  » qui se sont peu à peu imposées à l’échelle mondiale. La baisse du niveau de satisfaction dans la vie paradoxalement constatée avec l’augmentation de la prospérité matérielle dans de nombreux pays industrialisés constitue un autre aspect important de la crise actuelle 16. Les problèmes de santé mentale touchent des portions toujours plus importantes de la population mondiale. Le mal-être et la souffrance psychologiques semblent être les maladies de l’époque. Dans les

classements de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la dépression unipolaire occupait la troisième place parmi les affections mondiales en 2004 et devrait monter au premier rang d’ici 2030, devant les maladies 17 infectieuses et cardiaques et le cancer . Or, la dépression est précisément liée au fait de ne plus se sentir vivant. La crise globale du sens est en réalité une crise fondamentale de la vitalité. C’est une crise pour la vie dans la mesure où ce sont des vies – des végétaux, des animaux, voire des espèces entières  – qui disparaissent chaque jour de la planète, alors que l’expérience humaine de la vie se trouve fortement appauvrie et que la place que nous réservons à l’idée de vitalité dans notre vision du monde est plus ou moins inexistante. Cette crise est le résultat de dizaines d’années d’atteinte à la liberté d’exister en tant qu’individu connecté aux autres. Les facteurs qui en sont à l’origine ne peuvent être considérés isolément, car ce sont les aspects d’un seul et même problème. Pourtant, l’approche classique consiste à séparer les questions les unes des autres (extinction des espèces, éducation, crise financière, etc.), en les répartissant dans différents « silos » de problèmes auxquels il s’agit ensuite de trouver des « solutions » spécifiques. Cette manière de faire constitue la seule méthodologie officiellement acceptable dans les institutions établies, qu’il s’agisse des établissements d’enseignement, des systèmes de santé publique, des organisations de défense de l’environnement ou des agences internationales. Mais l’approche analytique qui sépare et externalise les problèmes pour les rendre techniquement gérables est la cause même de l’apparition de ces derniers. Nous nous trouvons donc dans une impasse. La prédominance de la logique du capital nous construit un espace mental dont les hypothèses fondatrices nous restent occultées, ce qui est lourd de conséquences imprévisibles. Son emprise toujours plus forte est à l’origine de poussées de violence pour la réappropriation de besoins profonds, et les  tentatives pour satisfaire ces besoins sont souvent menées

de manière tragique et suicidaire. Nous devrions nous demander dans quelle mesure les attaques contre le vivant sont à l’origine de la montée des fondamentalismes (et des atrocités qu’ils engendrent) qui peuvent être considérés à bien des égards comme une manière pervertie d’exprimer un besoin de sens. Longtemps annoncé comme une réaction possible face à l’attaque globale menée contre la vie à l’échelle de la planète, l’écoterrorisme, par exemple, ne s’est jamais réellement concrétisé. Face à l’appauvrissement de l’expérience de la vie, ce sont plutôt des réactions fondamentalistes cherchant à imposer un ordre fixe et des rôles bien établis autour d’un dogme qui se sont développées, très dissonantes par rapport à ce que cela signifie d’être vivants, en tant qu’individus-en-connexion. Les problèmes écologiques, politiques et économiques et leurs conséquences dévastatrices continuent d’être traités comme de simples questions techniques. En réalité, ils viennent du fait que nous oublions ce qui fait notre vitalité, inconscients de notre réel besoin d’être et de nous sentir vivants. Malheureusement, et c’est là le plus dangereux, cette connexion profonde est loin d’être évidente. Les besoins apparents de l’économie capitaliste sont devenus la lentille à travers laquelle nous voyons le monde. Considérés comme des éléments intangibles de la réalité, ils nous aveuglent au point que nous ne voyons plus le rôle qu’ils jouent dans l’émergence du malaise et de la frustration qui règnent sur le monde. Mon point de vue n’est pas de dire que si nous plaçons la vitalité au centre des préoccupations, alors le reste suivra et tous nos problèmes seront résolus. Encore une fois, l’Enlivenment n’est en aucun cas une nouvelle solution utopique. La vie elle-même est un phénomène paradoxal et complexe. Elle est la dimension de la réalité dans laquelle son inhérente incomplétude devient manifeste. Pour faire face à cela, nous devons nous concentrer sur un art de vivre écologique qui travaille ces tensions et les imagine formant un tout plein de significations, dans des communs

matériels et spirituels. Comme toute participation à un écosystème, il s’agit d’une position qui ne va pas sans poser problème. C’est cependant la façon dont notre nature incarnée aspire à se déployer. Elle appartient au réel, qui est un ensemble mutuellement fertile de corps désirants. Se couper de ce processus, c’est briser la vie elle-même : la nôtre et celle des autres. Pour espérer faire des progrès, nous devons d’abord nous poser la question de ce qui nous en empêche. Nous devons rechercher les dénominateurs communs dans notre pensée et nos politiques qui pourraient être la cause de ce blocage pour pouvoir commencer à nommer les problèmes liés – et à rechercher de nouvelles perspectives pour faire face à la réalité. Peut-être pourrons-nous alors élaborer un récit qui décrit plus précisément le monde dans lequel nous vivons et souhaitons vivre. Le fait que nous tournions en rond depuis si longtemps montre cependant que nous ne savons toujours pas  – et que nous nous interdisons de savoir  – ce qui nous manque vraiment et ce dont nous avons vraiment besoin.

Au-delà de la matière morte Notre civilisation en crise se caractérise par une erreur d’appréhension de ce qu’est la réalité. D’après la pensée dominante, celle-ci est inerte et pourrait être traitée au moyen d’une rationalité mécanique. Mais la réalité est vivante. En fait, nous ignorons le plus souvent les processus profondément créatifs, poétiques et expressifs d’où émergent le monde, la biosphère et nos propres identités, dans un tissu de relations fertiles qui se déploient constamment en une multitude de connexions dynamiques et interdépendantes. Cette lacune n’est pas seulement intellectuelle, mais émotionnelle : nous ne percevons généralement pas ces connexions et nous n’avons pas le sentiment d’en faire partie. Elles sont absentes des descriptions officielles de la réalité et peu de place leur est accordée dans

les consciences privées. Il ne s’agit pas simplement d’un problème conceptuel, mais d’une incapacité à accéder au soi réel, au sentiment de soi. Peut-être avons-nous simplement oublié ce que cela signifie d’être vivant. Mais cet appauvrissement de notre expérience directe de la réalité se produit dans un cadre bien défini. L’ensemble des sciences, qu’elles soient naturelles, sociales ou économiques, tente de comprendre le monde comme s’il était inerte, un processus mécanique qui pourrait être étudié par la statistique ou la cybernétique. Depuis la révolution cartésienne et sa séparation du réel entre d’un côté une res cogitans invisible, subjective et strictement non généralisable – notre esprit – et de l’autre une res extensa visible, malléable et mesurable, mais morte  – le monde matériel  –, les efforts les plus nobles de l’humanité se sont concentrés sur la décomposition de la réalité en éléments constitutifs distincts : les atomes et les algorithmes. Cela reste encore largement la méthode considérée comme la plus fructueuse pour le progrès humain. Les règles de la méthode scientifique, qui n’ont pas changé depuis leur introduction au XVIIe  siècle, nous imposent de tout traiter comme de la matière morte. Le rasoir d’Occam est devenu l’arme fatale qui transforme tout objet étudié en un ensemble d’éléments constitutifs inertes 18. Pour notre civilisation, cela représente une malédiction semblable à celle qui frappa Midas. Dans son insatiable avidité, ce roi mythique voulait que tout ce qu’il touche se transforme en or. Les dieux finirent par exaucer son souhait, mais Midas mourut de faim. Toute chose que notre civilisation passe au crible des rayons X de la méthode scientifique afin de la comprendre et lui trouver une application utile se transforme en ressource et perd de ce fait sa vitalité et donc sa capacité à engendrer la vie. En cherchant à analyser l’aspect le plus remarquable de notre être au monde, à savoir que nous sommes des êtres vivants, la science a bâti une métaphysique des morts. Au  lieu de disqualifier notre vitalité, notre subjectivité et celle des autres êtres comme autant de distorsions d’une

vision «  objective  » du monde, nous devrions intégrer ces expériences incarnées comme autant de moyens pour une perception objective parce que partagée entre les êtres.

Les Lumières 2.0 : l’Enlivenment L’Enlivenment représente une nouvelle perspective qui peut nous aider à comprendre la crise mondiale. Tout d’abord, il s’agit de ramener les choses, les gens et nous-mêmes à la vie, de les remplir de vie, de les rendre plus vivants. C’est une invitation à considérer le monde non pas d’un point de vue abstrait comme un objet fonctionnel, mais de celui de l’expérience incarnée vécue à la première personne. Cela vaut aussi bien pour la «  vie réelle  » des espèces menacées, des écosystèmes en détresse et des personnes démunies, que pour notre «  vie intérieure  » en tant que représentants de l’espèce sociale Homo economicus, qui accomplissent sans cesse des tâches plus ou moins nécessaires et répondent à des besoins plus ou moins réels pour alimenter l’énorme machine que nous appelons « l’économie ». Avec le terme Enlivenment, nous disposons d’un point de départ à partir duquel nous pouvons identifier les différents domaines ignorés de la réalité qui se cachent dans l’angle mort de la pensée scientifique moderne. Le fait que le terme soit si proche d’Enlightenment, le terme anglais désignant le mouvement de pensée des Lumières, ne doit bien évidemment rien au hasard. Avec la diffusion des Lumières, les hypothèses qui sont au fondement de l’époque moderne ont déployé toute leur dynamique. Le monde pouvait être expliqué rationnellement et, parce qu’ils le comprenaient, les êtres humains avaient non seulement la capacité mais aussi le droit et le devoir de le changer afin d’améliorer leur condition. Les Lumières sont à l’origine de l’humanisme moderne, une façon de penser et

d’être qui a permis d’améliorer de manière incroyable les conditions de vie d’au moins une partie de l’humanité. Mais la pensée des Lumières, en particulier la conception rationnelle et technocratique de l’agentivité humaine, a aussi sa part d’ombre, comme l’ont souligné les critiques  de la «  dialectique de la raison 19  ». Les principaux défauts de l’approche des Lumières, outre sa présomption que la réalité est essentiellement transparente en apparence et ouverte à tous, sont sa dépendance à l’égard des dualismes dans la pensée, du discours rationnel et de la division newtonienne en sujet et objet. Pour Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, ainsi que d’autres après eux, l’idéologie des Lumières n’a pas seulement apporté la liberté, elle a également contribué à provoquer e certaines des catastrophes totalitaires et technocratiques du XX  siècle. Cette tradition de pensée est sans doute aussi à l’origine du désastre technocratique que représente le caractère insoutenable de notre écosystème planétaire. Cependant, les auteurs critiques des Lumières n’ont que rarement accompagné leurs propos d’un concept alternatif, se contentant d’une mise en garde contre le désir d’une prise de contrôle excessive du monde au nom de l’humanisme, ce qui suscite encore davantage de méfiance à l’égard de l’humanité. En voyant le caractère potentiellement totalitaire et essentialiste de toute image positive d’un « être » humain, ils ont redoublé de méfiance, devenant des défenseurs encore plus ardents de la clarté des analyses et d’une séparation nette entre l’humanité et la nature, et ainsi finalement des partisans encore plus fervents des Lumières. La critique de la pensée des Lumières a notamment souligné l’arbitraire de nos «  jeux de langage  » et le caractère construit de toute perception, remplaçant l’idée des Lumières d’un progrès humaniste universel basé sur la conquête de la nature par une méfiance générale à l’égard de tout ce qui est « essentiel », autrement dit, ce qui est fertile et qui donne à sa façon la vie. La prétention générale à comprendre la réalité objective par des

moyens humains s’est transformée en suspicion généralisée à l’égard de tout ce qui est humain, c’est-à-dire ressenti ou perçu (en particulier les sentiments personnels), considéré comme étant «  purement  » subjectif et potentiellement déformé. Par ce processus, le régime totalitaire de la faisabilité a été remplacé par une dictature de la construction arbitraire et de la froideur émotionnelle. Mais ces dernières sont elles-mêmes des variations autour des idéaux des Lumières, que l’on retrouve encore largement dans les rêves de machines de 20 divers tenants du post-humanisme . C’est cette position de liberté radicale de l’esprit linguistique qui nourrit l’idée de l’Anthropocène selon laquelle toute réalité est désormais imprégnée de culture humaine. Elle soutient que nous devrions devenir des « intendants » (en fait des souverains) du monde afin de le maintenir comme un lieu vivable pour notre espèce. Suivant cette optique, c’est la promesse des Lumières qui se concrétise  : les êtres humains finissent par maîtriser la nature dans sa totalité. Mais le vivant est ce qui désire ses propres moyens de se transformer avant d’effectuer le moindre choix conscient, avant qu’un quelconque objectif ne soit fixé. La vitalité est impossible à envisager uniquement depuis l’extérieur, parce qu’elle est «  intérieure  » (en tant que désir de participation et de relation). Par conséquent, non seulement la vie humaine 21 mais aussi l’existence d’autres êtres souffrent du « contexte d’illusion  » de la faisabilité universelle. Comme nous, ces autres êtres désirent vivre. Ils n’ont d’autre choix que de faire confiance à la justesse de leurs besoins. Par des gestes existentiels, leurs sentiments sont une réponse à notre propre vitalité oubliée. Chacun peut observer cela en se promenant dans la nature. Les autres êtres nous montrent une manière de raviver les Lumières, par la vitalisation, par l’Enlivenment. Il est significatif que certaines notions comme la vie, la sensation, l’expérience, la subjectivité, l’être incarné, l’intentionnalité, l’imagination ou la poésie ne soient d’aucune utilité pour le projet des Lumières. Cela ne

veut pas pour autant dire qu’elles sont complètement exclues de leur vision du monde, mais elles y sont reléguées dans l’impuissance de la sphère privée des goûts personnels et de la consommation individuelle. L’optimisme requis pour voir l’ensemble du monde comme une ressource et le nihilisme derrière la conviction que celui-ci est à jamais insaisissable font le jeu l’un de l’autre, créant ainsi un vide de sens qui ouvre la voie au triomphe de l’« économicisation » de tout au nom de la création de valeur monétaire, qui elle-même contribue à étouffer la vitalité. Réexaminer cette histoire bien connue permet de souligner que les valeurs des Lumières ne sont pas des questions obscures d’ordre historique ou philosophique, mais des principes qui structurent profondément la culture moderne et ont une influence considérable sur notre perception, notre pensée et nos actions. Nos systèmes économiques et juridiques, nos programmes éducatifs, nos politiques publiques et bien d’autres choses encore sont fermement ancrés dans les principes des Lumières. Ou alors ils prétendent avoir surmonté ces derniers pour invoquer les prémisses d’un refus catégorique des Lumières, mettant essentiellement en doute la cohérence de l’expérience individuelle incarnée. Telles sont les raisons pour lesquelles les approches économiques et politiques traditionnelles n’ont pas réussi à «  résoudre  » le problème de la durabilité. Elles témoignent de profondes erreurs dans notre compréhension de la pensée humaine (épistémologie), des relations (ontologie) et du fonctionnement organique (biologie). L’idée de l’Enlivenment doit être comprise comme un correctif, qui élargit notre vision des êtres humains en tant que sujets incarnés en relation. Cette notion n’exclut pas la rationalité et le pouvoir d’agir des humains, mais elle les relie à d’autres modes d’être, notamment par des relations 22 psychologiques et métaboliques avec le monde «  plus qu’humain   », le vivant comme l’inerte. L’Enlivenment relie la rationalité à la subjectivité et à la sensibilité et confronte les contradictions auxquelles cette

interpénétration donne lieu pour en faire une nouvelle pratique poétique de l’agir. Ce faisant, l’Enlivenment est le véritable héritier des Lumières originelles, qui entendaient en finir avec les dogmes injustifiés et renforcer la liberté de chaque sujet. En effet, il s’agit précisément de redécouvrir cette liberté, non pas en faisant fi du corps et de sa nature auto-organisatrice, mais en s’appuyant sur lui comme organe de perception et créateur de valeurs. Pour ces «  Lumières vives  », la liberté est une dimension de l’existence incarnée, non pas un acquis, mais l’horizon constant d’un désir d’être. Elle se définit comme une « liberté dans la nécessité » au sein d’une biosphère commune de corps matériels, sensibles et animés par des objectifs. Les Lumières historiques s’étaient donné pour mission l’émancipation et l’autodétermination du sujet. Ce geste de raviver les Lumières revendique pour chaque être le droit d’élargir sa propre vitalitéen-connexion, le droit de sentir, de voir et de percevoir, d’être conscient de ses propres besoins et de défendre la vérité de sa propre expérience, y compris contre les courants de pensée dominants. Il se peut que les grands objectifs politiques lancés il y a deux cent cinquante ans par les Lumières et qui, dans de nombreuses régions du monde, sont encore loin d’être atteints, ne puissent l’être qu’en optant pour l’idée d’Enlivenment. Pour une meilleure intégration sociale et économique, par exemple, la reconnaissance existentielle de chaque personne et de ses véritables besoins humains et pas seulement matériels est indispensable. L’émancipation universelle présuppose une compréhension plus profonde (qui s’exprime également par un engagement émotionnel) de la « vitalité » des personnes, afin que celles-ci puissent disposer de l’espace nécessaire pour s’accepter dans leurs besoins et leur identité individuelle. L’être humain, en tant qu’être politique, est toujours un être incarné, sensible et expressif. Pour cette raison, une pensée du type de celle des Lumières doit

évoluer vers l’émancipation de nos authentiques besoins émotionnels en relation avec d’autres vies : des Lumières 2.0.

Qu’est-ce que la vie et quel rôle y jouonsnous ? Pour aborder la crise planétaire du point de vue de l’Enlivenment, nous devons répondre à une faiblesse de la pensée contemporaine, qui est notre manque de compréhension de ce qu’est la vie. Nous pourrions même aller jusqu’à dire que nous avons oublié le sens de la vie. Aussi surprenant que cela puisse paraître, nous sommes inconscients de notre réalité la plus profonde en tant qu’êtres vivants, voire pire : nous en anesthésions le sens. Il s’agit d’une conséquence logique de notre culture rationnelle. Le « sens de la vie  » et les problèmes existentiels liés aux aspirations et aux satisfactions humaines sont depuis longtemps ignorés dans les domaines de la biologie, de l’économie et des sciences humaines et sociales  – tout comme notre expérience à la première personne d’être un bout de matière vivante. L’absence de sensibilité à ces questions est même une condition nécessaire pour être admis au sein des courants dominants de ces disciplines, et ce d’autant plus lorsqu’il s’agit de politique, de gouvernance mondiale ou d’économie. La question la plus urgente et évidente, à savoir le sens de sa propre existence et de celle des autres êtres, est reléguée hors du champ de la réalité et ne se voit attribuer aucun rôle dans son administration. Elle relève exclusivement du privé. Pourtant, cette notion du «  sens de la vie  » renvoie à certaines interrogations qui sont au cœur de l’expérience humaine de l’existence  : pour quoi vivons-nous  ? Quels sont nos besoins intérieurs en tant que créatures vivantes  ? Quelles relations devons-nous entretenir entre nous et

avec les autres êtres  ? Comment produire des choses pour nos besoins immédiats ? Que sont finalement ces besoins ? Comment créer, entretenir et obtenir nos moyens de subsistance  ? Ma proposition consiste à déplacer notre attention vers une nouvelle question : qu’est-ce que la vie et quel rôle y jouons-nous ? Explorer le sens de la vie, discuter de ce qui contribue à sa création et à sa continuation, et se demander comment on doit la vivre, était autrefois considéré comme faisant partie des plus nobles exercices de la connaissance et de la sensibilité humaines. Mais depuis au moins un siècle, c’est comme s’il avait été décidé que ces dimensions ancestrales et cruciales de la vie devaient être jetées aux oubliettes de l’histoire intellectuelle. En négligeant ces questions liées à la vie, son sens, ses dimensions, aux tensions qui traversent les vivants et les relations entre ces derniers, nous courons le risque de perdre des références essentielles pour agir de manière sage et soutenable. Et nous risquons même de perdre le lien avec nous-mêmes. Qui en effet nierait qu’il ou elle est vivant(e) ? Et pourtant, les réalités existentielles de la vie sont considérées comme trop prosaïques ou obscures pour être abordées sérieusement. Si nous voulons retrouver des points de repère fiables pour une vie soutenable et, ce faisant, acquérir la sagesse nécessaire pour affronter les multiples crises de notre époque, nous avons besoin d’un nouveau récit sur les principes existentiels des vivants. Nous devons réexaminer la manière dont les relations dans la biosphère sont organisées, et vécues, afin de cesser de les considérer avec un point de vue extérieur, mais en ayant conscience que nous sommes engagés de manière sensible dans ces relations. Existe-t-il des règles fondamentales que les organismes suivent dans leur mode d’existence et dans leurs efforts pour réaliser leur désir d’être  ? Qu’est-ce qui rend les écosystèmes fertiles ? Qu’est-ce qui rend possible l’expérience individuelle d’une «  vie épanouie  »  ? Comment organiser le métabolisme des biens, des services et des significations pour qu’il ne dégrade pas le

système dans lequel il opère ? Dans les chapitres suivants, je vais aborder ces questions et formuler les grandes lignes de ce que pourrait être une culture du vivant. Il s’agit là de questions complexes, mais en même temps très concrètes. Lorsque nous les abordons, nous ne devons pas avoir peur de nous montrer trop généraux ou trop impliqués personnellement. Des générations d’«  experts  » dans des domaines scientifiques très variés ont cédé à cette crainte, se retranchant derrière des considérations techniques, et refusant d’aborder les mystères de l’existence vécue, qui sont à chaque instant partagés à nouveau. L’héritage que laisse l’étroitesse de cette pensée est terrible. Je propose une approche plutôt pragmatique. Chercher tout d’abord les raisons pour lesquelles nous sommes si réticents à penser et à parler de la vie. Tracer ensuite les contours d’une conception contemporaine du vivant, qui ne retombe pas dans la pensée essentialiste, pour ouvrir des espaces de pensée véritablement nouveaux. Enfin, comprendre ce que les récentes découvertes scientifiques révèlent sur le déploiement des processus de la vie, et comment cela pourrait contribuer à un dépassement du mode de pensée dualiste, qui nous a mentalement habitués à toujours opposer ressources  et agents naturels, raison et monde physique, vie humaine et nature animée, corps physiques et significations.

L’Enlivenment pour aller au-delà du « développement durable » Au cours des cinquante dernières années, des avancées importantes ont été rendues possibles par les politiques de développement durable, avec l’entrée en vigueur de lois pour préserver la nature, la création d’agences de

protection de l’environnement, la définition de seuils limites pour les substances toxiques, l’interdiction des chlorofluorocarbures,  etc. Mais la logique sous-jacente à ce type de mesures, la recherche d’efficacité écologique, ne permet nullement de résoudre la contradiction première  : nous dévorons la biosphère à laquelle nous appartenons et dont nous dépendons. Nous restons pris dans les contradictions fondamentales du développement durable et la résolution de la question de la soutenabilité reste une perspective toujours aussi lointaine. Cet essai veut proposer une nouvelle vision de la soutenabilité, qui ne se concentre pas sur des améliorations techniques ou l’utilisation plus économique de ressources rares, mais qui voit dans l’objectif de mener une vie plus complète ou plus épanouissante un levier pour changer nos relations avec la Terre vivante et avec nous-mêmes. Elle établit ainsi clairement un lien entre l’idée de soutenabilité et la condition du moi individuel (tout comme, à l’inverse, il existe une relation, bien que contestée par les tenants du néolibéralisme, entre gains en efficacité et augmentation du stress des individus). Dans cette nouvelle perspective, nous comprenons que ce qui est vraiment soutenable est ce qui permet une vie plus vivante – pour soi-même, pour les autres êtres humains concernés, pour l’écosystème et à un niveau culturel plus large. Il est essentiel de redécouvrir le lien entre notre expérience intérieure et l’ordre naturel «  extérieur  ». Retrouver le droit de ressentir nos besoins de manière authentique en tant qu’êtres incarnés en relations peut alors devenir l’acte politique fondamental. Pour comprendre ce que signifie « plus de vitalité » du point de vue de la soutenabilité, et pour nous aider à mettre les humains et le reste de la nature sur un pied d’égalité, je propose de considérer « notre vie commune en tant qu’êtres incarnés » comme l’horizon partagé de tous les organismes vivants. Nous sommes conscients de cette dimension puisque nous habitons le monde de l’intérieur, en tant qu’êtres subjectifs. En même temps, c’est

une formulation qui lie ensemble les vies individuelles et définit la vie comme un processus basé sur la réciprocité. La vie est ce que nous partageons tous, et ce que nous pouvons tous ressentir. L’expérience émotionnelle consistant à éprouver et satisfaire nos besoins est une manifestation directe de la façon dont nous réalisons (ou non) notre vitalité. Cela vaut pour les humains, mais également pour tous les autres animaux, les champignons, les plantes, les bactéries, les archées – en fait, pour toute vie cellulaire. Le monde est un lieu où des puissances créatrices s’expriment en permanence dans un jeu de relations signifiantes. Dans cette « vie commune d’êtres incarnés  », nous, créatures naturelles de type humain, faisons tout autant que les autres êtres l’expérience des forces et des structures de la nature. Mais nous avons des façons spécifiques à notre espèce d’appréhender le caractère ouvert de la nature et son histoire de liberté. Nous avons une culture symbolique qui nous permet de transformer les éléments de base de la vitalité créatrice en fonction des besoins, des idées et des lieux 23. Si nous entendons la soutenabilité comme la vitalité et donc comme ce qui nous rend riches de moyens pour nous développer personnellement, nous pouvons porter un nouveau regard, plus aiguisé, sur les défis que nous avons à comprendre et relever. Comme l’a dit un jour Storm Cunningham, personne n’est épaté si, à la question « Qu’est-ce que cela vous fait d’être marié  ?  », vous répondez par  : «  C’est soutenable.  » Mais tout le monde vous envie si vous répondez : « Cela me donne des ailes et me fait me sentir plein de vie 24. » Partir de l’expérience de la vitalité (qui est toujours, dans une certaine mesure, vécue et ressentie à la première personne) permet de répondre à un certain nombre de questions sur les manières d’agir les plus soutenables : ce sont celles qui nourrissent le plus le vivant, celle qui sont les plus fécondes.

Enlivenment vs. Green New Deal Du point de vue de l’Anthropocène, le dualisme des Lumières a pris fin, avec des conséquences immédiates sur notre rapport à la nature comme altérité saine devant être protégée. Certains adeptes d’un «  Âge de l’homme » à venir vont jusqu’à accuser les écologistes de faire une fixation romantique sur une nature bienfaisante, y voient le plus grand obstacle à une préservation efficace des espèces et des écosystèmes et se font les chantres d’une biosphère entièrement pilotée par une humanité s’assumant comme démiurge 25. Ne plus considérer la nature comme une chose étrangère et fragile dont les activités humaines devraient être exclues, mais au contraire affirmer que c’est cette action de l’homme qui permettra de la protéger. Cette position gagne de plus en plus de terrain dans une certaine pensée écologiste, pour laquelle les écosystèmes sont là pour fournir des services qui se traduisent par des bénéfices économiques, augmentant ainsi leur valeur sur le marché, ce qui en retour les protégerait. Il s’agit là de l’objectif déclaré d’une certaine «  économie écologique  » qui ambitionne d’intégrer les processus naturels au système économique et de leur attribuer un prix en fonction de leurs performances et des services rendus 26. Derrière la position de l’Anthropocène ou cette idée d’économie verte, parfois qualifiée également sous l’expression anglaise de Green New Deal, on retrouve le principe anthropocentrique selon lequel nous pouvons (voire nous devons) adopter un point de vue uniquement humain pour résoudre les problèmes de soutenabilité. L’une comme l’autre considèrent les théories darwinistes et l’idéologie du libre marché comme les fondements inébranlables de la vie économique. Une différence majeure entre ces deux approches anthropocentriques et celle de l’Enlivenment porte sur l’idée de perfectibilité. De nombreux penseurs de l’Anthropocène se placent dans une utopie où la technologie permettrait d’optimiser une nature imparfaite.

De son côté, l’approche biocentrique de l’Enlivenment théorise le caractère inévitable des désordres, lacunes et manques d’efficience qui font partie de la réalité biologique et humaine, et pour lesquels il n’existe aucun remède culturel ou technologique. L’idée de l’Enlivenment est ainsi fondamentalement différente des propositions en vogue de planification d’une «  économie verte  », pour la 27 «  transition écologique  », ou pour un Green New Deal . Ces dernières n’abordent aucunement, et résolvent encore moins, la question de l’opposition dualiste nature/culture. Au contraire, elles accentuent encore l’objectification de la nature en la transformant en projet technique humain. Le Green New Deal et les autres approches du même type partent du principe qu’il est possible de transposer à la nature les critères qui président aux actions humaines économiquement rentables, tels que l’efficacité, la sobriété, la sélection et l’innovation permanente. Leurs tenants sont convaincus qu’une révolution de l’efficience serait possible grâce justement à ces principes supposément naturels. Pourtant, comme nous le verrons au chapitre suivant, les arguments sur la nature qui sont issus de préjugés culturels humains ne donnent jamais le résultat souhaité en termes de soutenabilité et d’équité. La critique faite ici de l’«  économie verte  » ne se limite pas à son incapacité à susciter de réels changements. Elle vise également ce que l’on appelle l’« effet rebond » (ou paradoxe de Jevons), qui décrit le fait que les gains d’efficacité rendus possibles par les innovations vertes peuvent certes réduire la consommation de ressources sur un marché donné et faire baisser les coûts de leur exploitation, mais que l’argent ainsi libéré finit par être dépensé à d’autres fins, entraînant à son tour une augmentation nette et massive de la croissance économique et de la consommation totale de ressources. Nous pouvons voir cet effet à l’œuvre avec l’explosion du volume total des émissions de dioxyde de carbone causées par les technologies de l’information « efficientes » et Internet.

Mais le problème est encore plus profond. En effet, toutes les propositions de « révolution de l’efficience » se réfèrent invariablement à la nature pour y voir le modèle absolu de l’efficacité, et non de la vitalité. Or cette idée est erronée. La nature n’est pas efficiente. Elle est gaspilleuse, négligente, oublieuse, rêveuse, désordonnée  – et elle est très redondante dans tous les domaines. Tout cela tient à une chose  : les produits et les agents de la nature sont dans une très large mesure comestibles, y compris nous humains. C’est ainsi que peut se comprendre l’expression «  entièrement recyclable  » du point de vue de l’Enlivenment, qui s’accompagne des idées de communion et de transformation, de peur et d’antagonisme, ainsi que de matérialité et d’émotion. Le tissage du vivant ne peut être pensé ou réparé sans prendre en compte ces notions. Les êtres vivants constituent un tout interconnecté et incarné dans les individus, dont les humains ne constituent qu’une infime partie. Le véritable défaut de l’approche de la soutenabilité par l’efficience est qu’elle continue de considérer la nature comme une chose « extérieure » qui peut être utilisée à des fins humaines. Mais la nature n’est pas extérieure à nous. Elle est en nous et nous sommes en elle. Toute augmentation de l’efficience a une limite, qui est l’imperfection naturelle de l’être incarné – la « nécessaire imperfection de toute création », pour reprendre les mots de Gershom Scholem déjà cité plus haut. En tant que créatures naturelles, les humains devront toujours supporter le poids de cette imperfection fondamentale et jouir de ce qu’elle apporte. On parle ici de l’imperfection de toute conception de la réalité, dont les habitants sont mortels et pétris de contradictions – comme tous les organismes. Une plus grande efficience ne permet pas d’améliorer cette condition de base, porteuse de tragédie et de plaisir. Elle ne peut que l’estomper, et nous amener à penser des solutions simples nous aveuglant au point d’oublier qu’on ne peut pas seulement prendre, mais qu’il faut aussi donner. Croire

qu’une meilleure efficience pourrait être une solution pour arranger le réel est une illusion intellectuelle. L’Enlivenment se distingue également de l’économie verte sur un autre point essentiel  : là où cette dernière considère encore l’idée d’une «  croissance  » matérielle comme le meilleur moyen d’améliorer les conditions de vie, avec l’Enlivenment, on reconnaît que la nature ne croît pas en termes absolus. Le « PIB de la biosphère » (si l’on peut se permettre une expression aussi absurde) est resté pendant très longtemps constant. L’écologie est une économie de l’état d’équilibre. Il n’y a pas croissance, mais évolution. Le seul facteur de la nature qui se développe est sa dimension immatérielle, ce que l’on pourrait appeler la profondeur de l’existence : la diversité des formes naturelles et des manières d’être vivant.

Une science pour la vie Les réticences à étudier la vitalité et le vivant en tant que phénomène scientifique tendent aujourd’hui à s’atténuer. Après avoir pendant longtemps rejeté toute vision du monde qui aurait donné place à l’expérience des émotions incarnées, pourtant primordiale pour l’être humain, l’on cherche à sortir de l’impasse dans de nombreuses disciplines. Penser le vivant et la vitalité apparaît aujourd’hui essentiel pour la compréhension que les humains ont d’eux-mêmes. Indépendamment les unes des autres, des disciplines comme la biologie, la psychologie, la physique et même l’économie redécouvrent le phénomène de la vie et du vivant. Dans le domaine de la biologie en particulier, l’on apprend que les sensations et l’expression ressentie des organismes ne sont pas seulement des épiphénomènes, mais plutôt l’essence de l’existence des êtres vivants. Les biologistes contemporains vivent une époque extraordinaire, marquée

par des bouleversements majeurs du paradigme de leur discipline. Des scientifiques tels que les biologistes du développement Marc Kirschner et John Gerhart, de Harvard, les biosémioticiens Jesper Hoffmeyer de Copenhague et Kalevi Kull de Tartu, ou encore la philosophe des sciences Elizabeth Fox Keller, ont commencé à reconnaître que sens et expressivité sont profondément enracinés au cœur de la nature. D’éminents biologistes comme Lynn Margulis, Francisco Varela, Terrence Deacon, Stuart Kauffman ou Gregory Bateson ont esquissé des scénarios dans lesquels les organismes ne sont plus simplement considérés comme des machines en concurrence les unes avec les autres, mais comme des sujets qui ont des intérêts existentiels et qui n’existent pas seulement de manière matérielle mais font et expriment continuellement des expériences. Ces chercheurs veulent montrer qu’être vivant n’est pas une simple question de cause et d’effet, mais résulte d’une interaction complexe d’intérêts corporels et par conséquent d’expériences et de sentiments. Des spécialistes des neurosciences comme António Damásio ont montré que ce sont ces émotions, et non la cognition abstraite, qui sont ce qui fait l’esprit. Les découvertes en écopsychologie établissent clairement que si nous pouvons librement nouer des relations avec les autres êtres dans un monde plus qu’humain, nous ouvrons l’espace dans lequel nos identités en tant qu’humains peuvent se déployer : nous nous sentons en meilleure santé ou, plus simplement, davantage « nous-mêmes » 28. Partant de ces évolutions qui ont actuellement cours en biologie, c’est un tableau totalement différent du monde vivant qui se présente à nous. Les êtres humains n’existent pas en dehors ou en marge de la nature, mais sont intimement impliqués dans des processus d’échanges matériels, mentaux et émotionnels avec le reste du vivant. Cette vision constitue un changement paradigmatique majeur, comparable à celui qui s’est produit dans le e domaine de la physique au début du XX  siècle.

Pendant longtemps, la science physique a obéi à une pensée linéaire, fondée sur la séparation de l’observateur (sujet) et du phénomène observé (objet). Mais elle a été remise en question par la physique quantique, pour laquelle il n’existe ni localité ni chronologie dans le temps, chaque événement pouvant être connecté à n’importe quel autre. C’est ce que le physicien David Bohm a appelé « l’ordre implicite » du cosmos. Ce point de vue ne remet pas seulement en question l’espace et le temps, il brouille la distinction entre réalités physique et psychologique. Nous vivons dans un espace-temps constitué d’un continuum d’«  intériorités  » (sens) et d’«  extériorités  » (corps)  – non pas dans un espace vide peuplé d’objets, mais dans une matrice de relations et de leurs significations 29. La biologie prend un virage similaire à celui pris par la physique il y a une centaine d’années. Elle a entrepris d’explorer la connexion émotionnelle, symbolique et métabolique de l’observateur humain avec le reste de la biosphère. Chaque témoin scientifique du monde biologique  – qui est autant un organisme que celui qui fait l’objet de la recherche – n’est pas seulement un observateur, mais en même temps son propre sujet de recherche, étant fait de la même chose et faisant l’expérience de la vitalité de l’intérieur. E.  O.  Wilson est l’un des premiers biologistes de renom à avoir récemment évolué pour admettre une irréductible dimension d’intériorité dans sa vision de l’organisme humain. Il a pris ses distances avec l’idée du « gène égoïste » avancée par son collègue Richard Dawkins, pour qui l’expérience, la subjectivité et la culture sont des illusions qui ne servent qu’à la bonne transmission des gènes à la génération suivante. Pour Wilson, la richesse de l’imagination culturelle ne peut finalement pas être objectivée, car elle apporte des réponses existentielles à la complexité et au caractère contradictoire de notre réalité biologique. Pour explorer cette ouverture de la pensée biologique à la subjectivité, Wilson n’en appelle à rien de moins que de « nouvelles Lumières 30 ».

Si les processus naturels donnent inévitablement lieu à subjectivité, sens et sentiments, la science, ainsi que la politique et l’économie qui en découlent, doivent intégrer ces dimensions vécues. Ces nouvelles Lumières sont une étape supplémentaire dans l’évolution culturelle qui peut permettre de sauvegarder nos idéaux scientifiques (et démocratiques) d’accès commun à la connaissance et aux pouvoirs qui y sont liés, tout en validant l’expérience personnelle ressentie et subjective et donc l’essence même de ce qui définit l’expérience incarnée. Le présent appel à un Enlivenment englobe également les autres êtres animés, qui, après tout, sont dotés des mêmes capacités à faire des expériences incarnées et à « faire monde ». Cette prise de distance multiforme avec l’idée préconçue d’objectivité a également des conséquences en économie, autre domaine essentiel d’échanges vivants et d’agir en commun. L’activité économique ne se réduit pas à l’achat et à la vente de biens ou aux échanges d’argent. Elle consiste en réalité en une grande variété de flux matériels et de relations signifiantes. Ces dimensions multiples dans lesquelles s’entremêlent aspects matériels et symboliques-émotionnels sont en train d’être redécouvertes par un courant révolutionnaire de l’économie en pleine expansion  : la théorie des biens communs. La pensée des communs prend au sérieux la métaphore de l’intendance du foyer et rappelle la centralité de la tâche qui est celle de l’économie (l’allocation judicieuse et la  distribution équitable des ressources) dans l’entretien de la biosphère. Elle considère les processus économiques comme des flux de matières et de relations dans un écosystème, qui ne concernent pas que les biens, mais créent aussi du sens vécu. Allocation et sens sont indissociables. Qu’ils en aient conscience ou non, les humains sont engagés dans des échanges écologiques basés sur le don, qui non seulement répartissent les biens et les services matériels, mais génèrent également du sentiment d’appartenance et de la dévotion, et donc des émotions et du sens. Tout

habitat est le théâtre de flux de matière, d’énergie et de relations existentielles qui forment une économie de « dons naturels » 31. De ce point de vue, l’échange économique ne peut pas réellement faire la distinction entre agents et ressources en tant qu’entités totalement indépendantes ; ils sont enchevêtrés les uns avec les autres. La vie ne saurait jamais être une simple ressource ; elle est toujours aussi un don reçu par les autres membres de l’écosystème dont les contributions sont nécessaires à la survie d’un sujet vivant. Tout échange métabolique a un sens. C’est la révélation poétique d’une réalité faite d’une multitude de transactions de dons porteuses de significations. Même si le lien n’apparaît pas forcément évident de prime abord, l’art est un domaine qui peut nous aider à mieux comprendre cette dimension cachée de tout échange économique. Lewis Hyde fait remarquer que, comme l’existence écologique, l’art n’est possible que par les dons. Cela est lié au fait que l’art tente de saisir la vitalité de l’intérieur. Pour que le moi vivant soit révélé dans une œuvre d’art, une dimension fondamentale de ses relations écologiques doit apparaître dans la nature de l’œuvre en tant que don. Cela nous conduit à une dernière dimension dans laquelle la notion de vitalité prend de plus en plus d’importance  : l’expression, le travail et la recherche artistiques. Une œuvre d’art ne cherche jamais à démontrer quelque chose sur des bases purement objectives, mais laisse toujours une part ouverte à une expérience impliquant un enchevêtrement, au moins partiel. Les processus créatifs ne cherchent pas à représenter le monde, mais lui donnent vie de manière symbolique en transmettant une expérience au spectateur par contagion. L’expression artistique et l’expérience poétique sont le réservoir culturel de la compréhension de la vitalité et de l’exploration que nous pouvons en faire, même si l’art dans sa propre perception ne parvient pas toujours à éclairer cette dimension, voire la refuse.

Les artistes, comme les écosystèmes, travaillent avec leur imagination et savent que c’est une force réelle qui peut initier des transformations productives. Une plus grande vitalité revient toujours à une plus grande expression de soi et une expérience poétique plus intense. Par conséquent, tout changement qui rend justice aux dimensions humaines (et donc vécues) ne prend que s’il devient un processus artistique. Tout acte artistique est un acte de vitalité. Il ne peut être démontré ou représenté, mais seulement partagé 32. L’image de la réalité dessinée aujourd’hui par les arts et les sciences est celle d’un univers profondément sensible  et signifiant. La réalité est poétique en ce qu’elle est invention permanente d’expériences incarnées et de formes de vie nouvelles. Elle est l’expression de toutes les expériences subjectives des individus. C’est un univers dans lequel les sujets humains ne sont plus séparés des autres organismes, mais forment à la place un tissu de relations existentielles, une véritable «  toile de vie  ». Cette «  chair du monde », comme l’appelle le philosophe Maurice Merleau-Ponty, peut être comprise comme un jeu créatif qui consiste à surmonter des paradoxes irrésolubles, que ce soit dans le domaine de l’écologie, de la culture, de l’économie ou des arts 33. La « chair du monde » est un désir de toucher et de se connecter qui se manifeste dans les gestes vivants de la vitalité. De ce point de vue, la portée des politiques visant à promouvoir la soutenabilité comme la façon dont on en mesure le succès changent, parce qu’elles ne peuvent atteindre leur objectif que si elles permettent un enrichissement de la vitalité des agents humains, de la nature et de la société. La recherche délibérée de cette vivification, que nous appelons ici Enlivenment, devra être abordée non pas comme une volonté d’obéir à des lois naturelles qui dicteraient l’ordre dans les sociétés humaines, mais comme une stratégie pour satisfaire aux multiples besoins incarnés d’individus sensibles dans un monde plus qu’humain.

Dans la perspective de l’Enlivenment, les actions soutenables sont celles qui rendent possible la continuité des processus de vie sur le long terme. La soutenabilité ne doit pas se résumer au maintien de la pérennité d’un approvisionnement en ressources. Il s’agit en effet de susciter davantage de vie, de créer de nouvelles possibilités de développement et d’inventer de nouvelles façons de répondre aux besoins. D’après l’économiste Manfred Max-Neef, les besoins fondamentaux ne sont pas hiérarchisés et le fait de négliger ne serait-ce qu’un seul d’entre eux peut avoir des conséquences dramatiques 34. Ainsi, ce que signifie «  davantage de vie  » ne peut être défini en termes matériels ou psychologiques. C’est une vie qui produit plus de sens et d’expérience partagée, ou encore plus de beauté. Une vie pleine est une belle vie, même si elle peut aussi être difficile, voire tragique.

Un nouveau récit des relations dans le vivant Nous devons adopter un nouveau langage pour la vie et le vivant, un récit sur ce que cela signifie d’être vivant, sur ce que font les systèmes vivants et leurs objectifs. Nous devons explorer comment se créent des valeurs par la réalisation du vivant et comment nous, en tant qu’êtres vivants dans une biosphère vivante, pouvons nous adapter à cette réalité, qui est la seule dont nous disposions. Avec ce nouveau récit, il ne s’agit pas de « parler de » l’autre comme de quelque chose d’étranger avec lequel on n’entretient pas de relations, ni de proposer une série de réponses avant même d’avoir posé les questions. Il ne peut s’agir que de « parler avec », d’engager une discussion. Celle-ci est également un dialogue avec ces parties de nous-mêmes que nous mettons à distance et censurons par réflexe, par peur de faire des vagues en allant à l’encontre du paradigme

dominant. Nous devons nous demander comment la vie, dans sa réalisation, fait advenir les expériences signifiantes et les valeurs existentielles et imaginer alors les relations métaboliques nécessaires avec le reste du tissu vivant planétaire à partir de cette réalité, la seule dont nous disposions. Même si ce récit touche à différents champs et disciplines, la vie est la dimension qui relie l’ensemble. En tant qu’êtres vivants, les humains intègrent et relient différents domaines, de l’expérience existentielle aux processus métaboliques en passant par les relations sociales. Toutefois, le récit proposé ici n’est en aucun cas un récit objectivant. Il ne s’agit pas d’élaborer une mécanique ou une cybernétique de la réalité. Il est objectif au sens où une poétique est objective, transmettant des sentiments partagés en travaillant dans l’espace ouvert de l’imagination permanente, qui est le véritable domaine de la vie. Le récit déployé ici aspire à une « objectivité poétique » ou une « précision poétique ». C’est comme cela que le monde vivant pourra être décrit avec son déploiement incessant de relations et de significations existentielles. Dans la perspective de l’Enlivenment, la nature n’est pas un objet régi par des principes mécaniques et de causalité, mais plutôt un réseau de relations entre sujets poursuivant individuellement des intérêts, qui sont de rester en vie, de grandir et d’évoluer. Il s’agit de pousser la pensée biologique d’une façon qui dépasse le changement de paradigme par lequel la physique est passée il y a une centaine d’années avec la fin de la théorie newtonienne. En finir avec la pensée newtonienne signifie reconnaître que nous, en tant qu’observateurs humains, sommes aussi vivants et expressifs que les organismes et les écosystèmes que nous observons. Une biologie de ce type est catégoriquement non réductionniste. Son principal objectif est de comprendre l’ancrage de la liberté dans un monde matériel et vivant. L’Enlivenment n’est donc pas une nouvelle description naturaliste de nous-mêmes et de notre monde dont le seul objectif serait d’en traduire les résultats en mesures politiques et économiques qui répondraient à des

besoins. La réflexion proposée ici est certes naturaliste, mais il s’agit d’un naturalisme fondé sur l’idée de nature comme pratique sans cesse renouvelée visant à développer la liberté et la créativité, dans les relations de tension avec les processus matériels et incarnés. La biosphère est vivante en ce sens qu’elle n’obéit pas seulement aux règles des interactions déterministes ou stochastiques entre particules, molécules, atomes, champs et ondes. Elle est aussi une source potentielle de puissance d’agir, d’expression et de signification. Comprendre la réalité comme un processus vivant change littéralement tout. C’est ce défi que propose de relever l’idée de l’Enlivenment en tant que paradigme pour la transition vers une nouvelle façon de penser qui implique à la fois de ressentir et d’agir. Se concentrer sur la vérité de l’expérience vécue partagée avec d’autres êtres fournit un levier éthique puissant pour intervenir dans notre système global. L’Enlivenment ne consiste pas simplement à suggérer des stratégies pour le changement, mais à déplacer la perspective à partir de laquelle tout changement est jugé. C’est une invitation à participer au vivant.

2.

Biolibéralisme : la mégascience cachée Deux doctrines dominent notre époque. La première est le néodarwinisme avec son idée d’optimisation biologique et l’hypothèse selon laquelle les adaptations fonctionnelles seraient facteurs de diversité biologique. L’autre est le néolibéralisme, avec son concept d’efficacité économique, censé assurer prospérité et équité dans la répartition des richesses. Ces deux fondements métaphysiques de notre culture sont liés et se renforcent mutuellement. Depuis plus de cent cinquante ans, les deux hypothèses se sont étroitement imbriquées pour former un même modèle de pensée, qui sert de matrice à notre compréhension du monde. C’est le BIOS (système élémentaire d’entrée/sortie) de notre ontologie. De la même manière que le BIOS d’un ordinateur n’est pas accessible depuis l’interface utilisateur mais détermine toujours la façon dont le système d’exploitation communique avec le matériel, le BIOS de notre culture est très difficile à remettre en question, car même les requêtes critiques restent formulées dans un langage qui emprunte aux hypothèses ontologiques implicites. Le BIOS définit en premier lieu ce dont on peut parler. Tout le reste est condamné à rester dans le brouillard de vagues notions personnelles et est très difficile à intégrer dans la compréhension qu’une culture a d’ellemême. L’optimisation efficace est la «  métaphore absolue  » de notre

époque, au sens donné à ce terme par le philosophe allemand Hans Blumenberg pour expliquer comment certains concepts culturels créent la réalité. Il n’existe pas de fondements cognitifs plus profonds que ces concepts. Ils sont le matériau à partir duquel notre vision du monde se construit, ce qui ne les empêche pas d’être erronés 35. Les préceptes du néodarwinisme et du néolibéralisme forment le cadre tacitement accepté de notre compréhension du fonctionnement du monde. Ces deux courants de la théorie de l’optimisation, biologique et économique, se sont mutuellement renforcés dans leur structure logique pour devenir une force normative profonde et compacte, dont la pensée classique accepte la validité comme allant de soi 36. Ce n’est pas un hasard si «  éco-nomie  » et «  éco-logie  » sont des termes presque identiques 37. Les deux viennent de la métaphore de l’entretien du foyer et de l’approvisionnement en biens et services essentiels (le mot grec oïkos signifie «  maison  », «  foyer  » ou «  famille  »). Ils reposent sur des présupposés communs dans leur description de l’organisation de ce qui permet l’existence. L’écologie, comme l’économie, part de l’idée que l’entretien d’un foyer et la recherche de moyens de subsistance sont le théâtre de luttes, que survivre signifie vaincre les autres, et que gagner exige d’être toujours plus efficace. Dans les récits néodarwiniens et néolibéraux, le foyer n’est pas un lieu où des acteurs sensibles s’efforcent de trouver ce qui est bon pour eux individuellement. Il ne renvoie pas à l’image d’une maisonnée chaleureuse. L’entretien du foyer y est étrangement considéré comme un processus qui se déroule sans sujet. Dans une telle logique, ni les acteurs réels ni leurs besoins ne sont pris en compte. En fait, c’est la vie qui est ignorée. Dans les courants actuellement dominants en écologie et en économie, l’entretien du foyer est considéré comme un processus sans sujet et autonome dans la mesure où des lois naturelles (sélection et libre marché) sont là pour récompenser ou punir le comportement d’éléments plus ou

moins aptes (Homo economicus socialement atomisés ou, dans la formulation plus moderne, caractérisés par le «  gène égoïste  »). Ni l’économie ni les «  écosciences  » n’ont besoin de prendre en compte l’expérience vécue réelle. Leur cadre de pensée a exclu la vie au sens de l’expérience existentielle telle que nous la connaissons tous «  de l’intérieur  ». Cette mégascience biolibérale qui s’impose façonne la métaphysique profonde de notre temps. C’est une science du non-vivant.

L’efficacité comme réalité sociale du XIXe siècle Le darwinisme et le libéralisme économique sont apparus à peu près concomitamment dans l’Angleterre prévictorienne. Leurs prémisses théoriques proviennent plus ou moins explicitement des conditions sociales et des pratiques alors à l’œuvre dans ce pays aux divisions de classe très marquées, sans aucun système structuré de protection ou de coopération sociale, qui connaissait alors d’importants bouleversements liés à l’industrialisation. C’est ce climat culturel qui a engendré à la fois la théorie de l’évolution et la pensée économique moderne, les deux s’inspirant l’une de l’autre au point que ces deux «  éco-théories  » peuvent être considérées comme les branches d’un même cadre ontologique global. L’écologie et l’économie sont fondées sur une même doctrine sous-jacente qui met l’accent  sur la concurrence matérielle et la sélection d’objets basés sur l’optimisation de leur fonctionnement. Par proximité intellectuelle, la théorie de Darwin sur la sélection naturelle et celle d’Adam Smith sur le libre marché ont fini par fusionner pour devenir une sorte d’économie politique de la nature.

Tandis que Charles Darwin peinait à expliquer la diversité de la nature vivante, l’économiste Thomas Malthus proposait une idée qui allait devenir centrale dans le développement de la théorie de l’évolution et la vision que nous avons aujourd’hui de la biologie comme le résultat de l’évolution par l’optimisation. Malthus voyait dans la rareté une force de changement social. Selon lui, il n’y aurait jamais assez de ressources pour nourrir une population qui ne cesse de se multiplier, rendant inévitable une lutte pour la domination dans laquelle les plus faibles seraient forcément perdants. Cet élément de théorie socio-économique, développé par Malthus à partir d’observations de la société industrielle victorienne, fut adopté par Darwin qui l’appliqua à sa propre théorie générale de l’évolution et du développement. Le père de la théorie de l’évolution n’aurait effectivement pas pu élaborer sa théorie prétendument empirique de la sélection naturelle seulement à partir des résultats de son expédition à bord du Beagle. Il ne s’est pas seulement limité à des observations de l’évolution naturelle réelle sur le long terme. Il a également incorporé des idées issues des pratiques sociales de son temps. Outre la notion malthusienne de surnombre de descendants à fécondité maximale d’une population, qui entraîne la sélection, Darwin s’est basé sur l’observation des expériences et des pratiques des éleveurs britanniques de l’époque victorienne. Ce sont eux qui sont à l’origine du concept moderne de « race » biologique, définie comme une somme de traits optimisés pour réussir sur le plan économique. Darwin lui-même élevait des pigeons et cultivait des orchidées, entre autres espèces. La biologie de l’évolution comme discipline a ainsi émergé davantage comme un reflet des conditions sociales de l’ère prévictorienne que de la réalité de la nature. Cependant, par saut métaphorique, des concepts tels que la «  lutte pour l’existence  », la «  concurrence  », la «  croissance  » et l’« optimisation », qui ont joué un rôle majeur dans la justification du statu quo politique dans l’Angleterre prévictorienne, ont implicitement été

intégrés comme des éléments centraux de la vision que nous avons de nousmêmes en tant qu’êtres sociaux et incarnés. Et c’est encore le cas aujourd’hui, en particulier dans les régions du monde où la configuration sociale rappelle celle de l’Angleterre prévictorienne. Ainsi, le progrès biologique, technologique et social serait le résultat de la somme d’ego individuels (gènes égoïstes ou agents cherchant à maximiser leur avantage personnel) cherchant à se surpasser les uns les autres. Dans cette compétition perpétuelle, les espèces adaptées (les entreprises puissantes) exploitent des niches (marchés) et augmentent leur taux de survie (marges de profit), tandis que les plus faibles (les moins efficaces) sont vouées à la disparition (font faillite). Cette double métaphysique de l’économie et de la nature est cependant bien plus révélatrice de la perception que notre société a d’elle-même qu’elle n’éclaire objectivement le monde biologique. En fait, l’amalgame entre écologie et économie va explicitement à l’encontre de l’idée du monde en tant que commun. Il s’oppose au fait d’expérimenter la vie comme l’interdépendance d’écosystèmes qui peuvent s’épanouir grâce à une culture de l’échange et du soutien mutuel. Malthus a développé sa théorie au plus fort du mouvement des enclosures. À cette époque, la population urbaine augmentait rapidement, et les paysans continuaient à être poussés hors de leurs campagnes et vers les villes par des propriétaires terriens qui avaient mis la main sur les communs et commencé à intensifier l’agriculture par le biais d’entreprises privées. La recherche d’efficacité portait autant sur la sélection que sur l’utilisation optimale des terres. Ce faisant, la vie s’est vue transformée en simple ressource, une chose pour laquelle chacun doit lutter contre les autres. Pour Malthus, le processus historique par lequel toute une catégorie de population s’est vue exclue de l’écosystème qui lui assurait jusque-là les moyens de sa subsistance n’était pas un phénomène social, mais naturel 38. Il était convaincu qu’il n’y avait pas assez de ressources pour nourrir tout le

monde, alors que, en réalité, elles avaient été confisquées par certains. Il s’agit là d’un exemple de ce que l’on appelle en logique une pétition de principe, qui consiste à considérer la conséquence d’un problème comme sa cause et les victimes des conséquences comme leur origine évidente. C’est le genre de raisonnement toxique que le libéralisme économique mobilise pour justifier des mesures prétendument nécessaires qui ont pour conséquence de détruire le vivant. L’emprunt réciproque de métaphores entre disciplines n’a pas seulement transformé la biologie. Il a également eu un effet miroir sur l’économie, qui s’est de plus en plus considérée comme une science naturelle «  dure  ». C’est en s’inspirant des modèles de la biologie et de la physique qu’elle a abouti à la formulation du concept mathématique d’Homo economicus. Encore aujourd’hui, les manuels d’économie font référence aux penseurs du e XIX   siècle qui ont mêlé des éléments des sciences naturelles à la théorie économique. L’économiste et logicien britannique William Jevons, par exemple, considérait que l’économie devait s’occuper des relations humaines sous tous leurs aspects afin d’être en mesure de formuler les lois du cœur humain. Pour son collègue français Léon Walras, l’«  équilibre général  » en économie obéissait à des lois déterministes issues de la physique 39. Le tableau ainsi dépeint de l’individu rationnel égoïste cherchant toujours à maximiser son avantage personnel est devenu le modèle implicite et incontournable du comportement humain. Les valeurs qu’il véhicule planent sur une génération entière d’approches de l’économie basées sur la psychologie et la théorie des jeux. Inversement, la biologie de l’évolution s’est aussi inspirée des modèles économiques. L’idée du « gène égoïste  », par exemple, est essentiellement une extension de la métaphore de l’Homo economicus au domaine de la biochimie. Il est dès lors peu surprenant que biologie et économie en soient venues à fonctionner comme les deux branches d’une même science. Chacune se

base sur les mêmes hypothèses structurelles que l’autre. Et toutes deux excluent le monde du vivant et l’expérience vécue de leur description du monde. L’obscurcissement de la réalité constitue le danger majeur de ce système de pensée fermé et totalisant, qui a la capacité de se transformer en prophétie autoréalisatrice. En effet, si nous sommes convaincus que nous devons décrire la réalité comme non vivante et la traiter en conséquence, la vie et le vivant deviennent des domaines problématiques pour la pensée et l’action. Ils deviennent impénétrables, voire suspects, voués à disparaître. C’est là notre problème aujourd’hui. Des systèmes de pensée formels qui décrivent la biosphère comme étant inerte ne peuvent qu’engendrer de la violence contre la vitalité et le vivant. Si nous voyons les êtres humains comme des Homo economicus, comme des automates insensibles dont le comportement peut être décrit par des algorithmes, la sensibilité sera ignorée, voire interdite, et l’expérience ressentie sera considérée comme insignifiante. L’ontologie biolibérale produit inévitablement de l’indifférence vis-à-vis du vivant, entraînant la disparition d’espèces et anesthésiant l’expérience vécue et les besoins émotionnels. À l’inverse, cela change du tout au tout de voir la réalité comme un processus vivant. C’est le défi que nous proposons de relever avec le paradigme transcendant de l’Enlivenment. Cet appel insistant pour des politiques publiques qui prendraient sérieusement en compte l’expérience vécue constitue le levier éthique le plus puissant qui soit pour intervenir dans notre système global 40. Une telle approche paraît bien sûr très éloignée de notre culture politique actuelle. Mais aucun changement politique majeur n’est possible sans un processus qui consiste à imaginer une réalité différente. C’est toujours en rêvant d’un autre monde que des gens ont pu changer celui dans lequel ils vivaient.

L’enfermement de l’âme

Nous pourrions parler d’« idéologie économique de la nature » ou, pour faire plus court, de «  biolibéralisme  » pour décrire l’alliance entre la biologie et l’économie. Aujourd’hui, cette idéologie règne largement sur notre compréhension de la culture humaine et du monde. Elle définit notre dimension incarnée (Homo sapiens en tant que machine de survie régie par les gènes) ainsi que notre identité sociale (Homo economicus en tant qu’optimisateur égoïste de son intérêt). Les sphères naturelle et socioéconomique se trouvent unifiées par l’idée de concurrence universelle, qui valide la rivalité et l’intérêt personnel prédateur comme des faits inexorables de la vie. Chacun devrait éliminer le plus grand nombre possible de concurrents pour s’approprier la plus grosse part du gâteau possible. L’idéologie économique de la nature équivaut à un permis de voler la vie des autres. En fait, les racines de cette pensée remontent avant même l’époque prévictorienne. Le philosophe Thomas Hobbes, par exemple, voyait le monde comme «  une guerre de tous contre tous  », même s’il s’agissait là aussi d’un écho de la culture contemporaine, et non d’une observation basée sur une quelconque réalité absolue et éternelle. Hobbes a vécu à une époque marquée par l’appropriation forcée des communs par des intérêts privés qui se sont emparés des abondantes ressources de la nature jusqu’alors en principe accessibles et utilisables par tous. En Grande-Bretagne, ce mouvement dit de l’enclosure des communs a débuté au XVIe siècle avant de s’intensifier à la fin du XVIIIe et au début du e

XIX

  siècle. En 1830, la privatisation des terres britanniques était

pratiquement achevée et les dernières structures médiévales démantelées. Dans les autres pays européens, le processus a pris beaucoup plus de temps et n’a jamais été entièrement achevé. En Allemagne, les premières e enclosures sont à l’origine de la terrible guerre des Paysans au XVI  siècle. En Grande-Bretagne, ce sont des villages entiers qui ont été condamnés et leurs populations déportées vers les colonies nord-américaines ou

australiennes. Partout, le mouvement des enclosures a conduit à la paupérisation de la population rurale et à l’émergence d’un prolétariat urbain qui a servi de réserve de main-d’œuvre pour l’industrie naissante. La colonisation du monde non européen a été un mouvement à grande vitesse d’enclosure de communs fertiles qui fonctionnaient à merveille. Le monde amérindien, par exemple, avait été construit sur des principes de don mutuel et de réciprocité entre les humains et les autres êtres. Avec la colonisation, c’est toute une cosmologie qui a été littéralement attaquée et presque éradiquée. Le vol des communs n’a pas seulement été un processus politique. C’est aussi avec lui qu’a commencé l’enfermement de la conscience, par le contrôle des besoins existentiels et émotionnels légitimes. Dans son célèbre livre La Grande Transformation, l’économiste Karl Polanyi décrit comment la « rationalité » économique a pris le dessus sur le fait de contribuer à un écosystème. Chez les êtres humains, cette «  grande transformation  » a détruit la conscience qu’ils appartiennent à une communauté plus large de vivants. Elle a produit un monde où la marchandise règne en maître, où les êtres humains comme la nature sont vendus comme de simples ressources. Dans son analyse qui a fait date, Polanyi présentait le fascisme et le stalinisme comme des réactions explosives à l’étouffement de la vitalité par l’extension de la logique marchande, qui se manifestait par l’étalon-or bancaire. Aujourd’hui, l’empreinte de l’économie sur le vivant est encore plus marquée que dans les années 1920. Le Fonds monétaire international a remplacé l’étalon-or du système bancaire. Ce parallèle permet de jeter un nouveau regard sur la montée du néofascisme, qu’il s’exprime sous forme 41 d’extrémisme religieux ou de populisme postdémocratique . Le mouvement des enclosures et l’économie moderne qui a émergé dans son sillage, avec sa séparation entre ressources et consommateurs, cause et effet, ne laissant de place à rien d’autre, ont présidé à une nouvelle répartition non seulement des terres, mais aussi des espaces de notre

conscience. En réalité, la séparation forcée entre ce qui donne la vie (l’ensemble des êtres et processus terrestres) et ceux que celle-ci nourrissait (les commoners 42) était un acte de violence de la part des propriétaires. En excluant ainsi des membres de l’écosystème de leur position légitime en son sein, les propriétaires portaient préjudice non seulement à ces derniers, mais à l’écosystème lui-même et à l’expérience unificatrice de son autoorganisation. Dans ce processus, ils ont pu compter sur le pouvoir de la science moderne, qui a fourni l’appareil conceptuel nécessaire à leur entreprise. L’affirmation de la domination de la culture, exprimée de manière célèbre par Francis Bacon, n’était pas tant une observation de la manière dont fonctionne la réalité qu’une stratégie de conquête imaginée par la classe dirigeante d’une société très hiérarchisée, opposée à toute forme de partage. L’évolution de la pensée économique moderne, avec l’accent mis sur la concurrence infinie, est allée de pair avec le développement du dualisme. On pourrait même s’aventurer à dire que le dualisme est luimême le capitalisme. La division métaphysique du monde entre « matière brute » à valoriser et « culture humaine » pour l’exploiter installe de façon permanente la question des moyens de subsistance des humains dans une relation problématique  – voire absurde  – avec le reste de l’univers. Mais elle est également une atteinte au droit à l’existence de tous ceux qui vivent dans une relation de réciprocité plus profonde avec ce même univers. C’est ce régime qui prévaut encore aujourd’hui. Il enferme nos esprits et interdit certaines pensées, notamment par l’affirmation selon laquelle les émotions ne peuvent jouer aucun rôle dans une description valable de la réalité, bien qu’elles constituent la base fondamentale de notre expérience. Ces interdits de pensée (ou d’émotion) ont eu des conséquences pratiques. En nous interdisant de nous penser comme des soi en relation, nous nous sommes exclus physiquement de la nature, pour finalement nous en éloigner mentalement. On pourrait comparer la condition qui s’ensuit à

celle d’un «  sans-abri métaphysique  », pour reprendre la description de György Lukacs. Les colonisateurs qui ont commencé à clôturer des étendues de terre pour les exploiter de manière plus profitable étaient aussi pauvres métaphysiquement que les colonisés forcés à l’exil l’étaient matériellement. C’est ce qui se produit lorsque nous brisons la chaîne des dons, même si cela semble de prime abord en notre faveur : tout le monde devient plus pauvre. Les idéologies impitoyables apparues dans le sillage des enclosures physiques sont des symptômes de cette condition. Quelques puissants propriétaires ont poussé l’humanité à s’exiler du cosmos auquel elle avait participé et qui l’avait nourrie jusque-là. Par leurs possessions matérielles, les puissances possédantes ont également contrôlé le récit. Contrairement à ce que prétendait Antonio Gramsci, l’hégémonie culturelle est venue avec la richesse. Ces quelques sujets puissants et riches ont chassé l’humanité de la nature qui l’entourait et qui nous avait permis d’être en contact et de vivre l’expérience du lien avec la réalité. La relation simple aux autres êtres est devenue impossible, et ces derniers ont fini par être considérés comme des ennemis appartenant à une «  nature hostile  ». À cause des intérêts de pouvoir de quelques agents, ce qui avait été un lieu de connexion a été tenu pour responsable d’une misère qui n’était pas en réalité causée par une « nature cruelle », mais infligée par des oppresseurs humains impitoyables. Un crime presque parfait. Ce type de distorsion est appelée projection par les psychologues. Ce qui avait été le moteur de quelques acteurs, à savoir l’égoïsme et l’absence de réciprocité, s’est vu transformé en caractéristique de la sphère du vivant, conquise et appropriée, rendant ce dernier finalement responsable de son propre sort. Cette manière de tordre la réalité est symptomatique de toute relation toxique avec un individu profondément dérangé. Aucune relation saine ne peut être construite dans un tel contexte. La pensée économique fournit les outils pour prendre physiquement possession de ce qui est déjà conceptuellement colonisé comme « matière

brute  » par la culture, dominée par de riches possédants détenant le monopole de l’attribution du sens. À bien des égards, c’est là l’origine des grandes questions philosophiques qui continuent de nous occuper aujourd’hui, comme celle de Kant sur la possibilité de faire l’expérience du monde extérieur. L’angoisse de la séparation, soulevée par tant de penseurs, est un sujet incontournable de la pensée philosophique depuis le romantisme britannique et allemand. Elle est au moins pour partie le produit d’une idéologie qui s’est construite non pas sur des bases conceptuelles mais à partir d’intérêts bien réels d’acteurs qui l’étaient tout autant. On pourrait même dire que le problème écologique est à la base un problème d’égalité – et que la démocratie a besoin de relations saines avec la vitalité propre de ses participants pour se défendre efficacement contre la colonisation mentale. Le chapitre 4 décrit plus en détail comment de telles relations pouvaient exister dans l’organisation des sociétés de l’âge de pierre. Les sociétés indigènes traditionnelles n’ont presque jamais de souverain, et les décisions y sont généralement prises par un comité de personnes choisies, qui peut être dissous à tout moment. La démocratie pourrait bénéficier d’un soutien beaucoup plus fort dans les sociétés si la réciprocité devenait la norme dans toutes les relations. La réciprocité à tous les niveaux s’entend ici non seulement pour l’échange en tant que pratique sociale qui, dès le départ, confère une identité émotionnelle, mais aussi en reconnaissant le fait que respirer et manger, aimer et soigner, sont également des formes d’échange. Dès que l’idée de réciprocité en tant que principe universel est bafouée et cesse de guider les actions humaines, les problèmes sociaux et écologiques surgissent, comme ce fut peut-être le cas lors de la transition des sociétés de chasseurs-cueilleurs vers les sociétés 43 agricoles . Il est intéressant de noter que, contrairement à de nombreux philosophes qui voient le système dualiste comme un dilemme objectif, certains économistes libéraux reconnaissent ouvertement l’inadéquation de leur

vision du monde, même s’ils s’y accrochent de manière obsessionnelle. John Maynard Keynes, par exemple, critiquait clairement le cadre standard de la pensée économique comme quelque chose qui pervertissait les attitudes les plus nobles de la vie  : «  Cent ans au moins encore il nous faudra prétendre vis-à-vis de nous-mêmes et vis-à-vis des autres que ce qui est laid est beau, car ce qui est laid est utile et ce qui est beau ne l’est point 44. » Mais Keynes croyait également en l’utilité d’une division en deux du monde pour empêcher qu’il ne sombre dans l’abîme. Lui aussi entretenait un rapport toxique à la réalité  : «  L’avarice, et l’usure, et la méfiance sont des dieux qu’il nous faut conserver encore un petit moment. Car eux seuls peuvent nous guider à travers le tunnel des nécessités économiques, vers la lumière  », proclamait-il dans une description d’une précision rarement atteinte du pacte avec le diable.

Le dualisme comme colonisation Le dualisme n’est donc pas une simple abstraction 45. Force déterminante derrière la séparation des êtres humains d’avec l’expérience de la vitalité créatrice, il est au cœur de l’idée des Lumières selon laquelle seule la raison peut rendre le monde habitable. Appliquer la raison au monde signifie organiser systématiquement ses éléments constitutifs dans un cadre totalement indépendant de tout agent raisonnant. La raison se trouve également au fondement de la logique du marché qui différencie les acteurs et les choses. Tous ces phénomènes sont les conséquences d’une enclosure qui est d’abord imaginaire, mais qui devient performative. Véritable prophétie autoréalisatrice, le dualisme crée une rupture matérielle avec la réalité, un monde blessé. Le système de marché libéral, avec sa distinction entre ressources (qui sont échangées) et sujets (qui commercent

ou qui veulent être approvisionnés en choses), est le résultat de ce dualisme conceptuel. Partant de cette perspective, on en arrive à ne plus faire de différence entre enclosure, marchandisation et colonisation. Ces trois mouvements constituent des attaques contre des systèmes vivants qui n’ont pas de propriétaire humain et ne sont la propriété que d’eux-mêmes, caractéristiques partagées de tout ce qui est vraiment vivant et qui donne la vie. La colonisation, sous toutes ses formes, est une attaque contre la vitalité elle-même, car elle est la négation de possibilités de vie inaccessibles et incompréhensibles pour l’esprit dualiste. C’est donc aussi une attaque contre la réalité. «  Nulle autre part le colonialisme ne se manifeste de manière aussi flagrante et débridée que dans les relations entre l’humanité et le reste de la planète 46. » Sans doute pourrions-nous aussi dire que le capitalisme n’est en réalité que cela : une prise de contrôle prédatrice sur le vivant, qui se nourrit de la créativité des êtres et exploite leur désir insatiable de donner la vie. Il n’y a ainsi pas lieu de s’étonner à voir le capitalisme exploiter la nature, la famille et les femmes comme «  ressources  », comme gardiennes et donneuses de vie. Le capitalisme est obligé de puiser et épuiser les dons de vie des autres parce qu’il est extrêmement improductif. Être fertile, c’est donner la vie. À l’inverse, le capitalisme est la négation systématique du principe du don, et il tire son énergie de cette négation. Il se nourrit en fin de compte de notre capacité à donner la vie. Or les êtres vivants ne peuvent s’empêcher de faire ce don, car la vie se construit sur le principe transformateur du don de soi. Le capitalisme dispose donc de ressources quasi illimitées à exploiter, qui ne cesseront de jaillir qu’avec la mort réelle de la vitalité qu’il aura provoquée, avec la désintégration au sens littéral de la nature, des relations fertiles et des familles. L’affirmation selon laquelle le capitalisme crée de la plus-value induite par l’action du capital est fausse. Il réduit le don de la vie

à une simple richesse monétaire, au seul bénéfice d’un seul petit groupe de personnes aux commandes. Jusqu’à aujourd’hui, la véritable essence du capitalisme est restée extrêmement bien cachée, car même si les systèmes naturels sont soumis à une forte pression et que le nombre d’espèces est en net déclin, la rareté du don de la vie reste relative. Cela signifie deux choses : premièrement, que la vie dans la biosphère est encore très fertile et productive, et deuxièmement, qu’elle va continuer à se gaspiller elle-même abondamment jusqu’à son dernier souffle, dissimulant ainsi la catastrophe imminente. La vraie rareté reste invisible parce que la vie continuera de donner ce qu’elle donne jusqu’à sa fin, car telle est sa nature. Le stratagème du capitalisme relève donc du crime presque parfait, sans traces du fait de la complicité totale de la victime, qui ne peut faire autrement que d’être complice. Reconnaître cela constitue par conséquent la première brèche nécessaire dans les enclosures mentales dans lesquelles nous nous retrouvons piégés. L’enclosure est une usurpation des catégories de l’existence qui déprécie le concept de vitalité ainsi que les dimensions de l’expérience qui y sont associées. Les pratiques d’enclosure conceptuelle nient de manière préventive l’existence d’un autre qui ne serait pas disponible, rendant impossible la conceptualisation et la valorisation de toute expérience réelle et subjective. Cet autre ne se limite pas à la nature ou à une personne de culture étrangère  ; c’est l’expérience d’une dimension de la réalité qui ne peut qu’être vécue et ne peut être saisie par conceptualisation rationnelle. Cet autre est le domaine de l’expérience physique de la réalité, qui précède à toute conceptualisation et toute colonisation : c’est la béatitude que nous ressentons en regardant le soleil se lever ou en voyant un être cher ou un chiot, ou le sens d’une œuvre qui profite à tous et pas seulement à nousmêmes. C’est le domaine de ce que Manfred Max-Neef appelle les « besoins humains », c’est-à-dire les dimensions existentielles des relations 47 saines avec soi-même et avec les autres .

L’enclosure est le produit d’une pensée qui ignore les processus créatifs et les significations des émotions, qui les  uns comme les autres trouvent leur origine dans les corps. Elle subordonne au contraire les sentiments à la rationalité, à l’intendance, à l’empirisme, à la discursivité et au contrôle. Ce type de pensée peut aboutir à l’idée que le monde plus qu’humain et le corps lui-même n’existent pas, mais sont uniquement des artefacts culturels. Dans la société moderne, il est considéré comme naïf de croire que l’altérité vivante peut être réellement éprouvée comme un domaine de développement créatif, ou qu’il existe une parenté perceptible dans le fait d’être vivant, qui est partagée par tous les êtres vivants et qu’il est possible d’en faire l’expérience. Nos cadres cognitifs et notre utilisation du langage nient cette réalité, ce qui équivaut à une enclosure mentale et spirituelle. Mais la colonisation de notre essence la plus intime aboutit inéluctablement à ce que le biophilosophe David Kidner décrit comme être un « soi vide 48 ». Ce soi vide de fait est en effet identifié par beaucoup comme un «  narcissisme civilisationnel  » psychopathologique qui caractérise notre époque. Avec l’obsession renouvelée de traiter la Terre comme une ressource brute et inerte (voir, par exemple, les projets de géo-ingénierie face au changement climatique, la biologie synthétique pour « améliorer » la nature,  etc.), les Lumières lancent leur dernier effort pour affirmer leur souveraineté sur le cosmos. Anthropocène en vient ici à se confondre avec anthropocentrisme. Les anciennes notions de supériorité humaine, de contrôle et de maîtrise technique sont dissimulées par l’équation faite entre humains et nature et leur mise sur un pied d’égalité. Même un théoricien avisé comme Bruno Latour se laisse prendre à cette erreur lorsqu’il veut rassurer ses lecteurs : « Le péché n’est pas de vouloir dominer la nature, mais de croire que cette domination signifie émancipation et non attachement 49. » Comme les humains sont, de fait, liés par des relations (avec la Terre, entre eux), leur erreur consiste à tenter de

dominer ce qui les enserre d’une manière qu’ils ne comprennent pas. Inconscients de la réalité, ils ont tendance à agir de façon destructrice. Selon le philosophe italien Ugo Mattei, l’acte même de diviser le monde 50 en sujets et objets aboutit à leur marchandisation . La marchandisation de l’esprit trouve inévitablement son expression déformée au niveau réel et politique. La nature est reléguée à la périphérie du monde humain, bien qu’elle nous nourrisse et subvienne à nos besoins, produise tout ce que nous mangeons et reste le puits de l’énergie créatrice. Toute séparation entre sujet et objet partage le monde en deux domaines  : les ressources et les exploiteurs. Elle ne distingue pas nécessairement les choses des personnes (ou la matière des créatures), mais plutôt quoi (ou qui) est consommé de ceux qui profitent de cette consommation. Ainsi, nous ne souffrons pas seulement à cause de la marchandisation du monde naturel et social. Nous souffrons parce que notre conceptualisation du monde lui-même fait de la marchandisation le seul moyen d’entrer en relation avec ce monde. Il n’est plus possible de parler du monde à travers des catégories de vitalité subjective. Nous souffrons de l’enfermement du spirituel par une myriade de fictions culturelles de séparation et de domination qui divisent faussement le monde en un extérieur (les ressources) et un intérieur (les  acteurs). Les concepts de relations de cause à effet strictes, de mécanismes de causalité, de séparation du corps et de l’âme, prémisses fondamentales de la pensée des Lumières, font que nous prenons la réalité en otage. Nous la colonisons en croyant au concept d’un monde traitable, réparable et contrôlable. Toute expérience qui contredit cette enclosure de la réalité se voit dénigrée ou niée. Pourtant, la majorité d’entre nous n’est pas consciente des écrans taxonomiques profondément trompeurs de notre langue et de notre vision du monde. Nous pouvons difficilement imaginer à quel point notre vision de la réalité est déformée par l’enfermement spirituel. Nous ne réalisons pas que la nature auto-organisatrice de nos vies quotidiennes a disparu.

Pourtant, cette dépossession est bien plus radicale que celle subie par les commoners privés de droits sur leurs forêts il y a quelques centaines d’années. Nous ne réalisons pas à quel point le fait de nous concevoir comme des biomachines nous a appauvris en tant qu’êtres humains, et comment le fait de traiter avec des produits pharmaceutiques les émotions qui peuvent nous déranger, vues comme des «  déséquilibres chimiques  », constitue la négation d’une dimension essentielle de notre humanité. Le fait de retirer aux sujets vivants la possibilité de participer aux communs de la réalité et à leur entremêlement de pratiques, d’émotions, d’objets et de significations, est également gravement destructeur parce qu’il nous aveugle quant à la nature même de l’enclosure. L’idéologie englobante de l’enfermement est une idéologie de contrôle et de domination, et de déni des relations durables. Cette vision systémique du monde n’est pas seulement injuste et dangereuse, elle défie effrontément la réalité.

La fertilité du gaspillage Quelles sont les principales failles biologiques de notre vision biolibérale ? Comment déforme-t-elle la biologie réelle ? Quels préjugés sur la vie crée-t-elle qui ne peuvent être validés par la réalité ? Que pouvonsnous dire sur la validité des hypothèses de base du paradigme biolibéral ? La plupart d’entre elles, si ce n’est toutes, ignorent le fait que nous sommes des sujets vivants dans un monde vivant, continuellement créé par des agents subjectifs et créatifs. Elles sont en contradiction avec les recherches les plus avancées en sciences physiques qui montrent qu’aucune relation entre sujets et objets n’est possible si l’on sépare l’observateur de l’observé. Quelles observations en écologie – le foyer naturel – pourraient encourager le passage à un Enlivenment économique ?

La vision du monde organique qui prévaut dans le domaine de la biologie, et avec elle l’image des êtres humains, est en train de changer. Des recherches récentes ont fait évoluer le paradigme de l’idée darwinienne d’une lutte généralisée entre machines de survie antagonistes vers celle d’interactions complexes entre agents divers ayant des objectifs à la fois conflictuels et symbiotiques et des intentions. Dans le nouveau paradigme de la biologie, l’organisme commence à être considéré comme un sujet qui interprète des stimuli externes et des influences génétiques plutôt que comme un être complètement régi par le génome. Il négocie les conditions de son existence avec d’autres dans des conditions de concurrence limitée et de «  faible causalité  ». Ce déplacement des axiomes du «  libéralisme biologique » fait apparaître une nouvelle image du monde organique où la liberté évolue et où les organismes, y compris les humains, jouent un rôle actif et constructif dans l’imagination et la construction de nouveaux avenirs. Le monde naturel tel qu’il fonctionne réellement réfute de nombreux axiomes de la vision biolibérale du monde.

EFFICACITÉ La biosphère n’est pas efficace. Les animaux à sang chaud consomment plus de  97  % de leur énergie juste pour entretenir leur métabolisme. La photosynthèse a un rendement ridiculement bas de 3 à 6 %, bien inférieur à celui des dispositifs techniques photoénergétiques. Les poissons, les amphibiens et les insectes doivent produire des millions d’œufs fécondés pour qu’un petit nombre de descendants survive. La parcimonie n’existe tout simplement pas dans la nature. Au lieu d’être économe et efficace, la nature est très gaspilleuse. Elle pallie les pertes éventuelles par un gigantesque gaspillage. L’organisation biologique est rendue possible par ce 51 que Stuart Kauffman appelle l’«  ordre gratuit  » (order for free) , via des structures qui ne sont pas efficaces, mais qui émergent spontanément dans

certaines constellations souvent caractérisées par un degré élevé de désordre. La biosphère elle-même fonctionne sur un «  don  », l’énergie solaire, qui est à l’origine de toute l’activité biologique.

CROISSANCE La biosphère ne croît pas. La quantité totale de biomasse n’augmente pas. Le volume de matière ne s’accroît pas. La nature fonctionne selon une économie à l’état stationnaire, à savoir que tous les facteurs déterminants restent constants les uns par rapport aux autres. De même, le nombre d’espèces n’augmente pas nécessairement ; il augmente à certaines époques et diminue à d’autres. La seule dimension qui croît réellement est la diversité des expériences  : les manières de ressentir, les modes d’expression, les différences d’apparence, les nouveautés en matière de modèles et de formes. Au fil du temps, la nature ne prend donc ni de la masse ni du poids, mais plutôt de la profondeur. Il ne s’agit toutefois pas d’une dimension qui peut être évaluée et quantifiée. C’est l’expression poétique d’une sédimentation de désirs frustrés ou comblés.

COMPÉTITION Il n’a jamais été possible de prouver empiriquement qu’une nouvelle espèce soit née de la simple compétition autour d’une ressource. Les espèces naissent plutôt par hasard : elles se développent par des mutations inattendues et l’isolement d’un groupe du reste de la population, grâce à de nouvelles symbioses et la coopération (processus par lequel les cellules de notre corps ont émergé de la coopération entre bactéries dans la symbiose intracellulaire, par exemple). La seule compétition – par exemple, pour une niche alimentaire ou écologique limitée  – est source de monotonie

biologique, avec la domination d’un nombre relativement restreint 52 d’espèces sur un écosystème .

RARETÉ Les ressources ne sont pas rares par nature. Là où elles le deviennent, la rareté n’est pas source de diversification créatrice, mais plutôt d’appauvrissement de la diversité et de  recul de la liberté. La lumière du Soleil, ressource de base de la nature, existe en abondance. Autre ressource cruciale, le nombre de relations écologiques et de nouvelles niches n’a pas de limite supérieure. Ce n’est pas la rareté qui fait se développer les relations, mais le partage. Un nombre élevé d’espèces et la variété des relations qu’elles entretiennent ne se traduisent pas par une compétition accrue et la domination d’une espèce « plus apte », mais plutôt par une plus grande richesse des permutations dans les relations entre espèces et donc une plus grande liberté, qui s’accompagne dans le même temps d’une augmentation des dépendances mutuelles. Plus les ressources sont «  gaspillées  » (consommées par d’autres espèces), plus la richesse commune augmente. La vie a tendance à transformer toutes les ressources disponibles en un entremêlement de corps. Dans les vieux écosystèmes où l’énergie solaire est constante, comme les forêts tropicales humides, les océans des basses latitudes et les écosystèmes côtiers tropicaux, cette tendance se manifeste par une augmentation du nombre de niches et donc par une plus grande diversité globale. Cela produit une explosion des symbioses et une moindre compétition. La rareté des ressources, par exemple un manque cyclique de nutriments spécifiques, entraîne une baisse de la diversité et la domination de quelques espèces, comme on peut l’observer dans les vasières océaniques dans les régions tempérées. La rareté est absente de la pensée indigène. Dans les sociétés traditionnelles, elle peut exister en tant que phénomène, mais pas en tant

que concept. De vraies pénuries peuvent survenir, notamment en hiver ou pendant les saisons sèches, mais elles n’entraînent pas une augmentation du « prix » des ressources, car celles-ci ne sont ni échangées ni troquées, mais partagées. La rareté dans les sociétés indigènes mène ainsi à un degré plus élevé de partage. Elle n’entraîne pas une limitation des ressources, mais leur recyclage par des moyens complexes de redistribution. Les rituels de partage de la nourriture, que l’on retrouve non seulement dans les cultures humaines de l’âge de pierre mais aussi chez les canidés, illustrent ce phénomène, tout comme le degré extraordinairement élevé de différenciation des niches écologiques dans les environnements tropicaux qui est un moyen de réutiliser et de redistribuer des nutriments limités tels que le phosphore et l’azote. Le troc rendu nécessaire par la rareté apparente agit donc contre les processus nécessaires de la biosphère. La valeur économique qui résulte de la rareté s’oppose directement à toute valeur réelle ou écologique. La rareté écologique ne peut être provoquée que par la propriété, qui constitue par conséquent une violation des lois écologiques.

PROPRIÉTÉ La notion de propriété n’existe pas dans la biosphère. Les individus ne possèdent même pas leur propre corps. La matière des corps change continuellement, à mesure qu’elle est transformée par l’oxygène, le carbone et d’autres apports d’énergie et de matière. Mais ce n’est pas seulement la dimension physique du soi qui est rendue possible par la communion matérielle avec d’autres éléments et donc par une forme d’unité de dépendance et d’impuissance existentielle. L’absence de propriété parmi les forces qui donnent la vie vaut également pour la sphère symbolique. Une langue est produite par la communauté des locuteurs qui l’utilisent et, en l’utilisant, se créent une conscience de soi et une identité. Les habitudes d’une espèce s’acquièrent par le partage entre individus. Dans le sommeil, à

la naissance, en amour et dans toutes les émotions, nous ne nous appartenons pas entièrement, nous sommes dépassés. Et ce n’est que dans ces passions, dans des états de béatitude ou de douleur, que nous devenons vraiment nous-mêmes. Dans chacune de ces dimensions, l’individu a besoin de cette part sauvage du monde naturel pour développer son identité la plus profonde. Le pouvoir d’auto-organisation créatrice de la réalité permet à l’individualité de se déployer à partir des contradictions sous-jacentes pour construire sa propre spécificité. Le monde est en devenir  ; il n’est pas le  produit d’un individu particulier et ne peut être possédé de façon exclusive. L’individualité, au sens physique, social et symbolique, ne peut émerger qu’à travers des communs partagés biologiquement et transmis culturellement. L’identité est un commun. Les narrateurs respectifs de ce récit – vous, moi et tous les êtres – font à jamais partie de ce qui se passe et, en même temps, créent toujours leur propre intrigue.

3.

Biopoétique : le désir d’être Les idées que je viens de formuler ne sortent pas de nulle part 53. La biologie connaît actuellement une profonde transformation de son cadre de pensée. Le nouveau paradigme émergent intègre la notion de vitalité comme une expérience qui régit les perceptions des agents biologiques. La subjectivité y est reconnue comme une force biologique, le commoning 54 comme une réalité métabolique. Les corps eux-mêmes, et donc nos propres corps individuels, ne peuvent se concevoir qu’à travers la participation à la réalité en tant que communs. Il y a vingt ans, le biologiste Richard Strohman annonçait un changement de paradigme à venir qu’il qualifiait de « tournant organiciste en biologie 55  ». Depuis, nombre de ses hypothèses ont été empiriquement validées et les fondements théoriques du modèle classique de l’évolution moléculaire sont aujourd’hui remis en question et interprétés sous un jour nouveau. La biologie connaît une profonde réévaluation de ses hypothèses fondamentales, à l’image de la physique il y a environ un siècle avec la découverte de la relativité et de la théorie quantique, avec toutefois une différence significative  : le bouleversement des théories biologiques passe inaperçu auprès du public. Dans le même temps, le dogme du biolibéralisme décrit au chapitre précédent n’a jamais été aussi influent. La biologie traditionnelle, telle qu’elle est enseignée dans les écoles et les

universités, et vulgarisée dans les médias de masse, domine encore dans les esprits. Ces pensées novatrices en sciences biologiques sont pourtant à l’origine d’une véritable révolution conceptuelle. Dans de nombreux domaines de recherche, l’on assiste à une remise en cause de la doctrine newtonienne d’un programme génétique qui commanderait des systèmes organiques, semblables à des machines, recherchant en permanence à gagner en efficacité dans le cadre de la sélection naturelle. Au contraire, les biologistes commencent à travailler sur un monde vivant composé de sujets interdépendants sensibles et exprimant cette sensibilité, qui se manifeste dans des expériences (intérieures) et des comportements (extérieurs). Les recherches les plus récentes en biologie attribuent un niveau de liberté inédit au comportement des organismes, considéré jusqu’à présent comme obéissant à un déterminisme génétique dans le cadre d’un environnement spécifique. Cette liberté va jusqu’à la modification de leur propre ADN. Les facteurs épigénétiques jouent en effet un rôle beaucoup plus important qu’on ne le pensait, ce qui signifie que des organismes particuliers peuvent influencer le destin de leurs propres gènes 56. Il est maintenant bien établi que les parents peuvent transmettre génétiquement des expériences à leur progéniture 57 et que les pratiques culturelles en matière d’éducation peuvent avoir une influence directe sur le génome des 58 enfants . Plus holistique, le paradigme émergent autour de la régulation biologique soutient maintenant que l’identité des sujets biologiques n’est souvent pas celle d’une seule espèce : la majorité des organismes doit être considérée comme des «  métabiomes  » constitués de milliers d’espèces, essentiellement bactériennes, vivant en symbiose les unes avec les autres 59.

Subjectivité empirique

Un organisme n’est pas un sujet unique et autonome mais doit être considéré comme une sorte d’écosystème, comme un « super-organisme » composé d’innombrables « moi » cellulaires. Un organisme particulier n’est pas simplement le résultat d’une cascade linéaire de causes suivies d’effets. Des recherches empiriques actuellement menées en biologie, en particulier en génétique du développement, en protéomique et en biologie des systèmes, commencent à considérer la production de soi et l’autopoïèse comme des caractéristiques centrales des êtres vivants. (L’autopoïèse, littéralement «  autocréation  », est un terme introduit par les biologistes chiliens Humberto Maturana et Francisco Varela pour décrire la capacité d’un organisme à générer et à spécifier continuellement sa propre organisation de manière autonome 60). Les chercheurs abordent de plus en plus le codage génétique et les processus de développement et de régulation en termes de capacité d’un organisme à interpréter et à faire l’expérience de la signification biologique et de la subjectivité 61. En plus de remettre en question l’approche empirique standard des organismes, ces travaux bouleversent nos hypothèses de base sur ce qu’est la vie. Les organismes sont-ils des machines, assemblées à partir de pièces qui sont elles-mêmes des machines ou des éléments constitutifs encore plus petits  ? Ou la vie est-elle un phénomène dans lequel la subjectivité, l’interprétation et les besoins existentiels sont des moteurs qui ne peuvent être exclus du tableau sous peine de fausser notre compréhension du fonctionnement des organismes et d’entraver le chemin vers des explications plus approfondies ? Dans le nouveau tableau qui se dessine, les organismes ne sont plus considérés comme des machines génétiques, mais comme des processus matériellement incarnés qui se déterminent eux-mêmes 62. Ils sont matière, organisation, mais donc aussi et toujours sens, expérience existentielle et expression poétique. Chaque cellule est un «  processus de création d’une identité 63  ». Même le plus simple des organismes doit être vu comme un

système matériel qui désire rester intact, croître, se déployer et élargir son horizon de vie. Une cellule est un processus qui produit les composants nécessaires pour cela, traversé par des éléments de carbone, d’azote, d’oxygène, de phosphore ou de silicium. La cellule n’est donc pas seulement une entité matérielle, mais un soi producteur de sens et de sa propre identité par le désir permanent de pleinement être, par la connexion avec d’autre matière. Ce n’est pas une minuscule machine qui obéit aux ordres du génome. Son activité de base consiste plutôt en la production permanente de ce qui la constitue. Cette volonté à se maintenir dans son identité, que l’on peut observer dans d’autres formes de vie, est quelque chose que nous ressentons «  de l’intérieur  », comme la joie d’être entre vie. Cela a une conséquence majeure qui rend cette biologie vivifiée si différente de la biologie classique. Un soi incarné qui entend se perpétuer développe nécessairement des intérêts, un point de vue, et donc, de la subjectivité. C’est un sujet qui a un corps. Si l’histoire naturelle se confond avec l’épanouissement de soi, il n’est plus logique de décrire les organismes comme des machines sans intérêts individuels, ressentis et exprimés, comme c’est généralement le cas avec le biolibéralisme. La subjectivité n’est pas une illusion au service de l’optimisation du succès, mais la voie par laquelle l’existence biologique est possible en premier lieu. Nous pouvons la voir dans les corps et la ressentir en nous-mêmes. Ce n’est qu’en faisant cette expérience, non seulement en tant qu’élaboration théorique mais aussi en tant que pratique, que la perspective devient complète. Pour appréhender cette existence incarnée de manière objective, il est nécessaire d’être un sujet.

L’histoire naturelle de la liberté

On pourrait résumer de la manière suivante ce nouveau cadre de conceptualisation des principes qui définissent ce qu’est un être vivant. –  Un être vivant agit selon sa propre autonomie et n’est donc pas entièrement déterminé par des facteurs externes. Il crée son identité par transformation de la matière en ce qui constitue son soi. – Il se produit lui-même et manifeste par là un désir de croître, d’éviter les conflits et de rechercher activement des apports positifs tels que de la nourriture, un abri ou la présence de compagnie. –  Il évalue en permanence les influences qui viennent de son monde extérieur (et aussi de son propre monde intérieur). – Il poursuit des objectifs. – Il agit par souci et à partir de l’expérience du sens. – Il est un agent ou un sujet doté d’un point de vue intentionnel. On peut appeler sensibilité cette manière de créer un monde guidé par le sens. – Il manifeste ou exprime les conditions dans lesquelles son processus de vie se déroule. Un être vivant expose ses conditions de façon transparente. – Il se déploie comme l’imagination poétique du sens de son existence. –  Il participe à une expérience englobant tous les êtres, que l’on peut appeler conditio vitae, c’est-à-dire la condition de la vie et le fait que nous sommes tous vivants les uns à travers les autres. La conditio vitae est le fondement commun de tous les organismes. Elle met en scène de manière non verbale et non algorithmique les principes de la créativité vivante. La conditio vitae est la condition poétique partagée de base, car elle exprime les lois fondamentales de la puissance d’agir et de l’incarnation qui sont aussi manifestement en nous-mêmes en tant qu’êtres humains. Chaque organisme est une expression des conditions de l’existence. Seule cette nouvelle perspective sur la vie nous permet d’identifier les principes essentiels et les attitudes à adopter pour nous engager dans des

processus créateurs de vitalité, basés sur la réciprocité et la coopération. Notre image de la réalité, s’actualisant dans la trame vivante de la biosphère, suit les principes de base suivants des transformations organiques : –  L’histoire naturelle ne doit pas être vue comme l’application d’un machinisme organique, mais plutôt comme le déploiement d’une histoire naturelle de liberté, d’expérience et de pouvoir d’agir. –  La réalité est vivante. Elle est pleine d’expériences subjectives et d’émotions. –  Les expériences subjectives et les émotions sont des conditions préalables à la rationalité. –  La biosphère est faite de relations matérielles, métaboliques et signifiantes entre des multitudes de soi. – L’individu ne peut exister que si le tout existe et le tout ne peut exister que si l’existence des individus est assurée. – Le soi incarné ne prend forme qu’à travers l’autre. – La biosphère repose fondamentalement sur la coopération et l’« interêtre », l’idée selon laquelle un soi n’est pas possible dans l’isolement et par la lutte frénétique de tous contre tous, mais qu’il est dès le début dépendant de l’autre, sous forme de nourriture, d’abri, de compagnie. Le soi ne peut être que le soi à travers l’autre. Cela apparaît très clairement dans le développement humain  : le nourrisson a besoin d’attention et de stimulation de la part des personnes qui s’occupent de lui pour pouvoir développer un moi sain. –  La biosphère est paradoxalement coopérative. Des relations symbiotiques émergent de processus antagonistes et incompatibles  : matière/forme, code génétique/soma, ego individuel/autre. L’incompatibilité est nécessaire à la vie en premier lieu, ce qui rend toute existence vivante précaire et provisoire, en tant que solution 64 créative improvisée pour le moment .

–  L’expérience d’être pleinement vivant, d’être joyeux, est une composante fondamentale de la réalité. Le désir de faire des expériences et de devenir pleinement soi-même est une règle générale de la «  construction biologique du monde  », qui consiste à la fois en la construction intérieure/expérientielle et extérieure/matérielle d’un soi. –  Le processus de vie est ouvert. Même si l’entretien d’une identité incarnée dans un système de connectivité mutuelle obéit à certaines règles générales, sa forme est entièrement soumise à des solutions situationnelles. –  Il n’existe pas d’«  information  » déconnectée des corps et transhistorique qui soit neutre, ni d’objectivité «  scientifique  » vue de nulle part. Il n’existe qu’une appréhension commune par l’expérience de la connaissance, de l’inter-être et de la conditio vitae partagée. De nouvelles structures et de nouveaux niveaux d’Enlivenment peuvent devenir possibles par des actes d’imagination réciproque. –  La mort est réelle. Elle est inévitable et même nécessaire comme précondition pour que l’individu s’efforce de se maintenir et de grandir. La mort fait partie intégrante de la vie. Nous devrions d’ailleurs plutôt utiliser les mots de mort/naissance pour parler de l’ensemble de la vie en tant que réalité organique.

Objectivité incarnée Partant de ces observations, il apparaît possible de compléter la vision du monde extrêmement étriquée de la pensée dominante sur l’écologie, qui considère la nature comme une réserve de ressources, extérieure, par des aspects liés à l’intériorité ou l’intention. À la perspective scientifique à la troisième personne de la «  réalité objective  », nous devons ajouter une écologie à la première personne. Par conséquent, il s’agit de compléter

l’objectivité empirique de la science contemporaine par la «  subjectivité empirique  », prenant en compte le sensible et l’expérience, conditions partagées de tous les êtres vivants. Cette subjectivité empirique est porteuse d’enseignements qui peuvent être généralisés, même si c’est au sens faible, autrement qu’à la manière «  mesurée et comptée  » de l’objectivité empirique. La subjectivité empirique produit alors une objectivité incarnée ou « poétique » qui devient moyen d’expression (pour une discussion plus approfondie de la notion d’objectivité poétique, voir le chapitre 7). La subjectivité empirique est ce qui rend la perception des autres possible. Elle inclut l’impression subjective que les neurones miroirs nous font ressentir dans notre propre corps face à la joie ou la douleur d’un autre être. Elle passe par les significations existentielles que tous les êtres vivants partagent du fait de leur mortalité et de la vulnérabilité de leurs corps. La subjectivité empirique est objective dans le sens où elle s’appuie sur les valeurs créées par la vitalité inscrite dans les corps, qui sont fondamentalement communes à tous les êtres incarnés. L’objet de la subjectivité empirique est la conditio vitae, la condition de vie. Les corps sont transparents les uns aux autres, dévoilant de manière non verbale ce 65 qui leur arrive au niveau existentiel . La subjectivité empirique est le principal véhicule de création de sens et de transmission dans le monde biologique. Comme l’a dit Gregory Bateson, «  les métaphores sont la logique du monde organique  ». Elles sont la colle qui lie les processus organiques 66. Il y a un côté poétique à l’objectivité partagée du fait d’avoir un même type de corps et d’être engagé dans le même métabolisme, unique, de la biosphère. Cette objectivité ne peut être objective que dans la mesure où elle est poétique, c’est-à-dire ressentie dans un corps individuel qui n’en est pas moins matière appartenant au monde et faisant partie d’un tout commun. De ce point de vue, la véritable objectivité passe par la perception poétique. Les idées qu’une vision «  strictement objective  » du monde

pourrait exclure, parce qu’elles ne sont pas réelles au sens matériel et physique, peuvent tout à fait être valables dans un sens poétique « intérieur ». C’est ce que Gregory Bateson évoque lorsqu’il compare la logique classique («  objective  ») à la logique poétique («  abductive  »), qui est incarnée et subjective. Il cite le syllogisme classique : 1. Les hommes sont mortels. 2. Socrate est un homme. 3. Socrate est mortel. La logique poétique, quant à elle, rend possible une expérience qui n’est pas contenue dans les hypothèses. Spéculative, elle se fonde sur une subjectivité empirique partagée et permet une connaissance immédiate, qu’il est impossible de communiquer autrement. Elle contient ce que Bateson appelle « le modèle qui relie », c’est-à-dire l’objectivité poétique : 1. Les hommes sont mortels. 2. L’herbe est mortelle. 67 3. Les hommes sont de l’herbe . Bien entendu, cette déduction n’est pas vraie au sens littéral du terme. Elle l’est cependant en tant qu’intuition basée sur l’expérience ou intuition poétique. Elle n’a pas à être vraie en tant qu’intuition poétique. Elle n’en reste pas moins un véhicule de connaissance sur ce que c’est que de faire partie du monde vivant. La vérité de l’affirmation poétique repose donc sur le fait qu’elle est fausse. Sa vérité vient de sa nature paradoxale. Elle fait référence à l’expérience réelle, à l’expérience d’un corps vivant qui sait tout ce qu’il partage avec les autres corps vivants qui lui sont étrangement semblables tout en étant très différents. Les intuitions de ce type ont le pouvoir de modifier notre comportement et, en ce sens, constituent un élément influent de notre réalité vivante. Elles peuvent nous amener à voir des vérités hors de notre cadre classique de compréhension parce qu’elles agissent à partir de là où nous ne sommes

pas, de là où nous sommes liés au monde. Dans le tout dernier de ses Sonnets à Orphée, le poète Rainer Maria Rilke écrit : Et quand serait le terrestre oublieux de toi, / à la terre, la silencieuse, dis : je ruisselle / à l’eau torrentueuse, déclare : je suis. Le poète comprend ici que les hommes sont à la fois l’herbe et l’eau qui nourrissent les racines. Ce mode de compréhension réside dans la distance intime. Il naît de la rencontre avec le fait d’être le monde divisé en luimême et réuni par le désir : je suis toi, parce que je suis ton contraire, celui auquel tu aspires. La poétique est la dimension de notre existence organique que nous nions le plus profondément. C’est pourtant le monde de nos sentiments, de nos liens sociaux et de tout ce que nous considérons comme significatif et important. La poétique est inhérente à la communication sociale quotidienne, aux échanges et aux interactions, aux joies et aux peines, aux besoins ressentis dans notre chair. C’est le monde dont nous faisons l’expérience à la première personne, qui est toujours là, toujours ressenti et vécu. C’est le monde dans lequel nous nous sentons chez nous de la manière la plus intime, et c’est finalement le monde pour lequel nous concevons les arrangements politiques les plus divers. Les échanges économiques, qui ne sont rien d’autre qu’un échange matériel et social entre êtres vivants, se déroulent également dans ce monde.

4.

Un anticapitalisme naturel :l’échange comme réciprocité Renouer avec la réalité de la vie comme inspiration et source de perspicacité dans tous les domaines des sciences, tel est le projet de «  vivification éclairée  », de «  vitalisation  », de l’Enlivenment. Il s’agit de réincorporer et de se réintégrer à la réalité dynamique, poétique, vécue, spéculative et imaginative. La recherche de repères pour s’orienter dans cette réalité du vivant passe nécessairement par un processus de contagion et s’oppose donc à tout essentialisme. L’Enlivenment confère identité individuelle et collective en reconnaissant à la fois les nécessités biophysiques et la liberté poétique inscrite dans ces dernières. Cette conception de l’existence vivante comme une intégration dynamique et éclairée (enlivened integration) de la nécessité et de la liberté ne consiste pas à «  copier  » les lois supposément déterministes de la nature et à les appliquer à des questions d’éthique ou de culture. Au contraire, elle réaffirme ce qui apparaît comme une évidence, à savoir que les structures et les pratiques des sociétés humaines sont des créations d’êtres vivants dans un monde vivant. Pour maintenir notre lien avec ce monde vivant, nous devons en respecter les principes essentiels de fertilité et d’échange mutuel, qui structurent déjà le fonctionnement inconscient de nos corps, notamment notre métabolisme et nos émotions.

Suivre les principes de l’Enlivenment consiste à se déployer en tant que membre vivant d’un foyer animé et dynamique fait de flux d’énergie et de significations. Cela signifie recréer des relations de réciprocité honnêtes et fécondes. C’est aspirer à la liberté en reconnaissant la nécessité. Ce changement de perspective a des conséquences pour la science économique. Utilisée de manière appropriée et non réductionniste, la double métaphore de l’éco-nomie/logie peut ouvrir des brèches pour reconsidérer sous ce même angle l’ensemble des processus liés à l’entretien de foyers vivants, que ce soit sur le plan écologique ou sur celui des sociétés humaines. Contrairement aux tentatives de naturalisation de l’économie par des considérations biologiques (qui constituent l’essence du darwinisme social et du néolibéralisme), l’approche de l’Enlivenment consiste à se tourner vers les systèmes biologiques pour comprendre les schémas d’autoorganisation par défaut des flux de matières et d’informations dans leur dimension existentielle et prendre en compte la perspective intérieure des systèmes vivants qui se déploient. On réalise alors que les processus d’échange dans les sphères écologiques du vivant ne sont ni orientés vers l’efficacité, ni contrôlés par des forces externes qui priveraient les individus de toute puissance d’agir. Les sphères du vivant ne sont pas non plus dépourvues d’intentionnalité, de sens ou de soi ; elles forment un tissu de relations paradoxales et toujours incarnées entre des êtres indépendants qui se réalisent par des échanges matériels et émotionnels. Débarrasser la théorie économique de l’idée d’optimisation darwinienne et remplacer la notion de marché par celle de foyer de et avec la biosphère, ou foyer biosphérique, permet de voir plus clairement l’intérêt que nous aurions à soutenir des processus économiques qui renforcent le vivant. Cela permet également de voir que la nature a clairement une préférence pour une certaine approche de l’entretien de ce foyer, qui connaît actuellement un énorme regain d’intérêt : l’économie des communs 68.

Du point de vue de l’Enlivenment, la nature est une économie des communs, constituée de sujets qui en permanence nouent et négocient entre eux des relations qui ont un aspect matériel, mais qui sont aussi toujours porteuses de signification, de sens vécu et du sentiment d’appartenance à un lieu. Pour reprendre la définition en ouverture de l’introduction, une économie des communs est un foyer composé non pas d’utilisateurs qui disposent de ressources, mais d’agents incarnés qui assurent la fertilité du monde par la manière dont ils rejouent les relations génératrices primitives d’où émerge la vie.

L’économie de l’âge de pierre Il est intéressant de noter que les « économies » (entendues comme les moyens de se nourrir, de se loger et d’entretenir des relations avec l’environnement) des sociétés «  primitives  » et préhistoriques étaient pour l’essentiel des exemples parfaits d’économies de communs 69. Ce mode d’entretien du foyer, ou d’«  administration domestique  » (householding), peut ainsi être considéré comme le modèle par défaut suivi par les humains pour la répartition des biens matériels nécessaires à la vie. La «  participation active aux communs écologiques  » est ainsi la manière la plus appropriée de décrire l’activité économique dans les premières sociétés humaines. Cependant, il est trompeur de parler ici d’activité économique. Comme les premiers humains en leur temps, les peuples indigènes contemporains ne pensent en effet pas en termes d’économie, mais de fertilité : leurs activités ont pour objectif de maintenir le cosmos vivant pour pouvoir se procurer une partie de sa force vitale. Les peuples primitifs n’ont pas la mentalité économique. Ils ne recherchent ni la croissance ni une quelconque optimisation. Ils aspirent à respecter les règles assurant la fertilité, qui sont celles d’un développement sain des écosystèmes.

Ce constat vient bouleverser le récit dominant en histoire sur l’émergence des marchés, qui a tendance à attribuer aux humains une propension au commerce et à la négociation en réponse à une prétendue pénurie générale. Mais le troc ne constitue pas le comportement par défaut des humains, contrairement aux mythes sur l’origine de l’économie de marché dont ont été nourris les étudiants du monde entier pendant des décennies. Dans la plupart des sociétés primitives, les humains se considèrent avant tout comme des participants à un cosmos généreux qui leur fait des dons et auquel il faut rendre la pareille par réciprocité pour qu’il reste fécond. L’entretien du foyer par les humains s’est développé comme un métabolisme avec un monde prodigue qui ne demande qu’à être plus vivant. C’est là certainement la description la plus précise de ce que l’on appelle «  état de nature  ». C’est l’art d’être un élément fécond d’un écosystème. L’état de nature n’a rien à voir avec des humains en train d’échanger des biens matériels. Dans l’état de nature, il n’y a pas de séparation nette entre d’un côté les affaires humaines et de l’autre le reste du monde imaginé comme un ensemble d’objets, alors que c’est la condition préalable la plus importante de l’économie. Au lieu de cela, les humains sont acteurs d’un cosmos vivant fait de relations qui s’épanouissent lorsqu’elles sont reconnues et célébrées comme il se doit. De nombreuses cultures anciennes ne font même pas la différence entre « nature » et « culture », ou entre « animé » et «  inanimé  », qui sont organiquement intégrés dans une même vision du 70 monde . Elles ne différencient pas non plus les manières de se comporter avec les écosystèmes de celles qui concernent les relations humaines. Leurs modes de pensée et de perception intègrent une multitude d’acteurs qui sont continuellement enchevêtrés dans des interactions. Dans le cosmos indigène, tout est vivant et susceptible de s’engager dans des relations de réciprocité.

Les principes régissant les échanges sont très similaires dans les sociétés primitives, dans les économies de communs et dans les écosystèmes naturels. Dans les trois cas, des processus de transformation s’ajustent de manière dynamique en fonction de facteurs externes. On comprend ainsi pourquoi les pratiques culturelles des sociétés qui utilisent  des systèmes basés sur les communs sont souvent le reflet des  systèmes  d’échange cosmique des écosystèmes naturels. Les liens sociaux ont évolué pour devenir partie intégrante de l’écosystème. Dans la pensée occidentale, en revanche, cela fait plusieurs siècles que la nature est considérée comme l’altérité, domaine des forces insondables du monde, maléfiques et sauvages, contre lesquelles nous ne pouvons nous protéger qu’en imposant une «  couche  » disciplinée de civilisation institutionnelle 71. Pendant des millénaires, les sociétés humaines ont considéré la biosphère comme une économie basée sur les biens communs et ont traité leurs cultures internes, leurs ressources matérielles et leurs relations d’échanges immatériels comme les éléments d’un immense bien commun englobant tout. En vantant les vertus de la science objective, les cultures industrielles modernes font généralement preuve de condescendance à l’égard de ces économies dites « primitives » et de leurs « superstitions ». Mais qui fait réellement preuve de naïveté et d’étroitesse d’esprit  ? Les comportements observés dans ces sociétés reflètent une profonde compréhension du sens de la réalité écologique et existentielle. Ce sont les « modernes » qui ont perdu le sens des principes qui sous-tendent la vie. Nous devons aujourd’hui reconnaître que des éléments essentiels de la philosophie politique des Lumières, avec les idées d’état de nature et de contrat social, ont jeté les bases de la domination coloniale. Ces idées visaient à légitimer la délégation des pouvoirs, en partant d’une hypothèse tout simplement fausse sur la façon dont les humains organisent leurs relations entre eux et avec le cosmos. On retrouve là aussi la pétition de

principe qui précède le dualisme : les philosophes des Lumières sont partis de leur propre expérience historique pour imaginer une idée « neutre » de l’homme en dehors de toute relation sociale. L’image qu’ils ont peinte de l’état de nature chez les premiers humains est une projection des maux dont ils ont été les témoins dans leurs propres sociétés très hiérarchisées. Le postulat central était celui de l’absence de relations et de la séparation entre l’essence de l’humanité et les objets de la nature, qui devaient dès lors être dominés pour pouvoir être exploités de manière fructueuse. Ce qui, dans les universités, est encore enseigné aujourd’hui comme le fondement des théories politiques et démocratiques modernes, repose sur une idée fondamentalement fausse du cosmos. Celle-ci permet de soumettre certaines parties du monde pour légitimer l’existence d’une petite classe de dirigeants. La domination de la nature comme altérité et celle de l’idée que des humains sont ipso facto séparés du reste de l’univers ne font en fait qu’une. Le germe du totalitarisme se trouve ainsi dans la philosophie politique issue des Lumières. Pour l’essentiel, y compris même la théorie de la justice de John Rawls 72, elle a consisté à traiter de l’état indiscipliné d’une nature brutale qui doit être maîtrisée par le biais d’un contrat social. De ce point de vue, la philosophie des Lumières est en grande partie une théorie du colonialisme. La propension humaine à interagir avec les choses matérielles sur une base sociale, et pas seulement par le biais de relations de marché impersonnelles et fondées sur l’argent, est la caractéristique d’un commun. Mais c’est aussi une promesse en termes d’attitude envers le monde avec lequel nous sommes à la fois liés matériellement par notre métabolisme et attachés émotionnellement par une multitude de significations. L’économie des biens communs représente donc un espoir pour construire un avenir plus durable. Elle constitue la base d’une économie incarnée dans laquelle les êtres humains seraient étroitement intégrés au monde plus qu’humain. De nombreuses leçons peuvent être tirées du

réalisme écologique et psychologique inhérent à cette vision du monde. Une économie devrait procurer des sentiments d’appartenance, de lien et de participation. Car les acteurs humains font matériellement partie du monde auquel ils ont affaire, et leurs expériences individuelles du sens découlent de la manière dont leurs interactions matérielles sont organisées. Seule une économie intégrant les êtres non humains et la terre permettra de ne pas opposer processus d’échange matériels et relations humaines porteuses de sens.

Le cercle du don La nature, en tant que processus créatif de sujets incarnés en interaction, peut servir de modèle pour une conception économique des communs. Les structures de base et les principes du «  commoning naturel  » (natural commoning) (auto-organisation, dynamisme et créativité) sous-tendent l’évolution de la biosphère. Les principes d’auto-organisation à l’œuvre dans la nature peuvent servir de modèle pour un système économique basé sur les communs. Ils forment la base de l’ensemble des relations de transformation dans la  biosphère. Cependant, ils n’augurent pas d’une promesse d’harmonie figée, et n’opèrent que dans le compromis, ce qui ne constitue pas une promesse de salut, mais rend toujours l’imagination nécessaire, et possible.

Bioéconomie

Vie

Identités

Relations

Empirisme

Subjectivité empirique

Abstraction

Objectivité poétique

Informations

Sentiment

Extérieur ou intérieur

Extérieur comme intérieur

Séparation

Imagination

Contraintes

Besoins

Concours

Dons mutuels

Description

Participation

Troc

Transformation

Contrôle

Communs

Dualisme

Biopoétique

Les communs en tant que pratique de la réalité à la première personne Les principes qui guident cette productivité réciproque sont les suivants :

PRINCIPES GÉNÉRAUX, RÈGLES LOCALES Chaque morceau de terre vivante fonctionne selon les mêmes principes écologiques, mais chaque endroit est une réalisation individuelle unique de

ces derniers. La période de floraison est régie par des règles différentes dans une forêt tempérée et dans un désert aride. Chaque écosystème est la somme d’une multitude de règles, d’interactions et de flux de matière qui obéissent à des principes communs mais s’avèrent uniques en fonction du lieu. Les règles générales doivent donc être à chaque fois imaginées d’une manière différente.

INTER-ÊTRE Selon le naturaliste John Muir, le principe fondamental du monde vivant est que «  tout est lié à tout 73  ». Dans les communs écologiques, une multitude d’individus différents et d’espèces entretiennent des relations diverses (concurrence et coopération, partenariat et hostilité prédatrice, productivité et destruction). Toutes ces relations suivent cependant un principe général  : seul un comportement qui assure la productivité de l’ensemble de l’écosystème sur le long terme et ne perturbe pas sa capacité à se reproduire peut survivre et se développer. L’individu ne peut se réaliser que si le tout peut se réaliser. La liberté écologique obéit à cette nécessité fondamentale. Plus les liens sont profonds dans un système, plus il peut offrir de niches créatives à ses membres. De nouvelles espèces peuvent modifier l’équilibre d’un système existant et s’ouvrir des possibilités de croissance et d’innovation. Inversement, si leur «  milieu d’adaptation  » change pour une raison ou une autre, les individus d’une espèce peuvent aussi se retrouver avec de moins en moins de ressources et finir par s’éteindre à mesure qu’évolue la mosaïque des relations écologiques. Les espèces clé de voûte telles que les grands herbivores des prairies tempérées, par exemple, constituent un point d’ancrage pour l’équilibre de tout un milieu. Pour prospérer, les grands herbivores ont besoin des savanes qui, à leur tour, doivent être broutées pour rester des savanes.

NOUS SOMMES LES COMMUNS Les êtres vivants ne sont pas des « utilisateurs » des communs fournis par la nature. En fait, ils en font physiquement et relationnellement partie. Les communs nourrissent leurs participants qui les digèrent et les alimentent également en retour. L’existence de l’individu et les communs en tant que système sont mutuellement interdépendants. Ils ne peuvent être séparés, tout comme il est impossible de différencier le corps et le sens incarné, ou le geste et la signification qu’il véhicule. La qualité, la santé et la beauté d’un système de communs dépendent d’un équilibre précaire qui doit être négocié à chaque instant. Les organismes individuels ne peuvent avoir une trop grande autonomie sous peine de devenir des passagers clandestins et de déstabiliser les communs en surexploitant le système, à l’image de parasites comme l’étoile de mer qui ravage les récifs coralliens tropicaux. Du point de vue des communs, ce que nous appelons «  catastrophes écologiques  », et même sans doute les maladies, sont des manifestations du phénomène du passager clandestin, qui crée un déséquilibre des pouvoirs au sein d’un commun écologique, lorsqu’un de ses membres ou un groupe particulier d’entre eux ne participe plus aux mécanismes de réciprocité (comme c’est le cas aujourd’hui de la civilisation humaine prise dans son ensemble). Inversement, une liberté de manœuvre insuffisante dans ces mécanismes de réciprocité peut être tout aussi dommageable. Le système global ne doit pas imposer des contrôles excessivement stricts ou hostiles sous peine d’interférer avec les processus productifs du système (par exemple, une utilisation massive d’engrais ou de pesticides qui perturbent les processus naturels). Les animaux déplacés vers des régions éloignées et isolées comme les îles Galapagos peuvent modifier des écosystèmes entiers et écrire un nouveau chapitre de l’histoire biologique d’un territoire. Les caractéristiques climatiques et biogéographiques existantes et le potentiel évolutif des nouveaux arrivants se transforment mutuellement. On peut tirer une leçon simple de ces

constats  : l’individu ne peut être séparé du tout. Ils font tous deux partie d’un tableau plus vaste et « se spécifient mutuellement », selon les termes de Francisco Varela 74. Mais aucune des parties ne se dissout jamais dans l’autre.

LES RESSOURCES ONT UN SENS Tout au long de l’histoire naturelle, les écosystèmes ont développé de nombreux modèles d’équilibre dynamique, avec un raffinement et une beauté extraordinaires. Les formes et les créatures naturelles constituent des improvisations ingénieuses pour maintenir les équilibres délicats d’un système complexe. La beauté des choses vivantes vient de ce qu’elles incarnent des solutions dans le rapport entre les êtres individuels et les conditions générales de l’existence. Ce sont des déclinaisons de l’éternel paradoxe entre pleine autonomie et fusion totale, que tout être vivant se doit de mettre en tension. Dans la présence matérielle d’un organisme, cela se présente comme un «  geste de vitalité  ». Directement plausible pour nous autres êtres vivants, il ne peut cependant jamais complètement s’expliquer. Il passe par le partage de notre propre présence, par notre participation. C’est pourquoi la plupart des humains éprouvent un sentiment de connexion avec d’autres êtres vivants et d’appartenance au monde qui les entoure. En eux, le paradoxe de l’existence en tant qu’individu en connexion se résout de manière poétique et en même temps se présente comme un nouveau mystère. Non pas comme une réponse, mais comme une question qui oblige à chercher la bonne réponse.

RÉCIPROCITÉ Les systèmes qui se trouvent dans un équilibre dynamique sont sains, c’est-à-dire qu’à la fois ils génèrent de la nouveauté et s’autostabilisent.

Lorsque des perturbations ou des dommages causent plus de stress que ce que l’individu, la communauté ou l’espèce est capable de supporter, c’est la résilience de l’ensemble qui diminue. Le « niveau d’équilibre » n’est pas un seuil déterminé, mais plutôt une zone qui permet d’absorber ce que Varela et Maturana appellent une «  perturbation disruptive 75  ». Le niveau de tolérance au stress d’un système est difficile à diagnostiquer de manière objective et encore plus difficile à prévoir. Le stress doit être considéré non seulement comme un blocage objectif, mais aussi comme une crise de l’imagination  : comme quelque chose qui entrave la capacité à se transformer. Un stress qui dépasse la résilience structurelle du système a pour conséquence de rendre ce dernier incapable de produire un « surplus 76 de sens  » ; il ne peut plus faire ses dons à d’autres parties de l’écosystème, et il ne peut plus se transformer lui-même. Ainsi, la santé n’est pas l’harmonie, mais la capacité à développer des relations créatives. Nous oublions souvent cela lorsque nous définissons une maladie ou une perturbation. Nous avons tendance à confondre la manifestation extérieure de la santé et la dimension intérieure de la créativité productive, qui peut sembler plutôt chaotique de l’extérieur. La vitalité, en revanche, n’est pas chaotique. La santé ne signifie pas équilibre statique ou « homéostasie » ; c’est une négociation dynamique entre les éléments du système sur la mesure exacte dans laquelle ce dernier peut s’étirer pour faire face au stress. En réalité, un stress peut avoir une action de stimulation tant qu’il reste dans les limites des écotones (zones de transition entre deux systèmes). Audelà, les perturbations peuvent avoir un effet dévastateur pour l’ensemble et finir par le détruire. Au niveau du système dans son ensemble, la destruction conduit à un nouvel équilibre, dont les acteurs ne sont plus les mêmes.

PAS DE COPYRIGHT

Rien dans la nature ne peut être détenu ou contrôlé de façon exclusive ; il n’y existe aucun monopole. Tout est open source. La quintessence du règne organique n’est pas le gène égoïste mais le libre accès au code source de l’information génétique, utilisable par tous. Les gènes qui sont aujourd’hui brevetés par les sociétés de biotechnologie sont non rivaux et non exclusifs au sens biologique du terme. Ils ne peuvent être la propriété de quiconque. Les « super mauvaises herbes » issues de la culture à grande échelle de plantes génétiquement modifiées en sont la preuve. Elles sont la démonstration que les gènes brevetés ne se soumettent pas à la propriété. L’« information » biologique (qui est en fait la variation entre les différentes manières individualisées de participer aux échanges des écosystèmes) appartient à tous, comme la lumière du Soleil, l’eau ou la couche minérale de la Terre. Elle est abondante, et non rare. Si l’ADN a pu se ramifier en autant d’espèces, c’est uniquement parce que toutes sortes d’organismes peuvent utiliser son code, le bricoler et en tirer des combinaisons sensées et utiles. C’est également ainsi qu’Homo sapiens a vu le jour  : la nature bricolant du code open source. Environ vingt pour cent de notre génome est constitué de gènes viraux anciens qui ont été recyclés de manière créative.

ÉCHANGE DE DONS Comme il n’y a pas de propriété dans la nature, il n’y a pas de gaspillage. Tous les produits de décomposition sont littéralement des aliments pour les autres membres de la communauté écologique. À sa mort, chaque individu s’offre comme un cadeau dont d’autres peuvent se repaître, de la même manière qu’il a reçu le don du corps d’autres et de la lumière du soleil pour assurer son existence. On peut voir la mort comme la liberté de faire don de soi, le jour venu, à la communauté. Ce lien entre don et réception au sein des écosystèmes dans lesquels la mort est le préalable à un nouveau développement reste encore largement inexploré.

Autoréalisation écologique Une analyse approfondie de l’économie des écosystèmes permet de dégager des pistes puissantes pour imaginer de nouveaux types d’économies vivifiées, basées sur les communs. Les processus naturels, en tant qu’expressions de l’histoire naturelle de la liberté, peuvent orienter notre pensée sur comment transformer l’aspect matériel et incarné de notre existence en une culture du vivant. La théorie des communs que je présente ici se fonde sur les principes de la réciprocité. Elle permet d’intégrer la distinction entre «  matériel  » et «  social  » et entre «  fonctionnel  » et «  émotionnel  ». Toute pratique des communs est une description empirique de la réalité, qui se passe des dualismes classiques des Lumières (culture/nature, vivant/inerte,  etc.) car elle ne se place pas dans une perspective uniquement théorique. En ce sens, elle est «  posthumaine  »  : l’être humain n’est pas considéré comme le détenteur d’un pouvoir souverain, mais comme une position qui évolue dans un réseau de relations dans lequel toutes les actions ont d’une manière ou d’une autre des répercussions sur leur agent, ainsi que sur d’innombrables autres positions et nœuds, qui sont également actifs (qu’il s’agisse d’autres sujets humains, des chauves-souris, des champignons, des bactéries, des états émotionnels, des contagions ou des métaphores). Le terme communs peut nous aider à établir un lien conceptuel entre le monde organique (celui des êtres et des espèces qui se développent) et le domaine socioculturel (la  sphère des choses fabriquées par les humains à travers des systèmes, des discours et des pratiques symboliques) et à les rendre plus compatibles, voire à les mettre en synergie. Si nous considérons la nature comme un véritable bien commun primordial, cela nous aidera à développer une nouvelle compréhension de nous-mêmes, tant sur le plan biologique que social et politique.

Si la nature est effectivement un commun, la seule façon d’établir une relation stable et productive à long terme avec elle est de construire une économie basée sur les communs. Cela peut être la clé pour dépasser le dualisme classique humains/nature et aller vers des modèles respectueux et soutenables pour traiter les aspects « plus qu’humains » de la nature. L’autoréalisation d’Homo sapiens, décrit par Terrence Deacon comme l’«  espèce symbolique 77  », trouve ses meilleures conditions dans les communs simplement parce que cette culture (et donc tout système socioéconomique organisé selon ses principes) est la réalisation spécifique à l’espèce de notre propre version de l’existence naturelle, de l’être naturel en tant qu’individu en connexion. C’est notre interprétation culturelle individuelle de la réalité vivante. Une culture des communs n’est pas l’obéissance servile aux principes de la biosphère, mais leur interprétation libre et créative. Même si les réflexions qui nous ont conduits à ce point découlent d’une analyse poussée de la biologie, leur résultat a une portée qui va bien au-delà du seul cadre des phénomènes biologiques. En effet, le règne organique apparaît comme le paradigme de l’évolution de la liberté. Les principes naturels imposent certains paramètres nécessaires à la vie, mais ils sont non déterministes et laissent de significatifs espaces ouverts à la créativité et à la liberté.

La liberté par la nécessité À ce stade, il convient de soulever un paradoxe fondamental concernant le sens que nous donnons au mot liberté. La liberté telle qu’elle est conçue dans la perspective de l’Enlivenment est différente de celle promue par le néolibéralisme avec le «  libre marché  ». Cette dernière se définit comme une liberté par rapport aux nécessités qui peut être atteinte par la maîtrise

des risques, la satisfaction totale des besoins matériels et la réalisation sans entrave de soi. La liberté vivifiée de l’Enlivenment est une liberté par la nécessité. Elle est possible seulement en répondant aux inévitables contraintes d’une manière qui permet leur transformation par une pratique féconde. Le fait de faire face à des contraintes confère une autonomie à l’individu. Ou, plus précisément, l’individu se réalise en imaginant de manière unique comment faire face aux restrictions. Bien qu’il soit un agent indépendant, l’individu est entièrement dépendant du monde environnant des autres : il en dépend pour se nourrir, se loger et vivre en communauté. La liberté n’est possible que comme négociation des nécessités. Les psychanalystes français Miguel Benasayag et Gérard Schmit observent ce lien dans leur analyse du présent comme étant une époque de « passions tristes » (terme initialement utilisé par Spinoza pour décrire les états psychologiques autodestructeurs 78). Ils posent le diagnostic d’un malentendu fondamental dans notre culture sur ce qui caractérise la liberté. Pour en trouver la clé, ils remontent à Aristote pour qui un esclave est celui qui n’a pas d’attaches, qui n’a pas de chez-soi, qui peut être utilisé partout et à tout moment. Une personne libre, en revanche, a beaucoup de liens et de nombreuses obligations envers les autres et la polis dans laquelle elle vit. Un être vivant, lui aussi, n’est libre que par les relations  : les liens du métabolisme à la matière, l’affiliation de l’individu à l’espèce, l’attachement au partenaire et aux enfants, le lien entre le prédateur et la proie, qui cherche à fuir et se trouve donc constamment à la recherche d’espaces libres, matériellement et symboliquement. La liberté biologique présuppose donc toujours une négociation et c’est toujours une « liberté par et dans la relation ». Elle n’a pas grand-chose à voir avec l’idée de liberté totale de l’individu dans la logique du libre marché. Au contraire, l’oikos de la nature est le système naturel dont les contraintes limitent la liberté de l’individu, mais qui constitue en même temps la seule source d’où peut émerger l’autonomie.

Cela illustre parfaitement comment l’approche de l’Enlivenment peut enrichir la vision des Lumières, avec une idée vivifiée de la liberté qui ne renonce pas à la conception humaniste classique de l’autonomie (comme le font les approches strictement biologiques), mais limite plutôt son absoluité à une relativité incarnée, ou mieux encore, à une relationnalité. Aucune liberté individuelle ne saurait être complètement détachée du monde vivant, et toute revendication en ce sens constitue inévitablement une violation des nécessités de la vie incarnée, des besoins vitaux des êtres organiques. Du point de vue de l’Enlivenment, la liberté est un processus naturel. Elle est la contrepartie active des besoins essentiels au fonctionnement des corps dans les écosystèmes. C’est un processus d’imagination qui façonne les échanges dans leurs dimensions matérielles et émotionnelles dans les communs de la réalité écologique, qui incluent le physiologique, le social, l’émotionnel et le poétique. Le commun est toujours affaire d’entretien du foyer, et donc une économie, mais il est aussi toujours métabolisme de l’âme : métamorphose. L’idée des communs repose ainsi sur une compréhension fine de la liberté et de son rapport au tout  : l’individu dispose de nombreuses possibilités de réalisation de soi, mais les seules qui soient viables passent par l’épanouissement des systèmes relationnels et métaboliques auxquels il appartient. Le soi ne peut se développer que par le déploiement de l’autre, et inversement. Ainsi, le secret de tout lien d’amour se trouve dans les communs. Toute relation productive prend la forme de communs. Organiser une communauté entre humains et/ou agents non humains selon les principes des communs signifie augmenter la liberté individuelle en renforçant la liberté de la communauté. Les deux se développent ensemble et mutuellement l’une par l’autre, parce que l’expansion n’est possible que par une transformation mutuelle des deux.

Contrairement à ce que suppose notre culture dualiste, la réalité ne se divise pas entre d’un côté les substances matérielles constituées d’atomes et de molécules (régies par les principes déterministes de la biophysique) et d’autre part la culture/société non matérielle (qui a un caractère non déterministe et mental/sémiotique). En fait, les organismes vivants dépendent d’un équilibre précaire entre autonomie et relation à l’ensemble dans tous leurs aspects fonctionnels. L’évolution biologique est un processus créatif qui génère des règles permettant à l’ensemble de se développer grâce à l’autoréalisation de chacun de ses membres. Les règles varient en fonction du lieu et du temps, mais partout où il y a de la vie, elles sont bien présentes. On pourrait dire qu’elles constituent les structures de base de toute vitalité. Elles valent non seulement pour l’autopoïèse (l’autocréation des formes organiques), mais aussi pour des relations saines entre humains, pour la vitalité des écosystèmes ainsi que pour une économie en harmonie avec le foyer biosphérique. Ces règles forment les principes opérationnels des communs. Elles donnent aux participants aux communs (commoners) des orientations pratiques pour bâtir une nouvelle économie plus en harmonie avec les systèmes naturels  ; parce qu’elle limite les «  externalités  » qui nuisent au reste de l’écosystème et aux autres êtres humains, parce qu’elle génère de l’abondance pour l’ensemble, parce qu’elle offre une nouvelle vision du développement humain  ; et parce qu’elle favorise la vitalité des échanges sociaux et écologiques. Toute structure qui tend à fonctionner selon les principes des communs est confrontée à la double exigence d’assurer le bien-être de l’individu sans compromettre l’ensemble. Trouver un cadre universel qui garantit cette double exigence constitue la tâche qui incombe à la nouvelle culture en train de naître. Tout comme les Lumières classiques avait ouvert la voie d’une profonde libération, cette culture de l’Enlivenment qui renouerait avec le vivant est porteuse d’une émancipation d’un nouvel ordre. Mais celle-ci ne

se nourrit pas uniquement de la promesse d’une souveraineté totale du moi, elle est aussi poursuite d’un désir d’attachement. Avec ces « Lumières 2.0 », nul besoin de séparer la théorie de la pratique ; les deux peuvent être associées de manière constructive, nous laissant libres de bâtir ce qui peut l’être réellement et d’éviter de courir après des théories totalisantes et utopiques. Car l’utopie, c’est en fait tout ce qui promet d’apporter une solution univoque, tout ce qui s’engage à limiter le caractère « bariolé 79 » des choses de ce monde et tout ce qui prétend réduire la zone respective sur le gradient complexe entre la totalité et l’isolement à une univocité qui peut être manipulée, et vendue. L’utopie est donc précisément un instrument de servitude. Si l’on considère que toutes les choses (matière et geste poétique) sont liées à la fois entre elles et aux insondables histoires de toutes les autres, alors le socle fondateur du libre marché, l’acte de vendre, qui par la fiction de la valeur monétaire cherche à surmonter toute ambiguïté, est non seulement une faute morale, mais aussi une erreur métaphysique. Il cherche l’homogénéité là où règne une discontinuité qui ne doit pas être contrôlée pour pouvoir déployer son potentiel imaginatif, afin de nourrir les puissances de la vie et de l’âme. L’argent et le marché sont les instruments d’un dualisme normatif qui enferme d’abord notre âme, puis l’annihile, en essayant de confiner ce qui ne peut jamais être contrôlé parce que même les instruments de domination en sont faits  : la vie féconde, qui ne peut être contenue si elle ne dirige pas ses forces contre elle-même.

5.

Communs : inviter l’autre L’approche de l’Enlivenment n’est pas qu’une manière de réimaginer philosophiquement le monde de manière abstraite. C’est une réalité que l’on peut observer à de nombreux endroits sur la planète. On en retrouve les principes non seulement dans la biosphère vivante et dans certaines sociétés primitives, mais aussi dans une grande variété d’innovations sociales qui expérimentent une nouvelle forme d’économie. Centrée sur les personnes et le partage, cette économie pratique est intéressante car elle renforce la vitalité des participants. Cet effet peut être observé dans des contextes très divers, qu’il s’agisse de sociétés traditionnelles, de peuples indigènes, de la culture Internet, d’occupation de l’espace urbain ou encore de gestion des terres agricoles et de l’eau. Chaque fois, on retrouve un groupe de gens déterminés qui s’auto-organisent en communautés et font fi du modèle darwinien comme du modèle néolibéral en inventant des systèmes pour satisfaire leurs besoins avec leurs propres formes de gouvernance. Le fait que ces évolutions sociales très éclectiques et non coordonnées surgissent principalement des marges de l’économie conventionnelle n’a rien de surprenant. Elles constituent une réinvention en temps réel de l’économie et de la gouvernance par des communautés de pratique vivantes. Des tentatives d’analyse théorique ont été menées autour de l’émergence de ces initiatives, mais il apparaît clairement qu’elles suivent toutes plus ou

moins consciemment les principes de l’Enlivenment. Ces nouvelles formes d’économie pratique entremêlent intérêts de l’individu et de l’ensemble, ainsi que production et échange de signification et de matière. Elles intègrent le social et le naturel. Elles permettent de redécouvrir ce que c’est de produire du sens par l’action pratique. Le plus souvent, elles rejettent explicitement les rituels de l’économie dominante et la bureaucratie des États. Elles ont également tendance à remettre en cause la société de consommation et la logique du marché, et à considérer comme des vertus la participation, l’ouverture, la responsabilité et l’égalité. Dans cette économie basée sur les communs, les gens ne sont pas des « consommateurs » ou des «  producteurs  » remplissant leur rôle par l’achat et la vente de biens échangés sur le marché. Ce sont des commoners,  des participants aux communs qui prennent des initiatives, débattent, délibèrent et négocient entre eux sur la manière de satisfaire leurs besoins collectifs. Comme le marché a horreur des systèmes économiques alternatifs, qu’il considère comme une concurrence indésirable, les initiatives basées sur les communs tendent à se développer principalement en marge de l’économie traditionnelle et de la culture mainstream. Les communautés «  vivifiées  » (qui suivent les principes de l’Enlivenment) se développent souvent dans les milieux précaires du Sud, par exemple, où les faibles niveaux de revenus ne laissent guère d’autre choix aux gens que de concevoir des solutions hors du système de marché biolibéral pour satisfaire leurs besoins. Les anciennes pratiques délaissées de gestion en biens communs constituent souvent une alternative viable, sinon revitalisante, aux modèles impersonnels et prédateurs de l’économie de marché. Même si l’économie de marché a tendance à éclipser cette économie sociale méconnue, l’important rôle que jouent les systèmes basés sur les communs dans la satisfaction des besoins des personnes doit être souligné. Ce n’est que par le travail du soin (care) au sein des communs de la famille, qui n’apparaît dans aucun bilan financier, que les nouveaux membres de la

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population active peuvent être élevés et éduqués . On estime aussi à deux milliards le nombre de personnes dans le monde qui dépendent, pour leur subsistance quotidienne, des communs que sont les forêts, les zones de 81 pêche, l’eau, les terres agricoles, le gibier et d’autres ressources . On pourrait même dire que les conventions sociales, comme le fait de saluer régulièrement les autres ou les règles de politesse (par exemple, ne pas prendre la dernière part de gâteau), sont les principes rudimentaires des communs d’un monde partagé et co-élaboré, autour de choses qui n’appartiennent à personne et qui sont partagées par tout le monde 82. Des pans importants de l’industrie du logiciel et de l’informatique reposent sur des plates-formes logicielles open source dont le code est librement partageable et modifiable 83. Autour de ce principe s’est développée une culture mondiale complexe de biens communs numériques qui comprend, entre autres, Wikipédia, les sites web collaboratifs, les contenus sous licence Creative Commons, les revues scientifiques en libre accès ou les communautés de remixes musicaux et de mashups vidéo. On retrouve des communs dans une variété de disciplines scientifiques, institutions communautaires, espaces urbains ou activités sociales. Les systèmes de monnaies locales, ou encore le don de sang et d’organes, sont aussi basés sur les principes des communs. Malgré cela, les manuels d’économie les plus diffusés continuent d’ignorer cette alternative fonctionnelle aux marchés actuels. Comme l’a fait remarquer un observateur, la pensée dominante considère les communs comme «  un simple résidu institutionnel d’arrangements sociétaux qui, d’une certaine 84 manière, ne font pas partie de la modernité  ». Une raison évidente pour laquelle tant de communs persistent et prospèrent, même à l’ère de la modernité, est que ce sont de riches sources de satisfaction personnelle, sociale et même spirituelle, avec des processus qui tentent généralement d’aligner davantage les intérêts des individus et du tout. Les forces vives d’une économie basée sur les principes de

l’Enlivenment sont souvent invisibles aux yeux des économistes traditionnels parce qu’insaisissables par les indicateurs classiques de création de richesse, basés sur le droit de la propriété privée, les contrats juridiques et les échanges monétaires sur le marché. Mais d’énormes «  richesses  » sont néanmoins créées par le biais des communs  ; c’est simplement que la valeur générée n’est généralement pas monétisée ou normalisée dans le cadre juridique du droit de la propriété. L’attrait exercé par cette économie cachée n’a rien de surprenant. De plus en plus de gens perçoivent en effet instinctivement le caractère mortifère de l’économie dominante, alors que celle basée sur les communs (en encourageant notamment la participation, l’initiative personnelle et la solidarité) leur permet de se sentir à nouveau vivants. Le changement d’approche vis-à-vis de l’entretien de notre foyer physique et mental fait émerger une véritable économie dans laquelle la perspective subjective, vécue et expérientielle joue un rôle central. Les systèmes de communs qui prospèrent à notre époque en quête de sobriété ne sont pas seulement axés sur les besoins matériels des personnes au sens économique traditionnel (production, allocation et distribution des ressources par le biais des marchés), mais ils mettent également l’accent sur les besoins intérieurs des individus, leurs relations les uns avec les autres, ainsi que sur l’équité et l’égalité.

Échange de plénitude Une économie basée sur les principes de l’Enlivenment répond à une question fondamentale que les économistes classiques ignorent tout simplement du fait de l’étroitesse des hypothèses sous-tendant leurs discours, à savoir  : «  Comment l’économie peut-elle être conçue pour répondre à nos besoins et nous faire nous sentir plus vivants ? » On ne peut

en effet pas séparer les deux aspects de la question, qui pourrait être affinée en deux autres interrogations  : «  Quels sont nos besoins les plus importants  ?  » et «  Comment les besoins de chacun peuvent-ils être satisfaits  ?  » Ces questions ne sont pas seulement théoriques et philosophiques, mais de nature avant tout individuelle et concrète. Elles nous plongent dans le domaine des communs  – ou plus exactement, du commoning, ou « faire (en) commun ». Le terme anglais commoning désigne les pratiques qui visent à créer développer, maintenir et défendre des communs dans leur contexte spécifique 85. C’est le processus par lequel nous pouvons, au-delà des mécanismes de marché, appréhender empiriquement ce que sont les besoins et la manière dont ils peuvent être satisfaits. Le commoning participe d’une redéfinition même de ce que nous appelons communément l’« économie », considérée dans la pensée dominante comme une machine complexe actionnée par des automates humains (Homo economicus) qu’un clergé oint (les économistes) est chargé de surveiller et d’orienter. Ce régime dualiste inspiré des Lumières oppose les entreprises aux clients et l’État aux entreprises (et les entreprises aux humains). Il valorise la rationalité plutôt que la subjectivité, encourage la richesse matérielle plutôt que l’épanouissement humain et place les impératifs abstraits du système (croissance, accumulation de capital) avant les besoins humains. Par une reconfiguration des rôles, les communs font voler ces dualismes en éclats, de sorte que nous ne sommes plus simplement des producteurs ou des consommateurs mus par d’étroits intérêts économiques et matériels, mais bien les participants à des échanges métaboliques et symboliques, avec de multiples besoins matériels et sociaux, cherchant à avoir une vie qui fait sens. Les commoners sont conscients que leurs besoins de base et leurs moyens de subsistance sont inextricablement liés au lieu et à l’habitat où ils vivent, ainsi qu’à la Terre en tant qu’organisme vivant. Ils sont conscients que leurs besoins physiques (manger, boire, être en bonne santé) sont

entremêlés avec leur recherche de sens existentiel (le fait de mener une vie agréable et joyeuse et d’avoir des relations épanouissantes). Enfin, ils sont conscients que le commoning comme alternative pour satisfaire les besoins nécessite de mettre en place et de constamment redéfinir une multitude de relations, tant matérielles (métaboliques) que psychologiques (symboliques). Une structure économique n’est vivante que si elle satisfait à l’ensemble de ces dimensions, qui s’apparentent aux principes des communs, selon lesquels nos besoins sociaux et personnels se fondent avec les complexités écologiques de notre foyer commun que constitue la biosphère. Quelques exemples permettent d’illustrer ces idées. En Inde, lorsque les villageois partagent leurs semences et suivent les méthodes agricoles traditionnelles, ils intègrent leurs besoins alimentaires aux cycles naturels et aux particularités de l’écosystème local. Le contraste est net avec l’« économie » agricole et ses cours mondiaux, ses semences génétiquement modifiées, ses pesticides et engrais chimiques épandus sur de vastes étendues en monoculture, dont l’objectif est de monétiser la production agricole et maximiser le rendement du capital. Ce système très « rationnel » en apparence dans sa quête de l’efficacité structurelle s’avère en réalité paralysant parce qu’il tend à transformer les individus en esclaves aveugles de la machine économique mondiale. Il élimine les espaces où les humains peuvent exercer leur pouvoir d’agir et répondre à leurs besoins personnels et sociaux (les «  espaces vernaculaires  » dans lesquels les gens peuvent élaborer leurs propres règles, exprimer leurs valeurs et négocier les structures qu’ils jugent les plus appropriées pour répondre à des besoins particuliers). L’un des grands scandales de notre époque, trop peu dénoncé, est la façon dont les entreprises occidentales ont introduit les méthodes de l’agriculture industrielle dans les campagnes indiennes. Un grand nombre d’agriculteurs se sont lourdement endettés en devenant dépendants des semenciers, de la volatilité des marchés mondiaux et des méthodes de

l’agriculture industrielle. Plus de 300 000 paysans se sont suicidés en Inde depuis 1995 86. Les pratiques des communs suscitent beaucoup d’intérêt depuis quelque temps parce qu’elles constituent une contre-expérience directe et personnelle au vide proposé par celles du modèle économique dominant. Le biolibéralisme newtonien dualiste laisse en effet peu de place aux particularités locales, à la coutume, à la tradition et aux principes éthiques, qu’il considère comme sans pertinence et hors du cadre de l’économie au sens strict. Ainsi, le fonctionnement normal de l’«  économie  » prive les individus du sens, du sentiment d’appartenance et des engagements interpersonnels qui les définissent en tant qu’organismes vivants et conviviaux.

BUEN VIVIR Dans la plupart des régions du monde, les intérêts des entreprises et des nations se rejoignent. Toutes cherchent à maximiser leur avantage économique en éliminant ce qui pourrait faire obstacle à cet objectif. Le «  développement économique  » est assimilé au développement humain. Cependant, le plus souvent, la richesse économique se concentre dans les mains d’une petite élite d’investisseurs et le développement humain est en fait un sous-produit secondaire et occasionnel. Parallèlement, tout ce qui donne du sens à la vie et procure du bien-être, comme les entreprises à taille humaine, les traditions et la stabilité de la communauté, la beauté de l’environnement, les échanges sociaux et le sentiment d’appartenance, se trouve balayé de côté. Les projets de communs et les politiques soutenant ce faire en commun ont pour objectif une activité économique saine et pleine de vitalité, qui prend en compte les intérêts communs de tous tout en répondant aux

besoins humains les plus profonds et en respectant l’intégrité de l’environnement naturel. L’Équateur et la Bolivie ont montré leur volonté d’aller dans ce sens en inscrivant dans leur Constitution la protection du buen vivir, concept issu des traditions des peuples indigènes qui, selon l’écrivain bolivien Gustavo Soto Santiesteban, vise à « faire voir et entendre des aspects de la réalité qui sont passés sous silence par le modèle actuel. Il s’agit d’une proposition qui s’inscrit dans une perspective radicale et spirituelle de l’écologie, logiquement incompatible avec le développement et l’industrialisation  ». Pour Soto, le buen vivir «  recouvre plusieurs significations qui se manifestent dans la vie de la communauté  : le fait que les animaux, les humains et les végétaux vivent ensemble  ; la vie avec la Pachamama (“Terre mère” – l’eau, les montagnes, la biosphère) et enfin, la vie avec la communauté des ancêtres (w’aka). C’est une pratique communautaire qui trouve son expression organisée dans l’espace agricole rural où dominent les relations de réciprocité. Il est évident que ces énonciations sont faites à partir des communs, de la communauté, à la première personne du pluriel, et non à partir du “moi”, de l’individu. Au sens strict, l’“individu” sans 87 communauté est démuni, orphelin, partiel  ». Le buen vivir vise clairement à cultiver des sentiments auxquels nous aspirons tous, tels que celui de se sentir chez soi dans une communauté, un village ou une petite ville où les gens se connaissent presque tous. Surmonter l’aliénation et l’anonymat est probablement le point le plus important pour concevoir en commun des projets économiques soutenables. Ces aspirations sont souvent associées aux sociétés prémodernes et préindustrielles, mais en fait, l’Enlivenment est un « ingrédient magique  » pour la revitalisation économique, même dans les pays industrialisés comme l’Allemagne. Une étude récente du ministère fédéral allemand de la Construction et des Infrastructures 88 a évalué la réussite des projets de développement économique lancés dans les zones rurales dépeuplées et en

déclin de l’est du pays. Il en ressort que les seuls projets véritablement florissants sont ceux qui permettent aux participants d’établir des relations étroites avec leur communauté et de ressentir une satisfaction personnelle. Le redressement économique exige une politique de revitalisation. Les deux sont complémentaires. Selon les conclusions du rapport, les clés de la réussite d’un projet de revitalisation économique sont de (1) s’appuyer sur les atouts naturels de l’environnement tout en protégeant leur valeur  ; (2) favoriser les contacts sociaux, organiser collectivement la mobilité et la prise en charge des services du quotidien (écoles, cafés, épiceries, boulangeries, etc.) ; et (3) promouvoir la participation et l’innovation depuis la base vers le sommet (par exemple en supprimant les contraintes externes qui pourraient empêcher une municipalité de décider elle-même des changements à effectuer et des dépenses à engager). Dans les espaces qui ne sont plus exploitables par l’économie de marché, les principes de l’économie du partage et des communs représentent le seul modèle productif. Elinor Ostrom, qui a reçu le prix Nobel d’économie en  2009 pour ses décennies de théorisation et d’étude sur le terrain des biens communs, a regardé comment les pêcheurs de homard des côtes du Maine, les agriculteurs des terres communales d’Éthiopie, les exploitants de caoutchouc d’Amazonie et les pêcheurs des Philippines géraient leurs ressources communes de manière durable sans les surexploiter. Elle a découvert qu’il est essentiel pour cela qu’un niveau de liberté maximal soit garanti au niveau local. Les décideurs politiques doivent donner aux acteurs non seulement la possibilité d’établir des relations entre eux et avec leur environnement local, mais aussi la liberté d’être créatifs et responsables. La liberté au niveau local est nécessaire pour assurer la cohésion du tout. Cette constatation empirique se retrouve dans le paradigme de l’Enlivenment, qui en appelle à des principes généraux mais à des règles locales, et à un équilibre entre l’individualité et le tout (inter-être).

La liberté au niveau local est aussi un des avantages les plus cités concernant les marchés, en ce qu’elle permettrait de libérer les énergies de manière décentralisée. Mais elle est la plupart du temps compromise par la concentration structurelle des marchés, les grandes entreprises et les oligopoles étouffant la participation et l’innovation locales, comme cela a été observé à maintes reprises 89. Les grands acteurs du marché se font un devoir d’ériger autant de barrières à la concurrence que la loi le permet. Dans tous les cas, les marchés sont conçus pour maximiser les bénéfices privés et pour «  externaliser les coûts  » (les faire supporter par d’autres personnes et par l’environnement). À l’inverse, les communs ne sont nullement soumis à un impératif de maximisation de la production économique ou de privatisation des profits. En l’absence d’impératif structurel à acquérir ou accumuler de la richesse, et ayant tout intérêt à préserver la durabilité et la santé de leur écosystème local, les commoners sont plus enclins à se soutenir et à se prodiguer mutuellement des conseils.

L’économie aux pieds nus Contrairement à l’économie de marché, celle des communs ne consiste pas seulement à produire et à distribuer des ressources, mais également à construire des relations significatives avec un lieu, avec la Terre et les uns avec les autres. C’est là que réside le puissant potentiel caché que représentent les communs en matière de changement. Les économistes sont peu susceptibles de voir ou de comprendre ces « forces invisibles » car leur vecteur d’analyse est la théorie « rationnelle » des jeux et du comportement d’automates programmés par leurs gènes égoïstes. Les aspects sociaux, moraux et spirituels de l’existence humaine n’ont pas vraiment leur place dans l’économie classique. Pourtant, ce sont précisément eux qui lient ensemble les communs et qui leur permettent de s’imposer comme

paradigme durable, efficace, socialement et écologiquement constructif pour la satisfaction des besoins. Pour Donella Meadows, qui a consacré la fin de sa vie à identifier les leviers cachés permettant d’influencer des systèmes en apparence impossibles à réformer, ces éléments qui procurent sens et vitalité sont des facteurs extrêmement puissants pour un véritable changement, trop souvent 90 négligés . La pensée économique actuellement dominante a peu de chances d’aboutir à des solutions durables, car elle rechigne à reconnaître tout rôle significatif à l’auto-organisation et aux questions de sens dans les décisions en matière socio-économique. L’objectif est toujours le même et toujours connu d’avance : une croissance économique sans entrave. Par conséquent, même ceux qui cherchent désespérément à changer les choses négligent généralement des solutions tout à fait viables et ne parviennent pas à susciter un changement systémique parce qu’ils sont enfermés dans une vision réductrice du monde. Les vraies solutions n’émergeront pas tant que les agents ne modifieront pas d’abord leur façon de voir les choses. L’Enlivenment peut servir de levier pour le changement car cela ouvre la possibilité pour les commoners de faire quelque chose de complètement «  fou  », à savoir engager un processus que n’autorise absolument pas un modèle centralisé piloté par des experts, mais qui fait néanmoins totalement sens sur le plan humain pour les gens sur le terrain, qui tirent d’immenses satisfactions personnelles du respect de leurs intuitions, de leurs sentiments et des connaissances qu’ils peuvent avoir. C’est un scénario de ce type que l’on retrouve à l’origine du mouvement des logiciels libres et de l’open source dans les années 1990  : des développeurs informatiques ont commencé à identifier et à résoudre des problèmes de codage que les sociétés de logiciels avaient délaissés parce que jugés insignifiants, trop ambitieux ou simplement peu susceptibles de rapporter de l’argent. Avant de pouvoir fournir certains biens ou services, les entreprises doivent généralement faire de sérieux investissements dont

elles peuvent anticiper des retours sur investissement importants. Elles ont tendance pour cela à éviter les initiatives « risquées » ou « spéculatives ». Les hackers, qui opèrent en communautés de pratiques partagées, pouvaient quant à eux travailler sur toutes sortes de problèmes importants mais considérés comme ne rentrant pas dans le cadre de l’action « rationnelle » du marché. En relevant à loisir les défis techniques, ils ont déclenché des collaborations sociales en cascade qui ont abouti à la conception de programmes informatiques à la fois utiles et robustes. Cela se fait sans les rôles classiques de producteur et de consommateur, et les programmes conçus ne sont pas des «  produits  ». Tout le monde agit en tant qu’«  intendant  » de la ressource, qui est elle-même plus un élément de la communauté proprement dite qu’un «  autre  » distinct et objectif. Cette approche qui gomme les frontières entre «  ressource  », «  système  » et « consommateurs » suit les principes de l’Enlivenment. Les communs sont un tout unique, qui se déploie grâce aux initiatives d’une foule d’agents matériellement incarnés. C’est ce type de dynamique qui est à l’œuvre dans la participation de l’espèce humaine à la prodigalité de la nature. D’innombrables commoners sont engagés dans des relations d’intendance avec les rivières, les pêcheries, le gibier, les forêts, les terres agricoles et les autres ressources situées dans leur environnement proche. Le poète/agriculteur Wendell Berry souligne la différence entre cet ethos et celui de la culture de marché  : «  Nous connaissons suffisamment notre propre histoire pour savoir aujourd’hui que les gens exploitent ce dont ils ont seulement conclu qu’il avait de la valeur, 91 mais qu’ils défendent ce qu’ils aiment . » Le fait de cultiver des relations avec le monde plus qu’humain et les uns avec les autres commence à créer, comme par enchantement, de nouveaux et mystérieux leviers pour transformer les systèmes dans des directions plus soutenables. Mais cela ne sera possible que si nous apprenons à nous appuyer sur nos sens incarnés dans nos corps et à communier avec les autres êtres humains.

Il s’avère que les projets véritablement durables sur le long terme sont toujours ceux qui satisfont leurs participants de plusieurs manières. Ce sont des projets qui comblent un éventail de besoins humains plus riche que les simples intérêts matériels et utilitaires apparents de l’Homo economicus 92. La matrice des besoins humains imaginée par l’économiste chilien Manfred Max-Neef pour soutenir son concept d’économie aux pieds nus permet de mieux comprendre ces besoins et leur caractère essentiel. L’objectif de Max-Neef était de concevoir des modèles économiques capables de répondre aux besoins réels des populations pauvres du Sud, les grands perdants du système capitaliste 93. Son travail revient à l’établissement d’une nouvelle science de la première personne (ou dans ce cas, une économie de la première personne) car il identifie les besoins humains incarnés qui peuvent être objectivés et mis en relation de manière pertinente les uns avec les autres. L’objectif de Max-Neef était de prendre en compte les besoins humains dans une théorie économique, comme le font les communs en termes non économiques.

Besoin

Être (qualités)

Avoir (choses)

Faire (actions)

Interagir (cadres)

se nourrir, se vêtir, se reposer, travailler

environnement du lieu de vie, conditions sociales

Subsistance

santé physique et mentale

nourriture, logement, travail

Protection

soin, adaptabilité, autonomie

sécurité sociale, systèmes de santé, travail

coopérer, faire des projets, prendre soin d’autrui, aider

environnement social, logement

Affection

respect, sens de l’humour, générosité, sensualité

amitiés, famille, relations avec la nature

partager, prendre soin d’autrui, exprimer des émotions

intimité, espaces intimes d’unité

Compréhension

capacité critique, curiosité, intuition

littérature, enseignants, politiques, éducation

analyser, étudier, méditer, investiguer,

écoles, familles, universités, communautés

Participation

réceptivité, dévouement, sens de l’humour

responsabilité s, devoirs, travail, droits

coopérer, s’opposer, exprimer des opinions

associations, partis, églises, relations de voisinage

jeux, fêtes, paix intérieure

pouvoir rêver, se souvenir, se détendre, s’amuser

paysages, espaces d’intimité, lieux où on peut être seul

Création

imagination, audace, inventivité, curiosité

aptitudes, qualifications, travail, techniques

inventer, construire, concevoir, travailler, composer, jouer

espaces d’expression, ateliers, publics

Identité

sentiment

langue,

apprendre

Loisirs

imagination, tranquillité, spontanéité

de

à

lieux

d’appartenance , estime de soi, cohérence

Liberté

autonomie, passion, estime de soi, ouverture d’esprit

religions, travail, coutumes, valeurs, normes

égalité droits

se connaître soi-même, grandir, s’engager

de

s’opposer, choisir, prendre des risques, développer une prise de conscience

d’appartenance, cadre quotidien

n’importe où

La matrice des besoins humains 94

Max-Neef a explicitement conçu sa matrice des besoins humains comme une théorie économique fondamentale. Il a eu l’idée brillante de prendre au mot l’économie, qui se définit comme la science des moyens permettant de fournir et de distribuer ce qui est nécessaire pour satisfaire les besoins humains. Mais quels sont ces besoins ? Le cadre économique défini par Max-Neef couvre un éventail de besoins beaucoup plus large et plus riche que ce qu’envisage le biolibéralisme, qui écarte explicitement toute évaluation de fond des besoins et réduit tout à la seule mesure de l’utilité. Dans le modèle darwinien-néolibéral de l’économie, un être humain (comme une entreprise) est essentiellement une machine, programmée pour gagner et tuer, dans sa stratégie pour survivre et prospérer. Cet objectif programmé n’est pas un besoin. En effet, un besoin peut être interprété, négocié, reporté ou transformé en fonction d’autres «  acteurs  », ce qui constitue précisément la liberté dans la nécessité de l’Enlivenment. L’objectif de tuer, de gagner absolument et de toujours se comporter de manière à réussir à être meilleur que les autres (ce que l’on

appelle aussi « agir dans son propre intérêt ») est atteignable non pas par un comportement d’être vivant, mais de machine programmée de manière linéaire, même si la programmation proprement dite est constituée d’une multitude d’algorithmes sous-jacents mutuellement réflexifs et de cascades cybernétiques. Le comportement d’une machine ne varie pas en fonction d’un changement de ses états internes, des variations de l’environnement ou de l’évolution des objectifs d’autres acteurs. C’est la raison pour laquelle on qualifie de troubles de la personnalité les comportements humains, comme le narcissisme, qui consistent à s’accrocher mécaniquement à un certain objectif ou à une certaine vision du monde sans qu’ils puissent faire l’objet d’une réflexion. C’est même leur caractéristique principale : les troubles de la personnalité provoquent un comportement répétitif et machinal sur lequel il est impossible d’influer. On pourrait ainsi dire du biolibéralisme qu’il induit un trouble narcissique de la société. L’idée de Max-Neef d’une économie aux pieds nus introduit les nouvelles dimensions empiriques du besoin, du sens et de l’émotion dans le raisonnement économique d’une manière simple et non ésotérique. Ces catégories analytiques rendent intelligibles certaines dimensions réelles du besoin humain qui devraient influencer notre compréhension de l’économie émergente basée sur les communs.

Jardinage urbain Depuis une quinzaine d’années, les grandes villes occidentales voient fleurir un nombre croissant de jardins partagés et d’initiatives autour de l’agriculture urbaine. Le jardinage en ville est un exemple parfait d’activité qui permet à la fois d’obtenir des avantages objectifs et d’éprouver un plaisir subjectif (voire d’avoir le sentiment de «  faire quelque chose de cool ») 95. Les jardins urbains sont reconnus pour le rôle positif qu’ils jouent

en matière de santé, de communication et d’intégration culturelle. Non seulement les gens font pousser des légumes de qualité dans les jardins, mais ils inventent aussi une nouvelle façon d’habiter la ville, contre l’emprise des promoteurs immobiliers, des automobiles, du béton et des règlements administratifs. Ils réaffirment ainsi que la ville appartient à tous. Les jardins partagés sont des espaces physiques concrets où les gens peuvent se forger de nouvelles identités et gagner en autonomie sur leur vie et leur alimentation par la coopération et le partage. Les participants sont des sujets faisant des expériences qui, à leur tour, génèrent des connaissances forgées par la pratique. Le jardinage en ville peut en partie être un moyen d’assurer ses moyens de subsistance, mais c’est aussi une activité dans laquelle on apprend le « geste du vivant » et, pour reprendre 96 les mots de Gregory Bateson, le « modèle qui relie  », parce que le jardin est un endroit où nous entrons en contact avec nous-mêmes, avec les autres et en général avec tout ce qui est vivant. Le philosophe spécialiste des communs David Bollier écrit : « De plus en plus de gens commencent à réaliser que les espaces publics tels que les parcs, les jardins communautaires, les marchés paysans et les festivals sont également des éléments importants pour la santé économique et sociale d’une communauté. On commence à se rendre compte que les infrastructures basées sur des communs, comme l’accès sans fil à l’Internet, sont un excellent moyen d’utiliser une ressource publique, les ondes, pour permettre aux gens de communiquer les uns avec les autres […]. Le mouvement émergent des communs offre des bienfaits que les entreprises ne peuvent pas fournir, comme des écosystèmes sains, la sécurité économique, des communautés plus fortes et une culture de la participation 97. » En gardant à l’esprit l’idée de Bateson selon laquelle les structures vivantes sont l’expression du « modèle qui relie », il est intéressant de voir les jardins urbains et autres innovations basées sur les communs comme une

sorte de «  langage de modèle  ». L’idée derrière ce terme, introduit par l’architecte et artiste Christopher Alexander, est que la réalité vivante suit toujours un langage de modèle exprimant des besoins existentiels incarnés qui se concentrent dans des «  centres de vie  ». Tout ce qui renforce la vitalité est organisé en modèles significatifs que nous pouvons facilement discerner et qui nous apportent de la satisfaction, pour la simple raison que 98 nous sommes également vivants . Alexander soutient qu’il s’agit également d’un principe fondamental dans les arts et dans la nature ellemême. Alexander ajoute que toute conception à laquelle on veut donner une dimension vivante (de l’architecture aux structures politiques en passant par l’urbanisme) devrait essayer d’identifier et d’incarner le langage des modèles existentiels-esthétiques. Ces modèles émergent pendant que les êtres vivants expérimentent et consolident leurs connaissances sur ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, ce qui est agréable et plein de vie et ce qui ne l’est pas. Le monde est traversé par des langages de modèle qui incarnent et expriment les communs sensibles du monde, selon Alexander. Il dresse plus ou moins une liste des principes sous-jacents des communs, proposant par exemple d’« organiser la planète comme une communauté de régions indépendantes 99 ». L’identification de modèles pour une vitalité qui fait sens abolit la séparation entre théorie et pratique, car le « plan » théorique doit toujours être vécu et ressenti pour voir sa pertinence reconnue. Les échanges qui ont lieu dans le cadre du commoning ne peuvent pas être entièrement théorisés, car une grande partie de leur fonctionnement découle de l’énergie contagieuse et du sentiment de vitalité que l’on éprouve dans la pratique. Cela va dans le sens de ma proposition de développer une science de la première personne qui intègre à la fois la subjectivité empirique et l’objectivité poétique, comme décrit plus tôt.

Le faire commun (commoning) suit certains modèles d’enchevêtrement entre les agents humains et leurs milieux qui sont source de vitalité pour les uns comme pour les autres, en répondant à leurs besoins matériels et intérieurs. Satisfaction des besoins, cohésion de la communauté, plaisir esthétique et joie  : on retrouve dans les communs les éléments de base universels pour une culture de la vitalité.

Le jeu de la vie Les exemples présentés plus tôt montrent que l’évolution depuis une économie néolibérale néodarwinienne vers un monde de bonne intendance du foyer biosphérique ne relève pas du rêve utopique 100. Elle est déjà en cours à travers de nombreuses initiatives militantes et propositions 101 politiques, qui font l’objet d’une littérature académique florissante . La plupart de ces initiatives partagent comme objectif la conception de forums d’échanges humains qui impliquent de nouvelles façons, plus pleinement humaines, pour les gens d’entrer en relation les uns avec les autres et avec le monde plus qu’humain. Il s’agit de susciter des contextes plus favorables à la sensibilité humaine, afin que les êtres humains puissent devenir des participants productifs aux cycles nourriciers de la biosphère, et ne pas être de simples spectateurs ou exploiteurs (c’est-à-dire producteurs ou consommateurs). Devenir un participant actif à la biosphère ne veut pas dire obéir servilement à toutes ses lois, mais exercer sa liberté dans le cadre des nécessités existentielles et écologiques. Pour le philosophe et poète allemand Friedrich Schiller, le paradoxe existant dans notre volonté de satisfaire à la fois notre besoin d’attachement et notre désir d’autonomie représentait le summum de la culture. Via son concept d’éducation esthétique, Schiller exprimait la conviction que la négociation de ce paradoxe était une condition indispensable pour vivre une

vie digne de ce nom et pleine de sens, une vie qui réalise son potentiel et en même temps dévoile la vitalité d’un tout plus vaste, et qui, en ce sens, est esthétique ou poétique. Pour résoudre ce paradoxe, Schiller ne choisit pas la solution retenue un peu plus tard dans l’histoire par Hegel (et  dans son sillage, par Marx et Engels), à savoir la dissolution des contradictions dans une «  synthèse d’ordre supérieur  ». Hegel et ses disciples aspiraient à concrétiser un prétendu esprit du monde et à réaliser une société sans classes dans laquelle toute souffrance humaine pourrait toujours être imputée à une mauvaise dialectique. Schiller, cependant, décida de rester proche de la pratique des vivants, et en particulier des leçons profondes apprises dans la petite enfance. Pour Schiller, l’enchevêtrement entre l’autonomie individuelle et les nécessités plus larges ne pouvait être accompli que par le jeu. Celui-ci procède du libre choix d’une personne quant à comment faire ce qui est nécessaire. Pour Schiller, nous ne sommes pleinement humains que lorsque nous jouons. Nous ne sommes naturels que lorsque nous jouons, pourrionsnous ajouter 102. Il n’est pas tout à fait fantaisiste de suggérer que la mise en œuvre d’une économie vitalisée n’équivaut à rien de moins que la mise en œuvre d’une vie riche et ludique. Cette vision, l’attrait et la satisfaction profonde que procure le fait de jouer sérieusement, est peut-être la force créative la plus puissante qui nous aidera à faire face aux réalités de notre temps. En ce sens, la phrase du fondateur du mouvement des villes en transition, Rob Hopkins, semble tout à fait adaptée à la pratique poétique de l’Enlivenment  : «  Si ce n’est pas marrant, c’est que vous ne le faites pas bien » (« If it’s not fun, you’re not doing it right 103 »).

6.

Objectivité poétique : être pleinement vivant Depuis environ quatre cents ans, la science s’appuie sur la pensée rationnelle et des mesures techniques pour établir son «  objectivité  ». La méthode empirique introduite par le philosophe britannique Francis Bacon avait eu raison des spéculations de la scolastique, même si l’empirisme conservait sa méthode discursive de communication par les arguments. Mais il manque quelque chose à cette « science objective », car elle échoue à tenir compte de la réalité subjective des moi incarnés. Pour gagner en fiabilité et en perspicacité, la science doit aller plus loin et intégrer le partage d’expériences vécues par des êtres incarnés dans sa méthodologie. Tout en continuant à s’appuyer sur des méthodes « objectives » d’observation empirique et de raisonnement intellectuel à la troisième personne, elle doit aussi prendre en compte la dimension irréductible de la signification subjective comme un élément fondamental. La pensée scientifique doit développer un discours à la première personne de ses objets à travers ses sujets. La science doit intégrer l’objectivité poétique. Cela peut sembler contradictoire en premier lieu. Comment la science pourrait-elle être en effet à la fois objective et subjective ? Mais, en réalité, il est possible de développer l’expérience subjective de manière systématique. Débarrassés des conventions, des préjugés et du jargon, nous

pouvons exercer notre empirisme et notre communication pour accéder à ces parties de nous-mêmes et des autres qui permettent d’étudier et de rendre compte du moi vivant. Le langage poétique nous permet d’exprimer notre relation avec le monde et les uns avec les autres. Pour développer une pratique scientifique qui tire son objectivité de sa validité universelle pour tous les êtres vivants, nous devons revaloriser et enrichir notre expérience subjective. Il faut pour cela en finir avec un enfermement mental vieux de plusieurs siècles. Nous devons ouvrir les yeux sur l’anesthésie qui engourdit la vie des humains dès leur plus jeune âge, renforcée par des systèmes éducatifs toujours fondés sur l’idéal de science empirique et rationnelle formulé par Bacon au début du XVIIe siècle. Il est essentiel que nous regagnions notre droit fondamental à l’expression de nos propres sentiments dans les relations que nous entretenons pour l’entretien du foyer et dans la perception que nous avons de nous-mêmes. Selon la perspective dualiste, nous ne pouvons pas nous connaître nous-mêmes car l’esprit et l’expérience sont sans rapport avec la matière, dont nous sommes faits. Dans ces conditions, la proposition faite ici peut apparaître comme une promesse limitée. Mais si nous partons du constat que l’expérience du fait d’être vivant est le dénominateur commun de tous les moi incarnés, depuis les cellules individuelles, si nous admettons que cette expérience n’est pas inaccessible à l’esprit mais en constitue plutôt le fondement, alors une connexion plus profonde semble tout à fait possible. Il suffit de modifier notre point de vue : la « base de l’être », c’està-dire le fait partagé d’être un vivant dans un cosmos fertile, n’est pas une énigme insondable, un tabou de la pensée, mais la condition même de la communication. Le fait que de nombreux êtres humains ne puissent pas comprendre 104 leurs propres besoins au niveau émotionnel constitue un énorme obstacle . Pourtant, les besoins ne sont rien d’autre que des manifestations, spécifiques à l’espèce, de ce qu’il nous faut pour nous épanouir en tant

qu’organismes, en tant que sujets-agissant-en-relation productifs. Ils sont distincts selon les individus, mais communs à tous. Nous désirons tous. Nous avons tous besoin d’affiliation, de nourriture, d’abri, de santé et de liberté de choix, non seulement en tant qu’humains, mais aussi en tant qu’animaux et en tant qu’êtres. Ces besoins ne signifient rien d’autre que le fait que nous sommes vivants. Les besoins existentiels se manifestent dans les sentiments. Les sentiments ne peuvent être mis de côté car ils sont bien réels. Ils ne disparaissent pas. On ne peut que les enfermer. Si on les enferme, ils deviennent toxiques. La douleur liée au refoulement de sa propre vérité intime légitime inconsciemment l’assujettissement des autres. Ce dilemme est peut-être la cause la plus profonde de notre incapacité à transformer nos sociétés en cultures plus fertiles basées sur la réciprocité. Le détachement de la réalité qui découle de la méconnaissance des besoins réels peut être observé à plusieurs niveaux  : il agit au niveau de la santé mentale individuelle, entraînant de la souffrance dans les relations entre conjoints et entre parents et enfant, mais il a également un impact à plus grande échelle sur notre société et notre relation avec le monde non humain. Nous répercutons la douleur liée à l’enfermement de notre âme sur les autres êtres qui n’en souffrent pas, et qui s’accrochent naïvement au prodige de simplement être ce qu’ils sont. Nous devons donc absolument revoir la place que nous accordons à la sensibilité. Si nous voulons véritablement promouvoir une culture du vivant, nous devons redonner une place centrale au sensible, car il est notre lien avec le reste du monde. Nous ne partageons pas avec les autres êtres notre façon de raisonner, mais nous partageons tous la façon dont nous sentons. Nous sommes tous des êtres vulnérables qui connaissons la dureté de la douleur et la douceur d’un moi qui s’épanouit. Revaloriser le sensible en tant qu’instrument de connaissance constitue une tâche extraordinaire, car notre civilisation s’accorde depuis des siècles à dire que les sentiments

n’ont rien à faire dans les questions sérieuses concernant la réalité. Ce faisant, nous avons renoncé à notre instrument de perception le plus fiable. (Res)sentir est un véritable savoir non verbal. Cela permet de se situer au-delà de la polarité des choses, entre simple matière et signification pure. C’est pour nous la manière de percevoir, de la façon la plus objective, ce qui est en train de se passer. Mais pour vraiment croire en cette objectivité, nous devons accepter l’hypothèse de base de l’Enlivenment, le fait que ce monde n’est pas une collection de choses mortes dont certaines (les humains et les chiens de compagnie, par exemple) sont, pour une raison mystérieuse, dotées d’une conscience, mais que notre réalité est un vaste espace poétique : une unité qui aspire à se déployer et à se connaître ellemême par la fission et la diversion. Pour commencer à nous appuyer sur l’objectivité des sentiments, nous devons accepter que le cosmos est matière avec intériorité signifiante. La matière avec intériorité signifiante est le propre de quelque chose que nous connaissons intimement, de l’intérieur, tel qu’elle est : la vie. Nous devons accepter que ce cosmos est vivant. C’est alors que le sensuel devient l’intuition la plus profonde de la nature de la réalité. Notre propre expérience sensorielle fait apparaître ce qui se passe dans le monde en permanence  : l’intériorité se déploie en fonction de ce qui arrive à un extérieur, avec un assemblage vulnérable et fragile de matière, notre corps, qui se retrouve dans un monde fait d’ombre et de lumière.

L’objectivité comme capacité à être touché Être vivant, c’est être plein de vie. Cela ne concerne pas seulement le corps, mais aussi l’expérience subjective. Pour nous donner la possibilité d’être pleins de vie, nous avons besoin d’une pratique de la vitalité qui va au-delà de l’objectivité abstraite de la raison et qui intègre la réalité de

l’organisme vivant et ses émotions propres. Nous devons voir la réalité comme un réseau de relations, prendre le corps au sérieux en tant que lieu d’expériences existentielles et ne plus réprimer nos besoins à des fins de contrôle et de mise en conformité de notre propre fonctionnement avec les normes des autres. Cette approche est nécessaire pour une philosophie en tant que pratique de notre relation avec la réalité, ainsi que pour notre pratique quotidienne de relations particulières, que ce soit entre amis ou en famille, ou dans les conseils d’administration d’entreprises. L’objectivité ainsi acquise ne conduit plus au contrôle, mais se construit à partir du courage de lâcher ce contrôle. Pour cette raison, elle ne peut être que poétique. L’objectivité poétique n’est pas une pensée ésotérique. Elle est fermement ancrée dans la réalité. Cette réalité, cependant, n’est pas un espace sans valeurs, quantifiable et mesurable, mais un lieu d’intérêts personnels incarnés. L’objectivité poétique se fonde sur la subjectivité empirique. Nous sommes tous des sujets, mais nous ne pouvons l’être que par et avec les autres. Nous ne pouvons être subjectifs qu’en étant objectifs. Être un corps est un fait et une expérience irréductibles. Nous sommes des corps  ; nous n’avons pas de corps (ce  qui signifierait que notre corps est une chose extérieure au moi). Nous sommes des corps par un métabolisme partagé, par la participation inconsciente aux communs que sont la lumière, l’air et l’eau. Nous sommes parce que nous sommes avec-d’autres. C’est en tant que sujets en relation que nous pouvons négocier une perspective fertile vers la vitalité. Il s’agit de la véritable objectivité dont la vie est capable. Cette idée remet en question le vieux dogme de Descartes selon lequel la seule chose dont nous pouvons être sûrs est notre esprit (cogito ergo sum) 105. On peut certainement acquérir une certitude subjective sur son corps et son expérience, une certitude à la première personne. Mais le point de vue à la première personne de cette expérience inclut forcément l’autre afin d’établir le moi et le sentiment de soi. La certitude obtenue n’est pas la

neutralité du spectateur détaché, mais un enchevêtrement profond entre les matières qui constituent le monde et son propre soi. Il s’agit d’un sentiment de certitude quant à ses propres besoins et au degré de réussite de ses relations avec les autres. C’est à cette subjectivité incarnée que l’on peut rattacher la fameuse maxime de Descartes (même si lui-même ne l’aurait certainement pas admis), car elle est l’énoncé d’un être de chair et de sang, même si celui-ci prétend être en lien avec une objectivité divine et donc plus puissante. L’Enlivenment passe par la reconnaissance du corps non pas comme une limitation « grave » et regrettable de la liberté, mais comme la condition de toute possibilité de liberté. Être un corps, être un soi avec des émotions et se transformer constamment par le biais d’interactions verbales et non verbales est le désir empirique des êtres. Il façonne les conditions préalables et les modèles de l’expérience subjective et existentielle. L’objectivité poétique a à voir avec le soi le plus intime : le sens existentiel que tout être organique développe à partir du désir de toujours imaginer son individualité. Le point essentiel est que nous tous (tous les êtres vivants, de la plus microscopique cellule bactérienne de notre intestin à vous qui lisez ces lignes) partageons l’expérience d’un moi profond qui éprouve des significations et qui se soucie de ce qui lui arrive et s’efforce de rester en vie. En tant qu’êtres vivants, nous avons tous un véritable intérêt à continuer à vivre, et nous connaissons la joie et le sentiment de légèreté et de bonheur que procure le simple fait d’être. L’objectivité poétique veut se faire l’écho de cette puissance expressive propre au corps, de la manière dont elle peut être communiquée et affinée, car c’est dans la joie que procure cette expérience de soi que se trouve la clé du lien entre la matière et le sens, la parenté indicible de l’être et du sens qui ne peut jamais être entièrement comprise, à laquelle on ne peut que participer 106. Cette geste poétique est l’expression naturelle des expériences d’une existence qui est expression incarnée. Une œuvre d’art nous saisit

émotionnellement et communique ainsi quelque chose de profond sur la vie. Cette compréhension émotionnelle est une expérience existentielle partagée, une objectivité poétique. Il ne s’agit pas d’une expérience fondamentalement différente de celles que nous faisons en rencontrant d’autres êtres dans la «  nature  ». Chaque organisme est une expression poétique de la vie, et donc complètement fermé en lui-même et absolument transparent. L’objectivité poétique n’est pas l’objectivité de la preuve scientifique. Là où l’objectivité scientifique exerce sa domination par l’exclusion de la subjectivité des êtres vivants, qui est en réalité une caractéristique essentielle du monde, l’objectivité poétique ne cherche pas à s’imposer. Elle est délibérément faible. Elle ne peut pas être «  prouvée  » par la quantification ou des expériences contrôlées et reproductibles. Nous ne pouvons qu’essayer de la suggérer à l’observateur et la laisser faire son œuvre, par la transmission du don de la vie, en suscitant le désir de vitalité. En ce sens, l’objectivité poétique est plus forte que n’importe quel raisonnement scientifique parce que nous pouvons la ressentir et parce qu’elle peut influencer nos actions avant même que notre esprit conscient ne s’en rende compte. La grande littérature peut changer la  vie d’une personne, comme peuvent le faire l’expérience de la nature et la présence d’autres êtres. Les intuitions ne naissent pas seulement de l’expérience personnelle, mais aussi de la cristallisation de l’expérience poétique. La philosophe Ivy Campbell-Fisher a observé : « Si je pouvais être aussi triste que certains passages de Mozart, ma gloire serait plus grande qu’elle ne l’est. […] Ma compréhension de l’essence de la tristesse ne vient pas des moments où j’ai été moi-même triste, mais des moments où j’ai vu la tristesse devant moi, libérée de ses liens avec la contingence… à savoir 107 dans les œuvres de nos grands artistes .  » La preuve apportée par l’objectivité poétique n’est pas empirique mais incarnée. Il s’agit d’une

validation des processus par lesquels l’individu se façonne lui-même par le tout, et auxquels il ne peut participer que par implication émotionnelle.

Penser comme une montagne L’objectivité poétique exige de soumettre chaque pratique à une série de questions. Est-ce de l’imagination productive ? Est-ce un échange entre soi et l’autre ? Est-ce que cela procure de la grâce ? Est-ce que cela renforce la vitalité ? Est-ce que cela apporte plus de vie ? Est-ce que je rends la vie plus pleine ? Ces questions sont clairement différentes de celles que se posent les utilitaristes lorsqu’ils recherchent le bénéfice maximal (mesure de substitution pour le bien commun). Du point de vue de l’Enlivenment, les questions concernant le bien commun pointent dans une direction différente et s’appuient sur des jugements qualitatifs. Elles tiennent compte de l’expérience individuelle, de la liberté, de la croissance et de la santé et reconnaissent que ce qui rend la vie plus pleine ne peut être appréhendé que par l’imagination poétique. L’objectivité poétique ne peut être directement analysée ou mesurée. Elle passe forcément par l’expérience, tout comme la vérité d’un poème ne peut être comprise qu’à partir du moi profond d’un être sensible qui utilise le langage comme moyen de comprendre le moi d’un autre être. L’objectivité poétique n’est objectivité que parce qu’elle est partagée. Elle est objective d’un point de vue partagé à la première personne. L’idée d’objectivité poétique, qui transforme le regard inerte de l’extérieur (rationalité empirique) en expérience de l’intérieur (subjectivité empirique), appelle une science à la première personne pour généraliser ce type de connaissance enrichie. Il convient toutefois de ne pas entendre l’approche à la « première personne » uniquement comme la perspective de l’ego humain. Au contraire, il s’agit précisément de donner voix aux

sentiments refoulés par l’ego, ainsi qu’aux expériences à la première personne des autres êtres. Une science à la première personne prendrait également en compte la dimension intérieure des renards et des poissons, des rivières et des forêts, des océans et des rivages. Aucun essai savant ne saurait pleinement rendre compte de cette expérience. Pour adopter une telle perspective, il est nécessaire de « penser comme une montagne », selon l’expression du pionnier de l’écophilosophie 108 Aldo Leopold . Cela implique de penser non pas du point de vue de l’individu, mais de la vie créative et imaginative ; ce n’est qu’ainsi que nous pouvons comprendre ce qui se trouve au-delà de notre imagination limitée. Cet au-delà est l’objectivité du poétique. Il ne peut être soumis à extraction et n’est accessible que par une participation pleine d’attention, en proposant que sa propre vie soit peuplée par celle des autres. « Seule la montagne a vécu assez longtemps pour écouter objectivement le hurlement du loup  », écrit Leopold. Cette objectivité est non seulement une description précise, mais aussi une attitude. Nous exposer à la perspective de l’ensemble de la biosphère et ne pas nous préoccuper seulement de nos besoins de souveraineté et de protection, c’est ainsi que nous pourrons accéder à la noblesse de l’être : ce qui, dans ce monde, est à la fois le plus vulnérable et le plus difficile à éradiquer. L’insurrection contre l’objectivité autoritaire de l’efficacité défend cette noblesse contre la banalité de l’attitude qui consiste à ne chercher le salut que pour soi-même. Cela aussi, c’est penser comme une montagne. Ou comme un marais en automne. « Au milieu de la médiocrité infinie des lieux communs, un marais de grues détient des titres de noblesse paléontologiques, gagnés dans la marche des temps incommensurables et 109 révocables uniquement par un coup de fusil . » L’une des profondes limitations de l’objectivité scientifique traditionnelle est son incapacité à décrire le besoin de justice sociale, d’une économie plus équitable ou d’un climat propice à la vie, parce qu’elle

exclut, par définition, la perspective à la première personne des autres êtres. L’objectivité poétique nous aide à surmonter ce problème en nous permettant de repenser notre relation avec la Terre. Elle nous permet de ressentir d’une nouvelle manière notre relation avec la Terre. Elle nous permet de voir l’existence humaine comme une manière d’être vivant de manière incarnée dans la biosphère, mêlant matérialité et signification dans d’immenses communs faits d’atomes, de pensées et de désirs. À travers ce prisme, nous pouvons réintégrer l’aspect matériel, ou à la troisième personne, de la réalité avec le côté sensible, à la première personne, de l’équation qui est sinon « enfoui à l’intérieur », et pour qui le monde se présente comme un « tu ». Les deux sont tout aussi valables et ils ne peuvent exister indépendamment l’un de l’autre sans fausser notre compréhension du contexte dans son ensemble. Le poète et écophilosophe américain Gary Snyder exprime joliment cette relation dans un court passage de l’un de ses plus célèbres poèmes, qui ressemble à un kōan : « Ce qu’est pour nous le doux chant d’automne des criquets c’est ce que nous sommes pour les arbres et c’est ce qu’eux-mêmes sont pour les rochers et les collines 110. » Le genre littéraire de l’« écriture sur la nature » (nature writing) et de la poésie de la nature, représenté par John Muir, Barry Lopez, Gary Snyder, David Abram, Robert Macfarlane et d’autres, est un bel exemple de 111 recherche écologique à la première personne . Dans le domaine des arts, le mouvement de l’art écologique explore depuis des décennies des perspectives scientifiques à la première personne sur notre vitalité, produisant une foule d’idées très intéressantes qui ne peuvent toutefois pas 112 être facilement traduites et décrites par le verbe . Du point de vue de cet essai, tout cela représente des explorations scientifiques dans un monde vivant partagé. Ce sont des pratiques poétiques de la perception, des pratiques de transformations individuelles qui se produisent du fait de l’attachement aux autres et au monde.

L’appel à l’objectivité poétique ne revient pas à proposer une vision du monde entièrement individualiste ou solipsiste. Il ne plaide pas non plus en faveur d’une plus grande effusion. La perspective subjective des êtres incarnés vient plutôt comme un complément nécessaire à l’approche objective dominante. Le corps qui métabolise, dans son désir subjectif, transforme la matière en imagination, non pas au hasard, mais en suivant les principes des relations vivantes. C’est ce que le philosophe berlinois Armen Avanessian appelle la «  poétique spéculative  »  : une pratique imaginative qui crée un monde toujours nouveau en tentant de l’imprégner. Selon Avanessian, notre expérience est centrée non pas sur des «  épistèmes  » (concepts de connaissance), mais sur des «  existèmes  » (catégories d’expérience). Ces existèmes sont à la fois source d’une imagination sans précédent et de normes contraignantes intemporelles. C’est aussi la réalité de l’histoire naturelle 113. En tant qu’organismes vivants, nous devons apprendre à éprouver et à décrire le monde «  de l’intérieur  » (émotionnellement, subjectivement, socialement) tout en le traitant comme une réalité physique extérieure qui existe « en dehors » de nous. Bruno Latour a ingénieusement expliqué que toute approche qui vise à «  purifier  » la biosphère en insistant sur ses dimensions physiques, niant dans le même temps qu’elle est aussi une sphère de significations, ou «  sémiosphère  », ne fera que générer des tensions encore plus grandes, bien que cachées, qui sont d’autant plus dévastatrices qu’elles sont profondément dissimulées 114. Là encore, il est possible de dresser un parallèle avec la psychologie individuelle  : le refoulement des antagonismes cachés mène à la névrose. Ces contradictions qui ne peuvent être surmontées doivent être transformées en leur donnant une expression vivante. Or, exprimer des besoins contradictoires, c’est prendre le risque d’être vulnérable. Nous devons être prêts à prendre ce risque si nous voulons être vivants.

La sensation comme instrument de recherche L’idée d’objectivité poétique suppose que notre vulnérabilité est un instrument scientifique. D’aucuns pourraient objecter que cela va au-delà de la définition de la science, puisque la tradition scientifique considère les notions de mesurabilité, de reproductibilité et de falsifiabilité comme des éléments méthodologiques clés. Mais l’objectivité poétique se veut, ouvertement et franchement, une méthodologie scientifique plus large et finalement plus crédible, qui prend en compte les dimensions intérieures de la vie. Une science de la première personne devrait tenter de corroborer ces résultats théoriques avec des méthodes qui permettent à d’autres d’accéder à l’existence ressentie et de partager ces expériences. La science de la première personne considère les sentiments, l’expressivité et les significations comme des éléments clés de la recherche. Il existe évidemment d’autres outils que les méthodes basées sur l’expérience, mais avec l’observation empirique et le raisonnement, elles offrent les moyens d’affiner et de partager nos expériences. Elles peuvent devenir objectives concernant le corps, qui est le terrain commun de l’expérience chez tous les organismes. Ce type de science n’est pas nouveau. À travers les âges, de nombreuses cultures ont développé des techniques permettant de rendre compte à la première personne de notre présence dans le monde. Les rituels des cultures indigènes auxquels j’ai déjà fait référence plus haut se nourrissent de cette source. Nous devrions donc pouvoir nous inspirer de ces traditions, dont beaucoup sont encore pratiquées aujourd’hui ou en cours de redécouverte. Mais l’art occidental suit également l’idée de la compréhension de la réalité à partir de l’incarnation de l’existence vivante à un endroit particulier entre la totalité du tout et la séparation de l’individu. Henry Miller pensait que

l’art était un moyen d’accéder à la connaissance de la vie  : «  L’art 115 n’enseigne rien si ce n’est la signification de la vie . » Nous pouvons voir l’art comme un moyen d’enquête sur le monde, qui s’appuie sur le corps sensible et vulnérable comme vecteur de révélation de l’intuition (une intuition poétique, et non causale-objective, qui découle de la compréhension que « les hommes sont de l’herbe »). La science elle-même s’interroge sur cette pratique de l’expérience à la première personne. Le neurobiologiste Francisco Varela, par exemple, a explicitement tenté d’unir la recherche empirique sur le cerveau, les techniques de méditation bouddhiste et la phénoménologie en une science 116 de la première personne . Dans ses derniers travaux, Varela associait les techniques d’imagerie cérébrale avec des entretiens avec les sujets choisis par la recherche qui devaient fournir des informations sur leur état d’esprit et leurs expériences. Varela considère la méditation comme une méthode scientifique qui aide à comprendre ce qu’est le soi dans le monde, et le soi en tant que monde, des questions qui ne peuvent pas être simplement 117 rejetées parce qu’expériences personnelles et subjectives . Pour Varela, les états de sentiment de vide serein atteints dans la méditation complètent la découverte selon laquelle les organismes existent sans l’ancrage d’une identité fixe, mais sont en même des êtres vivants impliqués dans un « tissu de sois sans soi » (meshwork of selfless selves) 118. La «  roue de médecine  », également appelée «  cercle de vie  », des Premières Nations américaines est un autre exemple traditionnel de méthode à la première personne pour percevoir l’être incarné. Ce rituel crée un espace cosmique, un cadre dans le monde plus qu’humain qui est en même temps un espace émotionnel et symbolique. Il permet de visualiser d’une manière gestuelle et poétique le soi comme faisant partie de la nature qui se contient elle-même, d’entrer ainsi en contact avec les autres êtres et d’autoriser la réalité de ses propres sentiments. Cette constellation rend

possible des prises de conscience que les attitudes de contrôle bloquent autrement facilement. Inspiré de la façon dont les Premières Nations américaines mettent en scène le rôle des humains dans un cosmos qui exige la réciprocité et une culture du don, le philosophe de la nature et éducateur spécialiste de la wilderness états-unien Jon Young a développé une méthode d’apprentissage moderne ravivant la posture indigène selon laquelle nous faisons partie d’un cosmos fertile qui est profondément vivant. L’objectif est de permettre aux pratiquants d’élargir leur monde émotionnel au contact d’autres êtres sensibles. Cela conduit à expérimenter sa sensibilité et sa vulnérabilité propres au contact du réel 119.

Romantisme 2.0 La recherche d’une science poétique s’est épanouie pendant la période romantique. Des programmes explicites d’objectivité poétique ont été esquissés par les penseurs romantiques  : Novalis et Johann Gottfried Herder, entre autres, dans le monde germanophone  ; les Britanniques Samuel Taylor Coleridge et William Wordsworth, lors de la « Renaissance du Nord  »  ; et, plus tard, aux États-Unis, Ralph Waldo Emerson et Henry David Thoreau. À la fin du XVIIIe siècle, de jeunes romantiques allemands, dont Friedrich Hölderlin et Friedrich Schelling, ont rédigé un programme de recherche qui aboutissait à l’idée qu’une description précise du monde n’était possible que «  dans le langage de la poésie, dans le langage de 120 l’amour   ». Ce langage devait intégrer les autres êtres comme points de référence pour les émotions et la perception métaphorique du soi. Dans les œuvres d’Alexander von Humboldt, Johann Wolfgang von Goethe et Friedrich Schiller, on retrouve une histoire naturelle à la première personne, qui élargit l’idée d’implication poétique de l’observateur à la

pratique scientifique. Les grandes théories esthétiques de Goethe, mais aussi de Schiller, suivent cette approche romantique. La position de Goethe est particulièrement intéressante : s’il a connu le succès principalement en tant que poète, il considérait en effet ses activités avant tout comme de la science. Il ne rejetait pas la méthode scientifique, mais voulait l’enrichir de l’«  empirisme délicat  » d’une approche plus poétique et engagée. Goethe concevait la nature comme un grand processus artistique de révélation et, inversement, il pensait que, pour être réussie, une œuvre d’art devait d’une manière ou d’une autre révéler les forces créatrices de la nature. Pour l’écrivaine et professeure anglo-américaine Elizabeth Sewell, cette école de pensée cherchait à montrer comment la «  voix orphique  » d’une 121 profonde expressivité poétique imprègne toute réalité . Le romantisme nous a laissé une foule de questions qui ont à peine été abordées depuis. La relation entre l’intérieur (l’expérience, les émotions, l’esprit) et la nature (la matière), l’obsession centrale de la pensée romantique, reste une énigme. C’est même devenu une sorte de sujet interdit et une question que pour l’essentiel nous ignorons. Selon moi, l’idée qu’il faille écarter les questions qui animaient les romantiques contribue aux facteurs qui nous ont conduits dans les apories durables de la crise globale. D’une certaine manière, on pourrait qualifier l’approche de l’Enlivenment de «  romantisme  2.0  ». Les romantiques s’attachaient à comprendre le caractère intérieur et fertile du monde à travers ses apparences. Ils partaient du principe que les « phénomènes » ne doivent pas être rejetés comme de simples illusions, mais qu’ils véhiculent une connaissance poétique du monde qui s’exprime. L’intérieur du monde est à jamais insaisissable dans sa totalité. Mais il peut être approché et embrassé en tant qu’individualité. Il imprègne les innombrables échanges et permutations qui ont cours à la surface des choses et forment en permanence la peau sensible d’une chair vulnérable, dans un désir constant

d’être touchée, de toucher, de sentir et de se faire sentir. Le monde est sensible parce qu’il est matière. La mission de la pensée romantique n’a pas été rendue obsolète par le progrès scientifique. Au contraire, elle n’a jamais été aussi urgente. Les questions qui préoccupaient les romantiques ont été écartées sans tenir compte des profondes erreurs épistémologiques induites par cet acte. Nombre des difficultés actuelles découlent de ce rejet de la conception romantique du monde comme quelque chose d’intrinsèquement créatif et vivant (bien que nous ayons nous-mêmes le sentiment à chaque instant d’être vivants). C’est ensuite toute une civilisation qui s’est construite sur de mauvaises fondations. Il faut bien comprendre que le romantisme ne consistait pas (ou du moins pas seulement) à élever à la dignité artistique les émotions sauvages, les sentiments subjectifs, les expériences obsédantes ou les drames personnels. Il s’agissait avant tout d’une méthode scientifique d’exploration du monde en tant que phénomène subjectif. Les premiers romantiques allemands et anglais (Coleridge, Hölderlin) cherchaient à comprendre comment la matière peut exprimer de l’intériorité. Ils se sont ainsi attelés à la construction, restée inachevée, d’une science à la première personne. Hölderlin entrevoit la portée de cette entreprise lorsqu’il évoque le 122 «  besoin d’une nouvelle mythologie   ». Pour Hölderlin, le monde luimême est un espace poétique qui crée le désir d’unité à travers les différenciations qui lui sont inhérentes. La poésie est la manifestation de la capacité des humains à faire partie du monde et à participer à sa fertilité. L’intuition originelle du romantisme sur l’unité disjonctive d’un monde matériel a cependant été affaiblie par un courant de pensée qui accordait davantage d’attention aux pouvoirs créatifs du sujet-esprit. L’idéalisme de Fichte et Hegel a fini par enterrer le projet romantique initial sous une avalanche de productions artistiques et philosophiques focalisées sur le sujet, aboutissant à la notion forte du sujet solitaire, découplé de la réalité,

construisant arbitrairement son monde. Comparé à ce qu’il est devenu en Allemagne, le romantisme de la «  Renaissance nordique  » en GrandeBretagne a su mieux préserver sa quête originelle d’un langage du sens à rechercher dans la nature. Cet héritage est resté vivant, repris plus tard par les romantiques et les transcendantalistes américains. Contrairement aux penseurs du XVIIIe  ou XIXe  siècle, nous pouvons réévaluer l’idée romantique originelle à la lumière des découvertes récentes en biologie, en théorie générale  des systèmes, en biosémiotique et en physique quantique. Toutes ces sciences valident aujourd’hui l’hypothèse initiale du romantisme selon laquelle les principes du monde vivant peuvent être perçus dans les apparences des corps vivants et des prairies, des ruisseaux et des forêts. En nous imaginant nous-mêmes et le monde engagés dans une réciprocité fertile, nous pouvons donner vie aux principes d’un monde vivant. Il y a cependant tout lieu de croire que cela n’aboutira pas à une « nouvelle mythologie ». Cela ne jettera pas un nouveau voile sur le monde, mais plutôt une nouvelle lumière sur notre implication dans le monde. On retrouve l’héritage romantique dans la philosophie qui a guidé le travail de l’artiste allemand Joseph Beuys. Ce dernier s’est en effet largement inspiré de Goethe et de sa conception holistique des processus créatifs, qui suppose une étroite imbrication de la vie et de l’art, s’exprimant dans la créativité et la production de sens. Beuys a passé sa vie à essayer d’étendre la sphère de l’art à la vie quotidienne, avec cette idée (souvent banalisée) que «  tout homme est un artiste  ». Pour Beuys, les processus de vie ne peuvent être compris et imités que s’ils sont perçus comme faisant partie du déploiement de la créativité d’un soi vivant en contact avec les autres, une vision qui fait clairement penser à la notion d’« objectivité poétique » développée plus haut. Beuys qualifiait son approche de la transformation de la réalité par l’imagination de « processus de chaleur » ou de « travail de chaleur » 123. Il

était convaincu que tout geste accompli dans le cadre des processus de vie est intrinsèquement créatif et productif. Inversement, cela signifie également que seuls les processus créateurs de vitalité peuvent véritablement transformer la société et les consciences.

Précision poétique « Il n’y a pas d’autre richesse que la vie », a écrit l’artiste et philosophe britannique John Ruskin au XIXe  siècle. Mais quelle norme retenir pour mesurer la richesse de la vie  ? Tout comme la pensée des Lumières avait des défauts évidents, la proposition de science de la première personne doit être abordée avec circonspection. Elle doit être pratiquée avec tendresse, avec ce que Goethe appelait un « empirisme délicat » 124. Car si la science objective, avec sa tendance à disséquer toujours plus le monde, le dévitalise de plus en plus, la science subjective peut facilement dégénérer en un système d’irrationalité sans contrôles et de manipulation des crédules. Le seul fait de « se sentir vivant » n’a pas de sens ni de valeur en soi. Un poème qui sonne bien peut être rempli de clichés. Dans les processus de groupe qui cherchent à cultiver la pleine conscience, les personnalités charismatiques peuvent facilement dominer et tromper les autres, un phénomène que la littérature appelle «  l’ego surdimensionné  ». Le danger est de se laisser séduire par des états émotionnels qui peuvent sembler très poétiques, mais qui ne permettent aucune objectivité et ne peuvent être véritablement partagés. La sensation extraordinaire de proximité et l’expérience d’«  être vraiment vivant  » sont souvent confondues avec la fusion et la projection psychologiques, qui s’accompagnent toujours d’une certaine forme de violence émotionnelle. Le «  retour à soi  » en lui-même ne constitue donc pas une base pertinente pour une science à la première personne. L’auteur

d’une tuerie de masse peut se sentir vivant lorsqu’il commet son crime  ; c’est probablement le cas car, après tout, c’est ce qui motive son acte. À cause de son trouble de la personnalité, il se sent mort et déconnecté à tous les autres moments. Lorsque «  se sentir vivant  » devient un fétiche, cela peut prendre des allures totalitaires. C’est la raison principale pour laquelle la civilisation occidentale a développé la méthode scientifique. Le principe des résultats vérifiables et reproductibles est censé nous protéger de la séduction et de la superstition. Les preuves empiriques sont considérées comme démocratiques. Mais là où l’empirisme revendique l’ostensible neutralité de la science qui doit faire abstraction des sentiments et des expériences individuelles, l’objectivité poétique se fonde à un degré encore plus élevé sur la prise en compte des véritables besoins des autres et de leurs corps vulnérables. L’autre est la clé pour éviter l’abus de perspective à la première personne par contagion émotionnelle ou par simple toxicité : c’est l’épanouissement de l’autre qui fixe les limites de ce que je peux faire librement. Il ne s’agit pas de moi, mais de la fertilité du tout, auquel j’appartiens. La vitalité, dans son sens le plus profond, porte en elle l’appel pour que la vie existe, et non que cela aille bien pour moi. Accorder la priorité au désir que la vie existe pourrait même en dernière conséquence entraîner ma propre destruction 125. Il est donc nécessaire de négocier avec les tendances antagonistes de la réalité vécue, de devenir plus vulnérable, de donner et non d’obtenir davantage. Cette idée de la vie comme un lâcher prise constant est l’opposé du cliché ésotérique d’un monde où la mort n’est pas réelle. Si nous acceptons la nature comme le modèle de la liberté-dans-la-nécessité, nous ne pouvons plus la considérer comme un sanctuaire de comportements moralement élevés, beaux et sains. La pensée écologique tend souvent à proposer une version nostalgique de la rédemption, inspirée de la Terre mère, comme substitut à la dystopie rationnelle et mortifère des temps modernes. En réalité, les deux options représentent une esquive. Elles

proposent toutes deux une impossible utopie hostile à la vie. Être vraiment vivant, c’est être intégré dans un désordre qui doit constamment être négocié. C’est la façon spécifique à l’espèce Homo sapiens de réaliser ses contradictions. Ce n’est que de cette façon que peut émerger une culture. Plus que tout, nous devons promouvoir une culture de la précision poétique, c’est-à-dire être attentifs à la vie ressentie tout en acceptant les processus matériels du monde. Nous devons développer notre liberté dans ce cadre de nécessité. Nous devons connaître la passion mais prendre des décisions de façon informée. Nous devons cultiver l’empathie tout en reconnaissant que certaines souffrances ne peuvent être évitées. Nous devons reconnaître la mort comme l’ultime pouvoir de transformation. Nous devons savoir que l’existence a des caractéristiques paradoxales, que toute lumière projette une ombre, que toute débauche a un prix, que la connexion est possible, mais pas la fusion, que nous devons faire face à la mort au niveau personnel et civilisationnel, et que le véritable changement ne viendra que si nous prenons ces calamités au sérieux, si nous les affrontons courageusement en les acceptant pleinement, sans chercher à les abolir par principe.

Être, c’est percevoir La conduite la plus convaincante en faveur d’une culture de la précision poétique est de mettre toujours en avant les besoins de l’autre. Il s’agit de comprendre l’autre (les rivières et les forêts, les abeilles et les oiseaux, les enfants et les amants) comme la source de sa propre vitalité, et en même temps de se comprendre comme une clé de l’existence de l’autre. Cette éthique signifie accepter le « tu » comme quelque chose d’insondable, qui ne peut être soumis à jugement. On retrouve là un aspect essentiel de la philosophie des communs, à savoir l’idée d’un autre irréductible qui, dans

un processus d’échange continu, est ce qui permet à l’individu de s’épanouir en premier lieu. Une telle perspective devient possible lorsque l’observateur est capable de se percevoir et de percevoir les autres comme des sujets incarnés, chacun ayant ses propres besoins, et non comme de simples objets destinés à satisfaire des désirs égoïstes. S’ouvrir à la vitalité de l’autre rend possible l’expérience de « l’inter-être incarné ». Cela fait réaliser que ce n’est qu’à travers le miroir de l’autre que l’on peut prendre conscience de soi-même. Empiriquement, le monde fonctionne déjà selon ce principe de «  l’autre d’abord » : écologiquement, nous ne pouvons être que grâce aux autres qui nous nourrissent, dont nous nous nourrissons, avec lesquels nous échangeons de l’oxygène et du carbone, de l’eau, de l’énergie, un abri et des liens réciproques. L’autre est le partenaire indispensable qui permet au petit d’homme de devenir un être humain. Ce n’est que si la personne qui s’occupe de l’enfant « voit » vraiment son bébé et ses besoins, et accueille profondément ces besoins, que celui-ci peut développer une personnalité saine et sociable. Une véritable subjectivité consciente de sa dépendance à l’égard d’un tissu mutuel de relations porteuses de vie implique de voir à travers l’autre. Elle place l’autre en premier et lui offre l’instrument de sa propre perception. Cette vision élargie du soi en réciprocité repose sur l’intuition selon laquelle exister présuppose toujours être perçu, et percevoir est donner vie. Le soi et l’autre coexistent d’une manière mutuellement inclusive. Aucun n’est possible seul. Un soi qui n’est pas sûr de lui-même ne pourra pas accueillir l’autre. Échouer dans sa relation avec l’autre n’est pas une stratégie viable pour maintenir la vie. La vitalité du moi n’est possible que parce qu’il existe déjà un «  tu  » distinct qui est capable de donner la vie, alimentant en permanence le réseau d’interdépendance réciproque.

Dans cette constellation, ce n’est pas l’ego, ni l’autre en tant que source de normes et de lois absolues attaché au surmoi, mais le lien en tant que tel qui devient le centre de la transformation mutuelle et de l’imagination commune. Le partage de l’être se transforme en recherche curieuse et amoureuse de ce qui peut advenir. Ce regard élargi implique de véritablement penser à travers l’autre. Cela se rapproche du «  penser comme une montagne » d’Aldo Leopold, qui peut aussi signifier se penser soi-même à travers la montagne. Leopold proposait de voir avec la montagne, de l’adopter comme organe sensoriel, et de faire l’expérience du monde du point de vue d’une autre individuation de ce même monde. « Voir avec une montagne  » représente le plus haut degré d’altruisme  : je considère le monde du point de vue de la totalité de l’écosystème et non pas uniquement de celui de mon propre monde. Cela ne veut cependant pas dire qu’il faudrait s’éclipser au profit d’un « soi supérieur ». Au contraire : voir avec la montagne, ou penser avec elle, libère le soi des contraintes liées à l’unicité de l’angle de vision. C’est donc également un moyen d’imagination poétique. C’est une trame dans la chair du monde. Cette façon de se ré-imaginer à travers l’altérité vivante fait penser au peintre Paul Cézanne, qui saisissait à travers la montagne SainteVictoire, la montagne de sa vie, que «  la nature est à l’intérieur  »  ; il envisageait l’altérité en couleur et en forme de cette montagne sous la forme d’une relation où lui, l’observateur, se voyait également réinventé.

7.

Culture : imaginer l’autre Dans le poème «  Comme l’oiseau innumérable  », l’écrivain et philosophe politique martiniquais Édouard Glissant développe une épistémologie poétique qui «  s’accorde à l’errance du monde […] Il est possible d’approcher ces chaos, de durer et de grandir dans cet imprévisible, d’aller contre ces certitudes encimentées dans leurs intolérances, de “palpiter du palpitement même du monde” qui est à découvrir enfin 126 ». Glissant nous invite à penser en paradoxes créatifs qui embrassent leurs termes opposés. Cette pensée résonne avec la poétique écologique proposée dans cet essai  : nous ne pouvons embrasser les paradoxes de l’existence vécue que si nous nous autorisons à penser de manière incarnée, en tant que conscience physique. Penser de manière incarnée, c’est ressentir. Le langage de la science à la première personne est poétique. Glissant parle de «  pensée du tremblement  » pour qualifier sa philosophie. Le séisme est terrorisant, mais il est en même temps notre unique certitude, car seules les fissures qu’il provoque permettent de se connecter avec l’extérieur. Cette attitude s’appuie sur l’objectivité imaginative qui découle de notre vulnérabilité en tant qu’organe de perception. La pensée du tremblement est l’Enlivenment en actes. Ce concept glissantien présuppose une connexion douloureuse entre la pensée et le sentiment, l’expérience et la politique, le local et le global, qui marque

toute expérience du contact, sans jamais pouvoir être réduite à ses éléments constitutifs. La poétique de Glissant est une illustration de la puissance qu’il y a à accueillir dans notre vision du monde les contradictions qui nous permettent d’exister et même de nous épanouir. C’est une célébration de la richesse d’une existence qui se vit à travers des relations plutôt que des identités. Si nous suivons Glissant, nous ne devrions pas parler de « ma race » vs. « les autres  », de «  culture  » vs. «  ressources naturelles  », ou de «  sentir  » vs. «  penser  »  ; nous devrions plutôt nous solidariser avec un destin qui contient tout cela dans une même lutte pour l’identité, qui s’exprime dans une biographie particulière correspondant à un lieu particulier, un habitat qui a évolué pour des manières d’être d’espèces particulières, mais qui a néanmoins une résonance universelle. Nous ne devons pas combattre ces contradictions ni les aplanir. Elles témoignent de la créativité de l’existence matérielle et constituent la substance brute de l’improvisation.

La culture comme écologie des contradictions La poétique de Glissant montre comment l’histoire naturelle de la «  liberté dépendante en incompatibilité  » peut être intégrée dans une poétique du monde, et comment cette poétique se prête à une vision politique du monde. Au cœur de cette vision se trouve la certitude que toute réalité vécue, qu’elle soit physiologique, écologique, émotionnelle, sociologique, politique, économique ou artistique, est paradoxale. Et c’est précisément en cela qu’elle est porteuse de vie. 127 Glissant plaide pour une «  poétique du divers   ». En référence à ses origines afro-caribéennes, il appelle «  créolisation de la pensée  » la

recherche des oppositions productives. C’est-à-dire que nous devons accepter le caractère absolu du tout comme de l’individu  ; nous devons comprendre que les identités sont existentielles, mais qu’elles sont produites dans l’instant, dans l’inter-être des relations. On pourrait dire du concept glissantien de créolisation de la pensée, qui repose tant sur la reconnaissance des contradictions, qu’il est aussi une écologisation de la pensée. L’écologie s’entend comme la description d’un ensemble relationnel composé d’individus dont l’épanouissement est dû à leurs incompatibilités. Les individus ne peuvent se nourrir de l’ensemble qu’en devenant vulnérables, touchables, voire finalement comestibles. La «  pensée du tremblement  » de Glissant est donc aussi une «  pensée de la vie ». En tant qu’expression de processus de transformation et d’autocréation permanents, les systèmes écologiques (avec l’humanité en leur sein) glissent de catastrophe en catastrophe. Une simple cellule vivante est déjà contradictoire en elle-même. Son existence est le fruit de l’interaction de deux formes de codage totalement différentes dans nos corps, l’abstraitgénétique-binaire et le ressenti-somatique-analogique. Ce n’est que parce qu’ils sont incompatibles et nécessitent donc un effort constant de traduction que ces deux systèmes de codage produisent ensemble du sens et ainsi de la cohérence 128. La réalité vécue est intrinsèquement contradictoire. Toute culture qui parvient à vitaliser cette réalité est aussi dans une certaine mesure contradictoire, et par conséquence poétique. Les communs de la nature, auxquels participe la perception lorsqu’elle reconnaît les contradictions de la poétique, ne sont pas différents. Les pâturages communs dans les zones reculées de haute montagne sont des paradoxes écologiques et économiques, parce que ce n’est qu’en interdisant strictement leur usage à certaines périodes que la ressource peut être préservée et rester disponible à long terme. D’autre part, l’herbe qui pousse a besoin d’être nourrie  ; la

ressource doit donc aussi être utilisée si l’on ne veut pas qu’elle périsse. Elle doit être régulièrement anéantie, sans quoi elle deviendra progressivement une forêt. Et il en va de même pour la poésie : un poème a besoin de la «  blessure bénie  » du malentendu pour que les mots écrits puissent se transformer en imagination 129. De ce point de vue, l’écologie interne de la cellule et l’écologie sociale des humains ne semblent être que des niveaux différents dans un jeu continu entre liberté et nécessités. Le vivant est contradictoire, soutient Glissant, parce qu’il est «  un monde dans lequel les êtres humains, les animaux, les paysages, les cultures et les spiritualités s’éclairent les uns les  autres. Mais éclairer ne signifie pas diluer 130  ». On pourrait appeler « biopoétique » la vision du monde fondée sur ces contradictions créatives. «  Biopoétique  », par opposition à l’ontologie dominante du « biolibéralisme » 131.

La culture comme anti-utopie La position fondamentale d’un point de vue biopoétique est que nous devons cultiver les contradictions du vivant. C’est important si nous voulons non seulement reconnaître les paradoxes comme tels, mais aussi trouver en eux la source profonde d’un esprit empli de vie. Cela signifie que nous devons accepter la mort comme une partie intégrante de la vie, voire comme sa condition préalable décisive et son miroir le plus intime. La mort est une nécessité pour le développement. Nous devons nous intéresser de plus près à la dialectique de la mort. Nous avons vu précédemment qu’en disséquant le monde vivant en éléments constitutifs non vivants, l’approche scientifique dominante s’était transformée en une « idéologie de la mort ». Si nous acceptons l’hypothèse de départ selon laquelle, en fait, le monde est non vivant, l’expérience de la

réalité vécue n’a aucune valeur réelle. Paradoxalement, cette attitude est renforcée par la tentative de contrôler le monde et de remédier à ses défauts, à savoir la volonté de travailler à une vie humaine meilleure. En luttant avec acharnement pour la vie, le biolibéralisme n’accepte pas la mort comme une réalité de la vie et devient donc une pratique du non vivant. Il propage la mort, parce qu’il n’en accepte pas la réalité comme élément d’une vie fertile qui désire donner naissance. Nous ne pouvons reconnaître la valeur de la vitalité que si nous admettons son lien intime avec le fait de mourir. Tous les organismes sont engagés dans une lutte constante avec les forces de la matière morte. De ce point de vue, la mort fait partie intégrante de la vie, et ce n’est qu’à travers elle que la vie peut s’épanouir. Ce n’est qu’en acceptant le non-être, l’échec et la finitude que la créativité indispensable à la croissance et à la nouveauté devient possible. Les processus de vie sont des créations inachevées parce que la création ne peut être qu’imparfaite. Rechercher la perfection plutôt que la relation, c’est se placer en dehors de la création. C’est une tentative de contrôle du vivant qui produit inévitablement la mort. La véritable utopie qu’il nous reste dans cette situation n’est pas quelque chose pour laquelle nous devons nous battre, parce que c’est déjà un choix qui s’offre à nous. C’est l’imagination du nouveau dans les limites du factuel, l’«  exultation du possible » (selon Martin Buber) dans la nécessité vécue du moment. C’est la transparence de la vitalité dans l’opacité de la vie, non soluble dans de seuls faits empiriques, mais qui est toujours présente. Vue sous cet angle, la vie est toujours un « désastre complet », comme le dit la philosophe Natalie Knapp 132. Quiconque prétend le contraire ne fait que cacher la poussière sous le tapis. Jon Kabat-Zinn, pionnier de la pleine conscience, propose de «  vivre en pleine catastrophe 133 ». Aucun concept, philosophie ou idéologie ne changera cette situation, car la nature précaire et désastreuse de toute organisation vivante résulte du fait qu’elle est

l’expression du désir sous-jacent de l’ensemble de se reconnecter à travers les interstices de sa propre différenciation, qui sont nécessaires pour rendre possible toute connexion. Or chaque processus est en réalité une tentative incomplète de traduction – un pont entre deux domaines incompatibles mais mutuellement traduisibles. Et la traduction, c’est de la poésie. La mort coconstruit cet édifice. Sans elle, il n’y aurait pas de vie. Ce qui est troublant dans cette idée, c’est que nous devons systématiquement intégrer l’incomplétude dans notre recherche de la fertilité. L’incomplétude, en termes d’expérience, c’est la vulnérabilité, et la douleur qui en résulte est inévitable. La fertilité doit donc faire avec l’indétermination et le désastre émotionnel pour pouvoir se transformer en joie. Pour toutes ces raisons, une culture de la vie est résolument antiutopique. Elle se garde de toute illusion en ce qui concerne les «  success stories métaphysiques » (pour reprendre l’expression de Hans Jonas 134) ou les offres promettant apaisement et satisfaction mentale. Anti-utopique, cependant, ne veut pas dire dystopique. Cela ne signifie pas qu’il faille renoncer à la quête d’une réalité pleine de vie. Au contraire, cela signifie simplement que cette quête est, par sa nature même, sans fin, qu’elle ne sera jamais complètement accomplie, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’offrira ni résultats ni récompenses. Si les êtres vivants existent nécessairement dans un monde de paradoxes, nous devons commencer par considérer les dimensions contradictoires de la vie comme étant complémentaires et ne pas essayer de les résoudre. Cela signifie que nous devons utiliser la nature et en même temps la protéger par la manière dont nous l’utilisons (comme les grands herbivores protègent les savanes en y paissant). Nous devons prendre en compte les liens émotionnels qui imprègnent les échanges économiques. Nous devons accepter la douleur et la mort comme des compléments nécessaires de tout processus de croissance exaltant la vie, et ne pas essayer de les nier ou de les réprimer comme c’est généralement le cas dans notre

culture hédoniste. L’Enlivenment, c’est accepter que, pour rester nousmêmes, nous puissions avoir besoin de constamment nous transformer, souvent dans la douleur. Cela signifie, enfin, que se sentir plein de vitalité ne signifie pas nécessairement se sentir bien. Vaclav Havel voulait dire quelque chose de similaire lorsque, en tant que dissident et auteur de samizdat dans l’ancienne Tchécoslovaquie socialiste, il notait  : «  L’espoir n’est certainement pas la même chose que l’optimisme. Ce n’est pas la conviction que quelque chose se passera bien, mais la certitude que quelque chose a du sens, indépendamment de la façon 135 dont cela se termine .  » La quête de l’Enlivenment n’est possible que si nous sommes conscients que nous ne remporterons jamais la «  victoire  » totale sur des conditions imparfaites mais améliorables. En tant que civilisation, nous devrions cesser de courir après les victoires, et plutôt investir dans l’appréciation de l’instant fragile. Nous devrions nous comporter davantage comme le fait un jeune chien, ou comme une abeille minière qui poursuit obstinément les buts intérieurs de son existence. Nous devrions nous consacrer à la félicité et à la tristesse de l’imperfection du moment présent. Il s’agit de commencer par s’accepter et se connaître soi-même, et déjà en cela, en prenant conscience de notre part de sauvage sensible, de faire de la place à celle de tous les autres. C’est aussi ce que préconise Gary Snyder quand il observe  : «  Les grizzlis, les baleines ou les rhésus, ou encore les rattus, seraient tellement contents que les humains (spécialement les Euro-Américains) apprennent à se connaître eux-mêmes avant de vouloir se lancer dans des recherches sur les ursidés ou 136 les cétacés . »

La culture comme engagement émotionnel

La créolisation de la pensée à laquelle Édouard Glissant fait référence nécessite un compagnonnage inséparable entre réalité empirique et 137 émotions . Tous les processus se déroulent simultanément à l’intérieur et à l’extérieur d’un organisme. Ils sont toujours conceptuels et spirituels, mais ils sont aussi toujours réels dans l’espace et le temps. L’action créative est l’expérience de ce qui est vivant, telle qu’elle est vécue de l’intérieur, subjectivement. On pourrait dire qu’elle est basée sur «  l’objectivité affective  », un phénomène qui est à la fois universel et réel, mais aussi évanescent et difficile à mesurer. La géographe indienne Neera Singh a souligné à quel point ce pouvoir émotif encourage les participants aux communs à agir et leur apporte des récompenses subjectives pour cela. Ses travaux montrent qu’en Inde rurale les villageois ne se contentent pas de rendre les ressources plus productives en entretenant leurs forêts en biens communs ; ils satisfont en même temps leurs besoins émotionnels et « transforment leurs subjectivités individuelles 138 et collectives   ». Ils s’engagent dans une poétique active de la relation, dans laquelle l’affect humain et le monde matériel cohabitent et se modifient mutuellement. Il convient de souligner que la «  subjectivité collective  » ne se limite pas à la communauté des humains et inclut les subjectivités de l’environnement vivant (les arbres, les associations de plantes, les oiseaux, les cours d’eau, les éléments « réels » de l’écosystème que les subjectivités humaines transforment effectivement). On pourrait dire que les commoners suivent une raison poétique qui a une substance émotionnelle, mais dont les manifestations sont aussi matérielles dans le corps des gens, la vie de la communauté et les écosystèmes locaux. Le moment poétique de leur action se manifeste lorsque la forêt vivante et la communauté sociale s’épanouissent ensemble, dans un enchevêtrement synergique, quelque chose qui peut être perçu par les sens et vécu émotionnellement au contact de la prodigieuse biodiversité de la forêt (et qui peut aussi être mesuré,

même si les mesures ne parviendront jamais à saisir le pouvoir vivifiant de l’affect humain). Il est révélateur que les cultures qui considèrent la participation aux processus naturels comme un engagement émotionnel dans une réalité poétique ne fassent aucune distinction entre « vivant » et « non vivant » ou entre « nature » et « culture », dualismes qui sont considérés comme allant de soi dans la pensée occidentale. L’expérience affective fondamentale que constitue le fait d’être engagé dans un échange vivant avec le monde, d’en profiter et d’y contribuer est niée dans la vision du monde et le langage occidentaux, ce qui constitue une enclosure pernicieusement subliminale. Singh parle de «  travail émotionnel  » pour désigner l’engagement psychologique et émotionnel associé au fait de prendre soin d’un commun. En l’absence de cette dimension affective, tant le sujet que l’objet perdent leurs identités jumelées : ceux qui travaillent la terre, par exemple, et l’objet de leur travail, le vivant. Géographes comme philosophes appréhendent aujourd’hui de plus en plus la terre et les gens comme une réalité vécue, facteur d’interactions réelles et de construction existentielle et poétique. Si ces communs étaient colonisés, ce qui serait aujourd’hui synonyme d’être réduits à une simple ressource par l’agriculture industrielle, les besoins émotionnels (appartenance, sens, identité) des personnes concernées ne pourraient plus être satisfaits. C’est précisément ce qui est arrivé à nos esprits prétendument modernes : une colonisation des émotions qui sont dénoncées comme étant arriérées, superstitieuses, ignorantes ou non scientifiques. Le travail émotionnel que représente le soin apporté aux communs est néanmoins à la fois une nécessité écologique et une réalité matérielle, ainsi qu’un besoin psychologique. Par conséquent, l’effondrement de l’affect (appartenance, sens, identité) a des conséquences matérielles. Lorsque les relations humaines avec un écosystème se dégradent, cela a des conséquences sur la stabilité de ce dernier et il peut s’ensuivre une sorte de mort écologique aux dimensions à la fois spirituelles

et matérielles en termes de biodiversité. L’équilibre est à trouver dans le jeu des interdépendances. En d’autres termes, une culture est saine si elle est une co-interprétation créative de la nature dans toute sa vitalité irrépressible. C’est pourquoi nous ne devons pas voir la subjectivité, la coopération, la négociation et l’altérité irréconciliable comme des domaines et des caractéristiques exclusivement réservées aux humains, contrairement à ce que la plupart des cadres de pensée économiques et culturels tendent à postuler. C’est en fait l’inverse : la subjectivité, la création de sens, l’interaction non causale « faible », les codes et l’interprétation sont des caractéristiques profondes du vivant. Son principe le plus fondamental se résume à l’autoréalisation paradoxale de l’individu, qui n’est possible qu’en interagissant avec le tout, ce dernier ayant en même temps besoin d’être mis à l’écart en tant qu’autre. Besoin, distance, et équilibre momentané dans la beauté  : la vitalité en elle-même est un processus de commoning. La perception devient ainsi un commun cocréatif intégrant le sujet soucieux de prendre soin de son moi et de son environnement (qui s’imaginent, se nourrissent et s’engendrent mutuellement). De ce point de vue, nos sentiments profonds sont euxmêmes une caractéristique distinctive des modèles de vitalité créatrice. Ils affectent notre perception subjective et nous poussent à participer à des communs cocréatifs avec notre environnement  ; des sujets et un environnement qui s’imaginent, se nourrissent et s’engendrent mutuellement. La culture n’est pas structurellement différente de la nature. Elle n’est pas la «  sphère humaine  » par opposition à quelque chose d’entièrement autre, une caractéristique qui distinguerait les humains du reste du monde. La nature ne sous-tend pas non plus la culture humaine dans un quelconque sens réductionniste  : les structures culturelles ne peuvent s’expliquer par des moyens sociobiologiques. L’approche causale-mécanique, centrée sur l’efficacité, est globalement erronée. La nature est fondamentalement basée

sur le sens, elle est ouverte au changement créatif, elle engendre des agents ayant des expériences subjectives et elle est toujours créative dans la réalisation de l’individu à travers le tout. Elle génère des sentiments pour accompagner chaque relation d’échange, qui est toujours à la fois métabolisme et sens. La nature est un processus de déploiement de la liberté, qui se nourrit d’une inépuisable créativité et renforce la profondeur expérientielle et expressive. C’est en ce sens, et non en obéissant à un quelconque schéma réductionniste superficiel, que la culture doit être comme la nature. D’une certaine manière, cela rejoint l’idée du philosophe Theodor W. Adorno qui affirmait que l’art digne de ce nom ne copie pas les objets de la nature, mais suit plutôt son processus profond de déploiement créatif, de liberté et de 139 « non-identité » . La culture fait écho aux processus d’échanges écologiques avec la créativité propre à l’espèce humaine. Elle est l’expression de notre propre interprétation poétique de l’éternel et irrésoluble paradoxe entre autonomie et totalité. C’est pourquoi la culture humaine ne peut pas contrôler et manipuler la nature comme un objet passif et non vivant. Puisque nous, les humains, sommes impliqués dans la vitalité créatrice de la nature, notre culture doit également célébrer notre propre vitalité. C’est le meilleur moyen de nourrir notre propre liberté et notre survie à long terme  : en donnant forme à notre paradoxale autonomie-en-relation en fonction des besoins d’un ensemble plus vaste dont dépend toute vie.

La culture comme bravoure d’être Apprendre à se connaître est la mission d’une culture de la vie. C’est mener des recherches sur les principes créatifs de la vitalité afin de les réimaginer pour nous-mêmes. Nous avons besoin pour cela de faire preuve

de ce que nous pourrions appeler une «  bravoure d’être  ». Nous devons affronter les limites de la réalité, les insuffisances de notre propre existence, notre propre mort. Nous devons faire le nécessaire pour favoriser la vitalité et être en cela aussi déterminés que le cincle d’Amérique plongeant dans l’eau glacée d’un ruisseau de montagne au plus profond de l’hiver pour se nourrir : parce que ce n’est pas possible de faire autrement. La bravoure d’être exige de désapprendre la cérébralité. Cela signifie faire face au fait que nous sommes vivants et donc mortels, que nous avons des besoins qui s’expriment en constellations poétiques et en urgences émotionnelles. Ces besoins ne peuvent pas être contrôlés, seulement réprimés, car ils sont la vérité des désirs inconscients de la chair. Une nouvelle culture doit rechercher cette vérité et la dire à haute voix. Pour rendre cela possible, elle imagine notre propre naturalité dans le médium de l’humanité. Elle imagine l’autre à travers nous-mêmes, et nous-mêmes à travers l’autre. Dans une telle perspective, la culture n’est donc plus ce qui nous distingue fondamentalement des autres. Elle se centre sur l’autre pour permettre au moi de se déployer. Son but est de nous permettre d’être nousmêmes grâce à la relation. C’est une erreur fondamentale de penser que la culture est quelque chose qui nous distingue, nous les humains, des autres êtres. Si nous adhérons à cette croyance culturelle de l’exceptionnalité humaine, nous pouvons (selon notre tempérament et nos préférences) nous réjouir ou déplorer que cette exceptionnalité détermine le sort de la planète et la transforme en un jardin bien entretenu ou en un décor lugubre à la Mad Max (ou même, en fonction de la richesse et du quartier, les deux). Pour beaucoup, qui se réjouissent aujourd’hui de la fin du dualisme et de la réconciliation entre l’humanité et la création, la culture reste encore une affaire spécifiquement humaine. Mais une culture qui ne participe pas à la formation intime de la vitalité et de ses principes, qui sont une intensification des principes de la réalité,

détruira cette vitalité par nécessité. Car c’est la vitalité qui propage la tension fondamentale à laquelle la culture doit servir de médiateur. Tout au plus, la culture peut choisir de réaliser cette médiation d’une manière plus ou moins toxique. Actuellement, dans ce monde qui identifie le vivant comme le problème et qui, à partir de cette affirmation, prétend développer des «  solutions  » pour une «  vie meilleure  », nous avons tous un grand besoin de thérapie. Nous pouvons utiliser l’Anthropocène comme une opportunité pour prendre sérieusement en compte l’enchevêtrement des humains avec les autres êtres et les cycles biochimiques. Nous parviendrons à remodeler l’image que nous avons de nous-mêmes si nous pensons à cet enchevêtrement avec le cosmos en termes de poétique de la relation incarnée. Ce n’est qu’alors que nous pourrons expérimenter dans nos corps le fait que les puissances fertiles de la réalité ne peuvent être séparées en deux sphères distinctes humain vs. nature. Elles ne peuvent qu’obéir aux règles de la vitalité si nous sommes totalement enchevêtrés. Il s’agit de reconnaître que nous sommes aujourd’hui de facto les jardiniers de la Terre, que nous bouleversons le paysage et que nous nivelons la surface de la planète. Mais nous devons également voir que les forces telluriques, l’autoorganisation et le désir des systèmes complexes de se sentir vivants sont des éléments de nous-mêmes, qui ne peuvent pas être contrôlés et maîtrisés, mais doivent être incarnés par notre propre vitalité. La culture doit imaginer le désir des vivants de sorte à ne pas détruire la biosphère mais à l’améliorer. Elle n’a rien d’autre à accomplir que de rendre possible que la vie soit. Elle doit le faire dans la sphère de l’imagination des humains, et non dans celle des anchois ou des papillons monarques. Ces créatures déploient leur vitalité sans y penser, dans une cascade de métamorphoses faite d’expériences sensuelles et d’expressions ardentes de désir. Pour notre part, nous devons faire un choix explicite sur la manière dont nous participons à ces transformations.

Nous avons besoin de culture parce que nous sommes les seuls êtres pour qui il est impossible de ne pas imaginer et structurer leur intégration écologique avant d’en faire l’expérience. Là où les anchois et les papillons monarques se contentent d’occuper leur niche écologique, nous devons inventer et façonner la nôtre et pour cela comprendre ce qui est nécessaire à l’expression de notre individualité à travers la fertilité du tout. Mais cette vision ne doit pas devenir un aveuglement. Pour faire ce qui est nécessaire, nous avons besoin d’imagination. Mais l’imagination ne nous débarrasse pas des nécessités. Elle nous permet simplement de danser avec elles. Le fait que nous, les humains, devions inventer notre place dans l’écologie ne nous place pas au-dessus des principes de la vitalité, mais les rend au contraire plus essentiels dans notre existence. La culture humaine doit recourir à l’imagination pour réinventer ce qui est déjà là, à la manière des poètes. C’est ce qui fait de nous l’espèce poétique, et nous oblige à imaginer, concevoir et rendre effective notre relation aux autres en tant que processus culturel. Cela signifie agir en permanence dans un sens favorable à la vie. La tâche de la culture est de recréer les conditions de la naturalité de manière imaginative. Comme le cincle d’Amérique en montagne par les froids matins d’hiver, la culture ne peut produire de la liberté qu’à partir de l’intuition de la nécessité. Il n’y a rien de déterministe dans cette affirmation, car la naturalité dont il est question ici ne nous détermine pas, mais nous inscrit plutôt dans un processus de liberté. Le cœur de cette réalité est le processus d’épanouissement fertile qui caractérise le vivant. L’expérience de la vitalité est la révélation de cette fertilité, éprouvée de l’intérieur, comme son sujet en structure et en sentiment. Notre culture ne peut être autre chose qu’une interprétation créative de la nature et des communs de transformation mutuelle, dont elle est issue et qui ne pourront jamais être réprimés. Les individus et le tissu vivant de la biosphère sont concernés à la fois par des processus matériels et des relations de sens. Ensemble, ils

constituent l’expérience vécue qui, de l’intérieur, est subjectivement «  ressentie  » et, de l’extérieur, s’expose comme le «  sensuel  » et l’«  expressif  ». Cet espace poétique ne doit pas être confondu avec la juxtaposition de l’« esprit » (intérieur) et du « corps » (extérieur) qui, dans la polarité de cet espace poétique, sont des matériaux conjoints, métamorphiques, toujours porteurs de sens. Cette idée rompt avec toute notion de primauté des relations matérielles ou symboliques et, en ce sens, elle est radicalement non dualiste. Il n’y a pas d’extérieur à l’espace poétique car il englobe à la fois la matière organique et non-organique. C’est la tâche de la culture que de mettre en forme cet espace poétique. En même temps, le matériau imaginaire de cet espace poétique peut être soumis à transformation depuis les deux « côtés » : par la manipulation matérielle, mais aussi par la création imaginative. L’espace poétique est ouvert aux nouvelles interprétations, aux nouvelles manifestations d’expression de soi, et il peut être transformé de telle sorte qu’un véritable changement ait lieu dans le monde. Pour réaliser tout son potentiel, la culture, en tant que processus d’imagination et de transformation de la réalité, doit être un processus poétique (ou artistique). Pour nous défaire rapidement de notre habitude à penser selon les termes du dualisme opposant culture et nature, nous devons accepter le principe que tout est soumis à des échanges permanents, comme le corps qui, par son métabolisme, échange en quelques années tous ses atomes avec son environnement. Avec ces changements, la quantité d’expériences différentes, leur profondeur ressentie, augmente au fil du temps. Toujours faire de nouvelles expériences constitue l’essence de la vie, la force vitale. Nous avons en effet un instinct inné qui nous amène à rechercher de nouvelles expériences révélatrices de ce que c’est que de faire partie du vivant. Nous sommes animés du même élan que le monde  : nous voulons approfondir nos expériences, enrichir la connaissance que nous avons de nous-mêmes et des autres, développer de nouvelles capacités, renforcer nos

liens,  etc. On pourrait dire de ce processus qu’il est un apprentissage permanent du respect et de l’amour. La culture est l’interprétation de notre vitalité dans le médium de l’humain. Elle est synonyme d’imagination créative de ce qui est réel. La subjectivité, la coopération, la négociation et l’irréconciliable étrangeté ne sont pas des modèles que nous plaquons sur le monde pour le façonner culturellement. Ils constituent eux-mêmes la nature. Ils sont la confirmation du fait que la perception est un commun cocréatif de sujets et d’environnements qui se nourrissent et se transforment mutuellement. À cet égard, la culture, faite de médiations et d’échanges créatifs, est notre nature. Celle-ci ne s’oppose pas à la nature « extérieure », mais elle en est une des manifestations. C’est pourquoi cette culture ne peut être le contrôle et l’ingénierie de la nature. Elle ne peut se libérer des principes de l’imagination créatrice sans les détruire. Mais elle peut très bien devenir une culture de notre vitalité qui, dans une liberté créative, engendre, en commun, ce qui est nécessaire à la transformation mutuelle continue. L’humanité est la façon dont la Terre se pense lorsqu’on lui permet de rêver de liberté. La culture de la vraie réciprocité advient seulement quand les êtres humains, quand ils rêvent de la liberté, sont tenus d’imaginer la Terre.

La culture c’est se retrouver dans l’autre Le paradoxe de la culture est que, pour devenir pleinement humains, nous avons besoin de relation avec ce qui est résolument non-humain, nous avons besoin de l’inter-être avec des êtres vivants qui nous sont étrangers. Nous devons devenir animal pour être humain. Ce qui est réconfortant, c’est que nous sommes déjà des animaux. Tout ce dont nous avons besoin, c’est de nous en convaincre.

Dans la république des innombrables espèces et processus relationnels existentiels, toutes les contradictions peuvent être intégrées sans être aplanies. C’est l’une des expériences essentielles que l’on fait en présence d’autres êtres. Dans les émotions profondes que les milieux naturels sont capables de provoquer chez nous, les êtres humains, nous pouvons saisir les complémentarités et l’équilibre qui peuvent exister dans les contradictions : que la vie est un don et un fardeau  ; que pour être libre, il faut obéir à la nécessité ; que la mort est douloureuse, mais nécessaire à la vie. Tout cela n’est écrit nulle part, mais se produit en permanence grâce à la sagesse inconsciente du faire en commun (commoning) de myriades de corps, de plantes et d’organismes sensibles. Les plantes et les animaux ne sont pas juste des modèles abstraits pour les relations. Ce sont des relations elles-mêmes au moment où elles se produisent. En même temps, les êtres vivants sont l’incarnation des paradoxes de la vie. Ils sont impénétrables, mais aussi ouverts et vulnérables. Au cœur de leur être se trouve quelque chose d’accessible et pourtant absolument insondable, quelque chose qui n’est pas étranger, mais sans limites. C’est ce que Goethe avait à l’esprit lorsqu’il parlait du «  phénomène primordial  » (Urphänomen)  : quelque chose qui est impénétrable et en même temps sa propre explication, mais seulement en tant que phénomène, pas en tant que définition ou algorithme. La nature, avec des contradictions qui entraînent des expériences significatives, habite également notre «  être intérieur  ». Si nous voulons faire l’expérience d’une identité fertile, nous dépendons de la présence des forêts, des rivières, des océans, des prairies, des déserts et des animaux sauvages. En quelque sorte, le soi ne peut exister qu’à travers l’autre (une autre présence vivante). C’est dans le monde naturel que nous alimentons nos pensées et nos concepts mentaux. Nous transformons les plantes et les animaux en symboles intellectuels en fonction de leurs qualités réelles ou supposées. Le serpent, la rose et l’arbre sont des exemples d’images

organiques puissantes qui parlent de notre identité en tant qu’êtres humains. C’est pourquoi ils apparaissent si souvent dans l’histoire humaine, dans les arts, les mythes et autres formes culturelles. Ce processus fonctionne également en sens inverse. La nature incarne aussi ce que nous sommes. C’est la contrepartie vivante, et vivifiante, de nos émotions et de nos concepts mentaux. Ce n’est qu’en étant perçus et reflétés par d’autres vies que nous pouvons comprendre la nôtre. Ce n’est que dans le regard d’un autre être que nous pouvons nous-mêmes devenir un être vivant. Nous avons besoin du regard du total inconnu pour comprendre ce qui fait partie de nous mais qui nous échappe. Nous avons besoin d’être touchés par la matière pour comprendre que nous sommes matière. Cette manière de construire l’identité dans la réciprocité est l’une des constantes culturelles les plus remarquables de l’humanité ; cela va de l’utilisation de symboles animaliers chez les peuples indigènes tels que les Aborigènes australiens (par exemple, dans l’art pariétal) jusqu’à celle de métaphores de la nature dans la poésie contemporaine. De manière évidente, cela libère des niveaux d’émotions dans notre identité que nous ne pouvons pas atteindre autrement. Nous avons besoin de l’expérience de l’engagement avec un «  intérieur vivant  » qui se tient devant nous et se révèle être un corps fragile et mortel. Nous avons besoin d’autres organismes parce qu’ils sont, dans un sens très réel, ce que nous sommes nous-mêmes (biologiquement et psychiquement), et qu’ils nous donnent accès à ces parties cachées de nous-mêmes que nous ne pouvons pas voir. Nous ne pouvons pas nous observer nous-mêmes. Il subsiste toujours un angle mort au cœur de la formation de notre propre identité. Les autres êtres constituent ce point aveugle de la compréhension que nous avons de nous-mêmes. Nous devons avoir la possibilité de saisir le monde tout entier dans l’autre, et l’autre en nous-mêmes. Nous devons croiser nos propres yeux dans son regard, alors que nous désirons être nous-mêmes, comme tous les êtres, en étant pleinement de ce monde partagé.

En présence de nature sauvage, qu’elle soit taxonomiquement proche de nous comme un singe ou en apparence infiniment éloignée comme un têtard, nous nous trouvons confrontés à une création sans parole mais d’autant plus éloquente. Le regard qu’un animal peut porter sur nous est un enchevêtrement de ce que nous connaissons le plus intimement et de ce qui nous est le plus étranger. C’est le regard le plus vivifiant que l’on puisse imaginer. La spécificité de nombre de nos catégories empiriques n’est possible que parce que dans la nature sauvage, natura naturans, il existe cette forme de subjectivité incarnée, et donc objective, qui partage notre perception. Se pourrait-il que cette subjectivité incarnée nous ait engendrés et demeure toujours en nous, guidant nos réponses quant à la manière d’affronter notre propre existence incarnée  ? Il semble qu’il y ait là un chemin qui permette de dépasser véritablement le dualisme. La fracture profonde qui s’est creusée entre nous et les autres êtres, entre le monde tel que nous le vivons et le monde tel que nous le décrivons, se referme. Pour la première fois depuis longtemps, dans cet espace, nous sommes les bienvenus. La fracture profonde se referme non pas pour nous inviter à un rêve utopique, mais pour nous permettre de vivre un moment de conscience. Pour Platon, chaque terme, même le plus abstrait, avait un eidos, un archétype dans l’empire des idées. Il avait tort. L’empire des idées ne se trouve pas dans un au-delà, dans un monde idéal. Il est ancré ici, dans le corps des animaux et des plantes, dans le bourdonnement des abeilles et dans les motifs dessinés par le corbeau qui tourne dans le ciel.

Notes 1.  NdT  : Le terme d’Enlivenment ne peut se traduire aisément en français. Dans ses écrits en allemand, sa langue maternelle, l’auteur conserve ce néologisme anglais issu des mots Enlightenment (qui désigne la période et le mouvement de pensée communément appelés «  Lumières  » en français) et live/enliven («  vivre/animer  »). Dans son introduction du terme dans la version en langue allemande de cet essai, Andreas Weber renvoie à la notion de Verlebendigung («  le fait d’apporter de la vie  »). Nous avons choisi ici de conserver le néologisme anglais le plus souvent possible, mais pour des raisons de lisibilité, il sera parfois traduit par « Lumières vives », « vitalisation » ou « vivification ». 2.  Gary Snyder, cité dans Tom Butler, «  Lives not Our Own  », in George Wuerthner, Eileen Crist et Tom Butler (dir.), Keeping the Wild: Against the Domestication of the Earth, Washington, Island Press, 2014, VIII. «  “[…] wild” is process, as it happens outside human agency, although it might happen inside ourselves. As far as science can reach, it will never get to the bottom of it, because mind, imagination, digestion, breathing, dreaming, loving, and both birth and death are all part of the wild. There will never be an Anthropocene. » 3.  A  ndreas Weber, « Reality as Commons », in David Bollier et Silke Helfrich (dir.), Patterns of Commoning, Amherst, Levellers Press, 2015. 4.  Pour une analyse de notre capacité limitée à identifier les relations quel que soit le système, voir Donella Meadows, Thinking in Systems  : A Primer, Diana Wright (éd.), Sustainability Institute, White River Junction, Chelsea Green, 2008. 5.  Stephan Harding, Animate Earth: Science, Intuition and Gaia, Dartington, Green Books, 2009  ; Bruno Latour, Facing Gaia: Eight Lectures on the New Climatic Regime, New York, Wiley, 2017. 6.  Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce, Paris, Plon, 1988. 7.  Pour un développement plus approfondi sur ce thème, voir Andreas Weber, Matter and Desire: An Erotic Ecology, White River Junction, Chelsea Green, 2017. 8.  V  oir, par exemple, Timothy Morton, Humankind: Solidarity with NonHuman People, New York, Verso, 2017. 9.  V  oir Édouard Glissant, Philosophie de la relation  : poésie en étendue, Paris, Gallimard, 2009.

10.  Je remercie chaleureusement Heike Löschmann, de la fondation Heinrich-Böll de Berlin, qui, fidèle à son habitude de parler avec talent des choses les plus sérieuses, a imaginé ce terme lors d’un entretien informel en présence de l’auteur, le 15 novembre 2012. 11.  NdT  : L’auteur utilise le mot sustainabilty en anglais et Nachhaltigkeit en allemand, qui pourront être traduits ici en français par durabilité, soutenabilité, voire parfois développement durable selon le contexte. 12.  A  mir Engel, Gershom Scholem. An Intellectual Biography, Chicago, University of Chicago Press, 2017. 13.  Elizabeth Kolbert, La Sixième Extinction, trad. Marcel Blanc, Paris, La librairie Vuibert, 2015. 14.  Gro Harlem Brundlandt, «  Notre avenir à tous. Rapport de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’ONU », Organisation des Nations unies, 1987. 15.  Nancy MacLean, Democracy in Chains: The Deep History of the Radical Right’s Stealth Plan for America, New York, Penguin Random House, 2017. 16.  Richard Layard, Happiness: Lessons from a New Science, Londres, Penguin, 2005, p.  29. Voir aussi Robert E. Lane, The Loss of Happiness in Market Democracies, New Haven (CT), Yale University Press, 2000. 17.  Deborah Wan, « Depression: A Global Crisis », World Federation for Mental Health, 2012, p. 2. 18.  Le rasoir d’Occam est un principe scientifique de parcimonie selon lequel, parmi des explications concurrentes, celle qui fait les hypothèses les plus simples et les moins nombreuses est la bonne. 19.  V  oir Max Horkheimer et Theodor W.  Adorno, La Dialectique de la Raison  : fragments philosophiques, trad. de l’allemand par Éliane Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974. 20.  Francesca Ferrando, «  Posthumanism, Transhumanism, Anti-humanism, Metahumanism, and New Materialisms: Differences and Relations », Existenz, vol. 8, no 2, 2013, p. 26-32. 21.  T  heodor W. Adorno, Dialectique negative, trad. de l’allemand par le Groupe de traduction du Collège de philosophie, Gérard Coffin, Joëlle Masson, Olivier Masson et al.  ; postface de Hans-Günter Holl, Paris, Payot & Rivages, 2003. 22.  Ce terme a été inventé par David Abram, Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens, préface et trad. de Didier Demorcy et Isabelle Stengers, Paris, La Découverte, 2013. 23.  Pour une exploration approfondie d’un point de vue biopoétique, voir Andreas Weber, «  Cognition as Expression: On the Auto-poietic Foundations of an Aesthetic Theory of Nature », Sign System Studies, vol. 29, no 1, 2001, p. 153-168 ; Weber, « The Book of Desire: Towards a Biological Poetics », Biosemiotics, vol. 4, no 2, 2010, p. 32-58 ; Weber, « There Is No Outside: A Biological Corollary for Poetic Space », in Silver Rattasepp et Tyler Bennett (dir.), Gatherings in Biosemiotics: Tartu Semiotics Library, vol. 11, Tartu, University of Tartu Press, 2012, p. 225-226 ; Weber, The Biology of Wonder: Aliveness, Meaning and the Metamorphosis of Science, Gabriola Island, New Society, 2016 ; Weber, Matter and Desire…, op. cit.

24.  Storm Cunningham, reWealth  ! Stake Your Claim in the $2 Trillion reDevelopment Trend That’s Renewing the World, Washington, McGraw Hill, 2008. 25.  NdT  : L’auteur fait ici référence aux tenants de la «  Nouvelle Conservation  ». Pour une présentation plus détaillée en français de ce mouvement apparu dans les années 2010 dans le sillage des débats autour de l’Anthropocène, voir Virginie Maris, La Part sauvage du monde : penser la nature dans l’Anthropocène, Paris, Seuil, 2018, p. 113-116. 26.  Herman E.  Daly et Joshua Farley, Ecological Economics: Principles and Applications, Washington, Island Press, 2004. 27.  Ralf Fücks, Intelligent wachsen  : Die grüne Revolution, Munich, Hanser, 2013  ; Thomas L. Friedman, La Terre perd la boule : trop chaude, trop plate, trop peuplée, trad. Johan-Frédérik Hel Guedj, Paris, Saint-Simon, 2009. Voir aussi Andreas Weber, Biokapital  : Die Versöhnung von Ökonomie, Natur und Menschlichkeit, Berlin, Berlin-Verlag, 2008. 28.  Lynn Margulis, Symbiotic Planet: A New Look at Evolution, New York, Basic Books, 1999  ; Francisco J.  Varela, Evan T.  Thompson et Eleanor Rosch, L’Inscription corporelle de l’esprit  : sciences cognitives et expérience humaine, trad. Véronique Havelange, Paris, Seuil, 1993 ; Terrence Deacon, Incomplete Nature: How Mind Emerged from Matter, Boston, Norton, 2012 ; Stuart Kauffman, At Home in the Universe: The Search for the Laws of Self-Organization and Complexity, Washington, American Chemical Society, 1996  ; António Damásio, Le Sentiment même de soi  : corps, émotions, conscience, trad. Claire Larsonneur et Claudine Tiercelin, Paris, O. Jacob, 1999 ; David Abram, Comment la terre s’est tue…, op. cit. 29.  Pour une analyse approfondie du « saut quantique » actuel en biologie, voir Andreas Weber, Biopoetics: Towards an Existential Ecology, Dordrecht, Springer, 2016, en particulier le chapitre XIII, « Conatus ». 30.  Edward O.  Wilson, La Conquête sociale de la Terre, trad. Marie-France Desjeux, Paris, Flammarion, 2013. 31.  Pour une analyse approfondie du don en tant que source de fertilité cosmique, voir Lewis Hyde, The Gift: Imagination and the Erotic Life of Property, New York, Random House, 1983. 32.  Hildegard Kurt, Wachsen  ! Über das Geistige in der Nachhaltigkeit, Stuttgart, Johannes M.  Mayer, 2010  ; Shelley Sacks et Hildegard Kurt, Die rote Blume  : Ästhetische Praxis in Zeiten des Wandels, avec un avant-propos de Wolfgang Sachs, Klein Jasedow, thinkOya, 2013. 33.  Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, Paris, Gallimard, 1964. 34.  V  oir https://fr.wikipedia.org/wiki/Besoins_humains_fondamentaux ; Manfred A. Max-Neef, Human Scale Development: Conception, Application and Further Reflections, New York, Apex Press, 1991. 35.  Hans Blumenberg, Paradigmes pour une métaphorologie, trad. de l’allemand par Didier Gammelin, Paris, J. Vrin, 2006. 36.  A  ndreas Weber, «  Natural Anticapitalism  », in David Bollier et Silke Helfrich (dir.), The Wealth of the Commons: A World beyond Market and State, Amherst, Levellers Press, 2012, http://wealthofthecommons.org/ 37.  Le mot grec oïkos signifie « maison », « foyer » ou « famille ».

38.  V  oir Barrington Moore Jr., Les Origines sociales de la dictature et de la démocratie, trad. Pierre Clinquart, Paris, F. Maspero, 1969. 39.  Léon Walras, Éléments d’économie politique pure ou théorie de la richesse sociale, Lausanne, L.  Corbaz  ; Paris, Guillaumin et Cie  ; Bâle, H.  Georg, 1874-1877  ; W.  Stanley Jevons, La Théorie de l’économie politique, Paris, V.  Giard et E.  Brière, 1909. Voir aussi Andreas Weber, Biokapital : Die Versöhnung von Ökonomie, Natur und Menschlichkeit, Berlin, Berlin-Verlag, 2008. 40.  Pour une analyse de notre capacité limitée à identifier les relations quel que soit le système, voir Donella Meadows, Thinking in Systems…, op. cit. 41.  Karl Polanyi, La Grande Transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, trad. Catherine Malamoud et Maurice Angeno, Paris, Gallimard, 1983  ; Polanyi, The Livelihood of Man: Studies in Social Discontinuity, Harry Pearson (éd.), New York, Academic Press, 1977. 42.  NdT : Nous avons choisi de conserver le terme commoners en anglais. Il trouve son origine au Moyen Âge, où il désignait des personnes n’appartenant ni à la noblesse ni au clergé, mais aux classes laborieuses bénéficiant de droits collectifs d’accès à des ressources vitales, basés sur la coutume. Aujourd’hui, il est utilisé en anglais pour désigner soit une personne d’origine modeste par opposition aux membres des classes privilégiées, soit comme les personnes impliquées dans l’entretien, la préservation et l’usage d’un bien commun. La langue française n’offre pas d’équivalent et différentes traductions peuvent être trouvées dans la littérature sur les communs. Voir l’entrée « commoner » dans Marie Cornu, Fabienne Orsi, Judith Rochfeld (dir.), Dictionnaire des biens communs, Paris, PUF, 2017. 43.  Paul Shephard, Retour aux sources du Pléistocène, trad. Sophie Renaut, Paris, Éditions Dehors, 2013. 44.  John Maynard Keynes, «  L’avenir  », in Essais de persuasion, 2e  édition, trad. d’Herbert Jacoby, Paris, Gallimard, 1933. 45.  Certaines parties de cette section ont déjà été publiées dans Weber, «  Reality as Commons », op. cit. 46.  David Johns, «  With Friends Like These, Wilderness and Biodiversity Do Not Need Enemies », in George Wuerthner, Eileen Crist et Tom Butler (dir.), Keeping the Wild: Against the Domestication of the Earth, Washington, Island Press, 2014, p. 42. « Colonialism is nowhere more apparent and thriving than in the relationship between humanity and the rest of the earth » [notre traduction]. 47.  Manfred Max-Neef, « Development and Human Needs », in Paul Ekins et Manfred MaxNeef (dir.), Real-Life Economics, Londres, Routledge, 1992. 48.  David W.  Kidner, «  The Conceptual Assassination of Wilderness  » in Keeping the Wild, p. 10. 49.  Bruno Latour, « Love Your Monsters: Why We Must Care for Our Technologies as We Do Our Children  », in Michael Schellenberger et Ted Nordhaus (dir.), Love Your Monsters: Postenvironmentalism and the Anthropocene, Oakland, The Breakthrough Institute, 2011. « The

sin is not to wish to have dominion over nature but to believe that this dominion means emancipation and not attachment. » 50.  V  oir David Bollier, Think Like a Commoner: A Short Introduction to the Life of the Commons, Gladiola Island, New Society, 2014. 51.  Stuart Kauffman, At Home in the Universe: The Search for Laws of Self-Organization and Complexity, Oxford, Oxford University Press, 1995. 52.  Pour une brillante démonstration de ce phénomène à partir de l’exemple de la faune de Madagascar, voir Miguel Vences et al., «  Madagascar as a Model Region of Species Diversification », Trends in Ecology and Evolution, vol. 24, no 8, 2009, p. 456-465. 53.  Pour une version détaillée de la position présentée dans ce chapitre, voir Andreas Weber, Biopoetics: Toward an Existential Ecology, Dordrecht, Springer, 2016. 54.  NdT  : Nous avons choisi de conserver le terme anglais commoning, qui désigne les pratiques visant à créer, développer, maintenir et défendre des communs dans leur contexte spécifique, formant un « processus non capitaliste de création du monde », pour reprendre les termes de David Bollier et Silke Helfrich, dans l’article servant d’entrée au terme commoning dans Marie Cornu, Fabienne Orsi, Judith Rochfeld (dir.), Dictionnaire des biens communs, op. cit. 55.  Richard Strohman, « The Coming Kuhnian Revolution in Biology », Nature Biotechnology, vol. 15, 1997, p. 194-199. 56.  Eva Jablonka et Marion Lamb, Evolution in Four Dimensions: Genetic, Epigenetic, Behavioral, and Symbolic Variation in the History of Life, Cambridge, MIT Press, 2005. 57.  Joachim Bauer, Das kooperative Gen, Hambourg, Hoffmann und Campe, 2008. 58.  Devin Powell, « Sex Differences Arise After Birth », New Scientist, vol. 2690, 2009, p. 8. 59.  Ruth E.  Ley, Catherine A.  Lozupone, Micah Hamady, Rob Knight et Jeffrey I.  Gordon, « Worlds within Worlds : Evolution of the Vertebrate Gut Microbiota », Nature Reviews, vol. 6, 2008, p. 776-788. 60.  Humberto R. Maturana et Francisco J. Varela, Autopoiesis and Cognition: The Realization of the Living Boston, D. Reidel, 1980. 61.  Marc W.  Kirschner et John C.  Gerhart, The Plausibility of Life: Resolving Darwin’s Dilemma, New Haven, Yale University Press, 2005. 62.  Pour un exposé plus détaillé, voir Andreas Weber et Francisco Varela, «  Life after Kant: Natural Purposes and the Autopoietic Foundations of Biological Individuality  », Phenomenology and the Cognitive Sciences, vol.  1, 2002, p.  97-125  ; Andreas Weber, «  The Book of Desire: Towards a Biological Poetics », Biosemiotics, vol. 4, no 2, 2010, p. 32-58. 63.  Francisco J.  Varela, «  Patterns of Life: Intertwining Identity and Cognition  », Brain and Cognition, vol. 34, 1997, p. 72-87. 64.  Sur cette notion d’incompatibilité, voir Kalevi Kull, «  Introduction  », in Gatherings in Biosemiotics: Tartu Semiotics Library, op. cit. 65.  A  ndreas Weber, The Biology of Wonder…, op. cit.

66.  Gregory Bateson et Mary Catherine Bateson, La Peur des anges : vers une épistémologie du sacré, trad. Christian Cler et Jean-Luc Giribone, Paris, Seuil, 1989. 67.  Bateson et Bateson, La Peur des anges, op. cit. 68.  V  oir Elinor Ostrom, Future of the Commons: Beyond Market Failure and Government Regulations, Londres, Institute of Economic Affairs, 2012  ; David Bollier et Silke Helfrich (dir.), The Wealth of the Commons…, op. cit. 69.  Pour l’expression «  économie de l’âge de pierre  » (Stone Age Economics), voir Marshall D.  Sahlins, Âge de pierre, âge de l’abondance. L’économie des sociétés primitives, trad. Tina Jolas, Paris, Gallimard, 1976. Sahlins a calculé que le temps de travail quotidien d’un individu dans les sociétés de l’âge de pierre ne dépassait pas six heures, grâce auxquelles il pouvait se nourrir de manière suffisante et se loger. En conséquence, l’anthropologue a qualifié ce modèle de civilisation de «  société d’abondance originelle  ». Voir également Andreas Weber, Indigenialität, Berlin, Nicolai, 2018. 70.  Voir Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005. 71.  De là découle l’hypothèse selon laquelle, en l’absence d’institutions, nous reviendrions immédiatement à la barbarie, émise, par exemple, par le célèbre historien Timothy Garton Ash dans une analyse des (faux) récits des violences post-ouragan Katrina à La Nouvelle-Orléans (Timothy Garton Ash, « It Always Lies Below: A Hurricane Produces Anarchy. Decivilization Is Not as Far Away as We Like to Think », The Guardian, 8 septembre 2005). Mais cette idée selon laquelle l’État est le seul rempart fiable contre la barbarie est réfutée avec force par Rebecca Solnit dans son étude sur les comportements extrêmement généreux et courageux des gens au lendemain de catastrophes naturelles et d’accidents. Voir Rebecca Solnit, A Paradise Built in Hell: The Extraordinary Communities That Arise in Disaster, Londres, Penguin, 2010. 72.  John Rawls, Théorie de la justice, trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1991. 73.  John Muir, Un été dans la Sierra, trad. Béatrice Vierne, Paris, Hoëbeke, 1997. 74.  Francisco J. Varela, Evan Thompson et Eleanor Rosch, L’Inscription corporelle de l’esprit : sciences cognitives et expérience humaine, trad. Véronique Havelange, Paris, Seuil, 1993. 75.  Humberto R. Maturana et Francisco J. Varela, Autopoiesis and Cognition…, op. cit. 76.  Francisco J.  Varela, «  Patterns of Life: Intertwining Identity and Cognition  », Brain and Cognition, vol. 34, 1997, p. 72-87. 77.  T  errence Deacon, The Symbolic Species: The Co-Evolution of Language and the Brain, New York, W. W. Norton, 1997. 78.  Miguel Benasayag et Gérard Schmit, Les Passions tristes. Souffrance psychique et crise sociale, Paris, La Découverte, 2003. 79.  Gerald Manley Hopkins, « Pied Beauty », in William Harmon (éd.), The Classic Hundred Poems, New York, Columbia University Press, 1998. 80.  Jonathan Rowe, Our Common Wealth: The Hidden Economy That Makes Everything Else Work, San Francisco, Berrett-Koehler, 2013.

81.  Ruth Meinzen-Dick et al., «  Securing the Commons 1  », CAPRi Policy Brief, no  4, mai 2006, http:/www.capri.cgiar.org/pdf/polbrief_04.pdf 82.  David Bollier, Think Like a Commoner…, op. cit., p. 174. 83.  En outre, les secteurs concernés par le fair use, qui dépendent de la copie et du partage de travaux protégés par le copyright – établissements d’enseignement, fabricants d’appareils grand public permettant la copie, moteurs de recherche et fournisseurs d’accès à Internet, entre autres – comptent pour un sixième du produit intérieur brut des États-Unis. Michael Bauwens et al., Synthetic Overview of the Collaborative Economy, P2P Foundation, 2012. 84.  Arun Agarwal, « Common Resources and Institutional Sustainability in The Drama of the Commons  », National Research Council, Committee on the Human Dimensions of Global Change, 2002, p. 42. 85.  NdT : Voir l’entrée commoning, texte de Silke Helfrich et David Bollier, dans Marie Cornu, Fabienne Orsi, Judith Rochfeld (dir.), Dictionnaire des biens communs, op. cit. 86.  Michael Safi, « Suicides of Nearly 60,000 Indian Farmers Linked to Climate Change, Study Claims », The Guardian, 31 juillet 2017. 87.  Gustavo Soto Santiesteban et Silke Helfrich, « El Buen Vivir and the Commons », in David Bollier et Silke Helfrich (dir.), The Wealth of the Commons…, op. cit., p.  278, http://wealthof thecommons.org/ 88.  A  ndreas Weber et Reiner Klingholz, Demografischer Wandel  : Ein Politikvorschlag unter besonderer Berücksichtigung der Neuen Länder, Berlin, Berlin-Institut für Demografie und Entwicklung, 2009. 89.  V  oir, par exemple, Joseph E.  Stiglitz, «  Markets, Market Failures, and Development  », American Economic Review, vol. 79, no 2, 1989, p. 197-203. 90.  Donella Meadows, Thinking in Systems : A Primer, op. cit. 91.  W  endell Berry, Life Is a Miracle: An Essay against Modern Superstition, Boston  : Counterpoint Press, 2000. 92.  Charles Schweik, éminent spécialiste américain des sciences sociales et des communs, qui a étudié pourquoi certains projets de logiciels libres réussissent et d’autres échouent, estime que la multiplicité des dimensions de l’engagement est le meilleur prédicteur de la réussite des projets, idée qu’il décrit comme la «  théorie des incitations composées  ». Charles Schweik, Internet Success: A Study of Open-Source Software Commons, Cambridge (MA), MIT Press, 2012. 93.  Manfred Max-Neef, « Development and Human Needs », in Paul Ekins et Manfred MaxNeef (dir.), Real-Life Economics, op. cit., p. 206-207. 94.  A  u sujet de la matrice des besoins humains de Max-Neef, voir Philip B. Smith et Manfred Max-Neef, Economics Unmasked: From Power and Greed to Compassion and the Common Good, Totnes, Green Books, 2012, p. 143. 95.  Pour un aperçu significatif en allemand, voir Christa Müller (dir.), Urban Gardening : Über die Rückkehr der Gärten in die Stadt, Munich, Oekom, 2011. 96.  Gregory Bateson et Mary Catherine Bateson, La Peur des anges…, op. cit.

97.  David Bollier, « The Commons », http://www.publicsphereproject.org/node/201 98.  V  oir Christopher Alexander, The Nature of Order: An Essay on the Art of Building and the Nature of the Universe, Book 1-The Phenomenon of Life, Oxford, Routledge, 2004). Voir également Helmut Leitner, Pattern Theory: Introduction and Perspectives on the Tracks of Christopher Alexander, CreateSpace Independent Publishing Platform, 2015  ; Shierry Weber Nicholsen, « Making as a Process of Creating Aliveness: A Review of Christopher Alexander’s The Nature of Order  », Environmental  &  Architectural Phenomenology, vol.  17, no  3, 2006, p.  5-7. Pour la question de l’esthétique existentielle et significative, voir également Andreas Weber, « Cognition as Expression: On the Autopoietic Foundations of an Aesthetic Theory of Nature », Sign System Studies 29, no. 1 (2001) : 153-168. 99.  Cité par Franz Nahrada, « The Commoning of Patterns and the Patterns of Commoning », in The Wealth of the Commons…, op. cit. 100.  Pour une présentation détaillée des principes appliqués sur la manière dont cette forme de gestion en biens communs pourrait être conçue, voir Burns H. Weston et David Bollier, Green Governance: Ecological Survival, Human Rights, and the Law of the Commons, Cambridge, Cambridge University Press, 2013. Pour plus d’informations sur les principes d’intendance du foyer biosphérique, voir également Weber, Biokapital : Die Versöhnung von Ökonomie, Natur und Menschlichkeit, Berlin, Berlin-Verlag, 2008, chap. V à VII. 101.  V  oir, par exemple, Bollier et Helfrich, The Wealth of the Commons, op. cit. 102.  Pour une discussion approfondie sur la signification du jeu, voir Andreas Weber, Mehr Matsch  : Kinder brauchen Natur, Berlin, Ullstein-Verlag, 2011. Pour une introduction approfondie au «  jeu authentique  » en tant que compréhension profonde de la réalité, voir également O.  Fred Donaldson, Playing by Heart: The Vision and Practice of Belonging, Deerfield Beach, Health Communications, 1993. 103.  Cité par Nahrada, « The Commoning of Patterns », op. cit. 104.  Marshall B. Rosenberg, Nonviolent Communication: A Language of Life. Create Your Life, Your Relationships, and Your World in Harmony with Your Values, Encinitas, Puddle Dancer Press, 2003. 105.  A  ndreas Weber, Sein und Teilen : Eine Praxis schöpferischer Existenz, Bielefeld, 2017. 106.  Considérez la critique que fait J. M. Coetzee de l’essai de Thomas Nagel intitulé What Is It Like to Be a Bat ? : « Être une chauve-souris vivante consiste à être empli d’être. Être chauvesouris, dans le premier cas, être humain dans le second, peut-être  ; mais ce sont là des considérations secondaires. Être empli d’être, cela consiste à vivre comme un corps-âme. Un autre nom pour désigner cette expérience du plein-être est la joie  ». J.  M.  Coetzee, Elizabeth Costello : Huit leçons de J-M Coetzee, trad. Catherine Lauga du Plessis, Seuil, 2004, p. 33. 107.  I.  G.  Campbell-Fisher, «  Aesthetics and the Logic of Sense  », Journal of General Psychology, vol. 43, 1950, p. 245-273 [notre traduction]. 108.  A  ldo Leopold, Almanach d’un comté des sables, trad. Anna Gibson, Paris, Aubier, 1995. 109.  A  ldo Leopold, « Élégie des marais », Almanach d’un comté des sables, op. cit.

110.  Voir Gary Snyder, Montagnes et rivières sans fin, trad. Olivier Delbard, Paris, Éditions du Rocher, 2002. 111.  Parmi les tentatives intéressantes de généraliser une écologie à la première personne d’une manière plus systématique, on peut citer les travaux du physicien et philosophe français Michel Bitbol. Michel Bitbol, «  Panpsychism in the First Person  », in Harald A.  Wiltsche et Sonja Rinofner-Kreidl (dir.), Analytic and Continental Philosophy: Methods and Perspectives. Proceedings of the 37th International Wittgenstein Symposium, Berlin, De Gruyter, 2016, p. 7994. 112.  Sacha Kagan, Toward Global Environmental Change: Transformative Art and Cultures of Sustainability, Berlin, Heinrich-Böll-Stiftung, 2011, http://www.boell.de 113.  A  men Avanessian, Überschrift  : Ethik des Wissens – Poetik der Existenz, Berlin, Merve, 2015. 114.  Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes  : essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991. 115.  Henry Miller, La Sagesse du cœur, trad. Guillaume Villeneuve, Paris, Bartillat, 2016. 116.  Francisco J.  Varela et al. (dir.), Naturaliser la phénoménologie  : essais sur la phénoménologie contemporaine et les sciences cognitives, Paris, CNRS éditions, 2002. 117.  Francisco J.  Varela, Evan Thompson et Eleanor Rosch, L’Inscription corporelle de l’esprit  : sciences cognitives et expérience humaine, trad. Véronique Havelange, Paris, Seuil, 1993  ; Andreas Weber, «  Die wiedergefundene Welt  », in Bernhard Pörksen (éd.), Schlüsselwerke des Konstruktivismus, Bielefeld, VS-Verlag, 2011. 118.  Francisco J. Varela, « Organism: A Meshwork of Selfless Selves », in A. I. Tauber (dir.), Organism and the Origins of Self, Dordrecht, Kluwer, 1991. 119.  Jon Young, Ellen Haas et Evan McGown, Coyote’s Guide to Connecting with Nature, Shelton, OWLink Media, 2008. 120.  Franz Rosenzweig, «  Das älteste Systemprogramm des deutschen Idealismus  : Ein handschriftlicher Fund  », in Sitzungsberichte der Heidelberger Akademie der Wissenschaften, Heidelberg, Universitätsverlag C. Winter, 1917. 121.  Elizabeth Sewell, The Orphic Voice: Poetry and Natural History, Washington, Routledge, 1961. 122.  Friedrich Hölderlin, « The Oldest System-Program of German Idealism », in Thomas Pfau (dir.), Friedrich Hölderlin: Essays and Letters on Theory, Albany, SUNY Press, 1987, p. 155. 123.  Cité par Joan Rothfuss, conservateur du Walker Art Center, «  Energy  », http://www.walkerart.org 124.  Daniel C.  Wahl, «  “Zarte Empirie”: Goethean Science as a Way of Knowing  », Janus Head, vol. 8, no 1, 2005, p. 58-76. 125.  Andreas Weber et Hildegard Kurt, « Towards Cultures of Aliveness: Politics and Poetics in a Postdualistic Age – An Anthropocene Manifesto », Solutions Journal, vol. 5, 2015.

126.  Edouard Glissant, « Comme l’oiseau innumérable », La Cohée du Lamentin : Poétique V, Paris, Gallimard, 2005, p. 25-26. 127.  Edouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996. 128.  Kalevi Kull, «  Introduction  », in Silver Rattasepp et Tyler Bennett (dir.), Gatherings in Biosemiotics…, op. cit. 129.  Jacques Derrida, « Che cos’è la poesia ? », in Poesia : Mensile Internazionale di cultura poetica, vol. 11, Milan, Fondazione Poesia Onlus, 1988. 130.  Edouard Glissant, «  The Poetics of the World: Global Thinking and Unforeseeable Events », Chancellor’s Distinguished Lecture, Baton Rouge, Louisiana State University, 20 avril 2002 [notre traduction]. 131.  A  ndreas Weber, Biopoetics: Toward an Existential Ecology, op. cit. Voir aussi Andreas Weber, Natur als Bedeutung, Würzburg  : Königshausen, 2003, http://www.autor-andreasweber.de/downloads/Enlivenment_web.pdf 132.  Natalie Knapp, « Die Welt als Analogie » [Le monde comme analogie]. Intervention lors de la conférence «  Lebendigkeit neu denken  »  : Für die Wiederentdeckung einer zentralen Dimension in Gesellschaft, Politik und Nachhaltigkeit. Fondation Heinrich Böll, Berlin, 14 novembre 2012, non publiée. Natalie Knapp, Kompass neues Denken : Wie wir uns in einer unübersichtlichen Welt orientieren können, Reinbek, Rowohlt, 2013. 133.  Jon Kabat-Zinn, Au cœur de la tourmente, la pleine conscience, trad. Claude Maskens, Bruxelles, De Boeck, 2014. 134.  Hans Jonas, Le Phénomène de la vie  : vers une biologie philosophique, trad. Danielle Lories, Bruxelles, De Boeck, 2001. 135.  V  áclav Havel, Interrogatoire à distance – entretien avec Karel Hvíždala, trad. du tchèque par Jan Rubeš, Paris, Éditions de l’aube, 1989. 136.  Gary Snyder, La Pratique sauvage. Essais en liberté pour une nouvelle écologie, trad. Olivier Delbard, Paris, Éditions du Rocher, 1999, p. 91. 137.  Certaines parties de cette section ont déjà été publiées dans Weber, «  Reality as Commons », in David Bollier et Silke Helfrich (dir.), Patterns of Commoning, op. cit. 138.  Neera M.  Singh, «  The Affective Labor of Growing Forests and the Becoming of Environmental Subjects: Rethinking Environmentality in Odisha, India  », Geoforum, vol.  47, 2013, p. 189-198. 139.  T  heodor W. Adorno, Théorie esthétique, trad. Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, 1974.

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