L'ethique Protestante De Max Weber Et Les Historiens Francais 1905-1979 (Bibliotheque De L'ecole Des Hautes Etudes, Sciences Religieuses, 191) (French Edition) 9782503597836, 2503597831


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INASSIMILABLE
RÉTICENCES D’UNE COMMUNAUTÉ (1905-1925)
LE MOMENT PROPICE. UNE MODE ET SES FREINS (1925-1936)
DU SURSAUT AU COUP DE GRÂCE (1952-1979)
LE ÇA VA DE SOI. WEBER COMME REPRÉSENTATION
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L'ethique Protestante De Max Weber Et Les Historiens Francais 1905-1979 (Bibliotheque De L'ecole Des Hautes Etudes, Sciences Religieuses, 191) (French Edition)
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L’ÉTHIQUE PROTESTANTE DE MAX WEBER ET LES HISTORIENS FRANÇAIS (1905-1979)

BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES

SCIENCES RELIGIEUSES

VOLUME

191

Illustration de couverture : Max Weber et Fernand Braudel. Dessin à la plume et au crayon gras. © Joseph Constant, 2021.

L’ÉTHIQUE PROTESTANTE DE MAX WEBER ET LES HISTORIENS FRANÇAIS (1905-1979)

Vincent Genin

H

F

Collection « Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses » Cette collection, fondée en 1889 et riche d’environ deux cents volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches menés au sein de la section des Sciences religieuses de l’École pratique des hautes études – PSL (Paris, Sorbonne). Dans l’esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées : philologie, archéologie, histoire, philosophie, anthropologie, sociologie, droit. Avec le haut niveau de spécialisation et d’érudition qui caractérise les études menées à l’EPHE, la collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s’intéresse aussi bien à l’originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes – judaïsme, christianisme, islam – qu’à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l’Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n’oublie pas non plus l’étude des marges religieuses et des formes de dissidences, l’analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (enseignants-chercheurs à l’EPHE, anciens élèves de l’École, chercheurs invités). Directeurs de la collection : Mohammad Ali Amir-Moezzi, Ivan Guermeur Éditeurs : Morgan Guiraud, Cécile Guivarch, Anna Waide Comité de rédaction : Andrea Acri, Constance Arminjon, Jean-Robert Armogathe, Samra Azarnouche, Marie-Odile Boulnois, Marianne Bujard, Vincent Goossaert, Andrea-Luz Gutierrez-Choquevilca, Patrick Henriet, Christian Jambet, Vassa Kontouma, Séverine Mathieu, Gabriella Pironti, François de  Polignac, Ioanna Rapti, Jean-Noël Robert, Arnaud Sérandour, Judith Törszök, Valentine Zuber Les ouvrages publiés dans cette collection ont été soumis à une évaluation par les pairs à simple insu, par un membre spécialiste du comité éditorial et un spécialiste externe. Method of peer review: single-blind undertaken by a specialist member of the Board and an external specialist.

© 2022, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2022/0095/144 ISBN 978-2-503-59783-6 e-ISBN 978-2-503-59784-3 DOI 10.1484/M.BEHE-EB.5.126667 Printed in the EU on acid-free paper.

Merci à Valentine Zuber, à sa prévenance. Elle m’a permis de découvrir l’EPHE et d’y trouver ce que je cherchais. Ses conseils, son séminaire et son regard attentif m’accompagnent depuis trois ans. Denis Pelletier, Johann Chapoutot et Wolf Feuerhahn, lecteurs généreux, critiques et ouverts. Philippe Portier et Hubert Bost, pour leurs séminaires qui m’ouvrent des perspectives inconnues auparavant. Hinnerk Bruhns, qui, par sa science, m’a rendu Weber plus humain et a encouragé ma réflexion. Vassa Kontouma, qui a généreusement suggéré l’hospitalité de la BEHE-SR pour accueillir ce volume. Mohammad Ali Amir-Moezzi et Yvan Guermeur, codirecteurs de cette collection. Morgan Guiraud, pour sa rigueur, son amabilité. Il a rendu mon texte meilleur. Μαρία ἀμύμονα.

Cette étude est le fruit d’un diplôme post-doctoral soutenu le 26 juin 2020 à l’École pratique des hautes études, sous la direction de Valentine Zuber, directrice d’études (section des Sciences religieuses). Le jury était par ailleurs composé de MM.  Denis Pelletier, directeur d’études à l’EPHE (Sciences religieuses), Johann Chapoutot, professeur à Sorbonne Université, et Wolf Feuerhahn, chargé de recherches au CNRS (Centre Alexandre-Koyré).

Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous. Paul Verlaine Green, 1874

INASSIMILABLE

L’

Éthique protestante et l’« esprit » du capitalisme (1904-1905) est l’œuvre de Max Weber la plus connue des historiens 1. Cette tendance se fit au détriment de La ville, le texte le plus historico-orienté du sociologue et que l’on a longtemps considéré, à tort, comme un travail de sociologie urbaine 2. Pour s’en convaincre, il suffit d’ouvrir le manuel classique de Jean Delumeau (1923-2020), lu, annoté et étudié par des générations d’étudiants français depuis 1965, et réédité à plusieurs reprises, Naissance et affirmation de la Réforme. Tout un chapitre, faisant la part belle au sociologue et à son Éthique, est consacré 1.

2.

M. Weber, « Die protestantische Ethik und der „Geist“ des Kapitalismus, I », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik 20 (1904), p. 1-54 et la partie II dans le vol. 21 (1905), p. 1-110. La dernière édition critique : M. Weber, Asketischer Protestantismus und Kapitalismus: Schriften und Reden 1904-1911, éd. W. Schluchter, Tübingen 2014. Pour les traductions françaises : L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. J. Chavy, Paris 1964 ; L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Suivi d’autres essais, trad. J.-P. Grossein, Paris 2003. Une introduction très utile dans : D. Hervieu-Léger, J.-P. Willaime, Sociologies et religion, [I]. Approches classiques, Paris 2001, p. 59-109. Ce dernier volume est poursuivi par un autre, précieux et moins connu : E. Dianteill, M. Löwy, Sociologies et religion, II. Approches dissidentes, Paris 2005, où l’on retrouve des initiations à Ernst Troeltsch, Karl Mannheim, Marcel Mauss ou encore Pierre Bourdieu ; les pages sur la structuration du champ religieux par ce dernier et l’influence de Max Weber sur sa pensée sont de tout premier intérêt. H. Bruhns, « Ville et État chez Max Weber », Les Annales de la recherche urbaine 38 (1988), p. 3-12. Dans l’œuvre de Weber, le « lieu de la liberté » est la ville, la commune médiévale. Après la bureaucratisation de l’Empire romain, la ville devient un lieu d’épanouissement et de créativité : M. Lagrée, « Durkheim, Weber et Troeltsch, un siècle après », dans Religion et modernité. France, XIXeXXe siècles, Rennes 2003, p. 51-61 (p. 54), d’abord paru dans Kirchliche Zeitgeschichte 14 (2001/1), p. 49-60. Je remercie chaleureusement Denis Pelletier pour m’avoir indiqué cette publication. Voir aussi : H. Bruhns, « Max Weber en France et en Allemagne », Revue européenne des sciences sociales 33/101 (1995), p. 107-121 (p. 108).

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français à la question : « Protestantisme et capitalisme » 3. Cette tendance reste cependant minoritaire. Rares sont les manuels d’histoire à s’y attarder. C’est l’exception qui confirme la règle. On ne peut interpréter cette place faite à Weber sans prendre en considération l’année de parution de la première édition du manuel, qui coïncide avec la fin d’un cycle de réappropriation du sociologue par les espaces sociologique et philosophique français (1959-1965/1966). J’y reviendrai. Le parcours de Delumeau est lui-même propice à une forme d’ouverture ou d’absence d’a priori à propos de Weber. Ce n’est pas un historien de la Réforme 4. Directeur d’études à l’EPHE (1963-1975), il est élu au Collège de France sur une chaire d’« Histoire des mentalités religieuses dans l’Occident moderne ». L’intérêt qu’il porte à Weber, à l’occasion de ce manuel, l’a-t-il encouragé à pousser ses recherches du côté des mentalités ? « Chrétien engagé » 5 de l’époque postconciliaire, il est né dans une famille catholique et fut pensionnaire de collèges religieux. Parmi ses thèses figure celle selon laquelle il a fallu la Réforme protestante puis la Contre-Réforme pour que les masses soient touchées par le christianisme 6. Il réfute le mythe du « Moyen Âge chrétien » 7. La déchristianisation des années 1960-1970 a été un des principaux moteurs de l’histoire des mentalités, à l’image mutatis mutandis de

3. 4.

5.

6.

7.

10

J. Delumeau, Naissance et affirmation de la Réforme, Paris 1965 (réédité à de nombreuses reprises jusqu’à notre époque), p. 302 sq. Comme élève au lycée Thiers à Marseille, il a suivi les cours de philosophie de Roger Mehl, qui sera un des fondateurs de la sociologie du protestantisme. Weber n’y était sans doute pas à l’ordre du jour. Membre de l’École française de Rome, c’est avant tout un spécialiste de la Ville Éternelle, à laquelle il consacre une thèse d’histoire économique et sociale. G. Cuchet, « Jean Delumeau, historien de la peur et du péché. Historiographie, religion et société dans le dernier tiers du xxe siècle », Vingtième siècle. Revue d’histoire 107 (2010/3), p. 145-155 (p. 145) ; reproduit dans son exercice d’ego-histoire : Faire de l’histoire religieuse dans une société sortie de la religion, Paris 2013, p. 141-164. Sur cette question voir aussi : É.-G. Léonard, Histoire générale du protestantisme, I, Paris 1988 [1961], p. 10. Artisan du concept de « pastorale de la peur », Delumeau met l’accent sur le versant rigoriste et inquiétant du christianisme (sacrilèges, enfer, etc.) ; sa démarche est symptomatique d’un temps de déchristianisation le poussant à avancer des thèses, parfois contestées (voir la démonstration antérieure de Léonard). On retrouve déjà cette suggestion sous la plume de Gabriel Le Bras, quelques années avant le bien connu : J. Delumeau, Le catholicisme entre Luther et Voltaire, Paris 1971, p. 234-235.

Inassimilable l’histoire économique et sociale, dont l’essor fut suscité par la crise économique de 1929 8. Ces deux courants, qui n’ont pas émergé simultanément, constituent les deux réceptacles historiographiques potentiels de L’Éthique de Weber. Pour l’heure, c’est aux historiens des mentalités qui l’ont suivi, particulièrement en France, que je vais m’intéresser. Les historiens de la religion, aussi, et, bien sûr, les historiens de l’économique et du social. Delumeau entretient une correspondance avec Fernand Braudel à partir de 1950 9. Les deux hommes partagent le même intérêt pour le xvie siècle, l’Italie et l’histoire économique et commerciale de certaines matières premières 10. Il divise ses recherches du début des années 1960 en deux sections : l’histoire de Saint-Malo 11 et celle des causes de la Réforme. Il désire intégrer l’EPHE et y animer, dans un premier temps, une chaire d’histoire maritime et, dans un deuxième temps, une autre d’histoire des origines de la Réforme. Il confie à Braudel : Je mène conjointement, depuis que mon travail sur l’alun est terminé, deux sortes de recherches : les unes se rapportent à Saint-Malo et elles continuent de façon assez satisfaisante ; les autres, toutes différentes, se rapportent à la Réforme. Des raisons personnelles m’ont amené, depuis plusieurs années, à approfondir cette question qui m’intéresse beaucoup. Si j’étais élu à l’École que vous dirigez, ne pourrait-on pas concevoir l’arrangement suivant : tant que M. Mollat ne serait pas luimême directeur d’études, je ne toucherais pas à l’histoire maritime ; lorsqu’il sera élu, j’établirais mon programme de cours en accord avec lui, de façon à ne pas le gêner […]. J’insisterais alors sur le travail que je conduis actuellement sur la Réforme et ses causes 12.

8. 9.

G. Cuchet, « Jean Delumeau… », p. 154. Jean Delumeau à Fernand Braudel, 29 mars 1950 (Bibliothèque de l’Institut de France [dorénavant BIF], section des Manuscrits [dorénavant SM], Paris, Fonds Fernand Braudel, MS 8510, Jean Delumeau, 1950-1985, no 32). 10. Le livre que Delumeau consacrera à l’alun en est une des manifestations : L’alun de Rome, XVe-XIXe siècle, Paris 1962. 11. Il est alors professeur à l’université de Rennes. 12. Jean Delumeau à Fernand Braudel, 27 mars 1963 (BIF, SM, Paris, Fonds Fernand Braudel, MS 8510, Jean Delumeau, 1950-1985, no 32). Delumeau bénéficiera des conseils de Braudel pour intégrer le Collège de France dix ans plus tard ; le rituel des visites nécessitera une importante « mise au parfum » (Jean Delumeau à Fernand Braudel, 26 mars 1973 : ibid.).

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Bien que ne pouvant être qualifié d’historien wébérien, Delumeau a fourni un aperçu général mais précieux de la réception de la thèse de Weber chez les historiens. Une mention du sociologue dans sa leçon inaugurale prononcée au Collège de France le classe parmi les rares historiens de la maison du Docet omnia – on cherchera en vain une telle mention chez Lucien Febvre ou Fernand Braudel – à recourir au sociologue allemand 13. •

Il n’en demeure pas moins qu’il y a quelque chose de profondément intimidant et, disons-le, de décourageant, dans le fait d’aborder un auteur tel que Max Weber. Sa richesse et sa complexité, mais aussi, et surtout, au regard de la littérature secondaire démesurément abondante qu’a engendrée son œuvre 14. L’assimilant naturellement au champ de

13. « Aussi bien – plus, il est vrai, dans les pays de tradition catholique que dans l’Allemagne de Max Weber et d’Ernst Troeltsch – une sorte de pudeur retint longtemps sociologues et historiens de se pencher sur la religion des hommes “quelconques”, soit contemporains, soit relativement proches de leur temps » (J. Delumeau, Chaire d’histoire des mentalités religieuses dans l’Occident moderne. Leçon inaugurale faite le jeudi 13 février 1975, Collège de France, Paris 1975, p. 6). 14. Alban Bouvier souligne avec raison, dans son approche relevant de l’étude de discours et de l’argumentation, à quel point le style de Weber, mis en regard de celui de Durkheim et de Pareto, est difficile. L’identification du problème qu’il veut traiter dans L’Éthique n’est pas claire ou, du moins, elle n’est possible qu’après plus de cent pages. En outre, il mobilise des termes différents pour qualifier les mêmes objets ; cela ne représenterait pas un problème dans le cas d’une simple polysémie (un mot présentant plusieurs sens), mais il s’agit plutôt ici de parasynonymie. En effet, pour qualifier un même objet, il mobilise des mots qui sont, les uns à l’égard des autres, des synonymes imparfaits. Enfin, un certain caractère d’évidence se dégage de la prose de Weber. Là où Durkheim expose les thèses adverses et argumente afin de défendre les siennes propres, Weber propose directement son point de vue, en revenant certes sur les analyses de Sombart ou de Brentano, mais pour rappeler qu’il les a disqualifiées par ailleurs. Cela ne contribue pas, au regard d’un lecteur néophyte, à se laisser emporter par un processus de lecture déductive. D’autres exemples de cette difficulté à appréhender le style argumentaire de Weber pourraient être relevés (voir A. Bouvier, « Pourquoi Durkheim, Weber et Pareto ont-ils très inégalement convaincu la communauté scientifique ? Contribution à l’analyse discursive des procédures cognitives d’adhésion en sciences sociales », dans M. Cherkaoui [dir.], Histoire et théorie des sciences sociales. Mélanges en l’honneur de Giovanni Busino, Genève 2003, p. 139-157).

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Inassimilable la sociologie depuis les années 1920, les historiens ont peut-être tendance à se dire : Weber, à d’autres. Le temps de la recherche étant souvent limité, du moins pour les plus jeunes, à un contrat de deux ou trois ans, il ne permet pas de s’accoutumer à une pensée aussi arborescente. Mon étude ne relève pas directement du champ des études wébériennes (centrées sur l’interprétation de l’œuvre), mais bien de celui de l’histoire des transferts culturels, des transmissions de savoirs 15. En l’occurrence la transmission (ses modalités, ses conditions, ses obstacles) d’une œuvre totémique des sciences sociales, écrite en langue étrangère, vers l’espace intellectuel français. Que l’œuvre de Weber puisse expliquer certains aspects de cette transmission, c’est une chose certaine, mais qu’elle en soit l’unique déterminant, ce n’est pas le cas. La première partie de cette réflexion sera consacrée aux différents récifs, aux divers obstacles qui se sont élevés devant la réception de l’œuvre de Max Weber dans l’espace intellectuel français (parfois francophone). Mon attention se portera sur ce qui demeure sa thèse la plus fameuse, la plus controversée, la plus discordante, et la seule qui ait été peu ou prou lue de certains historiens, L’Éthique protestante et l’« esprit » du capitalisme 16. Ces obstacles relèvent de différentes natures. Politiques, disciplinaires, éditoriaux, linguistiques sinon économiques, ils furent déterminants. C’est pourquoi il m’a paru judicieux de commencer ce travail par un tour d’horizon dont le principal objectif est de cerner ces « empêcheurs » de réception intellectuelle et de comprendre les enjeux qui les animaient. Cela étant, il y eut des facteurs favorables à la lecture historienne de Weber. Parfois des signes faibles ou éphémères ont été émis en ce sens. Ils ont parfois été mis sous le boisseau, ou négligés par l’historiographie. C’est par là que j’ai souhaité entamer ma réflexion, par un moment qui pourrait relever de la What if history, de cette histoire des possibles, de ce qui aurait pu se passer. À ceci près que ces signaux en faveur d’une réception historienne de Weber en France ne furent pas totalement chimériques ; ils

15. Sur la notion de transfert culturel au sens large : M. Espagne, M. Werner (éd.), Transferts. Les relations interculturelles dans l’espace franco-allemand (XVIIIeXIXe siècles), Paris 1988 ; M. Espagne, « La notion de transfert culturel », Revue Sciences/Lettres 1 (2013), en ligne : http://journals.openedition.org/rsl/219 ; DOI : 10.4000/rsl.219 (consulté le 30 avril 2019). 16. Pour le cas allemand, voir T. Sokoll, « Zwerge am Fuße des Riesen: Max Webers „Protestantische Ethik“ und die historische Forschung », Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte 107 (2020/4), p. 440-494.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français ont bel et bien existé, très conscients de leur caractère minoritaire. Ils font partie de ces appels historiographiques, parfois ténus, régulièrement peu suivis car en marge des grandes vagues du moment. Une autre question se doit d’être posée au seuil de cette étude. Doit-on s’attendre, quitte à être déçu, à ce que les historiens lisent la thèse de Weber ? Ce serait là un point de vue d’historien philowébérien se disant que les historiens auraient dû le lire et l’incorporer à leurs travaux. Il est à la rigueur permis de travailler sur la thèse que ceux-ci ont développée à propos de la thèse, avec les malentendus que cela implique. Il serait vain d’étudier ce que fait Weber aux historiens sur le plan purement intellectuel ; en revanche, sur les plans épistémologiques et disciplinaires, Weber peut devenir un prétexte, un miroir puissant des communautés historiennes. Je proposerai cependant de sortir de cette impasse, répondant peut-être à un vœu de Weber, qui voulait forger des concepts utiles aux historiens, afin de voir comment ceux-ci pourraient relire cette œuvre, de concert avec d’autres qui lui sont indissociables. L’obstacle disciplinaire : les espoirs d’Otto Hintze Dans la « Présentation » qu’il fait de la traduction française aujourd’hui en vigueur de L’Éthique 17, Jean-Pierre Grossein affirme que « la question de l’appartenance disciplinaire de son auteur n’est sûrement pas la meilleure clé pour aborder une telle œuvre, ne serait-ce que parce que les contours des disciplines scientifiques et universitaires diffèrent selon les traditions nationales ». On ne peut en disconvenir. Mais la situation disciplinaire de Weber me semble primordiale pour expliquer son ruissellement dans les milieux intellectuels. Car, en miroir d’un Weber qui serait une forme d’incarnation fantasmée du chercheur interdisciplinaire du début du xxe siècle, le problème de sa réception nous dit quelque chose de nos propres disciplines, telles que circonscrites en 2022, un bon siècle après sa mort. L’ouverture disciplinaire de Weber s’explique par la conception de l’économie politique en Allemagne depuis déjà plusieurs décennies jusqu’à l’époque de ses études. Il s’agit d’un domaine qui présente une « hétéronomie causale », pour reprendre le vocable du sociologue,

17. M. Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Suivi d’autres essais, trad. J.-P. Grossein, Paris 2004 [2003] (d’après la version révisée de 1920), p. xv.

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Inassimilable c’est-à-dire que les phénomènes économiques ne sont possibles qu’en interaction avec d’autres phénomènes analysés par l’histoire du droit, de la culture, de l’État ou des religions 18. Jean-Pierre Grossein, dont le travail a été colossal et la traduction salvatrice à bien des égards, adopte parfois un ton énergique à l’égard de ses prédécesseurs, dans l’esprit des controverses qui ont animé la lecture de L’Éthique, depuis les critiques de l’historien allemand Felix Rachfahl jusqu’aux Antikritisches de Weber 19. Il ne s’agit pas d’un traducteur se limitant au seul rôle qu’implique a priori son métier, mais aussi d’un introducteur-commentateur. Il ne mâche pas ses mots : « La réception, en France, de l’œuvre de Weber souffre du traitement déplorable que lui ont infligé éditeurs et traducteurs » 20. Au-delà de ce regret, qui est devenu un véritable topos des études wébériennes, c’est surtout aux communautés scientifiques et non pas aux éditeurs qu’il faut reprocher cet état de fait 21. Jacques Le Goff, préfacier d’une édition de L’Éthique parue en 1990, est tancé par Grossein pour avoir écrit que le sociologue avait été incapable de saisir les « comportements quotidiens concrets » par son attachement « à une méthodologie théorique et à une histoire des idées » 22. Il revient sur l’argument massue des historiens à l’égard de Weber, à savoir que sa thèse 23 est

18. W. Hennis, Max Webers Fragestellung. Studien zur Biographie des Werks, Tübingen 1987, p. 127 (trad. fr. L. Deroche-Gurcel : La problématique de Max Weber, Paris 1996). 19. Déjà en 1966, Robert Mandrou soulignait les approximations de la première traduction française : il regrette un brio « que la traduction française, lourde, trop littérale, dessert passablement ; outre quelques menues bévues qui malmènent le sens et le mouvement du texte ». La traduction de Beruf par « Éthique de la besogne » lui apparaît malheureuse (R. Mandrou, « Capitalisme et protestantisme : la science et le mythe », Revue historique 235 [1966], p. 101-106). 20. M. Weber, Sociologie des religions, trad. J.-P. Grossein, Paris 2012 [1996], p. 51. 21. H. Bruhns, « Max Weber en France… », p. 108. 22. J.-P. Grossein, « Présentation », dans M. Weber, L’Éthique…, p. xxxv. 23. Un terme qu’il n’aimait pas pour définir une enquête empirique, inachevée (Maurice Halbwachs doute qu’il ait pu en être autrement). Voir M. Halbwachs, « Max Weber : un homme, une œuvre », Annales d’histoire économique et sociale 1 (1929), p. 81-88 : « Faut-il regretter que cette œuvre reste inachevée […] ? Sans doute. Mais, quand bien même il aurait vécu plus longtemps, rien ne prouve qu’il se serait enfin arrêté sur certaines positions, pour les consolider et n’en plus bouger. Ce qui frappe au contraire chez lui, c’est qu’il n’a pas cessé de se renouveler. Chaque fois qu’il venait d’achever un travail, il semblait qu’il eût pris un nouvel élan pour aller plus loin » (p. 88).

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français frappée d’un anachronisme désormais insurmontable. L’étape à la fois décisive et nécessaire qu’a constituée le « moment Grossein » (19922003) dans la réception de Weber en France est marquée au coin d’une réhabilitation forte et assumée du statut du traducteur, dont nous sommes encore les contemporains. Ce temps des traducteurs a dominé la réflexion wébérienne de cette époque, aux dépens d’approches différentes, telle que celle de l’analyste marxiste Jean-Marie Vincent dont le Max Weber ou la démocratie inachevée est passé inaperçu lors de sa première sortie 24. •

La faible porosité entre espaces intellectuels, français d’une part, allemand et italien d’autre part, a contribué à l’inexistence d’une émulation transnationale. Hinnerk Bruhns notait en 1995 que sur deux cent vingt livres allemands consacrés à Weber, un seul avait été traduit en français, celui de Wolfgang Mommsen : Max Weber et la politique allemande 25. On ne trouvera aucune contribution française dans le Max Weber der Historiker édité en 1986 par Jürgen Kocka, fruit des travaux de la section portant sur « Max Weber et la méthodologie historique » au congrès international des Sciences historiques de Stuttgart, tenu l’année précédente. Ce livre est en fait le couronnement d’une quinzaine d’années de recherches menées par ce que l’on a appelé la nouvelle Historische Sozialwissenschaft, émergeant outreRhin à partir des années 1960 (Jürgen Kocka, Wilhelm Hennis, HansUlrich Wehler et d’autres), aux côtés des travaux de Pietro Rossi, de Moses I. Finley et dans la foulée du livre du jeune Mommsen, paru en 1959. Au séminaire de la Scuola Normale Superiore di Pisa d’Arnaldo Momigliano, il était souvent question de Weber. Historiographie réflexive, attachée aux débats théoriques, orbitant autour de la revue Geschichte und Gesellschaft fondée en 1975, la nouvelle Historische Sozialwissenschaft est la conséquence d’une ouverture épistémologique de la RFA aux influences américaines et d’Europe de l’Ouest. C’est par le canal américain que Weber, remodelé par le structuralisme

24. J.-M. Vincent, Max Weber ou la démocratie inachevée, Paris 2009 [1998], voir la préface de Catherine Colliot-Thélène. 25. H. Bruhns, « Max Weber en France… », p. 108.

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Inassimilable fonctionnel du Nouveau Continent, est revenu vers son pays natal. Cette « greffe intellectuelle » a curieusement ramené un Weber coupé des controverses allemandes d’avant 1914 26. Cette génération s’est intéressée à un prédécesseur, qui fut le principal lecteur-historien allemand de Max Weber avant 1940, à savoir Otto Hintze (1861-1940). Sa volonté de rapprocher histoire et sociologie relève d’une intensité unique. Ce n’est qu’en 1991 que Hinnerk Bruhns prend l’initiative de la traduction de plusieurs textes de l’historien, avec lequel il partage cette sensibilité au fait de reconsidérer Weber comme un économiste : Hintze puise en effet les racines sociologiques de Weber dans son traitement de l’économie nationale 27. Contrairement à ce que feront les historiens français, Hintze est attentif à la méthode du sociologue, à l’idéaltype, non sans regretter qu’il néglige la dimension évolutive de l’histoire 28. Moins corrosif, combatif et séduisant que Weber, Hintze n’a pas connu son succès. Parmi les historiens français, Marc Bloch évoque en 1931 ses travaux sur la féodalité, mais sur un ton assez réprobateur 29. Une occasion d’introduire Weber est évacuée 30. La génération revitalisant l’histoire sociale allemande dans les années 1960 exhume la pensée de Hintze mais demeure embarrassée politiquement à son sujet. Nous retrouvons là les obstacles politiques à l’introduction de Weber. Hintze était peu critique à l’égard du système impérial wilhelminien conservateur, attaché aux traditions politiques et administratives de la Prusse, en regard d’un Weber plus incisif 31. 26. J. Kocka, D. J. K. Peukert, « Max Weber et l’histoire. Derniers développements en République fédérale d’Allemagne », Revue de synthèse, 4e série, 107/1-2 (janvierjuin 1986), p. 9-37. 27. O. Hintze, Féodalité, capitalisme et État moderne. Essais d’histoire sociale comparée choisis et présentés par Hinnerk Bruhns, Paris 1991. 28. O. Hintze, « La sociologie de Max Weber », dans Id., Féodalité, capitalisme…, p. 37-50, paru en allemand : « Max Webers Soziologie », Schmollers Jahrbuch 50 (1926), p. 83-95. 29. M. Bloch, « Féodalité, vassalité, seigneurie : à propos de quelques travaux récents », Annales d’histoire économique et sociale 3/10 (1931), p. 246-260. 30. Il avait pourtant entretenu des liens avec l’Hexagone, notamment par son épouse Hedwige, une ancienne étudiante, également historienne, travaillant sur la France, connaissant Alphonse Aulard et Henri Sée. Ce dernier se piquera d’une passion éphémère pour Weber autour de 1923-1927 : il est permis de se demander dans quelle mesure ses échanges avec les Hintze ont pu nourrir ce revirement de ses recherches. 31. Voir l’introduction de Hinnerk Bruhns à O. Hintze, Féodalité, capitalisme…

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Dans un texte de 1926, Hintze propose une véritable introduction à la sociologie de Weber. Il ne consacre que le dernier paragraphe à L’Éthique protestante, qui intéressera plus les Anglo-Saxons et les Français. L’œuvre de Hintze ne fut pas reçue en France. Elle met pourtant à plat plusieurs clarifications : Weber écrit une sociologie qui s’émancipe de l’économie politique ; il se positionne par rapport au marxisme ; il attire l’attention sur la possibilité d’une sociologie de l’art par ses réflexions sur la rationalisation de l’écriture musicale en Europe de l’Ouest ; il cerne la notion d’idéaltype avec netteté : « Ses définitions sont, par principe et de façon très conséquente, “nominalistes” : ce qu’il énonce n’est pas ce qu’une chose “est”, mais comment il décide de la “nommer”. Il définit des termes et non des choses. […] il pense en catégories non de substance, mais de fonction, d’actualité » 32. Weber n’est pas chargé d’un anachronisme essentiel mais sollicite des allers-retours entre le passé et l’aujourd’hui : « L’intérêt de Max Weber se porte toujours en priorité sur les situations et les circonstances contemporaines, à partir desquelles il remonte vers de plus anciennes, dont les traces sont encore sensibles dans le présent ou qui permettent de mieux faire comprendre, par contraste, la spécificité de la vie moderne » 33. Quant à L’Éthique protestante, Hintze en trouve la thèse convaincante et même prudente. Weber craint à juste titre d’être jugé eurocentré en mettant en exergue la singularité européenne du capitalisme 34. Lorsqu’il avance que l’Occident est un lieu unique d’innovations dont la « validité » est « universelle » – « c’est du moins ainsi que nous aimons nous représenter les choses », dit-il –, son point de vue est suggestif. Eurocentrisme sceptique, donc ? Sans doute, car il ne cultive aucun angélisme à l’égard du progrès, d’un avenir en ascendance, d’un capitalisme indépassable et d’un socialisme chargé des clés de résolution de sa contemporanéité. Il est tenté par la solidarité et par ce « nouvel esprit communautaire » 35. Hintze termine sa réflexion 32. O. Hintze, « La sociologie de Max Weber », p. 44. 33. Ibid., p. 48. 34. J. Berger, « Le capitalisme rationnel – une nouveauté dans l’histoire universelle et un défi culturel », Trivium 28 (2018), en ligne : https://journals.openedition. org/trivium/5714. Cet article m’a confirmé l’intérêt de resituer Weber dans le contexte d’une histoire plus générale du phénomène de rationalisation autour de 1900. 35. Voir O. Hintze, « Calvinisme et raison d’État dans le Brandebourg au début du xviie siècle », dans Id., Féodalité, capitalisme…, p. 149-205, et en première édition : « Kalvinismus und Staatsräson in Brandebourg zu Beginn des

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Inassimilable par une note optimiste que l’historiographie démentira sèchement : « En dépit de tous les courants contemporains qui s’opposent à lui, il s’imposera de plus en plus à la véritable recherche sociologique aussi bien qu’au travail historique pur ; et ceci aussi sera à mettre au compte de cet ouvrage fondateur » 36. •

Les historiens français, du moins les rares d’entre eux qui se sont vraiment intéressés à l’œuvre de Weber, l’ont souvent appréhendée par l’intermédiaire d’autres lecteurs. Ces derniers étaient soit philosophessociologues (Maurice Halbwachs et Raymond Aron), soit historiens mais exerçant dans la sphère anglo-saxonne, comme Richard Tawney ou Moses I. Finley. Ce dernier a été le principal intercesseur entre les travaux qu’a consacrés Weber à l’histoire des sociétés et des économies antiques et le champ des historiens francophones. Mais les historiens de l’Antiquité ont-ils lu le premier texte d’histoire ancienne de Weber, « Les causes sociales de la décadence du monde antique » 37 ? Aron écrivait en 1935 avec optimisme que « tous les historiens connaissent les Agrarverhältnisse im Altertum ». La chose n’était pas faite avant la guerre, elle ne le sera pas davantage trente ans plus tard. En Allemagne, personne ne semble avoir relevé le défi lancé par Alfred Heuss avançant en 1965 que les « Agrarverhältnisse im Altertum » étaient « le tableau le plus original, le plus audacieux et le plus pénétrant que l’évolution socio-économique de l’Antiquité ait jamais suscité » 38. Dans le même article, demeuré vox clamans in deserto, il ajoutait : « On peut en définitive affirmer que les sciences de l’Antiquité ont poursuivi leur chemin comme si Weber n’avait pas existé ». En France, il fallut les travaux de Finley pour qu’une attention soit portée à cette œuvre. Lisant, hors programme, Pirenne, Bloch, Veblen, Pareto, Marx et Weber lors de ses années d’étudiant dans l’Angleterre des années 1930, Finley est introduit dans la communauté des historiens français par Pierre Vidal-Naquet au milieu des

17. Jahrunderts », Historische Zeitschrift 144 (1931), p. 229-286. Hintze s’inspirera de Weber lorsqu’il tentera d’évaluer l’impact du calvinisme sur la gestation de la raison d’État moderne. 36. O. Hintze, « La sociologie de Max Weber », p. 50. 37. Paru en 1896 et traduit en 1973 par Jean Baechler dans la revue Contrepoint. 38. A. Heuss, « Max Webers Bedeutung für die Geschichte des griechisch-römischen Altertums », Historische Zeitschrift 201 (1965), p. 529-556 (p. 538).

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français années 1960 39. Le Centre qu’il codirige avec Jean-Pierre Vernant et Marcel Detienne 40 en est la structure d’accueil, depuis la VIe section de l’EPHE. Il faut toutefois attendre son Ancient Economy, en 1975, pour voir apparaître Weber plus clairement. L’influence de Finley connut son heure de gloire. Il occupait un espace politique stratégique en tant qu’intellectuel ne répondant plus au marxisme orthodoxe mais proposant toutefois une voix « de gauche ». Il a été, au cours des années 1970-1980, le principal canal par lequel Max Weber était identifié par les historiens français (donc, au prisme de l’histoire antique, et non de l’histoire moderne ou médiévale prenant en charge les enjeux de L’Éthique protestante). Cependant, la lecture de Finley fut parfois superficielle et n’encouragea pas les historiens à se plonger dans Weber, au contraire. Il dénature souvent sa réflexion, fait l’éloge de l’idéaltype en le cherchant là où il n’est pas, en voulant dégager une typologie des ideal-type cities ou en voyant dans les villes économiques antiques l’idéaltype de la « ville de consommation ». François Chazel a justement dit : « Derrière cet homme de paille, Weber a disparu… » 41. Il serait tentant d’ajouter que les historiens ont souvent été des hommes de paille en termes de wébérianisme… Quant à l’histoire conceptualisante que Paul Veyne appelait de ses vœux 42 et à la construction idéaltypique, elles ne furent pas mises au programme ; on se contenta de ramener cet apport à une querelle entre Anciens et Modernes, entre primitivistes et modernistes 43.

39. P. Vidal-Naquet, « Économie et société dans la Grèce archaïque : l’œuvre de M. I. Finley », Archives européennes de sociologie 6 (1965), p. 111-148. 40. F. Dosse, Pierre Vidal-Naquet. Une vie, Paris 2020, p. 174-182. Detienne se fera très critique à l’égard du comparatisme « étroit » et gréco-centré de Finley : M. Detienne, « Rentrer au village. Un tropisme de l’hellénisme ? », L’Homme 157 (2001), p. 137-150. 41. Voir de manière générale F. Chazel, « Observations d’un “profane” sur une réception singulière, celle de Weber “historien” de l’Antiquité. Essai introductif », Trivium. Revue franco-allemande de sciences humaines et sociales 24 (2016), p. 1-16. 42. P. Veyne, « L’histoire conceptualisante », dans J. Le Goff, P. Nora (dir.), Faire de l’histoire, I. Nouveaux problèmes, Paris 1974, p. 62-92. 43. H. Bruhns, « Moses I. Finley, coupable de “wébérisme” ? », Anabases 19 (2014), p. 69-82.

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Inassimilable Le Weber économiste La réflexion la plus suggestive et la plus stimulante en ce qui concerne la situation disciplinaire de Weber est celle esquissée par Hinnerk Bruhns. Sa lecture a été pour moi un tournant dans ma recherche, dans la mesure où il posait clairement une question simple mais qui, comme toute question simple bien formulée, ouvre un flot d’interrogations : pourquoi le Max Weber économiste a-t-il été si négligé dans l’historiographie 44 ? Cela répondait aux questions que je me posais – et qui seront l’objet d’une prochaine réflexion – sur les origines intellectuelles de la thèse de Weber au xixe siècle. Beaucoup de traits en avaient été définis par des économistes mais aussi par des historiens de l’économie comme Eberhard Gothein (1853-1923), qui fut une lecture déterminante du sociologue 45. Ces économistes, par leur formation, n’ont pas le réflexe ni forcément le goût de se plonger dans la vaste et parfois ingrate littérature des professeurs d’économie politique du xixe siècle. À la rigueur, certains historiens des doctrines économiques, économistes de formation, ont lu Weber mais de manière assez étroite. Les historiens des doctrines ou de la pensée économique (économistes de formation) ont tendance à lire Weber à la façon dont les 44. « The fact that Weber’s cultural theory was directly derived from and applied to economic systems has been so generally overlooked that he received no recognition for his persistent effort to find an integral place for economic systems in economic science – part from the “Protestant ethic” » (A. Schweitzer, « Typological Method in Economics: Max Weber’s Contribution », History of Political Economy 2/1 [1970], p. 74) ; R. Swedberg, « Max Weber as an Economist and as a Sociologist: towards a Fuller Understanding of Weber’s View of Economics », The American Journal of Economics and Sociology 58/4 (octobre 1999), p. 561-582. Lire aussi le très stimulant livre de M. Lallement, Tensions majeures. Max Weber, l’économie, l’érotisme, Paris 2013. 45. Max Weber y fait clairement allusion dans ses Anticritiques écrites en 1910 et destinées à son contradicteur l’historien Felix Rachfahl. Ses idées sur L’Éthique remontent à ses « travaux sur ces choses », « déjà pour partie exposés, il y a aujourd’hui douze ans [en 1897] dans notre séminaire ». Les « travaux », c’est sans doute sa réception du livre d’Eberhard Gothein paru en 1892, Histoire économique de la Forêt-Noire (Wirtschaftsgeschichte des Schwarzwaldes und der angrenzenden Landschaften, Trübner, Strasbourg), où il avance (p. 674) que la « diaspora calviniste [est] en même temps la pépinière de l’économie capitaliste » (P.-U. Merz-Benz, « Divergences et convergences entre Max Weber et Ernst Troeltsch dans l’approche du protestantisme », Archives de sciences sociales des religions 127 [juillet-septembre 2004], p. 60).

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français historiens du droit (juristes de formation) envisagent le passé de leur discipline : il s’agit d’une lecture linéaire, parfois apologétique, comme une succession plane de théories, de querelles, de controverses, de sentences, d’arguments sans cesse contredits, au détriment d’une coupe en profondeur que seules offrent une lecture archéologique des sources imprimées et une plongée dans les archives manuscrites. Au risque de paraître positiviste à certains épistémologues aux blanches mains, ces coupes rompent la linéarité pour permettre une interprétation en épaisseur d’un phénomène échappant au cloisonnement de la discipline dans laquelle il est d’abord appréhendé. L’historien de métier, avançant dans une démarche ouverte aux autres disciplines, peut, à ce niveau, offrir une lecture originale d’un auteur que sa communauté a souvent négligé 46. Ce Weber économiste et ses sources n’ont pas attiré l’attention des chercheurs. Il existe une littérature consacrée à Weber comme père de la sociologie économique 47, mais on ne l’a pas abordée comme étape spirituelle de l’histoire de l’économie politique. L’annexion d’un auteur à une discipline comme la sociologie qui, en 1920, était en quête de légitimité, relevait tout autant de la démarche intellectuelle que d’une stratégie universitaire. Une des conséquences de ce genre d’appropriation se solde par l’occultation de certaines facettes d’un auteur. L’obstacle national : la lecture opportuniste Outre cet obstacle d’ordre disciplinaire, il existait, en ce qui concerne L’Éthique et sa lecture par des historiens français (ou francophones, j’élargirai parfois ma réflexion), un obstacle relevant des

46. H. Bruhns, « Max Weber, l’économie et l’histoire », Annales. Histoire, Sciences sociales 51/6 (1996), p. 1270. Bruhns estime que ce sont surtout des historiens contemporanéistes qui ont lu Weber, au détriment des médiévistes ou des modernistes, dont les périodes de prédilection sont pourtant directement concernées par les travaux du sociologue. Pour ma part, je ne suis pas convaincu par cette proposition ; beaucoup d’historiens que je traite sont des médiévistes ou des modernistes, intrigués par une thèse qui parle de leur terrain de spécialisation. Ils sont d’autant plus impliqués qu’ils appartiennent à deux périodes (surtout le Moyen Âge) qui exigeaient, et exigent encore idéalement, une maîtrise de la langue allemande. 47. J.-J. Guislain, P. Steiner, La sociologie économique 1890-1920. Émile Durkheim, Vilfredo Pareto, Joseph Schumpeter, François Simiand, Thorstein Veblen et Max Weber, Paris 1995.

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Inassimilable affinités circonstancielles des pays récepteurs. En 1964, ce n’est pas la première fois que Weber est traduit vers le français. En 1959, Le savant et le politique avait fleuri sur les étagères des libraires, enrichi d’une longue introduction de Raymond Aron et d’une traduction d’un de ses disciples les plus brillants et de fort tempérament, Julien Freund 48. Mais ici, c’est différent. Il s’agit de la thèse la plus disputée, la plus glosée de Weber, celle selon laquelle il existerait une relation causale, relative à bien des égards, entre l’éthique des puritains anglais de la fin du xviie siècle et l’intensification, l’encouragement certain, d’un esprit de capitalisme. Comme l’a souligné Michael Pollak, chaque pays a importé la pensée de Weber de manière différente, dans la mesure où les intérêts de chaque langue, de chaque culture ou de chaque contexte politique, ne cherchaient pas systématiquement des réponses dans une seule œuvre du sociologue. À chaque pays son Weber, selon ses intérêts et ses inquiétudes du moment. Paul Siebeck, le directeur allemand des éditions Mohr chargées de la publication des œuvres complètes de Weber, avait confié à Pollak, le 28 avril 1983 : Moi aussi, j’ai l’impression que l’ordre des traductions françaises est assez arbitraire, il dépendait probablement des préférences et du goût des traducteurs… Il n’y a jamais eu de divergences de vue avec la maison Plon. Mais Plon nous a souvent surpris avec des traductions toutes prêtes ou des projets tout nouveaux en ce qui concerne la composition des publications. Nous avons toujours autorisé ces projets a posteriori 49.

Siebeck ignorait l’accueil réservé en France aux traductions. Il ne constate qu’une chose : les ventes en sont faibles. Un autre obstacle important à cette réception est le travail que doivent fournir les traducteurs. Il est à la fois considérable et, jusqu’à une certaine époque, peu valorisé dans leur trajectoire professionnelle 50. Ces considérations avaient eu raison du premier projet de traduction, lequel avait

48. En complément de mon étude, il convient de lire la préface de Julien Freund à M. Hirschhorn, Max Weber et la sociologie française, Paris 1988, p. 9-15. Il tente d’expliquer à sa manière les réticences de la sociologie française à la pensée de Weber. 49. Cité dans M. Pollak, Max Weber en France. L’itinéraire d’une œuvre, Paris 1986, p. 6. 50. Ibid.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français été échafaudé en 1948 par Les Éditions de Minuit puis par Gallimard. Le pari étant jugé trop risqué sur le plan budgétaire, ce furent finalement les éditions Plon qui héritèrent du monopole éditorial des œuvres du sociologue en France en 1955, grâce à la sagacité d’Éric de Dampierre. Il n’en demeure pas moins que ces entreprises seront toujours très lourdes, très coûteuses, engendrant peu de retombées 51 et dépendant uniquement de la demande universitaire. Plon interrompra son processus éditorial – qui n’a jamais épousé les traits d’une véritable politique – en 1976 52. Mais ce que je qualifierais de réception opportuniste de Weber, selon les cadres nationaux, se vérifie clairement. L’Italie de 1907 s’est tôt intéressée à ses travaux d’histoire agraire, celle de 1919, en crise, a traduit ses réflexions sur le parlementarisme tandis que l’État fasciste a trouvé certains reflets de sa situation contemporaine dans la définition conceptuelle de la notion de charisme. Pour des raisons évidentes, la Russie de 1917 a introduit ses enquêtes sur les ouvriers agricoles tandis que l’Angleterre, pour des motifs puisant leurs sources à la fois dans la situation économique instable du pays d’après-guerre et un intérêt non dissimulé pour la thèse développée dans L’Éthique protestante, assure la traduction de ce travail en 1930 53. En France, il n’est pas du tout anodin que ce soit par le canal du Savant et le politique qu’un public plus large découvre Weber, pour une raison majeure. Celle-ci est liée au maître d’œuvre de cette inscription intellectuelle dans le champ français, à savoir Raymond Aron. Se sentant impliqué dans une position de « conseiller du prince » (ce que Weber ne fut jamais, à son grand dam), il s’interroge beaucoup, à l’orée de la Ve République, sur le rôle que l’intellectuel sera porté à jouer dans ce nouveau régime 54. Décrit comme « journaliste politique » occasionnel par Aron, Weber adopte les traits d’un miroir dans lequel le philosophe français, habitué aux colonnes du Figaro, cherche à apaiser sa solitude, dans un champ intellectuel où sa position antimarxiste est nettement isolée.

51. 52. 53. 54.

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Les ventes sont faibles, sauf pour L’Éthique, vendue à 23 000 exemplaires. M. Pollak, Max Weber…, p. 7. Ibid., p. 4-6. M. Gemperle, « La fabrique d’un classique français : le cas de “Weber” », Revue d’histoire des sciences humaines 18 (2008/1), p. 165. Voir aussi, issu de sa thèse, mais passant très rapidement sur le rôle des historiens : Genese und Struktur der Rezeption von Max Webers Werk in Frankreich, Bamberg 2011.

Inassimilable L’œuvre est donc traduite et diffusée dans le monde en vertu d’une demande étrangère et non d’une offre en provenance des ayants droit ou éditeurs allemands de sa Gesamtausgabe 55. L’écran de controverses Les nombreuses controverses provoquées par L’Éthique protestante ont cristallisé un écran de distance entre Weber et nous. Une focalisation sur l’œuvre de 1904-1905 a parfois empêché une rencontre entre l’histoire et l’économie. Le caractère central sinon hypertrophique de L’Éthique dans l’œuvre de certains historiens, quitte à distordre l’interprétation historique, est une des conséquences dommageables de

55. Après Le savant et le politique (1959), le marxologue Maximilien Rubel propose une traduction partielle, avec Louis Évrard, d’un texte primordial pour aborder la pensée de Weber et considéré par Jean-Paul Willaime comme la meilleure introduction à la sociologie des religions de cet auteur : « La morale économique des grandes religions. Essais de sociologie religieuse comparée. Introduction », Archives de sociologie des religions 9 (1960), p. 7-30. Vient ensuite L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme chez Plon (1964, rééditée en 1967 puis en édition Presses-Pocket en 1985, et en 1990 chez France Loisirs avant que Gallimard ne s’y emploie en 2003). Julien Freund assure la traduction des Essais sur la théorie de la science (1965) avant que Freddy Raphaël ne se charge du Judaïsme antique (1970). Économie et société (tome I), traduit en 1971 par une large équipe réunie par Éric de Dampierre, termine un cycle dynamique d’une douzaine d’années. Il faut attendre 1986 pour que la Sociologie du droit soit traduite par les soins de Jacques Grosclaude et enrichie d’une préface de Philippe Raynaud, qui se charge également de celle de l’Histoire économique. Esquisse d’une histoire universelle de l’économie et de la société. En 1992, Jean-Pierre Grossein traduit et présente Essais de sociologie des religions (tome I) et Sociologie des religions, en 1996. Économie et société dans l’Antiquité, précédé des Causes sociales du déclin de la civilisation antique, est pris en charge par Catherine ColliotThélène et Françoise Laroche, avec une introduction de Hinnerk Bruhns, en 1998. Deux ans plus tard, Grossein et Colliot-Thélène se chargent de Confucianisme et taoïsme. En 2000, Isabelle Kalinowski traduit L’Éthique pour Flammarion ainsi que d’autres textes avant que Jean-Pierre Grossein ne reprenne tout le dossier de L’Éthique, paru chez Gallimard en 2003 et dans la collection « Tel » du même éditeur en 2004. Cette dernière édition est considérée comme la référence actuelle (H. Bruhns, J.-P. Grossein, « Liste des traductions françaises de Max Weber », Revue française de sociologie 46/4 [octobre-décembre 2005], p. 945-949). Citons encore Élisabeth Kauffmann, Jean-Philippe Mathieu et Marie-Ange Roy, traducteurs des Œuvres politiques (1895-1919), Paris 2004, et la présentation par Hinnerk Bruhns des traductions d’Ostiane Courau et de Pierre de Larminat des Discours de guerre et d’après-guerre (Paris 2015).

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français cet esprit de controverse. En témoignent les remontrances à la fois légitimes et convaincantes que Hinnerk Bruhns adresse à l’historien d’Oxford Peter Ghosh, auteur d’un Max Weber and The Protestant Ethic: Twin Histories (2014). Le chercheur britannique, publiant chez un éditeur prestigieux et à très large diffusion internationale, avance que l’essence de Weber se loge dans les lignes de L’Éthique. Ce rapport d’affinité entre un homme et son chef-d’œuvre nous permettrait de percer le sociologue as he really was. Adoptant une démarche téléologique, trouvant immanquablement ce qu’il cherche, Ghosh retrouve des moteurs de L’Éthique dans les conseils que Weber donne en 1884 à son frère cadet lors de sa confirmation. Il voit du religieux partout, négligeant le fait que l’inachèvement de la nation allemande est une préoccupation de fond chez lui. J’ajouterais qu’il fait l’impasse sur l’importance des traités d’économie politique du xixe siècle pour Weber, tandis que Hinnerk Bruhns souligne le caractère primordial de ses lectures romaines des années 1901-1902 sur l’histoire de l’Église et des monastères. La maladie que traverse Weber en 1898-1904 l’aurait éloigné d’une Université étriquée, lui permettant d’enfin devenir le stéréotype du chercheur pluridisciplinaire, aboutissant inévitablement à la production d’une œuvre qui est le fruit de cette essence, de ce retour sur soi. Suivrait ensuite, jusqu’en 1908, une prétendue période d’« hibernation ». Or, Weber y déploya une grande activité 56. Le caractère péremptoire de Ghosh, distribuant bons et mauvais points à ses prédécesseurs, n’a pas dû servir son propos 57. Nous retrouvons maintes instrumentalisations de L’Éthique, dont une lecture distordue permet à l’auteur d’abonder dans le sens d’une thèse prédéfinie. L’économiste et banquier belge Bruno Colmant, polygraphe prolifique, souvent brillant, critique de la monnaie unique, se livre depuis quelques années à des essais historiques. Il a écrit un opuscule d’une bonne centaine de pages (il aurait pu être ramassé en quarante) : Capitalisme européen : l’ombre de Jean Calvin, paru en 2013. Il propose une lecture de la gestion de la crise économique et financière de 2008 par le prisme d’une conception « latine » opposée

56. H. Bruhns, « Max Weber, l’économie… », p. 1263. 57. H. Bruhns, « Une biographie intellectuelle de Max Weber ? À propos de : Peter Ghosh, Max Weber and The Protestant Ethic: Twin Histories, Oxford, Oxford University Press, 2014, IX, 402 p. », L’Année sociologique 66 (2016/2), p. e3-e20.

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Inassimilable à une autre, « anglo-saxonne », de l’économie et de la politique. Il souligne opportunément le caractère protestant ou « non latin » de plusieurs capitales européennes, comme Strasbourg, Francfort, Luxembourg ou Bruxelles. Curieusement, l’auteur, qui fait immanquablement intervenir la figure de Max Weber – qu’il se donne l’impression de redécouvrir face à un public d’économistes cultivés ne l’ayant jamais vraiment intégré à leur imaginaire professionnel –, en revient à des poncifs du xixe siècle. La théorie de la « supériorité » protestante y ressurgit comme un serpent de mer. C’est du Émile de Laveleye ou du Edgar Quinet appliqué au début du xxie siècle. Colmant est en quête d’un modèle économique rhénan, alliant « impulsions » protestantes (tournées vers l’avenir, centrées sur l’individu) et catholiques (tournées vers le passé, la repentance, l’interventionnisme étatique). Mais, étrangement, l’auteur ne semble pas se poser la question de la congruence d’adjectifs aussi chargés historiquement que « latin » et « anglo-saxon ». La connaissance superficielle de la thèse de Weber se reflète dans l’emploi du terme « désenchantement », de l’expression « modèle latin », relevant du déterminisme géographique 58 – qui fut paradoxalement un des arguments massue des historiens pour discréditer Weber. L’auteur sous-estime totalement la violence des controverses passées 59. Il parle de calvinisme au sens large tandis que Weber s’intéresse au puritanisme anglais de la fin du xviie siècle (dont le rapport à la prédestination fut lui-même oscillatoire). Il assimile « protestant » à « anglo-saxon » et le « modèle latin » à la justice sociale et au socialisme dirigé (que fait-on dans ce cas du socialisme de la chaire, lacune béante de sa théorie ?). En somme : un rendez-vous manqué où un économiste aurait pu se faire historien de sa propre discipline, en repensant l’actualité de la pensée de Weber.

58. « Dans les pays protestants, les capitales sont souvent des ports, contrairement aux pays catholiques (Rome, Paris, Madrid) » (B. Colmant, Capitalisme européen : l’ombre de Jean Calvin, Bruxelles 2013, p. 20), faisant bon marché de toute explication quant à une ville comme Genève. 59. « Les critiques des thèses de Weber portent d’ailleurs sur leur caractère incomplet plutôt qu’erroné » (ibid., p. 37).

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français L’obstacle politique : l’infréquentable « Pendant les années 1950 la référence privilégiée à Max Weber comporte encore de sérieux risques pour toute carrière universitaire en sociologie » 60, remarque Michael Pollak. Il est jugé comme un auteur de droite, sentant le soufre. Beaucoup lui préfèrent Marx. En France, il faut attendre sa mobilisation par Pierre Bourdieu dans Les héritiers – signe de rupture avec Aron 61 – puis dans la revue communiste Nouvelle critique (1966) pour qu’il soit dé-droitisé. En 1964, le grand colloque de Heidelberg célébrant le centenaire de la naissance du sociologue contribue à le légitimer 62. Au début des années 2000, Bourdieu regrettera que l’œuvre de Weber ait été « défigurée » par son traducteur anglais Talcott Parsons et ajoute : « l’œuvre de Weber devant être en outre repensée à neuf, en vue de la dégager du revêtement néo-kantien dont l’avait recouverte Aron, son introducteur en France » 63. Robert Mandrou a été un des rares historiens à exprimer le malaise qu’a suscité la thèse de Weber, mais aussi le climat dans lequel celle-ci a prospéré. Depuis le début du xixe siècle, dans le contexte de la publication de l’Essai sur l’influence de la Réformation de Luther de Charles de Villers, mais aussi des écrits de Madame de Staël sur l’Allemagne, avant que des essayistes, des écrivains, des philosophes (Edgar Quinet), des économistes, des représentants de ce qui n’était pas encore la politologie (Émile de Laveleye 64) ou des pasteurs ne leur emboîtent le pas, il plane une idée reçue particulièrement tenace

60. M. Pollak, Max Weber…, p. 18. 61. La proximité entre les deux hommes, du début des années 1960 à 1967-1968, est bien connue. Le cadet fut l’assistant de l’aîné, qui l’a intégré à la VIe section de l’EPHE. Au-delà des brouilles, Bourdieu a retenu la « dette inoubliable » qu’il lui doit (P. Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris 2004, p. 46). Une curiosité : j’ai retrouvé dans le fonds d’archives Raymond Aron quelques lettres de Bourdieu. Dans celles-ci, il appelait son destinataire, pourtant peu familier, « Ry » (Bibliothèque nationale de France [dorénavant BNF], section des Manuscrits [dorénavant SM], Paris, Fonds Raymond Aron, NAF 28060, boîte 206, Pierre Bourdieu). 62. M. Gemperle, « La fabrique… », p. 171. 63. P. Bourdieu, Esquisse…, p. 95. 64. V. Genin, « Émile de Laveleye en 1875 : compagnon de route du protestantisme et conseiller de la IIIe République », Revue d’histoire du protestantisme 4 (2019/2), p. 245-279. Voir aussi : V. Zuber, « Is Protestantism the Source of Modern Freedoms? », Journal of Interdisciplinary History of Ideas 7/13 (2018), p. 1-8.

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Inassimilable selon laquelle les pays de confession protestante présentent des dispositions plus favorables que leurs homologues catholiques à la prospérité économique, culturelle, morale ou sociale. La victoire de la Prusse sur la France en 1870-1871 va considérablement apporter de l’eau à ce moulin. Ce climat fortifie cette théorie que je qualifierais, faute de mieux, de « théorie de la supériorité protestante » 65. Ce n’est qu’au début du xxe siècle que ce point de vue perdra de sa crédibilité. « À la vérité, avance Michael Pollak, il ne s’agit pas de jeter la pierre aux seuls idéologues, car les historiens et les économistes français ont manifesté la même indifférence à Weber, alors que son œuvre aurait dû les intéresser au premier chef. Somme toute, il faudrait incriminer l’insensibilité des intellectuels français aux courants de pensée étrangère » 66. Peu convaincu par la dernière assertion – cette réalité est très largement partagée par des pays s’étant jadis revendiqués d’une culture ou d’une civilisation se considérant comme autonome –, je ne peux que souscrire au fait que les historiens francophones ont négligé L’Éthique protestante et l’« esprit » du capitalisme des années 1900 aux années 1960. Ce spectre de soixante années est celui sur lequel j’ai pris le parti de me pencher dans ce travail. Il constitue cette période durant laquelle le régime de réception intellectuelle de cette œuvre était soumis à sa consultation en allemand voire en anglais. Ce retour sur la transmission d’un savoir nous informe davantage, en creux, sur les configurations des communautés d’historiens traitées que sur l’œuvre de Weber en elle-même. J’adopterai une certaine souplesse chronologique dans la mesure où la dernière étape de ce régime de réception (caractérisé par l’appréhension distante, indirecte sinon intuitive) se situe sans doute en 1979, lors de la parution des trois volumes de Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XViiie siècle de Fernand Braudel. Le succès en fut assuré par l’ampleur de l’œuvre, la notoriété de son auteur mais aussi par les relais médiatiques dont il a bénéficié 67. Je laisse à d’autres le soin d’analyser la lecture qu’ont

65. Le terme « supériorité » étant alors très usité. 66. M. Pollak, Max Weber…, p. 25. 67. C’était une époque où Braudel était invité à une heure de grande audience – sur le plateau d’Apostrophes – à débattre avec Pierre Bourdieu, afin de savoir si la sociologie devait être l’ancilla de l’histoire. Quelques années auparavant, la relation faite d’estime et de frottements entre les deux hommes perle dans une lettre : « Cher Pierre, J’ai bien reçu votre livre [La reproduction sans doute, sortie en 1970 avec Jean-Claude Passeron, aux Éditions de Minuit] et vous en remercie. Par

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français envisagée les historiens francophones de l’économie, de la société, de la culture, de la Réforme ou du sensible, d’une œuvre telle que L’Éthique, des années 1970 aux premières phases du xxie siècle. Des bribes d’analyse que j’ai déjà pu esquisser sur cette période, il ressort que les historiens n’ont pas encore l’envie, l’opportunité ou le courage de s’approprier pleinement, et à pleines mains, au-delà de sa méthode, la thèse de Max Weber. Entrons maintenant dans le vif du sujet.

affection pour vous, je suis capable de supporter toutes vos mauvaises manières et j’aime trop Jérôme [fils de Pierre Bourdieu] pour ne pas beaucoup vous pardonner » (Fernand Braudel à Pierre Bourdieu, 1971 [?] : BIF, SM, Paris, Fonds Fernand Braudel, MS 8510, Pierre Bourdieu, 1965-1984, no 16).

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RÉTICENCES D’UNE COMMUNAUTÉ (1905-1925)

Jalons sur Weber Donnons-nous quelques jalons biographiques sur Weber, afin de ne pas y revenir. Fils d’un juriste, issu d’une famille d’industriels, de négociants et de fabricants de textiles germano-anglais implantés en Westphalie, Max Weber est né en 1864. Il est d’entrée de jeu interpellant de constater que plusieurs scientifiques de cette génération, comme les historiens Henri Pirenne (né en 1862) et Henri Hauser (né en 1866), se pencheront sur des problématiques très proches de celles du sociologue allemand (les conditions d’émergence ou d’intensification du phénomène capitaliste) et sont eux-mêmes fils de commerçants. Pour Weber, son grand-père incarne l’entrepreneur capitaliste. Issu d’une famille française et huguenote venue à Francfort du côté de sa mère, née Émilie Souchay, il est élevé par une femme pieuse, concernée par les questions religieuses et sociales. Son père est un député du parti libéral-national, homme attaché à la politique au quotidien, pragmatique, athée et classé dans le camp des « constitutionnalistes ». Ce milieu social offrira un important grain à moudre aux tenants d’une interprétation psychanalytique de L’Éthique protestante 1. Bachelier à Heidelberg, il s’inscrit à l’université de sa ville, où les cours de Karl Knies le marquent durablement, où il est rompu à l’économie politique, l’histoire, la philosophie et dans une moindre mesure la théologie 2. Auteur de deux thèses en droit soutenues en

1. 2.

J.-M. Ouédraogo, « Georg Jellinek, Max Weber, le politique et la tâche de la sociologie des religions », Archives de sciences sociales des religions 127 (2004), p. 105-137. D. Kaesler, Max Weber. Sa vie, son œuvre, son influence, trad. P. Fritsch, Paris 1996 [éd. orig. : Max Weber: eine Einführung in Leben, Werk und Wirkung, Francfort-sur-le-Main – New York 1995], p. 13-17.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français 1889 et 1891 3, il se consacre à l’économie politique à partir de 1893. Ce virage est la conséquence de sa participation à une enquête du Verein für Sozialpolitik sur les ouvriers agricoles saisonniers polonais venant travailler en Prusse-Orientale. La politique du Reich doit se fixer une ligne politique qui soit libérale ou protectionniste. Ce sont des entreprises scientifiques tout à fait dans le ton de l’époque, du moins dans certains pays d’Europe occidentale 4. Une analyse internationalisée des grandes options intellectuelles et professionnelles prises par Weber à cette époque serait d’ailleurs bienvenue. Weber appartient à une génération post-bismarckienne, qui voit s’effacer le dispositif d’une Allemagne où l’équilibre entre l’aristocratie et la bourgeoisie, situant en son centre la domination des Junkers, était une caractéristique du pays jusqu’aux années 1880. À partir de cette période, le conservatisme protestant de l’Allemagne septentrionale et orientale, puisant ses forces chez les grands propriétaires fonciers, accentue sa défiance à l’égard du libéralisme urbain et d’une Allemagne que Bismarck souhaitait laïciser. Comme on le sait, le Kulturkampf avait déjà rencontré des réticences dans l’aristocratie protestante 5. Pour le jeune Weber, cette remise en question des champs social, politique et religieux fut déterminante dans la concrétisation de ses intérêts scientifiques. Dans le mode discursif qu’il adopte dans L’Éthique, l’interaction entre l’Angleterre puritaine de 1680 et l’Allemagne d’aujourd’hui témoigne d’un parallèle qui se noue dans son

3. 4.

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Zur Geschichte der Handelsgesellschaften im Mittelalter nach südeuropäische Quellen et Die römische Agrargeschichte in ihrer Bedeutung für das Staats- und Privatrecht. Par exemple, en Belgique, un jeune économiste comme Ernest Mahaim (né en 1865) consacre ses premiers travaux à des enquêtes sensiblement parentes de celles effectuées outre-Rhin. Il se penche sur la question des abonnements ouvriers dans les transports ferroviaires et sur le temps croissant que mettent ceux-ci pour se rendre sur leur lieu de travail. Comme Weber (qui cependant ne s’en revendique pas explicitement), il est séduit par le socialisme de la chaire (Katheder-Sozialismus) en vertu duquel l’universitaire (aux côtés des praticiens), et en particulier l’économiste, se doit, dans le sens d’une résolution de la question sociale, de livrer une expertise suivie au pouvoir exécutif. Voir V. Genin, Le laboratoire belge du droit international. Une communauté épistémique et internationale de juristes (1869-1914), Bruxelles 2018, p. 144-146. J.-M. Vincent, « Aux sources de la pensée de Max Weber », L’Homme et la société 6 (1967), p. 49-66.

Réticences d’une communauté (1905-1925) esprit depuis la fin du xixe siècle. Ce comparatisme – tout relatif 6 – n’est pas exempt d’une crainte, si l’on rappelle le peu d’enthousiasme qu’il manifeste à l’égard des formes les plus dures du calvinisme : La domination du calvinisme, telle qu’elle a été en vigueur au xvie siècle à Genève et en Écosse, au tournant du xvie au xviie siècle dans de grandes parties des Pays-Bas, au xviie en Nouvelle-Angleterre et par moments en Angleterre même, serait pour nous la forme tout bonnement la plus insupportable qui puisse exister de contrôle ecclésial sur l’individu 7.

Critique de Bismarck, mais aussi du libéralisme, qu’il considère en décadence, il se sent évoluer dans un monde achevé, peuplé d’« épigones ». Dans la livraison de Critique d’avril 1966, à l’occasion de la première traduction française de L’Éthique, un jeune philosophe suisse (à cette époque, la réception de Weber est remarquable dans ce pays) fait un topo sur cet événement éditorial, doublé de la sortie des Essais sur la théorie de la science. Il s’agit d’Éric Werner, alors âgé de vingt-six ans 8. Il situe Weber tout de suite dans son temps, celui d’un libéralisme – celui de son père – qui a plié sous Bismarck. Il le voit au cœur d’une ère positiviste qui atteint ses limites, d’un rationalisme des Lumières dont 1900 semble le nadir, d’un temps à la fois sensible et méfiant à l’égard d’un « irrationalisme » ambiant – c’est

6.

7. 8.

Max Weber est attentif à chercher les singularités de l’Allemagne d’aujourd’hui : « Effectivement, en Allemagne et pour le présent, le “vouloir bien manger” pourrait bien caractériser la motivation de ceux des protestants qui sont plutôt indifférents sur le plan religieux ; une caractérisation certes incomplète, mais qui recèle au moins une part de vérité. Toutefois, les choses étaient très différentes dans le passé : il est connu que, pour les puritains anglais, hollandais et américains, c’est l’exact contraire de la “joie d’être-au-monde” (Weltfreude) qui était caractéristique, et que c’était justement, comme nous le verrons encore, l’un des traits de caractère les plus importants pour nous. Et non seulement cela, mais de plus, le protestantisme français, par exemple, a gardé très longtemps et, dans une certaine mesure, jusqu’à aujourd’hui, le caractère que se sont forgé partout les Églises calvinistes en général et tout particulièrement les Églises “sous la croix” » (M. Weber, L’Éthique…, p. 13). Ibid., p. 7. D’abord libéral, influencé par Raymond Aron et René Girard, pour ensuite être séduit par la Nouvelle Droite d’Alain de Benoist, ce protestant converti au catholicisme, avant d’en revenir, met l’accent sur la contemporanéité de Weber, qui sera un poncif de sa réception. Voir É. Werner, « Max Weber, ou la reconquête de la raison », Critique 227 (avril 1966), p. 321-333.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français du moins la terminologie de Werner : « Max Weber est parfaitement conscient de vivre à une époque de crise. Il est sensible au climat d’irrationalité montante de son temps. Il connaît les écrits de Nietzsche, de Freud – que, d’ailleurs, il apprécie et cite volontiers » 9. C’est dans ce contexte de déception qu’il entre en contact avec les socialistes de la chaire, qui examinent la question sociale avec moins de frilosité que les libéraux. Ils estiment que le libéralisme manchestérien, que l’héritage d’Adam Smith, est la cause principale des conflits de classe en cours. Une intervention de l’État se doit de réguler ce que les libéraux classiques pensaient déléguer avec confiance à une main invisible ou quelque loi des débouchés. Nommé à une chaire d’économie nationale à Fribourg en 1894, il succède deux ans plus tard à Knies à Heidelberg. Sa leçon inaugurale prononcée en mai 1895, demeurée dans les annales 10, est marquée par une critique des écoles économiques en place, mais aussi d’un socialisme de la chaire devenu selon lui eudémonique. Aux frontières de la provocation, il s’adresse – ce genre de leçons étaient des événements mondains – à la bonne bourgeoisie badoise en lui exposant une réalité bien éloignée de son quotidien, à savoir les questions économiques, sociales, et surtout agraires de l’Est de l’Allemagne, dont il est un grand spécialiste. Son ton est nationaliste, pangermaniste. Son modèle est celui d’un Empire britannique au sommet de sa puissance et parangon du parlementarisme. Il souligne que les Junkers sont devenus des capitalistes réclamant des aides d’État et que la bourgeoisie est dénuée de toute culture politique, dans la mesure où le bismarckisme ne l’avait pas habituée à une telle implication 11. C’est à ce stade de sa réflexion que se développe la métaphore de la « cage d’acier », à laquelle Michael Löwy a consacré un beau livre 12. Autour de 1900, la haute société protestante d’Allemagne du Nord a conservé les traits essentiels de l’esprit de capitalisme, non sans avoir perdu une conduite de vie, un ethos protestant, si bien qu’ils sont « absorbés aujourd’hui par la vie lucrative de ce monde et qu’[ils] sont, dans leurs couches supérieures, majoritairement indifférents en matière de religion » 13. On pourrait parler d’un esprit hors-sol, affranchi de ses

9. 10. 11. 12. 13.

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É. Werner, « Max Weber, ou la reconquête de la raison », p. 322. Der Nationalstaat und die Volkswirtschaftspolitik. J.-M. Vincent, « Aux sources… », p. 52-54. M. Löwy, La cage d’acier. Max Weber et le marxisme wébérien, Paris 2013. M. Weber, L’Éthique…, p. 14.

Réticences d’une communauté (1905-1925) origines religieuses, dénué de sens et porteur de « démagification » 14. Aujourd’hui : ce moment présent était le lieu temporel de la démagification. Aucune relation nécessaire n’existe plus entre un ethos chrématistique et une vision du monde unifiée 15. Weber jeune professeur n’a rien de la timidité des débutants, mais bien l’assurance chevillée au corps. Élu à Fribourg sans être pressenti, il impose son style, fait élire Heinrich Rickert à une chaire de philosophie et obtient que les sciences économiques et administratives soient détachées de la faculté de philosophie pour celle de droit. Il octroie par cet acte une plus grande autonomie à la Nationalökonomie qu’il professe. Cette transplantation échouera à Heidelberg. L’étude attentive de sa volumineuse correspondance ne laisse pas transparaître un auteur animé par la prudence, mais bien un homme directif, sûr de son fait ; comme le dit Hinnerk Bruhns dans un portrait magistral, sensible et incarné : « Chez Weber, il n’y a pas de place pour le doute » 16. Il dirigera ses doctorants et son séminaire avec tranchant. Avant l’heure

14. Et non du désenchantement, en référence à Marcel Gauchet, qui prit quelques libertés avec Weber : Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris 1985. La lecture de Max Weber par Marcel Gauchet mériterait une analyse incidente et autonome. Elle serait cependant hors sujet par rapport à la question à laquelle ce livre souhaite répondre. Marcel Gauchet n’est ni historien ni un auteur significatif de l’époque étudiée. Aujourd’hui, sa thèse selon laquelle, dans notre modernité, la religion comme force collective est devenue inopérante pour ne laisser la place qu’à des traditions religieuses est clairement contestée. Hans Joas fait partie de ses critiques : « Dans sa conception de la modernité, Gauchet fait moins de place que Jaspers à la diversité des religions de la période axiale. Il renoue en ce sens avec Max Weber, dont pourtant la dimension tragique disparaît dans sa construction de l’histoire. Gauchet écrit une histoire hégélienne du progrès avec les moyens fournis par le narratif wébérien du désenchantement. C’est donc à bon droit que l’on a pu qualifier son livre d’“hégélianisme postwébérien”. La conception de Gauchet est manifestement unilatérale et souffre d’un déficit évident d’information théologique. Il ne consacre pas la moindre ligne aux nombreuses tentatives pour penser la relation humaine à Dieu à partir de l’autonomie comprise comme un trait de l’existence humaine dont l’homme n’est pas l’auteur et pour dépasser ainsi la simple opposition entre l’hétéronomie religieuse et l’autonomie séculière » (H. Joas, Les pouvoirs du sacré. Une alternative au récit du désenchantement, trad. J.-M. Tétaz, Paris 2020, p. 223 [éd. orig. : Die Macht des Heiligen. Eine Alternative zur Geschichte von der Entzauberung, Berlin 2017]). 15. M. Weber, L’Éthique…, p. 53. 16. H. Bruhns, « Max Weber professeur, Max Weber voyageur », Società mutamento politica 8/15 (2017), p. 481-496 (p. 483).

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français du publish or perish ou de l’abondance inquiétante des doctorants de ce début de xxie siècle, il estimait que son maître Karl Knies était tombé dans ce travers, en faisant bon marché du partage entre le bon grain et l’ivraie. Non dénué d’humour, métaphorique, il éructe contre « ces rejetons des usines à examen allemandes, avides de postes, de promotions et de salaires » 17. Nommé à Munich après la guerre, il demande que sa chaire d’économie nationale soit muée en chaire de sociologie. Cela contribua à intégrer Weber au champ de la sociologie naissante, tandis que lui-même ne souhaitait pas que cette discipline devînt autonome 18. On doit à Bruhns d’avoir attiré l’attention des chercheurs sur le rôle séminal qu’ont joué les séjours italiens de Weber entre 1901 et 1903, bien plus que sa dépression nerveuse. Sa correspondance italienne est très laconique en termes de considérations d’ordre sociologique 19. Mais sa fréquentation des bibliothèques romaines a été décisive. Il y trouvait de quoi se nourrir en historiographie ecclésiastique afin de mûrir son projet autour de L’Éthique protestante. Il en termine la première partie avant d’effectuer son voyage aux États-Unis de 1904 20 – le seul auquel on a longtemps fait allusion. Il espérait que la suite de ce « travail d’histoire culturelle » 21 serait enrichie par un deuxième voyage américain. Mais ces questions n’intéressaient manifestement pas encore outre-Atlantique. Sa réflexion sera publiée en deux parties. Dans le premier numéro des Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, un avertissement non signé, mais communément attribué à Weber, esquisse nettement ses intentions : « Notre revue devra considérer qu’elle se consacre au problème scientifique suivant : la connaissance historique et théorique de la signification culturelle générale du développement capitaliste » 22.

17. Cité ibid., p. 484-485. 18. H. Bruhns, « Max Weber, l’économie… », p. 1264-1265. 19. Au contraire de son voyage au Pays basque espagnol de 1897, qui laisse des remarques du plus grand intérêt. Il serait bon qu’un chercheur aille investiguer de ce côté. 20. L. Scaff, Max Weber in America, Princeton 2011. 21. Raymond Aron gardera cette conception culturelle des premiers temps de la sociologie. 22. J.-P. Grossein, « Présentation », p. viii. Selon Volker Kruse, la mobilisation conceptuelle du capitalisme témoigne d’un changement de paradigme dans le champ des sciences sociales allemandes. À la suite de la crise de l’historicisme, du Methodenstreit et de la parution du livre III du Capital de Marx en 1894

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Réticences d’une communauté (1905-1925) •

Il est peu de textes en sciences humaines qui aient suscité autant de malentendus que L’Éthique protestante et l’« esprit » du capitalisme. Au-delà de la volonté de réduire l’essence de Weber à ce seul texte, lu isolément, le « surdéterminer » serait une aussi lourde méprise 23. Depuis un siècle, la plupart des chercheurs n’ont pas lu cette réflexion dans sa première édition de 1904-1905, mais bien dans celle remaniée par Weber in articulo mortis, en 1920. Ce n’est qu’en 1993 que deux sociologues allemands, Klaus Lichtblau et Johannes Weiss, ont réédité l’édition originale tandis que seule l’édition française de JeanPierre Grossein a pris le temps de mesurer la différence entre les versions de 1904-1905 et celle de 1920 24. Entre ces deux moments, de l’eau a coulé sous les ponts. Des polémiques ont poussé Weber à procéder à près d’une centaine de modifications. En 1920, cette réflexion s’inscrit dans un ensemble inconcevable quelques années plus tôt, à savoir une œuvre consacrée à la sociologie des religions et à l’éthique économique des religions mondiales. Une lecture isolée de L’Éthique a souvent mené à des malentendus dans la mesure où La ville (écrite en 1911-1914 et parue de façon posthume) en est à bien des titres le complément. Il s’agit de l’œuvre qui aurait a priori dû attirer l’attention des historiens. La ville était à ses yeux un des facteurs par lequel on pouvait expliquer l’absence de capitalisme moderne en Chine ; la place de la ville chinoise dans l’éthique économique du confucianisme peut éclairer ce que fait la ville occidentale à l’éthique protestante 25. La question du capitalisme intéresse Weber à travers le temps mais aussi dans différents espaces 26. C’est sans doute le sujet qui l’a le plus

23. 24. 25. 26.

(divisant l’école historique), la démarche de Weber, voulant aller de l’économie nationale historique à la sociologie historique, peut être interprétée comme une tentative de sortie d’une crise intellectuelle patente (V. Kruse, « Von der historischen Nationalökonomie zur historischen Soziologie. Ein Paradigmenwechsel in den Sozialwissenschaften um 1900 », Zeitschrift für Soziologie [1990], p. 149-165). W. Hennis, « Die „Protestantische Ethik“ – ein „überdeterminierter“ Text? », Sociologia Internationalis 33 (1995), p. 1-17. Sur tout ceci, voir H. Bruhns, Max Weber : au confluent des sciences historiques et sociales, Toulouse 2009, p. 10-12. Ibid., p. 14. Hans Joas ne dit pas autre chose : « Ce qui animait Weber, c’était un intérêt qu’il poursuivait d’une façon presque maniaque : comprendre le capitalisme moderne,

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français passionné ; il y voyait une innovation européenne à portée universelle, mâtinée d’un regard pessimiste. On ne trouvera guère d’exaltation de quelque notion de progrès sous sa plume 27. Die römische Agrargeschichte in ihrer Bedeutung für das Staats- und Privatrecht (1891), les « Agrarverhältnisse im Altertum » (1909) 28 ou « Les causes sociales de la décadence du monde antique » 29 en attestent. Il fallut les travaux de Moses I. Finley et d’Arnaldo Momigliano pour relire le Weber historien du monde antique. Certains ont vu dans les « Agrarverhältnisse », écrit en 1907-1908, le début d’une « sociologie wébérienne », marquée par un auteur prenant ses distances avec une perspective plus historique. Mais nous dirons avec Hinnerk Bruhns qu’il s’est agi là davantage d’un élargissement de sa perspective que du passage d’un point de vue à un autre. Il convient de réintégrer ces réflexions sur l’Antiquité au plus vaste dossier consacré au capitalisme à la même époque, par le biais duquel Weber tente aussi de comprendre son présent, son « aujourd’hui ». Il souhaite que le type idéal « capitalisme » devienne une catégorie opérante pour les historiens, qu’il s’agisse de l’Antiquité ou de l’éthique protestante des calvinistes ou des piétistes. Comme je le disais au début de ce travail, le complexe éditorial et réflexif au sein duquel s’inscrit L’Éthique ne doit jamais être perdu de vue ; or, la plupart des historiens qui ont approché ce travail, certes à une époque où son stemma codicum était bien moins connu qu’aujourd’hui et dans un contexte où la politique éditoriale des œuvres de Weber donnait encore l’illusion que les réflexions sur l’Antiquité, le taoïsme ou le protestantisme étaient séparées par des cloisons, n’ont pas tenu compte de ces entrelacs. Pourtant, Max Weber tresse explicitement le lien entre ces différentes enquêtes dans ses Antikritisches de 1910 30.

27.

28. 29. 30.

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son émergence et ses effets culturels, mais aussi la dimension religieuse de ces processus » (H. Joas, Les pouvoirs du sacré…, p. 136). J. Berger, « Le capitalisme rationnel… » ; R. Lepsius, « Intérêts et idées. La problématique de l’imputation chez Max Weber », Trivium. Revue francoallemande de sciences humaines et sociales 12 (2012), p. 1-14. Lire également H. Bruhns, « Max Weber’s Analysis of Capitalism », dans E. Hanke, L. Scaff, S. Whimster (dir.), The Oxford Handbook of Max Weber, Oxford 2019, p. 47-68. Voir aussi G. Fondu, Découvrir Weber, Paris 2020, p. 83-104, sur le capitalisme. Repéré par Maurice Halbwachs en 1924 dans L’Année sociologique (p. 748-749). Traduit pour la première fois en français par Jean Baechler, en 1973, comme déjà précisé. M. Weber, Économie et société dans l’Antiquité, précédé de Les causes sociales

Réticences d’une communauté (1905-1925) L’Éthique, parue en 1904-1905, est une œuvre inachevée qui avait pour ambition de mesurer le rôle joué par les éthiques calvinistes, anabaptistes et piétistes dans la construction d’un ethos puritain. Il s’agissait également de comprendre ce que cette attitude générait en termes de comportements économiques et sociaux. En 1915, Weber commence à publier sous le titre générique d’Éthique économique des religions mondiales. Esquisse de sociologie des religions des travaux sur le confucianisme (1915), l’hindouisme et le bouddhisme (19161917) et le judaïsme antique (1917 et 1920). Deux textes théoriques constituent le préambule à ces études, non sans une « Introduction » et une « Considération intermédiaire ». Peu avant sa mort, Weber réunit tous ces travaux, y compris L’Éthique, dans ce qui représentera un complexe de trois volumes (Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie ; Recueil d’études de sociologie des religions). Il ne relira que le premier volume ; le tout paraît en 1920-1921. Il a principalement retravaillé L’Éthique et Confucianisme et taoïsme. Dans l’esprit de Weber, ces réflexions avaient une cohérence mais leurs rééditions séparées, éclatées, dissociées, des traductions longues à venir ou de qualité discutable ont abouti à ce que ces œuvres aient longtemps été considérées comme des blocs, indépendants les uns des autres. Leurs lectures combinées montrent pourtant un Weber éminemment comparatiste ; il suffit de lire le chapitre conclusif de Confucianisme et taoïsme (« Résultat : confucianisme et puritanisme ») pour voir éclater à chaque ligne cette démarche comparatiste 31. •

du déclin de la civilisation antique, introd. H. Bruhns (« À propos de l’histoire ancienne et de l’économie politique chez Max Weber »), Paris 2001, p. 9-11, 44. 31. Il tend à « élucider le rapport entre le rationalisme confucianiste […] et le rationalisme qui nous est géographiquement et historiquement le plus proche : le rationalisme protestant. Le niveau de rationalisation que représente une religion peut être évalué, avant tout, selon deux critères qui, du reste, sont liés intimement entre eux à plus d’un titre. D’abord, le degré auquel elle a évacué la magie. Ensuite, le degré d’unité systématique auquel elle a porté le rapport entre Dieu et le monde et, donc, sa relation éthique au monde » (M. Weber, « Résultat : confucianisme et taoïsme », dans Id., Confucianisme et taoïsme, présenté par J.-P. Grossein, trad. J.-P. Grossein et C. Colliot-Thélène, Paris 2000, p. 310). Quant au capitalisme, Weber estime que plus on remonte dans le temps, plus « les prémices d’un développement capitaliste » comparable à ce qui se passe « chez nous » sont perceptibles (ibid., p. 316).

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Le rapport des historiens aux thèses de Weber et Troeltsch semble trouver un acte important, et qui me paraît séminal, en 1909. Felix Rachfahl (1867-1925) les réfute dans une étude intitulée « Kalvinismus und Kapitalismus » 32. Il s’agit du la historiographique qui donnera le ton des relations conflictuelles des historiens avec la thèse de Weber. Lorsque ce dernier répond à Rachfahl, il évite de s’associer à Troeltsch, lequel lui rend la pareille. Ce dernier s’intègre au champ de l’histoire des religions en se dissociant clairement de Weber, qu’il classe parmi les spécialistes relevant « purement de l’histoire économique » 33 et le cantonnant même à un lexique marxiste. Cette permanente mise à distance entre les deux hommes se manifeste dans leur rapport à la communauté historienne, devant laquelle Troeltsch accepte de présenter ses travaux en 1906 34, tandis que Weber s’était refusé à cette exposition 35. Des historiens francophones de première envergure, comme Henri Pirenne – avec lequel Rachfahl entretient d’excellents liens éditoriaux 36 –, emboîtent le pas à Rachfahl, non sans complexifier ses réfutations ou les accommoder à leur champ propre de spécialisation. En 1910, au premier congrès de la Deutsche Gesellschaft für Soziologie, l’historien Karl Lamprecht est vivement critiqué. Il jouit d’une grande influence. Il a le vent en poupe. Lu de ses collègues francophones 37, ses divergences avec Weber ne contribueront pas à ce que les historiens français, belges ou suisses accueillent la thèse avec un a priori positif 38. Lamprecht est contesté par le sociologue. Cela ne 32. Internationale Wochenschrift für Wissenschaft, Kunst und Technik 3 (1909), col. 1217-1238, 1249-1269, 1287-1300, 1319-1334, 1347-1366. 33. E. Troeltsch, « Die Kulturbedeutung des Calvinismus », dans M. Weber, Die protestantische Ethik, II. Kritiken und Antikritiken, Gütersloh 1987, p. 190 (lignes écrites en 1910). 34. Deux ans après avoir publié « L’importance du protestantisme dans l’émergence du monde moderne » dans Historische Zeitschrift. 35. P.-U. Merz-Benz, « Divergences… », p. 57-58. 36. Felix Rachfahl à Henri Pirenne, 22 décembre 1904 (Archives générales du Royaume [dorénavant AGR], Bruxelles, Fonds Henri Pirenne, no 118). 37. Dont un des plus proches fut Pirenne, auquel il est associé dans la publication de son Histoire de Belgique et qui publie dès 1897 une note sur les débats sociologiques en Allemagne. Voir B. Lyon, « The Letters of Henri Pirenne to Karl Lamprecht », Bulletin de la Commission royale d’histoire 132 (1966), p. 161-231 ; H. Pirenne, « Une polémique historique en Allemagne », Revue historique 64 (1897), p. 50-57. 38. Bien que Marc Bloch, qui fit ses Wanderjahre en 1908-1909, n’ait jamais été

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Réticences d’une communauté (1905-1925) cristallise pas pour autant la communauté historienne allemande 39. Weber critique Lamprecht depuis plusieurs années. Il lui reproche une imprécision conceptuelle, de ne présenter aucun fondement psychologique et une modélisation économique à l’avenant. En mars 1905, il refuse de le publier dans Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik en confiant à un proche que c’est « parce que nous le tenons pour un imposteur et un charlatan de la pire espèce pour autant qu’il se présente comme critique de la culture et historien de la culture » 40. Dans L’Éthique, il s’en prend à nouveau à lui. Là où il tend à l’analyse de communautés sociales, « du conventicule jusqu’à l’État », il juge floue la notion de « caractère d’un peuple » avancée par Lamprecht, « le type des dilettantes […], qui croient à une “unité” de la “psyché sociale” et la possibilité de la réduire à une formule » 41. Refus des historiens de la Réforme : protéger Calvin et la République Si l’on s’en tient à un esprit déductif, au moins deux communautés d’historiens français sont susceptibles d’avoir lu avec précocité L’Éthique protestante et l’« esprit » du capitalisme : ceux qui traitent de la Réforme et ceux dont le champ de spécialisation est l’histoire économique et sociale.

séduit par toute la mode autour de Lamprecht – la Revue de synthèse historique s’en fait souvent l’écho – qu’il trouve fumeux. Voir P. Schöttler, « Marc Bloch et Lucien Febvre face à l’Allemagne nazie », Genèses 21 (décembre 1995), p. 75-95 (p. 77). 39. Rachfahl, tenant de l’histoire politique, et Lamprecht, de l’histoire culturelle, ont également divergé. Quant à Eberhard Gothein, préparant à bien des titres la thèse de Weber, proche de la Kulturgeschichte de Lamprecht, historien de la Réforme et de la Contre-Réforme, il se vit fermer une carrière académique en Prusse pour avoir écrit : « Les plus grands progrès moraux de l’humanité n’ont pas été accomplis dans l’État mais contre l’État », et s’être opposé aux historiens ne voyant comme horizon de réflexion que le cadre étatique. Voir Henri Pirenne à Karl Lamprecht, 19 février 1896 (B. Lyon, « The Letters… », p. 196) ; E. Gothein, Die Aufgaben der Kulturgeschichte, Leipzig 1889, p. 54. 40. Max Weber à Willy Hellpach, 31 mars 1905, cité dans G. Hübinger, « Capitalisme et Kulturgeschichte : la crise de l’historisme », dans H. Bruhns (dir.), Histoire et économie politique en Allemagne de Gustav Schmoller à Max Weber, Paris 2004, p. 142. 41. Max Weber à Rickert, 2 avril 1905, cité ibid., p. 143.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Qu’en est-il des premiers, des historiens de la Réforme ? Un constat s’impose assez rapidement. La Société de l’histoire du protestantisme français, fondée en 1852 et publiant un Bulletin du même nom 42, ne fait strictement aucune mention de Max Weber pendant près d’un siècle 43. En 1956, une brève chronique d’Alice Wemyss rend compte du mémoire de DES défendu l’année précédente à l’université de Toulouse par une chercheuse en herbe, qui poursuivra une longue carrière, Janine Garrisson (1932-2019) : La bourgeoisie protestante de Montauban au XViiie siècle. Wemyss nous informe sur la circonspection avec laquelle la thèse de Weber a été accueillie au 54 de la rue des Saints-Pères 44. Ce point de vue est compréhensible, dans la mesure où une communauté scientifique vivant en affinité avec une confession déterminée, et dont certains membres ont observé une nette orthodoxie, n’a dû que modérément apprécier le fait d’être déterminée par une thèse lui faisant jouer le rôle d’encouragement à l’esprit de capitalisme. Wemyss rappelle l’expression de Richard Tawney, un des principaux interprètes anglo-saxons de Weber : « Le capitalisme est l’aspect social de la théologie calviniste ». Une « phrase lapidaire », incarnant des « théories qui ont trouvé un large crédit dans beaucoup de milieux. Mais à quel point sont-elles exactes ? » 45. Reprenant l’argument classique des historiens, elle avance le caractère anachronique ou d’incongruité causale de celle-ci en disant que le pays le plus proche de la doctrine de Calvin, l’Écosse, n’a pas été une terre de capitalisme. Cette causalité est au cœur de la réflexion de Garrisson, comparant les huguenots de Montauban et ceux du Mas-d’Azil. Si un pré-capitalisme fait florès à Montauban, Le Mas-d’Azil demeure en revanche une terre d’artisanat. Quelle en est la cause ? Elle n’est pas d’origine théologique pour l’auteure, ni même géographique, car Le Mas, bien que petit, est une zone d’échanges bien située. Elle attribue ce maintien de

42. Devenu Revue d’histoire du protestantisme en 2016. 43. Je renvoie le lecteur aux différents volumes publiés sous l’intitulé Tables récapitulatives, dont le dernier est paru en 2000. 44. A. Wemyss, « Calvinisme et capitalisme », Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français 102 (1956), p. 33-35. Wemyss écrira une Histoire du Réveil, 1790-1849, Paris 1977, dont une critique pour le moins réservée sera établie par André Encrevé dans la Revue d’histoire de l’Église de France 174 (1979), p. 135-137. 45. A. Wemyss, « Calvinisme et capitalisme », p. 33.

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Réticences d’une communauté (1905-1925) l’artisanat au Mas-d’Azil, qu’elle assimile à un caractère « conservateur », non pas à une orthodoxie religieuse particulière mais bien au fait que les dragonnades avaient repoussé beaucoup de ses huguenots vers les campagnes. Ceux-ci étaient devenus des terriens, donc peu enclins au commerce et à l’industrie. « De ceci, poursuit Wemyss, il semble qu’on peut conclure que les origines calvinistes du capitalisme ne se trouvent pas dans les doctrines de Calvin mais dans les pressions dont certains de ses disciples furent les victimes » 46. Mais fallait-il aller dans la doctrine de Calvin pour trouver un démenti à Weber, qui nous parle du xviie siècle ? Cette réflexion courante, mais d’équilibre précaire, a fait son chemin bien qu’elle ne fût pas partagée de tous les historiens. Il faut rappeler que la corrélation entre facteur économique et protestantisme a longtemps été synonyme, à la SHPF, de l’étude des conséquences économiques, jugées néfastes pour la France, de la révocation de l’édit de Nantes 47. Du point de vue national et patriote qui était celui de la Société, ce rapport correspondait à un non-événement, à la prospérité économique française que les huguenots auraient pu apporter. Elle est rangée au tiroir des actes manqués alors que, comme l’ont montré Hugh Trevor-Roper ou Herbert Lüthy, les protestants français ont joué un rôle dans les finances d’Ancien Régime. Plusieurs recherches ont relevé qu’un certain déclin économique de la France était le fruit d’un faisceau de causes 48. Pour Jules Michelet (philoprotestant), la chute de l’industrie est due à l’émigration 49, durant un xixe siècle qui marque un saut qualitatif par rapport au xviiie siècle : avant la Révolution, le sentiment que la splendeur française eût été plus grande avec eux est assez répandu 50. Après, c’est une impression de non-retour qui s’impose, de perte irrémédiable dans la longue

46. Ibid., p. 35. 47. M. Yardeni, « Naissance et essor d’un mythe : la révocation de l’édit de Nantes et le déclin économique de la France », Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français 139 (1993), p. 79-96. 48. W. C. Scoville, The Persecution of Huguenots and French Economic Development 1680-1720, Berkeley 1960. 49. François Guizot (protestant) ne dit pas autre chose. 50. La défaite de Sedan en 1870 aura une fonction similaire comme vérification d’un pays prétendument supérieur. La réflexion que Weber couche sur le papier en 1904-1905 s’inscrit aussi dans un processus, conscient ou non, de rationalisation de l’idée reçue d’un protestantisme supérieur au catholicisme.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français histoire de France qui aurait, en 1685, manqué son grand rendez-vous avec le progrès. La révolution industrielle qui s’est mise en branle dans l’Angleterre protestante semble en être la démonstration. Lorsque la Société est fondée, un de ses buts est de rendre à la France ses « fils perdus par la Révocation ». Charles Weiss et son Histoire des Réfugiés, parue en 1853, en est l’exemple typique. Cinquante ans plus tard, l’historien de l’économie Philippe Sagnac battra en brèche la thèse de Weiss et cette monocausalité ambiante 51. Ceci est sans conteste à concevoir en parallèle du texte de Weber, qui paraît à cette époque, et qui suscitera maints débats sur la notion de causalité. Ce mythe des huguenots incarnant une prospérité perdue est à concevoir dans le spectre plus large de l’idée de « supériorité » protestante, en particulier anglo-saxonne, sur les nations catholiques. Il y a quelques années, Myriam Yardeni a avancé l’hypothèse que la parution de L’Éthique protestante a contribué à revivifier le mythe « 1685 » auprès des historiens, tandis que, comme celui de la « supériorité », il était en voie d’essoufflement 52. Cela mériterait réexamen. Elle prenait à témoin les travaux d’André Siegfried, qui n’était pas historien 53. Enfin, elle a souligné que les célébrations de 1985 en France ont surtout orbité autour des questions politiques et culturelles tandis que, dans les pays du Refuge, les aspects économiques ont davantage été traités 54. L’ombre de Léonard Qu’en est-il des débuts de la réception de la thèse de Weber chez les historiens de la Réforme ? C’est un euphémisme de dire qu’elle fut discrète. Philippe Joutard l’a noté. Parmi les « chantiers à promouvoir » en historiographie de la Réforme, il évoque le cas de Weber :

51. P. Sagnac, « L’histoire économique de la France de 1683 à 1714, essai de bibliographie critique », Revue d’histoire moderne et contemporaine 4 (1902), p. 91. 52. M. Yardeni, « Naissance et essor d’un mythe… », p. 90-91. 53. A. Latreille, A. Siegfried, Les forces religieuses et la vie politique. Le catholicisme et le protestantisme, Paris 1951. 54. S. Jersch-Wensel, « De l’importance des huguenots dans l’économie : l’exemple de Magdebourg », dans M. Magdelaine, R. von Thadden (dir.), Le Refuge huguenot, Paris 1985, p. 177-189 ; Ead., « Toleranz und Ökonomie im 18. Jahrhundert », dans F. Hartweg, S. Jersch-Wensel (dir.), Die Huguenotten und das Refuge: Deutschland und Europa, Beiträge zu einer Tagung, Berlin 1990, p. 147-157.

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Réticences d’une communauté (1905-1925) De la même façon, l’historiographie protestante n’ose pas reprendre le vieux thème capitalisme et protestantisme que Weber, nous le savons bien, ne fut pas le premier à souligner ; elle reprend sur ce point l’attitude générale de l’historiographie française, récusant de façon passionnelle les thèses wébériennes. Paradoxalement, l’examen du problème a été à nouveau abordé par un homme de culture, ni historien, ni protestant, Alain Peyrefitte, qui dans un livre à grand succès, La société de confiance, essai sur les origines et la nature du développement (Paris, 1995), montre l’actualité du problème : pour lui, le lien est réel, fondé non pas sur la théologie de la prédestination mais sur un climat favorable caractérisé par la confiance 55.

Les historiens du protestantisme n’ont donc pas été sensibilisés à la thèse de Weber ni encore moins convaincus par elle. Émile-Guillaume Léonard (1891-1961), dont les travaux ont guidé la plupart des chercheurs du domaine jusqu’au moins les années 1960-1970, dénoncera une thèse « fallacieuse » 56. Il s’est au fond peu exprimé sur la question, mais il le fit toujours de manière opportune, de telle sorte que la chose soit bien entendue 57. Collaborateur à la Faculté libre indépendante

55. P. Joutard, « Un demi-siècle d’historiographie protestante », Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français 148 (2002), p. 1170. 56. É.-G. Léonard, « Économie et religion. Les protestants français au xviiie siècle », Annales d’histoire sociale 2 (1940), p. 6. Arnaud Baubérot a souligné les avantages et les limites de ce qu’il a appelé le « paradigme léonardien », mettant l’accent sur les relations qu’entretient le protestantisme avec l’État, donnant l’impression de n’étudier que les périodes de crise et de tension de ce même rapport, au détriment des périodes de mer calme. Par ailleurs, un protestantisme conservateur avait été délaissé par une telle approche (comme les maurrassiens de l’Association Sully), qui ne pouvait plus être mobilisée dans une fin de xxe siècle où l’érosion des identités confessionnelles devait rendre le protestantisme moins « saisissable » qu’auparavant. Il a fallu une génération suivante, celle de JeanPaul Willaime, pour que la sociologie du protestantisme prenne son autonomie, et parfois ses distances, avec ses ancrages historiques, quitte à ce que les relations deviennent plus étroites entre sociologues étudiant différentes confessions qu’entre historiens et sociologues de la même confession (A. Baubérot, « Quelle histoire pour le xxe siècle protestant ? Pérennité et limites du “paradigme léonardien” », Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français 148 [2002], p. 1130-1131). 57. Chartiste et médiéviste de formation, il est venu à l’histoire du protestantisme sur le tard – au milieu des années 1930 –, à la faveur de sa nomination à Caen. Professeur ensuite à Aix-en-Provence, il succède à Lucien Febvre, sur une volonté ferme de celui-ci, en 1948, à sa chaire d’histoire du protestantisme à l’EPHE. Seul poste recouvrant ce domaine en France, Léonard avait souhaité lui conserver

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français d’Aix 58, il enseigne aux jeunes pasteurs. Il a parfois été très critiqué par l’Église réformée 59 pour son Protestant français jugé trop compatissant avec la diversification des tendances ecclésiastiques au sein du protestantisme. Comme le confirme Gabriel Le Bras : « Opposé aux thèses de Max Weber et à la typologie troeltschienne, il [Léonard] a donné dans son Histoire générale un pénétrant exposé de son point de vue sur “Calvin créateur d’un type d’homme et d’une civilisation” 60, qui ferait honneur à n’importe quel sociologue » 61. Il n’empêche que Léonard refusait de s’attribuer l’épithète de sociologue, par peur « de réduire le divin à l’humain » ou par « une certaine coquetterie » 62. Se sentant peu sociologue et trouvant que Weber attribuait au méthodisme l’essor d’un capitalisme dans lequel il ne se reconnaissait pas, il a rejeté L’Éthique. L’a-t-il lue dans ses versions allemandes ? L’a-t-il entrevue via Maurice Halbwachs ? Léonard considère cette thèse comme une « idée reçue » de la modernité – et les idées reçues se passent de longs référencements. Il s’y oppose dans un article publié dans les Annales d’histoire sociale en 1940. Venant à l’histoire du protestantisme par le xviiie siècle, il a considéré Weber de très loin. Il y voit un contrepoint au matérialisme historique – c’est un poncif de son époque. Il s’appuie sur Henri Sée pour condamner la thèse du sociologue qu’il interprète, erronément, comme une « collusion essentielle » entre protestantisme et capitalisme. Il reproche à Weber d’appartenir aux « esprits logiques ». Pirenne ou Hauser auraient parlé d’« esprits géométriques », c’est-à-dire incapables de sentir la pâte humaine :

58. 59. 60. 61. 62.

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son caractère hexagonal. Protestant languedocien, né dans le village d’Aubais (« un village d’opiniâtres » auquel il a consacré un livre en 1938), c’est le petitfils d’un prédicateur laïc méthodiste (de tendance wesleyenne) qui a marqué son milieu et sa région. Ne dépendant pas de l’Église réformée mais des Églises évangéliques, plus « à droite » que celles de Montpellier, Paris ou Strasbourg. Comme le pasteur Marc Boegner. Il s’agit cependant d’un très bref passage de l’œuvre monumentale de l’historien : É.-G. Léonard, Histoire générale…, I (édition de 1961), p. 306-309. G. Le Bras, « Émile-G. Léonard (1891-1961) », Archives de sociologie des religions 14 (1962), p. 4. Ibid., p. 5. Voir aussi : M. François, « Émile-G. Léonard (1891-1961) », Bibliothèque de l’École des chartes 121 (1963), p. 345-350 et D. Robert, « Émile-G. Léonard (1891-1961) », dans École pratique des hautes études, section des Sciences religieuses, Annuaire, 70. 1962-1963, p. 32-37.

Réticences d’une communauté (1905-1925) À côté du matérialisme historique qui supprime l’objet de nos études, une thèse théologico-sociale qui s’en débarrasse par une trop simple explication. Elle ne nie pas le religieux dans le complexe considéré, mais l’y tient pour lié à l’économique par une collusion essentielle. C’est la théorie bien connue des origines protestantes du capitalisme : le protestantisme serait par nature mercantile, industriel et voué au commerce de l’argent comme le prouveraient le succès en ces activités des huguenots du xviiie siècle, des méthodistes, des quakers et aujourd’hui la banque et les assurances protestantes ; la raison en serait dans la théologie protestante qui, d’une part, ne proscrit pas le prêt à intérêt et, de l’autre, détourne l’homme de la contemplation et du désintéressement à l’égard des biens de ce monde. Si accréditée qu’elle soit par l’autorité des maîtres éminents, depuis Max Weber, qui l’ont soutenue, cette thèse me semble, comme à M. Sée, fallacieuse. La théologie calviniste (et il en fut d’autres dans la Réforme) légitime aussi bien le quiétisme que l’« activisme » : on le reproche assez de nos jours à la doctrine de Karl Barth, qui en est l’expression la plus récente et fort en vogue dans les milieux protestants 63.

Pour Léonard, la cause principale de la prédisposition protestante à intégrer le monde des affaires 64 n’est pas religieuse mais bien numérique. Il estime que le fait d’être minoritaire est plus puissant que le fait d’être protestant lorsqu’il s’agit de cette propension à nourrir le capitalisme : Tant qu’elles ont eu toute liberté de se répandre, et dans les pays où elles ne l’ont jamais perdue, les idées de la Réforme ont trouvé un égal succès auprès des différentes classes et conditions sociales. Enfin, la théologie catholique a-t-elle empêché les ordres religieux d’être à la base du défrichement intensif, les templiers au début de l’histoire de la banque, et les jésuites de pratiquer le commerce maritime et la colonisation ? Renonçons donc à en appeler aux doctrines et reconnaissons dans l’essor économique des milieux considérés la simple conséquence du fait qu’ils étaient des minorités ; je formulerais volontiers à ce sujet une sorte d’axiome : toute minorité, toute dissidence, parce qu’elle trempe le caractère de ses membres, parce qu’elle en exalte les capacités individuelles, parce qu’elle les éloigne du gaspillage et des vices dispendieux, les met, dans des circonstances normales, sur la voie de l’élévation économique et sociale […]. Enfin, il arrive que ces minorités se voient fermer tout autre champ que

63. É.-G. Léonard, « Économie et religion… », p. 5-6. 64. Et encore, il réfute l’image d’une confession composée de grands bourgeois.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français celui des affaires, et c’est le cas des juifs, des huguenots et des nonconformistes anglais. Il est cruellement ironique de parler alors de leur prédilection pour ces occupations 65.

C’est là une conception de la « minorité » et de son poids causal diamétralement opposée à celle de Weber. Selon le sociologue, le cas allemand démontre justement que la loi selon laquelle les minorités iraient vers le gain ne se vérifie pas. Il argue que les catholiques allemands sont demeurés attachés à l’artisanat, tandis que les protestants, majoritaires, se dirigent vers les usines, grimpent les échelons ou deviennent cadres (Beamten) de l’industrie : « Dans ce cas-là, la relation causale se présente sans aucun doute de la manière suivante : c’est la particularité de l’esprit acquise par l’éducation, en l’occurrence l’orientation de l’éducation conditionnée par l’atmosphère religieuse de la région d’origine de la maison parentale, qui a déterminé le choix de la profession et les destinées professionnelles ultérieures » 66. Pour Weber, cela signifie que le facteur religieux transcende le fait d’être minoritaire, qui ne peut être essentialisé : « C’est également ainsi qu’il en a été antérieurement des huguenots en France sous Louis XIV, des non-conformistes et des quakers en Angleterre et – last but not least – des juifs depuis deux millénaires […]. À l’inverse, on doit constater que les protestants (essentiellement certains courants dont il faudra plus particulièrement s’occuper plus loin), qu’ils aient constitué une couche dominante ou dominée, une majorité ou une minorité, ont manifesté une inclination spécifique au rationalisme économique » 67. Léonard écrira dix ans plus tard en première page d’un « Que sais-je ? », donc voué à une grande diffusion : « Les historiens neutres appartenant à l’école économiste n’ont voulu voir, de Max Weber à l’historien italien de l’économie [Corrado] Barbagallo [1877-1952], dans la Réforme que la conséquence, ou pour certains l’expression en termes théologiques, du bouleversement de l’économie qui advint alors et des souffrances et des troubles qu’il occasionna » 68. Jean-Paul Willaime a confirmé que Léonard, dont l’apport fut certes décisif afin que se constituât une sociologie du protestantisme 69, « s’intéressa aux 65. 66. 67. 68. 69.

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Ibid., p. 6. M. Weber, L’Éthique…, p. 10. Ibid., p. 11. É.-G. Léonard, Histoire du protestantisme, Paris 1950, p. 5. R. Mandrou, « Le renouvellement de l’historiographie de la Réforme : Lucien Febvre et la Réforme », dans P. Joutard (dir.), Historiographie de la Réforme,

Réticences d’une communauté (1905-1925) rapports entre les protestants et l’économie même s’il resta toujours réservé par rapport à la thèse wébérienne » 70. Ces réticences à l’égard des « rapports de filiation ou de maternité » entre protestantisme et capitalisme, pour reprendre une expression d’Henri Desroche, furent non moins grandes vis-à-vis du « positivisme protestant », à savoir l’interprétation d’une Réforme sous le prisme de sa vitalité politicosociale (la veine de Quinet et Laveleye) 71. Un Calvin germanisé ? La charge de Doumergue Les historiens de la Réforme furent toutefois parmi les premiers à se faire l’écho de la thèse en France. Deux noms retiennent l’attention : l’historien catholique Georges Goyau et l’historien protestant Émile Doumergue. Je ne m’arrête pas sur l’historien catholique libéral Pierre Imbart de La Tour (1860-1925) 72. Il est l’auteur des Origines de la Réforme en quatre tomes (1905-1935), dont le premier paraît en 1905 et fait l’objet d’une réédition en 1948 73. Le propos d’Imbart de La Tour ne nous intéresse pas directement, mais la mise à jour de sa bibliographie pour la section « Mercantilisme et capitalisme », dans la réédition, reprend la substance des polémiques historiques autour de la reconnaissance de l’existence d’un capitalisme en France avant le xvie siècle. Certains s’y refusent, comme nous allons le voir, dans la

70. 71.

72.

73.

Neufchâtel 1977, p. 342. Cette lecture peut être utilement complétée sinon mise à jour par celle de Pascale Gruson, « Lucien Febvre et Luther, un long compagnonnage », dans M. Barral-Baron, P. Joutard (dir.), Lucien Febvre face à l’Histoire, Rennes 2019, p. 93-105. J.-P. Willaime, « Les apports de la sociologie à l’étude du protestantisme français contemporain », Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français 148 (2002), p. 1018. Compte rendu d’Henri Desroche dans la Revue de l’histoire des religions 145/2 (1954), p. 234-244, du livre d’Émile-G. Léonard, Le protestant français, Paris 1953. Desroche trouve à Léonard, sans trop convaincre, des accents wébériens refoulés lorsqu’il parle de « civilisation calviniste » ou de « religion sociale ». Normalien, professeur à l’université de Bordeaux, historien du droit, des questions sociales et religieuses, et codirecteur avec Mgr Baudrillart et Édouard Jordan des Archives d’histoire religieuse. Voir F.-O. Touati, Marc Bloch et l’Angleterre, Paris 2006, p. 17. Il a consacré en 1890 sa thèse latine à Paris aux paysans des églises à l’époque carolingienne : Les élections épiscopales dans l’Église de France du IXe au XIIe siècle, Paris 1891.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français mesure où ce n’est qu’après le xve siècle, et d’abord sous une seule forme commerciale, que l’accumulation de capitaux, d’espèces monnayées, est perceptible 74. Ce n’est vraiment qu’avec Émile Doumergue et son monumental Jean Calvin, les hommes et les choses de son temps que les historiens francophones éprouvent Weber à leur réflexion. Le cinquième tome, paru en 1917, nous intéresse plus particulièrement 75. Le deuxième chapitre est intitulé « L’esprit social du Calvinisme ». Max Weber n’a pas encore été traduit en français et aucun historien, économiste ou sociologue n’a encore introduit sa pensée dans l’Hexagone. Cela ne dépassait pas la sèche mention. Il n’est accessible qu’en langue allemande et ne dispose pas d’intermédiaires qui eussent pu fournir à Doumergue un condensé utile à son travail. Doumergue a consulté les articles originels de 1904-1905. Cette première réception se fait selon une grille de lecture d’histoire religieuse sinon théologique. Elle permet de comprendre pourquoi l’introduction de Troeltsch ou de Weber s’effectuera par le canal de la Revue d’histoire et de philosophie religieuses. Si l’ancrage strasbourgeois du périodique trouve dans les années 1920 un vivier de professeurs susceptibles de s’intéresser à de tels auteurs (Bloch, Febvre, Halbwachs, Vermeil, Le Bras, Blondel, etc.), la marque de cette réception au coin de l’histoire théologique peut aussi s’expliquer par le fait que les premiers historiens à lire Weber furent avant tout des lecteurs de Calvin. Émile Doumergue (1844-1937), Nîmois de naissance, faisait partie de ce que Daniel Robert appelait les « orthodoxes extrêmes » 76. Il

74. P. Imbart de La Tour, Les origines de la Réforme, I. La France moderne, Melun 1948 [Paris 1905], p. 598-599. J’ai dépouillé le fonds d’archives Imbart de La Tour, déposé à l’Institut de France (MS 4155). Je n’y ai trouvé aucune trace de la lecture de Max Weber. Imbart de La Tour rejoindra la conception de l’histoire du protestantisme telle que conçue par Henri Hauser dans la mesure où il assimile très souvent les protestants à un prolétariat urbain et, de manière générale, à des classes sociales assez modestes. En revanche, c’est là sûrement une des conséquences de son rendez-vous manqué avec Weber, il distingue très clairement les facteurs sociaux et religieux, au contraire d’Hauser, qui sera un des rares en France à opérer cette jonction. 75. É. Doumergue, Jean Calvin, les hommes et les choses de son temps, V. La pensée ecclésiastique et la pensée politique de Calvin, Lausanne 1917. Sept volumes seront publiés de 1899 à 1927. 76. D. Robert, « Histoire du protestantisme », dans École pratique des hautes études, section des Sciences religieuses, Annuaire, 79. 1971-1972, p. 401.

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Réticences d’une communauté (1905-1925) n’est pas étonnant que ce « calvinolâtre », pour reprendre l’expression de Valentine Zuber, se soit chargé de critiquer la lecture que le sociologue allemand pouvait faire de son auteur fétiche 77. Personnalité centrale du protestantisme français, il est l’auteur d’un Calvin qui est une œuvre de réhabilitation, sinon d’apologie. Le premier volume fut vivement critiqué en 1899 par un historien de l’EPHE, le protestant libéral Rodolphe Reuss 78. Il remet clairement en question les compétences scientifiques de Doumergue et sa propension au jugement de valeur 79. Doumergue peut être considéré comme un historien militant. On ne peut l’envisager sans avoir à l’esprit l’antiprotestantisme qui régnait dans certains milieux de la droite nationaliste française de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle. On y considérait les protestants, en ce temps où la Revanche était sur beaucoup de lèvres, comme un des « partis de l’Étranger », donc de l’Allemagne. Une des réponses à ces attaques figure dans son œuvre, qui se veut une démonstration, réfutée par les historiens depuis longtemps, qu’il existe une Réforme proprement française, apparue en 1512 avec Jacques Lefèvre d’Étaples. La France serait dépositaire d’une confession en soi, épargnée par l’influence germanique luthérienne, apparue seulement en 1517 80. Encore une idée reçue.

77. Titulaire d’une thèse de théologie soutenue à Montauban en 1869, il intègre rapidement le milieu des protestants évangéliques de Paris, non sans participer activement au Christianisme au XIXe siècle, journal lancé au lendemain du synode général de 1872. Farouche opposant du protestantisme libéral en vogue, il devient le symbole de l’orthodoxie, attachée aux résolutions synodales. Les consistoires l’élisent à la chaire d’histoire ecclésiastique de la faculté de théologie de Montauban, qu’il occupe de 1880 à 1919. 78. R. Reuss, « Une nouvelle vie de Calvin », Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français 48 (1899), p. 541-560. 79. Le doute grandit en ce qui concerne l’affaire de la dénonciation de Michel Servet aux instances catholiques de Vienne, l’accréditation de la rumeur selon laquelle Servet s’était abouché aux libertins de Genève (opposants de Calvin) ou qualifiant Servet, depuis ses travaux de jeunesse, d’« hérétique ». Voir V. Zuber, Les conflits de la tolérance. Michel Servet entre mémoire et histoire, Paris 2004, p. 41-42. En 1892, l’historien protestant libéral Charles Dardier avait déjà polémiqué avec Doumergue en soulignant le caractère tendancieux de sa défense systématique de la position de Calvin face à Servet. 80. V. Zuber, Les conflits…, p. 37-39 et J. Baubérot, V. Zuber, Une haine oubliée. L’antiprotestantisme avant le « pacte laïque » (1870-1905), Paris 2000. Ferdinand Brunetière, historien de la littérature, catholique, longtemps professeur à l’École normale supérieure et antidreyfusard, ne dit pas autre chose. Pour lui, la

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Quand Lucien Febvre (1878-1956) critique en 1929 cette thèse d’une Réforme singulièrement française, il s’en prend au Calvin de Doumergue, « avec sa fougue coutumière » 81. Il n’épargne pas l’Histoire générale de l’influence française en Allemagne de Louis Reynaud parue en 1914. L’auteur alla jusqu’à dire que Lefèvre aurait « peut-être » enseigné le luthéranisme « à Luther lui-même ». Un brin ironique, comme à son habitude, Febvre ajoute : « Peut-être était prudent. La prudence s’oublie vite », car Reynaud ajoute : « Le luthéranisme a donc eu pour foyer primitif Saint-Germain-des-Prés » 82. Au-delà de ces considérations, Febvre estime à la fin des années 1920 que l’histoire du protestantisme reste encore à faire – si l’on excepte les travaux d’Henri Hauser 83 – et que la responsabilité en incombe à la SHPF. Selon lui, dans un style sans concession, la Société a certes fourni depuis les années 1850 de « patients enquêteurs » tels que Nathanaël Weiss, « connaisseur éprouvé d’un passé obscur », de « hardis pionniers » 84 strasbourgeois ayant souhaité reconstituer la mémoire des huguenots, sans pour autant ciseler des problématiques historiques dignes de ce nom. Charge dure à l’égard d’une institution avec laquelle il gardera cependant de bonnes relations. Dans une note non dénuée d’humour, Daniel Robert avait remarqué que les positions doumerguistes n’avaient plus vraiment de raison d’être après 1918 85. Doit-on enfin ajouter que l’opinion de Doumergue

81. 82. 83. 84. 85.

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Réforme au sens général du terme est « essentiellement quelque chose de germanique » et il existe une « Réforme purement française dans son origine » (F. Brunetière, « L’œuvre littéraire de Calvin », Revue des deux mondes [15 octobre 1900], p. 898-923 et voir aussi son Histoire générale de la littérature française, parue en 1898). Déjà pointée par John Viénot (« La plaisanterie a trop duré ». Voir J. Viénot, « Y a-t-il une Réforme française antérieure à Luther ? », Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français 62 [1913], p. 97-108). L. Febvre, « Une question mal posée. Les origines de la Réforme française et le problème général des causes de la Réforme », Revue historique 161 (mai-août 1929), p. 3. Notamment ses Études sur la Réforme française, parues en 1909, à Paris, chez Picard. L. Febvre, « Une question mal posée… », p. 6-8. D. Robert, « Note sur les historiens des origines de la Réforme française : du doyen Doumergue à M. Stauffer », Revue d’histoire et de philosophie religieuses 54/1 (1974), p. 129-133. Dans cette petite note de cordiale controverse, Daniel Robert, directeur d’études à l’EPHE, pointait son collègue théologien puis historien Richard Stauffer, auquel il reproche un silence coupable dans son « Que

Réticences d’une communauté (1905-1925) est certes ferme mais qu’elle participait d’une véritable idée reçue des historiens de la Réforme avant 1914 ? Même Henri Hauser, républicain patriote, novateur à bien des titres, mais qui a aussi fait partie de l’AntiFrance par son judaïsme, défend en 1909 l’existence d’une Réforme « préluthérienne », « à vocation universaliste », avant que des « idées allemandes » n’influencent la France 86. Quant à Émile-G. Léonard, il reconnaît que l’histoire de la Réforme d’avant 1914 était « en d’excellentes mains », que ce soit Imbart de La Tour du côté catholique, Weiss, Pannier, Strohl du côté protestant ou – intéressante catégorie, qui identifie une forme de troisième religion – les « “purs” universitaires » tels qu’Henri Hauser, Augustin Renaudet et Marcel Bataillon. Mais il y voit surtout des « érudits » dont les travaux étaient « d’une psychologie fort courte et étonnement pudique » 87. Les réminiscences de Léonard à propos du « jeu de massacre » auquel donna lieu l’article que Febvre avait publié en 1929 – attaque contre une historiographie confessionnelle – l’amènent à plaider en faveur d’une explication religieuse aux origines de la Réforme (l’inquiétude du salut). Celle-ci s’oppose à une explication politique, économique ou morale et montre bien que, précurseur d’une histoire des mentalités à connotation religieuse, Febvre n’y avait pas intégré les facteurs politiques et économiques que certains de ses collègues avaient mis en avant. Des années plus tard, ce dernier fera un cours au Collège de France sur les origines du capitalisme et consacrera même sa deuxième (et dernière) année de séminaires à l’EPHE, en 1947-1948, aux rapports de la Réforme avec l’économie, en se basant sur les Sermons sur le Deutéronome de Calvin ou sur la Briefve déclaration de Farel. Mais, convenons-en, ce sont des pierres solitaires dans l’œuvre de Febvre. Robert Mandrou

sais-je ? » consacré à La Réforme, paru en 1970. La soutenance « sur titres » de ce dernier en 1973 fut une nouvelle occasion pour les deux chercheurs de marquer leur zone de divergence à ce sujet. Un mouvement historiographique s’était développé en sens inverse. Ce dernier tend à passer sous silence l’humus favorable que l’humanisme chrétien réformateur avait mis en place. Il fut une des conditions de l’émergence de la Réforme en France au milieu du xvie siècle. 86. H. Hauser, « Avant-propos », dans Id., Études sur la Réforme française, p. viii. Ces propos coïncident avec ceux de sa leçon inaugurale prononcée en 1893 à l’université de Clermont, parue dans la Revue des cours et conférences du 1er mars 1894, p. 499-505. 87. É.-G. Léonard, « Lucien Febvre (1878-1956) », dans École pratique des hautes études, section des Sciences religieuses, Annuaire, 65. 1957-1958, p. 16-19 (p. 18).

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français reconnaîtra que Febvre, dans son identification d’une attitude religieuse mêlée de nationalisme chez Luther ou Calvin, n’avait pas laissé « de types-idéaux, pour autant : pas trace dans l’argumentation de Lucien Febvre, de portraits-robots (à la Max Weber) » 88. De manière latérale, les réflexions de Febvre, qui ne fut pas un historien wébérien, malgré la réputation que certains de ses disciples ont voulu construire, nous permettent de mieux comprendre pourquoi les historiens de la Société de l’histoire du protestantisme français n’ont pas pris à bras-le-corps l’œuvre de Weber. Pendant longtemps, la Société s’était imposé la mission de donner une histoire, une généalogie, des repères à une communauté qui avait connu les persécutions, les déplacements, les prêches du Désert, dans un contexte où, jusqu’au début du xxe siècle, pour un certain nombre de Français, être protestant ne signifiait pas être Français. En un mot comme en cent, disons que Weber ne faisait pas partie de leur horizon intellectuel ni de leur programme de travail. •

C’est aussi à l’aune de ce patriotisme confessionnel qu’il nous faudra lire le « Weber » de Doumergue. Comment cet historien peut-il accepter, en 1917, qu’un économiste allemand, né dans un milieu libéral, qui fut clairement pangermaniste, ne transforme Calvin – son Calvin – en une cause de l’esprit du capitalisme ? Il est intéressant de cerner de quelle manière on définit Weber avant sa mort et avant que sa notoriété ne vienne s’imposer en sciences sociales (depuis 1910, son nom prend de l’importance, mais n’est pas synonyme d’une vision du monde). Sous la plume de Doumergue puis sous celle de Goyau, il n’est jamais distingué de son environnement intellectuel : Doumergue l’assimile sans cesse à l’« école d’Heidelberg » tandis que Goyau parlera du « professeur Weber ». Ces formulations sont typiques de cette époque primitive de sa réception. Sur un plan disciplinaire, Doumergue considère que Weber « parle en économiste » 89. Quant au fond, il lui adresse plusieurs griefs sévères, mais se cantonne à son champ de compétence qui relève de la théologie protestante. Par exemple, il ne fait aucune allusion au rapport problématique de Weber à la notion de causalité ou à sa tendance à l’anachronisme.

88. R. Mandrou, « Le renouvellement… », p. 343. 89. É. Doumergue, Jean Calvin…, V, p. 641.

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Réticences d’une communauté (1905-1925) Informé des récentes polémiques qui ont opposé Weber à plusieurs de ses collègues, Doumergue sait que le sociologue « s’irrite contre toute critique verbale, critique de mots ». Les termes « calvinisme », « vocation » et « ascétisme » posent problème dans sa lecture de L’Éthique. Ne niant nullement que l’esprit religieux qui favorise l’ascétisme fut « un facteur vraiment générateur du capitalisme » 90, il estime qu’il faut bien discerner l’ascétisme médiéval (où la fuite du monde n’est pas obligatoire, mais peut mener à la sainteté) et l’ascétisme protestant (qui est obligatoire et aucunement méritoire). Là encore, Doumergue intervient davantage en théologien qu’en historien. En effet, les principaux débats sémantiques que les historiens sécréteront à propos de la thèse concernent surtout la définition du capitalisme, dans la mesure où ils seront spécialisés en histoire économique et sociale. En témoigne la petite joute, toujours à fleurets mouchetés, entre Lucien Febvre et Henri Hauser, auxquels s’est ajouté Marc Bloch, dans les Annales d’histoire sociale, en 1939. Febvre donne un cours au Collège de France intitulé « Histoire d’un problème : les origines historiques du capitalisme », où il attribue la paternité du terme à Sombart 91 et à Hauser, « avec son étonnante rapidité d’information et d’adaptation » 92. Cédant à un échange tournant à la quête des origines, Hauser rétorque que le terme apparaît dès le début du xixe siècle chez des marins de Lanriec, tandis que Bloch le voit en 1763 sous la plume du chevalier d’Éon 93. Parmi les reproches de Doumergue, le plus important semble celui qui consiste à réduire l’« âme calviniste » à un « sentiment d’isolement

90. Ibid., p. 644. 91. Werner Sombart (1863-1941) est, comme Weber, le fils d’un homme politique libéral. Économiste puis sociologue, lecteur reconnu de Marx, son Capitalisme moderne (1902) demeure son œuvre la plus célèbre, en particulier chez les historiens. Un temps séduit par le nazisme, il est assimilé à la « révolution conservatrice » allemande aux côtés de Martin Heidegger et Carl Schmitt. Sa réception ne fut pas facilitée par ces circonstances. Les économistes néo-classiques l’ont peu mis en valeur. Les sociologues également. Les économistes hétérodoxes et les historiens de la culture contribuent depuis quelque temps à la réévaluation de sa pensée. 92. Dans la bouche de Febvre, il s’agit d’un faux compliment. En d’autres termes, il aurait pu dire qu’Hauser courait derrière chaque mode. 93. L. Febvre, H. Hauser, « Mots et choses : capitalisme, capitaliste », Annales d’histoire sociale 1/4 (1939), p. 401-406.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français inouï de chaque individu » 94, un rejet des œuvres sociales, un éloignement absolu, une condition où l’homme ne peut être aidé ni par Dieu, ni par l’Église, ni par son prochain, dont le péché ne suscite aucune bienveillance : Mais où a-t-on pu trouver dans le Calvinisme (de Calvin) les traits avec lesquels ce portrait se dessine ? C’est une des nombreuses erreurs que l’ignorance malveillante est habituée à commettre sur la théologie de Calvin, elle en fait la théologie du salut uniquement, ou avant tout, personnel et individuel, c’est-à-dire égoïste 95.

Dans sa critique de Weber (plus nuancée que ce que laissent entendre les travaux postérieurs), on ne sait trop s’il lui reproche son ignorance ou sa vindicte à l’égard de son héros. La suspicion d’ignorance perce lorsqu’il souligne que le sociologue ne distingue pas vétéro et néo-calvinisme, celui du rationalisme et des « sectes anabaptistes », en se gardant de préciser – car la lecture de Doumergue est très franco-française – que l’objet de la thèse porte avant tout sur les puritains anglais de la fin du xviie siècle. Cette distinction entre vétéro et néo le pousse à préférer les vues de Troeltsch, selon lequel « l’individualisme réformé est poussé de tous côtés vers l’activité, vers les devoirs dans le monde de la communauté ». En reprochant à Weber de ne pas discerner différentes séquences historiques du calvinisme, il lui stipule qu’il n’est pas bon de mêler Calvin, dont la position originaire semble intouchable, aux « combats politiques et sociaux [qui] furent conduits dans les pays à civilisation capitaliste, développée dans la Hollande, l’Angleterre, la France aux seizième et dix-septième siècles ». Pour lui, la thèse est un faux problème, dans la mesure où elle ne concerne directement ni Calvin, ni la France. Son seul souci est que le lecteur ne soit pas invité à mêler ces deux éléments aux attendus de la réflexion du sociologue. S’il reconnaît que l’école de Heidelberg est « assez documentée sur le néo-calvinisme anglo-saxon », elle ne possède qu’une connaissance « de seconde main » du calvinisme de Calvin, à savoir les travaux – horresco referens – de l’historien catholique allemand Franz Wilhelm Kampschulte (1831-1872), « trop souvent cité ». « On arrive parfois à se demander si Calvin est encore

94. Voir M. Weber, « Die protestantische Ethik und der „Geist“ des Kapitalismus », partie II, p. 9. 95. É. Doumergue, Jean Calvin…, V, p. 627.

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Réticences d’une communauté (1905-1925) calviniste » 96. Le petit procès que Doumergue fait à Weber ne serait-il pas simplement celui d’une germanisation intellectuelle de la pensée, très française dans son esprit, du pasteur né à Noyon ? Remarquons enfin que Doumergue n’échappe pas à un lieu commun langagier mobilisé de manière inconsciente par les historiens lisant Weber : le caractère curieux de sa thèse. En effet, il parle de « l’imbroglio et parfois [de] la logomachie de ces théories très hardies – parfois très brillantes, le plus souvent très nuageuses » 97. En 1924, le sociologue Marcel Mauss commente les travaux de Heinrich H. Maurer, inspirés par la « Religionssoziologie de Max Weber » : « Il y a en cette série d’articles, nombre de choses curieuses et intéressantes pour nous : l’auteur a un tempérament de théologien et un autre de sociologue légèrement métaphysicien. Une curieuse théorie de l’“inclusion” et de l’“exclusion” semble même se dégager. Malheureusement tout est écrit dans un tel langage que nous ne sommes pas sûrs d’y comprendre grand-chose » 98. En 1925, Maurice Halbwachs, pourtant séduit, termine sa présentation de la thèse par le fait qu’il s’agit d’un « curieux exemple d’une hypothèse vraiment originale et saisissante » 99. En 1927, le chartiste Georges Bourgin utilise le même terme 100. Goyau et Rougier, à chacun son Weber L’Éthique protestante est une œuvre à la fois familière par sa parenté directe avec la théorie de la supériorité protestante du xixe siècle et décidément étrange aux premiers historiens qui la lisent. Son caractère osé, moderne, et le fond mouvant et vaporeux de l’appartenance disciplinaire de son auteur suscitent le doute. Une œuvre hybride brouillant

96. Ibid., p. 639. Kampschulte est l’auteur de Johann Calvin: seine Kirche und sein Staat in Genf, paru en deux volumes (1869 et 1899, repris par Walter Goetz pour ce volume posthume) chez Duncker & Humblot. 97. É. Doumergue, Jean Calvin…, V, p. 647. 98. J. Mergy (éd.), Mauss et les durkheimiens. Textes inédits, Paris 2004 (L’Année sociologique 54), p. 149. Mauss revient sur les travaux de Heinrich H. Maurer, dont « Studies in the Sociology of Religion, I. The Sociology of Protestantism », American Journal of Sociology 30/3 (novembre 1924), p. 257-286. 99. M. Halbwachs, « Les origines puritaines du capitalisme », Revue d’histoire et de philosophie religieuses 5/2 (1925), p. 153. 100. G. Bourgin, Compte rendu [H. Hauser, Les débuts du capitalisme, Paris 1927], Bibliothèque de l’École des chartes 89 (1928), p. 126-128.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français les cartes, se cherchant des clés d’interprétation dans les champs de compétence du lecteur et l’instrumentalisant parfois contre les glossateurs qui l’ont précédé. Il en va ainsi de Georges Goyau (1869-1939), dont Une Ville-Église. Genève 1535-1907, paru en 1919, est à bien des titres une réponse, par petites touches, au Calvin de Doumergue 101. Dans la correspondance qu’il a entretenue avec Imbart de La Tour, Goyau ne fait pas mention de Weber – pas plus que son biographe. Il évoque plutôt son « expérience exotique » en Allemagne, où la question de l’enseignement religieux peut y être traitée plus sereinement qu’en France 102. La préparation du quatrième volume des Origines de la Réforme d’Imbart, qui doit être consacré à l’Institution de la religion chrétienne de Calvin, est particulièrement attendue de Goyau et des spécialistes du domaine. Il ne paraîtra qu’en 1935, dix ans après la mort d’Imbart. En septembre 1924, Goyau lui confie son impatience. Il espère que son Calvin n’aura pas le parfum apologétique de celui de Doumergue : J’imagine que lorsque paraîtra votre volume [Calvin], on reverra, à Genève, un soubresaut pareil à celui que provoquèrent il y a un demisiècle les publications de Denifle 103. Dès qu’on met le nez dans les souvenirs judiciaires, Genève s’inquiète : [illisible] en sait quelque chose quand il fit lithographier, dans un gros volume, le résumé des sentences du Consistoire – sentences contre l’adultère, parfois, où étaient nommés en toutes lettres les trisaïeuls de certaines familles genevoises d’aujourd’hui. On étouffa le livre, et chez les bouquinistes, les pages parfois en sont mutilées à coups de ciseaux 104.

101. Publiciste, engagé dans un catholicisme social de droite, professeur d’histoire des missions à l’Institut catholique de Paris, il a fait partie de la génération de normaliens orbitant autour de Ferdinand Brunetière. Il lui dédie L’Allemagne religieuse. Le Protestantisme, paru en 1898. Aux côtés de Fortunat Strowski et de Mgr Baudrillart, il lutte en faveur des congrégations et entretient des liens étroits avec le Vatican. Voir J. Grondeux, Georges Goyau. Un intellectuel catholique sous la IIIe République (1869-1939), Rome 2007 ; A. Compagnon, Connaissez-vous Brunetière ? Enquête sur un antidreyfusard et ses amis, Paris 1997, p. 174, 205. 102. Georges Goyau à Pierre Imbart de La Tour, 19 janvier 1896 (BIF, SM, Paris, Fonds Pierre Imbart de La Tour, MS 4155). 103. Friedrich Heinrich Denifle (1844-1905) est un dominicain allemand. Cet historien et archiviste du Vatican ultramontain donne, dans son Luther und Luthertum in der ersten Entwicklung (2 vol., Franz Kirchheim, Mayence 1906-1909), une image négative de Luther. 104. Georges Goyau à Pierre Imbart de La Tour, 7 et 23 septembre 1924 (BIF, SM, Paris, Fonds Pierre Imbart de La Tour, MS 4155).

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Réticences d’une communauté (1905-1925) Georges Goyau estime, comme Febvre des années plus tard, que l’histoire de la Réforme et celle de Calvin n’ont pas encore trouvé leur historien, celui à même d’écrire une « histoire sociale de Genève ». Orléanais, il fait partie de la génération d’historiens nés dans les années 1860 que Laurent Avezou a récemment classés parmi les « isolés », ou, plutôt, les marginaux 105. Comme beaucoup de ses contemporains, au sein de cette génération qui n’a fait aucune guerre (trop jeune en 1870, déjà trop âgée en 1914 et sénescente en 1940), Goyau regarde du côté de l’Allemagne. Hauser se fera l’acteur et l’analyste perspicace de ce phénomène 106. L’Allemagne religieuse en huit volumes que Goyau publie de 1898 à 1913 en fait un protagoniste exemplaire de cette France qui s’est mise à l’école du vainqueur, à la fois fascinée et craintive. Cet intérêt n’a rien d’exotique ni d’intentionnellement ouvert : c’est du patriotisme en creux. Sa marginalisation du champ historien est en partie due à son engagement catholique. Ce dernier le met à l’écart, même s’il ne l’exclut pas totalement d’une nouvelle sémantique de l’impartialité dont le gardien est la Revue historique de son ancien professeur de Sorbonne, le protestant Gabriel Monod 107. L’intérêt de Goyau pour Max Weber 108 ne peut nous étonner, étant donné que le volume de L’Allemagne religieuse qu’il consacre au protestantisme est basé sur les statistiques religieuses, précieuses quant à l’intensité de la pratique. Celles-ci, qui lui rappellent cruellement que la France n’a pas d’équivalent, sont constituées à l’époque où l’élève de Weber, Offenbacher, travaille sur le cas de la Bade. Goyau démontre une chute de la pratique, dans un contexte où l’urbanisation et la théologie libérale en sont les principales causes 109. Goyau, dont

105. Y. Potin, J.-F. Sirinelli (dir.), Générations historiennes XIXe-XXIe siècle, Paris 2019, p. 93 (le chapitre de Laurent Avezou, « La génération établie », celle née dans les années 1860). 106. Ibid., p. 100-101. Il faut relire : H. Hauser, Comment la France jugeait l’Allemagne. Histoire d’une illusion d’optique [Alençon 1915]. 107. Sur Monod et la Revue historique : C.-O. Carbonell, Histoire et historiens. Une mutation idéologique des historiens français 1865-1885, Toulouse 1976, p. 409-435. 108. Son biographe Jérôme Grondeux n’y fait aucune allusion, bien que son livre nous donne quelques clés de compréhension du potentiel rapport qu’a eu le lecteurGoyau face à L’Éthique de Weber. 109. F.-G. Dreyfus, L’Allemagne contemporaine. 1815-1990, Paris 1991, p. 236 et J. Grondeux, Georges Goyau…, p. 358-359.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français le jugement est parfois très catégorique, estime que le protestantisme est une confession intrinsèquement vouée à être en crise pour aboutir à sa disparition pure et simple. Selon une conception téléologique de l’histoire, le protestantisme libéral devient la tendance dans laquelle l’ensemble de la Réforme va se fondre 110. Goyau, et son catholicisme social antiprotestant, serre au plus près de sa pensée celles de SaintSimon et de Comte, aux yeux desquels les reliquats d’un Moyen Âge idéalisé (unité religieuse, un roi assez indépendant de Rome) ont été désorganisés par la Réforme 111. Une Ville-Église. Genève 1535-1907, paru en 1919, s’inscrit dans cette lignée. Goyau y nourrit du calvinisme et de son devenir une conception simplificatrice. Et c’est justement par une rupture avec le droit canonique médiéval qu’il dessine l’adhésion de Genève à un nouveau rapport à l’argent et au commerce, qui fit d’elle « une ville de capitalisme ». Très vite, il en vient à Max Weber selon une formulation qui ne manque pas d’interpeller l’œil habitué aux travaux wébériens : il n’est question que du « professeur Weber », un nom encore mal connu en France, défini comme un économiste : Un économiste allemand, le professeur Max Weber, soutenait que le capitalisme en Europe fut le fruit du calvinisme ; il interprétait le développement de l’économie politique capitaliste et des aspirations vers la richesse comme une conséquence de la doctrine calvinienne sur les devoirs d’État 112.

Goyau est convaincu par Weber et ne manque pas de retourner sa nouvelle adhésion contre Émile Doumergue 113. Le publiciste ne pense pas qu’il faille se perdre dans de grandes explications d’ordre théologique pour donner du sens aux conséquences économiques de l’« individualisme réformé ». Il est plutôt séduit par une interprétation

110. Bien qu’il ait senti la part de la destinée sous sa plume, Monod salue l’ouvrage et son effort de sympathie. En cela, Goyau suit la tradition de Maistre et Bonald pour lesquels la Réforme détenait un potentiel de subversion révolutionnaire, une modernité rejetée par les conservateurs. Ces derniers n’y voyant que la rupture de l’unité catholique, la tunique du Christ déchirée en deux. 111. J. Grondeux, Georges Goyau…, p. 355. 112. G. Goyau, Une Ville-Église. Genève 1535-1907, I, Paris 1919, p. 278. 113. Mais aussi Ludwig Schneller, qui a écrit à la veille de la guerre un article aux arguments similaires. Paru, sous l’intitulé « Capitalisme et religion », dans la très éphémère revue La Suisse latine, en février 1914 (elle avait succédé à la Revue de la Suisse catholique [1869-1901] et à la Revue de Fribourg [1902-1912]).

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Réticences d’une communauté (1905-1925) mécaniciste de cette corrélation entre éthique protestante et esprit du capitalisme 114. On peut percevoir dans ses lignes ce qu’a pu reprocher Monod à Goyau étant donné que sa conception de la causalité historique fait étrangement penser au rôle que jouait la main invisible d’Adam Smith dans sa définition du libéralisme. Les processus historiques semblent être animés par une force intrinsèque où, au fond, l’activité humaine ne semble qu’accessoire. Une lecture téléologique de l’histoire, paradoxalement prédestinée, permet de telles lignes : Si la poignée des théologiens proprement calvinistes n’était pas à peu près éteinte, quelqu’un parmi eux se fût sans doute levé pour examiner, après le professeur Weber, dans quelle mesure les doctrines calviniennes sur l’ascète et sur la vertu ont pu déterminer les mœurs économiques et sociales de Genève et de l’Europe. Mais est-il besoin de descendre jusqu’aux racines théologiques pour expliquer les conséquences économiques de l’individualisme réformé ? Les bourgeoisies de l’Europe centrale et septentrionale virent bien vite, dès le lendemain de la Réforme, à quelles prérogatives nouvelles la richesse pouvait prétendre. Transplantez dans le domaine économique cette souveraineté dont la Réforme investit l’individu ; laissez-le peu à peu, par le jeu même de son mécanisme, prévaloir sur l’intérêt de la collectivité sociale, comme dans le domaine théologique elle a prévalu sur l’idée même d’Église ; et la porte s’ouvre, tout de suite, au nom même d’une liberté toute abstraite, à l’audace heureuse des financiers, inventeurs de nouvelles méthodes pour l’acquisition de la richesse 115.

L’individualisme pointé par Goyau ne fait que servir sa propre vision d’un catholicisme qu’il n’aime que dans sa dimension sociale. Max Weber lui donne l’occasion de se convaincre de ses propres opinions, quitte à tordre ses lectures et à souligner à quel point Genève a expulsé les esprits animés de foi sociale. Richard Tawney soulignera ce phénomène d’instrumentalisation de Weber contre le calvinisme dans Religion and the Rise of Capitalism. Pour asseoir son point de vue, Goyau se réapproprie les propos de l’archéologue Raoul-Rochette 116. Ce dernier écrit en 1820 – époque où Goyau trouve beaucoup de sources – que « l’intérêt est le dieu des Genevois ; et tandis 114. Qu’il ne nomme pas mais dont son propos recouvre clairement la réalité. 115. G. Goyau, Une Ville-Église…, I, p. 278. 116. Archéologue catholique, légitimiste, Raoul-Rochette (1790-1854) a été toutefois appelé par le protestant Guizot pour lui succéder de 1816 à 1818 à la chaire d’histoire moderne de la Sorbonne. Il sera conservateur du cabinet des Médailles de

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français que le dieu de Calvin se morfond dans la solitude, celui-là trouve un temple dans chaque demeure, et un ministre dans chaque individu… Leur esprit est constamment tendu vers un profit quelconque, le savoir est encore pour eux une branche du commerce » 117. Les Genevois ont une « idolâtrerie de l’argent ». Si Goyau tempère de telles assertions, il admet que l’individualisme économique est bien caractérisé et semble nostalgique de l’occasion manquée, toujours autour de 1815-1820, de valoriser la pensée de l’économiste Jean Simonde de Sismondi. Ses Nouveaux principes ont constitué le premier jalon d’un corpus de libéralisme hétérodoxe. Il s’agit d’une remise en question de Smith, Say et Ricardo, auxquels Sismondi avait d’abord adhéré avant de prendre conscience de la paupérisation que pouvait engendrer une industrialisation de grande envergure 118.

1818 à 1848. De ses voyages en Suisse, il publiera ses Lettres sur la Suisse écrites en 1820 (Alliana, Turin 1829). 117. Cité par G. Goyau, Une Ville-Église…, I, p. 279, issu de Lettres sur quelques cantons de la Suisse, écrites en 1819. 118. Sismondi est considéré comme une des références du socialisme de la chaire, dont Weber sera proche avant de s’en distancer. Sismondi et Weber partageaient le fait de se revendiquer laïcs. Ayant voyagé beaucoup, proche de Germaine de Staël et de Benjamin Constant, ce fils de pasteur, « converti à l’esprit français » malgré de vieilles réticences, a toujours entretenu des relations conflictuelles avec son ancrage genevois. Très critique du Réveil, du méthodisme, de l’anglicanisme, mais aussi du catholicisme, il ne trouve sa planche de salut que dans l’unitarisme de Channing, en quête de rationalité. Isolé dans son pays et dans sa foi, il fait figure d’ermite, de précurseur se sentant peu écouté et dont la référence, assez discrète, revient parfois sous la plume des partisans de l’économie sociale. L’élève de Weber, Schumpeter, contribuera à porter ombrage à Sismondi en le qualifiant de « fermier pratique » et de « politicien amateur », qui « aimait vivre sur les franges du beau monde », en référence aux mécénats dont il a bénéficié. Il reconnaît toutefois à son Histoire de la chute de l’Empire romain (1835) d’intéressantes « analyses sociologiques ». Saisissant le ferment religieux dans lequel reposaient ses conceptions économiques, il remarque qu’il « prêcha l’évangile selon lequel le véritable objet de l’économie était l’homme et non pas la richesse ». Voir le petit livre d’Élie Halévy à son sujet, certes de son temps, mais qui demeure la seule biographie de Sismondi (si l’on excepte celle de Jean-Rodolphe de Salis [H. Champion, Paris 1932], très descriptive) : É. Halévy, Sismondi, Paris 1933 ; J. K. Galbraith, Économie hétérodoxe, Paris 2007, consacre quelques pages à Sismondi, remarquables par leur présence mais non forcément originales ; J. A. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, III. L’âge de la science, trad. J.-C. Casanova, Paris 2004 [éd. orig. : History of Economic Analysis, Londres 1954], p. 160-161.

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Réticences d’une communauté (1905-1925) La conception de la Genève calviniste de Goyau présente des incohérences. D’une part, il reproche à Genève d’avoir permis la prospérité d’un « émiettement des âmes », entre socialisme, positivisme, catholicisme et d’autres tendances, d’être un foyer d’anarchie et de révolution dans une perspective très bonaldienne. Bonald avait prédit en 1832 qu’une fois cette fonction perdue, Genève serait réduite à un déclin politique et moral 119. Cette anarchie sociale serait à l’origine d’une « dictature économique du plus fort » tandis que « Genève laisse dire ». D’autre part, il reconnaît que la ville a historiquement vocation à promouvoir le droit des gens, « bien au-delà de Grotius », après avoir accueilli la naissance de « la plus belle fleur de charité entre 1859 et 1870 » 120 (allusion à la Croix-Rouge). Genève, tandis que Goyau écrit ces lignes, est une candidate sérieuse en vue de devenir le siège de la SDN, qu’elle obtiendra sans difficulté. En retirant à Grotius – juriste hollandais et protestant du xviie siècle – la paternité du droit des gens qui lui est généralement octroyée, et rappelant les racines catholiques et médiévales de cette discipline, en ce temps où la cause de la paix par le droit est incarnée par des villes protestantes, Goyau veut rééquilibrer la balance. •

Le « laisser-dire » que reproche Goyau à Genève, sorte de complice passive de l’individualisme religieux accommodé à la sphère économique, peut être rapproché d’un autre auteur ayant bien lu L’Éthique 121, le rationaliste Louis Rougier (1889-1982). Je le traite dans cette partie de mon travail dans la mesure où il participe encore – mais avec retardement – de la réception primitive du sociologue en France, sous le jour d’une instrumentalisation de sa thèse ou d’une pure réfutation. Celle-ci épouse plusieurs formes. Le protestant orthodoxe Doumergue dénie la thèse par l’arme théologique. Le catholique social Goyau critique Genève. Le rationaliste Rougier fait de Weber un support intellectuel par lequel la religiosité et le capitalisme ont mené l’Europe à une ruine morale et économique. Rougier n’a pas lu les historiens qui ont analysé L’Éthique en France dans les années

119. Voir la Revue de Fribourg (1904), p. 668-669 (Bonald à Mme Loménie de Brienne, lettre de 1832), citée par G. Goyau, Une Ville-Église…, I, p. 283. 120. Ibid., p. 286. 121. Dans l’édition de 1920, et sans doute directement dans cette version allemande, alors la seule existante.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français 1924-1928, ce qui fait que sa réflexion, bien que chronologiquement rattachée au chapitre suivant, est intellectuellement congruente à celui-ci. En 1928, Rougier consacre une réflexion assez oubliée dans la très classique et académique Revue de Paris. Il y parle du lien entre Réforme et capitalisme moderne 122. Bien que les auteurs attentifs à la réception de Weber ne manquent pas de citer Rougier 123, ce genre de questionnement n’entre pas dans la ligne éditoriale de la Revue de Paris. Comme beaucoup de ses contemporains, Rougier est déçu du Cartel des gauches ayant pris fin en 1926. Il dénonce les bases d’un régime tertio-républicain vivant d’une « mystique sociale » qui n’est tout au plus qu’un discours, quitte à ne pas faire dans la dentelle. Dans un autre article paru dans la même revue en janvier 1927, il estime qu’une république prônant l’« égalité naturelle » de tous les hommes ne peut mener qu’au communisme 124. La question du capitalisme l’intéresse. Elle est devenue très à la mode. On ne peut parler d’un historien, mais, comme les principaux introducteurs de Weber en France (Halbwachs, Aron, etc.), c’est un agrégé de philosophie, qui enseigne à l’université de Besançon. Né dans un milieu catholique, lyonnais, c’est le petit-fils du premier titulaire de la chaire d’économie politique de l’université de sa ville 125. Libéral de manière affichée après 1936 (et même néo-libéral, 122. L. Rougier, « La Réforme et le capitalisme moderne », Revue de Paris (15 octobre 1928), p. 899-921 ; l’année suivante, il publie un texte moins souvent repéré : « Le protestantisme et la philosophie de l’histoire », dans le Mercure de France (André Biéler l’utilisera toutefois en 1959 dans La pensée économique et sociale de Calvin, p. 500). 123. Que Jean Delumeau et Philippe Besnard classent erronément, j’expliquerai pourquoi, parmi les auteurs catholiques. Voir P. Besnard, Protestantisme et capitalisme. La controverse post-wébérienne, Paris 1970, p. 10 ; J. Delumeau, Naissance…, p. 307. 124. O. Dard, « Louis Rougier : itinéraire intellectuel et politique, des années vingt à Nouvelle École », Philosophia scientiæ CS 7 (2007), en ligne : https://journals. openedition.org/philosophiascientiae/429. 125. Après avoir perdu la foi à l’âge de dix-sept ans à la lecture de Renan, devenu athée, cet auteur assimilé à la philosophie analytique a été l’objet d’une certaine quarantaine. Critique du rationalisme et de la modernité, Rougier trouve des points de convergence avec les représentants de la révolution conservatrice allemande, tels que Nietzsche, Heidegger ou Spengler, dont il se rapproche dans les années 1920. Fidèle à ses idées, Rougier parlera en 1969 de la mentalité « prométhéenne » de l’Occident. Des rumeurs avaient couru sur sa prétendue collaboration (il avait été un intermédiaire en 1940 entre Vichy et Londres) et son adhésion, dans son grand âge, à la « Nouvelle Droite » d’Alain de Benoist, dont

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Réticences d’une communauté (1905-1925) envisageant une sauvegarde, coûte que coûte, du libre-échange, voyant qu’il s’agissait de la seule alternative face aux totalitarismes), il a lu avec subtilité la thèse de Weber 126. Il dégage bien le caractère pluricausal du lien entre éthique protestante et esprit du capitalisme : Il n’en résulte pas que la Réforme calviniste soit la cause première et suffisante de l’avènement du capitalisme. Ce serait outrageusement simplifier les données de l’histoire : à côté de ce facteur moral de premier ordre, des circonstances purement matérielles ont joué 127.

Son libéralisme économique et politique ne s’accommode pas d’un capitalisme dont les limites seront mises à l’épreuve de la crise de 1929. Il ne s’accommode pas plus d’un socialisme ou d’un planisme à la Henri De Man, ni encore d’une Action française qu’il juge anachronique 128. Il souhaite une troisième voie, néo-libérale, où l’État intervient dans les limites imposées par le marché. Il tente de convaincre les experts de son époque, voit son étoile briller, avant de glisser vers la marginalité après 1945. Il revient sur ce capitalisme, encouragé par l’ethos des puritains anglais, mais qui, sous sa plume 129, remonte, au-delà de la scolastique et de la patristique, à un « retour au biblisme » et au judaïsme. Suivant davantage Sombart que Weber, il pense que l’origine du capitalisme est juive 130. Bien que, selon ses biographes, il demeure « au

il est un mentor. Sa défense de Pétain lui vaudra d’être radié de l’Éducation nationale de 1948 à 1955. 126. F. Denord, « Aux origines du néo-libéralisme en France. Louis Rougier et le colloque Walter Lippmann de 1938 », Le Mouvement social 195 (2001/2), p. 9-34 ; C. Berndt, M. Marion, « Vie et œuvre d’un rationaliste engagé : Louis Rougier (1889-1982) », Philosophia scientiæ 10/2 (2006), p. 11-90. 127. L. Rougier, « La Réforme… », p. 908. 128. Du moins avant sa mise à l’index en 1926. Notons que Raymond Aron se fera un critique original, selon une démarche assez neuve, car les philosophes n’avaient pas pris l’habitude de traiter d’économie, de la politique économique du Front populaire ; l’article eut un grand retentissement dans l’intelligentsia du moment : R. Aron, « Réflexion sur les problèmes économiques français », Revue de métaphysique et de morale 44/4 (1937), p. 793-822. Sur cet article et sa réception : N. Baverez, Raymond Aron. Un moraliste au temps des idéologies, Paris 2006 [1993], p. 152-155. 129. On décèle cela en 1920 dans ses Paralogismes du rationalisme, souhaitant une étude comparative des « structures mentales », pouvant ouvrir la porte à la hiérarchisation de certaines ethnies. 130. L. Rougier, « La Réforme… », p. 909.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français seuil de l’antisémitisme » 131, on peut se demander dans quelle mesure il ne l’a pas franchi. Ce capitalisme est la source de bien des maux à ses yeux, et il en sait gré à Weber d’avoir éclairé le lecteur à ce sujet. Ce qu’il regrette avant tout, c’est la religiosité des conduites économiques. Il développe la critique d’une Europe qui fait bon marché de ses racines antiques : le calvinisme a coupé une partie du continent de ses affinités avec la dichotomie entre l’otium et le negotium des Anciens. Invoquant les mânes de l’Indulgere genio 132 d’Horace, il ne peut que rejeter cette âme qui n’épouse que l’« aridité d’un bilan » : On comprend dès lors comment l’ascétisme calviniste et le méthodisme puritain, le culte du travail, l’esprit d’épargne et le respect de l’argent, joints au rythme toujours plus rapide des affaires, aient pu produire ce héros, ce saint, ce martyr de la religion capitaliste, l’affairiste puritain, le businessman, un homme généralement sain d’esprit, réfléchi, parfois même supérieurement doué, qui, sans prendre jamais de répit, […] se condamne volontairement à une vie de hard labour 133.

Esthète, Rougier affiche du mépris pour des puritains qui ont compromis le règne d’une certaine beauté. Son goût pour la latinité 134 peut se lire comme un retour de balancier de la théorie de la supériorité anglo-saxonne. À force d’avoir ressassé ce postulat, certes considéré comme désuet à l’époque où il écrit ces lignes, n’a-t-il pas le sentiment qu’il a finalement gagné la partie ou été considéré comme l’étalon de toute réforme sociale et économique ? Les lignes de Rougier ne nous disent-elles pas que le fameux modèle anglais du xixe siècle a construit un mur imaginaire entre les prétendues racines de l’Europe et les années 1920 ? Sa lecture de Weber peut être qualifiée de prétexte. Il abonde dans son sens mais va plus loin que lui ou, du moins, l’emmène sur des chemins de traverse auxquels il n’aurait pas pensé luimême. Ce texte ne peut être l’objet de trop d’interprétations des idées politiques de Rougier en 1928, dans la mesure où nous ne les connaissons qu’à partir des années 1930. Cet auteur libéral déçu de la politique économique de l’après-guerre pourrait davantage apparaître au lecteur n’ayant rien lu d’autre de lui comme un intellectuel catholique

131. C. Berndt, M. Marion, « Vie et œuvre… ». 132. Signifiant « se divertir », « faire bonne chère ». 133. L. Rougier, « La Réforme… », p. 906. 134. Nous sommes à l’époque où l’Europe latine séduit certains intellectuels admirateurs du fascisme italien.

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Réticences d’une communauté (1905-1925) séduit par le corporatisme, le fascisme italien, souhaitant restaurer l’otium, redonner un ordre social nouveau à la société. Ne termine-t-il pas sa réflexion comme suit ? : Qui donc n’échangerait pas, et tout l’or de New York, et toutes les industries de Pittsburgh, et toute la morale morne de Boston, pour le baiser de gloire de ces trois villes qui furent le suprême scandale des Réformés : la Venise des doges, la Florence de Laurent le Magnifique, la Rome des Papes humanistes 135.

Non, ce sont juste là les jalons d’une réflexion plus large, qu’il développera dans les années suivantes, où le rejet du capitalisme, mis dos à dos avec le socialisme, pourra donner le germe d’un projet de société néo-libérale. Ses desseins seront mis à mal par l’Occupation et l’attitude que certains ont suivie durant cette période. Autopsie d’un acte manqué : Hauser au Collège de France (1912) Une occasion La réception d’un auteur dans un espace national dépend de l’intérêt que lui portent certaines individualités. Mais la constitution de structures institutionnelles favorables à un tel transfert culturel peut agir comme un levier puissant, de manière à la fois structurelle, pérenne, dont les conséquences peuvent être protéiformes. En France, l’institution qui a contribué à introduire des disciplines nouvelles, une modernité intellectuelle, au cours du xixe siècle, fut le Collège de France. C’est dans cette maison que l’économie politique est enseignée de manière privilégiée, aux côtés du Conservatoire national des arts et métiers (dont plusieurs professeurs furent nommés au Collège) 136. Si des cours d’économie politique existent dans les facultés de droit français de manière obligatoire à partir de 1877, il faut attendre 1937 pour que des facultés de sciences économiques voient le jour et se désolidarisent de la tutelle administrative et symbolique du champ juridique 137. Une chaire d’économie politique existe au Collège de France depuis 1831. 135. Ibid., p. 921. 136. Sur le rôle de l’économie politique dans la gestion de l’État : P. Rosanvallon, L’État en France de 1789 à nos jours, Paris 1990, p. 217-219. 137. Voir, parmi bien d’autres publications du même auteur : L. Le Van-Lemesle, Le Juste ou le Riche. L’enseignement de l’économie politique 1815-1950, Paris 2004.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Ses titulaires furent l’économiste protestant, libéral et contestataire du pouvoir impérial Jean-Baptiste Say, avant que Pellegrino Rossi ne lui succède, le saint-simonien Michel Chevalier, Paul Leroy-Beaulieu, Henri Baudrillart, puis Émile Levasseur, de 1871 à 1911, date de son décès. Ce dernier avait transformé sa chaire d’« Histoire des doctrines économiques » en « Analyse des faits économiques et sociaux ». La succession de Levasseur fut la cause d’une véritable discussion, qui s’étend de l’été 1911 au printemps 1912 138. Un grand nombre de candidatures afflue au Collège. La tendance des intitulés de chaires proposés témoigne de la montée en puissance des « sciences économiques et sociales » sinon des « sciences sociales ». Ce phénomène avait déjà été perçu par Henri Hauser dans un article paru en 1903 : « L’enseignement des sciences sociales ». Il mettait en lumière le contraste entre la croissance de cette notion de « social » et l’incurie institutionnelle de l’Université française à accueillir un tel vocable, de telles approches 139. En 1912, Marcel Marion (1857-1940), historien financiariste, éloigné du pôle des sciences sociales, succède à Levasseur. Il fait partie de ces professeurs dont le règne fut long, dont le cadre institutionnel eût permis de véritables transferts culturels mais qui se sont cantonnés à des objets de recherches classiques et limités 140. Marion est porteur d’une histoire économique très classique en somme, ne mobilisant pas les dimensions sociales et religieuses 141.

138. Il ne me revient pas de traiter ici du processus institutionnel de cette affaire, traité dans : O. Orain, M.-C. Robic, « La géographie au Collège de France (mi xixe-mi xxe siècle). Les aléas d’une inscription disciplinaire », dans W. Feuerhahn (dir.), La politique des chaires au Collège de France, Paris 2017, p. 450-459. 139. Ibid., p. 455. Il ne manquait pas d’y inscrire la science politique alors naissante. Voir P. Favre, Naissances de la science politique en France 1870-1914, Paris 1989, p. 103 ; H. Hauser, L’enseignement des sciences sociales, état actuel de cet enseignement dans les divers pays du monde, Paris 1903. 140. Lucien Febvre (qui a lui-même fait le siège du Collège plusieurs fois avant d’y être nommé en 1932) confie à Henri Pirenne au moment du lancement des Annales une liste de noms d’historiens de l’économie qu’il ne souhaite pas voir figurer dans sa revue : « Nous entendons être libres, n’user de [Henri] Sée qu’à doses minimes, ne pas user du tout de [Marcel] Marion, encore moins de […] Boissonnade, et ne tenir compte que… de l’intérêt de la Revue et de ses lecteurs » (Lucien Febvre à Henri Pirenne, juin 1928, no 44 : B. Lyon, M. Lyon [éd.], The Birth of Annales History: the Letters of Lucien Febvre and Marc Bloch to Henri Pirenne (1921-1935), Bruxelles 1991, p. 102-103). 141. Que ce soit dans son Histoire du Berry et du Bourbonnais (1933), son Dictionnaire

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Réticences d’une communauté (1905-1925) Sa chaire sera muée en « géographie économique » et confiée au politologue réformé André Siegfried, qui s’intéressera à la question de la théorie de la supériorité du protestantisme 142. De 1932 à 1954, la chaire d’histoire des faits économiques et sociaux sera rayée du cadastre du Collège et il est permis de penser qu’un tel espace aurait été un réceptacle de premier plan de l’œuvre de Max Weber et de son Éthique. Ce vide de quarante ans a retardé la lecture de son œuvre. En 1954, Fernand Braudel 143 propose la création d’un nouvel enseignement – en fait la reprise de celui laissé en 1932 –, en conservant le même intitulé 144. Il salue à cette occasion Levasseur : « Il nous a ainsi approuvé longtemps à l’avance ». Il pense que l’appellation « économie politique » est trop étroite et a contribué – la chose est contestable – à couper les économistes des réalités sociales et de l’interaction avec les sciences sociales : La longueur de ces enseignements, de ces règnes [Chevalier, Levasseur], évitait les trop fréquents problèmes de recrutement. Il n’était pas question, non plus, de faire face, alors, à une situation difficile, presque désespérée, comme celle d’aujourd’hui. La France avait, en ces années-là, les premiers économistes du monde […]. Il a manqué aussi à nos économistes un contact direct avec la vie. La politique leur a trop souvent fermé ses portes utiles. Il ne peut y avoir, aujourd’hui, d’économie et de sciences sociales valables, sans outils de travail, sans laboratoires, sans organismes puissants de recherches 145.

Ce que souhaite Braudel, mais aussi son allié dans cette affaire, André Siegfried, c’est restaurer un enseignement de l’économie au Collège de France en marge de la géographie économique. Ils obtiendront que l’économiste François Perroux soit élu sur cette chaire, qu’il occupera jusqu’en 1975 146.

des institutions de la France aux XVIIe et XVIIIe siècles (1919) ou son État des classes rurales au XVIIIe siècle dans la généralité de Bordeaux (1902). Ne cherchons pas de sociologie économique ou religieuse de ce côté-là. 142. A. Latreille, A. Siegfried, Les forces religieuses et la vie politique…, p. 213-214. 143. Titulaire d’une chaire d’histoire de la civilisation moderne. 144. La chaire sera financée par la suppression de celle de littérature latine du Moyen Âge, à la suite du départ à la retraite de l’administrateur, Edmond Faral. 145. Assemblée du 28 novembre 1954 (Archives du Collège de France, Paris, 4 AP 556, Rapport de M. Fernand Braudel pour la création d’une chaire d’analyse des faits économiques et sociaux). 146. Il écrit en 1965 une Pensée économique de Joseph Schumpeter (Genève). Issu

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français La volonté exprimée en 1954 de combler un vide n’émerge pas ex nihilo. En 1911, il en avait été déjà question. Marion fut élu. Cependant, deux autres candidats ont déposé leur candidature. Ils sont encore jeunes et vont laisser une œuvre : Henri Hauser et Philippe Sagnac 147. Ils appartiennent à la même génération (nés en 1866 et 1868) et sont tous deux normaliens. Le premier s’est spécialisé dans l’histoire de la Réforme et de l’économie française sous l’Ancien Régime. Le second étudie l’histoire de la Révolution. Il reprendra la chaire d’Alphonse Aulard en 1923 à la Sorbonne. Le cas d’Hauser nous intéresse plus particulièrement, dans la mesure où il fut candidat malheureux à cette chaire en 1912 et qu’il fut l’historien français présentant la combinaison de compétences intellectuelles la plus propice à lire l’œuvre de Max Weber, son contemporain presque parfait. Hauser, être résolument moderne Henri Hauser (1866-1946), né dans une famille juive sécularisée, d’origine alsacienne, républicain patriote et militant dreyfusard, a souvent été décrit (et se décrivant lui-même) comme un historien inclassable, échappant aux catégories, aux écoles, ce qui a contribué à ce que son nom soit moins familier aux chercheurs du xxie siècle que ceux de Marc Bloch, Henri Pirenne ou Ernest Labrousse 148. Il attri-

d’un milieu catholique, lyonnais, proche d’Esprit, il rencontre Sombart et Schumpeter dans les années 1930-1940 et écrit très jeune un rapport pour le Verein für Sozialpolitik, dont Weber avait été si proche. Il est donc très précocement ouvert à l’espace allemand, à l’école de Vienne, écrit beaucoup sur le capitalisme et enseigne la théorie économique à Sciences-Po au lendemain de la guerre. Dans un « Que sais-je ? » consacré au capitalisme paru en 1948, il déplore, sans surprise, que les marxistes aient « chargé d’explosifs » cette notion. En venant à Weber, Troeltsch et Sombart, qu’il considère comme « historiens » et « sociologues », Perroux – a-t-il lu Weber ou Aron ? – considère ces auteurs comme un remède contre « les interprétations les plus étroites et les plus visiblement erronées du matérialisme historique » et se déclare séduit par la causalité des croyances religieuses dans l’apparition d’activités capitalistes. Cela dit, il y voit des thèses monocausales alors que ce n’était pas du tout le cas. Voir F. Perroux, Le capitalisme, Paris 1948, p. 1, 45. 147. Paul Mantoux était également candidat à cette chaire. 148. Dans Paris fin de siècle. Culture et politique (Paris 1998), sur les historiens précurseurs des Annales, Christophe Charle revient sur Seignobos, Simiand, le débat de 1903 lors duquel ce dernier a plaidé en faveur d’une ouverture de l’histoire aux sciences sociales naissantes. Aucun mot sur Hauser cependant. Il s’agit d’un

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Réticences d’une communauté (1905-1925) buait à son « indépendance d’esprit » le fait de ne pas avoir appartenu à la franc-maçonnerie, comme son père 149. Compagnon de route des Annales – la dette de la revue à son égard mériterait examen –, il n’a jamais été séduit par son esprit de conquête et sa capacité d’ostraciser. La troisième génération des Annales est d’ailleurs partagée à son propos. Là où Emmanuel Le Roy Ladurie y voit un « grand historien » 150, Pierre Chaunu, qui partage avec lui cet amour du xvie siècle et du très contemporain, annonce : « Lorsque Henri Hauser me parle de la modernité du xvie siècle [en contraste de Febvre], cela me laisse froid » 151. Il n’en demeure pas moins que ses réflexions frappent par leur étonnante modernité. Le rapport d’Hauser à la génération qui le suit de peu est problématique et peut, parmi bien d’autres facteurs, expliquer sa mise à distance. Sa position est respectée, mais tout de même éloignée, du mouvement intellectuel de plusieurs de ses cadets. Bien qu’il ait fait partie de ces historiens regardant vers l’Allemagne avant 1914, à s’y rendre dans sa jeunesse, à la fois fasciné, admiratif et inquiet, il écrit en 1915 une réflexion instructive : Comment la France jugeait l’Allemagne. Histoire d’une illusion d’optique. D’intellectuel attentif à l’Allemagne, il devient pleinement patriote français, en guerre contre une pensée de référence qui fut hypnotisante, et dont il dit clairement, sans toujours convaincre, qu’il n’en fut pas séduit 152. Il réactive le spectre de la théorie de la supériorité protestante mais aussi de ses dangers pour la France. Une de ses lectures de jeunesse, De l’Allemagne et de la Révolution d’Edgar Quinet (1831), identifie ce pays à celui « qui nous a toujours trompés dans nos jugements » 153. Octroyant à Quinet une figure de prophète, Hauser n’hésite pas à s’accorder la même dignité. Il reproche aux historiens le suivant de quelques années, ceux qui

choix inévitable, mais si l’on veut comprendre ce qu’a été un certain terrain intellectuel aux Annales, parfois enfoui, ce livre de Charle est indispensable. 149. H. Hauser, « Souvenirs d’un vieux grand-père à sa petite-fille », dans S.-A. Marin, G.-H. Soutou (dir.), Henri Hauser (1866-1946). Humaniste. Historien. Républicain, Paris 2006, p. 323. 150. E. Le Roy Ladurie, Une vie avec l’histoire. Mémoires, avec le concours de F.-D. Liechtenhan, Paris 2014, p. 112. 151. P. Chaunu, F. Dosse, L’instant éclaté. Entretiens, Paris 1994, p. 294. 152. On retrouve une réaction très similaire chez Henri Pirenne. 153. E. Quinet, Œuvres complètes, VI. Les Roumains. Allemagne et Italie. Mélanges, Paris 1857, p. 142.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français n’avaient pas connu 1870, d’avoir perdu de vue l’Alsace et la Lorraine au bénéfice d’engagements lointains en faveur du sort de l’Arménie ou de la Pologne : À cette excessive admiration de l’intelligence allemande, des méthodes allemandes, correspondait dans les âmes un affaiblissement des souvenirs de 1870. Les jeunes gens qui eurent vingt ans après 1890 n’avaient point, comme leurs aînés immédiats, empli leurs yeux d’enfants de ces visions d’épouvante : le ciel rouge au-dessus de Paris, les heures d’angoisse dans les caves sous la menace des obus […]. Et nous leurs aînés de quelques années à peine, nous leur faisions déjà, lorsque nous parlions de la guerre, l’effet d’ennuyeux burgraves 154.

Lecteur précoce d’Émile Levasseur 155, Hauser a été surtout un élève de Gabriel Monod, du géographe Vidal de La Blache et un fidèle de la Revue historique 156. Son idiosyncrasie est caractérisée par la modernité de son approche qui souhaite doubler son expertise en histoire sociale et en histoire de la Réforme, à partir du début du xxe siècle, de dimensions économiques. C’est alors quelque chose de très neuf. Un de ses biographes n’hésite pas à avancer : « En un sens, il est plus proche, par son génie, de certains auteurs allemands, d’un Max Weber ou d’un Werner Sombart, auquel il sait rendre hommage. 154. H. Hauser, Comment la France…, p. 3. 155. Sa classique Histoire des classes ouvrières en France depuis la conquête de Jules César jusqu’à la Révolution (1859). 156. Hauser est l’auteur d’une thèse sur le protestant François de La Noue (15311591), gentilhomme converti, épris de tolérance. Un « Montaigne chrétien et huguenot », dans lequel il voit les germes des Lumières. C’est entre 1893 et 1895 que se cristallise chez lui une histoire sociale, économique et religieuse de la Réforme. Il écrit à l’inspecteur général Eugène Manuel : « Je suis très occupé en ce moment avec un sujet plus vaste, l’Humanisme et la Réforme, qui sera très probablement la matière de mon cours de l’an prochain, et de plus je suis chargé d’une publication dans la collection des “Voyages en Orient” » (Henri Hauser à Eugène Manuel, 26 juillet [1893 ?] : Archives de la Bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne [dorénavant BIS], Paris, MS 1842, Correspondance d’Eugène Manuel. Doyens et professeurs de faculté, F. 56) ; deux ans plus tard, depuis ses vacances bretonnes de Pornichet : « Je suis très heureux que vous m’approuviez de faire des recherches sur les questions sociales au seizième siècle » (Henri Hauser à Eugène Manuel, 20 août 1895 : ibid., F. 58). Voir aussi : P. Claval, « Hauser, Henri (1866-1947 [sic : 1946]). Professeur de Géographie commerciale et industrielle (1918-1933) », dans C. Fontanon, A. Grelon (dir.), Les professeurs du Conservatoire national des arts et métiers. Dictionnaire biographique 1794-1955, I, Paris 1994, p. 642-654.

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Réticences d’une communauté (1905-1925) Il est historien, évidemment, alors qu’en Allemagne, c’est plutôt la sociologie qui porte à ce regard élargi sur l’ensemble des transformations qui affectent le monde » 157. L’association entre Hauser et Weber est instinctive sous la plume de l’historienne américaine Natalie Zemon Davis, se rappelant que, jeune chercheuse travaillant sur l’histoire sociale de la France d’Ancien Régime, elle avait été frappée par la proximité entre certaines analyses de l’historien et celle du sociologue sur l’éthique protestante 158. Bien qu’elle réfute Hauser quant à l’importance qu’il octroie aux causes économiques de la Réforme (il inverse le spectre causal de Weber), elle s’accordera avec l’importance qu’il donne au rôle des artisans 159. Parmi une production assez étourdissante, épinglons un article qui pose les premiers jalons en France d’une histoire du capitalisme : « Les origines du capitalisme moderne en France », paru en 1902 dans la Revue d’économie politique que dirige l’économiste protestant Charles Gide. Hauser est attentif à la corrélation entre le degré de mobilisation de certaines classes sociales et leur confession, avec une attention particulière aux protestants. Située dans son époque, cette étude participe d’un mouvement intellectuel plus large, porté par une génération qui parvient à la maturité dans un monde où le sentiment d’être parvenu à un stade abouti du capitalisme pousse à en étudier l’historicité. C’est l’heure de la perspective large, globale, sinon universelle, où le pays de référence académique par excellence, l’Allemagne wilhelmienne, est elle-même portée par une Weltpolitik. Comme le dit l’historien américain Henry Heller : « À la lumière de ses recherches sur les artisans, Hauser a été le premier chercheur qui a tenté de tisser un lien entre les tendances économiques fondamentales du xvie siècle et la Réforme. La force du point de vue d’Hauser repose sur le rapport qu’il a établi entre les deux plus importantes tendances du xvie siècle : la montée du protestantisme et l’inflation des prix » 160. Pour lui, la conversion des artisans au protestantisme est liée à des considérations économiques. Après avoir souffert de la hausse des prix, ces derniers seraient passés au protestantisme en guise de

157. P. Claval, « Hauser, Henri… », p. 643. 158. N. Z. Davis, « Henri Hauser : historien, citoyen, pionnier », dans S.-A. Marin, G.-H. Soutou (dir.), Henri Hauser…, p. 13. 159. Davis s’intéresse alors, en 1962, aux artisans de Lyon. 160. H. Heller, « Henri Hauser : fortune d’une interprétation économique de la Réforme », dans S.-A. Marin, G.-H. Soutou (dir.), Henri Hauser…, p. 101.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français manifestation d’un mécontentement à l’égard des politiques fiscales 161. Il diverge en cela des interprétations de Lucien Febvre, pour lequel à un phénomène religieux il faut trouver une cause religieuse 162. Établir un lien entre économie et religion est une démarche qui ne suscite pas de remous dans la IIIe République d’avant 1914, dans la mesure où, d’une part, la religion devient un objet de science pour un nombre croissant de chercheurs laïcs et libéraux, surtout depuis la création de la section des Sciences religieuses de l’EPHE en 1886 163. D’autre part, nous sommes à une époque où une lecture de la Révolution française au prisme de ses causes économiques favorise les études consacrées à une démarche similaire 164. Les protestants, pour cet élève de Monod, dans la France de l’Affaire, ont-ils attiré son intérêt dans la mesure où, lui aussi, était considéré par toute une droite nationaliste comme un élément du « parti de l’Étranger » 165 ? 161. H. Hauser, Études sur la Réforme française, p. 89-90. 162. É.-G. Léonard, Histoire du protestantisme, p. 6. 163. J. Scheid, « L’étude des religions au Collège de France et à la Ve section de l’École pratique des hautes études », dans J.-L. Fournet (dir.), Ma grande église & ma petite chapelle. 150 ans d’affinités électives entre le Collège de France et l’École pratique des hautes études, Paris 2020, p. 263-273 ; É. Poulat, O. Poulat, « Le développement institutionnel des sciences religieuses en France », Archives de sociologie des religions 21 (1966), p. 23-36 ; P. Cabanel, « Ve section de l’EPHE vs Année sociologique. Une querelle intellectuelle au cœur de l’institutionnalisation des sciences religieuses », Archives de sciences sociales des religions 180 (2017), p. 37-51. Sur la cristallisation des sciences religieuses et son dialogue avec le protestantisme, voir l’article, moins repérable mais très intéressant, de C. Grosse, « Apologétique et science des religions. 1880, Annus mirabilis du processus d’institutionnalisation des sciences des religions », dans J. Ehrenfreund, P. Gisel (dir.), Mises en scène de l’humain. Sciences des religions, philosophie, théologie, Paris 2014, p. 189-208. 164. H. Heller, « Henri Hauser… », p. 102. 165. L’affaire Dreyfus a bousculé la vie privée et professionnelle d’Hauser. C’est un point commun qu’il partage, comme nous le verrons, avec un historien qui s’intéresse à Weber avant 1940 : Henri Sée. Professeur d’histoire moderne et contemporaine à l’université de Clermont-Ferrand depuis 1893, membre de la Ligue des droits de l’homme, Hauser signe deux pétitions parues dans L’Aurore en janvier 1898, en faveur du Capitaine, à la suite de la sollicitation du réseau des normaliens dont l’âme était le bibliothécaire de la rue d’Ulm, Lucien Herr (J.-M. Mayeur, « Henri Hauser et l’affaire Dreyfus », dans S.-A. Marin, G.-H. Soutou [dir.], Henri Hauser…, p. 137-138). En janvier 1899, il donne une conférence à la Société des amis de Clermont sur le développement économique de l’Allemagne. Des heurts troublent la réunion. Le conservateur Avenir du Puy-de-Dôme invite à y mettre le chahut. Exerçant dans une université peu

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Réticences d’une communauté (1905-1925) Nommé à Dijon jusqu’en 1917, il obtient la première chaire française d’histoire économique, à la Sorbonne, dont il sera le titulaire jusqu’en 1936. Ce sera celle de Bloch puis de Labrousse. Jusqu’à son affectation parisienne – c’est là un topos bien connu du champ académique français –, il ne songe qu’à revenir dans la capitale. Ce n’est pas la première fois qu’il pense au Collège de France. Le directeur de l’École normale, Georges Perrot, l’avait invité à demander une autre affectation. Il flotte dans l’air la vacance possible d’une chaire d’histoire du travail en 1907, rétablie par la ville de Paris. Elle sera créée en juillet et participe de ces occasions manquées par le Collège de réunir les conditions à l’accueil de la pensée d’un auteur tel que Weber. L’intitulé « Histoire du travail » peut en effet induire en erreur. On entend par là une chaire de sociologie. Or, elle reviendra de 1907 à 1931 à Georges Renard, puis au sociologue François Simiand 166 et enfin à l’historien des corporations Émile Coornaert, de 1935 à 1957 167, qui n’a pas lu Weber 168. Elle sera transformée en chaire de démographie sociale. J’y reviendrai. En attendant, une autre occasion se présente en 1912. Une chaire antimarxiste La principale source qui a subsisté de cette tentative est un manuscrit rédigé d’une écriture contrariée, prise au vol, par un professeur du Collège, le 24 mars 1912, lorsqu’Hauser et Sagnac sont présentés

engagée, Hauser confiera avoir été un « berger dans un troupeau de timides » (lettre du 18 juillet 1899, citée par Christophe Charle en p. 197 note 22 de Naissance des « intellectuels », 1880-1900, Paris 1990). Confiant à Eugène Manuel adhérer au « vieil esprit universitaire » et aux « libertés de l’esprit », il trouve à l’Affaire un mélange de « drame shakespearien » et d’« élément burlesque » (Henri Hauser à Eugène Manuel, 30 juillet 1899 : BIS, Paris, MS 1842, Correspondance d’Eugène Manuel. Doyens et professeurs de faculté, F. 60). Inquiet devant la « domination de l’Église » et la mollesse d’un parti républicain qui « s’est menti à lui-même », il craint d’être acculé à se rapprocher des « partis révolutionnaires » (Henri Hauser à Eugène Manuel, 15 septembre 1899 : ibid., F. 62-64). Sans aucun soutien de ses collègues et isolé, il demande un congé, qui ne prendra fin qu’en 1902. 166. Déjà à la fin de sa carrière et, bien que connaissant son œuvre, peu en affinité avec Weber, fermé aux sciences sociales. 167. Archives du Collège de France, Paris, 14 CDF 67b, Chaire d’histoire du travail. 168. Sa nomination a été considérée par Bloch et Febvre comme un désastre intellectuel.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français à l’assemblée des professeurs. L’auteur note que ce sont avant tout « deux normaliens » et, expression très intéressante : « versés dans l’économie politique par l’histoire » 169. Cette capacité à mobiliser deux champs apparaît à la fois comme un atout et comme quelque chose de moderne, surtout en provenance d’historiens de métier. Jusqu’alors, c’étaient plutôt les économistes de formation qui avaient endossé la charge d’historiens de leurs propres disciplines. Ce récit se déroulait sur un mode linéaire, très théorique et dépeignant la succession des écoles économiques comme la marche inéluctable d’une évolution intellectuelle épousant les sociétés successives. Hauser est pressenti comme favori. Il se voit accoler dans le rapport une qualité qui reviendra de manière récurrente : « Mais ce qui me frappe surtout en lui et ce qui le qualifie à mes yeux pour succéder à Levasseur, c’est la largeur de vues qui l’a guidé dans ses travaux et lui a donné l’économie politique […] comme aboutissement, comme point d’arrivée » 170. Pour ses contemporains, Hauser est l’homme qui embrasse de larges questions, les prend sous toutes leurs coutures, il est l’inverse de l’hyper-spécialité ou de la pédanterie. Il a quelque chose de l’ogre de la fable. Son style est clair. Il est considéré comme l’historien qui pourra à la fois s’approprier, digérer mais aussi nuancer et critiquer la théorie marxiste selon laquelle la société capitaliste était une chose finie et entendue depuis le xvie siècle : Il est parti de l’étude du xvie siècle, qu’il avait envisagé d’abord du côté politique et religieux, et qui le mena par une pente insensible à rechercher les causes économiques et sociales qui étaient à la base [de ces événements troubles] de la Réforme […]. Karl Marx avait avancé avec une sorte d’exagération que dès le xvie siècle, tous les linéaments de la société capitaliste étaient tracés. M. Hauser a prouvé que là du moins se trouvent tous les gènes et tous les embryons. C’était là solliciter son esprit à l’éclosion des germes, au développement des éléments embryonnaires jusqu’à l’époque contemporaine 171.

Comment ne pas songer aux intérêts intellectuels de Weber en lisant ces lignes ? Certes, leurs œuvres respectives présentent d’importantes

169. Exposés de MM. Hauser et Sagnac, 24 mars 1912 (Archives du Collège de France, Paris, 14 CDF 26d, Économie politique. Chaire d’étude des faits économiques et sociaux. 1912-1932). 170. Ibid. 171. Ibid.

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Réticences d’une communauté (1905-1925) divergences, comme en témoigneront les réflexions qu’Hauser consacre à Weber dans les années 1920 172. Là où Weber cherche la causalité du facteur religieux sur le facteur économique, Hauser préfère inverser ce spectre. Et, contrairement à ce que laisse entendre le rapport de 1912, il ne néglige pas les traces de dynamiques capitalistes avant le xvie siècle, à l’instar de Weber. À cette époque, rien ne me permet de dire qu’Hauser a lu son collègue allemand, qui n’a sans doute pas lu Hauser 173. Il est probable qu’Hauser prenne connaissance de L’Éthique au cours de la Première Guerre mondiale (vers 1920 au plus tard), à la suite de la lecture d’une réflexion qui fit date dans l’historiographie de l’histoire économique et sociale et dans le rapport des historiens à la thèse de Weber, à savoir celle qu’Henri Pirenne publie en 1914 : Les périodes de l’histoire sociale du capitalisme 174. Il écrit à l’historien belge au cœur de l’entre-deux-guerres, en jetant un œil en arrière : Mon cher Collègue, Votre lettre m’a ému. Venant de vous, de pareils éloges sont la récompense d’une vie de travail 175. Vous n’êtes pas de ceux qui ne comprennent la science que sous les espèces d’une spécialisation stérilisante. À quoi servirait la force acquise dans une étude spéciale si elle ne nous rendait plus aptes à comprendre les divers aspects de l’universel 176. C’est pourquoi, après l’achèvement du monument que vous avez élevé à la Belgique 177, nous attendrons avec impatience ces recherches sur l’Islam dont vous nous avez déjà donné un avantgoût 178. Vous bousculez bien des partis pris. C’est bon signe.

172. Voir au chapitre suivant. 173. Y compris son article de 1902 qui, malgré sa modernité, ne sera repéré par le milieu des historiens que dans les années 1920. En témoignent les échanges entre Febvre et Pirenne, au moment où Febvre commence à songer à fonder une « revue internationale d’histoire économique ». 174. Hayez, Bruxelles 1914 (extrait du Bulletin de l’Académie royale de Belgique, classe des Lettres, 1914, no 5 [mai]). 175. Le dernier livre paru d’Hauser à ce moment est sa Modernité du XVIe siècle. 176. Une des maximes célèbres de Pirenne était : « Il n’y a d’histoire qu’universelle ». 177. Allusion à son Histoire de Belgique, parue en sept volumes de 1899 à 1931. 178. Réflexions de Pirenne engagées à la fin du xixe siècle et qui seront finalement formulées dans un livre posthume et donnant lieu à maintes discussions : Mahomet et Charlemagne, Paris – Bruxelles 1937.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Oui, mon cher collègue, vous m’avez envoyé jadis – au temps où Lamprecht 179 réunissait ses amis dans les restaurants de Londres – vos « stages » 180 du capitalisme et puis vous m’avez donné l’édition française. J’en ai maintes fois fait usage et vous en auriez entendu parler si vous aviez pu, il y a une semaine, assister à la soutenance, qui fut solide et brillante, de notre élève commun Coornaert 181.

Un document nous permet de saisir quelle perception Henri Hauser avait de sa propre trajectoire intellectuelle en 1912. Il s’agit de la pièce que l’on appelle communément les « titres et travaux » du candidat à une chaire au Collège. C’est un retour sur soi, un petit exercice d’ego-histoire avant la lettre, précieux pour comprendre la manière dont un chercheur au parcours si atypique en est arrivé là. Sensible aux allers-retours entre le xvie siècle et son époque, il rappelle le aujourd’hui de Weber. Il se considère comme un « historienéconomiste ». Cette fonction d’un nouveau genre ne devait pas déranger ce moderne – quitte à passer chez Febvre pour un homme à la mode – dont la vie intellectuelle semblait taillée sur mesure. S’il est élu, il s’engage à animer une chaire d’« Histoire de la société capitaliste moderne », où les conséquences « idéologiques et psychologiques » de la Réforme feraient partie de son programme de recherche. Un tel cadre intellectuel n’aurait-il pas été, au regard de l’ouverture disciplinaire dont était capable Hauser, le lieu de discussion de

179. L’historien allemand Karl Lamprecht sera un des symboles de la rupture intellectuelle entre certains professeurs allemands et leurs collègues français, belges ou d’autres nationalités. Le fait qu’il ait signé le « Manifeste des 93 intellectuels » ou « Appel des intellectuels allemands au monde civilisé » du 4 octobre 1914, niant la violation de la neutralité de la Belgique, a représenté une ligne de démarcation. Ce qui fit dire à Hauser que Lamprecht, « figure séduisante », « une nature exubérante, très éloignée du pédantisme allemand », est devenu le symbole de la « barbarie doctorale pédante » : « Eh ! bien, prenez cet homme vraiment supérieur, menez-le dans un congrès de pacification [Congrès de la conciliation internationale, Heidelberg, 5-7 octobre 1912] ; faites-lui entendre le plus émouvant mais aussi le moins belliqueux, le plus largement humain des exposés de la question d’Alsace [d’Estournelles de Constant] ; et le voilà qui va manier l’ironie la plus lourde, railler l’idéalisme incorrigible des Français » (H. Hauser, Comment la France…, p. 10). 180. Allusion à l’édition anglaise de l’article de Pirenne, « périodes » étant traduit par stages : « The Stages in the Social History of Capitalism », American Historical Review 19/3 (avril 1914), p. 494-515. 181. Henri Hauser à Henri Pirenne, 26 mai 1930 (AGR, Bruxelles, Fonds Henri Pirenne, no 148).

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Réticences d’une communauté (1905-1925) Max Weber dans la France des années 1910-1930 ? Une hypothèse, mais qui mérite d’être posée. Il esquisse ainsi, à la première personne du singulier, ce programme qui, répétons-le, ne sera jamais appliqué : Je me suis senti d’abord attiré par l’histoire de la Réforme française […]. Deux questions m’intéressaient surtout : l’une d’ordre essentiellement intellectuel : comment, par quels moyens, à l’aide de quelles influences les idées nouvelles se sont-elles répandues dans notre pays ? – l’autre de caractère social : quelles sont les classes au milieu desquelles s’est propagée la doctrine réformée, quelles lui sont restées réfractaires ; et pour quels motifs a-t-elle rencontré ici un accès favorable, là d’invincibles résistances ? Diverses études, déjà anciennes, que j’ai depuis recueillies et rajeunies dans un récent volume 182, témoignent de cette double préoccupation : étude de la Réforme dans ses rapports avec l’humanisme ; étude des mouvements populaires, séditions, grèves, etc., dans leurs rapports avec l’agitation religieuse 183.

Puis, il voit que la Réforme s’installe chez les artisans : « C’est ainsi que je fus conduit de l’histoire religieuse à l’histoire économique ». Il précise que, « sur pièces d’archives », il a établi « quelques idées dont la nouveauté scandalisa d’abord certaines personnes, et qui sont aujourd’hui devenues presque banales ». La rupture du moderne, encore. Les corporations étaient alors privilégiées comme objets d’étude : La puissance capitaliste est une force vive, qui se dépense au-dehors en œuvres fécondes. Développement économique interne, expansion et colonisation, tels sont les caractères les plus frappants de ce régime arrivé à son apogée. En deux sens il est vrai de dire que le capitalisme fait actuellement la conquête de la planète : il exalte les capacités de production du sol occupé par les sociétés historiques, il ouvre à leur activité des terres nouvelles. Il m’est apparu que, pour bien comprendre l’évolution ancienne du régime capitaliste, il fallait l’observer également dans quelques-unes au moins de ses manifestations les plus récentes 184.

182. Allusion aux Études sur la Réforme française. 183. Présentation d’Henri Hauser par lui-même, 24 mars 1912 (Archives du Collège de France, Paris, 14 CDF 26d, Économie politique. Chaire d’étude des faits économiques et sociaux. 1912-1932). 184. Ibid.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Il en vient ensuite au saut qualitatif qu’il souhaite porter depuis le Collège 185. Il désire quitter un monde universitaire chronophage en termes d’enseignement, au détriment de la recherche pure. Ceci dans un contexte académique français où l’étude de l’histoire sociale et religieuse du capitalisme n’est dispensée dans aucune faculté de droit ou de lettres : À ce point de ma carrière, je me représente de la façon suivante le rôle de l’historien-économiste. Il y a, en vérité, autre chose à faire que de poursuivre indéfiniment l’œuvre menée pendant plus d’un demi-siècle, avec une si laborieuse et si probe énergie, par le regretté M. Levasseur, par ses collaborateurs, ses élèves, ses disciples, au nombre desquels je crois pouvoir me ranger. Il y a autre chose à faire que d’ajouter à une masse déjà énorme d’ordonnances, de statuts de métiers, etc., d’autres ordonnances, d’autres statuts. Le temps est venu d’envisager dans sa généralité l’évolution du phénomène capitaliste, […] sans négliger les conséquences et les mobiles psychologiques et idéologiques de ces phénomènes d’ordre matériel. Cette histoire de la société capitaliste moderne, c’est précisément à elle que je souhaiterais me donner tout entier si j’étais dégagé des multiples et lourdes obligations professionnelles auxquelles me condamne mon titre de « professeur d’histoire moderne et contemporaine et de géographie » dans une université 186.

Dans une note manuscrite parallèle destinée à l’administrateur du Collège de France, qui l’a encouragé à postuler 187, Hauser insiste sur le fait qu’il n’appartient à aucune faction politique et se revendique d’une grande indépendance politique et intellectuelle 188.

185. Non sans glisser que la chaire de Levasseur avait donné des travaux dont la largeur de vue et l’audace novatrice n’étaient pas le point fort. 186. Ibid. 187. Henri Hauser à l’administrateur du Collège de France, 29 janvier 1912 (Archives du Collège de France, Paris, 14 CDF 26d, Économie politique. Chaire d’étude des faits économiques et sociaux. 1912-1932). 188. « Nous ajouterons que M. Hauser a poursuivi ces diverses recherches en toute indépendance. Il n’est asservi à aucune école. Intrinsèquement soucieux d’établir des faits, de les grouper, de les expliquer par leur groupement même, d’aboutir, en somme, à une représentation exacte et intelligible du passé, il ne se demande pas si cette représentation est de nature à servir les intérêts d’un parti. Voir et faire voir les choses comme elles furent, telle est son ambition » (Exposés de MM. Hauser et Sagnac, 24 mars 1912 : ibid.).

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Réticences d’une communauté (1905-1925) Marcel Marion 189 a été élu à cette chaire, face à Hauser, Sagnac mais aussi Simiand 190. Cet échec fut probablement un rendez-vous manqué de la réception de Weber (mais aussi d’autres, comme Troeltsch et Sombart) en France par les historiens. Mais il nous permet de saisir à quel point certaines franges du milieu professionnel des historiens étaient mûres pour lire, accueillir sinon critiquer des enjeux intellectuels et des thèses tels que sous-tendus dans L’Éthique protestante, dont une réédition revue voit le jour en 1920. Je reviendrai à Hauser qui va, cette fois de manière effective, incarner la réception mais aussi un non possumus que les historiens vont opposer à la thèse de Weber. L’ombre de Pirenne. Weber ? « Ce sont des rêveries à la Balzac » Les premières années consécutives à la mort de Weber sont travaillées par la question de son caractère inclassable. Dès 1920, le canal par lequel son identification disciplinaire se fixe émane d’une nécrologie écrite par un de ses élèves, l’économiste Joseph Alois Schumpeter (1883-1950). L’influence que ce dernier a eue, sur un plan historiographique, à travers son style très personnel distribuant louanges et anathèmes, est difficile à mesurer 191. S’intéresser à la situation de Weber doit nous inviter à voir ce que Schumpeter en a dit. Sa nécrologie est très claire : « Il était donc avant tout sociologue. Seulement de façon indirecte et en deuxième ligne également économiste, bien qu’un sociologue tourné principalement vers les choses économiques » 192. En 1954, lorsqu’il revient sur Weber, en permanence comparé à Werner Sombart selon un réflexe pavlovien très classique, il reconnaît qu’il fut « l’une des plus puissantes personnalités jamais apparues sur la scène de la science universitaire » 193. Sombart y est décrit comme un des épigones de l’école historique allemande de

189. Soutenu par l’historien Camille Jullian. 190. Que le vieux communard Georges Renard et Henri Bergson avaient défendu bec et ongles, indignés par les attaques dont leur candidat avait été l’objet : « phraséologie de l’école dite de sociologie » et anathème jeté sur ses enseignements dans une « école socialiste » étaient les principaux chefs d’inculpation (O. Orain, M.-C. Robic, « La géographie au Collège de France… », p. 456). 191. Son Histoire de l’analyse économique parue en 1954 est la dernière entreprise du genre embrassée par un seul homme. 192. J. A. Schumpeter, « Max Webers Werk », dans Id., Dogmenhistorische und biographische Aufsätze, Tübingen 1954, p. 108-117 (p. 114). 193. J. A. Schumpeter, Histoire…, III, p. 97.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Gustav von Schmoller, ayant fait fi des limites disciplinaires mais trop séduit par les effets de mode intellectuelle. Intéressant jusque dans « ses erreurs » – on reconnaît là le ton acide de Schumpeter –, Sombart n’est digne de mémoire que pour son Der moderne Kapitalismus (1902), qui […] offusqua les historiens professionnels, par son éclat, qui souvent masquait le manque de substance. Ils n’y voulurent rien voir qui pour eux s’appelât recherche – il est de fait que les matériaux du livre sont entièrement de seconde main – et protestèrent formellement contre les nombreuses négligences qui s’y rencontrent. Pourtant ce fut, en un sens, un accomplissement culminant de l’école historique, extrêmement stimulant jusque dans ses erreurs 194.

En regard d’un Sombart jugé pour ses volte-face et ses credo méthodologiques successifs, Schumpeter reconnaît à Weber de s’être attelé à l’étude « du sujet » et à ses formes de pensée. Il confirme son jugement de 1920 : À vrai dire, il n’était pas économistes du tout. Dans une atmosphère professionnelle qui ne serait pas agitée par des renverses de courant, il tomberait sous le sens de l’étiqueter sociologue. Son œuvre et son enseignement furent pour beaucoup dans l’apparition de la Sociologie Économique, au sens d’une analyse des institutions économiques, dont la reconnaissance comme champ distinct met de la clarté dans bien des questions « méthodologiques » 195.

Certes, l’économiste Gerhart von Schulze-Gaevernitz déclarera en 1923 que Weber était économiste, tandis qu’en 1929 Ludwig von Mises verra en lui la fibre d’un historien. Cela ne suffira pas à amoindrir le monopole que les sociologues ont conservé de la figure du grand homme, au moins jusqu’aux années 1970. Dès lors, le Weber « historien » a été davantage investigué et toujours en attente que la pareille soit rendue au Weber économiste. Ces différentes appropriations – celle du Weber historien, surtout traitée d’un point de vue philosophique, ne sera pas de grand secours pour mon propos – ne contribuent pas à simplifier la réception d’un auteur. •

194. Ibid., p. 96-101. 195. Ibid., p. 101.

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Réticences d’une communauté (1905-1925) Les premiers balbutiements de la réception de L’Éthique chez les historiens français ne peuvent faire l’économie d’une analyse de la manière dont un des historiens les plus influents de son époque, depuis la Belgique, s’est exprimé à propos de la thèse. Il s’agit d’Henri Pirenne (1862-1935) 196. S’intéresser à lui ne constitue pas un crochet d’ordre superficiel ou même une parenthèse mal fagotée au cœur de mon travail. Au contraire, il me semble être un acteur de tout premier plan de cette réception en France et même de manière générale, dans la mesure où nombre de ses travaux ont été traduits en langues étrangères, souvent de son vivant. Il faut dire que Pirenne est lui-même un chercheur attaché à la notion de « thèse », au sens le plus noble du

196. Il est difficile de se figurer aujourd’hui le prestige international qui était attribué à Henri Pirenne, durant le premier tiers du xxe siècle. Il est reconnu pour avoir donné à la Belgique sa première Histoire (1899-1931) générale et scientifique, pour un style clair, sans pédanterie, proposant des idées fortes. Très informé de ce qui s’écrivait dans les autres sphères culturelles que la sienne, ce personnage chaleureux, éloquent, apprécié de ses étudiants, bon vivant, fut l’auteur d’une œuvre pléthorique. Faiseur de carrières, il est emprisonné – dans des conditions bourgeoises – par les Allemands de 1916 à 1918. Il devint alors un symbole de la Belgique martyre puis victorieuse. Pirenne est l’historien national de son pays et, lorsqu’il s’agit d’histoire économique et sociale, il est considéré par ses pairs étrangers comme un des pionniers du domaine. Il ne manqua pas de faire office de référence pour Lucien Febvre ou Henri Hauser. Il avait quelque chose de monstrueux, au sens latin du terme. Et l’ombre qu’il projeta sur ses successeurs a dû être un surmoi à la fois agréable et étouffant. Il en a cuit à l’historien gantois Jan Dhondt (1915-1972) d’oser déconstruire la statue du commandeur. Il est vrai, il le fait avec des approximations et un ton de bretteur (Dhondt était l’enfant terrible des historiens belges), dans un article qui fit grand bruit : J. Dhondt, « Henri Pirenne : historien des institutions urbaines », Annali della Fondazione italiana per la storia amministrativa 3 (1966), p. 81-129. Ce texte demeure toutefois la contribution la moins lénifiante et la plus sensible à propos du grand ancêtre. D’autres, comme le biographe américain de Pirenne, ont pensé qu’il avait « tué le père », dans un long article réprobateur (publié neuf ans après l’article et quatre ans après la mort de Dhondt ! : B. Lyon, « A reply to Jan Dhondt’s Critique of Henri Pirenne », Handelingen der Maatschappij voor Geschiedenis en Oudheidkunde te Gent [1975], p. 1-25). Comprenne qui pourra. Ceci pour dire que Pirenne dépasse le simple cadre de l’intellectuel, c’est aussi un phénomène. Autres temps, autres mœurs, il semble exotique à un historien du début du xxie siècle qu’un de ses prédécesseurs ait été l’objet en 1912, à l’âge de cinquante ans, à l’occasion de ses vingt-cinq ans d’enseignement, d’un « hommage national ». Françoise Waquet y voit un des témoignages d’un rapport au savoir marqué par une époque révolue : F. Waquet, Les enfants de Socrate. Filiation intellectuelle et transmission du savoir XVIIe-XXIe siècle, Paris 2008, p. 40.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français terme, mais aussi le plus suggestif et, parfois, le plus risqué. L’empreinte indélébile que lui a laissée sa formation à l’allemande joue à plein dans la manière dont il a conçu son métier. Cela dit, on ne le souligne jamais, il fut profondément marqué par son passage par l’École pratique des hautes études. En 1914, il publie un article, issu d’une conférence prononcée au congrès international des Sciences historiques qui se tint à Londres en avril 1913, et dont la teneur représente une sorte d’île dans son œuvre. Il participe de la tendance qui consiste à étudier l’histoire économique et sociale du Moyen Âge. C’est l’occasion de prendre position face à la thèse de Max Weber. Traduit en anglais dès sa parution en français, ce texte a connu une fortune importante et fit partie de ces quelques thèses que l’historien belge a semées au cours de sa carrière. Jan Dhondt estime que c’est le travail qui « passe assez généralement comme l’œuvre la plus remarquable qu’ait laissée Pirenne » 197. Il ajoute que cette réflexion, fruit de plusieurs conférences 198, ne donna pas naissance à un « développement écrit ». Il n’y eut pas de suite. « C’est un phénomène intéressant d’une idée qui a hanté Pirenne durant douze ans au moins sans jamais venir à maturité » 199. Son intitulé : « Les périodes de l’histoire sociale du capitalisme » 200. Une histoire économique attentive au facteur religieux Quand Pirenne a-t-il lu L’Éthique ? Je l’ignore. Pleinement baigné dans l’actualité scientifique allemande, il est probable qu’il en ait entendu parler entre 1905 et 1910. Il a lu l’article d’un historien allemand qu’il connaît bien, Felix Rachfahl, paru en 1909, et qui constitue une des premières scènes de la critique historienne du professeur de

197. Elle sera en effet réimprimée en 1951 en guise d’introduction générale à L’histoire économique de l’Occident médiéval, recueil d’articles de l’historien. Voir J. Dhondt, « Henri Pirenne… », p. 81-129. 198. Dont la dernière, en 1924, au University College. 199. J. Dhondt, « Henri Pirenne… », p. 104. 200. Cette conférence londonienne fut à nouveau dite devant la classe des Lettres de l’Académie royale de Belgique, dont Pirenne était membre et même directeur cette année-là, et parut dans le Bulletin de la classe (1914, no 5 [mai], p. 258-299). Un volume indépendant en est sorti la même année (Hayez, Bruxelles), tandis que dès les lendemains du congrès de Londres, les éditeurs de l’American Historical Review en demandent une version (« The Stages in the Social History of Capitalism », American Historical Review 19/3 [avril 1914], p. 494-515).

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Réticences d’une communauté (1905-1925) Heidelberg 201. Une chose est certaine, c’est que les problèmes auxquels s’intéresse Weber intéressent Pirenne à un aussi haut degré. Mais les méthodes qu’ils emploient pour en développer l’analyse sont aux antipodes l’une de l’autre. Né en 1862 dans la cité lainière de Verviers, où sa famille, libérale, dirige une fabrique de textile prospère, Pirenne est formé à l’université de Liège. C’est au contact de Godefroid Kurth, médiéviste ultramontain, qu’il est initié à la critique des sources, au sein d’un séminaire pratique qui est le premier à passer le Rhin dans le sens occidental 202. En 1883-1884, Pirenne passe une année à Paris. Il suit des séminaires de l’EPHE, un lieu où il retrouve l’ambiance de ses séminaires liégeois 203. Là, il s’initie à l’histoire économique et sociale. Il suit les séminaires d’Arthur Giry 204, Gabriel Monod 205 et Marcel Thévenin, qui le marqua beaucoup 206. À la fin de cette année déterminante, qui se termina dans la nostalgie 207, il effectua une année de perfectionnement

201. La réponse de Weber : « Antikritisches zum „Geist“ des Kapitalismus », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik 30 (1910), p. 176-202 (trad. fr. J.-P. Grossein dans M. Weber, L’Éthique…, sous l’intitulé : « Anticritique à propos de l’“esprit” du capitalisme », p. 344-380). 202. Les deux hommes divergent dans leurs opinions. Ils ne dialogueront jamais en dehors des questions intellectuelles ou d’érudition. En pleine guerre scolaire opposant cléricaux et anticléricaux, le ministère libéral avait souhaité mettre à mal la situation de Kurth en imposant la nomination d’un autre médiéviste à Liège, dont la couleur politique était celle du gouvernement. Pirenne, souhaitant se faire sa propre idée, assiste au cours de chacun ; il fait le choix de Kurth, s’en tenant à ses capacités d’historien et de transmetteur : « Seul Gibelin parmi les Guelfes », ainsi se verra l’étudiant durant cette période. Une admiration mutuelle demeurera de rigueur entre les deux hommes. Voir P. Rion, « La correspondance entre G. Kurth et H. Pirenne (1880-1913) », Bulletin de la Commission royale d’histoire 152 (1986), p. 147-255 ; B. Lyon, Henri Pirenne, A Biographical and Intellectual Study, Gand 1974, p. 27-68. 203. À l’heure des bilans, il dira que l’ouverture du cours de Kurth « fut pour la Belgique ce que la fondation de l’École Pratique des Hautes Études par Victor Duruy avait été pour la France quelques années auparavant ». Voir H. Pirenne, « Belgique », dans Histoire et historiens depuis cinquante ans. Méthodes, organisation et résultats du travail historique de 1876 à 1926, Paris 1927, p. 52-71 (p. 52). 204. Historien des institutions urbaines médiévales. 205. Qui enseigne les sources de la France médiévale. 206. Spécialiste des institutions mérovingiennes et carolingiennes. Pirenne noue à Paris les amitiés d’une vie, avec les historiens Maurice Prou et Abel Lefranc. 207. « [À la Sorbonne], tous les cours finissent mélancoliquement les uns après les

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français en Allemagne. Il suit le séminaire berlinois de Gustav von Schmoller, par lequel Max Weber avait été profondément influencé. Les séances successives devaient convaincre Pirenne de se tourner vers l’histoire économique et sociale 208. Il est nommé à la chaire d’histoire médiévale de l’université de Gand en 1886. Il y enseigne jusqu’en 1930. •

Certains observateurs ont émis l’hypothèse que Pirenne s’était tourné vers l’histoire du phénomène capitaliste au Moyen Âge et à l’époque moderne pour de simples raisons d’affinités d’ordre familial. Son milieu faisait commerce de textile et Pirenne s’occupa beaucoup, comme un grand nombre de ces historiens de l’économie de la première génération, à celui du drap, qui a fait de la Flandre une région prospère. Il s’agit d’un point de vue assez déterministe, mais qui ne peut être évacué d’autorité. Les questions religieuses ne font pas partie de son bagage intellectuel. N’a-t-on pas dit que Weber, en définissant la « cage d’acier », pointait du doigt un milieu qu’il avait bien connu et côtoyé ? Il est en revanche certain que les deux hommes sont sensibilisés à des objets similaires, à une ouverture épistémologique vers ces sciences qui deviennent « sociales » autour de 1900. Ce constat n’a rien de révolutionnaire. En 1905, l’année de L’Éthique, Pirenne consacre une étude à la crise « industrielle » de la draperie flamande au xvie siècle 209. On y retrouve des réflexions sur le lien de causalité entre le passage de l’artisanat urbain à la Réforme et des phénomènes d’ordre économique.

autres, comme les feuilles des arbres qui tombent en automne », confie-t-il à son père : Henri Pirenne à son père, 29 juin 1884 (Archives de l’Université libre de Bruxelles, Fonds Henri Pirenne). 208. Schmoller disait à chacun de ses nouveaux auditeurs qu’il y avait eu deux événements fondamentaux depuis la chute de l’Empire romain : la renaissance des villes au Moyen Âge et l’invention du chemin de fer au xixe siècle. Voir B. Lyon, Henri Pirenne…, p. 64. Voir aussi dans le Fonds Henri Pirenne (AGR, Bruxelles, cote 66) le dossier : « Séminaires de Schmoller et Hoeniger », mais aussi l’ensemble des notes prises aux cours parisiens de Giry, Thévenin ou Monod, qui nous est parvenu intact. 209. H. Pirenne, « Une crise industrielle au xvie siècle (La draperie urbaine et la “nouvelle draperie” en Flandre) », Bulletin de la classe des Lettres et des Sciences morales et politiques et de la classe des Beaux-Arts, Académie royale de Belgique (1905), p. 489-521.

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Réticences d’une communauté (1905-1925) Il esquisse un tracé auquel il demeurera fidèle et qui s’avérera profondément incompatible avec la thèse de Weber : à des phénomènes religieux il est délicat de dégager des causes d’ordre économique, et inversement. Lucien Febvre ne pensera pas autrement. Lorsque Pirenne voit que les tisserands précarisés d’Hondschoote ou de Bergues se jettent vers 1560 dans l’« agitation réformiste », il n’y voit qu’une adhésion de circonstance, que l’on ne peut sérieusement attribuer à une conviction religieuse : « Beaucoup n’y apportèrent que la brutalité d’instincts grossiers et n’y virent peut-être qu’une occasion de pillage » 210. La Réforme fut le canal par lequel une contestation sociale put se faire jour, indépendamment de toute adhésion spirituelle à son message. Il suggère malgré tout – dans une veine proche de celle d’Hauser – que « l’histoire de la draperie flamande au xvie siècle n’est pas intéressante seulement pour l’économiste, elle contribue, pour sa part, à faire comprendre et à expliquer l’état d’esprit de cette époque ». Il conclut sur une note qui donne la primauté au facteur économique, ce qui est moderne : « S’il est vrai que la condition des populations ouvrières d’Armentières et d’Hondschoote a contribué à faire surgir dans cette région le soulèvement des iconoclastes, ne conviendrons-nous pas que l’histoire économique peut rendre même d’utiles services à l’histoire religieuse ? » 211. Il faut se garder de toute interprétation trop conceptuelle de la position de Pirenne. Historien travaillant avant tout sur les sources, il ne pouvait être accusé d’être un épigone de Karl Marx et était très peu porté sur la sociologie naissante. Comme le dit Claire Billen, « Pirenne théorise lui-même assez peu. Il intériorise, “syncrétise”, l’apport nouveau des sciences humaines et se constitue ainsi ce qui pourrait être une anthropologie assez simple dont il use comme d’un présupposé pour interpréter les phénomènes sociaux » 212. Dans une autre étude publiée à la même époque, il se met clairement en porte-à-faux avec la conception que se faisait Marx et que se fera Weber des villes médiévales, tout en participant, une fois encore, d’un mouvement intellectuel poreux avec celui qui attirait Weber. En effet, depuis le courant

210. Ibid., p. 518. 211. Ibid., p. 520-521. 212. C. Billen, « L’économie dans les anciens Pays-Bas du xiie au xvie siècle. Conceptions pirenniennes et voies de recherches actuelles », dans G. Despy, A. Verhulst (dir.), La fortune historiographique des thèses d’Henri Pirenne, Bruxelles 1986 (Archives et bibliothèques de Belgique 26), p. 61-86 (p. 62 ici).

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français des années 1890, Pirenne se rendait régulièrement en Allemagne afin d’écouter des conférences traitant de démographie historique, dont les archives statistiques étaient les principales sources. Souhaitant appliquer cette méthode à un cas belge, il fixe son attention sur la ville d’Ypres 213. Il part d’une corrélation entre le déclin du marché du drap (affectation unique de l’économie locale) à Ypres et la population de la ville. Contrairement à Francfort, qu’il prend comme point de comparaison, et dont l’économie est diversifiée, Ypres est plus violemment touchée par la moindre crise de secteur. Il constate que plus la ville traverse une phase prospère, plus la population y est nombreuse, mais est surtout composée d’hommes célibataires. Ces conclusions le poussent à dire que Francfort entrait dans la définition de ce que des chercheurs du xixe siècle appelaient Stadtwirtschaft (économie urbaine), tandis qu’Ypres présente déjà les traits de l’« organisation économique des temps modernes ». Ceci contraste avec Marx et Weber, selon lesquels l’Antiquité connaît une économie domestique, le Moyen Âge une économie urbaine et l’époque moderne une économie nationale 214. Il est important d’avoir à l’esprit cet arrière-plan pour comprendre avec quelles méthodes, quelles représentations, quelle pratique aussi, Henri Pirenne publie en 1914 « Les périodes de l’histoire sociale du capitalisme ». •

Dans un document demeuré inédit en français (« L’enseignement de l’histoire économique en Belgique ») 215, Pirenne rappelle que, dans sa jeunesse, l’histoire économique était un « simple objet de curiosité sans importance scientifique ». Les historiens étaient aveuglés par le « politique » et les programmes universitaires, frappés par « l’étroitesse et la rigidité », ne permettaient aucune ouverture. Il salue les premiers efforts français, allemands ou belges, mais, pour ce dernier cas, « instigués surtout par le désir de mettre en lumière le rôle social de l’Église catholique dans le passé et de réhabiliter l’Ancien

213. Il en tire : « Les dénombrements de la population d’Ypres au xve siècle (14121506). Contribution à la statistique sociale du Moyen Âge », Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte 1 (1903), p. 1-32. 214. B. Lyon, Henri Pirenne…, p. 175-176. 215. Il aurait dû paraître en anglais en 1931 dans The Economic History Review. Le texte en français a été déposé aux AGR, Bruxelles, Fonds Henri Pirenne, no 425.

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Réticences d’une communauté (1905-1925) Régime » 216. Il crée un cours libre d’histoire économique à Gand en 1893, attaché à un point de vue social, dans la mesure où il est donné par un « pur historien ». C’est une ligne de démarcation disciplinaire sur laquelle il ne transigera pas : « Il faut observer aussi que la propension pour la sociologie, très frappante chez certains économistes, les détourne encore de la méthode proprement historique, trop minutieuse et trop prudente à leur gré » 217. C’est là une très grande différence entre Pirenne et ce que pensera Febvre, qui se fera un grand défenseur d’une sociologie méprisée et dont la mobilisation se doit d’éclairer l’histoire. Et c’est, à tout le moins, un signe supplémentaire de réticence à l’égard de tout ce qu’a pu produire Weber, mais aussi à l’égard des sociologues de l’économie comme François Simiand 218. La première chaire de sociologie en France est confiée en 1917 à Maurice Halbwachs. Celle d’histoire économique ne lui est pas antérieure : elle est attribuée la même année, à la Sorbonne, à Hauser. Si les sociologues, dans la foulée de la charge critique que François Simiand avait opposée en 1903 aux historiens « historisants », voulaient rompre avec une histoire jugée poussiéreuse, il a parfois été oublié que les historiens de l’économie étaient animés par le même désir de réforme intellectuelle mais avec des méthodes très différentes. Ils voulaient modifier le champ historique de l’intérieur. Cela implique une défiance à l’égard de la sociologie économique de Simiand, souvent critiqué pour son jargon, son goût de la méthode et de la théorisation. Émile Coornaert écrit : Du côté des sociologues, quoique perceptibles dès le début de la controverse, étaient apparues des vues et attitudes peu communes autour de 1900. Ces jeunes champions d’aspirations nouvelles, surtout

216. « L’enseignement de l’histoire économique en Belgique » (AGR, Bruxelles, Fonds Henri Pirenne, no 425). 217. Ibid. 218. Émile Coornaert (1886-1980), historien se revendiquant de l’influence de Pirenne, a dépeint ce temps où « se déroulait le fameux débat sociologiehistoire » (É. Coornaert, Destins de Clio en France depuis 1800. Essai, Paris 1977, p. 73). Lorsqu’il évoque la génération des premiers historiens économistes – Hauser ou Sée –, il souligne que le seul guide jusqu’à eux était les volumes que Levasseur avait publiés en 1859. Il fallait repartir d’un regard nouveau, définir ce qu’était une jurande, un métier libre ou une fabrique dans l’Ancien Régime. Passer directement à la sociologie n’est-il pas apparu risqué, sinon clairement saugrenu, pour certains historiens de cette génération qui, eux aussi, étaient en quête de légitimité ?

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français des Normaliens, faisaient des reproches trop vifs à l’histoire, s’occupaient trop d’elle pour ne pas se trahir peu ou prou. S’ils en voulaient à l’histoire, c’était de n’être pas comme ils la souhaitaient, de ne pas assez faire comprendre les enchaînements, ne pas insister sur les ruptures, ne pas assez voir les mouvements de société. On sortait à peine de son apogée. Ils pouvaient bien traiter à leur tour certains historiens d’« historisants » : en fait, ils distinguaient entre eux, les uns admis, d’autres moins valables à leurs yeux 219.

Doit-on ajouter que Coornaert faisait partie du camp des « moins valables » ? Bien qu’il admirât certains aspects de l’œuvre de Simiand 220, il ne sera jamais séduit par l’histoire quantitative 221. Henri Hauser sera plus clair à propos du sociologue : « esprit profond jusqu’à en être trop abstrait » 222. L’incompatibilité avec les sociologues sera un des moteurs du rejet de Weber par Pirenne. Venons-y. Mépris de Weber, déception de Sombart Le problème des origines du capitalisme, et en particulier lorsque ce phénomène est attribué à des causes d’ordre religieuses, spirituelles ou ethniques, semble être un faux problème. Dans sa réflexion de 1913-1914, Pirenne admet avancer une « hypothèse », dans une histoire du capitalisme qui pâtit encore d’une « pénurie » de travaux 223.

219. Ibid., p. 78. 220. Il lui succédera au Collège de France. Sa leçon inaugurale, exercice scientifique et de stratégie universitaire, s’intitule d’ailleurs « François Simiand et l’histoire du travail » (Revue mensuelle des cours et conférences 9 [15 avril 1937], dans Archives du Collège de France, Paris, 16 CDF 77, Émile Coornaert) : « Il y a cent ans, les économistes, dans un concert à peu près unanime – et Michel Chevalier, ici encore, y faisait écho – célébrant le triomphe des machines, annonçaient le progrès social comme une conséquence nécessaire du progrès économique. Et Simiand, jugeant cette conception du “progrès par la seule intelligence”, ajoute que “il faut analyser ce processus qui s’est déroulé contre l’optimisme de ces hommes et d’une philosophie trop sommaire de l’évolution” ». 221. J. Craeybeckx, « Émile Coornaert (1886-1980) », Revue belge de philologie et d’histoire 59/4 (1981), p. 1046. 222. J.-P. Poussou, « Les fondements de l’histoire économique française : Henri Hauser et Henri Sée », dans S.-A. Marin, G.-H. Soutou (dir.), Henri Hauser…, p. 83. 223. H. Pirenne, « Les périodes de l’histoire sociale du capitalisme », Bulletin de la classe des Lettres et des Sciences morales et politiques et de la classe des

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Réticences d’une communauté (1905-1925) Il s’intéresse au « capitaliste seul » et aboutit à la conclusion que les générations successives de capitalistes se chassent l’une l’autre et ne répondent pas aux mêmes codes. Le capitalisme, d’une manière générale, et par ce fait générationnel, n’évolue pas de manière linéaire dans ses pratiques et son intensité, mais bien « par degrés », par bonds. La génération qui se voit substituée devient alors une nouvelle aristocratie, de tendance conservatrice. C’est précisément là qu’il s’oppose à Max Weber et Ernst Troeltsch. Selon Pirenne, se ralliant aux critiques émises par Rachfahl, ils confondent le caractère hardi et industrieux d’une nouvelle génération qui fait irruption dans l’Angleterre puritaine du xviie siècle avec le développement d’une éthique protestante : Max Weber, Die Protestantische (etc…), et E. Troeltsch, Die Bedeutung des Protestantismus für die Entstehung der modernen Welt (Historische Zeitschrift, t. XCVII, p. 42 et sv.) ont rattaché l’expansion de l’esprit capitaliste au xvie siècle, à l’esprit rationaliste et à la morale austère du calvinisme. Contre cette thèse, voyez F. Rachfahl, Kalvinismus und Kapitalismus (Internationale Wochenschrift, 1909, t. III, p. 1218 et suiv., et 1910, t. IV), qui en a parfaitement montré, à mon avis, la faiblesse. Ce que MM. Weber et Troeltsch prennent pour l’esprit calviniste, c’est précisément l’esprit des hommes nouveaux que la révolution économique du temps introduit dans la vie des affaires, et qui s’y opposent aux traditionalistes auxquels ils se substituent 224.

Pour l’historien, la focale de contradiction est orientée vers Werner Sombart – qu’il estime comme un alter ego à sa mesure. Il n’accepte décidément pas la thèse, bien plus grave à ses yeux, selon laquelle il n’existe pas de phénomène capitaliste avant les Temps modernes 225.

Beaux-Arts, Académie royale de Belgique (1914/5), p. 259. Voir aussi le dossier personnel d’Henri Pirenne aux Archives de l’Académie royale de Belgique, no 11605 : c’est une époque où l’histoire économique et du capitalisme est à l’honneur à l’Académie. L’économiste de Liège Ernest Mahaim, un philoprotestant de la même génération que Weber, très influencé par le socialisme de la chaire, contribue à ce que l’économiste français Charles Gide, un autre protestant, reçoive le prix Émile de Laveleye. C’est une époque où, lorsqu’il fait un crochet par Bruxelles, Lamprecht assiste aux séances de l’Académie. 224. H. Pirenne, « Les périodes… », p. 295. 225. « M. Sombart est, en effet, l’adversaire le plus énergique de tous ceux qui croient apercevoir des phénomènes capitalistes avant les temps modernes » (ibid., p. 260).

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Perturbé par son incohérence, ses changements de cap et un manque de rigueur, Sombart semble tombé dans l’erreur. Il avance cela avec un « radicalisme intempérant » 226 : Les opinions de M. Sombart sont tellement excessives et l’érudition désordonnée par laquelle il prétend les appuyer, tellement arbitraire et dépourvue de critique, que bien des historiens renonceront à la lecture de son livre, où pourtant se rencontrent tant de vues intéressantes et profondes. L’auteur se met malheureusement en contradiction constante avec lui-même. On peut même se demander s’il n’a pas abandonné sa thèse sur la formation du capital, provenant non du commerce, mais de la rente du sol, quand on lit dans son dernier ouvrage (Die Juden und das Wirtschaftsleben, Leipzig, 1911, p. 44 et sv.) la description étonnante de la fortune des prétendus colons juifs qui initièrent, d’après lui, les États-Unis d’Amérique au capitalisme 227.

Dans une conférence que Pirenne a donnée deux ans auparavant sur « les évolutions du capitalisme », il réfute la thèse de Sombart reposant sur la rente du sol. Il est demeuré dans cette « science abstraite » qu’était l’économie politique du xixe siècle. Pirenne lui reconnaît la qualité d’avoir provoqué « une énorme activité historique dans le domaine des recherches sur le capitalisme ». « Mais le grand défaut de cette doctrine c’est d’être fausse. Sombart, qui est un économiste, n’a pas su se servir des documents. Il a restreint à un degré infime le commerce du moyen-âge qui était beaucoup plus considérable qu’il ne le croit » 228. Quant à l’idée selon laquelle les principautés du Moyen Âge, sous la pression de l’Église, ne pratiquaient pas le prêt à intérêt, empêchant par conséquent tout essor capitaliste (pour des raisons religieuses), Pirenne s’y opposa clairement. Un prêt à intérêt modéré était toléré et, du moment que des bourgeois ont prêté de l’argent aux princes à partir du xie siècle, il convient de parler de capitalisme. En 1917, Sombart a perdu tout crédit dans les notes personnelles de l’historien. « Le grand Sombart dans sa description du marchand primitif est encore plus grotesque que je ne pensais » 229. Quelques années plus tard, dans un texte devenu classique et à grande diffusion, paru en six 226. Dans son Der moderne Kapitalismus, paru en 1902 (t. I, p. 162 sq.). 227. H. Pirenne, « Les périodes… », p. 260. 228. Coupure de presse d’un journal non identifié : « Conférence de M. Pirenne à la Société académique d’histoire, sur “les évolutions du capitalisme” », 3 mars 1912 (AGR, Bruxelles, Fonds Henri Pirenne, no 425). 229. B. Lyon, M. Lyon, J.-H. Pirenne, « “Réflexions d’un solitaire”, by Henri

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Réticences d’une communauté (1905-1925) langues, il ne manque pas d’enfoncer le clou, en citant Sombart et en pensant probablement à Weber, qu’il plaçait plus bas. Le reproche d’être emmuré dans le aujourd’hui de 1900 est latent : Les économistes qui ont affirmé l’insignifiance du commerce médiéval en le regardant par le gros bout de la lunette, c’est-à-dire par le xxe siècle, ont allégué en faveur de leur thèse l’absence d’une classe de marchands capitalistes dans l’Europe d’avant la Renaissance. Tout au plus seraient-ils tentés de se relâcher un peu de leur rigueur en faveur de quelques firmes italiennes, mais ce ne serait là qu’une exception confirmant la règle […]. Pour nier l’importance et l’influence du capitalisme commercial dès les débuts du renouveau économique, il faut être aveuglé par une théorie préconçue au point de ne plus apercevoir la réalité 230.

Henri Pirenne ne reviendra pas sur son hypothèse. Elle a été largement reçue et avec faveur par ses collègues. Bien plus tard, Georges Duby, refusant d’appliquer la notion de « bureaucratie » au Moyen Âge, battra en brèche le point de vue « marxiste » de Pirenne, auquel il reproche d’envisager le capitaliste médiéval avec une grille de lecture trop trempée dans le climat du capitalisme triomphant de 1900 231.

Pirenne », Bulletin de la Commission royale d’histoire 160 (1994), no 36, p. 219 : « Crédit et monnaye », 17 juin 1918. 230. H. Pirenne, Histoire économique et sociale du Moyen Âge, Paris 1963, p. 138 (d’abord paru en 1933 dans le tome VIII de l’Histoire du Moyen Âge dirigée par Gustave Glotz, sous le titre : « Le mouvement économique et social » ; réimpr. dans H. Pirenne, Histoire économique de l’Occident médiéval, Bruges 1951, p. 158 pour la citation). Pirenne rappelle que les marchands du xe siècle ne payaient pas au comptant lors des foires ; ils promettaient de payer à la prochaine foire, après avoir effectué leurs propres achats. L’argent n’est mentionné qu’entre marchand et client. C’est pour cela que les marchands s’inscrivent en gildes : pour assurer leur crédit. Ils achetaient à crédit et, ne sachant écrire, retenaient des échafaudages transactionnels de mémoire. Dès qu’ils savent lire, les premières lettres de foire apparaissent. Être membre de gilde, c’est comme avoir un compte en banque. « Très bon à faire plus tard », conclut Pirenne (B. Lyon, M. Lyon, J.-H. Pirenne, « “Réflexions d’un solitaire”… », no 36, p. 219). 231. G. Duby, G. Lardreau, Dialogues, Paris 1980, p. 163-164 : « Ce groupe de spécialistes, que l’on recrute ici et là dans le peuple, qui s’identifient au pouvoir dont ils sont les agents, forme la vraie “classe montante” du Moyen Âge. Là, je m’écarte considérablement de l’histoire économique et sociale du Moyen Âge, telle qu’on la faisait au temps de Pirenne, alors que s’imposait l’image de la société bourgeoise libérale du xixe siècle. Dans des perspectives, en définitive, beaucoup plus marxistes, on s’imaginait alors que la classe montante c’était,

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Ironie du sort ! Ce reproche sera très souvent adressé mutatis mutandis à Max Weber. En attendant, l’historien et prêtre d’Arras Jean Lestocquoy dira que le texte de Pirenne représente ce temps où « les historiens ont marqué très peu d’empressement devant ces idées tranchantes [de Weber] » 232. Le directeur de l’Institut de sociologie Solvay de l’Université libre de Bruxelles Émile Waxweiler, ami du roi, répond tout de suite à Pirenne après la lecture de sa réflexion : « Votre thèse est séduisante et me plaît en particulier : je crois de moins en moins comme vous à ce que vous appelez si bien les évolutions en plan incliné…» 233. L’archiviste de la ville de Bruxelles Guillaume Des Marez, élève et ami, adhère à l’hypothèse, bien qu’il doute que ces « aventuriers » du Moyen Âge aient succédé à des prédécesseurs trop passifs 234. Charles Gide, Karl Lamprecht, Léon Leclère 235, et bien d’autres, acquiescent à ce point de vue.

au fond, les capitalistes. Alors qu’à l’époque féodale, ce qui peut annoncer de quelque manière le capitalisme n’est qu’un appendice de l’appareil d’État, et se développe au sein d’un service domestique, parmi les serviteurs du prince ». 232. J. Lestocquoy, « Les origines du capitalisme occidental (Flandre et Italie) », Le monde français (janvier 1948), s. p. (AGR, Bruxelles, Fonds Henri Pirenne, cote 413). 233. Émile Waxweiler à Henri Pirenne, 1914 (ibid.). 234. « Je ne puis me résigner à croire que la population existante dans les endroits où les villes se sont formées n’ait pas pris immédiatement une part directe à la révolution économique qui arrivait […] et l’entraînait vers l’économie urbaine. Elle n’a pas pu se cantonner dans le rôle passif d’un simple spectateur ni abandonner le rôle actif à ces marchands errants et quelque peu aventuriers, dans lesquels vous voyez les prototypes des grands bourgeois du moyen âge et qui ont fini par exproprier en quelque sorte les familles locales. Un endroit s’est transformé, au xie siècle, en centre commercial et industriel exactement comme un village d’aujourd’hui – Waereghem par exemple – s’est transformé en village industriel » (Guillaume Des Marez à Henri Pirenne, 25 juillet 1914 : ibid.). 235. Historien à l’Université libre de Bruxelles, il lui confie : « Vous avez bien raison de dire que c’est le capitaliste qu’il faut surtout regarder de près, plutôt que le capitalisme. La succession de différentes générations de capitalistes me paraît comme à vous évidente. C’est bien d’un escalier et non d’un plan incliné qu’il s’agit, ici comme en beaucoup d’autres questions historiques. L’image est frappante, elle restera » (Léon Leclère à Henri Pirenne, 15 juillet 1914 : AGR, Bruxelles, Fonds Henri Pirenne, cote 412).

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Réticences d’une communauté (1905-1925) Écarter Weber, la sociologie et l’Allemagne Cette réception de sa réflexion est brisée net par l’invasion de la Belgique, le 4 août 1914. Pirenne poursuivra ses activités durant l’occupation puis dans les différents lieux d’internements dans lesquels il passera les années 1916 à 1918. Il avait été accusé de résistance passive et refusera d’enseigner dans la nouvelle université flamande de Gand, où la langue française était prohibée. Il dira qu’il a « oublié l’allemand », qu’il parlait pourtant parfaitement, depuis le matin de l’invasion. La guerre modifie son regard sur l’Allemagne 236, non sans que cet aggiornamento n’ait un impact sur sa propre écriture de l’histoire et la sécrétion de nouvelles thèses. Il ne faut cependant pas attribuer au conflit, ce serait là commettre un anachronisme, ses réticences à l’égard de Max Weber. Mais son incarcération 237 ne l’a pas empêché de continuer à réfléchir : 1. avec rétrospection et l’épaisseur de la guerre, à cette période où Sombart, Weber et Troeltsch venaient avec des idées nouvelles et jugées curieuses ; 2. à une Histoire de l’Europe, écrite avec très peu de matériel, en grande partie de mémoire, et qui, au-delà d’être auréolée de cette rédaction épique (le même phénomène se reproduira avec la Méditerranée de Braudel), nous informe davantage sur sa conception du protestantisme ; 3. à sa thèse de 1914 sur le capitalisme. Un deuxième temps de la réception de son article a été favorisé au début des années 1920, auprès des historiens français, par une nouvelle diffusion de ce texte, et dans le contexte du congrès international des Sciences historiques qui se tint à Bruxelles en 1923. Pirenne en fut le grand ordonnateur.

1. Max Weber et son Éthique, mais aussi Sombart, figurent au programme des « réflexions d’un solitaire » que Pirenne écrit les 13 juillet 1917, 23, 25 mai et 17 juin 1918. Il profite de certains moments face à lui-même pour formuler ce qui lui passe par l’esprit. Voilà tout autant d’idées fermentées parfois durant plusieurs années, qui peuvent ressurgir, à la faveur d’un temps libre imposé. Son Histoire de l’Europe lui permet de combler cette période perdue, embrumée par la mort

236. Il écrira un retentissant « Ce que nous devons désapprendre de l’Allemagne » (discours d’ouverture prononcé à l’université de Gand [Vanderpoorten, Gand 1922]). 237. Elle fut nourrie de livres, contrairement à ce qu’a longtemps colporté une légende dorée. Voir G. Warland, « L’Histoire de l’Europe de Henri Pirenne : genèse de l’œuvre et représentation en miroir de l’Allemagne et de la Belgique », Textyles 24 (2004), p. 38-51.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français d’un de ses fils. A-t-il noté certaines de ses réflexions en marge de cette Histoire, tout en sachant que leur franchise ne pourrait être intégrée au manuscrit définitif 238 ? Une première note prise au vol nous confirme l’intérêt qu’il trouve au dialogue entre histoires économique et religieuse. Le chanoine Alfred Cauchie, fondateur de la Revue d’histoire ecclésiastique de Louvain, lui demande une réflexion sur « les rapports de l’histoire économique et de l’histoire religieuse ». « Il y aurait peu de thèmes plus intéressants », se dit Pirenne à lui-même, en juillet 1917 239. « Il faudrait commencer avec Grégoire le Grand et montrer comment la restauration économique des domaines Saint Pierre suivant les règles du domaine romain du colonat, a permis son œuvre disciplinaire et évangélique » 240, poursuit-il, en notant en marge la référence de Die Soziallehren der Kirchlichen [sic : christlichen] Kirchen und Gruppen de Troeltsch. Ces notes prennent un autre tour en mai 1918 et concernent directement Weber. Le mépris impérial que lui oppose l’historien est éloquent. Il ne lui trouve aucune grâce : pédant, obscur, erroné, immodeste, déniant les faits. Il est intéressant de souligner que deux réflexions se suivant de près (23 et 25 mai) font allusion d’une part à Weber et d’autre part au rapport entre sociologie et histoire. Cela peut mener à penser que, pour Pirenne, Weber, toujours associé à Sombart 241, n’était pas – ou plus ? – un économiste, ni encore moins un historien, mais bel et bien un sociologue patenté. Une note intitulée « Origine du capitalisme. 23 mai 1918 » ne manque pas de verdeur :

238. On sait depuis longtemps qu’il écrivait ses travaux en deux temps bien définis. Le premier était celui de la facture de ce qu’il avait baptisé ironiquement son « monstre ». Il s’agissait d’un premier jet, écrit avec le cœur, mais où le fond de ses idées pouvait être structuré en phrases, sans aucun complexe. Puis vient le second temps, celui de l’application d’un vernis scientifique, d’une épuration de la subjectivité lorsque celle-ci devient une aspérité trop voyante. Il lisse sa matière, comme on ferait d’un bois raboté, la rend socialement et scientifiquement acceptable, et livre tout cela à l’imprimeur. 239. « Sur les rapports de l’histoire économique et de l’histoire religieuse », Creuzburg, 13 juillet 1917 (B. Lyon, M. Lyon, J.-H. Pirenne, « “Réflexions d’un solitaire”… », no 58, p. 241). 240. Ibid. 241. Leurs querelles et leurs divergences n’y sont pas mises en valeur, et Pirenne ne se rallie pas pour autant aux critiques d’un Lujo Brentano.

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Réticences d’une communauté (1905-1925) Il est amusant de voir comment la chose la plus simple du monde est embrouillée à plaisir. M. Weber l’attribue à l’ascétisme calviniste. Pour Sombart, elle vient de l’Akkumulierte Grundrente, puis des Juifs (1911) puis du Luxe (Luxus und Kapitalismus, 1913) sinon même de l’entretien de maîtresses ! Tout cela est comique. Ce qui l’est plus encore, c’est la notion que ces prétendus savants se font du capital, plus cocasse mille fois, que celle, au moins naturelle, des socialistes populaires. Pour le grand Sombart le capitalisme est absolument incompatible avec la nature humaine […]. Ce sont des rêveries à la Balzac. Brentano (Anfänge des Kapitalismus,1916) qui réfute d’ailleurs assez mal toutes ces belles choses aurait dû trouver l’esprit de les habiller comme elles le méritent. Il y a de mauvaises plaisanteries qu’on ne peut traiter utilement qu’en ne les prenant pas au sérieux. Et dire que les inventeurs de toutes ces belles choses se croient très forts, tout à fait bismarckiens, tout à fait réels, savants, manieurs d’hommes et n’ont pas assez de mépris pour les « Litteraten ». Leur forme outrecuidante, dédaigneuse, apodictique est à peu près aussi déplaisante qu’elle est grotesque. Quant à leur critique, elle est sublime ; vu qu’ils sont trop grands pour avoir du bon sens et se plier modestement aux faits. Leurs cerveaux surhumains ont autant de mépris pour ceux-ci que pour les Litteraten. Les Juifs en Amérique du grand Sombart font à cet égard une des histoires les plus amusantes qu’on puisse lire 242.

Deux jours plus tard, toujours aussi remonté, il s’en prend à la sociologie. Il lui accole les mêmes adjectifs dépréciatifs qu’à Weber et Sombart, dont l’« abstraction » l’insupporte. Nous retrouverons les mêmes termes en 1929 lorsqu’Henri Hauser prendra connaissance de l’article de Maurice Halbwachs paru dans les Annales sur Weber. Il confie à Febvre qu’il y a « un peu trop de tendances à l’abstraction par endroits (“mais j’admets que Weber s’y prête” dixit Hauser) ». « Pauvre sociologie ! elle attire la foudre, décidément ! » 243, déplore le codirecteur de la revue. De tels propos, qui sont à la fois déterminés par une réelle sincérité et une cohérence scientifique, témoignent aussi d’une génération. Ces textes correspondent peu à l’image que se sont faite Marc Bloch et Lucien Febvre de leur « maître » Pirenne, auquel

242. B. Lyon, M. Lyon, J.-H. Pirenne, « “Réflexions d’un solitaire”… », no 30, p. 213 : « Origines du Capitalisme », 23 mai 1918. 243. Lucien Febvre à Marc Bloch, janvier-février 1929 (M. Bloch, L. Febvre, Correspondance, I. La naissance des Annales 1928-1933, éd. B. Müller, Paris 1994, no XL, p. 128-129).

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français ils souhaitaient confier les Annales sur les fonts baptismaux. Pour lui, la sociologie est l’antithèse de l’histoire sociale qu’il défend. Elle en est le dérivatif abstrait, coupé du monde et générateur de gloses : La Sociologie est l’histoire abstraite, dépourvue de sa réalité et réduite en système. Elle ne correspond à aucune société déterminée. Ce sont des observations générales, une espèce de science des mœurs sociales. Elle ne touche pas directement la vie parce qu’elle ne peut tenir compte des divers facteurs qui interviennent continuellement dans celle-ci : le hasard et les personnalités dirigeantes. L’histoire sociale, qui nécessairement en tient compte, étudie la société – telle qu’elle est – mais elle ne peut se passer des observations de la sociologie. Les deux ne se confondent que dans l’intelligence absolue – qui pourrait calculer et prévoir l’accidentel et l’individuel 244.

Dans un article paru il y a quelques années, l’historien américain David Nicholas 245 revient sur les différentes approches de Pirenne et de Weber en ce qui regarde la définition d’une cité médiévale. Il rappelle que Pirenne voyait des formes de capitalisme émerger au cœur des villes du Moyen Âge et reprochait à Weber de nier un tel phénomène (ce qui ne fut d’ailleurs pas le cas). Mais il relève surtout que Pirenne a sous-estimé que le pré-capitalisme médiéval renferme des fondements de celui du xvie siècle. Il était animé par un goût plus grand pour le concept de « révolution » que pour celui d’« évolution ». En somme, la notion de capitalisme commercial existant avant le xvie siècle lui était étrangère. Elle figurera plus tard dans son œuvre. Ce furent sur ce point que les principales objections lui seront adressées 246. La sensibilité, muée parfois en prosélytisme sémantique et scientifique qui sera mobilisé en faveur du mot « évolution » en est une preuve tangible. Les deux auteurs divergent aussi sur la cause du déclin du capitalisme médiéval. Là où Weber trouve dans l’éthique une nouveauté, à savoir qu’elle insuffle non pas l’appât du gain mais le fait que ce dernier devienne un impératif moral, Pirenne estime que c’est

244. « Sociologie et histoire », 25 mai 1918 (B. Lyon, M. Lyon, J.-H. Pirenne, « “Réflexions d’un solitaire”… », no 32, p. 215). 245. Un élève du biographe de Pirenne, Bryce Lyon. 246. Henri Sée en tête. Voir D. Nicholas, « The Urban Typologies of Henri Pirenne and Max Weber: Was There a “Medieval City”? », dans D. Nicholas, B. S. Bachrach, J. M. Muray (dir.), Comparative Perspectives on History and Historians. Essays in Memory of Bryce Lyon (1920-2007), Kalamazoo 2012, p. 92.

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Réticences d’une communauté (1905-1925) la constitution de l’État et le mercantilisme qui ont étouffé ce précapitalisme 247. David Nicholas termine sa réflexion avec finesse, non sans me laisser dubitatif : Had he been more receptive to German works after 1918, he undoubtely would have become familiar with most of the works bearing in the medieval city by which Weber is now best known, with the unfortunate exception of the Protestant Ethic and the Spirit of Capitalism. Weber’s approach was essentially deductive. Even his paragraph organization shows him starting with general patterns, then in masterful comparative analysis building examples of and exceptions to them across continents and seas. Pirenne’s work was inductive, building on his unequalled knowledge of the economic history of the Low Countries toward a general synthesis of history that never quite lost its local foundation. This paper has shown that Pirenne’s work was more conceptually sophisticated than his critics have realized and that the mature studies of Pirenne and Weber are complementary, not contradictory, and are still vitally relevant for the understanding of mature medieval urbanization 248.

Cette hypothèse est marquée par l’optimisme. Elle attribue le rejet de Weber par Pirenne au voile de pudeur que ce dernier aurait jeté sur l’historiographie allemande postérieure à 1918. David Nicholas n’a pas vu les documents exploités ici où Pirenne dit clairement son scepticisme à l’égard du sociologue. Par ailleurs, les chercheurs américains qui ont travaillé sur Pirenne 249 ont souvent utilisé, c’est le cas ici, l’édition américaine de ses « Périodes de l’histoire sociale du capitalisme ». Or, si l’on y regarde attentivement, tout le passage critique destiné à Weber et Sombart a été supprimé lors de la traduction du français vers l’anglais. Ce retranchement n’est pas à interpréter comme un ravisement, mais simplement comme la nécessité de se plier à un impératif éditorial 250.

247. Ibid., p. 93. 248. Ibid. 249. Ils furent très nombreux, répondant sans doute à la tendance anglo-saxonne d’émettre de larges thèses permettant de longs débats historiographiques. 250. En effet, John Franklin Jameson, le directeur de l’American Historical Review, lui avait demandé de raccourcir son texte initial : « May I also say that it is not our custom that articles should run beyond nine thousand (9,000) words ». De l’influence de la forme sur le fond (John Franklin Jameson à Henri Pirenne, 27 septembre 1913 : AGR, Bruxelles, Fonds Henri Pirenne, cote 412).

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français En 1930, l’historien de l’économie Henri Sée se souvient des marques laissées par le coup de crosse de Pirenne sur Sombart. Cet ancien dreyfusard et membre de la Ligue des droits de l’homme ne pouvait adhérer aux vues de son collègue allemand, surtout en ce qui concerne un capitalisme qui reviendrait aux juifs, « en vertu de leur race et de leur religion ». C’est ici l’argument de l’ignorance documentaire des sociologues qui est mis en cause, non sans que Sée semble regretter un acte manqué (regret éprouvé par Pirenne avant 1914), à l’égard d’un Sombart que les historiens préféraient de loin à Weber et dont ils attendaient beaucoup : Faut-il s’étonner alors que telle ou telle de ses théories, surtout pour la période du moyen-âge, ait été critiquée par des historiens spécialistes, plus familiers qu’il ne pouvait l’être avec les documents eux-mêmes. Sur le mode de développement des villes, ainsi que sur les origines de l’accumulation capitaliste, il s’est trouvé aux prises avec des historiens de la valeur de Henri Pirenne et de G. von Below, et d’autant plus qu’il se révèle à nous comme le plus historien des économistes et des sociologues 251.

2. Le rapport de Pirenne à l’Allemagne avait changé et s’était transformé en attitude vindicative. Son œuvre s’en ressentit. Prenons son Histoire de l’Europe, parue un an après sa mort et écrite en captivité. Marc Bloch y verra son grand chef-d’œuvre, un « ouvrage unique » 252. Pirenne y développe un regard biaisé, tendant à amoindrir la « germanisation » de l’Europe à la suite de la chute de l’Empire romain. Il insiste sur la persistance des traditions romaines par les repères institutionnels et l’Église catholique 253. Quant à la Réforme – pour laquelle il n’a guère grande estime, surtout dans la mesure où son terreau est allemand –, le problème est différent. Ses admirateurs les plus

251. H. Sée, « L’œuvre de Werner Sombart et l’histoire économique », Revue d’histoire moderne 5/26 (1930), p. 130. 252. Compte rendu paru dans la Revue historique 182 (1938), p. 348-350. 253. G. Warland, « L’Histoire de l’Europe… », p. 40-44. Par exemple, de l’Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle (Paris 1936), p. 10 : « Les rois francs devaient d’ailleurs se romaniser rapidement » ; p. 11 : l’invasion ne donne pas des États barbares, « mais à des royaumes romains barbarisés » ; p. 12 : « Ces royaumes ne sont pas seulement romains parce que la civilisation romaine leur a donné des cadres dans lesquels, et grâce auxquels, ils ont pu se former, mais aussi parce qu’ils veulent être romains » ; p. 20 : contrairement aux Arabes, « Les Germains [ont] respecté l’état des choses qu’ils ont trouvé établi chez les vaincus ».

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Réticences d’une communauté (1905-1925) bienveillants n’ont pas souhaité relever cela à l’époque : il enfourche à nouveau, en 1916-1918, la thèse doumerguiste d’une Réforme française ou hollandaise, antérieure au luthéranisme. « Les idées fondamentales elles-mêmes du luthéranisme n’appartiennent point en propre à Luther ». Elles sont développées avant lui par Wessel Gansfort aux Pays-Bas et un groupe autour de Lefèvre d’Étaples : « Luther les a poussés en avant puis en a pris la direction. Il a été un “grand meneur” moral, mais on sait que les meneurs, s’ils sont indispensables aux révolutions, n’en sont pas les auteurs » 254. Dans la Réforme du xvie siècle 255 on retrouve l’Allemagne de 1914. Le luthéranisme n’a pas éduqué l’individu à la liberté, mais bien à l’obéissance et à la soumission, au même degré que les jésuites : « C’est elle [la foi nouvelle] finalement qui devait rendre possible un État où se rencontrent les vertus du sujet, du fonctionnaire et du militaire mais où l’on cherche vainement celles du citoyen ». « Rien n’est moins héroïque que son histoire » 256, tranche-t-il sèchement. Pour Pirenne, le grand événement, c’est la fermeture de la Méditerranée provoquée par le développement de l’islam. L’Europe se replie sur elle-même et déplace son point de gravité du Sud au Nord 257. Il défend son point de vue au gré des déplacements, des congrès, non sans susciter l’admiration d’un jeune professeur de la faculté des lettres d’Alger, se souvenant d’un Pirenne vivant, articulant le développement de sa thèse et un mouvement de la main qui s’ouvrait et se refermait, comme l’Europe elle-même. Son nom ? Fernand Braudel.

254. H. Pirenne, Histoire de l’Europe…, p. 453. 255. Trait commun avec Hauser. 256. Ibid., p. 444. 257. E. Weinryb, « The Justification of a Causal Thesis: an Analysis of the Controversies over the Theses of Pirenne, Turner and Weber », History and Theory 14/1 (février 1975), p. 32-54. Cette thèse fameuse de l’« embouteillement » de l’Europe – qui fera couler beaucoup d’encre – est suggérée par petites touches depuis 1893 avant de trouver sa forme définitive dans Mahomet et Charlemagne, paru en 1937. Voir H. Pirenne, « L’origine des constitutions urbaines au Moyen Âge », Revue historique 53 (1893), p. 52-83 et surtout 57 (1895), p. 58 : « Quand la Méditerranée est devenue un lac musulman, c’en est fait, et l’on entre alors décidément dans l’âge agricole du Moyen-âge ». Développé dans la Revue belge de philologie et d’histoire 1 (1922) : « Mahomet et Charlemagne », p. 77-86. Sa thèse est présentée au congrès international des Sciences historiques d’Oslo de 1928.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français 3. La réflexion que publie Pirenne en 1914 constitue une étape de la critique historienne de Weber. Sa diffusion a été interrompue par le conflit et trouve une deuxième phase de réception autour de 19211922. Je ne connais pas les modalités de cette transmission de savoir. Rentré à la fin 1918 chez lui, il traverse une année 1919 surchargée 258. De passage à Paris, il donne plusieurs cours au Collège de France, revoit ses amis, revient en Belgique, et il leur communique le fruit de ses réflexions parues au seuil de la guerre. Il n’avait pas eu le temps de leur envoyer son article. Ses archives en conservent deux exemplaires personnels, en marge desquels il a indiqué les noms de ceux auxquels le texte devra être envoyé par l’éditeur : on ne trouve que des Belges, et quelques Allemands. Henri Hauser, Henri Sée, Lucien Febvre, Ferdinand Lot ou Maurice Prou n’y figurent pas. René Worms, qui enseigne l’histoire des doctrines économiques à l’université de Caen, d’où il dirige la Revue trimestrielle de sociologie, considère que ce texte peut intéresser les sociologues en ajoutant : « La guerre ne nous avait pas permis de le connaître plus tôt » 259. Un des premiers à réagir est Febvre, en 1922, à propos de cette réflexion « accueillie avec la plus grande faveur par les savants » 260. Il n’est pas nécessaire de s’y attarder, dans la mesure où Weber est absent de son texte 261. Il ne l’assimile pas à ce qu’a écrit Hauser en 1902, « déjà ancien mais toujours utile » 262, et peine à concevoir qu’il y ait des « capitalistes » au xiie siècle (c’est là plutôt une résistance

258. Elle est comblée de déplacements, d’honneurs et d’un surcroît de notoriété internationale qui en fait un des symboles de la Belgique intellectuelle sortie vivante du conflit. 259. René Worms à Henri Pirenne, 14 février 1919 (AGR, Bruxelles, Fonds Henri Pirenne, cote 413). Worms avait fait partie de ces sociologues qui avaient fait en sorte que, sur un plan institutionnel, la discipline gagne ses lettres de noblesse en France bien que, sur le plan théorique, il ait rapidement été marginalisé par les durkheimiens ; c’est-à-dire à partir de la parution d’Organisme et société (1897). François Simiand en a critiqué les faibles assises scientifiques, tandis que d’autres intellectuels, comme Gustave Le Bon, sur lequel nous allons revenir, défendaient cette lecture organiciste. Voir P. Favre, Naissances…, p. 134 sq. 260. L. Febvre, « Les nouveaux riches et l’histoire : une vue d’ensemble sur l’histoire sociale du capitalisme », Revue des cours et conférences 23/2 (1922), p. 423-440 ; réédité dans L. Febvre, Vivre l’histoire, éd. B. Mazon, Paris 2009, p. 606-621. 261. Et peut-être absent de cette version de l’article de Pirenne, étant donné qu’en 1922, il fait réimprimer une version abrégée de celui-ci à la « Librairie du peuple », à Bruxelles. 262. L. Febvre, « Les nouveaux riches… », dans Id., Vivre l’histoire, p. 607.

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Réticences d’une communauté (1905-1925) sémantique que conceptuelle). Pirenne est surtout utile à Febvre afin de confirmer son rejet de certaines thèses de Sombart. Le concept même de « bourgeoisie » est rendu obsolète par cette étude dans la mesure où les révolutions sociales semblent supplanter les évolutions du même genre. Une classe bourgeoise permanente et conservatrice à travers les générations paraît être une fiction de l’esprit, une abstraction de Sombart plus qu’autre chose 263. Là où Pirenne trouve chez les sociologues ses bêtes noires, c’est plutôt du vocabulaire des économistes dont se méfie Febvre. C’est pourquoi il s’interroge sur la congruence de la mobilisation du concept de « profit » que Pirenne emprunte à Sombart, dans la mesure où il appartient au champ lexical des économistes. C’est un Febvre attentif à l’intégrité de la discipline historienne, certes à son ouverture mais non à une acculturation conceptuelle aux autres disciplines. Elle doit garder la main et devenir le chef d’orchestre des sciences sociales 264. Deux autres réactions. Ferdinand Lot et Henri Sée montrent que c’est la notion de « capitaliste » qui attire leur attention. Le fait que Pirenne l’applique au xiie siècle, surtout 265. Sée attribue partiellement ce phénomène à des causes structurellement religieuses, et Lot ne voit pas ce phénomène apparaître 266 au xvie siècle. Lot fait partie de la familia intellectuelle de Pirenne depuis sa prime jeunesse 267. Critique du matérialisme historique, de tout sens injecté à l’histoire, il rejoint Pirenne dans la conviction que ce sont les révolutions (sociales, économiques, politiques) qui changent l’histoire, davantage que les évolutions, comme le pensera Sée.

263. Il faut resituer ce demi-reproche dans son contexte, c’est-à-dire l’époque durant laquelle Febvre laboure la mer pour fonder une revue d’histoire économique et sociale, dont une des caractéristiques est de discréditer les revues concurrentes. 264. On retrouve chez Bloch cet attrait pour la sociologie, mais avec le souci de demeurer avant tout historien. Voir T. Hirsch, Le temps des sociétés. D’Émile Durkheim à Marc Bloch, Paris 2016, p. 350-364. 265. Il suit des conclusions étayées par le travail sur les sources et porte la contradiction à Weber et Sombart. 266. Weber le nie, mais beaucoup d’historiens l’ont lu ainsi, parfois de mauvaise foi. 267. Suivant comme lui les cours de Giry à l’École des chartes en 1884, il consacrera la plupart de ses travaux à l’histoire militaire, l’histoire urbaine, non sans quelques incursions en histoire économique. Il était un spécialiste de la période courant de la chute de l’Empire romain à l’avènement des Capétiens. Enseignant à l’EPHE à partir de 1900, il reprendra la chaire d’histoire médiévale de la Sorbonne jusqu’en 1937.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Lot écrit un long courrier à Pirenne, après l’avoir croisé à Paris 268. Il vient de recevoir son mémoire sur « Les périodes de l’histoire sociale du capitalisme ». Il est séduit par son goût pour les ruptures historiques : « L’idée qu’à chaque période économique correspond une classe nouvelle de capitalistes est neuve et féconde » 269. Il lui soumet cependant deux « observations », l’une relative aux continuités économiques entre les Carolingiens et le xie siècle, et l’autre, formulée comme suit : « Les techniciens inventeurs […] du xviiie siècle et de la première moitié du xixe siècle ne sont pas des capitalistes, mais des victimes de l’exploitation capitaliste » 270. Il souhaite qu’un éclaircissement soit fait sur la notion de « capitaliste » qui, selon lui, ne varie pas qualitativement du xiie au xviiie siècle, c’est-à-dire au moment de l’arrivée du machinisme. Il était question jusqu’en 1820 de « fabricants » qui, malgré leur appellation, n’étaient pas directement liés au traitement de la matière première (drap, verre, etc.), mais achetaient celle-ci afin de la passer à « d’humbles entrepreneurs qui eux la mettent en œuvre et ne s’enrichissent jamais » 271. Le fabricant de 1800 ne fabrique pas plus que le drapier du xiie siècle. Ce sont deux capitalistes mais dont la force de frappe quantitative a crû au fil des temps, mais non qualitativement. Selon Ferdinand Lot, il a fallu la société par actions et le machinisme pour qu’une dynamique nouvelle chamboule cet équilibre. Tout facteur d’ordre religieux est ici prohibé. Les causes des phénomènes économiques sont d’ordre économique, dans un sens plus radical encore que chez Pirenne 272.

268. « J’ai eu grand plaisir à suivre vos conférences et je regrette que nos entretiens aient été trop tôt interrompus : on a rarement l’occasion de causer et de s’instruire ! À Paris, en dépit des apparences, nous vivons cloîtrés, sans jamais nous voir, sans pouvoir nous entretenir de nos travaux réciproques. Je ne demande qu’à reprendre nos causeries historiques et économiques » : Ferdinand Lot à Henri Pirenne, 13 juin 1922 (AGR, Bruxelles, Fonds Henri Pirenne, cote 134). 269. Ibid. 270. Ibid. 271. Paul Mantoux l’avait vérifié pour le cas anglais dans sa Révolution industrielle. 272. Ferdinand Lot y ajoute cette part d’histoire personnelle : « Le tailleur tel qu’on le voit boulevard Saint-Michel est un phénomène moderne. Du temps de nos pères – il y a cinquante ans, soixante au plus – ce type était inconnu : on achetait son drap chez le marchand de drap et on le faisait couper et coudre par un concierge ou sa femme ou une ouvrière travaillant à domicile. Les Gewandschneider du M. A. allemand me semblent être tout simplement des “marchands de drap” » (ibid.).

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LE MOMENT PROPICE UNE MODE ET SES FREINS (1925-1936)

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d’une époque d’ouverture intellectuelle à la pensée de Weber. Une fenêtre temporelle d’à peine dix ans. Après le temps des rejets radicaux, des critiques disciplinaires ou de rendez-vous manqués fondateurs, la période qui court de 1925 à 1936 représente un moment favorable à la lecture du sociologue. Certains historiens tentent de l’intégrer à leur pratique et à leur épistémologie, bien que les agrégés de philosophie tiennent toujours le haut du pavé et demeurent aux premières lignes de l’intérêt porté à Weber en France. Au lendemain du premier conflit mondial, dans un contexte où Paris et Berlin renouent lentement leurs relations, Weber apparaît de plus en plus comme un antidote à une interprétation marxiste de l’histoire, en provenance de socialistes, comme Henri Sée, ou de profils plus libéraux, comme Henri Hauser. Il devient un terrain de controverses quant à la manière de concevoir la notion de causalité en histoire mais aussi d’application empirique d’une thèse. L’Éthique protestante et l’« esprit » du capitalisme n’est pas encore traduite en français mais est accessible en anglais à partir de 1930. C’est par un détour britannique que ce texte commence une nouvelle vie ; l’empreinte herméneutique des lecteurs anglophones de Weber – Talcott Parsons ou Richard Tawney – influencera longtemps la réception française. Les grands obstacles à la réception de cet auteur sont présents, mais une éclaircie est possible. Les sciences sociales ne sont pas encore entrées dans une ère de cloisonnement mutuel, l’histoire économique et sociale prend son envol et de grands passeurs français de Weber (Maurice Halbwachs et Raymond Aron) conditionnent un nouveau régime de réception. Un moment propice, comme nous allons le voir, qui demande à être saisi, à être envisagé comme un kairos. L va être ici question

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Henri Sée : « un contre-pied à Marx » Revenu de Marx, passeur de Weber On ne possède que peu de traces d’Henri Sée (1864-1936), le premier historien à vraiment s’arrêter sur la thèse de Max Weber en France 1. Le grand spécialiste du sociologue, Wolfgang Mommsen, ne cite d’ailleurs que son nom parmi les historiens français à l’avoir reçu 2. Les raisons pour lesquelles Sée s’est orienté vers Weber sont encore obscures. Au-delà de considérations auxquelles nous allons venir, il est important de souligner qu’il avait entretenu un lien indirect avec le principal historien allemand à interpréter de manière judicieuse l’œuvre de Weber, Otto Hintze. J’en ai déjà parlé. Il était en contact avec son épouse Hedwige (1884-1942), dont le destin à la fois tragique et remarquable de femme indépendante, intellectuelle, juive, a été retracé avec sensibilité par Hinnerk Bruhns 3. Sée a fait partie de ces chercheurs modestes, trop modestes peutêtre, quitte à ce que l’on en dise, comme le pensait Schopenhauer : « S’il est modeste, c’est qu’il y a une raison ». Il confie un jour au père de la psychologie sociale Gustave Le Bon : « Nos conclusions sont

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A. Rébillon, « Nécrologie et bibliographie des travaux de Henri Sée », Annales de Bretagne 43/1-2 (1936), p. 2-33 ; M. M. Knight, « Henri Sée », dans Architects and Craftsmen in History, Festschrift für Abbot Payson Usher, Tübingen 1956, p. 107-118. W. J. Mommsen, The Political and Social Theory of Max Weber, Cambridge 1989, p. 180. Étudiante puis épouse de Hintze, elle consacre l’essentiel de ses recherches à la France de la fin de l’Ancien Régime et soutient en 1924 une thèse sur La législation municipale de la Constituante. Elle révise certaines contributions fondamentales d’Alphonse Aulard et, dans ce contexte, cette francophile avérée fait la connaissance de Sée – lui-même homme de gauche et attaché à la Ligue des droits de l’homme, comme Aulard. Préférant l’atmosphère parisienne à celle de l’Allemagne hitlérienne, elle y séjourne longuement. Sée, pour des raisons de discrétion, est chargé d’y recevoir son courrier (après la mort de Sée, manifestement isolée à Paris, elle revient à Berlin. Un poste lui est promis à New York au début de la guerre ; elle ne peut s’y rendre, aucun passeport ne lui ayant été délivré. Partie aux Pays-Bas, veuve, nous ignorons encore aujourd’hui les causes de sa mort ; soit elle s’est laissée mourir, soit elle s’est suicidée de désespoir). Ce canal Sée-Hintze avait sans doute une petite couleur wébérienne. Voir H. Bruhns, « Hedwige Hintze (1884-1942). Une historienne en avance sur son temps, un destin tragique, une reconnaissance tardive », dans A. Burguière, B. Vincent (dir.), Un siècle d’historiennes, Paris 2014, p. 99-115.

Le moment propice (1925-1936) très approximatives, même après les plus minutieuses enquêtes. Mais cela n’enlève rien au charme des recherches ; nous sommes comme des chasseurs qui sont contents même lorsqu’ils reviennent à peu près bredouilles » 4. Ce profil est enfoui dans les limbes, balayé par des générations d’historiens ou de chercheurs en sciences sociales dont les batailleurs et les conquérants sont souvent ceux que la postérité a gâtés. Il ne faisait pas partie des sophistes ou des bretteurs. La seule photo que j’ai retrouvée de lui est floue, celle d’un vieil homme frêle, à la petite barbe blanche, bien taillée de près. Son écriture était scolaire, d’une clarté telle qu’en le lisant, on a l’impression qu’il avait la terreur de ne pas être décrypté. Des archives de Sée, à l’heure actuelle, je n’en ai trouvé que des fragments. Comme ceux qui ont peur de gêner, Sée avait toujours le sentiment de solliciter les autres. Même lorsque ceux-ci étaient ses cadets. Il a passé l’ensemble de sa carrière à Rennes, en province, où il « s’enferre délibérément » 5. Cela a contribué à forger chez lui le sentiment d’être considéré comme inférieur à ses collègues de la capitale et de compenser ce qu’il vivait comme une tare, à la fois fièrement assumée et lourde à porter, par une grande connaissance livresque de ce qui venait de paraître 6. Comme l’a rappelé Jean-Pierre Poussou, les

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Henri Sée à Gustave Le Bon, 27 mars 1930 (BIS, Paris, MS 2598 [1]. Lettres adressées à Gustave Le Bon. IX. Saraga-Tremaudan [F. 1-145], F. 45). L. Avezou, « La génération établie », dans Y. Potin, J.-F. Sirinelli (dir.), Générations historiennes…, p. 96. « En ce qui concerne l’université de Rennes, dont je puis parler en toute indépendance puisque je n’en fais plus partie, permettez-moi de dire qu’elle a une bonne réputation dans le monde savant et que, par exemple, les Annales de Bretagne, consacrées à l’histoire de la Bretagne et à la philologie celtique, sont universellement estimées. Comme philosophes, M. Bourdou est bien connu par ses travaux de psychophysique et M. Emmanuel Leroux a publié une bonne thèse sur le pragmatisme anglais et américain. On connaît trop peu à Paris le solide travail qui s’effectue dans nos universités de province ; l’étranger est souvent mieux renseigné à cet égard » (Henri Sée à Gustave Le Bon, 6 septembre 1929 : BIS, Paris, MS 2598 [1]. Lettres adressées à Gustave Le Bon. IX. Saraga-Tremaudan [F. 1-145], F. 30). Et encore : « Il ne faut pas se faire trop d’illusions, en dépit de quelques Académies. Paris était déjà le grand centre intellectuel, quelque peu hypertrophié. L’évolution de l’Allemagne, depuis des siècles, différait de la nôtre, et on comprend qu’aujourd’hui même Berlin ne soit pas un autre Paris. Quant à nos pauvres universités provinciales, leur production n’est pas si méprisable que vous le pensez et leur besogne est appréciée, même, et surtout, à l’étranger. Et cependant on est peu généreux leur égard. Beaucoup de leurs professeurs sont

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français œuvres de Sée, Hauser ou Levasseur sont aujourd’hui oubliées. L’idée selon laquelle l’histoire économique commence en France avec François Simiand, Ernest Labrousse et l’histoire rurale avec Marc Bloch ne contribue pas à changer la donne 7. Sée a été un des fondateurs de l’histoire économique en France. Il s’est tenu en marge de l’école des Annales, bien que ce ne fût pas faute d’avoir souhaité participer à l’aventure. Certes, il y publia quelques textes, malgré le peu d’enthousiasme des deux directeurs qui, on le sait, avaient parfois la dent dure à l’égard de leurs contemporains 8.

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bien au courant des choses, et je ne doute pas, par exemple, que nombre d’entre eux, comme moi-même, connaissent votre Psychologie des Révolutions » (Henri Sée à Gustave Le Bon, 27 février 1930 : ibid., F. 35). Et à l’historien de poser un constat plus général, amer et qui résonne encore aujourd’hui : « Il est vrai qu’aujourd’hui – c’est encore plus répandu dans l’historiographie anglo-saxonne – on a trop souvent tendance à oublier les prédécesseurs. Ce n’est pas seulement injuste, c’est aussi totalement absurde et injustifié, car ils ont parfaitement répondu à une lacune énorme de notre historiographie à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle : la faible place accordée aux faits et à l’évolution économiques ». Voir J.-P. Poussou, « Les fondements… », p. 83 ; P. Goubert, « Dans le sillage de Henri Sée. L’histoire économique et sociale des pays de l’Ouest (Bretagne, Maine, Anjou) du xvie au xviiie siècle », Annales de Bretagne 71/2 (1964), p. 315-328. Il ne faut pas hypertrophier le caractère sincère de tout ce qui figure dans la correspondance entre Febvre et Bloch. Un échange intime est aussi un exutoire et s’ils n’avaient pas voulu publier Sée, ils ne l’auraient pas fait. Il n’empêche qu’ils ne le portent pas en haute estime. Il est assimilé à un « raseur ». Henri Hauser, qui fait tout ce qu’il peut pour protéger son collègue de certaines attaques, écrit « une longue tartine louangeuse » à Febvre « pour adoucir la rédaction des Annales et à la rendre plus sympathique à ce brave homme » (Lucien Febvre à Marc Bloch, 14 octobre 1930 : M. Bloch, L. Febvre, Correspondance…, I, no LXXXV, p. 256). Mais rien n’y fait, quelques mois plus tard : « des gens comme Hauser ont l’air, quand nous disons que c’est un crétin, de nous trouver bien sévères et injustes et d’incriminer la férocité de… la jeunesse (? hélas !) » (Lucien Febvre à Marc Bloch, janvier 1931 : ibid., no XCII, p. 275). On ne sait trop que penser de la réaction de Bloch à la mort de Sée, oscillant entre conscience d’avoir beaucoup méprisé à sens unique un collègue et sentiment de pitié à l’égard d’un homme dont la vie privée ne fut pas sans drames : « Nous avons pris l’habitude de ne pas annoncer les morts, du moins par des notices nécrologiques de type classique et académique. Tout à fait d’accord. Mais ne voyez-vous pas une occasion, à propos d’un bouquin, d’un article, que sais-je ? de consacrer trois lignes banales à Sée – dont on peut toujours dire qu’il fut un travailleur dévoué. Notre abstention envers un homme qu’on sait avoir été un très pauvre homme finirait par être choquante » (Marc Bloch à Lucien Febvre, 16 mai 1936 : M. Bloch, L. Febvre,

Le moment propice (1925-1936) Les liens entre Hauser et Sée étaient très solides. Ils avaient un passé dreyfusard en commun, un engagement socialiste et une participation active, et même très active, à la Ligue des droits de l’homme. Sée s’en fera l’historien 9. Ils partagent un même champ de recherche, même si Sée penche vers un goût théorique au contraire de son collègue et que le style d’Hauser est plus éclatant, plus clair que celui de Sée, qui a une texture plus appliquée. Ils partagent une conception de l’histoire économique plus ouverte que celle de Pirenne : à leurs yeux, un phénomène économique peut se trouver d’importantes causes religieuses. Cela compte. Sée avait dû renoncer à sa chaire de Rennes pour des raisons de santé en 1920 et s’était s’aventuré sur les travées de la méthodologie, de la théorie et de l’épistémologie. On le considère alors comme un apprenti sorcier, voulant embrasser de grandes questions générales alors que, dans l’esprit des Annales, il ne s’agit jamais que d’un professeur de province 10. Lors de cette dernière période de sa vie, celle de l’ouverture, il échange une correspondance avec Gustave Le Bon (1841-1931),

Correspondance…, II. 1934-1937, éd. B. Müller, Paris 2003, no CCCLXXXIX, p. 428). 9. Histoire de la Ligue des droits de l’homme (1898-1926), Paris 1927 ; il collabore aux Cahiers des droits de l’homme (1929-1930). Voir la thèse de E. Naquet, La Ligue des droits de l’homme : une association politique (1898-1940), thèse de doctorat inédite, IEP, Paris 2004-2005. 10. Les livres épistémologiques de Sée suscitent la raillerie de Bloch et Febvre, estimant qu’il revient à la Revue de synthèse historique d’Henri Berr puis aux Annales de penser la discipline, et non à Sée. Lorsqu’il s’aventure à publier des « Remarques sur le concept de causalité en histoire », il engendre une réponse désapprobatrice : « Avez-vous admiré, dans la Revue de Synthèse, la dissertation philosophique de l’élève Sée, sur la causalité et la correction sévère, mais juste, du professeur Henri Berr ? » (Lucien Febvre à Marc Bloch, 14 août 1929 : M. Bloch, L. Febvre, Correspondance…, I, no LVII, p. 160-161 ; voir H. Sée, « Remarques sur le concept de causalité en histoire », Revue de synthèse historique, nouv. série, 21 [1929], p. 17-25 et H. Berr, « Note sur l’article de M. H. Sée », Revue de synthèse historique, nouv. série, 21 [1929], p. 27-29). Tout récemment, des recherches font de plus en plus souvent référence à Henri Sée, mettant en exergue son goût pour le comparatisme, l’hypothèse, l’imagination et l’affirmation qu’une histoire politique et diplomatique classique « n’a vraiment que peu d’intérêt pour nous ». Voir T. Hirsch, « L’histoire avec les sciences sociales ou la quadrature du cercle », dans Y. Potin, J.-F. Sirinelli (dir.), Générations historiennes…, p. 666 ; voir aussi H. Sée, « Remarques sur la méthode en histoire économique et sociale », Revue historique 161 (1929), p. 91.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français sociologue aux thèses encore contestées aujourd’hui 11. Il a jeté les bases de la psychologie sociale 12. Sée le contacte comme éditeur : il dirige la « Bibliothèque de philosophie scientifique » chez Flammarion, où l’historien publie en 1929 Évolution et révolution 13. Les notions d’évolution et de progrès donneront à Sée des grilles de lecture pour aborder la thèse de Max Weber, qui participe de cette ouverture. Comme Febvre, Hauser et Pirenne, il est passé par les cours de Gabriel Monod. Il est formé dans le climat d’une critique historique qui pose ses jalons et d’un méthodisme qui se défie de l’imagination. Cette ouverture est donc le fruit d’un affranchissement personnel dont il n’est pas aisé de mesurer l’importance. Conscient des limites du matérialisme historique en relativisant une causalité économique unilatérale des phénomènes sociaux, il fait le départ entre son socialisme politique 14 et ses choix intellectuels 15. Ce « médiéviste défroqué » devenu moderniste, ayant consacré beaucoup de travaux à l’histoire des classes rurales en Bretagne, bénéficie à partir du milieu des

11. Bien que Serge Moscovici ait souligné le caractère novateur de sa typologie de la foule, à la fois criminelle et héroïque, à l’aube du xxe siècle. Mis à distance par Durkheim pour son manque de méthode et ayant connu une grande notoriété par sa Psychologie des foules (1895), Le Bon est un anticlérical et un anticolonialiste, bien qu’il ait été considéré comme une source de plusieurs dictateurs, il le fut aussi de démocrates. Il a critiqué très tôt le national-socialisme allemand et n’a jamais souscrit à la hiérarchie des races de Gobineau, mais a soutenu que les civilisations traversent divers stades de développement. 12. Henri Sée est susceptible de se tourner vers Le Bon à plusieurs titres. Tout d’abord, Le Bon a attiré l’attention des historiens en publiant en 1912 La Révolution française et la psychologie des révolutions et en 1927, il touche ceux qui, comme Sée, sont sensibles à la notion d’évolution : L’évolution actuelle du monde, illusions et réalités. 13. Après la mort de Le Bon, cette collection (1902-1931) reprend vie en 1962 grâce à Fernand Braudel, qui en fait la « Nouvelle bibliothèque scientifique ». 14. Il a consacré des articles à Jean Jaurès (La Grande Revue [1924], p. 125-133), l’anarchiste Pierre Kropotkine (Revue bleue 64/17 [1926], p. 541-546), ou à Henri De Man, « Un nouveau critique du marxisme. M. Henri De Man », Revue de synthèse historique 44 (1927), p. 95-101. 15. Croyant au progrès humain et animé d’un rationalisme latent, il s’ouvre après 1918 à l’histoire économique et sociale de la France au sens large mais aussi à la fermentation de ses idées politiques aux xviie et xviiie siècles. Chargé du « Bulletin d’histoire économique et sociale » de la Revue historique, il est situé à un poste d’observation lui permettant de maintenir une connaissance à jour des parutions françaises et étrangères dans son domaine. On sera ainsi interpellé par son côté « à la page ». Peu de choses lui échappent.

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Le moment propice (1925-1936) années 1920 d’une plus large audience. Il traduit l’Évolution économique de l’Angleterre (1924) de William Ashley (il sera un grand partisan de cette notion d’évolution, alors en vogue, et son attrait pour l’Angleterre n’ira que croissant) 16, ses travaux sur l’histoire politique et économique de la France au xviiie siècle sont bien diffusés tandis que ses Origines du capitalisme moderne (1926) sont traduites, entre cette première édition française et 1933, en anglais, néerlandais, polonais, italien, chinois et japonais. Ceci nous informe autant sur la notoriété de Sée que sur un contexte de crise économique mondiale où les travaux de ce genre connaissent un réel succès. Le prisme de Tawney : une teinte anglaise Les historiens, jusqu’aux environs de 1925, n’ont pas vraiment lu L’Éthique. Ils ont prêté une attention marginale et rarement bienveillante à sa thèse. Ils n’ont pas lu les sociologues durkheimiens qui lui avaient consacré des notices. Et la mort de Weber ne semble pas susciter l’émoi. L’introduction d’Halbwachs fut un moment charnière et le premier historien à mobiliser le texte publié en 1925 par le sociologue est Henri Sée 17. La réorientation des recherches de Sée vers le capitalisme à l’époque moderne, qui le mènent à Weber, est due à l’influence d’Henri Pirenne. Sée reçoit son travail sur les « Périodes de l’histoire sociale du capitalisme ». Il lui suggère de distinguer le capitalisme « commercial » antérieur au xviiie siècle et celui qualifié d’« industriel » 18. Il juge que

16. Voir « L’idée d’évolution en histoire », Revue philosophique de la France et de l’étranger 102 (1926), p. 161-187. Henri Sée est lui-même traduit en anglais : La France économique et sociale au XVIIIe siècle, Paris 1925, par Edwin H. Zeydel : Economic and Social Conditions in France During the Eighteenth Century, en 1927. 17. Nous sommes à une époque où, en Grande-Bretagne, le seul historien à lire et à enseigner Weber est le russe Mounia Postan, farouchement anticommuniste et qui marquera le jeune Eric Hobsbawm : « Le seul homme à Cambridge qui connaissait Marx, Weber, Sombart et les autres grands intellectuels d’Europe centrale ou orientale, et il avait pris leurs travaux très au sérieux pour les exposer ou les critiquer ». Voir F.-O. Touati, Marc Bloch…, p. 197. 18. Il estime qu’Hauser n’a pas suffisamment fait ce distinguo dans son étude de 1902 et répète une critique déjà émise dans H. Sée, « Les origines de l’industrie capitaliste en France à la fin de l’Ancien Régime », Revue historique 144 (1923), p. 187-200.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français le phénomène capitaliste au Moyen Âge demeure « exceptionnel » 19, se plaçant sur ce point à équidistance de Pirenne et Weber. Il lui envoie en 1924 son article paru dans la Revue de synthèse historique 20, en disant clairement : « Vous verrez que je me suis inspiré surtout de vos études, qui ont vraiment ouvert la voie » 21. Et quand il sort Les origines du capitalisme moderne en 1926, il ne dit pas autre chose : « Vous verrez à quel point vos travaux m’ont guidé » 22. Un saut qualitatif a lieu entre 1923 et 1925 dans les horizons que s’ouvre Sée. La percée de ses recherches vers le capitalisme se combine à une attention forte au cas britannique, auquel il ne s’était jamais vraiment intéressé 23. Il est intéressant de remarquer que le premier historien français à tenter d’intégrer Weber à sa réflexion soit un professeur d’histoire économique à la retraite, depuis sa province bretonne. Il s’est certes fait un nom, mais il suit son chemin en lien avec certains concepts forts et récurrents, cependant en marge des grands courants historiques du jour. Dire de lui que c’était un marginal serait excessif, mais il était à plus d’un titre un élément périphérique, sans véritable autorité, sans école derrière lui, à la fois conscient de sa valeur et peu sûr de lui. Après une première réflexion « anglaise » 24, il prend à bras-le-corps la question du capitalisme en Angleterre, du xve au xixe siècle. Sorti des presses en 1925, cet article cite déjà la réflexion qu’Halbwachs a consacrée à L’Éthique, ainsi que les références originales de Weber. Peu convaincu par le rôle que Sombart donne aux juifs dans le développement du capitalisme financier anglais (qui existait avant leur arrivée sur l’île 25), il préfère interpréter la transition entre capitalismes 19. Henri Sée à Henri Pirenne, 6 septembre 1923 (AGR, Bruxelles, Fonds Henri Pirenne, cote 135). 20. « Remarques sur l’évolution du capitalisme et les origines de la grande industrie ». 21. Henri Sée à Henri Pirenne, mai 1924 (AGR, Bruxelles, Fonds Henri Pirenne, cote 135). 22. Henri Sée à Henri Pirenne, 20 décembre 1926 (ibid., cote 413). 23. Par après, toujours dans cette dynamique d’ouverture, comme s’il se sentait décomplexé, il s’intéressera aux rapports commerciaux entre la France et les États-Unis, au commerce portugais, au thème de l’économie chez Stendhal, celui du capitalisme chez George Bernard Shaw… quitte à ce que cette diversité tardive ne soit vue par certains comme les jeux d’esprit d’un retraité de province. 24. En partant d’une base problématique dont il était familier : « L’évolution du régime agraire en Angleterre depuis la fin du Moyen Âge », Revue de synthèse historique 38 (1924), p. 55-82. 25. « Expliquer la prospérité de la Hollande et de l’Angleterre par l’établissement des juifs dans ces deux pays, c’est oublier que ceux-ci n’apparaissent à Amsterdam

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Le moment propice (1925-1936) commercial et financier, autour du xviie siècle, comme la conséquence de l’afflux des richesses coloniales. Elles ont permis le rassemblement de grands stocks monétaires en Angleterre et aux Pays-Bas. La lecture de Max Weber permet selon lui, le socialiste critique à l’égard du matérialisme, de relativiser le rôle que Marx donnait aux manufactures anglaises, qui ont moins contribué au capitalisme qu’en France. Favorisées par les Stuarts à la fin du xviie siècle dans un but fiscal, ces manufactures, auxquelles la monarchie a octroyé des monopoles, ont très vite été contestées par la population. Henri Sée voit dans la Glorieuse Révolution de 1688 26, comme le fera Braudel 27, un moment déterminant dans l’émergence d’un capitalisme financier sinon le germe de la révolution industrielle 28. La lecture critique que Frédéric Mauro fera du livre classique de Richard Tawney, un des analystes les plus profonds de Weber (La religion et l’essor du capitalisme, 1951), relève cette charnière, à savoir l’arrivée de l’ancien stadhouder des Provinces-Unies Guillaume III au pouvoir : Le luthéranisme n’a pu engendrer une mentalité capitaliste. Il a seulement libéré des forces qui ont entraîné le triomphe de l’esprit commercial sur l’éthique sociale traditionnelle. Le calvinisme, plus urbain, s’est montré plus compréhensif pour les problèmes nouveaux posés par le capital et l’intérêt. Mais son histoire est longue et multiple. Il a trouvé des adeptes dans toutes les classes de la société. Au xvie et dans la première moitié du xviie siècle la plupart des protestants raisonnent

que depuis 1593 et qu’à cette date la Hollande était déjà une grande puissance maritime ; c’est oublier aussi qu’en Angleterre, dès le début du xviie siècle, c’est-àdire avant l’afflux d’hommes d’affaires juifs, le capitalisme était déjà assez fort pour marquer les destinées futures de ce pays. M. Sombart oublie tout à fait l’épanouissement économique de l’Angleterre au temps d’Élisabeth » (H. Sée, « Dans quelle mesure puritains et juifs ont-ils contribué aux progrès du capitalisme moderne ? », Revue historique 155/1 [1927], p. 57-68, p. 66 plus spécialement). 26. Et c’est un des facteurs de son attention croissante pour le sociologue allemand. 27. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, III. Le temps du monde, Paris 1979, p. 466. 28. H. Sée, « L’évolution du capitalisme en Angleterre. Du xve siècle au commencement du xixe siècle », Revue de synthèse historique 40 (1925), p. 46-48. Il ne diverge pas des travaux d’un historien de l’économie qui s’est ensuite tourné vers l’action politique et syndicale, pour enfin jouer un rôle à la conférence de la paix de Versailles comme interprète vers l’anglais de Clémenceau, et ensuite à la SDN : Paul Mantoux (1877-1956), auteur de La révolution industrielle au XVIIIe siècle. Essai sur les commencements de la grande industrie moderne en Angleterre, Paris 1906.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français encore sur le profit comme les théologiens du moyen âge. En Angleterre, c’est seulement après la révolution de 1688 que l’esprit puritain et l’esprit capitaliste se confondent et que la réussite en affaire devient le signe de la bénédiction divine 29.

Sée est un des premiers lecteurs français du livre de Tawney. Il lui consacre une recension admirative en 1926 30. L’historien britannique est vite lu et connu en France. Marc Bloch fera en sorte que les Annales parlent de ses livres. Il le croise lorsqu’il passe par l’Angleterre, au « Thé » de la London School of Economics 31. Un des principaux apports de Tawney a été la complexification de la thèse à propos d’une éthique puritaine dont il souligne l’évolution du xvie au xviie siècle. Il reconnaît que Weber a cerné que, parmi les classes commerçantes britanniques du xviie siècle, il existait une social expediency (opportunité sociale), que l’on ne trouve pas parmi les artisans, les paysans ou la noblesse terrienne. Une autre réflexion importante de Tawney, qui sera acceptée par des historiens comme Herbert Lüthy ou Jean Delumeau, invite à concevoir l’influence du calvinisme sur le capitalisme comme un phénomène très indirect, médiat et opérant par ricochets. Il fait à ce titre un parallèle très stimulant entre ce phénomène et celui de l’émergence de la tolérance religieuse : Si, comme l’ont soutenu certains historiens, la philosophie du laissezfaire est un des fruits du succès du Calvinisme parmi les classes moyennes, elle n’est devenue telle, comme la tolérance, que par des chemins détournés. Elle fut acceptée, moins pour sa valeur intrinsèque que comme un compromis imposé au Calvinisme à une étape relativement tardive de son développement historique, comme le résultat de sa transformation sous la pression des intérêts commerciaux ou comme un équilibre des forces entre deux pouvoirs rivaux 32.

Les reproches que Sée adresse l’année suivante sont influencés par sa lecture de Tawney. L’interprétation wébérienne de Sée implique aussi bien une introduction en France de la pensée de Weber que celle

29. F. Mauro, Compte rendu [R. H. Tawney, La religion et l’essor du capitalisme, Paris 1951], Revue économique 3/6 (1952), p. 885-886. 30. H. Sée, Compte rendu [R. H. Tawney, Religion and the Rise of Capitalism, Londres 1926], Revue d’histoire moderne 1/5 (1926), p. 388-389. 31. Marc Bloch à Lucien Febvre, 15 février 1934 (M. Bloch, L. Febvre, Correspondance…, II, no CXCII, p. 21). 32. R. Tawney, La religion…, p. 11.

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Le moment propice (1925-1936) de Tawney. Le retard qu’ont mis les historiens français à s’intéresser au sociologue est à compter parmi les causes de ce phénomène à la fois logique et étrange : il leur est impossible de se faire une idée totalement personnelle de la pensée de Weber, étant donné que des commentateurs étrangers sont déjà passés par là. Tawney, dont l’influence sur les études wébériennes sera considérable, est introduit en France avec une célérité – bien qu’il ne soit traduit qu’en 1951 – qui contraste avec celle mise à lire Weber. Sée reproche à Weber, comme le fera Hauser, de négliger l’« histoire générale » (économique, politique et sociale) et adhère en grande partie à son collègue britannique lorsqu’il met en exergue le pivot que constitue 1688 quant à la cristallisation de ce lien entre capitalisme et puritanisme. C’est l’époque des grands traités sur la question 33. C’est le moment où la « cage d’acier » dont parle Weber pour l’Allemagne de 1900 connaît son ascension dans l’Angleterre des Stuarts, lorsque les idées économiques perdent de leur religiosité et que la charité ne participe plus des vertus communes 34. La pluricausalité : un « tonique » Sée salue le fait que Tawney contribue à raffiner la thèse quant à l’intensité du caractère causal octroyé au puritanisme dans l’essor d’un esprit de capitalisme. L’élément religieux devient non plus un facteur ou une cause mais un « tonique », et se voit amoindri dans sa fonction causale. Ceci parle particulièrement à Sée aux yeux duquel la pluricausalité est élémentaire à toute observation critique. Toutes les causes ne se valent pas. Il en existe des dominantes et, en cela, il rejoint Pirenne et Febvre : à un phénomène économique correspond de manière majoritaire une cause économique – « On voit comment M. Tawney rectifie la thèse, soutenue par Max Weber et par Troeltsch ; il nous fait bien voir que les progrès du capitalisme sont dus surtout aux transformations économiques, bien que l’idéologie n’ait pas été sans influence sur lui » 35. Cette acclimatation progressive à L’Éthique

33. La Political Arithmetic de William Petty (1676) et le Giving Alms no Charity de Daniel Defoe (1704). 34. H. Sée, « Dans quelle mesure… », p. 62. 35. Henri Sée, dans son compte rendu de Tawney, dans la Revue d’histoire moderne 1/5 (1926), p. 389.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français plonge Sée dans des méditations sur la notion de causalité dont les enjeux épistémologiques, philosophiques ou historiques figurent à l’ordre du jour du Centre de synthèse historique 36. Dans ses Origines du capitalisme moderne, il consacre deux pages descriptives à « L’influence de la Réforme calviniste » sur l’essor du capitalisme mais ne nous dit rien de saillant. On relèvera à la rigueur la formulation prudente qu’il emploie lorsqu’il est question de causalité : « La Réforme religieuse, la réforme calviniste surtout, va singulièrement contribuer à faire triompher la conception moderne du capitalisme ; c’est ce qui a été bien mis en lumière par deux savants allemands, Max Weber, puis Troeltsch » 37. Il faut attendre l’année suivante – 1927 – pour que Sée nous livre la maturation de sa réflexion. Il analyse froidement la question et met le problème à plat. C’est la première discussion historienne poussée de L’Éthique. Elle paraît dans la Revue historique. Le ton anti-polémique qu’il adopte contraste avec le mode par lequel Weber est reçu, a fortiori par une autre discipline que la sociologie. Est-ce aussi pour cela que Sée a été oublié ? Sa tiédeur ? Plutôt devrait-on parler de prudence critique 38. Signe que cette époque de la réception de Weber ne se place pas sous les auspices de la polémique qui plane depuis les Antikritisches : Halbwachs ne verra pas l’intérêt des saillies de Brentano. Le ton pacifique de ce premier régime de réception en France est significatif. D’entrée de jeu, Sée considère Weber, Sombart et Troeltsch comme un « contre-pied » 39 au matérialisme historique de Marx 40. On trouvera 36. Plus tard, de longs échanges entre Henri Berr et Gaston Bachelard confirmeront cet intérêt. Voir : Les mots de l’histoire. Le vocabulaire historique du Centre international de synthèse, Naples 2000 (éd. M. Platania). 37. H. Sée, Les origines du capitalisme moderne (esquisse historique), Paris 1946 [1926], p. 46-48. 38. Il salue le fait qu’Hauser ait jugé le ton du catholique Georges O’Brien, qui a beaucoup insisté sur les effets pervers et « hypocrites » de la morale puritaine, comme relevant « de la polémique plus que de l’histoire » (G. O’Brien, An Essay on the Economic Effects of the Reformation, New York 1923 ; H. Sée, « Dans quelle mesure… », p. 61 ; mots d’Henri Hauser dans son compte rendu pour la Revue historique 149 [1925], p. 248). 39. Lüthy parlera d’une « contre-épreuve ». 40. « Les théories que nous allons examiner prennent, en quelque sorte, le contre-pied de la fameuse doctrine du matérialisme historique, telle qu’elle a été formulée par Karl Marx. Marx considère que les phénomènes économiques déterminent tous les autres (politiques, intellectuels, religieux, etc.), qu’ils en forment comme l’infrastructure (Unterbau). Or, des penseurs comme Max Weber, E. Troeltsch,

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Le moment propice (1925-1936) à grand-peine à son époque un historien pour avancer le contraire. C’est une idée reçue encore solide. Alain Peyrefitte ne dit pas autre chose en 1997 dans La société de confiance. Autre trait notable : Sée préfère parler de « mentalité capitaliste » plutôt que d’« esprit capitaliste » 41. Le terme « mentalité » implique-t-il plus de flexibilité, de capacité à s’adapter aux époques ou être chassé par elles ? Cette subtilité ou, plutôt, cette véritable sensibilité historienne, il l’accorde davantage à Sombart qu’à Weber. Le regret que Sée ressent d’avoir vu Sombart s’exclure d’une possible vocation historienne est irrémédiable. Il lit Weber avec intérêt, mais l’acte manqué d’une grande ouverture de l’histoire à la sociologie économique se situe du côté de l’attitude de Sombart et de sa thèse d’un capitalisme à ramification juive. Cette causalité observe une cohérence selon l’historien, étant donné que Sombart, qui a une connaissance de l’histoire économique plus profonde que celle de Weber, « fait une grande place à l’esprit d’entreprise, à la spéculation, à l’ingéniosité et à la subtilité de l’esprit ; c’est pourquoi la mentalité capitaliste lui semble être moins le fait du marchand puritain, quelque peu empesé, que de l’homme d’affaires juif, subtil et souple » 42. Sée préfère intégrer Weber à la « sociologie religieuse » et lui reconnaît – est-ce une référence à la place de la rationalisation dans sa théorie ? – un « esprit philosophique ». Je doute qu’Henri Sée ait lu Weber en allemand dans le texte. Parlaitil cette langue ? Ses travaux ne peuvent le faire pressentir. Sa maîtrise de l’anglais et de l’espagnol était en revanche très bonne. Il le connaît par Halbwachs et en a sans doute entendu parler avant. A-t-il lu Halbwachs attentivement ? On peut en douter. Il le cite, mais il est étonnant qu’il n’engage aucun dialogue avec lui. Cela lui aurait évité de tomber dans certains écueils élémentaires 43. Il est probable qu’il ait lu certaines sections de l’article d’Halbwachs en se sentant concerné dans la mesure où le sociologue prend la communauté des historiens à W. Sombart, sans faire directement la critique du matérialisme historique, l’attaquent dans ses propres retranchements en s’efforçant de démontrer que ces phénomènes économiques, et tout au moins le plus puissant de tous, le capitalisme, sont, en très grand partie, le produit de telle ou telle mentalité religieuse : le puritanisme ou le judaïsme » (H. Sée, « Dans quelle mesure… », p. 57). 41. Ibid., p. 58. Cette première appellation résonne-t-elle mieux à l’oreille d’un historien (l’histoire des mentalités s’intéressera à Weber) ? 42. Ibid., p. 59. 43. Monocausalité, évocation d’une « mentalité » et non d’un « esprit », de « sources » et non de « corrélations », d’« affinités », Weber antimarxiste, etc.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français partie. Il y soulignait leur lenteur, leur réticence ou leur ignorance de ce que peut apporter Weber, ou de ne pas avoir, près de vingt ans après sa thèse, lancé des chantiers de recherche en ce sens : Ainsi se trouvait posé un grave problème, qu’il sera peut-être impossible de résoudre tant qu’on ne connaîtra pas mieux l’histoire économique et religieuse des pays protestants et des autres durant la révolution industrielle qui fraya les voies à ce que nous appelons le capitalisme […]. Les historiens économistes d’autre part ne paraissent pas connaître mieux, ni même aussi bien que Max Weber toute cette période, en sorte qu’ils ne furent pas en mesure, jusqu’ici, de le suivre sur le terrain où il s’était le premier engagé. Pour toutes ces raisons, il valait la peine d’offrir aux lecteurs français un aperçu de ces recherches, si hypothétiques et provisoires qu’en pussent être encore les résultats 44.

Le caractère minoritaire Au fond, Henri Sée adopte l’interprétation que Tawney fait de L’Éthique lorsqu’il s’agit de la causalité. Elle fait office de « tonique » et non de cause. L’historien semble débordé par la manipulation d’un nombre importants de thèses, d’hypothèses, de débats et de querelles sémantiques qu’il vient tout juste de découvrir. Il parle d’une « mentalité capitaliste » qui aurait pour « source » le puritanisme, les sectes piétistes, méthodistes ou baptistes. Sée a-t-il voulu, en parlant de « mentalité » et de « source », attirer Weber vers une terminologie plus familière aux historiens de profession ? Sans le savoir, il utilisait des termes impropres à la pensée du sociologue et dont on cherchera en vain la mention chez Halbwachs, parlant lui très bien l’allemand, et extrêmement fidèle à ce que veut dire Weber. Sa dépendance de la lecture de Tawney explique sa vision de la littérature anglophone ou française traduite en anglais. Prenons par exemple la posture œcuménique que Sée adopte en 1930 en formulant le souhait que les « historiens économistes » 45, « pour ne pas dire l’historien tout court » 46, lisent enfin Weber. « Historiens et économistes sont faits pour se compléter et pour collaborer ainsi à l’œuvre commune – ce qui ne va pas,

44. M. Halbwachs, « Les origines… », p. 154. 45. Hauser se définissait comme tel. 46. Pirenne se définissait comme « pur historien ».

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Le moment propice (1925-1936) naturellement, sans quelques heurts et sans quelques frottements » 47. Or, ce point de vue est inspiré de l’américain Frank H. Knight, usant d’un jeu de mots difficile à restituer en français : « Sombart and Pirenne in spite of all complements (where they cannot compliment!) each other » 48. Cette volonté de réconcilier Pirenne avec Sombart et Weber est un topos déjà ancien d’une lecture anglo-saxonne de cette tension intellectuelle, et qui dépend en grande partie de la lecture des stages de Pirenne qui, dans leur version anglaise, ont été épurés des critiques à l’égard des penseurs allemands. S’ils s’étaient référés à la version française et s’ils avaient eu connaissance des notes intimes de Pirenne, ils auraient perdu tout espoir de médiation ! Sée analyse les causes sociales et politiques de cette « mentalité capitaliste ». Il pense que les « idées nouvelles » qui affluent prioritairement vers les villes, où une partie de l’artisanat s’est convertie au protestantisme, peuvent être corrélées au fait même qu’il s’agit de minorités religieuses. Là, il émet une remarque typiquement historienne : cet isolement favorise un phénomène internationaliste. Par conséquent, ces minorités sont davantage exposées aux « idées nouvelles » venues d’autres espaces géographiques dans la mesure où elles entretiennent des contacts avec ceux-ci. Elles y ont laissé des parents, des connaissances, des relations d’affaires. Émile-G. Léonard essentialisera ce caractère minoritaire que Weber avait vite évacué. L’internationalisme personnel de Sée doit y trouver son compte, dans un climat où la SDN n’a pas encore donné de grands signes de faiblesse 49. Ces puritains, en entretenant des « relations les uns avec les autres […] prennent une tournure d’esprit en quelque sorte internationale » 50 et leur conduite économique peut être non seulement influencée par le facteur religieux mais aussi par des pratiques courantes dans d’autres espaces, qu’ils relèvent ou non de la religion. Sée voit dans la solidarité des quakers, qui ont très tôt porté un message pacifiste, des traits de ce qui deviendra le socialisme.

47. H. Sée, « L’œuvre… », p. 124-131. 48. F. H. Knight, « Historical and Theoretical Issues in the Problem of Modern Capitalism », Journal of Economic and Business History 1 (novembre 1928), p. 119-136. 49. En 1927 il n’est question que d’« esprit international », si bien que cette expression sera utilisée pour nommer une revue, précisément lancée cette année-là par la Dotation Carnegie (International Mind) et dont James Shotwell est le directeur. 50. H. Sée, « Dans quelle mesure… », p. 61.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Contre le sens historique : l’imprévisible Que conclure ? Au fond, Sée a envisagé la thèse de Weber comme un cas d’étude lui permettant de nourrir ou d’éprouver son projet plus général. Il s’était donné pour objectif la construction d’une véritable épistémologie historique, au cœur de laquelle la question de la causalité serait centrale. Ne sommes-nous pas à une époque où une des historiographies les plus visibles est celle par laquelle l’histoire contemporaine connaîtra ses premières entrées académiques, à savoir l’éclaircissement des responsabilités de la Première Guerre mondiale ? Quelles en sont les causes profondes et immédiates ? Explorer la manière dont Max Weber l’envisage n’est-il pas un moyen, pour un historien français de 1927, de comprendre les idées intellectuelles sous-jacentes de cette Allemagne d’avant 1914 ? Bien sûr, et cela pourrait en faire un lecteur de qualité contestable, si l’on admet que Sée n’a pas saisi les subtilités de la thèse. Cet auteur semble surtout intellectuellement soulagé que Weber, avec des conclusions qui lui parlent davantage que celles de Sombart, contribue à porter une contradiction au matérialisme historique 51, à un sens de l’histoire, à des lois historiques. La complexification que proposent ces penseurs permet de relativiser la parole marxiste mais aussi une eschatologie catholique, telle que celle de O’Brien. Celle-ci ne convient pas davantage à ce libre-penseur devenu avec l’âge un moraliste en quête de modération (chacun a « une part de vérité ») – quitte à ce que ce Breton se fasse très « Normand ». Ce goût poussé de la mesure a-t-il été suscité par la crainte d’entrer dans une polémique dans laquelle il aurait pu se perdre ? On mesure la difficulté et le labeur qu’a représentés l’approche de ce nouveau dossier, en disant tout simplement que cette affaire wébérienne est décidément un « enchevêtrement difficile à débrouiller » 52. •

Plusieurs points sur lesquels Sée bute seront réinterprétés quelques mois plus tard par le premier traducteur étranger de L’Éthique, le sociologue américain Talcott Parsons, dont la version anglaise paraîtra en 1930. Il n’est pas lieu de revenir sur l’influence qu’a eue cette lecture de Parsons, aux côtés des interventions de Marianne Weber dans

51. Auquel il consacre un livre à la même époque. 52. Ibid., p. 68.

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Le moment propice (1925-1936) l’association de certains manuscrits 53, ni même les inévitables débats auxquels elle a donné lieu 54. Étudiant à la London School of Economics, Parsons n’a pas entendu parler de Weber par ses professeurs, y compris Tawney, qui sera pourtant un spécialiste du sociologue. C’est à la faveur d’une bourse obtenue pour séjourner à Heidelberg et grâce au soutien de Marianne Weber, qu’il en viendra à la traduction de L’Éthique 55. C’est par Parsons que Weber retraverse l’Atlantique après 1945 et à la suite de ses interprétations, parfois contestées, que l’on verra dans le sociologue un démocrate libéral classique. D’autres jalons de la réception contribueront à éclairer l’interprétation de Weber, comme Johannes Winckelmann, dans les années 1950-1970, qui a préparé le terrain de la publication de la Max Weber-Gesamtausgabe, ou encore Wolfgang Schluchter, qui a assuré dans celle-ci l’édition de L’Éthique en 2014. Parsons, comme Tawney, ont fait office de démineurs pour les historiens français. Ils ont déblayé le terrain d’une pensée à laquelle ils étaient accoutumés. C’est surtout avec Parsons que les chercheurs prennent conscience de certains phénomènes qui, à un siècle de distance, nous paraissent aujourd’hui évidents : 1. le caractère extraordinairement éclaté de l’œuvre de Weber 56 ; 2. la relativisation de l’a priori selon lequel Weber souhaite éclipser Marx (ce préjugé aura la vie dure chez beaucoup d’historiens, pendant des décennies) en misant sur leur complémentarité 57 ; 53. On lui doit la reconstitution de certains textes inachevés de Weber dans Wirtschaft und Gesellschaft. 54. F. Chazel, « Épilogue. Les voies divergentes de la réception de Durkheim et de Weber. Deux parcours contrastés de l’accession au statut de “classique” », dans C.-H. Cuin, R. Hervouet (dir.), Durkheim aujourd’hui, Paris 2018, p. 331-355. 55. T. Parsons, « The Circumstances of my Encounter with Max Weber », dans R. K. Merton, M. W. Riley (dir.), Sociological Traditions from Generation to Generation: Glimpses of the American Experience, Nordwood 1980, p. 38-39. 56. « Unlike Sombart, Weber never developed a unified theory of capitalism ». « He left only a number of fragments ». Voir T. Parsons, « Capitalism in Recent German Literature: Sombart and Weber », Journal of Political Economy 37/1 (février 1929), p. 31-51 (p. 34). 57. Ibid., p. 41 : « The essay in which his view is presented (1904) was intended to be a refutation of the Marxian thesis in a particular historical case by proving that capitalism could only be understood in terms of an ethics which preceded it in time. The interesting thing is that Weber puts the question in this way: that either a materialistic or a spiritualistic interpretation or a compromise between them must be accepted. There is no other way of looking at the problem. Here he is again on common ground with Sombart ».

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français 3. la critique d’une conception de la société qui ne peut être déterminée que par le matériel ou le spirituel et dont la singularité est mise à l’écart chez Weber au profit d’une approche comparative qui cherche les constantes plutôt que les aspérités ; 4. la nécessité de lire L’Éthique autant comme une étude scientifique (Parsons voit en Weber un économiste qui interprète le passé) que comme un témoignage de la crise civilisationnelle de 1900 58.

Sée n’a pas ultérieurement exploité ces réflexions. Il est passé à autre chose. Mais l’intérêt qu’il a témoigné à Weber et à son œuvre, dont l’historicisation nous dit quelque chose de la communauté des historiens français des années 1920, en marge de la réception canonique d’Halbwachs, méritait que l’on s’y arrête. Cinq facteurs susceptibles de favoriser la lecture de L’Éthique (1927-1936) Les années qui courent de 1927 à 1936 représentent un temps fort de l’intérêt suscité par l’étude de Max Weber chez les historiens français. En 1935, Marc Bloch avance que la question des « origines de l’esprit capitaliste » est un « énoncé désormais classique » 59. Plusieurs explications peuvent être mises en avant pour expliquer cette tendance lourde :

58. Ibid., p. 47-50. 59. Marc Bloch s’exprime ainsi dans un compte rendu du livre de son collègue italien Amintore Fanfani (jeune historien de l’économie inconnu, qui deviendra un homme d’État italien, issu de la Démocratie chrétienne, et qui a contribué à la fin des années 1930 à faire voter les lois antisémites), Le origini dello spirito capitalistico in Italia, Milan 1933 (Annales d’histoire économique et sociale 7 [1935], p. 93). C’est pour lui l’occasion d’un point de sémantique élémentaire étant donné que la signification de cet « esprit capitaliste » demeure obscure à l’historien. Il reproche à l’auteur, auquel il reconnaît d’avoir écrit un bon livre, de trop jargonner, de verser dans l’idéologie mais aussi dans certains anachronismes : parler de sujets « précapitalistes » au xiie siècle lui semble une « inadvertance ». La question des sources est également posée par Bloch. Est-il pertinent de dépouiller les testaments des « gros bourgeois » du xiiie siècle qui, à l’article de la mort, sont pris de scrupules par rapport à leur pratique de l’usure ? Cela ne nous dit rien de leur vie. L’historien de l’économie drapière et textile Georges Espinas – très estimé des Annales et associé à Pirenne – émarge aussi aux sources testamentaires pour trouver cet « esprit capitaliste » dans Les origines du capitalisme. I, Sire Jehan Boinebroke, patricien et drapier douaisien (?-1286 environ), Lille 1933.

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Le moment propice (1925-1936) 1) Le contexte de crise économique mondiale qui s’ouvre en 1929 pour parvenir aux rives de l’Europe en 1931 a sécrété une demande sociale particulièrement forte en termes d’explications historiques d’une telle situation. Les historiens sont régulièrement appelés à prendre la plume. Les opportunités sont nombreuses. L’origine du capitalisme n’est plus seulement une question d’histoire mais aussi une question de conscience publique des temps actuels. 2) La légitimité qu’a acquise l’histoire économique depuis une quinzaine d’années dans l’Université française permet de pourvoir à cette appétence. Les années 1930 représentent une grande époque – dont on reverra peut-être une deuxième vague avec le quantitativisme des années 1960-1970 – de l’histoire économique et sociale. Henri Hauser en France, Amintore Fanfani en Italie, Richard Tawney en Angleterre, Henri Pirenne en Belgique, seront les principaux historiens à incarner cette ambiance. Les origines du capitalisme, ses fonctions premières, les facteurs qui l’ont encouragé ou freiné, dans un contexte où la crise de surproduction met clairement en doute les cycles vertueux d’un tel régime économique, attirent l’attention du monde politique, du citoyen cultivé et des universitaires. Un jeune chercheur en histoire médiévale, moderne ou contemporaine qui souhaite avoir le sentiment d’être dans son temps durant les années 1930 peut échapper difficilement à la dimension économique. Cette vague favorise la lecture du sociologue allemand chez certaines jeunes pousses. Une partie de cette vague refluera après 1945, à l’heure où beaucoup d’historiens économistes en herbe, parfois à l’épreuve de la captivité, ont pris conscience de l’importance que revêtaient l’histoire politique et celle des relations internationales. 3) La parution en 1935 de La sociologie allemande contemporaine de Raymond Aron, qui demeure la première introduction fouillée à la sociologie de Weber en France, est un moment marquant. L’a-t-il été pour les historiens ? Rien n’est moins sûr. Philosophe, Aron soutient en 1938 une thèse dont il sortira son Introduction à la philosophie de l’histoire, qui, par certains accents wébériens, suscitera une levée de boucliers de la garde durkheimienne de son jury (où ne figure aucun historien). Il creuse une brèche intellectuelle dans la doxa de sa communauté naturelle. Même si la « respectabilité » philosophique de Weber ne viendra qu’en 1955 avec Les aventures de la dialectique de Maurice Merleau-Ponty, il y eut bien un « moment 1935-1938 ». Rapidement célèbre, La sociologie allemande a été recensée dans les Annales par Halbwachs, qui émettra de vives réserves à son égard. Cela a-t-il porté à conséquence et provoqué un court-circuit entre le livre et les historiens-récepteurs ? 123

L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français 4) Cette période est caractérisée par un faisceau de tensions d’ordre générationnel. C’est l’époque de libérations de chaires-clés au Collège de France, à l’École pratique des hautes études et à la Sorbonne. Une des expressions de ces vastes campagnes de candidatures est le cas de Marc Bloch qui, depuis son poste strasbourgeois, ne candidate pas moins de trois fois au Collège de France de 1928 à 1936, avant d’être nommé en Sorbonne. La chose n’est pas nouvelle. Mais la consolidation de l’histoire économique, de la sociologie et des sciences religieuses depuis le début du xxe siècle a contribué à complexifier le champ. Henri Sée, Henri Pirenne et Henri Hauser ont été trois historienslecteurs, médiatement ou immédiatement, de L’Éthique de Weber. Leurs morts ou départs à la retraite, nichés dans un mouchoir de poche (1935-1936), contribuent à faire de cette période un véritable changement de régime. – Henri Sée n’a laissé aucune postérité. Il meurt en 1936. – Henri Pirenne a formé une école très vivace. Mais elle est avant tout orientée vers l’histoire urbaine, de la féodalité ou des corporations. Quant au capitalisme, qu’il a contribué à faire coïncider avec le marchandage de draps et de textile (Georges Espinas et Émile Coornaert suivront ce sillage), on peut retenir le nom de Hans Van Werveke 60. Pour la génération suivante, qui n’a plus été au contact de Pirenne, le nom du louvaniste Herman Van der Wee (né en 1928) est un cas non négligeable dans la lecture de Weber par un médiéviste. Mais cela nous emmènerait trop loin. Une dynamique, sur laquelle je vais brièvement revenir, s’est également esquissée à Liège, ville à laquelle on a voulu appliquer la thèse, comme à Mulhouse, Genève ou Venise. Le collaborateur suisse des Annales, André-Émile Sayous, s’intéressera à cette démarche. Les années 1930 voient éclore plusieurs tentatives d’application de la thèse de Weber. C’est une phase que je qualifierais d’empirique. – Henri Hauser a formé un grand nombre de futurs professeurs bien qu’il soit demeuré étranger à la notion d’école. Son expertise assez rare en ce qu’elle combinait histoire économique, sociale et de la Réforme, donc hautement propice à recevoir l’œuvre de Weber, n’a pas été continuée. Sa chaire en Sorbonne échoit en 1936 à 60. Par la suite, l’école de Gand, en histoire urbaine, avec Adriaan Verhulst, Walter Prevenier et Marc Boone, consacrera de nombreuses réflexions à l’œuvre de Pirenne.

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Le moment propice (1925-1936) Marc Bloch. Bien que bon connaisseur du sociologue, il ne peut être considéré comme un lecteur majeur. Labrousse lui succède et ensuite Pierre Vilar : l’histoire quantitative, l’évolution des prix seront à l’honneur. L’histoire économique et monétaire de la Catalogne ne sera pas, pour ces deux historiens marxistes, un terrain de réflexion wébérien. Comme l’a justement écrit un de mes collègues : « À l’époque où Hauser achevait sa carrière, Lucien Febvre s’imposa comme le grand moderniste de l’Université française » 61. Febvre avait des points de convergence et de divergence avec Hauser, dont un, important : ils voyaient certes tous deux une évidente modernité au xvie siècle, mais, là où le premier estimait qu’elle devait être abordée sous la forme d’une expérience intellectuelle qui soit une plongée dans ce temps, le second, qui ne rechignait pas à cette démarche, était habité, encore plus après 1918, par la nécessité de tirer de ses études une utilité politique et sociale. En ce sens, en commettant un anachronisme assumé, Hauser préfigure ce que l’on appelle aujourd’hui, dans le financement de la recherche fondamentale, le si convoité « impact sociétal ». Febvre, lui, était en quête d’un nécessaire exotisme de la pensée. Au Collège de France, deux chaires sont susceptibles de concerner le spectre des réflexions de Weber. Celle d’histoire des faits économiques et sociaux, tenue de 1912 à 1932 par Marcel Marion, qu’Hauser avait briguée, aurait été la plus idoine. Faute de tout intérêt de Marion pour la question et à la suite de l’éclipse de la chaire de 1932 à 1954, avant de revenir à un économiste pur jusqu’en 1975, la fonction de sociologie économique que l’on aurait pu espérer d’un tel espace devait totalement disparaître 62. Un autre espace eût pu être

61. N. Le Roux, « Histoire moderne », dans Y. Potin, J.-F. Sirinelli (dir.), Générations historiennes…, p. 548. 62. La chaire de sociologie que Pierre Bourdieu inaugure en 1981 mériterait, dans son rapport à Weber, une étude subséquente à la nôtre (le sociologue n’est pas mentionné dans sa leçon inaugurale) non sans compter celle qu’Aron se voit octroyée en 1971. Fernand Braudel, avec lequel Bourdieu a toujours eu de bonnes relations, bien que faites de concurrences, surtout lorsque la sociologie devenait une discipline totalement autonome de l’histoire et récoltant un certain succès public, lui avait communiqué sa propre leçon inaugurale comme documentation d’appoint, ou d’exemplum, qui sait, pour écrire la sienne (Pierre Bourdieu à Fernand Braudel, 1980 : BIF, SM, Paris, Fonds Fernand Braudel, MS 8510, Pierre Bourdieu, 1965-1984, no 16). Critique de ses premiers travaux sur l’Algérie, Braudel a toujours donné un « soutien amical » et « confiant » à Bourdieu à la

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français la chaire d’histoire du travail, comme déjà précisé. Tenue de 1907 à 1931 par Georges Renard, sans intérêt pour mon propos, brièvement héritée par un Simiand en fin de carrière, malade, et tout à la publication de son Salaire, il y eut en 1936, à son départ, une ouverture possible à une introduction de Weber au Collège. Il n’en fut rien comme je l’esquisserai. C’est plutôt du côté de Lucien Febvre qu’il faudra regarder. Historien de la Réforme, il bénéficie d’une position dominante au Collège de France depuis 1932, avec une chaire d’histoire de la civilisation moderne 63. Il tente d’agréger la dimension « histoire du capitalisme » à ses travaux. La perpétuation de sa pensée, telle que développée dans son Luther ou l’incroyance au XVIe siècle, permettra de structurer l’histoire des mentalités dont Robert Mandrou, Georges Duby ou Philippe Ariès se feront les principaux promoteurs, et d’où l’on peut attendre une attention à la thèse de Weber. En 1935, Marc Bloch lisant Le origini dello spirito capitalistico in Italia de Fanfani en appelle à l’écriture d’une « impartiale étude de psychologie collective » 64 sur la question. Febvre ne fut cependant jamais un historien de l’économie. Un exemple de ce manque d’aisance : en 1928, en vue de la fondation des Annales, c’est à François Simiand qu’il propose de poursuivre une série d’enquêtes sur la crise des prix au xvie siècle. « Pour ma part, je ne me sens pas les reins assez solides pour me risquer sur un terrain dont j’ai, tout simplement, au cours de mes recherches personnelles, entrevu les frontières : mais je ne saurais être le bon guide qui, entre ces frontières, connaît les sentiers sûrs et résistants… » 65. De leur côté les historiens de la Réforme et leur creuset institutionnel qu’est la Société de l’histoire du protestantisme français opposent une fin de non-recevoir à la thèse. Au-delà de la lecture

VIe section, en vue de la fondation du Centre de sociologie européenne (P. Bourdieu, Esquisse…, p. 47). 63. Il avait proposé en vain en 1928 la création d’une chaire d’histoire du xvie siècle, de la Réforme et de la Renaissance. On lui préféra une chaire de préhistoire (C. Charle, C. Delangle, « La campagne électorale de Lucien Febvre au Collège de France, 1929-1932. Lettres à Edmond Faral », Histoire de l’éducation 34 [1987], p. 49-69 [p. 52]). 64. Marc Bloch, dans les Annales d’histoire économique et sociale 7 (1935), p. 94. 65. J.-P. Rioux, « Une correspondance entre Lucien Febvre et François Simiand à l’aube des Annales », Vingtième siècle. Revue d’histoire 23 (juillet-septembre 1989), p. 103-110 (p. 106).

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Le moment propice (1925-1936) critique et théologique d’Émile Doumergue, c’est à Émile-G. Léonard, dont l’aura dans ce champ est de tout premier ordre, que reviendra de disqualifier la thèse, de manière discrète mais toujours stratégique. 5) La fondation en 1929 des Annales d’histoire économique et sociale a été un moment important de la réception de Weber, bien qu’il ne revienne pas aux historiens d’en assurer la tâche. C’est Halbwachs qu’il faut citer une fois de plus. Au cours des années 1930 et 1950, la revue assure une visibilité aux débats en cours 66 : la discussion serrée entre Hugh Trevor-Roper et Christopher Hill en est une illustration 67. Il serait cependant erroné d’octroyer aux Annales la fonction de révélateur de Weber en France ou de support éditorial qui a permis sa survie au milieu d’un champ de revues immanquablement « traditionalistes », « positivistes », favorisant l’« événementiel » ou quelque obscurantisme intellectuel. Deux revues ont très vite manifesté de l’intérêt pour l’histoire de la Réforme, à savoir la Revue historique, revue du méthodisme de Gabriel Monod, dirigée par Henri Hauser puis Maurice Crouzet, et la Revue d’histoire et de philosophie religieuses. Les historiens français n’ont pas attendu les Annales 66. Que ce soit Tawney et Parsons mais aussi Halbwachs contre Robertson. Voir T. Parsons, « H. M. Robertson on Max Weber and His School », Journal of Political Economy 43/5 (octobre 1935), p. 688-696. Maurice Halbwachs critique le livre vindicatif de Hector Menteith Robertson, Aspects of the Rise of Economic Individualism. A Criticism of Max Weber and His School, Cambridge 1933 (« Une controverse : puritanisme et capitalisme », Annales d’histoire économique et sociale 7 [1935], p. 97). Robertson voyait en effet en Weber et ses épigones en « sociologie religieuse » des personnes « infectées d’une profonde haine du capitalisme », reposant sur des idées religieuses jugées dépassées, « un Moloch d’égoïsme calviniste ». Il conçoit L’Éthique comme une arme intellectuelle qui a été instrumentalisée par des auteurs condamnant le capitalisme et, par voie de conséquence, le calvinisme. L’année précédente, Lucien Febvre avait déjà écrit une petite note sur le livre de Robertson : « Une critique de Weber », Annales d’histoire économique et sociale 6 (1934), p. 515. En deux mots, il trouve le texte excessif, sans le condamner, et estime que considérer comme fortuit le synchronisme entre essor capitaliste et émergence de la Réforme et nier par conséquent toute influence de la religion sur l’économique, « c’est proprement faire au hasard en histoire une place plutôt dangereuse ». Un capitalisme purement né de lui-même ne convainc pas Febvre, qui demeure réservé face au débat. 67. C. Hill, H. Trevor-Roper, « À propos d’un article récent sur Cromwell », Annales. ESC 11/4 (1956), p. 490-494 : « La méthode de M. Hill, écrit Trevor-Roper, consiste en partie, semble-t-il, à m’attribuer des opinions que je n’ai jamais exprimées. Je n’ai jamais dit que le calvinisme était exclusivement une religion de retrait économique » (p. 492).

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français pour s’intéresser à Weber. Sans doute l’ont-ils mieux lu grâce à elles. À partir des années 1960, la consolidation universitaire de la sociologie, surtout aronienne, et la structuration du champ de la sociologie religieuse 68, donnent naissance à deux revues qui porteront la voix des études wébériennes, mais, c’est là une charnière capitale pour mon questionnement, où les historiens de métier ne seront plus en première ligne : les Archives de sociologie des religions et les Archives de sociologie européenne, dont les destinées sont conduites par l’éditeur ayant obtenu le monopole de la traduction des œuvres du sociologue en France, Éric de Dampierre. Parmi les cinq facteurs évoqués, les cinq ouvertures critiques à l’œuvre de Max Weber, retenons-en une qui a failli réussir (Henri Hauser) et quatre sources de troubles dans cette réception (l’affaire d’une chaire d’histoire du travail, les perspectives de Lucien Febvre et de Jean Lejeune, l’opposition de Marcel Mauss et la négligence historienne des travaux de Raymond Aron). Le temps de la vérification empirique Hauser 1927 : une tentative sans lendemain En 1927, Henri Hauser écrit Les débuts du capitalisme. Il est au sommet de sa carrière. À l’observateur d’aujourd’hui, il semble comme un électron académique à la fois libre, indépendant, intouchable mais dont les réseaux politiques, économiques et universitaires connaissent alors peu d’égal. C’est là un paradoxe du personnage. Il est réputé pour s’intéresser aux questions historiques brûlantes, malgré la prudence de ses analyses, toujours fermes et ne laissant jamais le lecteur dans le flou. Dans le classicisme de son allure, il y a quelque chose de doucement révolutionnaire, d’une aristocratie anarchiste ou, du moins, de ce qui pourrait être sa modernité. Partisan comme son vieil ami Pirenne d’une histoire sociale qui avance par bonds, il ne cherche pas à lisser la trame du passé, à dégager les grandes constantes qu’un de ses élèves, Fernand Braudel, cadrera dans son fameux « temps long ». Il est attentif aux moments propices à l’émergence de certains phénomènes. Lorsque Weber dit que la conduite de vie des puritains anglais

68. Jean Séguy, François-André Isambert, avec le concours du philosophe JeanMarie Vincent.

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Le moment propice (1925-1936) de la fin du xviie siècle a contribué au développement d’un esprit de capitalisme, il n’y voit pas une abstraction anachronique, anecdotique ou un jeu de l’esprit. Non. Cela l’intéresse beaucoup. Tenant à bonne distance, à la fois cordiale mais impériale, l’équipe des Annales 69, il n’en est qu’un compagnon de route, approbatif quant au fond mais pas quant au style, trop vindicatif et parfois destructeur. Camille Creyghton souligne cette curieuse « exception Hauser » 70. Hauser a tout du constructeur. Il a connu Febvre à Dijon avant 1914. Les deux hommes s’estiment beaucoup. Lorsqu’il a fallu pourvoir sa chaire, Hauser a suggéré très diplomatiquement plusieurs candidats, ayant chacun leur spécialité, dont Marc Bloch 71, qui fut élu. Ses deux cadets ont reproché à l’historien d’être un « polygraphe » recyclant ses textes, de « vouloir être toujours de tout », « de se faire la mouche du coche » 72. Lorsqu’il entreprend Les débuts du capitalisme, il compte consacrer un sous-chapitre aux « idées économiques de Calvin », qui nourriront une très vaste historiographie et qui fut un de ses fameux « recyclages » 73. Là, il propose une lecture originale et synthétique 69. Il est le seul sorbonnard à s’abonner à la revue dès le premier numéro. 70. « Dès sa leçon inaugurale strasbourgeoise [celle de Febvre], on perçoit des tensions entre sa vie [celle de Febvre] telle qu’il la présente et telle qu’elle a été. Ces tensions se reflètent dans les Annales, où le manque de reconnaissance de Febvre envers les historiens plus âgés contraste, par exemple, avec la présence d’Henri Hauser dans le comité de rédaction » (C. Creyghton, Résurrections de Michelet. Politique et historiographie en France depuis 1870, Paris 2019, p. 251). Le regain d’intérêt éditorial à l’égard de Michelet, pour des raisons diverses, est palpable depuis quelques années. Son influence en termes de conceptions historiographiques et temporelles est de mieux en mieux étudiée. Tout récemment : D. Crouzet, Le XVIe siècle est un héros. Michelet, inventeur de la Renaissance, Paris 2021. 71. Les deux autres étaient Émile Coornaert, qu’il connaissait davantage et appréciait beaucoup, et le contemporanéiste Maurice Baumont. Voir Georges Lefebvre à Marc Bloch, 8 février 1936 (M. Bloch, L. Febvre, Correspondance…, II, p. 488-489). 72. Lorsqu’il entretient, concomitamment à la naissance des Annales, des liens avec la rivale Revue d’histoire économique et sociale, se fait suppléer au CNAM ou participe des « abus des gros universitaires ». En cela, la chose est indéniable, c’est un mandarin bien dans son époque. Voir : Lucien Febvre à Marc Bloch, 29 ou 30 juin 1928 ; 21 septembre 1930 ; octobre 1933 (M. Bloch, L. Febvre, Correspondance…, I, no VIII, p. 28 ; no LXXXII, p. 253 et no CLXII, p. 423). 73. Cette partie de son livre, bien qu’il n’en fasse pas mention, est parue l’année précédente : « À propos des idées économiques de Calvin », dans Mélanges

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français des enjeux intellectuels en présence. Ce qu’il pense de la thèse de Weber, qu’il s’agisse de sa critique ou de son interprétation, est bien de lui. L’empreinte d’une lecture britannique n’y perle pas, ou très peu. Il se différencie de ses prédécesseurs par plusieurs caractéristiques : 1) Il est le premier à concevoir la thèse comme une manifestation intellectuelle historicisable dont l’objectivation peut faire en sorte que l’historien de métier puisse se l’approprier. À la différence de tous ses prédécesseurs (Doumergue, Imbart de La Tour, Goyau, Halbwachs, Pirenne, Febvre ou Sée), il lui apparaît évident d’envisager L’Éthique protestante et l’« esprit » du capitalisme comme un reliquat de toute la théorie qui, au xixe siècle, a prétendu à la supériorité du protestantisme sur le catholicisme. Ce n’est pas seulement l’historien de la « Réformation » qui s’exprime ainsi (après tout, il n’était pas le seul), mais surtout l’observateur critique de l’Allemagne d’avant 1914 74. On retrouve là le caractère « large » des vues d’Hauser 75. Le terme « large » ou broad revenait systématiquement pour décrire la perspective intellectuelle d’Hauser. Et c’est bien de cela qu’il s’agit lorsqu’il mobilise sa connaissance de l’Allemagne telle que vue par Quinet, Michelet, Prévost-Paradol ou Laveleye, en remontant à Charles de Villers qui opposait « à la stagnation, à l’esprit de routine des nations restées ou redevenues catholiques, l’activité, la hardiesse, l’esprit d’entreprise, la richesse, enfin, des sociétés protestantes. Il eût été plus exact de dire : réformées […]. C’est une idée qui a fait son

d’histoire offerts à Henri Pirenne, I, Bruxelles 1926, p. 211-224. Elle sera republiée en 1963 dans La modernité du XVIe siècle (Armand Colin, Paris). 74. À ce titre, comparer les situations, à trente ans de distance, d’Hauser et d’Aron, qui vécut à Berlin de 1930 à 1933, aurait quelque chose de stimulant. 75. Il en sera question lorsqu’il lira son jeune collègue Aron. Se connaissaient-ils ? Je ne peux pas en dire plus. Hauser a suivi certains travaux de son cadet, notamment le pavé dans la mare que fut son article paru dans la Revue de métaphysique et de morale, « Réflexion sur les phénomènes économiques français ». Il s’agissait d’une remise en cause de la politique économique du Front populaire. Hauser, dont Aron avait recensé l’année précédente La paix économique (Zeitschrift für Sozialforschung 5 [1936], p. 318-319), y verra « une courageuse étude ». Il était en effet plus qu’inhabituel qu’un philosophe s’exprime sur des questions économiques actuelles – cette réflexion bat en brèche l’unanimisme qu’Hauser, cet indépendant en toute circonstance, craint plus que tout : « ne fût-ce que pour protester contre la censure occulte que heurte quiconque ne veut pas plier le genou devant les idoles de la tribu » (Henri Hauser à Raymond Aron, 27 novembre 1937 : BNF, SM, Paris, Fonds Raymond Aron, NAF 28060, boîte 209). Il aurait simplement souhaité une étude « plus large ».

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Le moment propice (1925-1936) chemin » 76. Cette inscription de la thèse de Weber dans l’histoire des représentations du xixe siècle – qui contribue à la dédramatiser et à rappeler une vieille idée reçue à ses contemporains et surtout à ses cadets – me paraît le premier élément frappant de sa démarche. En cela, c’est bien Hauser qui considère L’Éthique comme un chapitre de l’« histoire des mentalités ». Hugh Trevor-Roper, dans son Religion, Reformation and Social Change ne dit pas autre chose en 1956 77. Robert Mandrou suivra. Hauser raccroche à ce mouvement intellectuel la thèse de 19041905. C’est à l’appui de souvenirs de jeunesse et de ses premières années de carrière qu’il a écrit ces lignes : « Quand on nous rebattait les oreilles de la “supériorité des Anglo-Saxons”, on commettait une grande confusion entre de très imaginaires entités ethniques et religieuses. Car il se trouve que les deux plus grandes communautés anglo-saxonnes du monde sont en même temps les filles de Genève. De là sont sorties les théories fameuses de Sombart 78 et de Max Weber, de Troeltsch et tant d’autres, qui ont fini par établir cette équation : puritanisme = capitalisme » 79. Il n’est pas nécessaire d’épiloguer sur le fait que cette dernière assertion est fausse. Il ne cite ni les deux articles de 1904-1905, ni le volume de 1920. Et dans l’édition de 1931 des Débuts du capitalisme, il n’est pas fait mention de la traduction anglaise de L’Éthique par Parsons. Absence n’est pas forcément synonyme d’ignorance, mais il est très probable qu’il ait accédé à Weber par plusieurs biais qui témoignent de ses propres intérêts : l’introduction de Richard Tawney au Discourse upon Usury de Thomas Wilson 80, la classique Introduction to English Economic History and Theory de William Ashley, sorte de bible dans le genre 81, et le Calvin de Doumergue.

76. H. Hauser, Les débuts du capitalisme, Paris 1931 [1927], p. 67. 77. Pour la version française de ce livre important : H. Trevor-Roper, De la Réforme aux Lumières, Paris 1972, p. 44 sqq. 78. Hauser se trouve souvent en désaccord avec Sombart : il réfute sa thèse selon laquelle il n’existe pas de formes capitalistes au Moyen Âge, son comparatisme jugé boiteux entre le volume du commerce portuaire d’un port allemand du xvie et un transatlantique du xxe siècle, et salue son élève Jakob Strieder pour avoir su être « infidèle » intellectuellement à Sombart dans son Fugger (H. Hauser, Les origines historiques des problèmes économiques actuels, Paris 1930, p. 5, 9). 79. H. Hauser, Les débuts…, p. 68-69. 80. Texte de 1572, édition de 1924. 81. t. II. The end of the Middle Ages, 3e éd., 1898.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français 2) Une deuxième caractéristique de sa critique de Weber provient de sa formation d’historien et de géographe. Hauser y tenait beaucoup. C’est capital. Il a suivi les cours de Vidal de La Blache à l’École normale 82. Lorsqu’il était à Dijon, il a sensibilisé ses étudiants à l’importance de la géographie pour comprendre les enjeux du monde qui les entourait 83. Il devient un maître de l’analyse de position, comme Lucien Febvre, tandis que les géographes de formation délaissent souvent cet aspect de leur travail. Sous les feux de la critique durkheimienne, ils se sont retranchés dans une approche naturaliste, au détriment d’une autre, nettement sociale, à laquelle Hauser est demeuré fidèle. C’est par la géographie économique, lui permettant d’analyser le potentiel des ressources régionales, et à la suite de ses très diffusées Méthodes allemandes d’expansion économique (1915), qu’il est amené à intégrer le cabinet du ministre du Commerce et de l’Industrie Étienne Clémentel. Celui-ci lui demande de créer des régions économiques de telle sorte que la gestion du pays soit facilitée en temps de guerre 84. Cette prépondérance de l’école française de géographie a été maintes fois soulignée. Elle a influencé des historiens qui, par cette marque profonde de leur formation, ont été sensibles

82. P. Claval, « Henri Hauser et la géographie », dans S.-A. Marin, G.-H. Soutou (dir.), Henri Hauser…, p. 41-69. 83. Au détour du siècle, il contribue à plusieurs manuels de géographie, destinés aux bacheliers ou à l’École navale. Régions et pays de France (écrit avec Joseph Fèvre) illustre bien cette tendance. 84. Ce seront les « régions Clémentel », dont la principale institution d’appui fut les chambres de commerce – là se trouve la trouvaille d’Hauser, qui a réactivé une loi oubliée de 1898, qui donnait à ces chambres un droit de constituer des unions en vue de l’intérêt commun. Ce fut un succès, non suivi d’application après 1918, mais qui est considéré depuis des années comme une première tentative de régionalisation économique. Sa légitimité dans le domaine est reconnue. Au CNAM, il obtiendra une chaire de géographie industrielle et commerciale (L. Badel, Un milieu libéral et européen : le grand commerce français (19251948), Paris 1999, p. 27, 30-31). Dans une note destinée à son ministre, qui sera transmise au président Wilson à l’automne 1918, Hauser suggère que l’entraide alliée soit prorogée sous la forme d’une « Union économique de l’Europe occidentale » (G.-H. Soutou, L’or et le sang. Les buts de guerre économiques des grandes puissances, Paris 1990, p. 768). Il est aussi l’auteur d’un texte, ayant filtré en janvier 1918 dans la presse allemande, demandant que l’approvisionnement de l’Allemagne après la guerre en matières premières dépende des Alliés (G.-H. Soutou, La grande illusion. Quand la France perdait la paix 1914-1920, Paris 2015, p. 274-276).

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Le moment propice (1925-1936) à la thèse de Weber. Georges Duby soulignait qu’« en ces temps déjà anciens, l’école géographique française était à l’avant-garde de toutes les sciences humaines » 85. Et on lira sans étonnement Hauser se dire, en voyant la thèse de Weber : « On ne s’est peut-être pas assez demandé si d’autres causes, qui n’ont rien à voir avec la religion ni avec la filiation des idées, si des causes purement matérielles, géographiques, technologiques, etc., n’étaient pas plus directement responsables de la transformation de la vie et aussi de la pensée économique que la doctrine même de Calvin et de ses sectateurs » 86. En 1979, un autre historien s’exprime. Il a beaucoup revendiqué sa part de géographe, héritée des affinités avec Albert Demangeon. Il fut un élève d’Hauser 87 : c’est Fernand Braudel. L’argument géographique est ici brandi non pas pour nuancer mais pour invalider la thèse de Weber. Il préfère la « géographie rétrospective » à la « sociologie rétrospective » de Weber et Sombart. L’enracinement géographique des civilisations 88 fait en sorte que les religions sont limitées par des contraintes spatiales. Selon lui le « Nord » de l’Europe, protestant, a « reçu » le capitalisme de Gênes – qui était donc une affaire catholique – par suite d’un basculement géopolitique du continent et non par l’opération d’une éthique spécifique qui aurait favorisé le goût d’un gain, signe de salut 89. Plus proche de nous et, il faut le dire, sur un mode particulièrement dégagé de la source documentaire, l’économiste belge Bruno Colmant, s’inspirant des démarches d’Alain Peyrefitte et de Jacques Attali 90, voyant comme Sombart l’origine du capitalisme dans le judaïsme, revient au déterminisme géographique lorsqu’il avance que les capitales protestantes sont souvent des ports 91. Il omet des exceptions notables comme Genève ou Strasbourg, ou même Anvers (après Gênes et Séville), port catholique qui eut son heure de gloire aux xvie et xviie siècles. On peut parler ici de polygraphie. G. Duby, G. Lardreau, Dialogues, p. 95. H. Hauser, Les débuts…, p. 70. Auquel il doit sans doute plus que son silence à son égard ne le laisse supposer. Il en exclut les juifs dans de précédents travaux (F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, II, Paris 1966 [1949], p. 136). 89. F. Braudel, Civilisation…, II. Les jeux de l’échange, p. 507. De manière générale : P. Steiner, « Capitalisme et modernité : l’impasse sur Max Weber », dans Lire Braudel, Paris 1988, p. 133-156. 90. A. Peyrefitte, La société de confiance ; J. Attali, Les Juifs, le monde et l’argent. 91. B. Colmant, Capitalisme européen…, p. 20.

85. 86. 87. 88.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français 3) Le troisième volet de la lecture critique d’Hauser n’est pas moins original. Il permet d’appréhender la conception sociologique de l’usure selon Calvin. Il ouvre des portes. Hauser ne les franchit pas ; on sent qu’il préfère laisser cela à d’autres. Il se contente de donner quelques clés. Son propos traite de la question du rapport de Calvin au prêt à intérêt et à l’usure. Il ne voit pas chez lui un théologien favorable à l’usure, face à laquelle il a montré des « timidités ». Il consent toutefois, si l’on se base sur l’unique source permettant une interprétation ambiguë de l’usure selon Calvin, à savoir sa lettre à Claude Sachins de 1545, à dire que le prêt est acceptable s’il est accordé aux pauvres 92. On revient à la doctrine calvinienne classique selon laquelle la marchandise ne peut être « de soi condamnée » pourvu qu’elle soit profitable à la république. La théorie médiévale des richesses licites ne dit pas autre chose. « Alors, ajoute Hauser, que reste-t-il du soi-disant rapport entre le calvinisme et l’évolution capitaliste ? Malgré des nuances, Weber, Troeltsch et Doumergue s’accordent sur ce point : Calvin, comme Luther avant lui, mais avec plus de rigueur logique que Luther, déplace la notion du salut ; il le fait sortir du cloître pour la mettre dans la vie de tous les jours, il l’enlève à l’existence contemplative pour la donner à l’existence active » 93. Associer Doumergue et Weber ne manque pas d’esprit œcuménique ! Les « nuances » évoquées furent en fait ressenties par les protagonistes comme de vraies lignes de fractures. Il n’en demeure pas moins qu’Hauser trouve un véritable intérêt à la démarche wébérienne, en prenant garde de ne pas se prononcer sur elle. Il demande qu’elle soit éprouvée et ouvre les portes à une application plus empirique de sa thèse au champ historique des années 1930. Le phénomène social sous-tendu par la métaphore de la « cage d’acier » ne lui paraît pas saugrenu : « Le dédain du pauvre qui est, en définitive, ces pécheurs à qui la grâce a manqué, la satisfaction intime du gros capitaliste qui se croit un “receveur de Dieu”, bref le pharisaïsme souvent répugnant des sociétés puritaines a pu sortir de cette discipline calvinienne, si éloignée dans son essence de tout laxisme, si peu encline à mettre des coussins sous les coudes des pécheurs » 94. Dépassant le caractère désincarné d’Henri Sée, qui eut toutefois le

92. H. Hauser, Les débuts…, p. 71. 93. Ibid., p. 73. 94. Ibid.

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Le moment propice (1925-1936) mérite de « transmettre » précocement Weber aux historiens, et l’anti-sociologisme de Pirenne, Hauser propose en 1927 la première lecture historienne, profonde, incarnée et animée de ce que je qualifierais de scepticisme bienveillant. Comme le dira un de ses biographes : « Il n’a pas l’ambition abstraite d’un Max Weber, ni le sombre pessimisme de ceux qui croient au crépuscule de l’Occident » 95. Ceci ne contribue pas à désamorcer les a priori de ses collègues. Le chartiste Georges Bourgin recense Les débuts du capitalisme, qui « apporte une contribution critique de valeur à la thèse si curieuse qu’a présentée l’historien et sociologue 96 Max Weber sur les rapports du puritanisme et du capitalisme » 97. « Curieux ». En un mot, voilà condensé le caractère inassimilable du sociologue pour beaucoup d’historiens. Coornaert, insensible aux modes Le décès de Simiand, dont l’enseignement ne fut pas situé sous les auspices de Weber 98, laisse vacante la chaire d’histoire du travail du Collège de France. Dans l’esprit de Simiand, son successeur naturel était Maurice Halbwachs, dont la seule manière de rejoindre Paris semblait une telle élection. Ce dernier ne postule pas (il sera élu en 1944) et conserve le poste qu’il vient d’obtenir à la Sorbonne 99. C’est là un acte manqué. Marc Bloch est aussi candidat, en concevant la chaire comme d’« histoire économique » 100. Il retirera sa candidature, étant aussi assuré d’une charge à la Sorbonne 101. Émile Coornaert, un profil

95. P. Claval, « Hauser, Henri… », p. 645. 96. Comme on le voit, à chacun son Weber à cette époque : tantôt économiste, tantôt sociologue, tantôt historien, tantôt plusieurs à la fois. 97. G. Bourgin, Compte rendu…, p. 128. 98. Aucune mention de lui dans sa leçon inaugurale par exemple ; une seule de Sombart : F. Simiand, L’histoire du travail au Collège de France. Leçon d’ouverture donnée le 3 décembre 1932, Paris 1932. 99. Maurice Halbwachs à Marc Bloch, 17 janvier 1936 (M. Bloch, L. Febvre, Correspondance…, II, p. 482). 100. Marc Bloch à Alexandre Moret, 16 janvier 1936 (ibid., p. 481). 101. Sur les rangs, on retrouve l’historien du mouvement ouvrier Édouard Dolléans, Bernard Lavergne, économiste spécialiste de la coopération enseignant à Lille, le juriste Maxime Leroy, polygraphe, membre de la Ligue des droits de l’homme, ayant écrit sur Saint-Simon, Wilson, Descartes et la CGT, dont les chances ne sont pas négligeables.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français atypique, est aussi candidat. Historien du commerce de la draperie au Moyen Âge mais aussi des corporations 102, c’est un élève de Pirenne, de Lot et d’Hauser, qui défend ses chances 103. Il est présenté à l’assemblée des professeurs le 29 mars 1936, en jouant sur la corde sensible. Issu d’une famille nombreuse de la Flandre française, il a « été initié dès son enfance à la vie des travailleurs à laquelle il devait consacrer son activité scientifique » 104. Durant cette séance, une lettre de Pirenne, louant l’œuvre du candidat, est lue publiquement 105. Cet homme que Febvre considère comme « un type dénué de talent », « flamingant et catholique », et paradoxalement « très parisien », qui « ni par son orientation de travail, ni par le caractère, […] n’est des nôtres », est élu, soutenu par la frange catholique des électeurs, les « talas » et par l’EPHE 106. Cette élection d’un outsider est vécue comme un véritable petit séisme qui trouble les plans de carrière de beaucoup de monde 107. À cela s’ajoute un décalage social entre Coornaert et ses collègues : Halbwachs, qui lui rendra visite pour postuler à son tour, synthétise cette impression :

102. Sa thèse d’État portait sur La draperie-sayetterie d’Hondschoote (XIIIeXVIIIe siècle) et L’industrie de la laine à Bergues-Saint-Winoc (XIVe-XVIIe siècle). Il avait paré à tout soupçon pouvant l’accuser d’adhérer au corporatisme fascistophile, dans un livre portant sur Les corporations en France avant 1789, paru en 1939. 103. Assemblée des professeurs du Collège de France, 29 mars 1936 (Archives du Collège de France, Paris, 16 CDF 77, Émile Coornaert ; François Simiand (18731935). Chaire d’histoire du travail [1932-1935]). 104. Rapport de M. Alexandre Moret sur les titres de M. Émile Coornaert, candidat à la chaire d’histoire du travail (ibid.). 105. Cela contribue à le rendre inassimilable aux Annales, ne pouvant digérer ce blanc-seing d’outre-tombe de la part de leur référence principale à l’endroit d’un collègue pour lequel leur mépris est total. Sur Émile Coornaert, on se reportera à : J. Schneider, « Notice sur la vie et les travaux de Émile Coornaert, membre de l’Académie », Comptes rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres 126/1 (1982), p. 114-124 ; J. Craeybeckx, « Émile Coornaert (18861980) », Revue belge de philologie et d’histoire 59/4 (1981), p. 1043-1047. À cette amertume s’ajoute que Coornaert s’était imposé face à Bloch à l’EPHE, en 1931, avec le soutien de Pirenne, qui aura le sentiment d’avoir commis une bévue, étant donné qu’il ignorait la candidature parallèle de Bloch. Voir Lucien Febvre à Marc Bloch, 5 juillet 1933 (M. Bloch, L. Febvre, Correspondance…, I, no CXLIX, p. 396). 106. Étienne Gilson, Antoine Meillet et Sylvain Lévi. 107. Lucien Febvre à Marc Bloch, 28 mars 1936 ; réponse du 30 mars 1936 (M. Bloch,

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Le moment propice (1925-1936) Coornaert est un médiocre. Marc Bloch, battu par lui aux Hautes Études, n’en revenait pas. Il a fait quelques recherches érudites sur les corporations au xve siècle. J’ai été le trouver un soir à la sortie de son cours aux Hautes Études, et nous sommes descendus dans la galerie Richelieu. C’est la première fois que je le voyais. Il a un fort accent belge, rien de caractéristique par ailleurs. Démocrate-chrétien, et actuellement très résistant, mais bon catholique, et tenant à ce qu’on subventionne les écoles libres 108.

Professeur dans l’enseignement secondaire jusqu’en 1931 (il est né en 1886), il subjugue et agace plusieurs de ses collègues, qui le considèrent comme un « arriviste » 109. Ces piques viennent principalement des Annales, où l’historien demeurera non grata 110. Dans son grand âge, il a écrit des souvenirs, publiés discrètement, qui ne manquent pas d’intérêt si l’on veut disposer d’un autre son de cloche historiographique qu’une certaine vulgate consacrée 111. Il avait contesté l’efficience d’une modernité propre au xvie siècle « avant Lucien Febvre » 112 et conservait le culte de Pirenne. Il faut

L. Febvre, Correspondance…, II, no CCCLXXXIII, p. 411 ; no CCCLXXXIV, p. 413). Bloch parle d’un « camouflet sur ma joue » à propos de l’élection de Coornaert (Marc Bloch à Lucien Febvre, 16 mai 1936 : ibid., no CCCLXXXIX, p. 428) 108. M. Halbwachs, « Ma campagne au Collège de France », Revue d’histoire des sciences humaines (1999/1), p. 199-200. 109. Terme de Georges Lefebvre : Georges Lefebvre à Marc Bloch, 31 décembre 1935 (M. Bloch, L. Febvre, Correspondance…, II, p. 47). 110. Ainsi que dans d’autres cénacles, d’abord par Febvre puis par Braudel (comme lui, il a participé à la création de l’université de Sao Paulo en 1934. Voir Émile Coornaert à Albert Demangeon, 8 août 1934 : « En pleine expérience, de tous les points de vue… Elle est fameusement intéressante. Arrivés le 10 juin, nous avons commencé à travailler le 16 juillet. Cette Faculté est un produit de la magnifique audace de ces sympathiques Américains du Sud : ni bibliothèque, ni laboratoires, comme auditoires : avocats, médecins, professeurs, journalistes, ingénieurs, étudiants et auditeurs libres ; mais la route – la piste – est tracée et une caravane passe. L’œuvre est curieuse et sera certainement féconde » [Bibliothèque Mazarine, Paris, Fonds Demangeon-Perpillou, MS 40 : Lettres d’Émile Coornaert]). 111. Sur les Annales : « Lucien Febvre y mania maintes fois avec verve une alerte férule qui fit froncer maints sourcils, des épigones zélés, avec moins de souplesse. On y ouvrait un embranchement sur la voie devenue traditionnelle des historiens, à l’égard de laquelle on tint à marquer ses distances ». On y tua l’érudition pour l’érudition, « cette sœur » malmenée (É. Coornaert, Destins…, p. 85). 112. H. Dubief, « Émile Coornaert (1886-1980) », Revue d’histoire moderne et contemporaine 27/4 (octobre-décembre 1980), p. 686-688.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français trouver là une des causes de sa défiance à l’égard de la sociologie ou de toute intervention de Weber dans ses recherches. L’exploitation capitaliste des ouvriers à domicile les avait rendus très sensibles au message calviniste, autour de 1560, et c’est dans la région du Westhoek, là où il est né, que la crise iconoclaste a fait irruption. Doit-on aussi attribuer cette frilosité à l’égard de Weber à son catholicisme profond, dans un courant marginalisé par la condamnation de Pie X, Le Sillon de Marc Sangnier ? On retrouve sous sa plume les griefs classiques à l’encontre d’un Weber anachronique 113. Lorsqu’il recense le Kalvinismus und Kapitalismus de W. F. Van Gunsteren, on sent sa lassitude à l’égard des tentatives historiennes d’application de la thèse de Weber : La question posée par Max Weber n’est pas encore résolue… Voici un nouvel essai de mise au point, qui veut tenir compte surtout de l’expérience économique des temps modernes aux Pays-Bas. À vrai dire, l’ouvrage est de tendance nettement généralisatrice, volontairement sociologique et l’histoire des Pays-Bas y est quelque peu diluée. Nous sommes ici dans le domaine de la philosophie, même de la théologie, plus que de l’histoire concrète 114.

Bien qu’il ne s’oppose pas frontalement au sociologue, il suit passivement l’auteur disant que l’éthique protestante s’est dissoute depuis les Lumières, le positivisme et un marxisme qui lui donna le coup de grâce. À la même époque, lisant le Cattolicesimo e protestantesimo de Fanfani 115, il se fait plus précis. Son agacement face à l’effet de mode wébérien chez de jeunes chercheurs en histoire est palpable. En croyant discréditer Weber, il salue un travail qui « montre que la formation du capitalisme n’est pas liée essentiellement à la révolution religieuse du xvie siècle. La thèse en est que la doctrine catholique à l’égard de l’activité économique a été constante. Déjà contenue dans les écrits de Saint Paul, des Pères, des Docteurs, elle a été systématisée par Saint Thomas d’Aquin » 116. Son ton devient plus clair lorsqu’il s’agit de cette mode en elle-même et, surtout, du flou d’ordre

113. Réflexions d’Émile Coornaert, dans les Annales. ESC 1/2 (1946), p. 169-177 (« Une capitale de la laine : Leyde »). 114. É. Coornaert, Compte rendu [W. F. Van Gunsteren, Kalvinismus und Kapitalismus, Amsterdam 1934], Revue d’histoire moderne 12/28 (1937), p. 27. 115. Dont la tendance politique est celle du recenseur. 116. É. Coornaert, Compte rendu [A. Fanfani, Cattolicesimo e protestantesimo nella

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Le moment propice (1925-1936) sémantique qu’elle génère ; qu’est-ce que l’esprit du capitalisme ? Febvre et Hauser tenteront d’y mettre bon ordre. Beaucoup d’historiens parleront plus volontiers de « mentalité » que d’« esprit ». On retrouve la voix de son maître Hauser dans cette sortie, le Hauser se souvenant du temps de la théorie de la supériorité protestante : Ce qu’il dit et du capitalisme et de l’esprit capitaliste est incontestablement vrai. Mais ces notions dont on nous rebat les oreilles, nous voudrions bien en voir une bonne fois les contours. En ce qui nous concerne, d’ailleurs, nous inclinons à croire qu’il est vain d’en vouloir donner une définition unique : les points de vue proprement économique, moral, social et politique nous donnent des aspects qu’il y a lieu de distinguer ; et au cours des siècles les mêmes tendances foncières ont donné lieu à des faits diversement nuancés, sinon différents. Précisément, M. Fanfani, qui considère l’esprit capitaliste comme un fait stable – et de son point de vue peut-être n’a-t-il pas tort – tient-il assez compte de ce mouvement, de cette vie qui est le fond même de l’histoire 117 ?

Coornaert ne cache pas sa sympathie pour le livre de Robertson, The Rise of Economic Individualism. Il a été considéré comme une volonté caricaturale de montrer que sa critique du capitalisme est susceptible d’être récupérée par des critiques du calvinisme. Coornaert ne cachait pas non plus son aversion pour les Pays-Bas protestants, qui avaient souhaité, durant le régime hollandais (1815-1830), imposer à sa Flandre l’Algemeen Beschaafd Nederlands 118 mais aussi un esprit de capitalisme dont les conséquences sociales lui étaient toujours apparues, par son vécu personnel, comme la source de nombreux maux. Enfin, l’histoire religieuse, malgré sa foi, ne fut jamais présente dans ses travaux 119. En contraste, à la même époque, certaines

formazione storica del capitalismo, Milan 1934], Revue d’histoire moderne 11/24 (1936), p. 379. 117. Ibid. 118. Une langue néerlandaise normée, jugée pure, à l’encontre d’une Flandre peuplée de dialectes. 119. Coornaert, ancien combattant de 1914-1918, patriote français, ne vivait ni en bourgeois ni en libre-penseur libéral, mais en démocrate-chrétien, jadis séduit par l’abbé Lemire. Il est impliqué après 1945 au sein du syndicat de l’Éducation nationale avant d’être déçu par l’évolution du MRP, dont beaucoup de ses amis étaient membres.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français réflexions portant sur l’industrie textile souhaitent éprouver la thèse de Weber, comme celle d’Henry Laufenburger dans son Cours d’économie alsacienne 120. Après ses années de Résistance, une certaine estime revint à Coornaert, mais sans plus. Vivant près du Panthéon, au septième étage d’un bel immeuble Art Nouveau de la petite rue Paillet, il est demeuré fidèle à ses attaches flamandes, évacuant d’un geste de la main l’œuvre de Max Weber. Et ceci malgré son potentiel 121. Tel n’était pas son goût, sa conviction ni sa tendance. Il est retraité en 1957. Sa chaire a été muée en « Démographie sociale ». Pour Febvre, « c’est Marx » Dès les années 1920, Lucien Febvre marque un intérêt périodique pour la problématique capitaliste et, par voie de conséquence, pour la réception wébérienne. Aucun de ses travaux ne tourne autour de la thèse. Certes, lorsqu’il lit la réflexion d’Étienne Juillard sur l’industrie de Mulhouse au xviiie siècle, il approuve l’application convaincante de la thèse, sans vraiment y apporter sa propre lecture : Il a mis en jeu la mentalité des fabricants mulhousiens. C’étaient des calvinistes. Et donc : acharnement au travail ; austérité de vie ; volonté tenace d’accroître chaque jour leur puissance, pour glorifier Dieu par l’épargne. Nous revenons à Max Weber. En fait, il n’est pas douteux que « l’atmosphère de cette grande caserne de vertu manufacturière » que fut Mulhouse à partir de la fin du xviiie siècle explique

120. Paul Leuillot y voit une vérification des origines puritaines du capitalisme et même, combinées dans un œcuménisme avec Sombart, d’une origine juive… : P. Leuillot, Compte rendu dans les Annales d’histoire économique et sociale 3/9 (1931), p. 141-145 de H. Laufenburger, Cours d’économie alsacienne, I. Les bases matérielles, morales et juridiques, Paris 1930. 121. Il a par exemple consacré de longs volumes à des questions très propices : « Dès 1936, une étude sur “grand capitalisme et économie traditionnelle à Anvers au xvie siècle” indiquait la direction que prenaient de nouvelles recherches ; à la vérité, elles suivaient le courant commercial qui menait vers le débouché des activités textiles de la Flandre » (J. Schneider, « Notice sur la vie et les travaux d’Émile Coornaert, membre de l’Académie », dans Comptes rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres 126/1 [1982], p. 120). Là, il met en doute la modernité de l’économie anversoise de la Renaissance. En 1961, il publie en deux volumes : Les Français et le commerce international d’Anvers, fin XVe, début XVIe siècle.

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Le moment propice (1925-1936) en grande partie le succès exceptionnel remporté par ses fabriques. Et Juillard reprend toutes ces explications, pèse, critique, approuve judicieusement 122.

La « mentalité » est bien là. Mais d’avis personnel de Febvre sur la question, nous n’en aurons pas. Pour lui, qui ne peut se détacher de ses amitiés durkheimiennes, celui qui a vraiment posé le problème du rapport entre le capitalisme et la Réforme, non seulement de la manière la plus « juste » mais aussi de manière « inaugurale », c’est Marx : « L’ample, le puissant problème des rapports du capitalisme et de la Réforme – ce problème qui a fait naître tant de solutions partielles et qui continue à dresser devant nous tant de points d’interrogation –, qui l’a posé le premier ? N’hésitons pas à répondre : c’est Karl Marx » 123. Il évacue rapidement Weber : Et j’entends bien que beaucoup se sont attelés, depuis lors, à le résoudre. Je n’ignore pas Max Weber, ni Troeltsch, ni, proche de nous, Henri Pirenne. Les retouches qu’ils ont apportées à l’énoncé primitif, les précisions qu’ils ont fournies, les solutions qu’ils ont proposées, elles firent un bel ensemble, un beau témoignage de ce que peut le labeur collectif des savants s’aidant l’un l’autre, s’appuyant l’un sur l’autre. Mais l’initiateur, celui qui, pour la première fois, a de sa main puissante lié avec des faits économiques par lui devinés plus encore qu’analysés, des faits politiques, intellectuels et religieux que tous, avant lui, considéraient comme autonomes et à qui, en tout cas, tous auraient d’instinct subordonné l’économie, celui-là, sans erreur ni hésitation possible, c’est Karl Marx 124.

Comme interpréter cette sortie ? Tout d’abord, en voyant que Febvre considère Weber comme un auteur qu’il ne réfute pas, mais qu’il considère comme secondaire. Ensuite, il semble faire peu de cas de l’idée reçue du xixe siècle selon laquelle les protestants étaient supérieurs aux catholiques en termes de prospérité. Trop évidente, méritait-elle d’être formulée ? Puis, au contraire de beaucoup de ses contemporains. Il n’oppose pas de manière manichéenne matérialisme

122. Compte rendu de Lucien Febvre, dans les Annales. ESC 5/3 (1950), p. 388-389, de É. Juillard, « Étude sur les progrès de la grande industrie à Mulhouse au xviiie siècle » (article paru dans la Revue d’Alsace). 123. « Capitalisme et Réforme », Foi et vie (1934), p. 621-634. 124. Ibid.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français historique et retour au sujet wébérien : il pense au contraire – en cela il correspond à ce qu’un nombre croissant de philosophes et de sociologues avancent depuis quelques années – que Weber s’inscrit bien davantage dans la continuité de Marx qu’on ne l’a souvent dit. Febvre a voulu imprimer de sa marque l’historiographie de l’histoire du capitalisme. Il est étonnant qu’il souhaite confier à Hauser, à l’heure de songer à la fondation des Annales, la section « Modes d’organisation du travail en France avant la Révolution : régime corporatif, compagnonnage, etc. », alors qu’une autre section s’intitule très simplement « Les débuts du capitalisme moderne en France »… que Febvre s’attribue en toute souveraineté. En termes de compétence, un tel champ revenait de manière évidente à Hauser 125. Febvre ajoute que les études sur l’histoire du capitalisme sont peu nombreuses, si bien que Pirenne, dans ses propres travaux, peut se permettre de ne pas citer les études françaises 126. Febvre sent que ce champ de recherche prend de plus en plus d’importance et ne souhaite pas que la part du lion revienne à Hauser, dont il a voulu dé-monopoliser le magistère. Sans grand succès. La mutuelle admiration qui présidait à la relation entre les deux hommes est bien connue 127. Bien qu’il faille modérer cela par un climat de concurrence ou d’émulation intellectuelle (qui s’en étonnera ?) mais aussi de critiques dans un cadre plus privé. Trois obstacles intellectuels : Marx, Durkheim puis Sombart Les historiens ont souvent réduit la démarche de Weber à une « réfutation positive du matérialisme historique » de Marx. Cette tendance a été renforcée par les discours de Lucien Febvre ou Fernand Braudel, fidèles à une forme de marxisme intellectuel (ils ne l’étaient pas euxmêmes) mais conscients qu’ils ne pouvaient décemment taire le nom de Weber. Comme le dira l’auteur d’une thèse monumentale sur La banque protestante sous l’Ancien Régime en France, Herbert Lüthy, 125. « L’histoire des doctrines économiques de l’Ancien Régime à nos jours » serait revenue au juriste de droit des gens Georges Scelle et à l’économiste Charles Rist. 126. Lucien Febvre à Henri Pirenne, 4 décembre 1921, no 3 (B. Lyon, M. Lyon [éd.], The Birth…, p. 7-12). 127. Je remercie chaleureusement Denis Crouzet de m’avoir mieux informé à propos d’Hauser et de sa relation à Febvre (D. Crouzet, « Quand Lucien Febvre racontait sa guerre à Henri Hauser (1914-1915)… Préhistoire d’une conscience de l’histoire », dans M. Barral-Baron, P. Joutard [dir.], Lucien Febvre…, p. 317-364).

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Le moment propice (1925-1936) en 1959 : Weber est « la contre-épreuve de Marx » dans la mesure où il se refuse à déterminer les croyances et les idées par l’économique et le social mais cherche des points de détermination de l’économique et du social par la croyance religieuse 128. Or, on sait depuis longtemps que Weber, sans être un épigone de Marx 129, s’est davantage nourri de lui que construit contre lui. Les motivations psychologiques du capitaliste intéressaient déjà Marx 130. En témoigne un long passage de L’Éthique, où Weber se met à la place de l’analyste marxiste : [Que] les protestants aient pris part à la direction et aux échelons supérieurs du travail dans les grandes entreprises modernes industrielles et commerciales, tout cela peut, sans doute, se ramener en partie à des raisons historiques situées dans un passé lointain et dans le contexte desquelles l’appartenance confessionnelle n’apparaît pas comme la cause des phénomènes économiques, mais jusqu’à un certain point, comme la conséquence de ceux-ci. [De riches territoires de l’Empire] s’étaient justement tournés au xvie siècle vers le protestantisme et les répercussions de ce fait profitent encore aujourd’hui aux protestants dans leur lutte économique pour l’existence. Mais se pose alors la question historique : pour quelle raison les territoires économiquement les plus développés étaient-ils particulièrement prédisposés à une révolution ecclésiale ? […] Certes, l’abandon du traditionalisme économique apparaît comme un facteur qui ne pouvait qu’étayer de manière tout à fait essentielle l’inclination à douter aussi de la tradition religieuse et à se révolter contre les autorités traditionnelles en général 131.

128. H. Lüthy, La banque protestante en France de la révocation de l’édit de Nantes à la Révolution, I, Paris 1959, p. 56. 129. M. Weber, L’Éthique…, p. 30 : « La relation causale est en tout cas inverse de celle que l’on devrait postuler d’un point de vue “matérialiste”. Mais les jeunes années de telles idées sont en général plus épineuses que ne le supposent les théoriciens de la “superstructure” et leur épanouissement ne s’accomplit pas comme celui d’une fleur ». 130. K. Marx, Œuvres, [I]. Économie, I, Paris 1963, p. 1096-1097 : « Le capitaliste de vieille roche flétrit toute dépense individuelle qui n’est pas de rigueur, n’y voyant qu’un empiétement de l’accumulation, le capitaliste modernisé est capable de voir dans la capitalisation de la plus-value un obstacle à ses convoitises ». Voir aussi J.-M. Mayeur (dir.), L’histoire religieuse de la France XIXe-XXe siècles. Problèmes et méthodes, Paris 1975, p. 221 (pages de Jean Baubérot et Claude Langlois). 131. M. Weber, L’Éthique…, p. 6.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Jean Séguy a souligné à quel point le « bouillonnement » des années 1960 132 et le dialogue entre intellectuels marxistes et chrétiens 133 ont permis de ne plus opposer de manière manichéenne les pensées de Marx et de Weber 134. Dans le même esprit de discernement, l’ancien marxiste Emmanuel Le Roy Ladurie a donné une des définitions les plus justes de la thèse de Weber. C’est une des rares fois où un historien a ramassé en si peu de mots la neutralisation de tant de malentendus passés : Il me semble qu’il faut nuancer. Weber ne s’intéresse pas au capitalisme en tant que tel, mais à une certaine forme d’esprit du capitalisme moderne telle qu’elle apparaît en Occident aux xvie et xviie siècles. Il étudie la naissance d’une nouvelle forme de conduite de la vie économique, appuyée en certains endroits par la morale calviniste. C’est une affinité élective, non pas essentiellement un rapport de cause à effet. Sa théorie spiritualiste ne se substitue pas aux considérations matérialistes, mais la complète 135. •

Le caractère politiquement clivant de la thèse de Weber est ici en question. Julien Freund (1921-1993) avait discerné la subversion d’un tel auteur, d’autant plus dans une Université française où l’obédience marxiste avait un important mot à dire. Certains l’envisageaient comme nationaliste, séduit par un pouvoir autoritaire et préparant le terrain, in tempore non suspecto, au régime nazi 136. En 1967, 132. Par les travaux d’Henri Lefebvre, Jean-Marie Vincent, Henri Desroche ou Norman Birnbaum. 133. L’étude de l’œuvre d’Ernst Bloch a été déterminante à ce niveau. 134. J. Séguy, Conflit et utopie, ou réformer l’Église. Parcours wébérien en douze essais, Paris 1999, p. 71. Cette réflexion avait été entamée à la suite de la parution de F. Ferrarotti, L’Orfano di Bismarck: Max Weber e il suo tempo, Rome 1982. 135. E. Le Roy Ladurie, Une vie…, p. 216. 136. Un biographe de Max Weber, Dirk Kaesler (Max Weber…, p. 28), le dit très clairement : « Aux yeux de beaucoup de ses contemporains, l’éclectisme de ses points de vue politiques pouvait passer pour l’expression d’un caractère difficile et porté à la controverse, et le rendait même suspect d’opportunisme. De même, la discussion qui, après sa mort, a tourné autour de son concept de “démocratie hégémonique plébiscitaire” et autour d’une éventuelle “paternité” de l’autoritarisme fasciste, trouve ici son origine ». Freund reconnaît aux sociologues allemands de l’avoir extrait d’une réflexion « somnolente » : « Le premier fut Max Weber qui, après m’avoir délivré de la dialectique hégélienne et marxiste, me fit comprendre que les remous de la société n’étaient pas des contradictions qu’on

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Le moment propice (1925-1936) Jean-Marie Vincent soulignait à quel point ce qu’a dit Marianne Weber à propos de son mari défunt, dont elle faisait un pourfendeur de Marx et de Nietzsche, était favorable à un régime plébiscitaire en 1918. Il soutenait l’émergence de « fortes individualités » 137. Nous savons aujourd’hui à quel point il est erroné de considérer Weber comme faisant le lit du nazisme 138. Freund a lui-même été intégré à cette représentation subversive pour être assimilé, ou se laisser assimiler – par conviction mais aussi par son goût anarchiste d’être inclassable –, à un courant de droite réactionnaire 139. Après avoir soutenu sa thèse chez Raymond Aron sur L’essence du politique 140 et publié en 1966 une Sociologie de Max Weber, il a entretenu avec son maître une riche correspondance. Ce sont les lettres d’un jeune professeur cherchant le dialogue avec un sage, se sentant tourmenté, d’un « tempérament plébéien », isolé et malheureux dans le microcosme de l’université de Strasbourg. Il doute de sa propre discipline, surtout après avoir lu Les étapes de la pensée sociologique qu’Aron publie en 1967 et où il consacre un long chapitre à Weber. Freund cherche à croire davantage en la sociologie, mais, confie-t-il : « J’y crois de moins en moins. Ne s’agit-il pas d’un très grand ouvrage de philosophie sociale (donc de philosophie à la fois politique et économique) plutôt que de sociologie ? Quelle science est la sociologie ? Ce que je fais, est-ce de la sociologie ? » 141.

pouvait résoudre dans une synthèse intellectuelle ou une société sans classe, mais qu’il s’agissait souvent de contraires inconciliables, mais d’antagonismes irréductibles » (J. Freund, « Préface », dans G. Simmel, Le Conflit, Paris 1992, p. 8). 137. J.-M. Vincent, « Aux sources… », p. 62. 138. Voir, à titre indicatif, M. Weber, Œuvres politiques (1895-1919), trad. J.-P. Mathieu, É. Kauffmann, M.-A. Roy, Paris 2004. 139. Les liens chaleureux qu’il a entretenus avec le juriste et philosophe allemand Carl Schmitt (qui fut le juriste officiel du Troisième Reich) n’ont pas contribué à améliorer sa réputation. Une partie de la correspondance entre Schmitt et Freund a été éditée par Piet Tommissen : Schmittiana, II, Bruxelles 1990, p. 31-71 ; IV, Berlin 1994, p. 53-91 et VIII, 2003, p. 27-119. 140. Il devait la mener sous la direction du philosophe hégélien Jean Hippolyte mais à la suite d’un désaccord (le pacifisme de ce dernier ne pouvait souffrir un Freund théorisant qu’il existe toujours un ennemi qui nous désigne), c’est à Aron que revint cette direction. Il y a vite vu un travail « génial ». La soutenance de Freund fut aussi épique que celle d’Aron, près de trente ans plus tôt. Voir P.-A. Taguieff, Julien Freund. Au cœur du politique, Paris 2008, p. 99-100. 141. Julien Freund à Raymond Aron, 10 avril 1967 (BNF, SM, Paris, Fonds Raymond Aron, NAF 28060, boîte 206, Julien Freund).

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Aron était lui-même en « relations intermittentes » avec Schmitt depuis l’après-guerre. Il admire son œuvre. Mais lorsque Freund lui proposera d’écrire un texte en son honneur pour ses quatre-vingts ans, le philosophe décline, pour des raisons évidentes : « En toute franchise, je n’envisage pas de collaborer au volume en l’honneur de Carl Schmitt. Vous savez quelle est mon attitude en ces sortes de questions. Je ne juge personne et je laisse à d’autres le soin de prononcer des condamnations catégoriques. Tout de même, j’ai vécu la période des années 30 et je ne puis oublier le rôle que Carl Schmitt a joué volontairement ou involontairement, consciemment ou inconsciemment » 142. Aron n’a jamais craint d’être franc face à Schmitt 143. Il avait lu « avec profit » Le nomos de la terre, mais ajoutait à son auteur : « Quelles qu’aient pu être, dans le passé, mes réactions à certaines de vos prises de position, telles qu’elles apparaissaient vues de l’extérieur, j’ai toujours eu pour le juriste et le philosophe une grande admiration ». Souhaitant lui répondre sur un mode qui invite à la communauté des esprits, Schmitt lui envoie des vers que Goethe a écrits à propos de Napoléon, en 1812. La réponse d’Aron, d’une cohérence assez étonnante avec lui-même, se passe de tout commentaire. Il rappelle à quel point se positionner dans ce trio était délicat et n’a pas contribué, pour tous les sociologues, à associer la figure de Weber à des références politiquement rassurantes : Les vers de Goethe sont impressionnants, mais dès lors que l’empire continental se confond avec la parfaite tyrannie, je me sens, pour mon compte, converti à la mer 144.

L’empirisme de Lejeune C’est en historien que Febvre s’intéresse au capitalisme, à savoir la notion et l’origine du phénomène – deux aspects qui ne sont pas les objets de L’Éthique. Il ne varie pas de ce que faisait Hauser quarante ans plus tôt 145. Oscillant entre l’agacement de voir ce mot dans l’inti-

142. Raymond Aron à Julien Freund, 17 avril 1967 (ibid.). 143. Sur les liens entre Aron et Schmitt : J.-F. Kervégan, Que faire de Carl Schmitt ?, Paris 2011, p. 59. 144. Raymond Aron à Carl Schmitt, 14 janvier 1954 (BNF, SM, Paris, Fonds Raymond Aron, NAF 28060, boîte 208, Carl Schmitt). 145. L. Febvre, H. Hauser, « Mots et choses… ».

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Le moment propice (1925-1936) tulé d’un nombre croissant de travaux, au risque d’en biaiser la problématisation, et sa volonté d’être le nouveau fer de lance des études en histoire du capitalisme, il consacre en 1939 un cours au Collège de France aux Origines historiques du capitalisme. Là, un jeune auditeur venu de Liège assiste à ses leçons. Jean Lejeune (1914-1979) termine sa thèse de doctorat qui paraît la même année : La formation du capitalisme moderne dans la principauté de Liège au XVIe siècle 146. Son directeur de recherches, Paul Harsin (1902-1983) 147, le recommande afin qu’il soit accueilli aux Hautes Études, au Collège de France et à la Sorbonne. C’est ainsi que, comme le fit Pirenne, Harsin, Léon-Ernest Halkin et bien d’autres, il passe une année à Paris afin de suivre les enseignements de Bloch, Coornaert et Febvre 148. Sa réflexion théorique sur le capitalisme repose sur L’apogée du capitalisme de Sombart, qui demeure le penseur privilégié auxquels les historiens de l’économie aiment se jauger. Jean Lejeune reproche toutefois à Sombart d’attribuer trop au rôle de l’État ou des princes dans l’encouragement au capitalisme, au détriment des marchands 149. Il lui reproche d’hypertrophier le rôle joué par le facteur individuel de l’entrepreneur capitaliste comme force motrice, en sous-estimant la technique ou le système juridique 150. Et, bien sûr, il reproche à Sombart d’avoir présenté le xvie siècle comme le moment d’instauration d’un « ordre nouveau » avec l’avènement du capitalisme. Il existait un capitalisme avant cette période. Lejeune ne croit pas, en suivant cette fois-ci Tawney, qu’il existe, « pas plus à Liège qu’ailleurs », « une morale économique indépendante » de ce que la religion catholique fustige dans l’avarice du riche, l’esprit de lucre ou l’élévation personnelle. Il poursuit sa réflexion en aboutissant à une réfutation sèche de la thèse de Weber. Il lui reproche de ne pas avoir fait un suffisant effort de dépaysement temporel et culturel vers les xvie et xviie siècles. Nous 146. G. Moreau, Les études d’histoire de la Réforme à l’université de Liège, Liège 1975. 147. Qui connaissait beaucoup de monde à Paris, ayant été l’élève de Simiand, non sans entretenir une relation en voie de détérioration avec les Annales. 148. A. Bonnivert, K. Schmidt, « Des Annales à l’étude de la patrie : Jean Lejeune et l’évolution de sa pensée », dans V. Genin (dir.), Une fabrique des sciences humaines. L’université de Liège dans la mêlée (1817-2017), Bruxelles 2019, p. 132. 149. J. Lejeune, La formation du capitalisme moderne dans la principauté de Liège au XVIe siècle, Liège – Paris 1939, p. 43. 150. Ibid., p. 269.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français revoici avec la question de l’exotisme temporel. Il ne peut s’affranchir du regard positiviste et « calculateur » de 1900. Ne pourrait-il pas concevoir qu’un État comme la principauté épiscopale de Liège, dont un prélat catholique dirige l’exécutif, où les « hérétiques » protestants sont fermement persécutés depuis les années 1520, ait toutefois vécu un essor capitaliste important ? Lejeune distingue le respect que les marchands observaient à l’égard de la lettre et de l’esprit de la réprobation ecclésiastique : Cette familiarité avec le mystère, cette impuissance à distinguer le réel de l’irréel, ce goût de l’explication surnaturelle, paraissent aux antipodes du sens calculateur et positif de l’homme d’affaires moderne. Une société qui se refuse à considérer la richesse, le désir de s’élever ou d’élever les siens, comme une finalité, est bien différente de la nôtre. Mais cette morale officiellement anticapitaliste a-t-elle sur les âmes un empire tel qu’elle empêche toutes formes de capitalisme ? Weber semble l’avoir cru. Mais ses syllogismes trahissent plus le sens de l’abstraction que du concret ; c’est un système cohérent et logique qu’il nous offre, non le reflet assurément plus complexe de la réalité. Marchands et financiers paraissent, en majorité, fidèles sinon à l’esprit, du moins à la lettre ecclésiastique ; tuer une poule un vendredi suffit pour déclencher une enquête sur l’observance du maigre. Dans ces conditions, que les bourgeois remplissent, plus ou moins régulièrement, leurs devoirs religieux, qu’ils respectent habituellement les ministres du culte, n’est donc pas pour nous surprendre. Mais, dans le secret de leur conscience, que pensent-ils au sujet de la richesse et des moyens de l’acquérir ? Nous l’ignorons. Les Liégeois du xvie siècle sont peu diserts. Les marchands n’ont laissé que des contrats 151.

Lucien Febvre, qui suivra de près l’avancée de ce jeune collègue estimé pour son style vivant et la fermeté de ses hypothèses, trouvera qu’il a délaissé le monde rural 152 et trop biaisé sa réflexion en fonction du capitalisme seul. Tout est lu par ce prisme. C’est le « héros »

151. Ibid., p. 308-309. 152. Cette remarque de Febvre a-t-elle encouragé des émules ? Non, car ces deux travaux étaient en germe depuis bien longtemps, mais cela peut témoigner à tout le moins d’un sentiment chez beaucoup d’historiens modernistes que la première partie du siècle a beaucoup parlé de l’industrie, du capitalisme, en faisant parfois bon marché de la ruralité : J. Ruwet, L’agriculture et les classes rurales au Pays de Herve sous l’Ancien Régime, Liège – Paris 1943 ; I. Delatte, Les classes rurales dans la principauté de Liège au XVIIIe siècle, Liège – Paris 1945.

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Le moment propice (1925-1936) du livre. C’est devenu un marronnier – alors qu’il y consacre un cours simultanément ! – dont le grand intérêt se situait autour de 1904-1905, correspondant à l’époque du début de ses recherches sur Philippe II et la Franche-Comté, mais aussi de la thèse wébérienne : « La question du “capitalisme” se posait, elle pouvait se poser légitimement pour un jeune historien soucieux d’accorder légitimement avec sa technique les préoccupations qui l’assiégeaient, lui et ses contemporains » 153. Le aujourd’hui de Weber revient dans ces lignes tandis que le sociologue a donné lieu à de nouvelles « idées reçues ». Elles-mêmes contredites, elles constituent un climat de controverses dont Febvre le recenseur se lasse : Aujourd’hui ? Aujourd’hui, la grande bataille s’est livrée. Elle est gagnée. Craignons de trop nous endormir sur les drapeaux conquis. À douze ans, dans leurs livres de classe, nos enfants apprennent déjà, gravement, que « le capitalisme existait au Moyen Âge sous sa forme commerciale » et que « les grandes transformations du xvie siècle lui donnèrent un essor décisif ». Alors, gardons-nous d’enfoncer des portes plus qu’ouvertes. Je vois mal l’élément d’intérêt que la perpétuelle évocation du capitalisme peut apporter à un livre comme celui de Jean Lejeune. Je vois, ou je crois voir, un peu trop, ce que son livre a pu perdre à avoir été conçu presque uniquement en fonction de la machine « capitalisme » 154.

Lejeune retient la nécessité de distinguer la vie spirituelle de la vie temporelle selon la conception de ces marchands du xvie siècle, bien qu’il ne soit pas un historien du protestantisme ni de la religion. Il fait partie de cette vague de chercheurs qui, après la captivité en Allemagne, sont revenus convaincus de la nécessité de comprendre les phénomènes patriotiques, nationalistes, et, devenu professeur à l’université de Liège et politicien libéral, il sera l’historien de référence de la principauté de Liège. Cela dit, dans un article qui est une sorte d’îlot dans sa production – comme pour Pirenne en 1914 – et qu’il rédige en captivité, il revient plus en détail sur la thèse de Weber. Ce travail est le fruit de deux exposés présentés au début de l’année 1939 au séminaire de Bloch, intitulés « La religion et les débuts du capitalisme moderne ».

153. L. Febvre, « L’économie liégeoise au xvie siècle », Annales d’histoire sociale 2 (1940), p. 259. 154. Ibid., p. 259-260.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Il souhaite, comme l’a fait André-É. Sayous pour Genève ou d’autres pour Mulhouse, en vérifier la compatibilité avec le cas liégeois. Que peut-on dégager de cette réflexion ? Passons sur le fait qu’il considère Weber comme un « illustre historien » 155. On ne peut tirer de conclusion de cette énième approximation à ce sujet, qui a été longtemps la règle parmi les historiens. Il parle indifféremment d’« esprit capitaliste » et de « mentalité capitaliste ». Il explicite – il est le seul avec Hauser à le dire clairement – la parenté intellectuelle entre la thèse de Weber et la théorie de la supériorité protestante du xixe siècle en citant William Cobbett, Juan Donoso Cortés, Jacques Balmès, le père Flamérion et, surtout, Émile de Laveleye. Il a sans doute pris connaissance de ce mouvement par ce dernier, étant donné que l’économiste a enseigné dans son université. Il en a donc entendu parler tôt 156. Bien que Lejeune cite les références princeps de L’Éthique, celles de 1904-1905, il est difficile de savoir s’il en a pris connaissance. L’avait-il consultée à Paris avant sa mobilisation ? Il s’oppose à Weber, sans pour autant le discréditer 157 : « On ne peut nier que la morale puritaine ait stimulé l’esprit d’entreprise et la conscience professionnelle ». Mais il n’adhère pas à « certaines déductions » du sociologue. Il réfute le rôle moteur octroyé au dogme calviniste de la prédestination sur l’orientation de la morale, sur une éthique particulière. Certes, le puritain a le devoir de se tenir en élu, d’accomplir son labeur sans répit, de gagner sa vie et d’y voir le signe du salut. Lejeune oppose cependant que ce dogme engendre une autre morale chez les jansénistes français (cet argument était assez courant). Par conséquent, le fait que la prédestination accouche nécessairement de la morale puritaine lui semble incorrect. Comme la plupart des historiens francophones de son époque, il est séduit par la lecture du Religion and the Rise of Capitalism de Richard Tawney – qui a vraiment fait office d’intermédiaire entre Weber et eux,

155. J. Lejeune, « Religion, morale et capitalisme dans la société liégeoise du xviie siècle », Revue belge de philologie et d’histoire 22/1-2 (1943), p. 109. 156. Ibid. 157. Dans un manuel d’histoire médiévale extrêmement diffusé, qui eut un grand succès, considéré comme un classique par un historien comme Georges Duby, l’article de Lejeune est convoqué très rapidement pour évacuer la thèse de Weber, implicitement irrecevable : L. Génicot, Les lignes de faîte du Moyen Âge, Louvain-la-Neuve 1983 [Paris – Tournai 1951], p. 297.

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Le moment propice (1925-1936) bien plus qu’Halbwachs, Sée ou même Aron, grand absent de cette réception historienne. Sa défense d’une pluricausalité du capitalisme, mêlant facteurs sociaux et politiques, a essaimé auprès de lecteurs devenus du coup plus subtils. Enfin, et c’est là que le bât blesse à ses yeux, il y eut non seulement des formes de capitalisme dans l’Église catholique avant la Réforme mais aussi après elle. Il voit dans le cas de Liège un exemple éclatant de l’erreur à laquelle le sociologue est conduit par ses déductions : « Si la thèse de Max Weber était exacte, nul milieu n’aurait été moins favorable au capitalisme que la société liégeoise. Le prince est un évêque » 158. Quant aux manifestations de religiosité populaire où la richesse et l’opulence sont étalées sans complexe, ou au cas du grand capitaliste Jean Curtius, protégeant les capucins, d’une vertu louée par les bons pères, et ne dissimulant pas son appât du gain, de pouvoir, de puissance et d’ambition, ils lui semblent bien peu pris en charge par L’Éthique. C’est même la métaphore de la « cage d’acier » que Lejeune se refuse à appliquer. Un esprit de capitalisme ne s’est pas désolidarisé d’une éthique protestante au fil des xviiie et xixe siècles. La chose n’est pas neuve et processus néfaste ou de « démagification » il n’y eut pas. Déjà au xvie siècle, et peutêtre même avant, il y a une complexité si naturelle qu’elle a échappé à Weber : « Comment ne pas voir dans cette carrière si typique le dualisme que nous trouvons chez tant d’hommes d’affaires modernes : la religion est la religion ; les affaires sont les affaires » 159. Fernand Braudel en fera un de ses arguments massue. Un creux des historiens : la position des sociologues Doumergue patriote et « calvinolâtre », Pirenne réticent et devenu germano-sceptique, Hauser discret et encore touché par l’aveuglement de ses collègues à l’égard de la science allemande : était-il entendu qu’il reviendrait à un sociologue germanophile de Strasbourg d’introduire Weber en France ? Ce genre de chose n’est pas écrit dans les astres. Mais une certaine disposition a favorisé ce phénomène.

158. J. Lejeune, La formation du capitalisme…, p. 113. 159. Ibid., p. 151.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Halbwachs et les agrégés de philosophie La philosophe Catherine Colliot-Thélène, dans son Max Weber et l’histoire, revient sur les conceptions historiques du sociologue. Elle débute sa réflexion sur la pierre d’achoppement disciplinaire 160. Son regard est d’autant plus précieux que les principaux introducteurs en France de la thèse furent des agrégés de philosophie 161. À commencer par Maurice Halbwachs (1877-1945), auteur en 1925 de l’article considéré comme le moment fondateur, mais cependant discret, de ce processus 162. Premier titulaire d’une chaire de sociologie en France, à Caen, puis surtout à Strasbourg en 1919, il est communément considéré comme le premier wébérien de France, parfois objet de convoitise mémorielle. L’école des Annales retient ainsi qu’il a publié en 1929 un « Max Weber, un homme, une œuvre », négligeant celui paru quatre ans plus tôt dans la Revue d’histoire et de philosophie religieuses. Dans cette quête des origines ou ce mythe du premier introducteur, ajoutons qu’Halbwachs ne dit mot des historiens qui ont lu Max Weber depuis l’avant-1914. Il sera lui-même étonnamment éludé par Raymond Aron dans sa Sociologie allemande contemporaine (1935), souhaitant faire figure de pionnier et ne citant aucun des historiens dont je traite ici. L’entretien de telles mythologies et réappropriations historiographiques peut mener à des considérations expéditives et tout simplement erronées. Ainsi, Monique Hirschhorn avance que « l’œuvre de Max Weber a été, en effet, totalement ignorée en France jusqu’en 1925 » 163. Ce jugement tranché est symptomatique

160. C. Colliot-Thélène, Max Weber et l’histoire, Paris 1990, p. 5-8. 161. Encore aujourd’hui, le philosophe et politiste Édouard Jourdain peut écrire : « Tous les concepts de l’économie moderne sont des concepts théologiques sécularisés » (Théologie du capital, Paris 2021, p. 9). 162. M. Halbwachs, « Les origines… », p. 132-154 et Id., « Max Weber : un homme… ». Marc Bloch, à ce propos : « Je dois voir Halbwachs ces jours-ci. Nous aurons de lui une note sur Max Weber. Je m’efforcerai qu’elle soit vraiment utile » (Marc Bloch à Lucien Febvre, 2 octobre 1928 : M. Bloch, L. Febvre, Correspondance…, I, no XXVII, p. 94). Sur l’œuvre d’Halbwachs, ses continuités et son intégration du champ religieux, voir T. Hirsch, « Une vie posthume. Maurice Halbwachs et la sociologie française (1945-2015) », Revue française de sociologie 57 (2016/1), p. 71-96 ; Id., « Maurice Halbwachs et la sociologie religieuse », Archives de sciences sociales des religions 159 (juillet-septembre 2012), p. 225-245. 163. M. Hirschhorn, « Max Weber et les durkheimiens. Brève histoire d’un rendezvous manqué », Revue de l’Institut de sociologie 56 (1983), p. 293. Elle est

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Le moment propice (1925-1936) d’une lecture sociologico-centrée. Lorsqu’elle se demande pourquoi les historiens, les économistes et les juristes ont ignoré le sociologue – ce qui n’est pas totalement faux –, elle l’attribue à leur absence de cosmopolitisme, leur antigermanisme et une dépendance du cadre national qui isole en temps de guerre 164. C’est là un jugement bien rapide, qui devrait être mis en regard du patriotisme et de l’attachement à la République de certains sociologues. L’auteure reproche à Halbwachs de ne pas avoir mis en exergue le projet général de sociologie des religions proposé par son prédécesseur, sa conceptualisation des phénomènes historiques et de s’en tenir aux origines du capitalisme. Son texte est défini comme « décevant », « sérieux », aveuglé par son durkheimisme et paru dans une revue « moins célèbre » que L’Année sociologique. Hirschhorn nous donne une clé de son interprétation en ajoutant : « M. Halbwachs […] qualifie curieusement Weber de grand économiste (est-ce pour lui dénier toute compétence sociologique ?) » 165. Le problème est bien là. En l’auteure d’un Max Weber et la sociologie française (Paris 1988) assez partial et incomplet. Il convient cependant d’en retenir la précieuse préface de Julien Freund. Certes, elle nourrit l’idée selon laquelle Raymond Aron fut l’introducteur de Weber en France et se limite au champ sociologique. Mais ces lignes, lues à un stade très avancé de ma recherche, n’en ont que renforcé le questionnement : « Les contemporains de Weber en France, qu’il s’agisse des sociologues, des juristes, des économistes, des historiens ou des philosophes, l’ignoraient, en tout cas évitaient de se référer à ses écrits » (p. 9). Freund observe le même climat de réticence pour son époque, attachée aux « interprétations unilatérales », à ses yeux. Ou encore, ce passage où l’on retrouve un Freund surtout sensibilisé au Weber comme penseur du politique : « La principale entrave à la réception sereine de sa pensée politique vient de ce qu’il fut accusé d’être un partisan de la Machtpolitik. On lui a même fait le grief, de façon absolument calomnieuse, d’avoir été non seulement un précurseur, mais le maître à penser d’Hitler » (p. 11). Enfin, Freund termine sur un vibrant éloge de Weber, auteur à l’égard duquel l’admiration béate ou la critique systématique ne peut opérer, dans la mesure où il n’existe pas d’« orthodoxie wébérienne ». S’il existe une façon d’« être wébérien », pour lui, c’est d’accepter de s’exposer à la critique dans la fonction où l’intellectuel assume le rôle de critique à portée publique (p. 15). De manière plus générale, l’historiographie relative à l’histoire et à l’épistémologie de la discipline sociologique en France présente un visage très dynamique depuis quelques années. Weber y occupe une place, comme attendu, peu proéminente : J. Heilbron, La sociologie française. Sociogenèse d’une tradition nationale, trad. F. Wirth, Paris 2020 [éd. orig. : French Sociology, Ithaca – Londres 2015] ; M. Joly, Après la philosophie. Histoire et épistémologie de la sociologie européenne, Paris 2020. 164. Ibid., p. 307. 165. Ibid., p. 310.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français 1925, Weber était encore largement accueilli comme un économiste. Il n’y a là rien d’original. L’effacement de son vernis d’économiste n’a pas totalement eu lieu. L’auteure transforme donc une situation normée dans le passé en une suspecte élision de Weber ou de son statut de grand sociologue, dont la révélation reviendrait à Aron. C’est là une lecture anachronique. Selon une rhétorique que l’on retrouve souvent dans les écoles « conquérantes », ou qui le furent, elle rejoue une guerre qui a eu mille fois lieu ou qui, au contraire, n’a malheureusement pas eu lieu à ses yeux, quitte à se créer des ennemis imaginaires ou abattus depuis longtemps. En contraste de cette lecture, il faut admettre que le discours le plus courant est celui d’une paternité wébérienne française octroyée à Halbwachs, auquel un culte laïc est consacré (sa mort tragique, en déportation, comme celle de Marc Bloch, y a contribué 166). Il remplit chez certains auteurs une fonction de révélateur de Weber. Cela est contestable, dans la mesure où, si l’on veut se prêter à ce jeu des origines, le premier chercheur à signaler L’Éthique est un autre sociologueéconomiste durkheimien, François Simiand, dans L’Année sociologique, en 1905-1906 : Suite du travail signalé t. IX, p. 471 ; analyse les conceptions du métier, du devoir professionnel, de l’activité économique, de la recherche de la richesse, qui se sont dégagées de l’ascétisme protestant et en montre les rapports étroits avec les directions d’action du « capitaine d’industrie » moderne. Étude fort intéressante dont les conséquences seraient à pousser 167.

Vient ensuite Raymond Aron, dont la Sociologie allemande contemporaine et la thèse soutenue en 1938 sont envisagées – selon un phénomène épique entretenu par l’auteur lui-même – comme la véritable introduction de Weber dans le champ scientifique francophone. Le troisième introducteur est sans conteste son thésard Julien Freund, auteur en 1966 d’une Sociologie de Max Weber 168. Encore un agrégé de philosophie. •

166. P. Schöttler, « Marc Bloch… », p. 75. 167. F. Simiand, « Chronique », L’Année sociologique 10 (1905-1906), p. 555. Voir P. Steiner : « L’Année sociologique et la réception de l’œuvre de Max Weber », Archives européennes de sociologie 33 (1992), p. 329-349. 168. Quarante ans plus tard, Catherine Colliot-Thélène publiera une Sociologie de

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Le moment propice (1925-1936) Un autre obstacle à sa réception est étroitement lié au monopole longtemps occupé par les durkheimiens dans la sociologie française 169. Les durkheimiens jugeaient Weber « psychologiste », tenant d’un retour au sujet et rejetant l’objectivité du fait social « total ». Il est considéré par Georges Gurvitch, en quête d’une sociologie conquérante, comme un défenseur d’une connaissance scientifique limitée et d’une sociologie située parmi les autres sciences sociales. Il est symptomatique qu’Aron ait croisé le fer avec les durkheimiens et Gurvitch 170. Le témoignage de Freund permet d’envisager à quel degré de méconnaissance se situait un grand nombre de sociologues français à l’égard de Weber. Il évoque une « clôture de la sociologie française ». Étudiant à Clermont-Ferrand puis à Strasbourg avant 1940 – chez Émile Lasbax, Georges Duveau ou Georges Gurvitch –, on ne lui dit mot de l’auteur allemand si ce n’est pour souligner ses errances. Cette « clôture » avait été ressentie par le jeune Aron, qui devait y revenir lors de sa leçon inaugurale prononcée au Collège de France en 1970 : il parlait d’« inconscience historique des sociologues professionnels ». L’historicité personnelle d’Aron est intrinsèquement dépendante de sa rencontre intellectuelle avec Weber, et de son « allergie » à la pensée durkheimienne. Dans un lexique explicitement wébérien, il poursuit : « Entre la sociologie de Max Weber – sociologie de la guerre entre les classes, les partis et les dieux – et l’expérience vécue

Max Weber, Paris 2006. Citons aussi Ead., Études wébériennes : rationalités, histoires, droits, Paris 2001. 169. Lequel « monopole » et la statue du commandeur qui s’y associe sont aujourd’hui l’objet de tentatives de grandes contestations. Durkheim est accusé d’être peu original et d’avoir occulté l’archéologie intellectuelle de ses thèses. Sur ce débat intéressant et serré, voir les joutes publiées par le « Bulletin bibliographique » des Archives de sciences sociales des religions 192 (octobre-décembre 2020) autour du livre de W. Stoczkowski, La science sociale comme vision du monde. Émile Durkheim et le mirage du salut, Paris 2019 (textes de Marcel Fournier, Philippe Steiner et Salvador Juan, et la réponse de l’auteur dans le numéro suivant). Sur le climat sociologique français autour de 1900 : S. Mosbah-Natanson, Une « mode » de la sociologie. Publications et vocations sociologiques en France en 1900, Paris 2017. 170. Sa soutenance de thèse, qui se tint dans un climat électrique, témoigne de cette difficulté d’accueillir l’antipositivisme et l’antiscientisme de Weber, auquel adhère le jeune impétrant. Voir N. Baverez, Raymond Aron…, p. 159-170. Ce sera son Introduction à la philosophie de l’histoire. Essai sur les limites de l’objectivité historique, parue en 1938 chez Gallimard.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français d’un agrégé de philosophie, français, juif, vivant à Berlin les premiers mois du IIIe Reich, il existait, me semble-t-il, une sorte d’harmonie préétablie ou, en termes plus modestes, un accord de sensibilité » 171. La conception qu’Aron se fait de l’histoire entre en correspondance avec celle de Weber, où la place de l’imprévisible, de la volonté du sujet social, de sa prise décision, sont centrales. En bien des points, cette ambiance permettra à Aron d’assurer sa transition entre philosophie, sociologie et science politique. Là où Marx voit la science victorieuse, nette, injectée d’un sens globalement explicatif du passé et généreuse, Weber la conçoit comme hésitante et susceptible de mener l’humanité à la catastrophe par la « pétrification mécanique » qu’il esquisse à la fin de L’Éthique 172. Aron, si désemparé face aux pacifistes français d’avant 1940 et aux diplomates du Quai d’Orsay qui, face à la guerre en vue, lui demandent ce qu’ils doivent faire, ne pouvait vraiment pas être marxiste. « Weber a-t-il lu Durkheim ? » se demandait Freund, en répondant par : « Nous ne le savons pas » 173. Il est en tout cas avéré, contrairement à ce qu’il pensait 174, que les liens intellectuels entre sociologues allemands et français n’ont pas été rompus par la défaite de Sedan 175. On sait que les normaliens, comme Célestin Bouglé ou Émile Durkheim, avaient les yeux tournés vers les méthodes de la science allemande dès les années 1880 176. Laurent Mucchielli, qui a analysé la question 177, aurait pu renforcer son argumentaire en précisant que certains

171. R. Aron, De la condition historique du sociologue. Leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 1er décembre 1970, Paris 1971, p. 24. Dans cette leçon, fidèle à son élision systématique du rôle joué par Maurice Halbwachs dans l’introduction de Weber en France, Aron le range parmi les durkheimiens tels que Simiand et Mauss, dont le rapport au sociologue allemand était lui-même variable : ainsi Mauss, par exemple, tolérant à l’égard de la pensée de Weber jusque dans les années 1920, y sera frontalement opposé dans plusieurs lettres personnelles que je mobilise dans ce travail. 172. J. Séguy, Conflit…, p. 73. 173. J. Freund, Sociologie de Max Weber, Paris 1966, p. 118. 174. J. Freund, « Introduction » à G. Simmel, Sociologie et épistémologie, trad. L. Gasparini, Paris 1981, p. 8. 175. L. Mucchielli, « La guerre n’a pas eu lieu : les sociologues français et l’Allemagne (1870-1940) », Espaces Temps 53-54 (1993), p. 6. 176. É. Durkheim, « Contribution à “Enquête sur l’influence allemande dans la sociologie française” », Mercure de France 44 (1902), p. 647-648, repris dans É. Durkheim, Textes, I, éd. V. Karady, Paris 1975, p. 400. 177. L’auteur est particulièrement critique du rôle joué par Raymond Aron dans la

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Le moment propice (1925-1936) historiens de la Réforme et du capitalisme, comme Henri Hauser, avaient les yeux rivés sur l’Allemagne, dans un mélange de fascination et de rejet. Il s’agit de garder un œil sur l’ennemi d’hier, s’inspirer de ses points forts et en faire usage, une fois le temps de la Revanche venu. Ces liens n’ont pas toujours été maintenus sous les auspices du pacifisme. Si Durkheim ne cite pas Weber – la réciproque est vraie –, au-delà de leurs divergences conceptuelles, c’est aussi parce que ce dernier est considéré au début du xxe siècle comme un économiste et non un sociologue 178. Le silence de Durkheim, qui meurt en 1917, est celui d’un chercheur dominant son champ 179, libéré d’un esprit polémique et ne pouvant concevoir la thèse de Weber que comme un lieu commun du siècle précédent. Les historiens français ont été touchés par cet obstacle durkheimien, sous la forme de raisons « structurelles ». Le dialogue entre religion et économie proposé par Weber ou celui de Troeltsch entre histoire et théologie apparaît incongru à une Université française qui a exclu la théologie de ses organigrammes. L’importation de la Kirchengeschichte allemande est inconcevable. La laïcité a trouvé un de ses porte-voix, sinon un de ses théoriciens, dans la personne de Durkheim 180. Gabriel Le Bras, qui avait été influencé par Durkheim, fut selon certains un autre obstacle à la pénétration de la sociologie religieuse de Weber 181. Il a été, selon d’autres, influencé par Weber et Troeltsch, non sans provoquer, par une formalisation de ses études, une mise à distance entre ce champ en voie d’autonomisation et le milieu des historiens 182. Émile Poulat (1920-2014), dans un article réception de Weber, dont il a adopté la posture de premier grand lecteur, non sans accentuer un potentiel antagonisme entre sociologies allemande et française. 178. M. Borlandi, « Max Weber and/in French Sociology: a Book Review », Revue européenne des sciences sociales 30/93 (1992), p. 103-121. Voir aussi E. A. Tiryakian, « A Problem for the Sociology of Knowledge. The Mutual Unawarences of Émile Durkheim and Max Weber », Archives européennes de sociologie 7 (1966), p. 330-336, mais qui attribue trop d’importance au phénomène de la non-citation, en éludant le caractère scientifiquement stratégique de la citation d’autres auteurs. 179. Gabriel Tarde est mort et l’école de Le Play est minorisée. 180. J. Baubérot, « Durkheim et la laïcité », Archives de sciences sociales des religions 69 (1990), p. 151-156. 181. Juriste spécialisé dans le droit canon converti à la sociologie du catholicisme dans les années 1930. Voir M. Lagrée, « Durkheim, Weber et Troeltsch, un siècle après », p. 53. 182. J.-M. Mayeur (dir.), L’histoire religieuse de la France…, p. 187.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français programmatique de la sociologie religieuse encore balbutiante en France, ne manque pas de faire référence aux « pionniers » qui ont inspiré Le Bras : Ce n’est pas une définition formelle de la sociologie religieuse qui peut satisfaire les chercheurs, tant ils savent combien la progression des travaux ne cesse d’enrichir le projet formulé par les pionniers de leur discipline. Un long chemin a été parcouru depuis les œuvres célèbres de Max Weber, E. Troeltsch, W. Sombart, qui, stimulés plus ou moins fortement par la problématique du socialisme allemand, s’essayaient à de vastes fresques sur les rapports entre l’évolution des structures économiques et celle des idées religieuses, ou depuis le défrichage des religions des peuples archaïques entrepris par les fondateurs de la sociologie de langue française, É. Durkheim, L. LévyBruhl, M. Mauss 183…

Il n’en demeure pas moins que la présence de Max Weber dans les œuvres du chanoine Boulard, d’Émile Poulat ou de Gabriel Le Bras est pour le moins ténue 184. •

L’Éthique protestante et l’« esprit » du capitalisme est introduite en France de manière officielle et assumée comme telle par Maurice Halbwachs, en 1925, dans un article demeuré une pierre milliaire pour les wébériens de tous horizons : « Les origines puritaines du capitalisme ». Le texte a paru dans la Revue d’histoire et de philosophie religieuses, éditée par la faculté de théologie protestante de Strasbourg. Si Raymond Aron jettera un voile de silence sur la contribution d’Halbwachs, il est vrai qu’Halbwachs ne mobilise aucun travail d’historien. Il est très difficile de tirer des conclusions d’une telle omission. Leur octroyer un caractère de simple ignorance, due à la segmentation des disciplines, ne serait pas malvenu. Dans un autre sens, il est permis de lire ces élisions comme une volonté de s’arroger, donc d’arroger à une sociologie en quête de légitimité et de figures tutélaires, un goût de primeur. Halbwachs ne fait pas mention de Simiand, qui avait signalé

183. É. Poulat, « La sociologie religieuse et son objet », Critique 118 (mars 1957), p. 229-242 (p. 231). 184. Son fils, le démographe Hervé Le Bras, m’a confié que son père n’avait pas d’affinité avec l’œuvre de Weber.

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Le moment propice (1925-1936) Weber dès 1905. Il a peut-être simplement souhaité ne pas alourdir son propos de considérations historiographiques. Là n’est pas le fond du problème. Pourquoi cette introduction fut-elle le fait d’un sociologue de l’économie ? Il est certain qu’on chercherait en vain un tel oiseau rare, autour de 1920-1925, dans l’espace francophone. Pirenne rejetait la sociologie et n’a touché aux sciences religieuses que de très loin 185. Ce n’est pas des historiens de la Réforme qu’il fallait attendre une lecture bienveillante de Weber. Quant aux autres historiens de l’économique et du social, nous n’y trouvons pas de véritable analyse de la pensée de Weber avant 1924-1925. Ressentant parfois les mêmes réticences que Pirenne, ne pratiquant pas tous la langue allemande, certains ont marqué leurs distances avec la nécessité de débattre les travaux de collègues d’outre-Rhin. Après avoir écrit plusieurs réflexions sur la fascination à l’égard de l’Allemagne avant 1914, Hauser se consacre de 1915 à 1927 à plusieurs problématiques, très souvent liées aux intérêts suscités par le conflit ou à sa propre expérience 186. Un réel désinvestissement en termes d’histoire du protestantisme et du capitalisme au xvie siècle se manifeste durant ces années, au bénéfice de travaux d’utilité actuelle et publique – un conflit peut sécréter cette prise de conscience auprès des intellectuels. Après avoir échoué en 1912 au Collège de France, tout à son enseignement, à la légitimation

185. En aurait-il été autrement s’il avait eu dix ans de moins, s’il avait ainsi fréquenté l’EPHE autour de 1895, à une époque où la section des Sciences religieuses prenait son envol ? Pure hypothèse. Dans le Paris de 1884 qu’il fréquente, les affaires religieuses sont encore soustraites aux historiens critiques au bénéfice des théologiens. Cet homme ne croyant pas en Dieu, issu du libéralisme économique le plus classique de l’Europe occidentale du milieu du xixe siècle, avait été suffisamment exposé dans sa jeunesse aux conflits entre cléricaux et anticléricaux pour aspirer à une forme de paix sociale. A-t-il voulu se dissocier de son maître, l’ultramontain Kurth, furtivement déçu que son élève ne consacre pas son mémoire à quelque évêque de Liège mais bien à l’histoire urbaine ? On retrouve chez beaucoup d’intellectuels libéraux belges de sa génération des profils prônant une forme d’union nationale. Entre une histoire religieuse chargée de tensions et à laquelle il estime douteux d’attribuer les causes des phénomènes économiques, et une sociologie qu’il juge fantaisiste (peut-être encore davantage après un conflit qu’il a vécu comme le contraire de toute abstraction), Pirenne ne pouvait être wébérien. 186. La question de la nationalité, le problème colonial, la production française par rapport à l’étranger, la politique économique de la France durant la guerre ou encore certaines réflexions sur l’Amérique – un sujet qui lui est cher.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français de l’histoire économique, à la rédaction de nombreux ouvrages, à demeurer en prise avec une actualité et une volonté de comprendre ce qu’il s’est passé dans un passé immédiat, Henri Hauser était absorbé par d’autres impératifs. Weber, à d’autres. L’ouverture aux sciences religieuses et à la sociologie trouve en revanche un humus favorable à l’université de Strasbourg, refondée en 1919 sur le fonds de l’université allemande créée en 1872. L’alma mater alsacienne maintiendra un regard appuyé sur l’Allemagne. Il existe une continuité entre cette situation et celle de l’avant-1914. Cet esprit de concurrence n’a pas disparu si l’on suit Christian Pfister en 1921 : « Il faut qu’à Strasbourg la France fasse mieux que l’Allemagne ; l’honneur national y est engagé. De la prospérité de l’université de Strasbourg dépendra en partie le renom et le rayonnement de la France dans le monde » 187. L’époque épique de la promotion des sciences humaines à Strasbourg entre 1919 et 1925 est une chose bien connue 188. On y retrouve Lucien Febvre, Marc Bloch, Maurice Halbwachs, Charles Blondel ou encore Gabriel Le Bras, dont l’esprit de corps est renforcé par leurs rituelles « réunions du samedi ». Dès 1921, Febvre échafaude des plans pour fonder ce que seront les Annales. L’accent y sera mis sur l’histoire économique, sociale, ce que l’on a longtemps appelé les facteurs « sous-jacents », sans grande connotation religieuse. Lorsque Maurice Halbwachs livre au premier numéro de la revue un « Max Weber, un homme, une œuvre », c’est à une introduction générale de l’œuvre du sociologue qu’il invite le lecteur et non à L’Éthique protestante en particulier : il l’avait déjà fait en 1925. •

Maurice Halbwachs, bien qu’il ne fasse pas partie stricto sensu des historiens sur lesquels je me penche, mérite un mot, étant donné qu’il fut un catalyseur important de la réception du sociologue, y compris auprès des historiens. Agrégé de philosophie, orbitant dans le milieu des durkheimiens avant 1914, il soutient une thèse sur les classes sociales,

187. C. Pfister, « L’université de Strasbourg », Revue politique et littéraire (Revue bleue) 59 (1921), p. 760. 188. Je renvoie aux travaux récents, auxquels j’ai participé, du colloque international : L’université de Strasbourg et le dialogue des disciplines. Des années 1920 aux pratiques contemporaines, organisé par la MISHA, Strasbourg, les 21 et 22 novembre 2019.

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Le moment propice (1925-1936) dont la dimension économique est palpable 189. Titulaire de la première chaire de « Sociologie » en France à partir de 1919 (Durkheim avait été nommé en 1913 à Paris sur une chaire de « Science de l’éducation et sociologie ») 190, ce fils d’un professeur d’allemand, d’origine alsacienne et ayant opté pour la France en 1871, est nommé à Strasbourg. Il conçoit la sociologie comme une discipline-pilote destinée à faire la synthèse des autres sciences sociales. Il regarde vers l’Allemagne, mû par un intérêt stratégique. Il est animé d’une claire germanophilie. Il est un des premiers intellectuels français à destiner un article à une revue allemande, en 1926 191. Il participe aux entretiens de Davos entre chercheurs français et allemands, autour de 1930 192. Il se prendra de passion pour Max Weber ; ce n’est vraiment que dans les années 1920 qu’il s’en fait le récepteur direct mais aussi indirect. Il est le recenseur accrédité de L’Année sociologique des travaux français et étrangers commentant Weber. Par ce biais, Halbwachs devient, durant la séquence 1925-1935, l’autorité française incontestée ès wébérianisme 193. Weber lui ouvre de nouvelles voies. Il prône un rapprochement entre approche psychologique et mobilisation de la méthode statistique ; au sein de ces recherches, la notion de « valeur » 189. Son idée forte est alors que les agents ont des comportements dépendant de la représentation qu’ils se font de la transaction et du comportement d’autrui. Dans le cas de biens achetés fréquemment (nourriture) pour une petite dépense, le prix fait corps avec le bien : le problème de la confiance octroyée au vendeur ou à la qualité du produit existe en faible mesure. Mais, pour les biens achetés peu fréquemment, l’acheteur craint d’être dupe (même pour des vêtements). Donc, les représentations des agents expliquent les comportements économiques. 190. M. Verret, « Halbwachs ou le deuxième âge du durkheimisme », Cahiers internationaux de sociologie 53 (1972), p. 311-336 ; S. Vromen, The Sociology of Maurice Halbwachs, Ph. D., New York University, New York 1975. 191. M. Halbwachs, « Beitrag zu einer soziologischen Theorie der Arbeiterklasse », Jahrbuch für Soziologie 2 (1926), p. 366-385. 192. J. E. Craig, trad. M. Burgos, « Maurice Halbwachs à Strasbourg », dans P. Besnard (éd.), Les durkheimiens. Études et documents, Paris 1979 (Revue française de sociologie 20/1), p. 275-278. 193. Il rend ainsi compte de Religion and the Rise of Capitalism de Richard Tawney, des Origines de l’esprit bourgeois en France de Groethuysen, d’Aspects of the Rise of Economic Individualism. A Criticism of Max Weber and His School de Robertson ou des Saggi di storia economica italiana d’Amintore Fanfani, par exemple. Halbwachs ne dispose toutefois pas d’un monopole ; son proche collègue, Simiand, bien moins wébérien que lui – en termes d’adhésion mais non de science –, rend compte des Origines du capitalisme moderne d’Henri Sée et des Origini dello spirito capitalistico in Italia de Fanfani.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français occupe une place centrale. Lire Weber et ce qu’il dit du changement de telle ou telle valeur au sein d’un groupe lui sera instructif 194. C’est dans ce dispositif de pensée que le lien entre protestantisme et capitalisme parlera à Halbwachs et lui proposera des interprétations que son école durkheimienne, dont il demeure un représentant hétérodoxe, rejetait jusqu’alors. Des qualités morales longtemps considérées comme inférieures seraient devenues cruciales dans certains groupes sociaux. Et Halbwachs de poursuivre sa lecture en sentant que Weber pourrait nourrir ses propres travaux sur les classes sociales, les groupes sociaux ou ce qui ressort du caractère « collectif » 195. Le rôle de passeur qu’endosse Halbwachs à l’égard de L’Éthique ne doit pas être entendu comme une transmission d’ordre professorale, sensible sinon charnelle. C’était un professeur peu populaire, peu éloquent, qui n’a pas contribué à faire de la sociologie une discipline à la mode 196. Quelques fidèles, comme Roger Mehl, avaient conscience de la nouveauté intellectuelle qu’il proposait, mais il n’y eut pas d’« effet Halbwachs » 197. La Revue d’histoire et de philosophie religieuses, par la combinaison disciplinaire qu’elle encourage 198 et son goût pour l’introduction d’auteurs allemands 199, a constitué le terreau éditorial congruent avec la réception de la thèse de Weber en France. Elle a contribué à teindre celle-ci d’une couleur strasbourgeoise, marquée au coin de la sociologie (d’abord économique, avant que la sociologie

194. P. Steiner, « Maurice Halbwachs : les derniers feux de la sociologie économique durkheimienne », Revue d’histoire des sciences humaines 1 (1999/1), p. 153. 195. « Seulement, pour que le régime capitaliste pût naître, il fallait bien qu’elle [la conception qui fait de l’activité professionnelle un devoir] se fût imposée non pas à quelques individus, mais à un groupe, c’est-à-dire qu’elle eût pris forme de pensée collective. Il fallut qu’elle se présentât comme une morale acceptée par un ensemble d’hommes » (M. Halbwachs, « Les origines… », p. 137). 196. Peu pédagogue, la qualité de ses leçons n’est contestée par personne mais l’on sait que cet orateur laborieux préparait chaque leçon minutieusement et qu’avant de pénétrer en salle de cours, il faisant des allers et retours dans son bureau, en répétant la leçon phrase après phrase. 197. J. E. Craig, trad. M. Burgos, « Maurice Halbwachs à Strasbourg », p. 288. 198. Sciences religieuses, sociologie, attrait pour la notion de modernité, regard vers l’Allemagne frontalière avec laquelle il faut renouer des liens, etc. 199. Le germaniste Edmond Vermeil y introduit Ernst Troeltsch dès 1921 (G. Pons, « L’interprétation de la Réforme luthérienne par Edmond Vermeil », dans P. Joutard [dir.], Historiographie…, p. 322-338).

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Le moment propice (1925-1936) des religions des années 1950 ne se l’approprie), au détriment d’une lecture marginale des économistes (ce serait une autre étude à mener) et celle, marginale et souvent critique, des historiens. Là, les historiens auraient pu s’en saisir plus fermement. Halbwachs admire Weber et le défend contre les attaques de Lujo Brentano, de Sombart ou de Robertson 200. Il suit ses thèses sur la bureaucratie et le charisme. Son souci de rigueur emporte son adhésion. La méthode idéaltypique lui paraît de tout premier intérêt. Elle répond, sous des dehors un peu « incertains », à « un sens assez juste de l’insuffisance des notions traditionnelles », à savoir l’élimination du jugement de valeur 201. Il trouve Simmel, Sombart et Mannheim trop théoriques. Il ne considère pas, au contraire d’Aron quelques années plus tard, que les sociologies française et allemande soient l’expression, chacune de leur côté, d’une « âme nationale ». Avancer cela revient à ôter à la sociologie sa dignité de science et revient à en faire une philosophie. Il pense que cette séparation est temporaire et qu’il serait bien plus intéressant de saisir cette fièvre sociologique allemande du début du siècle comme un reflet de la modernisation accélérée qu’a connue ce pays et de la désorientation qu’elle a suscitée chez les intellectuels, a fortiori depuis 1933. Le « non » de Marcel Mauss Dans le champ des sociologues, un autre descendant d’une famille ayant fait le commerce du textile 202, Marcel Mauss (1872-1950), fut un nœud de réticence important à Weber. Il contraste avec l’image d’un Durkheim indifférent sinon réprobateur à l’égard d’une démarche intellectuelle telle que celle de Weber 203. Il en va autrement de Mauss, neveu de Durkheim, professeur au Collège de France élu en 1931 sur une chaire de « Philosophie sociale » – en fait de sociologie, la première du genre dans l’institution. Ce ne fut pas non plus une structure favorable à l’analyse de l’œuvre de Weber. Ilana Silber n’hésite pas à parler d’une « rencontre manquée » (Mauss aurait rendu visite

200. M. Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris 1925, p. 342-345. 201. M. Halbwachs, « Max Weber… », p. 87. 202. La Fabrique de broderie à main Mauss-Durkheim. 203. Dans deux notes de L’Année sociologique, Mauss fait cependant allusion à Weber, en 1924 et 1927, sur un ton plutôt encourageant.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français une fois à Weber à Heidelberg 204) ou d’un « silence » entre les deux hommes. Certains sociologues ont déjà relevé ce silence 205 et ont tenté de le rompre 206. Weber n’a jamais manifesté de grand intérêt pour le don – à la rigueur pour la notion de charité –, quitte à parfois le déprécier. Le don que les laïcs offrent aux officiants est parfois considéré comme un « achat du salut », une « anthropolâtrerie magique » 207. Socialiste, considéré comme le père de l’anthropologie, du « fait social total », auteur de l’Essai sur le don et aimant pratiquer un comparatisme intercontinental 208, Mauss se fera toujours très discret à l’égard de Weber. Ce dernier, se limitant au puritanisme anglais de la fin du xviie siècle, dût lui sembler bien étroit dans ses horizons. Mais ce qui gêne surtout Mauss chez Weber, c’est son absence de rapport au rite, à la gestuelle et à sa signification. Là où Mauss envisage son champ de recherche comme optimal dans la mesure où le travail de l’ethnographe, qui recueille les traces, précède celui du sociologue, qui les analyse, son collègue lui semble dépourvu de toute méthodologie. S’il convient avec lui que le mot est un acte, il estime que la réflexion de Weber est hémiplégique et marche à sens unique. Oubliet-il que le rite est lui-même un mot ? Une note inédite, inachevée et non datée (milieu des années 1930 ?) de Mauss le dit avec clarté ; il veut un comparatisme de grand vent, un rejet de la philosophie. Il souhaite que les philosophes cessent de donner leurs lignes directrices à la sociologie. Il veut un rejet du systémisme et une prise en charge du geste comme générateur de mots :

204. R. Aron, Mémoires. 50 ans de réflexion politique, Paris 1983, p. 107. 205. Et certains historiens, comme Paul Veyne, qui a entretenu dès 1971 une belle correspondance avec Aron, qu’il considérait comme un de ses maîtres. Voir à la BNF, SM, Paris, Fonds Raymond Aron, NAF 28060, boîte 208, où l’on trouvera une instructive correspondance entre Aron et Veyne dont le Comment on écrit l’histoire, paru en 1971 au Seuil, avait été l’objet d’une louangeuse recension du philosophe dans les Annales et s’inscrit dans le genre abordé dans l’Introduction à la philosophie de l’histoire. De ce premier échange médiat est née une relation personnelle (Paul Veyne à Raymond Aron, 2 juin 1972). Plus clairement : « Je considère que j’ai deux maîtres : Louis Robert [helléniste] et vous » (Paul Veyne à Raymond Aron, 31 mai 1977). 206. I. Silber, « Mauss, Weber et les trajectoires historiques du don », Revue du MAUSS 36 (2010/2), p. 539-561. 207. Ibid., p. 542. 208. En ce qui concerne les formes du sacré par exemple.

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Le moment propice (1925-1936) Les sociologues se féliciteront du cas qu’un philosophe comme Mr. WEBER fait des travaux de l’École sociologique. En effet, nous l’admettons comme lui : la notion de causalité se présente avant toute autre forme, dans l’histoire de la pensée humaine sous celle de la croyance à la vertu des rites en général, et des mots en particulier ; la notion de liberté métaphysique supposant cette notion de la causalité magique et religieuse suppose donc en somme les croyances. Cependant tout en enregistrant cet accord de principe avec Mr. WEBER, il nous permettra de raconter autrement que lui, dans la mesure où nous l’entrevoyons, l’histoire de ces notions. D’abord, dit M. [Dominique] PARODI 209, ce n’est pas seulement par rapport aux mots, à leur mystère magique, mais également par rapport aux gestes et à leur pouvoir créateur, que s’est élaborée la notion d’efficacité. D’ailleurs, autant qu’on peut se représenter les mentalités dites primitives la différence entre le mot et l’acte n’y est pas aussi grande que dans nos esprits, à nous, Occidentaux. Cela est vrai dans les deux sens. Le mot est un acte comme dit Mr. WEBER, mais inversement le rite est un mot. Prenons si vous le voulez un groupe de sociétés bien définies et bien connues, et ne parlons pas davantage de sauvages et de primitifs. Choisissons, par exemple, certaines tribus australiennes 210.

En 1936, le ton est encore plus ferme en privé. Mauss livre le fond de sa pensée à deux jeunes collègues : Georges Gurvitch et Roger Bastide (1898-1974) 211. Nous sommes quelques mois après la parution de La sociologie allemande contemporaine d’Aron, dans un contexte de visibilité croissante de Weber dans le monde universitaire français 212. Mauss se confie à Gurvitch, qui vient d’être nommé à la chaire 209. Philosophe, Dominique Parodi (1870-1955), normalien proche d’Élie Halévy et de Léon Blum, est nommé en 1919 inspecteur général de l’Instruction publique. Son rôle dans la désignation des agrégés de philosophie a été longtemps déterminant. 210. M. Mauss, « Max Weber et l’école sociologique », note incomplète (Archives du Collège de France, Paris, Fonds Marcel Mauss, 57 CDF 34-1, carton no 7). 211. Agrégé de philosophie, il occupe la chaire de sociologie de l’université de Sao Paulo de 1938 à 1954. Il s’intéresse aux religions africaines du Brésil et en Afrique. Professeur d’ethnologie et de sociologie religieuses nommé à la Sorbonne en 1958, il dirige L’Année sociologique de 1962 à 1974. Il reprend le Laboratoire de sociologie de la connaissance à la mort de Gurvitch en 1965. 212. On retrouve quelques lettres de Raymond Aron à Marcel Mauss dans le fonds Mauss. Il y est notamment question du mariage d’Aron, à la suite de sa rencontre

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français de sociologie d’Halbwachs, à Strasbourg. Nous avons vu que Julien Freund se souvenait de l’ignorance dont Gurvitch faisait montre à l’égard de Weber. Cette lettre peut participer d’une explication de ce phénomène, à une époque où Mauss bénéficie d’une aura considérable. Ce dernier a-t-il voulu donner quelques lignes directrices au jeune collègue fraîchement nommé ? Il craint de voir ses étudiants pris par le goût des débats philosophico-théoriques (on retrouve cette même peur d’influence néfaste chez Coornaert ou Febvre) : Toute cette introduction qui fait que l’on discute à perte de vue et d’opinion en opinion de gens de valeurs aussi inégales, mais traités également pour l’occasion, que Durkheim d’une part, et Max Weber et tous les [Max] Scheler 213 du monde de l’autre, n’a un intérêt que purement dialectique 214. Le nom et le nombre des moines ne font rigoureusement rien au nombre et à la valeur des raisons. Il y a en tout ceci une immense quantité d’érudition dont je ne nie pas l’intérêt pour les autres philosophes, mais qui, n’ayant aucune valeur heuristique, n’a aucun intérêt scientifique 215.

L’anathème a le mérite d’être clair. Une autre lettre, que Mauss écrit six mois plus tard à Bastide, en novembre 1936, nous en dit davantage. L’état de santé du sociologue est vacillant 216. Il répond à l’envoi des Éléments de sociologie avec Suzanne Gauchon, aux Décades de Pontigny, ou des demandes de références, comme les Gesellschaftslehre d’Alfred Vierkandt, en vue de la préparation de La sociologie allemande contemporaine (Raymond Aron à Marcel Mauss, 18 août 1933, 8 octobre 1934 : Archives du Collège de France, Paris, Fonds Marcel Mauss, 57 CDF 53-27, carton no 11. Raymond Aron, 1933-1934). 213. Max Scheler (1874-1928), philosophe et sociologue allemand, influencé par Nietzsche et considéré comme le père de la phénoménologie ; ce protestant converti au catholicisme a été l’objet de la thèse du futur Jean-Paul II, en 1953. Il influencera nombre de philosophes et de sociologues des religions, comme Peter Berger. 214. Mauss était moins dur quelques années auparavant. Dans une note de L’Année sociologique de 1923, il oppose la sociologie wébérienne à la « sociologie catholique » de Scheler : « Le regretté Max Weber, s’il n’a guère cité Durkheim et l’œuvre faite sous la direction de celui-ci, était beaucoup plus près de notre point de vue » (cité dans I. Silber, « Mauss, Weber… », p. 540). 215. Marcel Mauss à Georges Gurvitch, 15 mai 1936 (cité dans M. Fournier, Marcel Mauss, Paris 1994, p. 620). 216. Il ne sera plus actif au-delà de 1941, époque à laquelle, recherché par l’occupant allemand en tant que juif, il se cache dans un taudis du XIVe arrondissement, subit des pertes de mémoire sans retrouver ses facultés après la guerre (Marcel Mauss

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Le moment propice (1925-1936) religieuse de son destinataire. Ce qu’il dit à Bastide, il l’a dit à Gurvitch : il lui reproche une introduction trop longue, trop philosophique, mais aussi un goût pour l’esprit de système, les « filiations » entre phénomènes, et l’émission d’opinions, dont Weber incarne une forme d’apogée. Le dialogue que Mauss veut instaurer entre les faits et les théories ne peut souffrir d’une abstraction philosophique : Comme tous les travaux de philosophes, il souffre – et je suis sensible à ce défaut –, d’un trop grand compte tenu des opinions des gens, et d’un assez faible compte tenu des faits que les gens ont élucidés. La science ne consiste pas à exprimer des opinions. Et d’autre part elle ne consiste pas non plus, même quand elle recherche des méthodes générales ou des hypothèses générales, en un esprit de système quelconque. Votre introduction m’a donc paru beaucoup trop philosophique. J’ajoute que l’un de ceux que vous appréciez particulièrement, MAX WEBER, est un de ceux avec lesquels Durkheim, Hubert et moi nous communions le moins. Naturellement, quand il se contentait de nous démarquer, ce qu’il fit longuement pendant la guerre – époque où tout était excusable –, nous avions de quoi nous agacer. Mais lui s’est borné à émettre des opinions, dont un grand nombre sont suggestives, et quelques-unes valables, mais dont aucune, sauf exception, n’est prouvée. Cette considération pour Max Weber et aussi une des choses qui me chiffonne dans le grand volume de mon cousin Raymond ARON. Pour le reste, je crois aussi que vous avez sensiblement exagéré le soubassement métaphysique de la pensée de Durkheim. Celui-ci fut non seulement un fondateur de science, mais presque exclusivement un fondateur faisant de moins en moins de philosophie, et considérer cette philosophie comme une métaphysique est, à mon avis, également erroné. Après ces objections de fond, vous m’excuserez si je ne m’étends pas trop sur les éloges que je puis faire sur la clarté, et le talent, et la conscience de votre livre 217.

à Roger Bastide, 3 novembre 1936 : Archives du Collège de France, Paris, Fonds Marcel Mauss, 57 CDF 102-17, carton no 20. Roger Bastide 1936-1947). 217. Il lui donne enfin quelques lignes directrices : « Je crois que vous feriez bien cependant de spécifier que vous vous consacrez à l’étude des conditions sociales du mysticisme en Europe, et peut-être même seulement en Europe postmédiévale et moderne. Vous auriez de bons guides et des faits suffisants, le problème étant posé comme vous le faites. Mais il faudrait bien le poser ainsi : refaire pour la mystique, au point de vue

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Je n’irai pas plus loin dans cette station sur Marcel Mauss, qui nous éloignerait du point de vue des historiens. Mais l’influence dont jouissait Mauss auprès de la jeunesse en fait un chaînon indispensable à cette étude. Il préférait, lui le célibataire, passer du temps à causer avec ses étudiants sur le pavé de la rue des Écoles plutôt qu’avec ses collègues, terminer tard des cours eux-mêmes commencés en retard, consacrer une multitude de réflexions qu’une succession de grands livres. Il nous dit aussi à quel point il aurait pu essaimer auprès de jeunes gens de diverses disciplines en faveur de Weber. Or, il en fut un obstacle plus important qu’on ne l’a estimé. Le terrain était d’autant plus propice qu’au contraire d’une certaine idée reçue, il ne fut pas le gardien du temple de Durkheim : plus intuitif, « esthétique » 218, il était moins versé dans l’évolutionnisme que son oncle. Il a contribué à paradoxalement susciter une désaffection du durkheimisme. Se repliant dans les années 1930 sur l’étude des sociétés anciennes et archaïques, l’ethnologue, ne parvenant pas à capter des fonds de la fondation Rockefeller car soupçonné de socialisme 219, n’endossa aucun leadership. Assez durement, l’économiste Charles Rist, interrogé par la Fondation, dira : « Il est essentiellement un politicien qui n’a rien produit lui-même » 220. Ce repli est-il peut-être aussi une des explications

sociologique, ce que mon bon Delacroix a fait pour la mystique chrétienne au point de vue psychologique. Là, les sources vous seront accessibles, faciles et nombreuses, une fois la mystique chrétienne bien déterminée. Mais, et c’est ici précisément que je crois qu’il faut quitter l’histoire pour en faire une générale, la terre par élection de la mystique est-elle la terre chrétienne ? Je la considère moi comme pauvre vis-à-vis de la mystique de l’Inde, d’où tout vient, ou de celle de la Chine où tout a eu son évolution spécifique. Même la mystique musulmane, le soufisme, ne me semblent guère que d’origine hindoue, et même dans l’Inde, il n’est pas certain que ce soit à partir d’une introduction européenne que la mystique de la troisième couche védique s’est développée. Vous trouverez sur ce point une toute petite indication de mes idées de derrière la tête dans ma contribution aux Mélanges Loisy. Pour la détermination de votre sujet et la détermination des travaux préparatoires qui y seraient nécessaires, je souhaiterais beaucoup pouvoir m’entretenir avec vous […]. Je vous serre donc amicalement la main » (ibid.). 218. Ce trait se retrouvera chez son élève Lévi-Strauss. 219. Il ne peut créer une VIe section consacrée aux sciences sociales et économiques. 220. Sur tout ceci, voir le chapitre ii (« Marcel Mauss ou les heurs et malheurs de la science de l’homme total », p. 21-83) de J.-C. Marcel, Le durkheimisme dans l’entre-deux-guerres, Paris 2001.

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Le moment propice (1925-1936) du passage d’un Mauss relativement tolérant avec la perspective de Weber à un rejet radical ? Lui, si attentif aux goûts de la jeunesse, a-t-il été étonné de voir son prometteur cousin Aron se prendre de passion pour le sociologue allemand ? C’est avéré. Cette réalité familiale lui a fait craindre une vague plus large. Encore, la réticence à l’égard d’une mode est perceptible. Ne pas lire Aron : une fontaine de malentendus Je n’ai pas été long sur Mauss, je ne le serai pas davantage sur Raymond Aron. Sa lecture et sa réception de Weber sont aujourd’hui bien connues. Il est très difficile d’estimer dans quelle mesure les historiens ont lu La sociologie allemande contemporaine, que ce soit l’édition de 1935 ou celle de 1950. Au-delà de la coupure de la guerre 221, les historiens français sont demeurés silencieux face à ce livre. Pour la plupart, ce n’était tout simplement pas leur affaire. Il est traduit en espagnol en 1946, en allemand en 1953 222 (c’est une redécouverte outre-Rhin pour beaucoup d’étudiants allemands, où l’introduction à Weber se fera par Aron), en anglais en 1957, puis en grec et en japonais. Aron souhaite trancher avec l’ignorance des durkheimiens à l’égard de l’économie 223. Il décrit très bien son éveil à Weber : Ce qui m’éblouissait chez Weber [« À la différence d’Émile Durkheim »], c’était une vision de l’histoire universelle, la mise en lumière de l’originalité de la science moderne et une réflexion sur la condition historique ou politique de l’homme. Ses études sur les grandes religions me fascinaient. […] Mais en lisant Weber, j’entendais les rumeurs, les craquements de notre civilisation, la voix des prophètes juifs et, en écho dérisoire, les hurlements du Führer 224.

Indifférent à la « morale laïque » de Durkheim et peu sensible au rejet philosophique de Mauss, il s’ouvre à cet auteur. Il travaille

221. Le livre figurait sur la « liste Otto » de l’occupant allemand, publiée le 12 septembre 1940 et recensant les livres d’auteurs juifs interdits par l’occupant. 222. Die deutsche Soziologie der Gegenwart. Eine systematische Einführung, à Stuttgart, chez Alfred Kröner. 223. Ses souvenirs comptent toutefois une lacune : le rôle de Simiand. 224. R. Aron, Mémoires…, p. 70.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français « plus que je ne l’ai jamais fait » 225 à cette Sociologie 226, à la sortie de trois années passées en Allemagne. Il y oppose le spiritualisme de la sociologie allemande au scientisme de sa voisine française ; cela lui attira certaines critiques. En 1983, il dira simplement : « Il ne reste plus grand-chose de ce contraste » 227 depuis la transnationalisation de la sociologie d’après 1945. Ce livre nourrit sa thèse. La soutenance, qui a lieu en mars 1938, représente un moment épique de la joute universitaire 228. Un auditeur en a gardé l’impression suivante : « des poules qui ont couvé un canard et le voient avec terreur se précipiter vers la mare et se mouvoir avec aisance dans un élément qui leur est inconnu » 229. Face à lui, dans le jury : le sociologue durkheimien Paul Fauconnet – son principal contradicteur 230 –, Célestin Bouglé, philosophe et sociologue, dirigeant ses recherches, Maurice Halbwachs (qui a introduit Weber), Edmond Vermeil (celui qui connaît le mieux les auteurs qu’il traite, comme Dilthey, Rickert ou Simmel) et les philosophes Léon Brunschvicg et Émile Bréhier (scandalisé par la critique aronienne du positivisme) 231. Vermeil approuve l’idée selon laquelle Weber, Dilthey, Rickert et Simmel rompent avec le positivisme, avec un universalisme à la française et ont foi en la science mais non plus en l’histoire. Cela

225. Ibid., p. 82. 226. Il s’est fait la main en recensant la Nationalökonomie de Sombart, le Politik und Wissenschaft bei Max Weber de Christoph Steding, ou encore les Max Webers Lehre vom geschichtlichen Erkennen de Werner Bienfait. Voir : Raymond Aron : bibliographie, I. Livres et articles de revue, II. Analyses d’actualité, Paris 1989 (établie par Perrine Simon et complétée par Élisabeth Dutartre). 227. R. Aron, Mémoires…, p. 109. 228. L’impétrant en gardera un goût de cendre. Gaston Fessard, installé au premier rang de l’amphithéâtre Louis-Liard, avait pris note des échanges. 229. G. Fessard, La philosophie historique de Raymond Aron, Paris 1980, p. 49. 230. Bien qu’il se fasse plus amical, une fois l’initiation passée. Ils ont été en « polémiques » mais : « Je crois que nous appartenons tous deux à une même société spirituelle, en dépit de nos divergences ». Bien plus tard, Aron confiera le même genre de propos à Julien Freund (Paul Fauconnet à Raymond Aron, 28 mars 1938 : BNF, SM, Paris, Fonds Raymond Aron, NAF 28060, boîte 209, Lettres reçues pour l’Introduction à la philosophie de l’histoire, 1938). 231. Fauconnet lui reproche sa critique des sociologues durkheimiens et de ne pas avoir explicité le choix de ses auteurs, selon une approche positiviste (qu’en est-il de leurs sources ?). Aron répond : « La théorie de la connaissance permet de considérer les idées en fonction de la vérité, indépendamment de leurs sources » (N. Baverez, Raymond Aron…, p. 163).

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Le moment propice (1925-1936) le pousse à adhérer à un relativisme de la connaissance historique, où l’idéologie du progrès indéfini n’est plus envisageable 232 et où la prise de décision devient centrale. C’est en cela que sa thèse est aussi une introduction à la science politique 233. Rétrospectivement, dans une introduction à La sociologie (1981) intitulée « Quarante ans après », Aron prend soin de dire qu’alors, […] aucun livre d’ensemble n’existait sur la personnalité et l’œuvre de Max Weber en langue française, pas davantage en langue italienne ou anglaise. En consacrant à Max Weber 40 % du texte – ce qui surprit nombre de mes maîtres et des lecteurs d’époque – je ne me trompais pas. Bien que mort au lendemain de la première guerre, Max Weber dominait encore la pensée sociologique dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres. Bien plus, devenu le classique par excellence dans tous les pays occidentaux, il continue de passer pour un contemporain – comme Karl Marx lui aussi, avec ce mérite supplémentaire qu’il n’existe pas de wébériens dans le style des marxistes : le lien établi entre Marx et les partis qui se réclament de lui contribue à sa gloire posthume mais aussi à la dégradation de sa pensée en une idéologie d’État 234.

Avec un goût du paradoxe, ce libéral pense qu’en introduisant Weber en France il a contribué à ramener Marx 235. À la fin de sa vie, dans une lettre à une jeune Diplom-Soziologin allemande 236, Aron confie qu’il considérait dans sa jeunesse la sociologie non comme « une discipline académique » mais une critique de la société de la culture, critique qui donnait une forme élaborée à l’idéologie d’un mouvement social et qu’il a « retenu les sociologues qu[’il] connaissai[t] le mieux ou le moins mal » 237. La sociologie est bien reçue de ses aînés. Émile Bréhier y voit un livre « pénétrant et solide » 238. Lucien Lévy-Bruhl : « Ce livre rend un grand service. Il apporte des données exactes et des vues justes sur

232. Nous sommes en 1938 et le pacifisme de certains de ses professeurs le désespère. 233. Ibid., p. 157-170. 234. R. Aron, La sociologie allemande contemporaine, Paris 1981 [1935], p. viii. 235. Ibid., p. xv. 236. Élève de Horst Baier, éditeur des œuvres complètes de Weber. 237. Raymond Aron à Elfriede Üner, 22 mai 1983 (BNF, SM, Paris, Fonds Raymond Aron, NAF 28060, boîte 187, La sociologie allemande contemporaine, 1935). 238. Émile Bréhier à Raymond Aron, 8 janvier 1936 (ibid., boîte 209, Lettres reçues après La sociologie allemande contemporaine, 1935-1936).

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français un sujet très mal connu chez nous en dépit de l’intérêt qu’on y porte à la sociologie » 239. L’inspecteur général de philosophie Dominique Parodi, homme décisif en termes de nomination : Il y a là un effort, convergeant avec celui des plus récents penseurs de chez nous, pour saisir le concret et délimiter l’individuel pur, qui est fort intéressant. Mais ce sont là finalement des philosophes – ce qui n’est pas pour moi, vous le savez, un terme dépréciatif – plutôt que des savants au sens où veulent l’être nos sociologues. Votre Max Weber, qui ressort en effet de votre étude comme une physionomie très attachante, m’a rappelé [illisible], par les efforts originaux dans tous les sens, avec le sentiment de ce qu’il y a d’unique et d’irréductible à chaque époque et à chaque situation, peut-être aussi par le dédain de la coordination et de l’unification 240…

Un des lecteurs les plus réceptifs, Edmond Vermeil : « Je le lirai avec l’intérêt que vous devinez, surtout en raison du chapitre sur Max Weber, mais aussi parce que vous annoncez, à la fin, la comparaison entre sociologie française et sociologie allemande. Question absolument capitale dont Troeltsch s’est d’ailleurs occupé » 241. •

La lecture qu’Aron fait de Weber est bien connue. C’est celle d’un admirateur, dont on peut sincèrement se demander si les historiens de l’économie et de la Réforme de la fin des années 1930 (et au-delà) ont lu les interprétations subtiles. Bien des reproches adressés par eux à Weber sont clairement désamorcés dans cette lecture de 1935. Ce « nationaliste lucide » est surtout une forme de « prophète » pour Aron 242, un homme attaché au « sens de l’individu » écrasé par l’institution collective et rêvant d’un monde où les rivalités (entre dieux, peuples et hommes) existent, mais sous une forme héroïque, à « drapeaux déployés » 243. Quant à L’Éthique, « l’étude la plus célèbre de Weber (en Allemagne et hors d’Allemagne) », elle mène à cette civilisation capitaliste rationalisatrice, écrasant l’individu. Il y voit une

239. Lucien Lévy-Bruhl à Raymond Aron, 1936 (ibid.). 240. Dominique Parodi à Raymond Aron, 13 janvier 1936 (ibid.). 241. Edmond Vermeil à Raymond Aron, 8 janvier 1936 (ibid.). 242. R. Aron, La sociologie…, p. 128. 243. Ibid., p. 132.

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Le moment propice (1925-1936) « forme de vie que nous acceptons par nécessité » 244. Le philosophe écrit noir sur blanc que Weber « ne voulait nullement réfuter le marxisme », mais qu’il ne croyait pas en une explication unilatéralement économique de l’histoire 245. Deux des principales remontrances des historiens sont ici neutralisées. Tout d’abord, Weber n’octroie pas une causalité ultime au religieux sur l’économique et n’exclut pas les causes politiques et sociales de l’esprit du capitalisme : Weber ne croyait pas que les « idées mènent le monde » : il donnait le cas du protestantisme comme un exemple favorable qui permet de comprendre le mode d’action des idées en histoire. Les conceptions théologiques ou éthiques des protestants ont été influencées dans leur formation par telles ou telles circonstances politiques ou sociales, et, d’autre part, elles n’ont pas agi directement sur l’économie 246.

Ensuite, la question de la causalité : la volonté de faire de Weber un observateur monocausal aurait dû être nettement nuancée à la lecture de cette phrase bien connue d’Aron : « Le protestantisme n’est pas la cause, mais une des causes du capitalisme ; ou plutôt il est une des causes de certains aspects du capitalisme » 247. Il rechigne à parler de rapport de causalité, éliminant ainsi – sans le savoir ? – les piques historiennes reprochant au sociologue son péché d’anachronisme, d’oublier le capitalisme vénitien du xie siècle ou d’en faire bon marché : Enfin, cette relation significative, cette affinité entre l’esprit protestant et l’esprit capitaliste, ne constitue pas encore, selon le principe que nous avons étudié plus haut, un rapport de causalité. Celui-ci ne peut être démontré que par les faits. Cette éthique ne résulte pas du capitalisme, car on la trouve souvent dans des milieux où le capitalisme n’existait presque pas. On constate le développement du capitalisme dans et par les groupes qui adhéraient à cette éthique, sans qu’on saisisse d’autre trait, commun à ces groupes, qui puisse rendre compte du fait 248.

244. Ibid., p. 135. 245. Ibid., p. 136. 246. Ibid., p. 137. 247. Ibid., p. 139. 248. Ibid., p. 140.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Aron reviendra périodiquement à Weber, malgré une production qui, à partir de la fin des années 1940, s’oriente vers la science politique et la théorisation des relations internationales. La Sociologie de Max Weber de Julien Freund (1966) 249 s’inscrit dans sa continuité, dans la dénonciation de la simplification de L’Éthique 250. S’il fallait retenir un point remarquable de sa réflexion, il touche à une critique des historiens de la Réforme, des théologiens ou même des historiens de l’économie, qui ont opposé les textes de Calvin à la thèse de Weber qui, elle, trouve son cadre un siècle après la mort du natif de Noyon. La perspective anachronique est ici retournée contre ceux qui avaient pris l’habitude de la dénoncer 251. •

Il est probable qu’il y ait eu entre Aron et Halbwachs une distance sur fond de concurrence générationnelle. La primauté de l’introduction de Weber en France était-elle l’enjeu silencieux ? Certes, Aron cite son article de 1925 (non celui de 1929) 252. Ses archives conservent une liste des collègues auxquels un exemplaire de La sociologie devra être destiné ; Halbwachs n’y figure pas dans une première version, mais bien dans une deuxième. Aron n’y fait que deux maigres allusions dans ses Mémoires. Il retient qu’« il ne fut pas ébranlé par [ses]

249. Bien qu’Aron, attaché à la liberté individuelle, ne le reconnaisse jamais comme tel, préférant parler, par un clin d’œil, d’« affinités électives » – Raymond Aron à Julien Freund, 22 juin 1977 (BNF, SM, Paris, Fonds Raymond Aron, NAF 28060, boîte 206) : « Vous voulez bien vous présenter comme disciple, je ne suis pas sûr de vous avoir jamais rien appris, mais je ne doute pas que nous appartenons tous deux à la même famille spirituelle ; disons que les affinités électives nous ont réunis et l’état civil vous a mis après mois, seule justification du statut de disciple que vous vous attribuez à vous-même. Merci de tout cœur et à bientôt ». 250. « Il semble toutefois utile de mettre le lecteur en garde contre les interprétations simplificatrices qui font croire que Weber aurait vu dans le protestantisme la cause du capitalisme. Dans une certaine mesure, ce livre est une réplique au dogmatisme scolastique du marxisme, pour autant que celui-ci a cru pouvoir réduire métaphysiquement tous les événements de la civilisation à une seule cause : le substrat économique qui constituerait en dernière analyse l’explication ultime » (J. Freund, Sociologie…, p. 176). 251. Ibid., p. 179. 252. Dans sa biographie d’Aron, Nicolas Baverez rappelle qu’Halbwachs avait écrit une « courte notice » dans les Annales sur Weber en 1929, mais omet l’article plus long de 1925, paru dans la Revue d’histoire et de philosophie religieuses (N. Baverez, Raymond Aron…, p. 129).

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Le moment propice (1925-1936) arguments » 253 à sa soutenance et que, à la parution de La sociologie, il fut le seul à se montrer « sévère » 254. Cette sévérité s’est manifestée dans les Annales. Halbwachs lui reprochera de placer l’histoire au-dessus de la sociologie. Il est gêné par le « génie » qu’Aron attribue à Weber. Mais il reconnaît que « c’est la première fois que nous est présentée en France, par un philosophe qui a passé plusieurs années en Allemagne, une analyse pénétrante et objective des principaux courants de la pensée sociologique générale allemande » 255. Halbwachs trouve son collègue très sûr de lui. La principale objection vient de la fameuse scission qu’Aron opère entre sociologie spiritualiste allemande et sociologie positiviste française, formant « deux âmes nationales » (Halbwachs ne peut trouver juste cette homogénéisation du durkheimisme, dont il est un hétérodoxe). Le « fils de pasteur » devenu universitaire en Allemagne, même laïcisé, aurait conservé dans sa démarche scientifique une religiosité non dogmatique. « Mais c’est là une façon trop simple de consacrer une opposition peut-être temporaire » 256, tranche un Halbwachs demeuré longtemps germanophile et attaché à ce que l’opposition entre la France et l’Allemagne ne devienne pas un paradigme dans le champ scientifique. Pour le recenseur, la vraie question n’est pas d’identifier la sociologie allemande comme spiritualiste 257. C’est plutôt à la difficulté d’accéder au rationalisme français qu’il eût fallu s’intéresser et dans une époque qui ne soit pas celle d’avant 1933 mais bien celle du moment brûlant, aujourd’hui : « De là cette fièvre d’auto-analyse et ce débordement de métaphysique, qui est le caractère le plus frappant de ces systèmes sociologiques. Au reste, il ne s’agit, dans ce livre, que de la période antérieure à l’hitlérisme, c’est-à-dire d’une phase de la sociologie allemande qui appartient dès maintenant au passé » 258. Là encore, l’historien des mentalités aurait eu du grain à moudre. La perche est tendue en 1937.

253. R. Aron, Mémoires…, p. 145. 254. Ibid., p. 111. 255. M. Halbwachs, « Les courants de la pensée sociologique en Allemagne », Annales d’histoire économique et sociale 9 (1937), p. 622-623. 256. Ibid. 257. Ou « théologico-métaphysique » comme le disait Comte ou le père de la germanistique française, Charles Andler. 258. M. Halbwachs, « Les courants… », p. 623.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Après une trentaine d’années d’attente, Aron trouve un lecteurhistorien, sinon un continuateur, en Paul Veyne (né en 1930). En 1971, dans Comment on écrit l’histoire puis quelques années après dans Le pain et le cirque, Veyne mobilise Weber d’une manière que l’on qualifierait volontiers d’opportuniste. Il en détache ce dont il a besoin, sans souci d’une pratique cohérente holistique de la pensée wébérienne, qu’il considère pourtant comme historiquement exemplaire par sa capacité à décloisonner histoire événementielle, histoire comparée et sociologie 259. Raymond Aron dressera un très long compte rendu, à la fois étonné et réjoui, de Comment on écrit l’histoire, non sans relever la tendance de Veyne à la contradiction (Aron lui oppose son proverbial « de deux choses l’une »), sa négligence de l’importance de la théorie économique pour l’historien ou sa lecture biaisée de Dilthey. Mais il est soulagé de voir enfin un historien, dans ce livre « imprévisible » (notion très aronienne et bergsonienne), faire écho à son Introduction à la philosophie de l’histoire de 1938. Il l’épargne sur sa lecture de Weber et semble se sentir moins seul par le fait que Veyne « expédie » le marxisme « en quelques pages » et puisse troubler des Annales aux yeux desquelles seule l’histoire économique et sociale trouve grâce. Veyne ose, en bon « paysan du Danube », « Aixois », loin des querelles germanopratines, lire Marc Bloch avec ses propres catégories 260. Aron se sent compris et, en retour, met de l’ordre dans les pensées de son jeune collègue, comme s’il le connaissait mieux que lui-même. La défense de Veyne en faveur d’une histoire par item (impérialisme, évergétisme, guerre, etc.), en dehors de tout contexte, est une parole qu’Aron ne s’est jamais senti autorisé à dire aux historiens, n’estimant pas que ce soit la fonction du philosophe de leur donner des leçons d’épistémologie 261. •

La réception historienne de La sociologie a été enrayée par plusieurs facteurs. Tout d’abord, le livre d’un philosophe, encore jeune, parlant de Sociologie allemande contemporaine, n’est pas la lecture 259. P. Veyne, Comment on écrit l’histoire. Essai d’épistémologie, Paris 1971, p. 340. 260. Sur les tensions entre Charles Morazé ou Jacques Le Goff, voir P. Riché, HenriIrénée Marrou. Historien engagé, Paris 2003, p. 173-174. 261. R. Aron, « Comment l’historien écrit l’épistémologie : à propos du livre de Paul Veyne », Annales. ESC 26/6 (1971), p. 1319-1354.

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Le moment propice (1925-1936) quotidienne d’un historien de l’évolution des prix sous l’Ancien Régime, ni même du capitalisme ou de la Réforme. Ensuite, Aron s’est vraiment fait connaître des historiens, et a été identifié par leur communauté, avec la parution en 1938 de son Introduction à la philosophie de l’histoire, qui devint vite un classique bien qu’ils l’aient très peu lue. Le début de la guerre n’a pas favorisé la sédimentation d’un livre qui était de surcroît interdit de vente sous l’Occupation. Enfin, la propension d’Aron à peu citer ses prédécesseurs wébériens a-t-elle joué en sa défaveur (comme on le sait, la citation est un processus stratégique) ? Les grands silencieux de La sociologie sont nombreux : Doumergue, Hauser, Sée, Simiand et surtout Halbwachs dans ce cas brillent par leur absence ou, du moins, leur discrétion. Max Weber demeure un objet d’étude hybride, mal situé, dont on parle de plus en plus, mais dont la lecture par ceux qui en parlent – les historiens au premier chef – est souvent hypothétique. Sa situation pose problème. C’est le sentiment qui ressort en 1939, lorsque le sociologue de Heidelberg Carl Brinkmann, qui avait collaboré aux Annales, dans un petit article-bilan, ne dit mot d’Halbwachs ni d’Aron. Il critique la thèse de Marcel Weinreich, éclipsée par celle d’Aron (Max Weber, l’homme et le savant, étude sur ses idées directrices, Vrin, Paris 1938 262), rejetant les vues sociales et politiques de Weber en dehors de la science. Seul Talcott Parsons trouve grâce à ses yeux ; « On ne peut dire que la situation de l’œuvre de Max Weber dans les sciences sociales actuelles soit déjà bien élucidée » 263. C’est même un euphémisme.

262. Jean-Pierre Grossein souhaite réhabiliter certains aspects de l’œuvre de Weinreich, en rappelant que l’accent mis sur l’« histoire universelle comparée du capitalisme » qu’aurait voulu dresser Weber est une expression de Weinreich (J.-P. Grossein, « Présentation », p. xxiv). 263. C. Brinkmann, « La signification de Max Weber dans les sciences sociales actuelles », dans Mélanges économiques et sociaux offerts à Émile Witmeur, Paris 1939, p. 31-38 (p. 31 ici).

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DU SURSAUT AU COUP DE GRÂCE (1952-1979)

c

e dernier chapitre traite d’une période à la fois riche et ambivalente de la réception de Weber en France. Sa traduction vers le français est l’objet d’une entreprise éditoriale d’envergure, le champ académique l’intègre plus couramment aux enseignements dispensés et l’histoire des mentalités, qui émettra plus d’un signal positif à l’égard de L’Éthique, déploie son dessein. La communauté des historiens est encore largement sceptique face à la thèse, mais il est permis d’espérer que la nouvelle VIe section de l’EPHE, consacrée aux sciences économiques et sociales, pourra être une terre d’accueil du sociologue. L’obstacle linguistique est moins lourd qu’auparavant. L’obstacle éditorial se lève. L’obstacle disciplinaire est là, mais ne paraît pas insurmontable. Quant à l’obstacle politique, dans un contexte où le marxisme occupe une place importante chez les intellectuels, il demeure très dissuasif. Mais, globalement, un humus favorable à la lecture de Weber est perceptible au mitan des années 1950. Ce moment wébérien en France s’articule autour de quatre points de gravité successifs, qui constituent un regain d’intérêt, un sursaut. On peut décliner synthétiquement la situation comme suit :

1. le premier se situe en 1952. Il correspond à l’arrivée d’Éric de Dampierre, ancien élève d’Aron à Sciences-Po, chez Plon. C’est la reprise d’un intérêt historiographique 1 ; 2. le deuxième en 1955. Il coïncide avec la tardive nomination d’Aron à la Sorbonne, ébréchant le monopole de Gurvitch et la perspective marxiste de Paul Lazarsfeld. C’est aussi l’année de la parution des Aventures de la dialectique de Maurice Merleau-Ponty, consacrant tout un chapitre à Weber, auquel un début de reconnaissance philosophique est octroyé 2 ; 3. le troisième, en 1958 : la création d’une licence et d’un doctorat en sociologie ;

1. 2.

R. Roux, « Puritanisme et démocratie », Diogène 9 (1955), p. 117-130. Voir le chapitre « La crise de l’entendement ».

179

L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français 4. le quatrième, en 1959, avec la parution du Savant et le politique. Paul Ricœur le salue et assiste à la révélation d’un philosophe au-delà d’un penseur politique 3, qui, dans Les étapes de la pensée sociologique d’Aron (1967) devient « notre contemporain » – expression devenue un lieu commun. Les Archives européennes de sociologie, revue fondée en 1960 par Aron et Dampierre, fera office de support à la pensée de Weber en France. Bien des années plus tard, la revue parrainée par Aron en 1978, Commentaire, publiera régulièrement des réflexions sur Weber et Aron (et parfois des inédits de ceux-ci), sous la plume d’anciens étudiants de séminaire d’Aron de la rue de Tournon, comme Pierre Manent, Jean-Claude Casanova, Jean Baechler, mais aussi Philippe Raynaud 4.

Traduire Weber De 1940 à 1952, une éclipse totale est à inscrire au bilan de la réception de L’Éthique en France et, plus largement, de toute l’œuvre du sociologue. S’il avait été question en 1948 que Gallimard assure la traduction de ses travaux, c’est, je l’ai dit, à la maison Plon, sous l’impulsion d’Éric de Dampierre et de Raymond Aron, que le processus s’enclenche. Ce sera une affaire longue et compliquée à faire aboutir. Michael Pollak pointera le « désintérêt » des historiens français après la guerre 5. Au-delà d’un climat éditorial de plus en plus favorable, d’un positionnement plus ferme d’Aron et de la sociologie dans le champ académique français, de la réhabilitation philosophique de Merleau-Ponty 6, et malgré un climat marxiste ne permettant pas l’essor d’un grand mouvement wébérien en France 7, le sociologue se

3. 4. 5. 6.

7.

180

P. Ricœur, « Éthique et politique », Esprit 270 (février 1959), p. 225-230. P. Manent, Le regard politique. Entretiens avec Bénédicte Delorme-Montini, Paris 2010, p. 95-113. M. Pollak, Max Weber…, p. 16. Le chapitre « La crise de l’entendement » dans Les aventures de la dialectique. Merleau-Ponty souligne les « vertus » de Weber, auquel il est reproché un subjectivisme arbitraire. Selon lui, il fait « de cet embarras une méthode », permettant « de comprendre le passé lui-même en le faisant entrer dans notre vie… Peut-être est-ce la définition de l’histoire de n’exister tout à fait que par ce qui vient après, d’être en ce sens suspendue au futur ? Si cela est vrai, l’intervention de l’historien n’est pas une tare de la connaissance historique » (M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, Paris 1991 [1955], p. 22). Bien que, dès la fin des années 1940, des marxistes français (pensons à la revue Arguments) convoquent l’œuvre de Weber pour mieux comprendre la bureaucratie stalinienne.

Du sursaut au coup de grâce (1952-1979) taille un espace bien à lui. Il demeure cependant un matériau délicat à manipuler, explosif et politiquement suspect. Prenons un seul exemple. Le colloque qui célébra le centenaire de sa naissance. Il a lieu à Heidelberg, du 27 au 30 avril 1964. En France, Aron est le primus inter pares de ce qui se dit, s’écrit et se pense à propos de Weber ou de Sombart. Les préfaces qu’il accepte et refuse en sont un des indicateurs significatifs 8. Il est assez seul. Ce n’est plus l’époque de sa jeunesse où ces penseurs bénéficiaient d’une vogue chez certains auteurs en quête de modernité, ce n’est pas encore celle de son grand âge où une revue comme Commentaire et une relève générationnelle viendront casser cet isolement. Invité par le sociologue allemand Otto Stammer, président de la Deutsche Gesellschaft für Soziologie, Aron compte y venir « fermement ». Il projette d’y traiter de « Weber und Machtpolitik » 9. Lors de la manifestation, un incident a lieu. Le philosophe et sociologue marxiste Herbert Marcuse – qui sort la même année L’homme unidimensionnel, avant de devenir une forme de symbole théorique de la révolte étudiante de 68 – s’en prend violemment à Weber. Un collègue américain d’Aron fait le bref récit de ce « dramatic Thursday afternoon » : Later that evening, Professor Parsons and I ascertained that the adherents of Marcuse blamed Max Weber not only for the circumstances of 1933, but even for Auschwitz! As two of them reported to us

8.

9.

Le fils de Werner Sombart, Nikolaus Sombart, fonctionnaire au secrétariat général du Conseil de l’Europe, sait qu’Aron demande à ses étudiants de Sciences-Po et de la Sorbonne de lire Le bourgeois, dont une réédition française doit sortir au milieu des années 1960. Il sollicite une préface du philosophe : « Je ne saurais personne d’autre qui, à la France d’aujourd’hui [sic], pourrait présenter un sociologue de l’école allemande de cette génération ». Sans conteste débordé et ne se considérant plus comme à jour en termes d’historiographie et de discussions en cours sur les thèses de son père (« Le temps et la compétence me manquent »), il décline : « Le livre de votre père se défend admirablement tout seul. Il n’a nul besoin d’une préface que je serais bien embarrassé pour l’instant d’écrire, car il serait dérisoire de s’en tenir à quelques lignes qui n’apprendraient rien au lecteur et qui disqualifieraient le préfacier » (Nikolaus Sombart à Raymond Aron, 17 novembre 1964 ; Raymond Aron à Nikolaus Sombart, 23 novembre 1964 ; 25 janvier 1966 : BNF, SM, Paris, Fonds Raymond Aron, NAF 28060, boîte 166, « Proposition de préfaces déclinées par Raymond Aron »). Raymond Aron à Otto Stammer, 28 novembre 1962 (BNF, SM, Paris, Fonds Raymond Aron, NAF 28060, boîte 80, 27-30 avril 1964, Deutsche Gesellschaft für Soziologie. 15e congrès).

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Auschwitz was organized in the fusion of an industrial capitalist enterprise and therefore Weber who was committed in whatever measure to this form of management deserves a good deal of the blame for the fatal consequences 10.

Interloqué, Aron rassure son collègue : « Je me propose de revenir pour le critiquer violemment sur le rapport de mon ami Marcuse. Mettre au débit du capitalisme et de la théorie rationaliste ce qui s’est passé au xxe siècle me paraît proprement délirant » 11. •

Nous ne sommes cependant pas là en présence d’historiens et il m’a fallu admettre que la dernière partie de cette étude témoigne d’un reflux de l’intérêt de ceux-ci pour le sociologue. Ce sont massivement les sociologues et les philosophes qui traitent de Weber au cours des années 1950-1960 – et sans aucun doute au-delà de cette période. À partir de la « reprise » de 1952, ce sont des philosophes comme le Bruxellois Jean Paumen 12, bien sûr Aron 13, René Roux et Claude Lefort, qui y consacrent des articles 14. Lecteur passionné d’Économie et société dès ses études à Athènes, Cornelius Castoriadis a été un transmetteur important de cette œuvre en France, sur laquelle il prendra appui dans sa critique de la bureaucratie capitaliste et d’une rationalisation sociale illimitée. Son élève et continuateur Philippe

10. Benjamin Nelson à Raymond Aron, 28 mai 1964 (ibid.). 11. Raymond Aron à Benjamin Nelson, 8 juin 1964 (ibid.). Voir aussi V. Genin, « Aron/Weber. Chemins d’hétérodoxie et de solitude », dans Cahier de L’Herne. Raymond Aron, Paris (à paraître en 2022). 12. J. Paumen, « Signification du premier hommage de Karl Jaspers à Max Weber », dans Mélanges Georges Smets, Bruxelles 1952, p. 547-556. 13. R. Aron, « Science et politique chez Max Weber et aujourd’hui », Liberté de l’esprit 34 (1952), p. 235-240 et 35 (1952), p. 264-270. Plus tard : « Le savant et le politique selon Max Weber », La Table ronde 134 (1959), p. 56-71 et « Max Weber », Contrat social 2 (1959), p. 87-96 ; Id., Dimension de la conscience historique, Paris 1961, p. 5-29 et 124-167. 14. Ce dernier, penseur du totalitarisme et de la démocratie, ancien élève de MerleauPonty au Lycée Carnot. Il se rapprochera momentanément d’Aron, qui l’introduira au CNRS, après sa brouille avec Sartre. Le groupe « Socialisme ou Barbarie », qu’il fonde en 1948 avec Cornelius Castoriadis, et sa contribution régulière aux Temps modernes de Sartre demeurent les principales activités du jeune Lefort.

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Du sursaut au coup de grâce (1952-1979) Raynaud en tirera en 1987 un livre qui représente une autre étape de la réception de Weber parmi les philosophes français 15. Ce mouvement des années 1950 se situe sous les auspices de Merleau-Ponty, de la critique du stalinisme et d’une consolidation du magistère d’Aron. Ce dernier se prolonge, dans sa forme nettement sociologique, par le biais de la création en 1960 des Archives européennes de sociologie. Des articles sur les conceptions de Weber, son rapport à d’autres penseurs, comme Nietzsche, paraîtront régulièrement sous les plumes d’Eugène Fleischmann (1964), Jean Baechler (1968), Freddy Raphaël (1970) ou Pierre Bourdieu (1971). En marge de cette veine nourrie par des agrégés de philosophie étant pour certains passés à la sociologie, la pensée de Weber et en particulier celle déployée dans L’Éthique est traitée par les sociologues des religions, dont la communauté de savoir se structure au milieu des années 1950 16. Henri Desroche, François-André Isambert et Jean Séguy seront les principaux « wébériens » des Archives de sociologie des religions – Émile Poulat, Gabriel Le Bras ou Jacques Maître, si l’on s’en tient à cette génération des fondateurs, ne manifestent pas un grand intérêt pour le sociologue 17. Un autre canal de 15. P. Raynaud, Max Weber et les dilemmes de la raison moderne, Paris 1987 ; voir aussi F. Dosse, Castoriadis. Une vie, Paris 2014, p. 272-273. Raynaud a également été le préfacier de la Sociologie du droit de Weber, parue aux PUF en 1986. Sur cette question voir aussi : J. Grosclaude, « Max Weber et le droit naturel », Archives de philosophie du droit 6 (1961), p. 107-122. 16. P. Lassave, La sociologie des religions. Une communauté de savoir, Paris 2019 ; D. Hervieu-Léger, « Jean Séguy, ou le compromis impossible », Archives de sciences sociales des religions (2020/1), hors-série, p. 185-216 (et voir ce numéro de manière générale). 17. Pour la période qui nous concerne, les principales contributions s’inspirant ou témoignant d’un intérêt pour L’Éthique protestante dans le champ de la sociologie des religions sont : H. Desroche, « Messianismes et utopies », Archives de sociologie des religions 8 (1959), p. 31-46 ; Id., « Religion et développement, le thème de leurs rapports réciproques et ses variations », Archives de sociologie des religions 12 (1961), p. 3-34 ; W. F. Wertheim, « La religion, la bureaucratie et la croissance économique », Archives de sociologie des religions 15 (1963), p. 49-58 ; J. Séguy, « L’ascèse dans les sectes d’origine protestante », Archives de sociologie des religions 18 (1964), p. 55-70 ; J. Freund, « L’éthique économique et les religions mondiales selon Max Weber », Archives de sociologie des religions 26 (1968), p. 3-25 ; J. Séguy, « Sociologie de la connaissance et sociologie des religions », Archives de sociologie des religions 30 (1970), p. 91-107 ; Id., « Max Weber et la sociologie historique des religions », Archives de sociologie des religions 33 (1972), p. 71-104 ; Id., « Histoire, sociologie, théologie »,

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français diffusion de l’œuvre de Weber fut L’Homme et la société, fondée dans l’effervescence de la fameuse année-lumière de 1966 18, à la fois marxiste, existentialiste, attachée à une approche psychanalytique des problèmes sociaux et opposée à la domination du structuralisme ambiant de l’époque. Elle plaidait une stratégie politique dite « autoémancipatrice ». C’est dans cette revue, récemment éteinte, que l’on retrouve les premières réflexions de Jean-Marie Vincent sur la question, mais aussi de Michael Löwy 19. L’appel de 1966 La première traduction française de L’Éthique (1964) a été assurée par le germaniste Jacques Chavy et publiée chez Plon dans la collection « Recherches en sciences humaines » dirigée de manière énergique par l’ethnologue Éric de Dampierre. Mandrou reconnaît l’« habituelle élégance » des volumes qui y figurent et glisse très rapidement vers une déclaration d’amour à la fois nette et nostalgique pour le profil intellectuel de Max Weber. Il nous invite à méditer un problème absolument central dans la très lente réception de L’Éthique chez les historiens français, lorsqu’il avance que l’auteur se fait « à la fois historien et théologien, en même temps que sociologue », et même un « sociologue conquérant ». Cette dernière mention est peu convaincante si l’on rappelle à quel point deux grands sociologues influents du xxe siècle, Émile Durkheim et Georges Gurvitch, étaient attachés à ce caractère conquérant d’une sociologie dont les autres disciplines devaient devenir les ancillae non sans l’avoir assez reproché

Archives de sociologie des religions 34 (1972), p. 133-151 ; M. Löwy, « Idéologie révolutionnaire et messianisme mystique chez le jeune Lukacs (1910-1919) », Archives de sciences sociales des religions 45/1 (1978), p. 51-63 ; A. Rousseau, « Différenciation religieuse et position de classe. Dossiers empiriques et modèle wébérien », Archives de sciences sociales des religions 49/1 (1980), p. 29-42. 18. Expression utilisée par François Dosse dans son Histoire du structuralisme en deux volumes (Paris 1991) et qui a probablement inspiré Antoine Compagnon lorsqu’il a intitulé ses leçons données au Collège de France pour l’année 2011, Annus mirabilis. Il y étudiait la date charnière que présentait 1966 dans l’histoire intellectuelle française. François Dosse y était d’ailleurs intervenu. 19. J.-M. Vincent, « Aux sources… » (1967) ou encore Id., « La méthodologie de Max Weber », Les Temps modernes 22 (1967), p. 1826-1849 ; M. Löwy, « Weber et Marx. Notes critiques sur un dialogue implicite », L’Homme et la société 20 (1971), p. 73-83.

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Du sursaut au coup de grâce (1952-1979) à Weber, jugé justement trop disciplinairement bigarré 20. Puis, c’est oublier qu’il fut avant tout juriste de formation et professeur d’économie nationale à l’université de Heidelberg. D’une certaine manière, Mandrou témoigne d’un écran à la fois large et opaque qui nous sépare encore aujourd’hui d’une compréhension immédiate et sensible de Max Weber. On ne sait trop à quelle discipline il appartient. Question mineure pour certains, problème de première envergure pour d’autres. Ce parallèle disciplinaire est au cœur de la réplique – comme si tout ce qui touchait à Weber devait se transformer en disputatio – que l’historien et éditeur suisse Alain Dufour (1928-2017) adresse à Mandrou 21. Il déclare l’urgence pour les historiens de lire L’Éthique. « C’est vraiment le livre qui a bouleversé l’historiographie moderne qui nous est donné, aussi cet événement mérite-t-il d’être marqué d’une pierre blanche sur le chemin du progrès des études historiques françaises », et il ajoute avec franchise : « D’aucuns diront qu’on pouvait bien le lire dans le texte original » 22, non sans que l’on sache que la version allemande a dû être survolée de bien haut par beaucoup d’historiens francophones. Cette consultation fugace n’arrive elle-même souvent qu’en fin de recherche, à l’heure où les conclusions sont bouclées, les grandes avenues de la réflexion dégagées. Weber n’est plus là pour suggérer le germe d’une réflexion mais, au mieux, être convoqué – sinon instrumentalisé – par un auteur qui va trouver dans son livre ce qu’il cherche. Une forme de superficialité est de mise. Dufour affiche un wébérianisme clair. Il fait partie de la phalange d’historiens qui aiment ce que la complexité de Weber propose au lecteur. Adhérer au sociologue par rejet de la lectio facilior est un positionnement intellectuel que d’autres reprendront. La sous-estimation du poids des marchands catholiques d’avant la Réforme, que Werner Sombart et Lujo Brentano reprochaient à Weber, a l’art de cabrer Dufour, rappelant que Weber en a parlé. Il se dissocie d’un collègue 23 20. M. Pollak, « La place de Max Weber dans le champ intellectuel français », Droit et société 9 (1988), p. 191. Voir aussi C. Seyfarth, G. Schmidt, Max Weber Bibliographie. Eine Dokumentation der Sekundärliteratur, Stuttgart 1977. 21. Il est surtout connu pour avoir été l’inamovible secrétaire de Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance de 1963 à sa mort. 22. A. Dufour, Comptes rendus [M. Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, suivi d’un autre essai, Paris 1964 ; H. Lüthy, Le passé présent. Combats d’idées de Calvin à Rousseau, Monaco 1965], Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance. Travaux et documents 28 (1966), p. 750-755. 23. André Biéler, auteur de La pensée économique et sociale de Calvin, Genève 1959.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français dénonçant la surestimation du dogme de la prédestination chez Calvin dans la thèse en question, tandis que Weber dit bien que ce sont les successeurs du théologien qui lui ont donné une grande importance 24. Je pourrais multiplier les exemples. Ce qu’il regrette avec le plus de force, c’est le fait que les historiens n’aient pas encore intégré Weber à leur réflexion et à leurs méthodes. On sait à quel point sa démarche idéaltypique a heurté le pragmatisme d’historiens en rupture avec tout idéalisme, même méthodologique. Sa méthode « représente une innovation considérable dans l’histoire de l’historiographie ». Dufour est un des seuls à faire ce constat parmi sa communauté en reconnaissant à Weber d’avoir « réintégré l’histoire religieuse et l’histoire morale dans ce qui était devenu la spécialité de l’économisme historique » et d’avoir grandement contribué à rompre l’« isolement de l’histoire économique » 25. À la même époque, Julien Freund rappelle à quel point l’œuvre de Weber est compatible avec la réflexion historienne, dans la mesure où elle a été écrite par un scientifique qui avait la meilleure considération pour l’histoire : La sociologie est également historique. Indiquons tout de suite qu’aux yeux de Weber l’histoire est une science capable d’élaborer des jugements de validité objective. À cet égard sa position est à nouveau différente de celle de Durkheim, lequel ne voyait dans l’histoire qu’une poussière d’événements successifs, au sein desquels la sociologie serait seule apte à introduire une cohérence en établissant les lois des institutions et du devenir des sociétés 26.

L’enrichissement des perspectives de cette histoire a rarement été mis au crédit du sociologue, dans la mesure où ce genre de remarque provient des principaux intéressés, les historiens. Et ceux-ci n’ont pas été les plus encourageants à l’égard de la démarche wébérienne, se sentant souvent perdus face à sa pluralité disciplinaire. Reconnaissant au sociologue d’avoir surmonté le « matérialisme historique vulgaire », Dufour salue son comparatisme, dans la mesure où ses objets sont proches géographiquement, culturellement et temporellement. C’est une manière de confirmer que la notion de « comportement rationnel

24. Dufour connaît la question pour avoir été l’éditeur de la correspondance de Théodore de Bèze. 25. A. Dufour, Comptes rendus, p. 752. 26. J. Freund, Sociologie…, p. 120.

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Du sursaut au coup de grâce (1952-1979) de la bourgeoisie moderne » rappelle l’originalité de l’histoire occidentale par rapport aux civilisations anciennes. En somme, le comparatisme intercontinental, tel que le pratiquait Marcel Mauss et que le pratique encore Claude Lévi-Strauss, perd de sa force au contact de Weber. Combats d’hier et combats actuels sont bien là entre les lignes de notre auteur. La fenêtre perdue des « mentalités » Dans une note qui n’a dû compter qu’une dizaine de lecteurs, l’historien Robert Mandrou (1921-1984) débute sur ces mots étonnants : « Voici la fin d’un scandale ». Il venait de lire la première traduction française de L’Éthique protestante et l’« esprit » du capitalisme de Max Weber, publiée chez Plon deux ans plus tôt, en 1964. Il avait fallu pas moins de six décennies avant que la thèse du sociologue allemand ne soit accessible aux chercheurs francophones. Et Mandrou de poursuivre : […] chacun sait combien, dans le domaine des sciences humaines, les chercheurs français sont démunis lorsqu’il leur faut se tenir au courant (suivant la formule consacrée) des travaux étrangers : rares ont toujours été les traductions des grandes œuvres scientifiques nées hors de nos frontières, alors que Anglo-Saxons, Allemands, Italiens sont à cet égard beaucoup mieux dotés 27.

Âgé d’une quarantaine d’années, disciple très apprécié de Lucien Febvre, Mandrou avait été au milieu des années 1950 le secrétaire de la revue historique la plus en vue de son époque, Annales. Économies, sociétés, civilisations 28. Il est considéré aujourd’hui comme

27. R. Mandrou, « Capitalisme… », p. 101. 28. Avant d’en être débarqué par Fernand Braudel. Leurs divergences portaient sur le partage de l’héritage intellectuel de Lucien Febvre, l’orientation à donner aux Annales mais aussi la publication de l’Introduction à la France moderne (15001640). Essai de psychologie historique, en 1961, que Mandrou souhaitait cosigner posthumément avec Lucien Febvre. Braudel s’y opposa. Mandrou dédia le livre à Febvre. Voir M. Cottret, P. Joutard, J. Lecuir, « En fidélité à Lucien Febvre et Robert Mandrou », dans R. Mandrou, Introduction à la France moderne, Paris 1998, p. i-v et postface, p. 422-543 ; G. Duby, P. Joutard, « La rencontre avec Robert Mandrou et l’élaboration de la notion d’histoire des mentalités : entretien avec Georges Duby », dans Histoire sociale, sensibilités collectives et mentalités : mélanges Robert Mandrou, Paris 1985, p. 33-35.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français un des principaux promoteurs de ce que l’on appelait jadis l’histoire des mentalités – cette « observation qualitative du sentiment religieux » 29. Mandrou aurait sans doute pu répondre au profond regret du spécialiste de Weber Hinnerk Bruhns, avançant que les historiens ne s’étaient jamais vraiment approprié la thèse du sociologue voyant certaines affinités entre éthique protestante et esprit du capitalisme : « C’est ici que la rencontre avec l’histoire des mentalités aurait dû avoir lieu » 30. Cette rencontre a bel et bien eu lieu, mais de manière furtive, presque anecdotique, dans une notule lue d’une extrême minorité de chercheurs. Ce texte aurait-il pu, dans un autre contexte éditorial, susciter une prise à bras-le-corps de cette réflexion allemande par la communauté des historiens français 31 ? En 1972, un autre élève de Febvre, Pierre Chaunu (1923-2009), connu pour ses travaux d’histoire quantitative, ses nombreux témoignages personnels, sa médiatisation sur les plateaux d’Apostrophes, son engagement d’homme de droite, sa défense des chouans et de la natalité, a aussi hérité de cet intérêt de leur maître pour Max Weber, même si, au fond, il l’a mieux sondé que lui. Il s’exprime à la Société de l’histoire du protestantisme français. Il s’est lui-même converti au protestantisme, sa femme appartenant à cette confession. Au programme : « Notre xvie siècle ». Mais aussi le rapport entretenu entre Réforme protestante et essor du capitalisme. Ce sont là des « évidences » pour lui : « Sombart l’avait entrevu, le grand Max Weber a donné à la thèse la caution et la dimension de son génie » 32. Cette 29. Aux côtés de Lucien Febvre et Georges Duby. Voir M. Lagrée, « Histoire religieuse, histoire culturelle », dans J.-P. Rioux, J.-F. Sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle, Paris 1997, p. 399. Les trois textes théoriques de l’histoire des mentalités sont : L. Febvre, « Histoire et psychologie », dans Encyclopédie française, VIII, 1938, p. 12-3 à 12-7, repris dans Id., Combats pour l’histoire, Paris 1953, p. 207-220 ; G. Duby, « L’histoire des mentalités », dans C. Samaran (dir.), L’histoire et ses méthodes, Paris 1961, p. 937-966 ; R. Mandrou, « L’histoire des mentalités », dans article « Histoire », 5, Encyclopædia universalis, VIII, 1968, p. 436-438. 30. H. Bruhns, « Max Weber, l’économie… », p. 1273. 31. Écrivant ces lignes dans la Revue historique, Mandrou ne s’inscrit pas dans le sillage d’une réception de Weber par les historiens français attachée à la célèbre revue des Annales. Envisagée, selon le vocable parfois expéditif de ces dernières, comme « traditionaliste », la Revue historique a été pourtant, nous l’avons vu, un support culturel de premier plan dans la lente réception de L’Éthique en France. 32. P. Chaunu, « Niveaux de culture et Réforme », Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français 118 (1972), p. 308.

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Du sursaut au coup de grâce (1952-1979) hypothèse selon laquelle Weber a donné une caution scientifique à tout un corpus d’idées reçues du xixe siècle reviendra périodiquement, bien qu’elle soit rarement formulée de manière aussi explicite. Chaunu conviendra plus tard que cette thèse « comporte une part de vérité » dans les contextes juifs et protestants, surtout calvinistes, et qu’elle n’est pas théologiquement fausse : « La thèse est valable, en gros. Mais ce n’est peut-être pas ce qui est le plus convaincant chez Weber ». Il interprète la réussite économique du Japon, avec son franc-parler et des opinions bien à lui, non par l’accumulation du capital mais par « d’autres possibilités du cerveau » 33 ou le rapport entre la langue et l’écriture. Chaunu raccroche cependant Weber à l’histoire des mentalités en disant que l’esprit de capitalisme n’est intéressant que si on le considère comme une « structure mentale » dont les soubassements doivent être investigués par l’historien, plus que les conséquences économiques car « en histoire, c’est l’esprit qui commande » 34. Emmanuel Le Roy Ladurie (né en 1929), qui a longtemps codirigé les Annales, considère aussi que l’universalité de la thèse de Weber n’est pas acceptable, ni même son application à certains pôles industriels très saillants. Il songe au papisme des industriels de Lille-Roubaix-Tourcoing ou à la très catholique et pourtant si industrieuse Belgique du xixe siècle. Mais, selon lui, l’idée du sociologue est « régionalement assez exacte » 35. On peut se demander dans quelle mesure Chaunu était informé du rapport complexe que les historiens ont entretenu avec Weber. Il pensait que sa thèse avait été […] largement perçue, en règle générale longtemps avec une satisfaction non dissimulée du côté protestant. Il n’y a pas bien longtemps encore, l’apologétique des Églises protestantes en Amérique latine n’hésitait pas à recourir à l’argument du succès suivant un schéma psychologique bien démontré au début du siècle par Max Weber, donnant indirectement raison au grand sociologue qui insistait, on s’en

33. P. Chaunu, F. Dosse, L’instant éclaté…, p. 268-269. 34. Ibid., p. 325. David Nicholls, peu convaincu par Chaunu, commentera : « And Chaunu, an orthodox Protestant liberally sprinkling his history with natalist propaganda, resorts to the workings of the Holy Spirit in history to locate Protestantism somewehere between demography and metaphysics » (D. Nicholls, « The Social History of the French Reformation: Ideology, Confession and Culture », Social History 9/1 [janvier 1984], p. 39). 35. E. Le Roy Ladurie, Une vie…, p. 216.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français souvient, sur le test de l’élection et le messianisme vétérotestamentaire ou, si l’on veut, les transferts dans un temps court des promesses individualisées du Royaume de Dieu 36.

Ce propos, opérant pour la réalité latino-américaine, ne correspond en rien au cas français. « L’histoire quantitative donne raison à Max Weber », ajoute-t-il. Or, il est paradoxalement très probable que les réticences des Annales à l’égard du sociologue soient partiellement dues au reproche qu’il ait constitué une œuvre très qualitative. Robert Mandrou en avait fait un de ses bémols. Cela ne manqua pas de faire réagir l’historien suisse Alain Dufour, qui nous permet de percevoir à quel point la situation de Lucien Febvre et des Annales à l’égard de Weber est complexe : Nous ne pouvons cacher notre étonnement en lisant le compte rendu déjà cité de R. Mandrou dans la Revue historique, où après une introduction qui marque bien l’importance de Weber, on lit sa déception : quoi, cet ouvrage n’est pas de la vraie sociologie, on n’y voit ni graphiques ni statistiques (signes indubitables d’un livre sérieux aux yeux de l’école née de Lucien Febvre, quoique les meilleurs livres de Febvre ne comportent ni l’un ni l’autre) ! Weber exprime un complexe de supériorité d’homme du Nord ! Il a été tant de fois réfuté, etc. Si même cela était, il n’en fallait pas moins souligner l’étape fondamentale qu’il représente dans l’histoire de l’historiographie moderne 37.

À plus d’un titre, les fondements intellectuels de la thèse de Weber relèvent de ce que l’on appelait « histoire des mentalités ». L’historien des « mentalités » – un terme passé de mode au bénéfice de celui de « représentations » – avait à la fois affaire avec l’ethnologue, le sociologue et le psychologue social. Il ne faudra donc pas s’étonner de voir un des premiers historiens français se piquant de curiosité pour Weber retourner dans les années 1920 et à l’œuvre de Gustave Le Bon 38. La notion de mentalité naît autour de 1900 en langue française 39, à l’époque même où Weber forge sa réflexion. « Mentalité » est une translation dans le lexique populaire de la notion allemande de Weltanschauung (vision du monde), à la fois chaotique et stéréotypique. Partant de ce constat, l’histoire des mentalités se 36. 37. 38. 39.

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P. Chaunu, F. Dosse, L’instant éclaté…, p. 310. A. Dufour, Comptes rendus, p. 752. Il s’agit d’Henri Sée. Proust l’avait repéré dans Le Côté de Guermantes : « Mentalité me plaît ».

Du sursaut au coup de grâce (1952-1979) chargera de la compréhension critique des idées reçues, des lieux communs du passé. La thèse de Weber participe de cette approche 40. L’impérialisme que les historiens de l’économique et du social ont incarné durant les années 1930 a suscité l’émergence, par réaction, de l’histoire des mentalités 41. Celle-ci ne peut être ni un spiritualisme ni une superstructure marxiste émanant d’une infrastructure économique. Ce ne peut être non plus une histoire des idées : celui qui s’y intéressera décortiquera la pensée de saint Thomas d’Aquin ou de Proudhon. L’historien des mentalités, lui, se penchera sur « les nébuleuses mentales dans lesquelles des échos déformés de leurs doctrines, des bribes appauvries, des mots échoués sans contexte ont joué un rôle » 42. La ligne de démarcation est nette. •

Où sont les historiens ? Les spécialistes de l’économie semblent avoir trouvé leur salut du côté du quantitativisme. Ernest Labrousse règne en maître à la Sorbonne et Weber ne fait pas partie de son agenda. Sa hiérarchisation des causes historiques a d’ailleurs été établie : le degré économique domine le social, qui domine le politique avant que ne vienne le « mental », en bon dernier, tandis qu’un certain repli hexagonal est de mise. Labrousse n’entretiendra pas de liens avec la New Economic History. Les historiens de la Réforme, pour leur part, demeurent fidèles à la position de Léonard. La communauté la plus propice à lire Weber était celle des historiens des mentalités (Mandrou, Duby et Le Goff). Il s’agissait de la frange des Annales qui avait souhaité creuser le sillage suggéré par Marc Bloch et son « atmosphère mentale » dans Les rois thaumaturges, mais aussi celui souhaité en 1941 par Lucien Febvre dans un article demeuré séminal. Il y proposait avec impatience que l’on écrivît l’histoire des sensibilités, de la peur, de l’amour ou de la

40. Nous développerons cela dans un prochain travail, lorsqu’il s’agira de mobiliser celle-ci afin de comprendre le large climat intellectuel dans lequel Weber a pu puiser, consciemment ou non, des éléments de sa fameuse thèse. 41. Ceci ne doit pas exclure le fait que l’histoire économique va aussi pourvoir l’histoire des mentalités : Marc Bloch ou Jacques Le Goff en témoignent. 42. J. Le Goff, « Les mentalités. Une histoire ambiguë », dans J. Le Goff, P. Nora (dir.), Faire de l’histoire, III. Nouveaux objets, Paris 1974, p. 89.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français cruauté 43. Il avait forgé la notion d’« outillage mental » 44 et avait été un lecteur de l’ethnologie de Lucien Lévy-Bruhl 45 et des psychologues Charles Blondel et Henri Wallon. Fernand Braudel sera insensible à cette fraction de l’héritage de Febvre, autant qu’à l’histoire religieuse. On sait que l’introduction à La Méditerranée ne connaît ni le mot « religion » ni le mot « religieux » 46. L’historien américain Henry Heller dit à ce propos : « On lisait Fernand Braudel sur la Méditerranée avec admiration et respect, mais, puisqu’il dévalorisait les idées et l’idéologie, ses travaux montraient peu de liens entre l’histoire économique du xvie siècle et le développement de la Réforme » 47. Cependant, la VIe section de l’EPHE voit l’effloraison de plusieurs chaires traitant des mentalités, de 1956 à 1965. Elles sont dirigées par Robert Mandrou (« Histoire sociale des mentalités modernes »), Alphonse Dupront (« Psychologie collective et histoire de la civilisation européenne »), Jacques Le Goff (« Histoire et sociologie de l’Occident médiéval ») ou Jean Delumeau (« Histoire et sociologie de l’Occident moderne ») 48, et de deux bornes méthodologiques, l’une du fait de Georges Duby (1961) 49, l’autre de celui de Robert Mandrou (1968) 50. Alphonse Dupront, futur maître de l’anthropologie religieuse, est élu à la IVe section en 1960 et rejette rapidement la thèse

43. Article qui fit date, paru dans les Annales en 1941 et reproduit dans L. Febvre, Combats pour l’histoire, p. 221-238 (« Comment reconstituer la vie affective d’autrefois ? La sensibilité et l’histoire »). 44. S’intéressant à la marge qu’une innovation individuelle peut se créer au milieu du climat ambiant d’une époque. 45. Parlant de « mentalités primitives ». 46. Certains trouvent chez Braudel une des causes de la très tardive intégration, à la fin des années 1960, des travaux de Gabriel Le Bras à la réflexion historienne. Voir J. Foa, « Histoire religieuse », dans C. Delacroix, F. Dosse, P. Garcia, N. Offenstadt (dir.), Historiographies. Concepts et débats, I, Paris 2011 [2010], p. 268-281, tandis que Dominique Julia constatait ce retard : « La religion – Histoire religieuse », dans P. Nora, J. Le Goff (dir.), Faire de l’histoire, II. Nouvelles approches, Paris 1974, p. 152. 47. H. Heller, « Henri Hauser… », p. 103. 48. En 1975, Philippe Joutard et Michel Vovelle animent le Centre méridional d’histoire sociale des mentalités et des cultures à l’université d’Aix-en-Provence. Voir F. Dosse, « Histoire des mentalités », dans C. Delacroix, F. Dosse, P. Garcia, N. Offenstadt (dir.), Historiographies…, I, p. 220-231. 49. G. Duby, « L’histoire des mentalités », p. 937-966. 50. R. Mandrou, « L’histoire des mentalités ».

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Du sursaut au coup de grâce (1952-1979) de Weber, considérant qu’il existe une continuité du capitalisme du xiie siècle jusqu’au xixe siècle 51. Pour Mandrou, cette nouvelle approche, qui donne l’occasion à l’historien de collaborer avec le psychologue, l’ethnologue et le sociologue, permettait de tendre à une histoire totale. La causalité socio-économique perdrait de son empire et la sortie de l’impasse entre infrastructure et superstructure serait possible. Homme de gauche, enthousiasmé furtivement par le Parti socialiste unifié (PSU), marxiste, profondément laïc, Mandrou a été, comme nous l’avons vu, très intéressé par la question de l’intégration de la thèse de Weber à la problématique historienne. Dressons ce constat au-delà des considérations, un peu excessives, de Jacques Le Goff, avançant que Weber était « une des bêtes noires » de Mandrou, « qui en faisait une critique à [son] avis pas très heureuse » dans la mesure où il a parfois négligé ce que devait Weber à Marx 52. Considéré comme un « mauvais caractère » 53 par son ami Duby, Mandrou, dont les séminaires connaissaient un beau succès et ont laissé des traces parmi ses auditeurs, a connu une véritable disgrâce en 1962. Sans doute relève-t-il de la conjecture d’avancer qu’on eût pu attendre plus de réflexions de Mandrou sur Weber ou sur ce rapport entre calvinisme et esprit de capitalisme, mais force est de constater que l’histoire des mentalités a perdu une de ses forces motrices dans cette triste affaire 54.

51. Un de ses lecteurs, Patrick Karl O’Brien, déclare en 1998 le constat d’échec de la thèse de Weber : « Après presque un siècle de recherches et de débats sur tous les aspects de l’hypothèse extrêmement prégnante de Weber, il a été impossible d’établir des rapports significatifs et stables entre les différentes expressions du christianisme (ou plutôt variétés de protestantisme), d’un côté, et le développement du capitalisme en Europe, de l’autre […]. La réduction d’un phénomène aussi complexe que le capitalisme ou les débuts du développement économique à un “esprit” évoque désormais les laissés-pour-compte des débats de la Réforme ». Doit-on ajouter qu’il s’agit là d’une interprétation simplificatrice et, pour reprendre les termes de l’auteur, réductrice ? Voir H. Van der Wee, « L’industrie textile européenne dans le long terme et la notion de continuité [et réponse de Patrick Karl O’Brien] », dans F. Crouzet, F. Furet (dir.), L’Europe dans son histoire. La vision d’Alphonse Dupront, Paris 1998, p. 191-212. 52. J. Le Goff, Une vie pour l’histoire. Entretiens avec Marc Heurgon, Paris 2010 [1996], p. 123. 53. G. Duby, « Le plaisir de l’historien », dans P. Nora (dir.), Essais d’ego-histoire, Paris 1987, p. 134. Voir aussi Id., L’histoire continue, Paris 1991, p. 115-124. 54. Jacques Le Goff (Une vie…, p. 119-125) y revient, à la suite d’un numéro spécial de L’Histoire 192 (1995), intitulé « Faut-il brûler Braudel ? », dont un article

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Un vent de Suisse La réception historienne de cette fin des années 1950 se caractérise par deux ouvrages, tous deux en provenance de Suisse. Le premier est écrit par un historien (Herbert Lüthy) et le second par un théologien, élève de Karl Barth (André Biéler). Ils paraissent tous deux en 1959, l’année même qui vit la traduction du Savant et le politique. Année wébérienne, à n’en pas douter. Le pasteur André Biéler, économiste et théologien, est l’auteur de La pensée économique et sociale de Calvin 55. Son approche n’est que partiellement historique. Henri Hauser s’était déjà intéressé à la question. Jean-François Bergier, historien suisse de l’économique et du social 56, qui enseignera à l’École polytechnique de Zurich 57, a livré une recension pour le moins sceptique du livre. Une chose semble n’avoir cependant pas changé : la thèse de Weber, qualifiée jadis de « classique » par Marc Bloch, est décrite comme un des « thèmes favoris de l’historiographie moderne » 58. Nous pouvons interpréter la critique formelle de Bergier comme un autre topos des études wébériennes : l’introduction méthodologique est trop longue, abstraite, floue, relève du « placage » ; les observations faites à Fanfani étaient du même genre, ainsi que celles formulées par Gurvitch et Bastide. L’écran des controverses est une fois de plus un obstacle à l’auteur. Le temps ne contribue pas à approfondir sa compréhension, la complexion de sa lecture, mais à une nécessité toujours croissante de débroussailler les arborescentes futaies que laissent ses exégètes. Biéler se voit reprocher une « information médiocre », pour une « matière trop vaste », de tomber dans les anachronismes, sur la base d’une « pseudo-sociologie

55. 56.

57. 58.

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(« Portrait d’un mandarin ») revient en détail sur l’affaire Mandrou ; selon un témoin, « Le ciel lui est tombé sur la tête » en 1962 ; s’en sont suivies des années d’activités en marge, jalonnées de maladies et de sentiment de persécution. Genève 1959. Né en 1931 et mort 2009, ce professeur d’histoire économique et sociale de Lausanne puis à l’École polytechnique fédérale de Zurich, est surtout connu pour avoir dirigé la « Commission Bergier », de 1996 à 2001, tendant à éclaircir les relations entre la Suisse et l’Allemagne nazie. Il avait soutenu une thèse intitulée : Recherches sur les foires et le commerce international à Genève, principalement de 1480 à 1540. Comme Herbert Lüthy. J.-F. Bergier, « La pensée économique et sociale de Calvin », Annales. ESC 17 (1962), p. 348-355 (p. 348).

Du sursaut au coup de grâce (1952-1979) de gauche » 59. Et puis, est-il nécessaire de consacrer tout un volume à une hypothétique pensée économique et sociale d’un théologien qui n’est entré sur ce terrain qu’à une seule reprise, et sur une demande extérieure, à propos du prêt à intérêt ? La charge est rude. Elle en vient au nerf lorsqu’elle cible la congruence même du questionnement. Est-il pertinent de s’attaquer au massif wébérien par le chemin des sources laissées par Calvin, dans la mesure où les puritains anglais ne sont guère concernés par ce corpus, et de vouloir ramener la sociologie des religions sur le terrain de la théologie ? Julien Freund soulignera les limites de cette démarche. S’il ne s’agissait que d’anachronisme, la chose serait entendue, mais le débat tourne autour d’une question plus subtile, qui est celle de l’évolution du calvinisme genevois vers ce que Bergier appelle la « mentalité puritaine », dont des germes apparaissent dans la Genève de Calvin et dont certains développements verront le jour dans l’Angleterre des Stuart. Ce processus incarne l’historicité qui fait défaut à la réflexion de Biéler ainsi qu’à celle des théologiens protestants, trop attachés au texte, à la doctrine, à sa confrontation, aussi « courageuse » soit-elle, avec la thèse de Weber. Mais cela ressemble à la superposition de deux sources qui entrent en dissonance. Cette carence est doublée d’une dimension qui a discrédité l’ouvrage auprès des Églises protestantes, particulièrement silencieuses à son sujet, dans la mesure où il fait de son travail une réflexion actuelle, voulant peut-être renouer avec l’aujourd’hui wébérien, et convoquant sa « contemporanéité » dont les canons ont été établis par Raymond Aron. Si bien qu’ils en sont devenus un lieu commun des sciences humaines et sociales. Était-il adapté de voir en Calvin un « précurseur du socialisme », de l’idée d’« égalité sociale », de la « séparation de l’Église et de l’État » ? Continuateur de la Kirchliche Dogmatik de Karl Barth, proche des socialismes allemand et suisse, critiqué pour sa tolérance au stalinisme, voulant introduire la théologie dans le quotidien de ses coreligionnaires, Biéler a davantage écrit un manuel destiné à son époque qu’à une interprétation historique de Calvin ou de Weber.

59. Ibid., p. 349.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Mythologies protestantes En 1955, Lucien Febvre écrit l’introduction au Protestant français d’Émile-G. Léonard, un livre devenu classique. C’est un morceau de choix, taillé au cordeau. Il y ramasse tout ce qu’un historien de son temps devrait traiter en histoire du protestantisme. Qu’est-ce qu’un protestant ? Si le Français moyen ne le sait pas, la légende polémico-politique, le sait, elle, et le lui dit […]. L’Affaire naturellement : Gabriel Monod, Scheurer, Leblois, Picard… ; ils s’apparentent par là avec les Juifs. Et, brochant sur le tout, cet autre mystère : la Banque protestante 60.

C’est précisément là qu’un historien installe ses quartiers à la même époque. Herbert Lüthy (1918-2002) propose une approche d’un autre intérêt et nous ramène aux historiens de métier. Sa manière et son ton, ferme, sévère, témoignant d’un labeur impressionnant (c’était encore l’époque de thèses qui dépassaient allègrement la décennie de gestation) entrent parfois en accord avec d’autres auteurs qui ont pratiqué Weber de près ou de loin, comme Jean-Pierre Grossein, Julien Freund ou Hinnerk Bruhns. Le caractère ingrat de ce genre de longues traversées doctorales laisse des traces profondes et des œuvres à la fois solides et monumentales. Leur auteur atteint la quarantaine après sa soutenance, veut passer à autre chose, est absorbé par son enseignement et laisse à d’autres le soin de commenter le chef-d’œuvre. Lüthy se dépeint un jour à Braudel comme un « rat d’archives solitaire », qui s’est « noyé » dans l’enseignement – « quelque chose de barbare » l’avait prévenu son destinataire –, loin de ses sources. Il a fondé une famille sur le tard. « Vous voyez le tableau ! ». « Je remplis ces années littérairement stériles en essayant de rester au courant de la production historiographique » 61, conclut-il amèrement. Le mal que certains analystes se sont donné à rendre une œuvre intelligible, au-delà des approximations de traductions, d’éditions nombreuses, les rend parfois très critiques mais aussi d’une grande franchise intellectuelle, ce

60. L. Febvre, « Introduction », dans É.-G. Léonard, Le protestant français, Paris 1955, p. 1. 61. Herbert Lüthy à Fernand Braudel, 6 mars 1967 (BIF, SM, Paris, Fonds Fernand Braudel, MS 8510, Herbert Lüthy, no 74).

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Du sursaut au coup de grâce (1952-1979) qui est précieux pour mon travail. Il y a quelque chose d’Alceste chez Lüthy. Il s’était fait connaître en 1955 du public français par un essai, diversement reçu – À l’heure de son clocher. Essai sur la France. Il y reprochait à la France son malthusianisme, sa politique migratoire, du logement, son rapport à l’architecture, une forme d’archaïsme aussi. Le démographe Alfred Sauvy trouvera la charge excessive 62. Cette critique de la France, du jacobinisme et des conservatismes « mérovingiens », est celle d’un « amoureux qui s’irrite de ne pouvoir modeler celle qu’il aime suivant l’image qu’il s’en fait » 63, mais aussi d’un Européen et d’un partisan de l’entrée de la Suisse à l’ONU. L’historien de Bâle Georg Kreis y verra le type même de l’intellectuel dissident des années 1950 64. Parallèlement à cet essai, il consacre son temps à ses recherches doctorales portant sur La banque protestante en France de la révocation de l’édit de Nantes à la Révolution. Une telle question le pousse à se plonger dans L’Éthique. Elle n’est pas encore traduite, mais Lüthy, parfait germanophone, n’a pas la nécessité de ce recours. Sa thèse fera date et représente encore aujourd’hui une des dernières tentatives d’appropriation historienne de la thèse, sur laquelle il médite pendant une dizaine d’années 65.

62. Salué par la presse suisse, cet ouvrage serré, touffu, défendant les technocrates face aux politiciens, les Européens face aux nationalistes, sort dans la foulée du refus français de voter l’instauration de la CED, est une espèce d’essai adoptant la posture, mutatis mutandis, que Marc Bloch avait prise dans L’étrange défaite. Voir A. Sauvy, Compte rendu [H. Lüthy, À l’heure de son clocher. Essai sur la France, Paris 1955], Population 10/3 (1955), p. 557. 63. J. Chapsal, Compte rendu [H. Lüthy, À l’heure de son clocher. Essai sur la France, Paris 1955], Revue française de science politique 5/4 (1955), p. 898-900. 64. Bien que suisse, Lüthy connaît bien le pays, étant donné qu’il vit à Paris, rue Friant, dans le XIVe arrondissement, depuis l’après-guerre. Voir J.-C. Favez, « Hommage : Herbert Lüthy, un homme libre », Domaine public (29 novembre 2002), en ligne : https://www.domainepublic.ch/articles/3379 (page consultée le 2 janvier 2020). 65. Le verbe revient de manière récurrente chez les recenseurs et critiques de Lüthy. Il a été formé chez Hans Nabholz (1874-1961), fils d’un pasteur de Zurich, historien médiéviste et archiviste suisse. Nabholz fut longtemps le seul historien de l’économie en chaire en Suisse. Il fut favorable à la présence d’une délégation allemande au congrès international des Sciences historiques de Paris de 1950 et avait été un partisan de l’adhésion de la Suisse à la SDN (cette volonté d’ouvrir la Suisse se ressentira chez Lüthy). Lüthy a aussi été influencé par Paul-Edmond Martin (1883-1969), professeur d’histoire à l’université de

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Au début de 1957, il sent que le fruit est mûr. À qui s’adresser pour une prochaine publication (il doit soumettre un volume qui fera office de Habilitationsschrift) ? Il est allé aux renseignements du côté du germaniste de la Sorbonne, le protestant libéral Edmond Vermeil. C’est alors un octogénaire, qui fut à plusieurs reprises mêlé à la réception de Max Weber en France. Vermeil eut une influence primordiale, à la fois dans le champ universitaire 66 et celui de la politique étrangère française 67. Il fut actif dans la définition de la politique allemande de la France aux débuts du Marché commun et dans les préludes au traité de l’Élysée de 1963. N’étant ni philosophe, ni sociologue, ni historien, mais philologue, il fut un des rares à s’intéresser depuis les années 1910 à cette littérature allemande de sociologie des religions, qui provenait d’une culture à laquelle il avait consacré toute sa vie professionnelle mais aussi à propos d’une foi qui était la sienne propre. En ce temps où le sociologue n’est pas traduit, le poids d’un germaniste est déterminant. Sans être l’interprète d’une œuvre, il peut s’en faire le passeur. Je ne traite pas ici du statut de transmetteur des germanistes, mais cela serait d’un intérêt urgent 68. Introducteur de Troeltsch en France en 1921, il avait été le membre du jury de thèse d’Aron le plus compréhensif et le plus en prise avec un impétrant placé sous le feu des critiques.

Genève. Ancien auditeur de l’EPHE et diplômé de l’École des chartes, il fut directeur des Archives d’État de Genève (1928-1958). On lui doit une Histoire de Genève (1951-1956). Voir les notices que leur consacre Barbara Roth dans le Dictionnaire historique de la Suisse, en ligne : « Hans Nabholz », https://hlsdhs-dss.ch/fr/articles/031770/2009-06-22 ; « Paul-Edmond Martin », https://hlsdhs-dss.ch/fr/articles/031582/2008-09-03 (pages consultées le 2 janvier 2020). 66. Ce fut pendant plus de quarante ans le chef de file de la germanistique, à l’École alsacienne de Paris, à Strasbourg puis à la Sorbonne ; il manqua de peu le Collège de France. 67. Affilié au « Deuxième bureau » du Quai d’Orsay avant 1914, il fut un des penseurs de l’occupation de la Rhénanie après 1918 et du sort à faire à l’Allemagne après 1945. Il refuse d’assimiler l’Allemand au nazi mais préconise une « rééducation ». Sourcier précoce du nazisme, il écrit en 1940 L’Allemagne. Essai d’explication, tandis que son domicile est devenu un point de chute des émigrés allemands fuyant la dictature : P. Gruson, « Edmond Vermeil (1878-1964) », dans M. Espagne, M. Werner (dir.), Histoire des études germaniques en France (1900-1970), Paris 1994, p. 171-193. 68. Doit-on ajouter qu’il est issu d’une famille de négociants protestants du Gard ? Cela a-t-il constitué un facteur supplémentaire de son intérêt pour la corrélation entre capitalisme et protestantisme ?

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Du sursaut au coup de grâce (1952-1979) Vermeil conduit à Braudel. Sans tarder, Lüthy écrit à celui qui règne en maître depuis quelques mois sur la VIe section et sur les Annales, en plus de sa chaire au Collège de France : Depuis près de dix ans, j’ai fait des recherches d’archives sur l’histoire de la « banque protestante » en France depuis la Révocation de l’Édit de Nantes jusqu’à la Révolution, travail qui m’a entraîné bien plus loin que je ne l’avais envisagé au départ. Je viens d’en terminer la volumineuse première partie, qui couvre à peu près la période 16801730, celle pour laquelle les sources étaient les plus difficilement approchables. L’ouvrage entier, qui devra être terminé dans quelques mois, est destiné à servir de Habilitationsschrift à l’École polytechnique de Zürich. Mais j’aimerais beaucoup pouvoir m’en entretenir avec vous, pour vous demander quelques conseils et même, si c’est possible, vous en soumettre le manuscrit. Je crois que cette étude sur le capitalisme de l’« internationale huguenote » est assez bien dans la ligne des recherches et travaux que vous poursuivez et que poursuit la 6e section de l’École pratique des hautes études. Le Professeur Vermeil, qui est votre voisin, m’a vivement encouragé à vous voir […]. Il se peut que mon nom vous soit connu comme celui de l’auteur d’un livre sur la France publié il y a deux ans et qui a suscité quelques controverses, « À l’heure de son clocher ». Je ne sais si c’est là une recommandation, mais en tout cas cela n’a aucun rapport avec le sujet de cette lettre. Je suis de ces historiens qui ont fait quelques incursions dans l’actualité 69.

La VIe section, une histoire économique peu wébérienne Braudel répond sur un ton intéressé mais témoignant qu’il ne s’agit pas de ses territoires de prédilection : « Je suis très capable de me passionner pour les travaux que vous m’indiquez […]. Votre manuscrit sera le bienvenu » 70. Ce sera chose faite ; la thèse sera publiée en deux volumes (1959 et 1961) aux éditions du Service d’édition et de vente des publications de l’Éducation nationale, dans la collection « Affaires et gens d’affaires », sous l’égide de la VIe section. Là, priment surtout l’histoire des lettres de change, de la rente, des sociétés anonymes ou des marchands et changeurs italiens, et en particulier génois, pour

69. Herbert Lüthy à Fernand Braudel, 17 janvier 1957 (BIF, SM, Paris, Fonds Fernand Braudel, MS 8510, Herbert Lüthy, no 74). 70. Fernand Braudel à Herbert Lüthy, 23 janvier 1957 (ibid.).

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français lesquels Braudel a toujours marqué un intérêt prononcé. Une véritable école braudélienne, sans doute moins visible que les chercheurs qu’il a favorisés, et qui avaient souvent d’autres maîtres antérieurs (Duby, Le Roy Ladurie, Chaunu, etc.), s’inscrit dans le sillage de ses propres recherches. Le couronnement en sera Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle en 1979. Se mêlent dans cette collection des auteurs d’un certain âge, que l’on veut consacrer, et d’autres, plus jeunes, dont la carrière reste à faire 71. Parmi eux figure Jacques Heers (1924-2013) 72. Un de ses derniers livres, paru en 2012, commence par une destruction en règle des thèses de Weber et Sombart, dans un style à la fois persuasif, tranché avec netteté et sans nuance sur la question. Il est fort peu probable qu’il ait lu les sociologues. Là n’est pas vraiment la question ; cela ne peut nous étonner. Mais ce qu’il écrit avec franchise est sans doute le reflet, dans ce très long passage que je reproduis, de ce qu’ont pensé et pensent encore de la thèse beaucoup de médiévistes et de modernistes. Il ne craint pas de passer pour anti-sociologue, anti-anthropologue, et il assume un point de vue que d’aucuns qualifieraient de conservateur. Il l’est sans doute, mais il a le mérite d’être dit tel quel et de nous livrer un son de cloche représentatif : Les historiens ont longtemps négligé ces changeurs, considérés sans doute comme des gagne-petit alors qu’ils tenaient bonne place dans la hiérarchie des métiers, dans la société et la vie publique de la cité, souvent membres des conseils et du collège des consuls. Le retard pris à étudier leurs activités nous fut dicté par l’idée d’une économie « médiévale » que l’on voulait voir primaire, primitive même. Certains

71. Parmi les aînés : Armando Sapori (1892-1976), historien de l’économie médiévale, professeur à Florence et à Milan, sénateur et archiviste. Febvre lui rend un hommage appuyé et assez inhabituel, l’inscrivant dans la droite ligne de ses affections : « Hommage à Armando Sapori », Annales. ESC 13/1 (1958), p. 2-9. Sapori publie dans la collection de Braudel Le marchand italien au Moyen Âge (1952). Relevons aussi Raymond De Roover : L’évolution de la lettre de change (1953), l’historien du droit Bernard Schnapper (1927-2008) : Les rentes au XVIe siècle (1957), Léon Schick (1893-1961) : Un grand homme d’affaires au début du XVIe siècle, Jacob Fugger (1957), ou Gênes au XVe siècle (1961) de Jacques Heers, qui constituent des jalons importants de ce mouvement éditorial. 72. Ancien du Prytanée de La Flèche, agrégé d’histoire envoyé par Braudel en Italie, ce futur titulaire de la chaire d’histoire médiévale de Paris-IV n’a pas vraiment appartenu à une école. Classé par certains comme un homme de droite, il a laissé une œuvre importante et reconnue dans son domaine.

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Du sursaut au coup de grâce (1952-1979) parlaient volontiers d’une économie « fermée » ou « de subsistance », en tout cas jamais « capitaliste » ni même « précapitaliste ». Temps de transactions à court rayon d’action, de petits marchés ou de trocs approximatifs, objets de palabres sans fin. Et d’un trafic international qui se limitait aux transports par caravanes pour se protéger des brigands et aux navigations laborieuses de galères, lesquelles longeant au plus près les côtes, ne se hasardaient pas en hiver. Ce fut la thèse soutenue à l’appui de l’image d’un obscurantisme médiéval, par Werner Sombart (1863-1941), que ses disciples disaient « marxien » et non « marxiste » et qui, dans son grand ouvrage Le Capitalisme moderne, riche de six volumes, publié en 1902, a sans doute été le premier à employer couramment le mot de « capitalisme ». Dans la même logique de la pensée et le même aveuglement devant les faits, s’inscrit la belle construction de Max Weber (1864-1920), qui, fils d’une famille protestante allemande, un temps ami de Sombart, s’est, dans Économie et société, appliqué à montrer que les valeurs de l’Église catholique, l’éloge de la pauvreté, le devoir de charité, la condamnation des prêts à intérêt étaient des obstacles au développement du capitalisme, à tel point que les hommes d’affaires furent parmi les premiers à souhaiter la Réforme. Thèses l’une et l’autre mises à bas par d’innombrables travaux de vrais chercheurs. Comment ne pas comprendre que ces rappels à l’ordre pour condamner l’usure donnaient, tout au contraire, la preuve qu’elle était largement pratiquée, à tous les niveaux de la société, pour toutes sortes de transactions, même dans les actes ordinaires de la vie quotidienne ? Sinon, pourquoi tant d’application à rappeler l’interdit ? Il y a de cela déjà presque un demi-siècle, Marc Bloch avait dit, en quelques mots choisis, que les historiens étaient souvent de grands naïfs qui croyaient tout ce qu’ils trouvaient écrit. Pourtant, la thèse d’une économie « médiévale » paralysée par des tabous est aujourd’hui encore défendue par ceux qui, fidèles aux schémas marxistes, ne peuvent admettre que le « capitalisme » ait, sous quelque forme que ce soit, existé avant l’époque « moderne ». L’important, pour eux, n’est pas d’étudier les archives mais de disserter sur les mentalités et les comportements intellectuels. Les beaux esprits des salons du xviiie siècle se disaient philosophes ; ceux-ci s’affichent « anthropologues » 73.

Si l’on regarde les titres de la collection dirigée par Braudel dans les années 1950-1960, on s’attendrait à y voir discutée la thèse de Weber. Or, celle-ci n’y figure pour ainsi dire pas et, lorsqu’elle est 73. J. Heers, La naissance du capitalisme au Moyen Âge. Changeurs, usuriers et grands financiers, Paris 2012, p. 8-9.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français convoquée, c’est souvent pour être renvoyée ad patres. En témoigne le cas de Raymond De Roover (1904-1972). Anversois d’extraction, il étudie les sciences commerciales et financières avant de passer plusieurs années dans les livres de comptes des marchands flamands du xive siècle, à la veille de 1940. C’est de cette époque que datent ses premiers liens avec les Annales. Il collabore avec Febvre 74. Après bien des affectations, il est nommé en 1961 au Brooklyn College de la City University of New York 75. Son livre sur la lettre de change génère une thèse centrale : l’influence des doctrines scolastiques, de la théologie, sur l’évolution des techniques mais aussi la trace de cette lettre au travers des régimes. Si le prêt à intérêt devient licite en France en octobre 1789, il faut attendre 1894 pour que l’exigence d’une « différence de lieux » pour procéder à un change – héritage scolastique – soit supprimée par la loi. Il ne voit aucune influence de la Réforme dans l’évolution de ces techniques. En soulignant ce poids de la scolastique sur la pratique des lettres de change au-delà du xvie siècle, De Roover contribue à brouiller les cartes de la thèse de Weber. En effet, s’il démontre que l’escompte s’est développé dans l’Angleterre protestante, une ville comme Amsterdam, fidèle au système continental des changes, ne présente pas la même affinité. Pour un lecteur comme Henri Lapeyre, qui fut un disciple très fidèle du recensé 76 : « Les fameuses théories de Max Weber et Tawney sur la religion et le capitalisme demandent donc une sérieuse révision » 77.

74. Il aura toujours une certaine affection pour ce dernier et avait eu le temps de lui apprendre, avant sa mort, qu’il avait été élu membre honoraire de l’Economic History Association du Massachussetts, où il retrouvait Ashton, Tawney ou Luzzato. Voir Raymond De Roover à Fernand Braudel, 15 février 1955 (BIF, SM, Paris, Fonds Fernand Braudel, MS 8510, Raymond De Roover, no 33). Après avoir épousé l’historienne américaine Florence Edler, il part vivre aux ÉtatsUnis, y soutient une thèse à Chicago en 1943 et obtient la naturalisation. 75. Il avait espéré un temps que Braudel puisse – je vois mal comment – le faire nommer à la Sorbonne, à une chaire d’histoire économique de l’Europe ou de doctrines économiques, mais ne voulait pas y être considéré comme un économiste « qui est au courant des affaires de contrôle gouvernemental (US) ». Dans ce cas, ajoute-t-il, « ce n’est pas à moi qu’il faut s’adresser » (Raymond De Roover à Fernand Braudel, 12 novembre 1950 : ibid.). 76. « Un de mes disciples, et je suis embarrassé de voir jusqu’à quel point il suit mes méthodes » : Raymond De Roover à Fernand Braudel, 15 février 1955 (ibid.). 77. Compte rendu d’Henri Lapeyre dans les Annales. ESC 10/2 (1955), p. 240-248

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Du sursaut au coup de grâce (1952-1979) Il ressort de la correspondance entre Braudel et De Roover une absence totale de référence à Weber et une nécessité d’affirmer l’application des méthodes du métier de l’historien dans des recherches où l’histoire religieuse, l’économie et la sociologie, se sont souvent taillé la part du lion. Quand De Roover critique un livre de son collègue italien Carlo Maria Cipolla (1922-2000), il en est précisément question : « L’interprétation repose un peu trop sur de simples suppositions. Ce n’est plus de l’histoire, mais de l’économie à la Keynes. Au fond, on devrait avoir de bonnes monographies sur les systèmes monétaires de la plupart des États italiens. Ce qui existe est très insuffisant » 78. Cette historicité conquérante – dont Braudel fut un des protagonistes – contribue à cette mise sous le boisseau de grandes réflexions émanant d’autres disciplines. De Roover est une forte personnalité, sûre d’elle-même. Il rappelle un trait commun à d’autres chercheurs confrontés à des chevauchements disciplinaires, à des historiographies variables, à des thèses jugées abstraites, qui ont adopté un style singulier, celui d’un clarificateur, d’un non-pédant, avec une certaine autorité. De Roover souhaite que l’histoire remette les choses à leur place, quitte à donner au statut explicatif de la lettre de change un caractère monocausal 79. Intéressé par les origines du capitalisme commercial 80, il se plonge dans les livres de comptes de la banque des Médicis de 1397 à 1450. L’efflorescence de leurs filiales à Bruges ou Londres l’occupe plusieurs années 81.

78. 79.

80. 81.

(p. 244) de Raymond De Roover, L’évolution de la lettre de change (XIVeXVIIIe siècle), Paris 1953. Raymond De Roover à Fernand Braudel, 25 avril 1950 (BIF, SM, Paris, Fonds Fernand Braudel, MS 8510, Raymond De Roover, no 33). Raymond De Roover à Fernand Braudel, 15 février 1955 (ibid.) : « Évidemment le fait que les banquiers n’escomptaient pas les lettres de change, mais étaient forcés de spéculer sur le cours de changes étrangers, explique beaucoup. J’ai toujours prétendu et je prétends encore que cette explication contient la clef du problème. C’est simple, mais comme l’œuf de Colomb, il fallait le découvrir […], il est impossible de trouver son chemin dans les livres de comptes des banquiers et d’interpréter leurs écritures. En partant de l’escompte, on n’arrive à rien : les écritures de débit et de crédit n’ont pas le moindre sens. Par contre, si l’on travaille avec le change, tout s’éclaire et s’explique ! ». Il se rend aux archives Datini, en Toscane, véritable mine d’or et point de ralliement pour cette génération d’historiens traitant de ces problématiques. Raymond De Roover à Fernand Braudel, 21 janvier 1949, 21 avril 1950 (BIF, SM, Paris, Fonds Fernand Braudel, MS 8510, Raymond De Roover, no 33). Il bénéficie alors d’une bourse Simon Guggenheim.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Ce sont là des entreprises intellectuelles, éditoriales et archivistiques de grande envergure, qui ont marqué les débuts de la VIe section. Le principal objectif est de poser les jalons d’une histoire économique et monétaire, de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance, par le biais de ses techniques, de ses groupes sociaux, parfois dans le cadre de grands espaces ou sur un temps long, et dont les conclusions vont souvent à rebrousse-poil de ce qu’a pu dire Max Weber. Ce dernier est un homme du temps court, de l’étude subjectiviste d’attitudes individuelles déployées dans un espace bien circonscrit, à une époque bien déterminée et dont la prudence, bien peu conquérante, contraste avec la lettre et l’esprit de ce mouvement des années 1950. Lüthy, marginal Cette dynamique éditoriale compte toutefois un travail monumental qui fait la part belle à Weber. Il vient d’Herbert Lüthy. L’introduction de sa thèse est un morceau de choix dans l’histoire de la réception de Max Weber chez les historiens. Il s’agit d’une des seules réflexions du genre jusqu’à aujourd’hui. L’auteur en rééditera des segments dans Le passé présent, en 1965 82. Un clin d’œil à la contemporanéité de Weber ? Sa volonté d’éprouver la thèse au cas des banquiers huguenots répond à une véritable carence historiographique et au mythe souligné par Febvre en 1953 dans son étonnante préface au Protestant français de Léonard. Les historiens français n’auraient-ils pas été réticents à intégrer L’Éthique à leurs méthodes, à leurs propres réflexions, dans la mesure où le cas d’étude sur lequel elle se basait – les puritains anglais des xvie et xviie siècles ou, de manière médiate, l’Allemagne libérale de 1900 – n’était pas compatible avec un cadre national français, qui

82. Salué par André Fontaine, dans Le Monde du 2 avril 1966 : « Si nous en parlons, ce n’est pas seulement parce qu’il ne nous semble pas avoir eu jusqu’à présent l’écho qu’il mérite mais parce qu’il justifie pleinement son titre. Tous les essais que l’auteur de La France à l’heure de son clocher rassemble ici, suivant une charpente conçue visiblement après coup, ont ceci de commun qu’en étudiant tel ou tel aspect de la société et des conceptions antérieures à la Révolution française ils ne cessent de nous éclairer sur le monde d’aujourd’hui. M. Lüthy n’y parvient que parce que son érudition, loin d’être simple plaisir de mandarin ou de fort en thème, exprime la plus authentique culture : celle qui met la connaissance au service de la réflexion, et celle-ci au service sinon d’une action, du moins d’un enseignement dont les hommes d’action ont à faire leur profit ».

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Du sursaut au coup de grâce (1952-1979) demeurait leur espace de réflexion ? C’est donc à un historien suisse, formé par un fils de pasteur, que revient cette tâche : Sur le problème général des relations entre protestantisme et économie, ou plus exactement – dans les termes posés par Max Weber – entre protestantisme et « capitalisme », il existe une littérature assez abondante. Cette discussion s’est surtout poursuivie en Allemagne et dans les pays anglo-saxons, et l’expérience particulière du protestantisme français, en France, sinon celle du refuge huguenot, y a été presque complètement négligée 83.

Les nombreuses précautions auxquelles Weber avait recours pour parer aux critiques de ses futurs lecteurs ont peut-être déteint sur les chercheurs qui se sont plongés dans sa pensée. Cette transmission de la précaution prend très souvent la forme d’un long point liminaire de considérations disciplinaires : quelle est la situation de Weber, de L’Éthique mais aussi de l’historien écrivant ces lignes ? Mauss n’y verra que de longs bavardages. Lüthy n’échappe pas à cette mise au point et contraste avec beaucoup de travaux évoqués dans la mesure où ses points de référence sont exclusivement historiques. Aron et Halbwachs n’y figurent pas. Bien qu’il traite d’une question très française, son grand prédécesseur est l’économiste suisse André-É. Sayous 84, un correspondant régulier de Pirenne. En dehors de lui, l’auteur a eu le sentiment d’évoluer au milieu de blocs historiographiques certes homogènes (histoire religieuse, histoire économique, histoire monétaire, etc.) mais sans pouvoir s’y trouver à l’aise. Lüthy fait figure de franc-tireur, même au sein du champ wébérien, dans la mesure où il renvoie dos à dos l’histoire économique et l’histoire religieuse comme champs dominants de sa réflexion, au bénéfice de l’histoire sociale, plus précisément d’un « groupe social » (les banquiers protestants à la fin de l’Ancien Régime en France) 85. Il n’est pas convaincu par la portée sociologique de son propos. Le lecteur est mis en garde : il n’aura pas affaire à une interprétation marxiste, ni

83. H. Lüthy, La banque…, I, p. x. 84. Surtout : « Calvinisme et capitalisme à Genève de la Réforme à la fin du xviiie siècle », Annales d’histoire économique et sociale 7 (1935), p. 225-244. 85. H. Lüthy, La banque…, I, p. vii. Voir aussi : Revue suisse d’histoire 11 (1961), en allemand : « Nochmals: „Calvinismus und Kapitalismus“. Über die Irrwege einer sozialhistorischen Diskussion » puis en français dans les Cahiers Pareto (1963/2) et dans la revue Preuves 161 (juillet 1964).

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français subjectiviste. Il ne s’agit pas d’histoire sociale au premier degré mais bien au second, à savoir une histoire des représentations avant la lettre, ou des mentalités, puisque l’auteur s’intéresse avant tout au « mythe » d’une banque protestante internationale, cosmopolite, qui eut une fortune parallèle, toutes proportions gardées, au mythe de la « finance juive ». Le travail de Lüthy a été rarement envisagé sous ce prisme. Or, il est bien de son temps. Il ne peut nous étonner qu’un auteur baigné depuis près de quinze ans dans l’atmosphère parisienne, historien devenu essayiste – ce qui lui donna une figure d’intellectuel fort peu prisée en Suisse et de critique parfois acerbe de la France –, n’ait été sensibilisé à cette notion. Nous sommes deux ans après Mythologies de Roland Barthes, tandis que Claude Lévi-Strauss s’attelle tous les jours, dès cinq heures du matin, à l’écriture de ses Mythologiques. La réflexion de Lüthy a souvent été considérée comme une glose de plus, parfois provocante, alors que sa véritable ambition était de comprendre les ressorts culturels d’un persistant mythe d’une banque protestante influente. Il prend le contre-pied de toute une tradition intellectuelle protestante, notamment celle de la Société de l’histoire du protestantisme français au milieu du xixe siècle, qui consistait à considérer la Révocation comme le rendez-vous manqué entre la France et la prospérité. Il se penche sur cette France « qui se mettrait à grouiller de Genevois qui ne sont jamais allés à Genève » 86, ces agents dont il fait les principaux objets d’études d’une histoire exonérée de courbes, de graphiques et de conjonctures. Là aussi, il joue en marge ; à l’époque où l’histoire quantitative bat ses pavillons les plus ardents, il la rejette d’un simple revers de la main. Quant à l’histoire religieuse, il se méfie de sa grille de lecture et nous ramène aux prudences de Jean Lejeune, celles formulées plus tard par Fernand Braudel. La foi est la foi, les affaires sont les affaires. « Quant à l’histoire religieuse, nous éviterons de mêler les considérations de morale ou de religion aux contrats notariés et aux bilans de banque » 87. Il se cantonne à savoir s’il y a « relation directe et non équivoque » entre confession, structure sociale et activité économique. Sans plus.

86. H. Lüthy, La banque…, I, p. viii. 87. Ibid., p. ix.

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Du sursaut au coup de grâce (1952-1979) Une lecture historienne en quatre dimensions Comment qualifier la manière dont Lüthy entre dans la « grande discussion » consécutive à la parution de L’Éthique ? Disons qu’il le fait sur divers modes. Tout d’abord, un mode mineur : il a tendance à dédramatiser certaines interprétations passées. Puis, un mode majeur : le jugement de valeur n’est pas absent de sa plume et les réfutations sèches non plus. Enfin, une troisième dimension de sa lecture est une capacité à retourner des conceptions installées, canoniques, suscitant une forme de fraîcheur, toujours batailleuse. À bien des titres, il nous suggère plusieurs manières d’être à Max Weber pour un historien, bien qu’il ne l’énonce pas de manière aussi explicite que je vais le faire. Julien Freund ne s’y trompera pas lorsqu’il engagera une controverse avec lui, une discussion que l’on peut considérer comme la fin d’un cycle (autour de 1965-1966). C’est peut-être la fin d’une tentative des historiens de l’économique, du social et, dans une moindre mesure, du religieux ou des mentalités de vérifier la thèse de Weber. Ce sont les derniers soubresauts des tentatives empiriques des années 1930. À la suite de cette période, ce sont les sociologues des religions, les philosophes du droit, de la politique qui vont se réapproprier pleinement Weber ; certains historiens ne le perdront pas de vue, mais comme simple objet de convocation. Quelles sont les diverses tuniques historicistes que porte Lüthy ? La première tunique est celle de l’historien rappelant les apports de sa communauté. Comme pour lier ce statut à quelque chose qui lui est essentiel, il avance la remarque si chère aux historiens de métier, le « Cela n’est pas nouveau » De quoi s’agit-il ? Du caractère éminemment contemporain de Weber. En tant qu’auteur de son époque mais aussi en tant que « grand contemporain » d’un xxe siècle dont Raymond Aron a fait un réel « prophète », il a souvent fait perdre de vue sa propre archéologie intellectuelle. Comme d’autres, Lüthy voit en Weber un homme emmuré dans sa contemporanéité libérale allemande 1900, projetant sur le xviie siècle, ou y trouvant après avoir cherché, les traits de sa propre époque, celle de la cage d’acier. Or, ce qu’avance Weber semble bien loin pour l’historien du ressenti des calvinistes d’alors et, en allant plus loin, nous pourrions lire dans ces lignes une remise en cause par principe de toute la théorie de la supériorité protestante du xixe siècle. Celle-ci se nourrit d’un mythe réactualisé, contribuant 207

L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français à occulter le fait que l’affinité dont il est question en permanence est peut-être due, comme le suggérait un Léonard agacé, au réflexe d’une minorité persécutée qui dut faire preuve d’ingéniosité : La thèse de Max Weber a été inspirée par la comparaison entre l’essor économique et politique des pays protestants et la relative stagnation des pays catholiques, pris globalement, au xixe siècle. Cette vue rétrospective est le renversement complet de ce qu’un contemporain de la Réforme pouvait percevoir. La sécession religieuse, vu les vieux centres méditerranéens de notre civilisation, était un mouvement périphérique, une sorte de révolte de pays lointains, arriérés et semibarbares contre l’universalité de l’Église catholique et romaine et de la civilisation dont elle était dépositaire ; à l’exception, précisément, du calvinisme, la Réforme se situait en dehors de la Latinité, et il est facile de déceler, dans les agitations multiples et troubles qui accompagnaient cette sécession, l’action d’un sentiment encore amorphe qu’il faut bien appeler national, avec tout ce qu’il y a d’anticipation dans ce terme appliqué au xvie siècle 88.

Lüthy n’a d’ailleurs pas caché, à l’instar de Robert Mandrou, quinze ans après la guerre, le véritable « malaise » qu’il ressentait devant les recherches statistiques d’Offenbacher comptabilisant la polonisation du prolétariat agricole prussien. Ces investigations étaient « obsédées de problèmes de supériorité ou d’infériorité de groupes ethniques ou confessionnels et de leurs empiétements, infiltrations ou contaminations mutuelles, à mi-chemin entre le Kulturkampf et la guerre des races… » 89. Certes, Lüthy – et là, nous tombons dans le même syndrome – n’est pas le premier à évoquer cette archéologie intellectuelle. Hauser le fit bien avant 90. Cependant, il va plus loin. Selon lui, la thèse de Weber ne date ni de Charles de Villers, ni des traités puritains du xviie siècle,

88. H. Lüthy, La banque…, I, p. 11. 89. Cité par G. Moreau, « La controverse entre Julien Freund et Herbert Lüthy à propos de Weber », dans P. Joutard (dir.), Historiographie…, p. 311. 90. Et aujourd’hui, le sociologue des religions Hans Joas y porte son intérêt : « Max Weber connaissait lui aussi les nombreux travaux de recherche en histoire, en psychologie et en sociologie de la religion publiés au xixe siècle. Ils forment l’arrièreplan de son œuvre, comme de celle de son collègue, voisin et rival, Ernst Troeltsch […] » (H. Joas, Les pouvoirs du sacré…, p. 136). Un reproche à Joas, sans doute : l’omission de la littérature relevant de l’économie politique. Doit-on rappeler que Weber était avant tout économiste ?

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Du sursaut au coup de grâce (1952-1979) mais de l’époque de la Contre-Réforme, dont le rôle a été totalement sous-estimé dans les controverses. Il en revient à évoquer le fameux mythe, décortiqué par Myriam Yardeni, des conséquences économiques de la Révocation. L’auteur n’hésite pas, toujours en verve, et avance : La constatation d’une certaine affinité de fait entre « protestantisme » et « capitalisme » n’est donc nullement une invention récente des historiens, elle est une évidence perçue par tous les observateurs soucieux de questions économiques, au xviie siècle rempli de guerres mercantiles aussi bien que de nos jours, où nous voyons toute une école soutenir que le capitalisme n’a pleinement réussi que dans les pays de tradition protestante. Évidence équivoque comme les termes mêmes qu’elle associe, et comme tout rapprochement entre le spirituel et le temporel : il est trop facile d’en montrer l’inanité, ou même de s’indigner d’un tel rapprochement dès qu’on réduit le protestantisme à la doctrine pure et « le capitalisme » à l’économie pure 91.

Ne s’agit-il pas d’une attaque à fleurets mouchetés en direction des historiens des religions ou des théologiens – comme Biéler, Doumergue ou Léonard – qui ont discrédité la thèse de Weber en lui opposant des sources calviniennes ou postérieures à la mort de Calvin, ou en direction d’économistes n’ayant pas vu dans le xvie siècle des exemples d’une spéculation digne de Wall Street ? Lüthy – et c’est là une des seules fois où le rôle des historiens, en tant que communauté, est souligné à propos de la réception de Weber – reconnaît que les historiens de l’économie moderne « ont pris position avec plus ou moins d’originalité », et ont « surtout eu le grand mérite de mettre fin à des interprétations trop simplistes de cette affinité » 92. Cette assertion est contestable. Ne retenons que l’idée reçue et très partagée par beaucoup d’historiens que Weber est un anti-Marx et que sa thèse présente les traits de la monocausalité. La position que campe Lüthy à propos de sa perspective historienne et la réhabilitation du rôle de la Contre-Réforme sera mise à rude épreuve lors de la querelle qui l’opposera à Julien Freund. Cet autre profil au caractère bien trempé a lu ses réflexions de La banque protestante (parues dans Preuves en 1964) d’un œil désapprobateur. Il se fend d’une lettre au périodique. Il reproche à Lüthy d’avoir « tenté

91. H. Lüthy, La banque…, I, p. 1. 92. Ibid.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français de démolir la pensée wébérienne au nom de son interprétation la plus vulgaire » 93, et de s’être quand même approprié la thèse. Réplique de l’historien : « Il y a des wébériens comme il y a des marxistes, encore qu’en nombre plus restreint, et donc plus distingués, mais aux réactions très semblables » 94. Là, il vise au cœur. Si les historiens de l’économie ont généralement été hostiles à la thèse, parmi les sociologues, ce furent bien les marxistes qui s’y opposèrent, notamment aux États-Unis, dans les années 1950 95. Cette discussion est l’occasion pour Lüthy de réitérer ce qu’il pense des notions de prédestination et de Beruf : des « noix creuses ». Quant à la Contre-Réforme conçue comme un frein au capitalisme, aux progrès techniques et intellectuels dans les pays catholiques, il maintient ce point de vue minoritaire. L’agent le plus actif du capitalisme moderne ne serait pas « le calviniste torturé par l’incertitude de sa grâce » mais « le citoyen libre », qui avait existé dans les communes de Flandre, d’Italie, de HauteAllemagne et qui avait parfois subsisté dans les lieux épargnés par la Contre-Réforme 96. La deuxième tunique : l’historien qui n’est ni marxiste, ni conceptuel, mais attaché à l’« incarné », fruit d’un goût de l’archive La mise au point liminaire qui consiste à dire que l’auteur d’une étude s’occupe d’histoire économique et sociale tout en précisant bien qu’il n’est pas marxiste ou matérialiste est un trait typique des années 1950-1960. Il serait intéressant d’étudier cette précaution discursive. Un manuel très diffusé, comme celui de Frédéric Mauro, y consacre ses premières lignes 97. La primauté qu’ont toujours donnée Febvre et Braudel à la figure de Marx sur celle de Weber est mue par cette nécessité d’expliquer l’économique par l’économique et le religieux par le religieux, en éludant les réflexions de Marx sur

J. Freund, « Lettre », Preuves 163 (septembre 1964), p. 85-87. Ibid., p. 87-92. P. Besnard, Protestantisme et capitalisme…, p. 10. Freund pousse plus loin la polémique, mais ne se retrouvera devant aucun contradicteur, en 1968, dans « L’éthique économique et les religions mondiales selon Max Weber », Archives de sociologie des religions 26 (1968), p. 3-25, où il ajoute qu’aucune critique n’est « aussi totalement négative que celle de Herbert Lüthy ». Si « Weber avait pu lire la thèse de H. Lüthy, il ne l’aurait certainement pas rejetée en bloc, comme celui-ci l’a fait de la sienne ». 97. F. Mauro, Le XVIe siècle européen. Aspects économiques, Paris 1966, p. 1.

93. 94. 95. 96.

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Du sursaut au coup de grâce (1952-1979) l’interdépendance des deux champs. Car il s’agit bien de cela lorsque Lüthy écrit à propos de la thèse : « Il ne s’agit ni de causalité ni même d’interdépendances ; le protestantisme n’a ni déterminé l’évolution économique ni été déterminé par elle. Il n’y a aucune corrélation entre la conviction religieuse des hommes de la Réforme et le comportement pratique de l’industriel de Manchester ou de Pittsburgh » 98. Une histoire conceptualisante, marxisante, parlant d’infrastructure ou de superstructure, ne peut décidément pas correspondre aux milliers d’archives qu’il a consultées durant ces années. Ce serait forcer le trait, plier le réel au bénéfice d’une idéologie, même au prix de l’entendement. Non pas que Lüthy soit d’un positivisme étroit, mais, pour lui, parler du protestantisme comme d’une superstructure et du capitalisme comme d’une infrastructure n’est que source de « lieux communs » et de « confusions ». La religion est corrélée à l’économie sur un mode très marginal et la compréhension de cette marge est bien trop subtile pour souffrir un intellectualisme méthodologique. Donnant le sentiment de s’adresser à un sociologue, un économiste ou un philosophe, Lüthy, en cela il est original, plaide pour une histoire « sensible » de l’esprit du capitalisme et de l’éthique protestante. « Incarnées dans des hommes en chair et en os » 99, ajoute-t-il. C’est à ce stade que l’on sent poindre une réaction plus épidermique de l’auteur : « Aucun historien n’aura plus l’idée de taxer les réformateurs d’une indulgence quelconque envers Mammon et ses serviteurs ; ce sont eux plutôt, Luther aussi bien que Calvin, qui ont trouvé contre les usuriers, les accaparateurs, et même contre les riches tout court, les accents vengeurs des prophètes de l’Ancien Testament » 100. Doit-on y voir l’expression du mouvement d’humeur d’un historien, très tôt exposé au protestantisme, à l’égard d’un Weber que certains ont considéré comme un dénonciateur du calvinisme sous le déguisement du capitalisme ? Je suis à ce titre ce qu’en a dit Philippe Besnard, à savoir : « L’affiliation religieuse et idéologique des participants à la controverse paraît beaucoup plus déterminante de leur prise de position que leur spécialité scientifique » 101. Associer protestantisme et capitalisme frappe l’esprit et choque certains yeux. Là se niche le premier grain de provocation de la thèse. En parlant de simple 98. H. Lüthy, La banque…, I, p. 1. 99. Ibid. 100. Ibid. 101. P. Besnard, Protestantisme et capitalisme…, p. 10.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français « modernité », comme le fit Henri Hauser, il n’y aurait sans doute eu aucune controverse. Et, cela me semble capital, l’alliage entre ces deux mots a dû constituer une forme de vase de Soissons qui fut instinctivement brisé entre Weber et les historiens protestants, en particulier les Français. Le caractère injurieux pour certains d’une telle assertion a dû couper court à toute réplique, donc à tout dialogue. Julien Freund avait observé que l’engagement marxiste de jeunes protestants français avait réactivé la défiance de plusieurs franges de la communauté avec de telles propositions : « On sent chez beaucoup d’intellectuels d’origine calviniste – surtout de nos jours où, pour un certain nombre d’entre eux, l’anticapitalisme passe pour une méthode de pensée en économie politique – une certaine gêne, sinon de la mauvaise conscience, de savoir que leurs ancêtres aient pu contribuer à l’épanouissement du capitalisme tant abhorré » 102. Prenons un seul exemple où Lüthy laisse percer ses convictions. Il soutient que sans le substrat moral, le capitalisme industriel n’aurait pas « pris » de cette manière : « Il y a là certainement un puissant levain d’un capitalisme industriel qui a donné à la fois élan et justification aux pionniers et aux capitaines d’industrie, ce qui a rompu toute une population à la dure discipline du travail » 103. Là où Tawney parlait d’un « tonique », Lüthy préfère le terme « levain », qui ne peut être interprété comme une simple métaphore de la panification. Elle est aussi biblique. Le levain est assimilé au péché, à l’hypocrisie, à la désobéissance et la question « Suis-je levé ? », et implique de se demander si l’on adore Dieu « sans levain », c’est-à-dire avec pureté (d’où la fête des pains sans levain, après Pâques) 104. Simple terme ou lapsus signifiant que Lüthy, tout en admettant que le capitalisme a influencé le calvinisme, y avait vu la meilleure de ses conséquences ? En troisième lieu, il revêt la tunique de l’historien historicisant l’esprit du capitalisme. Ce dernier ne concerne ni Luther, ni la prédestination. Les mots et notions sont à l’ordre du jour Lüthy fait allusion à la littérature produite par les économistes de l’Ancien Régime, consacrant un chapitre à la notion de morale. Ce n’était pas l’objet de sa recherche, mais il a négligé, comme la

102. Cité ibid. 103. H. Lüthy, La banque…, I, p. 8. 104. Dans Corinthiens 5 : 6-8, Matthieu 16 : 5-12 ou Galates 5 : 7-10.

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Du sursaut au coup de grâce (1952-1979) plupart de ses prédécesseurs, la somme colossale de réflexions d’économie sociale du xixe siècle, qui, souvent chargées d’une dimension historique, auraient pu éclairer son propos. Dans cette littérature, on retrouve un trait saillant brandi par l’auteur : l’implication économique et sociale d’une rupture au sein de l’Église et de la confiscation des biens ecclésiastiques. Sans surprise – il s’aligne sur Weber –, il se refuse à voir tout esprit de capitalisme chez Luther, dont les conceptions économiques et sociales étaient celles d’un homme du Moyen Âge, mais aussi chez les Fugger, dotés d’un même canevas temporel, mutatis mutandis, que le Rabelais de Febvre. S’il admet que l’« affinité » se présente à Genève et à Zurich, que les novateurs religieux étaient aussi législateurs et citoyens, il émet une de ses principales remontrances à l’adresse de Weber : sa surestimation du rôle de la prédestination dans la constitution de cet esprit, à la fois pour des raisons théologiques (les docteurs calvinistes l’ont toujours vue comme un « embarras ») et pour des raisons d’incohérence 105. Le fait que le sociologue appuie sa conception de la prédestination sur la confession de Westminster de 1647 – en pleine terreur puritaine et plaidant au maximum la prédestination – et sur « les petits traités de Benjamin Franklin » rédigés dans un climat serein 106, rend son développement bancal 107. Cette prédestination n’est pas l’apanage des calvinistes. Les jansénistes, comme l’avait déjà constaté Jean Lejeune 108, sorte de catholiques puritains français émergeant après l’« échec de la Réforme », « dangereusement » proches du calvinisme, croyaient en la prédestination sans pour autant qu’un esprit capitaliste se soit développé parmi eux, mais sans doute un esprit bourgeois. Nulle fusion entre le capitalisme de Colbert et les jansénistes. Lüthy dira, en filant à nouveau la métaphore biblique : « aucun levain n’en est venu pour l’économie industrielle » 109. Une autre surestimation fut celle de l’importance du prêt à intérêt dans la réflexion de Calvin. La position de Lüthy sur ce point n’est pas révolutionnaire. En revanche, selon lui, « quand on écarte toutes les hypothèses aventureuses ou subtiles, il subsiste une

105. H. Lüthy, La banque…, I, p. 9. 106. La condescendance à l’égard de cette source, jugée comme la base de l’idéaltype, est aussi perceptible chez Braudel. 107. G. Moreau, « La controverse… », p. 310. 108. J. Lejeune, « Religion… », p. 111. 109. H. Lüthy, La banque…, I, p. 9.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français donnée fondamentale qui n’a rien d’hypothétique et que toute cette discussion n’a fait que préciser : l’éthique du travail, la “sanctification du travail” » 110. S’inscrivant sur les traces d’Hauser, il consent que la principale nouveauté fut ce phénomène, la « sécularisation » ou la « laïcisation » de la sainteté 111. En quatrième lieu : l’historien inversant le spectre et soulignant le rôle du capital dans la morale calviniste Ne se voulant ni marxiste ni gardien du temple wébérien, Lüthy n’en est pas moins conscient que la thèse du sociologue a contribué à stériliser le sens de la réflexion. Que l’on s’y oppose, qu’on le critique ou qu’on n’y adhère, il est de rigueur de penser le rapport entretenu entre calvinisme et capitalisme, et non le contraire, dans la mesure où l’ordre des mots implique une pression causale du premier sur le second. C’est à ce stade que Lüthy, au lieu de trouver d’autres causes au capitalisme (la géographie, l’économie, le social, etc.) que le religieux, propose d’inverser la proposition et de se demander ce qu’a pu faire le capital à la religion. Cette inversion est chez lui la conséquence naturelle de l’importance centrale de la sanctification du travail : le catholique cherchant la sainteté, parfois au moyen de la charité, n’a pas laissé une grande place au capital, incompatible avec son but. En revanche, la morale calviniste n’a-t-elle pu laisser un espace à cette influence du capital, précisément dans le creuset que constitue la sanctification du travail ou, autrement dit, la laïcisation de la sainteté 112 ? Il propose une révision de Tawney, qui lui a paru « gêné » par le rapport décomplexé des calvinistes au capitalisme, se « voilant la face » en parlant de « déviation ». Or, ce caractère décomplexé était plus clair qu’il n’y paraît pour l’historien suisse, n’hésitant pas à reprendre son ton tranchant, en dénonçant le côté « inhumain » et « dur » 113 de cette absence de charité. •

Cet autre regard de Lüthy, qui est en somme sa marque de fabrique, le met à distance de bien des attitudes développées dans les

110. Ibid., p. 4-5. 111. Ibid., p. 5. 112. Ibid., p. 6. 113. Ibid., p. 7.

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Du sursaut au coup de grâce (1952-1979) controverses, qui ne peuvent sortir du mode de la réfutation, mêlée de querelles d’écoles ou ad hominem. Lüthy est un homo novus, suisse alémanique mais écrivant en français, il est à Paris depuis quelques années pour y écrire un bilan très critique de la société française et, par le biais de Sartre, du monde germanopratin ; Braudel ne le connaît pas à la fin de sa thèse et sa marginalité, qui ne faisait pas de lui un être d’unanimité, n’était pas sans correspondre avec le caractère hérétique de Weber et des nombreuses disciplines avec lesquelles il fallait désormais jongler pour appréhender les enjeux de sa thèse. Saisir l’amplitude de la pensée du sociologue n’impose-t-il pas à celui qui s’y jette de passer par des chemins sinueux, empiriques, correspondant peu à ce qu’exigeait, et exige encore plus aujourd’hui, un monde de la recherche fait d’étiquettes, de titres et de spécialisations ? Il y a quelque chose de la perte de soi chez certains wébériens, surtout chez ceux qui en refusent l’épithète. Le Weber fantomatique des Annales Fernand Braudel a-t-il été, comme je l’ai déjà esquissé par touches, un obstacle majeur à l’intégration de la thèse de Max Weber à la réflexion des sciences sociales des années 1950-1960 ? Peut-être n’at-il pas consciemment ou, plutôt, intentionnellement, joué ce rôle. Il n’a pas manqué de déclarer à plusieurs reprises sa familiarité avec l’auteur de L’Éthique protestante. Mais dans le cas d’un homme comme Braudel, qui fut un extraordinaire capitaine de la politique scientifique de son époque, appuyé par les pratiques managériales de Clemens Heller 114, il nous faut discerner la part de l’intellectuel de celle du promoteur et gardien d’une revue et de son esprit. Ne pas faire le départ entre ces deux hémisphères (l’historien écrivant à sa table et l’homme de pouvoir) mènerait à de profondes confusions. Sans doute doit-on, mais de manière moins séparée, considérer le rapport de Lucien Febvre à Weber, qui fut toujours accueillant, mais du bout des lèvres et, il faut le dire, avec une science très approximative de la question. Tel n’était pas son terrain.

114. Dont le grand large des horizons méditerranéens semblait avoir déteint sur le grand espace qu’il voulait donner aux sciences sociales, tant aux Annales, dont il reprend la direction en 1956, qu’à la Maison des sciences de l’homme, qu’il fonde en 1961.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Il est communément accepté que les Annales – on ne prête qu’aux riches – ont été les premières à importer la thèse de Weber en France, comme tout ce qui se fait de neuf, d’interdisciplinaire et de propice au débat. Maurice Halbwachs en est le garant. Nous avons vu que cette assertion est bien excessive, sinon fausse 115. Hinnerk Bruhns l’avait déjà remarqué : « Peu nombreux sont par contre les historiens français qui considèrent Max Weber comme un des leurs. Dans la revue d’histoire en langue française qu’on pourrait croire la plus proche de Max Weber, les Annales. ESC, il est un grand absent », en ajoutant : « Les historiens de l’époque moderne n’ont en général perçu Weber qu’à travers une lecture souvent superficielle de L’Éthique protestante et l’« esprit » du capitalisme, ce qui a provoqué plus de rejets que d’efforts de dialogue » 116. Ce pourrait être une synthèse de ma réflexion. Cependant, il restera accolé à Febvre l’image d’un récepteur clairvoyant et subversif du sociologue au sein de la revue. Braudel s’en charge quelques mois après sa mort. Il y place son maître comme le successeur direct de Michelet, le considère, après avoir évolué dans son jugement, comme « plus grand que Pirenne » 117. Febvre est décrit comme un homme vite séduit par la « pensée conquérante de Durkheim », de Lévy-Bruhl aussi, « plus encore [par] les pensées fraternelles d’Halbwachs, de Marcel Mauss et de François Simiand. Rassurez-vous, il a été un lecteur très attentif de Marx, de Max Weber et de Sombart, surtout de Marx. Tout le monde ne le lui pardonnera pas aisément » 118. 115. Ce constat figure déjà dans une réflexion issue du séminaire pisan d’Arnaldo Momigliano : R. Albertini, « Max Weber e les Annales », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa. Classe di Lettere e Filosofia, 3e série, 8/4 (1978), p. 1397-1413. 116. H. Bruhns, « Max Weber en France… », p. 118. 117. Sous sa plume, l’éloge de Febvre se fait systématiquement au détriment de l’auteur de Mahomet et Charlemagne. Fernand Braudel a été en effet, comme beaucoup de ses collègues, fasciné par Pirenne durant sa jeunesse. Encore en 1949, sans doute par sincérité mais peut-être aussi pour ne pas se montrer obséquieux face à Febvre et abonder dans son sens, c’est sous le sceau de l’œuvre de Pirenne qu’il place sa thèse sur la Méditerranée : « Pour l’orientation générale du livre : les ouvrages de base et de contrôle – en tête de cette énumération, on placera, comme il se doit, les ouvrages de Henri Pirenne, Les Villes du Moyen Âge, Mahomet et Charlemagne » (F. Braudel, La Méditerranée… [édition de 1949], p. 1125). 118. F. Braudel, « Lucien Febvre et l’histoire », Annales. ESC 12/2 (1957), p. 178. Braudel emploie la même expression en 1971, lors d’une émission radiophonique

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Du sursaut au coup de grâce (1952-1979) Braudel dira bien plus tard, ce qui n’est pas contradictoire d’ailleurs, que les schèmes de pensée de Weber ne correspondaient pas à ce qui séduisait Febvre. Il prend l’exemple du puritain anglais qui « crée » un capitalisme ascétique et est condamné à la maximisation du profit : « Rationnel dans ses conséquences, irrationnel dans ses racines, le capitalisme surgirait de cette rencontre inattendue de la vie moderne et de l’esprit humain. Façon subtile et confuse de raisonner à laquelle j’avoue être aussi allergique que l’était Lucien Febvre lui-même » 119. Ce dernier fut plus clair : « La Réforme fille du capitalisme, ou bien inversement, le capitalisme fruit de la Réforme : non, mille fois non. Au dogmatisme d’une interprétation aussi simple, substituons : faut-il dire la jeune notion de l’interdépendance des phénomènes » 120. Febvre wébérien ? Non pas. En 1959, parlant de lui-même, Braudel considère Weber comme un de ses « vieux compagnons de lecture » 121. Certains biographes parfois rapides en ont déduit un Braudel wébérien, venu au seizième siècle grâce à Marx et Weber 122. Une autre biographe de Braudel, que j’aurais tendance à suivre, est très claire : « Ni Marx ni Weber ne firent jamais partie de son panthéon » 123. Weber, « compagnon » de Braudel ? Interroger l’exactitude de telles phrases n’a pas grand intérêt. C’est du positionnement stratégique. Mais il est bien plus significatif de relever l’image wébérienne que les Annales, au milieu des années 1950, cultivent d’elles-mêmes, à l’heure où l’auteur, après une éclipse d’une quinzaine d’années, revient dans les conversations du monde universitaire. Ne pas rater le vent wébérien, tel est le mot d’ordre ambiant. L’appropriation de Weber par l’ethos de la revue n’est pas sans communauté avec celle de la figure de Michelet qui, comme l’a très bien démontré une de mes collègues, fut une construction rhétorique

en compagnie de Claude Lévi-Strauss, Raymond Aron et Emmanuel Le Roy Ladurie, sur France Culture : « Il avait lu Marx, rassurez-vous » (https://www. franceculture.fr/histoire/fernand-braudel). 119. F. Braudel, Civilisation…, II, p. 303. 120. L. Febvre, Pour une histoire à part entière, Paris 1962, p. 364-365. 121. F. Braudel, « Sur une conception de l’histoire sociale », Annales. ESC 14/2 (1959), p. 309. 122. La biographie très renseignée mais aussi amicale que Pierre Daix consacre à Braudel (Paris 1995), regorge cependant de beaucoup d’informations toujours utiles. Un certain choix préside à la trame de l’auteur : on ne saura rien de l’affaire Mandrou par exemple. 123. G. Gemmeli, Fernand Braudel, Paris 1995, p. 38.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français bien rôdée 124. Ce n’est pourtant qu’à partir de son élection au Collège de France, en 1932, que Febvre commence à faire de Michelet son « saint patron ». Il s’est trouvé à l’époque une légitimité institutionnelle pour dresser cette auguste parenté et pour en recueillir l’héritage symbolique. L’historien romantique devient une arme discursive contre les ennemis de toujours, les historiens « historisants », les rétrogrades, les prétendus « traditionalistes », souvent les maîtres d’hier, pratiquant l’histoire politique, des relations internationales ou économiques à une ancienne mode. Louer Michelet, c’est construire un pont imaginaire entre le Nous des Annales et l’histoire-récit des années 1830-1850, en passant au-dessus de la tête de l’histoire méthodique. Celle-ci ne mérite aucune station. Febvre procède à une élision d’ordre générationnel. 1929 est censé incarner une « rupture », qu’elle soit « fondatrice », « épistémologique » ou « paradigmatique » 125. Bien qu’il lui dédie sa thèse, Febvre ne fera plus allusion à Gabriel Monod, véritable innominato de son panthéon 126 comme d’ailleurs, à la génération suivante, Braudel ne fera référence que très discrètement à Henri Hauser 127. Il est à cet égard très intéressant de lire la préface que Braudel consacre à la réédition, en 1963, de La modernité du XVIe siècle, paru trente-trois ans plus tôt 128. C’est un texte d’hommage 129. Cet éloge est proportionnel à une critique de fond qu’il adresse avec honnêteté au livre, en deuxième partie de préface : le xvie siècle de l’auteur n’est pas le sien. Il ne se reconnaît pas dans un

124. C. Creyghton, Résurrections de Michelet… 125. Ibid., p. 246. 126. Il ne figure pas dans l’arbre généalogique intellectuel qu’il avait dessiné. 127. Ce dernier fut son premier maître en xvie siècle et auteur d’une Prépondérance espagnole très diffusée, peu avant que ne vienne La Méditerranée. 128. Cette édition fut sanctionnée par lui, étant donné qu’il paraît dans la collection qu’il dirige chez Armand Colin, « Les Cahiers des Annales ». Le lecteur y trouvera en annexe deux textes dont nous avons déjà traité : « Les origines du capitalisme moderne en France » et « À propos des idées économiques de Calvin ». 129. Il n’est pas sûr qu’il eût été écrit sous cette forme dix ans plus tôt. Dès le premier paragraphe, la singularité apparaît : il n’est question que d’un homme « hors pair et pour ainsi dire hors cadres ». Puis la nostalgie, sincère : celle d’un homme affable (« On le trouvait à la sortie de son cours, puis, tout en bavardant avec lui, on traversait à pied la moitié de Paris… »), abattant facilement la besogne, avec virtuosité. En le revoyant donner cours dans la salle C de la Sorbonne, Braudel repense à Alfred Cortot jouant Chopin d’une seule main lors d’un rappel. Éloge d’autant plus beau qu’il est rare (F. Braudel, « Préface », dans H. Hauser, La modernité du XVIe siècle, Paris 1963, p. 7).

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Du sursaut au coup de grâce (1952-1979) siècle qui serait unique. Il croit davantage en la répétition des tentatives de modernité du xiiie siècle. Il ne se reconnaît pas dans un siècle qui ne serait pas la cause d’un xviie rétrograde techniquement ; il ne se reconnaît pas enfin dans un xvie siècle qui salue fraternellement le début du xxe siècle, par-dessus un âge d’échecs et de reconstructions. Quand il s’agit de critiquer ouvertement Weber, il s’appuiera sur les travaux d’Hauser, mais ne manquera pas de lui reprocher d’avoir été dupé par lui (Hauser fut en effet moins habité par une volonté de détruire la thèse) et d’avoir été ouvert à l’idée qu’un phénomène économique puisse avoir une cause religieuse. Lorsqu’Hauser défend que l’essor économique des pays protestants vient d’une faible pression sur le prix des loyers : « C’est ce qui explique le développement du crédit dans des pays comme la Hollande ou Genève. Cet essor, c’est Calvin, sans le savoir, qui l’a rendu possible » ; Braudel tranche : « Façon comme une autre de rejoindre Max Weber » 130. La relation de Febvre puis de Braudel à la figure d’Hauser est passionnante et d’une grande complexité, sinon d’une certaine ambiguïté. Il semble être un père ou un grand-père dont la posture indépendante, l’œuvre volumineuse et le souci de ne pas se montrer partisan à l’égard de tel ou tel milieu, invitent au respect, mais aussi à la distance. Il y a quelque chose du ressort de l’acte manqué en termes de revendication de filiation. Hauser est inassimilable sur au moins un plan, que l’on pourrait qualifier d’émotionnel 131. Les Annales, pratiquant beaucoup la métaphore clanique (« Il est des nôtres », « Notre Michelet », « Notre Halbwachs », etc.) et sachant jouer sur la corde sensible, comme pour contrebalancer une prétendue rigueur intellectuelle supérieure, n’auraient jamais pu dire : « Notre Hauser » ni « Notre Weber ». Febvre n’a jamais caché son admiration pour lui et Braudel a conservé de lui l’image d’un homme le ramenant à ce qu’il était autour de 1922, un étudiant traditionnel de la Sorbonne suivant son cours d’histoire économique et sociale, bien avant l’illumination. La tiédeur de Braudel à l’égard de Pirenne est du même ressort. S’il en fait la référence souveraine de sa thèse de 1949, une fois son autonomie institutionnelle conquise et après la mort de Febvre, cette référence belge, sans doute trop méthodique à son goût, est reléguée au second rang. Et puis, Febvre peut-il avoir un autre maître que Michelet 132 ? 130. F. Braudel, Civilisation…, II, p. 303. 131. F. Waquet, Une histoire émotionnelle du savoir. XVIIe-XXIe siècle, Paris 2019. 132. En 1971, sur France Culture, lorsque Claude Lévi-Strauss lui demandera d’où

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français L’écran Gurvitch Il s’agit de stratégie institutionnelle, de positionnement, d’image disciplinaire et d’auto-définition, quitte à passer par la phase émotionnelle. Or, dès que nous sortons du discours interne à la revue, qui peut frapper de cécité le lecteur qui s’y cantonne, un autre Braudel se présente à nous. Le plus important, pour lui, en cette fin des années 1950, est de prendre la tête du cortège des sciences sociales en voie d’institutionnalisation dans la MSH. Un peu comme Victor Hugo se faisait le chef de file du mouvement romantique sous les traits d’Honoré Daumier. Les autres disciplines deviennent des satellites, des ancillae, dont la première est la sociologie. Or, à la Sorbonne, « de manière assez despotique » 133, depuis 1948 et à l’EPHE depuis 1950, le personnageclé en la matière demeure Georges Gurvitch. Il rassemble tous les critères du sociologue hermétique à la pensée de Weber. Bien qu’il ait étudié le droit à Heidelberg avant 1920 et succédé à Halbwachs à Strasbourg, rien ne semble l’avoir touché de ce côté. Il a repris d’un autre anti-wébérien, Marcel Mauss, l’idée de « phénomène social total », en permanente voie de déstructuration et de restructuration. Ce dernier rapport dialectique ne peut cependant être réduit à l’idée de « structures sociales » 134. Dans un article paru en 1957 dans les Annales 135, Georges Gurvitch dit clairement ce qu’il pense de la « méthodologie de la connaissance historique à base spiritualiste » de Weber, Rickert, Aron ou Henri-Irénée Marrou. La place que ces derniers donnent à la méthode et au sujet connaissant dans le rapport à la réalité historique constitue une ligne de démarcation insurmontable. Une maxime défendue par Marrou en 1954 dans De la connaissance historique, « L’histoire est inséparable de l’historien » – qu’avait déjà prononcée Paul Valéry 136 –, n’est jamais, pour le sociologue, qu’une vulgarisation de l’Introduction à la philosophie de l’histoire d’Aron, « qu’il se contente d’essayer

lui venait le style de Febvre. Braudel répond, sans hésiter : « C’est le style de Michelet ! », en ajoutant que ce goût remonte à l’enfance de Febvre… (https:// www.franceculture.fr/histoire/fernand-braudel, page consultée le 4 juillet 2021). 133. P. Bourdieu, Esquisse…, p. 46. 134. Ce postulat mènera à une polémique avec Lévi-Strauss. Voir F. Dosse, Histoire du structuralisme, I, Paris 2012 [1991], p. 270-274. 135. Originellement une conférence donnée au Collège de philosophie en hommage à Febvre. 136. P. Valéry, Regards sur le monde actuel, Paris 1931, p. 63-64.

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Du sursaut au coup de grâce (1952-1979) de rendre acceptable aux historiens » 137. Il est « sa principale source de sagesse », dit-il avec un brin d’ironie. En somme, il n’y aurait pas de réalité historique, mais qu’un sujet connaissant, qui aurait lui-même une historicité : Des esprits bien plus philosophiques que M. Marrou, tels que Rickert et Weber, ont subi le même échec pour la même raison. Ils étaient des nominalistes, des idéalistes et des spiritualistes qui voulaient faire surgir l’objet de l’histoire non pas du mariage d’un domaine réel étudié avec une méthode spécifique, mais seulement de la méthode procédant à une sorte d’opération magique par laquelle l’objet et la réalité naissaient de la méthode 138.

Gurvitch reproche surtout à Weber de ne pas saisir les collectivités, les groupes, les conduites collectives, en tant que partisan de la conscience close et d’un « nominaliste exaspéré », et sa mise en valeur d’une approche individualiste : « Il élabore de belles méthodes dans le vide, car il perd tout contact avec la réalité sociale, et c’est la réalité sociale que ces méthodes doivent étudier » 139. L’assistant de Gurvitch, Armand Cuvillier, s’est contenté de suivre fidèlement sa critique. Dans un manuel bien diffusé, paru en 1953, il consacre quelques pages à Weber et sa « sociologie compréhensive », telle qu’on en parlait à l’époque. Ouvertement marxiste, il reproche au sociologue de penser que l’action humaine est consciente de ses vraies raisons et des causes institutionnelles ou structurelles qui la meuvent. Il s’agit d’un « illusionnisme » que le marxisme a heureusement démantelé 140. Quant à la thèse de 1904-1905 : « Les résultats vérifient bien, d’ailleurs, le caractère aléatoire de la prétendue méthode. L’interprétation wébérienne des origines du capitalisme n’est qu’une hypothèse parmi beaucoup d’autres, hypothèse contestée » 141. Un point culminant de la négligence historienne française et plus précisément braudélienne de Weber – à la fois en soi mais aussi au 137. G. Gurvitch, « Continuités et discontinuités en histoire et en sociologie », Annales. ESC 12/1 (1957), p. 73-84 (p. 76-77). 138. Ibid., p. 77. 139. Ibid. 140. Il s’appuie sur les travaux de Thomas Masaryk, de Célestin Bouglé (Chez les prophètes socialistes, Paris 1918, p. 202-203) mais aussi de Claude Lévi-Strauss, encore peu connu, avec ses Structures élémentaires de la parenté, Paris 1949, p. 333. 141. A. Cuvillier, Où va la sociologie française ?, Paris 1953, p. 62-68.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français contact de Gurvitch, allié stratégique en marxisme – se situe en 1958. Là se trouve l’exemple le plus congruent de cette élision : l’absence totale de Weber du Traité de sociologie que publie Gurvitch (réédité régulièrement) et du chapitre « Histoire et sociologie » écrit de la main de Braudel. Ce dernier souhaite appliquer à l’histoire – entendons : son école – la même fonction conquérante que celle que son homologue veut intégrer à l’esprit de tout sociologue. Après que Gurvitch, en prenant les historiens à témoin, a confirmé que de grands spécialistes de Weber comme Tawney ou Fanfani ont depuis longtemps discrédité la thèse, Braudel n’en fait plus mention. « L’absence de toute référence à Weber dans ce texte indique qu’on est passé chez les historiens d’un intérêt critique mais bienveillant avant la guerre à un relatif désintérêt après la guerre » 142, remarque Pollak. C’est partiellement vrai, dans la mesure où la communauté historienne ne peut être considérée comme d’un seul tenant, marchant d’un seul pas 143. Les historiens dont il parle sont implicitement ceux appartenant à l’école des Annales. Braudel : le coup de grâce de 1979 Le rapport de Braudel à la figure de Max Weber a connu plusieurs évolutions. Je doute qu’il en ait lu L’Éthique, qu’il appelle, par un curieux lapsus, L’Église protestante et l’« esprit » du capitalisme 144. Jusqu’au milieu des années 1950, on chercherait en vain une allusion au sociologue chez lui. Puis, il apparaît comme référence destinée à valoriser la figure posthume d’un Febvre l’ayant évidemment lu, mais lui préférant Marx. Et, malgré le climat ambiant qui a remis Weber au centre d’une certaine actualité intellectuelle en France, la réédition en deux volumes de La Méditerranée, en 1966, ne présente aucune allusion au sociologue. « La petite révélation » que connaît cette même année Mandrou en recensant la traduction française de L’Éthique ne fut pas généralisée. Simplement trouve-t-on dans le tome deux de La Méditerranée un auteur en délicatesse avec Sombart à propos de la place des juifs dans le capitalisme. Il ne les voit pas comme origine de celui-ci mais certainement corrélés d’une manière ou d’une

142. M. Pollak, Max Weber…, p. 16. 143. L’expression de Pollak, évoquant un « establishment historien » rejetant l’œuvre de Weber me semble peu appropriée (M. Pollak, « La place… », p. 190). 144. F. Braudel, Civilisation…, II, p. 303.

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Du sursaut au coup de grâce (1952-1979) autre au phénomène. Il ne nie pas l’importance de la religion, sans aller plus loin 145. En fait, comme l’a écrit Philippe Steiner, Braudel est venu à Weber « à contrecœur » 146. Les perspectives sont bien différentes, entre les deux auteurs. Le sociologue et l’historien ne vont guère au-delà du xviiie siècle. Mais, lorsque Weber parle de l’avenir du capitalisme, du socialisme, il ne s’affranchit pas de son aujourd’hui. Braudel, en revanche, ne se sent pas en quête de grands ponts avec la contemporanéité, comme l’était un Hauser ou même, dans une bien moindre mesure, un Pirenne. Son aujourd’hui, c’est la politique scientifique. Il voit simplement un capitalisme présent au xie siècle à Venise, au xiiie siècle à Florence, et l’intérêt pour une histoire immobile, de très longue durée, bien loin de la petite case « puritanisme anglais du xviie siècle ». La critique est directe et frontale dans les trois tomes du grand œuvre de Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, en 1979. Comme le dit encore Steiner : « Il fait, ici, simplement la preuve – une fois de plus – que les historiens, bien souvent, ne comprennent pas la thèse de Weber, qui s’est toujours défendu d’énoncer ce que Braudel lui prête » 147. Hinnerk Bruhns ne dit pas autre chose : « On ne peut être plus loin d’une compréhension juste de la vision wébérienne du capitalisme, ni de sa façon d’articuler l’idéel et le matériel, entre des mentalités, des visions du monde et des comportements économiques » 148. La principale cause de cette situation est très simple : Braudel n’a pas lu L’Éthique de Weber, ou alors de manière indirecte, par le biais des critiques courantes qu’il a entendues flotter autour de lui durant des décennies, mais sans vraiment tenir compte des multiples mises au point qui étaient à sa disposition à cette époque, comme celle de Lüthy – qui a pourtant publié « chez lui ». Citons, plus lointainement, Tawney qui, dans la deuxième édition de son livre, opère une courbe rentrante en rappelant que Weber s’était entouré de précautions (il suffit de se plonger dans L’Éthique pour être frappé par la longueur de celles-ci 149). Sans parler de tout ce 145. P. Steiner, « Capitalisme… », p. 145 et F. Braudel, La Méditerranée…, II, p. 101. 146. P. Steiner, « Capitalisme… », p 144. 147. Ibid., p. 145. 148. H. Bruhns, « Max Weber en France… », p. 119. 149. Richard Tawney en parle dans l’édition de 1936 de son Religion…, p. 2-4, 289-290 et Weber ne peut être plus clair à ce sujet : « Il n’est évidemment pas question pour autant de vouloir remplacer une interprétation causale unilatéralement “matérialiste” de la culture et de l’histoire par une interprétation causale

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français qu’a pu dire et écrire Raymond Aron, collègue de Braudel au Collège de France, depuis 1935 150, et Maurice Halbwachs bien avant lui 151. Braudel n’a pas lu ces auteurs, parfois de sa génération et fréquentant les mêmes couloirs que lui. Cette omission globale permet ainsi à l’historien d’écrire avec son autorité habituelle, à propos de la notion de causalité : L’explication idéaliste univoque qui fait du capitalisme l’incarnation d’une certaine mentalité n’est que la porte de sortie qu’empruntèrent faute d’une autre Sombart et Weber pour échapper à la pensée de Marx. Nous ne sommes pas obligés, en toute équité, de les suivre. Je ne crois pas, pour autant, que tout soit matériel, ou social, ou rapport social, dans le capitalisme. Un point reste à mes yeux hors de doute : il ne peut être issu d’une seule et étroite origine ; l’économie a eu son mot à dire ; la politique a eu son mot à dire ; la société a eu son mot à dire ; la culture et la civilisation ont eu leur mot à dire. Et l’histoire aussi qui décide souvent en dernier ressort des rapports de force 152.

En une phrase, et selon une certaine logique, le procès en monocausalité et en antimarxisme est intenté. On a l’impression que rien n’a été écrit sur Weber en France ou ailleurs, depuis cinquante ans. Et, en 1985, dans La dynamique du capitalisme (Arthaud, Paris, p. 69-70) : « Pour Max Weber, le capitalisme, au sens moderne du mot, aurait été ni plus ni moins une création du protestantisme ou, mieux, du puritanisme. Tous les historiens sont opposés à cette thèse subtile, bien qu’ils n’arrivent pas à s’en débarrasser une fois pour toutes ; elle ne cesse de resurgir devant eux. Et pourtant, elle est manifestement fausse ». Chez Braudel, selon un adjectif très mobilisé pour qualifier la thèse, celle-ci est non seulement « subtile », mais, si l’on jette un regard global sur la prose qu’il consacre au sociologue, il lui accole souvent des verbes tout aussi unilatéralement spiritualiste. Toutes deux sont également possibles, mais toutes deux servent également peu la vérité historique, si elles prétendent non pas préparer la recherche, mais la conclure » (M. Weber, L’Éthique…, édition de 2004, p. 253-254). 150. Ceci témoigne une fois de plus que les historiens de la Réforme et du capitalisme n’ont pas ou peu lu Aron. Un autre exemple : Émile-G. Léonard, donnant un aperçu historiographique très riche de ce qui existe en 1961 sur le rapport entre Réforme et capitalisme : toute la littérature wébérienne s’y trouve, sauf Aron. Voir son Histoire générale…, I, p. 367-368. 151. Les deux hommes s’estimaient – Aron a écrit le texte en tête des Mélanges offerts à Braudel – mais de loin. 152. F. Braudel, Civilisation…, II, p. 355.

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Du sursaut au coup de grâce (1952-1979) ou des expressions qui relèvent du registre de l’émotion : Weber est un homme « charmé » et qui, à plusieurs reprises, « prend à cœur ». L’historien se donne alors le rôle de la raison, sinon du raisonneur 153. Il se montre un bon élève de l’école française de géographie, et ne varie pas de ce qu’ont pu dire Hauser ou penser Febvre : quid des causes d’ordre géographique ? Pour lui, je l’ai dit, cet argument géographique a pour but d’invalider la thèse. En termes de nature de causalité, Braudel demeure fidèle à Durkheim. Dans son esprit, la sociologie, c’est bien lui : le géo-historique ou l’économique expliquent les phénomènes économiques, comme le social explique le social chez le père de la sociologie française. Braudel et Weber se trouvent de rares points de convergence. Ils partagent la même analyse des grands capitalistes traversant les époques « au-delà du bien et du mal » : il y en eut en tous temps et tous lieux. Les économies-mondes ont toujours existé, chacune présentant son capitalisme propre. En revanche, ils ne les trouvent pas aux mêmes endroits : le sociologue les voit dans la classe moyenne et discerne dans le capitalisme un « échange pacifique » là où l’historien les décèle dans les grandes sphères marchandes et voit dans le capitalisme la source du développement des inégalités 154. •

Braudel se fait plus dur sur d’autres niveaux que la causalité. Nous sommes très loin de la tolérance que nourrit à son égard un Jean Delumeau à la même époque, disant qu’il « ne semble pas » que la Réforme, « à ses débuts », ait accéléré le capitalisme financier et commercial 155. Ce dernier se garde de condamner la thèse 156. Il est davan153. Ibid., p. 501. 154. F. Braudel, Civilisation…, III, p. 14, 16. 155. La catholicité des Fugger, la puissance de Gênes, une Amsterdam supplantant Anvers par sa politique et non sa foi en elle-même, la vitalité de Liège, etc. 156. Jean Delumeau (Naissance…, p. 324-325) conclut : « Le débat sur ce problème passionnant est loin d’être clos, mais il a permis un enrichissement de notre connaissance de la guerre civile anglaise et de la période qui l’a précédée. Que le Puritanisme ait été l’expression religieuse d’une régression sociale ou au contraire d’un progrès, il paraît désormais évident qu’on ne peut plus séparer l’étude de cette forme particulière du Protestantisme d’un certain contexte économique. H. Trevor-Roper lui-même a accepté la discussion sur ce terrain. Plus généralement, la théologie semble avoir été plus perméable aux influences économiques et politiques dans l’Angleterre du xviie siècle que dans l’ensemble de l’Europe occidentale au xvie siècle ».

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français tage séduit par une influence médiate de la Réforme sur une transition des sociétés touchées par elle, passant d’un rapport qualitatif à la chose économique à un rapport quantitatif 157. Se positionnant en historien, et emboîtant sensiblement le pas de Lüthy, Braudel s’attaque à la qualité des sources du sociologue. La première et la plus connue : Benjamin Franklin. Il la résume aux « bavardages d’un digne homme » 158 invitant à ne pas perdre notre temps sur cette terre. Avec sa capacité à donner un style enrobé et ensorceleur à sa prose, Braudel cantonne Max Weber à un chercheur dupe de sa documentation, prenant des vessies pour des lanternes et confondant sources fiables témoignant de l’ascèse des puritains anglais et livres de bonne conduite que l’on trouverait sur les étagères d’un confiturier. L’idée que « le catholique veut dormir tranquille » et que « le protestant veut bien manger » est prise au vol et se transforme en point initial – très réducteur – de la thèse. Enjoué, Braudel poursuit cette philippique un peu cruelle : Et c’est avec ce viatique assez comique – protestants du bon côté, catholiques du mauvais côté de la table et du capitalisme – que Max Weber remonte vers le passé. Le voilà sans crier gare aux côtés de Benjamin Franklin. Quel excellent témoin ! […] Pour Max Weber, nous tenons avec Benjamin Franklin un maillon d’une chaîne privilégiée, celle de ses ancêtres et précurseurs puritains. S’enfonçant d’un nouveau pas décidé dans le passé, Max Weber nous met en présente de Richard Baxter, pasteur contemporain de Cromwell 159. 157. « Or le monde moderne est sous le régime du quantitatif, tandis que la recherche du qualitatif avait été la caractéristique du Moyen Âge catholique. La Réforme a bien contribué à ce changement fondamental d’orientation. Jusqu’au xvie siècle, l’Église romaine étendait son empire sur presque tout le champ de la vie économique. Elle possédait une fraction importante de la propriété privée ; elle était le plus gros acheteur des produits du sol et du sous-sol. Or elle dirigeait vers des investissements artistiques une part considérable de ses revenus. Elle orientait ainsi capital et travail vers des buts qualitatifs. La Réforme au contraire supprima les monastères, sécularisa les biens d’Église et le Calvinisme rejeta l’emploi des œuvres d’art comme auxiliaires de la piété. Les Églises protestantes ne furent donc plus le grand client des artisans et des artistes que resta l’Église romaine dans les pays qui lui demeuraient fidèles. Pour toutes ces raisons, la production, afin de se rattraper de ces pertes, dut se tourner vers la quantité. Ce n’est donc pas par hasard qu’une “première révolution industrielle” se manifesta, entre 1540 et 1640, dans les pays protestants tels que l’Angleterre, les Provinces-Unies et la Suède ». (ibid., p. 311). 158. F. Braudel, Civilisation…, II, p. 303. 159. Ibid.

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Du sursaut au coup de grâce (1952-1979) Même réaction lorsqu’il estime que Weber relègue les Libri della Famiglia d’Alberti à la Hausväterliteratur (littérature domestique), ou ne cite pas les œuvres de Paolo da Certaldo, marchand et écrivain italien du xive siècle, conseillant de garder l’habitude des affaires, même si l’on gagne peu, et de « dépenser avec mesure ». L’esprit n’est-il pas déjà là ? « Si le capitalisme peut se reconnaître à l’“esprit” et se peser au poids des mots, alors Max Weber a tort » 160. La méfiance des mots, du subtil – là, beaucoup d’historiens se retrouvent – le mène à leur préférer les choses, le réel, le matériel, le tangible : « Il faut dépasser l’univers ensorcelé des mots » et « s’attarder dans les villes italiennes du Moyen Âge. Le conseil vient de Marx » 161. Le parrainage de l’auteur du Capital est clairement affiché. Cette peur de l’inflation verbale, de ce que certains considèrent comme des jeux de l’esprit, se retrouve quelques années avant chez un proche de Braudel, Frédéric Mauro. Celui-ci se montre très méfiant à l’égard de la thèse. Il reprend l’idée d’une « illusion » wébérienne et, dans la foulée de Lüthy, d’un capital qui a peut-être plus influencé la morale calviniste qu’on ne l’a dit. Il termine, moins téméraire que Braudel, mais témoignant d’un même esprit : « De nouvelles études permettront de préciser ce problème et ses solutions. L’histoire requiert une grande prudence philosophique » 162. En contraste, Robert Mandrou ne pensait pas que Weber était dupe de la qualité de ses sources : « Max Weber reconnaît moins [dans Franklin] un recueil de recettes sûres, ou le sens des affaires, qu’une éthique. La rationalité économique n’épuise pas ces définitions, quoi qu’ait pu en penser Sombart, avec qui Weber rompt de nombreuses lances avec une ardeur polémique qui confine à la hargne » 163. Le débat sur le rapport sincère de Weber à ses sources est passionnant, déterminant, mais a quelque chose de la querelle byzantine. •

160. Ibid., p. 517. 161. Ibid. 162. F. Mauro, Le XVIe siècle…, p. 325. Il est intéressant de constater qu’il termine son livre par cette phrase et une discussion sur la thèse de Weber. Ce n’est pas le seul historien, à cette époque, à traiter de cette question, à la fois délicate, marginale, non négligeable mais jugée peut-être hors sujet en fin de volume. Un autre exemple : É.-G. Léonard, Histoire générale…, I, p. 308. 163. R. Mandrou, « Capitalisme… », p. 103.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Enfin, le coup de grâce. Outre la causalité et les sources, Braudel cible son principal reproche sur un débat wébérien qualifié de « ridicule » (tant les pro que les contra) et anachronique. Il est jugé à la fois mal posé à son époque et devenu suranné pour la sienne, à l’aube des années 1980. Weber ne se serait livré qu’à une « méditation très complexe » : « Le voilà à la recherche d’une minorité protestante qui serait porteuse d’une mentalité particulière, type idéal de “l’esprit capitaliste” […]. Complication supplémentaire : la démonstration se fait à rebours du temps, du présent vers le passé » 164. Reprenant le point de vue de De Roover, il trouve l’origine de l’ascèse chez les scolastiques et saint Thomas, mais non chez les calvinistes ou les puritains : Le puritanisme, c’est au plus une école de ladrerie forcenée à l’écossaise, un enseignement pour petits boutiquiers. Tout cela est franchement ridicule, disons-le, comme beaucoup d’arguments polémiques. Aussi ridicule qu’on le serait à vouloir tirer argument contre Max Weber, dans l’autre sens, du luxe effréné des Hollandais à Batavia, au xviiie siècle, ou des fêtes qu’ils organisent un siècle plus tôt à Deshima, pour tromper l’ennui de leur prison dans l’îlot où les relèguent soigneusement les Japonais 165.

C’est à la légitimité même de la thèse, des débats et des polémiques qui s’en sont suivis que l’historien s’attaque enfin. Ce sont là les lignes les plus intéressantes qu’il consacre à ce sujet. Elles relèvent d’un regard plus historiographique, avec lequel Robert Mandrou, et d’autres observateurs, aurait très bien pu s’accorder. Mais il est vrai que Braudel, avec son style, est celui qui a le mieux restitué à la fois le décalage, l’incompréhension sinon le malaise de l’intellectuel des années 1960-1970 face à des survivances de controverses qui, au fond, trouvent leurs racines dans des polémiques du xixe siècle sur la supériorité de certaines cultures, de certaines religions, sur d’autres : Personne aujourd’hui d’ailleurs n’échappe au sentiment d’une certaine irréalité à suivre le débat entre Sombart et Weber, au sentiment que la discussion porte à faux, qu’elle est quasiment futile. […] Qu’en 1904 Max Weber, qu’en 1912 Werner Sombart aient le sentiment d’être, en Europe, au centre nécessaire du monde de la science de la Raison, de la logique, rien de plus naturel. Mais nous avons perdu cette assurance, ce complexe de supériorité. Pourquoi une

164. F. Braudel, Civilisation…, II, p. 303. 165. Ibid.

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Du sursaut au coup de grâce (1952-1979) civilisation serait-elle in aeternum plus intelligente, plus rationnelle qu’une autre ? […] Autre perspective et qui sent son époque : le capitalisme apparaît à Max Weber comme un aboutissement, la découverte d’une terre promise de l’économie, l’épanouissement final du progrès. Jamais (à moins que ma lecture n’ait été suffisamment attentive) comme un régime fragile et peut-être transitoire. Aujourd’hui la mort, ou pour le moins, des mutations en chaîne du capitalisme n’ont plus rien d’improbable. Elles sont sous nos yeux. En tout cas, il ne nous apparaît plus comme le dernier mot de l’évolution historique 166.

166. Ibid., p. 517.

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LE ÇA VA DE SOI WEBER COMME REPRÉSENTATION

a

des historiens et des sociologues, une autre manière d’interpréter L’Éthique protestante ne serait-elle pas de l’inscrire au programme de l’histoire des représentations – puisque, pour des raisons intellectuellement louables, Geoffrey Lloyd nous a invités à la substituer à celle des « mentalités » 1 ? Cette grande réflexion ne fut-elle pas celle d’un aboutissement, sinon d’un essoufflement intellectuel ? Après des piles d’essais, de traités et de considérations suggestives qui ont fait florès au xixe siècle sur la supériorité protestante, Weber n’at-il pas ressenti 2 le besoin de vérifier au moyen de l’idéaltype ce qu’au moins trois générations de penseurs avaient envisagé comme une évidence, une idée reçue ? Roland Barthes, lui-même protestant, a beaucoup chassé les évidences, a déconstruit leur intégration à nos propres normes sociales dans Mythologies. Il avait emprunté au lexique culinaire l’adjectif « nappé » pour décrire l’homogénéité inquiétante des idées reçues, le concept du « Ça va de soi ». Barthes n’aurait-il pas épinglé, s’il était né cinquante ans plus tôt, cette idée reçue si chère à Quinet et au Michelet qu’il a sensiblement cerné ? Max Weber : les historiens pourraient sans conteste le prendre par ce bout. Ne pourrait-il être lu comme le symptôme d’une époque de 1.

2.

u-deLà

G. Lloyd, Pour en finir avec les mentalités, trad. F. Regnot, Paris 1993 [éd. orig. : Demystifying Mentalities, Cambridge 1990]. L’auteur émet des critiques à l’égard de l’histoire des mentalités, invitant leur mutation en « représentations » : 1) dépasser l’étude de phénomènes structurels, pérennes, au bénéfice de leurs mutations, de leurs évolutions ; 2) sortir d’une démarche dichotomique qui tend à opposer groupes sociaux ou époques ; la transition entre celles-ci sera mise en valeur ; 3) sortir de la conception homogène de mentalités « communes » à une société donnée au cours d’une époque déterminée. Lloyd invite à un comparatisme pratiqué en termes identiques entre systèmes de croyances. Encore faudrait-il comprendre par quels moyens, pour quelles raisons, à partir de quels paradigmes historiques et de quelles sources, cette thèse a été échafaudée.

231

L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français grands doutes – nous le savons déjà –, celle-là même qui, quelques années plus tard, considérera comme inaudible cette théorie de la supériorité, d’un capitalisme envisagé comme une fin ; et être lu comme un auteur souhaitant vérifier ce que sa communauté et sa bibliothèque lui présentent comme un « Ça va de soi » clair et net, auquel il répond par une corrélation aux grandes nuances ? Longtemps considéré comme un début, dont le caractère initial a été dramatisé par les controverses, des polémiques et des critiques, ce texte a été rarement envisagé comme un aboutissement. Pourquoi ne pas y voir une fin ou encore la petite mort rationalisée d’une idée reçue que l’on qualifierait, en notre début de xxie siècle, d’ésotérique ou relevant de la nécessité de hiérarchiser races et civilisations face à un monde en voie d’unification ? Jürgen Kocka et Detlev Peukert appelaient déjà en 1986 à une analyse des « sources des études de Weber » 3. Connaître enfin systématiquement l’archéologie de sa pensée, sa bibliothèque mentale pour reprendre l’expression de William Marx 4, nous donnerait des clés sur ce processus de confirmation. •

Les Allemands ont beaucoup de peine à comprendre l’état dans lequel ils se trouvent, et à s’adapter à des conditions nouvelles. De là cette fièvre d’auto-analyse et ce débordement de métaphysique, qui est le caractère le plus frappant de ces systèmes sociologiques 5.

En écrivant ce raisonnement profond en 1937, Maurice Halbwachs nous offre une fenêtre essentielle pour saisir les motifs qui ont fait que les historiens n’ont largement pas lu Weber, Sombart et d’autres sociologues-économistes. Ne fallait-il pas les lire aussi comme les reflets d’une société, comme des symptômes, au lieu de leur reprocher des anachronismes, des approximations causales ou de prétendues naïvetés ? Sans doute allait-il mieux de soi d’émettre cette opinion en 1937 qu’en 1920. Est-ce pour cela qu’il a fallu un sociologue germanophile, situé à Strasbourg dans les années 1920, pour mieux lire cet auteur, le concevoir avec recul dans le rapport qu’il a entretenu avec son époque et de regarder davantage à sa méthode, aux concepts qu’il

3. 4. 5.

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J. Kocka, D. J. K. Peukert, « Max Weber et l’histoire… », p. 33. Je renvoie à sa leçon inaugurale prononcée au Collège de France le 23 janvier 2020, à la chaire de « Littératures comparées ». M. Halbwachs, « Les courants… », p. 622-623.

Le Ça va de soi a forgés, à leur utilité pour les sciences sociales, qu’à l’exactitude scolaire de sa thèse ? Reprocher un aveuglement aux historiens passés et donner à Halbwachs les allures d’un révélateur serait un écueil non moins dangereux. Mais il faut admettre que les historiens que j’ai étudiés n’avaient ni l’intérêt ni l’arrière-plan intellectuel adéquat pour engager une lecture complexe de L’Éthique. Peut-être y ont-ils simplement vu la mise en œuvre théorique de la théorie, devenue irrecevable, de la supériorité protestante du xixe siècle. On ne peut dissocier Weber de ce grand mouvement intellectuel 6. Mais le rapport critique qu’il entretenait à la modernité de son propre pays avec celle du xvie siècle aurait pu intéresser un Henri Hauser, si favorable à un comparatisme fécond entre l’aujourd’hui et la Renaissance. •

Cet écran de controverses est intrinsèquement lié au style de Weber. Il est complexe, entrelacé, constellé de termes aux sens multiples, au cœur de phrases qui occupent parfois l’espace d’une demi-page. Des bibliothèques entières lui sont consacrées car il est un des auteurs les plus commentés dans l’histoire des sciences humaines. Je n’ai ni la compétence ni même l’ambition de m’inscrire dans une historiographie wébérienne, pour une grande part composée de sociologues et de philosophes. Ce corpus de controverses représente un écran tout à fait redoutable à une lecture directe et sans façons du sociologue. Il faut y être initié. Le sociologue Philippe Besnard (1942-2003), qui a écrit en 1970 une des meilleures introductions à Weber (et à bien d’autres auteurs) 7, a cerné ce que la difficulté d’introduire l’auteur dans un espace intellectuel doit à un maquis de controverses passées. « C’est ainsi que la thèse de Weber, ou plutôt son image simplifiée et déformée, sera vouée au rôle ingrat de premier moment d’une dissertation en trois parties » 8. Le sociologue des religions Jean Séguy avait relevé à quel point l’amas de controverses « parfois sauvages » autour de L’Éthique a contribué à rendre cette œuvre obscure et à la désolidariser de ses autres réflexions sur le confucianisme, l’hindouisme ou

6. 7. 8.

Sur lequel je reviendrai dans un autre travail. P. Besnard, Protestantisme et capitalisme… Ibid., p. 12.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français le judaïsme 9. Une réalité très palpable lorsque Séguy écrit ces lignes en 1972 et encore partiellement vivace aujourd’hui 10. Ces nombreuses gloses ont nourri l’illusion d’une Éthique qui était le centre, l’essence de la vie et de la réflexion de Weber. Ce fut celle de l’historien britannique Peter Ghosh. Ce dernier a surtout rendu hommage à cet écran de controverses, au lieu de tenter de le surmonter ou de le déconstruire. Les historiens n’ont pas été des lecteurs de première ligne de Weber mais les deux principaux griefs qu’ils lui ont souvent adressés demeurent au fond les plus récurrents reproches à la thèse : une incompréhension de la conception wébérienne de la causalité et de l’idéaltype. La critique s’est rapidement accordée, au-delà des disciplines, sur ces questions. Les historiens ont souvent critiqué son manque d’analyse factuelle 11 et une accentuation unilatérale des traits, jugée idéaliste, alors que c’est le propre de la démarche wébérienne. Cette dernière souhaite épistémologiquement dépasser le projet historiciste 12. Ceci explique pourquoi les historiens se sont limités à des applications timides de la thèse, comme le fit André-É. Sayous pour Genève, Jean Lejeune pour Liège, le futur président du Conseil Pierre Pflimlin, Henry Laufenburger ou Marie-Claire Vitoux pour Mulhouse 13. Cette incompréhension trouve une illustration chez Fernand Braudel, qui fut, malgré sa propension à pourfendre les historiens dits « traditionalistes » ou « historicistes », un des critiques les plus conservateurs de la thèse de Weber. Ses travaux étaient peu sensibles à la dimension religieuse des phénomènes économiques et sociaux. Concernant la causalité, les historiens ont régulièrement, par une lecture rapide, de seconde main ou biaisée, réduit la thèse de Weber au caractère monocausal de l’éthique dans le développement de l’esprit du capitalisme, ce dont Weber se défend souvent. Raymond Aron avait 9. 10.

11. 12. 13.

234

J. Séguy, « Max Weber et la sociologie historique des religions », Archives de sociologie des religions 33 (1972), p. 73. S. Fath, « Évangélismes et pentecôtismes. Entre GSR et GSRL, l’héritage de Jean Séguy », dans J. Baubérot, P. Portier, J.-P. Willaime (dir.), La sécularisation en question. Religions et laïcités au prisme des sciences sociales, Paris 2019, p. 425-437. M. Pollak, « La place… », p. 190. M. Pollak, Max Weber…, p. 8. H. Laufenburger, P. Pflimlin, L’industrie de Mulhouse, Paris 1932 ; M.-C. Vitoux, « Éthique protestante et philanthropie libérale : le cas mulhousien au xixe siècle », Histoire, économie & société 14/4 (1995), p. 595-607.

Le Ça va de soi pourtant synthétisé mieux que quiconque ce qu’a voulu dire le sociologue : « Le protestantisme n’est pas la cause, mais une des causes du capitalisme ; ou plutôt il est une des causes de certains aspects du capitalisme » 14. Mais lui aussi, a-t-il été vraiment lu ? •

Weber essuie les critiques des historiens estimant que sa thèse de 1904-1905 est frappée d’anachronisme. N’existait-il pas des formes de capitalisme avant la Genève de Calvin ? Ne faudrait-il pas mieux se pencher sur l’influence de la Contre-Réforme dans l’histoire économique ? Dans ce contexte, Werner Sombart a été reçu de manière plus clémente par les historiens. Henri Pirenne ne trouva pas de qualificatif assez méprisant pour Weber et parlera toujours, malgré de nombreuses divergences, du « grand Sombart ». Lucien Febvre, qui ne s’était jamais rendu en Allemagne avant 1918, et sous la plume duquel on ne trouvera jamais de grande analyse de L’Éthique, est déçu de ne pas pouvoir aller au colloque franco-allemand de Davos de 1930, où il escomptait rencontrer Sombart « en chair et en os » 15. Son Der Bourgeois paru en 1913 trouve des origines médiévales, italiennes et catholiques, à la formule « Le temps, c’est de l’argent » chère à Benjamin Franklin. Il en voit l’embryon dans le Della Famiglia de Leon Battista Alberti. Cette référence à un esprit de capitalisme remontant à l’Italie principautaire des xie-xiie siècles ne peut que susciter l’adhésion des médiévistes. Au milieu des malentendus, Weber avait admis que le capitalisme existait dans l’Italie médiévale 16. Malgré le luxe de précautions verbales et rhétoriques dont il a entouré sa prose, il n’a pas échappé à un grand nombre de malentendus.

14. R. Aron, La sociologie…, p. 137. Annette Disselkamp (L’Éthique protestante de Max Weber, Paris 1994) soutient encore une interprétation monocausale de la thèse. Voir à ce sujet le compte rendu du séminaire donné par Jean-Paul Willaime à l’École pratique des hautes études en 1994-1995 (EPHE, Annuaire, 103. 19941995, p. 389-395). 15. Lucien Febvre à Henri Pirenne, 1er mars 1930 (B. Lyon, M. Lyon [éd.], The Birth…, p. 122-124). 16. « Comment est-il historiquement explicable que, au centre du développement capitaliste du monde d’alors, dans la Florence des xive et xve siècles, laquelle était le marché de l’argent et des capitaux pour toutes les grandes puissances politiques, ait passé pour moralement suspect [ou tout au plus tolérable] ce qui a pu passer pour le contenu d’une conduite de vie louable, voire requise, dans

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Au duo Weber-Sombart s’adjoint de manière traditionnelle le nom d’Ernst Troeltsch, dont la notoriété fut ombragée par celle de Weber. La traduction du Protestantisme moderne en français dut attendre 1991. Il partage avec son collègue d’avoir été introduit en France par l’intermédiaire du même périodique, à savoir la Revue d’histoire et de philosophie religieuses, publiée dans le cœur battant des sciences humaines françaises de l’après-guerre. C’est au germaniste Edmond Vermeil de consacrer ses réflexions à Troeltsch, en 1921 17. Troeltsch se démarque de Weber dans la mesure où il considère le protestantisme comme appartenant à l’histoire universelle, tandis que Weber y voit un phénomène singulier dont l’importance n’est mise en exergue qu’à la faveur de l’émergence du capitalisme. Troeltsch embrasse une problématique plus large que celle de Weber, non sans parfois l’englober, en analysant l’importance du protestantisme dans l’arrivée de la culture moderne. Il recueille l’adhésion de sociologues des religions comme Jean-Paul Willaime 18. Sans entrer dans le détail, il se démarque aussi de son collègue par une distinction entre deux protestantismes : l’ancien, celui de Calvin et de Luther, qui vit toujours dans un état de culture ecclésiale médiévale, et le néo-protestantisme, composé du baptisme et du spiritualisme, bien plus individualiste mais qui n’a pas changé le monde comme son prédécesseur. Troeltsch distingue la certitude du salut (certitudo salutis) chez Calvin de celle cultivée chez Luther et ramasse son point de vue : « Le luthéranisme tolère le monde à travers la croix, la souffrance et le martyre ; le calvinisme maîtrise ce monde pour la gloire de Dieu dans un labeur sans relâche » 19. le contexte reculé et petit-bourgeois de la Pennsylvanie du xviiie siècle […] ? » (M. Weber, L’Éthique…, p. 59). 17. Il en sortira : La pensée religieuse d’Ernest Troeltsch, Strasbourg 1922 (réédité à Genève en 1990, avec une introduction de Hartmut Ruddies). C’est par lui et ses livres sur l’actualité allemande que Bloch et Febvre, au cours des années 1930, prendront la mesure du péril nazi. 18. Lors du séminaire qu’il consacre à la question du rapport entre protestantisme et modernité, il revient sur le livre que publie Troeltsch en 1913, Religion, économie et société : « Les religions ne sont pas des idéaux économiques pas plus que les structures et les intérêts économiques ne sont des lois religieuses. Les contacts sont donc seulement d’ordre médiat ». À cela, Willaime ajoute : « En accord avec Troeltsch nous pensons qu’il y a bien quelque affinité entre protestantisme et émergence de l’esprit capitaliste, mais que ce lien, au demeurant limité, est fortement médiatisé et indirect » (« Conférence de Jean-Paul Willaime », dans EPHE, Annuaire, 103. 1994-1995, p. 389-395). 19. P.-U. Merz-Benz, « Divergences… », p. 71.

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Le Ça va de soi Pour une archéologie de la thèse C’est à ce stade que l’historien peut mettre en perspective la thèse de Weber et contribuer à l’interprétation de cet auteur, grâce à son expertise propre. Le lien entre ce climat intellectuel du xixe siècle et la substance de la thèse n’apparaît pas forcément à l’esprit de tous ses commentateurs. Paradoxalement, ceux qui y font allusion – comme Philippe Besnard ou Michèle Moulin 20 – ne manquent pas de rappeler le caractère évident de cette interaction 21. Le sociologue ne dit mot des sources proches (celles du xixe siècle) qui inspirent sa pensée. Il se cantonne au mémoire d’un de ses élèves, Martin Offenbacher, ayant travaillé sur la stratification professionnelle dans le Land de Bade et qui constitue à certains égards la rampe de lancement réflexive de son livre. Il cite aussi des auteurs britanniques des xvie et xviie siècles ayant couché sur le papier des intuitions sur cette corrélation entre puritanisme et goût de l’entreprise, comme le Treatise of the Vocations de Williams Perkins (1603), A Christian Directory de Richard Baxter (1673) ou The Tradesman’s calling de Richard Steele (1684). Chaque lecteur de Weber connaît sa mobilisation de l’œuvre de Benjamin Franklin (« Le temps, c’est de l’argent »), représentant l’idéaltype qui se veut la méthode de sa démarche sociologique 22. Ce texte de Franklin a été choisi par Weber pour avoir été produit dans un contexte non capitaliste mais dans l’intention de souligner justement que l’esprit de capitalisme possédait une forme d’autonomie et traversait diverses strates de la culture moderne 23. Les Briefe de Weber, publiées dans ses œuvres complètes, nous informent assez peu sur ses lectures des années 1890-1900 24. L’archéologie intellectuelle de la thèse n’est donc guère chose aisée 25. Tout reste à faire.

20. M. Moulin (Sacquin), « Un “moment protestant” de l’Institut de France : le concours sur la Réformation de 1802 », Revue d’histoire du protestantisme 3 (juillet-décembre 2018), p. 411-442. 21. M. Borlandi, G. Busino (dir.), La sociologie durkheimienne : tradition et actualité. À Philippe Besnard, in memoriam, Genève – Paris 2004 (Revue européenne des sciences sociales 42/129). 22. Advice to a Young Tradesman, paru en 1748. 23. M. Weber, L’Éthique…, p. 58. 24. En particulier : Max Weber Briefe 1903-1905, éd. G. Hübinger, R. Lepsius, en collab. avec T. Gerhards, S. Oßwald-Bargende, Tübingen 2015 (Max WeberGesamtausgabe, II/4). 25. P. Münch, « The Thesis before Weber: an Archaeology », dans H. Lehmann,

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Robert Mandrou rappelle que ce lien protestantisme-capitalisme apparaissait aux contemporains de Weber comme « une vérité première » : « Que la justification morale de l’activité temporelle ait été un des résultats les plus importants de la Réforme, de l’action de Luther en particulier, cela est absolument hors de doute et peut même être considéré comme un lieu commun ». Venant à la suite de ma propre enquête, la découverte de ce petit texte de Mandrou venait à mon secours étant donné que – c’est souvent ainsi que se passent les recherches – c’est à la fin de mes dépouillements, de mes consultations, que j’ai trouvé un historien désirant qu’un de ses successeurs suive un programme de recherche décrit comme suit : Ce lieu commun n’est-il pas en réalité précisément ce qu’il fallait démontrer ? À en croire les nombreux polémistes qui se sont acharnés sur les exemples même évoqués par Weber, sur ses précautions oratoires aussi […], ce lieu commun de l’étroite relation entre essor capitaliste et éthique protestante mériterait un autre « traitement » 26.

L’absence de décryptage des ressorts structurels de cette théorie de la supériorité n’aurait-elle pas été l’étape première de tout historien pour entamer la lecture de L’Éthique protestante, désormais contextualisée, située, chargée d’une épaisseur historique, sémantique, culturelle ? En somme, l’absence d’un travail de fond sur l’archéologie intellectuelle de Weber n’a-t-elle pas constitué un obstacle à l’accès à L’Éthique, pour les historiens ? La question mérite d’être posée. Mandrou cerne une question cruciale, à savoir le fait que ce lieu commun, ce « préjugé, où interfèrent des sentiments quasi raciaux, la supériorité des Anglo-Saxons massivement protestants sur les Latins catholiques », a été accrédité scientifiquement par Weber. Il suggère que ce préjugé est désormais consolidé par une « démonstration scientifique ». La suite de son raisonnement est capitale pour comprendre les nombreuses défiances et fourches caudines historiennes qui vont s’élever : [Il consolide cette thèse], non par l’analyse historique des conditions d’extension du capitalisme, ni même l’étude des expressions de cet esprit capitaliste, ni enfin l’analyse des concordances et discordances

G. Roth (dir.), Weber’s Protestant Ethic. Origins, Evidence, Contexts, Cambridge 1993, p. 51-71. 26. R. Mandrou, « Capitalisme… », p. 105.

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Le Ça va de soi géo-historiques entre les groupes sociaux animés par un capitalisme conquérant et l’extension de la Réforme. L’appareil scientifique de Max Weber, essentiellement théologique et conceptuel, n’en a pas moins donné au lieu commun l’aura, la consécration de la vérité contrôlée, éprouvée par le spécialiste, le savant. L’une portant l’autre, devenues inséparables 27.

Si Weber s’inscrit dans cette tradition, qu’il ne revendique explicitement à aucun moment, sa réflexion de 1904-1905 est à plus d’un titre originale ou, du moins, témoigne d’une évolution paradigmatique propre aux années 1900. L’attention qu’il porte au puritanisme est en large partie due à la lecture et à la fréquentation du juriste Georg Jellinek. Ce dernier s’est davantage intéressé aux droits de l’homme et à leurs origines spirituelles que son collègue, bien que les deux hommes convergent quant à une inspiration protestante de ces droits 28. Décidément moderne, Weber trace un programme de travail dont le centre de gravité tourne autour de la question du capitalisme. L’analyse socio-économique de ce phénomène représente une démarche neuve dans les sciences sociales allemandes. À la même époque, Sombart publie Der moderne Kapitalismus, vite devenu un classique, analysant l’influence du calvinisme et des quakers sur l’essor du capitalisme. Weber retiendra de cet auteur, avec lequel il polémiquera, son hypothèse du rationalisme économique comme motif principal de l’économie moderne. Hinnerk Bruhns regrettait que l’histoire des mentalités ait manqué l’occasion d’intégrer Weber au champ de la recherche historique. Son Éthique aurait pu aussi être intégrée à la

27. Ibid. 28. La lecture de Jellinek le poussera à réévaluer l’influence de la Révolution française, comme il le confie le 26 juin 1911 au philosophe Hermann von Keyserling (1880-1946) : « Nous devons aux “principes de 1789” […] des choses sans lesquelles la vie ne serait plus supportable. Et un peuple qui (comme nous les Allemands) n’a jamais eu le courage de décapiter les pouvoirs traditionnels ne pourra jamais acquérir cette fière assurance qui fait la grande supériorité des AngloSaxons et des Latins par rapport à nous, en dépit de toutes nos “victoires” » (cité dans M. Weber, Sociologie des religions, p. 70). Voir aussi V. Zuber, L’origine religieuse des droits de l’homme, Genève 2017, p. 109-122. Cette mise en valeur de 1789 ne sera pas partagée, quelques années plus tard, par l’idéologie nazie (à laquelle on a parfois associé Weber de manière erronée), voyant dans la Révolution le début de l’âge des « -ismes », sources de tous les maux de la société : J. Chapoutot, H. Rosa, « L’historicité nazie. Temps de la nature et abolition de l’histoire », Vingtième siècle. Revue d’histoire 117 (2013/1), p. 43-55 (p. 44).

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français réflexion des historiens du rationalisme, dans la mesure où il portait lui-même un regard historien sur ce phénomène : Le protestantisme ne serait donc à considérer historiquement que dans la mesure où il aurait joué un rôle de « bourgeon prématuré » d’une vision purement rationaliste de la vie. Seulement, dès qu’on tente sérieusement de suivre cette hypothèse, il est évident qu’on ne peut poser le problème de façon aussi simple, parce que l’histoire du rationalisme ne progresse nullement de manière parallèle dans tous les domaines particuliers […]. Le rationalisme est un concept historique qui renferme en soi un monde de contradictions […] 29.

Toujours en 1902, l’historien français Henri Hauser consacre une des toutes premières réflexions à ce sujet : « Les origines du capitalisme moderne en France », parue dans la Revue d’économie politique 30. Ego-histoires détournées Philippe Besnard avait mis en avant la nécessité de procéder à une lecture des croyances des interprètes de Weber ; pour ma part, je pense qu’une lecture sociale de ceux-ci serait fructueuse. Issu d’une famille qui avait fondé une visserie dans les faubourgs de Liège, politiquement libéral, Jean Lejeune a fait partie de ces historiens qui, comme Pirenne, lui-même né dans une famille de marchands de textile, à l’instar de Raymond Aron (ses deux grands-pères) ou d’Henri Hauser, fils d’un tailleur d’Oran venu à Saint-Denis, ont parlé d’eux-mêmes par ce biais. Ils ont, pour l’admirer ou le critiquer, été attirés par Weber, lui-même descendant d’industriels. Il y a là une lecture autobiographique des historiens 31 à l’égard de cet auteur qui les a potentiellement poussés à l’introspection. Il faudra un jour étudier cette sensibilité – travail ingrat, devant se défier de tout déterminisme mais qui pourrait mobiliser la psychanalyse – à la fois intellectuelle et charnelle, entre une enfance passée à entendre parler de comptes, de draps, de recettes, de taille, d’étoffe, et une vie en partie consacrée à en étudier l’histoire, c’est-à-dire une part de la sienne propre. L’egohistoire n’existait pas et était antinomique avec l’idée selon laquelle le

29. Cité dans D. Kaesler, Max Weber…, p. 98-99. 30. Cet article a été publié séparément dans un petit volume : H. Hauser, Les origines du capitalisme moderne en France, Paris 1902. 31. Et peut-être de spécialistes d’autres disciplines.

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Le Ça va de soi scientifique devait s’effacer derrière son œuvre. Mais ne s’agissait-il pas d’ego-histoires détournées ? Ajoutons à cela que des historiens qui ont réfuté ou considéré Weber de loin, mais qui, a priori, auraient pu en être les principaux récepteurs, sont Lucien Febvre, Marc Bloch puis Fernand Braudel. Ceux-ci n’avaient pas baigné dans le monde du commerce et de l’échange. Le premier était fils d’agrégé, le deuxième aussi, doublé d’un petit-fils de directeur d’école et le troisième, enfin, fils d’instituteur. Intérêt ou répulsion pour la thèse, certes, mais ont-ils charnellement, sinon existentiellement, été attirés par de telles considérations ? Je pose là une simple réflexion, qui ne se veut porteuse d’aucune explication, mais qui peut, à tout le moins, participer d’une lecture sensible du rapport historien au sociologue. Curieux Weber S’il fallait embrasser d’un coup d’œil la modalité dominante de cette réception, je dirais que les principaux jalons de celle-ci relèvent du temps des philosophes (parfois devenus sociologues), mais aussi des germanistes. Il faudrait inciter des réflexions sur le rôle indirect qu’a pu jouer Edmond Vermeil dans la réception de Weber en France (il fut un désamorceur d’a priori) jusqu’à Jean-Pierre Grossein ou encore sur l’inflexion de la personnalité à la fois étrange et capitale de l’ethnologue africaniste Éric de Dampierre. Les historiens ne furent en aucun cas des introducteurs de Weber. Ils s’y sont intéressés à contretemps des philosophes ou des sociologues, sans forcément suivre les degrés successifs de sa réception canonique. Les historiens de la Réforme étaient absorbés par le débat autour d’une Réforme française et celui des conséquences économiques de 1685. Ce sont des lecteurs de Calvin, penseurs de l’histoire théologique, qui ont été les premiers à lire Weber au sein de cette communauté de savoirs ; ils ont contribué à donner un premier goût de rejet à tous les historiens qui suivront. On pourrait ainsi dire que les historiens sont des lecteurs à la fois marginaux et critiques de L’Éthique, principale œuvre à avoir attiré leur attention. Pour eux, à quelques exceptions près, il demeure une étrangeté. Ce curieux Weber en dit beaucoup sur la difficulté à assimiler l’auteur. C’est presque aussi éloquent que tous les obstacles que j’ai définis. « Curieux » : voilà qui est pire qu’une réfutation. C’est un refus d’investissement rédhibitoire, une fin de non-recevoir, d’Émile Doumergue à Jacques Heers, en passant par les approximations de Braudel, les tentatives pleines de bonne volonté mais peu entendues 241

L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français de Sée, l’appel d’Hauser à une vérification empirique de la thèse (ceci se solda souvent par un échec, comme chez Lejeune), le rejet de la sociologie et de l’Allemagne par Pirenne et les propositions d’ouverture critique, mais au fond isolées, d’un Lüthy. Le curieux Weber a souvent été pris à bras-le-corps par des historiens hérétiques, n’ayant laissé ni école, ni postérité, dont la défense de la figure n’impliquait aucun enjeu stratégique, et qui, au fond, étaient parfois jugés comme aussi curieux que leur objet. Le caractère marginal de l’historien traitant de Weber par rapport à la littérature existante a dû être un frein pensé ou impensé à ce type d’entreprises intellectuelles. Le risque d’être considéré comme un analyste bancal par chacune de ces historiographies est grand et redoutable. Ceci est doublé du sentiment de n’être assimilable à aucune étiquette académique, impliquant un difficile recrutement dans le corps académique. En somme, « wébériser » dans le monde des historiens n’a sans doute pas été considéré comme une opération stratégique. Les traducteurs ont un passif similaire. Les sociologues s’y sont mieux trouvés, bien que, au fond, seul Raymond Aron, pour l’époque qui nous préoccupe, l’ait pleinement valorisé et soit entré en identification avec son sujet. Il en a parfois payé le prix, ainsi que ceux qui l’ont suivi. Que dire enfin des obstacles structurels qu’ont été le marxisme, l’accusation latente et infondée à l’égard d’un Weber permettant au nazisme de faire florès, le durkheimisme, le désintérêt à l’égard des œuvres d’Aron et de Hintze, la dépendance à l’égard des interprétations anglo-saxonnes de Parsons, Finley ou Tawney, ou les inénarrables aléas des traductions de son œuvre ? La réception de Weber en France fut la chronique d’un long accouchement dans la douleur, dont les spasmes ont étouffé une sereine interprétation. Catherine Colliot-Thélène relève que les philosophes français n’ont pas suivi le mouvement insufflé par Halbwachs et Aron, dont le spectre disciplinaire était large. Leurs œuvres ne sont pas d’un accès facile. Leurs postérités en ont pâti. Elle rappelle que pour la plupart des philosophes, « la démarche sociologique est fondamentalement suspecte. Elle semble affectée, comme l’ensemble des sciences humaines, de la naïveté des savoirs positifs, dogmatiquement convaincus de la validité scientifique de leur méthodologie et systématiquement ignorants des conditions de constitution de leur objet » 32. Les hégéliens, les héritiers

32. C. Colliot-Thélène, Max Weber et l’histoire, p. 5.

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Le Ça va de soi du transcendantalisme kantien, les fichtéens, les phénoménologues, aux approches diverses, communient en général dans un même scepticisme à l’égard de la sociologie. Max Weber n’avait d’ailleurs pas l’intention de répondre à leurs attentes, dans la mesure où il dit explicitement ne pas prendre en charge la métaphysique et toute approche spéculative, qu’il laisse à la « philosophie des valeurs ». Selon une manière de voir assez répandue en 1900, il estimait que seuls les savoirs empiriques – auxquels il se rattachait – pouvaient intégrer la Wissenschaft. La philosophie, quant à elle, n’était qu’une réflexion sur les valeurs 33. Robert Mandrou est conscient du malaise que suscite l’humus intellectuel dans lequel la thèse a pris racine. Au-delà de ce sentiment, et du fait, somme toute banal, que Max Weber est un auteur de son temps, il est permis de s’interroger aujourd’hui sur la manière dont l’historien des mentalités a lu la thèse. Nous avons vu qu’il a considéré avant tout Weber comme « historien et théologien », puis sociologue en troisième lieu. Y cherchait-il un prédécesseur un peu bigarré, comme tous les pionniers, comme toutes les premières références – les premières inflexions oscillant dans les brumes disciplinaires des années 1900 ? Ce n’est pas de la sociologie pour lui : elle n’a été qu’un « prétexte », « une dizaine de pages » revenant sur l’enquête statistique d’Offenbacher, guère plus. Lire Weber en tant que sociologue lisant un autre sociologue serait une lourde erreur. Dire, comme Mauss, Gurvitch ou d’autres, que son échantillon de puritains anglais était trop étroit et peu représentatif, n’a pas beaucoup de sens. S’ensuivent beaucoup d’historiens de l’économique, du social, de la Réforme, « beaucoup de critiques [qui] se sont acharnés naguère à multiplier les objections sur ce plan, […] invoquant [qui] la prospérité de Genève avant Calvin, qui les réussites capitalistes des familles catholiques comme les Médicis ou les Fugger, ou celles des milieux capitalistes catholiques comme le textile lyonnais ou lillois » 34. Les historiens pointant les anachronismes indisposent autant Mandrou que les sociologues brandissant leurs échantillons, ou les comparatistes ne plaidant que l’approche de grand vent, intercontinentale. Pourquoi pousser l’analyse au-delà des mers ? En 1900, il est évident, clair comme de l’eau de roche, selon une vulgate distillée durant le

33. Ibid., p. 6-7. 34. R. Mandrou, « Capitalisme… », p. 103.

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L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français siècle qui venait de s’écouler, que les pays protestants étaient supérieurs aux pays catholiques. La chose était entendue. La micro-analyse d’Offenbacher et la thèse de Weber n’avaient-elles donc pas davantage l’ambition de vérifier ou de sonder cette intuition, en sautant deux siècles, en se replongeant dans les interstices de certaines manifestations puritaines passées, de certains mécanismes de leur propre modernité ? Le texte mythique et fondateur du début de cette modernité qu’y a vu Serge Moscovici se trouve bien là 35. Plus qu’une thèse légère ou « subtile », écrite par un auteur considéré comme dupe de son époque, de ses sources, d’un rapport erratique à la causalité, jugé aveuglé par son subjectivisme, ne s’est-il pas agi d’une quête de confirmation, de rationalisation, de formalisation minimale d’une réalité sociale floue dont il était le témoin et l’acteur ? •

Concluons. L’analyse du Ça va de soi, des lieux communs, revient à mesurer mieux ce que Weber doit à Sombart, au-delà de leur proximité puis de leurs différends et des guillemets que le premier place autour du terme Geist, en référence au chapitre du Der moderne Kapitalismus : « Die Genesis des kapitalistischen Geistes » du second. Weber avait nié qu’il avait relevé en 1904 le défi lancé par son collègue deux ans auparavant lorsque celui-ci écrivait : « Que le protestantisme, notamment dans ses variantes du calvinisme et du quakerisme, a favorisé substantiellement le développement du capitalisme, c’est un fait trop bien connu pour qu’on soit encore obligé d’en donner les raisons » 36, renvoyant à ce qu’avait affirmé Gothein une bonne décennie auparavant 37. Par cette évidence, Sombart réfutait l’importance de l’adhésion de certaines communautés à une croyance religieuse dans leur prédisposition à une attitude capitaliste. Démontrer cette évidence, en démonter les rouages et aller plus loin que le petit surmoi intellectuel

35. « Aucun des raisonnements et des faits qu’il contient n’est convaincant, avouons-le d’emblée. Mais ensemble, ils produisent une impression à laquelle on ne peut résister. Je ne parle pas de la délicatesse de l’architecture. Je songe plutôt à la provocation de l’intelligence que cette étude du big bang dont a surgi le monde moderne représente à chaque instant » (S. Moscovici, La machine à faire des dieux, Paris 1988, p. 171, à propos de L’Éthique). 36. W. Sombart, Der moderne Kapitalismus, I, Leipzig 1902, p. 380. 37. H. Bruhns, Max Weber : au confluent…, p. 15.

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Le Ça va de soi et de notoriété que Sombart avait sur son collègue, voilà un objet d’étude à traiter. Mieux connaître un processus d’explication, de complexification et de chasse aux évidences. À l’époque où Weber écrit, l’ambiance change. Le crédit aveugle accordé à ce genre de considérations (la théorie de la supériorité protestante) perd de la vitesse ; on ne sait pas trop vers quoi ni pour quelle raison. Mais ce flux est palpable. Il a pris la balle au bond et a souhaité, nourri par cet arrière-plan intellectuel flou et assertif, répondre par une thèse nuancée dont la prudence côtoie des termes plus polémiques, et parler de son propre pays, de son aujourd’hui chaotique, de manière détournée, par ricochets, en passant par les Stuarts et Franklin. Ce lieu de tentative de rationalisation qualitative permet de réfléchir sur sa contemporanéité. Il n’est pas anodin que Weber ait suscité la curiosité d’Hauser, si allègre à faire des allers-retours entre xvie et xxe siècles, de Lüthy, si plongé dans ses archives du xviie siècle puis ressentant le besoin d’écrire un livre plein de feu sur la France des années 1950, de Delumeau ou de Chaunu, témoins chrétiens engagés de leur époque, ou qu’il ait inspiré des sociologues venus de la philosophie pour ensuite se pencher sur la décision du politique (Aron et Freund). Weber le grand contemporain a généré d’autres contemporains futurs. Lorsque ceux-ci retournent vers le passé (ou font le chemin inverse), ils tombent dans la sensibilité de Weber. Ce détour est bien là, pour ne pas se contenter du « Ça va de soi », de l’idée reçue. Quitte à la vérifier, à en guetter la confirmation, l’infirmation, la rendre complexe et diverse, ordonner le passé pour complexifier le présent. Tout cela : un travail pour un historien, malgré tout.

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SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE Le lecteur trouvera des titres de travaux aussi bien dans la section « travaux » que dans celle intitulée « sources imprimées ». Cette répartition a été effectuée en fonction de l’utilisation que j’ai faite des travaux en question. Dans une étude comme celle-ci, dont l’approche relève en grande partie de l’enquête historiographique, un travail historique peut très bien être envisagé comme une source. Il figurera alors parmi les sources imprimées. Sources Sources d’archives (France)

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INDEX NOMINUM 1

Alberti (Leon Battista), 226, 235 Andler (Charles), 175 Ariès (Philippe), 126 Aron (Raymond), 19, 23, 24, 28, 33, 36, 64, 65, 70, 105, 123, 125, 128, 130, 145, 146, 151, 152, 153, 154, 155, 158, 163, 164, 165, 167, 169, 171, 174, 175, 176, 177, 179, 180, 181, 182, 183, 195, 198, 205, 207, 217, 220, 224, 234, 240, 242, 245 Ashley (William), 111, 131 Ashton (Thomas Southcliffe), 202 Attali (Jacques), 133 Aulard (Alphonse), 17, 70, 106 Avezou (Laurent), 59 Bachelard (Gaston), 116 Baechler (Jean), 180, 183 Balmès (Jacques), 150 Barbagallo (Corrado), 48 Barth (Karl), 47, 194, 195 Barthes (Roland), 206, 231 Bastide (Roger), 165, 166, 167, 194 Bataillon (Marcel), 53 Baudrillart (Alfred), 58 Baudrillart (Henri), 68 Baumont (Maurice), 129 Baxter (Richard), 226, 237 Below (Georg von), 100 Benoist (Alain de), 33 Berger (Peter), 166 Bergier (Jean-François), 194 Bergson (Henri), 81 Berr (Henri), 116 Besnard (Philippe), 64, 211, 233, 237, 240 Biéler (André), 194, 195, 209 1.

Billen (Claire), 87 Birnbaum (Norman), 144 Bismarck (Otto von), 32, 33 Bloch (Ernst), 144 Bloch (Marc), 17, 19, 50, 55, 70, 75, 97, 100, 103, 108, 109, 114, 122, 124, 125, 126, 129, 135, 137, 147, 149, 154, 160, 176, 191, 194, 197, 201, 236, 241 Blondel (Charles), 50, 160, 192 Blum (Léon), 165 Boegner (Marc), 46 Boissonnade (Prosper), 68 Bonald (Louis de), 60, 63 Boone (Marc), 124 Bouglé (Célestin), 156, 170, 221 Boulard (Fernand), 158 Bourdieu (Pierre), 28, 29, 125, 183 Bourgin (Georges), 57, 135 Braudel (Fernand), 11, 12, 29, 69, 95, 101, 110, 113, 125, 128, 133, 137, 142, 151, 187, 192, 196, 199, 200, 201, 203, 206, 210, 213, 215, 216, 217, 218, 219, 220, 222, 223, 224, 225, 226, 228, 234, 241 Bréhier (Émile), 170, 171 Brentano (Lujo), 12, 96, 97, 116, 163, 185 Brinkmann (Carl), 177 Bruhns (Hinnerk), 16, 17, 21, 25, 26, 36, 38, 106, 196, 216, 223, 239 Brunetière (Ferdinand), 51, 58 Brunschvicg (Léon), 170 Calvin (Jean), 42, 43, 46, 50, 51, 53, 54, 56, 58, 59, 62, 129, 133, 134, 174, 186, 195, 209, 211, 213, 219, 235, 236, 241, 243

Le nom de Max Weber, bien entendu, ne figure pas dans cet index.

275

L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Casanova (Jean-Claude), 180 Castoriadis (Cornelius), 182 Cauchie (Alfred), 96 Channing (William), 62 Chaunu (Pierre), 71, 188, 189, 200, 245 Chavy (Jacques), 184 Chazel (François), 20 Chevalier (Michel), 68, 69, 90 Cipolla (Carlo Maria), 203 Clémenceau (Georges), 113 Clémentel (Étienne), 132 Cobbett (William), 150 Colbert (Jean-Baptiste), 213 Colliot-Thélène (Catherine), 25, 152, 154, 242 Colmant (Bruno), 26, 133 Compagnon (Antoine), 184 Comte (Auguste), 175 Constant (Benjamin), 62 Coornaert (Émile), 75, 78, 89, 90, 124, 129, 135, 136, 137, 139, 140, 147, 166 Creyghton (Camille), 129 Cromwell (Oliver), 226 Crouzet (Denis), 142 Crouzet (Maurice), 127 Curtius (Jean), 151 Cuvillier (Armand), 221 Da Certaldo (Paolo), 226 Dampierre (Éric de), 24, 25, 128, 179, 180, 184, 241 Dardier (Charles), 51 Daumier (Honoré), 220 Davis (Nathalie Zemon), 73 Defoe (Daniel), 115 Delumeau (Jean), 9, 10, 11, 12, 64, 114, 192, 225, 245 De Man (Henri), 65, 110 Demangeon (Albert), 133 Denifle (Friedrich Heinrich), 58 De Roover (Raymond), 200, 202, 203, 228 Des Marez (Guillaume), 94 Desroche (Henri), 49, 144, 183 Detienne (Marcel), 20 Dhondt (Jan), 83, 84 Dilthey (Wilhelm), 170 Disselkamp (Annette), 235

276

Dolléans (Édouard), 135 Donoso Cortés (Juan), 150 Dosse (François), 184 Doumergue (Émile), 49, 50, 51, 52, 54, 55, 57, 58, 60, 63, 127, 130, 131, 134, 151, 177, 209, 241 Duby (Georges), 93, 126, 133, 150, 188, 191, 192, 193, 200 Dufour (Alain), 185, 186, 190 Dupront (Alphonse), 192 Durkheim (Émile), 12, 110, 155, 156, 157, 158, 161, 163, 167, 168, 169, 184, 186, 216, 225 Duveau (Georges), 155 Edler (Florence), 202 Espinas (Georges), 122, 124 Fanfani (Amintore), 122, 123, 138, 139, 194, 222 Faral (Edmond), 69 Farel (Guillaume), 53 Fauconnet (Paul), 170 Febvre (Lucien), 12, 50, 52, 53, 54, 55, 68, 71, 74, 75, 78, 83, 87, 89, 97, 102, 103, 108, 109, 110, 115, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 132, 137, 139, 140, 141, 142, 146, 148, 149, 160, 166, 187, 188, 190, 193, 196, 202, 204, 210, 213, 215, 216, 217, 218, 219, 222, 225, 236, 241 Fessard (Gaston), 170 Finley (Moses I.), 16, 19, 38, 242 Flamérion (Anatole), 150 Fleischmann (Eugène), 183 Fontaine (André), 204 Franklin (Benjamin), 213, 226, 236, 245 Freud (Sigmund), 34 Freund (Julien), 23, 25, 144, 145, 146, 153, 154, 155, 166, 170, 174, 186, 195, 196, 207, 209, 210, 212, 245 Gansfort (Wessel), 101 Garrisson (Janine), 42 Gauchet (Marcel), 35 Ghosh (Peter), 26, 234 Gide (Charles), 73, 91, 94 Gilson (Étienne), 136 Girard (René), 33 Giry (Arthur), 85, 86, 103

Index nominum Gothein (Eberhard), 21, 41, 244 Goyau (Georges), 49, 54, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 130 Grégoire le Grand, 96 Grondeux (Jérôme), 59 Grosclaude (Jacques), 25 Grossein (Jean-Pierre), 14, 15, 16, 25, 37, 177, 196, 241 Grotius (Hugo de Groot), 63 Guizot (François), 43, 61 Gurvitch (Georges), 155, 165, 166, 167, 179, 184, 194, 220, 221, 222, 243 Halbwachs (Maurice), 15, 19, 46, 50, 57, 64, 89, 97, 105, 111, 112, 116, 117, 122, 123, 127, 130, 135, 136, 151, 152, 153, 154, 156, 158, 160, 162, 163, 166, 170, 174, 175, 177, 205, 216, 219, 220, 224, 232, 233, 242 Halévy (Élie), 62, 165 Halkin (Léon-Ernest), 147 Harsin (Paul), 147 Hauser (Henri), 31, 46, 50, 52, 53, 55, 59, 68, 70, 72, 73, 76, 77, 78, 80, 81, 83, 87, 89, 90, 97, 102, 105, 108, 109, 110, 115, 116, 118, 123, 124, 125, 127, 128, 129, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 139, 142, 146, 150, 151, 157, 159, 160, 177, 194, 208, 212, 214, 218, 219, 223, 225, 233, 240, 242, 245 Heers (Jacques), 200, 241 Heidegger (Martin), 55, 64 Heller (Clemens), 215 Heller (Henry), 73, 192 Hennis (Wilhelm), 16 Heuss (Alfred), 19 Hill (Christopher), 127 Hintze (Otto), 17, 18, 106, 242 Hintze (Hedwige), 17, 106 Hippolyte (Jean), 145 Hirschhorn (Monique), 152, 153 Hobsbawm (Eric), 111 Hubert (Henri), 167 Hugo (Victor), 220 Imbart de La Tour (Pierre), 49, 53, 58, 130 Isambert (François-André), 128, 183 Jameson (John Franklin), 99

Jaspers (Karl), 35 Jaurès (Jean), 110 Jellinek (Georg), 239 Joas (Hans), 35, 37, 208 Joutard (Philippe), 45, 192 Jullian (Camille), 81 Kampschulte (Franz Wilhelm), 56, 57 Keynes (John Maynard), 203 Keyserling (Hermann von), 239 Knies (Karl), 31, 34, 36 Knight (Frank H.), 119 Kocka (Jürgen), 16, 232 Kreis (Georges), 197 Kropotkine (Pierre), 110 Kruse (Volker), 36 Kurth (Godefroid), 85 Labrousse (Ernest), 70, 75, 125, 191 Lamprecht (Karl), 40, 41, 78, 91, 94 Lapeyre (Henri), 202 Laroche (Françoise), 25 Lasbax (Émile), 155 Laufenburger (Henry), 140, 234 Laveleye (Émile de), 28, 130, 150 Lavergne (Bernard), 135 Lazarsfeld (Paul), 179 Le Bon (Gustave), 102, 106, 109, 110, 190 Le Bras (Gabriel), 10, 46, 50, 157, 158, 160, 183 Le Bras (Hervé), 158 Leclère (Léon), 94 Lefèbvre (Henri), 144 Lefèvre d’Étaples (Jacques), 51, 101 Lefort (Claude), 182 Lefranc (Abel), 85 Le Goff (Jacques), 15, 176, 191, 192, 193 Lejeune (Jean), 128, 147, 148, 149, 150, 206, 213, 234, 240, 242 Léonard (Émile-Guillaume), 45, 46, 47, 48, 49, 53, 119, 127, 191, 196, 204, 208, 209 Le Play (Frédéric), 157 Leroy (Maxime), 135 Leroy-Beaulieu (Paul), 68

277

L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Le Roy Ladurie (Emmanuel), 71, 144, 189, 200, 217 Lestocquoy (Jean), 94 Leuillot (Paul), 140 Levasseur (Émile), 68, 69, 72, 76, 80, 89, 108 Lévi (Sylvain), 136 Lévi-Strauss (Claude), 168, 187, 206, 217, 220 Lévy-Bruhl (Lucien), 158, 171, 192, 216 Lichtblau (Klaus), 37 Lloyd (Geoffrey), 231 Lot (Ferdinand), 102, 103, 104, 136 Löwy (Michael), 34, 184 Luther (Martin), 54, 58, 101, 134, 211, 213, 236 Lüthy (Herbert), 43, 114, 116, 142, 194, 196, 197, 199, 204, 205, 206, 207, 208, 210, 211, 212, 214, 215, 223, 226, 242, 245 Luzzatto (Gino), 202 Mahaim (Ernest), 32, 91 Maistre (Joseph de), 60 Maître (Jacques), 183 Mandrou (Robert), 15, 28, 53, 126, 131, 184, 185, 187, 188, 190, 191, 192, 193, 194, 208, 217, 222, 226, 228, 238, 243 Manent (Pierre), 180 Mannheim (Karl), 163 Mantoux (Paul), 70, 104, 113 Manuel (Eugène), 72, 75 Marcuse (Herbert), 181, 182 Marion (Marcel), 68, 70, 80, 125 Marrou (Henri-Irénée), 220, 221 Martin (Paul-Edmond), 197 Marx (Karl), 19, 28, 55, 76, 87, 113, 116, 121, 141, 142, 143, 144, 145, 156, 171, 193, 210, 216, 217, 222, 223, 226 Marx (William), 232 Masaryk (Thomas), 221 Maurer (Heinrich H.), 57 Mauro (Frédéric), 113, 210, 226 Mauss (Marcel), 57, 128, 156, 163, 164, 165, 166, 167, 168, 169, 187, 205, 216, 220, 243 Mehl (Roger), 10, 162 Meillet (Antoine), 136

278

Merleau-Ponty (Maurice), 123, 179, 180, 182, 183 Michelet (Jules), 43, 129, 216, 217, 218, 219, 231 Mises (Ludwig von), 82 Mollat du Jourdin (Michel), 11 Momigliano (Arnaldo), 38, 216 Mommsen (Wolfgang), 16, 106 Monod (Gabriel), 59, 60, 61, 72, 74, 86, 110, 127, 218 Morazé (Charles), 176 Moscovici (Serge), 110, 244 Moulin (Michèle), 237 Mucchielli (Laurent), 156 Nabholz (Hans), 197 Nicholas (David), 98, 99 Nietzsche (Friedrich), 34, 64, 145, 183 O’Brien (Georges), 116, 120 O’Brien (Patrick Karl), 193 Offenbacher (Martin), 59, 208, 237, 243, 244 Pannier (Jacques), 53 Pareto (Vilfredo), 12, 19 Parodi (Dominique), 165, 172 Parsons (Talcott), 28, 105, 120, 121, 122, 127, 131, 177, 181, 242 Paumen (Jean), 182 Perkins (William), 237 Perrot (Georges), 75 Perroux (François), 69 Pétain (Philippe), 65 Petty (William), 115 Peukert (Detlev J. K.), 232 Peyrefitte (Alain), 45, 117, 133 Pfister (Christian), 160 Pflimlin (Pierre), 234 Pirenne (Henri), 19, 31, 40, 46, 68, 70, 71, 77, 78, 83, 84, 85, 86, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 109, 110, 111, 112, 115, 118, 122, 123, 124, 128, 130, 135, 136, 137, 141, 142, 147, 149, 151, 159, 216, 219, 223, 235, 240, 242 Pollak (Michael), 23, 28, 29, 180, 222 Postan (Mounia), 111 Poulat (Émile), 157, 158, 183

Index nominum Poussou (Jean-Pierre), 107 Prevenier (Walter), 124 Prévost-Paradol (Paul), 130 Prou (Maurice), 85, 102 Proudhon (Pierre-Joseph), 191 Quinet (Edgar), 28, 49, 71, 130, 231 Rachfahl (Felix), 15, 40, 41, 84, 91 Raoul-Rochette (Désiré), 61 Raphaël (Freddy), 25, 183 Raynaud (Philippe), 25, 180, 183 Renan (Ernest), 64 Renard (Georges), 75, 81, 126 Renaudet (Augustin), 53 Reuss (Rodolphe), 51 Reynaud (Louis), 52 Ricardo (David), 62 Rickert (Heinrich), 35, 170, 220, 221 Ricœur (Paul), 180 Rist (Charles), 142, 168 Robert (Daniel), 50, 52 Robertson (Hector Menteith), 127, 139, 163 Rossi (Pellegrino), 68 Rossi (Pietro), 16 Rougier (Louis), 63 Roux (René), 182 Rubel (Maximilien), 25 Sachins (Claude), 134 Sagnac (Philippe), 44, 70, 81 Saint-Simon (Claude Henri de Rouvroy, comte de), 60 Sangnier (Marc), 138 Sapori (Armando), 200 Sartre (Jean-Paul), 182, 215 Sauvy (Alfred), 197 Say (Jean-Baptiste), 62, 68 Sayous (André-Émile), 124, 150, 205, 234 Scelle (Georges), 142 Scheler (Max), 166 Schick (Léon), 200 Schluchter (Wolfgang), 121 Schmitt (Carl), 55, 145, 146 Schmoller (Gustav von), 82, 86 Schnapper (Bernard), 200 Schneller (Ludwig), 60

Schulze-Gaevernitz (Gerhart von), 82 Schumpeter (Joseph Alois), 62, 70, 81, 82 Sée (Henri), 17, 46, 47, 68, 74, 89, 98, 100, 103, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 122, 124, 130, 134, 151, 177, 242 Séguy (Jean), 128, 144, 183, 233, 234 Seignobos (Charles), 70 Servet (Michel), 51 Shotwell (James), 119 Siebeck (Paul), 23 Siegfried (André), 44, 69 Silber (Ilana), 163 Simiand (François), 70, 75, 81, 89, 90, 102, 126, 135, 147, 154, 156, 158, 169, 177, 216 Simmel (Georg), 163, 170 Sismondi (Jean Charles Léonard Simonde de), 62 Smith (Adam), 34, 61 Sombart (Nikolaus), 181 Sombart (Werner), 12, 55, 65, 70, 72, 81, 82, 91, 92, 93, 95, 96, 97, 98, 100, 103, 112, 113, 117, 119, 120, 131, 133, 135, 140, 147, 158, 163, 181, 185, 188, 200, 201, 216, 222, 223, 226, 228, 232, 235, 236, 239, 244, 245 Souchay (Émilie), 31 Spengler (Oswald), 64 Staël (Germaine de), 28, 62 Stammer (Otto), 181 Stauffer (Richard), 52 Steele (Richard), 237 Steiner (Philippe), 223 Strieder (Jakob), 131 Strohl (Henri), 53 Strowski (Fortunat), 58 Tarde (Gabriel), 157 Tawney (Richard), 19, 42, 61, 105, 111, 113, 114, 115, 118, 121, 123, 127, 131, 147, 150, 202, 212, 214, 222, 223, 242 Thévenin (Marcel), 85, 86 Thomas d’Aquin, 191 Trevor-Roper (Hugh), 43, 127, 131

279

L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Troeltsch (Ernst), 12, 40, 50, 56, 70, 81, 91, 95, 96, 115, 116, 131, 134, 141, 157, 158, 162, 172, 198, 236 Valéry (Paul), 220 Van der Wee (Herman), 124 Van Gunsteren (W.F.), 138 Van Werveke (Hans), 124 Veblen (Thorstein), 19 Verhulst (Adriaan), 124 Vermeil (Edmond), 50, 162, 170, 172, 198, 199, 236, 241 Vernant (Jean-Pierre), 20 Veyne (Paul), 20, 164, 176 Vidal de La Blache (Paul), 72, 132 Vidal-Naquet (Pierre), 19 Viénot (John), 52 Vilar (Pierre), 125 Villers (Charles de), 28, 130, 208 Vincent (Jean-Marie), 16, 128, 144, 145, 184 Vitoux (Marie-Claire), 234 Vovelle (Michel), 192 Wallon (Henri), 192 Waquet (Françoise), 83 Waxweiler (Émile), 94 Weber (Marianne), 120, 121, 145 Wehler (Hans-Ulrich), 16 Weinreich (Marcel), 177 Weiss (Charles), 44 Weiss (Johannes), 37 Weiss (Nathanaël), 52, 53 Wemyss (Alice), 42, 43 Werner (Éric), 33 Willaime (Jean-Paul), 25, 48, 236 Wilson (Thomas), 131 Winckelmann (Johannes), 121 Worms (René), 102 Yardeni (Myriam), 44, 209 Zuber (Valentine), 51

280

TABLE DES MATIÈRES

Inassimilable

9

L’obstacle disciplinaire : les espoirs d’Otto Hintze

14

Le Weber économiste

21

L’obstacle national : la lecture opportuniste

22

L’écran de controverses

25

L’obstacle politique : l’infréquentable

28

Réticences d’une communauté (1905-1925)

31

Jalons sur Weber

31

Refus des historiens de la Réforme : protéger Calvin et la République L’ombre de Léonard Un Calvin germanisé ? La charge de Doumergue Goyau et Rougier, à chacun son Weber

41 44 49 57

Autopsie d’un acte manqué : Hauser au Collège de France (1912) Une occasion Hauser, être résolument moderne Une chaire antimarxiste

67 67 70 75

L’ombre de Pirenne. Weber ? « Ce sont des rêveries à la Balzac » Une histoire économique attentive au facteur religieux Mépris de Weber, déception de Sombart Écarter Weber, la sociologie et l’Allemagne

81 84 90 95 281

L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français Le moment propice. Une mode et ses freins (1925-1936)

105

Henri Sée : « un contre-pied à Marx » Revenu de Marx, passeur de Weber Le prisme de Tawney : une teinte anglaise La pluricausalité : un « tonique » Le caractère minoritaire Contre le sens historique : l’imprévisible

106 106 111 115 118 120

Cinq facteurs susceptibles de favoriser la lecture de L’Éthique (1927-1936)

122

Le temps de la vérification empirique Hauser 1927 : une tentative sans lendemain Coornaert, insensible aux modes Pour Febvre, « c’est Marx » Trois obstacles intellectuels : Marx, Durkheim puis Sombart L’empirisme de Lejeune

128 128 135 140 142 146

Un creux des historiens : la position des sociologues Halbwachs et les agrégés de philosophie Le « non » de Marcel Mauss Ne pas lire Aron : une fontaine de malentendus

151 152 163 169

Du sursaut au coup de grâce (1952-1979)

179

Traduire Weber

180

L’appel de 1966

184

La fenêtre perdue des « mentalités »

187

Un vent de Suisse

194

Mythologies protestantes

196

La VI section, une histoire économique peu wébérienne

199

Lüthy, marginal

204

Une lecture historienne en quatre dimensions

207

Le Weber fantomatique des Annales

215

L’écran Gurvitch

220

Braudel : le coup de grâce de 1979

222

e

282

Table des matières Le Ça va de soi. Weber comme représentation

231

Pour une archéologie de la thèse

237

Ego-histoires détournées

240

Curieux Weber

241

Sources et bibliographie

247

Sources Sources d’archives (France) Sources d’archives (Belgique) Sources radiophoniques Mémoires et entretiens Sources imprimées Sources éditées

247 247 249 249 250 250 260

Travaux

261

Index nominum

275

283

BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES, SCIENCES RELIGIEUSES

vol. 170 H. Seng Un livre sacré de l’Antiquité tardive : les Oracles chaldaïques 149 p., 156 x 234, 2016, ISBN: 978-2-503-56518-7 vol. 171 Cl. Zamagni L’extrait des Questions et réponses d’Eusèbe de Césarée : un commentaire 358 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-55830-1 vol. 172 C. Ando Religion et gouvernement dans l’Empire romain 320 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-56753-2 vol. 173 Ph. Bobichon Controverse judéo-chrétienne en Ashkenaz (xiiie siècle) Florilèges polémiques : hébreu, latin, ancien français (Paris, BnF Hébreu 712, fol. 56v-57v et 66v-68v) 305 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-56747-1 vol. 174 (Série “Histoire et prosopographie” no 12) V. Zuber, P. Cabanel, R. Liogier (éd.) Croire, s’engager, chercher. Autour de Jean Baubérot, du protestantisme à la laïcité 475 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-56749-5 vol. 175 N. Belayche, C. Bonnet, M. Albert Llorca, A. Avdeef, F. Massa, I. Slobodzianek (éd.) Puissances divines à l’épreuve du comparatisme : constructions, variations et réseaux relationnels 500 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-56944-4 vol. 176 (Série “Histoire et prosopographie” no 13) L. Soares Santoprete, A. Van den Kerchove (éd.) Gnose et manichéisme. Entre les oasis d’Égypte et la Route de la Soie. Hommage à Jean-Daniel Dubois 970 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-56763-1

vol. 177 M. A. Amir Moezzi (éd.), L’ésotérisme shi’ite : ses racines et ses prolongements / Shi‛i Esotericism: Its Roots and Developments vi + 870 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-56874-4 vol. 178 G. Toloni Jéroboam et la division du royaume Étude historico-philologique de 1 Rois 11, 26 - 12, 33 222 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-57365-6 vol. 179 S. Marjanović-Dušanić L’écriture et la sainteté dans la Serbie médiévale. Étude hagiographique 298 p., 156 x 234, 2017, ISBN 978-2-503-56978-9 vol. 180 G. Nahon Épigraphie et sotériologie. L’épitaphier des « Portugais » de Bordeaux (1728-1768) 430 p., 156 x 234, 2018, ISBN 978-2-503-51195-5 vol. 181 G. Dahan, A. Noblesse-Rocher (éd.) La Bible de 1500 à 1535 366 p., 156 x 234, 2018, ISBN 978-2-503-57998-6 vol. 182 T. Visi, T. Bibring, D. Soukup (éd.) Berechiah ben Natronai ha-Naqdan’s Works and their Reception L’œuvre de Berechiah ben Natronai ha-Naqdan et sa réception 254 p., 156 x 234, 2019, ISBN 978-2-503-58365-5 vol. 183 J.-D. Dubois (éd.) Cinq parcours de recherche en sciences religieuses 132 p., 156 x 234, 2019, ISBN 978-2-503-58445-4 vol. 184 C. Bernat, F. Gabriel (éd.) Émotions de Dieu. Attributions et appropriations chrétiennes (xvie-xviiie siècles) 416 p., 156 x 234, 2019, ISBN 978-2-503-58367-9 vol. 185 Ph. Hoffmann, A. Timotin (éd.) Théories et pratiques de la prière à la fin de l’Antiquité 398 p., 156 x 234, 2020, ISBN 978-2-503-58903-9 vol. 186 G. Dahan, A. Noblesse-Rocher (éd.) La Vulgate au xvie siècle. Les travaux sur la traduction latine de la Bible 282 p., 156 x 234, 2020, ISBN 978-2-503-59279-4

vol. 187 N. Belayche, F. Massa, Ph. Hoffmann (éd.) Les « mystères » au iie siècle de notre ère : un « tournant » ? 350 p., 156 x 234, 2021, ISBN 978-2-503-59459-0 vol. 188 (Série “Histoire et prosopographie” no 14) M. A. Amir Moezzi (éd.) Raison et quête de la sagesse. Hommage à Christian Jambet 568 p., 156 x 234, 2021, ISBN 978-2-503-59353-1 vol. 189 P. Roszak, J. Vijgen (éd.) Reading the Church Fathers with St. Thomas Aquinas Historical and Systematical Perspectives 520 p., 156 x 234, 2021, ISBN 978-2-503-59320-3 vol. 190 M. Bar-Asher, A. Kofsky The ‘Alawī Religion: An Anthology 221 p., 156 x 234, 2021, ISBN 978-2-503-59781-2 À paraître vol. 192 V. Goossaert, M. Tsuchiya (éd.) Lieux saints et pèlerinages : la tradition taoïste vivante. Holy Sites and Pilgrimages: The Daoist Living Tradition 488 p., 156 x 234, 2022, ISBN 978-2-503-59916-8 vol. 193 (Série “Histoire et prosopographie” no 15) S. Azarnouche (éd.) À la recherche de la continuité iranienne. De la tradition zoroastrienne à la mystique islamique. Recueil de textes autour de l’œuvre de Marijan Molé (1924-1963) env. 400 p., 156 x 234, 2022, ISBN 978-2-503-60022-2 vol. 194 (Série “Histoire et prosopographie” no 16) Sylvio Hermann De Franceschi, Daniel-Odon Hurel, Brigitte Tambrun (éd.) Problèmes et méthodes d’histoire des monothéismes. Cinquante ans de recherches françaises (1970-2020) env. 1 000 p., 156 x 234, 2022

Réalisation : Morgan Guiraud École pratique des hautes études