Les peuples et les civilisations du Proche Orient: Tome 5 Le proche Orient ottoman (1517–1918) et postottoman (1918–1930) [Reprint 2021 ed.] 9783112414866, 9783112414859


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French Pages 300 [299] Year 1968

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Les peuples et les civilisations du Proche Orient: Tome 5 Le proche Orient ottoman (1517–1918) et postottoman (1918–1930) [Reprint 2021 ed.]
 9783112414866, 9783112414859

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LES P E U P L E S ET LES C I V I L I S A T I O N S DU P R O C H E

TOME

ORIENT

V

JAWAD BOULOS

LES PEUPLES ET LES CIVILISATIONS DU PROCHE ORIENT ESSAI D ' U N E H I S T O I R E C O M P A R É E , DES O R I G I N E S À NOS J O U R S

TOME

V:

LE PROCHE ORIENT OTTOMAN (1517-1918) ET POSTOTTOMAN (1918-1930)

MOUTON LA H A Y E • P A R I S

Publié en collaboration avec l'École Pratique des Hautes Études, Sixième Section: Sciences Économiques et Sociales

Sorbonne

@ Copyright 1968 in The Netherlands Mouton & Co. N.V., Publishers, The Hague. No part of this book may be translated, or reproduced in any form by print, photoprint, microfilm, or any other means, without written permission from the publishers. Printed in The Netherlands by Batteljee & Terpstra, Leiden

Table des Matières

QUATORZIÈME PÉRIODE: 1517-1918 VAGUE ANATOLIENNE: LES TURCS OTTOMANS. DESTRUCTION DE L'EMPIRE BYZANTIN. LES SULTANS OTTOMANS MAÎTRES DU PROCHE-ORIENT. L'EMPIRE OSMANLI OU OTTOMAN A. L'EMPIRE OSMANLI OU OTTOMAN. LES CAUSES DE SA GRANDEUR ET DE SA DÉCADENCE I. L'EMPIRE OTTOMAN. SES FONDEMENTS ET SES ROUAGES ESSENTIELS

21

Le nom d'Ottoman

21

1. Structure politique de l'Empire ottoman

21

a. Les Ottomans, restaurateurs de l'Empire byzantin, 21. — b. Les Ottomans et l'idée de l'Empire, 22. — c. L'Empire ottoman, formation politique particulière, 22.

2. L'Etat ottoman et ses fondements essentiels

23

a. Le sultan, principe et incarnation de l'Etat, 23. — b. L'année, fondement essentiel de l'Etat ottoman, 24. — c. La religion musulmane, soutien de l'Etat ottoman, 25.

3. Le gouvernement ottoman et son rôle 4. Les autorités centrales et provinciales

26

jn»

27

a. Les titres du souverain: sultan et padishah, 27. — b. Les pouvoirs du sultan, 28. — c. La cour du sultan, 28. — d. La succession au trône, 28. — e. Le harem impérial, 28. — f. Le grand-vizir ou Sadr-âzam, 29. — g. Le Mufti de la capitale ou Sheikh ul Islâm, 29. — h. Le Bâb Ali ou Haute Porte, 29. — i. Le Divan ou grand conseil, 29. — j. Les gouverneurs de province: beyler beyi, pasha, bey, 29. — k. Autorité absolue des pashas dans les provinces, 30. — 1. Régime des terres, 30. — m. Les Hâkem ou juges: molla, cadi, 30. — n. Les patriarches chrétiens, chefs de leurs communautés, 31. — o. Conclusion, 31.

5. Rôle et destinée historiques de l'Empire ottoman II.

LES CAUSES DE LA GRANDEUR ET DE LA DÉCADENCE OTTOMANES .

1. Causes de la grandeur ottomane a. L'Empire ottoman et les populations indigènes, 34. — b. L'Empire ottoman et les États européens, 36.

32 34

34

6

TABLE DES MATIÈRES

2. Causes de la décadence ottomane

37

a. Renaissance de l'Europe et recul du monde ottoman, 38. — b. Prépondérance maritime et militaire de l'Europe, 38. 3. Causes réelles de la prépondérance européenne

39

a. Le Renaissance, 40. — b. La Réforme, 40. — c. L'esprit de liberté, 41. — d. Conclusion, 41. B. FONDATION ET CONSOLIDATION DE L'EMPIRE OTTOMAN. CONQUÊTE DE L'ASIE MINEURE ET DES BALKANS (1288-1512) I.

CONSTRUCTION ET ORGANISATION DE L'EMPIRE

45

1. Les Ottomans en Asie mineure. Suleyman et Ertogrul (1224-1288)

45

2. Osmân I, fondateur de la dynastie et de l'Empire ottomans (1288-1326)

46

a. Morcellement de l'Empire seljûkide. Emancipation et ascension d'Osman, 46. 3. Orkhân I, conquérant et organisateur (1326—1360) . . . .

47

a. Avènement d'Orkhân I. Brousse, première capitale, 47. — b. Prise de Nicée (1329), 48. - c. Occupation de la péninsule de Gallipoli (1357), 48. — d. Orkhân attiré vers les régions seljûkides d'Anatolie, 48. — e. Organisation de l'Empire d'Orkhân, 49. — Réformes militaires d'Orkhân, 49. — g. Les Janissaires ou Yeni-Tchéri (nouvelle milice), 50. 4. Murad I, dit Ghâzi ou Conquérant ( 1 3 6 0 - 1 3 8 9 ) , maître des péninsules balkanique et anatolienne

51

a. Victoires et expansion à l'Ouest (1361—1382), 51. — b. Murad, maître de l'Asie Mineure, 51. — c. Bataille de Kossovo (1389). Occupation de la Macédoine, de la Bulgarie et de la Serbie, 52. — d. Le grand Empire de Murad, 52. — e. Politique intérieure et de colonisation, 52. — f. L'armée des spahis, 53. — g. Politique ottomane dans les Balkans, 53. 5. Bayazîd I, dit Yildirim ou la Foudre ( 1 3 8 9 - 1 4 0 2 ) . Extension et ruine temporaire de l'Empire ottoman

54

a. Extension et consolidation de l'Empire, 54. — b. Ruine temporaire de l'Empire ottoman (1402-1413), 56. H.

RECONSCRUCTION ET EXTENSION DE L'EMPIRE OTTOMAN .

.

.

1. Mehmed I et Murad II (ensemble: 1413—1450). Recontraction de l'Empire

58

58

a. Reconquête de l'Asie Mineure par Mehmed I, 58. — b. Avènement de Murad n , 58. — c. Reprise des grandes conquêtes en Europe (1442-1448), 59. 2. Mehmed II, dit Fâteh ou Conquérant ( 1 4 5 0 - 1 4 8 1 ) , et la prise de Constantinople

59

7

TABLE DES MATIÈRES

a. Avènement de Mehmed H, 59. — b. Constantinople à la veille de sa chute, 60. — c. Siège de Constantinople (1453), 60. — d. Prise de Constantinople (1453), 60. — e. Contrecoups de la prise de Constantinople, 61. — f. Mehmed II, maître de l'Europe orientale et de l'Asie Mineure, 61. — g. La personnalité de Mehmed II, 62.

3. Bayazîd II (1481-1512), dit Véli (Saint), et son frère révolté Djem

63

4. La carte politique du monde proche-oriental au début du XVIe siècle

63

a. L'Empire perse des Safavides, 63. — b. L'Empire des Ottomans, vers 1512, 64.

5. Naissance de la Russie comme entité politique indépendante .

64

C. AVÈNEMENT DU GRAND EMPIRE OTTOMAN: CONQUÊTE DE L'ORIENT ARABE ET DE LA HONGRIE. PÉRIODE D'APOGÉE ET SIGNES DE DÉCADENCE (1512-1617) I.

APOGÉE DE LA PUISSANCE OTTOMANE. CONQÊTE DE

L'ORIENT

ARABE ET DE LA HONGRIE

1. Sélim I (1512-1520), dit Yavuz (le Cruel), maître de l'Orient arabe et calife du Prophète

69

69

a. Sélim I (1512—1520), 69. — b. Invasion de la Perse. Annexion de la Haute Mésopotamie (1514), 69. — c. Défaite des Mamluks à Marj Dabek. Conquête de la Syrie et de l'Egypte (1516-1517), 70. - d. Liquidation de l'Empire égyptien mamluk, 70. — e. Sélim I, calife du Prophète arabe (1517), 70. — f. Souveraineté universelle de la dynastie ottomane, 71. — g. Ottomans et Persans, germes de conflits, 71.

2. Suleyman I, le Législateur (1550—1566). Conquête de Rhodes et de la Hongrie. Apogée de la puissance ottomane . . . .

a. Siège et prise de Rhodes (1522), 72. — b. Conquête de la Hongrie (1522—1526). Jean Zapoyla, roi vassal du sultan, 73. — c. Siège de Vienne (1529), 73. - d. Guerre avec le Perse (1534), 73. - e. Entente franco-ottomane (1535), 74. — f. Octroi des Capitulations (1535), 74. g. Annexion de la Hongrie (1541), 75. — h. Guerres continues contre les Allemands d'Autriche (1541—1568), 75. — i. Gouvernement intérieur de Suleyman, 75. — j. Apogée de l'Empire ottoman sous Suleyman, 75.

IL

72

ARRÊT DE LA PUISSANCE OTTOMANE. ANARCHIE ET QUERELLES DANS L'ORIENT ARABE

77

1. Germes de décadence

77

2. L'Empire ottoman, l'Autriche, Venise et la Perse

78

a. Paix avec l'Autriche, 78. — b. Guerre avec Venise. Conquête de Chypre (1570), 78. - c. Désastre maritime à Lépante (1571), 78. - d. Prise de Tunis (1574) et guerre contre la Perse (1590), 79. — e. Guerre contre l'Autriche (1595-1600), 79. - f. Guerre contre la Perse (1605 -1605), 79.

8

TABLE DES MATIÈRES

3. Déclin de la puissance ottomane a. Paix avec l'Autriche (1606), 80. — b. Symptômes d'impuissance, 80. — c. Commencement de la décadence ottomane, 80.

80

4. Anarchie et querelles dans l'Orient arabe 82 a. L'Egypte ottomane, 82. — b. L'Irak ottoman, 83. — c. La Syrie ottomane, 84. M.

NAISSANCE DU LIBAN MODERNE. L A PRINCIPAUTÉ LIBANAISE DES MÂN, VASSALE DE LA PORTE

1. Elaboration du Liban moderne. Constitution ethnico-religieuse a. Les diverses communautés libanaises jusqu'au Xlle siècle, 86. — b. Aux XlIIe et XlVe siècles, 87. — c. Essor du Liban-Nord maronite (XVe siècle), 88. — d. Décadence en Syrie et prospérité au Liban (XVIe siècle), 90.

86

86

2. L'émir Fakhreddine II Mân ( 1 5 8 5 - 1 6 3 5 ) , fondateur du Liban moderne 91 a. Le Liban avant l'avènement de Fakhreddine II (1516—1585), 91. — b. Ascension de la famille des Mân (1516—1585), 92. — c. Avènement de Fakhreddine II, 92. — d. Unification politique des régions libanaises, 93. — e. Expansion vers la Palestine, 93. — f. Création d'une armée libanaise permanente, 94. — g. Conflit avec la Porte. Exil de Fakhreddine (1613), 94. — h. Retour de Fakhreddine (1618), 95. - i. Politique intérieure de Fakhreddine. Libéralisme et prospérité économique, 95. — j. Retour à la politique d'expansion. Apogée de la puissance de Fakhreddine, 95. — k. Politique commerciale. Coopération avec les Européens, 96. - 1. Chute de Fakhreddine (1635), 96. — m. L'œuvre de Fakhreddine et son rôle historique, 97. 3. La Montagne libanaise, de la mort de Fakhreddine II à l'avènement des émirs Chéhâb ( 1 6 3 5 - 1 6 9 7 )

98

D. COMMENCEMENT DU REFLUX OTTOMAN. PRÉPONDÉRANCE DES ETATS EUROPÉENS ET MOUVEMENTS RÉGIONALISTES DANS L'ORIENT ARABE (1617-1808) I.

RECUL OTTOMAN ET PRÉPONDÉRANCE EUROPÉENNE

103

1. Anarchie dans l'Empire ottoman 103 a. Les sultans à la merci des Janissaires, 103. — b. Le règne de Murad IV (1623-1640), 103. - c. Ibrahim I et son successeur Mehmed IV, 103. - d. Dictature de Mehmed Keuprulu (1656-1661), 104. — e. Grande défaite ottomane à Saint-Gothard (1664), 104. — f. Reddition de la Crète aux Ottomans (1669), 105. — g. Entrée de la Russie sur la scène procheorientale. Première guerre russo-turque en Ukraine (1677—1678), 105. — h. Le Tsar de Russie, protecteur de l'Eglise orthodoxe de Jérusalem (1681), 106. — i. Siège de Vienne. Défaite et retraite des Ottomans (1683), 106. 2. Commencement du reflux ottoman 107 a. Libération de la Hongrie (1686), 107. — b. Libération de la Serbie (1688-1691), 107. - c. Défaite ottomane à Zenta (1696), 107. - d. Les Russes occupent Azov sur la mer Noire (1696). Naissance du problème

TABLE DES MATIÈRES

9

des Détroits, 108. — e. La Paix de Carlowitz, ou l'avènement de la prépondérance européenne en Orient (1699), 108. — f. Entente turcosuédoise contre la Russie (1708), 108. — g. La paix russo-ottomane du Pruth (1711), 109. - h. Défaite ottomane à Pétrovaradin (1716). La paix de Passarowitz (1718), 109. — i. Effacement de Venise comme puissance orientale, 109. - f. Ottomans et Russes en Perse (1725-1732), 110. — k. Les Russes envahissent la Crimée (1735), 110. — 1. Victoire ottomane sur les Impériaux (1738). Le traité de Belgrade (1739), 110.

3. Ascension de la puissance russe et déclin de l'Empire ottoman 111 a. Les Russes dans les Balkans et l'Egée (1769-1772), 111. - b. Le traité de Kutchuk-Kaïnardji (1774), 112. — c. Réaction européenne. Principe de l'intégrité territoriale de l'Empire ottoman, 112. — d. Coalition austro-russe contre le sultan (1787—1788), 113. — e. Paix austroottomane de Svichtov (1791). Fin de la rivalité austro-ottomane, 113. — f. Paix russo-ottomane de Jassy (1792), 114. — g. Essais de réforme militaire (1793), 114. — h. Occupation française de l'Egypte et réaction ottomane (1798-1801), 115. - i. Evacuation de l'Egypte (1801). Paix franco-ottomane (1802), 115. - j. Conflit russo-ottoman (1806-1807), 115. — k. Echec d'une tentative anglaise d'occupation de l'Egypte (1807), 115. — 1. Révolte des Janissaires (1808), 115 — m. Dépositions de sultans (1808), 116.

IL

MOUVEMENTS RÉGIONALISTES DANS L'ORIENT ARABE ( 1 7 0 0 — 1 8 1 0 )

117

1. L'Egypte ottomane, jusqu'à l'avènement de Mohammed Ali comme pasha du Caire (1700-1805) 117 a. L'Egypte ottomane de 1517 à 1700, 117. — b. Période de troubles et d'anarchie (1707-1757), 117. — c. Le Mamluk Ali Bey, maître de l'Egypte et pratiquement indépendant (1757—1772), 118. — d. Anarchie, guerres civiles et décadence économique (1773—1798), 118. — e. L'occupation française et le réveil de l'Egypte (1799—1801), 118. — f. Mohammed Ali, pasha du Caire (1805), 119. — g. Massacre des Mamluks (1811), 119.

2. Le Liban sous les premiers Chéhâb (1698-1788) . . . .

120

a. L'émir Bachir I (1698-1706), 120. - b. L'émir Haidar Chéhâb (1706-1732), 120. - c. Réorganisation féodale de la Montagne, 120. d. Politique des émirs Chéhâb, 121. — e. L'émir Molhem et les sheikhs féodaux, 121.*— f. Recouvrement de la Békâ et de Beyrouth, 122. — g. Supériorité numérique des chrétiens, 122. — h. Dissensions politiques dans la Montagne, 122. — i. Unification de la Montagne (1770), 122.

3. La Palestine et le Liban, au temps des gouverneurs d'Acre. Dâher al Omar, Jazzâr et Bachir II (1750-1804) . . . . 123 a. Dâher al Omar (1750—1775), gouverneur semi-indépendant, 123. — b. Annexion et fortification d'Acre, 124. — c. Alliance de Dâher et d'Ali Bey d'Egypte contre la Porte, 124. — d. Chute d'Ali Bey et défection de l'Egpte, 124. — e. Dâher occupe Saida. Alliance avec les Russes et victoires sur les Ottomans, 125. — f. Jazzâr occupe Beyrouth (1772), 125. - g. Jazzâr expulsé de Beyrouth (1773), 125. — h. Jazzâr, pasha de Saïda (1773), 126. - Dâher attaqué par Abou Dahab d'Egypte (1775), 126. - j. Assassinat de Dâher (1775), 126. - k. Jazzâr, pasha d'Acre (1775), 126. - 1. Jazzâr, arbitre de la Syrie (1780), 126. - m.

10

TABLE DES MATIÈRES

Avènement de Bachir II, émir du Liban (1788-1840), 127. - n. Décadence économique et culturelle de la Syrie et de l'Egypte, 127. — o. Jazzâr vainqueur de Bonaparte à Acre (1799), 128. — p. Jazzâr contre Bachir II, 129.

4. Le Liban et Bachir II, après la disparition de Jazzâr (1804-1830) 130 a. Importance grandissante de Bachir H, 130. — b. Les Wahhabites révoltés maîtres de l'Arabie et des villes saintes (1803—1807), 130. — c. Bachir II, arbitre de la situation en Syrie (1810), 131. — d. Gouvernement intérieur de Bachir II, 131. — e. Bachir II se réfugié en Egypte (1821-1822), 132. - f. Retour de Bachir H. Essor de Beyrouth, 132. g. Entente de Bachir II et du Pasha d'Acre, 132. E. IMPUISSANCE ET PREMIERS DÉMEMBREMENTS DE L'EMPIRE OTTOMAN. LES TANZIMÂT OU RÉFORMES (1808-1860) I.

AUTONOMIE DE LA SERBIE.

INDÉPENDANCE DE LA GRÈCE

ET

DE L'EGYPTE. L E S RÉFORMES DD SULTAN MAHMUD I I

1. Autonomie de la Serbie et indépendance de la Grèce .

137

.

.

. 137

a. Le sultan Mahmud n (1808—1839), 137. — b. Insurrection brisée en Serbie (1803-1813), 137. - c. Insurrection de la Grèce (1821-1829), 138. — d. Les troupes égyptiennes de Mohammed Ali occupent la Grèce (1822-1826), 138. - e. Destruction des flottes égyptienne et ottomane à Navarin (1827), 138. — f. Intervention européenne (1828), 139. — g. Le traité d'Andrinople (1829), 139. — h. Autonomie de la Serbie (1829), 139. - i. Indépendance de la Grèce (1829), 139.

2. Indépendance pratique de l'Egypte. L'empire égyptien de Mohammed Ali ( 1 8 0 5 - 1 8 3 0 ) (Egypte-Hidjâz, Soudan) . .

.140

3. Les Tanzimât ou réformes du sultan Mohammed II .

.144

a. Mohammed Ali (1805—1849), 140. — b. Conquêtes des villes saintes d'Arabie (1812), 140. - c. Les Wahhabites écrasés dans le Najd (1815 -1819), 141. - d. Réforme militaire (1820), 142. - e. Conquête du Soudan (1820-1821), 142. - f. Expédition militaire en Grèce (18231827), 142. — g. Gouvernement intérieur de Mohammed Ali, 143. — h. Etat propriétaire, commerçant et patron, 143.

.

.

a. Réorganisation de l'armée ottomane (1826), 144. — b. Révolte et massacre des Janissaires (1826), 145. — c. Réformes diverses, 145. — d. Portée historique des réformes de Mahmud H, 146.

II.

L'EMPIRE ÉGYPTO-SYRIEN DE MOHAMMED A L I ( 1 8 3 1 — 1 8 4 0 )

.

147

1. Conquête de la Syrie ( 1 8 3 1 - 1 8 3 2 )

147

a. Les convoitises de Mohammed Ali sur la Syrie, 147. — b. Les Égyptiens assiègent Acre (1831), 147. — c. Concours de Bachir H, émir du Liban, 147. - d. Prise d'Acre (1832), 148. - e. Conquête de la Syrie (1832), 148. - f. Ibrahim, maître de l'Asie Mineure (1832), 148. - g. Traité de Kutahya (1833), 148.

2. L'empire arabe ou égypto-syrien de Mohammed Ali.

.

.

.149

a. La Syrie, province égyptienne, 149. — b. L'administration égyptienne en Syrie, 149.

11

TABLE DES MATIÈRES

3. Réaction des populations indigènes a. Soulèvement en Syrie, 150. — b. Mécontentement au Liban, 150. 4.

150

Mohammed Ali et les puissances européennes 151 a. Ambitions de Mohammed Ali, 151. — b. Hostilité de l'Angleterre, 151. — c. Ibrahim vainqueur des Ottomans à Nisibîn (1839), 151. — d. Intervention des puissances européennes (1840), 152.

5. Evacuation de la Syrie. Mohammed Ali gouverneur héréditaire de l'Egypte (1841) 152 a. Révolte des Libanais, 152. — b. Les Egyptiens évacuent la Montagne et la côte libanaises (1840), 153. - c. Abdication de Bachir II (1840), 153. — d. Evacuation de la Syrie (1841), 153. — e. Mohammed Ali, gouverneur héréditaire de l'Egypte, vassal du sultan (1841), 153. — f. Les dernières années de Mohammed Ali (1842—1849), 154. III.

L E RÈGNE DU SULTAN ABDUL MÉGID ( 1 8 3 9 — 1 8 6 1 ) . L'ÈRE DES TANZIMÂT OU RÉFORMES

155

1. Economie générale des premières réformes d'Abdul Mégid . . 155 a. Le décret sultanien de Gulhané (1839), 155. — b. Inefficacité des Tanzimât, 156. — c. La convention de 1841 sur les Détroits, 156. 2. Anarchie et troubles au Liban

157

a. Germes des premières dissensions confessionelles, 157. — b. Chrétiens et Druzes en viennent aux mains, 158. — c. Démission de Bachir m (1841), 158. — d. Un pasha ottoman succède aux émirs Chéhâb (1842), 158. — e. Division du Liban en deux régions distinctes (1842), 159. — f. Massacres, anarchie et tension fiévreuse (1945), 159. 3.

Convoitises et réclamations russes 160 a. Condominium russo-ottoman sur les principautés roumaines (1849), 160. — b. Querelles entre les communautés religieuses de Palestine (1849), 160. — c. Intervention de la Russie à Constantinople, 160. — d. Rejet des demandes russes (1853), 161.

4.

Réaction franco-anglaise. Campagne de Crimée et Congrès de Paris (1856) 161 a. Expédition franco-anglaise en Crimée (1854—1855), 161. — b. Le Congrès de Paris (1856) et les conditions de la paix, 162.

5. Le rescrit sultanien de 1856, ounouvelles promesses de réformes 162 a. Le rescrit de 1856, 162. — b. Caractère illusoire des nouvelles réformes, 163. 6. Nouveaux troubles au Liban. Autonomie de la Montagne (1860-1861)

164

a. Le drame de 1860, 164. — b. Intervention militaire française (1860— 1861), 164. - c. Nouvelle constitution du Liban (1861-1864). Réduction territoriale et autonomie administrative, 165. — d. Le Liban autonome, 165. 7. Syrie et Palestine ottomanes après 1860 a. Réorganisation administrative, 166. — b. Décadence de la Syrie intérieure, 166. — c. Premières colonies juives en Palestine (1881), 166.

166

12

TABLE DES MATIÈRES

F. DÉSAGRÉGATION ET EFFONDREMENT DE L'EMPIRE OTTOMAN (1881-1918) I.

L E RÈGNE D'ABDUL AZIZ ( 1 8 6 1 - 1 8 7 6 )

1. Reculs en Europe

171

171

a. Avènement du sultan Abdul Aziz, 171. — b. Evacuation de Belgrade (1866), 171. — c. La Roumarie pratiquement indépendante (1866), 171. — d. Statut organique pour la Crète (1867), 172. — e. Soulèvement des Bulgares, 172. — f. Mission de Midhat Pasha en Bulgarie, 173. — g. Constitution d'une Eglise bulgare autonome (1870), 173.

2. Réformes intérieures

173

a. Réorganisation administrative de l'Empire (1864), 173. — b. Elaboration de nouveaux codes et réorganisation des tribunaux ottomans, 174. — c. Situation légale des communautés chrétiennes, 174. — d. Fondation d'établissements scolaires, 175. — e. Condition des étrangers, 175. — f. Portée négative des réformes d'Abdul Aziz, 175. — g. Détresse financière de l'Empire (1871—1875), 176. — h. Insurrections dans les Balkans (1875-1876), 176.

3. Le canal de Suez et l'occupation de l'Egypte par les Anglais (1854-1882)

176

a. Le percement du canal de Suez (1854—1869), 176. — b. Importance mondiale et caractère international du projet du canal de Suez, 177. — c. Le Khédive Ismail pratiquement indépendant (1863-1879), 177. — d. Ouverture officielle du canal de Suez, 178. — e. Progrès culturels et économiques, 178. — f. Réforme judiciaire (1875), 179. — g. Difficultés financières, 179. — Condominium anglo-français (1876), 180. — i. Déposition d'Ismaïl (1879), 180. — j. Rétablissement du contrôle francoanglais (1879), 180. — k. Violente réaction nationale. Le ministère d'Arabi Pacha (1882), 180. — 1. Les troupes britanniques occupent l'Egypte (1882), 181. II.

L E RÈGNE D'ABDUL HAMID I I ( 1 8 7 6 — 1 9 0 9 ) . AGONIE DE L'EMPIRE ET TUTELLE FINANCIÈRE DE L'EUROPE

1. Révolutions de palais et guerres extérieures. Traités de San Stéfano et de Berlin ( 1 8 7 8 )

182

182

a. Avènement d'Abdul Hamid II, 182. — b. Guerre avec la Serbie et le Monténégro (1876), 182. - c. Réformes de Midhat Pasha (1876), 182. - d. La Constitution de 1876, 182. - e. Paix avec la Serbie (1877), 183. — f. Les Russes aux portes de Constantinople. Le traité de San Stéfano (1878), 183. - g. Le Congrès de Berlin (1878), 183. - h. Abdul Hamid II et sa politique génédale, 184.

2. Tutelle financière de l'Europe

185

a. Banque Impériale Ottomane, Dette Publique et Régie des Tabacs, 185. - b. Développement des voies ferrées (1880-1894), 186.

3. Espionnage et massacres dans l'Empire

187

a. Antagonisme des Arméniens et des Kurdes, 187. — b. Massacres arméniens (1894, 1896 et 1905), 188.

4. Recul ottoman en Crète et en Macédoine

188

TABLE DES MATIÈRES

13

a. Autonomie de la Crète (1897), 188. — b. Troubles et révoltes en Macédoine (1893—1903), 189. — c. Contrôle international du territoire de Macédoine (1903), 189.

5. Chute d'Abdul Hamid II et avènement du Comité des «Jeunes-Turcs»

190

a. Naissance du «Comité Union et Progrès», 190. — b. Conjuration des «Jeunes-Turcs». Rétablissement de la Constitution de 1876 (1908), 190. - c. Coup d'Etat d'Abdul Hamid (1909), 190. - d. Destitution d'Abdul Hamid (1909), 191. NI.

DISSOLUTION ET EFFONDREMENT DE L'EMPIRE OTTOMAN

(1909-1918) 1. Le gouvernement des Jeunes-Turcs (1909—1914)

192 192

a. Avènement du nouveau régime, 192. — b. Politique intérieure du nouveau régime: le nationalisme turc, 192. — c. Désillusions et mécontentement général, 192. — d. Mesures vexatoires contre les non-Turcs, 193. — e. Maladresses en politique extérieure, 193. — f. Emancipation de la Bulgarie et perte de la Bosnie-Herzégovine (1908), 194. — g. La Tripolitaine, Rhodes et le Dodécanèse occupés par l'Italie (1911), 194. — h. Chute du cabinet jeune-turc. Troubles en Syrie et dans le Yémen (1912), 194. - i. Coalition des Etats balkaniques (1912), 194. - j. Les guerres balkaniques (1912), 194. — k. Victoire des Balkaniques (1912), 195. - 1. La Conférence de Londres (1912-1913), 195. - m. Conflit entre les alliés balkaniques (1913), 196. — n. Le traité de Bucarest (1913), 196. o. Politique touranienne des Jeunes-Turcs (1913), 196. — p. Amélioration des relations avec les puissances européennes (1913— 1914), 197. — q. Orientation ottomane vers la France et l'Angleterre (1913-1914), 197.

2. La guerre mondiale de 1914-1918

197

a. Alliance de l'Empire ottoman avec l'Allemagne (1914), 197. — b. l'Empire ottoman en guerre aux côtés de l'Allemagne (oct. 1914), 197. — c. Motifs de la décision ottomane, 198. — d. Théâtres d'opérations des armées ottomanes, 199. — e. Campagne des Dasdanelles (1915), 199. — f. La Syrie au début de la guerre de 1914—1918, 199. - g. Expédition contre le canal de Suez (1915—1916), 200. — h. Les Britanniques occupent Bagdâd (1917), 200. — i. Avance russe dans la région du Caucase (1915), 200. - j. Extermination des Arméniens (1917), 200. - k. Offensive britannique en Palestine. Occupation de la Syrie (1917—1918), 201. — 1. L'armistice de Moudros (1918), 201. — m. L'armée turque pendant la guerre de 1914—1918, 201. — n. Ruine et démembrement de l'Empire ottoman. Fin de la quatorzième et dernière période de cette histoire, 202. G. LA CIVILISATION OTTOMANE (XVIe-XEXe SIÈCLES) I. H.

CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES LA CIVILISATION OTTOMANE

205 208

1. LES INSTITUTIONS POLITIQUES 208 a. Le sultan, 208. — b. Le grand-vizir, 208. — c. La religion, 209. — d. Le régime de sujets non turcs, 209.

14

TABLE DES MATIÈRES

2. L'armée et la marine ottomanes a. L'armée de terre, 210. — b. La marine, 212.

210 n

3. Littérature

213

a. L'armée de terre, 210. — b. La marine, 212. 214. — d. Poésie, 215. — e. Prose, 215. — f. La littérature ottomane sous les derniers sultans, 216.

4. Art III.

217

L A CIVILISATION DE L'ORIENT ARABE SOUS LES OTTOMANS ( X V I E - X I X E SIÈCLES)

1. Période préottomane (Xle-XVIe siècles) 2. Période ottomane (XVIe-XIXe siècles) 3. La littérature égyptienne au XIXe siècle

219

219 219 220

H. LA CIVILISATION PERSANE (XVIe-XIXe SIÈCLES) I.

L A CIVILISATION PERSANE

1. Période safavide (XVIe et XVIIe siècles)

225

225

a. Le régime politique, 226. — b. Religion, 226. — c. Langue et écriture, 226. - d. Littérature, 227. - e. Architecture, 227. - f. Calligraphie, 227. — g. Peinture, 228.

2. Période postsafavide (XVIIIe et XIXe siècles)

228

a. Vie culturelle. Idées religieuses, 228. — b. Le Bâbisme ou religion du Bâb, 229. - c. Le Béhaïsme, 230. II.

PERMANENCES HISTORIQUES IRANIENNES

1. Les facteurs physiques

231

231

a. Configuration physique de l'Iran, 231. — b. Situation géographique, 232.

2. Période préislamique

232

3. Période postislamique

233

a. Suprématie arabe, turque, mongole, 233. — b. La dynastie iranienne des Safavides, 234. — c. L'Iran postsafavide, 234. — d. Conclusion, 235.

APPENDICE. ÉLABORATION ET AVÈNEMENT DES ETATS SUCCESSEURS DE L'EMPIRE OTTOMAN: ETATS ARABES ET RÉPUBLIQUE TURQUE I.

ARABISME ET PANARABISME MODERNES OU NATLONALISME ET UNITÉ ARABES

239

1. L'arabisme moderne ou nationalisme arabe et les phases de son évolution 239 2. Le nationalisme littéraire arabe 240

15

TABLE DES MATIÈRES

3. Début du nationalisme politique arabe 4. La langue arabe, concept du nationalisme politique arabe .

242 . 243

5. Le nationalisme politique arabe, réaction contre la politique ottomane de turquisation 244 6. Arabisme et panarabisme, de 1914 à 1920

246

7. Conclusion

248

II.

NAJD ET HIDJÂZ, OU SÉOUDITES ET HASHÉMITES, JUSQU'EN 1 9 1 8 .

249

1. L'émirat du Najd, de 1760 à 1905

249

2. Abdul Aziz Séoud, roi du Najd et imâm des Wahhabites (1905-1928)

252

3. Le Hidjâz, 1 9 0 8 - 1 9 1 6

255

4. Husayn, roi du Hidjâz indépendant (1916—1925). Rivalités et conflits avec le roi du Najd 258 5. Ibn Séoud, roi d'Arabie Séoudite (1928) III.

262

ELABORATION DES ETATS ARABES SOUS MANDAT INTERNATIONAL. SYRIE ET LIBAN, PALESTINE ET TRANSJORDANIE

265

1. La coopération militaire des forces arabo-hashémites à la libération de la Palestine et de la Syrie (1917-1918) . . . 2 6 5 2. Syrie et Liban sous mandat français

267

3. Palestine et Transjordanie, sous mandat britannique . . . .

269

TV.

EVOLUTION DE L'IRAK ET DE L'EGYPTE VERS L'INDÉPENDANCE POLITIQUE

V.

271

1. L'Irâk et l'Angleterre (1917-1933)

271

2. L'Egypte et l'Angleterre ( 1 9 1 4 - 1 9 3 7 )

274

ELABORATION ET AVÈNEMENT DE LA TURQUIE CONTEMPORAINE

(1918-1936)

281

1. Démembrement de la Turquie et réaction nationale en Anatolie (1918-1920) 281 2. Triomphe de Mustafa Kémal. La Turquie libérée et indépendante ( 1 9 2 1 - 1 9 2 2 ) 283 3. Réformes intérieures (1923-1936)

284

4. Révolte et pacification des provinces kurdes (1925) . . . .

288

5. Politique extérieure

289

BIBLIOGRAPHIE DES CINQ VOLUMES

291

A L'Empire osmanli ou ottoman. Les causes de sa grandeur et de sa décadence

I. L'Empire ottoman. Ses fondements et ses rouages essentiels Le nom d'Ottoman Parents des Turcs Seljûkides (IV, p. 396 et s.), auxquels ils succédèrent dans la domination de l'Asie Mineure, les Turcs Ottomans arrivèrent en Anatolie deux siècles après ces derniers, c'est-à-dire au XlIIe siècle. Osmân ou Othmân (1288—1326), fils et successeur d'Ertogrul, émir ou khan turc vassal des Seljûkides d'Asie Mineure, est le fondateur de la dynastie et de l'Empire qui porteront son nom. De ce nom propre viennent, en effet, les adjectifs: osmâni en arabe, osmanli en turc, et ottoman en français. «C'est de ce nom (Osmân) qu'ont été, dans la suite, appelés, non seulement sa dynastie et l'empire gouverné par elle, mais le peuple turc luimême, au point que le mot turc était presque tombé en désuétude et même pris en mauvaise part. On lui donnait volontiers le sens de barbare, grossier. Les Jeunes-Turcs, en 1908, commencèrent à le réhabiliter et, après la guerre européenne, la suppression du sultanat et du khalifat amenant l'abandon et même la proscription du terme ottoman (osmani, osmanli), le mot Turc revint à l'honneur, et aussi le mot Turquie, qui jusqu'alors n'avait jamais été employé par les Ottomans, lesquels se servaient exclusivement des termes arabes Devlet i Osmanié, l'Etat Ottoman, Mémalik i Osmanié, les Possessions ottomanes, etc.»1

1. Structure politique de l'Empire ottoman a. Les Ottomans, restaurateurs de l'Empire byzantin L'Empire ottoman est le dernier en date des grands Empires proche-orientaux. Successeur immédiat des Empires gréco-byzantin et égypto-mamluk qu'il a détruits et remplacés, il est, à la fois, le successeur de l'Empire des Basileis grecs, dont il a confisqué la capitale (Constantinople) pour en faire son centre politique, et l'héritier de l'Empire des successeurs du Prophète arabe, auxquels les sultans ottomans ont enlevé, pour se le discerner, le titre de calife. En réalité, les Turcs ottomans, axés sur Constan1

Colonel Lamouche, Histoire de la Turquie, p. 18.

22

QUATORZIÈME PÉRIODE:

1517—1918

tinople et l'Asie Mineure, sont, on l'a dit, sur le plan de la géographie politique, les successeurs et continuateurs des Gréco-Romains de Byzance (TV, p. 550). Dès 1154, on l'a vu, les sultans turco-seljûkides de Konya s'étaient intitulés «sultans de Rûm» {Rûm = Romains, ou Gréco-Romains, et plus exactement: Grecs) (IV, p. 424). «On ne peut comprendre leur histoire [les Turcs ottomans] que si on les considère comme les reconstructeurs de l'Empire romain d'Orient. Aussi, est-ce par l'Europe qu'ils ont commencé leur entreprise, par les pays auxquels ils donnaient le nom significatif de Roum (Romain). Leur avènement n'a pas été le résultat d'une invasion de masses barbares, ni d'une conquête d'un ou de plusieurs peuples par un autre, ni d'une annexion de provinces par un Etat puissant. Leur Etat n'était pas préétabli; ils l'ont formé à mesure qu'ils s'installaient dans les anciens domaines de Rome. Avec eux, c'était un nouveau pouvoir impérial qui se constituait, fourni du dehors selon la règle millénaire; c'était en quelque sorte une révolution, venue de l'extérieur, qui s'accomplissait dans l'Empire»2 de Byzance. b. Les Ottomans et l'idée de l'Empire On s'extasie devant la brillante et extraordinaire fortune des Ottomans, partis presque de rien, dans une contrée remplie d'émirs et de dynastes plus ou moins indépendants, et dont la plupart étaient, au début, plus puissants que les successeurs d'Ertogrul. C'est que, dans l'agitation et la confusion générales qui régnaient dans les péninsules anatolienne et balkanique, pendant la longue agonie de l'Empire byzantin, l'idée de l'Empire, héritage de Rome et de Byzance, subsistait, dans ces contrées disparates, chez les nombreux chefs locaux qui s'y disputaient la suprématie générale. «Chacun cherchait à se tailler une principauté particulière d'abord, puis, dès qu'il se sentait un peu fort, visait à refaire l'Empire (byzantin) à son bénéfice. Ainsi les Turcs, seuls immuables et s'affermissant toujours, apparurent comme les restaurateurs et les héritiers naturels de l'Empire. Ils ont, à leur manière et dans des circonstances bien différentes, fait fonction d'un Septime Sévère ou d'un Dioclétien.»3 c. L'Empire ottoman, formation politique particulière Comme superstructure politique, l'Empire ottoman est une formation particulière. A la différence de ses prédécesseurs, qui représentaient la suprématie d'une race, d'une religion ou d'une culture, l'Empire ottoman, phénomène complexe, se distingue de ces derniers par de profondes différen8 3

Fernand Grenard, Grandeur et décadence de l'Asie, p. 101. Grenard, op. cit., p. 102.

L'EMPIRE OSMANLI OD OTTOMAN

23

ces. Tandis que la langue arabe et la religion musulmane caractérisent l'Empire des califes et que la langue grecque et la religion chrétienne distinguent celui des Basileis, l'Empire ottoman s'appuie principalement sur deux fondement essentiels: le sultan et l'armée. Il s'apparenterait plutôt, par certains traits, à l'Empire austro-hongrois des temps modernes, «Etat international superposé à vingt races ennemies» (Grousset). «Certes c'est un empire turc, avec une dynastie turque, mais cet empire représente surtout une superstructure laissant subsister sous elle tous les éléments primitifs: des religions variées, une multitude de cultures et de langues, des groupements ethniques intacts .. . «L'Empire» est le seul «fait» qui groupe tous les éléments constitutifs disparates — il n'en découle pas — c'est de lui que tout découle... Il ne se soucie ni de turquiser, ni même de regrouper tous les Turcs. Bien plus, au fur et à mesure de sa décadence, il cherchera à oublier ses origines, reniera jusqu'à sa nationalité . . . E y a bien certains caractères communs entre l'Autriche-Hongrie et l'Empire Ottoman. Pour que la similitude soit cependant satisfaisante, il aurait fallu que l'Empereur d'Autriche fût en même temps Pape, un Pape du Moyen-Age, dont l'autorité spirituelle aurait été indiscutable . . . Dans ce grand complexe ottoman, les Turcs jouent certes le premier rôle, mais les autres peuples ont une place considérable: le clergé est arabe; le commerce et les finances grecs, arméniens ou juifs; l'armée en partie albanaise, etc. La communauté des conquérants se juxtapose à d'autres communautés raciales ou culturelles et s'estompe même devant la communauté musulmane, vigoureusement soutenue par le pouvoir central. Tant que celui-ci fut fort, tant que son armée fut victorieuse et son économie prospère, la «juxtaposition communautaire» subsista . . . Dès que la dynastie s'affaiblit, la Confédération se disloqua, et Balkans et Proche-Orient redevinrent aussitôt des régions de troubles, des régions dangereuses pour la paix universelle, régions où les haines locales, où les convoitises des grands Etats se donnèrent libre cours.»4

2. L'Etat ottoman et ses fondements essentiels Le sultan et l'armée constituent les fondements essentiels de l'Etat ottoman. La religion islamique est un soutien de cet Etat. a. Le sultan, principe et incarnation de l'Etat Si, pour reconstruire à leur profit l'Empire byzantin, les Ottomans l'ont emporté sur leurs rivaux anatoliens et balkaniques, plus puissants mais 4

Jean-Paul Roux, La Turquie, p. 81, 82, 83.

24

QUATORZIÈME PÉRIODE:

1517—1918

divisés, c'est que, dans l'instabilité générale qui désorganisait l'ancien territoire byzantin, ils représentaient «un principe stable d'unité et de rassemblement, . . . (dû) à leur tradition ancestrale d'autorité et de discipline et à la continuité exceptionnelle de la dynastie ottomane».5 Dépositaire unique de l'autorité et exerçant un pouvoir sans limites, le sultan ottoman, qui appartient à la dynastie issue de l'ancêtre Osmân, a sur ses hommes «un ascendant d'autant plus haut qu'il appartient à une famille que plusieurs générations de commandement ont rendue sacrée . . . Le sultan est le seul principe de l'Etat qui réside tout entier en lui. Son pouvoir est absolu, il est le maître à qui les hommes doivent tout, y compris leur vie, sans objection possible. Cette conception de l'autorité est étrangère à l'Europe, où l'homme ne doit au roi, au seigneur, au supérieur que certains services définis et certaines redevances déterminées; les rapports y sont toujours dominés par l'idée de contrat, qui est absente en Turquie et dans l'Asie en général».6 b. L'armée, fondement essentiel de l'Etat ottoman C'est surtout en sa double qualité de rejeton de la famille d'Osmân et de maître absolu de l'armée, bien plus qu'à son rôle d'imâm et de calife — qu'il ne tiendra d'ailleurs qu'après la conquête de l'Egypte (1517) —, que le sultan est l'incarnation de l'Etat ottoman. «Le sultan émane de l'armée et l'armée est sa servante. Elle est l'Etat même et le gouvernement n'est qu'une de ses fonctions. Le sultan administre le pays avec elle, comme le général d'un corps d'occupation administre le territoire occupé. Le gouvernement existe seulement là où est l'armée; tous ses membres constitués en corps accompagnent l'armée dans les grandes expéditions: alors la Porte n'est plus dans la capitale, elle est au camp. Les emplois de guerre et d'administration se confondent. . . Le premier ministre est général en chef . . . Les gouverneurs des provinces conduisent les troupes l o c a l e s . . . Il n'y a pas apparence d'opposition entre un esprit militaire et un esprit civil.. . En un mot, tous sont également militaires au combat, civils dans la vie ordinaire.»7 La supériorité de l'armée ottomane sur celles de l'Europe tenait à ce qu'elle était en état de mobilisation perpétuelle. En outre, «l'armée étant l'Etat même, tout était prévu en fonction de l'armée, les finances comme le reste, tandis qu'en Occident les armées étaient des institutions en surcharge, ajoutées après coup en dehors et au dessus de l'édifice social.»8 5

Grenard, op. • Grenard, op. ' Grenard, op. 9 Grenard, op.

cit., cit., cit., cit.,

p. p. p. p.

102. 103, 104. 108, 109. 122.

L'EMPIRE OSMANLI OU OTTOMAN

25

Sous le règne d'Osmân, fondateur de la dynastie, l'armée consistait en une horde de cavaliers irréguliers et volontaires, à l'exception de la garde particulière du souverain qui formait la seule troupe permanente. Ce fut Orkhân (1326—1360), fils et successeur d'Osmân, qui organisa les forces militaires de l'empire naissant et créa la fameuse et terrible armée des Janissaires, armée permanente recrutée parmi les jeunes gens chrétiens, sujets ottomans, qui furent élevés dans la religion musulmane et reçurent une instruction militaire. c. La religion musulmane, soutien de l'Etat ottoman Outre la dynastie et l'armée, la religion musulmane fut, pour les Ottomans, un soutien de l'Etat et un instrument de l'autorité. Elle leur fournit le motif d'agir et de combattre pour la défense et l'avancement de la foi. Leur fameuse armée des Janissaires fut, à l'origine, une milice monacale. Les chefs religieux, qui ont une large part dans le profit de la conquête, forment une classe distincte, honorée d'une déférence particulière, mais ouverte aux plus humbles du peuple. Occupant une partie considérable des fonctions de l'Etat, ils dirigent l'instruction et l'assistance publiques, les travaux et établissements d'utilité générale, et jugent au civil et au criminel, même les militaires en campagne, selon la Loi islamique ou Sharia dont ils sont les interprètes. Nommés par le sultan qui peut les révoquer, ils n'ont pas d'autorité distincte de celle de l'Etat et ne représentent pas, pour celui-ci, une puissance dangereuse. «Montesquieu voit, non sans raison, une des causes de la dissolution de l'empire byzantin dans le conflit permanent qui opposa la puissance ecclésiastique et la séculière. Chez les Ottomans il y a au contraire collaboration étroite et combinaison de l'Etat et de la religion. La religion n'est qu'une forme de l'Etat et l'Etat de la religion. Commandant militaire, le sultan est aussi l'imam, muni de la commission divine pour conquérir les terres infidèles. L'armée est la religion en marche, et le sultan en est le chef»,9 en sa qualité de Padishah (roi des rois) et de calife, «successeur» du Prophète. «Cette unicité des pouvoirs dans un peuple profondément religieux,... fit rapidement de l'Etat turc un Etat musulman. Et c'est bien ainsi que l'empire apparut sans tarder: l'Empire de l'Islam.»10 Cependant, cet «Empire de l'Islam», où la communauté islamique, soutenue par le pouvoir central, éclipse les autres communautés raciales et culturelles, n'est pas un Etat sacerdotal. Bien qu'elle soit intimement combinée avec l'Etat, la religion n'est, on l'a dit, qu'une forme et un soutien de l'Etat et un instrument de l'autorité. Le principal fondement de l'Etat ottoman, avant la religion mais après le sultan, est l'armée. 9 10

Grenard, op. cit., p. 106, 107. Roux, op. cit., p. 82.

26

QUATORZIÈME PÉRIODE: 1 5 1 7 — 1 9 1 8

3. Le gouvernement ottoman et son rôle Le gouvernement ottoman n'est, on l'a vu, qu'une des fonctions de l'armée, «servante» du sultan et fondement essentiel de l'Etat. A la fois militaire et civil, ignorant tout du «contrat social» et de la représentation nationale, «ce gouvernement, qui n'a pas de contrepoids social,... a ce caractère particulier d'être extérieur et supérieur au peuple. Il ne dépend en aucune manière des sujets, il leur est superposé et ne s'y mêle pas . . . C'est le type de l'Etat gendarme. La division du travail est claire: les uns font la police et la guerre, et en profitent, les autres paient et ne se battent pas . . . La population ne doit pas s'occuper de l'Etat et l'Etat s'occupe d'elle le moins possible. Il ne cherche pas à améliorer son sort. . . Les travaux d'Etat sont purement de caractère militaire ou fiscal. Ce sont les autorités instituées par la coutume qui règlent les affaires locales; les agents impériaux n'y interviennent que pour résoudre les conflits et étouffer les disputes. Il incombe au gouvernement presque uniquement d'assurer l'ordre et d'exercer la police. Il s'en acquitte de manière à causer l'admiration des observateurs étrangers... Dans l'immense Constantinople, qui compte un million d'habitants avec les faubourgs, on signale quatre meurtres en quatre ans. Un seul homme garde un vaste caravansérail regorgeant de marchandises... On a atteint ce résultat par un système méthodique de terreur, d'espionnage et de délation. . . Les châtiments exemplaires, les actes de férocité, les supplices, qui illustrent abondamment l'histoire ottomane, avaient pour but d'effrayer les criminels et les rebelles . . . On laissait tranquilles les gens tranquilles qui se mêlaient de leurs affaires . . . En fait le petit nombre des agents de l'Etat et le petit nombre de questions dont ils s'occupaient sauvegardaient la liberté individuelle; le secteur libre était très large. La vénalité infinie des fonctionnaires l'élargissait encore: un bakhchich bien placé limitait les inconvénients de l'arbitraire.»11 Dans cet Etat exclusivement musulman, mais «superposé aux sujets», le Turc musulman proprement dit était exclu de l'équipe gouvernementale; il ne fournissait que les ministres de la religion. Toutes les autres charges étaient remplies par des non-Turcs convertis à l'islamisme. Ce n'est qu'au XVIIe siècle, avec le commencement de la décadence de l'Empire, que la classe des effendis musulmans, élevés dans les écoles religieuses, font leur entrée dans les services de l'administration. «Dans le principe, tous les hommes du service civil et militaire, depuis le simple soldat et le jardinier jusqu'au grand vézir, devaient être étrangers à la population qu'ils étaient chargés de gouverner, d'administrer et de défendre, n'avoir ni attache, ni intérêt dans le pays, n'être que les hommes 11

Grenard, op. cit., p. 110, 111, 112, 113.

L'EMPIRE OSMANLI OU OTTOMAN

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et les serviteurs personnels du souverain. C'étaient des aventuriers, chrétiens renégats de tous pays, qui obtenaient par leurs talents une place dans la hiérarchie . . . Mais la grande majorité du personnel provenait de l'esclavage, prisonniers de guerre, captifs de la piraterie, esclaves vendus sur les marchés de la Crimée et du Caucase, jeunes garçons non mariés de moins de vingt ans prélevés dans les paroisses chrétiennes de l'empire, sans parler des nègres d'Afrique qui fournissaient surtout les eunuques. Tous étaient nécessairement des non-musulmans, la plupart chrétiens . . . Les jeunes gens ainsi entrés au service soit du sultan lui-même ou des hauts fonctionnaires étaient élevés avec soin, préparés aux emplois convenant aux aptitudes de chacun dans l'armée, la marine, les corps spéciaux et auxiliaires, l'administration. On attachait la plus grande importance à l'éducation à la fois physique, morale et intellectuelle, militaire, civile et religieuse . . . Toutefois ces garçons étaient sans mères, sans sœurs, mariés tard ou, dans le cas des janissaires, ne l'étaient jamais. Cela faisait une société furieusement mâle.»12 4. Les autorités centrales et provinciales a. Les titres du souverain: sultan et padishah Au début, les Européens appelaient «Grand Seigneur» ou «Grand Turc» le souverain ottoman. C'est seulement depuis le XIXe siècle qu'ils ont pris l'habitude de l'appeler «Sultan», terme qui est passé dans la langue diplomatique. En réalité, le terme effectivement employé pour désigner le souverain ottoman est celui de Padishah, mot d'origine persane qui signifie «roi des rois» ou empereur. Le mot arabe « sultan», qui n'est pas employé isolément, est en quelque sorte un titre précédant le nom du souverain, qui est luimême suivi du vieux titre turc de Khan. Ainsi, le sultan Sélim, par exemple, est désigné: Sultan Sélim Khan. Employé pour des femmes, le mot sultan se plaçait alors après le nom propre: Eminé sultan. Validé sultan est la sultane-mère. Dans les actes officiels, les sultans se donnent les titres les plus pompeux: ombre de Dieu sur la terre, asile de la justice et roi des rois, centre de la victoire, origine de la félicité, sultan fils de sultan, sultan des deux terres et empereur des deux mers, etc. Dans les circonstances extraordinaires, les souverains ottomans paraissent solennellement en public, entourés d'un cortège magnifique. Ils assistent au Divan (grand conseil) derrière une fenêtre fermée d'un grillage doré. 12

Grenard, op. cit., p. 114, 115, 116, 117.

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b. Les pouvoirs du sultan Bien qu'en théorie l'arbitraire du souverain ottoman soit tempéré par les prescriptions du Coran et de la Loi, en pratique les sultans se soucient peu des textes sacrés et exercent une autorité absolue et sans bornes. Tous les sujets du sultan, y compris les plus hauts dignitaires de l'Empire, sont réputés ses esclaves et désignés officiellement de ce terme. Tous les personnages officiels, à commencer par le grand-vizir, sont exposés à la disgrâce et à la mort, à la suite de la colère ou du caprice du souverain. c. La cour du sultan Après la prise de Constantinople (1453), les sultans, qui se considéraient désormais comme les héritiers des empereurs de cette ville, avaient, en partie, adopté les traditions de ces derniers, notamment le faste du souverain, la richesse des palais, la magnificence de la cour, la splendeur des costumes, la pompe des cortèges. «D'après M. d'Ohsson, la Cour impériale au complet, à la fin du XVIIIe siècle, ne comprenait pas moins de 12.000 hommes, officiers, eunuques noirs et blancs, pages (itchoglan), huissiers, gardes des différentes catégories.»13 d. La succession au trône La succession au trône ottoman se faisait, jusqu'au début du XVIIe siècle, par ordre de primogéniture. Après cette époque, une nouvelle règle s'établit qui accordait le trône au plus âgé des descendants d'Osmân. Ce système, qui avait pour but d'éviter les minorités, subsista jusqu'à l'abolition de la monarchie. Pour éviter les compétitions, les sultans n'hésitaient pas à recourir à tous les moyens, y compris le fratricide; cette coutume barbare fut même érigée en loi par le sultan Mehmed II (1432—1481). e. Le harem impérial Au début, les sultans épousaient des princesses, même les filles ou les sœurs des souverains chrétiens, grecs, serbes ou bulgares, qui conservaient leur religion. Depuis le milieu du XVIIe siècle, le harem impérial ne comprit plus que des esclaves, réparties en plusieurs classes et dont le nombre pouvait atteindre cinq ou six cents femmes, provenant de tous les pays d'Europe, d'Asie et d'Afrique. Aussi, les sultans étaient-ils soumis à l'influence de cet entourage féminin, où la sultane-mère, les favorites et les eunuques disposaient des plus hautes dignités. «Le chef des eunuques noirs (agha des filles),... jusqu'à la chute d'Abdul Hamid II (1909), occupa le troisième rang dans la hiérarchie officielle.»14 13 14

Lamouche, op. cit., p. 167. Lamouche, op. cit., p. 167.

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f. Le grand-vizir ou Sadr-âzxim Sortant de ce milieu féminin et servile, le sultan ne pouvait qu'exceptionnellement déployer les qualités d'intelligence et de caractère nécessaires au gouvernement d'un grand empire. Aussi, le pouvoir effectif était-il exercé, le plus souvent, par le grand-vizir ou premier ministre (Sadr-âzam), dépositaire des sceaux de l'Etat. g. Le mufti de la capitale ou Sheikh ul Islâm Après le grand-vizir, le second personnage de l'Etat est le mufti de la capitale, interprète de la loi religieuse. Après la prise de Constantinople (1453), il reçut la prééminence sur les muftis des provinces, avec le titre de Sheikh ul Islâm et le droit de donner son avis dans les grandes circonstances: déclaration de guerre, déposition d'un sultan, punition d'un ministre, etc. Mais son pouvoir, comme celui du grand-vizir, est essentiellement précaire; à tout moment, le sultan pouvait y mettre fin par la destitution ou la mise à mort. Les muftis des provinces, comme celui de la capitale, délivrent des consultations juridico-religieuses (fetwa), d'après lesquelles les juges (cadis) règlent leurs sentences. h. Le Bâb Âli ou Haute Porte Les termes de Bâb Âli, Haute Porte ou Sublime Porte ou Porte tout court, par lesquels on désigne souvent l'Empire ottoman, s'appliquent en réalité au gouvernement. Ils désignaient d'abord le palais du sultan et plus tard le siège du gouvernement, la résidence du grand-vizir, le bâtiment où se tient le conseil des ministres (porte, en arabe: bâb et haut: âli). i. Le Divan ou grand conseil Le Divan, qui joue le rôle d'un Conseil des ministres, d'un Conseil d'Etat et d'une Haute Cour de Justice, est une assemblée des hauts dignitaires, présidée au début par le sultan et, plus tard, par le grand-vizir, et comprenant, outre ce dernier, le grand-amiral (Kapoudan-pasha), le juge des armées (Kaziaskiers), le ministre des finances (Defterdar = teneur de livre), les principaux fonctionnaires de l'ordre judiciaire, etc. Le Divan rend des sentences dans les affaires litigieuses qui lui sont soumises. Quant aux affaires de l'Etat, elles sont traitées par des conseils dits Muchavéré, présidés par le grand-vizir et composés des plus hauts fonctionnaires, religieux, civils et militaires. /. Les gouverneurs de province: beyler beyi, pasha, bey Au début, le territoire de l'Empire fut divisé en gouvernements appelés sandjaks en turc, et liwa en arabe, mots qui signifient «drapeau». Un peu

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plus tard et jusqu'à la prise de Constantinople (1453), le territoire fut divisé en deux grands gouvernements, dirigés par deux gouverneurs généraux qui portent le titre de Beyler beyi (chef des chefs): celui d'Anadolou (Anatolie), du mot grec Anatoli (Orient), pour l'Asie Mineure; et celui de Rûm illi (pays des Rûm = Gréco-Romains ou Grecs), pour les Balkans. «Le beyler beyi ainsi que les plus hauts fonctionnaires administratifs portaient le titre de pacha, mot d'origine persane qui parait venir de pa i chah, le pied du roi, parce que les pachas étaient les soutiens du souverain. Les fonctionnaires de rang moins élevé étaient qualifiés de bey, prononciation turque osmanlie du mot vieux-turc beg, chef.»15 Sous le règne de Murad III (1574—1595), de nouvelles divisions administratives sont établies, qui portent le nom à'eyalat (province) et sont subdivisées en sandjaks (préfectures). Eyalats et sandjaks sont confiés à des pashas. Les sandjaks sont divisés en kazas (sous-préfectures) et ceux-ci en nahiés (arrondissements). La Mecque et son territoire sont gouvernés par un Shérif, de la famille du Prophète, sous l'autorité nominale du sultan. Un fonctionnaire du palais, envoyé de Constantinople, gouverne Médine, avec le titre de Sheikh ul Haram. Cette organisation a subsisté, dans ses grandes lignes, jusqu'au XXe siècle. k. Autorité absolue des pashas dans les provinces Les pashas, dans les provinces, exercent une autorité absolue; mais en général, ils ne sont nommés que pour un an. Plusieurs d'entre eux jouissaient du revenu d'un certain nombre de fiefs, et de nombreux sandjaks étaient affectés à vie, par voie d'adjudication. «On voit qu'il s'agissait d'un système d'exploitation plutôt que d'une administration véritable» (Lamouche). I. Régime des terres Les terres étaient réparties en trois catégories: les terres laissées aux habitants non musulmans, qui en ont seulement l'usufruit et paient des taxes fixes (kharaj); les terres décimales (euchrié), appartenant aux musulmans et payant la dîme; et les terres domaniales, propriétés complètes de l'Etat. En outre, le sultan, la sultane-mère, le grand-vizir, des princesses du sang, des hauts dignitaires, possèdent des domaines privés qu'ils se font attribuer sur les terres domaniales. m. Les Hâkem ou juges: molla, cadi Dans le domaine judiciaire, des juges {Hâkem)-. molla, dans les grandes villes, cadi, dans les cazas, rendent les sentences. Leur jurisprudence est i» Lamouche, op. cit., p. 178.

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basée sur la loi religieuse islamique (shéria), après une consultation (fetwa) du mufti. C'est ce caractère spécial de la loi sacrée qui explique la concession aux étrangers, par les capitulations, des privilèges de juridiction. n. Les patriarches chrétiens, chefs de leurs communautés «En raison de leur conception théologique de l'Etat, les Turcs classaient leurs sujets non musulmans d'après les Eglises auxquelles ils appartenaient, sans se soucier de leur nationalité . . . C'est ainsi que le Roum-Milleti, la nation des Grecs, comprenait tous les chrétiens de rite grec, Bulgares, Serbes, Roumains, Albanais orthodoxes et même Arabes melkites de Syrie, aussi bien que véritables Hellènes . . . Le patriarche oecuménique (de Constantinople) qui, d'après les canons, n'avait juridiction que dans les limites de son patriarcat, c'est-à-dire dans la Thrace et l'Anatolie, devint le chef civil de tous les chrétiens de rite grec, qui formèrent la nation des Romains (Roum milleti). Les évêques grecs devinrent les chefs locaux de leurs diocésains et leurs intermédiaires auprès des autorités turques . . . Us eurent même quelques attributions en matière pénale (et civile) . . . Un peu plus t a r d , . . . un patriarcat arménien fut institué (à Constantinople) et son titulaire reçut, sur ses coreligionnaires, les mêmes pouvoirs que le patriarche grec sur les siens. Dans la suite, les patriarches des différentes églises de Syrie, chaldéen, syrien, maronite, ainsi que les chefs des communautés israélites, bénéficièrent des mêmes privilèges. Les patriarches et les évêques, élus selon les règlements de leurs églises respectives, recevaient, pour pouvoir exercer leurs fonctions, un bérat (lettre patente) de la Sublime Porte.»16 Cette organisation sociale et religieuse, commandée par le caractère absolu de la religion musulmane, établissait une séparation entre les mahométans et les chrétiens. Bien que sujets du sultan, ces derniers, dont l'existence est simplement tolérée, ne pouvaient s'incorporer à l'Etat ottoman et en devenir les citoyens qu'à condition de se convertir à l'islamisme. o. Conclusion Malgré les nombreux défauts qui tenaient au pouvoir absolu et arbitraire des pashas, à l'usage de l'affermage des fonctions et à la pratique générale de la concussion, l'organisation administrative de l'Empire ottoman représente une régularité et une concentration des pouvoirs plus complètes que dans la plupart des Etats de l'Europe, à la même époque. «C'est cette centralisation, cette administration régularisée, qui ont permis à l'Empire 18

Lamouche, op. cit., p. 192, 193.

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Ottoman, malgré toutes les difficultés extérieures, d'atteindre un haut degré de puissance et de le maintenir jusqu'au dernier quart du XIXe siècle.»17 5. Rôle et destinée historiques de l'Empire ottoman Les guerres incessantes que l'Empire ottoman, dès son avènement (vers 1300), entreprendra contre l'Empire gréco-byzantin, ne sont qu'une nouvelle phase de l'éternelle «question d'Orient», c'est-à-dire de la vieille rivalité de l'Asie ou Orient et de l'Europe ou Occident, dont nous avons suivi les multiples phases dans les précédents volumes de cet ouvrage. Cette rivalité, on l'a dit, est plus géographique qu'éthnique ou religieuse. Il s'agit, en effet, de l'antagonisme de deux économies et de deux sociétés opposées: l'une continentale ou terrestre et l'autre maritime et commerciale, développant respectivement des caractères, des conceptions, des mentalités et des civilisations différentes (I, p. 80-83). Le premier épisode connu de ce vieil et long duel, la guerre de Troie, s'était déroulé, on l'a vu, autour des Dardanelles, vers 1190 av. J.-C. (II, p. 122). Il fut suivi par les célèbres Guerres Médiques (492—466 av. J.-C.) qui opposèrent, dans les mêmes parages, Perses et Grecs (II, p. 313—325). Le troisième épisode commença avec l'expansion gréco-macédonienne d'Alexandre (333—323 av. J.-C.), qui détruisit l'Empire perse achéménide et fonda sur ses ruines un Empire gréco-macédonien, auquel succéda l'Empire gréco-asiatique des Séleucides (II, p. 359—375 et 389-396). Les Romains et leurs successeurs gréco-romains ou byzantins, qui prirent la suite des Gréco-Macédoniens dans le Proche-Orient (64 av. J.-C. — 640 ap. J.-C.), reprirent la lutte traditionnelle contre l'Orient asiatique, représenté de nouveau par un Iran ressuscité et successivement dirigé par les Parthes Arsacides et les Perses Sassânides, qui reportèrent, de l'Inde à l'Euphrate, les frontières de l'Occident (III, p. 7 6 - 8 0 et 399-400). Avec l'expansion arabo-islamique (640), qui reporta, de l'Euphrate au Taurus, les frontières de l'Occident, la même lutte reprit entre l'Empire gréco-byzantin, qui détenait l'Asie Mineure et les Détroits, et les Empires ou Califats successifs des Umayyades de Damas et des Abbâssides de Bagdâd (IV, p. 2 7 6 - 2 7 7 et 353). A partir du Xle siècle, le duel Asie-Europe ou Orient-Occident se déroula, en Asie Mineure et en Syrie, entre deux nouveaux protagonistes venus, l'un, de la lointaine Asie (Turcs Seljûkides), et l'autre, de la lointaine Europe (Croisés Francs) (IV, p. 439—441). Avec l'Empire turco-ottoman, qui succède à la fois aux Empires turcoseljûkide et gréco-byzantin en Asie Mineure, le duel Asie-Europe repren17

Lamouche, op. cit., p. 190.

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dra avec force entre, d'une part, les Turcs ottomans, originaires de la Mongolie, et, d'autre part, les pays de l'Europe orientale et centrale (Byzantins, Serbes, Bulgares, Grecs, Hongrois, Génois, Vénitiens, Polonais, Autrichiens, Russes, etc.). Ce duel, qui verra la prise de Constantinople par les Ottomans et l'expansion de ces derniers jusqu'aux portes de Vienne, se poursuivra jusqu'à l'effondrement de l'Empire ottoman, en 1918. Si, après la prise de Constantinople par les Ottomans, leur Empire, héritier, sur le plan géopolitique, de l'Empire byzantin, n'a pas tenu, comme ce dernier, le rôle de champion de l'Europe ou Occident contre l'Orient ou Asie, ce fait serait moins dû à une question de race ou de religion, qu'à des causes résultant de l'économie et de la civilisation. N'ayant guère réussi à recueillir, dans l'héritage byzantin, la maîtrise de la mer, les Ottomans resteront, dans une Zone essentiellement maritime, des continentaux et, par suite, des Asiatiques. La domination de la mer, après la disparition des Gréco-Byzantins, passera aux cités italiennes et, plus tard, aux pays de l'Europe occidentale, qui seront les défenseurs de la civilisation maritime ou occidentale, contre la civilisation continentale ou asiatique, qui demeurera le lot des Ottomans. Aujourd'hui, la rivalité chronique entre Asie ou Orient et Europe ou Occident continue à diviser les peuples du Vieux Monde, et même du Nouveau Monde. Seuls ont changé les protagonistes des deux camps. Les progrès scientifiques et techniques ayant raccourci les distances, le leader de l'Occident est, à présent, un nouveau colosse extrême-occidental: les Etats-Unis d'Amérique, tandis que deux autres nouveaux colosses: la Russie (Extrême-Nord) et la Chine (Extrême-Orient), se disputent le rôle de champion de l'Asie. Rappelons que les Turcs seljûkides et leurs successeurs ottomans sont originaires de la Mongolie, voisine septentrionale de la Chine, et que l'immense Empire mongol de Gengis Khan (1196—1227) et de ses successeurs s'étendit du Pacifique au Danube, Chine et Russie y comprises (IV, p. 486-489 et 509-520). Rappelons aussi que Tamerlan (13871402), maître du Turkestan et de l'Asie Centrale, dévasta l'Asie occidentale jusqu'à la Méditerranée et l'Egée (IV, p. 524—531). Ajoutons que, de nos jours, la Mongolie-Intérieure, qui groupe la plus grande partie des populations mongoles, fait partie de la République populaire de Chine, et que l'ancien Turkestan est partagé entre la Chine et la Russie.

II. Les causes de la grandeur et de la décadence ottomanes 1. Causes de la grandeur ottomane Le souverain et l'armée qui, étayés par la religion islamique, sont, on l'a vu, les fondements essentiels de l'Etat ottoman, constituent, en même temps, les instruments de son expansion territoriale, de sa puissance et de sa grandeur. A ces deux grands facteurs de puissance, il convient d'en ajouter deux autres: la faiblesse de la résistance des populations conquises et celle de l'Europe. a. L'Empire ottoman et les populations indigènes En ce qui concerne les peuples soumis, leur résistance n'est point due, comme elle le sera plus tard, à une opposition nationale, inexistante à l'époque. Elle était plutôt l'œuvre des princes locaux, habitués à lutter les uns contre les autres pour établir, chacun à son profit et sur l'ensemble du pays, un pouvoir souverain, héritier de l'Empire byzantin dont la tradition millénaire persistait dans toute sa force. Aussi, dès le début, les Ottomans s'étaient-ils assuré, dans tous les pays chrétiens de l'Asie Mineure et des Balkans, des amitiés et des appuis. Dans ces ralliements de chefs chrétiens aux princes ottomans, «on est tenté de voir des trahisons; c'était au vrai un parti de l'empire qui se constituait... La maison d'Osman combattit pour l'empire avec des contingents byzantins, serbes, bulgares, albanais, valaques. Les Serbes furent ses plus fermes défenseurs contre Tamerlan; leur despote s'enorgueillit de donner sa fille au suppléant des empereurs. Le dernier de la dynastie bulgare entra au service du sultan; le dernier Paléologue commanda en chef les spahis d'Asie. L'état-major ottoman était rempli de chrétiens convertis, anciens serviteurs du basileus . . . Jusqu'au milieu du XVe siècle, la politique ottomane eut une certaine manière de libéralisme à l'égard des pays dépendants. Elle se contentait volontiers d'un tribut en argent et en soldats, d'une sorte de protectorat d'honneur et de la formalité de l'investiture. Elle ne se souciait pas d'administrer directement... C'était une coopérative internationale, qu'il ne faut pas déprécier outre mesure parce qu'elle eut un succès très imparfait et que nous sommes trop accoutumés à ne considérer que les autorités rigoureusement centralisées. Depuis Mohammed II surtout (1432—1481),

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les circonstances amenèrent vite la Porte à abandonner ce système. Les tributaires infidèles se révoltaient, appelaient l'étranger; on dut les soumettre à la domination directe, hormis les plus éloignés . . . Le nouveau gouvernement... ne créa pas des conflits nationaux parce qu'il n'avait pas lui-même de caractère national. Il était le gouvernement d'une dynastie succédant aux Paléologues et aux Comnènes. Il n'était pas celui d'un peuple vainqueur mettant en servitude les peuples conquis. Sans doute il était Turc d'origine, il était Turc par la tradition, l'esprit, les procédés, les principes de discipline et d'organisation; il avait eu dans le début un personnel turc et une armée turque. Ce fut la première mise de fonds indispensable, qui se fondit très vite dans les apports successifs. Il n'y eut jamais de privilège de race, d'orgueil de descendance, de fierté du nom turc, qui lui-même tomba en désuétude . . . La langue turque s'imposa uniquement pour la nécessité administrative, elle ne fut à aucun degré obligatoire... Dès que l'Etat se forma il recruta son personnel de service et son armée, du haut en bas de l'échelle, dans toutes les nationalités appartenant ou étrangères à l'empire, grecs, serbes, croates, bulgares, albanais, valaques, transylvains, hongrois, tatares, mongols, circassiens, géorgiens, kurdes, persans, syriens, arabes, coptes, berbères, nègres, russes, polonais, bohémiens, allemands, italiens, français, espagnols . . . Ce furent la religion, la langue, la règle de service et la discipline qui y introduisirent l'unité nécessaire. Il n'y eut à aucun degré domination de race ou de nationalité . . . Avec les Turcs, l'Islam s'installait en maître privilégié, fier et méprisant. Les musulmans seuls avaient part au gouvernement et à l'armée . . . Les chrétiens gardent leur clergé avec sa hiérarchie et leurs églises à l'exception des plus belles devenues mosquées, exercent librement leur c u l t e . . . Ils s'administrent eux-mêmes dans leurs communautés conformément à leurs coutumes propres, dans leur propre langue, sous la direction de leur évêque, assisté d'un conseil laïque. Dans le régime turc, il n'est pas besoin de convention pour la protection des minorités parce que le principe est le statut personnel, non territorial: on est membre de sa communauté avant de l'être de l'Etat, lequel n'est que superposé. Au nouvel état de choses les chrétiens trouvent de grands avantages. La paix règne sur d'immenses pays, naguère troublés et ravagés sans cesse . . . L'impôt est plus léger que du temps byzantin, même en y comprenant la capitation où sont astreints les non-musulmans . . . En récompense de la capitation, le chrétien est exempt du service militaire. Aux ambitieux la porte est largement ouverte, à condition de se convertir, et ils n'y manquent pas . . . Dans ces conditions la soumission fut aisée pour les chrétiens, qui s'insurgèrent rarement et faiblement. Chez eux rien de comparable à la résistance furieuse, toujours renaissante, des dissidents musulmans d'Asie

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(Chiites, etc.)» qui refusaient de reconnaître l'Ottoman pour chef de l'Islam... Toutefois,... les hommes des générations nouvelles se résignaient moins à n'être que des sujets de deuxième classe, victimes presque sans recours des mauvais gouverneurs, humiliés devant les musulmans q u i . . . prévalaient en honneur et en dignité. Leur mécontentement s'entretient et se développe dans leurs communautés autonomes, qui, étant nationales aussi bien que confessionnelles, préparent les mouvements d'indépendance du XIXe siècle . . . Tandis que les conditions religieuses devaient à la longue, en créant deux classes de sujets, briser l'empire, elles le mirent dès le début en opposition avec l'Europe et eurent pour la civilisation un effet désastreux. Les nouveaux maîtres ne s'assimilèrent pas, comme ils l'avaient fait en Perse et en Chine, la culture indigène dont la religion les séparait; ils l'étouffèrent sous leur mépris, apportèrent à sa place une culture asiatique artificielle, sans contact avec la masse de la population, même musulmane, partant incapable de vie et de développement.»18 b. L'Empire ottoman et les Etats européens Si la conquête ottomane trouva peu de résistance dans l'Europe orientale et centrale, c'est que, jusqu'à la prise de Constantinople (1453), deux faits essentiels paralysaient les efforts de l'Occident chrétien: l'affaiblissement de la Papauté romaine, consécutif au schisme qui suivit son transfert à Avignon (1309-1377), et la guerre de Cent ans (1337-1453), qui neutralisa la France et l'Angleterre. Les conquérants ottomans n'avaient, devant eux, que deux adversaires sérieux: la République de Venise, dont l'hégémonie s'étendait sur la Dalmatie, l'Albanie, la Morée, la Macédoine et différentes îles de l'Archipel, et la Hongrie. La première, dont la puissance était essentiellement maritime, pouvait difficilement agir sur le continent; en outre, l'intérêt de son commerce la rendait souvent hésitante et accomodante. Quant à la Hongrie, moins puissante que l'Empire ottoman, son organisation féodale l'empêchait d'avoir, comme les Ottomans, une armée permanente et toujours prête à marcher. Ainsi, devant la faiblesse de l'Europe, qui ne faisait que s'accentuer, les Ottomans, grisés par les victoires, étalaient un orgueil immense et considéraient les souverains chrétiens comme «les esclaves du sultan». Celui-ci recevait des ambassadeurs, mais il n'en envoyait pas auprès des cours étrangères. 18

Grenard, op. cit., p. 1 2 3 - 1 2 9 .

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«Cette arrogance n'est pas de la barbarie. Elle est, chose plus grave, le signe d'une conception diamétralement opposée aux idées européennes. La domination ottomane (selon le principe à la fois turc et islamique) a un caractère illimité. Avec elle, pas de paix perpétuelle, seulement des trêves, pas de traité qui n'expire avec chaque sultan. . . Les limites de l'empire sont essentiellement mouvantes; au delà, c'est demeure de la guerre, dar oui harb, pays ouvert à la conquête . . . Dans ces conditions nulle composition n'est possible.»19 Ce sont les rivalités des Etats européens, combinées avec leurs guerres de religion, qui assurèrent le triomphe et la durée de la grandeur ottomane. L'autorité du Pape, qui va toujours en diminuant, ne parvient plus à rallier les princes chrétiens autour de l'intérêt général de l'Europe. Celle-ci est déjà engagée dans le nouveau système qui l'organise en principautés centralisées et fermées, et braquées les unes contre les autres. En outre, cette grande entité chrétienne, politiquement morcelée dans l'espace, est encore, sur le terrain spirituel, coupée, par l'avènement du protestantisme, en deux parties furieusement hostiles. Les Ottomans surent profiter de ces circonstances et de ces discordes. Us n'hésitèrent pas à accorder leur alliance à la France contre l'Autriche, ennemie du roi de France et du sultan. «On ne saurait trop admirer la vigueur de cette maison d'Autriche, qui, prise entre deux ennemis formidables, tête d'un corps profondément divisé, réussit à arrêter pendant plus d'un siècle le plus puissant appareil militaire du monde, et, enfin, à le refouler au sud de la Save et des Carpathes . . . Mais ce triomphe autrichien, qui devait être définitif, ne fut pas simplement l'effet des efforts heureux d'une puissance isolée; il était lié à l'ensemble du progrès général de l'Europe, dont il fut la manifestation la plus directe contre l'Asie restée stationnaire.»20 2. Causes de la décadence ottomane La décadence et le déclin de l'Empire ottoman sont dus à plusieurs causes, dont les plus importantes sont: la désorganisation de l'armée, le recul dans le domaine intellectuel et scientifique et, comme cause externe, l'ascension de l'Europe. Nous avons vu que le fondement essentiel de l'Empire ottoman, de son expansion et de sa grandeur, reposait principalement sur la puissance et l'organisation de son armée. Bien avant les souverains d'Europe, les sultans ont disposé de troupes permanentes et réglées: les troupes d'infanterie iàia ou piyadé, le célèbre corps des Janissaires et la fameuse cavalerie des 19 M

Grenard, op. cit., p. 130, 131. Grenard, op cit., p. 134.

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sipahis. La décadence de l'Empire commença à partir du jour où cette puissante armée entra dans la voie de la désorganisation. a. Renaissance de l'Europe et recul du monde ottoman La cause réelle de la décadence des Ottomans, qui fut aussi celle du déclin de leur puissance militaire, a été leur recul dans la voie du progrès intellectuel et scientifique et l'avance de l'Europe dans ce domaine. Après la ruine de l'Empire romain d'Occident, l'Europe, ruinée et morcelée, était entrée dans la sombre et longue période du Moyen Age, pendant laquelle ses divers peuples se disputèrent les lambeaux de l'Empire disparu. Elle avait même perdu la maîtrise de la Méditerranée, cette ancienne mer intérieure, autour de laquelle l'Empire romain universel s'était constitué. A partir du XVIe siècle, l'Europe moderne, toujours divisée, se met cependant «à se fortifier intérieurement, à développer ses moyens propres, à faire valoir son domaine plutôt qu'à attaquer et essayer de ruiner et de dépouiller un adversaire trop puissant».21 Pendant ce temps, et tandis que les peuples de l'Europe accroissaient leur pouvoir dans les domaines de la matière et de l'esprit, les peuples de l'Orient et de l'Asie semblent avoir perdu leurs facultés créatrices et leur valeur intellectuelle, «premier signe dans les sociétés de l'affaiblissement de la vigueur vitale». «Dans tout l'éclat de leur empire, les Ottomans n'eurent qu'une littérature et un art d'imitation. Ce n'est point parce qu'ils étaient Turcs. Il s'agit d'une évolution commune à tout l'univers islamique, commencée avant les Ottomans, chez les Mamelouks d'Egypte, en Espagne et au Maroc, en Asie centrale et en Perse. Partout l'Islam, tombé aux mains d'un clergé bigot, étroitement orthodoxe, a vu s'éteindre son originalité de pensée; partout le manuel règne en maître presque absolu, fournit les idées toutes faites, dispense d'étudier et de discuter les sources. Par l'étroitesse de l'esprit religieux et par l'asservissement aux résumés de convention, les musulmans devinrent incapables de suivre les progrès de la science et de la technique européenne.»22 b. Prépondérance maritime et militaire de l'Europe Héritière des traditions de Rome et de la Grèce, l'Europe moderne se lance sur les océans, où elle manifestera son génie maritime et sa supériorité navale. Sa puissance sur les mers lui permet de reprendre son ancien duel avec l'Asie continentale, interrompu depuis longtemps, et finira par imposer sa suprématie à l'Empire ottoman, successeur lointain de l'Empire 21 22

Grenard, op. cit., p. 179. Grenard, op. cit., p. 189, 190.

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perse achéménide. Perdue au Moyen Age, cette maîtrise européenne de la mer sera complètement recouvrée au XEXe siècle. «Sur ce point une correspondance évidente apparaît entre les temps anciens et modernes. Les Européens furent semblables aux Grecs d'autrefois, qui se répandirent sur la mer et finirent par conquérir la Perse continentale. Rome, leur héritière en même temps que celle de Cartilage, fut la synthèse de toutes les forces maritimes de l'ancien monde, occupa les rivages de la Méditerranée entière, sans s'en écarter beaucoup.»23 C'est surtout dans le domaine militaire, où elle était fort inférieure à l'Asie, que l'Europe, grâce à des méthodes et à des armes nouvelles, réussit à corriger son infériorité numérique. «La transformation de l'art militaire était affaire de science. L'Asie était hors d'état de s'y adapter. Seuls les Ottomans y ont réussi parce qu'ils disposaient d'un grand nombre de spécialistes européens . . . Réduits avec le temps à leurs propres moyens, les renégats de plus en plus rares et moins encouragés, ils déclinèrent sensiblement... La supériorité de génie et de force que les Européens ont définitivement acquise à la fin du XVIIe siècle leur permit de pousser leur première offensive victorieuse contre le centre et le point le plus fort de la puissance asiatique (Hongrie, Serbie, Grèce)... Cette suprématie européenne, dès lors évidente, se développe avec éclat au cours du XVIIIe siècle, pour devenir au XIXe une véritable hégémonie, incontestée dans tous les domaines. Avec Pierre le Grand (1682—1725), la Russie est devenue une grande puissance dont on ne marque pas assez le rôle très important dans le développement de la suprématie européenne... Perdons l'habitude de la considérer comme asiatique. Son esprit est tout le contraire. Elle avait un long retard à rattraper. Comme la Turquie, elle s'adressa aux techniciens de l'Europe. Mais la Turquie se contenta de leur collaboration pour en tirer des effets immédiats dans le domaine militaire. La Russie demanda leur concours pour fonder des écoles, des établissements stables, industriels aussi bien que militaires. De plus, son effort fut méthodique et continu, au lieu que toutes les tentatives faites en Asie furent passagères et vouées à la ruine.»24 3. Causes réelles de la prépondérance

européenne

Le développement de la force économique et celui de la force militaire, qui donnèrent à l'Europe, petite et divisée, la prépondérance sur l'Asie immense, plus riche et plus peuplée, sont des effets et non des causes. Ces 23 24

Grenard, op. cit., p. 180. Grenard, op. cit., p. 194—196.

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faits sont le fruit du génie européen, orienté vers le progrès intellectuel et scientifique. a.

Le

Renaissance

Certes, dans ce domaine, les Orientaux et les Asiatiques ne sont pas inférieurs à leurs voisins d'Europe. Ceux-ci, on l'a vu, avaient emprunté leur civilisation aux Musulmans d'Espagne. Mais, au lieu de s'arrêter, comme le firent leurs maîtres musulmans, au point que ces derniers avaient atteint au XVe siècle, ils poursuivirent leur course, dans la voie du progrès, avec une vitesse accrue. Ils donnèrent libre cours aux vertus du caractère et de l'esprit, aux facultés d'organisation et aux créations pratiques. Cet essor nouveau de l'Europe et le retour à la tradition gréco-romaine, qui mirent fin à la période du Moyen Age, sont communément appelés: la Renaissance. Le Proche-Orient ne connut guère un mouvement semblable. Cet arrêt du progrès, chez les Ottomans, Byzance l'avait déjà connu avant eux. Chez les uns comme chez l'autre, ce mouvement rétrograde est dû au despotisme de l'Etat, qui comprima la liberté d'esprit, et à l'étroitesse de vue des chefs religieux, ennemis de la culture scientifique qu'ils considéraient comme dangereuse pour la religion. «L'Empire (byzantin) avait emprisonné la population dans des castes commodes pour la police et le fisc; le clergé l'entretenait dans la plus basse superstition. Toute initiative individuelle et toute liberté d'esprit avaient disparu. L'Orient musulman avait porté plus avant sa curiosité tant que les chefs de l'Islam avaient été des sceptiques enclins aux opinions singulières. Il ferma sa fenêtre quand les Turcs, les Mamelouks et les Berbères, pour la facilité du gouvernement, eurent livré les intelligences aux soins exclusifs d'une orthodoxie bornée et soupçonneuse.»25 Dès le XVIe siècle, l'Europe applique son génie technique à l'industrie, à l'organisation politique, administrative, économique et sociale de la nation et de l'Etat, et de leurs rapports. Dans tous ces domaines, l'Europe, jusqu'alors inférieure à l'Asie, conquit peu à peu une supériorité manifeste, qui sera écrasante au XIXe siècle. b. La

Réforme

C'est autour de l'an 1600 que la révolution décisive s'accomplit en Europe, avec Galilée, Képler et Descartes. Le développement de la scolastique et de l'esprit critique par les gens de la Renaissance créa la Réforme, qui brisa les vieilles entraves, disloqua l'Eglise catholique, affaiblit les pouvoirs féodaux et grandit la bourgeoisie. M

Grenard, op. cit., p. 202.

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«Au point de vue intellectuel, la révolution agit surtout parce qu'elle libéra partiellement l'individu de la direction spirituelle du clergé. Elle créa un esprit laïque, un domaine distinct de la religion, matériel et humain, phénomène unique, inconnu ailleurs qu'en Europe. Pour l'Asiatique, la distinction n'existe pas. Il ne conçoit de pensée que de Dieu, de vie qu'en Dieu.»26 c. L'esprit de liberté

La laïcisation de la culture intellectuelle, en répandant les connaissances en Europe, développa l'esprit de liberté individuelle, inconnu ailleurs. A l'opposé de la servitude, qui comprime les facultés humaines, la liberté, qui fut la cause principale du succès des Grecs contre les Perses anciens et des Romains contre l'Orient, est à la base de la supériorité de l'Europe sur l'Asie des temps modernes. Car la liberté d'esprit ne peut guère se développer dans un Etat composé, dans un grand empire à la manière asiatique, que ses dimensions, son caractère disparate et sa direction militaire contraignent au despotisme. Seul un Etat simple et organique, étroitement lié au territoire et à la population, permet à l'individu de donner libre jeu à ses facultés propres. «Ce sont de très petits Etats, peu engagés dans le continent, une république de Venise ou de Hollande, un royaume de Portugal, qui furent les ouvriers de l'expansion maritime (de l'Europe). Chacun formait une sorte de firme uniquement occupée de ses affaires marchandes, qui se confondaient avec les affaires publiques. Un grand Etat avait d'autres soins . . . Au contraire, la centralisation ottomane ruina les vieux centres locaux de civilisation, la Syrie, la Mésopotamie, surtout l'Egypte, où Alexandrie n'avait plus que 8000 habitants à la fin du XVIIIe siècle. Le sultan ramenait tout à Constantinople.»27 d.

Conclusion

«En somme, on peut résumer en peu de mots les raisons fondamentales qui ont assuré à l'Europe sa suprématie. Toute l'activité humaine, spirituelle et morale, individuelle et collective, y converge vers la volonté de puissance matérielle, et c'est cette convergence qui en a fait la force. Mais si le but est matériel, les moyens sont d'ordre spirituel. L'industrie de l'esprit a créé la supériorité des forces qui n'était pas dans la nature des choses. L'Europe est une construction humaine, artificielle, qui demandé peu aux ressources physiques du sol et du milieu . . . Sa force vient de cette faculté d'incessant renouvellement qui tient à la psychologie de ses peuples . . . 26 27

Grenard, op. cit., p. 204. Grenard, op. cit., p. 207, 208.

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Bien entendu il faut compter l'Amérique avec l'Europe proprement dite dont elle est le prolongement. Quant au réveil de l'Asie dont on dit qu'il menace la suprématie européenne, il suffit pour en juger d'avoir vu ce qu'était l'Asie il y a quarante ans et de voir ce qu'elle est aujourd'hui (1939). L'influence européenne y est beaucoup plus puissante, plus profonde et plus générale; les dernières résistances s'écroulent avec une rapidité surprenante; il n'y est plus personne qui ne croie trouver le salut dans l'imitation de l'Europe, dans l'adoption de sa science, de ses méthodes, de ses habitudes, de sa mécanique. Mais ce n'est pas la technique qui importe, c'est l'esprit qui la crée.»28 A l'Europe, regardée par l'Asie comme un modèle à imiter, s'ajoutent de nos jours, les Etats-Unis d'Amérique.

» Grenard, op. cit., p. 218, 219.

B Fondation et consolidation de l'Empire ottoman. Conquête de l'Asie Mineure et des Balkans (1288-1512)

I. Construction et organisation de l'Empire ottoman

1. Les Ottomans en Asie Mineure. Suleyman et Ertogrul (1224-1288) Successeurs des Turcs Seljûkides, auxquels ils s'étaient substitués dans la domination de l'Asie Mineure (p. 21), les Turcs Ottomans sont, on l'a vu, un rameau d'une tribu Oghouz du Turkestan, à laquelle appartenaient également les Seljûkides eux-mêmes (IV, p. 396—397). Cependant, tandis que les clans seljûkides, venus d'Asie Centrale, avaient occupé dès le Xle siècle une grande partie de l'Asie Occidentale (Perse, Asie Mineure, Syrie), les futurs Ottomans n'ont quitté le Khorassân que deux siècles après leurs aînés. Arrivés au XlIIe siècle en Asie Mineure, ils commencèrent par se mettre au service du sultan seljûkide de Konya, dit «sultan de Rûm». Les futurs Ottomans, qui formaient dans le Khorassân un clan d'une petite tribu de Turcs Kayig, avaient, en 1224, sous la conduite de leur chef Suleyman Shah, quitté le Turkestan pour les régions de l'Ouest. Traversant la Perse après diverses aventures, ils vinrent s'établir en Arménie, où ils se mirent au service de Ala Eddine I, souverain turco-seljûkide de Konya ou «sultan de Rûm». Ertogrul, un des fils de Suleyman, porta secours, dans la plaine d'Erzeroum, à son souverain Ala Eddine. En récompense, celui-ci lui concéda en fief un terrain de pâture dans le Nord-Ouest de l'Anatolie, sur les confins de l'Empire gréco-byzantin, à 150 kilomètres de Constantinople, et l'enrôla comme gardien de cette partie de la frontière de son empire (1231). Domaine minuscule et peu fertile, le fief d'Ertogrul «était une bande étroite, longue de 60 kilomètres, suffisant aux besoins des 444 cavaliers qui composaient le clan».1 Politique habile et homme de guerre heureux, Ertogrul, agissant toujours pour le compte de son souverain de Konya, combattit victorieusement les Grecs et les Mongols. En compensation, il reçut en fief, de Ala Eddine, la région de Biléjik, à l'Est de la mer de Marmara, qui prit et conserva son nom (Ertogrul), et celle de Eskishéhir, à l'Ouest d'Ankara, qui reçut la dénomination de Sultan-Eunu (front du sultan).

1

Grenard, op. cit., p. 39.

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2. Osmân I, fondateur de la dynastie et de l'Empire ottomans (1288—1326) Osmân 1, fils et successeur d'Ertogrul, fixera le destin de sa famille. C'est Osmân qui agrandira ses domaines par ses conquêtes, secouera la tutelle de son suzerain seljûkide de Konya et fondera la dynastie et l'Empire qui porteront désormais son nom: la dynastie et l'Empire osmanli, osmâni ou ottomans. Vers 1300, l'Anatolie presque entière était aux mains des Turcs Seljûkides, dont le souverain, qui résidait à Konya et s'intitulait fièrement «sultan de Rûm», était, depuis soixante ans, dépouillé de tout pouvoir réel. Parmi ses nombreux vassaux figurait Osmân, fils d'Ertogrul, qui avait enlevé aux Grecs et annexé à son fief la cité de Kara-Hissar, dans le centre anatolien (1288). Il avait reçu à cette occasion, du sultan Ala Eddine, le titre de Bey, ainsi que les insignes du commandement, représentés par le drapeau (sandjak) et la queue de cheval (tough), qui seront, dans la suite, conservés dans les armées turques. Il avait épousé la fille d'un chef local de la puissante confrérie religieuse des A khi (frères); ce mariage lui apporta de nouveaux partisans, qui lui permirent d'augmenter le nombre de ses troupes et d'occuper les territoires conquis. a. Morcellement de l'Empire seljûkide. Emancipation et ascension d'Osmân Les incursions mongoles, au XHIe siècle, qui avaient détruit l'empire seljûkide d'Anatolie, laissèrent le pays divisé entre une dizaine d'émirs indépendants, beaucoup plus considérables qu'Osmân, et qui relevaient nominalement du Khan mongol de Perse. Dégagé de sa vassalité turcoseljûkide, Osmân exerça désormais la plénitude de la souveraineté et fit prononcer son nom dans le Khotba, à la mosquée. Il aurait même battu monnaie et pris le titre de souverain des Ottomans. La cause de la fortune mirifique des Osmanlis, modestes roitelets au début, doit être cherchée dans la situation géographique de leur domaine et dans le rôle qu'ils ont su jouer comme défenseurs et champions de l'Islâm, contre ce qui restait du vieil Empire chrétien et gréco-byzantin. En effet, au lieu de se lancer, comme les nombreux souverains turco-seljûkides de l'Anatolie, dans une lutte fratricide qui les aurait condamnés à l'impuissance, Osmân et ses successeurs, dont la capitale, Yéni Shéhir, se trouvait aux confins des terres musulmanes et des terres grecques, avaient continué la guerre traditionnelle et populaire que les Turcs, depuis leur établissement en Anatolie, avaient constamment entreprise contre les Grecs ou Rûm.

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«Les Turcs islamisés, qu'ils fussent d'une région ou d'une autre, avaient pris l'habitude de faire la guerre contre les Roums (contre les Grecs). Ils avaient adopté la loi de l'Islam qui recommande le Djihad (Guerre Sainte). Or la guerre sainte contre les Roums, de par la situation géographique des Ottomans et des Grecs, devait se faire à travers les terres d'Osman. Osman comprit ce qu'il pouvait en tirer. Il renonça donc à suivre l'exemple des autres gouverneurs turcs d'Asie Mineure: il ne chercha pas à reconstruire à son profit l'Empire Seltchukide et à épuiser ses forces en guerroyant contre ses voisins turcs: il attaqua directement Byzance. Des aventuriers de toutes sortes, attirés par les richesses de l'Empire grec et par la promesse du butin, vinrent s'enrôler dans la jeune armée osmanienne. De pieux musulmans, combattant la chrétienté, n'hésitèrent pas à confier leur sanctification à ses bannières. Et la guerre ottomane paya. Les Grecs et les chrétiens ne tardèrent pas à l'apprendre: la carrière des Ottomans sera une des plus glorieuses carrières militaires! En 1326, au moment même de la mort d'Osman, ses troupes s'emparèrent de deux villes importantes: Nicomédie et Brousse.»2 Nicomédie devint Izmid et Brousse, Bursa. Osmân et ses successeurs n'ont donc pas mené, sous leur étendard, la masse des Turcs de l'Asie occidentale, à l'assaut de l'Empire byzantin et de l'Europe. «La conquête ottomane a, dans son principe, quelque chose de comparable aux entreprises privées d'où sortit le domaine colonial de l'Europe.»3

3. Orkhân I, conquérant et organisateur (1326—1360) a. Avènement d'Orkhân I. Brousse, première capitale Brousse (Bursa), sur les rives de la Marmara, où Osmân fut enterré, devient la première capitale du jeune Empire ottoman. Orkhân (1326—1360), fils et successeur d'Osmân, est le seul souverain ottoman à porter un nom turc. On peut inférer de ce fait qu'il naquit avant la conversion de son père à l'Islâm. Sous son règne, le nouvel empire ottoman acquiert les premiers traits de sa physionomie future. L'activité du souverain baigne dans une atmosphère religieuse et militaire. Tandis que les mosquées poussent de tous côtés, le sûfisme, mystique venue de Perse, triomphe et les deux plus grands Ordres religieux turcs, l'Ordre des Bektashis et celui des Mevlevis (derviches tourneurs ou danseurs), qui marqueront d'une empreinte puissante l'évolution historique de l'Empire des Osmanlis, s'affirment de plus en plus. * J. P. Roux, op. cit., p. 84, 85. » Grenard, op. cit., p. 48.

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b. Prise de Nicée (1329) Les dissensions et les querelles dynastiques qui régnaient à Constantinople permirent à Orkhân, ainsi qu'à d'autres émirs turcoseljûkides, de franchir les Dardanelles, pour faire des incursions en territoire européen. C'est surtout la Thrace qui est le plus dévasté par ces incursions presque ininterrompues. En 1329, Orkhân s'empare de Nicée, «l'une des plus illustres parmi les villes grecques d'Asie Mineure, le siège du premier concile oecuménique, la résidence des empereurs pendant l'occupation latine de Constantinople . . . L'église dans laquelle avait été proclamé le Symbole de la Foi, lequel, bien que complété au concile de Constantinople, a toujours conservé le nom de Symbole de Nicée, fut transformée en mosquée (1330).»4 Nicée de vient Iznik. c. Occupation de la péninsule de Gallipoli (1357) Malgré l'alliance contractée avec l'empereur Cantacuzène, dont il avait épousé la fille dès le début de son règne, Orkhân, ou plus exactement son fils Suleyman, gouverneur de la province de Brousse, débarque sur la côte opposée et enlève le château fort de Tzympé, dans le voisinage de Gallipoli. Un tremblement de terre qui ravagea la région à cette époque et éventra les murailles des villes permit aux Ottomans, venus en nombre de la côte opposée, de s'emparer facilement de Gallipoli, Boulaïr, Malgara, Rodosto, et de pousser même leurs incursions jusqu'à Tchorlou, à 140 kilomètres de Constantinople (1357). L'occupation de la péninsule de Gallipoli est encore renforcée par de nouvelles migrations turques, qui vinrent s'ajouter aux éléments de cette race que l'empereur Cantacuzène y avait déjà installés, afin d'en disposer dans ses luttes pour le pouvoir. Ces migrations turques, venues d'Asie en direction de la péninsule balkanique et facilitées par l'état d'insécurité et de dévastation de cette région, se continueront et se développeront jusqu'au XVTe siècle. «L'occupation de Gallipoli (1354 ou 1356) . . . marque la date la plus importante de l'histoire ottomane avant la prise de Constantinople, puisque c'est cet événement qui permit la marche ultérieure des Turcs vers le Nord et l'Ouest et détermina le caractère futur de leur empire.»5 d. Orkhân attiré vers les régions seljûkides d'Anatolie Solidement établi dans la péninsule européenne de Gallipoli, Orkhân, considérant que Constantinople, malgré son affaiblissement, était difficile * Lamouche, op. cit., p. 22. Lamouche, op. cit., p. 24.

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à prendre, résolut de la contourner en l'isolant. Il rechercha son alliance dans sa marche à l'Ouest et sa lutte contre les Serbes, ainsi que dans ses guerres contre ses voisins d'Anatolie, les émirats seljûkides de cette contrée. En effet, rompant avec la sage politique de son père, Orkhân renonça brusquement à porter l'Islâm triomphant en Europe, pour se retourner contre ses frères de religion et de race, les Turcs Seljûkides, et les soumettre à son autorité. Les Ottomans auraient été mieux inspirés en continuant à s'étendre vers l'Ouest, d'autant plus que la faiblesse de l'Europe chrétienne devait faciliter leur tâche et leur permettre de satisfaire leur soif de conquête et leur désir de porter l'Islâm hors de sa sphère asiatique. Mais leur puissance, à cette époque, était déjà tellement grande qu'elle avait engendré chez eux un appétit démesuré, qui les poussait maintenant, sans calcul et sans plan préconçu, à s'étendre, à la fois, en Asie musulmane et en Europe chrétienne. «Les rêves qui suscitent l'action sont monnaie courante dans l'histoire de l'Asie» (Grenard). «Il serait un peu excessif de voir dans le désir d'Orkhan et de ses descendants immédiats les poussant à reconstituer l'Etat turc d'Anatolie, la tendance au panislamisme qui caractérisera de plus en plus l'empire... Il serait beaucoup plus excessif encore de prétendre que les premiers Ottomans n'avaient d'autres idées que de créer un Etat national. . . Non! les conquêtes du Karasi (sous Orhan), puis d'Angora (Ankara),.. . enfin la soumission totale des émirats d'Asie Mineure, réalisée seulement sous le règne de Bayazid, ne répondaient pas à autre chose qu'à l'appétit ambitieux et démesuré des princes ottomans.»6 e. Organisation de l'Empire d'Orkhân En même temps qu'il étendait sa domination en Asie et en Europe, Orkhân procédait à l'organisation de son empire. L'administration et la justice sont organisées et les costumes réglementés. Les provinces reçoivent le nom administratif de sandjak (drapeau), qui s'est conservé jusqu'à la fin de l'empire. Mais la réforme la plus importante d'Orkhân fut l'organisation militaire, la création d'une armée permanente et de métier: les célèbres Janissaires. f . Réformes militaires d'Orkhân Jusqu'à Orkhân, l'armée turque consistait en une horde d'irréguliers, pasteurs à l'ordinaire, guerriers quand sonnait l'appel aux armes. Ces soldats volontaires étaient des cavaliers et l'infanterie n'existait pas. La seule troupe permanente était la garde particulière du sultan (qapouqouli). 6

Roux, op. cit., p. 86, 87.

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Rendu ambitieux par le succès, Orkhân sentit le besoin d'organiser ses forces militaires sur un pied nouveau. Il enrôla d'abord, par voie de sélection, des mercenaires turcs qu'il prit à sa solde et dont il forma un corps de fantassins (yaya ou piyadé). Mais bientôt, les prétentions insolentes et l'insubordination de cette soldatesque le forcèrent à modifier cette tentative d'organisation militaire et à créer une nouvelle milice qui, devant tout au sultan, lui serait entièrement dévouée: l'armée des Janissaires. g. Les Janissaires ou Yeni-Tchêri (nouvelle milice) Analogue à la milice des prétoriens de Rome, celle des Janissaires ottomans, qui dura près de cinq siècles (1334—1826), est une véritable armée permanente, dont la création précède d'un siècle environ le premier essai de ce genre qui fut fait dans les Etats européens. Son histoire est intimement liée à celle de l'Empire ottoman. Après avoir été la terreur de l'ennemi du dehors et avoir conduit l'Empire ottoman à l'apogée de sa puissance, ce corps d'élite, comme tous ses semblables, finit par être la terreur des sultans eux-mêmes et un danger permanent pour le pays. Destinée à être exclusivement l'armée du sultan et à l'abri des séditions, la milice des Janissaires (Yéni-Tchéri = nouvelle milice) ne se recrute pas parmi le peuple. La loi du recrutement (devchirmé), édictée en 1334, permettait d'enrôler des jeunes gens chrétiens parmi ceux qui avaient accepté la sujétion ottomane. Ces recrues sont élevées dans la religion musulmane et reçoivent une rapide instruction militaire. Au début, le corps des Janissaires ne se composa que de mille hommes; mais, chaque année, on enleva, conformément à la loi du devchirmé, un millier d'enfants chrétiens pour l'augmenter. Ce chiffre alla toujours croissant et finit par atteindre des proportions énormes. Jusqu'à Mehmed IV (1648—1687), il n'y eut pas d'autre mode de recrutement. «C'est le plus épouvantable tribut de chair humaine», dit Th. Lavallée, «qui ait été levé par une religion victorieuse sur une religion vaincue . . . Par cet étrange mode de recrutement, les Ottomans trouvèrent à la fois le moyen d'enlever aux populations chrétiennes leur partie la plus virile et de doubler leurs troupes sans mettre les armes aux mains des vaincus.»7 «Ce fut au cours de l'histoire ottomane», ajoute Roux, «la seule opération importante pour turquiser des minorités. Elle fut d'ailleurs très efficace. Les Janissaires oublièrent complètement leur origine, se turquisèrent, s'islamisèrent et servirent avec courage et fanatisme le souverain qui les avait choisis. Ils ne tardèrent pas à constituer une armée d'élite, une des colonnes principales de l'édifice ottoman.»8 7 8

Cité par P. Ravaisse, La Gr. Encyclopédie, J. P. Roux, op. cit., p. 86.

«Janissaire», T. 21, p. 3.

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Le commandant suprême de la milice des Janissaires, qui avait le titre d'agha, était nommé par le sultan. Généralissime de toutes les forces de l'Empire, il était l'un des plus hauts dignitaires de l'Etat. Son pouvoir sur ses subordonnés, presque illimité, comprenait le droit de vie et de mort. Promulgué par le sultan Orkhân, le règlement organique du corps des Janissaires sera complété et perfectionné, au fur et à mesure, par ses successeurs. C'est sous Suleyman le Magnifique (1520-1566) que la puissance de cette armée modèle atteignit son apogée. Après Suleyman, la décadence de l'Empire, les troubles intérieurs, les revers éprouvés au dehors, le manque de soldats, l'affaiblissement de l'esprit militaire, forcèrent les sultans à enrôler dans ce corps des aventuriers de toute origine, y compris des vagabonds et des brigands. Le corps des Janissaires devint alors une troupe insolente, insoumise, avide et lâche devant l'ennemi. A partir du XVIIe siècle, en effet, «l'histoire des Janissaires, sauf quelques brillants faits d'armes, n'est qu'une suite de révoltes, d'assassinats de vizirs, d'aghas et autres dignitaires, d'actes de brigandage, d'affreuses atrocités de toutes sortes . . . Ils avaient fini, en vrais prétoriens, par s'arroger le droit de détrôner leurs maîtres et de les faire périr» (P. Ravaisse).

4. Murad I, dit Ghâzi ou Conquérant (1360—1389), maître des péninsules balkanique et anatolienne a. Victoires et expansion à l'Ouest (1361—1382) La conquête des régions balkaniques est facilitée par les rivalités des peuples chrétiens de cette contrée, Grecs, Bulgares et Serbes, qui, se combattant les uns les autres, faisaient souvent appel aux Turcs. En 1361, Murad I (1360—1389), successeur d'Orkhân, s'empare d'Andrinople, en Thrace, qui deviendra en 1366 la seconde capitale de l'Empire, sous le nom d'Edirna. Cette conquête est suivie par la prise de Philippopoli, en plein pays bulgare. Vainqueurs à la bataille de Maritsa (1363), les Turcs poursuivent leurs conquêtes vers l'Ouest. En 1375, Kavala, Drama, Nich, Monastir, Prilep sont occupées; le roi de Serbie paie tribut et le tsar des Bulgares donne sa sœur en mariage au sultan. En 1382, Sofia est prise après deux ans de siège. b. Murad, maître de l'Asie Mineure Pendant qu'il étendait son domaine en Europe, le sultan Murad arrondissait en même temps ses possessions en Asie Mineure. Dès les premières années de son règne, il s'empare d'Ankara (Ancyre), ville importante par sa position au centre de l'Anatolie et au point de rencontre de plusieurs

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routes commerciales. Acquérant plus tard d'autres territoires plus ou moins importants, il se trouvait, avant sa mort, maître de la plus grande partie de l'Asie Mineure, ainsi que de la péninsule balkanique, à l'exception de Constantinople. c. Bataille de Kossovo (1389). Occupation de la Macédoine, de la Bulgarie et de la Serbie En 1389, la bataille de Kossovo, en Serbie, décide du sort de l'Europe orientale. Les armées alliées des Serbes, des Bulgares et des Albanais sont anéanties; mais le vainqueur Murad est porté parmi les morts. La Macédoine, la Bulgarie et la Serbie sont occupées. Complètement encerclés, les Grecs de Byzance, alors en paix avec les Turcs, sont déjà, depuis 1373, les vassaux du sultan. L'empereur paie tribut et fournit des contigents militaires. d. Le grand Empire de Murad Vers la fin du règne de Murad, la péninsule des Balkans et celle d'Asie Mineure sont presque complètement conquises. L'ancien Empire grécoromain de Byzance est ainsi reconstitué dans son cadre géographique naturel: la zone égéenne. Par l'importance de ses victoires et de ses conquêtes, Murad I mérita le titre de Ghazi (conquérant); son corps, après la bataille de Kossovo, fut transporté à Brousse où se trouve son tombeau. Depuis 1366, date à laquelle Andrinople est devenue la capitale des Ottomans, le sultan, suzerain des Basileis, est le véritable successeur des empereurs militaires d'autrefois. Il a déjà reconquis, sur les Bulgares et les Serbes, les territoires que Byzance avait laissé perdre. Mais l'œuvre est encore incomplète et difficile à achever, car l'ancien édifice impérial de Byzance était, depuis longtemps, détruit de fond en comble. e. Politique intérieure et de colonisation Sous le règne de Murad apparaissent les hauts dignitaires, dont les titres se sont conservés jusqu'à la chute de l'Empire ottoman. Les forces militaires se développent et la cavalerie des spahis est créée. De nombreuses mosquées sont construites. Bien qu'illettré lui-même, comme ses prédécesseurs, Murad fait construire de nombreuses écoles de théologie musulmane Cmédressê). «Dans les pays conquis, ces souverains remarquables [Murad et son fils Bayazid] pratiquent la politique de colonisation, y installent les nomades et les paysans des beyliks attirés par les terres fertiles abandonnées de leurs possesseurs. D'autre part, les succès faciles ont fourni de nombreux prisonniers et les enfants chrétiens sont envoyés en Anatolie, convertis à l'Islam,

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réservés pour la culture ou l'armée dans laquelle ils vont former le corps des Janissaires. Des fiefs héréditaires sort l'incomparable cavalerie des spahis. Enfin, les derviches bektachis et les médressés propagent la religion musulmane.»9 f. L'armée des spahis A la différence des Janissaires, les Spahis, mot d'origine persane (sipahi = cavalier), forment, au début, une institution féodale et terrienne, qui fournit à l'armée ottomane sa milice de cavalerie. Concessionnaires de terres domaniales qui leur étaient conférées en fiefs, des officiers devaient y résider et fournir au souverain le service personnel et un nombre de cavaliers proportionné à l'importance du fief. Par la suite, cette institution féodale se transforme et les spahis deviendront des cavaliers simplement recrutés. Dans les provinces lointaines, comme la régence d'Alger, les chefs locaux eurent aussi des milices à cheval qui prirent le nom de spahis.10 g. Politique ottomane dans les Balkans Anarchique et déchirée par les dissensions intestines, l'Europe balkanique et chrétienne offrait moins de résistance que l'Asie anatolienne et musulmane, où plusieurs émirs turcs étaient prêts à arrêter l'avance des Osmanides vers l'Est. Aussi, l'ambition de ces derniers, tournée dès le début vers les Balkans, maintient-elle toujours les sultans de l'autre côté des Détroits. C'est là qu'ils continueront, pendant longtemps encore, à combattre et à manœuvrer pour étendre et consolider leurs positions. «La politique y aida plus les Ottomans que la force des armes. Ils manœuvrèrent habilement parmi les intrigues et les querelles qui divisaient les peuples, les princes et les familles des princes, brouillant les Grecs avec les Bulgares,... se servant d'un Paléologue contre un autre, du clergé orthodoxe contre les L a t i n s , . . . de Gênes contre Venise, de Venise contre la Hongrie, de la Hongrie contre les Serbes et les Bulgares;.. . tout cela, moins finesse subtile qu'activité naturelle, appropriée aux circonstances, d'un groupe d'hommes ardent qui seul, dans un milieu instable et indécis, est stable et continu dans sa conduite, impertubalement.»11 Ainsi s'explique que l'invasion de Tamerlan, qui détruira bientôt la jeune puissance ottomane en Asie Mineure (1402), n'ait pas eu les conséquences qu'elle pouvait comporter. «Si les Ottomans avaient eu à l'Ouest des voisins 9

Clerget, La Turquie, passé et présent, p. 44. C'est à l'imitation de ces corps de cavalerie de la régence d'Alger que seront, plus tard, organisés les régiments français de spahis en Afrique du Nord. Dans l'Inde, des troupes recevront le même nom de cipayes, qui s'applique cependant à un corps d'infanterie. 11 Grenard, op. cit., p. 55, 56. 10

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dangereux et décidés, leur belle aventure aurait peut-être tourné court»,12 après la terrible chevauchée timouride. 5. Bayazîd I, dit Yildirim ou la Foudre (1389—1402). Extension et ruine temporaire de l'Empire ottoman a. Extension et consolidation de l'Empire Avènement de Bayazîd I (1389). - Bayazîd I (Bajazet), dit Yildirîm (la Foudre), fils et successeur de Murad, commence par faire tuer son frère, exemple qui sera suivi par ses successeurs. Dès son avènement, il fait peser, d'une façon plus lourde, sa domination à Byzance et en Serbie. Le tribut est augmenté et des contingents grecs et serbes sont fournis au sultan, pour combattre dans les Balkans à côté des troupes turques. Ayant fait la paix avec les Serbes, Bayazîd épouse la fille de leur souverain et trouve dans leurs soldats des auxiliaires fidèles. Sous son règne, les Serbes composent le plus gros des troupes ottomanes de choc. A Constantinople, une nouvelle mosquée (il en existait déjà trois) est érigée et un tribunal musulman (mehkémê) constitué pour juger les Turcs établis parmi les Byzantins. Bataille de Nicopolis. Bayazîd, maître de l'Europe orientale (1393— 1397). — Bayazîd, qui occupe Trnovo, capitale de la Bulgarie, achève la conquête de ce pays jusqu'au Danube (1393). L'année suivante, la Valachie paie tribut (1394). En 1396, Sigismond, roi de Hongrie, qui avait obtenu le concours du prince de Valachie et celui d'un grand nombre de Croisés français, anglais, italiens qui avaient répondu à l'appel du pape, est écrasé avec ses alliés, par Bayazîd, près de Nicopolis, sur le Danube. Dans cette bataille, les Valaques, au moment critique, abandonnèrent Sigismond et les Croisés, tandis que les Serbes restèrent jusqu'au bout aux côtés du sultan. Exploitant cette victoire, Bayazîd s'avance au-delà du Danube, s'empare de la Bosnie et de la Moldavie et ravage la Styrie (1396). L'année suivante, grâce au clergé grec, il prend possession de la Grèce centrale et occupe la Thessalie, la Locride et la Phocide (1397). La bataille de Nicopolis, «un des plus grands faits de l'histoire», avait scellé la domination ottomane sur l'Europe orientale où le sultan est désormais maître, soit directement soit comme suzerain. L'Europe occidentale, paralysée par ses divisions intérieures, ne sera en mesure que de gêner les progrès des Ottomans, sans pouvoir les arrêter. Constantinople indépendante, mais vassale. — Constantinople, qui ne dominait plus que ses environs immédiats, demeurait indépendante, quoi12

Clerget, op. cit., p .45.

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qu'elle fût déjà alliée, c'est-à-dire pratiquement vassale du sultan. Dès 1391, Bayazîd, qui en préparait la conquête, avait soumis la ville à un blocus qui durait depuis plusieurs années. Les habitants étaient bien résolus à se rendre; leur indépendance est sauvée, bien malgré eux, par une Croisade entreprise par l'Europe occidentale, en 1398 et 1399. Outre le sentiment religieux, le souvenir de Rome et de l'Empire romain, représentés par les empereurs de Byzance, dominait encore l'âme européenne et la dressait contre les infidèles qui menaçaient la capitale du vieil Empire, «symbole de l'auguste institution». «Présidents de la société des peuples chrétiens, les papes s'appliquèrent tenacement à l'œuvre du salut commun.»13 Malgré la guerre de Cent ans, qui immobilisait les souverains de France et d'Angleterre, et le schisme d'Avignon, qui affaiblissait la Papauté, une petite expédition, formée de Français et de Génois, fit échouer l'attaque de Bayazîd contre Constantinople et détruisit la flotte ottomane (1398—1399). Mais ce succès ne pouvait qu'être sans lendemain. Extension territoriale en Asie Mineure. — Pendant que Bayazîd étendait et consolidait sa puissance en Europe, son activité n'était pas moindre en Asie. A Ankara, conquise par son père, il ajouta Kutahié, Ak-Shehr, l'émirat d'Aïdin, celui de Karamanie (Konya), successeur de l'ancien Empire seljûkide de Rûm, Adalia, sur la Méditerranée, Césarée, Siwâs, Samsoun, Kastamouni, Sinope, en bref, la majeure partie de l'Anatolie. Caractère égéo-balkanique de l'Empire de Bayazid. - Dans ses campagnes anatoliennes, Bayazîd était assisté de ses auxiliaires byzantins, serbes, bulgares, valaques. «Les progrès des Ottomans en Asie suivirent la consolidation de leur puissance en Europe, qui seule les rendit possibles en leur donnant les ressources financières et les contingents militaires indispensables.»14 Ainsi, c'est comme souverain occidental et balkanique que Bayazîd apparut en Anatolie turque. De même que l'Empire romain d'Orient était plutôt gréco-égéen que gréco-anatolien, de même l'Empire turc ottoman, centré provisoirement sur Andrinople en attendant son transfert prochain à Constantinople — qui était d'ailleurs pratiquement ottomane —, est plutôt turco-égéen que turco-asiatique. «Dans l'extrême confusion du monde oriental, à l'aube du XlVe siècle, il était invraisemblable que l'empire byzantin, à l'agonie depuis cent ans, pût renaître à la vie, et il l'était davantage qu'il dût une nouvelle et plus vigoureuse existence à la famille d'un Turc, propriétaire de quelques moutons dans un coin de l'Asie Mineure.»15 13 11 15

Grenard, op. cit., p. 60. Grenard, op. cit., p. 59. Grenard, op. cit., p. 38.

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C'est que le nouvel Empire turco-ottoman, axé sur les Détroits, est plutôt l'empire d'une Cité que celui d'une race ou d'une dynastie. La nécessité, imposée par les conditions géographiques, a, dès les origines, poussé l'antique Byzance à créer autour d'elle un vaste et puissant empire: «cela paraissait devoir être le sort éternel de cette ville privilégiée» (Roux). Bien que soumise en fait, Byzance, dont l'indépendance théorique fut, en 1398—1399, momentanément sauvée par la petite Croisade occidentale, est, en 1400, sur le point de se livrer à Bayazîd, lorsqu'un grave danger attire le sultan vers l'Est. Un autre Turc, Tamerlan, venu du Turkestan, fait irruption en Asie Mineure et oblige Bayazîd à courir à sa rencontre. b. Ruine temporaire de l'Empire ottoman (1402—1413) Invasion de l'Anatolie par Tamerlan (1400). — Aux environs de 1400, l'empire de Tamerlan s'étendait de l'Inde jusqu'à l'Arménie, le Kurdistan, la Géorgie, et confinait à celui de Bayazîd. Le conquérant asiatique avait même occupé, en pleine Anatolie, la ville de Siwâs (1400), conquise depuis peu par les Ottomans. Après la prise de Siwâs, Tamerlan, descendant vers le Sud, s'empare de Aïntab, Alep, Damas et Bagdâd, puis revient en Anatolie (1400-1401). Défaite et capture de Byaztd (1402). — La rencontre entre les deux conquérants congénères, «le Turc du vrai Turkestan et le Turc métissé de l'Occident», a lieu au Nord-Est d'Ankara. Une sanglante bataille, que les Turcs appellent «la bataille de Timour» (Timour mouharébessi), se termine par la défaite des Ottomans, dont les contingents anatoliens avaient fait défection (1402). Bayazîd et son fils Moussa tombent aux mains du vainqueur; son fils aîné Suleyman put se sauver, grâce aux Serbes qui couvrirent sa retraite vers la mer (IV, p. 528—531). Après avoir pillé Brousse, enlevé Smyrne aux Chevaliers de Rhodes, reçu l'hommage de l'empereur de Byzance et rétabli dans leurs possessions anatoliennes les émirs turcs dépossédés par Bayazîd, Tamerlan rentre à Samarcande. «Les Ottomans perdirent la plupart de leurs conquêtes asiatiques, qui, postérieures à leurs conquêtes européennes, étaient aussi plus fragiles; leurs troupes asiatiques leur furent infidèles, tandis que leurs troupes européennes, même les chrétiennes et particulièrement les serbes, accomplirent magnifiquement leur devoir militaire.»16 Période d'interrègne (1402—1413). — La défaite d'Ankara, qui rejette les Ottomans hors d'Asie Mineure, ramène leur Empire à son rôle d'Etat égéo-balkanique. Mais cet empire amoindri était, en outre, divisé et livré à l'anarchie; trois des fils de Bayazîd, Suleyman, Mehmed et Isa, qui 19

Grenard, op. cit., p. 66.

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avaient pu s'échapper lors du désastre d'Ankara, se disputaient le pouvoir et recherchaient l'alliance de l'empereur grec. La guerre intestine dura onze ans (1402- 1413). Par un renversement momentané des situations, l'empereur, jusque-là humble vassal, se trouvait l'arbitre des prétendants au sultanat. Au lieu de profiter de cette anarchie pour se débarrasser de la présence de ses turbulents voisins devenus peu redoutables, l'empereur Manuel soutint et fit passer en Europe Mehmed, fils de Bayazîd, qui lui rendit quelques villes sur la Propontide et la mer Noire. Si, à cette époque, un prince balkanique puissant et résolu avait attaqué les Ottomans en état de discorde, leur brillante aventure aurait peutêtre pris fin. Mais les Byzantins étaient en décadence et les autres pays chrétiens empêtrés dans leurs antagonismes.

II. Reconstruction et extension de l'Empire ottoman 1. Mehmed 1 et Murad II (ensemble: 1413-1450) Reconstruction de l'Empire a. Reconquête de l'Asie Mineure par Mehmed I «La défaite d'Ankara ne fut qu'un épisode dans le développement de la puissance ottomane, qu'elle retarda sans l'arrêter» (Grenard). Le corps ottoman était encore assez robuste pour résister à cette défaite et à la crise qui la suivit. Dix ans après leur désastre, les Ottomans allaient pouvoir reprendre leur marche en avant. En 1413, deux des fils de Bayazîd, Suleyman et Mousa, ayant successivement disparu dans la guerre civile, le troisième, Mehmed I (1413— 1421), dit Tchêlébi (seigneur), reste seul sultan. Dans la nomenclature officielle des souverains ottomans, il est enregistré comme le successeur direct de Bayazîd. Il renouvelle son alliance avec l'empereur Manuel, qui l'avait aidé dans sa lutte contre ses frères, et accorde sa bienveillance aux princes et chefs chrétiens vassaux ou voisins. Mehmed, qui reconquiert l'Asie Mineure, brise deux révoltes: l'une, à tendances communistes, organisée par un savant jurisconsulte, BadrEddîne (1416-1417), et l'autre, suscitée par un certain Mustafa (1417), qui se prétendait fils de Bayazîd. En 1418, la flotte ottomane est battue, devant Gallipoli, par celle des Vénitiens, avec lesquels une paix est conclue b. Avènement de Murad II Murad II (1421—1451), fils et successeur de Mehmed I, achève la restauration de l'Empire et ouvre l'ère des grandes conquêtes. A la suite d'un conflit avec le nouveau sultan, l'empereur Manuel, auprès duquel le prétendant Mustafa s'était réfugié en 1417, met celui-ci en liberté et favorise son action. Comme riposte, Murad vient mettre le siège devant Constantinople. Après quelques attaques, les troupes turques se retirent (1422) pour faire face aux incursions de Mustafa qui s'était emparé de Nicée. Marchant contre le rebelle, Murad s'en empare par trahison et le fait pendre. Il reprend Nicée et réannexe les territoires de quelquesuns des émirs anatoliens rétablis par Tamerlan.

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c. Reprise des grandes conquêtes en Europe (1442—1448) En Europe, Murad oblige le Basileus à payer à nouveau le tribut, à se proclamer vassal et à rendre les territoires dont il s'était emparé. H enlève définitivement Salonique aux Vénitiens, soumet la Serbie jusqu'au Danube et réduit au tribut la Grèce, la Valachie, la Serbie occidentale et l'Albanie. Une nouvelle Croisade, entreprise à la suite du concile de Florence (1439), réunit autour de Vladislav, roi de Hongrie et de Pologne, une armée chrétienne, renforcée d'auxiliaires serbes, roumains, albanais et vénitiens, qui envahit les Balkans en 1443. Vainqueur à Nich, les Croisés occupent Sofia; mais ils sont défaits à Varna et à Kossovo. Cependant, le sultan, attaqué en Asie Mineure par le prince turco-seljûkide de Caramanie (Konya), accepte la paix en Europe, avec une trêve de dix ans (1443). L'année suivante, Vladislav, profitant de l'absence des troupes ottomanes occupées en Asie, rompt la trêve. A la tête d'une nouvelle armée croisée, composée de Hongrois, de Transylvains, de Polonais, de mercenaires albanais et bulgares, il reprend le combat. Abandonné par les Serbes, dont le prince traite avec le sultan, son gendre, Vladislav pénètre jusqu'à Varna, où il est battu et tué (1444). En 1445, une autre expédition chrétienne ne dépasse pas le Danube et une dernière, en 1448, est écrasée à Kossovo. Ces campagnes malheureuses sont «la dernière tentative sérieuse de l'Occident chrétien, coalisé pour arrêter la marche victorieuse des Turcs et sauver les restes de l'Empire d'Orient» (Lamouche). 2. Mehmed II, dit Fâteh ou Conquérant (1450-1481), et la prise de Constantinople a. Avènement de Mehmed II Dès son avènement, Mehmed II, fils et successeur de Murad II, décide d'en finir avec la capitale byzantine et son fantôme d'empereur. Agé de 21 ans, intelligent et instruit, homme d'Etat et législateur, mais cruel et fanatique, il commence par faire assassiner le seul frère qui lui restait, un enfant de quelques mois, suivant la coutume qu'il inscrira plus tard dans son code. Pour concentrer ses forces contre la ville si longtemps convoitée par ses prédécesseurs, Mehmed II, dès son avènement, fait la paix avec tous les souverains et princes voisins ou vassaux. Une forteresse (Rouméli Hisar) bâtie sur le Bosphore et une grande flotte qu'il se fait construire, lui permettent de couper le ravitaillement de Constantinople et de la priver des droits de transit et de douane. Muni enfin d'une grosse artillerie, sous la direction d'ingénieurs européens, il entreprend le siège de la ville, le 6 avril 1453.

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b. Constantinople à la veille de sa chute A cette époque, Constantinople, harcelée par les attaques depuis une trentaine d'années, était un petit Etat moribond dont le territoire ne comprenait que la ville et ses environs immédiats. Elle était entourée d'une muraille continue, qui avait contribué jusque-là à la protéger. La population, évaluée à 50.000, était déchirée par des querelles religieuses, d'où le nom de «querelles byzantines». L'empereur Constantin, dans l'espoir d'obtenir des secours de l'Europe, avait accepté la décision du concile de Florence (1439) qui avait décidé l'union des Eglises d'Orient et d'Occident. Mais le peuple et la masse des prêtres et des moines étaient violemment opposés à cette union et semblaient même préférer les Turcs aux Latins. Les Grecs n'avaient pas oublié qu'au cours de la quatrième Croisade (1202), Constantinople, prise et saccagée par les Croisés, devint, pour plus d'un demi-siècle, la capitale d'un Empire latin (IV, p. 481-482). c. Siège de Constantinople

(1453)

Mehmed II avait réuni autour de la ville une armée très nombreuse, évaluée à 200.000 hommes selon les uns, à 100.000 selon d'autres. Dans ce nombre, il y avait plus de chrétiens, et notamment de Serbes, que dans le camp des assiégés. La flotte, évaluée à 350 navires, vint de la mer Noire et de la Marmara mouiller dans le Bosphore. A cette force considérable, l'empereur n'avait à opposer qu'une dizaine de milliers de combattants, dont trois mille Vénitiens et Génois. Une flotte génoise et vénitienne assurait le ravitaillement de la ville assiégée et neutralisait l'action des vaisseaux turcs. L'artillerie turque, au développement de laquelle le sultan avait donné tous ses soins, joua dans ce siège le rôle principal. D'autre part, une partie de la flotte turque, 60 à 70 navires, transportée par terre du Bosphore, vint mouiller dans le fond de la Corne d'Or, derrière les vaisseaux grecs. d. Prise de Constantinople

(1453)

Au bout de deux mois de siège, la ville est emportée (29 mai 1453). Le pillage dura trois jours et trois nuits; plusieurs milliers de personnes périrent dans les massacres ou furent réduits en esclavage. Une partie des habitants réussit à s'enfuir sur des vaisseaux génois et vénitiens. Le troisième jour, Mehmed II, devenu Mehmed Fâteh (Conquérant), entre dans la ville déserte, pour aller prier dans Sainte-Sophie transformée en mosquée. Ce qui restait de l'Empire romain d'Orient, c'est-à-dire sa vieille capitale, disparaît de la carte politique. Le Moyen Age en Europe prend fin et les Temps Modernes commencent.

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«La prise de Constantinople n'a point d'importance réelle. Ce n'est que l'acte de décès d'une personne disparue depuis longtemps et l'acte de naissance d'une puissance déjà grande. Mais cette formalité faisait éclater aux yeux de l'Europe consternée la ruine d'une majesté qui avait semblé éternelle. L'Empire résidait dans sa capitale plus essentiellement qu'aucun des Etats d'aujourd'hui, et, sans elle, les conquérants n'avaient rassemblé que des membres sans visage. Ils étaient maintenant les détenteurs de l'auguste pouvoir issu de Rome. Mohamed II prit soin d'exposer sur la place publique la tête du dernier empereur chrétien, afin de montrer à tous qu'il était désormais le successeur légitime, le seul empereur et basileus .. . Aussitôt après avoir prié à Sainte-Sophie, il appela Gennadios Scholarios, le plus éminent adversaire de l'union des Eglises, et le nomma patriarche à la place de l'unioniste Grigorios. Mohamed II empereur était en même temps chef de l'Eglise comme Justinien.»17 e. Contrecoups de la prise de Constantinople La prise de Constantinople, qui décupla la confiance des Turcs en leur destin, répandit le défaitisme dans les pays orientaux encore indépendants. Ces conditions sont parmi les facteurs qui favoriseront les victoires des Ottomans pendant les années suivantes. L'Europe chrétienne assistera impuissante à la révolution asiatique et anti-européenne qui, installée désormais dans l'antique capitale des Césars, détruira la pensée et les lettres grecques, asservira l'Eglise chrétienne d'Orient et effacera le droit romain, pour lui substituer d'autres règles juridiques et d'autres conceptions philosophiques et religieuses. Cette impuissance de l'Europe à se grouper pour la défense de son patrimoine culturel, menacé à l'Est par l'Asie envahissante, est due, en grande partie, à ses divisions politiques et à son organisation féodale. Cette organisation ne permettait pas aux Etats européens de cette époque de soutenir assez longtemps, avec les ressources et les moyens nécessaires, une opération de grande envergure. Les coutumes et les franchises féodales faisaient obstacle à l'action de ces Etats. f . Mehmed II, maître de l'Europe orientale et de l'Asie Mineure Après la prise de Constantinople, Mehmed II passera le restant de son règne (28 ans) à guerroyer contre ses différents voisins. Il donnera à ses possessions européennes leurs limites naturelles: la Save et le Danube. A l'intérieur de ces frontières, tous les territoires seront soumis à son pouvoir immédiat. Au-delà, sa suzeraineté est imposée aux principautés de Valachie et de Moldavie (Roumanie moderne) et au Khanat mongol de Crimée. 17

Grenard, op. cit., p. 71.

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Cette hégémonie ottomane en Europe orientale subsistera, en grande partie, jusqu'en 1878. En Asie, Mehmed achève la conquête de l'Anatolie. L'Empire grec de Trébizonde, étroite lisière de côte possédée par une branche de la dynastie grecque des Comnènes, est détruit. En Anatolie centrale, l'émirat de Karamanie (Konya), domaine des derniers princes turco-seljûkides d'Asie Mineure, qui avaient toujours pactisé avec les Chrétiens d'Europe, les Turcs de Perse et les Mamluks d'Egypte contre les Ottomans, est détruit et annexé à l'Empire de ces derniers. g. La personnalité de Mehmed II

La personnalité de Mehmed II a été représentée, par les hommes de son époque, sous des aspects divers, voire contradictoires, suivant que les témoignages sont occidentaux ou ottomans. Pour les Occidentaux, Mehmed II est un tyran oriental, un être fanatique et sanguinaire, un ennemi des chrétiens, un tueur d'hommes, un dévastateur de pays. Pour les Ottomans, par contre, Mehmed le Conquérant est le plus grand de tous leurs sultans, une personnalité exceptionnelle dans leur histoire. En réalité, Mehmed II est à compter parmi les personnalités les plus puissantes du Moyen Age. D'une ambition sans bornes, il voulait, à l'imitation de Jules César et d'Alexandre, fonder une monarchie universelle qu'il dirigerait de Constantinople. Désireux de connaître les conceptions religieuses de tous ses sujets, il s'était fait initier aux dogmes chrétiens, aux doctrines chiites et aux idées des libres penseurs, tout en faisant respecter, en qualité de chef de l'Etat, la doctrine de l'Islâm sunnite à laquelle les Ottomans avaient adhéré. «La tolérance de Mehmed le Conquérant se manifeste clairement dans toutes les mesures gouvernementales qu'il prit. . . . Sa comprehénsion et sa tolérance en matière religieuse... semblent étroitement liées à sa propre liberté de croyance, à son attitude religieuse débarrassée de tous liens rigides. . . . Alors que le monde chrétien brûlait ses hérétiques, sous le signe du Croissant chacun avait le droit de vivre selon sa croyance . . . (Si) le fait que Mehmed II ne répugnait pas à effacer des vies humaines par milliers, quand l'envie lui en prenait ou que le bien de l'Etat semblait l'exiger,... on trouvera facilement, non seulement dans l'histoire du XVe siècle (notamment parmi les potentats des cités italiennes) mais aussi aux époques ultérieures, quantité de personnages semblables à Mehmed II.»18

18

F. Babinger. Mahomet

II le Conquérant

et son temps, p. 502, 503 et 516.

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3. Bayazid II (1481-1512), dit Véli (Saint), et son frère révolté Djem Le règne de Bayazid II, fils et successeur de Mehmed II le Conquérant, n'apportera à l'Empire ottoman aucun accroissement de gloire ou de puissance. La pondération de Bayazîd II, dit Véli (le Saint), est due tant à son caractère qu'à sa crainte de son frère Djem (1459—1495), connu en Europe sous le nom de prince Zizim. Actif, ambitieux et populaire, Djem s'était soulevé contre Bayazid et occupé Brousse. Battu, il s'était réfugié d'abord chez les sultans mamluks du Caire, puis successivement auprès du grand-maître des Chevaliers de Rhodes, en France, à Rome et enfin à Naples où il trouva une mort mystérieuse. En lui donnant asile et en soutenant ses prétentions, les souverains européens voulaient s'en servir pour menacer Bayazid. Mehmed II le Conquérant avait codifié la législation ottomane dans son Kanûn Namé (Livre des Lois), dont les dispositions subsisteront, en grande partie, jusqu'au commencement du XIXe siècle. Son successeur Bayazîd encouragea les arts et les lettres, ainsi que les œuvres de piété et de bienfaisance. Il fit construire plusieurs mosquées et écoles (médressés). En 1512, Bayazîd abdique devant une insurrection des Janissaires, suscitée par son fils cadet Sélim.

4. La carte politique du monde proche-oriental au début du XVIe siècle A la chute de Bayazîd II (1512), la carte politique du Proche-Orient est partagée entre trois grandes puissances islamiques: l'Empire des sultans mamluks d'Egypte, l'Empire des shâhs safavides de Perse, et l'Empire turco-anatolien des sultans ottomans, axé sur Constantinople.19 Les Empires égyptien et ottoman sont de confession sunnite et celui de Perse, chiite. Tous les trois sont dominés et dirigés par des dynasties d'origine asiatique. a. L'Empire perse des Safavides Nous avons vu que, vers 1512, l'Empire égyptien mamluk est en pleine décadence et que, depuis 1502, une dynastie nationale iranienne, celle des Safavides, a remplacé en Perse la dynastie turco-timouride (IV, p. 538—543). Rappelons que la dynastie des Safavides, dont le pouvoir se maintiendra 19 Les Turcs ottomans appelaient Constantinople Stambûl ou Stanbûl, actuellement Istanbûl, nom d'origine grecque (eis tèn poliri), qui signifie: «dans la ville».

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pendant près de deux siècles, tire son nom de celui du fondateur de la famille, Cheikh Safiouddine, qui rattachait son origine à Moussa Kazem, septième imâm chiite. Bien qu'iraniens, les Safavides dominaient le pays avec l'appui de sept tribus turques qui les portèrent au pouvoir. En 1510, leur vaste empire, qui comprend, avec l'Iran, Diarbékir, Mossûl et Bagdâd, s'étend de l'Euphrate à l'Oxus ou Amou-Daria, dans l'Asie Centrale. La nouvelle dynastie, qui rattache son origine et sa doctrine religieuse à Ali, gendre du Prophète, apporta, comme moyen de gouvernement, le dogme du chiisme et celui de la succession légitime de l'imamat (califat), par la descendance d'Ali. Religion de la Perse Safavide, le chiisme classique ou modéré (IV, p. 211—214), «celui des douze Imams, offre encore aujourd'hui un corps compact de populations professant cette croyance, et cette agglomération, c'est la Perse qui la fournit» (Cl. Huart). b. L'Empire des Ottomans, vers 1512 A l'exemple des grands empereurs de Byzance, auxquels ils ont succédé, les sultans ottomans, maîtres des Balkans, de l'Egée et de l'Asie Mineure, orienteront leur politique et leur expansion, à partir de 1512, tantôt vers l'Europe et tantôt vers l'Asie. Mehmed II le Conquérant et ses prédécesseurs s'occupèrent principalement de la péninsule balkanique et accessoirement de l'Asie Mineure. Dès son avènement, le sultan Sélim I, grand lecteur d'Alexandre, se tournera vers l'Asie. «Il devait avant tout assurer dans le monde musulman le prestige du nouvel empire. Il ne suffisait pas d'avoir remplacé les Césars de Rome, dont une longue décadence avait effacé la gloire. Deux princes le dominaient dans l'estime des croyants: le sultan par excellence (celui des Mamluks), maître de l'Egypte, de la Syrie et de l'Arabie, détenteur des lieux saints de l'Islam, la Mecque, Médine, Jérusalem, patron d'un descendant des Abbassides qui jouait à sa cour le rôle de vicaire du Prophète; et l'autre, le roi des rois (le Safavide de Perse), qui venait de reconstituer, plus solidement que Tamerlan et qu'Ouzoum Hassan, l'antique monarchie des Sassanides et qui dressait l'orgueil d'un Sapor et d'un Chosroès en face d'une Rome de contrefaçon et de mascarade.»20 5. Naissance de la Russie comme entité politique indépendante En outre, «un événement considérable pour le monde turc en général et pour l'empire ottoman en particulier date du XVe siècle: c'est la naissance de la Russie moderne, délivrée du joug mongol, organisée principale20

Grenard, op. cit., p. 78, 79.

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ment en Moscovie par Ivan III, «le rassembleur de terre russe». Cet empire qui se levait au nord des Turcs devait être (avec l'empire autrichien) leur ennemi le plus acharné et la cause apparente de leur ruine.»21 Nous avons vu (IV, p. 528) que la grande bénéficiaire des chevauchées de Tamerlan à travers l'Eurasie (1395—1400) fut la Russie. En détruisant, sans le remplacer, l'Empire mongol du Kipchak, dans la Russie méridionale (1396), le conquérant timouride permit aux Russes de s'affranchir de leurs dominateurs mongols. Dès la prise de Constantinople par les Ottomans (1453), Moscou se posa en héritière de Byzance. Ivan III, grand-prince de Moscou (1440— 1505), réunit sous son autorité les diverses principautés de la Russie du Nord et du Nord-Est et mit fin à la suzeraineté mongole (1480). Marié à la nièce du dernier empereur byzantin, il se considérait comme l'héritier de celui-ci, se para du titre de «tsar (César) de toute la Russie», adopta les insignes impériaux, ouvrit la Russie aux premières influences culturelles et fit de Moscou la «troisième Rome» ou «seconde Byzance» et la capitale de la Chrétienté. Ainsi, un nouvel empire chrétien, eurasiatique et continental, qui s'élabore encore au Nord de l'Empire ottoman, tend déjà à déboucher sur les mers du Sud et entrera bientôt en lice, contre les Ottomans, dans le monde proche-oriental.

21

Roux, op. cit., p. 91, 92.

c Avènement du grand Empire ottoman : conquête de l'Orient arabe et de la Hongrie. Période d'apogée et signes de décadence (1512-1617)

I. Apogée de la puissance ottomane. Conquête de l'Orient arabe et de la Hongrie 1. Sélim I (1512-1520), dit Yavuz (le Cruel), maître de l'Orient arabe et calife du Prophète a. Sélim Intelligent et lettré, Sélim I, fils et successeur de Bayazîd II, était violent et cruel. Dès son avènement, il fait massacrer ses frères et ses neveux. Sous les moindres prétextes, les gens de son entourage, même les hauts dignitaires, étaient mis à mort sur ses ordres. Ambitieux, il cherchera, par les conquêtes, à surpasser ses grands prédécesseurs. Aussi, doublera-t-il la superficie de l'Empire en portant ses frontières jusqu'au cœur de la Perse, à l'Est, et aux cataractes du Nil, au Sud. Il y incorporera les vastes régions de l'Orient arabe et sera le premier souverain non arabe qui portera les titres et exercera les fonctions de calife du Prophète et de «prince des Croyants». Les conquêtes de Sélim I marquent l'avènement du grand Empire ottoman. Le voisinage des Empires de Perse et d'Egypte qui, avec celui des Ottomans, se partageaient la domination du Proche-Orient islamique, poussait Sélim vers l'Asie. D'autre part, Persans et Mamluks menaçaient les frontières ottomanes orientales, où une action militaire contre les Mamluks avait déjà été engagée sous le règne du sultan Bayazîd II. Pour se consacrer entièrement à sa campagne en Asie, Sélim commence par s'assurer la paix en Europe, en concluant des accords avec la Moldavie, la Valachie, la Hongrie, la Moscovie et Venise. b. Invasion de la Perse. Annexion de la Haute Mésopotamie (1514) C'est la Perse qui est le premier objectif du sultan. Cette monarchie chiite avait attiré la colère de Sélim I, en accueillant un neveu de ce dernier, qui s'était réfugié chez elle, et en poussant à la révolte les populations chiites de l'Anatolie ottomane. Défenseur de la doctrine sunnite, Sélim I fit massacrer 40.000 Chiites de ses sujets. En 1514, dans une grande bataille à Tchaldirân, en Asie Mineure, la puissante artillerie ottomane eut raison de la belle cavalerie persane. Vainqueur de Shâh Ismaü, Sélim I, qui entre à Tabriz, résidence du monarque persan (IV, p. 543), est obligé de l'évacuer. Il réussit toutefois à garder le Kurdistan, la Mésopotamie septentrionale, avec Mossûl, ainsi que Diar-

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békir et Mardîn, et rentre à Constantinople apportant avec lui, comme trophée, le trône orné de perles du souverain vaincu. c. Défaite des Mamluks à Marj Dabek. Conquête de la Syrie et de l'Egypte (1516-1517) Tranquille du côté de la Perse vaincue, Sélim I se tourne vers l'Empire mamluk, dont la présence en Syrie-Nord constituait une menace pour le Kurdistan et la Haute Mésopotamie, nouvellement annexés. D'autre part, les deux grands souverains sunnites, l'Ottoman et le Mamluk, se posaient en protecteurs de l'Islâm, en rivalisant de sollicitude pour le pèlerinage des villes saintes: La Mecque et Médine. L'alliance du sultan mamluk avec la Perse est le prétexte de la guerre. Malgré l'effort que la campagne de Perse venait de lui demander, Sélim envahit la Syrie-Nord en 1516. Grâce à la puissance de son artillerie, dont les Egyptiens étaient presque dépourvus, il bat à Marj Dabek, au nord d'Alep, les troupes mamluks commandées par le vieux sultan Gauri, qui est tué dans la bataille (1516). Après avoir conquis Alep, Hama, Damas, Jérusalem, l'armée ottomane traverse le désert de Sinaï; une bataille décisive livrée à Raidania, non loin du Caire, ouvre l'Egypte au vainqueur (1517). La résistance opiniâtre et courageuse de Touman-bey, dernier sultan mamluk, est suivie de terribles massacres. Sélim I, devenu le Conquérant, reçoit, au Caire, le shérif de La Mecque, venu lui présenter l'hommage de la ville sainte de l'Islâm (IV, p. 543—546). d. Liquidation de l'Empire égyptien mamluk Supprimant le sultanat mamluk d'Egypte, Sélim annexe ce pays à son Empire. Il laisse cependant l'administration de la nouvelle province aux émirs mamluks qui la gouvernaient, sous la surveillance d'un pasha ottoman, représentant du nouveau maître qui réside à Constantinople. Ces arrangements terminés, le vainqueur quitte l'Egypte (1517), emmenant avec lui le dernier calife abbâsside, calife fantôme, dont la résidence, depuis la suppression du Califat de Bagdâd par les Mongols au Xffle siècle, était Le Caire, aux côtés des sultans mamluks, souverains temporels. e. Sélim I, calife du Prophète arabe (1517) Sélim se fait céder, par le calife prisonnier, les droits de ce dernier au Califat de l'Islâm (1517). «Il s'intitula en conséquence Khalife du prophète de Dieu et émir oul-mouminin (commandeur des croyants). Cette transmission de pouvoirs était sans valeur en droit musulman sunnite. Ni l'un n'était habile à céder, ni l'autre à recevoir. Le Khalife doit appartenir à

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la tribu arabe des Koreïchites; cette condition excluait le sultan ottoman. Il doit être un prince puissant et être désigné par l'élection, non par l'hérédité; ces deux conditions excluaient les Abbassides du Caire. Mais une affirmation prolongée et non contestée crée le droit.. . Quoi qu'il en fût, il (Sélim) acquérait le prestige d'un grand nom, déchu depuis longtemps et jamais oublié. Le seul fait de le relever lui méritait la reconnaissance et la révérence des peuples de l'Islam.»1 f . Souveraineté universelle de la dynastie ottomane Par la conquête de la Syrie et de l'Egypte, Sélim avait accru, d'une façon considérable, la superficie de son Empire et le nombre de ses sujets. Cet Empire s'étend désormais sur les trois parties du vieux monde (Europe, Asie, Afrique). En outre, le sultan ottoman avait acquis une situation prépondérante dans l'Islâm, grâce aux nouveaux titres islamiques: «calife», «prince des croyants», et «serviteur des deux villes saintes» (Khadem el Haramain). La fonction de protection de La Mecque et de Médine était jusque-là assumée par le sultan mamluk d'Egypte. Ces événements constituent, dans l'évolution de l'Empire ottoman, les faits historiques les plus considérables par leur ampleur et leurs répercussions. La date de 1517 «est extrêmement importante, parce qu'elle marque le début de la souveraineté universelle de la dynastie ottomane et la charge d'un poids (celui du Khalifat) qui finira par l'écraser. Redisons que le titre khalifal fera oublier aux Ottomans le titre Sultanal, qui aurait dû leur suffire et qui aurait certainement alors pu laisser aux Turcs l'importance qu'ils avaient acquise.»2 A partir de 1517, l'Empire ottoman prendra exactement la place qu'avaient occupée, avant 640, les Empires romain et byzantin. «Mais au lieu que celui-ci était le boulevard de l'Europe, il représentait contre elle l'avantgarde offensive des masses asiatiques» (Grenard). g. Ottomans et Persans, germes de conflits En dépit de son origine asiatique, l'Empire ottoman, qui continuait l'Empire romain d'Orient et en occupait géographiquement la place, était à cette date, comme ses prédécesseurs gréco-égéens et anatoliens, le champion de l'Occident contre l'Iran asiatique. Comme aux époques macédonienne, grecque, romaine et byzantine, l'Asie continentale, au XVIe siècle, est représentée par la Perse, qui dominait et fermait le plateau iranien, seule route terrestre vers l'Asie Centrale et Orientale. Malgré sa victoire totale remportée contre les Perses à Tchaldirân (1514), le sultan 1 2

Grenard, op. cit., p. 80, 81. Roux, op. cit., p. 93.

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ottoman ne put guère soumettre la Perse à son joug. «Jusqu'à la veille de l'époque contemporaine, Persans et Turcs se battront pour la domination en Irak et en Azerbaïdjan» (Roux), comme jadis Gréco-Macédoniens, Romains et Byzantins s'étaient battus, dans ces mêmes parages, contre les Perses Achéménides, les Parthes Arsacides et les Perses Sassânides. «Avec l'entrée en jeu de la Perse nous voyons s'esquisser la carte du monde anti-turc. Elle est d'ailleurs simple et naturelle: les Turcs ont comme ennemis leurs voisins qu'ils n'ont pas asservis: au Nord les Russes, à l'Est les Persans, à l'Ouest les Autrichiens et les Hongrois.»3

2. Suleyman I, le Législateur (1550-1566). Conquête de Rhodes et de la Hongrie. Apogée de la puissance ottomane Au sultan Sélim le Conquérant succède son fils Suleyman (Soliman), surnommé «le Législateur» (Al-Kanûni) par les Turcs, et «le Magnifique», par les Occidentaux. Peu porté à la guerre, il la fera cependant sans trêve, pour occuper ses troupes et consolider ses frontières. Il achèvera, par la prise de Bagdâd, la conquête de l'Orient arabe et portera les frontières occidentales de l'Empire ottoman jusqu'aux points extrêmes qu'elles aient jamais atteints en Europe orientale. Sous le long règne de Suleyman, l'Empire ottoman réalisera son maximum d'étendue, dans les trois parties du vieux monde, et connaîtra, en même temps que son apogée, sa grande période de gloire, de puissance et de grandeur. a. Siège et prise de Rhodes (1522) A l'avènement de Suleyman, Rhodes, qui formait alors un Etat chrétien gouverné par les Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, constituait, au milieu de la mer Egée, un danger pour la marine et le commerce ottomans. Elle offrait un refuge aux corsaires chrétiens de toutes nationalités, qui parcouraient les mers avoisinantes. Aussi, dès le règne du sultan Sélim, de grands efforts avaient-ils été consacrés au développement de la marine ottomane, qui acquerra, sous Suleyman, une réelle puissance. Un an après son arrivée au pouvoir, Suleyman s'allie avec Venise (1521) et, profitant de la lutte entre Charles-Quint, empereur du Saint Empire romain germanique, et François 1er, roi de France, qui rendait difficile une intervention européenne, il assiège Rhodes avec 300 vaisseaux et une nombreuse armée. Après plusieurs assauts et une résistance héroïque, les Chevaliers de l'Ordre, aidés par des soldats aguerris, presque tous » Roux, op. cit., p. 93, 94.

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Grecs, capitulent (1522). Evacuant Rhodes, les Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem se transportent à Malte, dont Charles-Quint leur concède la souveraineté, et deviendront, après cette date (1522), les Chevaliers de Malte. Ils continueront à combattre les corsaires turcs dans la Méditerranée et demeureront, dans leur nouveau domaine, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. b. Conquête de la Hongrie (1522—1526). Jean Zapoyla, roi vassal du sultan En 1521, les Ottomans occupent Belgrade, avec la complicité de la population serbe qui haïssait ses maîtres hongrois. En 1522, ils envahissent la Valachie, déchirée par des troubles intérieurs. Après trois ans de guerre continue et des alternatives de succès et d'échecs, la campagne décisive contre les Hongrois s'ouvre par la bataille de Mohacs, en Yougoslavie, où le roi Louis II de Hongrie est battu et tué (1526). «La bataille de Mohacs est le plus triste épisode de l'histoire hongroise. Non seulement elle inaugure une domination turque qui durera un siècle et demi, mais elle marque la fin de l'indépendance complète de la Hongrie qui ne sera délivrée du joug ottoman que pour devenir le domaine d'une dynastie étrangère»,4 la dynastie allemande des Habsbourgs d'Autriche. Après la bataille de Mohacs, Suleyman s'avance sans résistance jusqu'à Buda-Pesth, où Jean Zapoyla, noble hongrois, est installé comme roi vassal (1526). Ces arrangements terminés, le sultan se retire après avoir effroyablement ravagé le pays et emmené des milliers d'esclaves. Suivant Hammer, les Hongrois ont perdu, au cours de cette campagne, 200.000 personnes, entre combattants et habitants massacrés. c. Siège de Vienne (1529) Des contestations pour la couronne de Hongrie entre Jean Zapoyla, nommé par Suleyman, et Ferdinand d'Autriche, frère de Charles-Quint, amènent le sultan jusque sous les murs de Vienne. L'héroïque défense de la ville et la mauvaise saison obligent les Ottomans, après quinze jours de combats, à lever le siège (1529). En 1533, une paix est conclue, qui permit au sultan de se tourner contre la Perse, à laquelle il voulait enlever Bagdâd. d. Guerre avec le Perse (1534) Après sa défaite à Tchaldirân (1514), Shah Ismaïl, qui reconquit la Géorgie (1519), mourut en 1524, laissant le trône à son fils Thamasp quin'avait que dix ans. Jusqu'à 1532, les Persans entreprennent des combats conti4

Lamouche, op. cit., p. 96.

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nuels contre les Turcs Euzbergs de l'Est et les tribus turques et kurdes du Nord et de l'Ouest. En 1534, la guerre éclate entre les Ottomans et les Persans. Le sultan Suleyman envahit l'Azerbeijan et le Kurdistan, s'empare de Tabriz et entre sans coup férir à Bagdâd (1534). Mais ces conquêtes n'eurent pas de durée; dès le départ des troupes ottomanes, les Persans réoccupèrent les provinces qu'ils avaient évacuées. e. Entente franco-ottomane (1535) La guerre continuelle qui, pendant tout le règne de Suleyman, a opposé Ottomans et Allemands, eut pour conséquence un rapprochement entre le sultan et le roi de France François 1er, adversaire de l'empereur allemand Charles-Quint. C'est sur le terrain économique que les résultats de l'entente franco-ottomane furent plus importants et surtout plus durables. Sur le terrain politique, cette entente assura aux Ottomans la conquête de Tunis et d'Alger (1535), et à la France la prise de Nice (1543), conquise par les flottes conjuguées des Français et des Ottomans. f. Octroi des Capitulations (7535) Le pacte commercial franco-ottoman conclu en 1535 restera valable et en vigueur jusqu'au début du XXe siècle. On le désigne sous le nom de Capitulations, mot dont l'étymologie et le caractère ne sont pas exactement définis. On entend par ce terme les traités qui garantissaient aux sujets des nations chrétiennes résidant dans les pays hors chrétienté, spécialement dans les pays musulmans, le droit d'être soustraits à l'action des autorités locales et de relever de leurs autorités nationales, représentées par leurs agents diplomatiques ou consulaires. Malgré les privilèges dont semblent bénéficier les chrétiens étrangers, on doit cependant reconnaître qu'ils ne représentaient, de la part du sultan, omnipotent à cette époque, qu'une question mesquine, une concession gracieuse toujours révocable. En fait, la décadence des successeurs de Suleyman ne leur permettra guère de rétracter ou de modifier des concessions qui deviendront une restriction réelle à la souveraineté ottomane. «L'exterritorialité accordée aux sujets français, et plus tard aux autres Européens, en matière judiciaire, s'explique très bien par le caractère tout spécial de la législation ottomane, basée sur le Coran, et qui, tout au moins en matière civile, ne pouvait pas s'appliquer aux chrétiens. Même les sujets ottomans non musulmans étaient, dans bien des cas, justiciables de leurs chefs religieux. Dans la suite, les puissances occidentales arrivèrent à beaucoup étendre les privilèges que leur conféraient les capitulations, notamment en matière d'impôts, de douane, etc., et à faire de stipulations,

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basées à l'origine sur le principe de la réciprocité, des liens qui entravaient la liberté économique de la Turquie.»5 g. Annexion de la Hongrie (.1541) En 1541, Suleyman reprend la guerre contre l'Autriche. Annexant la Hongrie jusqu'à Bude, il installe, dans cette ville, une garnison ottomane et un Pasha comme gouverneur. «L'occupation, à titre définitif, de Bude, dont la principale église fut transformée en mosquée, était à la fois une humiliation et une menace pour les puissances chrétiennes. Aussi semblèrent-elles, cette fois, disposées à s'unir pour s'opposer à la marche victorieuse des Turcs vers l'Ouest.»« h. Guerres continues contre les Allemands d'Autriche (1541—1568) De 1541 à 1568, la guerre est presque continue entre les princes de l'Empire germanique et les Ottomans. En 1568, une paix conclue pour huit ans maintient le statu quo territorial; l'archiduc Maximilien d'Autriche, fils et successeur de Ferdinand, roi de Hongrie, s'engage à continuer le paiement du tribut annuel. Pendant ce temps, Suleyman avait pris Van, entrepris des opérations contre la Perse et annexé la Transylvanie (1552). i. Gouvernement intérieur de Suleyman Dans le gouvernement intérieur, Suleyman se distingue par son amour de la justice. L'administration est régulière et centralisée. Les forces militaires, qui s'étaient développées, étaient bien pourvues en matériel et surtout en artillerie. La marine, dont les bâtiments étaient nombreux et bien armés, devait sa puissance au concours des pirates, dont les grands chefs devenaient amiraux du sultan. Suleyman protégea les écrivains et les poètes et enrichit Constantinople de belles mosquées, d'aqueducs, de fontaines, de fondations pieuses. /. Apogée de l'Empire ottoman sous Suleyman A la mort de Suleyman (1566), l'Empire ottoman, plus vaste que celui de Justinien, est au maximum de sa puissance et de son étendue. Outre l'Anatolie, les Balkans, la Hongrie, la Mésopotamie, la Syrie, la Palestine, l'Arabie, l'Egypte, il comprenait, grâce aux exploits des corsaires turcs, Tripoli, Tunis et Alger. La mer Egée et la Méditerranée orientale étaient s

Lamouche, op. cit., p. 110. • Lamouche, op. cit., p. 99.

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devenues un lac ottoman, ainsi que la mer Noire, dont le littoral septentrional, domaine des Khans mongols de Crimée, reconnaissait la suzeraineté du sultan. Plus particulièrement dans l'Orient arabe, «les Ottomans possédaient désormais, avec toutes les villes saintes de l'Islam, La Mecque, Médine, Jérusalem, toutes ses capitales historiques, Damas, Le Caire, Baghdad. Et celle-ci étant l'héritière de Ctésiphon, le petit-fils du pâtre d'Asie Mineure occupait à la fois (outre le trône des califes du Prophète) le siège des Sassanides et celui des Césars.»7 Par surcroît, l'empire atteint un niveau culturel très élevé. De multiples preuves nous en sont fournies par le développement des sciences et du droit, par la floraison des œuvres littéraires en arabe, en persan et en turc, par les monuments contemporains d'Istamboul, de Boursa et d'Edirné (Andrinople), par la prospérité des industries de luxe, la vie fastueuse de la cour et des hauts fonctionnaires, enfin par la tolérance religieuse. Toutes les influences se mêlent — turques, byzantines, italiennes notamment — et contribuent à faire, de cette époque, l'époque la plus brillante des Ottomans.»8 Point culminant de la puissance ottomane, le règne de Suleyman en prépare le déclin.

7 8

Grenard, op. cit., p. 81. Clerget, op. cit., p. 47.

II. Arrêt de la puissance ottomane. Anarchie et querelles dans l'Orient arabe 1. Germes de décadence Après la mort de Suleyman le Législateur (1566), commence le déclin ottoman. Comme tous les grands empires qui se forgent rapidement et par les armes, celui des Ottomans était «très vulnérable par la longueur de ses frontières, par sa trop grande superficie et par la diversité ethnique et religieuse des peuples qui le composaient».9 Ce vaste Empire disparate ne pouvait se maintenir que par la persistance des deux éléments qui avaient fait sa grandeur: les mérites des souverains qui le gouvernent et l'efficacité de son armée. Or, après Suleyman, ces deux éléments commencent à être atteints. Les sultans, qui prendront l'habitude de s'isoler, ignoreront de plus en plus le monde extérieur. Livrés aux intrigues du palais et du harem, n'ayant plus le goût de diriger euxmêmes les affaires, ils laisseront les charges du pouvoir au grand-vizir et confieront le commandement des troupes à des généraux souvent incapables ou vénaux. La succession au trône deviendra incertaine et dépendra des caprices des Janissaires. «De 1566, année de la mort de Suleïman, jusqu'en 1787, avènement de Sélim I I I . . . qui inaugurera l'ère des réformes, nous comptons dix-sept sultans, dont trois seulement... montrent de réelles qualités de gouvernement, parfois obscurcies par une cruauté extraordinaire.»10 Quant à «l'armée, autrefois rigoureusement recrutée par le devchirmé, (elle) était devenue accessible à des gens de toute origine qui achetaient des grades et transformaient les janissaires en une milice peu sûre et indisciplinée. Les soldats s'embourgeoisaient, acquéraient des propriétés, avaient des métiers sans rapport avec celui de la guerre, se mariaient et gardaient leur place à leurs enfants.»11 Aussi, dès 1600, la force d'expansion ottomane deviendra-t-elle «hésitante et indolente», et, un siècle plus tard, apparaîtront les symptômes de la véritable décadence.

• Roux, op. cit., p. 97. 14 Lamouche, op. cit., p. 117, 118. 11 Roux, op. cit., p. 98.

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2. L'Empire ottoman, l'Autriche, Venise et la Perse La période qui s'ouvre avec la mort de Suleyman est dominée par la lutte séculaire des Ottomans contre la Maison d'Autriche, qui veut reprendre ses anciennes possessions hongroises, et contre la République de Venise, qui dominait sur la mer. a. Paix avec l'Autriche Sélim II, l'Ivrogne ou l'Idiot (1566—1574), fils et successeur de Suleyman, est un souverain débauché. Sous son règne, l'Empire est gouverné par une personnalité de premier plan, le grand-vizir Sokolli (1565-1579). En 1568, un traité de paix pour huit ans est conclu avec l'empereur Maximilien II d'Autriche, qui, maître de la Valachie, de la Moldavie et de la Transylvanie, reconnaît la suzeraineté ottomane sur ces pays, en remettant au sultan une somme d'argent annuelle. b. Guerre avec Venise. Conquête de Chypre (2570) Tranquille du côté de l'Autriche, le sultan se tourne vers la seconde puissance adverse en Europe, la République de Venise, dont les possessions en Albanie et en Morée et surtout les îles de Chypre et de Crète, constituaient un danger sérieux pour la marine ottomane. En 1570, une flotte turque s'empare de Chypre, après une résistance de onze mois. c. Désastre maritime à Lépante (1571) Voulant prendre sa revanche, Venise réussit à former, avec le Pape et le roi d'Espagne, une ligue qui réunit près de 300 navires, sous le commandement de don Juan d'Autriche, frère du roi d'Espagne (1571). La flotte ottomane, à laquelle s'était joint un grand chef corsaire, était de force presque égale. A Lépante où la bataille a heu, les navires turcs, sauf une trentaine qui réussit à s'enfuir, sont pris ou coulés et l'amiral ottoman tué pendant le combat (1571). C'est cette victoire, dite de Lépante, que certains historiens occidentaux considèrent comme un événement capital, qui aurait arrêté définitivement la marche triomphante de la puissance ottomane en Europe. En réalité, le manque d'entente entre les alliés chrétiens les empêcha d'exploiter leur victoire; et lorsque Venise se décida à la paix, elle confirma la cession de Chypre au sultan (1573). «La destruction de la flotte turque à Lépante, en octobre 1571, par les

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flottes coalisées de Venise, de l'Espagne et de la Papauté, n'ébranla pas la Turquie et n'eut certes pas l'importance qu'une chrétienté délirante de joie voulut bien lui accorder. La meilleure preuve en est que, deux ans après, Venise était obligée de renoncer une fois de plus à la lutte et que Sokolli avait reconstruit sa flotte. Il est pourtant vrai que les premiers signes de décadence du corps des Janaissaires commençaient à se manifester, mais nul alors ne pouvait s'en rendre compte. La Turquie de Sélim II, après Lépante, continua à dominer en Méditerranée, à piller les côtes des pays chrétiens, à gêner le commerce espagnol et vénitien.»12 d. Prise de Tunis (.1574) et guerre contre la Perse (1590) En 1574, l'amiral de la flotte ottomane, ancien chef corsaire, chasse les Espagnols de Tunis qu'ils venaient d'occuper et y rétablit la domination du sultan. Sous Murad III ( (1574—1596), successeur de Sélim II, et sous son successeur Ahmed I (1596—1617), la décadence intérieure s'accroît. Cependant, et porté en quelque sorte par la vitesse acquise, l'Empire continue à remporter des victoires extérieures. En 1590, une guerre victorieuse contre la Perse donne au sultan la Géorgie, le Chrivan, le Louristan, avec la ville de Tabriz. e. Guerre contre l'Autriche

(1595-1600)

Une insurrection des Janissaires, qui obtiennent satisfaction (1594), leur révèle l'étendue de leur pouvoir. A partir de ce moment, la désorganisation et les révoltes intérieures commenceront à apparaître. Pour occuper les troupes, on reprend la guerre contre l'Autriche, où l'on n'éprouve d'abord que des revers (1595). L'année suivante, les Impériaux (Allemands et Hongrois) subissent une grave défaite à Keresztes (1596). Mais en 1599, Michel, prince de Valachie, allié à ceux de Moldavie et de Transylvanie, bat les Ottomans et réunit sous son sceptre les trois pays roumains. En 1600, la révolte de Bocstai, prince de Transylvanie, contre les Habsbourgs, permet aux Turcs de récupérer les places perdues. f . Guerre contre la Perse (1603—1605) En 1603, Shâh Abbâs, souverain de Perse, encouragé par les monarques d'Europe, reprend Tabriz que les Ottomans avaient occupée en 1590. Les " Roux, op. cit., p. 96, 97.

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Chiites d'Asie Mineure, excités par leurs coreligionnaires de Perse, se soulèvent de toutes parts contre le sultan.

3. Déclin de la puissance ottomane a. Paix avec l'Autriche (1606) Menacés à la fois à l'Est et à l'Ouest, les Ottomans s'empressent de mettre fin à la guerre qui traînait depuis onze ans contre l'Autriche. En 1606, un traité de paix conclu entre le sultan Ahmed I et l'empereur Rodolphe II, signé à Sitvatorok, maintient le statu quo en Hongrie et reconnaît le titre impérial au souverain Habsbourg, qui était jusque-là, pour le sultan, «le roi de Vienne». «Ce traité n'apportait pas de grands avantages à l'une ou à l'autre des parties contractantes. Son importance semble plutôt résulter des termes employés dans sa rédaction, qui montrent que les hauts dignitaires turcs avaient désormais un sentiment plus exact de la valeur relative de leur Etat et renonçaient à prétendre à cette supériorité universelle qui s'exprimait autrefois dans les formules employées à l'égard des puissances chrétiennes et de leurs souverains.»13 b. Symptômes d'impuissance Tranquille du côté de l'Autriche, le sultan se retourne vers l'Est. Encouragée par les Persans, une révolte des Chiites d'Anatolie, auxquels s'étaient joints d'autres éléments turbulents, avait surgi avec force. En 1608, les rebelles sont exterminés. Cependant, deux campagnes contre la Perse, en 1612 et 1616, restent infructueuses, et Shâh Abbâs conserve les provinces frontières qu'il avait reconquises. En 1615 et 1616, deux accords turco-autrichiens, signés à Vienne, confirment le traité de Sitvatorok (1606) et fixent définitivement les frontières des deux Empires. «Un article stipulait, pour les chrétiens «qui suivent la religion du Pape»,... le droit d'élever des églises, de célébrer le service divin, de lire l'évangile.»14 c. Commencement de la décadence ottomane En mourant, en 1617, le sultan Ahmed I laisse l'Empire en pleine anarchie. Ses successeurs, sauf de rares exceptions, seront plus médiocres les uns i» Lamouche, op. cit., p. 122. 14 Lamouche, op. cit., p. 122.

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que les autres. L'existence de l'Empire, avec des hauts et des bas, se prolongera longtemps encore. Mais, dès cette époque, l'élan ottoman est brisé; le flux va reculer devant le reflux; les amputations succéderont aux conquêtes, et les germes de la décadence vont produire leurs effets. «Jusqu'à la fin du XVIe siècle, les sultans avaient eu, faute le plus souvent de génie, la qualité la plus indispensable à leur fonction, le sens et la capacité du commandement. Maintenant le mode d'existence absurde qu'ils subissent a porté ses fruits; ce ne sont que neurasthéniques, impropres à la guerre et aux affaires. Les seuls êtres vivant dans leur familiarité, les femmes et les eunuques du harem, acquièrent une influence excessive. Or tous sont des esclaves, originaires de pays lointains, sans attaches dans le monde qui les entoure, sans armature sociale. Leurs intrigues du plus étroit égoïsme font et défont les grands vézirs à raison de plusieurs par an, alors que leur stabilité eût été le plus nécessaire pour suppléer à la souveraineté défaillante. Le recrutement du personnel politique et administratif devient difficile, insuffisant en quantité et en qualité. Il y a moins de prisonniers de guerre, source importante du service d'Etat; la levée périodique des jeunes garçons chrétiens, destinés aux emplois civils et militaires, tombe à fort p e u . . . La classe des grands renégats, fabricateurs de l'empire, s'épuise; la société musulmane tend à se replier sur elle-même, à se réserver le bénéfice des fonctions publiques, à repousser les concours étrangers. Cette évolution se manifeste dans l'activité nouvelle du clergé. Fort de la faiblesse du personnel politique, il se prévaut de son rôle éminent de conservateur et d'interprète de la loi pour se pousser aux affaires, imposer son autorité. Les docteurs et juristes de l'Islam se pressent autour du sultan, qui les consulte sur les questions politiques, diplomatiques et militaires . . . Les institutions militaires se dérèglent. On a multiplé et du même coup perverti les janissaires, qui semblaient être le pilier de l'empire: 12.000 en 1550, ils sont 60.000 en 1623. Les recrues d'enfants chrétiens faisant faute, on enrôle la gueuserie musulmane, mendiants, voyous . . . La conscience de leur dignité de soldats tourne à l'indiscipline. Ils ne veulent se battre qu'après avoir reçu leur solde. Ils se marient, vendent des marchandises dans la rue. Ce ne sont plus les moines combattants de la grande époque. Le corps des spahis, cavaliers propriétaires, ne dégénère pas moins. La propriété l'emporte sur le service, le propriétaire sur le soldat.. . Sur 140.000 titulaires, il n'y a plus que 70.000 hommes aptes à porter les armes. Un grand nombre ne répondent pas à l'appel de mobilisation. Les actes de mutinerie collective se répètent fréquemment.»15 15

Grenard, op. cit., p. 94, 95, 96.

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Avant de continuer le récit des événements qui se dérouleront à partir du début du XVIIe siècle, nous allons voir d'abord ce qu'était, vers cette époque, l'état politique des pays de l'Orient arabe, courbés, depuis un siècle, sous le joug ottoman.

4. Anarchie et querelles dans l'Orient arabe Les conquérants ottomans, comme les conquérants arabes du Vile siècle, n'eurent pas à effectuer, contre les populations indigènes, la conquête de la Syrie, de l'Egypte et de l'Irâk. La défaite des Mamluks (1516-1517) et celle des Persans (1533) livrèrent simplement aux vainqueurs ottomans ces trois contrées arabes, dont les habitants s'étaient empressés de reconnaître la domination des nouveaux maîtres. Courbés, depuis plusieurs siècles, sous le joug étranger, les pays de l'Orient arabe étaient d'avance résignés à leur nouveau sort. De leur côté, les Ottomans n'avaient pas montré un intérêt particulier pour ces pays, qui s'étaient ajoutés à la longue liste de leurs possessions. a. L'Egypte ottomane Nous avons vu l'Empire égyptien des sultans mamluks s'effondrer, en 1517, sous les attaques du sultan ottoman Sélim I. Avant de quitter l'Egypte, celui-ci annexa ce pays à son Empire et en organisa sommairement le gouvernement. Il laissa aux Mamluks, qui s'étaient soumis, une partie de leurs privilèges et nomma, comme Pasha (gouverneur général), un émir mamluk, Khayrbek, gouverneur d'Alep, qui avait rallié sa cause. Après la mort de Khayrbek (1521), son successeur, Ahmed Pasha, qui, soutenu par les émirs mamluks, s'était révolté en se proclamant sultan, est battu et exécuté (1524). A la suite de ces troubles, le sultan Suleyman envoya en Egypte, en 1525, le grand-vizir Ibrahim, qui régla l'organisation de la nouvelle province. Pour empêcher que le représentant du sultan ne cherchât à se rendre indépendant, les pouvoirs en Egypte furent répartis entre trois hauts dignitaires, qui, nommés par la Porte, devaient se faire équilibre: le Pasha, le chef des milices et les Beys mamluks. Le Pasha, qui vient de la métropole, est à la tête de l'administration civile et financière de la province. Nommé généralement pour une courte durée, qui peut être prolongée, il fait appliquer les ordres du sultan, désigne les gouverneurs de province et fait parvenir à son maître le tribut de l'Egypte. Il organise le pèlerinage de la Mecque et préside les grandes cérémonies; mais il ne dispose pas directement des troupes, qui ont leurs

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commandants particuliers. Enfin, un conseil ou Divan est installé autour du Pasha, qui ne peut pas prendre de décision sans son autorisation. L'armée ottomane qui occupe l'Egypte, et à laquelle fut ajouté un corps de Mamluks Circassiens ou Tcherkess, est formée, en grande partie, par les Janissaires et commandée par un officer général, l'Agha des Janissaires, qui réside à la Citadelle du Caire. Les Beys, choisis au début parmi les officiers ottomans et ensuite parmi les Mamluks, sont nommés par le Pasha. Ils se partagent, avec lui et les milices, le gouvernement de l'Egypte et l'administration des provinces égyptiennes, qui sont au nombre d'une quinzaine. Les plus importants de ces Beys sont: le Kiaya ou lieutenant du Pasha; le Deftardar ou conservateur des livres; Yémir el Hajj (chef du Pèlerinage); le sheikh et Balad, qui est le

gouverneur du Caire. Ces personnages font partie du Conseil ou Divan du Pasha. L'autorité du Pasha, représentant du sultan, fut en relation avec l'évolution de la puissance ottomane à Stamboul et avec la réaction plus ou moins hostile des Mamluks en Egypte. Pendant tout le XVIe siècle, l'autorité du sultan se maintint sans grande difficulté dans le pays. Au XVIIe siècle, elle va en s'affaiblissant; les révoltes des milices contre le Pasha se multiplient, mais elles sont en général réprimées. Au XVIIIe siècle, les Mamluks reprendront le pouvoir qu'ils avaient perdu après la conquête ottomane. Les vrais maîtres de l'Egypte seront le sheikh el Balad et l'émir el Hajj, recrutés parmi les Mamluks. b.

L'Irak

ottoman

Conquis sur les Persans en 1533, l'Irâk arabe ou Basse Mésopotamie, devenu possession ottomane, forma un gouvernement dirigé par un Pasha turc, le vali de Bagdâd, nommé par le sultan. La région de Mossûl ou Haute Mésopotamie constitua une province à part. Depuis la conquête, l'Irâk connut des périodes de troubles et de désordres, causés par l'incurie des conquérants, les luttes entre Sunnites et Chiites, les querelles des tribus arabes qui campaient dans ces parages, ainsi que par les révoltes des chefs indigènes, notamment ceux de Basra, et par celles des chefs ottomans, qui cherchaient à se rendre indépendants de leur souverain. En 1590, la Perse, profitant de cet état d'anarchie, réussit à reprendre l'Irâk, qu'elle conserva pendant un demi-siècle environ, au cours duquel les luttes continuèrent entre Persans et Ottomans. En 1640, la Porte reconquerra l'Irâk, qui demeurera le théâtre des luttes entre les deux Empires voisins, comme entre Sunnites, Chiites et chefs de tribus. A partir de 1700, les Pashas ottomans de Bagdâd commenceront à s'émanciper de la Porte, en s'appuyant sur une milice de mamluks copiée sur celle des Mam-

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luks d'Egypte, et en faisant de leur gouvernement une institution héréditaire. Sous ce régime d'indépendance de fait, l'Irâk, sous la direction des Mamluks, connaîtra une période d'anarchie et de guerres, tant entre les tribus que contre les Persans ou les Ottomans. C'est seulement en 1831 que, sous le sultan Mahmûd II, les Mamluks seront écrasés et dispersés et l'Irâk réannexé à l'Empire ottoman. c. La Syrie ottomane Après la conquête ottomane (1516), la Syrie fut divisée en vingt-deux circonscriptions administratives (sandjaks), dont les gouverneurs ou pashas ottomans relevaient du Pasha de Damas. Peu après, la Porte modifia cette division en partageant la Syrie en trois provinces (Eyalats): celles d'Alep et de Damas et celle de Tripoli, qui comprend la côte maritime. Ces trois provinces, gouvernées par des Pashas ottomans militaires (Beylerbey), sont subdivisées en sandjaks administrés par des sandjakdars. Au début du XVIIIe siècle, les trois Eyalats syriennes seront transformées en cinq pashaliks: Damas, Alep, Palestine, et, sur la côte libanosyrienne, Saïda et Tripoli, dont les Pashas auront principalement pour mission de surveiller les émirs de la Montagne libanaise. Sous le sultan Abdul Majid (1839—1861), une nouvelle modification sera apportée. La Syrie est d'abord divisée en deux vilayets: celui de Damas, comprenant les sandjaks de Damas, Beyrouth, Tripoli, Lataquié, Akka, Hama, Hauran, et celui d'Alep. En 1888, l'importance croissante du Liban et de la région maritime, à cause de leurs relations avec l'Europe, amènera la Porte à créer, sur la côte, un troisième vilayet, dont le centre est Beyrouth, et qui comprend les sandjaks de Beyrouth, Akka, Tripoli, Lataquié, Naplouse. Jérusalem et la Palestine formeront un sandjak relevant directement de Stambûl. Les trois premiers siècles de la domination ottomane sont, «pour la Syrie, la période de sa plus profonde décadence économique» (Banse). Une terrible anarchie y règne, grâce au despotisme et aux exactions des pashas. «Trop éloignés de la surveillance du gouvernement central — où ils savaient s'assurer des complicités —, investis d'un pouvoir sans limites, les gouverneurs des vilayets ne rencontraient aucun frein à leurs instincts débridés.»16 A côté des Pashas ottomans, valis ou sandjakdars nommés et envoyés par la Porte, les Ottomans avaient laissé subsister les petites dynasties locales, les émirats indigènes, kurdes, turcomans, libanais ou arabes, dans les régions de Tripoli, de Palestine, du Liban, de la Békâ. «Les Ottomans ne prirent pas la peine, ils ne se sentirent pas la force 19

H. Lammens, La Syrie, H, p. 61.

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de réduire ces semi-autonomies. A l'imitation des Seldjoucides et des Mamlouks, ils comptèrent se les rattacher par une sorte de vassalité et par un lien fiscal: l'engagement de payer les redevances du mîri, de fournir un contingent militaire, de ne pas empiéter sur les territoires directement exploités par les agents de la Porte. A ces conditions, le Divan leur permit de rançonner leurs propres sujets, de se battre entre eux, de perpétuer un état d'anarchie, qui devait faciliter la sujétion du pays. Avec une remarquable souplesse, les émirs syriens sauront s'accommoder de ce compromis. Une famille libanaise va tenter de l'utiliser pour des fins plus élevées.»17

» Lammens, op. cit., n , p. 65, 66.

III. Naissance du Liban moderne. La principauté libanaise des Mân, vassale de la Porte 1. Elaboration du Liban moderne. Constitution ethnico-religieuse Au XVIe siècle, le territoire de la Phénicie antique, qui formera le Liban contemporain, comprend un agglomérat de petits groupements géographiques respectivement autonomes, sous la suzeraineté des Ottomans. Ces divers groupes sociaux, juxtaposés dans l'espace, présentent, au point de vue ethnique, linguistique et surtout religieux, un ensemble composite et bigarré, des caractères disparates. Grâce à ses montagnes, cloisonnées et compartimentées par la nature, cette terre particulière du Liban a toujours abrité des communautés ethniques ou religieuses respectivement distinctes, qui défendaient ensemble, contre l'étranger, leurs libertés et leurs intérêts supérieurs communs (I, p. 66-70, 215-217 et II, p. 156-157).

a. Les diverses communautés libanaises jusqu'au Xlle siècle A l'époque des califes arabes, les populations du pays libanais comprennent: des éléments indigènes, chrétiens et musulmans arabisés, résidus autochtones des anciennes populations araméennes et cananéennes ou phéniciennes, qui parlaient autrefois le vieux dialecte national, l'araméen ou syriaque; et des éléments d'origine arabe, descendants de familles venues de l'Est après l'expansion arabo-islamique. Pendant cette période, les groupements musulmans ou islamisés sont prépondérants dans les villes de la côte, tandis que la masse des chrétiens (catholiques, maronites, melkites, jacobites) habitait la montagne, où elle s'adonnait à la culture et à l'élevage. La grande majorité de ces derniers parlait, l'araméen. Dès le Xe siècle, des groupes d'Arabes nomades, venus de Palestine et de Syrie-Nord, s'étaient infiltrés dans le sud du Liban et dans la Békâ. Ces immigrés arabes, qui fuyaient les persécutions religieuses, auraient apporté les doctrines du chiisme (IV, p. 211—214), qu'ils propagèrent dans le sud et le centre du Liban et dans la Békâ. Au Xlle siècle, d'autres clans arabes, les Banou Bokhtor, venant du nord de la Syrie, pénètrent dans le Liban central, où ils auraient propagé

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la doctrine du druzisme, originaire d'Egypte (TV, p. 218—219). Vers 1120, un chef Bokhtorite reçoit des Turcs Seljûkides de Damas le gouvernement du district du Gharb, près de Beyrouth, avec mission de combattre les Croisés. Depuis lors, le druzisme, qui s'était répandu dans le Gharb, s'étendit graduellement au nord de cette région. Sous les Francs, qui gouvernaient directement les villes de la côte et leurs banlieues, les chefs ou mokaddam (préposés) des Maronites du LibanNord, groupement chrétien catholique (IV, p. 258), sont les vassaux du comté franc de Tripoli. Les émirs Bokhtorites du Gharb, vassaux des seigneurs francs de Beyrouth, devaient à ceux-ci le service militaire. Inaugurant une politique souple, qui sera celle de tous leurs successeurs, y compris les émirs Fakhreddine et Bachir, les émirs Bokhtorites louvoient entre Francs et Musulmans, acceptent de nouveaux fiefs des uns et des autres, renseignent les uns sur les mouvements militaires des autres, et cherchent à se rendre indépendants. «Véritable politique de bascule! Elle attirera des catastrophes sur la tête des émirs équilibristes» (Lammens). Mais souvent elle produisait de bons résultats, des avantages appréciables. b. Aux XHIe et XlVe

siècles

Aux XHIe et XlVe siècles, la répartition géographique des divers groupements ethniques ou confessionnels du pays libanais est la suivante: Les Chiites (Métoualis) sont dans le sud du Liban, le nord du Kasrawân et la Békâ. Les Druzes, qui étaient confinés dans le Gharb, peuplent déjà le Matn et le sud du Kasrawân, où ils avaient absorbé ou converti les Chiites de cette région. Dans la partie nord du Kasrawân, les Chiites restent prépondérants. Sur la côte, de Jounié à Batroun et jusqu'au plateau des Cèdres, se maintiennent les chrétiens Maronites, dont un grand nombre, après le départ des Francs, avaient émigré vers Chypre et l'Occident. Ils sont mêlés à des groupes chrétiens appartenant à d'autres confessions: Melkites ou Orthodoxes, Jacobites ou Monophysites, qui possédaient des couvents et une hiérarchie ecclésiastique respectivement distincte. Au nord de Tripoli, dans la plaine d'Akkar, sont les Nosaïris, autre groupe confessionnel distinct de l'Islâm sunnite (TV, p. 208 et 219). «Toutes ces sectes, poussées les unes contre les autres, ne témoignaient pas une moindre hostilité à l'islam officiel. Elles applaudissaient aux coups que lui portaient Francs et Tartares . . . La lutte contre les Croisés et les Mongols . . . leur avait permis . . . de se fortifier dans cette forteresse naturelle du Liban, de reconquérir leur indépendance. Le mouvement de révolte (contre le joug des Mamluks) avait surtout gagné le Nord, les

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régions d'Akkâr, du Dannyya, le Kasrawân et, dans le Centre, les cantons les plus élevés, les moins accessibles du Liban, le Djord.»18 Délivrés des Francs et des Mongols, les Mamluks, qui avaient, en 1293, échoué dans une campagne contre les rebelles du centre du Liban (Chiites et Druzes), revinrent à la charge en 1305. Trois armées mamluks, sous le commandement respectif des gouverneurs de Damas, de Tripoli et de Safad, enveloppa de tous les côtés la Montagne révoltée. Cernés dans leurs massifs montagneux, les rebelles furent vaincus et massacrés, leurs cultures et leurs habitations détruites. Une faible partie, qui avait réussi à se cacher, bénéficia par la suite d'une sorte d'amnistie. Les groupes chrétiens du Liban-Nord, qui ne s'étaient pas associés aux révoltés dont la victoire menaçait leur propre indépendance, furent les seuls à profiter de leur défaite L'avance des Nosaïris, du côté du Nord, et celle des Druzes, du côté du Sud, furent brisées et arrêtées par les Mamluks. «Nosairis, Métoualis, Druses furent les vaincus de la campagne de 1305. Le massacre, la déportation, l'incorporation dans la milice des Mamloûks contribuèrent à dépeupler le Kasrawân. Les chrétiens, en particulier les Maronites, en profiteront bientôt pour combler les vides dans ce district. . . En décimant, en expulsant les Nosairis du Liban, en arrêtant l'expansion des Métoualis, des Druses, le régime mamlûk, prépara, sans y songer, la prédominance de l'élément chrétien au Liban.»19 Pour prévenir un nouveau soulèvement des Libanais, les Mamluks, qui avaient détruit les villes du littoral pour empêcher un éventuel débarquement des Francs, organisent un système de défense qui doit surveiller, à la fois, la montagne et les côtes maritimes. Des contingents turcomans fixés à Tripoli veillent sur la partie Nord du Liban, tandis que la défense de Beyrouth et de la côte jusqu'à Saïda est confiée aux émirs Bokhtorites du Gharb. Le rôle des uns et des autres est de signaler aux garnisons mamluks de l'intérieur l'apparition d'une flotte ennemie ou la révolte d'un groupement indigène. Contrôlée par les émirs Bokhtorites du Gharb, Beyrouth, qui devint ainsi la résidence de ces derniers, était à cette époque, grâce aux circonstances, le port le plus actif et la cité la plus prospère de la côte libanosyrienne. La ruine d'Acre, de Tyr, de Tripoli, après le départ des Croisés, contribuèrent à l'essor économique de Beyrouth. c. Essor du Liban-Nord

maronite (XVe

siècle)

Au XVe siècle, les Maronites de la côte et du Nord, qui continuaient à parler le vieux dialecte national, l'idiome araméen ou syriaque, commen18 18

Lammens, op. cit., H, p. 14, 15. Lammens, op. cit., H, p. 16, 17.

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çaient à occuper le Kasrawân, dont les habitants métoualis ou chiites avaient été exterminés, un siècle plus tôt, par les armées mamluks. Nombreux dans le Liban-Nord, les Maronites étaient organisés sous l'autorité de leurs chefs indigènes, les Mokaddam (préposés), qui relevaient officiellement de la niaba (lieutenance) mamluk de Tripoli. Pour le spirituel, ils obéissaient à leur patriarche, qui résidait, à cette époque, dans le Liban central, au couvent de Mayfouk. A partir de 1440, à la suite de douloureux événements qui eurent pour résultat le pillage de ce couvent, le massacre et la dévastation de la région par les troupes du naïb de Tripoli, la résidence patriarcale fut transférée dans le Liban-Nord, au monastère de Kannûbîne, situé dans la vallée profonde dite Wadi Kadisha (Vallée Sainte), au pied du massif montagneux des Cèdres. C'est dans cette véritable forteresse naturelle, devenue le centre de la vie maronite, que, protégé à la fois par les précipices et par le mokaddam de Bécharré, le patriarche maronite put désormais vivre avec indépendance et veiller sur son troupeau de fidèles, sans avoir à redouter les incursions de l'ennemi. «Cette organisation, sans les mettre à l'abri des exactions, ni des persécutions, leur donnait une certaine autonomie. Les mouqaddamîn, tout en relevant de la niâbat de Tripoli, administraient, à leur manière, les affaires temporelles de la communauté; leur charge devint même héréditaire. Us étaient généralement revêtus du sous-diaconat (ordre mineur chez les Maronites), pour avoir, à l'église, droit de préséance sur les laïcs.»20 Dans la seconde moitié du XVe siècle, le mokaddam de Bécharré qui est le plus important des chefs maronites, réussit, en profitant des circonstances, à s'assurer une semi-indépendance. Descendant de leurs montagnes, les Maronites s'établirent dans le voisinage de Tripoli, à Batroun, à Jebail, à Jounié et dans les régions qui les avoisinent, où ils s'adonnèrent à la culture du mûrier et à l'industrie de la soie. Ils continuaient à parler l'araméen ou syriaque, tandis que, dans le centre et le midi de la Montagne, l'arabe a déjà éliminé et remplacé le dialecte national. Ceux d'entre eux qui s'essaient en arabe, continuaient à employer les caractères araméens. «Leur rituel avait emprunté aux croisés plusieurs usages latins, comme le port de l'anneau, de la crosse, l'usage des cloches; mais la confirmation était conférée immédiatement après le baptême et le peuple libanais communiait encore sous les deux espèces.»21 Durant le XVe siècle, le pays des Maronites, au Liban-Nord, grâce à la sagesse de ses patriarches et à l'activité de ses mokaddam, jouit d'une certaine tranquillité. La paix y attira un grand nombre de chrétiens, qui 20 21

Mgr P. Dib, L'Eglise maronite, I, p. 220. R. Mouterde, Précis d'Histoire de la Syrie et du Liban, p. 90.

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vinrent s'y réfugier, en même temps qu'une prospérité matérielle qui développa la vie intellectuelle. Les bourgs devinrent de grandes agglomérations urbaines et rurales, où le nombre des écoles et des églises ne cessait d'augmenter. Pendant le XVe siècle, les missions pontificales, presque supprimées sous le régime des Mamluks, commencent à s'organiser. En 1444, le SaintSiège de Rome établit à Beyrouth, à titre permanent, un représentant ou commissaire apostolique auprès des Maronites, Melkites et autres chrétiens catholiques du Liban. Deux siècles plus tard, en 1649, le roi de France Louis XIV, grâce à ses bonnes relations avec la Porte, accordera sa protection spéciale au Patriarche et aux Chrétiens maronites qui habitent le Liban. d.

Décadence en Syrie et prospérité au Liban (XVIe

siècle)

Au XVIe siècle, la Syrie ottomane est administrativement divisée en trois grandes circonscriptions, les pashaliks de Damas, d'Alep et de Tripoli, gouvernés par des beylerbeys, auxquels s'ajoutera, en 1660, un nouveau pashalik, celui de Saïda. Les deux pashaliks de la côte, ceux de Tripoli et de Saïda, dont relèvent respectivement le Nord et le Sud de tout le littoral, ont surtout pour mission de surveiller la mer et la Montagne libanaise. Avec l'avènement des Ottomans commença pour la Syrie une sombre époque, en même temps qu'une profonde décadence économique. «C'est la monotone et lamentable histoire de la plupart des pachaliks ottomans jusqu'à la veille de l'époque moderne. Un tissu d'exactions, de félonies, de tueries, de guerres entre pachas ou avec la milice des janissaires . . . Des pachas turcs, ces atroces mœurs politiques contaminent les émirs, les dynastes indigènes.»22 Il faut reconnaître que les régimes abbâsside, seljûkide, ayyûbide, mamluk, qui s'étaient succédé en Syrie, n'étaient pas bien meilleurs que le nouveau régime ottoman. On doit rappeler aussi que l'appauvrissement du pays, cause de sa décadence à cette époque, est bien moins le fait des Ottomans, que celui du changement des routes commerciales qui, depuis la découverte de la route maritime du Cap de Bonne-Espérance, déplaça vers l'extrême Sud la route des Indes, qui passait auparavant par les pays du Levant (IV, p. 539-540). «Il est vrai toutefois que (les Ottomans) n'ont pas favorisé les villes, à leurs yeux simples sièges des bureaux administratifs et abris provisoires des armées. Ils étaient gentilshommes campagnards. Sur ce point, qui fut de grande conséquence, ils sont allés en sens contraire de l'évolution occidentale.»23 12 a

Lammens, op. cit., H, p. 60, 61. Grenard, op. cit., p. 91.

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Au XVIe siècle, Beyrouth perd graduellement la prospérité économique qu'elle possédait au XVe; elle descend, avec Saïda, au rang de bourgade. Tripoli, qui recueille une partie du commerce de Beyrouth, ne tarde pas à le voir émigrer à Alexandrette. C'est cette négligence des agglomérations citadines, ajoutée à l'anarchie, aux exactions, aux troubles et à la tyrannie des pashas ottomans, qui fut la cause principale de la prospérité et du développement de la Montagne libanaise. Dans un vaste désert de servitude, ce petit pays était, en effet, une oasis de liberté, un asile d'indépendance nationale. C'est grâce à cette citadelle que les Libanais, et même les Syriens, purent conserver, jusqu'au XIXe siècle, «un semblant d'histoire, de vie nationale, dont l'âge suivant recueillera le bénéfice» (Lammens). «Des émirs y maintiennent (au Liban), parmi des succès et des revers, une sorte d'autonomie vis-à-vis de l'autorité centrale. Leurs méthodes gouvernementales et politiques rapellent parfois celles du régime turc, faites de ruse et de violence. Mais ils s'occuperont efficacement de protéger leurs administrés, quand leurs incessants besoins d'argent, l'obligation de satisfaire l'insatiable cupidité des maîtres turcs, ne les détermineront pas à les exploiter, à les serrer de trop près.»24

2. L'émir Fakhreddine II Mân (1585-1635), fondateur du Liban moderne a. Le Liban avant l'avènement de Fakhreddine II (1516—1585) Après la bataille de Dabek (1516) qui mit fin, en Syrie, à la domination des Mamluks d'Egypte, les émirs et mokaddam du Liban, jusque-là vassaux des Mamluks, passèrent sous la suzeraineté ottomane, représentée par les pashas ou beylerbeys turcs de Saïda et de Tripoli. Dans le Kasrawân, au centre du Liban, domine la famille turcomane des Banou Assaf, qui, placée par les Mamluks dans cette région, s'était déclarée en faveur des Ottomans. Mansour (1522—1580), émir Assafite, qui établit sa résidence à Ghazir, étend son influence depuis Beyrouth jusqu'au sud de Tripoli. Il gouverna son domaine avec le concours d'une famille maronite, celle des Hobeiche, à laquelle il conféra la dignité de Sheikh. A Tripoli et dans le Akkar, domine une autre famille turcomane ou Kurde, les Banou Saifa, que les Mamluks avaient préposée à la garde de ce secteur. A l'est de Tripoli, jusqu'aux Cèdres, les groupements maronites du Liban-Nord qui, au moment de la conquête ottomane, avaient obtenu de 24

Lammens, op. cit., II, p. 63.

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ne pas dépendre du Pasha de Tripoli, gardèrent leurs chef nationaux ou mokaddam, dont la principale mission est de recueillir les impôts pour le compte du gouvernement ottoman. Dans la Békâ, les Métoualis (chiites) sont gouvernés par les Banou Harfouche. Un clan de ce proupement, les Hamadé, envahit une partie du domaine des Maronites du Liban-Nord, dans la région voisine des Cèdres, ce qui provoque une migration chrétienne vers le centre et le sud du Liban, dans le Kasrawân et le Chouf. Le Wadittaim (Anti-Liban) est gouverné par des émirs Chéhab. Dans le Liban central, le Gharb est le fief des émirs Bokhtorites, qui ont pour voisins les Tannoukhs. Le Chouf est gouverné par la famille druze des émirs Mân. b. Ascension de la famille des Mân (1516—1585) Lors de la conquête ottomane (1516), les émirs Bokhtorites du Gharb avaient combattu dans l'armée égyptienne, tandis que leurs voisins et rivaux du Chouf, les Mânides, avaient lié leur fortune à celle des Ottomans. Accusés de trahison par les Mânides, les émirs Bokhtorites furent saisis et jetés en prison, ce qui donna la prépondérance locale aux Mân et à leur chef, l'émir Fakhreddine I (1516). Dès la victoire ottomane, sur laquelle il avait misé, Fakhreddine I (1516—1544) s'était empressé d'accourir à Damas, pour faire sa cour au sultan Sélim qui venait d'y entrer et l'assurer de son dévouement. Le vainqueur lui accorda un accroissement d'autorité et de prestige (1516). L'émir Korkmas (1544—1585), fils et successeur du précédent, occupe Saïda et Beyrouth. Accusé d'avoir donné asile à des révoltés du pays d'Akkar (Liban-Nord), il voit son domaine envahi par le pasha de Tripoli et les principaux chefs druzes massacrés à Ain Sofar. L'émir lui-même est forcé de s'enfermer dans une forteresse inaccessible (Kalaat Niha), où il meurt, en 1585, laissant comme successeur son fils Fakhreddine II, un enfant de douze ans. Pour soustraire ce dernier aux poursuites des ennemis de sa maison, sa mère l'avait secrètement fait élever, au Kasrawân, dans la famille maronite des Khâzen, parmi lesquels il trouvera son plus habile ministre, Abou Nader el-Khâzen. c. Avènement de Fakhreddine II Dès qu'il fut en âge de diriger lui-même les affaires, l'émir Fakhreddine II (1585—1635), appelé Facardin par les chroniqueurs occidentaux, consacrera sa vie à lutter, sans trêve ni repos, pour l'unité territoriale et l'indépendance politique du Liban. Pendant un règne de près d'un demi-siècle,

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coupé de cinq aimées d'exil (1613—1618), il fixera sur son énergique personnalité l'attention des souverains de l'Orient et de l'Occident. A l'avènement de Fakhreddine II, le territoire qui forme aujourd'hui le Liban comprend, outre la partie maronite du Liban-Nord, domaine des Mokaddam de Bésharré, et la Békâ, appartenant aux Banou Harfouche, deux émirats distincts: celui des Mân, au Sud (Chouf, Beyrouth, Saïda), et celui des Banou Saifa, au Nord (Tripoli et région d'Akkâr. Fakhreddine n'aura de repos que lorsqu'il aura mis hors de cause les Saifa et les Harfouche et groupé sous son autorité le «rectangle libanais». d. Unification politique des régions libanaises Pour réaliser ses visées ambitieuses, l'émir du Chouf cherche d'abord à s'étendre du côté de la mer, afin de pouvoir se mettre en communication avec les puissances occidentales ennemies des Ottomans, particulièrement la puissante République de Venise, qui dominait dans la Méditerranée orientale. Fortifiées et embellies, Saïda et Beyrouth, occupées par son père Korkmas, sont relevées de la décadence où elles étaient tombées sous l'administration directe des Pashas. Une fois ces arrangements faits, Fakhreddine passe à l'action. La défaite de Yousof Saifa, le puissant seigneur du Nord, amène à l'émir la soumission de cette belle et riche région. Cette conquête est bientôt complétée par celle de la Békâ des Banou Harfouche. Payant exactement le tribut de ses nouvelles conquêtes en y ajoutant les présents nécessaires, Fakhreddine réussit à se concilier les ministres du sultan Ahmed I (1596—167). Celui-ci, occupé par ses guerres contre la Perse et la Hongrie, ne pouvait guère songer à l'extension d'un petit roitelet lointain, qui le débarrassait de chefs de bandes redoutés, reconnaissait la suzeraineté de la Porte et payait le tribut réglementaire à la cour de Constantinople, dont les finances étaient obérées. e. Expansion vers la Palestine Maître du centre, du Sud et du Nord du Liban, ainsi que de la Békâ à l'Est, Fakhreddine élargit encore son territoire vers le Sud, jusqu'à Safad, Banias, Ajloun et l'Est du Jourdain. Ces positions stratégiques, défendues par de puissantes citadelles, lui ouvrent l'accès de la Palestine et la route de l'Egypte. Possesseur d'un domaine relativement vaste, qui suffit à occuper son activité, Fakhreddine, qui jusque-là ne s'était attaqué qu'à des chefs indigènes, évite de s'en prendre aux districts relevant directement des pashas ottomans.

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/. Création d'une armée libanaise permanente Pour conserver la sympathie de la Porte et endormir ses soupçons, Fakhreddine «dut réaliser des prodiges d'habileté, d'équilibre, de ruse aussi». Mais, aveuglé par les succès diplomatiques et militaires, prodigieusement enrichi par ses conquêtes et ses exactions, il se jugea à l'abri contre un retour de fortune. A la différence des émirs syriens, dont les milices indigènes, mal disciplinées, ne pouvaient avantageusement lutter contre le corps des Janissaires, l'émir mânide donne à sa principauté une solide organisation militaire, en la dotant d'une armée permanente régulière. Il «prit à sa solde des Sokmân ou Sokbân. C'étaient des soldats de métier. Ils erraient par bandes à travers l'empire et louaient leurs services au plus o f f r a n t . . . Ils servirent de noyau à une forte armée de recrues indigènes, druses et chrétiens, levées sur les terres de l'émir. Leur nombre s'élevait à 40.000 hommes.»25 g. Conflit avec la Porte. Exil de Fakhreddine (1613) Après 1600, des négociations avec Ferdinand I de Médicis, grand-duc de Toscane, aboutirent à la conclusion d'un traité de commerce, qui contenait des clauses militaires secrètes et pour lequel Fakhreddine ne crut pas devoir demander l'autorisation de la Porte. Cette initiative audacieuse éveilla les soupçons de Hafiz, Pasha de Damas qui, comprenant le danger auquel l'ambition démesurée de l'émir libanais exposait l'Empire, dénonça ce dernier à la Porte et se mit en devoir de le surveiller. Exploitant le mécontentement des Libanais, accablés d'impôts, et attisant la rancune des voisins de l'émir, dépouillés par sa politique expansionniste, Hafiz Pasha, à la tête d'une puissante armée ottomane, qui comprenait les émirs mécontents ou lésés par la politique du Mânide, investit la Montagne du côté de l'Est, tandis qu'une escadre ottomane, croisant devant la côte, coopère aux manœuvres des Janissaires. Abandonné par ses amis et alliés, qui jugeaient sa cause perdue, et par les féodaux druzes, que sa forte poigne avait trop comprimés, Fakhreddine, pour conjurer l'orage, résolut de s'éloigner. Après avoir transporté le siège de son gouvernement de Baakline à Deir el-Kamar qu'il fortifia, il laissa le sort de son Etat à l'aîné de ses fils, auquel il adjoignit, pour l'assister, son propre frère, l'émir Younès, et s'embarqua à Beyrouth sur un navire français pour se rendre à Florence, à la cour des Médicis (1613). Heureuse de se voir débarrassée d'un vassal dangereux et redoutable, la Porte ne poussa pas jusqu'au bout son triomphe. 25

Lammens, op. cit., II, p. 75.

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h. Retour de Fakhreddine [1618) Prince médiocre et faible, Cosme II de Médicis, fils et successeur de Ferdinand I, qui fit un magnifique accueil à l'émir du Liban, ne lui fournit ni vaisseaux, ni soldats. Après cinq ans de séjour à Florence, Fakhreddine rentre au Liban (1618), sans avoir obtenu autre chose qu'un appui moral. Un nouveau pasha de Damas, Mohammed Pasha, soucieux de la guerre contre la Perse, avait acquiescé au retour de l'émir, contre l'engagement de démanteler certaines citadelles. i. Politique intérieure de Fakhreddine. Libéralisme et prospérité économique De retour au Liban, Fakhreddine se consacre au gouvernement intérieur de sa principauté. Il développe la culture du mûrier et de l'olivier, l'industrie de la soie et les savonneries, introduit des cultivateurs chrétiens dans le district druze du Chouf, pour mettre en échec les féodaux druzes, autorise partout sur ses terres l'érection d'églises et de couvents. Son principal ministre est un maronite de la famille des Khâzen. «Une ère de renaissance s'ouvrait pour la Syrie, plus exactement pour cette section de la Syrie qu'on pourrait déjà appeler le Grand-Liban. Sans s'en rendre compte peut-être, le libéralisme de Fakhreddîn travaillait à favoriser la fusion des races ou plutôt des communautés. Dans le choix de ses auxiliaires, il ne s'inquiéta jamais de leurs convictions religieuses . . . Il admettait en son intimité les missionnaires, les consuls, les ingénieurs, les commerçants européens, pour profiter de leur expérience, de leurs suggestions. Il entretenait des relations suivies avec les chevaliers de Malte, accueillait leurs vaisseaux dans ses ports, où ils venaient se ravitailler, échanger le butin capturé sur les vaisseaux turcs . . . Dans les partis politiques, qui divisent la Montagne, Qaisites et Yéménites, puis Yazbakyya et Djonblâtyya, chrétiens et druses se coudoient. Mais grâce à la sagesse de ses émirs, le Liban ne connaîtra pas des dissensions confessionnelles.»26 j Retour à la politique d'expansion. Apogée de la puissance de Fakhreddine L'exil ne semble pas avoir guéri Fakhreddine de ses tendances expansionnistes. Reprenant sa politique d'audace et de souplesse, il s'assure les appuis indispensables à Stambûl et en Europe et équipe une armée nationale qui, grâce aux impôts et aux revenus des douanes de Beyrouth et de Saïda, compterait bientôt 100.000 hommes. Fakhreddine étendit alors sa domination sur une bonne partie de la Syrie intérieure, ainsi que sur la Galilée, au Sud, et le pays des Nosaïris, z

' Lammens, op. cit., II, p. 80, 81.

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au Nord. Ses possessions étaient défendues par tout un ensemble de forteresses. Inquiet de cette extension, Mustafa, pasha de Damas, voulut intervenir; il est capturé, à la journée de Anjar, dans la Békâ (1623), par l'entreprenant émir, qui le renvoie ensuite comblé de prévenances. Se jugeant hors d'état de l'attaquer de front, la Porte, occupée ailleurs, reconnaît implicitement les acquisitions territoriales de l'émir. Elle se contente des liens officiels de la vassalité que celui-ci continue à reconnaître. «En même temps, pour endormir ses soupçons, elle lui conféra le titre ronflant de «soltân al barr», sultan du continent, «avec l'autorité sur tous les Arabes entre Alep et Jérusalem» . . . «Il avait atteint un tel degré de puissance, affirme Mohibbi, qu'il ne lui restait plus qu'à prétendre au sultanat.»27 k. Politique commerciale. Coopération avec les Européens Ruiné par l'avidité des pashas de Tripoli et par les pirates qui écumaient la Méditerranée orientale, le commerce étranger déserte la cité du LibanNord au profit d'Alexandrette, qui devient le port d'Alep, et à celui de Beyrouth et de Saïda, capitales de l'émir, qui les défend contre les pirates. «Dans les intervalles entre ses campagnes, il (Fakhreddine) résidait alternativement à Beyrouth et à Saïda dans des palais aménagés par des artistes occidentaux. Non content de veiller à la sécurité des trafiquants (étrangers), il n'hésita pas à les indemniser des injustices commises à leur endroit, des pertes même que leur infligeait la piraterie.»28 Désert en 1598, le port de Saïda «deviendra alors la plus florissante Echelle de la Syrie» (Lammens). L'antique métropole phénicienne verra revenir une partie de sa prospérité commerciale de jadis. «Mieux que personne, il [Fakhreddine] comprit que la Syrie ne pouvait s'isoler, que son avenir résidait dans ses relations avec l'Occident, que la Providence, en la plaçant en bordure sur la Méditerranée, lui traçait la voie, celle ouverte par les Phéniciens, ensuite par les colonies syriennes établies dans la Gaule des Mérovingiens . . . A cette époque, des savants maronites résidaient en Italie. Formés dans les écoles de Rome, grâce à la munificence éclairée des Papes, ils révélèrent à l'Occident les trésors de la littérature syriaque . . . Par la faveur témoignée aux résidents, aux missionnaires européens, il (Fakhreddine) prépara l'expansion intellectuelle, dont la Syrie recueillera les fruits aux siècles suivants.»29 I. Chute de Fakhreddine (1635) La Porte, qui surveillait attentivement les menées de l'ambitieux émir, 27 28 29

Lammens, op. cit., II, p. 87, 88. Lammens, op. cit., H, p. 83. Lammens, op. cit., n , p. 85, 86.

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cherchait à lui opposer une coalition de tous les chefs et émirs syriens, dont les intérêts personnels se trouvaient lésés ou menacés par les plans de restauration libanaise et d'unification grand-syrienne, dont Fakhreddine poursuivait l'exécution. «Pendant les dernières années, il semble avoir cédé à l'esprit de vertige, s'être abandonné à la fascination des conquêtes palestiniennes, où il essuya de sérieux revers.»30 Ayant reçu des Florentins des ingénieurs et des munitions de guerre, Fakhreddine leur permit d'ouvrir un consulat à Saïda, sans prendre la peine de consulter la Porte. Cet acte, par lequel il affecte de rompre avec la suzeraineté du sultan, déplaît aux rivaux européens des Florentins, qui s'empressent d'exciter contre lui les suspicions de Stambûl. Pour le malheur de l'émir, le trône ottoman était occupé, à ce moment, par un souverain énergique, Murad IV (1623—1640), qui, tranquille du côté de l'Europe, avait rétabli l'autorité impériale, repris Bagdâd aux Persans et cherchait à soumettre les vassaux trop émancipés. Profitant de l'occasion fourme par l'affaire du consulat florentin de Saïda, Murad décide d'en finir avec le puissant et indocile émir du Liban. En 1635, une armée ottomane, sous le commandement d'Ahmed Pasha, gouverneur de Damas, envahit la Montagne libanaise, tandis qu'une flotte bloque la côte. Vaincu, Fakhreddine, qui se livre, est déporté à Stambûl, où il est mis à mort (1635). m. L'œuvre de Fakhreddine et son rôle historique Pendant son long règne d'un demi-siècle, Fakhreddine II a poursuivi la réalisation de deux desseins: la fondation d'un Etat national indépendant, formé de la Montagne et de la côte libanaises, et l'unification politique, sous son autorité, des régions de la Syrie géographique ou Grande Syrie. Le premier de ces deux objectifs était réalisable, et il le fut. L'Etat libanais de Fakhreddine était, en effet, le successeur de la Phénicie historique et classique et l'ancêtre du Liban contemporain. Le second rêve de l'ambitieux émir, l'annexion de la Syrie et de la Palestine, était chimérique et finit par causer sa perte. Ce ne fut point, en effet, comme maître de la principauté libanaise que Fakhreddine fut âprement combattu. Ce furent plutôt ses conquêtes militaires en dehors des frontières naturelles du pays libanais, qui ameutèrent contre lui les Pashas ottomans, gardiens vigilants des provinces de l'Empire, et les émirs indigènes de Syrie et de Palestine, attachés à leurs intérêts personnels et jaloux de leur particularisme régional. Du vivant de Fakhreddine et très longtemps après sa mort, sa puissante personnalité, dont la légende s'était vite emparée, exerça une extraordinaire fascination. «De nos jours encore, aucun nom ne continue à être plus fré30

Lammens, op. cit., H, p. 88.

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quemment invoqué, parce qu'aucun n'a tenté, avec plus de suite et d'énergie, de réaliser le programme intégral du nationalisme libanais. Par ailleurs, l'émir ma'nide appartient à l'histoire de la Syrie non moins que du Liban. Sa personnalité domine de haut tous les figurants secondaires,... qui s'agitent autour de lui. Il ne réussira pas à les grouper dans une action commune au profit de l'indépendance syrienne. Aucun ne sut comprendre la grandeur de son dessein. Leur particularisme — ce vieux mal syrien — causa la perte de l'émir libanais beaucoup plus que les talents militaires d'Ahmad Pacha. C'est l'individualisme qui retardera de plusieurs siècles l'indépendance de la Syrie. Dans ce pays, désormais courbé sous le joug ottoman, seul le Liban demeurera fidèle à la cause qu'avait incarnée Fakhreddine. Rien d'étonnant si, après lui, l'histoire de la Montagne absorbera celle de la Syrie.»31

3. La Montagne libanaise, de la mort de Fakhreddine II à l'avènement des émirs Chéhâb (1635-1697) Après la disparition de Fakhreddine II, le gouvernement du Liban central, ou «Montagne des Druzes» comme on disait alors, est confié à une famille rivale des Mân, celle des Alameddine. Expulsés peu après, ces derniers sont bientôt remplacés par un neveu de Fakhreddine, l'émir Molhem, qui rétablit au pouvoir la famille des Mân. Avec des hauts et des bas, ces derniers, jusqu'en 1697, exerceront l'autorité dans un pays territorialement réduit, qui évoluera de nouveau sous la surveillance étroite de la Porte. Mais le Liban moderne était né. De la mort de Fakhreddine II (1635) à celle de son petit neveu Ahmed (1697), dernier représentant de la famille mânide, soit pendant 62 ans, la Montagne libanaise représente, dans la Syrie géographique courbée sous la tyrannie des Pashas ottomans, comme un asile d'indépendance et de liberté. Cependant, pendant cette période de déclin politique, les divers groupements libanais ne parviennent guère à s'entendre. Chiites, Druzes, Nosaïris, Maronites, ou plus exactement leurs chefs, émirs et mokaddam, en lutte perpétuelle les uns contre les autres, s'accommodent de l'autorité souveraine du sultan, qui se contentait de percevoir le tribut annuel. Pas plus que le régime mamluk, celui des Ottomans ne songe à mettre, sous son joug direct, ces groupements indociles. Lorsqu'en 1697 la famille des Mân s'éteint par la mort de l'émir Ahmed, décédé sans postérité, le Liban est en pleine anarchie. La sécurité y est troublée par les querelles des chefs locaux, et les impôts ne sont guère si Lammens, op. cit., H, p. 89, 90.

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payés à la Porte. Mais cette dernière, qui avait dû, à cette époque, appeler ses troupes de Syrie sur les champs de bataille européens, se trouvait hors d'état d'intervenir au Liban. Les grandes défaites militaires essuyées par les sultans à partir de 1664, et les traités désastreux qu'ils seront amenés à signer à partir de 1699, ouvrent pour l'Empire ottoman la période de la décadence. Dès cette époque, les projets européens de démembrement et de partage de cet Empire commenceront à apparaître. En 1698, les notables du Liban, réunis en assemblée solennelle, élisent comme Hâkem (gouverneur) l'émir Haidar Chéhâb, petit-fils par sa mère du dernier émir mânide.

D Commencement du reflux ottoman. Prépondérance des Etats européens et mouvements régionalistes dans l'Orient arabe. (1617-1808)

I. Recul ottoman et prépondérance européenne 1. Anarchie dans l'Emvire ottoman Nous avons laissé l'Empire ottoman, à la mort du sultan Ahmed I (1617), dans un état de pleine anarchie et au seuil de la décadence (p. 80-81). Les médiocres successeurs de ce sultan juste mais faible, seront incapables d'arrêter ou de modifier la marche inéluctable du destin. a. Les sultans à la merci des Janissaires Ahmed I, qui modifia l'ordre de succession au trône, avait désigné pour lui succéder après sa mort son frère Mustafa (1617), prince idiot, qui est déposé après trois mois et remplacé par son neveu Osmân (1617—1623). Ayant mécontenté les troupes par son avarice, celui-ci est massacré par les Janissaires (1623) qui, devenus un Etat dans l'Etat, rétablissent Mustafa, puis le renversent une seconde fois au bout de quelques mois, pour le remplacer par son neveu Murad IV, jeune garçon de onze ans. b. Le règne de Murad IV

(1623-1640)

Secouant toute tutelle en 1632, Murad IV, prince féroce, règne par la terreur. Il met fin à l'anarchie, rétablit l'autorité impériale et reprend Bagdâd aux Persans, qui s'en étaient emparés vers 1590. C'est ce sultan énergique qui mit fin à la brillante carrière et aux projets audacieux de l'émir libanais Fakhreddine II (1635), dont l'ambition séparatiste menaçait de soustraire le Liban et la Syrie à l'autorité de la Porte (p. 96—97). Murad méditait un vaste projet de guerre européenne, comportant la soumission des princes vassaux plus ou moins autonomes. Mais la mort, qui le frappa à l'âge de 29 ans, l'empêcha de réaliser les espoirs que l'on fondait sur lui. c. Ibrahim I et son successeur Mehmed IV Ibrahim I (1640—1648), successeur de Murad IV, dont la folle prodigalité compromet les finances de l'Etat, est déposé et mis à mort par les Janissaires, contre l'autorité desquels il avait entrepris une lutte inégale. On signale, sous son règne, des combats contre Venise, et contre les Russes dont les ambitions, vers le Sud, commencent à inquiéter la Porte. Mehmed IV (1648—1687), qui succède à Ibrahim, est un enfant de

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douze ans. A son avènement, les Vénitiens progressent en Dalmatie et battent la flotte ottomane à Paros (1651). La détresse ottomane est à son comble. Cherchant un homme capable de redresser la situation, la mère du sultan fait appel à un certain Mehmed Keuprulu, qu'elle fait nommer grandvizir (1656). Pendant un demi-siècle (1656—1711), la défaillance du pouvoir sera compensée à Stambûl par l'énergie et le talent d'une dynastie de grands-vizirs, celle de la puissante famille des Keuprulu, qui gouverneront l'Empire sous le nom de cinq sultans. d. Dictature de Mehmed Keuprulu (1656—1661) De souche albanaise, Mehmed Keuprulu, originaire d'un village nommé Keupru (le Pont), en Anatolie, ne savait ni lire ni écrire. Il avait exercé des fonctions médiocres, où cependant s'était affirmée sa valeur exceptionnelle. Il accepta les fonctions de grand-vizir, à condition de les exercer avec un pouvoir absolu, et réorganisa l'année et les finances. «Sa rude dictature (1656—1661) rétablit partout la discipline au prix de 36.000 vies. Il laissa le soin de compléter sa réforme et celle du sultan Mourad à son fils Ahmed, qui tint le plus haut poste de l'Etat pendant quinze ans (1661—1676). L'armée (fut) réorganisée . . . Le nombre et les privilèges des Janissaires et des spahis fut réduit,... la dîme des garçons chrétiens supprimée, les domaines militaires rigoureusement revisés, les armes spéciales renforcées, l'artillerie remise en quantité et qualité au premier rang dans le monde, de solides troupes provinciales formées des populations les plus guerrières, Kurdes, Mamelouks, Turcs d'Anatolie, Bosniaques, Albanais, et surtout des corps de vétérans permanents organisés avec soin, bien vêtus, bien nourris, bien armés . . . La réserve d'or est reconstituée . . . (L'Empire) est sorti fortifié d'une crise passagère.»1 e. Grande défaite ottomane à Saint-Gothard (1664) La renaissance intérieure de l'Etat ottoman permet au second Keuprulu (Ahmed) d'envahir la Hongrie autrichienne (1663), pour obliger l'empereur à reconnaître, comme prince de Transylvanie, un vassal du sultan. Unie en une sorte de «croisade», l'Europe vint en aide à l'empereur, dont l'armée, comprenant des combattants allemands, français et suédois, inflige aux Ottomans une grande défaite (1664), près du couvent de SaintGothard. «La bataille de Saint-Gothard fut, au dire de Hammer, la plus grande et la plus brillante victoire que, depuis 300 ans, les Chrétiens eussent rem1

Grenard, op. cit., p. 97.

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portée, en rase campagne, contre les Turcs.»2 Cependant, cette victoire chrétienne, «presque aussi fameuse que celle de Lépante (1571), n'eut pas plus de suite. Les Turcs gardèrent leurs positions».3 Malgré les pertes subies dans la bataille de Saint-Gothard, les Turcs disposaient encore d'un effectif imposant. D'autre part, l'empereur est pressé d'en finir, pour avoir les mains libres contre la politique de la France qui le gênait à l'Ouest. Aussi, une paix favorable aux Ottomans est-elle signée à Vasvar (1665). En dépit de leurs défaites et de leur décadence naissante, les Ottomans conservent encore, à cette époque, leur puissance redoutable. Us remporteront encore de grandes victoires, qui seront comme les sursauts de leur lente et longue agonie. «Leur situation prépondérante éclate dans deux faits très simples: il y a deux cent mille esclaves polonais à Constantinople et les Tartares de Crimée vendent, bon an mal an, vingt mille Russes pour la chiourme des galères du Grand Seigneur.»4 f . Reddition de la Crète aux Ottomans (1669) Tranquilles pour un temps du côté de l'Autriche, les Ottomans dirigent de nouveau leurs forces contre la ville de Candie, possession vénitienne en Crète, dont le siège par les Turcs traînait depuis vingt-quatre ans (1645—1669). «Une si longue résistance prouve quelle grande puissance était encore Venise» (Grenard). C'est seulement en 1669 que la forteresse de Candie, défendue par Venise avec le secours du roi de France Louis XIV et de l'empereur d'Autriche Léopold II, fut obligée de capituler. Les Vénitiens renoncèrent à la possession de l'île (1669). «Désormais, il ne reste rien aux chrétiens dans la Méditerranée orientale» (Grenard). g. Entrée de la Russie sur la scène proche-orientale. Première guerre russo-turque en Ukraine (1677—1678) Jusqu'à 1675, l'Autriche et Venise étaient les seules grandes puissances européennes qui tenaient tête aux Ottomans en Europe. La France, ennemie de l'Autriche, était l'amie ou l'alliée du sultan. Quant à l'Angleterre, la Hollande, le Portugal, l'Espagne, leurs intérêts les portaient vers les océans, les Amériques et les Indes. A partir de 1677, le rôle de Venise, comme puissance orientale, commencera à décliner, tandis que celui du jeune Empire russe va apparaître, de plus en plus, sur la scène politique orientale. Attirée vers les mers du Sud, dont elle est coupée par les possessions 2 5 1

Lamouche, op. cit., p. 123. Grenard, op. cit., p. 98. Grenard, op. cit., p. 99.

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ottomanes, Moscou, qui se pose en héritière de Byzance, cherchera désormais à atteindre la mer Noire, ainsi que les Détroits qui lui permettront de déboucher dans la mer Egée et la Méditerranée. «L'attraction compréhensible que la mer Noire exerçait sur (la Russie) devait fatalement amener des conflits entre elle et l'Empire ottoman qui, soit directement, soit comme suzerain de la principauté de Moldavie et du Khanat des Tatars de Crimée, possédait tout le littoral septentrional de cette mer, et en interdisait l'approche aux Russes.»5 En 1672, les Ottomans réclament à la Pologne la cession de l'Ukraine, dont le prince, jusqu'alors sujet de la Pologne, s'était mis sous la protection du sultan. En 1675, Sobieski, nouveau roi de Pologne, est obligé, après quelques succès, de renoncer à une partie de l'Ukraine. Mais l'intervention des Ottomans dans les luttes des Cosaques de l'Ukraine contre les Russes, qui commençaient à se présenter comme les libérateurs des sujets chrétiens du sultan, fournit au Tsar l'occasion de déclencher la première guerre russo-turque. Deux campagnes, en 1677 et 1678, ne donnent pas de résultats décisifs. Après de dures pertes des deux côtés, un traité, conclu en 1681, donne à la Russie Kiev et son territoire. h. Le Tsar de Russie, protecteur de l'Eglise orthodoxe de Jérusalem (1681) Le traité turco-russe de 1681 «reconnaissait au souverain de Moscou le titre de tsar, ainsi qu'un droit de protection sur l'Eglise orthodoxe de Jérusalem, premier pas vers la protection générale des Chrétiens ottomans de rite grec que, jusqu'au milieu du XDCe siècle, les empereurs de Russie s'efforcèrent, sans succès, de se faire reconnaître».6 i. Siège de Vienne. Défaite et retraite des Ottomans (1683) Malgré les nombreux échecs déjà subis, «qui ornent les histoires nationales de leurs adversaires», la situation des Ottomans est encore prépondérante. Tranquille du côté de la Russie, le grand-vizir Kara Mustafa, qui a succédé à son parent Ahmed en 1676, encouragé par les agents français à Constantinople qui cherchaient à affaiblir l'Autriche, se tourne contre cette dernière. Une armée nombreuse et bien équipée, partant de Belgrade sous le commandement du grand-vizir, arrive presque sans combat devant Vienne (1683), qui, faiblement défendue, est immédiatement cernée. Elle aurait probablement succombé si le grand-vizir n'avait accumulé les négligences qui permirent à une armée impériale, unie à l'armée polonaise commandée 6

Lamouche, op. cit., p. 117. • Lamouche, op. cit., p. 135.

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par le roi Jean Sobieski, d'arriver à temps. Complètement battus à Kahlenberg, les Ottomans abandonnent le siège; profitant des dissensions entre les Impériaux et les Polonais, le grand-vizir réussit à se retirer sans être poursuivi, emmenant des milliers de personnes en esclavage. Arrivé à Belgrade, il y est étranglé par ordre du sultan (1683).

2. Commencement du reflux ottoman Mettant fin à leurs dissensions, l'empereur et le roi Sobieski s'entendent pour reprendre la Hongrie. Une alliance, à laquelle Venise adhère, est conclue en 1684, pour lutter en commun contre les Ottomans. Les convoitises européennes réveillées vont désormais de l'avant. Le flux ottoman avait marqué son point extrême; le reflux va commencer maintenant, et les défaites vont désormais succéder aux grandes victoires de naguère. a. Libération de la Hongrie (1686) En 1686, la ville de Bude, qui constituait depuis 145 ans le rempart de la domination ottomane en Hongrie, est prise par les Impériaux, après deux mois de siège. L'année suivante, les armées ottomanes sont obligées de se retirer jusqu'à la Save et au Danube, et la Hongrie, après un siècle et demi de domination ottomane, est délivrée. En 1687, à la suite d'une nouvelle grande défaite subie par les armées ottomanes à Mohacs, une insurrection éclate à Constantinople: le grand-vizir est sacrifié par le sultan, mais celui-ci est déposé et remplacé par son frère Suleyman II (1687-1691). b. Libération de la Serbie

(1688-1691)

En 1688, les Impériaux marchent sur Belgrade, qui est prise d'assaut, et, en 1689, ils infligent aux Ottomans une défaite à Nich. Appelé au pouvoir comme grand-vizir, Mustafa Keuprulu, fils d'Ahmed, rétablit l'ordre dans les finances, réorganise l'armée et redresse la situation intérieure (1689). En 1690, Mustafa repousse les Autrichiens au-delà de la Save et du Danube, réussit à réoccuper Belgrade et envahit la Hongrie. Mais l'année suivante, il trouve la mort dans la malheureuse bataille de Szalanemen, sur les bords du Danube (1691). c. Défaite ottomane à Zenta (1696) En 1695, un sultan énergique, Mustafa II (1695—1703), succède à son oncle Ahmed II (1691—1695). Mais les armées autrichiennes étaient com-

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mandées par le prince Eugène de Savoie, le plus habile capitaine de l'époque, qui détruit l'armée ottomane à Zenta (1696). d. Les Russes occupent Azov sur la mer Noire (1696). Naissance du problème des Détroits Profitant de la défaite ottomane à Zenta, le tsar, dans la même année, s'empare de la ville d'Azov, qui lui ouvre l'accès de la mer Noire, jusque-là mer ottomane fermée (1696). La poussée moscovite vers la mer Noire et les Détroits, qui mènent à l'Egée et à la Méditerranée orientale, et la rivalité chronique qu'elle provoquera entre Turcs et Russes, seront désormais l'une des grandes trames de l'histoire proche-orientale. Désignée, par les chancelleries occidentales, sous le nom de «Question d'Orient», cette rivalité et les problèmes qu'elle suscitera par la suite se perpétueront jusqu'à nos jours. e. La Paix de Carlowitz, ou l'avènement de la prépondérance européenne en Orient (1699) En 1697, le sultan accepte la médiation de l'Angleterre et des Pays-Bas, dont le commerce dans le Levant était gêné par la guerre. Les négociations, qui s'ouvrent en 1698, aboutissent en 1699 à la paix de Carlowitz, qui consacre officiellement le premier recul ottoman. Aux termes de ce traité, le sultan, qui renonce à ses prétensions sur la Transylvanie, abandonne aux Autrichiens toutes ses possessions de Hongrie (à l'exception du banat de Temesvar), aux Vénitiens la Morée, aux Polonais une partie de l'Ukraine et au tsar Pierre le Grand la ville d'Azov. «Par Azov, les Russes obtinrent un accès à la Mer Noire et enfoncèrent un coin dans les possessions turques, en les coupant en deux.»7 «C'est une des plus grandes dates de l'histoire. Elle fixe le passage de la prépondérance de l'Asie à l'Europe. L'empire ottoman sera dès lors incapable de reprendre sa marche offensive . . . Une longue résistance de près de deux siècles prouvera (encore) la solidité de ses fondements . . . Elle prouvera que sa force absolue n'a guère diminué; mais l'Europe a développé et continuera de développer, dans une proportion extraordinaire, des ressources intellectuelles, morales et physiques qui mettront très bas au-dessous d'elle les empires et les peuples attardés au vieux mode d'existence.»8 /. Entente turco-suédoise contre la Russie (1708) Le traité de Carlowitz secoua profondément l'Empire ottoman, qui connut 7 8

Roux, op. cit., p. 99. Grenard, op. cit., p. 100.

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toute une série de révoltes. Le dernier grand-vizir Keuprulu, qui consacra ses forces à faire face à la situation et à redresser l'Etat, meurt en 1702, et le sultan Mustafa II est obligé d'abdiquer (1703). Ahmed III (1703—1730), successeur de Mustafa II, voulait maintenir son pays en paix avec la Russie. Mais en 1708, la guerre qui s'engagea entre le tsar Pierre le Grand et le roi Charles XII de Suède, prince sur lequel on fondait beaucoup d'espoirs, amène le sultan à prendre parti pour ce dernier. Contre toute attente, Charles XII est battu à la bataille de Poltava et sa force définitivement éliminée (1709). g. La paix russo-ottomane du Pruth (1711) Vainqueurs de la Suède, les Russes se tournent vers le sultan, qui avait accordé un refuge à Charles XII et refusait de le livrer (1710). En 1711, sur les bords du Pruth, Pierre le Grand et son armée sont cernés par des forces ottomanes supérieures. Le tsar s'en tira en signant le traité de paix du Pruth (1711), par lequel il rend Azov au sultan. Ces conditions, honorables pour les Russes, auraient été obtenues grâce à la corruption du grand-vizir. On doit ajouter que le sultan portait plus d'intérêt à la reprise de ses possessions enlevées par les Impériaux qu'à l'expansion de sa puissance du côté du Nord-Est. h. Défaite ottomane à Pétrovaradin (1716).

LapaixdePassarowitz(1718)

En 1714, prétextant une violation du traité de Carlowitz, le sultan déclare la guerre à Venise, à laquelle il enlève ses dernières possessions en Morée et dans l'Archipel. En 1716, l'empereur intervient dans la guerre; le prince Eugène remporte la victoire de Pétrovaradin (1716), prend Temesvar, dernière forteresse ottomane sur le sol hongrois, et Belgrade (1717). Obligé de faire la paix, le sultan accepte une nouvelle médiation de l'Angleterre et des Pays-Bas. Par le traité de Passarowitz (1718), «l'un des plus désavantageux qu'ait signé l'Empire ottoman», l'Autriche reçoit Belgrade et tout son territoire et une partie de la Serbie; mais Venise est obligée de renoncer à la Morée. En outre, «un traité de Commerce et de Navigation . . . reconnaissait aux sujets de l'Empereur, dans les pays ottomans, les droits prévus dans les capitulations passées avec les autres puissances.»9 i. Effacement de Venise comme puissance orientale A partir du début du XVIIIe siècle, la décadence intérieure et extérieure de Venise, ajoutée à la perte de ses dernières possessions dans l'Egée (Crète, Morée, etc.), ramène cet Etat au rang de puissance secondaire. ' Lamouche, op. cit., p. 128.

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«Depuis cette époque et pendant le siècle qui lui reste encore à vivre, comme Etat indépendant, la Sérénissime République ne jouera plus de rôle important dans les affaires orientales.»10 j. Ottomans et Russes en Perse (1725—1732) Vers 1715, les Afghans, révoltés contre la Perse, proclament leur indépendance et envahissent le territoire persan. Mahmud, chef des révoltés, détruit l'armée persane, s'empare d'Ispahan et se fait proclamer souverain (1722). L'Empire safavide, créé deux cents ans auparavant par Shâh Isma'fl (p. 63-64), est détruit et la dynastie en fuite. Pour lutter contre les envahisseurs afghans, Tahmasp, le souverain persan détrôné, fait appel aux Russes et leur offre les provinces iraniennes du Nord s'ils l'aident à chasser les Afghans (1722). Profitant de ces événements, les Ottomans, qui s'entendent avec les Russes pour le démembrement de l'empire des Safavis, s'emparent de Hamadan, d'Erivan, de Tabriz et d'une grande partie de l'Adherbeijan (1724-1725). Détrôné par les janissaires (1730), le sultan Ahmed III est remplacé par son neveu Mahmud I (1730—1754), qui reprend la guerre contre la Perse. En 1732, un accord est conclu qui laisse tout l'Adherbeijan à la Perse et donne la Géorgie au sultan. k. Les Russes envahissent la Crimée (1735) Mais en 1733, la guerre reprend. Les Persans occupent Chehrizor et Kerkûk. D'autre part, les Russes étant entrés en Pologne, dont l'intégrité et l'indépendance politique avaient été garanties par le traité turco-russe du Pruth (1711), le Khan des Tatars de Crimée, vassal du sultan, pénètre dans le Caucase russe et prend Azov. Dès que les troubles de Pologne prirent fin, les Russes envahirent la Crimée et reprirent Azov (1735), sans avancer plus loin. L'intérêt particulier du commerce des puissances maritimes s'opposait à une nouvelle avance des Moscovites. /. Victoire ottomane sur les Impériaux (1738). Le traité de Belgrade (1739) En 1737, l'empereur, sous le prétexte de soutenir son allié russe, reprend la guerre contre les Ottomans. Après quelques succès éphémères remportés en 1737, les armées impériales, qui sont battues, évacuent la Bosnie, la Serbie (1738) et même Belgrade (1739). La paix, signée à Belgrade (1739) par la médiation de la France, rend au sultan Mahmud I les territoires que le traité de Passarovitch avait donnés à l'empereur. 10

Lamouche, op. cit., p. 133.

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En ce qui concerne la Russie, les limites des Empires ottoman et russe étaient rétablies dans leur état antérieur. La Russie gardait Azov, dont la forteresse devait être démolie; en outre, elle ne pouvait, sur la mer Noire, construire et avoir une flotte. Comme prix du soutien diplomatique de la France dans cette guerre, le sultan reconnaît à nouveau le protectorat français sur les Chrétiens d'Orient (1740). Le traité de paix de Belgrade était conclu pour une durée de 27 ans. «Cette spécification de la durée des traités, que l'on retrouve dans presque tous les instruments diplomatiques de même nature, montre que, jusqu'au XVIIIe siècle, entre la Turquie et les pays voisins, la guerre était considérée comme l'état normal, interrompu seulement par des trêves plus ou moins longues, rarement respectées jusqu'à leur expiration.»11 3. Ascension de la puissance russe et déclin de l'Empire ottoman Sous les sultans Osman III (1754—1756), successeur de Mahmud I, et Mustafa III (1756—1774), la décadence de l'Empire s'accélère, malgré quelques tentatives de redressement qui demeurèrent sans lendemain. C'est à partir du règne de Mustafa III que la Russie commencera à jouer, jusqu'à la fin du XIXe siècle, le premier rôle dans les destinées de l'Empire ottoman. «Ainsi, au moment où la Russie s'organisait, voyait à sa tête des souverains qui se nommaient Pierre le Grand, Elisabeth, Catherine II, la Turquie donnait-elle les signes les plus graves de son incurie . . . On se contentait de répéter les anciennes formules ou, quand on voulait innover, on copiait maladroitement l'Europe occidentale, et généralement les emprunts qu'on lui faisait étaient ce qu'elle avait de moins bien à donner. . . Au XVIe siècle, sur les champs de bataille européens, les victoires turques avaient été souvent acquises par la supériorité du matériel musulman et en particulier par la supériorité de son artillerie. Cent ans plus tard, les Turcs ignoraient les progrès accomplis dans l'armement.»12 a. Les Russes dans les Balkans et l'Egée (1769—1772) En 1765, l'impératrice Catherine II envahit la Pologne, dont l'indépendance politique était garantie par les traités de 1713 et 1720, signés par le sultan. Encouragé par la France et l'Angleterre, celui-ci déclare la guerre à la Russie (1768) et masse une armée sur le Dniester, tandis que le Khan de Crimée fait une incursion hardie en territoire russe (1769). 11 12

Lamouche, op. cit., p. 129. Roux, op. cit., p. 100.

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«Mais l'Empire ottoman n'était plus en mesure de soutenir une guerre contre une des grandes puissances européennes.» Le Khan de Crimée est battu et l'armée ottomane du Dniester défaite. Les armées russes occupent la Moldavie et la Valachie (future Roumanie) et avancent jusqu'au Danube (1769—1770). Une flotte russe, qui apparaît pour la première fois dans la mer Egée, est chargée de provoquer une insurrection des Grecs. Ce projet ayant échoué, les Russes réussissent cependant à incendier la flotte ottomane qui s'était réfugiée dans la baie de Tchesmé, sur la côte d'Asie Mineure (1770). La Crimée est soumise, où un nouveau khan, protégé russe, est installé (1771). Ces revers, qui annoncent une fin prochaine de l'Empire, provoquent des répercussions diverses. En Palestine, un sheikh arabe, Daher, se proclame indépendant, et en Egypte, le Mamluk Ali Bey fait de même. Mais les puissances européennes, qui ne voulaient pas laisser l'une d'entre elles, en l'espèce la Russie, recueillir seule tout l'héritage du sultan, s'empressent d'intervenir pour sauver ce dernier. L'Autriche et la Prusse, qui accourent en Pologne pour la délivrer des Russes, s'entendent avec ces derniers pour un premier partage de ce pays (1772). Ces événements donnèrent du répit aux Ottomans. Mustafa III, dont le baron Todt, un Hongrois au service de la France, avait réorganisé l'armée et les défenses des Détroits, contient l'avance russe dans les Balkans et obtient un armistice (1772). La paix n'ayant pas abouti, les Russes s'avancent au sud du Danube et coupent l'armée ottomane de sa base d'opérations (1773). b. Le traité de Kutchuk-Kainardji (1774) La retraite des années ottomanes devant les forces russes, au sud du Danube, amène le sultan Abdul Hamid I (1774—1789), successeur de Mustafa III, à signer la paix de Kutchuk-Kaïnardji (1774). Ce traité détache de l'Empire ottoman les nations turco-tartares de la Crimée, qui sont reconnues indépendantes. Les princes de Géorgie passent sous la suzeraineté russe. Le Tsar, qui conserve Azov et son territoire, obtient la libre navigation sur la mer Noire et sur tous les fleuves ottomans. La Pologne est morcelée. Enfin, le traité garantit leurs libertés aux minorités slaves des Balkans et généralement aux Grecs orthodoxes, sous le patronage de l'ambassadeur russe à Constantinople. c. Réaction européenne. Principe de l'intégrité territoriale de l'Empire ottoman Grâce au traité de Kutchuk-Kaïnardji, le prestige des Ottomans était tombé si bas en Europe que l'on crut à la fin prochaine de leur Empire. L'im-

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pératrice de Russie Catherine II et l'empereur d'Allemagne Joseph II s'entendent déjà sur un projet de partage de l'Empire ottoman (1775). «Mais la diplomatie européenne intervint: à partir de ce moment, elle jouera dans l'histoire turque un rôle prépondérant. Ne suffisant plus à se défendre par ses seules forces, la Turquie ne doit sa survivance qu'aux rivalités des puissances européennes. L'Angleterre épouse sa cause contre la Russie et inaugure l'antagonisme qui dominera la question d'Orient.»13 Ainsi, grâce à la rivalité des puissances européennes, qui travailleront désormais au maintien de l'intégrité de l'Empire ottoman, l'existence de celui-ci, qui sera bientôt l'«Homme malade» des chancelleries européennes, se prolongera jusqu'en 1918. d. Coalition austro-russe contre le sultan (1787—1788) Huit ans après le traité de Kutchuk-Kaïnardji, l'Autriche, profitant de la détresse du sultan, s'empare de la Bukovine. De son côté, la Russie met fin à l'indépendance de la Crimée qu'elle annexe et où elle élève des places fortes, et creuse un port à Sébastopol (1785). En outre, Moscou étend son influence sur la Géorgie et développe son activité en Moldavie et Valachie, vassales de la Porte. Cette nouvelle poussée de la Russie en direction du Sud et ses visées évidentes sur Constantinople, où elle projette de former sous sa tutelle un nouvel empire grec, provoquent chez les Ottomans une réaction compréhensible. Encouragé par les puissances occidentales, qui veulent empêcher les Russes de déboucher sur les mers, le sultan déclare la guerre à la Russie (1787). Alliée de cette dernière, l'Autriche intervient dans le conflit (1788). La flotte ottomane est détruite à Otchakov et cette importante place est prise (1788). Quelques mois après, Belgrade est occupée par les Autrichiens (1789). e. Paix austro-ottomane de Svichtov (1791). Fin de la rivalité austro-ottomane Des insurrections en Hongrie obligent l'Autriche à conclure avec le sultan Sélim III (1789—1808) une paix séparée qui est signée à Svichtov (1791). «Le traité de Svichtov marquait la fin du dernier conflit entre l'Autriche et la Turquie . . . Depuis lors, et jusqu'en 1878, les limites entre les deux empires ne subissent plus de modifications.»14 A partir de 1791, le duel sera principalement engagé entre le colosse russe, dont la puissance ne fera qu'augmenter, et l'Empire ottoman, qui 13 u

Cl. Huart, «Turquie», La Gr. Encyclopédie, Lamouche, op. cit., p. 130.

31, p. 526.

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ne fera que reculer et qui ne se maintiendra que grâce à l'appui des puissances occidentales. f . Paix russo-ottomane de Jassy (1792) Continuant seule la guerre, la Russie avance dans le Bas-Danube. En 1791, elle remporte la victoire de Matchin, en Dobroudja, et anéantit sur les côtes de Crimée la flotte ottomane de la mer Noire. Mais la situation générale de l'Europe, à la suite des conquêtes de la Révolution française de 1789, et les préparatifs du démembrement définitif de la Pologne, obligent les Russes à renoncer à leur rêve de restaurer l'ancien Empire byzantin. Aussi, la médiation des puissances maritimes aboutit-elle à la paix de Jassy (1792), qui fixa le Dniester comme frontière et attribua définitivement la Crimée à la Russie. «De sa position offensive, l'empire ottoman était complètement acculé à la défensive à la fin du XVIIIe siècle, et seule la jalousie des puissances européennes semblait encore assurer son existence en Europe.» 15 g. Essais de réforme militaire (1793) A la fin du XVIIIe siècle, l'Empire ottoman, militairement vaincu et territorialement réduit, est en pleine décadence. En Europe, l'attention des grandes puissances est retenue par les guerres de la Révolution française, qui a éveillé partout l'esprit d'indépendance et de liberté. La disparition de l'Etat polonais (1795), adversaire naturel de la Russie, augmente le danger que celle-ci représentait déjà pour le sultan. Sur le terrain intérieur, les brigandages et les soulèvements, perpétrés par des bandes organisées, surgissent de tous côtés et spécialement dans les Balkans, où des chefs locaux lèvent l'étendard de la révolte. En Orient, Jazzâr Pasha à Saïda (Liban), Abdallah Pasha à Damas (Syrie), les Beys mamluks en Egypte, sont pratiquement indépendants. Les Wahhabites, révoltés en Arabie, menacent les Villes Saintes, dont ils finiront par s'emparer en 1803-1804. Prince intelligent et instruit, Sélim III se rendit compte que les institutions sur lesquelles la grandeur de l'Empire avait reposé autrefois étaient devenues surannées et que l'armée ottomane, qui constituait effectivement la base de l'Etat, devait être réformée d'après les modèles européens, qui s'étaient révélés supérieurs dans les derniers conflits. Des projets de réforme, conçus avec la coopération d'officiers français, sont exposés dans un «Nouveau Règlement» (Nizam i Djédid), qui est promulgué en 1793. 15

C. Brockelmann, Histoire des peuples et des civilisations

islamiques, p. 288.

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h. Occupation française de l'Egypte et réaction ottomane

(1798-1801)

L'occupation de l'Egypte par le général Bonaparte, en 1798, met fin à l'œuvre de réformes militaires amorcées par le sultan et interrompt les bonnes relations existant entre l'Empire ottoman et la France. En réponse à cette agression, le sultan déclare la guerre à la République française (1798), annule les Capitulations et envoie des troupes en Egypte. En outre, une alliance offensive et défensive est conclue avec la Russie (1798) et avec l'Angleterre (1799), dont les navires marchands sont autorisés à naviguer dans la mer Noire. Les îles Ioniennes, enlevées à la France, sont érigées en une république vassale de la Porte et dont l'indépendance est garantie par la Russie (1800). Enfin, les anciennes possessions vénitiennes sur la côte albanaise sont annexées à l'Empire ottoman. i. Evacuation de l'Egypte (1801). Paix franco-ottomane

(1802)

L'évacuation de l'Egypte par les troupes françaises et les succès de Bonaparte en Italie amènent le sultan à faire la paix avec la France. Un traité franco-ottoman confirme et renouvelle les traités et capitulations en vigueur avant la guerre et reconnaît aux bâtiments de commerce français le droit de navigation dans la mer Noire (1802). /. Conflit russo-ottoman

(1806—1807)

En 1805, un traité d'alliance est conclu entre la Porte et la Russie. Mais l'année suivante, l'armée russe franchit le Dniester et occupe les principautés roumaines jusqu'au Danube (1806). Cette violation du territoire ottoman amène le sultan, encouragé par le général français Sébastiani, ambassadeur de Napoléon, à déclarer la guerre à la Russie (1807). Des officiers français sont chargés de renforcer les défenses des Dardanelles. k. Echec d'une tentative anglaise d'occupation de l'Egypte (1807) L'Angleterre, qui était en guerre avec Napoléon, cherche à aider la Russie. Ayant échoué dans une tentative d'intimidation contre Constantinople, elle occupe Alexandrie, en Egypte, et y débarque un corps de troupes (1807). Mais, battus par Mohammed Ali, officier ottoman devenu Pasha du Caire, les Anglais sont obligés de se rembarquer et le sultan déclare la guerre à l'Angleterre (1807). I. Révolte des Janissaires (1808) Pendant ce temps, Sélim III avait repris son œuvre de réorganisation militaire et maritime, avec la coopération des officiers et des ingénieurs mis à sa disposition par la France. Mais ces réformes à l'occidentale, qui heur-

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taient les préjugés des réactionnaires et froissaient de nombreux et puissants intérêts, notamment ceux des Janissaires, provoquent une conjuration de ces derniers et une insurrection dans les Balkans. Les nouvelles troupes réorganisées, qui n'avaient pas encore reçu une instruction suffisante, sont battues par les Janissaires près d'Andrilope (1808). m.

Dépositions

de sultans

(1808)

Sélim III, qu'une fetwa du Sheikh ul Islâm considéra comme violateur de la loi religieuse, est déposé par les rebelles et assassiné (1808). Il est remplacé par son cousin Mustafa IV (1808), qui est renversé au bout d'un an de règne et remplacé par son frère Mahmud II (1808-1839). Celui-ci, par ses réformes générales, sera le fondateur de la Turquie moderne.

II. Mouvements régionalistes dans l'Orient arabe (1700-1810)

Nous venons de voir, dans le chapitre précédent (p. 103—116), l'évolution déclinante de l'Empire ottoman aux XVIIe et XVIIIe siècles et ses rapports avec les Etats européens, dont la puissance s'est considérablement accrue pendant ce laps de temps (1617—1808). Nous allons voir maintenant l'évolution des provinces arabes de l'Empire pendant la seconde moitié de cette période, c'est-à-dire au XVIIIe siècle.

1. L'Egypte ottomane, jusqu'à l'avènement de Mohammed Ali comme pasha du Caire (1700—1805) a. L'Egypte ottomane de 1517 à 1700 A la suite de la conquête ottomane, en 1517, on l'a vu, un Pasha, nommé par le sultan, est à la tête de l'administration civile et financière de l'Egypte. Le pouvoir militaire est exercé par l'agha des Janissaires, chef ottoman des troupes d'occupation chargées, à la fois, de la défense du pays, de la police et du prélèvement des impôts. Au-dessous du Pasha et du chef des troupes, sont les Beys, choisis parmi les chefs mamluks locaux; les Beys gouvernent les provinces égyptiennes, qui sont au nombre d'une quinzaine (p. 82—83). Cette organisation se maintiendra sans modifications importantes. Au XVIe siècle, l'autorité du sultan s'exerce sans grande difficulté en Egypte. Au XVIIe siècle, cette autorité va en s'affaiblissant; les révoltes des milices contre le Pasha sont de plus en plus fréquentes; mais elles sont en général réprimées. b. Période de troubles et d'anarchie {1707—1757) Au XVIIIe siècle, les Mamluks reprennent le pouvoir qu'ils avaient perdu après la conquête ottomane. Les vrais maîtres de l'Egypte, pendant cette époque, sont: le sheikh el Balad et l'émir el-Hajj, recrutés parmi les Beys mamluks (p. 82-83). Pendant un demi-siècle (1707—1757), l'Egypte connaît de nouveau une période d'anarchie, marquée par une série de guerres civiles entre les

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Beys mamluks qui se disputent l'autorité. Le Pasha, qui représentait nominalement le sultan, assistait impuissant à ces querelles. H laissait faire et se résignait même à ne plus recevoir le tribut. c. Le Mamluk AU Bey, maître de l'Egypte et pratiquement indépendant (1757-1772) En 1757, le Mamluk Ali Bey (1757—1772) réussit à s'imposer à tous ses compétiteurs. Ancien esclave originaire d'une région du Nord de la mer Noire, il se fait donner par le pasha la charge de sheiWi el Balad (1757) et devient le seul maître de l'Egypte. En 1770, Ali Bey s'empare de La Mecque, où il installe un de ses protégés comme shérif; en 1770, il s'allie au gouverneur d'Acre, Dâher al Omar, révolté contre la Porte, et bat le Pasha de Damas. Sous le gouvernement d'Ali Bey, qui s'allie aux Russes contre l'Empire ottoman, l'Egypte est pratiquement indépendante. Ali Bey cesse de payer le tribut à la Porte et supprime la charge de Pasha. «Son action apparaît comme une ébauche de celle de Mohammed Ali» (Pouthas). d. Anarchie, guerres civiles et décadence économique (1773—1798) De 1773, date de la mort d'Ali Bey, à 1791, l'Egypte est de nouveau en proie à l'anarchie et aux guerres civiles entre les Beys mamluks. En 1791, deux Beys, Murad et Ibrahim, se partagent le pouvoir suprême. En 1798, le général français Bonaparte, qui débarque à Alexandrie, brise temporairement leur puissance et celle des Mamluks. «Dans l'histoire de l'Egypte, il n'est sans doute pas de période plus déplorable que celle que nous venons d'étudier (1715—1798). Elle coïncide avec l'occupation ottomane, et en effet la Turquie n'a rien fait pour la prospérité de l'Egypte . . . Les véritables causes de la décadence semblent être plutôt d'ordre économique. La découverte de la route maritime des Indes a fait perdre à l'Egypte sa principale source de revenus; celle de l'Amérique entraîne le déplacement du commerce mondial et fait passer au second plan toute la partie orientale de la Méditerranée»16 (IV, p. 539). Rien ne montre mieux la gravité de la décadence économique de l'Egypte, au XVIIIe siècle, que le chiffre de sa population. Cette dernière, qui comptait 8 à 10 millions d'âmes sous les Gréco-Romains, est évaluée à moins de trois millions à la fin du XVIIIe siècle. e. L'occupation française et le réveil de l'Egypte (1799—1801) L'occupation française de l'Egypte, qui ne dura que trois ans environ (1799—1801), eut pour conséquence de transformer cette province otto19

C.-H. Pouthas, Histoire de l'Egypte depuis la conquête ottomane, p. 41.

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mane, livrée à l'anarchie, en un Etat moderne et national. C'est que l'expédition de Bonaparte, outre son objectif militaire et politique, avait pour but de constituer, dans la Vallée du Nil, un établissement colonial au profit de la puissance occupante. A cet effet, le plan du Directoire français tendait à ressusciter la prospérité de l'agriculture et de l'industrie égyptiennes, et à développer, par la voie de la mer Rouge, les relations commerciales avec la Perse et l'Inde. Aussi, une équipe de 167 savants: ingénieurs, économistes, écrivains et artistes français, munis d'une volumineuse bibliothèque, d'instruments scientifiques et de deux imprimeries française et arabe, accompagna-t-elle l'expédition. L'œuvre de Bonaparte et de ses successeurs en Egypte, interrompue au bout de trois ans par le départ de l'expédition française (1801), laissa cependant des traces ineffaçables. «Elle avait mis l'Egypte en contact avec la civilisation d'Occident; elle avait en quelque mesure révélé l'Egypte à elle-même. Elle avait éveillé l'attention d'un esprit observateur, alors perdu dans les rangs des officiers turcs, Mohammed Ali.»17 f. Mohammed Ali, Pasha du Caire (1805)

Après le départ des Français, l'Egypte retombe dans l'anarchie. Les Ottomans, les Mamluks et les Anglais, qui s'étaient coalisés contre les occupants français, se querellent après le départ de ceux-ci. Les luttes à main armée commencent aussitôt et le pays s'abîme dans la misère. En 1805, une réaction salutaire se dessine, grâce à l'action d'un officier de talent, Mohammed Ali. De famille albanaise, ancien marchand de tabacs à Cavalla, Mohammed Ali faisait partie, comme officier, de l'armée ottomane envoyée par la Porte pour combattre l'expédition française de Bonaparte qui venait d'occuper l'Egypte (1799). En 1804, il est, grâce à sa valeur exceptionnelle, nommé par le Pasha du Caire commandant en chef du corps albanais. En 1805, il rétablit l'autorité régulière du Pasha ottoman et assure à la capitale son approvisionnement. Dans la même année, les Cairotes, pressurés par les exactions du Pasha, se soulèvent contre ce dernier et proclament Mohammed Ali pasha du Caire (1805). «C'est la première fois, écrit le consul de France, que l'on voit un pasha proclamé par le peuple.»18 Cette désignation est confirmée par la Porte. g. Massacre des Mamluks

(1811)

Vainqueur des Anglais qui avaient, on l'a vu, débarqué à Alexandrie (1807), Mohammed Ali, contre lequel se dressent l'hostilité et les incursions des Beys mamluks, grands propriétaires féodaux en Haute Egypte, se 17 18

Pouthas, op. cit., p. 55. Pouthas, op. cit., p. 57.

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débarrasse d'un seul coup de ces derniers. Cinq cents Beys et officiers, attirés pour une fête à la citadelle du Caire, sont massacrés jusqu'au dernier (1811). Mohammed Ali «est désormais Pasha d'Egypte et de droit et de fait» (Pouthas). 2. Le Liban sous les premiers Chéhâb (1698-1788) a. L'émir Bachir I

(1698-1706)

Nous avons laissé le Liban, à la mort de l'émir Ahmed, dernier prince mânide décédé sans postérité en 1697, en pleine anarchie intérieure (p. 98-99). Incapable de maintenir la sécurité dans la Montagne, troublée par les querelles intestines et les incursions des chefs féodaux, le gouvernement ottoman se vit réduit à favoriser l'avènement d'une nouvelle famille princière, avec le concours de laquelle il se flattait de tenir le pays en main ou tout au moins de faire rentrer le tribut, principale préoccupation du Divan. A Somkanyya, entre Deir-el-Kamar et Mukhtara, les notables du Liban, réunis en Assemblée solennelle (1698), élisent, comme hâkem (gouverneur), l'émir Haidar Chéhâb, petit-fils par sa mère du dernier émir mânide. Mais comme il n'avait que douze ans, son parent l'émir Bachir I (1698—1706) est désigné comme régent. L'autorité du nouvel émir et de ses successeurs, jusqu'en 1770, ne s'étend pas sur le Liban-Nord, qui évoluait à part depuis la chute de Fakhreddine II, en 1635. b. L'émir Haidar Chéhâb

(1706-1732)

A la mort de Bachir I, l'émir Haidar prend lui-même le pouvoir (1706). En 1711, il écrase, à Aindara, ses adversaires révoltés. c. Réorganisation féodale de la Montagne Depuis la mort de Fakhreddine II (1635), les émirs du Liban avaient cessé d'entretenir des troupes particulières. Les Libanais valides devaient se présenter, avec leurs armes, au premier appel de leur émir. Volney rapporte qu'en 1784, au troisième jour de la convocation, «quinze mille fusils» étaient réunis à Deir-el-Kamar. Seuls, les émirs et les sheikhs possédaient des chevaux; sans cavalerie, les troupes étaient aussi privées d'artillerie, et le nombre des hommes armés atteignait jusqu'à 40.000 environ. Profitant de sa victoire à Aindâra, Haidar procède à un remaniement féodal dans sa principauté et réorganise le territoire en faveur de ses partisans. Le Chouf est attribué aux Junblat, le Matn aux émirs Bellamah; le Gharb est partagé entre les Arslan et les Talhûk, qui reçoivent

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la qualification de sheikh; le Kasrawân est dévolu aux Khâzen maronites; dans la région de Jobbat-Monaitra, les Hamâdé métoualis conservent la haute main. Au-dessus de tous ces chefs féodaux, dont la turbulence retardera l'indépendance du Liban, se trouve l'émir suprême, Hâkem (gouverneur), qui gouverne le pays avec le concours de ses vassaux. Ceux-ci devaient le service militaire et assumaient une quote-part dans le tribut global que la Montagne payait annuellement à la Porte. d. Politique des émirs Chéhâb Grâce à leur politique énergique et sage, les Chéhâb sauront maintenir l'accord entre les diverses populations libanaises, notamment entre les Druzes et les Maronites, qui formaient les deux principales communautés du Liban. Ils veilleront jalousement à conserver au Liban son rôle historique de terre d'asile et de tolérance religieuse. Grâce aussi à leur souplesse et à leur influence auprès des pashas ottomans de Tripoli et de Saïda, chargés de surveiller le Liban, ils sauront maintenir leur domaine féodal et prévenir les velléités séparatistes, ce qui leur permettra d'arriver graduellement un jour à unifier la Montagne, comme au temps de Fakhreddine II, et à recréer le Grand Liban. Le Liban des Chéhâb conservera cette politique jusqu'à la chute de l'émir Bachir II, en 1840. «La première condition à réaliser était de rester en bons termes avec les pachas voisins. Se conformant aux intentions de la Porte, celui de Saïda s'immisçait de plus en plus dans les affaires du Liban et les familles féodales de la Montagne, par leur indocilité, leur ombrageuse susceptibilité, semblèrent multiplier à plaisir les occasions de ces interventions . . . L'autorité du Hâkim ou émir suprême se trouvait tempérée, contrôlée par l'influence des notables. Emirs et sheiks devaient contribuer à l'impôt. Pour en modifier l'assiette, pour déclarer la guerre ou conclure la paix, l'approbation de l'assemblée populaire était requise. Les émirs, les cheikhs, tous ceux qui, par leur esprit ou leur courage, s'étaient assuré du crédit, pouvaient y donner leur voix. En sorte que la constitution politique du Liban était «comme un mélange tempéré d'aristocratie, de monarchie et de démocratie» (Volney).»19 e. L'émir Molhem et les sheikhs féodaux L'émir Molhem (1732—1754), successeur de Haidar, réussira à réduire des deux tiers le tribut annuel que le Liban payait à la Porte. Pour asseoir son autorité à l'intérieur, Molhem doit continuellement manœuvrer et semer la division parmi les cheikhs féodaux. Jouant aux potentats, ces derniers, qui avaient appuyé les Chéhâb au début de leur avènement, forcent 19

Lammens, op. cit., H, p. 98.

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maintenant l'émir à compter avec eux et affaiblissent, par leurs prétentions, sa position et la situation politique de la Montagne. /. Recouvrement de la Békâ et de Beyrouth Malgré ces difficultés intérieures, l'émir Molhem, qui sut entretenir des relations amicales avec la famille damasquine des Adm, détenteurs des pashaliks de Damas et de Saïda, fit reconnaître officiellement son autorité sur les grasses terres de la Békâ, mises en valeur et rendues à la culture par les Libanais, qui achèveront de les disputer «aux Bédouins, aux eaux et à la malaria». En même temps, Molhem se fait céder, par le pasha de Saïda, la ville de Beyrouth, retombée sous le joug des pashas ottomans depuis la chute de Fakhreddine II (1635). Cette ville redevient le port du Liban central, par lequel les émirs communiquent avec l'Europe; elle sera aussi la seconde résidence des Chéhâb, après Deir-el-Kamar. g. Supériorité numérique des chrétiens Sous le gouvernement de Molhem, quelques-uns de ses enfants embrassèrent la religion catholique. Mais dans l'ensemble, les émirs Chéhâb du Liban «passeront officiellement pour musulmans et aux yeux des Druzes comme appartenant à leur religion». — «Dans la Montagne, les chrétiens, plus prolifiques, plus actifs, possédaient déjà la supériorité du nombre et du développement intellectuel; cette dernière, grâce aux efforts des missionnaires et aux rapports fréquents avec l'Europe. La conversion des émirs va assurer bientôt aux chrétiens l'influence politique, les associer au gouvernement du Liban.»20 h. Dissensions politiques dans la Montagne A Molhem, qui laisse en mourant (1754) un fils en bas âge (Yousof), succèdent ses frères Ahmad et Mansour, qui assument de concert le gouvernement. S'étant ensuite tournés l'un contre l'autre, les deux corégents s'appuient sur les deux nouveaux partis libanais, les Junblatyya et les Yazbakyya, qui venaient de succéder à ceux des Kaisites et des Yéménites (p. 95). Les Maronites eux-mêmes, dans le Kasrawân, se diviseront entre ces deux partis druzes. i. Unification de la Montagne (1770) Profitant de ces dissensions, l'émir Yousof, devenu majeur, avait gagné l'appui du Pasha de Tripoli et la sympathie des Maronites du Liban-Nord, en combattant les bandes métoualis qui troublaient cette région. S'étant, 20

Lammens, op. cit., n , p. 100, 101.

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d'autre part, concilié les clans druzes des Junblat, Yousof est proclamé émir de toute la Montagne, dans l'assemblée nationale du Barûk (1770). Jusqu'en 1841, les Chéhâb garderont tout le Liban sous leur autorité. En lutte contre la Russie et dans les Balkans, la Porte, impuissante à dominer l'anarchie syrienne, confirme l'élection de Yousof. Elle comptait utiliser ses services contre un nouveau roitelet qui avait surgi en Palestine, Dâher al Omar, gouverneur d'Acre et maître de cette région.

3. La Palestine et le Liban, au temps des gouverneurs d'Acre. Dâher al Omar, Jazzâr et Bachir II (1750-1804) Pendant la corégence des émirs libanais Ahmad et Mansour (1754—1770), et profitant de leurs querelles fratricides, un nouveau personnage, Dâher al Omar, installé à Acre, en Palestine, passe au premier plan de la scène syrienne. Pendant un demi-siècle, de 1750 à 1804, les noms de Dâher, de Bonaparte et de Jazzâr retiendront, sur la ville d'Acre qui, depuis les Croisades, était restée plongée dans l'obscurité, l'attention de la Porte et de l'Europe. a. Dâher al Omar (1750—1775), gouverneur semi-indépendant Appartenant à la tribu arabe des Banou Zaïdân, originaire de la SyrieNord et établie depuis un siècle en Palestine, Dâher, dont le père Omar avait été établi, comme lieutenant de l'émir Bachir I (1706—1732), dans la région de Safad, est un chef courageux et intelligent. Prenant à cœur les intérêts de ses administrés, il s'intéresse au bien-être des paysans, gagne leur confiance et ménage la Porte, en lui assurant la perception régulière et intégrale de l'impôt. H réussit à vider la région des fonctionnaires turcs, qui, à titre de percepteurs, pillaient le pays par leurs procédés arbitraires. D'esprit large et tolérant, comme tous les chefs bédouins, il se fait aider, dans son gouvernement par un chrétien palestinien, Ibrahim Sabbagh. Etabli dans la région de Tibériade et du Haut Jourdain, il étend son influence sur les Métoualis (Chiites) de la Galilée. Vers cette époque, le gouvernement ottoman, trop occupé avec la Russie et les Balkans pour tenir ses vassaux syriens dans une stricte obéissance, ne se soucie que d'encaisser les impôts, quels que soient les intermédiaires qui les lui assurent, fonctionnaires turcs ou chefs indigènes. D'autre part, les populations locales préféraient avoir affaire à des agents de leur race, qui sont en général plus enclins à la miséricorde. Ce sont surtout les surtaxes, les cadeaux en espèces, qui, quintuplant le montant des impôts, ruinent les malheureux contribuables.

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«Le mal contre lequel se débattait, depuis deux siècles, la Syrie, c'était, après l'instabilité gouvernementale, l'insatiable cupidité des fonctionnaires étrangers, turcs, kurdes, albanais, fils d'esclaves, que Constantinople lui imposait. Le passé de ces aventuriers, le stigmate de leur origine servile ne révoltent pas les Syriens. Sous ce rapport, le régime des Mamlouks avait blasé leur susceptibilité.»21 b. Annexion et fortification d'Acre La sage administration de Dâher ramène la prospérité dans le domaine palestinien confié à ses soins. Manquant d'un débouché pour le coton et la soie du pays, il enlève à l'agha turc le port d'Acre, qui, depuis les Mamluks, n'était plus qu'une bourgade sans défense. Peu à peu, la puissante enceinte d'Acre, construite par les Croisés et ruinée par les Mamluks, est relevée, et la ville devient en peu de temps un marché très animé. c. Alliance de Dâher et d'Ali Bey d'Egypte contre la Porte Ce nouveau pouvoir qui monte en Palestine inquiète la Porte, qui guette l'occasion de perdre Dâher. Chargé de cette besogne, Osmân Pasha, gouverneur ottoman de Damas, commence par installer ses fils dans les gouvernements de Tripoli et de Saïda, avec la mission de surveiller, à la fois, Dâher, maître d'Acre, et Ali Bey, chef des Mamluks d'Egypte. En 1768, Ali Bey se déclare indépendant au Caire, expulse le représentant de la Porte et fait battre monnaie en son nom. Pour mieux marquer son coup et se rendre populaire en Egypte, il commence par occuper le Hidjâz et se prépare à envahir la Syrie, «conformément à la tradition de tous les pouvoirs installés dans la vallée du Nil» (Lammens). Profitant de ces événements, Dâher propose au nouveau souverain d'Egypte une action commune contre la Porte en Syrie (p. 118). En 1770, le Mamluk Abou Dahab, général d'Ali Bey, marche sur la Syrie. Après avoir opéré sa jonction, à Jafa, avec les forces de Dâher, il se dirige sur Damas qui, abandonnée par Osmân Pasha, se rend sans résistance. L'émir Mansour, corégent du Liban à cette date, envoie des cadeaux au général mamluk. d. Chute d'Ali Bey et défection de l'Egypte Cependant, Abou Dahab, travaillé par la Porte qui lui donne à espérer le gouvernement de l'Egypte pour lui-même, abandonne son maître et rentre au Caire. Ali Bey se réfugie à Acre, auprès de son allié Dâher. Osmân Pasha réintègre Damas, où il est rejoint par l'émir libanais Yousof qui, fort 21

Lammens, op. cit., II, p. 103.

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de cette protection, se fait élire, on l'a dit, émir de toute la Montagne (1770), dans l'assemblée nationale du Barûk (p. 122—123). e. Dâher occupe Sàida. Alliance avec les Russes et victoires sur les Ottomans Loin de décourager Dâher, ces échecs le portent, au contraire, à reprendre la lutte contre les Ottomans. Attaqué, près du lac de Houlé, par les troupes d'Osmân Pasha, il les met en déroute et marche sur Saïda qu'il occupe et dont il confie le gouvernement à un Algérien, Dinkizli, chef d'un contingent de Barbaresques. Emue par ces échecs, la Porte envoie contre Dâher une armée de 30.000 hommes, à laquelle s'ajoutent les contingents libanais de l'émir Yousof. A cette puissante force, Dâher n'avait à opposer qu'un contingent de Métoualis et 800 Mamluks arrivés d'Egypte à la suite d'Ali Bey. Mais il comptait sur le concours de l'escadre russe, en croisière dans les eaux de Syrie. A cette date, en effet, Catherine II, impératrice de Russie, qui est en guerre avec le sultan, cherche à soulever les populations méditerranéennes sujettes de la Porte. Une escadre russe, qui avait incendié la flotte turque près de l'île de Chio (1770) et occupé les îles de l'Archipel grec, croisait dans la Méditerranée orientale (1770—1771). Près de Saïda, sur la côte libanaise, les troupes de Dâher, grâce au tir des vaisseaux russes et à la fougue des Mamluks, remportent la victoire (1772). Remontant vers le Nord, l'escadre russe bombarde Beyrouth qui est pillée (1772). Ce succès permet à Dâher d'étendre son autorité sur les provinces palestiniennes, depuis Saïda jusqu'à la frontière d'Egypte. /. Jazzâr occupe Beyrouth (1772) Bosniaque d'origine, Jazzâr était venu en Egypte se mettre au service du Mamluk Ali Bey, qui l'utilisa pour le débarrasser des ennemis qui le gênaient. De là son surnom historique de Jazzâr, qui signifie «boucher». Quittant ensuite l'Egypte, il se rend auprès de l'émir du Liban Yousof, puis auprès du pasha de Damas chez lequel il prend du service. Après le bombardement russe de Beyrouth (1772), Jazzâr, sur la recommandation de l'émir Yousof, occupe la ville avec un contingent de troupes venu avec lui de Damas. A peine installé à Beyrouth, il en relève les fortifications, se déclare indépendant de l'émir libanais et gouverne la ville pour son compte (1772). g. Jazzâr expulsé de Beyrouth (1773) Redoutant, pour sa ville de Saïda, le voisinage de Jazzâr à Beyrouth, Dâher se rapproche de son ancien ennemi Yousof et demande de nouveau

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l'assistance de l'escadre russe, qui mouillait à ce moment dans les eaux de Chypre. Bombardée une seconde fois (1773), Beyrouth ne se rendit qu'après un siège de quatre mois qui ruina une partie de la ville. L'émir Yousof en reprend possession et Jazzâr se réfugie auprès de Dâher, à Acre (1773). h. Jazzâr, pasha de Sàida (1773) Trahissant Dâher pour le compte du pasha de Damas, Jazzâr reçoit de la Porte le pashalik de Saïda (1773). Ce poste, qui fait de son titulaire le surveillant officiel de la Montagne libanaise, en fait aussi une sorte de suzerain de son émir. Dès son installation à Saïda, Jazzâr place un lieutenant à Beyrouth, au moment précis où la Porte confirmait l'émir Yousof dans la possession de cette ville et de la Békâ. i. Dâher attaqué par Abou Dahab d'Egypte (1775) Ali Bey, qui s'était laissé attirer en Egypte, fut battu, puis assassiné par Abou Dahab (1773). Manœuvrant à Stambûl, ce dernier se fait conférer par la Porte les gouvernements de Jafa et de Saïda, avec la mission d'en finir avec Dâher. Les Russes, que les affaires syriennes n'intéressent plus, avaient rappelé leur flotte. Prétextant l'appui que Dâher avait donné à Ali Bey, Abou Dahab pénètre en Palestine et s'empare de Jafa; mais il meurt en marchant sur Acre (1775). j. Assassinat de Dâher (1775) Continuant la campagne interrompue par la disparition d'Abou Dahab, les Turcs, qui attribuaient à Dâher tous les échecs de leur politique en Syrie, attaquent Acre par mer. La ville est bloquée et bombardée par la flotte turque. Secrètement acheté, l'Algérien Dinkizli, chef des troupes bararesques au service de Dâher, fait assassiner ce dernier (1775), dont la tête alla orner les murs du sérail de Stambûl. k. Jazzâr, pasha d'Acre (1775) Après la mort de Dâher, Jazzâr transporte le centre de son gouvernement à Acre (1775). L'essor économique de cette ville ruine la prospérité de Beyrouth, qui sera réduite à un bourg de 6.000 habitants. En peu de temps, Jazzâr fera d'Acre la plus forte place de la Syrie. Un millier de cavaliers bosniaques et albanais, ainsi qu'un autre millier de Barbaresques à pied, forment son armée. Avec les bois fournis par la forêt des pins de Beyrouth, il se fait construire une marine de guerre. Z. Jazzâr, arbitre de la Syrie (1780) En 1780, Jazzâr, qui obtient le vilayet de Damas avec la direction du

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pèlerinage de La Mecque, se trouve maître de la plus grande partie de la Syrie, ainsi que de la Palestine et du Liban. Malgré ses cruautés et ses exactions, la Porte lui sait gré d'avoir écrasé les Métoualis, châtié les Bédouins palestiniens, anciens alliés de Dâher, et abaissé les émirs libanais. Elle le laissera en place pendant plus d'un quart de siècle. «Sa carrière représente désormais une série ininterrompue de succès. Exemple unique dans les annales de la Syrie ottomane, il demeurera plus d'un quart de siècle au pouvoir, en désaccord, parfois en lutte armée, avec les pashas voisins, se dispensant d'expédier à Stamboul les revenus du mîrî ou plutôt l'excédent souvent considérable des impôts de son vaste gouvernement . . . La Porte n'intervient que pour l'envoyer à Damas ou l'en rappeler, sans toucher au ressort de ses autres pachaliks.»22 m. Avènement de Bachir II, émir du Liban (1788—1840) Pour satisfaire aux exigences cupides du tyran d'Acre, l'émir Yousof accablait les Libanais d'impôts. Exaspérés par ses exactions et ses cruautés, les mécontents, soulevés, battent l'émir à Kabbélias et dans le Marjayûn. Son parent Bachir, qui sut manœuvrer auprès du pasha d'Acre, prend sa place comme émir du Liban (1788). Agé de vingt et un ans, baptisé par son père Kasem qui s'était converti au christianisme, Bachir II (1788—1840) est, dès son avènement, sous la dépendance de Jazzâr. Pour le maintenir dans cet état de sujétion et lui arracher continuellement de l'argent, celui-ci entretient l'anarchie et la guerre civile au Liban. «Tels furent les débuts de l'émir qui allait tenter de reconstituer l'Etat de Grand Fakhraddîn. Il travaillera pendant un demi-siècle avec des fortunes très diverses. Forcé par quatre fois à quitter le Liban, il y rentrera chaque fois, entouré d'un nouveau prestige. «Tour à tour brutal et souple, cruel et rusé, toujours prudent et souvent peu scrupuleux» (Ristelhueber), il offrira l'image du parfait souverain oriental, imposant le respect par son habileté et son faste. Il parviendra en ménageant les partis, en les usant l'un contre l'autre, à s'assurer en Syrie une situation prépondérante.»23 n. Décadence économique et culturelle de la Syrie et de l'Egypte A l'époque où nous sommes de cette histoire, vers la fin du XVIIIe siècle, le Proche-Orient, et particulièrement la Syrie et l'Egypte, sont, au point de vue économique et culturel, dans une décadence lamentable. Nous avons vu que l'avènement de la domination ottomane dans l'Orient arabe est contemporain de la découverte de la route maritime du Cap de Bonne24 28

Lammens, op. cit., H, p. 115. Lammens, op. cit., II, p. 118.

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Espérance, qui avait déplacé, vers le sud de l'Afrique, la route des Indes et ruiné la prospérité millénaire des villes orientales et des ports méditerranéens (IV, p. 539-540). A cette cause de marasme économique, il convient d'ajouter la carence totale de l'administration ottomane. Négligeant les ressources naturelles du pays et les travaux d'utilité publique, les agents ottomans ne se souciaient que de pressurer les populations, en les dépouillant au titre des recettes fiscales. Ce régime, «qui se maintint dans les limites d'une occupation militaire pour l'exploitation des indigènes», finit, au bout de trois siècles, par ruiner totalement les provinces de l'Orient arabe. Les documents de l'époque renseignent sur les progrès de la dépopulation, l'abandon des villages, des champs cultivés, la misère et le désespoir des indigènes, qui paraissent résignés à l'oppression. «La dépopulation du pays prenait des proportions inquiétantes. Sur les 3.200 villages du pachalik d'Alep, inscrits jadis au rôle des impôts, on n'en comptait plus que 400. Les paysans avaient fui dans les villes ou les montagnes... L'âpre Kasrawân (au Liban) compte le double des habitants de la Palestine proprement dite. La même densité de population se retrouvait dans les autres districts du L i b a n , . . . dans tous ceux que Volney appelle les «pays abonnés», à savoir les provinces semi-autonomes, soustraites à l'administration directe de la Porte.»24 Ainsi, si les districts libanais, régis par leurs chefs indigènes et protégés par leurs montagnes, jouissaient d'une atmosphère de paix et de liberté qui y favorisait la prospérité et l'accroissement de la population, par contre les villes de la côte libanaise (Saïda, Beyrouth, Tripoli), directement administrées par les pashas ottomans, sont, comme la Palestine et la Syrie intérieure, en pleine décadence. Les relations des voyageurs de l'époque donnent respectivement, comme chiffre approximatif de la population, 5000 à Saïda, Beyrouth et Tripoli, 15.000 à Damas et autant à Alep. Pendant cette même période, Volney évalue la population de l'Egypte à 2.500.000, et celle du Caire à 250.000. Par contre, Alexandrie, qui comptait autrefois plus d'un demi-million, n'est plus, d'après Savay, «qu'une bourgade de peu d'étendue, contenant à peine 6000 habitants». o. Jazzâr vainqueur de Bonaparte à Acre

(1799)

En 1798, l'expédition française de Bonaparte débarque à Alexandrie et s'empare de l'Egypte. Mais la défaite navale d'Aboukir, qui détruit la flotte française, coupe de la métropole le corps expéditionnaire. D'autre part, la concentration en Syrie de troupes ottomanes destinées à chasser 24 Lammens, op. cit., H, p. 118, 119.

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les Français d'Egypte porte le général Bonaparte à prévenir leur attaque, en envahissant lui-même la Palestine et la Syrie. Prévoyant cette invasion, Jazzâr avait commencé à prendre ses mesures, en fortifiant les places de la côte et en établissant des garnisons à Jafa, et même à El-Arish, place relevant de l'Egypte. Il expulse les chrétiens des villes maritimes. Les remparts d'Acre sont remis en état; l'artillerie de la place est servie par des officiers européens, tandis que la garnison est ravitaillée par la flotte anglaise, sous les ordres du commodore Sidney Smith. Le général Bonaparte, qui quitte l'Egypte avec 12.000 hommes, comptait sur le concours des chrétiens du Liban. Il comptait aussi sur un soulèvement des populations palestiniennes, fatiguées de la tyrannie de Jazzâr, «comme à son débarquement à Alexandrie, il avait tablé sur la révolte des fellahs égyptiens contre leurs exploiteurs mamlouks. C'était mal connaître l'apathie, le fatalisme de populations démoralisées par des siècles d'oppression.»25 En fait, les Métoualis ou Chiites de la Galilée, exaspérés par les représailles de Jazzâr qui leur reprochait leur alliance avec Dâher (p. 123), se mettent à la disposition des Français. Le fils de Dâher se verra confier par Bonaparte l'autorité dans le pays de Safad, en attendant la ville d'Acre qui lui est promise. Quant à l'émir Bachir, qui connaissait l'état des fortifications d'Acre et la détermination de Jazzâr et des Anglais à défendre la place, il se renferme dans une prudente neutralité. En outre, si ses sujets chrétiens se réjouissaient de l'approche des Français, dans l'espoir de voir leur pays délivré de la tyrannie de Jazzâr, par contre les Druzes y étaient hostiles. Aussi, avant de se déclarer, Bachir voulait-il «deviner de quel côté tournerait la victoire» (Lammens). Après avoir enlevé El-Arish et Jafa (1799), l'armée française arrive sous les murs d'Acre (17991. Une armée ottomane de 20.000 hommes, accourue de Damas, s'établit au nord-ouest du Mont Thabor, où elle est détruite par Bonaparte. Cependant, à Acre, où Jazzâr ne cesse de recevoir des renforts, l'armée française essuye des pertes importantes. Après 70 jours de siège, une épidémie de peste et de typhus, qui avait commencé à Jafa, s'intensifie, sous les murs d'Acre, dans le camp des Français. Le siège est alors levé et l'armée épuisée, avec des effectifs diminués, rentre au Caire (1799). p. Jazzâr contre Bachir II

Délivré des Français, qu'il a obligés à renoncer à leur projet de conquête syrienne, Jazzâr tourne sa colère contre Bachir II. Bien que ce dernier eût refusé de répondre à une lettre de Bonaparte qui l'invitait à le rejoindre et que, par contre, il ravitaillât les troupes ottomanes qui traversèrent le Liban, 25

Lammens, op. cit., H, p. 121.

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le tyran d'Acre reprochait toutefois à l'émir du Liban de n'avoir pas répondu à sa convocation à Acre, avec des contingents libanais. Pour se protéger contre la vengeance du terrible Bosniaque, l'émir Bachir s'était lié d'amitié avec le commodore anglais Sidney Smith, au concours duquel Jazzâr devait, en grande partie, sa victoire contre Bonaparte. En même temps, la Porte, désireuse de brider l'ambition du pasha d'Acre, devenu trop puissant après sa victoire, rattache officiellement au Liban la Békâ, Baalbek, Wadittaïm et le pays des Métoualis. Mais ni l'intervention du commodore anglais, ni celle du pasha de Damas ne réussirent à adoucir Jazzâr. Les Albanais de celui-ci allèrent jusqu'à se battre avec les Janissaires, accourus de Damas au secours de l'émir libanais. Au Liban même, Jazzâr semait la discorde, en favorisant les prétentions des fils de l'émir Yousof, prédécesseur de Bachir, à l'émirat de la Montagne. Ayant décidé de disparaître momentanément de la scène, Bachir se rend, sur un vaisseau anglais, au camp du grand-vizir ottoman installé à El-Arish, d'où il revient, quelques mois après, «comme allié des Anglais». Maître de la Palestine, de Saïda, de Tripoli et du vilayet de Damas, le pasha d'Acre semble s'être adouci, renvoyant à plus tard sa vengeance contre l'émir libanais. Heureusement pour celui-ci, Jazzâr, malade depuis quelque temps, meurt en 1804. «Cette mort fut saluée avec bonheur dans toute la Syrie. Bachîr se trouva débarrassé d'un suzerain ombrageux, la Porte d'un vassal redoutable, l'humanité d'un monstre.»26

4. Le Liban et Bachir II, après la disparition de Jazzâr (1804-1830) a. Importance grandissante de Bachir II Après la mort de Jazzâr, Bachir II, assagi par l'expérience, vivra désormais en bons rapports avec les représentants de la Porte. Sa bonne entente avec Suleyman Pasha, successeur de Jazzâr, amènera bientôt l'émir libanais à jouer un rôle de premier plan. A partir de cette date et jusqu'en 1840, le nom de Bachir se trouve mêlé à l'histoire de la Syrie, dont il sera, grâce à sa souplesse, le personnage le plus influent et le plus en vue. b. Les Wahhabites révoltés maîtres de l'Arabie et des villes saintes (1803-1807) En 1803, de nouvelles complications surgies en Arabie menacent la sécurité de la Syrie. Elles porteront un rude coup au prestige du sultan ottoman et risqueront de lui enlever son titre de «Serviteur des deux terres 28

Lammens, op. cit., II, p. 132.

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saintes» (La Mecque et Médine), sur lequel les souverains ottomans avaient basé leurs revendications au Califat Dès 1803, la secte des Wahhabites du Najd et de l'Arabie centrale s'était emparée de Tayef et de La Mecque, et, en 1804, de Médine. Les principales réformes qu'ils entendent imposer tendent à supprimer un ensemble de pratiques et d'institutions islamiques qu'ils considèrent comme des hérésies: érection d'édifices sur les tombeaux; confiance dans les saints, les prophètes, les martyrs; l'habitude de jurer, sinon par le nom d'Allah; celle du tabac, du narguilé; les jeux de hasard; les cadeaux exigés par les ulémas, etc. (IV, p. 208). Dominant la route de La Mecque, les Wahhabites rançonnent les pèlerins et les villes saintes. En 1805, le pasha de Damas, qui assume la direction du Hajj (pèlerinage), est obligé, avant de pénétrer à La Mecque, d'acquitter une énorme somme. Il se voit même sommé de renoncer désormais à conduire cette manifestation cultuelle. Le chef wahhabite déclare se charger lui-même de la police du pèlerinage. En 1807, Yousof Pasha, nouveau vali de Damas, qui voulut abattre la morgue wahhabite, ne put réunir des troupes suffisantes pour lui permettre de tenter avantageusement l'aventure. Parti avec une faible escorte en direction de Médine, il dut rebrousser chemin, laissant derrière lui la moitié de ses hommes (1807). c. Bachir II, arbitre de la situation en Syrie (1810) Comme toutes les fois que l'autorité ottomane est impuissante et menacée, Yousof Pacha, pour atténuer l'humiliation qu'il venait de subir en Arabie, se retourne contre ses sujets chrétiens et juifs, en rétablissant contre eux les odieuses mesures édictées par le calife abbâsside Mutawakkil (847— 861) (IV, p. 288-289). Mais ces mesures ne servirent qu'à désorganiser le pays, sans fortifier le représentant du sultan. Encouragés par cet état d'anarchie, les Wahhabites pénètrent jusque dans le sud du Hawrân, d'où ils sont repoussés (1810). Entre-temps, Yousof Pasha est remplacé à Damas par son collègue d'Acre, Suleyman Pasha, qui venait de recevoir sa nomination. Prévoyant que le pasha de Damas ne se retirerait que devant la force, Suleyman Pasha, qui avait établi son camp à Tibériade, fait appel à l'émir Bachir, qui arrive à Tibériade à la tête de 15.000 Libanais (1810). Les Wahhabites s'étant retirés en Arabie, l'émir libanais, à la tête de ses troupes, pénètre dans Damas et y installe Suleyman Pasha comme gouverneur. Yousof pacha, qui renonce à résister, se réfugie en Egypte auprès de Mohammed Ali (1810.) d. Gouvernement intérieur de Bachir II Le prestige politique de l'émir libanais s'étendait sur toute la Syrie. Malgré

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sa conversion secrète au christianisme, il continuait à porter officiellement le titre d'«émir des Druzes», bien que cette titulature ne correspondît plus à la réalité. Sans pitié à l'égard des perturbateurs, il était implacable dans ses vengeances et écrasait toute opposition à son autorité. Le feu couvait sous la cendre; mais le pays jouissait de la paix. Tout en veillant jalousement sur l'indépendance du Liban, l'émir veillait à la sécurité et au bien-être des habitants. Les voies de communication sont améliorées à travers la Montagne et la justice est rendue à tous, sans distinction de religion. Aussi, le Liban demeurait-il, au milieu de la Syrie où régnait l'arbitraire turc, une terre d'asile. Près de Deir-el-Kamar, Bachir se fît construire le beau palais de Beteddîn, restauré de nos jours par le gouvernement de la République libanaise. e. Bachir II se réfugie en Egypte (1821—1822) En 1820, Bachir avait pris le parti du pasha d'Acre, en guerre contre ceux de Damas et d'Alep. La Porte s'étant prononcée en faveur de ces derniers, l'opposition, dirigée par Bachir Junblat, fait proclamer l'émir Abbas Chéhâb gouverneur du Liban. Bachir, qui se résout à un nouvel exil, cherche asile en Egypte auprès de Mohammed Ali (1821—1822). Celui-ci qui, comme tous ses prédécesseurs dans la vallée du Nil, convoitait déjà la Syrie, réserve à l'émir fugitif le meilleur accueil. Après avoir gagné ce dernier à ses projets d'avenir, le pasha d'Egypte négocie sa réconciliation avec la Porte. /. Retour de Bachir II. Essor de Beyrouth Rentré au Liban (1822), Bachir, avide de vengeance contre les vassaux qui l'avaient renversé en 1821, les écrase à Mukhtara, grâce au concours des artilleurs emmenés d'Acre, et met à mort leur chef Bachir Junblat (1825). Son pouvoir de nouveau consolidé, l'émir assure la sécurité de la Montagne. Justicier implacable, il met fin à l'oppression des chefs féodaux, dont la plupart sont mis à mort ou exilés. Le Liban, terre d'asile, s'ouvrait de nouveau aux fugitifs, aux exilés politiques, aux victimes des persécutions religieuses. Cette sécurité contribua à ressusciter la prospérité du port de Beyrouth, qui, on l'a vu, avait été ruiné, sous Jazzâr, au profit d'Acre. «Aussi Beyrouth devint dès lors un centre d'immigration pour toute la Syrie. Elle s'achemina graduellement vers la prépondérance, dont elle jouit aujourd'hui et que les avantages du site géographique ne suffisent pas à expliquer.»27 g. Entente de Bachir II et du Pasha d'Acre L'influence politique que Bachir exerça de nouveau sur la politique syrien27

Lammens, op. cit., H, p. 149.

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ne porte les pashas de Damas, d'Acre et de Tripoli, à lui offrir l'envoi de secours toutes les fois qu'ils le devinent en difficultés intérieures. De son côté, le pasha d'Egypte, qui mûrissait son plan d'invasion de la Syrie, lui propose l'envoi d'un corps de troupes pour l'aider contre les rebelles. C'est surtout avec Abdallah Pasha, gouverneur d'Acre, que l'émir libanais cherchait à entretenir les meilleurs rapports. Mais les sommes d'argent exigées par Abdallah, et celles qu'il réclamait parfois à titre d'emprunt, se chiffraient par des montants considérables. Leur poids retombait naturellement sur les administrés.

E Impuissance et premiers démembrements de l'Empire ottoman. Les Tanzimât ou Réformes (1808-1860)

I. Autonomie de la Serbie. Indépendance de la Grèce et de l'Egypte. Les réformes du sultan Mahmud II

1. Anatomie de la Serbie et indépendance de la Grèce (1829) a. Le sultan Mahmud II

(1808-1839)

Eclairé et énergique, Mahmud II, qui reprendra avec plus de fermeté les réformes amorcées par son prédécesseur Sélim III (p. 114), est unprincede grande valeur. Arrivant au pouvoir à un moment exceptionnellement difficile pour l'Empire, il se voit contraint par les échecs de la politique extérieure à retarder ses projets de réforme. A son avènement, l'état de guerre subsistait avec la Russie qui occupait les principautés roumaines. D'autre part, les révoltes d'Ali Pasha, en Albanie, de Mohammed Ali, en Egypte, et celle des Serbes, commencées sous le règne précédent, continuaient à progresser, tandis qui l'insurrection grecque, qui couvait depuis longtemps, va bientôt éclater. b. Insurrection brisée en Serbie (1803—1813) Depuis 1803, les Serbes, qui, après le traité de Svichtov (1791), avaient obtenu du sultan Sélim III une certaine autonomie, et dont quelques-uns de leurs chefs avaient été massacrés par les aghas des Janissaires, sont en révolte contre ces derniers. Sous la conduite d'un chef énergique, KaraDjordjé (Georges le Noir), et encouragés par les Autrichiens et les Russes, les insurgés, qui remportent en 1804—1805 de nombreux succès contre les troupes du sultan, prennent Belgrade en 1806. En 1807, le sultan, en état de guerre avec la Russie, veut briser l'insurrection serbe pour empêcher sa coopération avec l'ennemi. Mais il est obligé de retirer ses troupes de Serbie pour les envoyer contre les Russes (1809). En 1812, le tsar, qui a remporté des succès décisifs contre les Ottomans, conclut cependant la paix avec le sultan, pour pouvoir disposer de toutes ses troupes contre le danger de l'invasion napoléonienne. Le traité, signé à Bucarest (1812), accorde à la Serbie une demi-autonomie. Mais les Serbes, mécontents, continuent la lutte. Ils sont brisés après des combats héroïques (1813), et tous les avantages qu'ils avaient conquis en dix ans de guerre sont perdus. La première phase de la lutte pour l'indépendance de la Serbie est terminée à l'avantage des Ottomans, qui rétablissent leur domination par des supplices et des massacres (1813).

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c. Insurrection de la Grèce (1821—1829) Tandis que les Ottomans étaient occupés à réprimer une tentative d'insurrection serbe provoquée par les cruautés du vali de Belgrade (1815), une révolte grecque éclate en 1821. En outre, les begs musulmans, en Bosnie et en Herzégovine, se révoltent pour repousser les réformes du sultan Mahmud. Encouragée par l'Europe lettrée, éprise de culture antique, la révolte grecque de 1821 est organisée par un corps insurrectionnel qui avait été constitué en Russie. En peu de temps, toute la Morée est au pouvoir des insurgés. En réaction, la population musulmane, fanatisée, procède à Constantinople à des exécutions et des massacres contre les Grecs. Le patriarche, des évêques et des prêtres sont pendus ou tués le même jour. Ces actes de sauvagerie fournissent au gouvernement russe l'occasion d'intervenir, en se basant sur le traité de Kainardji (1774) qui lui donnait une vague protection des minorités religieuses. Mais le manque d'accord des puissances européennes empêchait une intervention effective et encourageait la résistance de la Porte. En 1822, les députés des districts insurgés proclament l'indépendance de la nation grecque, et une assemblée nationale vote la première constitution hellénique. d. Les troupes égyptiennes de Mohammed Ali occupent la Grèce (1822-1826) Impuissant à dompter l'insurrection, le sultan fait appel à son vassal Mohammed Ali, pasha d'Egypte, qui possédait déjà une armée et une marine puissantes, organisées à l'européenne par des officiers français et bien pourvues d'artillerie et de matériel. En 1822, des troupes égyptiennes débarquent en Crète, qui s'était ralliée aux révoltés; elles y sont suivies, en 1824, par le gros de l'armée égyptienne, sous le commandement d'Ibrahim Pasha, fils de Mohammed Ali. En 1825, les troupes égyptiennes enlèvent Navarin, ainsi que la plus grande partie de la Morée. En même temps, les sympathies de l'Europe chrétienne pour les Grecs s'accroissent; outre des secours en argent, des officiers européens s'engagent dans les rangs des combattants grecs et une division navale américaine vient mouiller dans les eaux helléniques. En 1826, la ville de Missolonghi, bloquée depuis un an par les Egyptiens et les Turcs, succombe après une héroïque résistance. En 1827, Athènes assiégée est prise à son tour. e. Destruction des flottes égyptienne et ottomane à Navarin (1827) Voyant leurs propositions de médiation refusées, l'Angleterre, la France et

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la Russie envoient des forces navales, qui viennent mouiller dans la rade de Navarin (1827), pour empêcher les flottes égyptienne et ottomane, qui s'y trouvaient déjà, de se livrer à des actes de guerre. Un incident sans importance donna naissance à une bataille navale qui se termina par la destruction totale des flottes égyptienne et turque (1827). /. Intervention européenne (1828) L'obstination de la Porte, qui persistait à refuser les propositions européennes de médiation, fournit à la Russie l'occasion de déclarer la guerre (1828) et de pousser ses troupes jusqu'au Danube (1828). Pour ne pas laisser la Russie exploiter seule la victoire, un corps expéditionnaire français, au nom des trois puissances, débarque en Morée, pour imposer l'évacuation de cette région occupée par les troupes égyptiennes. Mais ce fut l'armée russe qui amena la décision, en avançant jusqu'à Andrinople qu'elle occupe (1828). Cette poussée russe, en direction de Constantinople, inquiète les Puissances: la flotte anglaise se rapproche des Détroits et le sultan accepte la paix signée à Andrinople (1829). g. Le traité d'Andrinople (1829) Par le traité d'Andrinople, les principautés roumaines (Moldavie et Valachie) conservent, sous la suzeraineté du sultan, les privilèges et immunités antérieurement accordés. Les bouches du Danube, ainsi que la Géorgie et d'autres territoires asiatiques, passent sous la domination russe. Le libre passage des Détroits est accordé à tous les navires de commerce naviguant sous le pavillon russe et sous celui des autres puissances en paix avec la Porte. h. Autonomie de la Serbie (1829) Par le traité d'Andrinople, l'existence de la Serbie, comme principauté autonome sous la suzeraineté du sultan, est définitivement consacrée. Le prince Miloch, chef du nouvel Etat, obtient l'hérédité à la dignité princière dans sa famille. Une force armée serbe est créée pour prévenir les troubles et pour la police du pays. Les troupes ottomanes ne tiendront que dans les places fortes frontières, y compris la citadelle de Belgrade. Mais les fonctionnaires de la Porte n'auront pas à se mêler de l'administration, ni des affaires intérieures du pays. i. Indépendance de la Grèce (1829) Plus heureuse que la Serbie, la Grèce, par le traité d'Andrinople, obtient d'emblée son indépendance complète. L'année suivante, une conférence tenue à Londres détermine les conditions générales d'organisation du nouvel Etat grec (1830).

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«Ainsi, commençait le démembrement progressif de l'Empire ottoman, qui allait se continuer pendant tout le XIXe siècle, pour s'achever au XXe.» 1 2. Indépendance pratique de l'Egypte. L'empire égyptien de Mohammed Ali (1805—1830) (EgypteHidjâz, Soudan) a. Mohammed Ali

(1805-1849)

Nous avons vu Mohammed Ali, commandant du corps albanais au Caire, accéder, en 1805, à la charge suprême de pasha d'Egypte, qui fait de lui le représentant du sultan et le gouverneur général de la Vallée du Nil (p. H9). Dès son avènement à la charge de pasha, qui lui est confirmée par la Porte, Mohammed Ali, qui songe déjà à l'indépendance, se reconnaît l'homme du sultan. En 1811, il met fin à la puissance des Mamluks, en massacrant tous leurs chefs, et devient le maître absolu dans son domaine. Cependant, tout en se comportant, en fait, en monarque indépendant, sa prudence le porte à dissimuler pendant très longtemps son ambition; il n'entreprendra de la réaliser ouvertement que sous la contrainte des événements. Imposant et accueillant, énergique et maître de soi, Mohammed Ali avait le don du commandement, en même temps que de la souplesse et une grande faculté de dissimulation. «Toute sa force, il la tire de lui-même, de son instinct. Il n'est pas instruit; il vient tout juste d'apprendre à lire et ne saura jamais écrire. Son intelligence saisit directement le monde par observation et par intuition; il a senti l'impuissance où la routine plongeait la société musulmane et deviné que les apports de l'Occident, entrevus à travers l'œuvre française, pouvaient la régénérer. Son imagination constructive nourrit son ambition de grands desseins, de vastes rêves même: . . . mais son sens du possible et la prudence le maintiennent dans la réalité . . . Sans doute, c'est en Oriental qu'il conçoit la grandeur comme une domination, une richesse, une puissance matérielle toujours accrues. Mais il y a en lui du génie, avec ce que cela comporte d'élévation et d'inégalité. C'est en tout cas «la plus grande figure qui ait paru en Orient depuis des siècles», comme le dit M. Charles-Roux.»2 b. Conquêtes des villes saintes d'Arabie (1812) Depuis 1803, on l'a vu, un danger surgi en Arabie menaçait l'Empire otto1 2

Lamouche, op. cit., p. 229. Pouthas, op. cit., p. 60.

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man. L'émir Séoud (1803—1814), souverain du Najd et imâm des Wahhabites, qui avait groupé toutes les tribus de l'Arabie, était devenu une puissance militaire. Hostile à l'Islâm sunnite, contre lequel elle s'était formée, la secte religieuse des Wahhabites tendait à épurer la religion islamique, en en excluant tout ce qui n'est pas l'adoration d'Allâh (p. 130—131). En 1804, Séoud et ses Wahhabites, qui se proclament les instruments de la «vengeance céleste» contre les «profanateurs», prennent La Mecque et Médine. En 1805, ils proclament la déchéance des Ottomans et substituent, dans la prière, le nom de Séoud à celui du sultan. En 1808, ils ont achevé la conquête de la Péninsule arabique et, poussant leurs forces vers le Nord, ils menacent à la fois Damas et Bagdâd. En 1812, les Wahhabites pénètrent en Mésopotamie, où ils rasent, à Karbala, le sanctuaire vénéré des Chiites. Ils se retournent ensuite vers Alep dont ils s'emparent et vers Damas dont ils ravagent les alentours. «Les pèlerinages étaient interrompus, les assises même de l'Islam ébranlées. Du Golfe Persique à la Mer Rouge, le monde arabe semblait rejeter les Ottomans » (Pouthas). Devant ce nouveau danger, le sultan Mahmud II fait appel à Mohammed Ali, qu'il venait de confirmer dans sa charge de pasha d'Egypte et qui, plus proche et mieux armé que les pashas de Damas et de Bagdâd, était plus à même de mater les rebelles. Par cette mission, le pasha du Caire, qui venait de consolider son pouvoir par le massacre des Mamluks, s'engage dans la grande aventure qui va le mener jusqu'aux portes de Constantinople. En 1811, un corps expéditionnaire égyptien, conduit par Toussoun, fils de Mohammed Ali, débarque à Yambo, port de Médine, et, après un échec qui nécessite une réforme de l'armée, Médine et La Mecque sont enlevées (1812) et les Wahhabites chassés des villes saintes. En 1813, Mohammed Ali en personne débarque, avec de nouvelles troupes, à Djeddah et entre à La Mecque, où il fait prononcer la condamnation de l'hérésie wahhabite par une assemblée de savants {ulémas). c. Les Wahhabites écrasés dans le Najd (1815—1819) En 1815, les Wahhabites sont refoulés dans le Najd, repaire de l'hérésie, où Ibrahim, fils aîné de Mohammed Ali, les écrase au bout d'une campagne de quatre ans, qui prit le caractère d'une croisade sunnite contre les hérétiques. Les chefs des insurgés qui se livrent sont envoyés au sultan, en même temps que les clefs des villes saintes. Les rebelles sont mis à mort et Ibrahim, nommé par le sultan pasha de Djedda, rentre triomphalement au Caire (1819). «Mohammed Ali avait sauvé l'Islam orthodoxe. Son prestige fut immense. Le bénéfice politique également: il a mis à Médine, à La Mecque,

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dans les ports, des garnisons et des gouverneurs à lui. H avait renoué la solidarité géographique et historique qui relie, par de-là la mer, l'oasis de l'Egypte et les oasis d'Arabie: la mer Rouge était désormais un lac égyptien.»s d. Réforme militaire (1820) En 1820, Mohammed Ali, tout en poursuivant la réforme militaire amorcée pendant la guerre d'Arabie, commence la conquête du Soudan. S'inspirant des méthodes françaises, il prend à son service, comme instructeurs, quelques officiers licenciés de l'armée de Napoléon, notamment le colonel Sèves (futur Soliman Pacha), et leur confie le soin de former un corps d'officiers, choisis parmi les Mamluks et les Turcs. Les soldats seraient principalement recrutés parmi les fellahs égyptiens. Ce recrutement local donnait à l'armée, dont les officiers et les instructeurs sont pourtant des non-égyptiens, un caractère indigène, et le chef suprême, d'origine albanaise, devenait la figure d'un chef national. En 1826, l'armée égyptienne possède plusieurs régiments d'un type moderne, avec artillerie et cavalerie. e. Conquête du Soudan (1820—1821) Pour se procurer des hommes et de l'argent, Mohammed Ali entreprend la conquête du Soudan, qui est achevée au bout de deux ans de campagne (1820—1821). Il réalisait ainsi «une autre des fatalités historiques de l'Egypte, l'unité de la Vallée du Nil» (Pouthas). f . Expédition militaire en Grèce (1823—1827) En 1823, on l'a vu, l'insurrection grecque contre la Porte amena le sultan à faire appel à son puissant vassal d'Egypte. Un corps égyptien occupa l'île de Crète, où les insurrections furent étouffées. En même temps, une flotte égyptienne de guerre fut créée, dont les officiers et les équipages sont instruits par une mission d'officiers de marine français. En 1825, une armée égyptienne débarqua en Morée; elle était commandée par Ibrahim Pasha, fils de Mohammed Ali, avec, comme chef d'état•najor, le colonel français Sèves, converti à l'islamisme et appelé désormais Suleyman (Soliman). En 1827, grâce à l'armée d'Ibrahim, la situation militaire fut renversée au profit du sultan. Mais la bataille de Navarin (1827), où la flotte égyptienne fut détruite, et l'intervention des grandes puissances dans le conflit (p. 138-139), amenèrent le maître de l'Egypte à se retirer de ce guêpier en rapatriant son armée. «C'est le premier indice que la cause égyptienne commençait à se séparer de la cause turque, que le Pasha, 3

Pouthas, op. cit., p. 62.

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fort des services rendus et de son armée invaincue, adoptait une attitude indépendante.»4 g. Gouvernement intérieur de Mohammed Ali L'administration de Mohammed Ali assura à l'Egypte la paix intérieure, l'ordre et la justice, condition de toute prospérité et de tout progrès. Sous son gouvernement, centralisé et simplifié à l'extrême, l'Egypte constituait une région de calme et de force, au sein de l'Empire ottoman qui se débattait dans le désordre et l'anarchie. Successeur lointain des Pharaons, Mohammed Ali, comme tous les monarques orientaux, entend gouverner en chef absolu; son autorité, énergique et même dure, n'admettait aucune résistance. Musulman fidèle et attaché à ses rites, il n'était nullement fanatique et méprisait les préjugés confessionnels. Réformateur avide de progrès, il ne toucha pas à la loi islamique et le Coran resta le code social et juridique. Ses ministres sont plutôt des conseillers, car les administrations relèvent directement de lui. «La compensation à l'obéissance passive exigée de tous est le règne de l'ordre et l'exactitude de la Justice; celle-ci a conservé ses tribunaux traditionnels et son chef, le Cadi,... mais surveillés de près par un gouvernement impitoyable aux abus et aux malversations.»5 h. Etat propriétaire, commerçant et patron Grâce à une consultation juridico-religieuse (fatwa), qui reconnaît au conquérant un droit éminent sur toutes les terres conquises, Mohammed Ali s'attribue la propriété de toute la terre d'Egypte. Les particuliers ne sont que des tenanciers féodaux ou des usufruitiers. Pour mettre effectivement en exploitation toutes les terres cultivables, il les partage entre les fellahs, à raison d'un à deux hectares à chacun. Ces derniers conservaient, pour prix de leur travail, une part fixée de la récolte et remettaient le surplus aux agents du Pasha. La distribution de l'irrigation, le creusement et l'entretien des canaux sont érigés en service public, à la charge de l'Etat. Agriculture, commerce et industrie, «tout cela était entreprise d'Etat, puisque la terre, la récolte, les bâtiments et machines étaient sa propriété et que la main-d'œuvre était fournie par une sorte de réquisition. L'inconvénient était que la population ne participait guère aux bénéfices de ces opérations . . . «Par ce développement nouveau, l'Egypte, jusqu-là repliée sur ellemême, entrait dans l'économie mondiale; elle n'avait guère à y verser encore que des denrées alimentaires et des matières brutes (coton, indigo, 4

Pouthas, op. cit., p. 68. « Pouthas, op. cit., p. 70, 71.

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sucre de canne). Mais elle prenait conscience de sa position de carrefour. La paix rétablie en Egypte et dans la mer Rouge a permis de lancer en écharpe à travers le Proche-Orient une route commerciale de l'Europe aux Indes.»6 3. Les Tanzimât ou réformes du sultan Mahmud II Le mot Tanzimât, qui signifie proprement «organisation», désigne, dans l'histoire de l'Empire ottoman, la période des réformes qui commencent, on l'a dit (p. 137), sous le règne du sultan Mahmud II (1808-1839). Nous avons vu que le sultan Sélim III, prédécesseur de Mahmud II, qui s'était rendu compte du caractère archaïque des institutions ottomanes, cause de ses déboires actuels, avait amorcé une tentative de réformes militaires (1793), qui lui coûtèrent le trône et la vie (1808) (p. 114—116). Plus énergique et plus heureux, Mahmud II, véritable précurseur de Kémal Ataturk, reprit l'œuvre de Sélim III, dès que les difficultés extérieures le lui permirent, en cherchant à laïciser l'Empire et à lui donner des institutions correspondant à celles de l'Europe de son époque. Mais la véritable période des Tanzimât commencera effectivement sous le règne d'Abdul Méjid, fils et successeur de Mahmud II. a. Réorganisation de l'armée ottomane (1826) C'est en 1826, dix-huit ans après son avènement, que Mahmud II, qui s'était rendu compte de l'inefficacité de son armée dans la série des guerres qu'il eut à soutenir contre la Russie et contre les révoltes des Serbes et des Grecs, se décide à se lancer dans la voie périlleuse des réformes. En pleine guerre avec les Grecs, révoltés depuis 1821, il profite de la paix officielle conclue avec la Russie (1812) et du répit que lui donnait le concours des Egyptiens qui combattaient pour lui en Grèce, pour entreprendre la réorganisation de l'armée ottomane. Celle-ci sera formée, administrée, habillée et instruite d'après les modèles européens, avec l'aide d'instructeurs égyptiens, formés eux-mêmes à l'école de la France. Nous avons vu que les Janissaires, la vieille armée qui, jadis vaillante, avait conquis une partie du monde, était devenue, avec le temps, une sorte de garde nationale séditieuse. Alliée aux chefs religieux, elle formait, par la routine de ses privilèges, le principal obstacle à la réorganisation militaire rendue nécessaire par les succès de la Russie. Après s'être muni d'un fetwa du Mufti, constatant que ses projets étaient conformes à la loi coranique et tendaient au bien de la religion et de l'Etat, Mahmud II, qui avait en outre 11

Pouthas, op.cit.,

p. 74, 75.

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réussi à convaincre les chefs des Janissaires de la nécessité des réformes, réglemente, par un édit, l'organisation de la nouvelle armée ottomane (1826), qui reçut le nom de Muallem echkinji (la garde exercée). Les Janissaires, qui n'en étaient pas totalement écartés, fournissaient les éléments de ces nouveaux corps de troupes, qui devaient être maintenus en permanence sous les armes. b. Révolte et massacre des Janissaires (1826) Quelques jours après la parution de la réforme, des Janissaires mécontents, encouragés par les éléments réactionnaires et lésés, se soulèvent, pillent la maison du grand-vizir et réclament la tête des auteurs de la réforme. Le sultan, dont la couronne et la vie étaient en jeu, réagit par un acte de farouche énergie. Faisant marcher les troupes réorganisées contre leurs anciens camarades qui s'étaient rassemblés sur la grande place d'Et Midani (Hippodrome), il fait broyer ceux-ci par son artillerie. Les jours suivants, presque tous les Janissaires de la capitale, au nombre de 20.000 environ, et ceux qui sont en garnison dans les provinces, sont impitoyablement massacrés (1826). En même temps, l'ordre des Derviches Bektachi, qui était affilié aux Janissaires, est dispersé et ses couvents (tekkiés) sont supprimés. c. Réformes diverses Immédiatement après, Mahmoud II procède à d'autres réformes, qui sont surtout extérieures: il transforme le costume ottoman, en remplaçant les longues robes asiatiques par une redingote, dite stambûline, et le turban par un fez rouge, coiffure imitée de celle des Grecs. Enfin, des réformes administratives, telles que la réorganisation des provinces (Eyyalet) d'Asie, l'élaboration d'un règlement sur la gestion du domaine public, la nomination dans les grandes capitales étrangères d'ambassadeurs et de ministres permanents, l'établissement de traitements fixes pour les fonctionnaires publics, etc., contiennent le germe des réformes sérieuses qui aboutiront, plus tard, sous ses successeurs. De nouveaux traités de commerce et de navigation sont conclus avec les grandes puissances étrangères. Ces mesures, qui constituent des améliorations superficielles, devaient, pour être utiles, être réalisées d'une façon plus profonde. En outre, certaines d'entre elles — monnaies à l'effigie du sultan et son portrait exposé dans les bâtiments publics — blessaient le sentiment religieux des musulmans. Aussi, des démonstrations hostiles et même des révoltes étaient-elles souvent signalées contre le sultan réformateur. C'est son fils et successeur Abdul Méjid qui recueillera la tâche d'ouvrir réellement l'ère des réformes.

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d. Portée historique des réformes de Mahmud II En réalité, comme nous le verrons plus loin, les réformes de Mahmud II, de même que celles de son fils et successeur Abdul Méjid I, ne donneront pas les résultats que ces souverains en attendaient. Elles contribueront, au contraire, à favoriser la tendance au séparatisme, en développant, chez les divers peuples de l'Empire, la crainte de perdre leur individualité et, par suite, la volonté de l'affirmer par l'autonomie ou l'indépendance. «Les historiens qui représentent Mahmoud comme le premier créateur d'un Empire ottoman réformé et rénové, se trompent aussi grossièrement que les journalistes qui virent dans Mustapha Kemal le dernier réformateur. Si l'on étudie la question d'Orient à Constantinople même — et la ville a toujours été l'unique clé de son mystère — on s'aperçoit que les «réformes» de Mahmoud ne firent que briser l'Empire en tronçons nationaux, inspirés par le «chauvinisme» le plus rudimentaire et le plus intraitable. Avec la réforme de Mahmoud disparurent les derniers vestiges des vieilles institutions impériales qui cimentaient l'Empire: c'est-à-dire les Janissaires et les autonomies religieuses {millets). C'est seulement avec de telles institutions que les races européenne et asiatique, les chrétiens et les musulmans, pouvaient cohabiter dans la ville sous l'autorité ottomane. Mais l'Europe n'était pas encore disposée à permettre aux Turcs d'exterminer ou de bannir leurs commensaux chrétiens, seule solution possible au problème.»7

7

Young, Constantinople, p. 240.

II. L'empire égypto-syrien de Mohammed Ali (1831-1840) 1. Conquête de la Syrie (1831-1832) a. Les convoitises de Mohammed Ali sur la Syrie Jusqu'en 1830, la puissance croissante du pasha d'Egypte (p. 140—144) ne porta guère ombrage à son suzerain ottoman. Respectueux de l'autorité du sultan, Mohammed Ali fournissait au trésor de celui-ci le tribut régulier et répondait à ses appels. Mais en 1831, les rapport entre le vice-roi et le souverain étaient déjà plus ou moins tendus et un incident banal suffit pour allumer entre eux un grand conflit. Depuis le règlement de l'insurrection grecque, au cours de laquelle le pasha d'Egypte avait perdu, en 1827, sa flotte à Navarin (p. 138—139), celui-ci rêvait une compensation du côté de la Palestine-Syrie, vers laquelle tous les maîtres de l'Egypte ont constamment été attirés. b. Les Egyptiens assiègent Acre (1831) Profitant de l'épuisement de l'Empire ottoman, qui venait de terminer par le traité d'Andrinople (1829) une guerre de huit années, et prétextant une querelle avec le pasha d'Acre, Mohammed Ali envahit la Palestine en 1831. Une armée de terre, commandée par Ibrahim Pasha, le vainqueur des Wahhabites, qui est secondé par le colonel français Sèves, devenu musulman sous le nom de Suleyman Pasha, traverse le désert de Sinaï, prend Gaza et, malgré les ordres du sultan, met le siège devant Acre qui est investie par terre et par mer. Engagé dans la grande aventure, «Mohammed Ali s'abandonnait au destin, qui, depuis les Pharaons, fait déborder vers la Syrie les forces surabondantes de l'Egypte.»8 c. Concours de Bachir II, émir du Liban Dès son arrivée devant Acre, Ibrahim, comme Bonaparte trente ans auparavant, convoque à son camp l'émir du Liban Bachir II, avec lequel il avait conclu une entente en 1822, lors du dernier séjour de celui-ci en Egypte (p. 132). Répondant cette fois à l'appel, Bachir est accueilli par Ibrahim avec de grands honneurs. 8

Pouthas, op. cit., p. 80.

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Pendant ce temps, une armée ottomane se concentrait dans le Nord. Pour prévenir son intervention, la côte libanaise est solidement tenue par les fils de Bachir, qui occupent Tyr, Saïda, Beyrouth, Tripoli, tandis que, dans la Montagne, où les Druzes sont hostiles depuis leur répression par l'émir (1825), des garnisons égyptiennes occupent Deir-el-Kamar et Beteddîn, résidences de Bachir. A partir de 1831 jusqu'en 1840, l'histoire du Liban et de la Syrie est intimement liée à celle de l'Egypte de Mohammed Ali, qui occupa ces pays pendant cette période de neuf ans. d. Prise d'Acre (1832) Abdallah Pasha, gouverneur d'Acre, qui manquait de flotte, s'enferme dans sa ville. Encouragé par l'exemple de son prédécesseur Jazzâr, qui résista victorieusement à l'attaque de Bonaparte, il réussira, pendant sept mois, à tenir l'ennemi en échec, attendant des secours ottomans. Sommé par le sultan de rappeler ses troupes en Egypte, Mohammed AU n'en tint aucun compte. Marchant contre Ibrahim, le pasha d'Alep, à la tête d'une armée ottomane, est battu. Jafa et Haïfa sont occupées par les Egyptiens et Acre, prise d'assaut (1832), ouvre la Syrie à ces derniers. e. Conquête de la Syrie (1832) Marchant immédiatement vers le Nord, Ibrahim, accompagné de l'émir Bachir, rencontre, près de Homs, l'armée ottomane qui est battue et mise en fuite (1832). Alep est prise et Ibrahim est maître de toute la Syrie (1832). Délivrées des Ottomans, les populations accueillent le vainqueur comme le libérateur de leur pays. f . Ibrahim, maître de l'Asie Mineure (1832) Une nouvelle victoire égyptienne, à Beïlan, permet à Ibrahim de franchir le Taurus et d'atteindre Konya, où la dernière armée ottomane est écrasée (1832). En 1833, Ibrahim arrive à Kutahya, et ses cavaliers, qui poussent jusqu'à Brousse, menacent Constantinople. g. Traité de Kutahya (1833) Effrayé par ces désastres, le sultan Mahmud, qui craignait pour son trône et sa vie, s'empresse de faire appel aux puissances européennes. Ces dernières, qui commençaient à considérer les affaires de l'Empire ottoman comme d'un intérêt général pour l'Europe, à cause des difficultés que soulevait un partage éventuel de cet Empire, répondent à l'appel du sultan qui est sauvé grâce à leur mésentente. Sur les conseils de la France, Mohammed Ali accepte d'évacuer l'Asie Mineure; il reçoit du sultan, contre

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le paiement d'un large tribut annuel, le gouvernement de la Syrie et le district d'Adana (Cilicie). Un traité conclu à Kutahya (1833) consacre cet arrangement. 2. L'empire arabe ou égypto-syrien de Mohammed Ali Ainsi, par le traité de Kutahya, Mohammed Ali est le chef d'un grand empire, qui comprend l'ensemble de l'Orient arabe moins l'Irâk, c'est-àdire l'Egypte, la Syrie et l'Arabie. Ce vaste territoire englobe les villes saintes de l'Islâm: La Mecque, Médine, Jérusalem, ainsi que les capitales de trois anciens grands Empires ou Califats arabes: Médine (Ar-Rashidûn), Damas (Umayyades) et Le Caire (Fâtimides). «Ibrahim, à Damas, rappelait la splendeur des anciens Califes. Il se posait d'ailleurs délibérément en Arabe, en restaurateur de la nationalité Parabe. «Je ne suis par turc, répliquait-il vivement un jour; je suis venu enfant en Egypte et, depuis ce temps, le soleil de l'Egypte a changé mon sang et l'a fait tout arabe» . . . Les fonctionnaires étaient ici arabes.»9 En Egypte cependant, si les préfets des départements (mamur) sont généralement Egyptiens, par contre, les gouverneurs de province (mudir), au nombre de sept, sont, vers 1840, «tous turcs et le turc restait la langue de l'administration.»10 a. La Syrie, province égyptienne A l'exception du Liban, qui, grâce à l'émir Bachir, bénéficie d'un régime spécial, et de la Palestine, confiée au sheikh arabe Husein, la Syrie est constituée en province égyptienne, dont l'organisation est calquée sur celle de l'Egypte. Les gouvernements de Damas et d'Alep sont confiés à des membres de la famille de Mohammed Ali. b. L'administration égyptienne en Syrie Lasse de l'anarchie et de l'insécurité créées par l'oppression et les querelles des pashas ottomans, les populations syriennes avaient, au début, accueilli avec un sentiment de soulagement le régime égyptien, qui, en imposant l'ordre et la paix, se montrait juste, libéral, et surtout tolérant. La justice est rendue avec plus d'impartialité; l'égalité devant l'impôt est établie et la sécurité qui règne était inconnue depuis plusieurs siècles. Les chrétiens virent disparaître les mesures humiliantes qui étaient édictées à leur encontre. Pour la première fois, ils se trouvaient représentés dans • Pouthas, op. cit., p. 83. Pouthas, op. cit., p. 70.

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les nouveaux conseils communaux et n'étaient pas soumis au service militaire. La vie économique se développe, grâce aux travaux publics réalisés par les autorités égyptiennes: routes, ports, introduction de cultures nouvelles. Damas, Alep, les ports libano-syriens redeviennent de grandes places de commerce. 3. Réaction des populations indigènes a. Soulèvement en Syrie Les besoins d'argent et de soldats, nécessités par la guerre, obligent Ibrahim à accabler les Syriens d'impôts, à établir des monopoles industriels, la contrainte de la corvée, et à introduire la conscription militaire. En réaction contre ces mesures vexatoires, appliquées parfois avec brutalité, et surtout contre la conscription, des soulèvements, encouragés par des agents du sultan, éclatent à Naplouse, en Palestine, dans le Liban-Sud, au pays de Akkar, de Hosn, de Safita, dans la montagne des Nosaïris ou Alaouites (Est de Lataquié) et au Hawrân. Ces mouvements insurrectionnels sont écrasés, avec la participation des contingents libanais. Pour en prévenir le retour, Ibrahim, qui, à cette occasion, avait agi avec une particulière habileté, étend à toute la Syrie la mesure de désarmement qu'il avait d'abord limitée à certaines régions, et y ajoute la conscription obligatoire. b. Mécontentement au Liban Les impôts, la levée des troupes, les monopoles industriels et les manufactures d'Etat, où l'ouvrier travaillait pour un salaire dérisoire, provoquent le mécontentement des Libanais. C'est surtout la contrainte de la corvée, qui réquisitionnait des ouvriers pour les travaux militaires, qui suscita l'opposition des Libanais, auxquels une pareille mesure n'avait jamais été imposée dans le passé. D'autre part, le rôle autonome du Liban semble prendre fin. Les villes de la côte libanaise, qui avaient été, au début, replacées sous l'administration de l'émir Bachir, passèrent bientôt sous celle de Suleyman Pasha (Sèves), qui établit sa résidence à Beyrouth, tandis que son chef Ibrahim établit la sienne à Antioche. En outre, Ibrahim, qui s'appuya toujours sur l'émir et ses fils, les chargera de réprimer les premiers soulèvements. Bachir, qui ne semble guère se soustraire à l'emprise d'Ibrahim, dont les vastes projets exigent constamment et de plus en plus de l'argent et des soldats, devient l'instrument de cette politique oppressive et en partagera l'impopularité.

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Les Libanais, qui avaient loyalement combattu avec Ibrahim sur tous les champs de bataille, entendaient conserver leur organisation autonome sous le commandement de leurs chefs locaux, et refusaient d'être répartis dans les régiments égyptiens pour aller combattre sur les champs de bataille de l'Anatolie. Malgré sa docilité passive, Bachir se sentit incapable de briser lui-même leur résistance. Mais Ibrahim, grâce à une importante force qu'il établit à Beteddîn, désarme la Montagne et y procède aux levées militaires, en exemptant toutefois les chrétiens de cette dernière mesure. 4. Mohammed Ali et les puissances européennes a. Ambitions de Mohammed Ali Maître incontesté d'un vaste empire, Mohammed Ah est maintenant rongé par deux ambitions légitimes, qui vont maintenant l'engager dans une nouvelle aventure orientale. Il s'agit pour lui, en effet, d'assurer sa succession à son fils Ibrahim et de secouer la suzeraineté symbolique qui le lie nominalement au sultan ottoman. Il veut se dégager d'une condition subordonnée vis-à-vis d'un souverain bien moins puissant que lui. D'autre part, il se révolte à la pensée que la grande œuvre à laquelle il s'est attelé ne serait pas continuée par un membre de sa famille, et qu'un pasha ottoman pourrait en jouir, après sa mort, à l'exclusion des siens. Pour amadouer son puissant vassal, le sultan lui propose, en 1837, de reconnaître sa famille pour l'Egypte et l'Arabie, en échange de l'abandon de la Syrie et d'Adana. Mohammed Ali, qui refuse cette offre, demande aux puissances occidentales si elles reconnaîtraient son indépendance (1838). b. Hostilité de l'Angleterre Hostile à Mohammed Ali, l'Angleterre alla jusqu'à le menacer d'être du côté du sultan s'il mettait son projet à exécution. Les monopoles de l'Etat égyptien gênaient le commerce britannique en Proche-Orient. D'autre part, la présence des troupes égyptiennes en Arabie et sur les bords du golfe Persique, et bientôt très probablement en Irâk, risque de fermer à l'Angleterre la route terrestre des Indes. Aussi, en 1838, cette dernière s'installe-t-elle à Aden et conclut avec le sultan un traité de commerce, qui abolit les monopoles institués par le pasha d'Egypte (1838). c. Ibrahim vainqueur des Ottomans à Nisibîn (1839) En 1839, le sultan, qui ne s'était jamais résigné à l'abandon de la Syrie où il continuait à entretenir les germes de mécontentement et à encourager

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les révoltes, rompt officiellement avec le souverain d'Egypte, qui, malgré ses protestations de vassalité, est déclaré traître à l'Empire. A Nisibîn, où les armées égyptiennes et ottomanes se rencontrent, la victoire, après un engagement de deux heures, reste à Ibrahim. En même temps, la flotte ottomane, dont le capitan-pacha se rallie à Mohammed Ali, est livrée à ce dernier à Alexandrie (1839). Pour comble de malheur, le sultan Mahmud meurt brusquement (1839). A la suite de ces événements, l'Empire ottoman se trouve effondré et la route de Constantinople largement ouverte au pasha d'Egypte, client de la France, ou, à son défaut, au tsar de Russie. d. Intervention des puissances européennes (1840) Affolées par ces perspectives, les chancelleries européennes, alertées par le cabinet de Londres, se mettent en branle. Sur les conseils de la France, Mohammed Ali, modérant ses exigences, accepte de rester sous la suzeraineté du sultan, mais réclame l'hérédité de ses gouvernements d'Egypte et de Syrie. Cette dernière condition est repoussée par Londres, qui, rassurée du côté russe, «n'eut plus qu'une pensée: infliger un échec à la politique française et détruire le dangereux empire arabe.»11 La crise provoquée par ces événements faillit allumer une guerre européenne. La France, qui défendait les intérêts du vice-roi d'Egypte, est exclue de la coalition qui, réunissant l'Angleterre, l'Autriche, la Prusse et la Russie, enjoint au vainqueur égyptien d'abandonner toutes ses conquêtes, y compris la Syrie, et de restituer la flotte ottomane. Sur son refus, des soulèvements suscités par des agents anglais éclatent en Syrie, et Beyrouth est occupée par la flotte anglaise (1840).

5. Evacuation de la Syrie. Mohammed Ali gouverneur héréditaire de l'Egypte (1841) a. Révolte des Libanais Au Liban, Bachir II, acquis à l'Egypte, dominait le pays par la terreur. Son protecteur Ibrahim avait réussi à semer la division entre les Chrétiens et les Druzes, unis dans leur résistance à la conscription et aux réquisitions vexatoires. Il fit exiler au Soudan les principaux chefs de l'opposition. Mais cette tranquillité, imposée par la force brutale, était fragile et éphémère et la haine couvait au fond des coeurs. La rapacité du fisc avait appauvri la population et l'exaspération était à son comble. Ce fut le désarmement des Maronites, qui virent dans cette mesure un premier pas 11

Pouthas, op. cit., p. 86.

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vers la conscription, qui alluma l'incendie. Encouragés par des agents de l'Angleterre, des chefs maronites et druzes, sortis des rangs du peuple, lèvent l'étendard de la révolte. Etablis aux environs de Beyrouth, ils cherchent à couper l'accès de la Montagne aux troupes égyptiennes stationnant à Saïda et à Tripoli. Pour encourager les rebelles, une flotte anglaise, à laquelle s'étaient joints des bateaux autrichiens et ottomans, se présenta en vue de Beyrouth et entra aussitôt en rapport avec les insurgés. b. Les Egyptiens évacuent la Montagne et la côte libanaises (1840) Tandis que Beyrouth et Tripoli sont bombardées, une armée ottomane débarque dans la baie de Jounié, où des armes et de l'argent sont distribués aux rebelles par les agents britanniques. La flotte égyptienne se retire à Alexandrie. Ibrahim évacue Beyrouth, pour s'établir dans la Montagne, tandis que les troupes ottomanes occupent Jebaïl, Batroun et Saïda, avec l'appui des insurgés commandés par un parent de l'émir Bachir, l'émir Bachir Kasem Chéhâb, ou Bachir III, que l'Angleterre fait proclamer gouverneur du Liban. c. Abdication de Bachir II (1840) Le vieux Bachir II abdique et se retire d'abord à Malte (1840), puis à Constantinople (1841), où il mourra, en 1850, à l'âge de 85 ans, sans revoir le Liban. Bachir II, qui avait gouverné 53 ans, fut «avec Fakhreddîn, le véritable fondateur du Grand-Liban» (Lammens). d. Evacuation de la Syrie (1841) Découragé par la défection de Bachir II, coupé de ses communications avec l'Egypte et redoutant d'entrer en collision avec l'Europe entraînée par l'Angleterre, Ibrahim évacue le Liban et se concentre à Damas. Acre, seule ville de la côte qui lui restait, succomba sous le bombardement de la flotte alliée (1840). Sur l'ordre de Mohammed Ali, l'armée d'Ibrahim, dont les recrues syriennes désertent en masse, se résigne à évacuer la Syrie. Abandonnant Damas, Ibrahim et son armée prennent le chemin de l'Egypte, où, après de grandes difficultés, ils arrivent au Caire (1841). e. Mohammed Ali, gouverneur héréditaire de l'Egypte, vassal du sultan (1841) Pendant que se poursuivait l'évacuation du Liban et de la Syrie par les troupes égyptiennes, des vaisseaux anglais paraissent devant Alexandrie et, sous la menace de bombarder la ville, obligent Mohammed Ali à capituler. De son côté, le sultan Abdul Méjid prononce sa déchéance

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(1840). Mais l'intervention obstinée de la France, qui promit son appui pour fermer les Détroits aux Russes, amène l'Angleterre et, par suite, le sultan à accepter le maintien de Mohammed Ali en Egypte, en lui accordant l'hérédité (1841). Par contre, les règlements administratifs, les lois relatives aux impôts, en vigueur dans l'Empire ottoman, seront appliqués en Egypte. L'armée égyptienne comptera 18.000 hommes au maximum; les officiers généraux ne recevront leurs grades qu'avec la permission du sultan. Le tribut annuel est quelque peu augmenté. / . Les dernières années de Mohammed Ali

(1842-1849)

La perte de son empire extérieur, dans lequel l'Egypte se fût perdue, et celle de sa puissance militaire permettent à l'Egypte, réduite à la Vallée du Nil, de prendre plus facilement conscience d'elle-même. Ces circonstances amènent aussi Mohammed Ali à consacrer exclusivement son activité et ses efforts au développement agricole du pays et aux travaux publics. Aussi, tandis que la Vallée du Nil, sous la direction des successeurs de Mohammed Ali, évoluera dans la paix et la prospérité, la Syrie, réincorporée à l'Empire ottoman, retombe dans l'anarchie et le désordre. Au point de vue extérieur, l'Egypte conservera avec l'Empire ottoman les relations officielles de vassalité, qui subsisteront jusqu'en 1914. Mais elle suivra dès lors une voie distincte de celle de l'Empire. Mohammed Ali meurt, en 1849, à l'âge de 80 ans, laissant pour successeur, suivant le firman impérial qui établit l'hérédité, le plus âgé de ses descendants mâles, son petit-fils Abbas Hilmi.

III. Le règne du sultan Abdul Mégid (1839-1861). L'ère des Tanzimât ou Réformes

Abdul Mégid (1839-1861), fils et successeur de Mahmud II, hérite d'une situation catastrophique. A son avènement, les armées de l'Empire venaient d'être détruites par les troupes du pasha d'Egypte qui occupent l'Asie Mineure, et la flotte ottomane s'était livrée à Alexandrie (p. 151—152). L'Empire, qui s'effondre, ne subsiste que grâce aux puissances européennes, dont les interventions ou plus exactement les rivalités permettront à «l'Homme Malade» de prolonger son existence agonisante jusqu'en 1918. «Inaugurée à l'occasion de l'insurrection grecque (1821-1829), l'intervention des Puissances européennes dans les affaires intérieures de la Turquie devenait une tradition qui dirigera toute l'histoire ottomane au XIXe et au XXe siècles, jusqu'à la catastrophe finale.» Reprenant la politique inaugurée par ses prédécesseurs immédiats, qui avaient essayé de restaurer l'Empire par des réformes à l'européenne, Abdul Mégid va s'atteler à cette grande et ingrate tâche. 1. Economie générale des premières réformes d'Abdul Mégid Le règne d'Abdul Mégid est celui des vraies réformes ou Tanzîmât, dont son père Mahmud avait ouvert la voie par la suppression violente des Janissaires (p. 144—146). En effet, à partir de l'avènement d'Abdul Mégid, commence véritablement l'ère des Tanzimât. a. Le décret sultanien de Gulhané (1839) «On entend, par période du Tanzimat, cette période de réformes administratives, judiciaires, militaires, qui commence avec la promulgation du Hatt i Chérij de Gulhané, le 3 novembre 1839 . . . D'après le texte même du rescrit, les nouvelles institutions devaient porter principalement sur trois points: (1) Les garanties qui assurent aux sujets une parfaite sécurité quant à leur vie, leur honneur et leur fortune; (2) un mode régulier d'asseoir et de prélever les impôts; (3) un mode également régulier pour la levée des soldats et la durée de leur service.»12 13

Lamouche, op. cit., p. 265.

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Le Hatti chérif ou décret de Gulhané (1839) ordonne de nombreuses mesures de rénovation: suppression du marché des esclaves; proclamation solennelle de la liberté des cultes; garanties à tous les prévenus pour les poursuites judiciaires, ainsi qu'à tous les contribuables pour la taxation et la perception des impôts. L'administration des provinces, enlevée aux pashas tout-puissants et irresponsables, est confiée à des valis (gouverneurs), assistés d'un receveur des finances. Un second décret, en date de 1843, réorganise l'armée d'après le système prussien, très avancé à cette date. Ces concessions impériales, qui s'étendent à tous les sujets ottomans à quelque religion ou secte qu'ils appartiennent, montrent un désir de progrès et un réel sentiment d'équité. Leur application est sanctionnée par des peines rigoureuses. Bien que représentées comme un retour aux vraies traditions de l'Islâm, ces mesures sont inspirées des idées occidentales, auxquelles on attribuait le progrès de l'Europe. Aussi, sauf en ce qui concerne l'armée, seront-elles combattues par la force d'inertie que leur opposent les vieux Turcs. b. Inefficacité des Tanzimât En réalité, la mauvaise volonté que le peuple turc opposait au mouvement progressiste ne fut pas la raison déterminante de l'échec des réformes de la première moitié du X I X e siècle. Si celles-ci ne donnèrent pas à la Porte les résultats qu'elle en attendait et si l'Empire continua à se disloquer, cela est dû à l'action du principe des nationalités qui, réveillé depuis les réformes de Mahmud II (p. 146), se manifestait par des révoltes provoquées par l'esprit séparatiste, dans les régions chrétiennes et musulmanes. «C'est qu'à un rythme plus rapide que celui même du Tanzimat, la force de décomposition jouait, que les peuples englobés dans la souveraineté ottomane cherchaient tous à recouvrer leur indépendance.»13 Aussi, est-ce encore aux rivalités des puissances européennes, qui ne savaient toujours pas harmoniser leurs convoitises, que l'Empire ottoman devra le maintien de son intégrité pendant les quelque quatre-vingts ans de sa dernière existence. c. La convention de 1841 sur les Détroits En 1841, un protocole est signé à Londres par le représentant du sultan et ceux des grandes puissances, en vertu duquel l'entrée des bâtiments de guerre des puissances étrangères est interdite dans les détroits des Dardanelles et du Bosphore. «Cet acte est particulièrement important, car il constate un principe qui, depuis lors et jusqu'à la guerre de 1914—1918, a 13

Roux, op. cit., p. 102.

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toujours été respecté et considéré comme un des fondements du droit public européen en ce qui concerne le Levant.»14 2. Anarchie et troubles au Liban Après le départ des Egyptiens (1841) (p. 153) la Syrie et le Liban, replacés sous l'hégémonie ottomane, retombent dans l'anarchie. Sur la côte, la Porte reprend Saïda, Tripoli et Beyrouth. Mais cette dernière recueille la succession administrative de Saïda et d'Acre; elle demeure, comme sous les Egyptiens, le centre principal de l'autorité ottomane sur la côte, pour permettre à la Porte de mieux surveiller la Montagne. «Cette décision consacrera officiellement la primauté conquise par cette ville (Beyrouth) dans la Syrie méditerranéenne,.. . grâce au voisinage du Liban.»15 Beyrouth sera bientôt un important centre commercial et un foyer cosmopolite de culture. a. Germes des premières dissensions confessionnelles L'occupation égyptienne avait modifié, au Liban et en Syrie, la situation politique et sociale et l'état d'esprit des divers groupements ethniques et confessionnels. Ces conditions nouvelles provoquèrent, après l'évacuation égyptienne, de nouvelles complications intérieures. Revenus d'exil ou sortis de leurs cachettes, les chefs druzes, déterminés à ne plus subir la suprématie des Chéhâb, nourrissaient des projets de vengeance. Sans tenir compte des changements survenus, ils se considéraient toujours comme la caste dominante au Liban et entendaient maintenir à leur profit une suprématie de race. De leur côté, les Maronites des districts druzes, favorisés par le régime égyptien qui les avait partiellement affranchis de la condition humiliante de rayas, étaient moins résignés qu'auparavant à subir cette condition inférieure. Egaux ou supérieurs en nombre aux Druzes, plus évolués que ces derniers, ils entendaient avoir, dans l'administration du pays, un rôle égal à celui de leurs concitoyens. Oubliant leurs querelles de clan, les Druzes s'unirent pour s'opposer à ces revendications. Comptant bien sur ces dissensions, la Porte, qui se souciait moins de pacifier le Liban que d'y instaurer son autorité directe, les laisse s'envenimer. Décidée à la suppression des autonomies régionales et des féodalités provinciales, elle avait, depuis les Tanzimât, inauguré une politique de centralisation. En outre, les Anglais, qui ne pouvaient s'appuyer sur les Chrétiens, traditionnellement dévoués à la France, cherchent à s'attacher les Druzes, pour contrebalancer l'influence française. 14 15

Lamouche, op. cit., p. 267. Lammens, op. cit., H, p. 169.

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b. Chrétiens et Druzes en viennent aux mains Dans ces circonstances terriblement difficiles et délicates, l'émir Bachir III, par ses maladresses, allait servir les adversaires du Liban en leur donnant l'occasion d'intervenir dans les affaires intérieures du pays. Ne possédant ni l'énergie ni le prestige de son prédécesseur, il pensa pouvoir reprendre la manière forte de ce dernier et s'aliéna, de ce fait, les chefs druzes. La ville chrétienne de Deir-el-Kamar, résidence habituelle des émirs Chéhâb, et la ville druze voisine de Baaklîn, centre des chefs religieux druzes (Okkal), qui avaient jusqu'alors vécu en paix, en viennent aux mains. Dans la Montagne, ainsi qu'à Hasbaya où les Turcs avaient remplacé les émirs Chéhâb, demeurés musulmans, par un chef druze, les villages chrétiens sont pillés et incendiés et leurs habitants massacrés par les Druzes. Pendant ces luttes, les Métoualis se rangent du côté des Maronites. Prétextant le rétablissement de l'ordre, les Turcs, qui interviennent, s'avisent de désarmer les Chrétiens. c. Démission de Bachir III (1841) Impuissant à maîtriser la situation, Bachir III se démet de ses fonctions (1841). Mettant à exécution sa nouvelle politique centralisatrice, la Porte profite de ces événements et de l'échec de Bachir pour convaincre les cabinets européens de supprimer l'autonomie du Liban et son gouvernement héréditaire et rattacher directement ce pays à l'Empire. d.

Un Pasha ottoman succède aux émirs Chéhâb (1842)

En janvier 1842, un gouverneur ottoman, Omar Pasha, renégat hongrois passé au service du sultan, est installé à Beteddîn. Soustraits à l'autorité de leurs sheikhs locaux, auxquels ils payaient les redevances fiscales, les Libanais, désormais en contact avec les pashas ottomans, devront se soumettre à leur autorité arbitraire et despotique. Nous avons vu que l'occupation égyptienne avait modifié l'état d'esprit des populations. La lutte entreprise pour la libération, partie des rangs du peuple libanais, avait développé dans le pays des aspirations d'égalité démocratique, qu'il était maintenant difficile d'étouffer. Le nouveau gouverneur ottoman s'appliquera à cultiver ces tendances en dressant les paysans contre les émirs et les cheikhs, propriétaires du sol. En réaction, ces derniers chercheront à mater les paysans par l'oppression et la violence. Dans la Montagne druze, où les paysans sont en majorité chrétiens, la lutte contre les cheikhs druzes se transforme en lutte confessionnelle. Dans toute la Montagne, Druzes et Chrétiens commencent à regretter le

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gouvernement de Bachir II. Deux ans après son exil, celui-ci était déjà devenu un héros national, et son nom incarnait les aspirations libanaises à l'indépendance et à l'unité, dans la paix et la liberté. e. Division du Liban en deux régions distinctes (1842) Alarmée par la guerre civile qui menace de se déclencher, la Porte, sur les représentations des puissances, rappelle Omar Pasha. Hostile au rétablissement d'un émirat unique gouverné par un Chéhâb, la Porte réussit, encore une fois, à résoudre à son profit le problème libanais. Divisé en deux régions distinctes, l'une chrétienne, au nord de la route BeyrouthDamas, et l'autre druze, au sud de cette route, le Liban, ainsi morcelé, sera administré par deux gouverneurs nationaux (Kaimakam), l'un maronite, au nord, et l'autre druze, au sud, respectivement assujettis aux pashas ottomans de Beyrouth et de Saïda. /. Massacres, anarchie et tension fiévreuse (1945) Ce dualisme ne pouvait guère donner des résultats heureux, puisque les deux circonscriptions continuent à comprendre d'importants groupes mixtes, formés à la fois de Druzes et de Chrétiens, qui ne tardent pas à en venir aux mains. En 1845, dans la circonscription du sud, les Druzes se jettent sur leurs voisins chrétiens et détruisent un grand nombre de leurs villages. Sous le prétexte d'empêcher à l'avenir la répétition de pareils incidents, la Porte corrige le régime du double Kaimakamat en établissant, auprès de chaque Kaimakam, un conseil élu (majlis), où les confessions libanaises sont équitablement représentées. Mais les conditions imposées à la désignation des conseillers firent de cette institution une nouvelle machine de guerre civile. Attisées sous main, les animosités entre Druzes et Maronites, comme entre plébéiens et sheikhs chrétiens, provoquent une anarchie et une effervescence plus qu'inquiétantes. Dans les districts mixtes, les paysans chrétiens se groupent autour de nouveaux chefs, appelés «chefs de la jeunesse», des plébéiens qui n'appartiennent pas à la féodalité et réclament une réforme agraire, destinée à améliorer leurs conditions d'existence. L'opposition obstinée des seigneurs féodaux pousse les fermiers à la révolte. Dans le Kasrawân et le Matn maronites, les cheikhs maronites sont brutalement dépossédés par leurs fermiers coreligionnaires, conduits par un maréchal-ferrant. Ce mouvement révolutionnaire achève de détruire l'ancienne organisation féodale, qui avait fait l'armature du Liban chrétien. Par contre, les Druzes conservaient leurs cadres traditionnels, et leurs paysans continuaient à se ranger autour des grandes familles féodales.

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3. Convoitises et réclamations russes a. Condominium russo-ottoman sur les principautés roumaines (1849) Des troubles et des révoltes qui avaient éclaté en Bosnie, en Bulgarie et dans les principautés roumaines (1844—1849), motivent l'occupation simultanée des principautés par les Ottomans et les Russes. Un traité russo-ottoman, signé à Balta-Liman en 1849, établit un condominium des deux puissances sur les principautés roumaines. Par cet acte, la Russie franchissait une nouvelle étape vers le Bosphore. b. Querelles entre les communautés religieuses de Palestine (1849) En 1849, un rebondissement de la question des Lieux saints de la Chrétienté fournit à l'Europe l'occasion de combattre la puissance russe en Orient. Des querelles entre les diverses communautés de Palestine «devaient donner naissance à l'un des plus graves conflits européens de la deuxième moitié du XIXe siècle» (Lamouche). Depuis les Croisades, les Lieux saints de Jérusalem étaient la possession commune de six confessions chrétiennes: les Latins, les Grecs, les Arméniens, les Syriens, les Coptes et les Abyssins. Le clergé latin jouissait de la protection de la diplomatie française; l'Eglise grecque s'appuyait sur la Russie, tandis que les Arméniens, auxquels s'étaient joints les Syriens, les Coptes et les Abyssins, s'étaient mis sous la protection des Arméniens de Constantinople qui, grâce à leur puissance financière, étaient très influents à la cour du sultan. Outre des procès, des rixes avaient souvent éclaté entre les différents clergés, «aussi oisifs que nombreux», dans l'église du Saint-Sépulcre. Au XVIe et au XVIIe siècles, les Grecs, qui s'étaient introduits dans les conseils de la Porte, réussirent à évincer les religieux latins, au profit de leurs coreligionnaires de Jérusalem, et placèrent l'église du Saint-Sépulcre sous la suprématie des Grecs. Cette situation s'affermit, au commencement du XIXe siècle, grâce à la protection de la Russie et à l'indifférence de la France à l'époque de la Révolution et de l'Empire. En 1850, sur les démarches de la France qui réclame le respect des Capitulations et sur celles de l'Autriche, la Porte nomme une commission mixte pour étudier les prétentions des Latins. c. Intervention de la Russie à Constantinople Profitant des difficultés intérieures où se débattait l'Empire ottoman, la Russie crut «le moment venu de porter un coup décisif à cet Etat, que l'on appelait déjà «.Yhomme malade», avant qu'il ne meure et ne «reste sur les bras» des puissances, ainsi que s'exprimait l'empereur Nicolas lui-

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même, parlant, en janvier 1853, à sir Hamilton Seymour, ambassadeur d'Angleterre. Il essayait de gagner la Grande-Bretagne à ses projets en lui proposant de prendre pour son compte l'Egypte et la Crète, tandis que la Russie établirait son protectorat sur la Moldavie, la Valachie, la Serbie et la Bulgarie, nominalement indépendantes. Constantinople serait un port libre, la Russie ne voulant pas l'occuper d'une façon permanente.»16 Ces propositions sont repoussées par le gouvernement anglais. En même temps, le tsar réclame à la Porte des garanties pour la protection du culte orthodoxe d'Orient, désigné, pour la première fois, sous le nom de «culte gréco-russe», qui était celui de la Russie et de l'empereur lui-même. Il réclamait aussi des privilèges relatifs aux Lieux saints (1853) et demandait que le firman sultanien qui les établira ait le caractère d'un engagement envers le gouvernement russe. d. Rejet des demandes russes (1853) La Porte ne pouvait pas donner au tsar un droit d'intervention dans ses affaires intérieures, en le reconnaissant comme défenseur du culte grec. Les chrétiens ottomans appartenant à la confession gréco-orthodoxe constituent une fraction très importante de la population ottomane, alors que les catholiques, en faveur desquels intervenaient la France et l'Autriche, étaient peu nombreux et, en grande partie, étrangers. En conséquence, un nouvel acte du sultan maintient le statu quo à Jérusalem, mais donne aux Latins quelques concessions insignifiantes à Bethléem, dont la France se déclare satisfaite (1853). Quant aux demandes russes, la Porte, appuyée cette fois par l'Angleterre, les rejette (1853). En réponse, le tsar annonce sa décision d'occuper les principautés roumaines à titre de gage (1853-). 4. Réaction franco-anglaise. Campagne de Crimée et Congrès de Paris (1856) a. Expédition franco-anglaise en Crimée (1854—1855) Craignant pour leurs intérêts en Orient, qui seraient compromis par une trop grande extension russe vers le Sud, la France et l'Angleterre, qui avaient déjà envoyé leurs escadres aux Dardanelles, font adresser par le sultan une sommation à la Russie, lui demandant d'évacuer les principautés. A l'expiration du délai imparti, les hostilités commencent entre Ottomans et Russes (1853), et un traité d'alliance est conclu entre la Porte, la France et l'Angleterre, «dans le but de coopérer avec le sultan à la défense du territoire ottoman en Europe et en Asie» (1854). » Lamouche, op. cit., p. 273, 274.

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Des armées françaises et anglaises, débarquées à Gallipoli, puis à Varna, sont transportées, après la retraite des Russes, «dans la presqu'île de Crimée où les Anglais désiraient pouvoir détruire le grand port militaire de Sébastopol.»17 En 1855, Sébastopol est prise après un siège d'un an environ. b. Le Congrès de Paris (1856) et les conditions de la paix Un congrès international réuni à Paris en 1856 détermine les conditions de la paix. Les puissances s'engagent, chacune pour sa part, à respecter l'indépendance et l'intégrité territoriale de l'Empire ottoman. Elles garantissent en commun la stricte observation de cet engagement et considèrent toute infraction à ses stipulations comme une question d'intérêt général. Pour les principautés roumaines, la garantie des puissances contractantes est substituée à la protection de l'Empire russe. La principauté de Serbie est, elle aussi, placée sous la garantie collective des puissances. Relativement au droit maritime, la course est abolie; le pavillon neutre couvre la marchandise ennemie, à l'exception de la contrebande de guerre. La convention des Détroits, signée en 1841, est révisée. La mer Noire est neutralisée; ses eaux et ses ports, ouverts aux navires marchands, sont interdits aux bâtiments de guerre. Le Danube et ses embouchures sont internationalisés. En ce qui concerne les Capitulations, qui limitent l'autorité du sultan sur son propre territoire, rien ne fut changé. 5. Le rescrit sultanien de 1856, ou nouvelles promesses de réformes a. Le rescrit de 1856 Parallèlement aux stipulations du traité de Paris, un Hatti Hamayouni ou rescrit sultanien (1856), confirmant et développement les promesses du Hatti chérif de 1839 sur les Tanzimât ou réformes générales (p. 155—156), octroie aux diverses communautés non musulmanes la jouissance de leurs immunités traditionnelles, le libre exercice du culte, l'administration de leurs biens, la rétribution des ecclésiastiques. Les dénominations méprisantes des sujets chrétiens, en usage jusqu'alors, seront supprimées. Les chrétiens auront accès aux universités et au service civil de l'Etat. Pour le service militaire, jusqu'alors réservé aux musulmans, les chrétiens seront recrutés, avec la liberté de se faire remplacer ou racheter à prix d'argent. Les impôts seront exigibles, au même titre, de tous les sujets de l'Empire, et leur mode de perception sera réformé de manière à éviter 17

Lamouche, op. cit., p. 278.

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les abus. Les procès entre non-musulmans seront jugés par des tribunaux mixtes. Les conseils provinciaux et communaux seront réformés de manière à garantir la sincérité des choix des délégués musulmans, chrétiens ou autres et la liberté du vote dans les conseils. Des promesses sont faites quant à l'exécution de travaux publics et l'abolition de la corruption. Les affaires laïques des chrétiens, qui étaient jusqu'alors dirigées par le seul clergé, le seront désormais par un conseil mixte, composé de clercs et de laïques choisis par la communauté. Les sujets étrangers seront admis, sous certaines conditions, à acquérir des terres, etc. b. Caractère illusoire des nouvelles réformes

Ces nouvelles promesses de réformes furent accueillies avec pessimisme par les chrétiens, rendus méfiants par l'expérience, et avec mécontentement par les musulmans, qui perdaient leurs anciens privilèges. En effet, ces réformes solennellement proclamées, comme celles qui seront annoncées par la suite, amèneront une certaine transformation extérieure; mais l'ancien esprit ottoman, qui subsistera toujours, rendra illusoire et apparente l'égalité entre musulmans et chrétiens. Dans les conseils administratifs, dans les tribunaux et même dans les organes centraux de l'Empire, les chrétiens seront, il est vrai, représentés, mais leurs représentants ne pourront qu'opiner affirmativement lorsque le fonctionnaire ottoman émet un avis. Malgré sa bonne volonté et ses bonnes intentions, le sultan Abdul Mégid, épuisé par les plaisirs, n'aura par l'énergie nécessaire pour imposer l'exécution effective des mesures qu'il proclamait. «Le traité de Paris (de 1856), que la Turquie avait signé comme Etat victorieux, à côté des grandes puissances occidentales, ses alliées, qui l'admettait dans le concert européen, et consacrait, en même temps que l'intégrité de son territoire, son indépendance politique, marqua, sans doute, la date la plus importante dans l'histoire moderne de ce pays. Si l'Empire ottoman avait compté un nombre suffisant d'hommes d'Etat, d'administrateurs, à la hauteur des circonstances, si, chez le souverain, l'énergie et la volonté avaient égalé les bonnes intentions, si les réformes, déjà commencées depuis vingt ans, avaient été continuées d'une façon systématique et appliquées dans la réalité et pas seulement en apparence, la Turquie, assurée de la bienveillance et du concours de la France et de l'Angleterre, délivrée de l'influence tracassière et intéressée de la Russie, pouvait bénéficier d'une transformation complète et devenir, non certes du jour au lendemain, mais dans un délai de quelques années, un Etat européen, apte à de nouveaux progrès.»18 18

Lamouche, op. cit., p. 287.

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6. Nouveaux troubles au Liban. Autonomie de la Montagne (1860-1861) Quatre ans après la paix de Paris et la proclamation des nouvelles réformes, des troubles graves survenus au Liban obligent les Puissances européennes d'intervenir, de nouveau, dans les affaires intérieures de l'Empire ottoman. a. Le drame de 1860 Après les sanglants incidents de 1845, les animosités entre Chrétiens et Druzes, attisées en sous-main au Liban, ne cessèrent d'augmenter, donnant lieu à de constants conflits. Elles aboutissent, en 1860, à une guerre civile où les Druzes, mieux organisés et secrètement poussés par Kourchid Pasha, représentant de la Porte à Beyrouth, commencent leur grande offensive contre les Chrétiens du Matn, du Liban méridional, de Hasbaya et de Rashaya. Zahlé et Deir-el-Kamar sont pillées et incendiées. Sous prétexte de maintenir l'ordre, les soldats ottomans désarment les Chrétiens, qui sont impitoyablement massacrés. Gagnant Damas, l'effervescence antichrétienne, excitée par le gouverneur ottoman de la ville, se traduit par une véritable boucherie où, pendant deux jours, les Chrétiens sont massacrés et leurs maisons pillées et incendiées. L'intervention de l'émir Abdel Kader, qui avait combattu la France en Algérie et résidait à Damas, arracha à la mort 1.500 chrétiens environ. Le chiffre de ces tueries, auxquelles la lassitude mit fin, atteignit les 6.000 au Liban et un peu moins à Damas (1860). b. Intervention militaire française (1860—1861) Emue par ces atrocités, l'Europe intervint en envoyant des vaisseaux dans la rade de Beyrouth, où débarque un corps de troupes françaises, au nombre de 6.000, «pour aider le sultan à rétablir la paix». Prenant les devants, la Porte avait envoyé en Syrie son ministre des Affaires étrangères, Fouad Pasha, un homme de premier plan et qui avait la confiance des cabinets européens. Investi de pouvoirs illimités, celui-ci arrive à Damas, qu'il veut soustraire au danger d'une occupation européenne, et, par des sentences sommaires et rapides, fait condamner à mort et exécuter 150 personnages, considérés coupables, y compris le gouverneur turc de Damas. Celui de Beyrouth s'en tire avec une sentence de bannissement perpétuel. Une centaine de Druzes sont exilés en Tripolitaine (1860). Sur la pression de l'Angleterre et de la Turquie, qui considéraient qu'une occupation française prolongée était désormais sans motif plausible, les troupes françaises se rembarquent en 1861.

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c. Nouvelle constitution du Liban (1861—1864). Réduction territoriale et autonomie administrative Une commission européenne, réunie d'abord à Beyrouth, puis à Constantinople, prépare une nouvelle constitution de la Montagne, un Règlement organique, qui est publié en 1864. Amputé de plus de la moitié de son territoire, c'est-à-dire du Wadittaim, de la Békâ, du district de Saida et de la ville de Beyrouth, qui sont incorporés aux vilayets ottomans voisins, l'ancien domaine des Mân et des Chéhâb est constitué en circonscription autonome, relevant directement de la Porte et sous la surveillance discrète des Puissances. «Dans ces limites étriquées, combinées de façon à étouffer toute velléité autonomiste et tout développement économique, la nouvelle circonscription ne comprenait plus même le Liban géographique.»19 Le nouveau Règlement organique accorde au Liban, territorialement réduit, une autonomie administrative, judiciaire et financière à peu près complète, sous l'autorité d'un gouverneur chrétien choisi, pour une durée déterminée, parmi les sujets ottomans non libanais. Nommé par la Porte avec l'approbation des Puissances, ce gouverneur, qui a le titre de Mutesarrif (administrateur) et la dignité de Mushir (maréchal), la plus élevée dans la hiérarchie ottomane, réunit en sa personne toutes les attributions de l'exécutif. Auprès de lui se trouve un Conseil administratif élu, qui représente les diverses communautés confessionnelles de la Montagne. Un corps de gendarmerie libanais assume le maintien de l'ordre public. Ce Règlement organique et les amputations dont le pays fut l'objet furent mal accueillis par les populations de la Montagne. Un jeune chef maronite, Joseph Karam, surgi dans le Liban-Nord où il s'était assuré une autorité incontestée, et qui avait occupé la charge de Kaimakam des Chrétiens sous le régime des deux Kaimakamats, refuse de reconnaître le nouvel ordre établi et lève l'étendard de la révolte. Après de brillants succès qu'il remporte, à la tête d'une poignée de braves, contre les troupes ottomanes et les forces libanaises du nouveau régime, Karam, enfin vaincu, est exilé en Europe et le chef de ses hommes20 est déporté à Constantinople. d. Le Liban autonome Promulgué en 1864, le Règlement organique, qui constitue la Charte de l'autonomie libanaise, restera en vigueur jusqu'au début de la première guerre mondiale (1914). Malgré les lacunes de cette constitution et les amputations dont le Liban fut l'objet, ce dernier connaîtra, sous ce régime, pendant un demi-siècle (1864—1914), une période de paix et de prospérité, 18 20

Lammens, op. cit., II, p. 188. Assad Boulos Macari, aïeul de l'auteur du présent ouvrage.

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comme il n'en avait plus connu depuis plusieurs générations. A l'étroit sur un territoire montagneux et exigu, la population, dont le chiffre et le bienêtre ne cesseront de croître, cherche à l'étranger un débouché pour son expansion démographique. Un flot d'émigrants se déverse sur l'Egypte, l'Amérique, l'Afrique Occidentale, l'Australie, où se fondent de riches et influentes colonies. La création et le développement de la presse arabe en Egypte sont dus au concours des Libanais établis dans ce pays. 7. Syrie et Palestine ottomanes après 1860 a. Réorganisation administrative En même temps que le Règlement organique du Liban, la Porte promulgue la loi sur l'organisation des vilayets (1864), qui, complétée en 1870 et 1880, règle la division administrative de la Syrie. Cette législation, qui renforce l'œuvre de centralisation inaugurée depuis peu et supprime les derniers restes des autonomies provinciales, divise la Syrie en deux vilayets ou gouvernements généraux, Alep et Damas, subdivisés en préfectures ou moutesarrifiats. Le vali ou gouverneur général, fonctionnaire révocable à volonté, n'a d'autre initiative que celle d'exécuter les ordres de Constantinople. En 1887, Jérusalem et le sud de la Palestine sont érigés en un moutesarrifiat relevant directement de la Porte, tandis que la Transjordanie, constituée en moutesarrifiat, est rattachée au vilayet de Damas. En 1888, le développement économique et intellectuel de Beyrouth détermine la Porte à y établir le centre d'un vilayet distinct, comprenant les moutesarrifiats de Lataquié, de Tripoli, d'Acre et de Naplouse. b. Décadence de la Syrie intérieure Tandis que le territoire autonome du Liban et le vilayet de Beyrouth évoluent, à partir de 1864, dans la voie de la prospérité et du progrès, la Syrie intérieure tombe dans le marasme où végètent les vilayets ottomans, et son histoire se confond désormais avec celle de la Turquie. c. Premières colonies juives en Palestine (1881) En Palestine, des groupes juifs, numériquement peu considérables, vivaient, de temps immémorial, parmi les Palestiniens musulmans et chrétiens, qui formaient la grande masse du pays. A partir de 1881, des immigrants juifs, constituant «l'avant-garde du sionisme», commencent à débarquer à Jafa, et les premières colonies agricoles sont créées à Jafa, à Caifa et en Galilée. Malgré les mesures prises par

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la Porte, qui interdit en 1892 l'entrée de la Palestine aux Juifs du dehors, l'infiltration clandestine des Israélites ne se ralentit guère. A la veille de la guerre de 1914—1918, d'importantes colonies agricoles sont solidement constituées, et, près de Jafa, une nouvelle cité juive, TelAviv, compte une population de 4.000 âmes. En 1917, la «déclaration Balfour», au nom de l'Angleterre, accordera aux Juifs l'établissement d'un «foyer national» en Palestine.

F Désagrégation et effondrement de l'Empire ottoman (1881-1918)

I. Le règne d'Abdul Aziz (1861-1876)

1. Reculs en Europe a. Avènement du sultan Abdul

Aziz

Abdul Aziz (1861-1876), successeur d'Abdul Mégid, continue l'œuvre des réformes. Il fut le premier souverain, dans l'histoire ottomane, qui quitta son pays pour se rendre à Paris, où s'étaient réunis tous les monarques de l'Europe, à l'occasion de l'Exposition Universelle de 1867. Prince fastueux, il aggrava, par ses dépenses inconsidérées, «la détresse financière, qui fut l'une des causes principales de la décadence définitive de l'Empire Ottoman». En 1862, un conflit éclate entre la Porte et le Monténégro, terminé par la paix de Scutari d'Albanie (1862), imposée par les Puissances. A part ce conflit, le règne d'Abdul Aziz n'a pas connu de guerres extérieures. Mais de nombreux incidents troublèrent la tranquillité de l'Empire, à l'intérieur ou dans les principautés encore vassales. b. Evacuation de Belgrade (1866) En 1866, à la suite d'un bombardement de Belgrade par la garnison ottomane, les troupes du sultan, à la demande des Puissances garantes des privilèges de la Serbie, évacuent la capitale serbe. Une nouvelle étape est franchie vers la libération complète de ce pays. c. La Roumanie pratiquement indépendante

(1866)

Dans le même temps, le prince Couza, chef de la Moldavie et de la Valachie, est forcé à abdiquer. Son successeur, Charles de Hohenzollern, élu par le pays, reçoit du sultan, mis devant le fait accompli, un firman impérial qui l'invenstit de la dignité héréditaire de Prince des PrincipautésUnies de Valachie et de Moldavie (1866). Le firman insiste sur les liens de vassalité qui devaient subsister entre le nouveau prince et le sultan. Mais la situation d'un Hohenzollern, en 1866, était différente de celle d'un prince indigène. «En dépit de la phraséologie ottomane, il n'y avait plus de principautés de Valachie et de Moldavie, mais une Roumanie unie et forte, prête à réclamer sa place parmi les puissances européennes.»1 1

Lamouche, op. cit., p. 297.

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d. Statut organique pour la Crète (1867) Au centre même de l'Empire, particulièrement à Constantinople etSmyrne, des millions de Grecs aspiraient à se réunir à leurs compatriotes et congénères de la Grèce libre, pour réaliser la «Grande Idée», la résurrection de l'ancien Empire gréco-byzantin, avec Constantinople pour capitale. Ces ambitions avaient reçu un important encouragement lorsqu'en 1865 la République grecque des Sept Iles Ioniennes fut dissoute et le pays incorporé à la Grèce. Solidaires, eux aussi, de la Grèce, les habitants de l'île de Crète, qui, demeurés ottomans, étaient presque entièrement grecs de race et de langue, se soulèvent en 1866. Ce conflit faillit allumer une guerre entre l'Empire ottoman et la Grèce. Les Puissances voulaient intervenir, mais leurs intérêts divergents les empêchaient de s'entendre. Le sultan réussit à sortir d'embarras, en accordant à la Crète un règlement organique qui assurait la participation des habitants chrétiens et musulmans à l'administration locale (1867). Ce statut sera encore modifié en 1889, à l'avantage de la Crète. Mais l'application de ces réformes laissera toujours à désirer, et la situation des Chrétiens ne s'en trouvera pas améliorée en pratique. «Nous ne citons ces faits, sans grande importance réelle, que pour montrer combien, quatre ans seulement après le traité de Paris, la fiction de la Turquie, Etat européen, libre de toute intervention étrangère, était déjà oubliée. La faute en était d'ailleurs au gouvernement ottoman qui, par son incapacité à réformer sérieusement son administration, fournissait des motifs de plainte à ses sujets chrétiens et d'intervention, aux Puissances. Le grand journal anglais Times, pourtant sympathique à la Turquie, s'exprimait ainsi en 1860: La dernière guerre n'a rien changé et rien de nouveau n'a été introduit dans l'Empire Ottoman. Celui-ci n'a rien fait pour pacifier les confessions religieuses en l u t t e , . . . et n'a pu diminuer en rien les souffrances des gouvernés. Le hatt î hamaioun est resté lettre morte . . . Le magistrat turc se conduit, à l'égard d'un chrétien, comme un planteur de la Caroline à l'égard d'un malheureux nègre.»2 e. Soulèvement des Bulgares L'augmentation des impôts, leur perception abusive, les malversations des fonctionnaires locaux, provoquent des soulèvements populaires en Bosnie et en Herzégovine, et même dans les provinces bulgares qui, hostiles à l'hégémonie spirituelle du clergé grec, s'étaient jusqu'alors accommodées de la domination ottomane. Les villageois bulgares sont expropriés, sans indemnité, au profit de Tatars et de Tcherkess qui, fuyant la domination russe, reçoivent gratuitement maisons et champs. 8

Lamouche, op. cit., p. 301.

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Sauvages et pillards, ces nouveaux immigrés devinrent bien vite un véritable fléau pour les localités dans lesquelles ils s'établirent. En réaction, les Bulgares commencent à recourir à la lutte armée et à s'attaquer aux autorités ottomanes. Des bandes armées bulgares, sorte de brigands patriotes, sont dirigées par des comités révolutionnaires, d'où leur nom de Komitadji (de Komita = comité) que leur donnèrent les Turcs. f . Mission de Midhat Pasha en Bulgarie Pour éteindre ce nouvel incendie allumé dans les régions bulgares, la Porte, renonçant, pour une fois, à sa vieille méthode terroriste, envoie dans ces régions une personnalité de premier plan, Midhat Pasha, qui jouera bientôt un grand rôle sur la scène ottomane et essaiera, sans succès, de rénover l'Empire. «Midhat Pacha, le plus habile administrateur que la Turquie ait possédé au XIXème siècle, avait été nommé vali du vilayet du Danube, qui comprenait toute la Bulgarie entre le fleuve et les Balkans et devait servir de gouvernement-modèle. Tout en s'occupant sérieusement de sa mission et en s'appliquant à des œuvres utiles, Midhat tenait à assurer un ordre rigoureux et poursuivit impitoyablement les tentatives d'insurrection.»3 g. Constitution d'une Eglise bulgare autonome

(1870)

Conseillé par la Russie, le gouvernement ottoman, résolu de donner satisfaction aux revendications essentielles des Bulgares, qui portaient principalement sur le terrain ecclésiastique, constitue, par un firman sultanien, une Eglise bulgare autonome, ayant à sa tête un exarque résidant à Constantinople (1870). Ainsi, les Bulgares cessent d'être compris dans la «nation grecque» et forment désormais une nation distincte: la «nation bulgare». «Le peuple bulgare, grâce à un effort persévérant de près de quarante ans, avait ainsi reconstitué sa nationalité sur le terrain religieux et intellectuel. Il était prêt à recevoir l'autonomie politique que la victoire russe devait bientôt lui apporter.»4 2. Réformes

intérieures

a. Réorganisation administrative de l'Empire (1864) Bien que le sultan exerçait toujours le pouvoir absolu et que la législation était censée résulter des règles contenues dans le Coran et les traditions islamiques, en pratique l'organisation gouvernementale et administrative 3 4

Lamouche, op. cit., p. 302, 303. Lamouche, op. cit., p. 303.

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se modelait de plus en plus sur les exemples occidentaux. Le Sadr Azam ou grand-vizir était le chef des autres membres du cabinet. Sur le même rang se trouvait le sheikh ul Islâm, interprète de la religion et chef de la justice islamique. La loi des vilayets, promulguée en 1864 et «basée sur l'expérience faite par Midhat Pasha, comme gouverneur général du vilayet du Danube», règle l'organisation administrative de l'Empire. Mais les provinces (sandjaks) n'avaient pas de budget spécial et l'exécution des travaux publics se faisait généralement grâce à des souscriptions de la population, qui n'étaient volontaires qu'en apparence. Les fonctions administratives étaient, malgré les rescrits sultaniens, presque exclusivement confiées à des musulmans. b. Elaboration de nouveaux codes et réorganisation des tribunaux ottomans Le Mégellé (Code civil ottoman) est inspiré des traditions islamiques. Ce recueil est basé essentiellement sur le rite hanéfite, admis dans l'Empire ottoman (IV, p. 118). Les autres codes sont élaborés sur le modèle des codes européens et principalement des codes français. «La réforme judiciaire . . . rompt d'une façon très nette avec les traditions islamiques, qui faisaient de la justice une partie intégrante de la religion musulmane. Pourtant, la sécularisation ne fut pas complète, car une partie notable du droit civil, celle qui concerne le statut personnel, le droit de famille, les successions, resta régie par les lois religieuses . . . La sécularisation du droit criminel et d'une partie du droit civil rendit nécessaire la création d'un nouvel ordre de tribunaux que l'on appela «méhakim i nizamié», tribunaux réglementaires ou de la Réforme (exerçant la juridiction criminelle, correctionnelle, civile et commerciale), par opposition aux méhakim i chérié, tribunaux de droit musulman, où la justice est rendue par les Kadis ou naibs (suppléants), appliquant la loi coranique.»5 c. Situation légale des communautés chrétiennes Malgré ces réformes administratives et judiciaires, destinées à unifier, dans une mesure importante, la situation légale des sujets ottomans sans distinction de religion, les Chrétiens, cependant, conservaient, à certains égards, un statut spécial. Les communautés non musulmanes (chrétiennes et israélites) constituaient toujours des unités administratives reconnues par l'Etat, avec leurs organes représentatifs et leurs chefs. Elles étaient régies par des 5

Lamouche, op. cit., p. 307.

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règlements édictés par le gouvernement ottoman et jouissaient d'un régime assez libéral. Elles pouvaient prélever, sur leurs membres, des taxes pour les besoins religieux et culturels, créer et entretenir des écoles et des établissements de bienfaisance. Seules la construction ou la réparation des églises nécessitaient une autorisation officielle. Dans le domaine judiciaire, les affaires de statut personnel, mariages, divorces, successions et testaments, continuaient à ressortir des tribunaux religieux chrétiens. Cette tolérance du gouvernement ottoman, qui s'oppose aux tendances unificatrices résultant des Réformes, procède du caractère théocratique que conservait la constitution politique de l'Empire, qui faisait que, pour les Musulmans, les mêmes questions étaient laissées à la compétence des tribunaux religieux ou charié. d. Fondation d'établissements scolaires Sur le terrain de l'instruction publique, l'effort officiel, sous Abdul Aziz, s'appliqua sur la fondation d'écoles primaires supérieures (rushdié) et de collèges (ihdadié). Un lycée (sultanié) est fondé à Constantinople, où l'enseignement est donné, en partie, en langue française. Quant à l'enseignement primaire, il est complètement négligé. Les nationalités chrétiennes (Grecs, Arméniens, Bulgares) avaient leurs écoles propres, auxquelles s'ajoutaient les écoles congréganistes, presque toutes françaises. e. Condition des étrangers De 1861 à 1868, de nouveaux traités furent conclus avec tous les Etats européens et les Etats-Unis d'Amérique. Ces traités confirment et maintiennent les privilèges conférés aux sujets étrangers par les Capitulations et les traités antérieurs. En outre, les étrangers obtiennent le droit d'acquérir des propriétés immobilières; mais, en ce qui concerne ces propriétés, ils doivent se conformer aux lois et règlements applicables aux sujets ottomans (1867 et 1868). Deux lignes de chemin de fer sont construites et exploitées par des compagnies étrangères; l'une (1860) relie le Danube à la mer Noire, l'autre (1866), l'Europe centrale à Constantinople. En 1872—1875, d'autres lignes s'ajouteront à ces dernières, en Europe et en Asie. f . Portée négative des réformes d'Abdul

Aziz

Les réformes réalisées sous le règne du sultan Abdul Aziz représentent, on le voit, une œuvre considérable. Destinées à rendre à la vie un Empire en décomposition, elles auraient très vraisemblablement produit les effets qu'on en attendait. Mais «le malheur, pour la Turquie, fut que, par suite d'un ensemble de circonstances auxquelles il a déjà été fait allusion, une

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grande partie de la législation nouvelle resta sur le papier. On a pu dire, plus tard, que la Turquie avait de bonnes lois et en grand nombre, auxquelles il manquait seulement d'être appliquées.»6 g. Détresse financière de l'Empire

(1871—1875)

Les quatre dernières années du règne d'Abdul Aziz (1871—1875) sont, pour l'Empire ottoman, une période de désordre politique et financier. Dès son avènement, Abdul Aziz, auquel son prédécesseur avait laissé une très grosse dette, se trouva acculé à la détresse financière, qui atteindra, en 1875, son point culminant. Des emprunts, placés en Angleterre et en France, eurent comme corollaire, sur la proposition des représentants de la finance étrangère, la création d'une Cour des Comptes et d'une Banque d'Etat. Mais ces institutions ne contribuèrent pas beaucoup à mettre de l'ordre dans les finances. L'Empire est réellement en état de faillite. h. Insurrections dans les Balkans

(1875—1876)

A la fin de 1875, l'Herzégovine se révolte et une vaste insurrection éclate en Bulgarie. Les répressions exercées par les autorités ottomanes, avec le concours de bandes irrégulières, donnent lieu à des massacres (1876) qui exterminent des régions entières. La Serbie et le Monténégro s'apprêtent à entrer en guerre, et l'Europe, émue, menace d'intervenir. On parle même d'expulser les Turcs de l'Europe.

3. Le canal de Suez et l'occupation de l'Egypte par les Anglais (1854-1882) a. Le percement du canal de Suez (1854—1869) Le prince Abbâs Hilmi (1849-1854), petit-fils et successeur de Mohammed Ali, est, à l'opposé de son grand-père, un prince fanatique, attaché aux traditions musulmanes et dédaigneux du progrès. Sous son règne, des capitalistes français conçurent le projet d'unir, par un canal, la Méditerranée à la mer Rouge. Mais l'opposition de l'Angleterre fit prévaloir un contre-projet reliant Alexandrie à Suez, qui, commencé en 1851, fut inauguré en 1857. Mohammed Saïd (1854—1863), successeur d'Abbâs, prince intelligent, cultivé et élevé à l'européenne, donne à son ami Ferdinand de Lesseps, ancien consul de France en Egypte, le droit de construire un canal sur l'isthme de Suez (1854). Cette concession est combattue par l'Angleterre, et Saïd, protecteur de Lesseps, meurt en 1863. • Lamouche, op. cit., p. 306.

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b. Importance mondiale et caractère international du projet du canal de Suez Le projet de percement du canal de Suez n'était pas une idée entièrement nouvelle. Dès les époques pharaoniques, on l'a vu, un canal, creusé entre le Nil et le golfe de Suez, reliait par voie d'eau le port d'Alexandrie à la mer Rouge. Mais le canal était complètement ensablé, depuis le moyen âge. A plusieurs reprises, notamment pendant l'expédition française d'Egypte, le creusement d'un nouveau canal fut envisagé. Mohammed Ali suivit avec intérêt le projet établi par un ingénieur français, en 1830—1833. Communiqué au consulat de France en Egypte, où de Lesseps faisait fonction de vice-consul, ce projet passionna ce dernier, qui en obtint la concession vingt ans plus tard (1854). Combattu, dès le début, par la diplomatie anglaise, de Lesseps le sera encore après sa concession, à cause des difficultés internationales que le projet faisait naître. Ces difficultés n'étaient pas seulement le résultat de la rivalité franco-anglaise. En effet, à l'époque où nous sommes de notre récit, le percement du canal de Suez n'est pas seulement, comme aux époques pharaoniques, une affaire locale ou égyptienne. «Le monde entier peut en être affecté. Ouvrir la Méditerranée sur la mer Rouge et l'océan Indien, c'est bouleverser les conditions économiques et stratégiques dans lesquelles vivent les pays européens et africains. Cela intéresse au premier chef les puissances méditerranéennes: la France,... la Turquie,... l'Angleterre qui détient Malte et Gibraltar et se préoccupe au plus haut point de contrôler la route des Indes.»7 C'est seulement en 1866, soit douze ans après l'obtention de la concession, que, grâce à l'appui de Napoléon III, le sultan, suzerain de l'Egypte, confirma la concession. A cette date, les travaux étaient déjà fort avancés. c. Le khédive Ismaïl pratiquement indépendant (1863—1879) Ismaïl, successeur de Saïd, éduqué, lui aussi, à l'européenne, était doué de qualités éminentes. Mais sa grande prodigalité provoquera une crise financière, qui est à l'origine de l'ingérence étrangère en Egypte. En 1866, Ismaïl, profitant de l'insurrection crétoise, obtient du sultan, moyennant le doublement du tribut (720.000 livres turques), l'abolition du régime turc du majorai et l'établissement, pour sa dynastie, du régime de la succession directe, «de mâle en mâle par ordre de primogéniture», comme en Europe. L'année suivante, il reçut le droit de diriger en toute indépendance les affaires de son gouvernement, à l'exception des traités internationaux de caractère politique. 7

Pouthas, op. cit., p. 106.

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En même temps (1867), Ismaïl reçoit officiellement le titre de khédive (maître, seigneur), vieux titre persan «qui, dans la hiérarchie ottomane, vient immédiatement après celui de sultan et se place avant celui de vizir» (Ravaisse). Ainsi, l'idée de sujétion s'éclipse devant le nouveau titre, et les liens qui subsistent, entre l'Egypte et l'Empire ottoman, deviennent de plus en plus faibles. d. Ouverture officielle du canal de Suez (1869) En 1869, l'ouverture officielle du canal de Suez est inaugurée au milieu de cérémonies et de fêtes extraordinairement fastueuses et solennelles, auxquelles assistent tous les souverains européens. «L'Egypte détient désormais une voie de passage d'importance mondiale sur le chemin qui relie l'Orient à l'Occident» (Pouthas). L'achèvement du canal de Suez, qui marque une date dans l'histoire du Proche-Orient et du monde, est un événement capital pour l'avenir de l'Egypte. L'importance stratégique nouvelle qu'il confère à ce pays en fera, en revanche, l'enjeu des ambitions internationales et lui fera perdre son indépendance. e. Progrès culturels et économiques Sous Ismaïl, l'Egypte s'ouvre aux étrangers, qui y sont attirés en grand nombre. Champollion inaugure les recherches d'égyptologie; Mariette fonde le Musée des antiquités égyptiennes. Dans l'enseignement, les étrangers, surtout les Français, jouent un grand rôle. Une remarquable élite égyptienne se forme, instruite dans les Universités européennes. De nombreuses écoles sont créées, ainsi qu'une faculté de médecine. En matière économique, outre l'ouverture du canal de Suez, le progrès de l'Egypte est remarquable entre 1850 et 1880. «Il se manifeste surtout en quatre domaines: construction de voies ferrées, développement de l'irrigation, extension de la culture cotonnière, débuts de l'équipement industriel.»8 C'est surtout la culture cotonnière qui contribua le plus à enrichir l'Egypte dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le développement de cette culture bénéficia naturellement de l'extension des surfaces irriguées et de la suppression du monopole d'Etat de propriété foncière, décrété, on l'a vu, par Mohammed Ali. Saïd, qui supprima ce monopole, fit distribuer aux fellahs les terres qu'ils cultivaient, créant ainsi la propriété individuelle. Mais l'essor de la culture cotonnière fut surtout stimulé par la grande hausse des prix du coton, à la suite de la guerre civile américaine (1860— 8

Pouthas, op. cit., p. 100.

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1865), qui privait du coton cultivé en Amérique les grands centres industriels de l'Europe. L'extension de la culture du coton «eut, pour le développement économique de l'Egypte, des conséquences presque plus radicales que la construction du c a n a l . . . La culture cotonnière la poussa désormais de plus en plus dans l'économie mondiale avec ses crises, où elle perdit bientôt son indépendance.»9 D'autres concessions, accordées par la Porte, étendent les limites de la souveraineté khédiviale. Outre le droit de négocier avec l'étranger des traités non politiques (1869), Ismaïl est autorisé à contracter des emprunts extérieurs, sans le consentement de la Porte (1872). Toute limitation à l'effectif des troupes égyptiennes est supprimée (1873). /. Réforme judiciaire {1875) Dans l'administration de la justice, Ismaïl reçoit une indépendance complète. En 1875, la juridiction consulaire, imposée par les Capitulations en faveur des étrangers, est supprimée en matière civile et sa compétence transférée à des tribunaux mixtes, composés d'Egyptiens et d'étrangers. La nomination de ces derniers était subordonnée à l'agrément du khédive. Un nouveau code égyptien est promulgué, inspiré du Code Napoléon. Excellente pour le temps, la réforme judiciaire d'Ismaïl «constitua une étape importante dans la voie du progrès et de l'évolution de l'Egypte vers un statut politique moderne.»10 g. Difficultés financières La folle prodigalité d'Ismaïl, qui ruine l'Egypte, provoque une crise financière qui aboutit à l'ingérence étrangère dans les affaires intérieures du pays. De 1864 à 1878, une longue suite d'emprunts sont contractés à Paris et à Londres. En 1876, la dette extérieure du khédive se montait à 100 millions de livres sterling environ. Pressé par ses créanciers, qui confient à leurs gouvernements respectifs le soin de les défendre, Ismaïl vend à l'Angleterre, pour quatre m i l l i o n s de livres, ses actions de Suez, s'excluant par cette cession de la gestion du Canal (1858). Le prix de cette vente, relativement modique, fut loin de résoudre les difficultés financières du souverain. «Le plus grave de tout, c'est que cette crise se produisait au moment où commençait à se développer le grand mouvement d'expansion coloniale des puissances européennes. Celles-ci vont avoir un excellent prétexte pour établir leur mainmise sur l'Egypte.»11 Brockelmann, op. cit., p. 311. Pouthas, op. cit., p. 103. 11 Pouthas, op. cit., p. 115.

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h. Condominium anglo-français

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(1876)

Sur la pression de la France et de l'Angleterre, un décret du khédive, en date de 1876, institue une Caisse de la Dette publique, gérée par des commissaires européens appartenant à diverses nationalités. En outre, deux contrôleurs généraux, l'un français, l'autre anglais, contrôlent les finances égyptiennes (1876). Ce nouveau régime prend le nom de «Condominium franco-anglais». Enfin, en 1878, les deux postes de contrôleur sont supprimés et un nouveau régime établi: Ismaïl constitue un ministère dont deux membres sont européens, un Anglais aux Finances et un Français aux Travaux Publics. «L'ingérence étrangère cessait d'être purement financière et devenait politique» (Pouthas). /. Déposition d'Ismaïl

(1879)

Exclu de la gestion du canal de Suez et de celle des finances de l'Egypte, forcé, d'autre part, à abandonner au profit de la Dette ses immenses propriétés personnelles et une bonne part de ses revenus, Ismaïl essaie de réagir. Profitant d'une manifestation d'officiers patriotes et d'un mouvement d'agitation nationale et xénophobe, il renvoie son ministère et le remplace par un cabinet purement égyptien (1879). En réaction, les puissances étrangères, estimant dangereux pour leurs intérêts financiers le maintien d'Ismaïl au pouvoir, interviennent auprès du sultan. Trop heureux de l'occasion qui lui est offerte, celui-ci destitue Ismaïl, qui abdique cinq jours après (1879). j. Rétablissement

du contrôle franco-anglais

(1879)

Toufik (1879—1892), fils et successeur d'Ismaïl, rétablit les contrôleurs franco-anglais des finances (1879) et accepte une convention internationale, qui organise la liquidation de la dette égyptienne. Les douanes, tabacs, chemins de fer, sont donnés en gage aux créanciers (1880). k.

Violente réaction nationale. Le ministère d'Arabi Pacha

(1882)

Ces événements provoquent en Egypte un violent mouvement national, dirigé par un militaire égyptien, le colonel Arabi pasha. En 1881, une rébellion des troupes annihile l'autorité du gouvernement, auquel personne n'obéit plus. En 1882, Arabi accède au gouvernement et devient ministre de la guerre; il est décidé à renverser le khédive Toufik. «En même temps Arabi, s'efforçant de prendre appui sur les milieux populaires, laissait se développer une agitation dangereuse. Les questions politiques étaient bien en dessus de la compréhension du peuple, mais le fanatisme des masses était toujours facile à exciter. Le 11 juin 1882, à

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Alexandrie, des éléments turbulents de la population, emportés par la passion religieuse, massacrèrent une cinquantaine de chrétiens. Cet incident allait servir de prétexte à l'intervention anglaise.»12 I. Les troupes britanniques occupent l'Egypte

(1882)

Au massacre d'Alexandrie, le gouvernement anglais répond par l'envoi de sa flotte qui bombarde la ville (1882), opération à laquelle la flotte française ne voulut pas participer. Jugeant que, pour protéger efficacement les nationaux anglais et les intérêts étrangers en Egypte, les troupes d'Arabi devraient être écrasées, l'Angleterre propose à la France une action militaire commune. Devant le refus de cette dernière, l'Angleterre intervient seule et débarque des troupes à Suez. Le 13 septembre 1882, Arabi, battu à Tell el Kébir, se rend et les Anglais entrent au Caire. L'armée égyptienne est dissoute et l'indépendance égyptienne a vécu. «La journée du 13 septembre 1882 est une date importante de l'histoire égyptienne. Elle marque le début d'une longue occupation britannique. Il faudra attendre jusqu'au mois de mars 1947 pour que les troupes anglaises évacuent complètement Le Caire, occupé soixante-cinq ans»,13 et jusqu'en 1953, pour qu'elles évacuent la région du canal de Suez. Ainsi, à partir de 1882, l'Egypte relèvera désormais de deux suzerainetés: l'une, juridique, celle du sultan, et l'autre, effective, celle de l'Angleterre. A côté du khédive, placé sous cette double tutelle, les agents diplomatiques anglais seront les véritables souverains de la Vallée du Nil. Leur préoccupation essentielle, surtout au début, sera l'établissement de l'ordre et de la sécuriré et le développement matériel du pays. «L'histoire de l'Egypte pendant cette période appartient donc à celle de l'empire britannique, dont l'Egypte, pareille à un glacis, assure la domination sur l'Inde.»14

12 13 14

Pouthas, op. cit., p. 118. Pouthas, op. cit., p. 122. Brockelmann, op. cit., p. 318.

II. Le règne d'Abdul Hamid II (1876-1909). Agonie de l'Empire et tutelle financière de l'Europe

1. Révolutions de palais et guerres extérieures. Traités de San Stéfano et de Berlin (1878) a. Avènement d'Abdul Hamid II Nous avons vu qu'en 1875 l'Empire ottoman, qui traversait depuis quatre ans une période de désordre politique et économique, est en état de véritable faillite financière. Pour le sauver de cette crise grave qui menaçait de l'emporter, une conjuration, dont l'âme était Midhat Pasha, depuis peu ministre sans portefeuille, réussit à détrôner Abdul Aziz et à proclamer, comme sultan, son neveu Mur ad V (1876). Trois jours après, le souverain renversé était trouvé mort, les veines des bras ouvertes; la version vraisemblable du suicide fut aussitôt acceptée. Deux mois plus tard, Murad est écarté pour incapacité mentale. Son frère Abdul Hamid II prend sa place et Midhat Pasha, devenu grand-vizir, prend la direction du gouvernement (1876). b. Guerre avec la Serbie et le Monténégro

(1876)

Mais ces révolutions de palais n'améliorent pas la situation de l'Empire. La guerre avec la Serbie et le Monténégro, qui venait d'éclater, se termine, quatre mois après, par la défaite des Serbes. Malgré cette victoire, un armistice de deux mois est imposé par la Russie (1876). c. Réformes de Midhat Pasha (1876) Pour rétablir et assurer la paix, les ambassadeurs des Puissances, réunis à Stanbûl, proposent de nouveau des réformes. Pour prévenir cette nouvelle intervention étrangère dans la souveraineté du sultan, Midhat Pasha, prenant les devants, promulgue une série de réformes intérieures (1876), avec un acte constitutionnel (Kanûn Esasï) inspiré de la constitution belge. d. La Constitution de 1876 La nouvelle constitution ottomane représente une véritable révolution politique.

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«Tous les sujets de l'Empire sont dénommés Ottomans et personnellement libres. L'Islam est la religion officielle, mais l'Etat protège aussi toutes les autres communautés cultuelles reconnues par lui. La presse est libre dans les limites fixées par la loi. Tous les Ottomans parlant turc peuvent occuper, dans les services de l'Etat, tous les emplois publics en rapport avec leurs capacités. Il est créé une représentation populaire comprenant une Chambre des députés et un Sénat, dont les membres ne peuvent être poursuivis pour leurs opinions et leurs votes . . . Le président et les membres du Sénat sont nommés à vie par le sultan. Les députés sont élus . . . pour quatre ans, mais rééligibles et ils représentent chacun la totalité des Ottomans, non un groupe de particuliers . . . Les juges sont inamovibles, les débats de justice sont publics . . . Une Cour suprême de justice . . . juge . . . les accusés pour trahison et haute trahison. L'administration des provinces est décentralisée. L'instruction élémentaire est obligatoire pour tous les Ottomans.»15 Comme toutes les réformes antérieures, la constitution de 1876 sera lettre morte. e. Paix avec la Serbie (1877) Pour échapper aux réclamations des grandes Puissances, qui demandaient la constitution d'une commission internationale de contrôle pour assurer la paix dans les Balkans, Midhat Pasha déclare ne pouvoir y consentir sans l'assentiment du Parlement créé par la nouvelle constitution. Ayant réussi à séparer les Puissances, il amène la Serbie à conclure la paix et refuse au Monténégro un élargissement de son territoire (1877). f . Les Russes aux portes de Constantinople. Le traité de San Stéfano (1878) Sous le prétexte que les troubles d'Orient entravent son développement pacifique, la Russie décide d'agir seule. Prévenues, les autres Puissances se déclarent neutres. En dix mois de campagne, l'armée russe, malgré une vigoureuse et habile résistance ottomane à Plevna (1877), s'avance jusqu'à Andrinople (1878). Mais sa marche sur Constantinople est arrêtée par l'Angleterre qui menace d'intervenir dans le conflit, et des préliminaires de paix sont signés à San Stéfano, dans la banlieue de Constantinople (1878). g. Le Congrès de Berlin (1878) Trop onéreuses pour l'Empire ottoman, les clauses du traité de San Stéfano sont, grâce à l'intervention de l'Angleterre, allégées par les Puissances 15

Brockelmann, op. cit., p. 315, 316.

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signataires du traité de Paris, qui se réunissent en Congrès à Berlin (1878). Les nouvelles dispositions du traité de Berlin confirment l'indépendance du Monténégro, de la Serbie et de la Roumanie. Au nord des Balkans, une principauté de Bulgarie est créée sous la suzeraineté du sultan, et, au sud, une province autonome, appelée Roumélie orientale, est constituée, qui sera unie à la Bulgarie en 1885. La Dobroudja septentrionale est cédée à la Russie. La Bosnie et l'Herzégovine seront, sous la suzeraineté du sultan, occupées et administrées par l'Autriche-Hongrie. Comme prix de ses services, l'Angleterre, qui promit au sultan de garantir ses possessions en Asie, se fait céder par ce dernier le droit d'occuper Chypre (1878). En somme, malgré les atténuations apportées aux clauses du traité de San Stéfano, le traité de Berlin «frappa de mort le dogme de l'intégrité ottomane et justifia bien le nom «d'homme malade» qu'on donna à la Turquie».16 h. Abdul Hamid II et sa politique générale Le règne d'Abdul Hamid II, surnommé le Sultan Rouge, c'est-à-dire «sanguinaire», fut marqué par un réveil du fanatisme religieux et par une recrudescence des massacres. «Intelligent et rusé, très travailleur, il eût pu, avec l'aide d'un ministre capable, comme Midhat Pacha, sortir de toutes les difficultés et rétablir, avec le temps, la situation de l'Empire. Malheureusement, il était dominé par un égoïsme féroce qui engendrait une méfiance de tous les instants... Son règne, inauguré par la proclamation d'une Constitution, se transformera en une odieuse tyrannie policière.»17 Déçu par le soutien de l'Angleterre, considéré insuffisant lors du conflit avec la Russie, Abdul Hamid, dès la signature du traité de San Stéfano, s'était hâté de congédier son grand-vizir Midhat Pasha, favorable à la politique et aux idées occidentales, et supprima la Constitution forgée par celui-ci (1878). Repoussant toute réforme d'esprit occidental, il songea à réorganiser son armée par des instructeurs allemands, et ressuscita, pour assurer sa puissance, les pires méthodes du despotisme oriental. Mettant l'accent sur sa dignité de calife, entouré de théologiens et d'ulémas, et «considérant l'Islam comme un substitut à l'absence de la conscience nationale, (il rêve) d'une réaction panislamique contre la suprématie de l'Europe.»18 Sous l'influence d'un entourage bigot et intéressé, qui entretenait chez lui la crainte perpétuelle des conjurations, Abdul Hamid vivait d'une vie recluse. Persécutés et obligés de quitter le pays, les représentants des idées réformistes, appelés Jeunes Turcs, vont former, à Paris et à Genève, de nouveaux centres d'action. Mais les méthodes policières seront impuissan11

Roux, op. cit., p. 105. " Lamouche, op. cit., p. 312. 18 Brockelmann, op. cit., p. 317.

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tes à arrêter la décadence et l'émiettement de l'Empire, devenu trop faible et trop vieux. Le sultan et son entourage décadent se mettaient trop tard à la tâche trop vaste de turquiser ou d'islamiser l'Empire. Cette politique anachronique ne servira qu'à exaspérer les victimes de la nouvelle expérience, comme en témoignent les massacres des Arméniens (1894—1896), qui firent 250.000 victimes. Sur le terrain extérieur, la politique d'Abdul Hamid ne fut pas plus heureuse. Dès 1881—1882, l'Afrique lui échappe: en Afrique du Nord, le Bey de Tunis accepte le protectorat de la France (1881), et l'Egypte est occupée par les Anglais (1882). La tactique machiavélique qui cherchera à dresser, les unes contre les autres, les convoitises des Puissances, n'empêchera pas l'Empire de tomber sous la tutelle de la finance internationale. 2. Tutelle financière de l'Europe Depuis le traité de Berlin (1878), qui avait considérablement diminué la puissance de l'Empire ottoman en Europe, la situation financière du sultan, qui, en 1875, avait dû se résoudre à une faillite partielle, s'était encore aggravée, au point de tuer presque complètement le crédit extérieur de l'Etat. a. Banque Impériale Ottomane, Dette Publique et Régie des Tabacs La Banque Impériale Ottomane, société anonyme étrangère et banque d'Etat, fondée en 1863, avait, en 1879, pris à bail pour dix ans l'exploitation des monopoles du tabac et du sel, pour payer sur les recettes les porteurs de la dette extérieure. En 1881, le décret de Mouharram (1299 de l'Hégire), véritable concordat entre l'Empire et ses créanciers, crée l'Administration de la Dette Publique Ottomane (D.P.O.), organisme autonome, dont le directeur général et les administrateurs étaient des délégués des créanciers étrangers, Français et Anglais pour la plupart. Un commissaire ottoman y représente l'Etat. Les principaux revenus concédés à cette Administration autonome sont les monopoles du sel et du tabac, la dîme des soies, les taxes sur les spiritueux, etc. En ce qui concerne plus particulièrement la gestion du monopole des tabacs, elle fut affermée à une société particulière, la «Régie co-intéressée des Tabacs de l'Empire Ottoman», dont le personnel supérieur était aussi en majeure partie européen. Les revenus ainsi concédés à l'Administration de la Dette Publique et à la Régie des Tabacs servent à garantir le service des intérêts et l'amortissement du capital de la dette extérieure, qui avaient été réduits, avec

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l'accord des créanciers, par le décret de Mouharram. La Banque Impériale Ottomane, l'Administration de la Dette Publique et la Régie des Tabacs avaient rétabli le crédit ottoman et régi, en grande partie, la vie financière de l'Empire jusqu'à sa dissolution. «Toute la vie économique de l'Empire ottoman, dans les dernières années du XIXe siècle et au commencement du XXe, était suspendue à ces trois institutions, bien administrées par un personnel d'élite, principalement européen, surtout dans les emplois supérieurs. Mais, en même temps, ces puissants organismes constituaient une mainmise de l'Europe, une tutelle, une sorte de conseil judiciaire imposé à l'Empire.19 Malheureusement, en dehors du rayon d'action de ces trois institutions internationales, la situation financière de l'Empire et les mœurs économiques ne furent guère changées. Le sultan continuait à concentrer au palais ce qui restait des ressources de l'Empire, en les affectant à des dépenses inutiles. Aussi, les caisses publiques étaient-elles toujours vides et les fonctionnaires pauvrement et irrégulièrement payés. b. Développement des voies ferrées

(1880—1894)

A l'assainissement de la situation financière s'est ajouté à partir de 1880, grâce au concours des forces financières et techniques de l'Europe, le développement des voies ferrées dans l'Empire. Construites et exploitées par des sociétés françaises, la ligne de Belgrade à Constantinople est achevée en 1888, et celle de Salonique à Monastir, en 1894. En Asie Mineure, les voies ferrées, partant de Haidar-Pasha, en face de Stanbûl, forment trois réseaux exploités par des compagnies française, anglaise et allemande. La ligue qui va de Haidar-Pasha à Konya et à Ankara, achevée en 1892, est exploitée par une société allemande. La concession accordée en 1902 à une société allemande, pour prolonger cette dernière ligne jusqu'à Bagdâd et au port de Mersine sur la Méditerranée orientale, donne lieu à de graves questions politiques. Ce projet qui unira, à travers l'Anatolie et l'Irâk, Constantinople et le golfe Persique, «menaçait en même temps la position de l'Angleterre en Orient et les espérances de la Russie sur la Perse» (Brockelmann). En Syrie, les lignes exploitées depuis 1894 par une société française comprennent celles de Beyrouth-Rayak-Damas, Rayak-Homs-Biréjik, Tripoli-Homs. En Palestine, une ligne relie Jérusalem à Haifa. Enfin, le chemin de fer du Hidjâz, destiné à faciliter le transport des pèlerins se rendant aux lieux saints de l'Islam et à relier ces régions au centre de l'Empire, est construit par les propres moyens du sultan, grâce 19

Lamouche, op. cit., p. 327.

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aux souscriptions recueillies dans les différents pays musulmans, et principalement aux Indes. Achevée en huit ans (1900—1908), cette ligne, qui part de Damas, s'arrête à Médine. «Tandis que la ligne d'Anatolie (Stanbûl-Ankara-Bagdâd) servait à des fins stratégiques et économiques, celle du Hijjaz, qui fut l'œuvre la plus personnelle du sultan, fut destinée à rehausser son prestige de Khalife dans tout le monde musulman.»20 En réalité, la ligne du Hidjâz, dans la pensée du soupçonneux Abdul Hamid qui craignait une émancipation éventuelle des lieux saints de l'Islam, servait aussi à des fins stratégiques. 3. Espionnage et massacres dans l'Empire Pendant que la tutelle de la finance et de la technique européennes étendaient ses tentacules sur les ressources économiques de l'Empire ottoman, le rusé Abdul Hamid, caché, dans son palais de Yildiz, aux regards du public, étendait de son côté un vaste système d'espionnage pour se protéger contre les complots, en même temps que pour réprimer toute manifestation libertaire chez ses sujets. Il emploiera les ressources de son intelligence astucieuse à dresser, les uns contre les autres, les divers groupements ethniques ou religieux. Attisés par les agents du Sultan Rouge, ces antagonismes raciaux ou religieux se solderont invariablement par des massacres. a. Antagonisme des Arméniens et des Kurdes En Asie Mineure, Abdul Hamid, bien que fils lui-même d'une Arménienne, craint surtout les Arméniens. Etablis dans l'Anatolie orientale, ces derniers, encouragés par l'exemple des peuples balkaniques, aspiraient depuis longtemps à une vie nationale indépendante. «Ce peuple oriental très malheureux, établi sur le massif montagneux entre l'Anatolie, l'Adharbayjan et la mer Caspienne, avait conservé les plus purs traits de race de la primitive population d'Anatolie (les Hittites), mais il avait adopté la langue d'une couche d'émigrés indo-européens, qu'il adapta à la langue de ses ancêtres»21 (I, p. 398-399 et II, p. 201). Pour briser le réveil national des Arméniens, Abdul Hamid leur oppose les Kurdes, leurs voisins du sud, auxquels il laissait les mains libres, tout en réprimant chez eux la moindre aspiration nationale. A Stanbûl, une milice organisée et armée, composée principalement de Kurdes, forme, sous le nom de régiments Hamidié, la garde de corps du sultan. Artisans laborieux et hommes d'affaires actifs, les Arméniens étaient 20 21

Brockelmann, op. cit., p. 319. Brockelmann, op. cit., p. 319, 320.

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économiquement supérieurs à leurs voisins et adversaires kurdes. En outre, ceux qui vivaient à Constantinople et dans les principaux centres commerciaux de l'Empire, avaient une grande situation matérielle et usaient de leur influence en faveur de leurs compatriotes anatoliens. «Si les dirigeants turcs avaient mieux compris leurs intérêts, les Arméniens, qui avaient souvent rendu d'appréciables services, soit comme fonctionnaires, soit comme banquiers, auraient pu être de loyaux et utiles sujets ottomans. Mais leur prospérité dans les grandes villes, et surtout à Constantinople, inquiétait les sultans.»22 b. Massacres arméniens (1894, 1896 et 1905) La méfiance du sultan fut éveillée par la constitution, en Arménie, de comités révolutionnaires secrets, signalés par les espions du palais. La riposte d'Abdul Hamid fut terrible. Dans toutes les agglomérations arméniennes d'Asie Mineure, d'effroyables massacres sont organisés et exécutés par les autorités locales, avec le concours de l'armée (1894). Deux ans après, de nouveaux massacres ont lieu dans la capitale (1896), exécutés par des bandes de Kurdes sous les yeux impassibles de la police et de l'armée. En 1905 et 1906, les Kurdes, en union avec les Turcs, procèdent à des massacres inhumains, contre les Arméniens, dans presque toutes les grandes villes du pays et même à Stanbûl. Ces abominations, qui soulevèrent l'indignation de l'Europe «ne nuisaient pas au seul prestige de l'empire ottoman dans le monde civilisé, mais elles ébranlaient aussi la structure de l'Etat» «Comme en 1894, les divergences de la politique orientale des grandes puissances les empêchèrent d'exercer une action efficace sur le gouvernement turc. Des notes furent échangées, des projets élaborés par les ambassades de France, de Russie et d'Angleterre. Le rusé tyran y répondit, selon la tradition, par des promesses et la promulgation d'un iradé de réformes qui eut le même sort que les précédents.»24

4. Recul ottoman en Crète et en Macédoine a. Autonomie de la Crète (1897) Dans l'île de Crète, les luttes entre les deux éléments antagonistes du pays, les Grecs chrétiens et les Turcs musulmans, les massacres et les dévasta22 23 24

Lamouche, op. cit., p. 319. Brockelmann, op. cit., p. 320. Lamouche, op. cit., p. 320, 321.

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tions réciproques, se poursuivent sans arrêt. A partir de 1890, la situation s'aggrave; en 1896, une insurrection organisée et dirigée par le prince Georges de Grèce, fils du roi des Hellènes, éclate dans l'île. L'intervention armée de la Grèce en faveur des révoltés transforme l'insurrection en une guerre gréco-ottomane (1897). Mais l'intervention des Puissances, qui imposent un armistice aux belligérants, sauve la Grèce d'une débâcle totale. Bien plus, le sultan est contraint de retirer ses fonctionnaires et ses troupes de l'île de Crète, qui reçoit, comme gouverneur général, le prince Georges de Grèce. Bien que l'île de Crète demeura vassale de la Porte, «la qualité du nouveau gouverneur général constituait une annexion morale» (Lamouche). b. Troubles et révoltes en Macédoine (1893—1903) En Macédoine, «où les Turcs, les Grecs, les Albanais, les Walaches, les Bulgares et les Serbes formaient une population confuse» (Brockelmann), la situation est encore plus difficile pour l'Empire. Un comité révolutionnaire, constitué en 1893 et disposant d'éléments armés, lutte pour l'autonomie macédonienne. D'autre part, la Serbie, au nord, et la Grèce, au sud, envoient des bandes en Macédoine, qui rivalisent et combattent pour amener les habitants de cette région, riche par ses tabacs, à se rallier à leur nationalité respective. De là un imbroglio inextricable, où Turcs, Macédoniens, Serbes, Grecs, Roumains, Bulgares, etc., s'allient ou se combattent, créant un épouvantable désordre. Le développement des troubles atteint son maximum d'intensité dans les premières années du XXe siècle. En 1903, le comité révolutionnaire de la Macédoine autonome, pour forcer l'intervention des Puissances, fait sauter l'immeuble de la Banque Ottomane à Salonique. Trois mois après, une violente insurrection éclate dans la région de Monastir, au centre de la Macédoine, tandis qu'une autre révolte se déclenche dans la Thrace orientale, près de la frontière bulgare (1903). c. Contrôle international du territoire de Macédonie (1903) Ces révoltes et les répressions auxquelles elles donnèrent lieu de la part du sultan se terminent par les accords internationaux de Murzsteg (1903). Aux termes de ces accords, des agents civils étrangers (russe et austrohongrois) assistent le gouverneur général ottoman, tandis que des officiers européens sont chargés de réorganiser la gendarmerie et de contrôler son fonctionnement sur tout le territoire macédonien. Bien plus, une Commission internationale contrôle les finances des trois vilayets du pays.

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5. Chute d'Abdul Hamid II et avènement du Comité des «Jeunes-Turcs» a. Naissance du «Comité Union et Progrès» La nouvelle humiliation infligée au sultan par les accords de Murzsteg révolte les officiers turcs des troupes de Macédoine, qui avaient formé à Salonique, sous le nom de «Comité Union et Progrès», une organisation secrète. A cette organisation révolutionnaire avaient adhéré beaucoup de jeunes officiers instruits, qu'on appelait les «Jeunes-Turcs», ainsi que la plupart des fonctionnaires locaux. Ardents patriotes, les Jeunes Turcs décident de renverser Abdul Hamid, qu'ils considéraient comme responsable des malheurs de l'Empire. b. Conjuration des «Jeunes-Turcs». Rétablissement de la Constitution de 1876 (1908) En 1908, le rapprochement entre l'Angleterre et la Russie donne lieu de penser que de nouveaux projets de partage de l'Empire ottoman sont en préparation. Ces craintes poussent les Jeunes Turcs à agir au plus vite. Deux officiers, Enver et Nyazi, se mettent à la tête d'une conjuration et proclament à Salonique le rétablissement de la Constitution de 1876, qui est reconnue par le sultan (1908). Un nouveau ministère est constitué et le Parlement entre solennellement en fonction (1908). «Cette révolution s'accomplit tranquillement, sans rencontrer de résistance. Elle eut pour résultat immédiat la pacification de la Macédoine. Les chefs de bande, bulgares et grecs, descendirent à Salonique et fraternisèrent entre eux et avec les officiers turcs. Les Comités révolutionnaires bulgares devinrent dès clubs constitutionnels.»25 c. Coup d'Etat d'Abdul Hamid (1909) L'effondrement du régime autocratique d'Abdul Hamid fut accueilli avec enthousiasme dans tout l'Empire. Mais quatre mois après, le sultan, qui ne s'était soumis qu'en apparence, profite d'un moment favorable pour réagir. Utilisant le mécontentement des fonctionnaires et des officiers congédiés et celui des ulémas, hostiles aux nouvelles institutions considérées comme contraires à la loi sacrée (Chariat), Abdul Hamid fait marcher, contre le palais du Parlement, une partie des troupes de la garnison de Constantinople. Le ministère et le président de la Chambre démissionnent, la Constitution est supprimée et un nouveau gouvernement est nommé par le sultan (1909). 25

Lamouche, op. cit., p. 335.

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d. Destitution d'Abdul Hamid (1909) Ripostant avec promptitude, l'armée de Salonique, commandée par Mahmoud Chewkat Pasha, marche sur Constantinople dont elle prend possession après un bref combat. Immédiatement réuni, le Parlement, s'appuyant sur une jetwa du Sheikh ul Islâm, prononce la destitution du sultan (1909). Abdul Hamid est transféré à Salonique où il est interné, et son frère, Mehmed V Rechad, le remplace sur le trône (1909). «Nous sommes arrivés à la période critique et décisive de l'existence de l'Empire Ottoman. Un mouvement patriotique, émanant de la partie la plus éclairée de la nation turque, semblera un moment l'appeler à une vie nouvelle. Malheureusement, une erreur de tactique des dirigeants, dominés par un chauvinisme étroit, renversera la situation et conduira l'Empire à la ruine définitive.»26

29

Lamouche, op. cit., p. 331.

III. Dissolution et effondrement de l'Empire ottoman (1909-1918) 1. Le gouvernement des Jeunes-Turcs (1909—1914) a. Avènement du nouveau régime Libérale dans son principe, le révolution jeune turque fut accueillie, au début, avec joie et enthousiasme par toutes les populations de l'Empire, à quelques groupements ethniques, linguistiques ou religieux qu'elles appartiennent. Elles espéraient, grâce à l'instauration de ce nouveau régime, l'avènement d'un idéal nouveau, celui d'un Empire où tous les habitants, sans distinction, seraient des citoyens libres, égaux et frères, comme le promettait la devise des révolutionnaires: Liberté, Egalité, Fraternité. Nous avons vu, en effet, que, dès la proclamation de la Constitution à Salonique par le Comité Union et Progrès, la Macédoine révoltée s'était immédiatement pacifiée. Les chefs révoltés, bulgares et grecs, avaient fraternisé avec les officiers turcs, et les comités révolutionnaires bulgares s'étaient transformés en clubs constitutionnels. b. Politique intérieure du nouveau régime: le nationalisme turc Patriotes ardents et sincères, les Jeunes-Turcs auraient pu redresser l'Empire ottoman moribond, ou tout au moins en prolonger l'existence. Malheureusement, la nouvelle politique qu'ils ont inaugurée, et à laquelle ils resteront attachés, précipitera la dissolution et la chute de l'Empire. La politique intérieure du despote Abdul Hamid, pour néfaste qu'elle fût, l'était encore moins que celle des Jeunes-Turcs. En effet, le Sultan Rouge, qui avait pratiqué une politique islamique, n'avait révolté que les nationalités chrétiennes de l'Empire. Les Jeunes-Turcs, qui prétendaient s'inspirer des idées européennes, particulièrement des théories de la Révolution française de 1789, se réclameront du nationalisme turc. c. Désillusions et mécontentement général En faisant de la langue turque l'unique lien de la nouvelle nation ottomane, les Jeunes-Turcs provoquent, non seulement l'hostilité des nationalités chrétiennes, de races et de langues non turques, mais encore celle des Musulmans arabes, dont les tendances séparatistes étaient jusqu'alors assoupies. «Le patriotisme de l'Union et Progrès dégénéra très rapidement en

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nationalisme turc. Les nouveaux dirigeants, qui possédaient une instruction presque toujours superficielle, prétendaient s'inspirer de la Révolution française qu'ils connaissaient mal. Ils ne comprenaient pas que l'unité politique de la France était le résultat d'un travail de plusieurs siècles . . . Ils voulurent une Turquie une et indivisible, comme la République des Jacobins, mais en réalisant cette unité sur la base de la nation turque, c'est-à-dire d'un des éléments les moins développés de la population, dont il ne représentait guère que le tiers. Au lieu d'attirer les non-musulmans, Grecs, Arméniens, Bulgares, Israélites, etc., qui auraient répondu volontiers, en étendant et en garantissant leurs libertés culturelles, religieuses et économiques, ils les éloignèrent par des mesures vexatoires . . . Les Arabes, qui formaient presque le tiers de la population totale de l'Empire et la moitié des Musulmans, furent aussi éloignés du nouveau régime par les restrictions apportées à l'usage officiel dte leur langue, que son caractère sacré, en même temps que sa richesse littéraire, avait toujours fait respecter par les sultans.»27 D'autre part, chez les Turcs eux-mêmes, une hostilité violente finit par se manifester contre l'hégémonie politique des nouveaux dirigeants, qui ne voulaient admettre à la vie politique aucun autre parti que le leur. d. Mesures vexatoires contre les non-Turcs En fait, l'instauration du régime constitutionnel fut immédiatement suivie par des mesures vexatoires à l'encontre des populations non turques. Les associations politiques basées sur les nationalités sont interdites. Une tentative est amorcée pour turquiser la Macédoine, en y transférant des éléments musulmans de Bosnie. Le désarmement de la population chrétienne est ordonné. En Albanie, l'usage de la langue indigène est entravé et la population soumise au désarmement. e. Maladresses en politique extérieure Dans le domaine extérieur, les Jeunes-Turcs ne furent pas plus adroits. Ils se mirent sur le dos les Puissances étrangères, par des mesures maladroites qui les effarouchaient. Emportés par l'illusion, ils voulurent faire revivre des droits, périmés depuis longtemps, sur la Tunisie, la Roumélie Orientale, la Bosnie-Herzégovine, la Crète, et même la Bulgarie. Ces revendications inopportunes, que la faiblesse militaire de l'Empire ne pouvait guère appuyer, fournirent, aux Etats intéressés, une occasion favorable pour légaliser des situations de fait. 27

Lamouche, op. cit., p. 337, 338.

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/. Emancipation de la Bulgarie et perte de la Bosnie-Herzégovine

(1908)

En 1908, à la suite d'un incident turco-bulgare, la principauté de Bulgarie supprime tout lien avec Constantinople et se transforme en royaume indépendant. Le même jour, l'Autriche-Hongrie proclame sa souveraineté sur la Bosnie et l'Herzégovine, jusque-là seulement occupées et administrées par elle, et donne une constitution à ces provinces (1908). g. La Tripolitaine, Rhodes et le Dodécanèse occupés par l'Italie (1911) Par des accords conclus en 1902 et 1904 avec les gouvernements de Paris et de Londres, l'Italie, qui avait été frustrée de la Tunisie occupée par la France depuis 1882, s'était garanti sa liberté d'action en Tripolitaine, qui relevait encore du sultan ottoman, tandis que la France et l'Angleterre se réservaient respectivement le Maroc et l'Egypte. En 1911, l'Italie fait débarquer des forces en Tripolitaine, dont elle voulait faire une colonie de peuplement. La région, presque démunie de troupes, fut énergiquement défendue par les Arabes et les Berbères locaux, organisés et commandés par le jeune-turc Enver Bey et par Mustafa Kémal (le futur Ataturk). Après avoir occupé Tripoli et quelques points du littoral, ainsi que Rhodes et les douze îles voisines (Dodécanèse), l'Italie, par le traité d'Ouchy (1911) conclu avec la Porte, devient maîtresse de ces territoires. h. Chute du cabinet jeune-turc. Troubles en Syrie et dans le

Yémen(1912)

En 1912, les officiers jeunes-turcs, insurgés contre le Comité Union et Progrès dont ils avaient été les agents les plus actifs, réussissent à donner le pouvoir au maréchal Ahmed Mouhtar, qui entame la lutte contre le Comité. D'autre part, des troubles éclatent en Syrie, chez les Druzes du Hawrân (1912), tandis que, dans le Yémen révolté, le gouvernement ottoman est obligé de traiter avec les chefs rebelles, l'imâm Yahia et Séid Idris (1912). i. Coalition des Etats balkaniques (1912) En Europe, les Albanais révoltés occupent Uskub (1912). En Macédoine, où les troubles recommencent, la politique de turquisation des gouvernants jeunes-turcs avait eu pour résultat de réconcilier les adversaires: Bulgares, Serbes et Grecs font front commun. Entre la Grèce et la Bulgarie, un traité d'alliance défensive est conclu (1912) et un traité d'amitié entre la Bulgarie et la Serbie est signé (1912). /. Les guerres balkaniques (1912) Ces événements et cette activité inquiètent l'Europe, qui, comme aux épo-

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ques antérieures, engage des négociations avec les intéressés. Mais les gouvernements balkaniques (bulgare, serbe, grec, albanais), qui avaient lancé les ordres de mobilisation, déclarent la guerre à la Turquie (1912). Tandis que la mobilisation ottomane s'était effectuée avec résignation, les mobilisables balkaniques répondirent avec enthousiasme à la convocation. Les hostilités se développent sur deux théâtres d'opération: en Thrace, où l'armée bulgare agit seule, et en Macédoine et Albanie, réservées aux armées serbe, monténégrine et grecque. k.

Victoire des Balkaniques

(1912)

Repoussant l'armée turque de Thrace, qui avait pris l'offensive, les troupes bulgares, en deux semaines, arrivent jusqu'à Andrinople qu'ils assiègent, et poussent jusqu'à Tchadaldja, aux portes Constantinople. Affolé devant l'approche de l'ennemi, le gouvernement ottoman accepte l'intervention des Puissances, qui, débarquant des détachements dans la capitale, imposent un armistice aux belligérants (1912). En Macédoine-Albanie-Monténégro, les armées serbe, grecque, monténégrine, sont partout victorieuses et les troupes turques, prises ou mises en fuite. Les Grecs conquièrent Smyrne, tandis que leur marine s'empare des îles de la mer Egée, non occupées par les Italiens (1912). I. La Conférence de Londres

(1912—1913)

Une conférence de la paix réunit à Londres les représentants des Etats belligérants. Comptant sur la déclaration des Puissances relative à l'intégrité de l'Empire ottoman, les Turcs refusent des cessions territoriales. D'autre part, les Serbes s'étaient avancés jusqu'à l'Adriatique; or, l'Autriche et l'Italie étaient opposées à l'installation des Serbes sur le littoral de cette mer. En conséquence, une Albanie autonome est créée, où l'accès commercial d'un port albanais est réservé à la Serbie (1912). En Thrace, le gouvernement ottoman, sur la pression des Puissances, consent à la cession d'Andrinople aux Bulgares et des îles à la Grèce (1913). Arrivées presqu'à leur fin, les négociations sont interrompues par la chute du ministère libéral jeune-turc. Un coup d'Etat organisé par le Comité Union et Progrès ramène les Jeunes-Turcs extrémistes au pouvoir (1913). Les délégués balkaniques à Londres rompent les négociations et les hostilités reprennent. Après de nombreux combats où les Turcs, malgré une défense héroïque, furent successivement battus, la prise d'Andrinople par les Bulgares marque la fin de la résistance ottomane (1913). A la demande du gouvernement ottoman, les négociations reprennent à Londres. La Porte cède aux alliés vainqueurs tous ses territoires européens situés à l'Ouest d'une ligne qui, partant d'Enos sur la mer Egée, aboutit à

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Midia, sur la mer Noire, à l'exception de l'Albanie. Le sort des îles de la mer Egée est confié aux Puissances (1913). m. Conflit entre les alliés balkaniques (1913) Mais la discorde qui surgit entre les alliés vainqueurs, au sujet du partage des territoires conquis, suspend, une seconde fois, les négociations de Londres. La Serbie et la Grèce, qui convoitent la Macédoine et auxquelles se joint la Roumanie, sont attaquées par la Bulgarie, pour laquelle la délivrance de la Macédoine, pays en grande majorité bulgare, était le but essentiel de la guerre. Assaillie de tous côtés et envahie, la Bulgarie est réduite à l'impuissance, et les Turcs en profitent pour réoccuper Andrinople (1913). n. Le traité de Bucarest (1913) Le traité de Bucarest (1913), qui termina la guerre entre les Etats balkaniques, prive la Bulgarie d'une grande partie du fruit de ses victoires. La paix avec la Porte, signée à Constantinople, ne lui laisse que la Thrace Occidentale. La Grèce conserve les îles de l'Egée, à l'exception d'Imbros et Ténédos, à l'entrée des Dardanelles (1913). Avec la Serbie, la paix est signée en 1914. o. Politique touranienne des Jeunes-Turcs (1913) Pendant que se déroulaient ces événements, les Jeunes-Turcs réussirent à faire disparaître leurs principaux adversaires (1913). Talaat Bey, secrétaire général du Comité Union et Progrès, devient ministre de l'Intérieur. «Au milieu de tous ces troubles, aucune politique intérieure droite ne pouvait se développer dans l'empire ottoman. L'idéal d'un empire embrassant tous les citoyens de l'Etat était battu en brèche et remplacé peu à peu chez les Turcs par l'idée nationaliste .. . Comme la langue représentait l'unique lien de leur nation, ils furent amenés à croire qu'ils pourraient trouver une communauté par-delà les frontières politiques avec leurs frères de langue vivant sous la domination étrangère. Des territoires du Sud de la Russie habités par les Tartares, beaucoup d'écrivains de talent, opprimés par le tsarisme, avaient immigré en Turquie, où ils exercèrent une influence décisive sur le développement du nouvel idéal d'un touranisme embrassant tous les Turcs . . . Mais dans la période de fermentation qui précéda la décadence de l'ancien empire,. . . (cet idéal nouveau) ne put exercer qu'une influence destructive. Il conduisit les Jeunes-Turcs à devenir étrangers aux Arabes de leur empire, avec lesquels l'Islam commun les aurait nécessairement unis contre les chrétiens;

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ils commirent la faute de les croire capables de renoncer à leur culture propre, en faveur d'une éducation spécifiquement turque.»28 p. Amélioration des relations avec les puissances européennes C1913-1914) Epuisé par les guerres balkaniques, l'Empire cherche à améliorer sa situation, en même temps que ses relations avec les puissances européennes. Un emprunt est accordé par la France, qui, en compensation, obtient la concession de plusieurs lignes de chemins de fer, en Anatolie et en Syrie, et celle des ports de Jafa, Haïfa et Tripoli (1914). Les officiers et fonctionnaires européens au service de la Porte sont conservés et leur nombre est augmenté. Deux inspecteurs administratifs étrangers sont désignés pour les vilayets arméniens. Un général allemand, Liman von Sanders, est nommé commandant du 1er corps d'armée ottomane (1913). q. Orientation ottomane vers la France et l'Angleterre (1913—1914) «A la fin de 1913 et au commencement de 1914, le monde politique ottoman semblait nettement orienté vers la France et l'Angleterre.»29 La nomination de von Sanders, à la tête du corps d'armée qui gardé la capitale, inquiète la Russie, la France et l'Angleterre, à la veille de leur conflit avec l'Allemagne. A la suite de leurs démarches, le général allemand abandonne son poste de commandement, pour celui d'inspecteur général de l'armée ottomane (1914).

2. La guerre mondiale de 1914—1918 a. Alliance de l'Empire ottoman avec l'Allemagne (1914) En 1914, l'orientation de l'Empire ottoman vers l'Allemagne continue à progresser. Promu général, Enver Pasha, membre puissant du Comité Union et Progrès, devient ministre de la guerre et assume, en même temps, les fonctions de chef d'état-major général, avec un colonel allemand comme adjoint (1914). En même temps, des négociations secrètes aboutissent à la signature d'un traité d'alliance avec l'Allemagne (2 août 1914). b. L'Empire ottoman en guerre aux côtés de l'Allemagne (Oct. 1914) Lorsque la première guerre mondiale éclate (début d'août 1914), le gouvernement ottoman fit une déclaration de neutralité, mais ordonna la mo28 29

Brockelmann, op. cit., p. 323. Lamouche, op. cit., p. 357.

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bilisation à titre de précaution. Prétextant la saisie de deux navires ottomans, qui se trouvaient en réparation en Angleterre, il accueillit deux bâtiments de guerre allemands arrivés aux Dardanelles, le Goeben et le Breslau, en fit l'acquisition, mais maintient leurs équipages allemands (11 août). Quelques jours après, l'abolition des Capitulations est prononcée (29 octobre), suivie de mesures restrictives à l'égard des écoles étrangères (9 septembre). Le 28 octobre, le Goeben et le Breslau, opérant une sortie dans la mer Noire, bombardent Sébastopol et Novorosisk, à l'entrée de la mer d'Azov. Les dés sont jetés et l'Empire ottoman entre dans la lutte aux côtés de l'Allemagne (29 octobre 1914). c. Motifs de la décision ottomane «Deux motifs surtout ont déterminé la décision du gouvernement ottoman. Le premier, le plus décisif, peut-être, est que la Russie se trouvait du côté de l'Entente. La Turquie pouvait la redouter, tout autant comme allié que comme adversaire. Que les circonstances de la guerre amènent les forces russes à Constantinople ou dans les détroits, on pouvait craindre qu'en dépit de tous les traités elles n'en partissent pas. Mais une autre considération intervenait. L'idée maîtresse du régime issu de la révolution de 1908 était de délivrer l'Empire ottoman dé la tutelle économique, et à certains égards politique, des puissances occidentales . . . Or, c'est surtout de la part de la France et de l'Angleterre, en raison de l'ancienneté et du développement de leurs relations avec la Turquie, que cette tutelle se faisait sentir.»30 A ces considérations majeures, on pourrait ajouter la croyance des Jeunes-Turcs à la supériorité militaire de l'Allemagne, ainsi que leur politique touranienne, greffée sur une idéologie islamique, qui poussait la nouvelle Turquie vers une hégémonie du monde musulman. Or, ces deux ambitions ne pouvaient se réaliser que par la défaite de l'Empire russe, qui tenait sous son joug de nombreux peuples turcs, et par celle de l'Angleterre et de la France, qui dominaient sur de vastes régions habitées par dès populations islamiques: Indes, Afrique du Nord, etc. Ces ambitions seront partiellement réalisées après la défaite de l'Allemagne en 1918, qui entraîna la disparition de l'Empire ottoman et la naissance d'une Turquie nouvelle, purement turque, libérée de toute tutelle et maîtresse de ses destinées. En outre, l'effondrement du tsarisme éloignera, pour quelque temps, le danger russe de la Turquie régénérée. On pourrait dire que «le but que visaient avant tout les patriotes en déclarant la guerre a donc été atteint».31 Mais il le fut par des voies différentes. 30 31

Lamouche, op. cit., p. 360, 361. Lamouche, op. cit., p. 361.

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d. Théâtres d'opérations des armées ottomanes L'Empire ottoman inaugure son entrée en guerre par la proclamation de la guerre sainte (Djihâd). Destinée à soulever les populations musulmanes des empires français et anglais, cette proclamation fut sans effet sur ces dernières, ainsi que sur les troupes musulmanes qu'elles fournissaient à la France et à l'Angleterre. Les principaux théâtres d'opérations de l'armée ottomane furent la Mésopotamie et la Syrie-Palestine, où elle avait les Anglais pour adversaires. Du côté turc, les épisodes les plus importants de cette guerre sont la campagne des Dardanelles (1915) et l'expédition contre le canal de Suez (1915 —1916). Dans la région du Caucase, une expédition de grande envergure, dirigée par le commandant en chef en personne (Enver), aboutit à un désastre complet (1915). e. Campagne des Dardanelles (1915) La campagne des Dardanelles, entreprise par la flotte anglaise avec laquelle coopérèrent des forces françaises, avait pour but d'enlever aux Ottomans la maîtrise des Détroits, pour faciliter les communications des puissances occidentales avec leur allié russe. «On pensait aussi non sans raison que l'occupation de Constantinople pourrait amener la Turquie, que nous avons vu hésitante, à faire immédiatement la paix. D'autre part, un succès dans cette région aurait décidé les Etats Balkaniques encore indécis.»32 En 1915, une grande attaque des escadres anglaise et française contre les Dardanelles se termine par un désastre. Des forces de terre anglofrançaises, débarquées dans l'Ouest de la presqu'île de Gallipoli, sont arrêtées devant la position d'Anaforta, défendue par le général Mustafa Kémal, qui s'était déjà distingué en combattant contre les Italiens en Tripolitaine, «et auquel l'avenir réservait une fortune extraordinaire». Aussi, l'Entente, qui avait besoin d'envoyer des troupes en Macédoine, s'empresse-telle d'évacuer la péninsule vers la fin de l'année (1915). /. La Syrie au début de la guerre de 1914—1918 Dès le début de la guerre, Jémal Pasha, l'un des triumvirs qui, avec Enver et Talaat, dirige les destinées de l'Empire, reçoit le gouvernement de la Syrie et de l'Arabie et la direction des opérations militaires en ces pays. D'un trait de plume, l'autonomie du Liban, garantie par des accords internationaux, est abolie. Le pays est occupé militairement et un gouverneur turc nommé par la Porte, sans l'approbation même de ses alliés austro-allemands. Voulant écraser, par la terreur, le nationalisme régional, 32

Lamouche, op. cit., p. 363.

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Jémal pasha, établit des cours martiales, qui envoient à la potence plusieurs chefs syriens et libanais et à la déportation des milliers d'autres. Dès la seconde année de la guerre, la disette, favorisée par l'incurie du gouvernement et le blocus maritime des Alliés, provoque une terrible famine qui durera toute la guerre; jointe au typhus, elle dépeuple, au Liban, des districts entiers. Les Druzes du Hawrân et les Nosairis du pays de Lataquié, barricadés dans leurs montagnes, interdisent aux troupes ottomanes l'accès de leurs territoires. g. Expédition contre le canal de Suez (1915—1916) L'expédition contre le canal de Suez, entreprise par les Ottomans, avait pour but de reprendre l'Egypte, occupée par les Anglais depuis 1882, et de couper les communications de l'Angleterre avec son empire des Indes. Bien préparée et remarquablement exécutée, l'expédition, dirigée par Jémal Pasha, réussit à traverser le désert de Sinaï, mais échoue devant le canal (1915). Une seconde attaque, déclenchée l'année suivante (1916), ne fut pas plus heureuse. L'insurrection égyptienne, sur laquelle on avait compté, ne se produisit guère. Cependant, malgré son échec, cette tentative d'invasion réussit à immobiliser en Egypte d'importants effectifs britanniques. h. Les Britanniques occupent Bagdâd (1917) Sur le théâtre de Mésopotamie, les Ottomans sont encore moins heureux. Dès novembre 1914, les Britanniques avaient occupé Basra et s'étaient avancés le long du Tigre. En 1915, ils s'emparent de Kut-el-Amara, au sud-est de Bagdâd, où, cernés par les Germano-Turcs, ils capitulent en 1916. Reprenant leur offensive l'année suivante, ils occupent Bagdâd (1917). i. Avance russe dans la région du Caucase (1915) Dans la région du Caucase, l'armée russe, aidée par les Arméniens soulevés, exécute une offensive énergique et occupe Erzérom, Trébizonde, Marach, Van et Bitlis (1915). Après la révolution russe (1917), un armistice, conclu avec les belligérants, arrête toute activité militaire sur ce théâtre d'opérations (1917). j. Extermination des Arméniens (1917) Comme maintes fois dans le passé, les Arméniens, abandonnés par les Russes, payèrent très chèrement l'aide qu'ils avaient donnée à ces derniers. La réaction des Turcs, qui fut impitoyable, rappelle les méthodes atroces des temps antiques. Elle jette une tache sombre sur l'histoire incontestablement glorieuse de la Turquie pendant cette période.

DÉSAGRÉGATION ET EFFONDREMENT DE L'EMPIRE OTTOMAN

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«Il semble que les autorités ottomanes aient voulu profiter des événements, particulièrement de l'aide donnée aux Russes par certains éléments, pour supprimer complètement la population arménienne des vilayets de l'Asie Mineure. Les Arméniens, y compris les femmes et les enfants, furent transportés en masses jusqu'aux confins des vilayets arabes, où ils furent parqués dans des camps de concentration. La mortalité fut effrayante, aussi bien dans les camps, où régnaient des épidémies, que pendant la route . . . Le général Liman von Sanders remarque que la région où stationnait la Ilème armée était dépeuplée et offrait un aspect désertique.»33 k. Offensive britannique en Palestine. Occupation de la Syrie (1917-1918) Après l'échec de l'expédition germano-turque contre le canal de Suez (1915 et 1916), toute activité militaire avait cessé en Palestine. Cependant, dès la retraite des Turcs, les Anglais, qui avaient occupé la presqu'île du Sinaï évacuée par l'ennemi, y construisirent une ligne de chemin de fer qui atteignit la frontière palestinienne au commencement de 1917. Pendant ce temps, la diplomatie britannique avait réussi à détacher de l'Empire ottoman Husayn ibn Ali, shérif de la Mecque, en lui promettant l'indépendance. Au début de 1918, Jérusalem et Jafa sont occupées par l'armée anglaise. Deux batailles sur les bords du Jourdain (mars et avril) restent indécises. Mais une violente attaque anglaise (septembre) dans la plaine de Sarona, près de Toul Karm, fait reculer l'armée ottomane épuisée, dont la retraite se transforme en déroute «malgré les efforts de Mustafa Kémal.» Le 1er Octobre 1918, Damas est occupée par les Alliés; Saïda, Beyrouth, Tripoli, Homs, Hama, Alep, sont prises entre le 7 et le 26. I. L'armistice de Moudros (1918) L'armistice de Moudros (30 octobre 1918), signé entre les Anglais et les Ottomans, met fin à la participation de ces derniers à la grande guerre. En novembre, Constantinople est occupée par les troupes alliées, sous le commandement d'un général britannique. Les chefs jeune-turcs avaient déjà quitté le pays: Talaat et Jémal seront assassinés par des Arméniens, le premier à Berlin et le second à Tiflis. Plus heureux, Enver trouvera une mort honorable, en combattant contre les Bolcheviks au Turkestan (1922). «Ce fut la fin de l'Empire ottoman.» m. L'armée turque pendant la guerre de 1914—1918 On se plaît à rendre hommage aux qualités combatives, à l'activité et à la 33

Lamouche, op. cit., p. 365.

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force de résistance que l'armée turque a montrées au cours de cette longue guerre. «Certains épisodes, la marche à travers le désert de Sinai, la défense des Dardanelles, les batailles de Palestine, le siège et la prise de Kout-el-Amara, peuvent être comptés comme des faits glorieux, dans l'histoire militaire ottomane. Cependant, à côté de progrès réels, on doit constater la persistance des vices fondamentaux de tout organisme ottoman, l'indécision, le manque de prévoyance dans la préparation, la lenteur dans l'exécution, et surtout cette confiance presque naïve dans une supériorité imaginaire.»34 n. Ruine et démembrement de l'Empire ottoman. Fin de la quatorzième et dernière période de cette histoire La défaite de 1918 met fin à l'existence de l'Empire Ottoman, dont le vaste territoire est liquidé par les vainqueurs et partagé entre plusieurs successeurs. Après plusieurs siècles de vie commune, les divers associés de cette formation politique hétéroclite, composée de races, de langues, de religions et de régions disparates, retirent leurs apports respectifs et cherchent à s'établir pour leur propre compte. A la date de cette liquidation, le Turc, le Grec, l'Arménien, le Kurde, l'Irakien, le Syrien, le Libanais, le Palestinien, l'Arabe, l'Egyptien, étaient encore aussi distincts et aussi étrangers les uns aux autres qu'au jour de la conquête ottomane, qui les avait groupés ensemble plus de quatre cents ans auparavant. Aussi, dès 1918, divers groupements géographiques et politiques vontils s'élaborer et se constituer, sur les ruines de l'Empire ottoman auquel ils succéderont. Ce sont les Etats arabes ou de l'Orient arabe — NajdetHidjâz, Syrie et Liban, Palestine et Transjordanie, Irâk et Egypte — et la Turquie contemporaine. Ces divers Etats ressuscités vont continuer les diverses formations politiques anciennes, qui les avaient respectivement précédés dans le temps et l'espace (IV, p. 360—361). L'armistice de Moudros (1918) et les traités de paix qui le suivirent consacrent officiellement la ruine définitive et le démembrement die l'Empire ottoman. Ces événements marquent, en même temps, la fin de la quatorzième et dernière période de cette histoire (1517—1918). L'avènement des Etats arabes et de la République turque, qui succéderont à l'Empire ottoman disparu, ouvre une nouvelle période, la quinzième, dans la longue histoire du Proche-Orient.

« Lamouche, op. cit., p. 367, 368.

G La civilisation ottomane (XVIe-XIXe siècles)

I. Considérations préliminaires

Beaucoup d'historiens accusent les divers peuples turcs qui envahirent et soumirent l'Asie occidentale à partir du Xle siècle, d'avoir détruit les civilisations persane, byzantine et arabe, dont ils furent les héritiers directs, sans avoir créé, en échange, une nouvelle civilisation. En Asie Mineure, dit-on, où «le pâtre turcoman a remplacé le paysan byzantin», la domination des Turcs «n'aurait pas seulement entraîné la turcisation du pays, mais encore sa 'steppisation'. Et quand, avec les Ottomans, la conquête turque s'étendit à la Thrace, la steppe l'y aurait suivie». «Les Germains, dans l'Empire romain, ajoute un éminent historien, s'étaient romanisés; les Turcs, dans les provinces perses, s'iranisèrent... Mais la Perse eut beau absorber les Seljoucides, ils la barbarisèrent, comme les Germains, au Vie siècle, avaient barbarisé la Gaule, l'Espagne, l'Afrique . . . En Asie Mineure,... où les Turcs seljoucides s'installèrent comme peuple autour de Konya, devenue leur capitale nationale, ils conservèrent leurs coutumes propres. Nomades, ils détruisirent l'agriculture pour rendre le pays à la steppe. Et l'Asie Mineure, dont la civilisation hellénistique avait fait l'une des parties les plus civilisées du monde, passa en quelques années à la barbarie totale.» Ce jugement sévère, qui semble, a priori, plus ou moins fondé, doit être révisé à la lumière des faits de l'histoire impartiale. En premier lieu, le climat et les conditions physiques du plateau anatolien y ont toujours développé, avant comme après l'invasion turque, des groupes sociaux plutôt pasteurs qu'agriculteurs (IV, p. 411). «Strabon parle déjà de la Lycaonie, l'actuel pays de Konya, comme d'une steppe . . . Le témoignage de Strabon . . . prouve que le bassin du lac Tatta était déjà une steppe semi-désertique dès l'époque des Séleucides, des Attales et des Romains. Quant à la désolation de la Thrace, elle provient surtout de son caractère d'éternel champ de bataille.»1 D'autre part, dans le domaine culturel, nous savons, par les inscriptions de l'Orkhon (IV, p. 391), qu'au Ville siècle de notre ère les Turcs de Mongolie possédaient déjà une écriture. L'alphabet des inscriptions de l'Orkhon, originaire de l'Asie occidentale et adopté par les Turcs qui y ajoutèrent quelques signes, «fut adapté aux particularités phonétiques de 1

Grousset, L'Empire des Steppes, p. 210-212.

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leur langue, surtout en ce qui concerne l'harmonie vocalique. . . L'orthographe est strictement réglée, et le style et la manière de s'exprimer permettent de supposer que le niveau culturel du peuple ne se trouvait pas à un degré aussi bas que l'on aurait pu imaginer d'après les conditions de son existence nomade. Le k h a n . . . invite même le peuple tout entier à lire les inscriptions léguées par lui. . . En dehors de la poésie populaire, il existait chez les Turcs des œuvres poétiques et une poésie de cour.» 2 En outre, de nombreux clans turcs originaires de Mongolie, islamisés après leur expansion vers l'Ouest, assimilèrent la civilisation iranienne. Le célèbre philosophe arabe Al Farâbi, qui vécut au X e siècle, était d'origine turque. Le sultan turc Mahmoud le Ghaznévide, souverain d'Afghanistan (999—1030), «protégea le grand mouvement littéraire de son temps, la renaissance des lettres arabo-persanes ou proprement persanes qui se manifesta sous son règne. Il réunit à sa cour de Ghazna les plus illustres écrivains du siècle» (IV, p. 396). Les sultans ou shâhsduKharezm, originaires du Turkestan, qui régnèrent sur l'Iran et l'Afghanistan (1194— 1230), avaient eux aussi adopté la civilisation arabo-persane. Quant aux successeurs de Tamerlan en Iran oriental, les princes «Timourides», ils «comptèrent, pendant tout le X V e siècle, parmi les mécènes les plus raffinés de la Renaissance iranienne. Protecteurs des letrres et des arts, ils firent de leurs capitales, Hérat et Samarkande, les plus brillants foyers de la civilisation persane de leur temps.»3 Si les Turcs d'Asie Mineure semblent, sur le plan de la culture intellectuelle, inférieurs à leurs congénères d'Iran, d'Afghanistan et de Turkestan, c'est que les populations auxquelles ils eurent affaire étaient différentes de celles de ces derniers pays. Tandis que, en Iran, en Afghanistan, au Turkestan, les Turcs islamisés gouvernèrent des peuples musulmans dont ils pouvaient adopter la langue et la culture, par contre, en Asie Mineure et dans les Balkans, les populations étaient grecques et chrétiennes, et le Turc musulman, qui ne pouvait guère s'helléniser, dut turquiser et islamiser ses nouveaux sujets. Les ancêtres lointains de ces derniers avaient déjà, dans le passé lointain, abandonné leurs langues autochtones (hittite, etc.) pour adpoter le grec et, plus tard, répudié le paganisme pour embrasser le christianisme. Sous les Turcs, le nouveau changement de langue et de religion, qui s'accomplit chez les autochtones anatoliens des Xle— X l l e siècles, eut naturellement pour effet de bouleverser les structures sociales, culturelles et traditionnelles de ces derniers. «La civilisation introduite en Anatolie par les Seltchukides mit 170 ans à se constituer... Ils arrachaient le pays aux Byzantins et rencontraient 2 3

W. Barthold, Histoire des Turcs d'Asie Centrale p. 10, 11 et 92. Grousset, La civilisation ÌTQìiicYinc. «L'Iran et le monde turco-mongol», p. 341.

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un terrain ayant des traditions particulières. La culture islamique y partit avec eux de zéro.»4 Aussi, comme la langue littéraire turque était inexistante à cette époque, les Turcs seljûkides d'Asie mineure, à l'instar de leurs congénères d'Iran, adoptèrent-ils le persan, comme langue politique et de culture, jusque vers 1275 (IV, p. 406—408). Les Ottomans, qui succédèrent aux Seljûkides en Anatolie, adoptèrent, eux aussi, le persan comme langue littéraire et le conservèrent longtemps avant de passer à la langue maternelle. Il importe enfin de souligner que les Turcs et les divers Etats qu'ils avaient fondés étaient foncièrement continentaux. Ce type de société et d'Etat, on l'a dit, «est représenté par des groupes sociaux fermés, exclusivement nationaux, repliés sur eux-mêmes, unis dans une étroite solidarité religieuse, morale et politique, imposée par la discipline de l'Etat ou de la t r i b u . . . Sa richesse essentielle est la terre; la seule façon de l'accroître est la conquête . . . La civilisation assyrienne en est l'illustration la plus exemplaire» (I, p. 80—81). En ce qui concerne plus particulièrement les Ottomans, nous savons que leur Etat, presqu'exclusivement formé par le sultan et par une armée permanente dont il était le maître et le seigneur (p. 23-27), formait une puissante machine de guerre continuellement en action et à laquelle tout était subordonné. «C'était un Etat essentiellement militaire; la science n'y pouvait naître, ni les arts.» Que, malgré toutes ces entraves, une civilisation ottomane ait pu naître et se développer, comme on le verra plus bas, cette entreprise fait honneur au peuple qui l'a réalisée. Nous savons, en outre, qu'après la ruine de l'Empire des sultans, la jeune République qui lui succéda, restreinte aux seuls Turcs d'Asie mineure, reprit la politique réformatrice que les grands sultans d'autrefois avaient timidement ébauchée, et entreprit, sous la direction de Mustafa Kémal, des réformes étonnantes qui constituent, dans la voie du progrès, «un des changements les plus rapides et les plus radicaux que le monde ait connu» (Roux).

* J.-P. Roux, op. cit., p. 176.

II. La civilisation ottomane

1. Les institutions politiques Nous avons exposé, dans les pages 23-31, le rôle du sultan, de l'armée et de la religion islamique dans l'organisation de l'Empire ottoman. a. Le sultan Le sultan est le principe et l'incarnation de l'Etat (p. 23-24). Dépositaire unique de la souveraineté et de l'autorité, son pouvoir, qui s'appuie sur l'armée, est absolu et sans limites; il est le maître incontesté auquel les hommes doivent tout, y compris les biens et la vie. «Au point de vue théorique, il était même considéré comme le propriétaire privé de l'Etat, et le produit net des impôts, défalcation faite des dépenses courantes, entrait dans son trésor particulier».5 L'Etat ottoman est superposé aux sujets; sa justice ne recherche pas l'équité, mais l'ordre et la soumission absolue au sultan, lesquels sont assurés par la terreur. Pour le surplus, il ne s'occupe pas des populations, laissant au clergé et aux corporations le soin de veiller aux intérêts sociaux et économiques. N'ayant pas de politique raciale ni nationale, l'Empire ne connaît pas des conflits avec les peuples conquis. Laissés libres de pratiquer leur culte, les chrétiens n'opposent aucune résistance religieuse. Seuls les musulmans non sunnites, en particulier les chiites, sont hostiles, «comme les orthodoxes grecs l'étaient contre le catholicisme de Rome». b. Le grand-vizir Avec l'extension de l'Empire, la fonction de grand-vizir (p. 29), lequel n'était au début que le premier conseiller du sultan, prit peu à peu une importance de premier ordre. Ce haut personnage était devenu comme un représentant du sultan, une sorte de régent de l'Empire. Mais il demeurait, comme tous les personnages officiels, exposé à la disgrâce et à la mort, à la suite de la colère ou du caprice du souverain. Les pashas (gouverneurs) des provinces devaient, tous les ans, racheter par des présents leurs postes au grand-vizir; les charges rendues vacantes par la mort étaient vendues au plus offrant. «La vénalité des charges dépassait toute mesure dans le gouvernement 5

Brockelmann, op. cit., p. 257.

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des provinces. Si le Pacha est obligé de racheter chaque année sa charge au Grand-vizir, il en reporte naturellement le prix sur ses inférieurs, qui le soutirent à leur tour à leurs sujets.»6 c. La religion La religion des Turcs ottomans est l'Islâm sunnite ou orthodoxe (IV, p. 208), doctrine religieuse de la majorité des peuples islamiques. L'Empire ottoman n'est pas un Etat sacerdotal. Les chefs religieux, dont le plus haut placé est le mufti de la capitale, sont nommés par le sultan et forment une classe distincte, mais ouverte aux plus humbles du peuple. Ils dirigent l'instruction et l'assistance publiques, jugent au civil et au criminel, selon la Loi islamique, mais n'ont pas d'autorité distincte de l'Etat (p. 25). Le mufti de la capitale, qui porte le titre de Sheikh ul Islâm, est l'interprète suprême de la Loi religieuse et le chef des muftis des provinces. Les muftis délivrent des consultations juridico-religieuses, d'après lesquelles les juges ou cadis règlent leurs sentences (p. 29). d. Le régime des sujets non turcs «Depuis le commencement, les Ottomans admirent au droit de cité complet tout nouveau converti qui se ralliait à leur Cour et à leur armée. Des quatres premières familles de la noblesse ottomane, l'une était d'origine grecque . . . D'après un recensement de H. Gelzer, il y aurait eu à l'apogée de l'empire ottoman, de 1453 à 1623, sur 48 grands vizirs, 5 seulement d'origine turque: un était un Tcherkess du Caucase, dix d'origine inconnue, et les trente-trois autres étaient des renégats comprenant: 6 Grecs, 11 Albanais, 11 Slaves du Sud, 1 Italien, 1 Arménien, 1 Géorgien. Dans les Balkans, les avantages de la position sociale des Ottomans attirèrent sans doute aussi maint de leurs sujets à embrasser l'Islam; ce fut le cas pour la majorité des Albanais et pour la totalité de la noblesse de Bosnie, qui conserva ainsi son ancienne autorité sur ses manants. Mais ces musulmans n'étaient plus absorbés par les Turcs, comme les populations d'Asie Mineure. Les Albanais et les Bosniaques, ainsi que les Bulgares convertis à l'Islam, les Pomaques et les Crétois, conservèrent leurs langues nationales. C'est ce qui explique que la presqu'île balkanique n'a pu être à la longue maintenue par les Ottomans. Les sujets chrétiens, les rayas, étaient opprimés par de dures corvées dans les campagnes,... sans compter leur manque de droits politiques. Il leur fallait acheter la protection de l'Etat moyennant l'impôt personnel.. . Dans la capitale et ses alentours,... les chrétiens, répartis par nation et ' Brockelmann, op. cit., p. 259.

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par confession en millet, notamment les Grecs, roum milleti, jouissaient de la pleine liberté civile et religieuse (p. 31). Le patriarche avait même un pouvoir plus étendu sous la domination ottomane qu'autrefois à Byzance.»7 Déjà, sous les Byzantins, une grande partie de la population chrétienne des campagnes d'Asie mineure était tombée sous la dépendance des riches propriétaires, et beaucoup de domaines étaient cultivés par des esclaves. Exploitant leur malaise, les envahisseurs turcs seljûkides gagnèrent leur sympathie en les déclarant libres, contre versement d'un certain impôt. Pour consolider ces avantages, la plupart de ces paysans affranchis embrassèrent l'Islâm (IV, p. 425).

2. L'armée et la marine ottomanes L'armée, avons-nous dit (p. 24-25), est, avec le sultan, le fondement essentiel de l'Etat ottoman. Elle est l'Etat même, et le gouvernement n'est qu'une de ses fonctions. Chef de l'armée, le sultan administre le pays avec elle, comme le général d'un corps d'occupation administre le territoire occupé. La supériorité de l'armée ottomane sur celles de l'Europe tenait à ce qu'elle était en état de mobilisation permanente. a. L'armée de terre A l'instar des Byzantins, les premiers sultans ottomans avaient organisé leurs forces militaires sur la base du régime féodal. Le sultan Suleyman I (1550—1566) compléta et acheva les institutions créées par ses ancêtres. «Les guerriers de mérite étaient d'abord investis d'un petit bien en fief, que les anciens possesseurs ruraux devaient cultiver, sous le nom de sujets ou Raya, et qui rapportait à son détenteur un revenu annuel . . . En revanche, le fieffé avait à fournir . . . (des) cavaliers pour le ban, ou des marins pour la flotte de son suzerain. Un tel fief s'appelait Timar ... Seul le mérite personnel pouvait permettre au fieffé l'accès à un domaine plus grand, dit Ziamet; mais son fils devait commencer obligatoirement par un Timar... Des fiefs plus importants appelés Khas étaient encore attribués aux gouverneurs de provinces . . . A l'origine, cette troupe féodale de cavaliers formait le noyau de l'armée ottomane. Leurs armes étaient l'arc et la flèche . . . La cotte de mailles et le casque à pointe ne furent introduits que progressivement; dans les temps anciens, le turban était la coiffure générale. Le soin du cheval passait pour être le devoir principal du fieffé . . . ' Brockelmann, op. cit., p. 266—267.

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Dans le grand empire en croissance constante, le système féodal, qui avait admirablement subi l'épreuve dans le petit pays ottoman originaire, tomba bientôt en décadence. Il fallut que le souverain laissât aux beylerbey (gouverneurs généraux) l'attribution des fiefs. Mais ceux-ci n'hésitèrent pas à distribuer les timar vacants non plus aux guerriers éprouvés, mais à leurs favoris et à leurs esclaves, dont il était impossible d'attendre des services militaires en échange... Soulayman I essaya de parer à de tels abus, au moyen de l'édit de 1530 portant son n o m . . . Cependant le Qanoun de Soulayman ne supprima pas tous les abus . . . Finalement, en Asie, on autorisa même les fiefs en succession féminine. Mais même les détenteurs de fiefs plus importants essayèrent de se dérober de plus en plus à leurs obligations militaires... Sur dix Timari qui se disputaient les revenus au moment de la récolte, il n'y en avait pas un seul qui apparût lorsqu'il s'agissait du service de guerre... Il arriva ainsi qu'au lieu de troupes fieffées, c'étaient des mercenaires qui formaient de plus en plus le noyau de l'armée. Parmi eux, les Sipahi à cheval (p. 53) étaient les plus anciennes troupes de la Porte . . . (Jusqu'à) la fin du XVIe siècle, les Sipahi comptaient encore principalement sur l'arc et la flèche... Les Aqinji, qui formaient l'avant-garde montée, ne percevaient pas de solde et étaient simplement dédommagés par l'exemption de l'impôt et la liberté de pillage. Ils se composaient principalement des manants des fiefs . . . Dans les années 1477—1478, leurs bandes portèrent les horreurs de la dévastation dans les plaines florissantes de la terra ferma vénitienne et dans les hautes vallées des Alpes de Styrie; pendant un siècle, ils saccagèrent la Hongrie et entraînèrent en esclavage des centaines de mille hommes. Un rôle analogue était joué par les troupes auxiliaires des pays tributaires de la Moldavie et de la Valachie (future Roumanie), des Tartares de Crimée, des Géorgiens et des Kurdes. Le Khan de Crimée tenait toujours prêts cinquante mille hommes environ pour attaquer, à l'occasion, la Pologne de flanc. Les Géorgiens et les Kurdes assumaient la même charge contre la Perse. Mais le fond de l'armée était toujours constitué par les Janissaires (p. 50-51). . . Tous les cinq a n s , . . . et finalement chaque année, en Europe, dans les pays balkaniques et en Grèce, plus tard aussi en Hongrie, on prélevait l'impôt des enfants (chrétiens) valides,... de 10 à 15 ans . . . Aux parents riches, les fonctionnaires permettaient le rachat de leurs enfants; d'autre part, ils ne livraient pas tous les recrutés à la chambre des pages (qui préparait aux plus hautes charges de l'Etat et de la cour, y compris celle de vizir), mais en revendaient beaucoup aux marchands d'esclaves à leur profit. Mais le sort brillant qui attendait les janissaires était compensé

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par la dureté du recrutement; il excitait même la jalousie des Turcs, qui s'efforcèrent souvent de faire entrer en contrebande leurs propres fils parmi les enfants des chrétiens. Ce n'est qu'à la fin du X V I I e siècle qu'on cessa peu à peu d'exercer ce recrutement des enfants... Contre un plus grand accroissement de ces janissaires, on faisait valoir aussi l'indiscipline qui se manifestait très tôt chez eux . . . Un autre pas sur la voie de leur décadence était l'autorisation du mariage, accordée aux janissaires vers la fin du X V I e siècle. La conséquence en fut que l'appartenance au corps des janissaires se transmit par simple héritage, sans considération de la valeur militaire... La solde baissant sans cesse au cours des temps, les bandes de janissaires furent de plus en plus obligées de gagner leur vie par l'exercice d'un métier manuel, tandis que leurs officiers cherchaient à améliorer leur situation en rendant des services aux ambassadeurs étrangers... Les Ottomans avaient, dès le début, dirigé leur attention sur le combat d'artillerie; déjà Mouhammed II avait engagé, pour cette branche du métier militaire, des fondeurs de canons et des instructeurs allemands ethongrois.»8 b. La marine Puissance foncièrement continentale, l'Empire ottoman, sous la pression des événements, dut se doter d'une force maritime. Mais celle-ci fut toujours relativement médiocre; car le Turc, qui n'est guère marin, ne put jamais avoir, comme ses adversaires, une forte marine marchande, auxiliaire indispensable de toute flotte de guerre. Et pourtant, les Ottomans avaient l'avantage de posséder des sources très riches de matériaux de construction navale: forêts des bords de la mer Noire, mines de la Moldavie et de la Valachie, etc. «La direction des constructions navales était le plus souvent entre les mains des Vénitiens; les ouvriers étaient tous des Grecs . . . La vraie plaie de la marine ottomane était, dès ses débuts, le manque de loyauté de l'administration... En 1952 par exemple, 460 (capitaines) touchaient une solde pour eux et leurs galères, alors que 150 à peine faisaient vraiment le service. L'équipage des bateaux était composé entièrement de chrétiens, Italiens et Grecs, le plus souvent des fugitifs que la forte prime d'engagement attirait en masses compactes... Une partie moins sûre encore de l'équipage était constituée par des galériens enchaînés aux bancs des navires,... mais dont le nombre diminua rapidement depuis le début du X V I I e siècle. On essaya de combler les lacunes qui en résultaient en recrutant régulièrement des sujets turcs . . . Peu à peu, presque toutes 8

Brockelmann, op. cit., p. 250—254.

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les parties de l'armée de terre furent convoquées pour le service de la flotte... Un élément essentiel de la flotte ottomane était constitué, depuis le temps de Barberousse,9 par les bateaux corsaires des barbaresques africains (p. 75—76)... (A chaque guerre maritime), ces pirates se joignaient en foule à la flotte (du sultan), pour nuire sous sa couverture au commerce des chrétiens . . . Mais leur insubordination leur enleva bientôt tout crédit de la Porte . . . Après la catastrophe de Lepanto (1571), la flotte (ottomane) . . . fut en peu de temps réorganisée (p. 78-79),... mais elle ne parvint pas à établir par un grand coup sa renommée. Elle borna toujours son activité à la surveillance des côtes; en 1576, sur les 350 galères existantes, il n'y en avait plus que 40 ayant leur équipage au complet. Les autres pourrissaient désarmées dans les docks et sur les chantiers.»10 3.

Littérature

Par la conquête des pays iranien, byzantin et arabe, et par les contacts avec les peuples de ces pays, les Turcs, qui se donnèrent à l'Islâm à travers le monde iranien, s'étaient pénétré de l'esprit persan et prirent connaissance de l'esprit arabe et grec décadent. A l'exemple de leurs modèles persans et arabes, ils donnèrent la prépondérance au surnaturel et au mysticisme, bien plus qu'aux spéculations théologiques et philosophiques. L'Anatolie turque et musulmane connut de grands mystiques et d'importants ordres religieux. Mais, à la différence des Persans qui avaient adopté la doctrine islamique chiite, les Turcs demeurèrent attachés à la doctrine sunnite, à laquelle ils avaient adhéré lorsqu'ils embrassèrent l'Islam. a. Langue et écriture

La langue turque ottomane — La langue turque, dont nous avons parlé plus haut (TV, p. 380—381), appartient au groupe altaïque. Parmi les langues islamiques classiques, elle se place après le persan, langue indoeuropéenne, et après l'arabe, langue sémitique. Nous avons vu que les Turcs seljûkides, qui s'iranisèrent en Iran, turquisèrent la Transoxiane (Turkistan) et l'Asie Mineure (Turquie). Cependant, comme il n'existait pas alors, dans l'Asie occidentale, de langue littéraire turque, la cour des sultans seljûkides de Rûm (Konya), en Anatolie, • Khair ed-Dîn Barberousse (1518—1556), souverain d'Alger et corsaire célèbre au service du sultan. 10 Brockelmann, op. cit., p. 255—256.

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adopta et conserva le persan, comme langue politique et de culture, jusque vers 1275 (IV, p. 406-408). Aux XTVe et XVe siècles, les divers idiomes ou dialectes turcs, jusqu'alors plus ou moins uniformes, affirmèrent leur personnalité respective. Les plus riches, sous le rapport de la production littéraire, étaient la langue ottomane, en Asie Mineure, et la langue du Djaghatai, au Turkestan. L'écriture ottomane. — Les inscriptions de l'Orkhon, qui sont les plus anciens textes écrits et datés de la littérature turque (IV, p. 391), sont composées en une écriture qui dérive de l'alphabet araméen. Après leur expansion à l'Ouest, les Turcs, devenus musulmans, abandonnèrent leur écriture propre et, à l'imitation de leurs modèles persans qui avaient, après l'Islâm, adopté l'alphabet arabe, se servirent de ce même alphabet. «L'emploi de cet alphabet, amené par l'adoption de la religion musulmane, n'est nullement approprié aux lois phonétiques qui régissent la langue (turque), et forme l'une des principales difficultés que l'on éprouve à l'étudier.»11 Après la ruine de l'Empire ottoman (1918), la République turque, qui lui succédera, supprimera les caractères et les chiffres arabes et adoptera l'alphabet latin et les chiffres internationaux. b. La science ottomane

Pour les Ottomans, rivés à la tradition du passé, «la science ne signifie pas l'acquisition d'une connaissance nouvelle, mais la possession la plus large possible des matériaux travaillés par les générations antérieures. On estime à sa plus haute valeur la connaissance religieuse, qui régit aussi la vie civile juridique. Comme toute la littérature canonique était écrite en langue arabe, les savants ottomans se servirent aussi, dans leurs œuvres théologiques, exclusivement de l'arabe; seuls les livres de piété destinés au peuple laïque étaient écrits en langue nationale. Ce n'étaient pas le courage et la profondeur de la pensée, mais la mémoire et l'application persévérante qui étaient les vertus du savant ottoman... La science occidentale ne trouva accès chez les Ottomans que dans le domaine de la géographie»12 c.

Histoire

«En outre des innombrables traductions de l'arabe et du persan,... qui forment une grande partie, malheureusement nullement originale, de la littérature ottomane, il faut citer les historiens qui sont, au contraire, l'une des principales sources de l'histoire de la Turquie, et l'une des meilleures, parce qu'à côté du revêtement fleuri qu'exige la littérature orientale, on y 11 12

Cl. Huart, La Grande Encyclopédie, «Turcs», 31, p. 493. Brockelmann, op. cit., p. 262-263.

LA CIVILISATION OTTOMANE

(XVIe—XIXe)

SIÈCLES

215

trouve un fonds sérieux et authentique reposant sur des documents officiels, souvent cités in extenso.»1S «Les plus anciens historiens turcs écrivaient directement en persan; plus tard, ils passèrent, il est vrai, à l'usage de la langue maternelle, mais, dans ces ouvrages, leur vocabulaire est entièrement mêlé d'emprunts à l'arabe et au persan, et leur style imitait l'emphase de la rhétorique persane.»14 d.

Poésie

C'est sous l'inspiration de la poésie persane que la littérature ottomane primitive prit naissance. «Comme les Arabes pour la science, c'étaient les Persans qui leur fournissaient (aux Ottomans) des modèles pour la poésie, et dont l'imitation passait pour l'unique devoir d'un bel esprit. Avec leur persévérance caractéristique, les Ottomans ont approfondi l'étude de la poésie persane: ils ont accompli des choses remarquables dans l'explication philologique des classiques de la P e r s e . . . On conserva longtemps la langue persane avec la forme de la poésie persane, et Sélim I avait lui-même composé son grand Diwân (receuil de poèmes) en persan. Mais les Ottomans se sont efforcés aussi de reproduire dans leur propre langue tous les genres de la poésie persane.»15 Outre Sélim I, d'autres sultans et des grands-vizirs, poètes eux-mêmes, écrivaient sous des noms d'emprunt. Mehmed II le Conquérant écrivit des ghazâels ou poésies amoureuses. Son grand-vizir Mahmud Pasha, Bayâzid II, ainsi que d'autres poètes lyriques, illustrèrent cette période qui se termine avec le règne de Suleyman I (1550—1566). Sous le gouvernement de ce dernier, l'Empire ottoman, à son apogée, avait atteint un niveau culturel très élevé: développement des sciences et du droit; floraison des œuvres littéraires, en arabe, en persan et en turc; monuments contemporains d'Istanbûl, de Bursa (Brousse), d'Edirna (Andrinople); prospérité des industries de luxe; vie fastueuse de la cour, du grand-vizir et des hauts fonctionnaires; tolérance religieuse; etc. C'est l'époque la plus brillante des Ottomans (p. 75-76). Après le règne de Suleyman I, on peut encore citer les noms de nombreux poètes, mais l'intérêt qui s'attache à leurs œuvres diminue. e.

Prose

«La prose a été longtemps embarrassée par l'abus de l'imitation du style persan; on en était même arrivé à ce point qu'il était élégant et de bon ton " Cl. Huart, op. cit., p. 494. 14 Brockelmann, op. cit., p. 262. 15 Brockelmann, op. cit., p. 266.

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d'accumuler des synonymes arabes et persans de telle sorte que, dans la phrase, il n'y avait plus de turc que le verbe; c'est dire que, pour comprendre un pareil style, il fallait être également versé dans les deux langues classiques dont l'osmanli empruntait les dictionnaires.»16 C'est à Afif Pasha, ministre de Mahmud II (1808-1839), «que l'on doit l'adoption d'un style relativement simple, d'où l'on chercha à exclure tous les mots arabes qui n'étaient pas entrés dans la langue par suite de nécessités scientifiques, et tous les mots persans qui n'étaient pas indispensables à la rhétorique des poètes. Cette rénovation fut continuée par des hommes d'Etat qui étaient en même temps des écrivains;. . . elle trouva un puissant moyen de vulgarisation dans la presse, où les rédacteurs furent obligés de l'adopter sous peine d'être inintelligibles à leurs lecteurs; aussi vit-on, surtout vers la fin du XIXe siècle, la phrase se faire de plus en plus courte, à l'imitation du français, et quelques signes de ponctutation (point, virgule, parenthèses, tiret), adoptés par les typographes, aider la phraséologie ottomane à sortir de sa lourdeur et de sa raideur . . . Uimprimerie a été introduite en Turquie par un renégat hongrois, en 1727 . . . Le journalisme débuta en 1832, par la publication d'un journal officiel, appelé «Takvimi-vékaï» (Table des événements), reproduction du «Moniteur ottoman» qu'avait fondé, l'année précédente, le Français Alexandre Blacque. Le «Djeridéi-havâdis» (Feuille des nouvelles) fut créé en 1843 par un négociant anglais, N. Churchill.. . Le théâtre, établi à Péra par l'Italien Gaetano Mele, sous Mahmoud II, vers 1838, a, par la représentation de pièces italiennes et françaises, vulgarisé le goût des spectacles scéniques et créé une nouvelle branche de la littérature . . . La guerre russo-turque a créé tout un cycle de pièces patriotiques et militaires. Les principales productions de l'opérette parisienne ont été traduites en turc, et ont produit quelques bonnes imitations avec musique orientale.»17

f. La littérature ottomane sous les derniers sultans Sous le règne absolutiste du sultan Abdul Hamid II (1876—1909), la littérature ottomane était presque paralysée par une censure oppressive. La révolution jeune-turque de 1908 permit à une littérature nationale de s'épanouir librement. Après la catastrophe de 1918, qui mit fin à l'Empire ottoman, une vigoureuse renaissance littéraire commença à se manifester sous le régime de la République turque, proclamée en 1923.

" CI. Huart, op. cit., p. 495. Cl. Huart, op. cit., p. 495.

17

LA CIVILISATION OTTOMANE

(XVIe—XIXe)

SIÈCLES

217

4. Art La partie foncièrement turque de l'Empire ottoman, c'est-à-dire la Turquie actuelle, est un pays de vieille civilisation artistique. Toutes les races qui s'installèrent sur son sol y imprimèrent les marques de leur génie. Entre 2000 et 1200 avant notre ère, les Hittites d'Asie Mineure furent de grands constructeurs (II, p. 85). La célèbre ville de Troie est située à l'entrée des Dardanelles, sur la côte asiatique. La Grèce d'Asie (Asie Mineure occidentale) est le berceau de la littérature grecque, et l'Ionie, l'actuelle région de Smyrne, la patrie d'Homère (vers 850 av. J.-C.). C'est chez les Ioniens que commencèrent, avec les poèmes homériques, la poésie, la prose, la philosophie, la science, l'histoire, la physique et l'art grecs. L'art romain, qui succéda à l'art grec en Asie Mineure, a laissé de beaux vestiges. Quant à l'art byzantin, l'Asie Mineure et Istanbûl en sont les lieux d'élection. «Dans l'ensemble des arts de l'Islam, l'art turc apparaît doué d'une très grande personnalité. C'est certainement un art national, art qui se différencie le plus des autres arts du même groupe religieux et culturel.. . L'Anatolie présentait elle-même des caractéristiques géographiques qui devaient imposer à l'architecture des lois nouvelles . . . La Turquie a une géographie très différente des autres pays de l'Islam. Elle ne connaît pour ainsi dire pas le désert de sable . . . C'est un pays de steppes . . . C'est surtout un pays de montagnes au climat dominant de type continental: les hivers y sont longs et rigoureux. C'est, en comparaison des pays arabes, un pays froid. Il y eut donc nécessité pour les Seltchukides d'aménager les types monumentaux classiques de l'Islam. L'art ottoman à ses débuts ne fut autre chose que la prolongation de l'art seltchukide (IV, p. 547—548)... La conquête de plusieurs territoires byzantins non encore islamisés . . . nécessitait la construction de mosquées dans les cités nouvellement ouvertes à la colonisation. Après la prise de Constantinople (1453) et jusqu'à la moitié du XVIIIe siècle, l'art turc s'épanouit et fit preuve d'une très vigoureuse personnalité . . . La capitale, vieille de civilisation byzantine, ne devait pas déchoir. Elle fut luxueuse. La cour était fastueuse et les princes, des mécènes généreux. Tous les artistes de l'Empire affluèrent auprès d'eux, que ce soient des Egyptiens ou des Syriens, qui apportèrent leurs traditions musulmanes, ou des Grecs, habitués à l'ampleur imposante de l'Empire des basileis. Surtout naquit du peuple anatolien lui-même, de la race turque, une quantité étonnante d'artistes à l'activité prodigieuse et aux dons souvent géniaux. Pendant tout le temps de la grandeur ottomane, Istanbul fut un des foyers culturels et artistiques les plus considérables du monde. Après 1750, la décadence commença. Les guerres malheureuses, les dif-

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QUATORZIÈME PÉRIODE: 1 5 1 7 — 1 9 1 8

ficultés du commerce extérieur, toutes les causes de faiblesse que nous avons constatées au point de vue historique eurent leurs répercussions sur l'art. La puissance créatrice ottomane et musulmane fut diminuée. L'influence de l'art européen commença à se faire sentir et les Turcs s'engouèrent de style français . . . Ce fut un art composite, que l'on a souvent mal jugé, mais qui ne manque pas de beauté et de charme . . . Il se présente comme un art à part qui fait une heureuse synthèse de l'art occidental et de l'art oriental (palais, maisons, mosquées, mobilier, etc.)... Pendant le XVIIIe et le XIXe siècle se construisirent à Istanbul les grands palais qui donnent à la ville un de ses aspects actuels: Beylerbey, Dolmabatche, Yildiz Kiosk... C'est une caractéristique de l'art turc d'avoir toujours eu le souci de créer de la belle architecture dans de beaux paysages . . . A Istanbul ce souci apparaît particulièrement: sur les collines de la ville, les mosquées soulignent les accidents du terrain. Elles prennent place comme des pièces de décor . . . Ces mosquées turques, ces «grandes mosquées», font atteindre à l'art ottoman son sommet le plus h a u t . . . On porte un jugement faux en général à dire que la mosquée cathédrale turque est une copie de la cathédrale byzantine (Sainte-Sophie). Nous pensons avoir suffisamment montré que c'en était une adaptation intelligente et vraiment créatrice: la copie généralement abatardit le modèle. Les mosquées turques portent à leur beauté extrême et à leur logique absolue les géniales découvertes des architectes grecs.»18

18

Roux, op. cit., p. 1 7 3 - 1 7 4 , 1 7 8 - 1 8 1 et 182

III. La civilisation de l'Orient arabe sous les Ottomans (XVIe—XIXe siècles)

Nous avons vu que les Turcs, maîtres de l'Asie occidentale, s'iranisèrent en Iran, mais turquisèrent l'Asie Mineure. Dans les provinces arabes de l'Empire, où il n'y avait, comme Turcs, que des fonctionnaires et des troupes, ceux-ci ne cherchèrent guère à turquiser les populations locales, ni à s'arabiser eux-mêmes. Réfractaires à toute assimilation non sémitique (I, p. 106), les peuples arabes, dont les prédécesseurs sémites avaient, sous la domination grécoromaine qui dura près de mille ans, gardé leurs langues et leurs cultures indigènes (II, p. 415—417), conservèrent, sous la domination multiséculaire des Turcs seljûkides, puis des Turcs ottomans, leur langue et leur culture arabes. 1. Période préottomane (Xle—XVle

siècles)

Dès le Xle siècle, la littérature arabe s'est immobilisée (IV, p. 349—350). Sous les Fâtimides, les Seljûkides, les Ayyoubides et les Mamluks (969— 1517), l'Egypte et la Syrie se couvrirent de monuments architecturaux. En revanche, durant ces six siècles, ces mêmes pays, ainsi que l'Irâk, continuellement bouleversés et dévastés par les guerres civiles et les invasions étrangères (Turcs seljûkides, Croisés francs, Kurdes ayyoubides, Mamluks, Mongols, Turcs timourides), connurent une longue période moyenâgeuse. Au XVe siècle, les littérateurs arabes, à l'exception de quelques historiens dont le plus illustre est Ibn Khaldûn, se contentaient d'étudier les œuvres des anciens (IV, p. 548—549). 2. Période ottomane (XVIe—XIXe

siècles)

Sous les Ottomans (1517—1918), la décadence littéraire et scientifique de l'Orient arabe, qui se prolongera en s'aggravant jusqu'au début du XIXe siècle, fut principalement due à la déchéance politique et à la ruine économique des pays de cette contrée. La découverte du Cap de Bonne-Espérance (1498), qui déplaça vers le sud de l'Afrique la route séculaire de l'Inde et de la Chine, ruina les pays

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QUATORZIÈME PÉRIODE:

1517—1918

de l'Orient arabe, au profit de ceux de l'Europe atlantique (IV, p. 539-540). D'autre part, la tyrannie turco-ottomane n'empêcha pas l'anarchie de régner dans les pays arabes. L'exploitation des populations par les agents de la Porte, le despotisme des Pashas, les troubles, les désordres et les révoltes, qui se prolongèrent pendant près de quatre siècles, finirent par avoir raison de la vitalité, de la culture et de la civilisation des populations arabes asservies. L'agriculture était presque abandonnée, le commerce paralysé, les villes et les campagnes dépeuplées. La misère générale, les famines, les épidémies fauchaient les hommes par milliers. L'Egypte, qui comptait sous les Byzantins et les premiers califes près de dix millions d'habitants, n'en avait plus, vers 1800, que deux millions et demi environ. La Syrie, la Palestine et l'Irâk connaissaient le même sort. Seul le Liban, dont les habitants s'étaient en grande partie retranché dans la Montagne, conserva une vie de liberté et de prospérité relatives, grâce auxquelles les Libanais purent développer une certaine vie intellectuelle. Celle-ci deviendra, à partir du début du XIXe siècle, le levain de la renaissance culturelle de l'Orient arabe. Nous en dirons un mot plus loin.

3. La littérature égyptienne au XIXe siècle Maître de la vallée du Nil et vassal du sultan, Mohammed Ali Pasha (1805—1849) fit de l'Egypte un pays prospère et un Etat pratiquement indépendant (p. 140-154). D'origine albanaise, «la couche régnante de Mohammed 'Ali et de sa suite avait souvent plus d'intérêt à la littérature turque qu'à la littérature arabe. Il est significatif que les presses fondées au Caire par le gouvernement imprimaient non seulement les règlements militaires, rédigés en turc, mais encore toute une série d'oeuvres de la littérature classique turque, avant de songer à accorder le même honneur à la littérature arabe. En Syrie (Liban), les Maronites... rivalisèrent d'activité pour restaurer la vieille littérature et pour purifier la langue arabe classique . . . Beaucoup de journalistes (libanais) de talent préférèrent transférer leur champ d'activité en Egypte, surtout que les autorités anglaises y accordèrent une plus grande liberté qu'auparavant... L'intérêt que prit Mouhammed 'Ali à la civilisation européenne a fait naître une volumineuse littérature de traductions; à côté des œuvres scientifiques et techniques, qui étaient d'abord demandées, prirent bientôt place aussi des romans français en grande quantité qui, souvent traduits sans choix, dominèrent fréquemment le goût du public et barrèrent ainsi la

LA CIVILISATION OTTOMANE ( X V I e — X I X e ) SIÈCLES

221

route à l'exercice de l'art national égyptien. Un essai i s o l é . . . fut la traduction de l'Iliade p a r . . . (le Libanais) Soulayman Alboustani, en vers arabes alternants . . . Ce qui dominait en poésie c'était l'imitation des modèles classiques de la période abbasside . . . (Le poète) Ahmed C h e w k i . . . lui aussi est tout à fait l'esclave de la tradition classique . . . Dans le domaine de la poésie narrative,... Jourji Zaydan domina par ses nombreux romans historiques, tirés du passé de l ' I s l a m . . . Zaydan s'efforça en outre de mettre à la portée des Arabes les résultats des recherches européennes sur l'histoire et la sociologie. Le drame, de son côté, ne put se développer en Egypte qu'avec lenteur, parce qu'il y manquait de toute tradition... Dans la presse, qui est richement développée en Egypte, un nouveau style en prose se forma qui servit d'instrument de propagande réussi aux politiciens surgis sous la domination anglaise . . . Mais la vie spirituelle fut et reste toujours encore dominée par l'Islam. Le mérite en revient principalement au Persan Jamal Addîn (Al Afghâni) q u i . . . éveilla dans la jeunesse égyptienne l'espoir de pouvoir se libérer de la prépondérance de l'Europe, à condition de savoir s'approprier la culture matérielle et les méthodes scientifiques d'Occident, pour s'en servir à la défense de l'Islam comme d'une réforme religieuse supérieure . . . Son élève Mouhammed B. 'Abdouh . . . fut en 1899 promu Moufti d'Egypte . . . Il exerça désormais une grande influence sur la réforme de la justice comme sur celle de l'enseignement à la vénérable Université Al 'Azhar. Il fonda le mouvement moderne de l'Islam,... en vue de purifier cette religion de toutes les additions postérieures . . . Ses idées dominent encore aujourd'hui la vie spirituelle de l'Egypte.»19

19

Brockelmann, op. cit., p. 329—331.

H La civilisation persane (XVIe — XIXe siècles)

I. La civilisation persane

Nous avons vu qu'en Iran les dominations successives des Turcs seljûkides, des Mongols gengiskhanides et des Turcs timourides furent une grande époque pour la littérature et l'art persans (IV, p. 546—547). «Si les Turco-Mongols, et spécialement les Timourides, ne surent jamais bâtir en Perse un Etat relativement durable, les Timourides jouèrent un grand rôle dans l'élaboration d'une civilisation perse musulmane,... surtout en matière d'art, par l'introduction de techniques et de thèmes extrême-orientaux»: ornementation, enluminure, art animalier favorisé par la tradition antique, représentations de la nature, etc. Aux Turcs timourides succédèrent, en Iran, les Iraniens safavides, dont l'époque, «la grande époque d'Isfahân, reste l'âge d'or de l'art persan.»

1.

Période

sajavide

(XVIe

et XVIle

siècles)

En 1502, Ismaïl I, fondateur de la dynastie et de l'Empire safavides, élimina la horde turque du Mouton Blanc qui dominait la Perse occidentale et prit le titre de shâh (p. 63-64). Aidé par des tribus chiites belliqueuses, il constitua un vaste Empire iranien, qui s'étendit de l'Irâk au Khorossân (1510). Comme ses lointains prédécesseurs sassânides, il s'appuya sur un véritable nationalisme iranien et fit du chiisme une religion nationale. Sous les Safavides (1502—1736), «la lutte contre les Ottomans, guerre de race et guerre religieuse, duel du Turc et de l'Iranien, lutte du Sunnite et du Shî'ite, continua dès lors, avec alternance de guerres acharnées et de paix qui ne furent que des trêves, jusqu'à la fin de la dynastie»1. En dépit de cet état de guerre presque continuelle, la civilisation persane, dont l'apogée se place à l'époque de Abbas I (1587—1629), continua àbriller d'un vif éclat sous les règnes successifs de Safi, Abbas II et Suleyman (1629—1694), souverains plus ou moins médiocres. «Leur Cour d'Isfahân r e s t a . . . un foyer artistique de premier ordre, notamment en ce qui concerne la peinture.»2 1 2

R. Grousset, Les civilisations de l'Orient, I, p. 318. Grousset, Les civilisations de l'Orient, I, p. 318—320.

226

QUATORZIÈME PÉRIODE:

1517—1918

a. Le régime politique Le régime politique safavide est à base féodale. A la différence du sultan ottoman, chef d'un Etat militaire régnant sur des territoires conquis, le souverain iranien safavide, qui gouverne des populations iraniennes, s'appuie sur des clans féodaux dont les chefs, dotés de petits fiefs en terre, forment l'armée persane. Le pouvoir du shâh est aussi absolu que celui du sultan d'Istanbûl; tout lui est soumis, l'Etat comme les personnes et les biens de ses sujets. Mais cette autorité impériale n'est pas une omnipotence arbitraire imposée par les armes. Elle est subordonnée à l'autorité divine interprétée par les docteurs de la foi, expression mystique du nationalisme persan. Indépendants du pouvoir, ces docteurs, dont plusieurs résident en Irâk, hors du royaume, sont les hauts dignitaires du culte et les arbitres tout-puissants entre le souverain et son peuple. b. Religion La Perse sassânide avait formé son unité politique autour du culte mazdéen renouvelé par le zoroastrisme (III, p. 151-153). La Perse safavide forma la sienne autour de la doctrine islamique chiite (IV, 210—214). Le shâh Ismaïl I, qui conquit la Mésopotamie et l'Irâk, devint le maître des lieux saints du Chiisme, Néjef et Karbala, situés en Irâk. «Le shî'isme était resté depuis huit siècles la religion propre des Persans, leur signe de ralliement contre leurs maîtres arabes ou turcs, tous également sunnites: avec le temps cette distinction religieuse avait pris la valeur d'une distinction de race, si bien que shî'ite, au XVIe siècle, était synonyme de persan. Aussi, dès que les Safavides eurent levé le drapeau du shî'isme, leur cause fut-elle considérée dans toute la Perse comme une cause nationale.»3 c. Langue et écriture Langue. — Le persan, langue nationale de l'Iran moderne et de la majorité de la population en Afghanistan, est issu directement du moyen perse (pahlavi), idiome de l'Empire des Perses sassânides, qui est lui-même, après plusieurs siècles d'évolution, le résultat de la transformation du vieux perse, langue de l'Empire des Perses achéménides (II, p. 305). Enrichi d'emprunts aux dialectes iraniens du Nord, et surtout de très nombreux mots arabes, langue de civilisation de l'ensemble des pays iraniens au Moyen Age et aux temps modernes, «le persan est l'organe d'une ® Grousset, Les civilisations de l'Orient, I, p. 312.

LA CIVILISATION PERSANE

(XVIe—XIXe

SIÈCLES)

227

riche littérature, dont les premiers monuments étendus datent du Xe siècle ap. J.-C.». Ecriture. — L'écriture persane, qui se transcrivait en caractères araméens, utilise, depuis la conquête arabo-islamique, l'alphabet arabe augmenté de quelques signes diacritiques. C'est ce même alphabet que les Turcs ottomans adoptèrent pour transcrire leur propre langue (p. 214). d.

Littérature

«De même qu'au XHIe siècle, la littérature persane, au XlVe et au XVe siècle, se manifeste surtout par les ouvrages historiques et par la poésie . . . (Les historiens) contribuent à maintenir dans la littérature l'inspiration morale qui anima les plus anciens écrivains... D'autre part, un élément nouveau, . . . — le réalisme —, s'introduit dans la poésie.»4 A partir du XVIe siècle, la littérature persane connut encore quelques belles périodes, mais sans jamais atteindre l'éclat qu'elle avait eu dans les siècles précédents. Sous l'influence du Chiisme, on vit se développer, au XVIe siècle, une importante littérature théologique et philosophique et, vers la fin du XVIIIe siècle, un dernier genre littéraire: le drame religieux. «C'est le comte de Gobineau qui, il y a près de cent ans, révéla à l'Europe l'existence, en Perse, d'une vaste littérature dramatique alors en pleine floraison, et dont toutes les productions ont trait à un seul et même événément: la tragédie de Kerbéla.»5 e.

Architecture

Les Safavides furent de grands constructeurs. La mosquée royale (Masjidi Shâh) est le plus beau monument de la renaissance des arts iraniens sous les Safavides. Le marché impérial (Qaisariya), le palais royal, la mosquée du Sadr, le pavillon des «Quarante Colonnes» (Chil-sutûn), l'avenue des «Quatre Jardins» (Tchar-bâgh), sont des monuments superbes. «La beauté des palais safavides ne réside pas seulement dans la pureté de l'œuvre architecturale ou dans l'éblouissement de la décoration, mais aussi dans le charme du cadre.»6 f.

Calligraphie

Les Persans excellent dans la calligraphie et l'enluminure des manuscrits. En adoptant l'alphabet arabe, ils donnèrent à l'écriture une forme plus 4

Massé, La civilisation iranienne, «La littérature persane depuis le XTVe siècle», p. 215-217. 6 Ch. Virolleaud, La civilisation iranienne, «Le théâtre persan», p. 228—229. • Grousset, Les civilisations de l'Orient, I, p. 324.

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QUATORZIÈME PÉRIODE:

1517—1918

élégante et en inventèrent de nouvelles. Les artistes calligraphes passent un temps considérable à étudier la pratique de l'écriture. g. Peinture «Le génie de la Perse s'est, de tout temps, manifesté dans la peinture» (J. Buhot). L'époque safavide voit se développer une peinture nationale libérée des influences chinoises ou occidentales. La peinture tient dans le manuscrit plus de place que la calligraphie. Les personnages sont représentés à une échelle plus grande, au détriment du décor. S'inspirant des anciens miniaturistes khorassanais et transoxianais, une pléiade d'artistes, qui se révèlent des maîtres illustres, apportent une note nouvelle dans la miniature persane. La peinture persane safavide s'est aussi affirmée dans la fresque. «On trouverait ailleurs, en terre d'Islâm, des écoles plus riches . . . L'art persan, lui, garde le privilège d'une continuité que nous avons essayé de mettre en lumière, depuis l'assyro-achéménide jusqu'au séfévide. Mieux encore, par delà les hommes, il se rattache directement au sol natal. Il est inséparable de cette terre de Perse. . . Harmonie profonde de cette terre et de cet art, intime accord qui dépasse les hommes et leur survivra.»7

2. Période postsafavide (XV111e et XIXe siècles) Après la chute des Safavides (1736), la lutte pour l'Empire s'engagea entre les chefs de tribus iraniens et turcomans. En 1786, un chef de tribu turc, Aga Mohammed, se proclama shâh à Téhéran, dont il fit sa capitale, et fonda la dynastie des Kadjâr (1786-1925). a. Vie culturelle. Idées religieuses Au XVIIIe siècle, la civilisation persane n'est déjà plus qu'un pâle reflet de ce qu'elle avait été aux siècles précédents. L'art, à l'exception de celui du tapis, comme la littérature, ne présentent plus guère d'intérêt. Au cours du XIXe siècle, une renaissance poétique se produit; les idées libérales venues d'Occident et les progrès de la science provoquent, aux dernières années de ce siècle, une profonde évolution qui se poursuit actuellement. Créatrice de religions à tendances universelles, la Perse, au cours de sa longue histoire, donna naissance au mazdéisme, au zoroastrisme, au mithraïsme, au manichéisme, au mazdakisme, qui inspirèrent de nombreuses religions étrangères et se propagèrent en dehors des frontières iranien7

Grousset, Les civilisation de l'Orient, I, p. 358.

LA CIVILISATION PERSANE

(XVIe—XIXe

SIÈCLES)

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nés, atteignant l'Extrême-Orient, l'Asie occidentale, l'Afrique et l'Europe (II, p. 339-341; III, p. 195-197, 296-297). Devenue musulmane, la Perse adopta la doctrine islamique chiite, plus conforme à son génie et à ses aspirations nationales (IV, p. 210—211). Au XIXe siècle, la Perse enfanta encore une nouvelle croyance religieuse, le Bâbisme, dont sortit le Béhaïsme. b. Le Bâbisme ou religion du Bâb

Sous la dynastie des Kadjâr, la Perse est un Etat en régression, où l'aristocratie féodale des seigneurs ruraux et la classe sacerdotale des mollahs sont prépondérantes. Les abus de ces derniers et le ritualisme formaliste qu'ils tendaient à donner à l'Islâm favorisèrent les progrès rapides du Bâbisme, ou religion du Bâb. Né à Chirâz en 1820, Mirza Ali Mohammed, dès 1840, se met à prêcher l'observation des règles morales, que les membres du clergé officiel méconnaissaient trop souvent. Voulant substituer à l'Islamisme une religion nouvelle, «il déclarait qu'il était le Bâb, c'est-à-dire la «Porte» (bâb = porte), la porte qui conduit à la connaissance de Dieu, du Dieu des mystiques, sinon du Dieu des théologiens». De là le nom de Bâb sous lequel il sera connu; ses disciples seront les Bâbistes et sa doctrine, le Bâbisme. Grâce à des zélateurs très ardents, le Bâbisme fit de rapides progrès dans tout le pays, en dépit de l'attitude violemment hostile du pouvoir. Les Bâbistes furent partout traqués, massacrés ou déportés par milliers, et le Bâb lui-même, arrêté et incarcéré à Chirâz, fut condamné à mort et exécuté à Tabriz, en 1849. «La religion du Bab se trouve exposée en divers ouvrages, au premier rang desquels figure le Kitab-an-nour, ou «Livre de la Lumière», écrit tout en entier en arabe, étant destiné, dans la pensée du Bab, à remplacer le Coran. Dans cet ouvrage et dans les autres, le Bab est présenté — ou se présente — comme une incarnation de la divinité. Dieu est inaccessible aux hommes; mais il se manifeste, de temps à autre, en certains êtres prédestinés, et il était lui, le Bab, l'un de ces êtres, le dernier en date, le dernier de tous. Désormais l'abstinence et l'austérité seront la règle. Interdiction d'user du vin, du café, de l'opium. Le mariage sera obligatoire; la polygamie abolie, et le divorce très strictement limité. Les femmes sortiront librement, à visage découvert.»8 Après la mort du Bâb, sa doctrine continua de se propager en secret; mais les chefs du mouvement durent se réfugier à l'étranger. 8

Ch. Virolleaud, La civilisation iranienne, «Le Bâbisme», p. 228.

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c. Le Béhaïsme Le plus important des disciples du Bâb, Bahâ Allâh (1817-1892), qui s'était réfugié à Andrinople (Turquie), fonda à son tour le Béhàisme, doctrine inspirée du Bâbisme, mais qui en différait profondément. «Si, en effet, le babisme se rattachait par des liens assez lâches, il est vrai, à l'Islam, Béha-ollah voulait, quant à lui, fonder une religion universelle qu'on appela, de son nom, le béhaïsme. Il ne s'agissait pas d'abolir les croyances déjà établies, mais plutôt de les réunir ou de les confondre en une foi unique, d'où seraient éliminés les dogmes trop rigides et tous les rites accessoires. C'était là, en somme, une morale à tendance mystique plutôt qu'une religion. Le béhaïsme, qui a connu des adeptes en différents pays d'Europe, en Amérique et aux Indes, apportait au monde un idéal, mais un idéal trop élevé sans doute et q u i . . . heurtait les idées courantes et les usages reçus; et c'est pourquoi le béhaïsme, pas plus que le babisme, n'a réussi à se substituer à l'Islam.»9

• Ch. Virolleaud, op. cit., p. 228.

II. Permanences historiques iraniennes

1. Les facteurs physiques Le rôle et la destinée historiques de la Perse ou Iran sont dominés par la configuration et la situation géographiques du pays. Seule l'immuabilité relative de ces facteurs physiques expliquerait la quasi-permanence des caractères nationaux des Persans et celle des grands événements qui jalonnent leur longue histoire (I, p. 33—47). a. Configuration physique de l'Iran L'Iran géographique est constitué par un vaste désert de sable, d'une altitude moyenne de 1.000 mètres et d'une superficie de plus d'un million de kilomètres carrés, qu'entoure un immense système de montagnes dont la hauteur moyenne se situe entre 2.000 et 3.000 mètres. Le contraste entre les montagnes, le plateau central et les plaines et déserts extérieurs a toujours développé, entre ces diverses zones, un rythme ininterrompu de transhumance, un nomadisme qui ne paraît ni constant ni absolu (I, p. 73-74). «Il en résulte une perpétuelle alternative de paix et de batailles civiles, de pactes et de brigandages, la guerre presque permanente entre sédentaires et nomades, et la révolte endémique des uns et des autres contre le chef de tribu qui s'érige en maître de l'empire et s'intitule Roi des Rois, ChahinChâh ... L'histoire politique de l'Iran n'est que l'apparition, la disparition et la résurrection perpétuelle du Roi des Rois, le passage de la tiare à travers les tribus nomades . . . Depuis vingt-cinq siècles que les historiens nous permettent de l'observer, le phénomène est tellement régulier dans sa courbe qu'on pourrait en ramener la notation à une sorte de formule algébrique.«10 C'est ainsi que les Mèdes, les Perses achéménides, les Parthes arsacides, les Perses sassânides, les Tahirides, les Saffarides, les Samanides, les Buïdes, les Safavides, les Kadjâr, les Pahlavi actuels, sans compter les dynasties transitoires ou régionales et les dominations étrangères, soumirent et gouvernèrent successivement la contrée iranienne. Pendant les époques où, envahie par l'étranger, la Perse perdait son in10

Victor Bérard, Révolutions de la Perse, p. 21, 22, 53.

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dépendance politique — sous les Gréco-Macédoniens, les Arabes, les Turcs seljûkides, les Mongols, les Timourides —, elle survivait, comme nation, en conservant son âme et sa mentalité propres en dépit des caractères externes qu'elle empruntait aux envahisseurs, et reprenait, après le recouvrement de sa souveraineté, son individualité et sa personnalité iraniennes. b. Situation

géographique

Isthme enserré entre la mer Caspienne au Nord et le golfe Persique au Sud, le plateau iranien est l'unique route terrestre entre l'Asie continentale, d'une part, le monde méditerranéen, l'Europe et l'Afrique, d'autre part (I, p. 71-74). Grâce à cette position intermédiaire, qui fait de l'Iran «la grande route des peuples», les grands problèmes extérieurs de ce pays ne sont pas moins réguliers dans leur courbe que ceux que détermine le milieu physique intérieur. Depuis plus de vingt-cinq siècles, ces problèmes se posent, d'âge en âge, d'une façon presque périodique. Dès l'aube de son histoire, la Perse fut continuellement soumise, tant à l'Est qu'à l'Ouest, à un double mouvement de flux et de reflux. Il s'agissait, pour elle, d'une part, de se défendre contre les invasions étrangères qui, d'un côté comme de l'autre, cherchaient à s'emparer de l'isthme iranien, et, d'autre part, de s'étendre elle-même vers l'Est et vers l'Ouest, pour contrôler ou posséder, des deux côtés, les divers pays qui sont la continuation de la grande route dont l'Iran constitue le tronçon central et principal: Mésopotamie, Syrie, Asie Mineure, à l'Ouest; Afghanistan, Turkestan, Pakistan, à l'Est.

2. Période

préislamique

Dès son avènement l'Empire iranien des Mèdes annexa l'Assyrie (612 av. J.-C.) et s'étendit en Anatolie jusqu'au fleuve Halys. Le grand Empire des Perses achéménides, qui succéda au précédent, soumit l'Asie Mineure jusqu'à l'Egée (546), l'Est iranien jusqu'à l'Indus (545—539), la Babylonie et la Syrie jusqu'à la Méditerranée (539—538). Cette première grande expansion iranienne vers l'Ouest, qui provoqua la réaction du monde gréco-égéen, donna naissance aux célèbres «Guerres médiques» ou gréco-perses (492—466), à partir desquelles le flux et le reflux iraniens, à l'Ouest, se poursuivirent, presque sans relâche, au cours des siècles ultérieurs. En 330 av. J.-C., Alexandre de Macédoine, qui détruisit l'Empire perse achéménide, fonda sur ses ruines un Empire gréco-macédonien oriental,

LA CIVILISATION PERSANE

(XVIe—XIXe

SIÈCLES)

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allant de la péninsule balkanique jusqu'au bassin de l'Indus. En 249 av. J.-C., les Iraniens parthes arrachèrent aux Gréco-Macédoniens le plateau iranien et y fondèrent un nouvel et puissant Empire, qui barra de nouveau l'Asie à l'Occident. En 129 av. J.-C., l'Empire parthe soumit la Mésopotamie et fixa sa capitale à Ctésiphon, sur le Tigre. Successeurs des Gréco-Macédoniens, les Romains furent amenés, par la force des choses, à s'attaquer à l'obstacle parthe, qui obstruait le passage iranien. De leur côté, les Parthes, qui cherchaient à atteindre la Méditerranée, se heurtaient aux Romains. De là, pendant plusieurs siècles, des conflits et des guerres continuelles qui opposèrent périodiquement Romains puis Gréco-Romains ou Byzantins, d'une part, et Parthes puis Sassânides, de l'autre, jusqu'au moment où, épuisées par ces luttes ruineuses, les deux parties antagonistes furent brisées par un troisième et nouveau partenaire, l'Arabe d'Arabie, qui rejeta les Gréco-Romains en Asie Mineure et effaça l'Empire perse sassânide de la carte politique (640 ap. J.-C.).

3. Période a. Suprématie

arabe, turque,

postislamique

mongole

Sous la domination des Arabes (640—945), les Perses se convertirent à l'Islâm, mais conservèrent leur langue, leurs caractères spécifiques et une tendance au particularisme. C'est ainsi que le Chiisme connut une rapide diffusion en Iran, en attendant d'en devenir l'unique croyance. Et c'est du Khorassân, l'ancienne Parthie, que s'élança la révolte contre le Califat arabe de Damas, révolte qui aboutit à la destruction de la dynastie des califes umayyades et à son remplacement par la dynastie des califes abbâssides, qui firent de Bagdâd la capitale du nouveau Califat (750). Mais le règne des Abbâssides, coiffés dès le début par les Persans, ne fut que nominal en Iran. Dès le IXe siècle, les Iraniens de l'Iran oriental, à l'exemple de leurs lointains prédécesseurs parthes, secouèrent le joug arabe. Sous les dynasties successives des Tahirides (822—873), des Saffarides (873-903) et des Samanides (903-1000), la vieille culture perse renaquit dans le pays. Dans l'Iran occidental ou vieille Perse, les sultans iraniens buïdes, indépendants à leur tour, occupèrent Bagdâd et imposèrent, pendant près d'un siècle (945—1055), leur suzeraineté aux califes abbâsides. A l'invasion arabo-islamique qui, venant de l'Ouest, recouvrit le plateau iranien (640), répondirent, à partir du Xle siècle, de grandes marées humaines qui , déferlant de l'Est asiatique, inondèrent l'Asie occidentale. Les Turcs seljûkides (1055—1220), les Mongols gengjskhanides (1220—

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1387), les Turcs timourides (1387—1502), firent de l'Iran le centre de leurs Empires successifs. b. La dynastie iranienne des Sajavides Submergée, pendant près de quatre siècles et demi (1055—1502), par ces flots est-asiatiques qu'elle avait réussi à iraniser, la Perse émergea de nouveau, à partir de 1502, sous la dynastie iranienne des Safavides (1502— 1736), dont l'avènement correspondait à l'expansion de l'Empire anatolien des Turcs ottomans vers les pays de l'Est. En dépit de son origine asiatique, l'Empire ottoman, qui continuait, sur le plan de la géographie politique, l'Empire byzantin auquel il avait succédé, tenait à détruire la nouvelle puissance persane qui lui barrait, comme autrefois aux Gréco-Romains, la route terrestre vers l'Asie. De son côté, l'Empire persan safavide, successeur lointain des Perses sassânides, cherchait à la fois à supprimer l'obstacle ottoman, qui lui fermait l'accès de l'Ouest, et à repousser les attaques des tribus turques de l'Est: Euzbegs et autres. Aussi, les guerres entre Persans et Ottomans, à l'Ouest, et entre Persans et Turcs, à l'Est, furent-elles presque continuelles, donnant lieu à des péripéties diverses de succès et de revers. En 1514, les Ottomans, vainqueurs à Tchaldirân, en Perse, annexèrent le Kurdistan et la Haute Mésopotamie. En 1517, ils conquirent la Syrie et l'Egypte sur les Mamluks qu'ils venaient de détruire. En 1534, ils envahirent la Perse et occupèrent Bagdâd, qui fut reprise, en 1590, par les Persans. En 1598, ils prirent la Géorgie et envahirent de nouveau la Perse. En 1640, ils reprirent Bagdâd. Pendant que se déroulait ce mouvement de flux et de reflux à l'Ouest, les entreprises et les attaques des tribus turques n'avaient guère cessé à l'Est. En 1715, les Afghans, révoltés contre le shâh Tahmasp II, détruisirent l'armée persane, s'emparèrent d'Ispahan et proclamèrent leur chef Mahmûd comme souverain (1722). Profitant de ces événements, les Ottomans s'emparèrent de Hamadan, d'Erivan, de Tabriz et d'une grande partie de l'Azerbeijan (1724—1725). Rétabli en 1730 par un chef de bande nommé Nadir, d'origine turcomane, Tahmasp II fut renversé en 1736 par ce dernier, qui prit la couronne et le nom de Nadir Shâh. c. L'Iran postsafavide Souverain remarquable, Nadir Shâh (1736—1747), qui récupéra la Mésopotamie sur les Ottomans et les provinces caspiennes sur les Russes, soumit les Afghans et pénétra aux Indes jusqu'à Delhi. Mais il mourut assas-

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siné en 1747, et la lutte pour l'Empire s'engagea entre Turcomans des confins caucasiens et chefs de tribus iraniens. L'un de ces derniers, Karîm Khân (1747—1779), qui rétablit la majeure partie de l'Empire, fixa sa capitale à Chirâz. Après la mort de Karîm Khân, les Turcs reprirent leur revanche; un de leurs chefs de tribu, Aga Mohammed (1786—1797), fondateur de la dynastie des Kadjâr, se proclama shâh à Téhéran, dont il fit sa capitale (1786). En 1795, il s'empara d'Isfahân et de Chirâz, conquit le Khorassân et ravagea la Géorgie. Contre-attaqué par les troupes russes de Catherine II, il fut assassiné alors qu'il se portait à leur rencontre (1797). Sous les successeurs du shâh Agha Mohammed, dont la disparition marqua la fin de la puissance persane, le pays, pendant tout le XIXe siècle, fut livré aux ambitions et aux convoitises des Russes et des Anglais. A partir de 1890, les influences européennes et les concessions qu'elles obtinrent suscitèrent en 1906 une réaction nationaliste, suivie en 1907 d'une révolution qui obligea le shâh Mohammed Ali à promulguer une Constitution (1907). Mais ce mouvement national et libéral ne put s'imposer vis-à-vis de l'étranger. Un accord colonial anglo-russe (1907) partagea la Perse en trois zones: le Nord fut soumis à l'influence de la Russie, le Sud à celle de la Grande Bretagne, et la partie médiane resta ouverte à la pénétration des deux puissances. L'abolition de la Constitution en 1908, jointe à la pénétration étrangère et à la corruption des fonctionnaires, provoqua une insurrestion qui aboutit à la déposition du shâh (1908), au profit d'un enfant de dix ans, Amhed shâh (1908-1925). En 1909, la Burma Oil Company, qui découvrit du pétrole en Iran et ouvrit la raffinerie d'Abadan, céda ses droits à l'Anglo-Persian Oil Company. En 1921, le général Reza Khân dissout le Parlement; disposant de tous les pouvoirs, il se proclama shâh en 1926, sous le nom de Reza Shâh Pahlavi (1926-1941). Le nouveau souverain, fondateur de la dynastie impériale des Pahlavi, entreprit avec autorité de multiples réformes. Il chercha à consolider l'unité de la Perse, qui prit le nom d'Iran à partir de 1935, et mena une politique beaucoup plus indépendante à l'égard des intérêts étrangers. Au cours de la seconde guerre mondiale, en 1941, sous la pression des grandes puissances, Reza Shâh abdiqua au profit de son fils Mohammed Shâh Pahlavi, l'actuel souverain d'Iran. d. Conclusion «La Perse vit toujours: elle a maintenant derrière elle vingt-cinq siècles d'existence. C'est une belle et longue histoire. Je sais bien que l'introduc-

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tion de l'islamisme a transformé les mœurs des habitants, les règles de leur conduite, les bases de leur législation; mais des observateurs profonds, tels que le comte de Gobineau, vous diront que ces modifications sont superficielles et n'ont pas changé l'âme des vieux Perses, qui vit encore chez les Persans de nos jours.»11 Sur le plan extrérieur, l'Iran, grande voie de passage entre l'Est et l'Ouest et riche de son pétrole, est aujourd'hui, comme hier et comme jadis, fortement convoité par les grandes puissances mondiales, orientales et occidentales.

11

Huart et Delaporte, L'Iran antique, Elam et Perse, p. 464.

Avant de parler de l'élaboration des divers groupements géographiques et politiques qui ont succédé à l'Empire ottoman et de leur constitution en Etats indépendants et souverains, nous dirons d'abord un mot dte l'arabisme moderne ou nationalisme arabe, qui a joué un rôle important dans l'histoire politique de l'Orient contemporain.

I. Arabisme et panarabisme modernes ou nationalisme et unité arabes 1. L'arabisme moderne ou nationalisme arabe et les phases de son évolution L'arabisme politique (al 'ourouba), doctrine élastique qui n'a jamais été définie d'une façon précise, est un mouvement nationaliste qui avait pour but, à l'origine, la libération des peuples arabes de la domination ottomane. On ne peut guère rattacher l'origine de ce mouvement, dont la naissance se place vers le milieu du XIXe siècle, à la politique impériale et expansionniste de Mohammed Ali Pasha, maître de l'Egypte, qui avait réussi, pendant une courte période (1831—1840), à délivrer les pays arabes du joug ottoman et à les unifier, sous son autorité, en un grand Etat ou empire arabe (p. 147—154). En effet, le conquérant égyptien ne trouva pas, dans les divers pays arabes qu'il avait soumis (Hidjâz, Palestine, Liban, Syrie), un support populaire à sa politique panarabe. Son œuvre politique n'y créa pas non plus un sentiment national basé sur l'arabisme. Même après l'effondrement de l'empire arabo-égyptien, le sentiment national arabe ne semble guère avoir surgi, comme réaction naturelle, contre la domination ottomane qui s'était rétablie en Syrie et en Arabie. C'est que des siècles de décadence, d'ignorance, de misères et de désordres, avaient annihilé, dans les divers pays de l'Orient arabe, tout sentiment de solidarité nationale, ethnique ou linguistique. Seule subsistait, comme élément de cohésion et d'unité politique et sociale, la communauté religieuse. Or, aux yeux des masses musulmanes du monde arabe de l'époque, Mohammed Ali et son fils Ibrahim, qui n'étaient d'ailleurs ni Arabes ni Egyptiens, étaient des vassaux musulmans révoltés contre leur

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APPENDICE

souverain et imâm légitime, le sultan ottoman, calife du Prophète et chef suprême de l'Islam. Le nationalisme arabe a connu, depuis sa naissance, quatre phases successives d'évolution. Dans la première, qui se place dans la seconde moitié du XIXe siècle, ce mouvement est représenté par la renaissance littéraire arabe qui surgit à cette époque. Pendant la seconde phase (fin du XIXe siècle et début du XXe), le mouvement littéraire arabe donne naissance à un nationalisme politique assez timide, surgi en réaction contre la politique panislamique puis de turquisation, inaugurée dans l'Empire ottoman par les dirigeants turcs. La troisième phase est celle du panarabisme ou de l'unité arabe, qui, né avec la révolte du roi Husayn au Hidjâz pendant la guerre de 1914—1918, se développa, durant quelque temps, après la fin de cette guerre. Enfin, une quatrième et dernière phase, que nous traversons aujourd'hui, est celle où les Etats arabes constitués affirment de plus en plus, comme formations politiques, leurs personnalités distinctes. 2. Le nationalisme

littéraire

arabe

Si, pendant la période ottomane, la lumière du savoir était presque complètement éteinte dans l'Orient arabe, au Liban cependant, grâce à sa semi-indépendance, particulièrement sous le gouvernement de l'émir Fakhreddine II (1585—1635), des écoles élémentaires diffusaient les connaissances du temps, sans dissiper, bien entendu, l'obscurité épaisse qui régnait. Dès les XVIe et XVIIe siècles, l'autonomie dont jouissaient les districts libanais, sous la direction de leurs chefs indigènes, y avaient attiré les missionnaires européens, qui cherchaient à rattacher à l'Eglise de Rome les chrétientés dissidentes dte l'Orient: Melkites, Jacobites, Nestoriens, Arméniens, etc. Ces contacts, les communications avec Rome et la protection accordée aux Chrétiens par les rois de France depuis les Capitulations (1535), contribuent au progrès dès idées. Aux Franciscains, établis depuis les Croisades, vinrent s'adjoindre les Capucins, les Carmes, les Jésuites, les Lazaristes. Des collèges sont fondés, à Rome, pour les Maronites du Liban (vers 1580). Au Liban même, des séminaires sont créés, qui préparent un clergé instruit. Des écoles ouvertes au Liban, à Tripoli, Alep, Damas, développent l'instruction publique. Le plus célèbre de ces établissements est le collège français d'Antoura, au Liban central, qui, fondé par les Jésuites en 1728, passa plus tard aux Lazaristes qui le dirigent encore de nos jours. C'est au XVIIe siècle que les Chrétiens commencent à s'initier aux études arabes, qui leur avaient été fermées par les ordonnances du calife abbasside Mutawakkil (847—861). Leurs œuvres annoncent déjà la renaissance de la littérature arabe. Vers la fin du XVIIe siècle, l'ancien idiome national, l'araméen ou syriaque, qui s'était maintenu dans les villages chrétiens du Liban-Nord, cesse d'y être parlé.

ÉTATS ARABES ET RÉPUBLIQUE TURQUE

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En 1610, une imprimerie est établie dans le couvent maronite de Kozhaya, au Liban-Nord. Un siècle plus tard, deux imprimeries sont installées, l'une à Alep (1707) et l'autre au couvent de Chouéir, au Liban central (1725). En Egypte, la première imprimerie arabe est apportée par l'expédition française de Bonaparte, en 1798. Ce n'est toutefois qu'au XIXe siècle, après l'expédition française en Egypte et l'expansion égyptienne de Mohammed Ali en Syrie et au Liban, que la renaissance littéraire arabe commence à prendre de l'essor. En Egypte, les idées politiques de la Révolution française sont répandues par l'expédition de Bonaparte. Elles seront la semence apportée à cette terre antique, berceau des civilisations historiques, où lèveront bientôt l'esprit et les lumières de l'Occident. Sous Mohammed Ali (1805—1849), des écoles sont fondées et l'instruction est considérablement répandue; des étudiants sont envoyés en Europe. Sous ses successeurs, le niveau intellectuel de la société égyptienne s'est encore élevé. Sous le règne du khédive Ismaïl (1863—1879), l'arabe remplace le turc comme langue officielle; de nouvelles écoles sont créées; plusieurs journaux, revues, livres, apparaissent. Au Liban et en Syrie, le mouvement intellectuel, qui avait commencé dès le XVIe siècle, se développa pendant la courte durée de la domination égyptienne, qui créa des écoles officielles. Aux établissements des Jésuites et d'Antoura s'ajouta, par la suite, celle de la mission américaine de Beyrouth. Ces institutions étrangères préparèrent, dans le pays libano-syrien, des éléments capables de concevoir des idées nationalistes et libérales, qui seront le germe de la moisson future de l'arabisme. Les travaux et les ouvrages des intellectuels libanais, au milieu du XIXe siècle, incitent beaucoup de jeunes à s'intéresser à ce mouvement de renaissance culturelle. Des sociétés littéraires se fondent, dont la plus importante est la «Société des arts et des sciences», créée à Beyrouth en 1847 et dont font partie les grands écrivains libanais Yazigi et Bustani, formés par les missionnaires américains. Immédiatement après surgissent, à Beyrouth, la «Société Orientale» (1850), créée par les Pères Jésuites, et la «Société scientifique de Syrie» (1857). A travers les problèmes littéraires et scientifiques, ces différentes sociétés, où les confessions religieuses sont représentées par leurs intellectuels, s'occupent discrètement de questions politiques. Ce sont surtout les intellectuels chrétiens du Liban et de la Syrie, formés à l'école de l'Europe, qui lancent l'idée nationale arabe, concept d'origine occidentale tiré du principe des nationalités, très répandu en Europe à cette époque et convenant parfaitement aux minorités chrétiennes du monde oriental. En effet, à l'opposé du panislamisme, dont la doctrine aurait creusé, entre les Arabes musulmans et chrétiens, un fossé infranchissable, le panarabisme offre, aux uns et aux autres, un terrain idéal sur lequel ils peuvent se rencontrer et coopérer efficacement à une œuvre et à une union politiques et nationales. Dès le milieu du XIXe siècle, la jeunesse chrétienne de l'Orient appli-

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APPENDICE

que son effort dans le domaine de la langue sacrée du Coran et des lettres arabes, domaine réservé jusqu'alors aux seuls Musulmans. Ce sont surtout des Chrétiens du Liban — les Yazigi, les Bustani, Farès Chidiac, le Père Chéikho, etc. —, qui jalonnent de leurs noms les fastes de la renaissance littéraire arabe. Plusieurs autres, émigrant en Egypte, y fondent la grande presse égyptienne moderne, initiatrice et inspiratrice de toute la presse future des pays arabes. Ce mouvement de renaissance littéraire, déclenché par les Chrétiens du Liban, est exempt de tout particularisme confessionnel et régional. C'est un mouvement purement arabe et laïque, auquel les Musulmans ne tardent pas à participer en s'y taillant une part très belle et d'égale valeur. «Ce qui paraît, cependant, en dehors de toute comparaison, digne d'être souligné, c'est l'effort par lequel les Chrétiens, grâce à l'atmosphère libérale du Mont-Liban et du Caire et à l'emploi des méthodes européennes, réussissent à égaler et parfois à précéder les fidèles du Coran dans le culte efficace de la langue arabe.»1

3.

Début du nationalisme

politique

arabe

Peu à peu et à mesure que les élites intellectuelles augmentaient en nombre, l'action nationaliste arabe passe du terrain des idées et de la culture à celui de la politique. Malheureusement, dans ce domaine, la tendance des Arabes à secouer le joug ottoman s'avérait timide et inefficiente, faute de cohésion, de discipline et de chefs prestigieux et résolus. Car «l'idée arabe», support du nationalisme oriental naissant, est trop vague et trop impersonnelle pour exciter les masses, habituées à ne s'enthousiasmer que pour des personnes incarnant des idées religieuses. Comme aucun Etat arabe n'existait encore véritablement à cette époque, le nationalisme naissant, expurgé du concept religieux et isolé de l'enveloppe corporelle que constitue une patrie géographique, est forcément plus racial, plus idéologique et intellectuel que sentimental et patriotique. En 1875, une société secrète, organisée à l'image de la franc-maçonnerie européenne, est constituée à Beyrouth par des jeunes gens du Collège protestant syrien (future Université américaine). Littéraire au début, son action, passant au domaine politique, se limite au placardage des tracts sur les murs de Beyrouth, appelant les Arabes à la révolte et au renversement du régime hamidien. En 1880, une proclamation affichée nuitamment expose le premier programme politique arabe: octroi de l'autonomie à la Syrie et au Liban; reconnaissance de l'arabe comme langue officielle dans tout le monde arabe; limitation du recrutement des unités militaires aux besoins du service local. Ce mouvement de la société secrète de Beyrouth n'a qu'un résultat superficiel et local et touche peu les profondeurs du monde arabe. 1

P. Rondot, Les Chrétiens d'Orient, p. 116, 117.

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Après la société secrète de Beyrouth, dont l'action s'apaise après 1880, apparaît, en Egypte, un intellectuel musulman d'origine syrienne, Abdul Rahmân Kawakebi, dont l'activité se manifeste dans son livre «Um el Kara» et dans ses articles publiés dans la presse égyptienne. Faisant une distinction entre les peuples musulmans arabes et les peuples musulmans non arabes, Kawakebi veut que le siège du Califat soit à La Mecque et non à Constantinople et que le calife soit un membre du clan arabe des Kurayshites, auquel appartenait le Prophète. Il y a lieu d'observer que ces divers mouvements du réveil arabe, à la fin du XIXe siècle, comme ceux du début du XXe, furent discontinus et sans lien ensemble. En outre, l'idée arabe, dont la conception fut lente, resta toujours en germe. Elaborée suivant les enseignements philosophiques de l'Occident, elle s'adressait à une ambiance qui n'était pas encore mûre pour l'assimiler. Les masses, toujours arriérées et plongées dans une atmosphère de religion, formaient presque l'ensemble du monde arabe. Les élites n'y représentaient toujours qu'une infime minorité, sans influence déterminante. D'autre part, la surveillance et le despotisme ottomans obligeaient ces élites à une action idéologique et secrète. 4. La langue arabe, concept du nationalisme politique arabe Ce sont les restaurateurs de la langue et de la culture arabes, au Liban et en Egypte, qui contribuèrent à faire passer l'arabisme du domaine des idées à celui de la politique. Ce sont eux qui firent de la langue arabe l'expression d'une ferveur nationale. Etes poèmes, composés par les Bustani et les Yazigi, sont des appels enflammés au réveil et au soulèvement des Arabes, sans distinction de confessions religieuses, contre la domination turco-ottomane. Le poème composé par Yazigi commençait per ces mots: «O vous, Arabes, réveillez-vous!» Loin de chercher des précédents dans l'histoire des califats arabes, ni même, plus près, dans celle de Mohammed Ali, qui avait failli reconstruire un empire arabe oriental, les nouveaux apôtres de la renaissance politique arabe cherchent leurs arguments et leurs alliés dans l'Europe contemporaine. A l'exemple des Italiens, des Allemands et d'autres peuples, qui avaient réalisé leur unité politique sur la base de l'idée ethnico-linguistique, le nouveau mouvement arabe cherche à asseoir sa tendance à l'émancipation sur une base identique. Les circonstances particulières du monde arabe de l'époque, qui cherchait à secouer la tutelle turco-ottomane, favorisaient le développement du concept linguistique, comme support national. Ce dernier, on l'a dit, était seul de nature à unifier les différentes communautés religieuses de l'Orient arabe, pour l'édification d'une patrie commune. Un concept religieux, c'est-à-dire islamique, eût certainement écarté les Chrétiens, et même les sectes musulmanes dissidentes, de la communauté nationale. D'autre part, et quoique la religion, chez les masses arabes, prédominait encore

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sur le sentiment national, le concept islamique ne pouvait guère soulever ces dernières et les entraîner, dans un effort commun, en vue de leur émancipation politique. En effet, la politique islamique inaugurée par le sultan ottoman Abdul Hamid, qui était en même temps calife du Prophète, avait profondément gagné l'Islâm arabe, dominé par les chefs religieux. Seul l'arabisme pouvait, à la longue, avoir raison du panislamisme hamidien. Rien ne montre mieux le caractère ethnico-linguistique de l'arabisme et du panarabisme au XXe siècle que le témoignage de l'autorité la plus qualifiée à le faire, le shériff Husayn, descendant du Prophète et seigneur de La Mecque, chef de la révolte arabe et futur roi du Hidjâz. Dans sa lettre du 5 octobre 1915 à Sir Mac Mahon, qui avait contesté à certaines régions syriennes leur caractère purement arabe, le shérif déclare: «Quant aux vilayets d'Alep, de Beyrouth et à la région maritime occidentale, ils sont purement arabes, le musulman ne s'y distingue pas du chrétien, tous deux étant enfants du même auteur.»2 L'arabisme contemporain, qui ne tire pas son origine de l'empire arabe de Mohammed Ali, n'est pas non plus celui des premiers califes. En effet, l'arabisme de ces derniers était essentiellement religieux, avec cette nuance que les califes de Médine étaient aussi musulmans qu'arabes, les Umayyades, plus arabes que musulmans, les Abbâssides et les Fâtimides, uniquement musulmans. Sous tous ces califes, seul le Musulman, arabe ou non arabe, fait partie de la communauté nationale ou islamique, à l'exclusion des non-musulmans, qui appartiennent à la classe des dhimmi «ou protégés». Innovant dans ce domaine, les panarabistes du XXe siècle font de l'élément ethnico-linguistique le principe de la nouvelle nationalité arabe. Sont donc Arabes, en principe, toutes les populations de langue arabe, à quelque religion ou confession qu'elles appartiennent.

5. Le nationalisme politique arabe, réaction contre la politique ottomane de turquisation Le caractère linguistique du nationalisme arabe s'est affirmé plus vigoureusement, au début du XXe siècle, en réaction contre la politique de turquisation, puis de pantouranisme (Yeni Touran — Jeune Touran), inaugurée dans l'Empire ottoman par la révolution des Jeunes-Turcs (1908). Cette politique, qui tendait à combattre les diverses nationalités non turques et à exclure leurs idiomes respectifs au profit du seul idiome turc, provoqua, en Syrie, des aspirations séparatistes et autonomistes, auxquelles le pays n'avait pas jusqu'alors songé. Elle renforça en même temps, dans le monde arabe, les aspirations à la liberté et incita les élites à former de nouvelles sociétés secrètes, à l'exemple des JeunesTurcs eux-mêmes. Cette recrudescence du nationalisme arabe, marquée d'une empreinte antiturque, sera bientôt encouragée et utilisée par la * J. Lugol, Le Panarabisme, p. 195.

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diplomatie britannique, qui l'opposera à la politique pantouranienne des Jeunes-Turcs, qu'appuyait la diplomatie allemande. Aucune activité nationale importante n'est à signaler, dans l'Orient arabe, avant la chute du sultan Abdul Hamid (1908). Toutefois, en 1904, un chrétien palestinien, Négib Azouri, fonde à Paris la «Ligue de la Patrie arabe», qui a pour but de détacher de l'Empire ottoman ses provinces arabes, avec l'aide de la France. Il publie en français, en 1905, un ouvrage, «Le Réveil de la Nation arabe dans l'Asie Turque», qui constitue le premier essai sur l'arabisme, et une revue politique mensuelle, «L'Indépendance arabe» (1907), où il développe ses idées sur l'émancipation de l'Irâk, de la Syrie et de l'Egypte. De 1908 à 1914, l'action nationaliste arabe, sur le plan politique, se développa à l'intérieur de l'Empire ottoman, par les voies secrètes. La chute du régime hamidien et l'avènement des Jeunes-Turcs (1908), furent salués avec enthousiasme par tous les Syriens, sans distinction de confessions religieuses. Les Chrétiens, considérés jusqu'alors comme des citoyens de second plan, les Nosairis, les Chiites, les Druzes, exclus des fonctions publiques, et les Sunnites, écrasés d'impôts et d'avanies, applaudirent à l'avènement du régime nouveau, dont la devise: «liberté, égalité, fraternité», était pleine de belles promesses. Mais après les premières effusions, les Syriens, Musulmans et Chrétiens de toutes sectes, ne tardèrent pas à se convaincre que les Turcs, sous leur forme nouvelle, ne songeaient nullement à sacrifier leur primauté séculaire dans l'Empire. Une loi électorale (1908) eut pratiquement pour effet de maintenir la suprématie de l'élément turc sur les autres et de l'élément musulman sur les chrétiens. En outre, l'emploi du turc fut exclusivement imposé au Parlement ottoman. En réaction, les Libanais et les Syriens fondèrent à Paris, en 1908, une «Ligue ottomane», qui se proposait de propager et de soutenir l'idéal des éléments libéraux de l'Empire. En 1909, «les fonctionnaires, les députés et les écrivains arabes se réunirent à Stamboul, dans un club d'apparence purement littéraire, almountada al adabi, qui put bientôt disposer de succursales en Egypte et en Syrie et s'efforça, notamment chez la jeunesse, d'éveiller un sentiment national arabe. . . Au sein de ce club, quelques hauts fonctionnaires arabes . . . se rassemblaient en comité restreint poursuivant des buts politiques, sous le nom de qahtaniya. C'est ce club qui donna naissance à l'association des officiers du 'ahd, à laquelle se rallia plus tard une section particulière iraqienne, et dont le but s'exprima avec clarté dans son nouveau nom de«a/ thawra al'arabiya», «la révolution arabe». Dans le Liban, qui possédait depuis longtemps une administration autonome presque indépendante de l'influence ottomane, s'était constituée la nahda alloubnaniya, «le réveil libanais», qui demanda l'occupation du pays par la France... Avec elle travaillait le parti réformiste jem'iya al'içlahiya, fondée par les chrétiens de Beyrouth. La plupart de ces sociétés secrètes furent bientôt absorbées dans «la

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société décentralisatrice», lamarkaziya, fondée en Egypte vers la fin de 1912, qui pouvait étendre son réseau sur tous les pays de langue arabe. S'y rallia également «la jeunesse arabe», fatat al'arabiya, fondée en 1911 par les étudiants arabes dé Paris.»3 «Mais la position même de l'avant-garde intellectuelle n'est pas sans nuances, de la part surtout des Libanais. Chez ceux-ci coexiste, avec le désir ardent de porter un message de liberté et de progrès à l'ensemble du monde arabe, le souci du destin de leur petite patrie, sans grandes ressources mais déjà si avancée dans l'ordre culturel et politique. Plusieurs des essais cités ci-dessus attestent la vigueur de ce particularisme.»4 En 1912, une déclaration du Comité jeune-turc, qui rejetait toute revendication tendant à accorder aux vilayets une autonomie politique ou administrative, eut pour résultat de rapprocher Musulmans et Chrétiens et de créer l'entente entre les diverses fractions du peuple syrien, qui surent s'accorder sur un programme commun et sur une action collective. En 1913, un grand congrès arabe, tenu à Paris, réunit les représentants de toutes les sociétés arabes. Son manifeste résume les revendications de ces dernières, dont les plus importantes sont la réduction du service militaire aux besoins du service local et l'introduction de l'arabe comme langue officielle. Il ne s'agit, en somme, que de simples réformes décentralisatrices. Engagés, à cette époque, dans les difficultés balkaniques, les Jeunes Turcs se montrent enclins à faire des concessions. En 1914, la grande guerre éclate. L'Empire ottoman prend le parti des puissances centrales, et les pays arabes trouveront un appui auprès des puissances occidentales, pour s'émanciper du joug ottoman.

6. a.

Pendant

Arabisme

la guerre de

et panarabisme,

de 1914 à

1920

1914—1918

Dès le début de la guerre, l'attention des dirigeants ottomans est attirée sur les provinces arabes de l'Empire, et particulièrement la Syrie et le Liban que leur développement intellectuel, culturel et social mettait en évidence. Aussi, un grand personnage jeune-turc, Jémal Pasha, l'un des triumvirs qui dirigeaient les destinées de l'Empire ottoman, reçoit-il le gouvernement des régions syriennes et de l'Arabie et la direction des opérations militaires dans ces pays. Dès son arrivée à Damas, Jémal commence par abolir l'autonomie du Liban, garantie par les accords internationaux de 1860—1861. Le pays est occupé militairement et un gouverneur turc est nommé par la Porte, sans l'approbation des Austro-Allemands, alliés des Ottomans. Voulant écraser par la terreur le nationalisme syro-libanais, Jémal établit des cours martiales qui envoient à la potence plusieurs chefs et notables 3 4

Brockelmaan, op. cit., p. 398. R. Rondot, op. cit., p. 120.

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syriens et libanais et à la déportation des milliers d'autres. Dès la seconde année de la guerre, la disette, favorisée par l'incurie du gouvernement turc et le blocus maritime des Alliés, provoque, au Liban, une terrible famine qui durera jusqu'à la fin des hostilités. Jointe au typhus, elle dépeuple des districts entiers. b. Le mouvement panarabe du roi Husayn (1916) Comprimé par la terreur en Syrie et au Liban, l'arabisme syro-libanais est relayé par un mouvement panarabe ou d'expansion surgi, au Hidjâz, sous la direction d'un descendant du Prophète, Husayn ibn Ali, shérif de La Mecque, appuyé par la Grande-Bretagne en guerre avec l'Empire ottoman. Nommé en 1908, par les autorités ottomanes, gouverneur de LaMecque, le shérif Husayn avait, dès 1914, engagé des conversations avec les représentants britanniques au Caire. Continuées en 1915, ces négociations aboutirent, en juin 1916, à la révolte (an-nahda) du Hidjâz et au ralliement du shérif, qui s'était fait proclamer roi, au camp des Alliés. Tandis que le nationalisme arabe, en Syrie et au Liban, tendait à l'indépendance de ces pays ou tout au moins à l'octroi d'une organisation administrative décentralisée aux régions syriennes, dont l'arabe serait la langue officielle, le nationalisme arabe élaboré au Hidjâz tend, dès sa naissance, à grouper sous l'autorité de Husayn, non seulement l'Arabie proprement dite, mais encore tous les pays de langue arabe. Revêtant la forme d'une doctrine d'expansion, d'un véritable panarabisme (wihda arabia = unité arabe), comparable au pangermanisme, le nationalisme arabe, après 1915, a pour but d'unir tous les peuples de l'Orient arabe dans un corps d'Etat commun (empire ou confédération), héritier et restaurateur de l'Empire des premiers califes. c. Le panarabisme en Syrie, après la libération (1918) C'est ce nationalisme d'expansion qui surgit brusquement en Syrie lorsque, après la défaite des Turcs (1918), l'émir Faysal, fils du roi Husayn, arrive à Damas, accompagné des armées alliées victorieuses et d'un détachement de combattants arabes. Déçus dans leur rêve d'unité impériale, à la suite du morcellement de l'Orient arabe en groupements géographiques placés sous les tutelles de la France et de la Grande-Bretagne, les panarabistes d'expansion redoublent d'efforts. Leur activité est d'autant plus intense, qu'ils se voient menacés d'une nouvelle hégémonie étrangère, celle de l'Occident, qui veut succéder à la vieille domination ottomane disparue. Mais ce mouvement panarabe ou impérial, provoqué par la crainte d'une hégémonie étrangère, était essentiellement négatif et temporaire. En effet, à mesure que se desserrait l'emprise occidentale, le nationalisme s'apaisait peu à peu, et le panarabisme ou l'unité politique, passant au second plan, se fractionna, à partir de 1920, en plusieurs nationalismes régionaux.

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Comme après l'effondrement de toutes les dominations impériales antérieures, l'Orient arabe, après la ruine de l'Empire ottoman, retourne au morcellement politique et restaure les vieilles «nations géographiques» et historiques, qui avaient été jusqu'alors comprimées. Au concept sentimental arabe et panarabe de l'unité et de l'empire, succèdent désormais, graduellement, les nationalismes syrien, libanais, palestinien, égyptien, irakien, hidjâzien, najdien, yéménite, etc. Ces divers nationalismes régionaux sont les solides supports de leurs Etats ressuscités, successeurs et continuateurs lointains de ceux qui, sous d'autres noms, les avaient respectivement précédés dans le temps et l'espace. Loin de s'affaiblir, ces divers nationalismes locaux ne font que s'affermir avec le temps. De même que l'orientalisme, dans les temps anciens, et l'islamisme, aux époques modernes, avaient fourni aux pays orientaux, prédécesseurs lointains des Etats arabes actuels, des concepts d'unité et de solidarité politiques et sociales, de même l'arabisme, dans l'Orient contemporain, continuera à jouer le même rôle. Nébuleux et sentimental, il plane de haut, à l'exemple d'une force abstraite et lointaine, d'un Imâm caché et invisible mais présent, qui doit réussir un jour à unifier les différents pays arabes et à leur redonner la puissance et la gloire. Ce rôle de protecteur occulte et tutélaire est momentanément tenu par la Ligue des Etats arabes.

7.

Conclusion

L'état d'asservissement commun à tous les peuples arabes, courbés depuis plusieurs siècles sous le joug ottoman, a contribué à faire naître chez eux, au début du X X e siècle, l'idée politique de la communauté et de l'aide mutuelle arabes. L'arabisme et le panarabisme, concepts ethnico-linguistiques, sont le produit, l'expression sentimentale, et non la cause de cette réaction commune. En outre, loin d'être un facteur politique déterminant dans le déroulement des événements proche-orientaux, le panarabisme fut, en réalité, provoqué et porté par eux. Son action fut même assez restreinte, pour ne pas dire inopérante, dans l'évolution des grands événements de l'Orient arabe: libération du joug turc, activité de la Ligue Arabe, etc. Aussi, le panarabisme ne tarda-t-il pas à se diluer dans le nationalisme régional, qui, plus conforme à la nature des choses, a développé des Etats arabes distincts, dont la personnalité et l'individualité s'affirment de plus en plus vigoureusement. Le panarabisme, dont ces Etats continuent à se réclamer bruyamment, n'a pas non plus réussi à empêcher des rivalités profondes qui les opposent les uns aux autres (I, p. 76—83). L'infériorité politique du monde arabe, sur le plan international, n'est pas due à sa division en plusieurs Etats distincts, division commandée par des facteurs géographiques et historiques constants. Cette infériorité est plutôt la conséquence naturelle de l'état économique, intellectuel, social, culturel et politique de l'ensemble des pays arabes. Dans ces divers do-

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maines, le décalage est énorme entre ces pays et ceux de l'Europe occidentale et de l'Amérique du Nord. Dans les conditions générales du monde moderne, la puissance des Etats dépend moins du vaste espace qu'ils occupent ou du nombre respectable de leurs ressortissants, que de leur avance dans les divers domaines de la science, de la culture et du progrès économique. Le vaste Empire ottoman offre, à cet égard, un témoignage éclatant. La Turquie actuelle, héritière directe d'une partie de l'Empire des sultans, est plus puissante que ne l'était celui-ci durant le dernier siècle de son existence. La gloire de l'Empire des premiers califes arabes réside bien plus dans la belle civilisation que ces derniers ont contribué à faire naître, que dans leur œuvre militaire ou politique.

II. Najd et Hidjâz, ou Séoudites et Hashémites, jusqu'en 1918 La Péninsule arabique à la veille de la guerre 1914-1918 En 1914, lorsque la première guerre mondiale éclate, la Péninsule arabique relevait nominalement de l'Empire ottoman. Tandis que les régions de la Syrie, de la Palestine et de la Mésopotamie formaient, à cette époque, des provinces ottomanes — où l'autorité de la Porte n'était d'ailleurs réelle que dans les villes —, l'Arabie proprement dite était partagée entre des souverains, des sultans, des émirs et des sheikhs plus ou moins indépendants. Il y avait, à la périphérie, les imâms du Yémen et d'Asir, les sultans de Mokalla et d'Oman, les sheikhs de Kuweit et de l'île Bahreïn et, au centre, le souverain du Najd. Seules les villes saintes du Hidjâz sentaient plus ou moins fortement l'autorité du sultan ottoman. La domination britannique, installée sur le rocher d'Aden depuis 1839, étendait son influence sur tout le Sud de la Péninsule. Parmi cette multitude de chefs, deux seulement étaient, en 1914, les personnages politiques les plus importants: Abdul Aziz Séoud, roi du Najd et imâm des Wahhabites depuis 1905, et Husayn ibn Ali, shérif de la Mecque depuis 1908. 1. L'émirat du Najd, de 1760 à 1905 a. Avènement des émirs Séoud En 1760, Mohammed Ibn Séoud, sheikh au pays du Najd, adopta la nouvelle doctrine religieuse du Wahhabisme et l'imposa aux tribus de la contrée dont il se proclama émir. Son petit-fils, Séoud (1803—1814) dit le

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maines, le décalage est énorme entre ces pays et ceux de l'Europe occidentale et de l'Amérique du Nord. Dans les conditions générales du monde moderne, la puissance des Etats dépend moins du vaste espace qu'ils occupent ou du nombre respectable de leurs ressortissants, que de leur avance dans les divers domaines de la science, de la culture et du progrès économique. Le vaste Empire ottoman offre, à cet égard, un témoignage éclatant. La Turquie actuelle, héritière directe d'une partie de l'Empire des sultans, est plus puissante que ne l'était celui-ci durant le dernier siècle de son existence. La gloire de l'Empire des premiers califes arabes réside bien plus dans la belle civilisation que ces derniers ont contribué à faire naître, que dans leur œuvre militaire ou politique.

II. Najd et Hidjâz, ou Séoudites et Hashémites, jusqu'en 1918 La Péninsule arabique à la veille de la guerre 1914-1918 En 1914, lorsque la première guerre mondiale éclate, la Péninsule arabique relevait nominalement de l'Empire ottoman. Tandis que les régions de la Syrie, de la Palestine et de la Mésopotamie formaient, à cette époque, des provinces ottomanes — où l'autorité de la Porte n'était d'ailleurs réelle que dans les villes —, l'Arabie proprement dite était partagée entre des souverains, des sultans, des émirs et des sheikhs plus ou moins indépendants. Il y avait, à la périphérie, les imâms du Yémen et d'Asir, les sultans de Mokalla et d'Oman, les sheikhs de Kuweit et de l'île Bahreïn et, au centre, le souverain du Najd. Seules les villes saintes du Hidjâz sentaient plus ou moins fortement l'autorité du sultan ottoman. La domination britannique, installée sur le rocher d'Aden depuis 1839, étendait son influence sur tout le Sud de la Péninsule. Parmi cette multitude de chefs, deux seulement étaient, en 1914, les personnages politiques les plus importants: Abdul Aziz Séoud, roi du Najd et imâm des Wahhabites depuis 1905, et Husayn ibn Ali, shérif de la Mecque depuis 1908. 1. L'émirat du Najd, de 1760 à 1905 a. Avènement des émirs Séoud En 1760, Mohammed Ibn Séoud, sheikh au pays du Najd, adopta la nouvelle doctrine religieuse du Wahhabisme et l'imposa aux tribus de la contrée dont il se proclama émir. Son petit-fils, Séoud (1803—1814) dit le

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Grand, émir du Najd et imâm des Wahhabites, occupa, en 1804, avec le concours de ses tribus fanatisées par la doctrine nouvelle, La Mecque, Médine, le Hidjâz et le Yémen. En 1808, il avait achevé la conquête de la Péninsule arabique, et ses forces, dans le Nord, menaçaient à la fois Damas et Bagdâd. En 1812, les Wahhabites pénétrèrent en Mésopotamie, où ils rasèrent la ville de Karbala; s'emparant ensuite d'Alep, ils poussèrent jusqu'à Damas, dont ils ravagèrent les alentours. En 1813, les troupes égyptiennes de Mohammed Ali, à la demande du sultan, envahirent le Hidjâz et, en 1818, soumirent le Najd et détruisirent sa capitale, Daraya. Quelques années plus tard, une nouvelle révolte wahhabite, déclenchée par l'émir Faysal Séoud, est écrasée. Les troupes de Mohammed Ali envahirent le Najd et soumirent le Hidjâz, le Yémen et l'Asir (1836-1837) (p. 140-142). « L a première vague musulmane, avec Mahomet, Omar et Abou-Bekr, avait abouti à un triomphe. La seconde, avec Abdul-Wahab et Séoud le Grand, se terminait par un désastre. L'Empire wahhabite était fracass é ; . . . l'Arabie retourna à son immobilité première . . . Il n'y eut plus, de nouveau, que le vide et l'éternité du désert.»5 L'émir Faysal, qui s'était fait battre par les Egyptiens en 1837, laissa plusieurs fils, qui redevinrent des émirs sans importance à Ryâd. Leur famille avait été décimée et appauvrie par la défaite et leur autorité politique était contestée. Il ne leur restait d'autre apanage que le titre religieux d'imâm des Wahhabites, porté par leur ainé Abdul Rahmân, et une vieille généalogie qui remontait, par leur mère, aux premiers héros de l'Islâm et dont la noblesse n'était dépassée que par les Hashémites de La Mecque, descendants de Hâshem, parent du Prophète. Tandis qu'Abdul Rahmân, fils de Faysal, héritait de la fonction d'imâm des Wahhabites, ses frères se disputaient le pouvoir et passaient leur temps à se l'arracher l'un à l'autre (1837-1890). b.

Les Rachîd,

mcâtres du Hdil, annexent

le Najd

(1890—1904)

Tandis que, dans le Najd, la famille des Séoud, divisée et appauvrie, tombait dans la décadence, au nord-est de Ryâd, dans la ville de Haïl, centre de ralliement des tribus Chammar, s'était élevée la famille des Rachîd, dont le plus grand représentant, Mohammed Ibn A l Rachîd (1872—1897), avait réussi à grouper les tribus Chammar sous son autorité. Or, une haine séculaire opposait les tribus Chammar à celles du Najd. Profitant des querelles intestines qui avaient affaibli les Wahhabites, encouragé par les Ottomans qui lui fournissaient des subsides et des armes, Rachîd s'empara de Ryâd et annexa le Najd à sa principauté de Haïl (1890). Considérés comme inoffensifs, Abdul Rahmân et les siens furent autorisés à demeurer à Ryâd, qui reçut un Chammar comme gouverneur. Les frères d'Abdul Rahmân furent tués en défendant leur capitale. Mais quelque temps après, Abdul Rahmân, qui fomenta une révolte 6

Benoist-Méchin, Ibn Séoud, p. 89-90.

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contre les Rachîd, fut obligé de s'enfuir de Ryâd. Après avoir longtemps erré dans les déserts du Sud, l'Imam wahhabite, accompagné de son jeune fils Abdul Aziz, âgé de douze ans, et d'une vingtaine de partisans, pénétra dans cette contrée brûlante de l'Arabie, le «Rubh el Khali», la région vide, l'une des plus inhospitalières du globe. C'est là qu'il reçut une invitation de la part de Mohammed, émir de Kuwait, lui offrant l'hospitalité. Dévoué au sultan, Mohammed avait été invité à faire cette démarche par les autorités de Stanbûl qui, mécontentes de Rachîd devenu pratiquement indépendant, voulaient rétablir Abdul Rahmân dans son ancien Emirat, pour le mettre de nouveau aux prises avec son rival. En 1900, l'émir Mobarak, succéda à son frère Mohammed et s'allia secrètement à l'Angleterre, qui commençait à s'intéresser à Kuwait. Cette ville, en effet, était devenue, depuis un an, le point d'aboutissement de la grande voie ferrée, le Berlin-Stanbûl-Bagdâd, dont la construction avait été concédée à l'Allemagne (1899). En 1901, Abdul Aziz, fils d'Abdul Rahmân, qui avait vingt et un ans, reçut de son protecteur et ami Mobarak une trentaine de Bédouins recrutés sur place et autant de chameaux et de vieux fusils, avec lesquels il résolut de reprendre la lutte contre les Rachîd qui occupaient le Najd. c. L'émir Abdul Aziz Séoud reconquiert le Najd (1904) La ville de Ryâd, qu'Abdul Aziz se proposait de reprendre à Rachîd, était fortement tenue par une grosse garnison installée par ce dernier. Pénétrant nuitamment à Ryâd, à la tête d'une vingtaine de partisans fanatisés, Abdul Aziz, usant de ruse et de surprise, réussit à s'introduire dans la citadelle et s'en empare. Le gouverneur est tué et la population de la ville, prenant les armes, massacre la garnison rachidite et fait un accueil enthousiaste au vainqueur (1902). Quelques jours plus tard, Abdul Rahmân, imâm des Wahhabites, rentre dans la capitale du Najd dont il s'était enfui en 1890. Réunissant les Docteurs de la Loi et les Notables, il déclare se démettre de ses fonctions politiques et militaires en faveur de son fils Abdul Aziz, ne conservant que les fonctions religieuses d'Imâm des Wahhabites. A la suite de ce désistement, il remet à son fils et successeur l'épée de son grand-oncle, Séoud le Grand, emblème de l'autorité. Abdul Aziz est émir de Ryâd (1901). En 1904, presque tout le pays du Najd, enlevé à Rachîd, est reconstitué entre ses mains. Inquiets de la puissance grandissante d'Abdul Aziz, que son entente avec l'émir anglophile du Kuwait rendait suspect, les Ottomans, à l'appel de leur ami Rachîd, lancent contre Ryâd des forces puissantes, auxquelles, se joignent les troupes des Chammar. Une violente bataille a lieu au nord de Ryâd (1904). Blessé grièvement au genou, Abdul Aziz continue à combattre et empêche la déroute de ses troupes; mais il est obligé de refluer vers le sud. Eprouvés par les pertes et la chaleur, les ennemis n'osent pas se lancer à sa poursuite (1904).

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APPENDICE

Revenant à la charge quelque temps après, le jeune émir du Najd, qui venait de mobiliser contre ses ennemis la plus grande partie des tribus voisines, reprend l'offensive. La rencontre a lieu au nord de Ryâd, où Turcs et Chammars sont anéantis (1904). Malgré cette victoire, Abdul Aziz, assagi par l'expérience, consent à négocier avec les Turcs. En échange de la reconnaissance de sa souveraineté par le sultan, il accepte l'installation des garnisons turques dans le nord du Najd. Mais celles-ci, continuellement assaillies par des bandes insaisissables qui leur coupaient le ravitaillement et les munitions, ne tardent pas à évacuer la région (1905). Mettant à profit ce départ, l'émir du Najd, dont le prestige et la puissance s'étaient grandement accrues, marche contre son vieil ennemi Rachîd et attaque son camp par surprise. Les Chammar sont écrasés et Rachîd lui-même tué dans le combat (1905). Ses frères, qui se disputeront son héritage, ne constitueront plus un danger pour le Najd. 2. Abdul Aziz Séoud, roi du Najd et imâm des Wahhabites (1905-1928) Après cette victoire, Abdul Aziz est proclamé par son père roi du Najd et Imâm des Wahhabites. Il prend officiellement le nom d'Ibn Séoud (1905). Mais la conquête du Najd n'était, à ses yeux, qu'une première étape. Haranguant ses vétérans, il leur promet de nouveaux combats et de nouvelles victoires, «pour la restauration de la foi, selon la doctrine wahhabite, l'extermination des hérétiques et la conquête de l'Arabie». Pendant que ces événements se déroulaient dans le Najd, les Anglais, installés à Aden depuis 1839, commencent à resserrer leur influence autour de l'Arabie. Après leur intervention, en 1901, auprès de l'émir du Kuwait (Mobarak), ils concluent en 1904, avec ce dernier, une convention par laquelle l'Angleterre reçoit le Protectorat sur Kuwait et le droit d'exercer «la police du Golfe». Dans la même année, la diplomatie britannique, en échange du contrôle du Maroc accordé à la France, consolide sa situation en Egypte et dans la région du canal de Suez (1904). En 1906, elle oblige le sultan à retirer ses troupes du port de Akaba, sur la mer Rouge, à proximité de Suez. En 1906 enfin, un accord, signé avec le tsar, accorde à celui-ci la Perse du Nord, tandis que l'Angleterre se réserve la maîtrise de la Perse du Sud et celle du golfe Persique. a. Conquête de la région de Hasa, sur le golfe Persique (1915) Bloqué dans les sables de l'Arabie centrale, Ibn Séoud avait un besoin absolu de s'ouvrir un débouché sur la mer. Mais, tant à l'Est (golfe Persique) qu'au Sud (mer Rouge), la voie se trouvait fermée, par les Ottomans sur terre et par les Anglais sur mer. Il ne pouvait atteindre son objectif qu'en s'entendant avec les uns ou les autres. Sondés à ce sujet, les Anglais,

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qui désiraient voir les Turcs expulsés du golfe Persique, approuvèrent la proposition du souverain du Najd (1911), à condition que ce dernier ne touchât pas à l'émirat de Kuwait. Pendant ce temps, les Jeunes-Turcs, qui s'étaient emparés du pouvoir à Stanbûl (1908), avaient installé, comme gouverneur à La Mecque, le shérif Husayn Ibn Ali, de la famille du Prophète. L'année suivante, le sultan Abdul Hamid II était déposé et remplacé (1909). En 1911, les Turcs perdaient la Tripolitaine et, en 1912, la guerre balkanique. Profitant de ces événements, qui obligeaient les Turcs à concentrer leurs troupes en Europe, Ibn Séoud, en 1913, conquit la province ottomane de Hasa, région sablonneuse et peu peuplée, qui s'étend le long du golfe Persique, entre Kuwait et l'Oman. Hufuf, capitale de la province, fut enlevée par un coup de main; le gouverneur turc et la garnison, pris au dépourvu, se rendirent au vainqueur qui leur permit de s'embarquer pour Bassorah. Un traité turco-séoudien confirme au roi du Najd la possession des deux territoires de Najd et de Hasa; en retour, Ibn Séoud reconnut la suzeraineté nominale du sultan. Le territoire de Kuwait n'étant pas touché, les Anglais, fidèles à leur promesse, n'intervinrent pas dans le conflit. Le pays désolé de Hasa les intéressait fort peu; les nappes pétrolières que son sous-sol recélait étaient insoupçonnées à cette époque. «Le Hasa, pauvre et désolé en apparence, était en réalité une des régions les plus riches du monde (pétrole). Ces maigres arpents de sable valaient un empire. Mais Ibn Séoud ne le savait pas encore. Les Anglais non plus. Sans quoi les choses se seraient sans doute passées très différemment.»® b. Création de l'armée séoudite des

lkhouans

Maître du Hasa, qui lui assure déjà un débouché sur le golfe Persique, Ibn Séoud songe maintenant à atteindre la mer Rouge, et surtout à se rendre maître des deux villes saintes, Médine et La Mecque, sans lesquelles son royaume resterait sans importance. Cette opération, qui renforcerait son pouvoir religieux, lui permettrait en même temps de réglementer le pèlerinage et d'exercer son contrôle sur toute la vie commerciale de l'Arabie, qu'il se propose déjà d'unifier sous son autorité. Mais la réalisation de ce plan, qui se heurtera à la résistance dies Hashémites de La Mecque et de leurs maîtres turcs, exige des troupes plus disciplinées et mieux organisées que les contingents improvisés que fournissaient les tribus du Najd. Jusqu'alors, l'armée du souverain séoudite est à la dimension du Najd; il lui en faudrait désormais une autre, à la dimension de l'Arabie. Aussi, Ibn Séoud décida-t-il de stabiliser le plus grand nombre possible de ses tribus errantes, en les fixant autour des points d'eau pour cultiver la terre. Pour les amener à consentir à cette transformation révolutionnaire, contraire à leurs traditions, le souverain les y encourage par des dotations 6

Benoist-Méchin, op. cit., p. 174.

254

APPENDICE

et des privilèges, et surtout en donnant à ces colonies agricoles et militaires un caractère religieux. Elles seraient constituées en colonies religieuses, «les Frères» (Al lkhouans), dont les membres seraient liés entre eux par la foi d'un serment. Ces «Frères» ou lkhouans, appelés à lutter, le armes à la main, pour le triomphe de la doctrine wahhabite, formeront, en même temps, l'armée régulière et permanente de la monarchie. c. Accord anglo-séoudite En 1914, la grande guerre éclate et l'Empire ottoman se range aux côtés de l'Allemagne, contre l'Angleterre. Ibn Séoud crut le moment venu pour sauter sur son voisin du Sud, Husayn, et conquérir le Hidjâz et les villes saintes qu'il convoitait. Comprenant qu'avant d'agir il devra s'assurer la neutralité bienveillante des Britanniques, il se met immédiatement en rapport avec eux, par l'intermédiaire d'un certain M. Shakespeare, consul anglais à Kuwait. Celui-ci s'emploie à convaincre Ibn Séoud de renoncer à son projet d'invasion contre le Hidjâz et de marcher vers le Nord, en déclarant la guerre aux Turcs. Pendant que ces pourparlers se poursuivaient, les Turcs, alertés et inquiets, réagissent vigoureusement et promptement. Plusieurs bataillons ottomans envoyés d'Irâk, auxquels se joignent quelques tribus Chammars de Haïl, marchent sur Ryâd. Pris au dépourvu, Ibn Séoud réunit en toute hâte un contingent d'Ikhouans et se porte au-devant des agresseurs. Après une dure bataille, les Turcs se replient vers le Nord. Le consul anglais Shakespeare et son secrétaire, qui assistaient aux opérations, furent encerclés par des cavaliers Chammars et abattus à coups de sabre. Après cet incident, Ibn Séoud, reprenant les conversations interrompues, signe avec M. Cox, successeur de Shakespeare au consulat britannique du Kuwait, une convention politique et militaire. Le roi du Najd se range du côté de l'Angleterre, sans être tenu de participer aux opérations militaires. Il s'engage, en outre, à ne pas attaquer les alliés de l'Angleterre, ni à aider ses ennemis. Cette dernière stipulation a clairement pour objet d'écarter une éventuelle attaque séoudite contre le shérif Husayn. En échange, Ibn Séoud est reconnu comme roi du Najd et Hasa, et souverain indépendant vis-à-vis de l'Empire ottoman. Il reçoit une subvention mensuelle de 5.000 livres sterling-or, ainsi que des armes et une assistance militaire en cas de besoin. Cet arrangement, dont Ibn Séoud était enchanté, lui avait en réalité lié les mains. La satisfaction de ses convoitises sur le Hidjâz doit être reportée à une date ultérieure et indéterminée. Le rôle qu'il avait ambitionné de jouer, en négociant avec les Anglais, comme chef suprême d'une Arabie unifiée sous son sceptre, va être réalisé par son rival abhorré, le shérif de La Mecque, Husayn Ibn Ali. En refusant de déclarer la guerre aux Turcs et de participer aux opérations militaires des Britanniques, il avait laissé passer une occasion favorable, qui ne se présentera qu'un peu plus tard, en 1925.

ÉTATS ARABES ET RÉPUBLIQUE TURQUE

3. Le Hidjâz,

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1908-1916

a. Husayn Ibn Ali, shérif de La Mecque (1908—1916) Depuis 1908, Husayn Ibn Ali, de la famille Hashémite ou Banou Hâshem, à laquelle appartenait le Prophète, est gouverneur de La Mecque, avec le titre de shérif. On donne ce titre, qui signifie «noble», aux personnes dont la généalogie remonte jusqu'à Mahomet. Un autre titre, peu usité, accordé aux descendants du Prophète, est celui de sayyed, «seigneur». Gardien des sanctuaires de l'Islâm, jouissant de prérogatives étendues, le shérif de La Mecque était un des personnages les plus importants du monde islamique. Depuis la conquête ottomane, La Mecque, capitale de la province, était gouvernée par un shérif de la progéniture de Mahomet, nommé par le sultan. Les Ottomans faisaient alterner les fonctions de shérif de La Mecque entre deux familles arabes rivales: les Aoun et les Banou Hâshem. Le shérif Haidar pacha, qui sera nommé à cette fonction après la révolte de Husayn contre le sultan (1916), appartient à la famille des Aoun. Il ne rejoindra d'ailleurs jamais son poste. Avant sa nomination à La Mecque, Husayn vivait depuis 1893 à Constantinople. Le sultan Abdul Hamid, qui l'avait attiré dans la capitale, l'y retenait avec sa famille, presque en captivité. Après la chute du régime hamidien, Husayn est installé par les Jeunes-Turcs comme shérif de La Mecque (1908). Ses fils, grandis à Constantinople, sont des personnages importants dans l'Empire: Ali est pasha; Abdallah, vice-président du Parlement ottoman; Faysal, député de Djedda à ce même Parlement. Mais Husayn, devenu gouverneur de La Mecque, aspirait à l'indépendance et à la restauration des anciennes gloires arabes. Les visées panarabes de Husayn et d'Ibn Séoud étaient aussi différentes que leurs caractères. Plus cultivés que le souverain séoudite et plus mêlés au monde extérieur, Husayn et ses fils aspiraient à un vaste empire ou confédération d'Etats arabes, englobant l'Arabie, la Syrie, l'Irâk. Plus réaliste, identifié à l'Arabie intérieure austère et forte, Ibn Séoud considérait ce programme comme chimérique, en même temps que nuisible pour l'Arabie proprement dite. «Deux fois, au cours de l'Histoire, les Bédouins d'Arabie centrale avaient fait irruption dans le bassin méditerranéen. La première fois, sous AbouBekr et Omar, l'opération avait réussi et les légions islamiques avaient conquis un empire. La deuxième fois, sous Séoud le Grand et Abdallah, l'opération avait échoué, et elle avait attiré l'ennemi jusqu'au cœur de la péninsule. Mais chaque fois — que l'entreprise ait abouti à un triomphe ou à un désastre — elle avait représenté une trahison envers l'Arabie. . . Que ce fût au Vile ou au XIXe siècles, le peuple arabe était sorti de ces aventures exsangue, épuisé et plus pauvre qu'auparavant... Ibn Séoud se refusait à commettre la même erreur que ses devanciers . . .

256

APPENDICE

Son but consistait à arracher l'Arabie à son particularisme féodal, à remembrer son territoire, à mettre un terme à son anarchie, bref à lui rendre son unité.»7 b.

Négociations

et accords

anglo-hashémites

(1914—1916)

Dès 1914, Abdallah, fils du shérif Husayn, avait commencé des conversations avec les autorités britanniques du Caire, pour les sonder en vue d'une insurrection arabe. Mais la proclamation de la guerre sainte (Djihâd) par le sultan, après l'entrée en guerre die la Turquie contre l'Angleterre et ses alliés, rendit la situation du shérif singulièrement délicate. Tout en soutenant apparemment la guerre sainte, sans consentir à la consacrer par une proclamation officielle émanant des lieux saints, Husayn restait en relations avec les Britanniques et en contact avec Ibn Séoud et l'Imam du Yémén, qui avaient adopté, eux aussi, une attitude antiturque. En 1915, l'émir Faysal, fils du shérif, vint à Damas pour rencontrer Jémal pacha, commandant en chef de l'armée ottomane en Syrie. Il profita de son séjour dans cette ville pour se mettre en contact avec les leaders des sociétés secrètes arabes, Al-Fatât et Al-Ahd. Le programme de ces dernières tendait à la création d'un grand empire arabe, englobant, dans ses limites, l'Arabie, la Syrie géographique et la Mésopotamie. Cet empire conclurait une alliance avec la Grande-Bretagne, qui y bénéficierait de privilèges économiques. A son retour, Faysal communiqua ce programme à son père; transmises aux autorités britanniques du Caire, ces revendications arabes furent jugées excessives. Le 14 juillet 1915, le shérif Husayn, par une lettre à Sir H. Mac Mahon, Haut-Commissaire britannique en Egypte, proposa à ce dernier l'approbation du programme élaboré à Damas, en y ajoutant la question du califat, qui devrait revenir à un shérif Hashémite. Mac Mahon y répondit en termes évasifs. Revenant à la charge deux mois après, Husayn reçut de Mac Mahon une seconde lettre, datée du 24 octobre 1915, qui constitue le document historique sur lequel les Arabes fondent, depuis 1915, leurs revendications politiques. Voici les passages essentiels de la note britannique: «Les districts de Mersine et d'Alexandrette, ainsi que toute la partie de le Syrie s'étendant à l'Ouest des districts de Damas, Homs, Hama et Alep, ne peuvent être considérés comme étant purement arabes et doivent être écartés de la délimitation projetée des territoires en cause. Sous réserve de cette modification et sans préjudice pour les traités signés entre nous et certains chefs arabes, nous acceptions la délimitation proposée. Quant aux territoires compris dans les frontières en question, et où la Grande-Bretagne est libre d'agir sans préjudice aucun pour les intérêts de la France, son alliée, je suis autorisé à vous donner... les garanties ci-après: I — Sous réserve des modifications spécifiées plus haut, la Grande-Bretagne est disposée à reconnaître et à appuyer l'indépendance des Arabes 7

Benoist-Méchin, op. cit., p. 176.

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habitant les territoires compris entre les frontières proposées par le Chérif de la Mecque . . . IV. Il est entendu que les Arabes ont déjà accepté de ne rechercher que l'assistance exclusive de la Grande-Bretagne.»8 En ce qui concerne les deux vilayets de Bagdâd et de Basra, une administration spéciale y sera organisée, en raison de la situation particulière de la GrandeBretagne dans cette contrée. Enfin, les Britanniques aideront, de leurs conseils et de leur assistance, l'établissement des futurs gouvernements arabes, dans les diverses régions en cause. Husayn, qui rêvait d'une restauration de l'Empire arabe des premiers califes, accueillit sans grand enthousiasme le document britannique, qui lui offrait un Etat moins vaste et grevé de servitudes. Moins réaliste que la cour séoudite, celle de La Mecque, impatiente et nerveuse, semblait ignorer que la création des Etats, et plus particulièrement des empires, s'obtient par des succès militaires et des sacrifices, plutôt que par des négociations. Malheureusement, le nationalisme arabe naissant ignorait ces vérités premières. Tout en continuant à échanger des lettres avec Mac Mahon, Husayn, craignant les Turcs, ne se décidait toujours pas à lever l'étendard de la révolte. La dernière lettre de Mac Mahon, datée du 30 janvier 1916, clôturait les négociations avec le shérif. Comme celles qui l'ont précédée, elle n'ajoutait rien d'essentiel au contenu du document du 24 octobre 1915. c. Accord anglo-français, dit Sykes-Picot

(1916)

Pendant que les messages s'échangeaient entre Le Caire et La Mecque et que Husayn, grâce à son argumentation théorique, attendait des Anglais, qui n'étaient pas seuls en cause, la promesse d'aider les Arabes à créer un vaste et nouvel empire, l'Angleterre, la France et la Russie, qui, depuis deux ans, luttaient sur les champs de bataille, s'entendaient, de leur côté, pour se partager les dépouilles futures de l'Empire ottoman. Les conversations à ce sujet avaient commencé dès 1915 et se terminèrent, en avril 1916, par un accord secret conforme à leurs intérêts respectifs, et connu sous le nom d'«accord Sykes-Picot». Par cet accord, l'Orient arabe est divisé en zones d'influence réparties comme suit: 1) La France et la Grande-Bretagne se promettent de «reconnaître et appuyer l'établissement d'un Etat arabe ou d'une confédération d'Etats arabes placés sous la souveraineté d'un chef arabe et situés dans deux zones d'influence — française et anglaise — nettement délimitées. Chacune des deux puissances aura dans sa zone des conseillers et des fonctionnaires, qui seront au service de l'Etat arabe. 2) Chacune des deux puissances établira, dans sa zone propre, telle administration directe ou indirecte qui lui semblera nécessaire, après accord avec l'Etat arabe». Les deux zones d'influence en question sont la Syrie, attribuée à la France, et l'Irâk, à la Grande-Bretagne. Quant à la Palestine, que la France 8

Cité par L. Lugol, Le Panarabisme, p. 193, 194.

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revendiquait comme faisant partie de la Syrie géographique, une administration internationale en assumera le gouvernement. Depuis la chaude alerte de l'attaque germano-turque contre le canal de Suez, les Anglais s'étaient aperçus que la Palestine constituait pour l'Egypte une zone de protection. Ce revirement apparent de la politique britannique s'explique par le fait que les accords politiques, qui sont le résultat de circonstances actuelles, sont souvent modifiés ou même annulés par de nouveaux événements qui les dépassent. L'idée d'un grand empire arabe sous tutelle britannique, caressée, au début, par le Foreign Office, apparaît en 1916, comme difficilement réalisable. La diplomatie britannique doit maintenant compter avec la France alliée, dont l'amitié lui est précieuse, en Europe, pour le présent et l'avenir. D'autre part, un autre élément commençait à jeter son poids dans la balance: le gouvernement anglais commençait à s'apercevoir qu'il ne pourrait disposer indéfiniment de la puissance formidable qu'il détenait alors et qui lui permettrait d'organiser et de défendre un vaste empire arabe qui servirait de trait d'union entre la Méditerranée orientale et les Indes. «Cela eût exigé des armées immenses, coûté des sommes fabuleuses et nécessité sans doute l'instauration de la conscription» (Benoist-Méchin), qui répugnait à la nation britannique. Quant à gouverner cet empire arabe par des souverains indigènes, qui l'administreraient pour le compte de la Grande-Bretagne, comme le préconisait Lawrence, cette solution ne paraissait pas, non plus, réalisable. Outre l'opposition de la France, qui se cramponnait à ses intérêts et à ses traditions en Syrie, la diplomatie britannique ne savait pas si les Arabes, après plusieurs siècles de domination, seraient aptes à gouverner et à défendre des territoires disparates et d'une importance politique, économique et stratégique considérable. Les Turcs, qui avaient un riche passé militaire et impérial, s'étaient révélés au-dessous de cette tâche. Aussi, renonçant à l'empire arabe, Anglais et Français, par l'accord Sykes-Picot, ne cherchentils qu'à égaliser leurs parts respectives dans la répartition des provinces arabes de l'Empire ottoman. 4. Husayn, roi du Hidjâz indépendant (1916—1925). Rivalités et conflits avec le roi du Najd a. Révolte et indépendance du Hidjâz (1916) Deux mois après la conclusion de l'accord Sykes-Picot, qui demeurait secret, Husayn, qui ne se décidait pas à rompre avec Stanbûl, est pressé de se déclarer. L'évolution des opérations militaires en Proche-Orient avait fait du shérif de La Mecque une pièce maîtresse sur l'échiquier oriental. Les Britanniques, qui avaient repoussé en 1915 et 1916 une double attaque turco-allemande sur le canal de Suez, avaient mis sur pied une nou-

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velle offensive, qui, par l'isthme de Suez et la Palestine, devait les mener jusqu'à Damas. Avant de s'engager dans cette entreprise délicate, les Anglais, qui dominaient la Méditerranée à l'Ouest, voulaient également tenir la mer Rouge à l'Est, pour protéger, de ce côté, leur corps expéditionnaire de Palestine, dont le flanc droit était menacé par les garnisons turques stationnées dans le Hidjâz. Cherchant à profiter de l'occasion, Ibn Séoud, roi du Najd, offrit aux Anglais de foncer sur le Hidjâz et d'en chasser, à la fois, les Turcs et leur homme-lige Husayn. Pour amener Husayn à lever le masque en passant ouvertement dans leur camp, les Britanniques qui, par la lettre de Mac Mahon, avaient promis au shérif de La Mecque la constitution d'une Confédération arabe, s'engagent à reconnaître sa souveraineté sur le Hidjâz et à lui verser une subvention de 20.000 sterling-or. Ils lui font valoir, en outre, qu'à son défaut leur «allié» Ibn Séoud, roi du Najd, était disposé à déclarer la guerre aux Ottomans, si on le laissait envahir le Hidjâz. En réalité, ce furent les événements qui contraignirent Husayn à la décision suprême. Les Ottomans avaient eu connaissance des négociations qui traînaient entre La Mecque et Le Caire. Pour y mettre rapidement fin, ils s'étaient hâtés d'envoyer un détachement de 3.500 hommes, commandés par des Allemands, qui renforcèrent la garnison turque de Médine. Si, comme il était à prévoir, cette force poussait jusqu'à La Mecque, tout espoir de soulèvement était supprimé. «Husayn dut donc brusquement se décider, alors que rien n'était encore «préparé» (Brémond). Le 6 juin 1916, le shérif Husayn proclame la révolte à La Mecque et l'indépendance du Hidjâz. Par une proclamation du 26 juin, il invite les chefs arabes à se joindre à lui pour réaliser l'indépendance du monde arabe. Allié des Anglais, le chef de la révolte reçoit, de ces derniers, des armes, des munitions et de l'or, ainsi que des officiers, dont l'un d'eux sera le célèbre colonel Lawrence. En même temps, une mission diplomatique anglaise est envoyée à Ryâd, pour inciter le roi du Najd à passer à la belligérance. L'un des chefs de cette mission sera le célèbre St. JohnPhilby, qui, converti à l'Islam, sera le confident et le conseiller d'Ibn Séoud. Quelques jours après la proclamation de la révolte, Djedda est prise, après un vif bombardement par les croiseurs anglais, ainsi que la ville de Tayef. Mais la ville de Médine, où s'était retranché le corps germano-turc, repousse l'attaque des Arabes. Le 2 novembre 1916, une assemblée de chefs religieux et de notabilités arabes acclame Husayn comme «roi des Arabes». Mais les Alliés ne lui reconnaissent que le titre de «roi du Hidjâz» (1917). L'intervention de Husayn eut pour effet de modifier la situation stratégique en Arabie. Au lieu d'un pays ennemi, qui dominait la mer Rouge et menaçait le flanc droit de l'armée anglaise du Sinaï, le Hidjâz, évacué des garnisons turques, devenait un pays ami et allié. Mais la ville de Médine, qui repoussera tous les assauts arabes, menaçait encore le pays libéré. Une

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contre-offensive ottomane faillit même renverser le nouvel édifice hashémite. Mais les Alliés s'empressèrent d'envoyer aux Arabes des fusils, des canons, des munitions, des officiers, des caisses pleines d'or, qui leur permirent d'augmenter l'effectif et l'armement de leurs troupes. Malgré cet appui, la ville de Médine ne se rendra qu'après la fin de la guerre (1919). Bloquant Médine et remontant vers le Nord, les forces de Husayn, conduites par l'émir Faysal et le colonel Lawrence, s'emparent d'Akaba, dans le fond nord-est de la mer Rouge. C'est là que Faysal et Lawrence constituent le noyau de l'armée arabe, qui, formée d'éléments venus des autres pays arabes, établit sa jonction avec l'armée britannique dans la presqu'île de Sinaï. Cette dernière, venue d'Egypte, et l'armée britannique qui remontait le Tigre vers Bagdâd, devaient faire leur jonction aux environs d'Alep et marcher ensemble sur Constantinople. b. Déceptions arabes: divulgation de l'accord Sykes-Picot et déclaration Balfour (1917) La divulgation, en 1917, de l'accord secret Sykes-Picot (1916), provoqua chez les nationalistes arabes une profonde déception, qui pèsera sur l'évolution ultérieure des relations entre le monde arabe, particulièrement le roi Husayn, et les Anglo-Français. Les dispositions de l'accord étaient en contradiction avec les promesses faites à Husayn par la correspondance de Mac Mahon, notamment la lettre du 24 octobre 1915. Ce mécontentement fut encore aggravé par la célébré déclaration Balfour, du 2 novembre 1917, par laquelle le gouvernement britannique promettait d'accueillir «avec complaisance l'établissement en Palestine d'une patrie nationale pour le peuple juif et de s'employer à faciliter la réalisation de cette idée». Par cette déclaration, qui ébranla les dirigeants arabes, le problème sioniste était posé; il se révélait, dès sa naissance, insoluble. Bien que les droits politiques et religieux des Arabes de Palestine fussent respectés, les nationalistes arabes n'étaient pas satisfaits. c. Conflit entre Hashémites et Séoudites Au printemps de 1918, la ville de Kurma, marché important qui relevait du Hidjâz, se convertit au wahhabisme et se plaça sous la protection d'Ibn Séoud. Des troupes hashémites reprirent la ville et massacrèrent une partie des habitants. Furieux et indigné, le roi du Najd voulut venger les Wahhabites de Kurma, qui s'étaient spontanément donnés à lui. Mais le major Philby, qui jouait auprès de lui le même rôle que Lawrence auprès des Hashémites, l'en dissuada, en lui rappelant que ces derniers étaient les alliés de la Grande-Bretagne. Pour détourner Ibn Séoud d'une opération contre le Hidjâz, Philby lui suggéra de marcher plutôt sur Damas ou sur la province de Ha'fl, où les Turcs venaient d'installer un Rachîd, neveu de l'ancien Rachîd, ennemi héréditaire des Séoud. Mais le roi du Najd hésitait. Il ne parvenait pas à comprendre pourquoi les Anglais, qui l'empêchaient de régler son compte

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à Husayn, ne faisaient rien pour arranger les choses entre les deux souverains arabes. d. La politique anglaise en Arabie Pour bien comprendre la politique britannique dans l'Orient arabe, à cette époque, politique accusée de duplicité et de perfidie, on doit l'étudier à la lumière des faits que l'on n'a su qu'après la fin de la guerre. «Le major St. John Philby, qui soutenait Ibn Séoud, appartenait à Ylndia Office, de Bombay, qui dépendait du gouvernement des Indes. Le colonel Lawrence, qui soutenait Hussein, était attaché à VArabia Office, du Caire, qui relevait du Foreign Office de Londres. Les deux bureaux suivaient une politique indépendante l'une de l'autre. Leur action n'était pas seulement différente: elle était souvent contradictoire. Les préoccupations de Ylndia Office gravitaient autour de la Mésopotamie et de la route terrestre des Indes. C'est pourquoi ses dirigeants cherchaient à se concilier les potentats riverains du Golfe Persique... Les chefs de l'Arabia Office, eux, se préoccupaient avant tout de Suez, d'Aden et de la route maritime des Indes. C'est pourquoi ils cherchaient à étendre leur influence sur les princesriverainsde la Mer Rouge. Avec le temps, les politiques suivies par les deux services anglais étaient devenues antagonistes, dans la mesure où leurs intérêts étaient liés aux prétentions inconciliables de deux dynasties rivales . . . Et comme il arrive souvent dans les circonstances de ce genre, les services rivaux avaient fini par épouser les querelles de leurs protégés respectifs . . . Tandis que les rapports s'envenimaient entre Hussein et Ibn Séoud, une hostilité grandissante dressait Lawrence contre Philby.»9 e. Conquête de Hail par Ibn Séoud (1918) Une seconde révolte des Wahhabites de Kurma, qui font de nouveau appel à Ibn Séoud, rend encore plus critique la situation de celui-ci dans le Najd exacerbé. D'autre part, son ennemi Rachîd, qui venait de passer dans le camp des Anglais, s'apprête à marcher contre Ryâd, encouragé par Husayn qui lui avait fourni des armes. Trouvant dans cette menace un prétexte pour ne pas répondre à l'appel des habitants de Kurma, en même temps qu'un dérivatif à son ardeur guerrière, le roi du Najd, à la tête de ses Ikhouans, pénètre dans la province de Haïl qu'il conquiert avec la rapidité de l'éclair. Rachîd s'enfuit en Irak. Le territoire séoudite est augmenté d'un tiers. A son retour à Ryâd, Ibn Séoud est proclamé, dans la mosquée, «Sultan du Najd et de toutes ses dépendances» (1918). f. Hashémites et Séoudites en viennent aux mains (1918) En juin 1918, une troisième révolte éclate à Kurma. Une forte armée hashémite, commandée par l'émir Abdallah, marche sur la ville avec ordre 9

Benoist-Méchin, op. cit., p. 208, 210.

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d'exterminer les rebelles. Ibn Séoud, qui ne pouvait plus se dérober, s'apprête, lui aussi, à aider ses coreligionnaires. Mais les Anglais, excédés par cette querelle ridicule qui occupait les efforts des deux souverains arabes à cette époque critique de la guerre, invitent Ibn Séoud au Caire, où ils lui intiment l'ordre d'abandonner Kurma au roi du Hidjâz. Blessé à vif, le roi du Najd rentre à Ryâd, décidé à ne pas tenir compte de l'ultimatum britannique. Tandis que les forces hashémites bivouaquaient aux environs de Kurma, un contingent de volontaires séoudites, marchant la nuit, pénètre à l'improviste dans leur camp et s'y livre à un véritable carnage. L'armée d'Abdallah est détruite et l'émir lui-même n'a que le temps de s'enfuir (1918). La route de La Mecque est ouverte devant Ibn Séoud. Tandis qu'il s'apprêtait à s'y engager, un ultimatum anglais le force à reprendre, avec ses troupes, le chemin de Ryâd. En 1919, Ibn Séoud reprend brusquement la guerre contre Husayn et fait occuper Jauf, en territoire transjordanien. Il compte monnayer l'évacuation de cette ville contre son admission dans la confédération arabe que les Hashémites et les Anglais se proposaient d'édifier. Cette fois encore, ces derniers interviennent et tirent leur protégé d'embarras. Les troupes séoudites sont exterminées par les avions et les automitrailleuses britanniques et Ibn Séoud obligé d'évacuer Jauf (1919). Frustré de cette conquête, Ibn Séoud, impuissant, s'enferme dans son royaume d'Arabie centrale. A l'Empire ottoman disparu, qui encerclait son territoire, succède maintenant l'Empire britannique, qui axe toute sa politique arabe sur les Hashémites, rivaux des Séoudites. Le lion du désert, qui rumine sa vengeance, saura attendre son heure.

5. Ibn Séoud, roi d'Arabie Séoudite (1928) Depuis 1922, la situation politique est profondément modifiée dans le Proche-Orient. La puissance anglaise y est fortement diminuée, à la suite du retrait progressif des troupes britanniques. L'étoile de Lawrence pâlissait à Londres, celle de Husayn déclinait au Hidjâz, et la Confédération arabe avait échoué. En 1924, Husayn, profitant de l'abolition du califat par l'Assemblée nationale turque d'Ankara, se proclame lui-même calife, provoquant, par cet acte, une réaction hostile dans toute l'Arabie. Entretemps, il s'était, grâce à ses agissements, brouillé avec les Anglais. L'heure d'Ibn Séoud, qui observait ces événements, avait sonné. a. Ibn Séoud occupe le Hidjâz (1925) En 1925, Ibn Séoud, profitant de la situation, marche sur La Mecque à la tête des Ikhwans. Par esprit d'avarice, Husayn, qui comptait sur les Anglais pour protéger son trône, n'avait pas réorganisé son armée depuis

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la dernière défaite essuyée par Abdallah. Des formations hidjaziennes, rassemblées hâtivement à Taïf, sont écrasées par les Ikhwans qui continuent leur marche. Abandonné par tout le monde, conspué par la populace mecquoise, Husayn abdique en faveur de son fils Ali et s'embarque pour Suez, puis pour Chypre (1925). Ayant vainement réclamé des secours à Londres, le nouveau roi Ali se retire à Djedda, où il se barricade. Constatant avec joie que les Anglais étaient, cette fois, indifférents à ce conflit, Ibn Séoud et ses Ikhwans entrent triomphalement à La Mecque. Il n'y eut ni exaction, ni pillage, et aucun Mecquois ne fut molesté. Mais les mosquées furent débarrassées de leur décoration et de leurs ornements et rétablies dans leur sobriété primitive. Acceptant le fait accompli, les Anglais, qui s'étaient empressés d'occuper Akaba, se contentent de demander au vainqueur l'évacuation de la région de Wadi Sirhan, que les Séoudites venaient d'occuper. Ce territoire, qui s'enfonçait entre la Transjordanie et l'Irak, séparait ces deux pays anglo-hashémites, rapprochait les Séoudites de la Méditerranée et empêchait la construction du pipe-line qui devait amener le pétrole de Mossûl à Haifa. Ibn Séoud accepte volontiers la proposition anglaise, heureux de conserver, à ce prix, les mains libres dans les territoires de l'ancien roi Husayn. b. Ibn Séoud, roi du Hidjâz

(1927)

En 1926, Djedda capitule après une héroïque résistance. Ali, en faveur duquel ni Faysal, ni Abdallah, ni les Anglais ne firent aucun geste, quitte la ville pour Aden, puis pour Bagdâd, après avoir cédé à son frère Abdallah, émir de Transjordanie, le port de Akaba. Avec le départ d'Ali, le Hidjâz est débarrassé des Hashémites et devient le fief d'Ibn Séoud, qui l'avait tant convoité. Le 4 janvier 1927, ce dernier est proclamé roi du Hidjâz. Dans la même année, le nouveau roi du Hidjâz annexe à son royaume le territoire d'Asir, au Sud, pays fertile habité par une population sédentaire et agricole, et poursuit sa marche en direction du Yémen qu'il occupe. Servant de glacis à Aden, occupée par les Anglais, le Yémen intéressait ces derniers qui dépêchent aussitôt un messager à Ibn Séoud, en lui proposant l'ouverture d'une négociation générale. c. Accord anglo-séoudite

(1927)

Après la conquête du Hidjâz, «l'Angleterre avait pris conscience de la force réelle d'Ibn Séoud et avait décidé de s'en faire un ami. Les thèses de Philby avaient fini par l'emporter sur celles de Lawrence. L'ère des brimades et des humiliations était close.»10 10

Benoist-Méchin, op. cit., p. 264.

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Profitant des dispositions conciliantes des Britanniques, Ibn Séoud veut régler avec eux tous les problèmes en suspens. Il s'engage à n'attaquer ni l'Irâk, ni la Transjordanie et consent à conclure, avec les souverains hashémites de ces deux Etats, Faysal et Abdallah, des traités de bon voisinage. Il accepte également d'évacuer le Yémen, en se contentant d'imposer à son souverain, l'Imam Yahya, un traité qui subordonne la politique extérieure de celui-ci à celle du royaume du Najd. Il se désintéresse de l'Hadramaout et de l'Oman, sur l'océan Indien, et des principautés arabes disséminées en bordure du golfe Persique et liées par un traité de protectorat britannique. En échange de ces concessions, l'Angleterre reconnaît la souveraineté d'Ibn Séoud sur le Hidjâz et l'Asir, et promet d'examiner avec bienveillance sa demande d'être reconnu comme roi d'Arabie (1927). d. Ibn Séoud, roi d'Arabie séoudite

(1928)

En 1928, une «Assemblée générale des pays arabes», convoquée à Ryâd, proclame Ibn Séoud roi d'Arabie et Protecteur des lieux saints. Aux royaumes distincts du Najd et du Hidjâz, se substituera désormais un seul Etat, qui portera le nom d'«Arabie Séoudite». «Ainsi, au Grand Royaume arabe (hashémite), dont les morceaux gisent épars, s'oppose le Royaume arabe d'Ibn Séoud. Parti du Hidjâz, Hussein a été attiré vers les régions de vieille civilisation. Ibn Séoud, au contraire, c'est l'Arabe pur sang, le Bédouin parti du désert et aboutissant, comme point d'extrême civilisation, au Hidjâz. Le point de départ de l'un est le point d'arrivée de l'autre.»11 Des deux thèses panarabes opposées, celle des Hashémites du Hidjâz, qui préconisait la formation d'une vaste Confédération arabe groupant l'Arabie proprement dite ou tout au moins le Hidjâz et l'Arabie extérieure (Palestine, Syrie, Irâk), et la thèse séoudite, qui limitait l'empire arabe à la seule Péninsule, c'est cette dernière, plus réaliste et plus conforme à la nature des choses, qui l'emporta sur l'autre. Comme l'entrevoyait Ibn Séoud, les Hashémites du Hidjâz, qui convoitaient la domination du Croissant Fertile, finirent, comme les Arabes Umayyades, par perdre leus pays natal et devinrent des Jordaniens et des Irakiens. Concentré en Arabie, Ibn Séoud groupera l'Arabie centrale sous son sceptre et en fera un Etat puissant et solide, en attendant que le pétrole vienne y ajouter la richesse matérielle.

11

P. Keller, La Question arabe, p. 34.

III. Elaboration des Etats arabes sous mandat international. Syrie et Liban, Palestine et Transjordanie 1. La coopération militaire des forces arabo-hashémites à la libération de la Palestine et de la Syrie (1917—1918)

Le 19 septembre 1918, les forces britanniques, arrêtées depuis près d'un an en Palestine, s'élancent pour l'assaut final. Le front germano-turc est enfoncé, et les régiments ottomans, bombardés par l'aviation ennemie et harcelés par les Arabes de Faysal et de Lawrence, refluent en désordre vers le Nord. Le 1er octobre, les Britanniques et Faysal font leur entrée à Damas. Le 30 octobre, la Turquie signe l'armistice de Moudros; le 11 novembre, l'Allemagne dépose les armes. Dès l'arrivée à Damas de Faysal et de ses combattants, le nationalisme arabe, longtemps comprimé par la terreur turque, surgit brusquement et s'étend, comme une vague, à toutes les populations de la Syrie. Les nationalistes arabes entendent réaliser leur rêve panarabe, celui d'un empire ou confédération groupant tous les pays de l'Orient arabe. De leur côté, les Français et les Anglais veulent tirer profit de leur victoire et de leur coopération à la libération de l'Orient du joug ottoman. Aussi, dès le lendemain de l'armistice de Moudros, Arabes, Anglais et Français se trouvent-ils, en Syrie, en face de complications et de problèmes ardus, qui les divisent ou les opposent. Nous savons la teneur de la correspondance Husayn-Mac Mahon et celle de la promesse britannique, au sujet de l'établissement de la confédération arabe. Nous avons vu le rôle joué par les Hachémites dans la révolte et la libération du Hidjâz. Nous allons voir maintenant la coopération militaire de ces derniers à l'expulsion des Ottomans de la Syrie. Après la prise de Jérusalem par l'armée du général Allenby (décembre 1917), les Turcs conservaient encore la Transjordanie et les stations de la voie ferrée du Hidjâz jusqu'à Médine. Les troupes hashémites, débarquées dans le port d'Akaba depuis juillet 1917, sont renforcées par des volontaires syriens, anciens soldats ottomans, et des mitrailleurs franco-britanniques. Elles occupent l'emplacement de l'ancienne Pétra, après l'expulsion par les Anglais des postes turcs de l'Arabie Pétrée. Au printemps de 1918, les troupes hashémites échouent dans leurs attaques contre Maan. Cependant, en septembre, une colonne mobile de soldats hashémites et alliés, poussant jusqu'à Al-Azrak, au sud des montagnes du Hawrân, coupe la voie ferrée du Hidjâz, au nord et au sud de Daraa, pour empêcher l'arrivée des renforts envoyés de Damas aux Turcs et couper la retraite de ces derniers en Transjordanie. Le gros de cette colonne se compose de quelques centaines de Palestino-Syriens, sous les ordres d'un Irakien de Bagdâd, le colonel Noury Saïd,12 chef d'état-major des troupes 12

Futur chef du gouvernement irakien.

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hachémites, assisté par le colonel anglais Lawrence. L'armature de cette colonne est constituée par un détachement français et un autre indo-égyptien (deux cents personnes environ), comprenant batterie de montagne, mitrailleuses, équipe de génie, etc. Cette petite force hashémite, qui a déjà coopéré à la victoire britannique de Sarona, en Palestine, en coupant dans les environs de Daraa la voie ferrée Damas-Hidjâz, va jouer maintenant un rôle de premier ordre. Après avoir détruit une gare et un viaduc sur la ligne de Daraa à Kaifa, elle se trouve en face d'une division ennemie qui se repliait en bon ordre vers Damas, met le désordre dans ses rangs et l'oblige à esquisser un mouvement tournant (septembre 1918). Ralliant ensuite la cavalerie britannique de Palestine, elle pénètre à Daraa avec cette dernière (septembre 1918). Par cette activité, elle précipite la dislocation des forces turques de Palestine et la chute de Damas. a. Les forces hashémites en Syrie (1918)

Le 30 septembre, Damas est évacuée par les Germano-Turcs; mais les Anglais en retardent l'occupation jusqu'au lendemain, 1er octobre, pour attendre l'arrivée de l'émir Faysal, qui était demeuré dans la région de Maan. Le même jour, les villes de la côte libanaise sont évacuées. Le 7 octobre, Beyrouth est occupée par les Français, qui y nomment un colonel comme gouverneur. Le 12 octobre, les marins français débarquent à Tripoli. Dans l'Est de la Syrie, les débris de l'armée turque sont en pleine retraite. Le 14 octobre, Homs est évacuée et, trois jours après, Hama. Les Turcs se concentrent autour d'Alep et y attendent la conclusion de l'armistice. Bien que la route de Damas à Hama soit ouverte à l'armée britannique, la poursuite de l'ennemi était cependant arrêtée depuis le 30 septembre. «On réservait à Faisal... et à ses Bédouins l'occasion de remporter un succès militaire qui pût justifier leur mainmise sur les plus riches régions de la Syrie.»13 Pour marcher sur Alep, Faysal avait réussi à enrôler, à Damas, plusieurs centaines de Syriens qui avaient déserté l'armée ottomane, et s'était assuré le coopération des Bédouins du désert de Syrie, qu'attiraient les riches bazars d'Alep. Appuyés par une artillerie britannique de campagne, les troupes hashémites engagent, au sud d'Alep, une série de combats (25 octobre). Les Turcs, qui, depuis le 14, avaient demandé l'armistice, évacuent la ville et s'établissent au Nord-Est, où ils repoussent tous les assauts des Hachémites. Le 31 octobre, l'armistice de Moudros étant conclu, le généralissime allemand remet à Mustafa Kémal le commandement suprême et, dans la première semaine de novembre, les troupes turques évacuent la Syrie-Nord. Médine, toujours tenue par les Turcs, ne sera évacuée, par ces derniers, qu'en janvier 1919. Les Britanniques occupent militairement le pays syrien et se consacrent à la pacification et au ravitaillement. 18 Lammens, op. cit., H, p. 248.

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«Mais les espérances des nationalistes arabes furent de nouveau rallumées et tendues à l'extrême par la déclaration commune de l'Angleterre et de la France du 8 Novembre 1918, après l'armistice de Moudros. Cette déclaration disait que leur but de guerre, la libération des peuples opprimés par les Turcs, était maintenant atteint et que les deux puissances étaient prêtes à ériger en Syrie et en Mésopotamie des gouvernements indépendants devant garantir l'évolution pacifique de ces pays.»14 2. Syrie et Liban sous mandat français a. La Syrie

(1919-1933)

Complications diplomatiques franco-anglo-hashémites en Syrie (1918). — Après avoir organisé le ravitaillement du Liban, l'administration française, qui gouvernait la Syrie maritime, se trouve en face de quelques complications diplomatiques, découlant des promesses ou engagements anglais qui avaient été faits au roi Husayn, pour l'amener, on l'a vu, à prendre la tête d'une grande révolte arabe contre les Turcs. Les Anglais, qui s'étaient exagéré l'importance de la coopération militaire du shérif de La Mecque, ainsi que «l'ascendant de son nom sur le monde islamique», auraient, par des formules ambiguës, fait naître, chez Husayn, des prétentions territoriales sur toute la Syrie. Mais l'attaque des Turcs contre le canal de Suez avait révélé aux Britanniques l'importance stratégique de la Palestine pour l'Egypte. Aussi, la Palestine, qui devait, au début, être internationalisée, est-elle maintenant réclamée par les Anglais, qui décident d'en faire le glacis de l'Egypte et s'engagent à y établir un «foyer national» pour les Juifs. Administration française en Syrie maritime et administration arabe en Syrie intérieure (1918). — Sur l'opposition du roi Husayn, dont les prétentions s'étendent sur toute la Syrie géographique, de nouvelles formules ambiguës sont adoptées par les Alliés: un Etat ou une confédération d'Etats arabes seront organisés en Syrie intérieure, «sous réserve expresse des droits acquis par la France». Ces droits autorisaient la France à établir, dans la zone côtière, «une administration directe ou indirecte, après entente avec l'Etat ou la confédération d'Etats arabes». S'autorisant de ces accords, l'émir Faysal, dès son entrée à Damas, y organise un gouvernement arabe pour la Syrie orientale. Devant le fait accompli, la France, qui administre la Syrie maritime, doit, aux termes des accords précités, s'entendre avec Faysal sur les modalités de son administration. Les deux administrations, française et arabe, dépendent de l'étatmajor britannique. La France, puissance mandataire en Syrie (1919). — Devant la Conférence de la Paix (1919), réunie à Paris, l'émir Faysal, patronné par la diplomatie britannique, soutient les revendications du Hidjâz sur la Syrie, 14

Brockelmann, op. cit., p. 399.

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tandis qu'une délégation libanaise y protestait contre les projets hashémites d'unité syrienne. La Conférence de la Paix, qui recommande de confier les pays libérés de l'Empire ottoman à des Puissances «mandataires», chargés de guider leur évolution jusqu'au moment où ils seront capables de se conduire seuls, demande que les populations soient préalablement consultées sur le choix de la Puissance mandataire. Une commission américaine vient enquêter en Syrie (1919). A l'exception des districts soumis au gouvernement hashémite, la majorité des populations se prononce en faveur de la France. Réaction hostile des nationalistes syriens (1920). — Fin 1919, après un accord entre Londres et Paris, la France reconnaît Faysal, qui accepte le contrôle français, comme chef du gouvernement arabe de Damas. Mais les nationalistes et extrémistes syriens, partisans de l'indépendance absolue, qui avaient accaparé le gouvernement de Damas, repoussent le contrôle français. En mars 1920, un congrès syrien, réuni à Damas, proclame Faysal roi de Syrie. La conscription est instituée et une armée syrienne organisée. L'usage du chemin de fer Ryak-Alep est interdit aux troupes françaises, qui avaient, en novembre 1919, relevé l'armée anglaise en Syrie. Les troupes françaises occupent la Syrie (1920). — Le 25 avril 1920, la Conférence de San Rémo confie définitivement à la France le mandat sur la Syrie. Mais le gouvernement de Faysal, qui refuse ce mandat, continue son attitude hostile et ses excitations contre les autorités françaises. Après des négociations inutiles, le général Gouraud, nommé depuis novembre 1919 Haut Commissaire de France, adresse au roi Faysal, au début de juillet 1920, un ultimatum qui est repoussé. Le 23 juillet, une colonne française occupe Alep, après avoir dispersé un contingent