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French Pages 550 [518] Year 1964
LES PEUPLES ET LES DU P R O C H E
TOME
CIVILISATIONS ORIENT
IV
JAWAD BOULOS
LES PEUPLES ET LES CIVILISATIONS DU PROCHE ORIENT ESSAI D ' U N E HISTOIRiE COMPARÉE, DES O R I G I N E S À NOS J O U R S
TOME
IV:
DE L'EXPANSION ARABO-ISLAMIQUE À LA CONQUÊTE TURCO-OTTOMANE (640-1517)
M O U T O N & CO • LA HAYE LONDRES - PARIS
Publié en collaboration avec l'École Pratique des Hautes Études, Sixième Section: Sciences Économiques et Sociales
Sorbonne
© 1964 Mouton & Co., Publishers, The Hague, The Netherlands. No part of this book may be translated or reproduced in any form, by print, photoprint, microfilm, or any other means, without written permission from the publishers. Printed in The Netherlands by Batteljee & Terpstra, Leiden
Table des Matières Préface: Orient ancien ou préarabe et Orient arabe: continuité de leur évolution successive depuis les origines
25
DOUZIÈME PÉRIODE: 640-1055 MARÉE SÉMITO-ARABIQUE : LES ARABES DE L'ISLÂM A. LES ARABES AVANT L'ISLÂM: NOM, PAYS, RACE, PEUPLES, LANGUES, HISTOIRE, CIVILISATION, RELIGION I.
LA PÉNINSULE ARABIQUE (Djazîrat
al-'Arab)
1. Les noms d'Arabe et d'Arabie, depuis les origines
41
.
.
.
.
2. Le milieu géographique;
41 43
a. Configuration et relief général, 43. — b. Divisions géographiques, 45. — c. Absence d'unité géographique, 47. II.
L E S A R A B E S PRÉISLAMIQUES ( A L - ' A R A B ) . R A C E , PEUPLES ET LANGUES
1. La race arabe
48
48
a. Les Arabes de l'Islâm, septième vague d'expansion sémito-arabique, 48. — b. Les Arabes, race linguistique, 48. — c. La race arabe et l'influence du milieu géographique, 50.
2. Les plus anciennes populations d'Arabie
53
a. Arabes disparus, Arabes restants ou purs et Arabes arabisés, 53. — b. Les Arabes disparus, 54.
3. Les langues de l'Arabie antéislamique
57
a. Dans le Centre et le Nord arabiques, 57. — b. Dans le Sud arabique, 58. — c. Conclusion, 58. III.
L A LANGUE ARABE, DEPUIS LES ORIGINES. EVOLUTION ET EXPANSION
60
1. L'arabe pré-classique
60
2. L'arabe classique et littéraire
61
3. L'arabe vulgaire post-classique
62
4. Les dialectes arabes actuels
62
TABLE DES MATIÈRES \
APERÇU PROTOHISTORIQUE ET HISTORIQUE DE L'ARABIE ANTÉISLAMIQUE
64
1. Le Nord arabique (Désert syro-mésopotamien)
65
a. Aux IVe, Ille et Ile millénaires av. J.-C., 65. — b. Au premier millénaire av. J.-C., 65. — c. A l'époque gréco-séleucide (330—64 av. J.-C.), 67. — d. A l'époque romaine (64 av. J.-C. — 285 ap. J.-C.), 68. — e. A l'époque gréco-byzantine (285—640 ap. J.-C.), 68. 2. Le Centre arabique (Hidjâz, Najd, etc.)
69
a. Période légendaire, 70. — b. Période protohistorique, 72. — c. La Mecque et Médine avant l'Islâm, 73. — d. L'empire éphémère de Kinda, dans le pays de Najd (460-530 ap. J.-C.), 75. 3. Le Sud arabique (Yémen, Hadramawt, etc.)
76
a. Généralités, 76. — b. Ancêtres fabuleux, 78. — c. Le royaume de Maine (vers 1500 av. J.-C.), 79. — d. Le royaume de Saba' (vers 900 av. J.-C.), 79. — e. Le royaume de Himyar (115 av. J.-C. — 525 ap. J.-C.), 81.
.
CIVILISATION ET RELIGION DES ARABES ANTÉISLAMIQUES .
.
.
1. Le milieu arabe dans le Hidjâz antéislamique
84
84
a. Vie sociale, 84. — b. L'écriture arabe, 85. — c. Vie intellectuelle et littéraire, 86. — d. Vie religieuse, 87. — e. Judaïsme et Christianisme dans l'Arabie préislamique, 87. — f. Le milieu religieux et social à la Mecque, au début du Vile siècle de notre ère, 88. 2. Le Yémen antéislamique
89
a. Civilisation agricole, urbaine et commerciale, 89. — b. L'écriture yéménite ou sud-arabique, 90. — c. Religion yéménite, 90. — d. Causes du déclin du Yémen antique et de la ruine de sa civilisation, 91.
VI.
LES LANGUES DU CROISSANT FERTILE ET DE LA VALLÉE DU N I L AVANT L'ISLÂM
1. L'araméen, langue courante du Croissant Fertile
93
93
a. L'araméen commun, un seul idiome (900—330 av. J.-C.), 94. — b. L'araméen pluridialectal (à partir de 330 av. J.-C.), 95. 2. Le copte, langue de l'Egypte avant l'Islâm 3.
4.
97
Disparition progressive de l'araméen et du copte après l'expansion de l'Islâm
98
Conclusion
99
TABLE DES MATIÈRES
7
B. MAHOMET, FONDATEUR DE LA RELIGION ET DE L'ÉTAT ARABO-ISLAMIQUES. LTSLÂM, RELIGION, NATION ET ETAT THÉOCRATTQUE I.
MAHOMET, SA VIE, SA DOCTRINE ET SON OEUVRE ( 5 7 0 — 6 3 2 ) .
. 105
1. Mahomet à La Mecque, prédicateur religieux 105 a. Enfance et jeunesse de Mahomet, 105. — b. Première révélation (610), 105. — c. Premières prédications, 106. 2. Mahomet à Médine, chef religieux et chef d'Etat (622-632) 107 a. Mahomet, apôtre, législateur, politique, 107. — b. Victoire de Badre (623), 108. - c. Défaite d'Ohod (625), 109. - d. La «Guerre du Fossé» (627), 109. — e. Soumission des tribus du Hidjâz et de Najd (629), 109. — f. Soumission de La Mecque (630), 110. — g. Expédition vers le Nord (631), 110. — h. Mahomet, maître de la Péninsule arabique (631), 111. - i. Mort de Mahomet (632), 111. 3. La personnalité de Mahomet II.
112
LES FONDEMENTS DES DOGMES ET DE LA LOI ISLAMIQUES: LE CORAN, LA TRADITION DU PROPHÈTE ET LA JURISPRUDENCE .
.114
1. Le Coran ou Livre de Dieu 114 a. Le Coran, Parole d'Allâh transmise en langue arabe, 114. — b. Etablissement du texte du Coran, 115. — c. Contenu et chronologie du Coran, 116. 2.
La tradition, ou actes et paroles du Prophète (Sunna) .
.
.116
a. La Sunna, 116. — Le Hadîth, ou paroles du Prophète, 117. 3. La jurisprudence ou science de la Loi (Fikh)
118
a. Ecoles juridiques et jurisconsultes (Mujtahidîn), 118. — b. Mufti (Juriste), Cadi (Juge), 119. 4. Conclusion
119
a. L'Islam primitif, société théocratique, 119. — b. Caractère juridique de l'Islam, 120. III.
LES DOGMES ET LA LOI ISLAMIQUES
1. Les dogmes islamiques
121
121
a. Unité de Dieu, 121. — b. Anges et Démons, 122. — c. Les Prophètes inspirés et les Livres révélés, 122. — d. La Résurrection et le Jugement Dernier, 123. — e. L'Enfer et le Paradis, ou la vie future, 123. — f. La Prédestination (Al Kadar), 124. 2. La Loi islamique (Ash-Sharî'a) a. Prescriptions religieuses ou obligations cultuelles, 126. — b. Prescriptions civiles, 129. — c. Prescriptions pénales, 130. — d. Vie civile et communautaire, 131. — e. Pouvoir exécutif, 131. — f. La morale islamique, 132.
125
8
TABLE DES MATIÈRES
C. ORIGINE DES ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS DE L'ISLÂM. SOURCES ET RACINES ARABIQUES ET ORIENTALES I.
135
L'ISLAM PRIMITIF OU L'ORIENTALISME RÉNOVÉ
1. L'Islam, religion synthétique
135
2. L'Islâm, aboutissement d'une longue évolution historique . 3. L'Islâm, produit de l'âme orientale
.137 .
142
a. Mahomet, incarnation de l'âme orientale au Vile siècle, 143. — b. Influences ethniques et géographiques, 144. II.
ORIGINES ANTÉISLAMIQUES DES DOGMES, DU CULTE ET DU RITUEL ISLAMIQUES
145
1. Origines des dogmes islamiques
145
a. Le nom d'Allâh, 145. — b. L'Unité de Dieu, 146. — c. Les Livres révélés, 148. — d. Les Prophètes inspirés, 148. — e. Le Jugement Dernier, 149. — f. Le Jugement après la mort, 149. — g. Les peines de l'Enfer et les délices du Paradis, 149. — h. Le fatalisme islamique ou prédestination (Al kadar), 151. — i. Les Génies bons ou mauvais, 151. 2.
Origines du culte et du rituel islamiques
152
a. Le rituel islamique, 152. — b. La Prière ou Veille nocturne (Salât al-laïl), 152. — c. Le jeûne de Ramadân, 153. — d. La contribution obligatoire (Az-Zakât), 153. — e. Le Pèlerinage de La Mecque, 153. — f. La Pierre de la Kaaba, 153. — g. La Guerre sainte. Les taxes, 154. — h. L'année lunaire, 154. — i. La vie familiale, 155. — j. La prohibition des images, 155. — k. La circoncision, 156. III.
ISLAMISME, CHRISTIANISME ET JUDAÏSME
157
1.
RESSEMBLANCES ET DIFFÉRENCES
157
2.
ORIENTATION DIFFÉRENTE DES TROIS RELIGIONS RÉVÉLÉES
159
IV.
L A CIVILISATION ARABO-ISLAMIQUE, CONTINUATRICE DE CELLE DU VIEIL ORIENT
1. La théocratie islamique, vieille conception orientale .
163
.
.
.163
a. La théocratie orientale avant l'Islâm, 163. — b. La théocratie islamique, idée d'Arabes sédentaires, 165. — c. Le monothéisme théocratique des Sémites anciens, 166. 2.
Caractéristiques de la théocratie islamique
167
a. Autorité puissante et juste, 167. — b. Attente de chefs messianiques, 168. — c. Théocratie laïque et démocratique, 168. — d. Les Croyants, soldats d'Allâh, 169. 3. La civilisation arabo-islamique, œuvre des Orientaux convertis 169
TABLE DES MATIERES
9
D. L ' E M P I R E ORIENTAL DES C A L I F E S D E M É D I N E ( 6 3 2 - 6 6 1 ) I.
L E CALIFAT DE MÉDINE À LA VEILLE DES CONQUÊTES EXTÉRIEURES
175
1. Le Califat de Médine, monarchie arabe, théocratique, élective et viagère ( 6 3 2 - 6 6 1 ) 176 a. Les quatre califes de Médine ou les califes Ar-Rashidûn, 176. — b. Le Califat, institution politique et religieuse, 177. — c. Le calife, premier chef religieux et Prince des Croyants, 177. — d. Pouvoirs et devoirs du calife, 178.
2. Les conditions générales de l'expansion militaire des Arabes, de l'établissement de leur domination politique et de la propagation de leur religion et de leur langue 178 a. Les conditions générales de l'expansion arabe, 179. — b. Rôle de la «guerre sainte», 180. — c. Tolérance des Arabes de l'Islâm, 180.
3. Amorce des conquêtes extérieures
181
a. Le calife Abû-Bakr (632—634), 181. — b. Etat d'esprit en Arabie, 182. — c. Le monde oriental à la veille de l'invasion, 183. — d. Faiblesse numérique des envahisseurs arabes, 185. — e. Les Arabes lancés à l'assaut, 187. — f. Annexion des Arabes de Hîra (633), 187. — g. Victoire de Ajnadayn, en Judée (634), 187. II.
CONQUÊTE DE L'ORIENT MÉDITERRANÉEN
1. Le calife Umar et la fondation du grand Empire araboislamique de Médine
188
188
a. Le calife Umar (634-644), 188. - b. Prise de Damas (635), 188. - c. Conquête de la Chaldée (635), 188. - d. Victoire du Yarmûk (636), 189. — e. Conquête de la Syrie et de la Palestine (637), 189. — f. Conquête de la Haute Mésopotamie (639), 190. — g. Conquête de l'Egypte (640-642), 191. - h. Conquête de la Perse (642), 192.
2. Sous le règne de Uthmân (644—656). Déclin de l'Empire de Médine 193 a. Le calife Uthmân, 193. — b. Réveil des tendances régionalistes, 194.
3. Sous le règne de Ali (656—661). Guerre civile, schismes religieux et effondrement de l'Empire de Médine
195
a. Le calife Ali, 195. — b. Guerre civile: Bataille du Chameau (657), 195. - c. La bataille de Siffîn (657), 196. - d. Grands schismes religieux (658). Naissance des sectes kharijite et chiite, 196. — e. Assassinat de Ali (661). Fin des califes de Médine, 196. — f. Mu'awya seul calife (661). Avènement des califes de Damas, 197. III.
L'EMPIRE ORIENTAL DES CALIFES DE MÉDINE: ORGANISATION ADMINISTRATIVE ET SOCIALE
1. Organisation de l'Empire a. Pouvoirs du calife, 198. — b. Délégués et fonctionnaires du calife, 198. — c. Les Arabes dans les pays conquis, 199. — d. Condition des indigènes non musulmans, 200.
198
198
10
TABLE DES MATIÈRES
2. Libéralisme et tolérance des conquérants arabes
201
3. L'arabisation et l'islamisation dans les pays conquis, sous les califes de Médine 202 E. LES SECTES POLITICO-RELIGIEUSES DE L'ISLAM I.
L E S PREMIÈRES SECTES RELIGIEUSES DE L'ISLAM
207
1. Sunnisme, Kharijisme, Chiisme
207
a. Le Sunnisme, doctrine orthodoxe et officielle, 208. — b. Le Kharijisme ou secte des Khawârij et ses sous-sectes, 208. — c. La secte des Murji'în, 210. — d. Le Chiisme et ses sectes, 210. 2. Le Chiisme modéré
211
a. Le Chiisme classique, 211. — b. Le Zaïdisme, 214. II.
ISMAÏLISME, ET SECTES RATIONALISTES ET MYSTIQUES .
.
.
.215
1. L'Ismaïlisme et ses sous-sectes
215
a. L'Ismaïlisme, 215. — b. Le Karmatisme, 217. — c. Le Fâtimisme, 218. — d. Le Druzisme, 218. — e. Le Nosaïrisme, 219. — f. Le Nizarisme ou Fidaïsme ou l'Ordre des Hashishiûn (Assassins), 219. 2. Sectes rationalistes et confréries mystiques
221
a. Sectes rationalistes: Kadarites, labarites, Muhtazilites, 221. — b. Sûfisme et confréries mystiques, 222. 3. Conclusion
223
F. L'EMPIRE ORIENTAL DES CALIFES DE DAMAS (661-750), MONARCHIE ARABO-SYRIENNE, HÉRÉDITAIRE ET ABSOLUE, ORIENTÉE VERS LE MONDE MÉDITERRANÉEN I.
L ' E M P I R E DES CALIFES UMAYYADES DE D A M A S
227
1. Le Califat umayyade, monarchie arabo-syrienne héréditaire . 227 a. Le calife umayyade, souverain oriental, 228. — b. Arabes et Syriens, 228. — c. Arabes du Nord et Arabes du Sud, 229. — d. Le calife umayyade et les Arabes, 230. — e. Le calife umayyade et les sujets non musulmans, 230. — f. Résidences du calife umayyade, 231. — g. Damas, capitale de l'Empire umayyade, 232. 2. L'arabisation et l'islamisation du monde oriental 233 a. Circonstances particulières de l'arabisation, 233. — b. Circonstances particulières de l'islamisation, 235. 3.
Orientalisation des conquérants arabes 236 a. Les conquérants absorbés par les conquis, 237. — b. Survivance des peuples autochtones dans les régions arabisées, 237.
11
TABLE DES MATIÈRES
4. Organisation de l'Empire umayyade
240
a. Administration, 240. — b. Unité apparente de l'Empire umayyade, 241. — c. La société arabo-orientale sous les Umayyades, 242.
5. L'Empire umayyade et Byzance II.
243
CONSOLIDATION ET EXPANSION TERRITORIALE DE L'EMPIRE UMAYYADE
(661—715)
. . . .
245
1. Le règne de Mu'awya (661—680)
245
a. La Syrie et l'Egypte, bases essentielles de l'Empire umayyade, 245. — b. Puissance maritime de Mu'âwya, 245. — c. Mu'âwya et Byzance, 245. — d. Constantinople sauvée par le feu grégeois (674—677), 246. — e. L'Afrique du Nord enlevée aux Byzantins (670—675), 246. — f. Institution du califat héréditaire, 246. — g. L'œuvre de Mu'âwya, 247.
2. Révoltes et guerres civiles (680—705)
248
a. Révolte de l'Irâk. Le drame de Karbala (680), 248. - b. Révolte de Médine (683), 249. — c. Révolte de La Mecque. Ibn Az Zubaïr, calife de l'Arabie et de l'Irâk (683), 249. — d. Révolte des Arabes Kaïsites (684), 249. - e. Défaite des Kaïsites (685), 250. - f. Le calife Abdul Malik, 250. — g. Les Mardaïtes, tribus chrétiennes de l'Amanus, pénètrent jusqu'au Liban (687—688), 250. — h. Soumission de l'Irâk et de l'Arabie (691), 251. — i. Partage administratif et territorial de l'Empire, 251. — j. Abdul Malik et Byzance, 252. — k. Imposition de l'arabe comme langue officielle de l'administration (vers 700), 252. — 1. Création d'une monnaie arabe, 253. — m. Embellissement des mosquées, 253. — n. Révolte et soumission de l'Irâk (700-701), 253. 3.
Expansions militaires vers l'Ouest et vers l'Est Conquête de l'Espagne et de la Transoxiane
(705—715).
253
a. Le calife Walîd I, 253. — b. La mosquée des Umayyades à Damas, 254. — c. Conquête de l'Espagne (711), 254. — d. Incursion arabe en Asie Mineure (711), 254. — e. Conquête de la Transoxiane (712), 254. III.
DÉCLIN ET RUINE DE L'EMPIRE UMAYYADE ( 7 1 5 — 7 5 0 )
.
.
.
1. Déclin des Umayyades
256
256
a. Les Arabes amollis par la vie sédentaire, 256. — b. Les califes désertent Damas, 256. — c. Echec d'une expédition contre Byzance (718), 257. - d. Troubles en Syrie et révolte en Irâk (720), 257. — e. Echecs et révoltes dans l'Ouest et l'Est, 257. — f. Grande révolte des Chiites en Irâk (740), 258. — g. Rétablissement du Patriarcat melkite à Antioche, 258. — h. Institution du Patriarcat maronite d'Antioche, en Coelé-Syrie, 258. — i. Anarchie, troubles et désordres (740—744), 258. — j. Le calife Marwân II, ou le dernier sursaut de la dynastie umayyade, 259.
2. Fin de la dynastie umayyade et de l'Empire arabo-syrien de Damas 260 a. Agitation chiite et antiarabe en Irâk et en Iran, 261. — b. Révolte du Khorassân (747), 261. — c. Les Khorassaniens s'emparent de Kûfa et y
12
TABLE DES MATIÈRES
proclament Al Abbâs comme calife (749), 262. — d. Défaite et mort du calife Marwân II (750), 262. — e. Extermination des Umayyades, 262. — f. Une réaction syro-umayyade écrasée (752), 263. — g. Le Sofiâni, héros national syrien, 263. — h. Ruine de la suprématie syrienne, 263. — i. Déchéance de la suprématie arabe dans l'Empire, 264. G. L'EMPIRE ORIENTAL DES CALIFES DE BAGDÂD (750-945), MONARCHIE ARABO-IRANIENNE ORIENTÉE VERS L'ASIE I.
L ' E M P I R E DES CALIFES ABBÂSSIDES DE BAGDÂD
1.
267
L'Empire abbâsside, monarchie arabo-iranienne tournée vers le continent asiatique 267 a. Signification du choix de Bagdâd comme capitale de l'Empire abbâsside, 268. — b. Prééminence politique des Iraniens, 269. — c. Les Iraniens dans l'administration et dans l'armée, 269. — d. Caractère asiatique de l'Empire abbâsside, 270.
2.
L e calife abbâsside
271
3.
Organisation de l'Empire abbâsside
272
a. Administration centrale, 272. — b. Vie sociale et économique, 274. — c. Les provinces, 275. 4.
L e Califat de Bagdâd et l'Empire byzantin
5.
Divisions chronologiques de l'histoire de l'Empire abbâsside . 2 7 7
II.
L E GRAND SIÈCLE ABBÂSSIDE ( 7 5 0 — 8 4 2 )
1.
276
279
Consolidation de la dynastie et de l'Empire abbâssides (750-820)
279
a. Antagonisme des Arabes et des Iraniens, 279. — b. Les califes Abûl Abbâs et Mansûr, fondateurs de la dynastie et organisateurs de l'Empire, 279. — c. Des révoltes étouffées dans le sang, 280. — d. Bagdâd choisie comme capitale (765), 280. — e. La nouvelle cour de Bagdâd, 280. — f. Persécutions violentes contre les hérétiques iraniens, 281. — g. Guerre contre Byzance. Premier crime dynastique, 282. — h. Le calife Harûn Ar Rachîd, 282. - i. Les Barir.akides (750-803), 282. - j. Troubles et révoltes, 283. — k. Emancipation de l'Afrique du Nord (800), 283. - 1. Querelle dynastique et guerre civile (809-813), 284. m. Révolte de Kûfa (814-815), 284. - n. Révolte de Bagdâd et de l'Irâk (817-819), 284. 2.
Réveil du nationalisme iranien. Emancipation du Khorassân . 2 8 5 a. Troubles en Perse (820), 285. — b. Emancipation du Khorassân (822). Avènement de la dynastie iranienne des Tahirides, 285. — c. Troubles en Egypte et razzias contre le territoire byzantin (833), 286. — d. La vie culturelle sous le calife Mamûn (813—833), 286. — e. Elimination des Arabes et enrôlement des Turcs dans l'armée abbâsside, 286. — f. Création d'une garde turque du calife, 287. — g. Sâmârra remplace Bagdâd comme capitale (838), 287.
III.
TABLE DES MATIÈRES
13
DÉCLIN ET MORCELLEMENT DE L'EMPIRE ABBÂSSIDE ( 8 4 2 — 9 4 5 )
288
1. Le chef de la garde turque, sultan et régent du Califat (842) . 288 a. Le règne de Mutawakkil, ou le dernier sursaut de la dynastie abbâsside, 288. — b. Mutawakkil tué par ses miliciens (861), 289. — c. Accélération de la décadence du Califat, 289. — d. La révolte des Zinj ou Nègres (865), 290. — e. Impuissance de Bagdad, 290.
2. Indépendance de l'Iran oriental (870). Les dynasties iraniennes des Saffarides et des Samanides 290 a. Les Saffarides remplacent les Tahirides (873), 291. — b. Les Samanides succèdent aux Saffarides (903-999), 291. — c. Renaissance de la vieille culture perse, 291.
3. L'Egypte autonome occupe la Syrie. La dynastie turque des Tûlûnides (872-905) 292 4. Révolte et incursions des Karmates (894—906)
294
a. Les Karmates maîtres de l'Arabie méridionale (894), 294. — b. Les Karmates dévastent la Syrie et l'Irâk (900-903), 294.
5. Bagdâd reprend possession de l'Egypte et réprime le mouvement karmate (905-906) 295 6. Le règne du calife Muktadir (908—932). Désordres, insécurité, crise économique et financière 295 7. Le mouvement Sûfi
296
8. Institution de l'Emirat suprême (936)
297
a. Le gouverneur Raïq, émir des émirs (936-938), 297. — b. Le chef de la garde turque, émir des émirs et maître absolu du Califat (938— 945), 297. — c. Désagrégation de l'Empire abbâsside, 297.
9. L'Egypte, de nouveau indépendante, réoccupe la Syrie. La dynastie turque des Ikhshidides (937-969) 298 10. Compétitions suprêmes à Bagdâd. Avènement des Bûïdes iraniens (945)
298
11. Fin du pouvoir politique des califes arabes de Bagdâd (945) 299
H. DÉMEMBREMENT DE L'EMPIRE ABBÂSSIDE. L'EMPIRE DES SULTANS BUÏDES DE BAGDÂD ET L'EMPIRE DES CALIFES FÂTTMIDES DU CAIRE, DE 945 À 1055 I.
L'EMPIRE DES BUÏDES IRANIENS DE BAGDAD, LES ÉMIRATS ARABES HAMDÂNIDES DE SYRIE, ET L'EMPIRE DES TURCS IKHSHIDIDES D'ÉGYPTE
303
14
TABLE DES MATIÈRES
1. Les sultans Bûïdes, chefs de l'État abbâsside. Les califes abbâssides, souverains honoraires 304 a. Les Bûïdes, jusqu'à leur entrée à Bagdâd, 304. — b. Le Bûïde Ahmad, «émir des émirs» à Bagdâd (945), 304. — c. Le Bûïde Ahmad, sultan héréditaire et maître de l'État (945), 305. — d. Les califes abbâssides, souverains honoraires, 305. — e. Les califes, chefs religieux, 305. — f. Essai de reconstruction du vieil Empire perse, 306. — g. Les souverains bûïdes et leur gouvernement (945—1055), 306. 2. Les émirs arabes Hamdânides de la Syrie du Nord et leurs rapports avec Bagdâd et l'Egypte 307 a. Les Arabes Hamdânides, 307. — b. Les Arabes Hamdânides de Mossûl (929-991), 308. - Les Arabes Hamdânides d'Alep (944-1003), 308. 3. L'Egypte ikhshidide, grande puissance islamique II.
309
L'EMPIRE DES CALIFES FÂTIMIDES DU CAIRE, SON EXPANSION EN SYRIE ET SES RAPPORTS AVEC BYZANCE ET BAGDAD, DE 9 6 9 à 1 0 5 5
311
1. Fondation de l'Empire et du Califat fâtimides du Caire (969-970) 311 a. Les Fâtimides occupent l'Égypte (969), 311. — b. Avènement de la dynastie fâtimide en Egypte (969), 311. — c. L'Egypte fâtimide occupe la Syrie (970), 311. — d. Le Caire, capitale de l'Empire des califes fâtimides (973), 312. - e. Rôle et destinée du Califat fâtimide d'Égypte, 312. 2. L'Egypte sous les deux premiers califes fâtimides (970—996) 313 a. Ordre et prospérité économique, 313. — b. Les Fâtimides et l'imbroglio syrien, 314. — c. Troubles intérieurs et incursions byzantines en Syrie (974—975), 315. — d. Libéralisme d'Al Muïz, 315. — e. Apogée de la puissance fâtimide, 315. — f. Victoire sur Aftékîn et les Karmates (978), 316. — g. Hamdânides et Byzantins contre les Fâtimides en SyrieNord (983-995), 316. - h. Libéralisme d'Al Aziz, 316. 3. Le règne du calife Al Hâkem ( 9 9 6 - 1 0 2 1 ) 317 a. Ruine de la puissance de la milice berbère (997), 317. — b. Les Byzantins ravagent la Syrie (999), 317. — c. Personnalité d'Al Hâkem, 318. — d. Folies et extravagances de Hâkem, 318. — e. Persécution contre les Chrétiens et les Juifs, 319. — f. Destruction du SaintSépulcre à Jérusalem (1009), 319. - g. La divinité de Hâkem, 320. h. Mort mystérieuse de Hâkem (1021), 320. 4.
Décadence des Fâtimides 320 a. Le règne du calife Az Zâher (1021-1036), 320. - b. Avènement du calife Al Mustansir, 321. — c. Normalisation des relations avec Byzance (1038). Reconstruction du Saint-Sépulcre, 322. — d. Les affaires syriennes. Disgrâce de Dizbiri (1041), 323. — e. L'Afrique du Nord s'émancipe des Fâtimides (1044), 323. — f. L'invasion hilalienne en Afrique du Nord (1052), 324.
5. Politique aventureuse des Fâtimides en Irâk. Avènement de l'hégémonie turco-seljûkide à Bagdâd (1055) 324 a. Anarchie en Irâk, 325. — b. Les Turcs Seljûkides s'emparent de Bagdâd. Chute de la dynastie des sultans bûïdes (1055), 325. — c. L'équipée
15
TABLE DES MATIÈRES
de Basasiri, soutenu, puis abandonné par Le Caire, 325. — d. Conséquences de l'intervention fâtimide à Bagdâd, 326. — e. Toghrul, «roi des Persans et des Arabes», 326. — f. Avènement de l'hégémonie turque en Orient, 327.
6. Fin du rôle politique du monde arabo-oriental (1055) .
.
. 327
I. LA CIVILISATION ARABO-ORIENTALE SOUS LES CALIFES I.
L A CIVILISATION ARABO-ORIENTALE ET SON ÉLABORATION SOUS LES CALIFES UMAYYADES
331
1. Civilisation synthétique (arabo-islamo-orientale), ou civilisation orientale rénovée 331 2. Apport des Arabes d'Arabie à l'essor de la civilisation araboorientale 332 a. L'unité politique et linguistique; la paix intérieure, 333. — b. Le Coran, 333.
3. Contribution des Orientaux arabisés
334
a. Création de la littérature arabe, 334. — b. Fixation de la langue arabe, 334. — c. Elaboration de la théologie musulmane, 335. — d. Les sciences et les arts arabo-islamiques, 336. — e. Elaboration du droit arobo-islamique, 336. II.
LA CIVILISATION UMAYYADE SOUS LES CALIFES DE DAMAS .
.
.338
1. La littérature umayyade
338
2. Les arts umayyades: la mosquée
339
III.
LA CIVILISATION ABBÂSSIDE SOUS LES CALIFES DE BAGDÂD .
. 341
1. Renaissance culturelle des vieux peuples orientaux . . . .
341
a. La civilisation abbâsside, œuvre des indigènes convertis, 341. — b. Apports iraniens et helléniques, 342. — c. Période d'apogée de la civilisation abbâsside, 342.
2. La littérature abbâsside
343
3. Les arts abbâssides
344
4. Les sciences sous les Abbâssides
345
5. Philosophie
346
IV. V.
CIVILISATION DE L'EGYPTE SOUS LES CALIFES FÂTIMIDES DÉCADENCE DE LA CIVILISATION ARABO-ORIENTALE
.
. 348 349
16
TABLE DES MATIERES J. R Ô L E E T D E S T I N É E HISTORIQUES D E L ' E M P I R E ARABO-ORIENTAL DES C A L I F E S
I.
L'EMPIRE ARABO-ORIENTAL DES CALIFES
353
1. L'Empire des califes, premier grand empire sémito-oriental . 353 a. Les Empires sémitiques de l'Orient ancien, empires régionaux, 353. — b. Les grands Empires orientaux anciens, Empires non sémitiques, 354. — c. Le grand Empire arabo-oriental, restaurateur de l'unité politique, du patrimoine culturel et de la prospérité économique du monde proche-oriental, 355.
2. L'Islâm et l'unité de l'Empire des califes
356
a. Action de l'Islâm comme élément d'unité politique, 356. — b. Action de l'Islâm comme facteur d'unité nationale, 358. — c. Action des facteurs géographiques et historiques sur les destinées de l'Empire arabooriental, 360. II.
CONCLUSION GÉNÉRALE
362
1. Permanences ou constantes historiques
362
2. Vérités historiques supérieures
365
a. Enseignements de l'histoire, 365. — b. Inexorabilité des lois de la vie, 366.
3. Influence des progrès scientifiques modernes sur le développement des sociétés humaines 366 4. Dans l'Orient arabe de nos jours: le passé éclaire le présent 368 et l'explique
TREIZIÈME PÉRIODE: 1055-1517 TURQUISATION DE L'ASIE MINEURE ET HÉGÉMONIE DES ASIATIQUES SUR L E MONDE PROCHE-ORIENTAL A. L E S T U R C S , D E S ORIGINES JUSQU'À L ' É T A B L I S S E M E N T D E L E U R H É G É M O N I E POLITIQUE S U R L E PROCHE-ORIENT I.
L E S TURCS PRIMITIFS: NOM, PAYS D'ORIGINE, RACE, LANGUE ET ÉCRITURE, RELIGION
375
1. Le nom de Turc
375
2. Pays d'origine des Turcs
376
a. La Mongolie et ses conditions physiques, 376. — b. Les Turcs primitifs et l'influence des conditions physiques de la Mongolie, 377.
17
TABLE DES MATIÈRES
3. La race des Turcs primitifs
379
a. Turcs et Mongols primitifs, 379. — b. Répartition géographique des Turcs et des Mongols, 379. 4. Langue et écriture des Turcs primitifs
380
a. La langue turque primitive, 380. — b. L'écriture turque primitive, 381. 5. La religion des Turcs primitifs
381
6. Les Turco-Mongols, race de commandement
382
II.
APERÇU HISTORIQUE DE L'ÉVOLUTION DES TURCS PRIMITIFS, DES ORIGINES JUSQU'À L'ÉTABLISSEMENT DE LEUR HÉGÉMONIE SUR LE PROCHE-ORIENT
384
1. Suprématie des hordes proto-turques en Mongolie, au premier millénaire avant J.-C 384 a. Les Proto-Turcs Hien Yun, vers 800-700 av. J.-C., 384. - b. Prépondérance des Proto-Turcs Hiong-nou en Mongolie, 384. — c. Les ProtoTurcs Hiong-nou, puissance redoutable, 384. — d. Emigration des TurcoMongols Yue-tche vers la Bactriane, 385. — e. Les Proto-Turcs Hiongnou maîtres de la Mongolie, 385. — f. Les futurs Huns émigrent au Turkestan oriental (44 avant J.-C.), 386. — g. Morcellement de l'Empire proto-turc de Mongolie (48 ap. J.-C.), 386. 2.
Suprématie mongole en Mongolie (155—551 ap. J.-C.) .
.
. 386
a. Prépondérance des Mongols Sien-pei en Mongolie (155—400 ap. J.-C.), 386. - b. Des Proto-Turcs maîtres de la Chine du Nord (308-500), 386. — c. L'Empire mongol des Jouan-jouan (400—551), 387. — d. Décadence et division de l'Empire des Proto-Turcs de la Chine du Nord (vers 500), 387. — e. Expansion des Mongols Hephtalites vers l'Ouest (400—500), 387. — f. Expansion des Huns de l'Aral vers l'Europe (Attila = 441-453), 388. 3.
Suprématie turque en Mongolie et expansion vers les pays de l'Ouest ( 5 5 1 - 9 2 0 ) 388 a. Le monde turco-mongol des steppes, au début du Vie siècle, 388. — b. Ascension des Tou-Kiue ou premiers Turcs (550), 388. — c. Les Turcs Tou-kiue, maîtres de la Mongolie (551), 388. — d. Partage territorial de l'Empire turc de Mongolie (552), 389. — e. Les Turcs occidentaux et leurs relations amicales avec Byzance, 389. — f. Rivalité des Turcs occidentaux et des Turcs orientaux, 389. — g. Les Turcs orientaux sous la tutelle chinoise, 390. — h. Emancipation des Turcs orientaux et reconstitution de leur unité politique (683), 390. — i. Troubles et révoltes en Mongolie, 391. — j. Les inscriptions de l'Orkhon, en Haute Mongolie, 391. — k. Les Turcs Ouigours se substituent aux Tou-kiue orientaux, comme maîtres de la Mongolie (744—840), 392. — 1. Turcs et Arabes battent la Chine sur le Talas (751), 392. — m. L'Empire turc ouigour se convertit au manichéisme, 393. — n. Les Turcs Kirghiz se substituent aux Ouigours (840-920), 393. — o. Les Mongols Ki-tan expulsent les Kirghiz (920), 393.
4.
Turcs et Iraniens en Asie Centrale ( 9 2 0 - 1 0 3 2 ) a. Domaine géographique des Turcs au Xe siècle, 393. — b. Le domaine
393
18
TABLE DES MATIÈRES des Iraniens au X e siècle, 394. — c. Conversion à l'Islâm des Turcs Karakhanides et Oghouz (955), 394. — d. Entrée en scène du royaume turc de Ghazna, en Afghanistan (995), 395. — e. Les Turcs Karakhanides, maîtres de la Transoxiane (999), 395. — f. L'Empire turco-afghan de Ghazna (999—1032), 396. — g. Le sultan turco-afghan Mahmoud (998-1030), 396. 5.
6.
L e s T u r c s Oghouz ou Ghouz, et leurs clans Petchénègues, Seljûkides, O t t o m a n s
396
A s c e n s i o n des T u r c s Seljûkides ( 1 0 4 0 - 1 0 5 5 )
398
a. Les Seljûkides, maîtres de l'Iran oriental (1040), 398. — b. Les Turcs Seljûkides, maîtres de l'Iran occidental et du Califat abbâsside de Bagdâd (1055), 399. — c. L'État turco-seljûkide, formation dynastique, militaire et féodale, 399. — d. Conception du pouvoir turco-seljûkide, 400. — e. L'Empire turco-asiatique des Seljûkides succède à l'Empire araboiranien des Abbâssides, 400. III.
TURQUISATION DE LA TRANSOXIANE (TURKESTAN) ET DE L'ASIE MINEURE (TURQUIE)
1.
402
Turquisation du T u r k e s t a n ( I X e — X e siècles)
402
a. Sédentarisation des Turcs dans le Turkestan, 402. — b. Premiers groupements turcs convertis à l'Islâm (Xe siècle), 403. — c. Prépondérance de la culture persane au Turkestan, 404. — d. Triomphe de la langue turque dans le Turkestan, 405. — e. L'Iran et le Touran, 406. 2.
Turquisation de l'Asie M i n e u r e ( X l e et X l l e siècles) .
.
.
.
406
a. Rôle des sultans turco-seljûkides dans la turquisation des peuples de leur Empire, 407. — b. Circonstances favorisant la turquisation de l'Anatolie, 408. 3.
C a r a c t è r e anatolien des populations actuelles de l'Asie M i n e u r e
408
a. Les Anatoliens actuels, autochtones turquisés ou Turcs de langue, 408. — b. Les caractères nationaux et l'influence du milieu géographique et des mélanges ethniques, 409. — c. Le métissage turco-anatolien, 410. — d. Similitude des conditions physiques du plateau anatolien et des steppes asiatiques, 411. — e. Les Anatoliens autochtones et les Turcs immigrés, groupements ethniques apparentés, 412. — f. La thèse de «l'Association pour l'étude de la race turque», 413. — g. Conclusion, 414. B. L E PROCHE-ORIENT S E L J Û K I D E E T F Â T I M I D E , D E L ' A V È N E M E N T D E T O G H R U L B E G JUSQU'AU D É B U T D E LA P R E M I È R E CROISADE ( 1 0 5 5 - 1 0 9 8 ) I.
L'EMPIRE PROCHE-ORIENTAL DES TURCS SELJÛKIDES. FONDATION, ORGANISATION, MORCELLEMENT ( 1 0 5 5 — 1 0 9 8 ) 1.
419
Sous le règne de T o g h r u l B e g ( 1 0 5 5 — 1 0 6 3 ) . Incursions et razzias e n A s i e M i n e u r e a. L'Empire seljûkide, formation militaire et féodale, 419. — b. Incursions turques en Asie Mineure, 420.
419
19
TABLE DES MATIÈRES
2.
Sous le règne d'Alp Arslan ( 1 0 6 3 - 1 0 7 2 ) . Occupation de la Cappadoce et de l'Arménie 421 a. Les Turcs en Cappadoce (1067), 421. — b. Réaction byzantine (1068-1069), 421. - c. Grande victoire turque à Malâzgerd, 421. - d. Occupation de l'Arménie (1071), 422. — e. Formation du premier État arménien du Taurus (1071), 422.
3. Sous le règne de Malik Shâh ( 1 0 7 2 - 1 0 9 2 ) . Conquête de l'Anatolie occidentale et de la Syrie 423 a. Apogée de l'Empire seljûkide sous Malik Shâh, 423. — b. Le grand ministre Nizâm al-Mulk (1072—1092), 423. — c. Naissance du sultanat turco-seljûkide de Nicée (1081), 424. — d. Les émirats turcs de Smyrne et de Cappadoce (1081), 424. — e. Conquête de Damas et de la Palestine par le prince seljûkide Tutush (1079), 425. — f. Conquête d'Alep et de la Syrie-Nord (1086), 426. — g. Morcellement politique de la Syrie seljûkide (1087), 426. 4.
Sous le règne de Barkiârûk (1092—1105). Dislocation et morcellement de l'Empire seljûkide 427 a. Révolte du Tutush (1093), 427. - b. Défaite et mort de Tutush (1095), 428. - c. Partage de l'Empire seljûkide (1096), 428. - d. Les États successeurs de l'Empire de Malik Shâh, 428. — e. Reconquête de la Palestine par les Fâtimides (1098). Tripoli indépendante, 429. — f. Rivalité des dynastes tocs d'Asie Mineure, 429. — g. Faiblesse de l'Orient turco-islamique, 430.
II.
L'EGYPTE FÂTIMIDE ET L'EMPIRE BYZANTIN, DE 1 0 5 5 À 1 0 8 9
. 431
1. L'Égypte fâtimide ( 1 0 5 5 - 1 0 9 8 ) 431 a. Anarchie, désordres, mutineries (1066—1073), 431. — b. La dictature de Badr al Jamali (1074-1094), 432. 2. L'Empire byzantin, de 1055 à 1098 434 a. Jusqu'à 1055, 434. — b. Rupture définitive entre l'Eglise de Constantinople et celle de Rome (1054), 435. - c. De 1055 à 1098: décadence byzantine, 436. C. RÉACTION OCCIDENTALE: LA CROISADE FRANQUE I.
CONSIDÉRATIONS SUR L'ENTREPRISE DES CROISADES
1. Rôle historique des Croisades
439
439
2. L'entreprise des Croisades, nouvel épisode du vieux duel entre l'Europe et l'Asie 439 3. Origines directes de l'idée de Croisade
441
4. La Reconquista espagnole et la Croisade au Levant . . . .
442
5. L'idée de Croisade et le fait colonial
443
6. Conclusion
444
20
TABLE DES MATIÈRES
II.
L A PREMIÈRE CROISADE ET LA FONDATION DES ÉTATS FRANCS DU LEVANT
446
1. Les Croisés de la première Croisade, à Constantinople et en Asie Mineure ( 1 0 9 6 - 1 0 9 7 ) 446 a. Croisade des barons, armée internationale, 446. — Les Croisés à Constantinople; entente avec l'empereur (1097), 447. — c. Victoire de Dorylée (1097). Les Byzantins rétablis dans l'Anatolie occidentale, 447. 2.
Prise d'Antioche et fondation des États francs d'Antioche et d'Édesse (1098) 448 a. Siège d'Antioche (1097), 448. — b. Négociations franco-égyptiennes (1097-1098), 448. - c. Prise d'Antioche par les Croisés (1098), 450. d. Fondation de la principauté d'Antioche et du comté d'Édesse, 450.
3. Fondation et organisation du royaume de Jérusalem .
.
.
.451
a. Prise de Jérusalem (1099), 451. — b. Organisation du royaume franc de Jérusalem, 451. — c. Extension territoriale du royaume de Jérusalem, 452. — d. Destruction d'une Croisade de renfort (1101), 453. 4.
Fondation du comté franc de Tripoli ( 1 1 0 9 )
454
5. Consolidation de la conquête franque
455
a. Imbroglio nord-syrien, 455. — b. La Transjordanie annexée au royaume de Jérusalem (1115—1118), 456. — c. Les Francs s'orientalisent, 457. — d. Fondation des Templiers et des Hospitaliers (1118), 457. — e. Consolidation de la conquête franque, 458.
III.
RÉACTION TURCO-ISLAMIQUE. EVOLUTION DE
L'ORIENT
MUSULMAN VERS L'UNITÉ POLITIQUE
459
1. Avènement de Zengi, atabeg d'Alep et de Mossûl (1129—1146) 459 a. Le roi Foulque, défenseur de l'indépendance damasquine, 459. — b. Les Francs perdent définitivement Édesse (1146), 460. — c. La deuxième Croisade (1147), 461. — d. Échec de la deuxième Croisade (1148— 1149), 461. 2. Désagrégation du Califat fâtimide du Caire
462
a. Aperçu historique (1094—1153), 462. — b. Redressement franc (1153), 463. 3. Unification de la Syrie musulmane. Suppression du Califat fâtimide d'Égypte a. Unification de la Syrie musulmane (1154), 464. — b. Coalition franco-byzantine (1158—1159), 464. — c. Intervention turco-syrienne en Égypte (1164), 465. - d. Turcs et Francs évacuent l'Égypte (1164-1167), 465. - e. Le Turc Chirkouh occupe l'Égypte (1169), 466. - f. Saladin, vizir du calife fâtimide et lieutenant de l'atabeg Noureddine (1169), 467. — g. Suppression du Califat fâtimide (1171), 468. — h. Saladin, seul maître de l'Egypte (1174), 468.
464
TABLE DES MATIÈRES
21
D. L'ORIENT AYYOUBIDE ET LA SYRIE FRANQUE (1171-1250) I.
SALADIN, UNIFICATEUR DE L'ÉGYPTE ET DE LA SYRIE ET DESTRUCTEUR DE LA PUISSANCE FRANQUE ( 1 1 7 1 — 1 1 9 3 )
473
1. Saladin et l'unification politique de l'Égypte et de la Syrie . . 473 a. Saladin occupe la Syrie musulmane jusqu'à Hama (1174—1175), 473. — b. Alep, Mossûl et Francs, hostiles à Saladin, 473. — c. Politique syrienne de Saladin, 474. — d. Saladin et la secte des Assassins ou Hashishiûn (1176), 474. — e. Saladin en Palestine et Transjordanie franques (1177-1182), 474. - f. Saladin annexe Alep et Mossûl (11821185), 475. 2. Ruine de la Syrie franque : . . . . 476 a. Le seigneur d'outre-Jourdain provoque la catastrophe (1187), 476. — b. Grande défaite des Francs à Hattine (1187), 476. — c. Occupation de la Syrie franque et ruine du royaume de Jérusalem (1188), 477. 3. Le petit État franc d'Acre, dit «Royaume de Jérusalem» . . 477 a. Troisième Croisade (1190-1192). 477. - b. Occupation de Chypre et reprise d'Acre et de Jafa (1191—1192), 478. — c. Paix de compromis (1192), 478. — d. Partage et reconstitution de l'Empire de Saladin (1193—1200), 479. — e. Le royaume franc d'Acre, dit de Jérusalem, 480. — f. La quatrième Croisade détournée vers Constantinople (1202— 1203), 481. - g. Fondation de l'Empire latin de Constantinople (1204), 481. II.
RIVALITÉS ET CONFLITS DES PRINCES AYYOUBIDES ( 1 1 9 4 — 1 2 5 0 )
483
1. L'Égypte repousse une invasion franque 483 a. Cinquième Croisade (1217-1221), 483. — b. L'Égypte, objectif des Croisés, 483. — c. Les princes et États ayyoubides en 1217, 484. — d. Échec des Francs en Égypte (1219-1221), 484. 2. Rivalités des princes ayyoubides a. Le sultan Kamel se tourne vers l'Occident (1227), 486.
485
3. Les Mongols maîtres du plateau iranien. L'Empire de Gengis Khan 486 a. Gengis Khan (1196—1227), fondateur de l'Empire mongol, 486. — b. Politique terroriste des souverains mongols, 487. — c. Caractère laïque de l'État mongol, 488. — d. Les Mongols, maîtres du Turkestan et de l'Iran. Défaite des Khawarezmiens (1220), 488. — e. Restauration et destruction de l'Empire et de la dynastie des Khawarezmiens (1225— 1231), 488. 4. L'empereur germanique Frédéric II et la reconstruction du royaume franc de Jérusalem 489 a. Croisade germanique ou sixième Croisade(1228—1229), 489.—b. Atermoiements de l'empereur Frédéric, 489. — c. Coalition ayyoubide contre Frédéric (1228), 490. — d. Négociations et entente entre le sultan et l'empereur (1229), 491. — e. Importance et répercussions du traité de 1229, 492. — f. Morcellement du nouveau royaume de Jérusalem (1230), 492. 5. Imbroglio syrien
493
22
TABLE DES MATIÈRES
a. Le prince Achraf, souverain de Damas (1229), 493. — b. Palestine et Haute Mésopotamie annexées à l'Égypte (1229), 493. — c. Le sultan Kamel en Haute Mésopotamie. Guerre avec le sultan seljûkide de Konya (1234), 494. - d. Intrigues et luttes fratricides (1235-1240), 494.
6. Redressement et réaction égyptiens
495
a. Sâleh Ayyoub sultan d'Égypte (1240), 495. — b. Coalition syro-franque contre le sultan du Caire (1240—1243), 496. — c. Victoire des ÉgyptoKhawarezmiens (1243), 496. — d. Renversement d'alliances (1245), 497. — e. Les Khawarezmiens écrasés près de Homs (1246). Les établissements francs menacés, 497.
7. Désastre des Francs en Egypte. Désagrégation de la Syrie franque
498
a. Croisade de saint Louis ou septième Croisade (1248—1252), 498. — b. Prise de Damiette (1249), 498. — c. Désastre des Francs près de Mansourah et évacuation de Damiette (1250), 498. — d. Les Mamluks turcs, maîtres de l'Égypte (1250), 499. — e. Saint Louis en Syrie franque (1250— 1254), 499. — f. Anarchie et luttes intestines en Syrie franque (1254— 1258), 499. E. LE PROCHE-ORIENT, DE 1250 À 1517. MAMLUKS, FRANCS, MONGOLS, TIMOURIDES, OTTOMANS I.
EGYPTE MAMLUK, SYRIE AYYOUBIDE ET PERSE MONGOLE
(1250-1260)
503
1. Les Mamluks et leur régime politique
503
a. Origine de l'institution de l'armée des Mamluks, 503. — b. Les sultans mamluks, successeurs lointains des pharaons libyens (950—730 avant J.-C.), 504. — c. Physionomie ethnique de l'armée mamluk, 504. — d. Germes de troubles et de complots, 505. — e. Concessions foncières, 505. — f. Anarchie et corruption, 506. — g. Administration civile, 506. — h. Puissance des Mamluks, 507.
2. Mamluks d'Egypte et Ayyoubides de Syrie (1250-1258) .
. 507
a. La carte du Proche-Orient vers 1250, 507. — b. Avènement de la dynastie des sultans mamluks turcs Bahrites (1250), 508. — c. Conflit et entente des Mamluks d'Egypte et des Ayyoubides de Syrie (1250— 1253), 509. — d. Avènement de Mansour, second sultan mamluk (1257), 509.
3. Mamluks d'Egypte et Mongols de Perse (1255-1260) .
.
.509
a. Avènement en Perse du Khan mongol Houlagou (1255), 509. — b. Houlagou à Bagdâd et en Syrie (1258—1259). Suppression du Califat abbâsside (1258), 510. — c. Rapports des Mongols et des Francs, 511. — d. Victoire des Mamluks; annexion de la Syrie (1260), 511. — e. Avènement du sultan Baïbars (1260), 512. II.
EGYPTE MAMLUK, SYRIE FRANQUE ET PERSE MONGOLE
. 513
(1260-1340) 1. Le sultan Baïbars et les Francs de Syrie (1260-1277) .
.
.
.513
a. Le sultan Baïbars (1260—1277), 513. — b. Restauration nominale du
23
TABLE DES MATIÈRES
Califat abbâsside au Caire (1261), 513. — c. Annexion par l'Egypte de la principauté de Karak (1263), 513. — d. Campagnes victorieuses de Baïbars contre les Francs (1265—1272), 514. — e. Baïbars en Cilicie et en Anatolie (1275-1277), 515. 2.
Le sultan Kalaoûn et les Mongols de Perse ( 1 2 7 9 - 1 2 8 8 ) .
. 515
a. Avènement du sultan Kalaoûn (1279), 515. — b. Révolte du gouverneur de Damas, 515. — c. Prise d'Alep par les Mongols (1280), 515. — d. Les Mongols battus près de Homs (1281), 516. — e. Kalaoûn consolide ses positions en Syrie, 516. 3.
Le sultan Kalaoûn et les Francs de Syrie (1289—1291). Fin de la colonisation franque 516 a. Les derniers Francs divisés et abandonnés par l'Europe, 516. — b. Prise de Tripoli par Kalaoûn (1289), 517. — c. Chute des dernières places franques (1291), 517. — d. Disparition de la Syrie franque, 517.
4.
Les Mamluks et les Mongols de Perse ( 1 2 9 2 - 1 3 0 3 ) .
.
.
.518
a. Assassinats et dépositions de sultans (1293—1299), 518. — b. Avènement en Perse du Khan mongol Gazan (1295—1304), 519. — c. Conquête et évacuation de la Syrie par Gazan (1299—1300), 519. — d. Persécution des Chrétiens et des Juifs en Egypte (1301), 520. — e. Défaite des Mongols près de Damas (1303), 520. 5.
Paix et prospérité économique en Égypte (1304—1341) .
.
. 520
a. Le sultan Nâser Mohammad seul maître de l'Etat (1310), 520. — b. Intervention égyptienne en Tunisie (1311), 521. — c. Ordre et calme général dans l'Empire mamluk, 521. — d. Prospérité économique; rapports avec l'Europe, 521. III.
L E PROCHE-ORIENT ETL'INVASION D E T A M B E R L A N ( 1 3 4 1 — 1 4 0 2 )
1. Déclin et redressement de la puissance des Mamluks (1341-1390)
523
523
a. Déclin de la dynastie des sultans turcs ou Bahrites (1341—1382), 523. — b. Les Mamluks circassiens ou Bourjites se substituent aux Mamluks Turcs ou Bahrites (1382), 523. - c. Déposition du sultan Barkuk (1389), 524. - d. Restauration de Barkuk (1390), 524. 2.
Vague turco-asiatique: l'invasion de Tamerlan (1387—1402) . 5 2 4 a. L'Empire timouride en Asie Centrale (1370—1386), 524. — b. Tamerlan en Perse, Iran, Russie méridionale, Inde, Caucase (1387—1400), 527. - c. Tamerlan à Siwâs, en Syrie et à Bagdad (1400-1401), 528. d. Tamerland en Asie Mineure (1402), 530.
IV.
L E S EMPIRES MAMLUK, TIMOURIDE ET OTTOMAN ( 1 4 0 1 — 1 5 0 2 )
1. Rivalités des émirs dans l'Empire mamluk
532
532
a. Révoltes, complots et guerres civiles (1401—1422), 532. — b. Mesures de rigueur contre les Chrétiens et les Européens en Égypte, 533. 2.
Activité militaire et politique de l'Égypte dans le Nord de 533 l'Empire ( 1 4 2 5 - 1 4 6 0 ) .
24
TABLE DES MATIÈRES
a. Expéditions égyptiennes contre l'île de Chypre (1425—1426), 533. — b. Expéditions égyptiennes en Syrie-Nord (1429—1433), 534. — c. Les Turcomans du Mouton Noir, maîtres de Bagdâd (1432), 534. — d. Tension entre les Mamluks et les Timourides de Perse (1435—1438), 534. — e. Révoltes brisées en Égypte et en Syrie (1439), 535. — f. Rapports amicaux entre Mamluks, Timourides et Ottomans, 535. 3. Rivalité et conflit égypto-ottomans ( 1 4 6 8 - 1 4 9 1 )
536
a. Avènement du sultan mamluk Kaitbey (1468), 536. — b. Campagnes égyptiennes en Syrie-Nord (1468—1474), 536. — c. Germe de conflit égypto-ottoman (1481—1482), 537. — d. Grande guerre égypto-ottomane (1483-1490), 537. 4.
Déclin de la puissance des Mamluks
538
a. Désordres et révoltes en Égypte et en Syrie (1495—1501), 538. — b. Difficultés financières en Égypte, 539. — c. La découverte du Cap de Bonne-Espérance et ses contrecoups économiques en Égypte et en Orient, 539. — d. La flotte égyptienne détruite par les Portugais dans l'océan Indien (1509), 540. — e. Ruine du commerce et de la civilisation dans l'Orient arabe, 540. — f. Représailles des Mamluks contre les Européens, 540. V.
L E S OTTOMANS MAÎTRES DU PROCHE-ORIENT ( 1 5 0 2 — 1 5 1 7 )
.
.
542
1. Mamluks, Ottomans et Persans, de 1502 à 1514. Victoire ottomane sur la Perse safavide 542 a. Avènement de la dynastie iranienne des Safavides (1502), 542. — b. Entente égypto-ottomane contre les Safavides de Perse, 543. — c. Les Ottomans envahissent la Perse. Leur victoire à Tchaldirân (1514), 543. 2.
Guerre turco-égyptienne. Défaite des Mamluks et fin de leur Empire ( 1 5 1 6 - 1 5 1 7 ) 543 a. Inquiétude et préparatifs militaires en Égypte, 543. — b. Les Ottomans maîtres du Taurus (1515), 544. — c. Bataille de Marj Dabek (1516). Les Ottomans occupent la Syrie, 545. — d. Occupation de l'Égypte. Les Ottomans se substituent aux Mamluks (1517), 545.
3. La civilisation en Proche-Orient du X l e au X V I e siècle .
.
. 546
a. En Perse, 546. — b. Dans l'Asie Mineure, 547. — c. En Égypte et en Syrie, 548. 4. Conclusion
549
Préface
Orient ancien ou préarabe et Orient arabe: continuité de leur évolution successive depuis les origines Au Vile siècle de notre ère, l'avènement de l'Islâm, qui constituait à la fois une religion, une nation et un Etat, représentait, aux yeux des peuples proche-orientaux de l'époque, la réalisation intégrale de leur conception atavique de la société idéale, où le religieux, le civil et le politique sont étroitement liés. A la différence de la Cité grecque ou latine ancienne, où les citoyens étaient principalement unis par leur appartenance à une même patrie territoriale, l'Etat oriental ancien, depuis les origines, a constamment formé, on l'a vu, une «Cité de Dieu», dont les membres, plus particulièrement les classes dirigeantes, sont unis par les liens de la parenté ethnique et religieuse, et où la loi et le pouvoir politique sont d'origine divine (I, p. 124-126). A l'occasion des transformations politiques, linguistiques, religieuses, culturelles et sociales, que l'expansion des Arabes de l'Islâm provoquera, à partir du milieu du Vile siècle, dans les pays proche-orientaux, et pour une meilleure intelligence de cette expansion et des grands événements qui l'accompagneront et la suivront, il importe de rappeler brièvement certaines permanences ou constantes générales, géographiques, sociologiques, psychologiques et historiques, que nous avons exposées dans la partie introductive de notre premier volume (I, p. 15—87) et que l'observation de l'évolution des sociétés proche-orientales, depuis les origines, nous permet de vérifier. 1. Permanences historiques orientales Déterminés à la fois par les facteurs géographiques, qui sont généralement constants, et par les caractères ethniques, qui, façonnés par le milieu physique, sont relativement permanents (I, p. 38—41), les grands événements politiques et sociaux de l'histoire des peuples proche-orientaux, qui se répètent quasi périodiquement depuis les origines jusqu'à l'expansion arabo-islamique, et qui se répéteront presque régulièrement après cette
26
PRÉFACE
expuiision, révèlent l'existence de quelques permanences ou constantes historiques et paraissent régis par des lois (I, p. 15—16). Dégagées de la longue succession des grands événements du passé, les principales permanences ou constantes qui se dessinent dans l'histoire du Proche-Orient sont, on le sait, les suivantes: antagonisme des régions intérieures ou continentales et des régions méditerranéennes ou maritimes; opposition des peuples sédentaires de Mésopotamie — Syrie — Egypte et des peuplades nomades du Désert syro-arabique; rivalité des pays de l'Euphrate et du Nil pour la possession du couloir syro-palestinien; morcellement géographique, ethnique et politique de l'ensemble de l'Orient méditerranéen, en général, et du Croissant Fertile en particulier; expansion des peuples en mouvement vers le Croissant Fertile, grande voie de passage entre l'Est et l'Ouest, le Nord et le Sud; etc. (III, p. 399-400). Ces permanences et constantes, qui se manifestent nettement dans l'histoire de l'Orient préarabe au cours des quatre millénaires qui précèdent l'Islâm, continueront à réapparaître, dans l'évolution future des peuples orientaux, depuis l'expansion arabo-islamique jusqu'à nos jours. Plus particulièrement, l'Irâk (Mésopotamie), instinctivement attiré, depuis Sargon I (2725—2670 av. J.-C.), vers la Méditerranée orientale ou «Mer Supérieure», convoite constamment la Syrie qui l'en sépare. De son côté, l'Egypte, qui se sent menacée par un grand empire syro-mésopotamien créé sur ses frontières orientales, est instinctivement portée, depuis les pharaons de la Ve dynastie (2680—2540 av. J.-C.), à combattre cette construction impériale, et à s'installer en Palestine-Syrie (I, p. 262—265). Nous avons exposé, dans notre premier volume (I, p. 15—87), les causes générales ou lois qui déterminent ces permanences ou constantes historiques. Nous allons rappeler brièvement celles d'entre elles qui déterminent respectivement la permanence de l'individualité collective, de l'unité psychologique et de la personnalité historique des divers peuples proche-orientaux, en dépit des multiples changements de langue, de religion et d'institutions, qu'ils ont subis au cours de leur évolution multimillénaire. 2. Les groupements géographiques ou peuples, individualités psychologiques relativement permanentes a. Pays et peuple, ou nation géographique Nous avons vu (I, p. 33—38) que l'hérédité et le milieu physique collaborent à la formation des caractères humains, physiques et psychiques, indi1 Le nom de Croissant Fertile, on l'a vu (I, p. 58), est une expression géographique moderne qui désigne, dans leur ensemble, les pays de Mésopotamie, de Syrie, de Palestine et du Liban.
PRÉFACE
27
viduels et collectifs. Un milieu géographique plus ou moins individualisé favorise le développement d'un groupement social plus ou moins homogène, en marquant les individus qui le composent de traits généraux plus ou moins semblables et plus ou moins permanents (I, p. 33—34). La race physiquement pure est pratiquement inexistante. Ce que l'on désigne communément par ce nom, ce sont des groupes humains ethniquement composites, dont les individus, issus du mélange de races et de sousraces diverses, sont modelés et façonnés, au point de vue physique et surtout psychique, par l'action combinée de l'hérédité et du milieu géographique. Ces «mélanges stabilisés», modelés et façonnés par des milieux géographiques dissemblables et plus ou moins individualisés (régions naturelles ou historiques), forment respectivement des individualités collectives, des unités économiques, des «nations géographiques» plus ou moins homogènes, et sont «façonnés en unités politiques par les vouloirs humains» (I, p. 35—37). Ces groupements géographiques ou historiques (peuples ou nations), qui possèdent respectivement des caractères particuliers ou nationaux plus ou moins permanents, constituent, aux yeux de l'histoire, de la politique et de la sociologie, des unités psychologiques, des réalités vivantes, des individualités agissantes. Les individus qui les composent sont des hommes associés, bien plus que des hommes semblables. Mélanges stabilisés, ces groupements sociaux ou peuples sont les auteurs et les acteurs des événements historiques (I, p. 37—38). Déterminé par des lois naturelles, géographiques et biologiques, qui sont relativement constantes, le développement des groupements géographiques ou peuples, comme celui des individus, procède par une évolution graduelle où tout se tient et s'enchaîne, en ce sens que les faits réguliers et les événements exceptionnels se rattachent à tout un ensemble de faits antérieurs, qui les préparent et les expliquent (I, p. 16). Il s'ensuit que l'évolution d'un peuple, comme la vie d'un individu, forme, dans le temps, une continuité depuis les origines (I, p. 21—24). b. Les caractères ethniques, raciaux ou nationaux, et leur nature interne et permanente Les caractères ethniques, raciaux ou nationaux, essentiels ou fondamentaux, sont des «comportements instinctifs», des éléments ataviques et internes, qui, modelés et fixés par les conditions physiques et l'hérédité, sont relativement permanents. Ces caractères ethniques héréditaires, qui marquent les peuples et les distinguent plus particulièrement les uns des autres, comprennent l'ensemble des dons et des dispositions actives et affectives de l'homme (énergie,
28
PRÉFACE
volonté, courage, tendances, affection, passion, aptitudes spirituelles, morales, artistiques, etc.), qui forment l'âme permanente d'un peuple et sont les «moteurs» principaux de ses actions. Sous l'influence modelante des conditions physiques du milieu, les caractères ethniques ou raciaux des conquérants étrangers qui s'établissent à demeure dans les pays conquis, sont eux-mêmes modifiés, à la longue, et marqués progressivement de l'empreinte particulière des autochtones (I, p. 38—41). c. Les caractères acquis ou sociaux et leur nature externe et variable A la différence des caractères ethniques, raciaux ou nationaux, qui, fixés par l'hérédité et le milieu géographique, sont relativement permanents, les caractères acquis ou sociaux (langue, religion, civilisation, instruction, connaissances spécialisées, habitudes et coutumes sociales, etc.), sont des éléments externes, des «comportements appris» depuis la naissance, intransmissibles à la descendance et essentiellement variables. Les transformations linguistiques, religieuses, sociales, politiques, qu'un groupement géographique ou peuple subit au cours de son évolution successive à travers les âges, n'affectent guère, foncièrement et durablement, sa mentalité psychique, son âme profonde et ses caractères raciaux, instinctifs et permanents. Elles sont, en principe, superficielles et secondaires, en ce sens qu'elles ne modifient, en général, que les caractères acquis ou sociaux, qui sont, on l'a vu, des éléments externes, variables et intransmissibles par l'hérédité (I, p. 41—47). Tout en changeant de langue et de religion, les peuples, comme les individus, se survivent, ou plus exactement se perpétuent, dans le temps et l'espace, en conservant respectivement leurs particularités ethniques, psychiques ou raciales, en d'autres termes, leurs caractères essentiels, fondamentaux ou nationaux. d. Continuité de l'histoire des peuples proche-orientaux, avant et après l'Islâm En conséquence, écrire l'histoire du Proche-Orient en prenant, comme point de départ, l'expansion des Arabes de l'Islâm au Vile siècle, équivaudrait à commencer la biographie d'un personnage à partir de son âge mûr. Aussi, est-ce une erreur manifeste de diviser, comme on le fait traditionnellement, l'histoire générale du monde proche-oriental en deux grandes périodes distinctes: l'une, ancienne ou préarabe et préislamique, et l'autre, moderne ou arabe et islamique, séparées, en quelque sorte, par un fossé sans fond (I, p. 21—23). Cette rupture artificielle et arbitraire de l'évolution historique du Proche-Orient, scientifiquement erronée, a pour effet de rendre inintelligible l'histoire de cette contrée à partir de l'Islâm. Les peuples préarabes
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PRÉFACE
de l'Orient méditerranéen, qui comptaient, au Vile siècle de notre ère, vingt-cinq millions environ, n'ont pas été exterminés ou refoulés de leurs pays par les armées arabes. Au contraire, nous verrons que ces peuples, qui n'adopteront que très progressivement la langue et la religion des conquérants venus d'Arabie, demeurèrent dans leurs pays respectifs et continuèrent, même après leur arabisation et leur islamisation, leur évolution historique particulière, avec leurs caractères ethniques fondamentaux, héréditaires et permanents. Seuls les anciens maîtres gréco-byzantins, vaincus par les Arabes, évacuèrent la contrée. Sans doute, l'expansion arabo-islamique, qui compte parmi les plus grandes épopées de l'Histoire, bouleversa le monde proche-oriental de l'époque et exerça, par ses conséquences et ses contrecoups, une influence considérable sur l'évolution et les destinées des peuples proche-orientaux. «Mais, de même qu'après un grand séisme un paysage reprend tant bien que mal ses lignes primitives, sa structure géologique, de même un peuple, passant de sa secousse révolutionnaire à un régime stable, retrouve nécessairement ses axes essentiels, ses bases indestructibles.» 3. L'Orient préarabe ou Orient ancien Avant l'expansion arabe, le Proche-Orient avait déjà connu, au cours des millénaires passés, d'autres grandes invasions, qui modifièrent et transformèrent, à plusieurs reprises, les noms, les institutions, les langues et les religions des divers peuples de cette contrée. Mais, après chacun de ces bouleversements, les populations indigènes recouvraient progressivement, on l'a vu, leurs caractères nationaux antérieurs. Avec leurs propres langues et leurs propres religions, ou avec celles qu'elles empruntaient aux conquérants étrangers, elles poursuivaient, comme auparavant, leur évolution historique respective, après avoir assimilé ou expulsé les éléments allogènes qui les dominaient. Rappelons, à cette occasion, les invasions des Kassites en Mésopotamie (1750-1175 av. J.-C.), des Hyksôs en Egypte (16501580), des «Peuples de la Mer et du Nord» en Syrie-Anatolie (1200), des Araméens en Syrie-Mésopotamie (vers 1200), des Gréco-Macédoniens (330) et des Romains (64 av. J.-C.) en Proche-Orient, etc. a. L'Orient araméen, continuateur de l'Orient cananéen, etc.
assyro-babylonien,
C'est surtout à la période qui suivit l'invasion des «Peuples de la Mer et du Nord», vers 1200 av. J.-C., que l'on pourrait comparer celle qui suivra l'expansion des Arabes de l'Islâm. Après 1200, en effet, la physionomie politique, ethnique, linguistique et culturelle du monde proche-oriental fut
30
PRÉFACE
profondément modifiée. Les groupements ethniques allogènes qui, à la faveur de l'invasion nordique, s'installèrent un peu partout dans le monde oriental, étaient aussi nombreux que variés (II, p. 119—132). De tous ces groupements envahisseurs, les «Araméens errants», peuplades sémitiques sorties du Désert syro-arabique et stabilisées dans le Croissant Fertile, sont ceux qui, comme leurs futurs congénères arabes, dominèrent les indigènes syro-mésopotamiens et leur transmirent leur nom, leur langue, leur culture et leur organisation politique et sociale (II, p. 132—136). Les Gréco-Macédoniens (330—64 av. J.-C.) avaient, eux aussi, imposé aux populations proche-orientales leur langue, leur culture et leurs institutions. Mais les masses orientales, réfractaires, on l'a dit (I, p. 106), à toute culture non sémitique, conservèrent leurs langues et leurs cultures sémitiques et hamitiques propres. Seules les élites proche-orientales adoptèrent, comme langue de culture, l'idiome hellénique. Il en sera de même, plus tard, de la langue turque, après l'invasion future de l'Orient arabe par les Tûraniens asiatiques, qui n'appartiennent pas à la race des Sémites (I, p. 106). b. L'aramisation du Croissant Fertile, préfiguration de l'arabisation du Proche-Orient L'expansion des Sémites Araméens dans le Croissant Fertile sémitique, préfigure celle des Sémites Arabes dans les pays sémito-hamitiques du Proche-Orient. En effet, Yaramisation linguistique et culturelle du Croissant Fertile, qui précéda de plusieurs siècles l'arabisation du monde oriental, n'était, on le répète, qu'une transformation de surface. Les caractères ethniques essentiels ou fondamentaux des populations autochtones aramisées, demeurèrent ceux des Mésopotamiens et des Syriens des époques préaraméennes. Quant aux envahisseurs araméens eux-mêmes et aux métis locaux issus de leur mélange avec les indigènes, ils finirent par acquérir, grâce à l'action combinée du temps et du milieu géographique, les caractères nationaux des peuples qu'ils avaient dominés (II, p. 125). Aussi, les divers peuples du Croissant Fertile préaraméen: Assyriens, Babyloniens, Amorréens, Phéniciens, Cananéens, Israélites, etc., linguistiquement aramisés au premier millénaire av. J.-C., réapparurent-ils, respectiviment, sur la scène historique, avec les mêmes caractères ethniques fondamentaux que leurs prédécesseurs ou ancêtres préaraméens. Ils ont seulement abandonné leurs langues sémitiques (l'assyro-babylonien, l'amorréen, le phénicien, le cananéen, l'hébreu, etc.), pour adopter une langue sémitique sœur: l'araméen. Mais ces modifications externes, on l'a dit, n'affectèrent guère les caractères ethniques ou raciaux qui, façonnés et fixés par l'hérédité et le milieu géographique, sont relativement permanents et déterminent l'activité et l'évolution des sociétés humaines (II, p. 135—136).
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4. L'Orient arabe et musulman, continuateur de l'Orient araméen, copte et chrétien Nettement confirmée, on l'a vu, par le développement successif des sociétés proche-orientales, en dépit des bouleversements et des transformations dont elles furent plus d'une fois l'objet depuis les origines jusqu'à l'expansion arabo-islamique, la continuité de l'évolution historique de ces sociétés nous autorise à rejeter la thèse de l'interruption de cette évolution à partir de l'avènement de l'Islâm, malgré les transformations politiques, linguistiques, religieuses et culturelles qui ont accompagné ou suivi ce grand événement dans le monde proche-oriental. Cette vérité scientifique et historique nous permet de conclure que l'Orient ancien ou préarabe et l'Orient moderne ou arabe constituent, dans le fond, un tout historique indivisible, depuis les origines jusqu'à nos jours. Les périodes successives de cette longue évolution biologique forment, en quelque sorte, les divers âges des peuples proche-orientaux. Elles représentent une suite continue des grands événements qui jalonnent l'évolution de ces divers peuples, avant et après l'Islâm (I, p. 22). a. De l'Orient préarabe à l'Orient arabe Dans les périodes qui précèdent et qui suivent immédiatement l'expansion arabo-islamique, les événements successifs qui jalonnent l'histoire du Proche-Orient procèdent les uns des autres et, comme les maillons d'une chaîne, s'entrelacent étroitement. Les populations préarabes et préislamiques de l'Orient méditerranéen, qui comptaient, on l'a dit, vingt-cinq millions environ à la veille de l'expansion arabe, ont poursuivi, après cette expansion, le cours de leur évolution antérieure. Elles ont seulement abandonné leurs langues et leurs religions, pour adopter celles des conquérants arabes, lesquelles étaient d'ailleurs apparentées aux leurs. En outre, cette transformation linguistique et religieuse mettra un ou deux siècles pour gagner, progressivement, la majeure partie des populations autochtones du Proche-Orient. Nous verrons, en effet, que si l'expansion militaire et politique des Arabes s'est effectuée avec une rapidité prodigieuse, il n'en a pas été de même de la langue arabe et de la religion islamique. Les indigènes ont longtemps conservé, sous les califes arabes et musulmans, leurs langues et leurs religions propres. C'est que, malgré son caractère théocratique, l'Etat islamique, en doctrine et en fait, admettait, à l'intérieur de ses frontières, la coexistence de deux sociétés superposées: les musulmans et les nonmusulmans, fussent-ils arabes ou non arabes. L'Empire arabo-islamique, comme d'ailleurs son prédécesseur l'Empire gréco-romain, comprenait, en effet, sous l'autorité suprême du calife, d'une
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part, une caste privilégiée: les Arabes musulmans et les indigènes convertis à l'Islâm, et, d'autre part, des sujets ou «protégés»: les indigènes non convertis, qui, moyennant le paiement d'une double taxe foncière et personnelle, conservaient leur religion, leur langue, leurs cadres administratifs et judiciaires, leurs coutumes, leurs chefs religieux et leurs biens. Les conquérants arabes, dont l'attitude et la conduite étaient pleines de tolérance et de libéralisme, ne persécutèrent personne pour des motifs religieux. Déjà, sous les Gréco-Romains, qui laissèrent, comme leurs successeurs arabo-musulmans, une grande liberté intérieure aux populations indigènes proche-orientales, celles-ci se distinguaient, on l'a vu, par des particularismes cultuels ou confessionnels, représentés par des sectes religieuses qui, couvrant des oppositions et des intérêts politiques, suscitaient assez souvent des dissensions et des troubles et opposaient les groupes indigènes, tantôt les uns aux autres et tantôt au pouvoir établi. Nous avons vu que la lutte contre Rome, puis contre Byzance, en Syrie et en Egypte, ne s'établit pas sur le plan politique, mais sur le terrain religieux, qui couvrait, on le sait, des oppositions et des conflits politiques. La liberté, les croyances et les pratiques religieuses incarnaient, en ces temps, la liberté, les opinions et l'activité politiques. Ce furent des conflits politiques, masqués par des dissensions religieuses, qui provoquèrent, on l'a vu, les nombreuses révoltes juives contre les Gréco-Séleucides et contre les Romains, ainsi que les persécutions contre les chrétiens, qui refusaient de sacrifier au culte de l'empereur romain ou d'adopter les dogmes religieux imposés par Byzance. En conclusion, sous les Romains comme sous les Byzantins, et comme plus tard sous les Arabes, la pensée des divers peuples proche-orientaux, concentrée sur leurs divers dogmes religieux et sur leurs diverses manifestations cultuelles et rituelles, était indifférente à l'organisation politique, tant que celle-ci ne touchait pas le domaine de leur liberté et de leur activité internes, qui s'extériorisaient sous des apparences religieuses. On peut considérer comme une constante historique «l'attachement profond de la masse populaire (proche-orientale) à la pratique de son culte. Lorsqu'elle abandonnera son paganisme, ce sera pour s'adonner avec la même fougue au culte chrétien et plus tard au culte musulman.»1 Quant au fanatisme religieux, qui se manifestera plus tard, sous les califes, dans quelques circonstances accidentelles, on ne doit pas en attribuer les méfaits à la religion islamique. Comme le christianisme, l'islamisme est essentiellement tolérant. Le fanatisme et l'intolérance sont le fait des hommes et non des religions elles-mêmes. Rappelons, en effet, que le sentiment religieux est un caractère racial et instinctif, tandis que la 1
R. Dussaud, La pénétration
des Arabes en Syrie avan l'Islam, p. 155—156
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religion n'est qu'un élément externe et superficiel, un produit et non une cause. Nous avons vu aussi que l'esprit de croisade religieuse s'était déjà violemment manifesté, avant l'Islâm, tant du côté des Perses mazdéens que de celui des Byzantins chrétiens, dans le grand conflit qui mit aux prises ces deux grands Empires, de 622 à 628 de J.-C. (III, p. 366—370). L'Orient moderne ou arabe est donc l'héritier direct et le continuateur authentique de l'Orient ancien ou préarabe. Sous des formes externes nouvelles (langue arabe, religion et institutions islamiques, etc.), il poursuivra, après l'expansion des Arabes, comme jadis après celle des Araméens, son évolution historique multimillénaire, avec les mêmes caractères généraux, les mêmes cycles d'évolution, le même fonds de culture et les mêmes actions et réactions que l'Orient ancien ou préarabe. N'en est-il pas de même de l'individu, qui conserve ses caractères ataviques propres, physiques et psychiques, bien qu'il ait, pour des raisons accidentelles, changé de nom, de religion, de langue et de milieu social? b. Survivance des caractères ethniques fondamentaux des peuples de l'Orient préarabe chez leurs successeurs arabisés et islamisés Les divers peuples proche-orientaux, avant et après l'Islâm, sont constitués, on le sait, par des mélanges ethniques stabilisés, dont les caractères essentiels et fondamentaux, modelés et fixés depuis des siècles par le milieu géographique et l'hérédité, portent respectivement une marque autochtone plus ou moins distincte, et sont relativement permanents depuis les origines. Seuls se sont transformés ou modifiés, plus d'une fois au cours des âges, ieurs noms, leurs langues, leurs religions, leurs institutions, qui sont, on l'a vu, des caractères secondaires, variables et intransmissibles par l'hérédité (I, p. 38-47). Sans doute, le mélange des indigènes et des éléments arabes immigrés a eu pour résultat de modifier certains caractères ethniques autochtones. Mais cette modification, qui «rajeunit le sang et non la race», est, on le sait, essentiellement temporaire, et les caractères modifiés ont toujours recouvré, avec le concours du temps et des facteurs géographiques locaux, leur marque antérieure. Bien plus, les éléments allogènes immigrés, arabes ou non arabes, sous l'influence des conditions physiques de leur nouvel habitat, prirent progressivement eux-mêmes l'empreinte ethnique des autochtones (I, p. 39—41). Aussi, les divers groupements géographiques ou peuples proche-orientaux, arabisés et islamisés, continueront-ils respectivement à évoluer, jusqu'à nos jours, avec les mêmes marques distinctives que celles de leurs prédécesseurs ou ancêtres préarabes des mêmes lieux (I, p. 127—140). Ainsi, en Mésopotamie ancienne, nous avons vu les peuples de cette
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contrée, qui s'étaient succédé, sous divers noms, depuis les origines (Sumériens, Accadiens, Babyloniens, Assyriens, Chaldéens, Mésopotamiens,etc.), se distinguer par des caractères psychologiques généraux plus ou moins permanents: populations hétérogènes, guerrières et commerçantes, énergiques et cruelles, impérialistes et réalistes (I, p. 60). Ces mêmes caractères, on le verra, seront, jusqu'à nos jours, ceux de leurs successeurs: les Irakiens arabisés et islamisés. Héritiers des Nilotiques pharaoniques, ptolémaïques, romains et byzantins, qui avaient presque constamment constitué, depuis les origines, un peuple homogène, pacifique, agricole, tolérant, stable et peu migrateur (I, p. 61), les Egyptiens arabisés et islamisés continueront, jusqu'aujourd'hui, à se distinguer par ces mêmes caractères. Les Nomades arabes et musulmans du plateau syro-arabique conserveront les mêmes traits physiques et moraux que ceux de leurs ancêtres préislamiques qui habitaient cette même contrée (I, p. 111—113). Entre la Mésopotamie, l'Egypte, le Désert syro-arabique et la Méditerranée, le couloir syro-palestinien (Syrie-Nord, Damascène, Liban, Palestine, Transjordanie, tribus semi-nomades, etc.), morcelé par la nature (I, p. 62—66), continuera, après l'Islâm, comme dans l'Orient araméen et préaraméen, à receler et à développer, dans ses régions hétérogènes, des groupements géographiques à individualité vigoureuse, régionalistes, autonomistes, et animés de vie querelleuse (II, p. 132—134). A l'exemple de leurs prédécesseurs préarabes des temps proches et lointains, ces petits peuples arabisés ou arabes, jaloux de leur personnalité distincte et de leur autonomie politique, seront constamment divisés par les dissensions religieuses et les luttes intestines, survivances instinctives de leurs rivalités des temps primordiaux. Commerçants et diplomates, ingénieux et instables, adroits et pratiques, ils chercheront toujours, à la fois, comme aux époques anciennes, à s'agrandir les uns aux dépens des autres et à se soustraire à l'hégémonie ou aux convoitises des grands pays arabisés ou arabes qui les entourent: Mésopotamie, Arabie, Egypte (I, p. 84—87). c. Réapparition des constantes historiques de l'Orient préarabe dans l'Orient arabe et musulman Les permanences ou constantes historiques continueront, comme dans le passé (III, p. 399—400), à réapparaître, au cours des siècles futurs, dans l'évolution respective des divers peuples arabisés et islamisés. En effet, dès la mort du calife Uthmân (656), troisième successeur du Prophète, nous verrons la vieille rivalité de la Mésopotamie et de l'Egypte, annexées depuis peu à l'Empire des califes, rebondir avec violence, sous la forme d'une lutte pour le Califat. Cette compétition, qui opposera, d'une part, le calife Ali (656—661), appuyé par l'Irak et l'Iran, et, d'autre part,
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Muawya (661—680), soutenu par la Syrie et l'Egypte, se prolongera, après la chute du Califat de Damas (750), jusqu'à la ruine du Califat de Bagdâd. Nous verrons ressusciter également, dans l'Orient arabisé, les vieilles divisions et querelles religieuses des temps préislamiques, qui représentaient les divisions tribales, les oppositions politiques et les aspirations autonomistes des sociétés orientales préarabes. Les sectes politico-religieuses islamiques, orthodoxes et dissidentes ou non conformistes (Sunnisme, Kharijisme, Karmatisme, Chiisme, etc.), se substitueront à leurs devancières, les diverses sectes politico-religieuses chrétiennes (Diophysisme, Monophysisme, Nestorianisme, Monothélisme, etc.), et poursuivront, au sujet de nouveaux dogmes, leurs controverses religieuses et leurs querelles politiques. Nous verrons enfin renaître les vieux conflits extérieurs, qui mettront continuellement aux prises, comme avant l'Islâm, d'une part, les maîtres successifs du Croissant Fertile (califes arabes de Médine, de Damas et de Bagdâd, sultans turco-seljukides de Bagdâd, etc.), et, d'autre part, ceux de l'Asie Mineure (Byzantins et plus tard Turcs), de l'Iran (Khorassâniens, Saffarides, Turcs, etc.), ainsi que les tribus nomades du Désert syro-arabique (Kalbites, Kaysites, Karmates, etc.).
5.
Conclusion
Comme l'expansion des Sémites Araméens, vers 1200 av. J.-C., celle des Sémites Arabes, au Vile siècle de notre ère, provoquera, dans le monde proche-oriental, de nouveaux bouleversements, dans les domaines politique, linguistique, religieux, social, et même économique. Mais, comme son ancêtre aramisé au premier millénaire av. J.-C., puis christianisé au premier millénaire de J.-C., l'homme proche-oriental, arabisé et islamisé après 640, ne sera pas, lui non plus, «un nouvel Adam, mais le vieil Adam», temporairement rajeuni par la greffe arabe (II p. 125). Il troquera simplement, une fois de plus, ses langues sémitique (l'araméen) et hamitique (le copte), qui sont apparentées, contre une nouvelle langue parente, le sémito-arabe, et abandonnera ses religions sémito-orientales (christianisme, judaïsme, zoroastrisme, paganisme), pour adopter une nouvelle religion, l'islamisme, qui est compatible avec sa vie psychique et dont les éléments constitutifs, on le verra plus loin, sont essentiellement sémito-arabiques et proche-orientaux. Ces transformations superficielles n'auront donc pour résultat que de remplacer la Mésopotamie et la Syrie araméennes et chrétiennes, et l'Egypte hamitique et chrétienne, par la Mésopotamie, la Syrie et l'Egypte arabes et musulmanes. Les caractères ethniques essentiels ou nationaux, façonnés
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par le milieu géographique et fixés par l'hérédité, continueront, comme avant l'Islâm, à distinguer respectivement les divers groupements géographiques ou peuples proche-orientaux. D'autre part, les mêmes permanences ou constantes, géographiques, psychologiques et historiques, mentionnées plus haut, continueront, comme avant l'Islâm, à réapparaître dans l'évolution future des peuples arabisés et islamisés. Ainsi, après l'expansion arabo-islamique, comme durant les périodes antérieures, les rivalités, les désordres, les révoltes, les conflits et les guerres, provoqués, à l'intérieur et à l'extérieur, par les mêmes causes générales, continueront à marquer l'évolution des peuples du Proche-Orient. Ces divers facteurs permanents épuiseront les forces de l'Empire arabo-oriental et musulman des califes et finiront par le disloquer, comme ils avaient épuisé et fini par démembrer son prédécesseur immédiat, l'Empire grécobyzantin et chrétien ou Empire romain d'Orient. En conclusion, l'Orient arabe rejoint l'Orient préarabe et le continue. J. B.
I. La Péninsule arabique (Djazîrat al-'Arab) Dans le premier volume de cet ouvrage, nous avons parlé des Déserts nordarabiques et des Nomades qui les occupent depuis les temps préhistoriques (I, p. 5 7 - 5 8 et 109-113). A l'occasion du grand rôle que la Péninsule arabique va maintenant jouer sur la scène de la grande Histoire, nous allons dire un mot du milieu géographique, ethnique, linguistique, social et religieux de l'Arabie centrale et méridionale et de l'évolution de ses divers peuples depuis les origines jusqu'à l'Islâm.
1. Les noms d'Arabe et d'Arabie, depuis les origines Nous avons vu (III, p. 64—66 et 86) que le nom d'Arabe ('Arab) avait, à l'origine, le sens de «nomade». D'autre part, le mot sémitique 'Aribi, qui signifiait primitivement «steppe» ou «désert», avait pour équivalent, en langue arabe de basse époque, le mot «Bâdiat» (steppe, désert), d'où le mot «Badawî» (Bédouin), c'est-à-dire «habitant de la steppe». Suivant une autre version, le nom de 'Aribi et ceux de 'Arab et d'A'râb, créés par les Assyriens au IXe siècle av. J.-C., avaient respectivement, à l'origine, la signification d'«Occident» et d'«Occidentaux». Aux Ille et Ile millénaires, on l'a vu, les Accadiens et les Babyloniens appelaient Amurru (Occident) et Amorréens (Occidentaux) les régions et les populations situées à l'ouest de l'Euphrate (I, p. 330). Successeurs des Babyloniens, les Assyriens auraient remplacé les termes accadiens d'Amurru et d'Amorréens par des mots assyriens équivalents: 'Aribi et 'Arab ou A'râb Et comme la région située à l'ouest de l'Euphrate est constituée, en très grande partie, par des terres désertiques habitées par des nomades, le nom de 'Aribi désigna le Désert, et ceux de 'Arab et A'râb, les populations errantes qui y vivaient. De leur côté, les Egyptiens anciens employaient, on l'a vu, les termes de Shasou (Nomade) et de Heriou-sha (Ceux qui sont sur les sables), pour désigner les peuplades nomades des déserts de l'Est égyptien, de Sinaï et de Palestine. Ainsi, le nom d'Arabe n'avait pas, à l'origine, la valeur ethnique ou linguistique qu'on lui connaîtra plus tard. Presqu'exclusivement descriptif, ce terme désignait, au premier millénaire av. J.-C., des groupes sociaux à
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genre de vie spécial, des peuplades sémitiques nomades, araméennes, cananéennes ou amorréennes de langue, qui vivaient, sous la tente, dans les steppes et les oasis des déserts de Mésopotamie — Syrie — Palestine — Sinaï, par opposition aux sédentaires qui habitaient dans des maisons bâties. La première inscription assyrienne mentionnant le nom d'Arabe est celle du roi Salmanasar III, qui conduisit, en 854, une expédition contre le roi araméen de Damas et ses alliés. Parmi ces derniers, est cité «Gindibu l'Arabe» (II, p. 205—206), dont le camp serait situé au sud-est de Damas. D'après des données cunéiformes, la région de 'Aribi, du IXe au Vile siècle av. J.-C., «constitue la partie se situant le plus au Nord du pays de l'Arabie, entre la Syrie et la Mésopotamie, comportant la Palmyrène et le Wâdi Sirhân: les Arab, nomades ou cultivateurs d'oasis, l'habitent. . . L'oasis du centre, Adummatu, est. . . Dûmat al-Djandal dans le Djawf», 1 dans le sud du Désert syrien. Au temps des Perses achéménides (550—333 av. J.C.), l'arrière-pays de Gazza fut érigé en une division administrative appelée 'Arabâya, qui s'étendait sur les déserts et les oasis du Nord arabique, depuis la frontière d'Egypte et la mer Rouge, au sud, jusqu'à l'Euphrate et le golfe Persique, au nord (II, p. 307-308). A partir de l'expansion gréco-macédonienne (330 av. J.-C.), les Grecs d'Egypte étendirent le nom d'Arabie à l'ensemble de la Péninsule arabique. Le nom d'Arabe commença, dès lors, à s'appliquer aux populations de l'Arabie centrale; mais celles-ci ne semblent l'avoir adopté que très progressivement. Après la destruction du royaume arabo-araméen de Palmyre (273 ap. J.-C.), dont la langue était araméenne, les documents romains désignent les Nomades de la Péninsule arabique du nom de Sarraceni (Sarrasins). Ce nom, qui dériverait du mot «Sharqiîne» (Orientaux), serait celui d'une tribu qui habitait à l'est du Djebel al-Sarât, au nord du Hidjâz. A partir du Ile siècle ap. J.-C., le nom d'Arabe semble être adopté par les populations du Centre arabique. Vers les IVe—Ve siècles, la langue proto-arabe d'Arabie centrale, qui donnera naissance à la langue du Coran, devint prépondérante dans toute la Péninsule, et le nom d'arabe désigna cette langue et ses divers dialectes. Devenu une appellation générale et plus ou moins ethnico-linguistique, le nom d'Arabe, dans le sens de «nomade», fut désormais remplacé par celui de «Bédouin» (Badawî, de bâdiat = steppe), tandis que les sédentaires des oasis et des confins du Désert furent désignés du nom de «Hodr». Toutefois, les populations sédentaires du Sud arabique (Yémen, Ha1
H. von Wissmann, «Badw», Encyclopédie de l'Islam, Nouvelle Edition, I, p. 908.
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dramawt, etc.), et même celles de la Mecque et de Yathreb (future Médine), n'employèrent pas, avant l'Islâm, le nom d'Arabe pour se désigner elles-mêmes. Leurs groupements sociaux continuèrent à s'appeler respectivement du nom de leurs tribus ou de celui de leur habitat régional, et à désigner les Nomades du terme de «A'râb». Au début du Ve siècle de notre ère, «les rois himyarites qui dominaient en Arabie méridionale s'intitulaient 'rois de Saba, de Raydan, de Hadramaut, de Yamanat (Yémen) et de leurs Arabes', c'est-à-dire des nomades qui vivaient sous la tente dans l'un ou l'autre de ces territoires».2 Dans le Hidjâz, au Vile siècle, Mahomet «lui-même n'utilise le vocable a'rab que pour les Bédouins».3 Conclusion. — Ainsi, les noms sémitiques de 'Arab ou A'râb, employés par les Assyriens au début du premier millénaire av. J.-C., désignaient, à l'origine, des individus ou des groupements sociaux qui mènent la vie nomade et vivent sous la tente, dans les steppes et les déserts ('Aribi) situés à l'ouest de l'Euphrate, à l'exclusion de tout concept ethnique, linguistique ou religieux. Appliqué, au début, aux peuplades errantes du Désert syro-mésopotamien, qui étaient araméennes de langue, ce nom a continué à désigner ces mêmes populations après leur arabisation linguistique, et s'est progressivement étendu, à partir de la fin du premier millénaire av. J.-C., aux nomades du Centre de la Péninsule arabique et aux sédentaires de ses oasis. Toutefois, les sédentaires du Sud arabique (Yémen, Hadramawt, etc.), et même ceux de la Mecque et de Yathreb (Médine), n'employèrent pas, avant l'Islâm, le nom de A'rab pour se désigner eux-mêmes. Après l'expansion de l'Islâm hors d'Arabie, le nom d'Arabe, auréolé de gloire et de grandeur, sortira de son aire désertique et couvrira un immense espace de pays sédentaires, s'étendant du golfe Persique au Maroc atlantique. Il continuera, jusqu'à nos jours, à désigner les populations sédentaires et nomades de cette vaste partie du monde. 2. Le milieu géographique a. Configuration et relief général La Péninsule arabique (Djazirat al-Arab = «Ile des Arabes») est cette immense table désertique enfoncée, comme un coin, entre l'Afrique et l'Asie. Son périmètre total, d'environ 6000 kilomètres, embrasse une superficie de trois millions de kilomètres carrés, soit environ celle de la Méditerranée et de la mer Noire. 2 3
René Dussaud, op. cit., p. 15. H. von Wissmann, op. cit., p. 910.
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Ce petit continent rectangulaire, plus africain qu'asiatique, a une longueur maximum, du Nord au Sud, de 2000 kilomètres; sa plus grande largeur, de l'Est à l'Ouest, atteint 1500 kilomètres environ. Séparée de l'Afrique par la mer Rouge, de l'Inde par l'Océan Indien, de l'Iran par le golfe Persique, la Péninsule arabique tient au continent asiatique par sa partie septentrionale, dont les frontières flottantes s'enfoncent entre les deux branches du Croissant Fertile: la Mésopotamie et la Syrie. Par les déserts de Sinaï et de l'isthme du Suez, elle touche à l'Egypte africaine. Bien que placée sur les routes intercontinentales qui unissent l'Asie à l'Europe et à l'Afrique, la Péninsule arabique, formée de terres desséchées, sablonneuses et arides, est moins une voie qu'une barrière entre les divers mondes qui l'avoisinent, comme entre les régions habitables qui la ceinturent. A part la Syrie et la Mésopotamie, qui le coiffent au Nord, et les oasis de Najd, du Hidjâz, du Yémen, de Hadramawt et d'Oman (Umân), qui le ceinturent au Sud, tout le reste de ce petit continent forme un bloc de déserts arides et mal connus dans leur plus grande partie, et présente le même climat et les mêmes formes désertiques que le Sahara africain, dont il n'est d'ailleurs qu'un fragment à peine détaché. Dans ce vaste secteur, qui est l'un des plus secs et des plus chauds du monde, des pluies torrentielles tombent accidentellement; les ravins qui évacuent leurs flots déterminent les routes que suivent les caravanes. Les espaces steppiques et désertiques de l'Arabie couvrent, presque en entier, la surface de la Péninsule. De même que l'Egypte, la Cyrénaïque et l'Afrique du Nord ne sont que peu de chose à côté du Sahara africain, de même la Syrie, la Mésopotamie et les régions périphériques du Sud, ne comptent guère, comme superficie, par rapport aux Déserts arabiques. Le relief général de la Péninsule arabique présente une inclinaison générale vers la Syrie-Mésopotamie et le golfe Persique. Cette immense zone désolée ne possède ni un lac, ni un cours d'eau important dont le débit soit apparent et continu. Les eaux pluviales glissent sur les pentes arides des montagnes et disparaissent, absorbées par le sol sablonneux et par l'évaporation. Dans les parties élevées de Najd, du Yémen et d'Oman, il existe de petits cours d'eau permanents, dont les eaux servent aux irrigations. Les sources sont rares; mais, dans les parties basses des vallées, l'eau se rencontre à une faible profondeur. Les pluies manquent absolument pendant neuf mois de l'année; elles tombent ensuite à des époques qui diffèrent suivant les contrées et sont toujours torrentielles. Durant la saison sèche, les chaleurs sont supportables dans les cantons élevés; elles sont, par contre, très pénibles dans les parties basses. Les nuits sont presque toujours fraîches. Les ressources naturelles de l'Arabie sont donc fort médiocres. C'est
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grâce à sa situation entre l'Asie et le monde méditerranéen, situation qui lui donne une importance commerciale et stratégique considérable, que cette contrée déshéritée a constamment joué, grâce à ses régions périphériques, un rôle appréciable. Quant au noyau central, où les groupes nomades servaient souvent de transporteurs ou de convoyeurs de caravanes, son rôle principal fut celui d'un réservoir d'hommes, qui déversa constamment son contenu vers les régions fertiles des pays voisins. Les migrations périodiques des nomades vers les pays sédentaires sont provoquées tantôt par le surpeuplement du Désert et tantôt par des disettes fréquentes, qui mettent les Bédouins hors d'état de subvenir à leur alimentation, déjà très rudimentaire. Expulsés par la faim ils cherchent refuge dans les pays favorisés, soit par infiltration, soit par la violence. Aujourd'hui, les gisements de pétrole ont fait surgir, en Arabie, une richesse immense, mais inégalement répartie. D'autre part, dans ce pays de la Grande Route, les convois automobiles et les avions ont succédé aux caravanes de chameaux. Les pipes-lines apportent l'or noir de la partie orientale jusqu'à la côte méditerranéenne. b. Divisions géographiques Les divisions géographiques de l'Arabie ont varié suivant les époques, et suivant les lieux d'où on les envisage. Elles sont d'ailleurs aussi arbitraires les unes que les autres. Sous les Ptolémées, les Grecs ont adopté une division tripartite, qui, vue d'Egypte, serait assez logique. L'ensemble de la Péninsule arabique est partagé en trois grandes zones: 1) Arabie Pétrée, au Nord (Déserts de Syrie, de Palestine et de Sinaï); 2) Arabie Déserte, au Centre (Hidjâz, Najd et plateau central); 3) Arabie Heureuse, au Sud (Yémen, Hadramawt, Oman ou Umân). Les géographes arabes divisent leur «Djazîrat» ou Péninsule en quatre grandes régions naturelles. De part et d'autre d'une chaîne de montagnes, le Djebel As-Sarât, qui, partant du Yémen, se dirige, parallèlement à la mer Rouge, vers les déserts transjordaniens, deux grandes zones distinctes s'étendent, l'une à l'Est et l'autre à l'Ouest. L'écran montagneux qui les sépare, c'est le Hidjâz, qui signifie «barrière». La zone Ouest est formée des basses terres qui côtoient la mer Rouge (le Tihâma); la zone Est est constituée par le plateau central, qui, à cause de son altitude (1500 mètres), est appelé Najd, qui signifie «élevé». A l'est du Najd, le plateau qui descend vers le golfe Persique forme une contrée appelée 'Urûd, où prennent place les pays de Yamâma et de Bahrain. Enfin, une quatrième contrée montagneuse, sur la côte sud et sud-est, abrite le Yémen, Hadramawt, Oman.
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Dans l'ensemble, les divisions adoptées par les géographes arabes et grecs paraissent naturelles. Tout en nous en inspirant, nous considérons toutefois que la géographie et l'histoire partagent la Péninsule arabique en trois grandes zones: le Nord, le Centre et le Sud. Le Nord arabique ou Arabie septentrionale. — Enfoncé entre les deux branches du Croissant Fertile (Syrie et Mésopotamie) et constitué par les déserts, les steppes et les oasis qui s'étendent du Sinaï et de l'Arabie Pétrée jusqu'à l'Euphrate, le Nord arabique est un prolongement du haut plateau arabique central, dont il n'est séparé que par une ligne idéale allant du nord de la mer Rouge au nord du golfe Persique. Dès l'aube de l'histoire, on l'a vu, l'évolution des peuplades de cette zone (Akhlamu, Krabiru, Araméens, Hébreux, Nabatéens, Palmyriens, Lakhmides, Chassânides, etc.), est étroitement liée à celle de leurs voisins sédentaires de Palestine — Syrie — Mésopotamie. Le Centre arabique ou Arabie centrale. — Entre la mer Rouge, le golfe Persique, le Nord arabique et le Yémen, s'étend l'Arabie centrale ou Arabie Déserte, formée d'un haut et vaste plateau recouvert de sable et de coulées volcaniques et comprenant d'immenses étendues steppiques et désertiques. Ce bloc de déserts renferme quelques riches oasis intérieures, dont le climat est salubre et les eaux relativement abondantes. Le Centre arabique comprend, à l'est, le plateau et les oasis de Najd, centre du royaume d'Arabie séoudite, et, sur le golfe Persique, la région d'Al Hasa, basse, sablonneuse, peu fertile, au climat chaud et insalubre. A l'ouest, sur la mer Rouge, sont les basses terres du Hidjâz, plaine côtière (Tihama), chaude, insalubre, peu fertile, large d'une cinquantaine de kilomètres et s'étendant depuis le Yémen jusqu'à l'Arabie Pétrée. C'est dans la région du Hidjâz que sont les villes saintes de l'Islâm: La Mecque et Médine. Eparpillées sur leur vaste plateau sablonneux, pierreux et stérile, les peuplades nomades de l'Arabie centrale ont souvent cherché à en sortir pour s'introduire, de gré ou de force, dans les pays sédentaires du Nord (Croissant Fertile) ou du Sud (Yémen). Le Sud arabique ou Arabie méridionale. — Formé de régions montagneuses et maritimes, cultivables et habitables, le Sud arabique comprend le Yémen, «Arabie Heureuse» des Anciens, sur la côte sud de la mer Rouge, le pays de Hadramawt, sur la côte de l'Océan Indien, et celui d'Oman, sur la mer de même nom. Séparés de l'Arabie centrale et désertique par l'écran de leurs montagnes, le Yémen, Hadramawt, Oman, sont respectivement tournés vers la mer Rouge, l'Océan Indien et la mer d'Oman, et vers le monde africain et asiatique, situé derrière ces mers.
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c. Absence d'unité géographique
Vue sur la carte, la Péninsule arabique présente un cadre admirablement fait pour favoriser la formation d'un grand Etat unifié. Cependant, les conditions physiques et le relief ont constamment condamné cette contrée au particularisme et à l'individualisme, et, par suite, au morcellement, ethnique, social et politique. Les différences de climat et de relief créent, dans ce vaste ensemble, une opposition marquée entre les différentes régions. Une autre opposition, aussi nette, existe, d'une part, entre les diverses régions bien arrosées, où se développent des agglomérations sédentaires, agricoles et urbaines respectivement distinctes, et, d'autre part, les immenses étendues désertiques qui les séparent et les isolent et où dominent les peuplades nomades. Ces deux humanités antagonistes, façonnées par des conditions géographiques différentes, forment deux sociétés distinctes et opposées. Le Nomade guerrier regarde le Sédentaire pacifique comme une proie légitime; et le Sédentaire besogneux considère le Nomade pillard comme un ennemi naturel. Les espaces désertiques, qui joignent les régions habitables de la périphérie, forment un gigantesque écran de terres inhospitalières. Véritable océan de sable, le plateau central possède, comme sa voisine liquide la Méditerranée, une série d'îles ou oasis intérieures et des péninsules ou régions bordières et fertiles, situées au nord et au sud. Mais, et tandis que les îles et les presqu'îles méditerranéennes sont tournées les unes vers les autres et communiquent facilement entre elles grâce à la mer, les oasis arabiques sont isolées par le désert et repliées sur elles-mêmes, et les régions fertiles de la périphérie, orientées par la nature dans des directions opposées, sont propulsées, comme par une force centrifuge, vers le monde extérieur. La façade syrienne regarde vers la Méditerranée et l'Occident; la façade mésopotamienne incline vers l'Iran et l'Asie; et la façade sudarabique, négligeant presque les régions du nord, est plutôt orientée vers l'Afrique et vers l'Inde (I, p. 57-58). Ainsi, tournées vers l'extérieur plutôt que vers l'intérieur, les régions périphériques de la Péninsule arabique ont toujours participé à la vie des pays étrangers, beaucoup plus qu'à celle du noyau central. Les déserts et les steppes, qui couvrent presqu'en entier cette Péninsule et en forment le centre géographique défont, de ce petit continent une contrée dépourvue d'unité intrinsèque.
II. Les Arabes préislamiques
(al-'Arab).
Race, peuples et langues
1. La race arabe a. Les Arabes de l'Islâm, septième vague d'expansion
sémito-arabique
Nous avons vu que la Péninsule arabique est le centre d'expansion de tous les peuples sémites stabilisés, dans les temps anciens, en Babylonie, Assyrie, Syrie, Liban et Palestine. Dès le IVe millénaire, on l'a vu, des vagues périodiques de cette race mobile, déferlant sur le Croissant Fertile, y avaient successivement déposé, au cours des siècles passés : 1) les PréAccadiens; 2) les Cananéens, Phéniciens, Amorréens et Accadiens; 3) les Amorrites-Babyloniens; 4) les Araméens, Hébreux et Chaldéens; 5) les Nabatéens; 6) les Ghassânides et les Lakhmides; sans compter les éléments anonymes infiltrés en Syrie-Mésopotamie et en Egypte. Dès la fin du Ille millénaire, on l'a dit, la sémitisation de l'ensemble du Croissant Fertile était déjà achevée (I, p. 208 et 350-351). Dans la première moitié du premier millénaire av. J.-C., on le sait, les nombreuses langues sémitiques du Croissant Fertile et du Désert syromésopotamien (le cananéen, l'amorréen, l'assyro-baby'onien, le phénicien, l'hébreu, etc.), avaient cédé la place au seul idiome sémito-araméen (II, p. 305). Près d'un millénaire plus tard, les peuplades nomades du Désert syro-mésopotamien et de ses confins sont arabisées par les Ghassânides et les Lakhmides, immigrés du plateau arabique. Après l'invasion des Arabes de l'Islâm, qui forment la septième vague d'expansion sémitoarabique, le Croissant Fertile, ainsi que l'Egypte et l'Afrique du Nord, seront arabisés. b. Les Arabes, race linguistique A la veille de l'expansion de l'Islâm, les habitants de l'Arabie, qui parlaient des idiomes et des dialectes d'origine sémitique, appartiennent à la famille ou race sémitique, qui, comme les races latine, anglo-saxonne ou slave, est essentiellement linguistique (I, p. 109—113). Du point de vue des caractères physiques et psychiques, les Sémites d'Arabie, comme les Sémites araméens du Croissant Fertile, se distinguent les uns des autres par de multiples différences, suivant les régions géographiques où ils sont établis.
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Avant de parler des origines ethniques des Arabes d'Arabie, sur la foi des traditions bibliques et arabes, des légendes locales et des écrits des Grecs, nous allons voir ce que nous révèle, à ce sujet, la science anthropologique. La pureté raciale des Sémites d'Arabie, même ceux de l'intérieur de la Péninsule, est repoussée par la science. S'ils s'apparentent au point de vue linguistique, ils sont loin de présenter la même parenté au point de vue anthropologique. De même que l'Arabe, le Syrien et le Mésopotamien, qui sont des Sémites, diffèrent physiquement les uns des autres, de même les Arabes du nord, du centre et du sud de la Péninsule sont loin d'être ethniquement homogènes, et comprennent des spécimens qui se rattachent aux races physiques les plus diverses, témoignant d'une hérédité complexe et plus ou moins étrangère. «Dans l'espace des temps historiques, les habitants de l'Arabie ont fait si rarement l'expérience des invasions étrangères et presque toujours à la périphérie, et les effets de celles-ci ont été si légers, alors que les conditions de vie étaient si vivement et uniformément sévères, que sa civilisation est exceptionnellement homogène... Il n'est pas étonnant alors que nos auteurs, les historiens comme les philologues, se soient contentés d'admettre sans examen la pureté raciale d'un peuple arabo-sémite. Et pourtant, au point de vue de l'anthropologie, les peuples arabes représentent plusieurs types raciaux discernables. Ses données, y compris les mensurations de la tête et du crâne sur les anciens et les modernes, montrent des différences reconnaissables à l'intérieur de la Péninsule et font aussi reconnaître des affinités de groupes avec les races du dehors de la Péninsule, qui établissent des origines diverses. Il paraîtrait presque certain que la tradition arabe de Adnan et de Qahtan a été pour conserver la mémoire de deux ancêtres distincts de race . . . Trois races ont clairement contribué au sang arabe: le Hamite noir du Sud, l'Arménoïde à tête ronde, le Méditerranéen à tête étroite. L'imagination populaire occidentale . . . demande que l'Arabe appartienne à un type moyen, ressemblant à une sorte de beau juif, c'est-à-dire un fin nez aquilin, une chevelure brune, ondulée . . . C'est l'Arménoïde, dont l'aire d'évolution est probablement l'Asie Mineure. Les rois Himyarites du IVe siècle, dans l'Arabie du Sud, étaient de cette race arménoïde à en juger par leurs monnaies. . . Par ailleurs, la plupart des tribus arabes du Nord n'ont pas du tout la tête ronde, le nez aquilin des Arménoïdes. Ce sont des Méditerranéens, caractérisés par le crâne long et étroit. Des restes de squelettes qui ont été exhumés suggèrent que c'était un type arabe commun, peut-être le plus commun aux premiers siècles de notre ère. Encore différents sans doute étaient les premiers habitants de l'Arabie
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du Sud-Ouest, les indigènes de type brun, aux affinités marquées avec les Abyssins . . . Les Sabéens, les Minéens et les autres, qui disparurent avant la levée des Himyarites, peuvent bien avoir en partie appartenu à cette ancienne souche. Leurs inscriptions sont en caractères dont les caractères éthiopiens sont un développement direct. Les survivances dialectales de leurs langues sont, en Arabie du Sud, parlées exclusivement par les tribus hamitiques et, bien que maintenant ces langues soient grandement arabisées, elles sont encore incompréhensibles pour les Arabes du Nord.» 4 Pour la science anthropologique, les Arabes d'Arabie sont donc un produit composite, un «mélange stabilisé», dont les éléments formateurs sont constitués par des Méditerranéens, résidus d'autochtones préhistoriques, des Hamites d'Afrique et des Arménoïdes d'Asie Mineure. Ce serait à ce brassage, et surtout à la diversité des régions qu'ils habitent, que les Arabes d'Arabie doivent les différents types physiques qui caractérisent leur race. c.
La race arabe et l'influence
du milieu
géographique
A l'occasion de l'expansion militaire et démographique des Arabes d'Arabie dans les divers pays qui adopteront leur langue, leur religion et un grand nombre de leurs coutumes, il n'est pas sans intérêt de rappeler ici quelques causes générales, lois constantes ou vérités historiques permanentes, que nous avons déjà exposées dans l'Introduction générale de cet ouvrage et résumées ci-dessus (p. 25—28). La race physiquement pure est pratiquement inexistante; ses représentants ont disparu, dès les époques préhistoriques, à la suite des migrations et des croisements répétés. Les caractères physiques et psychiques sont modelés par l'action combinée de l'hérédité et du milieu physique. Ce milieu résulte à la fois du climat, de la nature et de la configuration du sol, en même temps que de la situation géographique. Tous ces facteurs agissent simultanément sur l'activité des hommes, par l'influence qu'ils exercent sur leurs conditions d'existence et sur l'orientation de leur activité. D'où il suit que l'établissement prolongé d'un groupe social dans un même milieu physique, marque les individus d'un certain nombre de traits communs, de caractères physiques et psychiques particuliers, que l'hérédité transmet. Ces caractères instinctifs et relativement permanents, qui composent le type propre de la race et distinguent un peuple d'un autre, exercent, à leur tour, une influence déterminante sur ses conceptions sociales, religieuses et artistiques, ainsi que sur son activité politique et sa vie économique. Ce sont les caractères psychologiques et moraux, bien plus que les caractères physiques, qui distinguent les groupements sociaux 4
Bertram Thomas, Les Arabes, p. 253, 254 et 255.
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ou peuples. Ces derniers ne sont, en somme, que des mélanges ethniques «stabilisés» par le milieu géographique. D'autre part, lorsque, dans le cadre d'un même habitat, dont les conditions physiques demeurent relativement invariables, des causes accidentelles ont modifié la vie, l'évolution historique et l'organisation politique et sociale d'une société et transformé ses habitudes ancestrales et ses institutions, cette transformation est, en principe, superficielle, et n'affecte, en général, que les caractères accessoires et sociaux (langue, religion, mode de vie, etc.), qui sont essentiellement variables. Par contre, les caractères instinctifs, c'est-à-dire l'âme d'un peuple, demeurent immuables. Cette transformation externe, lorsqu'elle est consécutive à une importante immigration d'éléments ethniques allogènes, peut souvent, par l'effet des croisements, affecter la vitalité du peuple, en rajeunissant le sang et non la race. Mais cette modification est essentiellement temporaire; la science moderne lui assigne une durée moyenne de trois générations, soit une centaine d'années environ. Au terme de ce délai, le caractère national, façonné par le milieu physique, reprend le dessus et marque de nouveau de son empreinte les envahisseurs étrangers, ainsi que les produits ethniques nés de leurs croisements avec les autochtones. Et si le peuple qui reprend ses caractères originels conserve quelques-uns des caractères accessoires qu'il a acquis à la suite du choc qui l'avait remué, tels que la religion et ses pratiques, la langue, les modes de vie, par contre, les caractères instinctifs ou fondamentaux, tels que le sentiment religieux, la vie psychique et affective, la mentalité, seront ceux des autochtones antérieurs. Tel a été le résultat des mélanges ethniques que nous avons vu s'effectuer, à maintes reprises, dans les pays du Proche-Orient, tout au long des nombreuses périodes historiques dont nous venons de retracer l'évolution. Et tel sera aussi le résultat des transformations politiques, religieuses et sociales, consécutives à l'invasion des Arabes dans les divers pays de l'Asie antérieure, de l'Egypte et de l'Afrique du Nord. Un siècle ou deux après l'expansion des Arabes de l'Islâm, ces divers pays conquis, arabisés et islamisés, recouvrent progressivement leurs caractères nationaux, leur individualité et leur personnalité respectives, dans le sein du monde arabe et islamique. Outre les liens linguistiques, la parenté qu'on admet entre les divers groupes arabes de la Péninsule découle de caractères généraux communs, modelés par des conditions d'existence similaires, qui sont elles-mêmes déterminées par des conditions physiques communes. Mais la diversité de relief et de climat, dans un pays immense, marque les divers groupes humains qui l'occupent de caractères psychologiques et moraux assez distincts. A part les différences dues à la géographie régionale, qui distinguent les Arabes du Nord de ceux du Centre et du Sud, les divers groupes
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géographiques de l'Arabie se sont toujours divisés, comme aujourd'hui, en deux grands types principaux, respectivement modelés par des conditions de vie différentes: les Nomades, occupant les vastes espaces désertiques, et les Sédentaires, groupes dans les oasis, où ils s'adonnent à la vie agricole et au commerce. «Cette distinction est tout à fait essentielle . . . Les nomades, ou, comme on les appelle généralement, les Bédouins, o n t . . . un genre de vie, des coutumes et des mœurs qui sont exactement aujourd'hui ce qu'ils étaient il y a plusieurs milliers d'années . . . Comme aux temps bibliques, ils vivent en tribus, se déplaçant à mesure que leurs troupeaux ont épuisé le sol où elles étaient momentanément campées. L'Arabe sédentaire se modifie, au contraire, suivant les lieux et les populations très variés avec lesquels il est en c o n t a c t . . . La seule distinction pratique que l'on puisse établir actuellement entre les Arabes, en dehors de la distinction fondamentale dont nous avons parlé plus haut, est celle qui prend pour base le pays où ils habitent. . . L'Arabe des régions centrales de l'Arabie est celui qui, malgré ses mélanges répétés avec des nègres, semble être resté le plus semblable à ses ancêtres des premiers âges, surtout si on le considère à l'état nomade . . . Ces nomades . . . sont restés tels que nous pouvons nous les représenter d'après les récits bibliques ou les descriptions d'Hérodote . . . Les Arabes nomades ont toujours vécu, comme aujourd'hui, en petites tribus placées sous l'autorité patriarcale d'un chef, nommé Cheikh ou seigneur, qui est un des chefs de famille de la tribu . . . Les deux occupations exclusives des nomades sont la guerre et l'élevage des troupeaux . . . Les qualités et les défauts des Arabes nomades sont naturellement les qualités et les défauts engendrés par leurs conditions d'existence . . . Ce fut d'ailleurs grâce à ces instincts enracinés de guerre et de pillage que les Arabes nomades devinrent d'excellents guerriers sous les successeurs de Mahomet et firent rapidement la conquête du monde. Dans les conditions nouvelles où ils se trouvèrent soumis, leurs instincts primitifs restèrent invariables, car le caractère d'un peuple ne change guère, mais ils se manifestèrent sous des formes nouvelles: l'amour du pillage devint l'amour des conquêtes . . . Mais ce ne fut pas certainement chez eux que se recrutèrent les savants et les artistes qui donnèrent un si brillant éclat à la civilisation des disciples du Prophète . . . Si, comme nous le croyons, les caractères psychologiques suffisent à établir des différences profondes entre les hommes, on peut dire que l'Arabe sédentaire et l'Arabe nomade forment deux races véritablement séparées par un abîme.»5
5
G. Lebon, La Civilisation
des Arabes,
p. 36—44.
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2. Les plus anciennes populations d'Arabie A proprement parler, il n'y a eu d'Arabie qu'à partir du moment où toutes les tribus arabes de la Péninsule ont été organisées et réunies dans un Etat sur le territoire arabique, c'est-à-dire à dater de Mahomet. Cependant, pour mieux comprendre l'évolution historique des Arabes d'Arabie après l'apparition du Prophète, il importe de remonter aussi haut que possible dans le temps et de passer brièvement en revue les peuples qui se sont succédé, dans le Nord, le Centre et le Sud arabiques, depuis les époques les plus reculées dont il nous soit resté des traces. Il est incontestable que l'Arabie a été peuplée à une époque où son sol n'était pas encore caillouteux et sableux et son climat brûlant. Elle a dû subir, on l'a vu (I, p. 91—93), les vicissitudes du Sahara africain, déjà peuplé à une époque où il était sillonné de cours d'eau, et celles de la Mésopotamie, qui était encore, en des temps historiques, ravagée par des déluges fréquents. Dès le quatrième millénaire, on le sait, l'Arabie était déjà soumise au dessèchement qui caractérise son climat actuel. Et ce dessèchement n'a fait qu'augmenter depuis lors. Ces conditions naturelles, jointes à la configuration qui isole la Péninsule arabique par ses trois côtés, ont fait de celle-ci comme une sorte d'aire géographique propre à imprimer des caractères spéciaux aux populations qui l'habitent et à déterminer la formation d'une race ou groupe humain particulier. a. Arabes disparus, Arabes restants ou purs et Arabes arabisés Abul-Fidâ et les autres historiens arabes reconnaissent trois couches successives de populations dans l'Arabie antéislamique: 1) les Arabes disparus; 2) les Arabes restants ou purs; et 3) les Arabes arabisés. Arabes disparus. — D'après les traditions arabes communément admises, l'Arabie fut habitée, à l'origine, par une race primitive d'autochtones, dont la plus grande partie, appelés «les Arabes disparus» (al-'Arab al-bâ'ida), auraient quitté le pays à des époques très reculées, tandis que les autres, qui demeurèrent dans le pays, sont «les Arabes restants» (al-'Arab albâqia). Aux Arabes disparus, dont nous dirons un mot plus bas, succèdent deux grands groupes ethniques, descendant chacun, en ligne directe, de l'un ou de l'autre de deux héros mythiques: Kahtân, ancêtre éponyme des Arabes restants, et 'Adnân, celui des Arabes arabisés. Arabes restants ou purs. — Une opinion communément avancée attribue à Kahtân, ancêtre des Arabes du Sud, une généalogie remontant à Sem, fils de Noé. Les descendants de Kahtân, qui seraient une fraction des «Arabes restants», sont en général appelés «les Arabes purs» (al-'Arab
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al-'âriba). Ce sont les tribus du Yémen, dont le domaine territorial est le Sud arabique (Yémen, Hadramawt, etc.). Saba', arrière-petit-fils de Kahtân, est le père de Himyar. Les Sabéens, Minéens et autres peuples des anciens Etats du Sud, sont considérés comme les descendants de Himyar. Arabes arabisés. — Les descendants de 'Adnân, dont la généalogie remonte à Ismaël, fils d'Abraham et d'Agar (I, p. 384), sont appelés «les Arabes arabisés» (al-'Arab al-mutaarriba ou al-musta'riba). Ce sont les Arabes du Centre (Hidjâz et plateau arabique), dont les ancêtres seraient venus du nord de la Péninsule. Les descendants de 'Adnân seront les éponymes de diverses tribus arabes. A Nizâr, petit-fils de 'Adnân, succède Mûdar, qui laisse Kinâna, dont Kuraysh, le clan du Prophète, formait une subdivision. Rien, dans les connaissances actuelles, ne permet de confirmer ou d'infirmer ces traditions. Cependant, les différents types raciaux attestés en Arabie par l'anthropologie, les migrations des Sémites d'Arabie vers les pays sédentaires, et enfin les traces babyloniennes et abyssines dans les idiomes et les croyances religieuses du Yémen antique, nous permettent de conclure que la classification mentionnée plus haut est, dans ses grandes lignes, très probablement exacte. Ainsi, et sur la foi des traditions admises par les historiens arabes, Kahtân, ancêtre des Arabes du Sud, paraît beaucoup plus près que 'Adnân, ancêtre des Arabes du Hidjâz, de la qualité d'Arabe authentique. D'autre part, le Sud arabique, en particulier le Yémen, avait tenu, jusqu'à l'Islâm, le premier rang dans l'histoire et la civilisation de l'Arabie ancienne. C'est grâce au Prophète, qui appartient à la tribu 'adnanide de Kuraysh, que le Hidjâz et son idiome passeront, après l'apparition de l'Islâm, au premier plan en Arabie. b. Les Arabes disparus Les Arabes disparus comprennent l'ensemble des tribus sémito-arabiques qui, à des époques très reculées, avaient successivement émigré de la Péninsule vers les pays sédentaires du Nord. Nous les avons déjà vus, au cours des IVe, Ille et Ile millénaires avant J.-C., sous les noms d'Accadierts, Cananéens, Phéniciens, Amorréens, Amorrites, Araméens, Hébreux, Nabatéens, etc., s'introduire dans les régions du Croissant Fertile et fusionner avec les sédentaires autochtones de Babylonie, Palestine, Liban, Syrie, Chaldée, Transjordanie, Palmyrène, au milieu desquels ils s'étaient stabilisés. Suivant les légendes arabes conservées à l'époque musulmane, les principales tribus «disparues» sont celles de 'Aad, Thamûd, Iram, AmâHk,
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Tasm, Djadis,
Amîm,
Djorhom,
Hadramawt,
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etc. Ces différentes tribus
sont divisées en deux groupements principaux, descendant respectivement de deux fils de Sem: Laoûz et Aram. Laoûz serait l'ancêtre des Amâlîk, tandis qu'Aram serait celui de toutes les autres tribus «disparues», que nous venons de mentionner. Les Amâlîk. — Les Amâlîk (Amâlika), les Amalécites de la Bible, descendants de Laoûz, fils de Sem, selon les Arabes, d'Esaii, fils d'Isaac et frère de Jacob ou Israël, selon la Bible, sont très anciens. Ils occupaient une vaste zone comprenant le nord du Hidjâz, l'Arabie Pétrée, la péninsule du Sinaï et le sud de la région transjordanienne, très peuplée et très prospère jusque vers 2200 avant J.-C. Les Israélites de Moïse ont rencontré les Amâlîk dans la péninsule sinaïtique et à l'est de la mer Morte. Saiil et David furent continuellement en guerre avec eux. La Bible les appelle «le principe des nations». C'est de la zone arabique occupée par les Amâlîk que seraient partis, vers 2900, les Cananéens — Phéniciens vers les côtes de Palestine et du Liban, les Amorréens vers les plaines de Syrie, et les Accadiens vers le Moyen Euphrate (I, p. 206, 218—221). C'est aussi de cette zone arabique que, vers 2400, d'autres Sémites, les Amorrites, auraient émigré vers les pays de l'Euphrate et du Nil. Nous avons vu, en effet, au cours des derniers siècles du Ille millénaire, surgir, en Asie antérieure, de vastes mouvements de peuples qui provoquèrent, en Mésopotamie et en Egypte, l'irruption des Sémites d'Amurru (Syrie) ou Amorrites. Renforçant les Sémites mésopotamiens locaux ou Accadiens, les Amorrites, qui seraient des Amâlîk, ont fondé, vers 2105, la première dynastie de Babylone, dont Hammurabi (vers 2000) est le plus grand représentant. Les noms des souverains de cette dynastie, on l'a vu, s'apparentent, plus ou moins, aux noms primitifs des Proto-Arabes du Centre arabique. Samu Abi, fondateur de la dynastie, se dit en arabe: Abi-Sem. En outre, la langue du royaume de Hammurabi est, de toutes les langues sémitiques, celle qui a le plus d'analogie avec la future langue arabe. Rappelons toutefois que la langue proto-arabe de ces époques reculées n'est pas encore celle du Coran, dont vingt-sept siècles la séparent (I, p. 293—296). C'est autour de 2400 que les mêmes mouvements de peuples avaient lancé, vers l'Egypte, des populations asiatiques, parmi lesquelles les découvertes modernes révèlent la présence d'un élément important de populations sémitiques, sédentaires et nomades, qui s'étaient introduites dans le Delta. Pendant cette période d'anarchie, deux rois ou pharaons seraient des Sémites, probablement des Amâlîk, et portent des noms proto-arabes: Khendy
et Talal (I, p. 2 7 1 - 2 7 3 ) .
Ce sont aussi des nomades ou Amâlîk d'Arabie Pétrée et du Sinaï, renforcés par leurs frères ou cousins sédentaires et nomades de Canaan,
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Phénicie et Syrie, qui, vers 1700, sous le nom de Hyksôs, ont envahi l'Egypte et asservi ce pays pendant près d'un siècle (I, p. 415—416). Enfin, c'est du pays des Amâlîk qu'auraient essaimé les Nabatéens (vers 500 avant J.-C.) et les Ghassânides-Lakhmides (vers 200 ap. J.-C.), qui s'installèrent, les uns et les autres, dans les déserts de Palestine — Syrie — Mésopotamie et dans les confins cultivés de cette vaste zone (III, p. 64—65 et 341-342). Les Araméens. — Après les Amâlîk, descendants de Laoûz, le second groupement des Arabes disparus est celui de leurs cousins, les Araméens, descendants d'Aram, fils de Sem. Nous les avons vus, sous le nom d'Akhlamu ou d'« Araméens errants», des 2000, errer dans les deserts syromésopotamiens et ravager les pays cultivés du Croissant Fertile (I, p. 380—381). Leur centre d'expansion serait vraisemblablement le pays de Najd, dont le nom signifie: élevé, haut, d'où, probablement, leur nom d'Araméens, c'est-à-dire les gens du pays haut ou Montagnards. Remontant vers la Basse Mésopotamie, où ils auraient fondé un centre d'expansion, les Araméens, qui essaimèrent vers le nord et l'ouest, finirent, au bout de plusieurs siècles, par se stabiliser en Mésopotamie (Chaldéens ou Néo-Babyloniens), en Syrie (Araméens) et en Palestine (Hébreux et Israélites) (II, p. 130-135). C'est à la tête d'un petit clan du groupe des Khabiru, qui faisait partie de la vague araméenne, qu'Abraham, citoyen d'Ur, en Sumérie, partit, on l'a vu, vers le pays de Canaan. Ce clan des Brahmanides, dont sortiront les Hébreux et les Israélites, donnera également naissance, par Ismaël, fils d'Abraham et d'Agar, aux Ismaélites ou 'Adnanides du Hidjâz, futurs Arabes de l'Islâm (I, p. 381-384). Après la stabilisation des Araméens en Mésopotamie et en Syrie, où ils fondèrent de nombreux petits royaumes, leur dialecte, effaçant progressivement les divers dialectes sémitiques de ces contrées, devint, on l'a vu, à partir du premier millénaire avant J.-C., la langue commune des pays du Croissant Fertile. Les Israélites eux-mêmes, qui semblent avoir adopté la langue cananéenne de Palestine, dont l'hébreu n'est qu'un rameau, finirent, eux aussi, par l'abandonner pour l'araméen. Nous savons que c'est l'araméen que parlaient Jésus et les Apôtres. Aux Araméens, les Arabes rattachent aussi les autres tribus «disparues», que nous avons mentionnées plus haut: 'Aad, Thamûd, Tasm, Djadis, Amîm, Djorhom, Hadramawt, etc. De même que les Arabes «disparus» avaient émigré vers le Nord, à des époques successives et à intervalles plus ou moins périodiques, de même une partie d'entre eux seraient revenus, par la suite, à des époques différentes et pour des raisons diverses, s'établir dans le pays de leurs ancêtres. Ils y rentrèrent, après des siècles d'absence, parlant des dialectes
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sémitiques modifiés au contact des populations septentrionales, et, par suite, différents de ceux du Centre et du Sud arabiques, qui avaient, eux aussi, évolué pendant ce temps. En adoptant ces derniers idiomes, ils sont qualifiés, par les autochtones, d'Arabes «arabisés». 3. Les langues de l'Arabie antéislamique Avant l'Islâm, et dès les plus hautes époques, l'Arabie possédait plusieurs langues et dialectes appartenant, on le sait, à la famille des langues sémitiques, qui fait partie elle-même d'une famille chamito-sémitique plus large, comprenant, entre autres, l'égyptien ancien. Les langues dites sémitiques, dont plusieurs idiomes sont aujourd'hui des langues mortes (l'assyro-babylonien, le cananéen ou phénicien, l'amorréen, l'araméen, etc.), sont actuellement représentées par les parlers arabe, éthiopien et hébreu. Selon certains linguistes, tels que Brockelmann, toutes ces langues sémitiques dériveraient d'une langue commune qui aurait disparu (I, p. 103—104). Comme toutes les langues mères, cette langue sémitique primitive s'était fractionnée, avant de disparaître, en plusieurs idiomes et dialectes, qui lui ont progressivement succédé. «L'Arabie ancienne», écrit B. Thomas, «avait de nombreuses langues appartenant toutes à une famille sémitique, bien que parlées par des peuples qui semblent avoir eu des origines raciales différentes . . . (Ces) diverses langues arabes n'étaient pas de simples dialectes locaux. Il existait entre elles des différences comparables à celles qui divisent les langues romanes. Il y eut sans doute un ancien parler sémitique générateur, correspondant à l'ancêtre latin des langues romanes.»6 a. Dans le Centre et le Nord arabiques Avant l'expansion de l'Islâm, le groupe linguistique arabe couvrait déjà le centre et le nord de la Péninsule, englobant les régions du Hidjâz et de Najd, le plateau arabique central et les Déserts syro-arabiques. Dans cette vaste zone, les idiomes et les dialectes arabes, dont nous parlerons plus loin, sont aussi nombreux que variés. A l'intérieur de la famille des langues sémitiques, le groupe linguistique arabe «tient le milieu entre le sémitique méridional (sud-arabique et éthiopien) et le sémitique du Nord-ouest (hébreu, ugaritique, araméen), et a des points communs avec ces deux groupes . . . Par ailleurs, l'arabe partage avec le sémitique du Nord-ouest. . . certains traits qui n'existent pas en sud-arabique et en éthiopien.»7 • Bertram Thomas, Les Arabes, p. 22. 7 C. Rabin, «'Arabiyya», Encyclopédie de l'Islâm, Nouvelle Edition, I. p. 580.
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b. Dans le Sud arabique Dans le Sud arabique ou Arabie Heureuse (Yémen, Hadramawt, etc.), les inscriptions sabéennes et himyarites nous montrent, dans le Yémen du premier millénaire av. J.-C., des communautés sédentaires et urbaines, écrivant sur le bois et la pierre. De ces communautés organisées en principautés, avec des dynasties qui remontent à 1000 av. J.-C., les Sabéens et leurs successeurs les Himyarites sont les plus renommés. Les inscriptions sabéennes et himyarites nous montrent également que l'idiome sud-arabique est sémitique et tient le milieu entre l'arabe du Hidjâz et l'éthiopien. «Contrairement à une opinion largement répandue, le sud-arabique ancien est un groupe linguistique entièrement différent de l'arabe . . . Le sud-arabique et l'éthiopien ont cependant quelques traits communs avec l'accadien (assyro-babylonien) que l'arabe ne partage pas.» 8 Dans les inscriptions sabéennes et himyarites mentionnées plus haut, «les mots sont séparés par une barre verticale. On n'a remarqué aucune modification dans la forme des lettres depuis les anciennes inscriptions jusqu'aux plus récentes. L'alphabet himyarite est très voisin de l'éthiopien . . . Une étude attentive de l'alphabet himyarite permet de reconnaître en lui un dérivé du phénicien. Certaines lettres offrent une ressemblance singulière avec le phénicien le plus archaïque.» 9 Nous avons vu que, si l'alphabet sabéen ne dérive pas de l'alphabet phénicien, il existe entre eux des traits communs qui témoignent d'une parenté à l'origine (I, p. 84). Avant l'Islam, les idiomes sud-arabiques, qui étaient ceux d'une vieille civilisation urbaine et commerciale et d'une hégémonie économique et politique qui couvrait souvent l'ensemble de la Péninsule, jouissaient d'un prestige supérieur à l'idiome arabe, dont la forme la plus correcte était parlée, non dans les agglomérations sédentaires, comme La Mecque ou Yathreb (Médine), mais parmi les Nomades. Aussi, et bien qu'à la veille de l'Islâm les idiomes arabes du Centre étaient déjà connus dans le Sud, l'Islâm et son idiome auront-ils beaucoup de peine à s'implanter au Yémen et dans les autres régions du Sud arabique. c. Conclusion Disséminés dans les nombreuses régions de la Péninsule, les divers idiomes et dialectes sémito-arabes, avant l'Islâm, tendaient chacun à devenir une langue nationale ou supertribale et à s'imposer aux autres idiomes arabiques. Des circonstances particulières portèrent l'un de ces dialectes à devenir une langue nationale et à reléguer les autres au rang de patois. 8 9
C. Rabin, op cit., p. 579. G. Salomon, «Yémen», La Grande Encyclopédie, 31, p. 1272.
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C'est pourquoi «on a pu dire qu'une langue était un dialecte qui avait réussi». Dans l'Italie antique, parmi les nombreux dialectes dits «italiques» nés d'une langue indo-européenne disparue, le latin était primitivement le dialecte du Latium, c'est-à-dire de la plaine environnant Rome. A mesure que se développait la puissance romaine, le dialecte latin est devenu la langue littéraire et officielle de l'Italie. Mais, avec l'extension de l'Empire romain, ce latin classique s'est altéré au contact des langues parlées par les peuples conquis et par la plèbe romaine et s'est segmenté en différents idiomes, pour devenir ce qu'on appelle les «langues romanes», qui, à leur tour, ont respectivement donné naissance à de nombreux dialectes. En Italie, c'est le dialecte toscan qui est devenu l'italien officiel, grâce à l'influence littéraire exercée par Dante, Pétrarque et Boccace. En France, c'est le français, dialecte de Paris, qui est devenu langue nationale, parce que le comte de Paris est devenu roi de France. Nous allons voir, dans le chapitre qui suit, l'évolution de l'idiome arabe depuis les origines, ainsi que les facteurs qui ont contribué à son ascension au rang de langue littéraire et nationale et à son expansion en Arabie et au dehors. Nous verrons également, plus loin, les langues de l'Orient méditerranéen antéislamique, qui sera arabisé après l'expansion de l'Islâm et dont les langues, avant cette expansion, étaient représentées par l'araméen dans le Croissant Fertile et le copte dans la Vallée du Nil.
III. La langue arabe, depuis les origines. Evolution et expansion La langue arabe (al-'arabiyya), qui apparut, tout à coup, au commencement du Vie siècle, comme une langue complète, achevée, avait son individualité et son évolution, dès la plus haute antiquité. Comparé à la pauvreté des autres langues sémitiques, l'arabe possède une richesse étonnante de mots et des séries de synonymes. C'est que cet idiome s'est formé chez les diverses tribus de la Péninsule, et chaque tribu avait son dialecte. Comme les populations se rencontraient au pèlerinage antéislamique de la Kaaba, à la Mecque, une fusion progressive des divers dialectes s'était opérée au cours des siècles antérieurs. D'autre part, la pureté de la langue arabe, par rapport aux autres langues sémitiques, tenait surtout au fait de l'isolement de la Péninsule, où les migrations ou invasions étrangères n'avaient presque jamais pénétré. Les diverses formes de la langue arabe, depuis les origines, appartiennent à trois stades différents: l'arabe pré-classique; l'arabe classique et littéraire; et l'arabe vulgaire post-classique.
1. L'arabe pré-classique L'arabe pré-classique comprend: l'arabe primitif ou proto-arabe et l'arabe ancien. L'arabe primitif ou proto-arabe. — «Les plus anciens documents en arabe sont quelque 40 noms propres figurant dans les récits assyriens de batailles contre les Aribi, . . . pendant les années 853—626 av. .T.-C.. . . Presque tous peuvent être identifiés comme étant arabes.»10 Peu connu, l'arabe primitif ou proto-arabe s'est conservé jusqu'aux premiers siècles de l'ère chrétienne. L'arabe ancien. — A l'arabe ancien appartenait très probablement l'idiome des «Arabes purs» (al-'Arab al-'âriba) et des «Arabes disparus» (al-'Arab al-bâ'idà), dont les «Arabes arabisés» (al-'Arab al-musta'riba), selon les historiens arabes, adoptèrent le pays et le langage. «A l'époque de l'arabe ancien appartiennent deux inscriptions en caractères nabatéens, mais pratiquement en pur arabe: l'une à Higrâ 10
C. Rabin, op. cit., p. 580
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(. . . actuellement Madâ'in Sâlih), au Hidjâz septentrional, datée de 267 de notre ère . ..; l'autre est l'inscription d'Imru'l-Kays, 'roi de tous les Arabes', à al-Namâra (au sud-est de Damas), datée de 328 de J.-C.» 11
2. L'arabe classique et littéraire L'arabe classique et littéraire comprend l'arabe de la poésie ancienne et du Coran et l'arabe de la littérature islamique. Aux IVe, Ve et Vie siècles ap. J.-C., apparut la forme d'arabe que nous appelons aujourd'hui classique. «Employée par les poètes de la Djâhiliyya, dont de nombreux étaient Bédouins et quelques-uns de confession chrétienne ou juive, cette langue devint l'instrument d'expression de la suprême pièce maîtresse de l'Islam, le Kur'ân, et des grandes œuvres de la littérature arabe durant les époques suivantes.»12 «Wellhausen suggère, avec toute apparence de raison, que l'arabe classique fut répandu par les Chrétiens de H î r a . . . La cour de Hîra restait un centre d'attraction des poètes bédouins: cela favorisa le développement et l'unification de la langue poétique . . . Pour ce qui est de l'origine de la langue poétique elle-même, la tradition musulmane ancienne l'a cherchée dans diverses tribus . . . Il est néanmoins hors de doute qu'à la fin du Vie siècle, c'était un dialecte purement littéraire, distinct de tous les idiomes parlés, et super-tribal... Sa continuité était assurée par les rhapsodes professionnels ou râwîs. La langue était pratiquement uniforme dans toute l'Arabie.» 13 Entre cet idiome littéraire et «super-tribal», commun à toute l'Arabie, et le dialecte hidjâzien du temps du Prophète Mahomet, la langue du Coran se tiendrait à mi-chemin. Devenue, grâce à l'Islâm, une langue sacrée, celle dans laquelle AUâh (Dieu) s'est exprimé pour transmettre à Mahomet le texte du Coran, «la langue littéraire arabe a été standarisée académiquement à partir des IXe et Xe siècles . . . Les savants des premiers siècles de l'Islam. . . ont pris pour point de départ le texte historiquement authentique du Kur'ân,. . . qui fut recensé, enregistré et publié officiellement au Vile siècle . . . Mais le principal effort des savants des Ville, IXe et Xe siècles fut axé sur. . . des éléments de littérature pré-islamique»,14 tels que poésie, discours des 150 dernières années de la Djâhiliyya, etc. 11 12 13 14
C. Rabin, op cit., p. 582. G. Rentz, «Djazîrat al-Arab», Encyclopédie C. Rabin, op. cit., p. 583. M. Khalafallah, «'Arabiyya», Encyclopédie
de l'Islâm, Nouvelle Edition, I, p. 566. de l'Islam, Nouvelle Edition, I, p. 585.
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3. L'arabe vulgaire post-classique Bien que tous les pays de langue arabe aient adopté la langue littéraire commune pour les besoins de l'écriture, ces divers pays ont respectivement continué d'utiliser, pour les relations quotidiennes et la conversation, leurs propres idiomes populaires, dialectes et patois. «Avec les conquêtes, l'arabe se répandit dans de nouveaux territoires non-arabes (Syrie, Egypte, Irâk, Iran, etc.) . . . Dans les nouvelles provinces, . . . les populations . . . continuaient à employer leurs langues originales, mais (elles) durent, dans leurs rapports avec le gouvernement, s'adapter à l'idiome des conquérants . . . (Les Mawâlis ou indigènes convertis) parlaient un arabe fortement altéré, en partie à cause de l'influence de la langue de leurs ancêtres, et en partie à cause du dialecte de leurs patrons et de leurs voisins arabes . .. Tous ces idiomes notablement différents furent les précurseurs des dialectes locaux du moyen arabe, parlés au sein des basses classes de la population urbaine des diverses provinces . . . Vers l'année... 912, la langue classique cessa d'être en usage dans la conversation de la bonne société, dans les cours de justice et les collèges, et se figea sous la forme d'un langage littéraire . . . La «arabiyya» devenait un instrument de savants . . . Dès 985, . . . le langage de la conversation dans les hautes classes avait souffert considérablement des intrusions des dialectes locaux . . . Après la dévastation des pays asiatiques à la suite de l'invasion mongole, . . . l'Egypte entre en scène, et devient, sous les Mamlûks (. . . 1250— 1517), le centre de la culture et de la littérature arabes . . . La langue littéraire, pendant cette période, est la langue post-classique. Des prosateurs . . .représentent la langue vulgaire telle qu'elle était parlée dans la bonne société. . . (Sous les sultans ottomans, à partir de 1517), l'activité littéraire descendit à son niveau le plus bas. (En Egypte), l'arabe littéraire était le privilège d'une élite. Le dialecte était parfois utilisé à des fins littéraires . . . En Syrie, l'archevêque maronite d'Alep, Djermanûs Farhât (m. 1732), fit beaucoup pour ressusciter l'étude de la grammaire, de la lexicographie et de la rhétorique arabes parmi ses compatriotes. . . Cette période de stagnation et de décadence dura jusqu'au début du XIXe siècle.»15 4. Les dialectes arabes actuels Les dialectes arabes actuellement parlés dans les diverses régions du monde arabe tirent fondamentalement leur origine des anciens dialectes de la Péninsule arabique, et particulièrement ceux du Hidjâz, de Najd et du 16
J. W. Fûck, «'Arabiyya», Encyclopédie
de l'Islâm, Nouvelle Edition, I, p. 586—590.
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Désert de Syrie, que les armées arabes ont répandus dans les pays conquis. Ces divers dialectes parlés peuvent être divisés aujourd'hui en deux grands groupes: le premier comprenant les dialectes de l'Orient arabe et le second, les dialectes maghrébins ou nord-africains. Dans l'Orient arabe, les divers dialectes ou parlers arabes comportent une division tripartite: citadins, sédentaires ruraux (fellâhs), nomades. En Egypte, Palestine, Syrie, Liban, les parlers des sédentaires citadins et ruraux s'opposent aux parlers des nomades. En Irâk, les parlers des nomades dominent linguistiquement, même parmi les citadins (H. Fleisch).
IV. Aperçu protohistorique et historique de l'Arabie antéislamique Il est difficile de se faire une idée suffisamment exacte des événements qui constituent l'histoire confuse et complexe de l'Arabie préislamique. Comme tous les autres pays, et plus qu'eux peut-être, la Péninsule arabique a ses mythes et ses légendes. L'histoire de ses origines nous est parvenue escortée d'un nombre immense de traditions fabuleuses. Située dans le voisinage des plus anciennes civilisations historiques et au milieu même des premiers centres civilisés de notre ancien monde, l'Arabie, qui, grâce à sa position géographique, a servi, dès l'origine, comme zone de passage entre ces civilisations, n'est entrée elle-même dans l'histoire qu'à une époque relativement moderne. Dans cette contrée, les premiers siècles de notre ère appartiennent aux ténèbres historiques. On doit comprendre qu'on n'ait, sur son passé préhistorique, que des notions conjecturales, appuyées de légendes, de traditions et de quelques témoignages dus aux peuples voisins ou étrangers. «Jamais race», écrit Renan, «avant d'arriver à la conscience, ne dormit d'un sommeil si long et si profond. Jusqu'à l'Islam, l'Arabie n'a aucune place dans l'histoire intellectuelle, religieuse, politique du monde.» On peut ajouter que, quelques décades après l'expansion de l'Islâm, cette grande race est retombée dans son profond sommeil préislamique. Conscients de cette lacune, les Arabes eux-mêmes, pour désigner la période qui a précédé la prédication de l'Islâm, l'appellent dédaigneusement le «temps de l'ignorance» (Al-Djâhiliya). Cette dénomination, qui s'appliquerait plutôt à la vie religieuse, est inexacte en ce qui concerne la vie culturelle. Les Arabes préislamiques possédaient, en effet, une littérature et une langue très développées, des connaissances généalogiques étendues et quelques notions historiques qui s'y rattachaient. Ils savaient observer le cours des astres et avaient produit une poésie raffinée et délicate. D'autre part, les Arabes des villes étaient arrivés à un degré assez avancé de culture. Enfin, le Yémen fut le siège de villes très florissantes et posséda, bien avant l'Islâm, une civilisation très avancée. Les quelques documents que l'on possède sur les Arabes antéislamiques (inscriptions assyriennes, Bible, relations grecques, romaines, byzantines, arabes, etc.), ne nous renseignent, très insuffisamment d'ailleurs, que sur le Nord et le Sud arabiques. A part ces documents, on n'a sur les populations antiques de l'Arabie, et particulièrement celles de l'Arabie
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centrale, que des traditions et des légendes de basse époque, qui sont plus ou moins fondées. Nous avons vu que les noms d'Arabe et d'Arabie, qui, à l'origine, signifiaient respectivement «Nomade» et «pays des Nomades», ne s'appliquaient qu'aux habitants et au pays du Nord arabique et qu'ils s'étendirent progressivement, vers le centre et le sud de la Péninsule, à partir de la fin du premier millénaire avant J.-C. (p. 41—43). La Péninsule arabique était habitée aux époques paléolithique et néolithique (I, p. 94). Ses populations primitives utilisaient principalement l'âne, animal peu adapté aux grands parcours dans des régions dépourvues d'eau. Le chameau n'y sera domestiqué que dans les derniers siècles du Ile millénaire av. J.-C. Nous allons essayer d'exposer, brièvement et successivement, l'évolution protohistorique et historique : 1) des Arabes du Nord (Désert syromésopotamien); 2) des Arabes du Centre (Hidjâz, Najd, etc.); et 3) des Arabes du Sud (Yémen, Hadramawt, etc.).
1. Le Nord arabique (Désert syro-mésopotamien) a. Aux IVe, Ille et Ile millénaires av. J.-C. Le Désert syro-mésopotamien «n'est pas seulement un prolongement géographique de la presqu'île arabique, mais aussi son prolongement ethnographique» (R. Dussaud). Au IVe millénaire, on l'a vu, des peuplades sémitiques anonymes, sorties du Désert syro-mésopotamien, s'introduisirent et se stabilisèrent dans le Moyen Euphrate (I, p. 161—162). Au Ille millénaire, les Cananéens—Amorréens—Accadiens (vers 2900) et les Amorrites (vers 2400), peuplades sémitiques sorties du même Désert, dominèrent les pays sédentaires du Croissant Fertile et sémitisèrent leurs populations (I, p. 206 et 291-293). Durant tout le Ile millénaire, de nouvelles peuplades sémitiques, occupant le Désert syro-mésopotamien, ravageaient les frontières des pays sédentaires d'Amurru (Syrie), de Canaan (Palestine) et d'Assyro-Babylonie. Les inscriptions mésopotamiennes les appellent: Akhlamu ou «Araméens errants» et Khabiru ou «Hébreux» (I, 380—381 et II, p. 132). b. Au premier millénaire av. J.-C. Après la stabilisation, en Syrie — Mésopotamie, d'une grande partie des Akhlamu, vers la fin du lie millénaire, les éléments sédentaires de cette race prirent le nom d'Araméens (II, p. 132—133), tandis que ceux d'entre
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eux qui continuèrent la vie errante furent désignés par les Assyriens du nom d'Arabes ÇArab) (III, p. 64—66). Qr.ant aux Khabiru, ceux d'entre eux qui se sédentarisèrent en Palestine devinrent les Israélites, tandis que leurs congénères qui continuèrent la vie nomade restèrent les Hébreux Çlbrî), Nomades de Canaan (I, p. 384-385). On ne sait si, dès le début du premier millénaire, les 'Arab des inscriptions assyriennes constituaient une nouvelle peuplade venue du plateau arabique, ou si les Assyriens avaient simplement surnommé 'Arab (Nomades) les «Araméens errants» de cette époque. Tout ce que l'on peut dire à ce sujet c'est que, du IXe au Vile siècle av. J.-C., les inscriptions assyriennes mentionnent une quarantaine de noms propres qui sont proto-arabes, c'est-à-dire appartenant aux idiomes du centre de la Péninsule; mais ies textes qui les reproduisent sont en langue accadienne (assyro-babylonienne). Quant aux langues courantes de ce «pays d'Arabie» (mat 'Aribi = Désert syro-mésopotamien), nous savons qu'elles sont représentées, vers cette époque, par des idiomes et des dialectes araméens, amorréens et cananéens. La première inscription assyrienne mentionnant le nom d'Arabe est du IXe siècle av. J.-C. Continuant la politique antiassyrienne des Araméens errants, un chef de tribu, «l'Arabe Gindibu», mentionné, on l'a vu, dans l'inscription du roi assyrien Salmanasar III, soutint le roi araméen de Damas à la bataille de Karkar( (854), en lui amenant mille chameaux (II, p. 205-206). «Peut-être le camp de Gindibu était-il situé au sud-est de Damas. Il est certain que les éléments bédouins de la Péninsule arabique — qu'on appelait probablement indifféremment Aram, 'Eber ou Khabirou — devaient être installés à l'origine dans la région qui s'étend entre la Syrie et la Mésopotamie.» 16 Sous le règne de TégSaiphaiasar III d'Assyrie (745—727), deux reines du pays de 'Aribi, Zabibi et Samsi (II, p. 223), qui payaient tribut au souverain assyrien, régnaient, l'une sur ¡'oasis d'Adumu (Dûmat al-Djandal), dans le sud du Désert syrien, et l'autre, dans le Hawrân méridional, au sud-est de Damas. Nous ne mentionnons pas ici la reine Balkis, qui visita le roi Salomon à Jérusalem; elle régnait sur le pays de Saba (Yémen), dans le Sud arabique. En 690, le roi assyrien Sennachérib, qui projetait de conquérir l'Egypte, pénétra dans le désert palestinien, où il recruta des chameliers et des chameaux pour le transport et le ravitaillement des troupes à travers le désert de Sinaï. A son retour à Gazza, ii ajouta à ses titres celui de roi des Arabes (II, p. 230). 16
A. Grohmann, «al-'Arab», Encyclopédie
de l'Islam,
Nouvelle Edition, I, p. 540.
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«Cependant, la conquête de ces peuples (arabes) ne fut jamais ni complète ni durable . . . Si le titre de 'roi' apparaît souvent dans les récits assyriens, ce titre ne désigne rien de plus qu'un chef local ou shaykh, et ce n'est que bien plus tard qu'un véritable pouvoir royal fut exercé par ces chefs arabes.»17 Au temps des Perses Achéménides (550—333), le camp de Lachis, à la hauteur de Gazza, constitué en une base d'opérations militaires contre l'Egypte, formait, on l'a vu, une subdivision administrative appelée 'Arabâya, rattachée à la satrapie perse d'Abarnahara (Syrie). Le pays de 'Arabâya s'étendait sur l'ensemble du Nord arabique, depuis la frontière de l'Egypte et le nord de la mer Rouge jusqu'à l'Euphrate et le nord du golfe Persique (II, p. 307-308). c. A l'époque gréco-séleucide (330—64 av. J.-C.) A l'époque gréco-séleucide, on l'a dit, les Grecs d'Egypte étendirent le nom d'Arabie à l'ensemble de la Péninsule arabique. A la fin du premier millénaire av. J.-C., les Arabes Nabatéens, venus du Centre arabique et dominant les populations araméennes et ammonites d'Arabie Pétrée et de Transjordanie, commencèrent à jouer un rôle important dans les affaires de Syrie (III, p. 64—70). Vers la même époque, des chefs originaires du Centre arabique apparurent comme souverains dans diverses régions du Croissant Fertile, notamment à Edesse et à Palmyre (III, p. 70-74). Au temps des derniers Séleucides (120—64 av. J.-C.), on l'a vu, la Syrie était en proie à l'anarchie, ce qui permit aux Nabatéens et aux Ituréens arabes de pénétrer sur les territoires sédentaires syro-libanais (II, p. 407). «Ainsi, l'Ituréen Ptolémée,. . . fortement installé à Chalcis ('Andjarr), dominait la Béqa (entre Liban et Antiliban). De ce site élevé, il rançonnait les caravanes qui se rendaient de Damas à Béryte (Beyrouth) ou sur Ba'albek, au point que les Damascènes appelèrent le roi nabatéen Arétas III (95—88 av. J.-C.) pour y mettre bon ordre. Celui-ci s'installa donc à Damas où il frappa monnaie,. .. avec une légende grecque: Basiléôs Arétou (à droite), Philhellènos (à gauche). . . (De Chalcis, les Ituréens) s'étaient répandus à travers le Liban, jusqu'à la côte phénicienne où ils occupaient le fameux passage du Théouprosopon et le port de Botrys (Batrûn). Ils inquiétaient Byblos et Béryte lorsque Pompée, nous l'avons vu, intervint pour mettre un terme à leurs exactions.»18 17 18
A. Grohmartn, op. cit., p. 541. R. Dussaud, op. cit., p. 148 et 178.
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d. A l'époque romaine (64 av. J.-C. — 285 ap. J.-C.) A l'arrivée des Romains en Syrie, les rois de Nabatée, qui avaient déjà poussé jusqu'à Damas, s'intitulaient: «rois des Arabes nabatéens» (III, p. 68—69). Mais les dialectes de ce royaume mi-sédentaire, habité par des tribus sémitiques autochtones (Araméens, Amorréens, Ammonites, etc.) et dominé par des Nabatéens originaires du Centre arabique, étaient toujours araméens. Seuls les noms des chefs indiquaient leur origine centrearabique (III, p. 66—68). En 106 ap. J.-C., le royaume de Nabatée, transformé en province romaine, reçut le nom de Provincia Arabia (III, p. 112). C'est de cette province, dont la langue était l'araméen, que l'empereur romain Philippe, dit l'Arabe, était originaire (III, p. 147-148). En 272—273, le royaume arabo-araméen de Palmyre, dont la langue était également l'araméen, fut détruit par les Romains et son territoire rattaché à la province romaine de Syrie (III, p. 113—114). Après la suppression des royaumes arabo-araméens de Nabatée et de Palmyre, de nouvelles tribus nomades, venues du Centre arabique, apparurent dans le Désert syro-mésopotamien. Les plus importantes d'entre elles, on l'a vu, étaient les Ghassânides et les Lakhmides, dont la langue centre-arabique est l'ancêtre directe de l'arabe classique et coranique. Les Ghassânides, installés dans l'Est syrien, y formèrent, vers 240, une principauté connue sous le nom de royaume de Ghassân, dont le centre était dans le Hawrân, au sud de Damas. Leurs congénères Lakhmides, fixés à l'ouest du bas Euphrate, y fondèrent, vers 280, le royaume de Hîra, du nom de sa capitale, la future Kûfa (III, p. 341—342). «Avec le temps, la langue nabatéenne (araméenne) céda, devant l'arabe, mais l'écriture nabatéenne se maintint et devint l'écriture arabe . . . La régression de l'araméen dans le désert de Syrie (fut) comme une conséquence de la chute de Palmyre en 272—273 de notre ère. Cet événement entraîna, pour les tribus du désert syrien, la substitution de l'hégémonie des princes de Hîra à celle des princes palmyréniens. En effet, après la chute de Palmyre, les rois de Hîra prennent le titre de «roi de tous les Arabes», ainsi que l'atteste l'épitaphe du roi de Hîra, Amroulqais (328), rédigée en arabe, mais en écriture nabatéenne.»19 e. A l'époque gréco-byzantine (285—640 ap. J.-C.) Reprenant et développant la politique de Rome, les empereurs grécoromains de Byzance employaient les Arabes Ghassânides, qui étaient leurs vassaux, contre leurs frères du Désert syro-arabique et contre les 19
R. Dussaud, op. cit., p. 63.
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Perses. Dans le même temps, les Arabes Lakhmides de Hîra, vassaux des Perses, jouaient le même rôle auprès de ces derniers. Aussi, les deux Etats-tampons de Ghassân et de Hîra, comme leurs suzerains respectifs, étaient-ils très souvent en conflit (III, p. 341—348). Dès le Vie siècle, le christianisme était florissant chez les Nomades du Désert syro-mésopotamien, où les doctrines melkite, monophysite et nestorienne étaient représentées par trois Eglises nomades, avec leur clergé propre et leur hiérarchie épiscopale respective (III, p. 348—350). Mais c'est l'influence des monophysites ou jacobites qui était prépondérante dans ces régions, grâce à la protection des rois arabes de Ghâssân, qui étaient eux-mêmes monophysites. C'est auprès de ces derniers, on l'a vu, que Jacques Baradée, chef suprême et organisateur de l'Eglise monophysite, installa sa résidence (III, p. 328—329). De leur côté, les rois arabes de Hîra, qui étaient également chrétiens, protégeaient les deux Eglises monophysite et nestorienne, dont les chefs suprêmes résidaient, l'un, à Hîra et l'autre, à Mossûl. La disparition successive des royaumes de Ghassân (582) et de Hîra (613), respectivement supprimés, on l'a vu, par les Byzantins et les Perses (III, p. 344 et 347—348), désorganisa les tribus arabes du Désert syromésopotamien, qui, par haine contre leurs anciens suzerains, accueilleront favorablement leurs congénères Arabes du Hidjâz, qui déferleront, après 630, en direction du Croissant Fertile. Elles se joindront à leurs armées victorieuses et embrasseront, pour la plupart, la religion musulmane. Leur monophysisme était plus proche du monothéisme islamique que du diophysisme byzantin.
2. Le Centre arabique
(Hidjâz,
Najd,
etc.)
Rien ne préparait les Arabes du Hidjâz à la singulière fortune qui leur échut après la naissance de l'Islâm. Jusque-là, en effet, leur histoire, entièrement renfermée dans la Mecque, est presque inexistante à côté de celle de leurs puissants et riches voisins du Sud: les Yéménites sédentaires. Nomades et semi-nomades, les Arabes du Hidjâz et leurs congénères du Centre arabique avaient, comme zones de parcours et de transhumance, toute l'Arabie intérieure, depuis les frontières du Yémen jusqu'aux limites de l'Arabie Pétrée, y compris la zone de Najd. Les écrivains arabes les appellent les Arabes du Nord, vu leur position géographique par rapport aux Yéménites, appelés les Arabes du Sud. Tandis que, dans le Nord arabique, sur les confins de la Syrie et de la Mésopotamie, les Nabatéens, les Ghassânides, les Lakhmides et autres tribus originaires d'Arabie, avaient déjà fondé, on l'a vu, de petits Etats
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mi-sédentaires, et tandis que, dans le Sud arabique, les Minéens, les Sabéens, les Himyarites, etc., édifièrent, au Yémen, un royaume organisé et prospère où se succédèrent, pendant de nombreux siècles, plusieurs dynasties de souverains, par contre, dans le Hidjâz et le Centre arabique, zone de nomades et de semi-nomades, un chaos inorganique semble prédominer. Aux Amâlîk disparus ou émigrés, leurs successeurs hidjâziens, ainsi que les tribus araméennes qui s'établirent parmi eux et s'arabisèrent à leur contact, continuèrent, pendant longtemps, une vie de sommeil profond. Pendant des siècles, en effet, aucun événement important ne révéla aux contemporains l'existence des Arabes du Hidjâz. La migration des Arabes «disparus» semble avoir épuisé, pour de nombreux siècles, la vitalité raciale des Arabes «restants» (p. 53-54). Pendant longtemps, La Mecque et Yathreb (Médine) seront des bourgs obscurs, simples relais sur la route des caravanes. C'est seulement grâce à son rôle de centre de pèlerinage pour les nomades environnants, et grâce surtout à la décadence du Yémen et au déplacement vers la mer Rouge de la route de l'Inde, que La Mecque commencera à jouer, à partir du Ve siècle, un rôle important de cité marchande. Ce rôle de La Mecque, local et relativement modeste, deviendra, après l'Islâm, grandiose et mondial.
a. Période légendaire Selon les traditions, les Arabes du Hidjâz et du Centre arabique ont, on l'a vu, comme héros mythique et ancêtre éponyme: 'Adnân, descendant d'Ismaël, fils d'Abraham (p. 54). Habitant des régions essentiellement désertiques, ils vivent sous la tente et se déplacent avec leurs troupeaux, en quête de meilleurs pâturages. Leurs principaux centres sédentaires sont les villes de La Mecque et de Yathreb (Médine). Grâce à sa source, le puits de Zamzam, La Mecque servait de station pour les caravanes terrestres, qui se déplaçaient entre le Yémen et la Syrie. Ces conditions favorables faisaient de La Mecque et de son temple de la Kaaba un important centre de rassemblement et de pèlerinage pour toutes les tribus des contrées avoisinantes. Nous avons vu que, dans le désert du Négeb, la ville de Kadesh (Sainte), où Moïse et ses Israélites avaient stationné à leur retour d'Egypte, jouait jadis, pour les Sémites nomades d'Arabie Pétrée et du Nord arabique, le même rôle que La Mecque pour les Arabes du Hidjâz et de l'Arabie centrale (I, p. 390). En dépit de la proximité de la mer, les sédentaires du Hidjâz, qui manquaient de ports naturels, n'étaient pas des marins. L'activité et la civilisation des Mecquois étaient donc terrestres. La navigation de la mer Rouge était détenue par l'Egypte gréco-romaine. Les pilotes arabes,
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renommés dans l'antiquité, sont ceux d'Oman (Umân), sur la mer de même nom, région montagneuse dont la côte sst bordée de bons ports. L'origine des Arabes du Hidjâz et du centre remonterait, on l'a dit, à Ismaël, fPs d'Abraham ei: d'Aga? l'Egyptienne, dont on connaît l'histoire (ï, p. 384). Le récit biblique assigne à Ismaël et à sa mère, comme premier habitat, le désert avoisinaat Akaba, au nord de la mer Rouge. Pour les Arabes, Ismaël se serait établi à La Mecqise, où il aurait épousé une fille de la famille des Djorhom, maîte-i de cette ville. Les deux versions, la biblique et l'arabe, ne se contredisent qu'en apparence. Ismaël peut bien s'être d'abord établi dans 1s désert sinaïtique, d'où il se serait transporté, par la suite, dans le désert voisin du Hidjâz. Quelques siècles après Ismaël, et à son exemple, Moïse, dans le désert de Sinaï, épousera la fi ¡le d'un chef de clan nomade, Yethro, prêtre local dans le territoire de Madian. Arabes authentiques ou autochtones, les Djorhom, dont Ismaël épousa l'une des filles, sont des résidus des Arabes «purs» Çariba) et «restants» (bâqîa), demeurés dans le Hidjâz après la migration des Arabes «disparus», ou une fraction de ceux-ci revenus du Yémen (p. 53—57). C'est à leur contact qu'Ismaël s'est arabisé, en adoptant leur langue et leurs coutumes, et qu'il fit souche nombreuse. De son mariage avec la Djorhomite, naîtront, en effet, douze fils, dont les noms seront ceux de quelques-unes des tribus de la contrée. Son fils le plus connu, Kidâr, mentionné dans la Bible, fut reconnu par ses oncles maternels comme roi du Hidjâz. C'est surtout par la Bible, à laquelle la légende d'Ismaël est empruntée, que nous est parvenu le peu de chose que l'on sait sur ces tribus du Centre arabique. N'ayant guère fondé des Etats organisés semblables à ceux des sédentaires du Yémen, les nomades du Hidjâz et du Centre étaient employés, par les pays sédentaires de la périphérie, comme transporteurs et convoyeurs de caravanes. Ce sont des caravaniers arabes ismaélites qui, selon la Bible, ont acheté Joseph à ses frères pour le revendre en Egypte (i, p. 385). Près de cinq siècles après l'incident de Joseph, l'Ancien Testament mentionne les descendants d'Ismaël, qui sont en guerre avec les Israélites, et les appelle tantôt «les fils de l'Orient» {Banil Machrik), et tantôt les «Ismaélites», du nom d'Ismaël, leur lointain ancêtre. Un peu plus tard, ils sont appelés Kidâr, du nom biblique du fils d'Ismaël. Au Vie siècle av. J.-C., ils sont désignés sous les noms de Kidâr et de Nabit (Nabatéens?). Au Vile siècle avant J.-C., à partir de 680, des inscriptions assyriennes nous apprennent que la partie septentrionale du Hidjâz est tantôt tributaire des souverains d'Assyrie, et tantôt révoltée, puis pacifiée. Il s'agissait de protéger, contre les incursions des Bédouins, le centre de Taïtna, entre La Mecque et Pétra, qui était au carrefour des routes com-
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merciales terrestres menant de La Mecque à la Méditerranée et à la Mésopotamie. Sous le règne de Nabuchodonosor II (605—563), cette région désertique fut systématiquement ravagée, et ses occupants, «les Ismaélites, les Kidâr, les Bani Machrek», encore cités par la Bible, furent vaincus et dispersés. Après la disparition de la domination chaldéenne, qui semble les avoir affaiblis, les débris des Ismaélites et des Djorhomites se réunissent, sous les ordres de 'Adnân, arrière-petit-fils d'Ismaël, et affirment de nouveau leur indépendance. C'est de ce 'Adnân, on le sait, que les Arabes du Hidjâz et du Centre tirent leur nom général de «'Adnânides» (p. 53—54). b. Période protohistorique Tout en se dispersant dans l'espace, les 'Adnânides, qui se multiplieront au cours des siècles, domineront le Tihâma, le Hidjâz, Najd et les déserts du Nord, et resteront en hostilité constante avec les Kahtânides du Sud (Yémen). Toute leur histoire, pendant de longues périodes, est un tissu de luttes fratricides, de razzias et d'incursions, chantées par les poètes arabes. Nous suivrons ici la filiation de l'une de leurs tribus, celle de Kuraysh, dont sortira un jour le fondateur de l'Islâm. Les noms cités, pour chaque tribu, sont ceux de l'ancêtre dont celle-ci descend. 'Adnân eut deux fils, dont le cadet, Ma'd, aurait réuni sous ses ordres les débris des Ismaélites, qui proclamèrent de nouveau leur indépendance à La Mecque. Après la mort de Ma'd, les 'Adnânides sont dépossédés de la direction de La Mecque, qui passera désormais à une nombreuse suite de tribus yéménites (vers 115 avant J.-C.). Nizâr, l'un des fils de Ma'd, est l'ancêtre éponyme des grands groupes tribaux du Centre arabique. Rabîa et Modar, deux des fils de Nizâr, donneront leurs noms à des régions syro-mésopotamiennes, qui disparurent par la suite. Un descendant de Rabîa, Bakr, donnera son nom à la ville et à la région d'Amida, qui devient Dyar-Bakr, appellation qui restera jusqu'à nos jours. El-Yas, fils de Modar, laisse trois fils, dont Modrika, père de Khozaima, qui donne naissance à Kinâna, aux descendants duquel se rattache Kuraysh, ancêtre de la célèbre tribu de même nom. Vers la fin du IVe siècle ou le début du Ve siècle après J.-C., Kusayy, un chef de clan Kurayshite, devient le gendre du chef yéménite qui gouvernait La Mecque. A cette époque, cette ville était sous la domination de la tribu des Khuzâa, venue du Yémen vers 200. Grâce à cette alliance, Kusayy reçoit la direction des cérémonies du pèlerinage. A la mort de son beau-père, Kusayy réunit sous son commandement toutes les tribus Kurayshites des environs et, après de multiples combats, réussit à expulser les Khuzâa yéménites.
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En s'emparant de La Mecque, Kusayy, qui a désormais la garde du temple, s'attribue les avantages qui y sont attachés et en assure la propriété à sa famille, qui l'a conservée jusqu'à nos jours. Les Kurayshites qui, comme leurs prédécesseurs à La Mecque, étaient dispersés dans des tentes au milieu des montagnes et des déserts environnants, sont groupés par Kusayy dans des maisons élevées autour de la Kaaba, où ils se stabilisent. Les avantages de la garde du temple étaient devenus importants. Dès l'époque d'Ismaël, la Kaaba et la Pierre Noire attiraient les pèlerins de l'Arabie centrale. Outre le service du temple, les Kurayshites s'occupent activement de commerce. «Le commerce terrestre par caravanes de chameaux entre le Yémen, la Syrie et le 'Irâk commença à être florissant et, vers l'an 600 de J.-C., ce commerce était largement sous le contrôle des Kurayshites de la Mekke, . . . (qui) n'étaient plus nomades; mais leur commerce exigeait des alliances et d'autres relations avec beaucoup de tribus nomades.» 20 Car, seules celles-ci pouvaient conduire des caravanes de marchandises et en garantir la sécurité à travers les déserts; elles faisaient même du commerce sur une grande échelle. La décadence du royaume yéménite, vers cette époque, permit aux Mecquois d'accaparer le commerce par caravanes vers les pays du Croissant Fertile. Après la mort de Kusayy, ses nombreux descendants s'étaient partagé, à l'amiable, les avantages attachés à ses fonctions. Hâshem, petit-fils de Kusayy et ancêtre de la famille hâshémite, qui s'est perpétuée jusqu'à nos jours, est le chef politique de La Mecque. Son fils et successeur AbdulMuttalib, laissera plusieurs fils, dont Abdallah, père de Muhammad, le fondateur de l'Islâm. Aux IVe et Ve siècles, le christianisme progressa en Arabie centrale, où la doctrine du nestorianisme, venue de Mésopotamie, et celle du monophysisme, apportée de Syrie, d'Egypte et d'Abyssinie, furent particulièrement accueillies. Le judaïsme se propagea aussi en Arabie, où Yathreb (plus tard Médine) fut un de ses foyers. c. La Mecque et Médine avant l'Islâm Trois centres sédentaires, échelonnés du sud au nord, jalonnent la route terrestre qui va du Yémen à la Syrie, à l'Egypte et à la Mésopotamie. Ce sont: La Mecque, Yathreb (future Médine) et Taïma. Outre ces centres, ainsi que 'Ukâz et Taéf, aucune autre agglomération sédentaire ne semble avoir joué un rôle important dans les vastes espaces de l'Arabie Déserte. S'il y en eut, ce qui n'est pas invraisemblable, surtout dans le pays de Najd où les conditions géographiques et le climat favorisent le développement de 20
W. Montgomery Watt, «Badw», Encyclopédie p. 916.
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centres agricoles et sédentaires, leur importance serait iocale et relativement insignifiante. La Mecque. — Le nom de Mecque, en arabe Makko.t, dériverait du mot assyrien ou babylonien «Makka->, qui signifie 3'ait (maison), nom de la Kaaba chez les Arabes. Nous avons vu que le nom sémitique de «Bet-el» (bétyle) est celui de !a pierre considérée comme la demeure d'un dieu. La Mecque serait donc la « M a i s o n , allusion probable au temple qu'elle abrite ou au fait qu'elle fut la première agglomération où s'élevèrent des maisons en pierre, dans ies déserts de l'Arabie couverts de campements de tentes. Les premiers habitants qui se stabilisèrent à La Mecque, autour d'un point d'eau, le puits de Zamzam, seraient un clan des Amâlîk, Arabes «disparus» ou émigrés, qui seraient retournés de Mésopotamie, d'où le nom babylonien de Makka. Aux Amâlîk, se serait superposés, on le sait, les Djorhom, une tribu d'Arabes authentiques ou «purs» (p. 71). C'est chez les Djorhom, on l'a vu, que, d'après la tradition arabe, Ismaël, fils d'Abraham et ancêtre des Arabes 'adnânides, se serait établi et aurait épousé une Djorhomitc mecquo'se, qui ui donna une nombreuse postérité. C'est à La Mecque qu'Ismaël mourut et fut enseveli, après avoir élevé un temple au dieu de son père Abraham. Dépossédés par les Yéménites de la direction de La Mecque, vers le début du lie siècle avant J.-C., les 'Adntnides ou Ismaélites reprennent cette direction vers Se début du Ve sièc'c après J.-C., grâce au Kurayshite Kusayy. A partir de cette dernière époque, la prospérité de La Mecque ne cessera désormais de grandir. Organise en -¡république marchande» par ia puissante famil'e des Kuraysh, ia v;'le devient le point de départ de caravanes régu!ièrcs ; en directe:, de l'Est, du Nord et du Sud. Yathreb (future Médine). — Ville-étape sur la route du Nord, Yathreb est à 400 kilomètres de La Mecque. Ses premiers habitants, d'après la tradition arabe, auraient été des Amâlîk, Arabes V;riba ou «purs», qui n'avaient pas émigré. A l'époque de Moïse, une importante migration d'Israélites auraient expulsé et remplacé les Amâ îk et fait de Yathreb une riche et importante place commerciale. Sous les Grecs et les Romains, les Juifs, persécutés en Palestine, y trouvaient un abri protecteur, et d'importantes tribus juives y prirent naissance. Rattachée au royaume des Nabatéens de Pétra, Médine, après la transformation de ce royaume en province romaine (106 après J.-C.), demeura sous la domination des rois nabatéens, qui transportèrent vers îe sud, probablement à Taïma, entre Pétra et Yathreb, le centre de leur domination. La langue des habitants semble être araméenne, probablement depuis leur annexion à l'Etat arabo-araméen de Nabatée (III, p. 6 8 - 6 9 ) .
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Vers le Ille siècle après J.-C., deux tribus yéménites, les Aous et les Khazraj, qui vainquirent les Juifs de Yathreb, dominèrent la région, en lui redonnant son caractère arabe. Mais le judaïsme y demeura prépondérant. Pendant longtemps, des luttes épiques opposèrent, l'une à l'autre, les deux tribus yéménites, comme elles les opposaient aux Kurayshites de La Mecque. Mais en 622, le Prophète Mahomet, en lutte avec ces derniers, se transporte à Yathreb {Hégire) et établit sa résidence parmi les tribus yéménites de cette ville, qui, par haine des Mecquois, deviendront ses plus fidèles alliés (Ansâr). C'est grâce à leur concours qu'il soumettra La Mecque à sa loi. La rivalité séculaire des Yéménites et des Hidjâziens, représentée au Hidjâz par l'antagonisme entre Yathreb et La Mecque, est aussi vieille que les deux peuples, qui sont foncièrement distincts. Outre les différences fondamentales dues à leur genre de vie, les sédentaires du Yémen et les nomades du Hidjâz, on l'a vu, se distinguent aussi, les uns des autres, par les différences dialectales. Bien que leurs idiomes aient une origine sémitique commune, ils diffèrent cependant assez l'un de l'autre. En outre, les croyances religieuses des Yéménites, comme leurs noms propres, les apparentent plutôt, on l'a dit, aux Sémites babyloniens. d. L'empire éphémère de Kinda, dans le pays de Najd (460—530 ap. J.-C.) Vers le milieu du IVe siècle de J.-C., une puissante tribu yéménite, les Banu Kinda, émigra en Arabie centrale et s'installa dans l'extrémité sudest du pays de Najd, au milieu des tribus de Banû Ma'ad. Vers 460, Hudjr Akîl-al-Murâr (460—478), chef des Banû Kinda, qui avait réussi à soumettre à son autorité les Ma'adites et les autres peuplades bédouines de Najd, gouvernait une coalition de tribus de l'Arabie centrale, en liaison intime avec le souverain himyarite du Yémen. Roi de Kinda et des tribus Rabî'a, Bakr, etc., Hudjr dirigea des attaques contre le royaume des Arabes Lakhmides de Hîra, vassaux des Perses, sur les confins du bas Euphrate (III, p. 344—347). Le roi Kindite, qui dépouilla les Lakhmides d'une partie de leurs possessions, fut surnommé «le roi des Arabes de Najd et des confins de l'Irâk». Son territoire, qui s'étendait des frontières du Yémen, au sud, jusqu'à celles des Lakhmides, au nord, comprenait la plus grande partie de l'Arabie centrale, y compris la fertile région d'al-Yamâma, au sud du pays de Najd. Sous 'Amr al-Maksûr (478—490), fils et successeur de Hudjr, la tribu de Rabi'a secoua la tutelle du roi Kindite, qui fut tué en combattant contre elle. Al-Hârith (490—526), fils et successeur de 'Amr, porta la puissance de la dynastie de Kinda à son apogée. Il conclut avec les Byzantins une
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alliance dirigée contre les Perses et leurs vassaux lakhmides et entreprit plusieurs expéditions contre ces derniers. Ramenant sous son obéissance les tribus qui s'étaient révoltées contre son père, il réussit à réunir sous son autorité toutes les tribus arabes de Najd et fit des incursions dans les territoires des Perses aussi bien que des Byzantins. Concluant la paix avec ces derniers, Al-Hârith attaqua les Lakhmides de Hîra et devint le maître de tous les Arabes de l'Irâk (505). Le roi Lakhmide al-Mundhir reconnut sa suprématie et épousa sa fille Hind (III, p. 346). En 525, Al-Hârith dut abandonner le pays de Hîra, où des membres de sa famille, capturés par al-Mundhir, furent mis à mort par ce dernier. Il se rapprocha alors des Byzantins, devint leur allié et fut reconnu, par l'empereur, phylarque (chef) des Arabes. A la veille de sa mort (526), son empire comprenait tout le pays de Najd, une grande partie du Hidjâz, al-Bahrayn et al-Yamâma. De son vivant, Al-Hârith avait partagé ses Etats entre ses quatre fils, qui perdirent successivement leurs provinces (526—530). L'un de ses petits-fils, le fameux poète arabe Imru ul-Kays, essaya en vain de reconquérir le pouvoir, avec l'aide des Byzantins. Ayant échoué dans cette tentative, il se réfugia chez ces derniers et mourut à Ancyre (Ankara), en 554. Aussi éphémère que les royaumes arabes et mi-sédentaires de Nabatée, de Palmyre, de Ghassân et de Hîra, fondés sur les confins désertiques de la Palestine, de la Syrie et de la Mésopotamie, le royaume ou empire arabe de Kinda, édifié dans l'Arabie centrale (Najd), ne dura que 70 ans environ (460-530).
3. a.
Le Sud arabique (Yémen,
Hadramawt,
etc.)
Généralités
A la différence du Hidjâz et du Centre arabique, pays de steppes et de déserts, le Yémen est un pays montagneux, fertilisé par des pluies de mousson. Sa configuration géographique, son climat et sa situation privilégiée entre l'Inde, l'Abyssinie, l'Egypte, la Syrie et la Mésopotamie, en ont fait, dès les premières époques, un centre de vie agricole et urbaine et une région d'activité commerciale très développée. Ces conditions y favorisèrent, dans la haute antiquité, la naissance d'Etats sédentaires, organisés et civilisés. Malheureusement, rien ne nous est parvenu de cette civilisation ancienne, sauf des ruines et quelques inscriptions. C'est aux Grecs et à la Bible que l'on doit le peu de chose que l'on sait sur ce très vieux pays. Les Arabes du Centre ne nous parlent que d'un seul Etat yéménite, de date relativement récente d'ailleurs, celui de Himyar.
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Les plus anciennes relations des historiens et géographes grecs sur les peuples de l'Arabie méridionale ne remontent pas au-delà du Ille siècle av. J.-C. La Bible, qui ne parle de Saba' ou Sheba (Yémen) qu'au point de vue commercial, mentionne la visite que fit la reine de ce pays à Salomon, vers le milieu du Xe siècle av. J.-C. Les relations des historiens et géographes arabes de l'antiquité yéménite sont entremêlées de légendes et de récits fabuleux, au milieu desquels il est difficile de percevoir la vérité. Le Coran raconte la légende arabe de la reine de Saba', mais sans la nommer; ce sont les commentateurs qui lui donneront le nom de Balkis, la plus ancienne reine de leurs listes chronologiques. Dans le Yémen antique, on connaît aujourd'hui trois grands Etats, qui se sont succédé jusqu'à l'Islâm. Ce sont les royaumes de Maine, de Saba', et de Himyar. Les trois périodes successives qui virent l'évolution de ces trois Etats sont considérées par les historiens arabes comme une longue époque de barbarie et de chaos. En réalité, le Yémen préislamique a connu, dès les temps les plus reculés, une longue période historique, une suite de siècles pendant lesquels le pays yéménite jouissait d'une belle civilisation sédentaire, possédait des agglomérations urbaines, pratiquait l'agriculture et le commerce avec l'extérieur, et avait des gouvernements réguliers et organisés. Les découvertes modernes ont aujourd'hui confirmé l'existence passée de tous ces faits, que les Arabes de l'Islâm semblent avoir ignorés. La civilisation yéménite antique, comme celle des Précolombiens du Mexique, n'a laissé qu'un très faible écho dans les légendes de leurs successeurs, et des ruines aux explorateurs et aux archéologues. C'est à ces derniers, et, avant eux, à la Bible et aux Grecs, que l'on doit aujourd'hui la reconstitution du passé antique du Yémen. Comme les pays du Croissant Fertile, au nord, ceux de l'Arabie Heureuse, au sud, ont, dès l'aube de l'histoire, continuellement subi la pression de leurs voisins nomades de l'Arabie Déserte, qui cherchaient constamment à pénétrer ou à s'infiltrer dans les régions cultivées, pour razzier les habitants, les dominer ou s'établir parmi eux. «Des Etats organisés prirent naissance dans l'Arabie du Sud au cours de la seconde moitié du premier millénaire avant J.-C. Les quatre Etats principaux — Saba' des Sabéens, Ma'în des Minéens, Katabân et Hadramawt — vivaient d'agriculture et de commerce. La digue de Mârib, dans le royaume de Saba', était la plus imposante construction dans un système d'irrigation perfectionné. Pendant des siècles, les négociants de l'Arabie du Sud monopolisèrent le commerce de l'encens et contrôlèrent le trafic entre l'Inde et l'Occident, envoyant leurs marchandises par des routes terrestres qui traversaient l'Arabie du Sud au Nord. Des colonies
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étaient établies dans l'Arabie du Nord. . . Des Arabes du Sud émigrèrent en Abyssinie, à laquelle ils donnèrent son nom, et leur influence s'étendit le long de la côte orientale de l'Afrique. Dans l'Arabie du Sud, de nombreux bâtiments impressionnants étaient des temples consacrés à des divinités païennes. Les plus anciens souverains de Saba', qui portaient le titre de Mukarrib, remplissaient à la fois les fonctions de princes et de prêtres; par la suite, ils cédèrent la place au gouvernement plus séculier des rois . . . Vers la fin du Ile siècle av. J.-C., . . . les Occidentaux (Grecs) apprirent le secret de l'utilisation des moussons . . . pour naviguer en pleine mer (II, p. 429). . . Les royaumes de Ma'în et de Katabân prirent tous deux fin au premier siècle av. J.-C. . . . Rome, qui avait fait de Pétra un Etat vassal en 60 av. J.-C., convoitait les richesses de l'Arabie Heureuse. Auguste envoya le Préfet d'Egypte, Aelius Gallus, qui, avec l'aide des Nabatéens de Pétra, entreprit, en 24, une longue marche vers le pays de l'encens; mais l'expédition, trouvant des déserts inhospitaliers,... ne put dépasser Saba'.» 21 «Au IVe siècle ap. J.-C., les Arabes (d'Arabie Centrale) s'étaient même infiltrés dans l'Arabie du Sud, probablement en liaison a v e c . . . le commerce de la route de «l'encens». Ils sont mentionnés dans les inscriptions sabéennes sous le nom A'rab, et ils formaient une partie importante de la population dont l'autre se composait des habitants sédentaires ancestraux. On a souligné leur importance en mentionnant ces A'rab dans le protocole des titres du souverain sabéen.»22 «Cependant, le déclin du commerce de l'encens (à partir du IVe siècle?), puis sa disparition (au plus tard au Ve), avaient entraîné le passage au nomadisme de certaines fractions de la population de l'Arabie du Sud. Des fractions de ces tribus sont parvenues dans la région de Nadjrân,. . . et aussi en Arabie centrale, comme Kinda. Au Vie siècle, on peut observer dans son ensemble une poussée vers le Nord, précipitée dès le début par les expéditions des rois de Kinda.»23 b.
Ancêtres
fabuleux
'Aad, fils de Aous, fils d'Aram, fils de Sem, selon les uns, fils de Hâm (Cham), selon les autres, serait l'ancêtre des premiers Arabes; il s'établit au Yémen. Sheddâd, l'un des descendants de 'Aad, aurait soumis l'Irâk. Un autre Sheddâd aurait conquis l'Egypte et choisi Awr ou Awar (Avaris?) pour capitale. Nous avons vu que la tribu de 'Aad fait partie du groupe araméen des «Arabes disparus» ou émigrés (p. 54—56). 21 22 23
G. Rentz, op. cit., p. 565, 566. A. Grohmann, op. cit., p. 542. W. Caskel, «al-'Arab», Encyclopédie de l'Islâm, Nouvelle Edition. I, p. 544.
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Ces 'Aadites ou vrais Arabes ont iaissé dans la légende arabe un souvenir égal à ceiui des géants grecs appelés «Cyclopes». Ils auraient été détruits par Dieu pour n'avoir pas écouté le prophète Hûd, qu'il avait envoyé parmi eux pour combattre leur impiété. Leur destruction, ou plus exactement leur disparition du Yémen, serait plutôt due, comme l'indiquent les récits légendaires sur les conquêtes des deux Sheddâd, à leur migration et à leur établissement dans les pays sédentaires de l'Euphrate et du Ni!. Ils seraient, probablement, une fraction des Amorrites de Babyione et des Hyksôs d'Egypte (I, p. 2 9 1 - 2 9 6 et 4 1 5 - 4 1 7 ) . Une partie des survivants des 'Aadites ou Arabes primitifs, établis dans la région de Saba' (Yémen), forma les seconds 'Aadites. Ces «Arabes restants» arabiseront, par ia suite, Ses tribus qui s'introduiront dans la Péninsule. Leur premier roi, Lokmân, et ses descendants régneront près de mille ans. c. Le royaume de Maine (vers 1500 av. J.-C.) Les Mainides, qui auraient succédé à la dynastie 'aadite des derniers descendants de Lokmân, seraient des descendants des Amâlîk qui, ayant suivi leurs congénères Amorrites en Mésopotamie (p. 55), auraient quitté ce pays après la chute des descendants de Hammurabi et l'installation des Aryens Kassites à Babylone, vers 1750 (I, p. 405—406). Mentionnés par les Grecs, qui les appellent les Minéens, ignorés des historiens arabes, les Maïnides du Yémen, comme les Phéniciens du Liban, ont fondé un Etat commerçant, dont le centre est la ville de Maïne. Les découvertes modernes ont mis au jour les noms de plusieurs de leurs rois. Leur domination aurait embrassé toute la Péninsule arabique, y compris les côtes du goife Persique, de l'Océan indien et de la mer Rouge. Leur commerce s'étendait, au nord, jusqu'à l'Arabie Pétrée et au Hawrân. Leur alphabet est apparenté à celui des Phéniciens; leur langue est sémitique. Les noms propres et les conceptions religieuses les apparenteraient aux Babyloniens, ce qui serait pour confirmer leur origine mésopotamienne. d. Le royaume de Saba' (vers 900 av. J.-C.) De même que les Hidjâziens et autres Arabes du Centre arabique, on l'a vu, ont leur héros mythique qui est ieur ancêtre 'Adnân, de même les Yéménites ou Arabes du Sud ont aussi le leur, en la personne de Kahtân. En effet, les récits légendaires, qui semblent ignorer l'existence du royaume maïnide dont nous venons de parler, font succéder à la dynastie des premiers vrais Arabes, c'est-à-dire des derniers descendants 'aadites de Lokmân qui auraient régné pendant mille ans, une nouvelle dynastie issue de Kahtân, héros mythique et ancêtre des Arabes du Yémen (p. 53—54).
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Ce Kahtân serait le nom arabisé de Yaktân, l'un des fils de Sem. Certains prétendent que les Kahtânides seraient des Ethiopiens immigrés au Yémen. Les noms abyssins (Himyar, Tobbah) d'un grand nombre de leurs princes rendent cette version vraisemblable. D'autres ajoutent qu'ils seraient des descendants de ces tribus sémitiques qui avaient suivi la fortune des Hyksôs en Egypte, et qui, après l'expulsion de ces derniers (I, p. 420 —421), se seraient retirés, les uns en Palestine (Israélites), et les autres en Arabie par la voie de l'Abyssinie. Les Arabes reconnaissent eux-mêmes d'ailleurs que les Kahtânides sont des allogènes arabisés; ils se seraient donc arabisés après leur mélange avec les Minéens, qui l'avaient été par les derniers 'Aadites. C'est Yâhreb, fils de Kahtân, qui serait le premier roi de cette nouvelle dynastie. Mais le véritable fondateur du royaume Kahtânide est Saba', fils de Yâhreb, qui donnera son nom au nouveau royaume. Son avènement remonterait au milieu du IXe siècle av. J.-C. Cependant si la reine de Saba' qui, selon la Bible, visita Salomon (974—932), est une reine yéménite, la naissance du royaume de Saba' doit être reportée à une époque antérieure à l'an 1000. Comme le royaume de leurs prédécesseurs minéens, celui des Sabéens est un Etat marchand. Ses relations commerciales s'étendent à l'Abyssinie et au nord de la Péninsule arabique. Sa capitale est Saba' (Ma'reb), non loin de Sanaâ, l'actuelle capitale du Yémen. La prospérité matérielle dont jouissait le royaume de Saba' contrastait avec la pauvreté des pays arabiques qui l'avoisinaient au nord. Outre le commerce, les Yéménites pratiquaient l'agriculture et produisaient les épices et les aromates, très recherchés dans le monde ancien. De nombreuses villes, embellies par de somptueux palais, faisaient du Yémen un pays de grande civilisation urbaine. Dépourvue de fleuves, la contrée yéménite, où les pluies sont abondantes pendant l'hiver, était arrosée par un système de digues, qui retenait les eaux pluviales pour les employer à l'irrigation pendant les saisons sèches. Ce système fit du Yémen antique un pays relativement riche et prospère, par rapport aux régions déshéritées qui l'avoisinent. C'est sous les premiers rois de Saba' que fut construite la fameuse digue de Ma'reb, dont le rôle et la destruction tiennent une grande place dans l'histoire antique du Yémen. La légende de cette digue, rapportée par le Coran qui lui donne le nom himyarite de 'Arîm (digue), nous apprend qu'un roi yéménite, Lokmân ou, selon d'autres, la reine Balkis, établit un barrage de pierres entre deux montagnes, pour retenir les eaux des torrents qui s'écoulent des hauts plateaux. Une grande fertilité aurait régné sur le Yémen après la réalisation de cette entreprise. Mais la rupture de la digue, qui frappa vivement l'imagination des Arabes, fut une véritable catastro-
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phe; elle aurait transformé la contrée en un vaste désert. Ce désastre, qui eut lieu réellement, se place au commencement du Ile siècle avant J.-C. Mais il ne semble pas que cette destruction de la digue fut définitive; nous verrons qu'elle sera, au cours des siècles, l'objet de nombreuses réparations. La tradition arabe rattache à la rupture de la digue de Ma'rib la fin de la prospérité de l'Arabie méridionale et la migration, vers le Centre et le Nord arabiques, de nombreux groupes agriculteurs et citadins, qui abandonnèrent la vie sédentaire pour celle du Désert. En réalité, ce mouvement d'émigration est plutôt imputable au déclin du commerce du Yémen, qui aurait perdu, vers cette époque, le contrôle de la mer Rouge, passé aux mains des Ptolémées grecs d'Egypte. «Des découvertes archéologiques font ressortir toute une série d'avaries dans le système d'irrigation, et on présume que ce sont des symptômes de la décadence de l'Arabie méridionale et non ses causes.»24 e. Le royaume de Himyar (115 av. J.-C. — 525 ap. J.-C.) «Dans le schéma des généalogistes arabes, Saba' est l'arrière-petit-fils de Kahtân et le père de Himyar et de Kahlân, les éponymes des deux principales branches des Arabes du Sud. Les peuples des anciens Etats de l'Arabie du Sud — Sabéens, Minéens et autres — étaient considérés comme les descendants de Himyar, de sorte que Himyar devint en arabe le terme général embrassant la civilisation de ces Etats.» 25 A partir de la fin du Ile siècle avant J.-C., une chronologie approximative devient désormais possible au Yémen. Mais les récits fabuleux continueront encore à émailler la narration historique pendant cette partie qui reste de la période antéislamique. Vers 115 avant J.-C., le roi de Saba', Alhân (115—80), annexe le royaume de Raïdân et s'intitule «roi de Saba' et de Raïdan». Descendant de Himyar, fils de Yâhreb, Alhân est donc un Arabe Kahtânide. Il réside alternativement, et ses successeurs après lui, à Raïdân (Zafâr) et à Saba' (Ma'reb). A l'opposé de leurs prédécesseurs sabéens et minéens, adonnés principalement au commerce et aux travaux de la paix, les rois himyarites sont plutôt portés vers la guerre et les conquêtes. Dès le début de leur règne, toute l'Arabie méridionale passe sous leur joug. Vers 275 après J.-C. les Himyarites annexent le Hadramawt. Leur roi prend le titre de «Tobbah» et celui de «roi de Saba', de Raïdân et de Hadramawt». Le nom de Tobbah est donné par les Arabes à tous les rois de cette famille, comme celui de Pharaon désignait les anciens rois d'Egypte. 84 25
Montgomery Watt, op. cit., p. 916. G. Rentz, op. cit., p. 561.
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Le premier Tobbah, Shammar Yarache (275—300), qui a annexé le Hadramawt, étendit sa domination sur la plus grande partie de l'Arabie. Des légendes fabuleuses nous racontent ses conquêtes prodigieuses au dehors de l'Arabie. Shammar aurait envahi l'Iran, fondé la ville de Samarcande, qui porterait son nom, et conquis l'Orient byzantin. Son fils Afrikas (300—320), dit «Dhoul-Karnayn,» aurait conquis l'Afrique du Nord, d'où le nom d'Afrikia donné à la Tunisie. Balkis (330—345), la fameuse reine de Saba', serait la fille de l'un de ces Tobbah; on lui attribue la construction de la fameuse digue d'El 'Arîm. Abi-Karib As'ad (385—420) aurait envahi l'Azerbeidjan, écrasé les Turcs, battu les Perses, poussé en Chine, imposé sa suzeraineté à Byzance et assiégé Rome, où son armée fut détruite par la peste. Les mirifiques expéditions militaires d'Afrikas, surnomme « Dhoul-Karnayn» (l'homme aux deux cornes), et celles de Abi-Karib, ne seraientelles pas la répétition imaginaire de l'épopée d'Alexandre le Grand, qui fut, lui aussi, surnommé «Dhoul-Karnayn» par les Orientaux? On doit toutefois reconnaître que, sous le règne de Abi-Karib, une grande partie de l'Arabie centrale était soumise à son autorité. «Son titre s'élargit et s'énonça comme suit: 'roi de Saba' et de Dhû Raydân et du Hadramawt et du Yamnat et de leurs A'râb des hautres terres (intérieur de l'Arabie centrale) et de la Tihâma (basses terres du Hidjâz et du 'Asir)\ De nouveau, seuls les habitants de l'Arabia Deserta sont désignés sous le vocable de A'râb»,26 Entre les Yéménites et les Abyssins, les guerres sont continuelles, surtout depuis l'ère chrétienne. A partir du IVe siècle ap. J.-C., les rois chrétiens d'Aksûm, alliés des Gréco-Romains, se disputent avec les Perses l'influence dans le Yémen. A plusieurs reprises, le royaume himyarite est occupé par les Abyssins; des inscriptions à Aksûm mentionnent les titres du souverain abyssin: «roi d'Aksûm, de Himyar, de Raïdân, d'Ethiopie, de Saba» et d'autres lieux. Avant 500, des missionnaires syriens auraient converti le Najrân au christianisme, qui se diffusa dans le Yémen. Le roi himyarite Dhû Nawwâs (515—525), qui avait embrassé le judaïsme par haine des Ethiopiens, entreprit une expédition contre le Najrân et ordonna des persécutions contre les chrétiens. Les Ethiopiens profitent de ces événements pour intervenir de nouveau au Yémen; ils occupent le pays et mettent fin au royaume himyarite (525). Sous la domination abyssine, qui dura près de trois quarts de siècle (525—601), la fameuse digue de Ma'rab, détruite en 542, est reconstruite en 543 par les soins du vice-roi éthiopien Abrahat. Une longue inscrip29
H. von Wissmann, op. cit., p. 911.
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tion, découverte par Glaser dans les ruines de la digue, commémore cet événement. Elle débute par une invocation à la «grâce de Dieu clément et miséricordieux, de son Christ et du Saint-Esprit».27 Abrahat construit à Sanaa, choisie comme capitale, une église chrétienne, dans laquelle les Arabes voyaient un signe de domination étrangère. Profitant du prétexte qu'un Arabe de La Mecque avait profané ce temple, Abrahat marche contre cette ville. Il fut vaincu à la bataille de l'Eléphant (571), qui marqua chez les Arabes le commencement d'une ère dite «ère de l'Eléphant». Pour secouer le joug des Ethiopiens, les Yéménites firent appel aux Perses, qui mirent fin à la domination abyssine en Arabie (601). Le dernier gouverneur perse au Yémen, du vivant de Mahomet (an 10 de l'Hégire), se convertit à l'islamisme avec ses compatriotes.
27
Cité par G. Zaydân, Les Arabes avant l'Islam (en langue arabe), p. 147.
V. Civilisation et religion des Arabes antéislamiques Comme l'histoire des peuples de l'Arabie antéislamique, leur civilisation diffère, suivant qu'il s'agit des populations nomades et mi-nomades du Centre arabique (Hidjâz et plateau central), ou des agglomérations sédentaires de l'Arabie du Sud (Yémen, etc.). 1. Le milieu arabe dans le Hidjâz antéislamique Les Musulmans désignent, sous le nom de Djâhilîyya (ignorance, barbarie), la période préislamique de l'histoire de l'Arabie. Ce terme péjoratif ne devrait s'appliquer, on l'a dit (p. 64), qu'à la vie morale et religieuse des Arabes de cette époque: adorant des idoles, ces derniers s'adonnaient, en effet, à tous les mauvais penchants. a. Vie sociale Loin d'être un individu primitif et sauvage, l'Arabe préislamique païen possédait une morale qui, née de l'esprit de clan, comprenait à la fois courage et générosité. A côté de coutumes barbares, telles que la suppression des fillettes en cas de famine, la vendetta ou vengeance du sang, la khûwa ou taxe de fraternité et l'avilissement de la condition de la femme, coutumes imposées par la vie du Désert où la disette est terrible et l'état de guerre permanent, le Bédouin possède, par contre, à un degré supérieur, de belles qualités morales, qui sont le plus estimées au Désert: la bravoure à la guerre et la générosité envers les hôtes et les faibles (mûrûwa). Ce sentiment de l'honneur le porte à défendre sa tribu et sa famille, à être magnanime envers l'adversaire, fidèle à la parole donnée et obéissant au chef intelligent, courageux et équitable. L'amour de la liberté est la caractéristique du Bédouin; mais loin d'être une liberté nationale, «celle du désert était une liberté personnelle, liberté de tuer son voisin, ou peut-être son frère, sans craindre une autorité constituée» .28 D'où il suit que «la mesure d'un homme est dans le nombre des parents qu'il a à ses côtés pour sa défense ou pour sa vengeance.»29 (I, p. 112—113 et 121—123). A l'exception de l'Arabie Heureuse, qui est un monde à part, et de quelques oasis et régions fertiles occupées par des sédentaires et des seminomades, partout ailleurs, dans les vastes espaces de l'Arabie, c'est le 28 29
B. Thomas, op. cit., p. 28. B. Thomas, op. cit., p. 10.
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nomade qui s'impose et domine le sédentaire, et c'est le chameau, instrument de transport, qui est le but et le moyen de toute la vie nomade. Le groupement social est la tribu, réunion de familles généralement de même descendance, sous l'autorité d'un cheikh ou émir choisi par un conseil composé des chefs de famille. Mais ces unions ne sont guère solides ni durables, à cause de l'individualisme farouche du Bédouin; elles durent autant que les circonstances qui les ont produites. C'est surtout la razzia (ghazû), qui est le facteur principal des unions tribales. Pour suppléer à l'insuffisance de ses ressources, surtout dans les années de disette, le Bédouin a souvent recours au pillage, à la rapine, au vol des troupeaux des tribus voisines; dans ce domaine, il «est dressé à des qualités de bandit supérieur». Cette rude vie forme des hommes endurants, adroits aux embuscades et aux surprises, qui formeront, sous l'Islâm conquérant, une cavalerie incomparable. La razzia et la poésie sont l'occupation essentielle de l'homme. Tout le reste du travail domestique est laissé aux femmes: traire les bêtes, piler le grain, préparer les aliments, tisser les étoffes de la tente et des habits, rapporter l'eau dans les outres de peau. Le vin joue un rôle important dans leur existence, ainsi que les jeux de hasard, deux fléaux qui seront prohibés par l'Islâm. Cette organisation spéciale se retrouve dans les villes, où chaque groupe tribal a son quartier. Les quatre tribus de La Mecque, groupées autour de la Kaaba, possèdent chacune une muraille du temple. Si l'Arabe nomade n'a guère produit une civilisation matérielle, ce fait est dû, non à une inaptitude congénitale, mais à sa vie errante, qui ne peut s'accommoder des choses fragiles ou difficiles à transporter. «La vie sociale des Bédouins de l'ancienne Arabie se conserve intacte dans celle des Bédouins modernes, dont l'existence matérielle n'a point varié.»30 Dans l'Arabie déserte, qui renferme quelques régions cultivées et des chaînes d'oasis, des centres sédentaires, qui formaient les étapes des routes commerciales, ont dû vraisemblablement donner naissance à une certaine civilisation urbaine. Mais le nomade, épris de liberté, ne peut se plier à la contrainte qu'impose la vie de cité et lui préfère la vie pastorale. Méprisant l'agriculture, les boutiques et les métiers, qu'il considère comme une besogne d'esclaves, il préfère rançonner les sédentaires ou louer ses services aux marchands, comme transporteur ou convoyeur de caravanes entre le Yémen, la Syrie et la Mésopotamie. b. L'écriture arabe Dans le Centre arabique, la masse des Arabes était notoirement illettrée. so
Gaudefroy-Demombynes, Le monde p. 49.
musulman
et byzantin
jusqu'aux
Croisades,
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Sur les lisières septentrionales, aux confins des pays du Croissant Fertile, de nombreuses tribus avaient un langage écrit, qui dérivait de l'alphabet phénicien. Ce dernier, grâce à sa simplicité, avait été adopté par la plupart des pays sémitiques, et notamment par les Araméens de Syrie, qui l'avaient propagé dans les pays de l'Est et du Sud (II, p. 111—112). Chez les Arabes du Hidjâz, l'écriture, qui ne s'est propagée que tardivement dans cette contrée, est également alphabétique; elle dérive, par évolution, de l'alphabet araméo-nabatéen, né, lui aussi, de l'alphabet phénicien. L'écriture arabe moderne est donc l'aboutissement d'une suite de formes successives, dont l'origine remonte, par l'écriture nabatéenne et araméenne, à l'alphabet phénicien. «Les graffiti laissés sur les rochers par les nomades de l'Arabia Deserta, que l'on trouve répandus sur un vaste territoire s'étendant du Nadjrân jusqu'au Sinaï et jusqu'aux frontières de la zone safâïtique au sud de Damas, forment une unité qui accuse cependant de fortes divergences régionales . . . Ils ont été classés comme étant d'écriture thamûdéenne, bien que seulement une partie de ces graffiti ait été écrite par la tribu de Thamûd dans sa zone autour de Daydân, (au nord-ouest du Hidjâz, vers 16 ap. J . - C . ) . . . A maints points de vue, ces écritures sont plus archaïques que celles des populations sédentaires . . . Le fait que toutes ces inscriptions «thamûdéennes» semblent avoir été écrites par des nomades, prouve que les tribus nomades ont dû avoir une certaine conscience de leur interdépendance et un certain esprit de solidarité, et que leur vie restait à l'écart et plutôt indépendante de celle des Etats citadins des oasis.»31 c. Vie intellectuelle et littéraire Si la culture intellectuelle et scientifique est presque nulle chez les Arabes du Désert, par contre la poésie est leur art remarquable. Amateurs de vers sonores, à la confection desquels leur langage se prêtait, ils furent de grands versificateurs. Leur prose rythmée et rimée (le sajh) conte leurs récits de guerre, d'amour ou d'hospitalité. «Cette djahiliya bédouine, nous la connaissons surtout par la poésie. C'est en effet chez ces nomades que naît la littérature arabe. Tandis que les dialectes du Sud ont péri sans retour, ceux du Nord ont engendré la langue qui sera celle du Coran et qui jouera dans tout l'Islam un rôle analogue à celui de la langue latine en Occident. Cette langue arabe, suivant l'évolution normale, se manifeste d'abord par des poésies . . . De plus, 'ce sont les poètes qui ont transmis aux nomades de la préhégire les dictons sapientiaux, textes d'une valeur presque sacrée qui remplaçaient leur bréviaire moral et résumaient leur credo religieux' (Lammens) . . .».32 31 32
H. von Wissmann, op. cit., p. 9 0 9 - 9 1 0 . H. Massé, L'Islam, p. 19.
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d. Vie religieuse Trois divinités féminines se détachent de la galerie des dieux locaux et témoignent d'un type personnel caractérisé: Manât, Allât et al-Uzza. Allât correspondait à la grande déesse sémitique du ciel, de la maternité, de la fécondité. A l'apparition de Mahomet, al-Uzza (l'Etoile du matin) était la plus honorée des trois déesses. Dans les inscriptions arabes dites safaïtiques (au sud-est de Damas), «Allât est parfois accompagnée de la mention Allâh ou Lâh . . . Nos sources sont muettes sur le rôle d'Allâh avant Mahomet».33 Quant au dieu El, dont nous avons constaté l'universalité chez les Cananéens, il «se rencontre dans tous les milieux d'origine arabe. . . Il survit encore dans le nom d'Allâh.»34 Dans le Hidjâz et le Najd, les bétyles ou pierres sacrées (en arabe nosob) sont honorés, tous les ans, au cours de processions périodiques, au printemps et à l'automne. Les lieux occupés par ces idoles sont un territoire sacré (haram), où certains actes sont interdits et d'autres prescrits à des conditions de pureté rituelle obligatoire. Autour de ces pierres et autres objets sacrés, fixes ou transportables, des rites et des cérémonies sont processionnellement pratiqués. Dans la bataille, ils sont portés par un chameau qui possède un caractère sacré. «Des devins — et surtout des pythonisses, sœurs de celles des Hébreux — tambourinent et vocifèrent des incantations en sajh», phrases rimées et rythmées à valeur magique. Les devins, qui étaient censés recevoir leur science des «djinns», étaient consultés pour tous les actes importants de l'existence. Contre toutes ces pratiques païennes, Mahomet réagira vigoureusement; il condamnera le sajh, comme démoniaque, et supprimera ce bas-clergé et ses processions. De toutes ces traditions religieuses, qui s'enracinent dans le passé, il ne conservera, en les spiritualisant, que la Pierre Noire et le Maqâm Ibrahim, ainsi que le pèlerinage dont ils étaient l'objet à La Mecque. Au culte des bétyles se joignait celui des morts, et particulièrement des ancêtres décédés. La vendetta ou vengeance du sang est considérée comme une obligation religieuse; c'est l'antique loi sémitique du talion. Cette obligation sera remplacée par celle de la Dyat, ou rançon du sang versé, qui sera adoptée par l'Islâm. Une autre pratique atroce, qui sera interdite, est celle de la suppression des fillettes, probablement «comme bouches inutiles» pendant les périodes de famine. e. Judaïsme et christianisme dans l'Arabie préislamique En parlant des adeptes des religions chrétienne et judaïque dans l'Arabie 33 84
R. Dussaud, op. cit., p. 143. R. Dussaud, op. cit., p. 208.
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préislamique, on a généralement tendance à les considérer avec nos idées et nos connaissances modernes, c'est-à-dire comme des éléments étrangers, isolés au milieu d'un monde hostile. En réalité, les Juifs et les Chrétiens d'Arabie étaient, avant l'Islâm, des Sémites autochtones, des Arabes indigènes, qui avaient des religions différentes de celles de leurs congénères païens, dont chaque tribu avait son dieu particulier. Si quelques clans juifs ou chrétiens étaient d'origine syrienne ou palestinienne, ce caractère allogène, comme celui des Arabes immigrés ou «arabisés», avait, depuis longtemps, disparu. Juifs et Chrétiens d'Arabie étaient donc des indigènes, même si quelques-uns de leurs clans parlaient encore l'araméen ou l'hébreu. C'est seulement après l'Islâm, qui est à la fois religion et Etat, que l'Arabe non musulman sera considéré comme étranger en Arabie. En ce qui concerne les Chrétiens, qui se rattachent aux diverses Églises orientales, le groupement le plus important est celui de Najrân. Partout ailleurs, surtout à La Mecque, ce ne sont que de petites gens, logés dans les quartiers excentriques de la ville. Par contre, chez les Juifs, la cohésion et l'organisation sociale s'appuient sur une unité confessionnelle, une hiérarchie religieuse et un culte strictement réglé. Si leur importance n'est pas considérable à La Mecque, par contre, dans la région de Yathreb (Médine), ils possèdent la terre et les capitaux, et, par suite, l'influence politique. f . Le milieu religieux et social à La Mecque, au début du Vile siècle de notre ère A la veille de l'apparition de l'Islâm, au Vile siècle de nore ère, tandis que le paganisme s'attarde au Désert, la région sédentaire de La Mecque, qui avait recueilli une part de l'ancienne prospérité économique du Yémen, était devenue un centre commercial important, où se coudoyaient toutes sortes de gens, arabes et étrangers. Les guerres presque continuelles entre Byzantins et Perses, en rendant difficiles les communications entre l'Asie et le monde gréco-romain, avaient déplacé vers la mer Rouge la route Inde-Méditerranée. Ces conditions avaient fait de l'Arabie sud-occidentale un nœud de routes internationales et caravanières, qui avaient décuplé la prospérité du pays. Forte de son rôle de grand centre religieux et de sa position autour d'un point d'eau, La Mecque, où passait la route des caravanes, était devenue une ville importante, «le centre d'un syndicat de financiers et de trafiquants». «Les femmes mêmes — telle Khadidja, la première épouse de Mahomet — engagent des capitaux dans ces entreprises de transport qui font vivre largement le H e d j â z . . . Mahomet lui-même commencera par
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le commerce — dont le vocabulaire a mis sa trace dans le Coran.» 85 «Aussi La Mecque est-elle devenue très vite le siège d'une des grandes foires païennes où se réunissent citadins et Bédouins, pendant la période sacrée qui suspend toute razzia. Une autre grande foire se tenait à Oqâzh: . . . 'les marchands venaient dresser leurs tentes, les Bédouins débiter leurs plus récentes compositions' (Lammens). Car ces foires comportent des joutes poétiques, comme les Grands Jeux de l'antiquité grecque.»36 Mais la foire commerciale d'Oqâzh, organisée, sur la route caravanière du Najd, à l'occasion d'une fête religieuse locale, ne valait pas celle de La Mecque, placée dans une position plus avantageuse. A côté et même au-dessus des divinités païennes, il y avait, chez les Arabes antéislamiques, la croyance en un Dieu suprême, nommé Allâh, Créateur et Maître des Mondes. Il y avait aussi, à La Mecque, peu avant l'apparition du Prophète, quelques personnages désignés du nom de Harûf, qui étaient parvenus à se libérer de la religion traditionnelle pour croire en un Dieu Unique. Le Coran, qui les mentionne, applique à Abraham le terme de Hanîf. «C'est dans ce milieu si vivant et si divers, dans cette Mecque où la fièvre du commerce et de la banque n'étouffe pas les confuses rêveries des âmes religieuses»,37 que va naître le fondateur de l'Islâm. Et c'est dans un milieu citadin, à La Mecque et à Yathreb, où les Juifs et les Hanîf lui ont préparé le terrain, que le Prophète Mahomet prêchera son monothéisme religieux, qui s'oppose au polythéisme de ses congénères nomades.
2. Le Yémen antéislamique a. Civilisation agricole, urbaine et commerciale Le Yéménite, Arabe sédentaire, avait déjà produit, on le sait, une civilisation aussi belle que celles des autres peuples anciens du Proche-Orient. Centre très actif entre l'Inde, l'Egypte, la Palestine, la Phénicie, la Syrie et la Mésopotamie, le Yémen était un pays très peuplé et une zone de transit entre ces diverses contrées. Le commerce des épices y attira de bonne heure les marchandises et les idées, venues des autres pays civilisés. La Bible nous parle des caravanes chargées d'encens et d'épices précieuses, importés du pays d'Ophir (Yémen et Somalie). «Les communautés sédentaires vivaient à l'intérieur de villes entourées de murs, pratiquaient l'agriculture et le commerce, écrivaient sur le bois et la pierre, craignaient les 35 39 37
Massé, L'Islam, p. 21. Massé, L'Islam, p. 20. Massé, op. cit., p. 23.
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dieux et honoraient leurs rois. Leurs inscriptions les montrent organisées en principautés avec des dynasties et des hégémonies qui remontent à 1000
av.
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Malheureusement, rien ne nous est parvenu sur la civilisation des Minéens et des Sabéens antiques, sauf des ruines et quelques inscriptions, ainsi que des événements ou faits rapportés par la Bible et les Grecs. Leurs voisins, les Arabes du Centre, qui semblent les ignorer, ne nous parlent que du dernier Etat yéménite, celui de Himyar, de date relativement récente (115 avant J.-C.—525 après J.-C.) et déjà en décadence. b.
L'écriture yéménite
ou
sud-arabique
Des inscriptions du Ville siècle av. J.-C. montrent que les Sabéens employaient déjà l'écriture alphabétique, qui, on l'a vu, était utilisée par les Phéniciens dès le début du Ile millénaire. Les orientalistes sont divisés sur le point de savoir si l'alphabet sabéen, ancêtre des alphabets sud-arabiques, dérive de celui des Phéniciens; en effet, les deux alphabets présentent des ressemblances et des divergences (II, p. 109). L'opinion de M. Dunand est que les affinités entre les deux alphabets s'expliquent surtout par une parenté aux origines. L'hypothèse de la filiation des deux systèmes est à écarter, du fait de la séparation des deux pays par d'immenses distances. Les ressemblances seraient le résultat de l'emprunt. Rappelons, en effet, avec M. Dunand, que la 3e vague d'expansion arabique, dite amorrite, qui déferla sur la Mésopotamie vers la fin du Ille millénaire, instaura, à Babylone et à Byblos, des dynasties royales dont les princes portent des noms proto-arabes (II, p. 84). Il n'est pas invraisemblable, dans ces conditions, que, après 2000, les relations entre les princes proto-arabes de Byblos et leur pays d'origine aient été l'occasion, pour les Sabéens du Yémen, commerçants comme les Phéniciens, de tirer profit de cet instrument si utile au commerce. L'alphabet sabéen ressemble, en effet, à l'alphabet archaïque des Phéniciens du début du Ile millénaire.39 Les Himyarites, qui succèdent aux Sabéens, continuent à employer le même alphabet que ceux-ci. c. Religion
yéménite
Le paganisme des Arabes de la Péninsule est un «polythéisme peu évolué». Malgré les différences qui distinguent les Arabes du Centre de ceux du 38
B. Thomas, op. cit., p. 14. '» Voir M. Dunand, Byblia Grammata,
p. 1 8 3 - 1 8 9 .
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Sud, leurs cultes présentent un ensemble de traits communs. Des divinités locales ou tribales peu individualisées, et souvent de caractère astral, étaient censées résider en des pierres sacrées, des «bétyles», terme sémitique composé qui signifie: maison de Dieu (bet = maison et El = Dieu). Nous avons vu ces mêmes divinités chez les Sémites sédentaires du Croissant Fertile: Cananéens, Phéniciens, etc. (I, p. 373). Certaines divinités, telle Al Uzza, l'Etoile du Matin (Vénus), semblent avoir été vénérées dans toute la Péninsule. Dans l'Arabie du Sud, l'adoration de la Lune, divinité masculine, l'emporte sur celle du Soleil, divinité féminine. D'autre part, les dieux yéménites: Athar, Sîn, Nakruh, rappellent ceux des Babyloniens: Ichtar, Sîn, Makrû. Enfin, dans l'Arabie Heureuse, pays des aromates, les dieux sont honorés par des parfums brûlés sur un autel. Cet usage de l'encens, qui, en Egypte et chez les Juifs, remontait à un lointain passé, était établi dans le cérémonial de la cour byzantine et dans le rituel du culte chrétien avant l'époque de Justinien. d.
Causes du déclin du Yémen antique et de la ruine de sa
civilisation
La prospérité du Yémen antique, qui a détenu, pendant plusieurs siècles, une sorte de monopole du commerce sud-arabique avec l'Asie du Sud, s'est prolongée jusqu'à l'ère chrétienne. A partir de cette époque, les Romains, à la suite de l'échec de l'expédition d'Auguste en Arabie du Sud (24 av. J.-C.), avaient rendu à la mer Rouge son rôle de route commerciale. Ce fut l'Egypte romaine, puis byzantine, qui recueillit la plus grande partie du trafic de cette zone, et l'importance du Yémen ne fit que diminuer, depuis lors, comme centre international de commerce. «Les guerres constantes entre Rome et la Perse, et entre l'Ethiopie et Saba', le déclin économique des régions méditerranéennes, la concurrence croissante du trafic par mer — dont avait été exclue l'Arabie du Sud — contre le trafic et le commerce par voie de terre, la décadence de l'Arabie du Sud féodalisée, ainsi que les guerres religieuses et féodales à l'intérieur du pays du Ille au Vie siècle de J.-C., amenèrent une grande insécurité en Arabie . . . Même les zones d'oasis déclinèrent ou furent totalement abandonnées, notamment dans l'Arabie du Sud, . . . où le nomadisme chamelier pénétra du Nord, et par de lentes infiltrations et par des invasions brutales . . . Une partie de la population agricole devint nomade . . . Un exemple bien connu est le défaut d'entretien, la rupture répétée et l'écroulement final de la digue de Mârib, la vieille capitale de Saba', et la ruine totale de cette ville et de son oasis . . . La population nomade délaissait de plus en plus ses pâtures accoutumées pour entreprendre de longues migrations en Arabie. Ces migrations
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de tribus entières allaient du Sud vers le Nord, principalement. . . Néanmoins, il y eut aussi un courant migratoire dans le sens opposé . . . En Arabie du Sud, l'influence bédouine se développa avec le déclin de la puissance des Etats environnants, qui étaient basés sur l'agriculture et qui, dans ces périodes d'insécurité, n'étaient plus à même de pourvoir totalement à la nourriture de leur population dense . . . L'écriture disparut à ce moment parmi les nomades, mais une tradition orale restait florissante.»40
40
H. von Wissmann, op. cit., p. 911.
VI. Les langues du Croissant Fertile et de la Vallèe du Nil avant l'Islam Nous avons décrit, plus haut, le milieu géographique, ethnique, linguistique, social, culturel, religieux, protohistorique et historique de la Péninsule arabique avant l'Islâm. Nous avons vu, d'autre part, dans notre précédent volume (III), la vie et l'évolution générale des peuples du Proche-Orient, et particulièrement du Croissant Fertile et de la Vallée du Nil, à la veille de l'expansion araboislamique. Nous savons que, dans ces deux dernières contrées, qui seront plus tard islamisées et arabisées, le christianisme (avec ses nombreuses sectes: diophysisme, monophysisme, nestorianisme, monothélisme, etc.) est, depuis près de quatre siècles, la religion dominante. Quant aux langues courantes des populations indigènes, ce sont: l'araméen, en Syrie-Mésopotamie, et le copte, en Egypte. A ces idiomes indigènes se superposent: le grec, langue officielle et culturelle en Syrie et en Egypte, et le perse, en Mésopotamie. Avant d'aborder l'étude de la formation de l'Islâm et de son expansion hors d'Arabie, il convient, pour une meilleure intelligence des grands événements qui vont suivre, de dire un mot du milieu linguistique et culturel indigène des pays du Croissant Fertile et de la Vallée du Nil, à la veille de l'expansion des Arabes qui transmettront à ces voisins leur religion et leur langue. 1. L'araméen, langue courante du Croissant Fertile Langue sémitique, tout comme l'assyro-babylonien, le phénicien, l'hébreu et l'arabe, originaire, comme ceux-ci, de la Péninsule arabique, Yaraméen se rapproche du phénicien et de l'hébreu, et présente certains traits qui évoquent l'arabe. Bien qu'il forme un des rameaux les plus importants des langues sémitiques, il est, sous le rapport littéraire, bien inférieur à l'arabe et à l'hébreu (p. 57). L'araméen fut d'abord l'idiome des tribus nomades dites Akhlamou ou «Araméens errants», qui, pendant tout le Ile millénaire, ont ravagé les frontières de la Babylonie, de l'Assyrie et de la Syrie (II, p. 132—135). Après la stabilisation de ces peuplades, vers 1000, en Syrie et en Mésopotamie, où ils fondèrent plusieurs petits royaumes (II, p. 147), leur langue remplaça bientôt le vieil idiome sémito-amorréen de Syrie (I, p. 331—334).
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Bien plus, grâce à la diffusion et à l'esprit mercantile des Araméens, divisés en groupements épars et adonnés spécialement au commerce par caravanes, leur langue devint, dans la première moitié du premier millénaire av. J.-C., l'idiome international qui servait de moyen de communication entre les peuples de différentes langues du bassin de l'Euphrate et du Tigre (II, p. 243). a. L'araméen commun, un seul idiome (900—330 av. J.-C.) De 900 à 330 av. J.-C., l'araméen commun, qui s'était substitué à l'amorréen en Syrie (II, p. 132—133), connaît trois époques successives: l'araméen archtiique, l'araméen classique, et l'araméen d'empire. L'araméen archaïque. — C'est la langue des inscriptions des IXe et Ville siècles av. J.-C., qui sont rédigées dans l'alphabet phénicien. Nouvellement indépendants, les dynastes araméens, notamment ceux de Damas, employaient leur propre langue pour la rédaction des inscriptions et des actes administratifs, ainsi que pour les relations diplomatiques et commerciales entre les divers petits Etats araméens. Du fait que les «Araméens errants», au moment où ils se stabilisèrent en Syrie, ne possédaient ni langue écrite ni langue littéraire, c'est l'alphabet phénicien qu'ils empruntèrent pour écrire leur propre langue. Un araméen littéraire ne tarda pas à se constituer, où l'influence du phénicien est assez marquée; mais la langue est foncièrement araméenne. C'est au IXe siècle av. J.-C. qu'on situe l'âge d'or de la langue araméenne primitive, qui restera un seul idiome jusque vers 300 av. J.-C. L'araméen classique. — Sous l'Empire assyrien (750—612), dont la langue officielle reste l'accadien ou assyro-babylonien, l'«araméen classique» se répand de plus en plus dans toutes les provinces de cet Empire, et jusque dans l'Assyrie elle-même, grâce aux déportations qui avaient déplacé d'importants contingents de personnes parlant araméen. En outre, l'écriture araméenne, rédigée dans l'alphabet phénicien, plus simple et plus rapide que l'écriture cunéiforme assyrienne, était préférée et adoptée par les marchands et même par toutes les personnes qui avaient besoin d'écrire. En Syrie, l'araméen, langue nationale depuis la conquête du pays par les Araméens, demeura, sous les Assyriens, la langue courante. En Palestine, la langue cananéenne ou hébraïque, idiome local, commença à céder devant l'araméen, après la destruction du royaume israélite de Samarie et sa transformation en province assyrienne (722). Les Assyriens, soucieux de supprimer tout ferment de résurrection nationale, encourageaient l'extension d'une langue politiquement «neutre», qui remplacerait les divers idiomes nationaux. Sous l'Empire chaldéen ou néo-babylonien (612—539), 1'«araméen
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classique» prend encore plus d'importance et d'extension. Rappelons, en effet, que les Chaldéens (Kaldu) sont un groupe de tribus araméennes qui avaient fondé, vers 850, un Etat dans le bas Euphrate (II, p. 135). Sous les Chaldéens, l'araméen devint langue diplomatique et internationale, à la place de l'accadien ou babylonien qui tenait ce rôle depuis la première moitié du Ile millénaire (II, p. 42). L'araméen d'empire. — C'est l'idiome araméen qui, sous l'Empire perse achéménide (539—330), devint langue officielle de l'Etat et langue des échanges commerciaux et culturels (II, p. 305). Resté identique à l'«araméen commun» des époques antérieures, 1'«araméen d'empire» se superposa, sans les détruire, aux idiomes indigènes des diverses satrapies: l'iranien en Perse, l'assyro-babylonien en Mésopotamie, le phénicien au Liban, l'hébreu en Judée, l'égyptien dans la Vallée du Nil, «un peu comme l'anglais dans toutes les terres du Commonwealth» (Dupont-Sommer). b. L'araméen pluridialectal (à partir de 330 av. J.C.) A partir de l'expansion d'Alexandre le Grand (330 av. J.-C.), la langue araméenne ou «araméen commun», à laquelle s'est superposé le grec comme langue officielle et de culture, s'est brisée en divers dialectes, correspondant aux diverses régions où elle se parlait. Il en fut de même de l'écriture araméenne, qui garda cependant sa forme alphabétique. En outre, et au contact de la langue grecque, l'araméen accueille de nombreux mots de cette langue. Les divers dialectes araméens se répartissent en deux groupes principaux: l'araméen occidental, en Syrie et en Palestine; et l'araméen oriental, en Mésopotamie. Ces deux groupes s'affirmeront à partir de l'ère chrétienne. A l'araméen occidental appartiennent les dialectes palmyrien, nabatéen, judéo-araméen occidental, samaritain, araméen biblique (nommé parfois chaldéen), christo-palestinien, etc. A l'araméen oriental se rattachent les dialectes judéo-babylonien, mandéen, syriaque, etc. L'araméen biblique remplace l'hébreu en Palestine. — En Palestine, l'araméen biblique, dialecte occidental, «se substitue de plus en plus à l'hébreu comme langue courante; l'hébreu disparaît de l'usage, pour ne plus subsister que comme langue sacrée, celle du culte, et langue savante, celle des scribes appliqués à l'étude de la Loi. C'est ainsi que la Bible ellemême renferme quelques fragments araméens provenant de cette période (vers 170 avant J.-C.). L'araméen biblique,... — on le nommait volontiers «chaldéen» —,. . . est déjà un idiome régional, un araméen palestinien. L'araméen continua longtemps à se parler et à s'écrire en Palestine. A
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l'époque du Christ, il était la seule langue courante pour la masse du peuple; c'est l'araméen que parlaient Jésus et les Apôtres. C'est en araméen que se faisait, dans les synagogues, la lecture des livres sacrés.» 41 Le syriaque succède au phénicien dans le Liban. — «On donne le nom de syriaque à l'araméen ecclésiastique cultivé dans les Ecoles d'Edesse et de Nisibe, et qui est resté jusqu'à nos jours la langue sacrée de quelques chrétientés d'Orient» (Renan). Le syriaque forme donc l'idiome chrétien. Bien qu'appartenant au groupe araméen oriental, cet idiome, grâce à la position prédominante que prit l'Eglise d'Edesse dans la chrétienté de la Syrie, devint la langue littéraire et ecclésiastique, qui était cultivée dans les couvents de Mésopotamie et de Syrie. C'est à la suite de cette expansion du syriaque que les chrétiens de Syrie s'étaient désignés du nom de Syriaques (Syriens), pour se distinguer de leurs conationaux demeurés attachés au paganisme et qu'ils appelaient: Araméens. Dans le Liban, qui n'avait pas été atteint, comme la Mésopotamie, la Syrie et la Palestine, par des migrations araméennes, le phénicien, langue courante du pays depuis le début du Ille millénaire (I, p. 221), a persisté jusqu'au premier siècle de notre ère. L'idiome phénicien, on l'a dit, constitue, avec l'hébreu et le moabite, le rameau cananéen des langues sémitiques du Nord-Ouest. Son nom de phénicien n'apparut que très tardivement. Nous avons vu que les Phéniciens se désignaient eux-mêmes par le nom de «Cananéens» (I, p. 211); ils désignaient aussi leur langue par le même terme. Le nom même d'hébreu, appliqué à la langue juive, n'apparaît qu'au Ile siècle de notre ère. Les auteurs de l'Ancien Testament désignent l'hébreu des termes de «langue de Canaan» ou de «langue juive». Comme l'araméen, le cananéen, qui a évolué au cours des siècles, s'était également segmenté en de nombreux dialectes: le phénicien au Liban, l'hébreu en Palestine, le moabite en Transjordanie, le punique en Afrique du Nord, etc. D'autre part, en Phénicie même, le phénicien de Byblos s'écarte de celui de Tyr et de Sidon, ainsi que du phénicien d'Ugarit (Ras Shamra), au nord de Lataquié. Sous les monarchies hellénistiques (330—64 ac. J.-C.), l'araméen commença à se répandre au Liban; mais le phénicien demeura la langue des transactions et des actes officiels jusqu'au premier siècle avant le Christ. Sous l'Empire romain, au Ile siècle de notre ère, les inscriptions mythologiques sur les monnaies ne sont plus rédigées en phénicien, mais en grec. Vers cette époque, le phénicien cessa d'être parlé au Liban; il y est remplacé par l'araméen comme langage parlé, tandis que le grec est la langue littéraire et du commerce, et le latin, celle de l'administration. 41
Dupont-Sommer, Les Araméens,
p. 99.
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L'expansion du christianisme au Ille siècle, et son triomphe sous l'empereur Constantin, au début du IVe, favorisent l'expansion de l'idiome araméen au Liban, et particulièrement du dialecte syriaque, comme langue religieuse et littéraire. 2. Le copte, langue de l'Egypte avant l'Islâm Tandis que l'idiome araméen, à la veille de l'expansion de l'Islâm, était la langue courante dans les pays du Croissant Fertile, l'idiome copte, pendant la même époque, était la langue courante en Egypte. Langue nationale de la Vallée du Nil à partir de l'époque où les Egyptiens se convertirent au christianisme, vers le milieu du Ille siècle, le copte n'est que l'ancienne langue égyptienne dans sa dernière période (I, p. 103). Connu dès le IVe millénaire, l'égyptien ancien, parlé dans le Delta et le long des deux rives du Nil, appartient, on le sait, au groupe des langues dites chamitiques, qui s'apparentent plus ou moins aux langues sémitiques. Comme l'araméen et le phénicien, et comme toutes les langues connues, la langue égyptienne ancienne, on l'a vu, n'est pas toujours restée identique à elle-même. Depuis ses origines connues jusqu'à sa disparition, cette langue a eu de nombreuses phases d'évolution et de nombreux dialectes. Nous avons vu que, vers 1400 avant J.-C., l'égyptien ancien, qui avait déjà fort évolué au cours des deux millénaires de son existence historique, était devenu une langue morte et fut remplacé par un idiome populaire auquel il avait donné naissance (II, p. 79). Au bout d'une seconde phase d'évolution, la nouvelle langue égyptienne de 1400 s'était éclipsée, à son tour, devant un nouvel idiome populaire sorti de son sein, le démotique, qui lui a succédé vers le début du Ville siècle av. J.-C. Une dernière phase d'évolution aboutit, au Ille siècle de notre ère, à la transformation du démotique en «langue copte». Comme la langue, l'écriture égyptienne eut, elle aussi, ses phases évolutives. Trois principaux systèmes d'écriture ont précédé, au cours des siècles, la création de l'écriture copte: les systèmes hiéroglyphique, hiératique et démotique, qui sont plus ou moins figuratifs. Le copte, par contre, s'écrit à l'aide d'un système qui a, à sa base, l'alphabet grec, augmenté de sept caractères empruntés à la cursive démotique. La renaissance de la langue et de la culture indigènes ou coptes, à partir du Ille siècle de notre ère, était due au progrès du christianisme en Egypte. C'est en égyptien que, de bonne heure, l'Evangile avait été prêché aux masses égyptiennes, qui avaient conservé, avec leur idiome propre, la conscience de leur individualité. Les livres saints avaient été traduits en copte, et l'écriture copte, faite de caractères grecs, était créée pour exprimer la langue nationale et composer, à l'intention des indigènes et dans
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leur langue, des écrits religieux, des vies de saints, contes pieux, poèmes, etc. Vers le milieu du Ille siècle, la langue copte était constituée et la littérature florissante. Comme l'égyptien ancien, et comme le phénicien et l'araméen, le copte proprement dit se présente comme un ensemble de dialectes, dont six actuellement connus. 3. Disparition progressive de l'araméen et du copte après l'expansion de l'Islam L'expansion de l'Islâm et de sa langue, à partir de 640, n'amènera pas la disparition immédiate et complète de l'araméen et du copte. Ces deux langues survivront, pendant plusieurs siècles, dans leurs zones respectives, où l'arabisation des populations sera plus lente que leur islamisation. En outre, dans les nouvelles provinces arabes de Syrie et d'Egypte, le grec, langue officielle sous l'Empire byzantin, continuera à être employé dans l'administration jusqu'aux environs de 700. Dans le Croissant Fertile. — Dans le Croissant Fertile, l'«araméen oriental», plus particulièrement le syriaque, survivra, comme langue littéraire, jusqu'au XHIe siècle. «Au Ville et au IXe siècles, le syriaque», écrit Renan, «acquiert une véritable importance dans l'histoire de l'esprit humain, comme servant d'intermédiaire entre la science grecque et la science arabe, et opérant la transition de l'une à l'autre . . . Presque toutes les traductions d'auteurs grecs en arabe ont été faites par des Syriens et sur des versions syriaques.»42 A partir du XHIe siècle, la langue arabe, qui achève de conquérir l'Orient méditerranéen, y laisse subsister quelques «îlots linguistiques». Restant, jusqu'aujourd'hui, la langue liturgique de nombreuses communautés chrétiennes, l'«araméen oriental» s'est maintenu, jusqu'à nos jours, comme langue vivante, pour plusieurs centaines de milliers de personnes, dans les communautés chrétiennes ou juives de la région de Tur-'Abdîn (contrée supérieure du Tigre), des environs de Mossûl et de la rive orientale du lac Urmia. En Syrie, «l'usage de la langue araméenne s'est maintenu dans trois villages de l'Anti-Liban, près de Damas: les habitants de ces villages parlent encore aujourd'hui une langue qui, bien qu'ayant évolué, reste substantiellement la même que celle qu'on parlait au temps du Christ.» 48 Au Liban, les Maronites continuent, jusqu'au XVe siècle, à faire usage du syriaque, comme langue religieuse et courante, en même temps que de 42 E. Renan, Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, Ire partie, p. 265-266. 43 A. Dupont-Sommer, op. cit., p. 100.
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la langue arabe. Les Evangiles sont écrits en syriaque, avec des versions arabes en caractères syriaques (Karshûnï). Vers 1700 et 1800, de nombreux villages maronites parlaient encore le syriaque, particulièrement dans le Liban-Nord. Dans la Vallée du Nil. — En Egypte, les divers dialectes coptes continuent à être employés jusque vers le début du Xle siècle. Vers cette époque, le dialecte bohaïrique devient langue officielle de l'Eglise copte et parvient, au cours du siècle suivant, à s'imposer, comme langue littéraire, à tous les chrétiens de la Vallée du Nil. Vers la fin du Xlle siècle, la grande majorité des Egyptiens sont déjà convertis à l'islamisme, et la langue arabe devient la langue nationale du pays entier. A partir de cette époque, l'idiome copte, pratiquement mort en tant que langue parlée, sera, et reste encore aujourd'hui, la langue liturgique de l'Eglise d'Egypte. Passant de la race à la religion, le nom de «Copte» s'appliquera, dès lors, aux seuls Egyptiens chrétiens, descendants authentiques des Egyptiens des temps pharaoniques. Les Coptes dits «orthodoxes» professent aujourd'hui le monophysisme, qui n'attribue au Christ qu'une seule nature, la nature divine (III, p. 280, 281, 290).
4.
Conclusion
A la veille de l'expansion de l'Islâm, l'Orient méditerranéen, futur Orient arabe, forme trois grands groupes linguistiques parents ou apparentés: le groupe sémitique araméen, dans le Croissant Fertile; le groupe sémitique arabe, dans la Péninsule arabique; et le groupe chamitique copte, dans la Vallée du Nil. Les deux premiers groupes, l'araméen et l'arabe, se rattachent à la famille des langues sémitiques, et le troisième, le copte, à celle des langues chamitiques. Depuis les origines, on l'a vu, dans cette zone du Proche-Orient, les idiomes et les dialectes sémitiques et chamitiques (le cananéen, l'amorréen, l'assyro-babylonien, l'accadien, le phénicien, l'hébreu, l'araméen, l'égyptien ancien, le démotique, le copte, l'arabe, etc.), se sont succédé ou substitué les uns aux autres, au cours des siècles. Par contre, dans cette même zone, les langues non sémitiques (le hittite, le perse, le grec, le latin, le turc, etc.), sont toujours restées à la surface et n'ont jamais pénétré profondément les masses populaires, qui ont continuellement gardé leurs langues et leurs cultures indigènes, sémitiques ou hamitiques (I, p. 105—106). Cette «constante» linguistique, enregistrée par une histoire vieille de cinq mille ans, nous permet de vérifier une thèse scientifique selon laquelle «chaque race a sa philosophie spéciale du langage». Nous savons, en effet, «qu'il y a quelque rapport entre la mentalité d'un peuple et sa langue», que
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«le caractère d'une nation . . . se reflète dans le langage», et que «la pensée, les formes supérieures du psychisme sont liées au langage» (I, p. 43-44). Il importe de rappeler que le mot «race» ne doit pas signifier un groupe anthropologique, dont les individus possèdent des caractères somatiques semblables ou descendent d'un même ancêtre. Ces sortes de races ont disparu, dès les temps préhistoriques, à la suite des mélanges ethniques provoqués par les déplacements et les croisements. Ce que l'on désigne par le nom de «race», ce sont, plus exactement, des groupements composites, des mélanges ethniques stabilisés, dont les individus sont façonnés, au point du vue physique et surtout psychique, par l'action combinée de l'hérédité et du milieu géographique. Ils forment ce qu'on appelle une race linguistique, une famille culturelle, qui a un caractère propre et dont les individus sont marqués «de ressemblances contingentes» (I, p. 35—38). Croissant Fertile, Péninsule arabique et Vallée du Nil constituent, on le sait, une aire géographique particulière, formée de déserts stériles et d'oasis cultivées, dont les divers groupements géographiques, sédentaires et nomades, marqués, par le milieu physique, d'une empreinte commune, forment une vaste famille ethnographique ou culturelle, une race linguistique, dont les caractères psychologiques et moraux sont, dans leurs grands traits, plus ou moins apparentés. Depuis l'aube de l'histoire, on l'a vu, les peuples du Croissant Fertile furent et demeurèrent linguistiquement et culturellement sémitisés, grâce aux migrations et infiltrations sémitiques qui, sortant de la Péninsule arabique, s'introduisaient sans cesse dans les pays sédentaires. Quant aux Chamites de la Vallée du Nil, la parenté de leur race avec celle des Sémites de l'Est est généralement admise, on l'a vu, par les savants modernes et attestée par l'histoire. Nous savons, en effet, que les linguistes reconnaissent aujourd'hui la parenté originelle entre la langue égyptienne ancienne et le sémitique, et rattachent à une même famille linguistique, dite chamito-sémitique, l'ensemble des langues anciennes dont le domaine s'étendait sur l'Arabie, la Mésopotamie, la Syrie, l'Egypte et l'Afrique du Nord, jusqu'au Maroc atlantique. Nous savons, d'autre part, que, dès l'origine, les mythes et les croyances sémitiques se sont implantés en Egypte à la faveur des migrations asiatiques, et que les dialectes et le sang sémitiques ont contribué à la formation de la langue et du peuple égyptiens, à l'époque énéolithique (I, p. 161, et 162 note 11). Rappelons enfin que la liste généalogique de l'Ancien Testament rattache les Cananéens du Liban (Phéniciens) et ceux de Palestine, qui sont sémites de langue, à la race chamitique des Egyptiens (I, p. 217). Cette opinion reposait certainement sur des souvenirs, plus ou moins altérés, qu'on avait conservés des diverses migrations. Il est plus que probable que
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le rédacteur du livre X de la Genèse, qui fit des Cananéens les frères des Egyptiens, connaissait mieux que nous ces deux peuples et avait des raisons de croire à leur parenté. Mais la parenté ou la communauté ethnique, linguistique, culturelle et même religieuse, est, on l'a dit, insuffisante, à elle seule, à créer une unité politique ou nationale. Tout au plus engendre-t-elle souvent une unité spirituelle et sentimentale, qui favorise l'unité politique, mais ne l'impose pas. Des êtres «semblables» ne sont pas forcément des êtres «associés». C'est que, si la zone géographique contribue à la formation d'une famille ethnique ou race, les subdivisions géographiques de cette zone subdivisent, à leur tour, cette même famille ou race en de nombreux groupements sociaux (nations, peuples, tribus), qui ont chacun leur individualité collective et leur personnalité particulière, et sont respectivement animés de sentiments régionalistes et d'idées autonomistes (I, p. 36—38). L'unité politique de ces divers groupements ou peuples ne se réalise, en général, que par la libre volonté des hommes, ou par la force, et se dissout lorsque disparaissent les facteurs qui l'ont créée. Attestées par l'évolution millénaire des sociétés orientales, depuis l'aube de l'histoire, les vérités historiques qui précèdent sont instructives à beaucoup d'égards. En premier lieu, la parenté linguistique et culturelle entre les peuples de la Péninsule arabique et ceux du Croissant Fertile et de la Vallée du Nil nous explique la facilité relative avec laquelle la langue et la religion des Sémites d'Arabie se propageront en Mésopotamie, Syrie, Egypte, Afrique du Nord. Elle nous explique également pourquoi l'Iran non sémitique, qui acceptera l'islamisme en l'adaptant à son génie iranien, rejettera la langue sémito-arabe, qui n'est pas l'expression de sa vie psychique. D'autre part, le morcellement géographique de l'Orient arabe nous fait comprendre la raison pour laquelle le vaste Empire des califes arabes commencera à branler dès la fin des conquêtes militaires. Rappelons, en effet, cette loi historique qui veut qu'un grand empire, formé de régions disparates, tende irrémédiablement à se désagréger, pour revenir à ses divisions géographiques normales, qui sont les cadres naturels des nations organiques. Islamisées et arabisées à la suite de la conquête arabe, la Mésopotamie, la Syrie et l'Egypte ne tarderont pas à reprendre leur personnalité historique particulière, ainsi que leurs rivalités traditionnelles et multi-séculaires des temps préislamiques.
I. Mahomet, sa vie, sa doctrine et son œuvre (570-632) La vie publique de Mahomet se divise en deux périodes distinctes. La première, essentiellement religieuse, commence en 610 et se déroule, jusqu'à 622, à La Mecque, sa ville natale. La seconde période, plus importante, commence avec sa migration (Hégire) et son établissement à Médine, en 622, et s'achève à sa mort, en 632. C'est au cours de cette seconde période que la religion islamique est établie, et que la Péninsule arabique est convertie à l'Islâm et soumise à l'autorité religieuse et politique de Mahomet. 1. Mahomet à La Mecque, prédicateur religieux a. Enfance et jeunesse de Mahomet Né à La Mecque, Mahomet (en arabe Mûhammad, qui signifie: loué, digne de louange), appartient à la famille arabe des Banû Hâchem, un clan de la puissante tribu des Kuraysh, dont les chefs dominent le grand centre religieux et commercial de La Mecque (p. 72—73). Cependant, la famille du futur Prophète, les Banû Hâchem, ne comptait pas parmi les haut placées de la cité mecquoise; elle était même pauvre, ce qui, dans une ville de négoce où les rangs sont assurés par la richesse, n'était pas pour faciliter à Mahomet sa tâche et son ascension. Orphelin de père dès l'enfance, Mahomet aurait vécu au Désert, parmi les Bédouins, jusqu'à l'âge de cinq ans. Revenu à La Mecque, il aurait perdu successivement sa mère, Amîna, puis son grand-père paternel, Abdul Muttalib. Vers l'âge de treize ans, n'ayant plus comme soutien qu'un oncle, Abû Tâlib, et obligé de pourvoir aux besoins de sa vie, il aurait exercé le métier de berger, puis celui de conducteur de caravanes. Enfin, vers sa vingtième année, étant entré au service d'une riche veuve de La Mecque, Khadîja, il l'épousa, cinq ans plus tard, bien qu'elle fût notablement plus âgée que lui. b. Première révélation (610) Mahomet avait quarante ans passés lorsqu'il reçoit sa première révélation. Des influences diverses auraient déterminé sa tardive vocation. Vers cette époque, le vieux culte des dieux locaux avait perdu toute vitalité. Les rela-
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tions avec la Syrie grecque et l'Abyssinie chrétienne, la présence dans le Hidjâz et le Najd de nombreuses communautés juives et chrétiennes, avaient répandu dans la Péninsule quelques légendes bibliques, ainsi que certains dogmes du christianisme et du judaïsme. Une catégorie d'individus, désignés, on l'a vu, du nom de Hanîf (p. 89), aspiraient à une forme plus haute de religion, à un véritable monothéisme. Ils s'abstenaient de vin, de sacrifices sanglants et se livraient à des pratiques d'ascétisme. A ces rénovateurs, qui ne formaient pas une secte déterminée, appartenait, entre autres personnages, Waraka ibn Nofal, cousin de Khadîja, qui jouera un rôle important dans l'histoire des débuts du Prophète. C'est à des aspirations et à des pratiques semblables à celles des Hanîf que Mahomet se livrait, lui-même aussi, lorsqu'il reçoit, pour la première fois, communication de la Parole divine.
c.
Premières prédications
Dans les premières années de sa mission prophétique, la prédication de Mahomet ne s'étend pas au-delà du cercle intime de ses parents et de ses amis. Elle se réduit à l'affirmation pure et simple de l'unité divine: Allah est le Créateur, le Souverain Seigneur de toutes choses; l'homme est la chose créée et ses rapports avec Allâh sont ceux de l'esclave avec son maître; les pauvres et les orphelins doivent être assistés. Elargissant le cercle de sa propagande, Mahomet se décide à s'adresser à la masse de ses concitoyens. L'aristocratie commerçante de La Mecque lui oppose d'abord une indifférence railleuse. Sa dogmatique se précise à la lutte et revêt un caractère de polémique. Le caractère divin de sa mission est nettement affirmé: Allâh révélait le Coran par sa bouche; les incrédules et les railleurs sont menacés du châtiment céleste; enfin, la religion nationale de ses compatriotes est ouvertement attaquée. La religion des Arabes de cette époque était, on l'a vu, un mélange ou une juxtaposition de divinités de toutes sortes; la Kaaba était leur sanctuaire commun, comme La Mecque était l'entrepôt général de tout le Centre arabique. L e pèlerinage annuel y attirait, de tous les points de la Péninsule, un concours immense de pèlerins et de marchands. A côté des cultes des divinités tribales, protectrices des tribus mecquoises ou des environs, avait place également le culte d'Allâh, le Dieu par excellence, celui des Hanîf que nous venons de mentionner (p. 87, 88, 89). Ce n'est pas par ferveur religieuse que les maîtres de La Mecque seront amenés à entrer en conflit avec le monothéisme farouche de Mahomet. Tradition héritée des ancêtres, la religion polythéiste de ces Arabes était, avant tout, une institution politique. Les tribus de La Mecque formaient, avec celles des environs, une sorte de confédération dont les divinités
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patronales, représentées à la Kaaba, étaient le symbole de l'alliance qui unissait La Mecque à ses voisins. Les attaques de Mahomet contre les dieux de sa patrie constituaient un danger politique et social et une menace contre l'unité des tribus. C'est cette cause qui excitera contre le Prophète l'animosité de l'aristocratie mecquoise. Sa qualité de membre des Banû Hâchem lui assurait une protection personnelle contre la violence de ses adversaires. Bien que fort peu parmi eux eussent embrassé l'islamisme, les Banû Hâchem auraient allumé la guerre civile dans La Mecque si Mahomet eût été personnellement attaqué. Telle était, en effet, chez les Arabes, la puissance de la coutume et la force des liens du sang, que le clan devait protéger n'importe lequel de ses membres quand il était attaqué. Mais la persécution des Kurayshites s'exerça contre ceux des nouveaux croyants qui n'appartenaient pas à un puissant groupe familial. Aussi, est-ce vers cette époque (615—616) qu'un certain nombre de ces derniers, sur le conseil du Prophète, cherchent refuge en Abyssinie, auprès du Négus chrétien. Cependant, de nouvelles conversions se produisaient, dont la plus importante est celle d'Umar ibn Al Khattâb, qui sera plus tard le calife Umar. D'autre part, les progrès de l'islamisme avaient troublé l'accord de beaucoup de familles. Les chefs des principales familles de La Mecque mettent à l'écart le groupe des Banû Hâchem, interdisant avec eux toute relation civile et commerciale. Enfin, le Prophète éprouve successivement deux pertes cruelles: sa fidèle compagne Khadîja et son oncle et protecteur Abû Tâlib meurent à quelques mois d'intervalle. Après dix années de lutte et d'efforts, sa tentative de réformation religieuse se trouve compromise et une faible minorité de ses concitoyens est groupée autour de lui. Craignant pour sa mission, Mahomet décide de faire sortir l'islamisme de La Mecque et de transporter sa résidence à Yathreb, ville rivale de la cité des Kurayshites. C'est parmi les habitants de Yathreb, la future Médine, qu'il doit trouver les auxiliaires qui assureront le succès de la religion nouvelle. En 622, il quitte La Mecque, sa ville natale, pour Yathreb, accompagné d'Abû Bakr, le futur calife. Cet événement, connu sous le nom de Hégire, du mot arabe Hijra (émigration), marque le début de la seconde période de la vie de Mahomet et sert de point de départ à l'ère musulmane. Yathreb s'appellera, dès lors, Madînat an Nabî, «La Ville du Prophète», et, par abréviation: Al Madîna, «La Ville,» (en français: Médine). 2. Mahomet à Médine, chef religieux et chef d'État (622—632) a. Mahomet, apôtre, législateur, politique Après l'Hégire, un islamisme médinois se superpose à l'islamisme primitif
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ou mecquois; des idées nouvelles, imposées par les nécessités du milieu et le caractère différent de la lutte, apparaîtront dans l'enseignement du Prophète. Celui-ci se voit, en outre, obligé d'organiser et de diriger une société; à partir de cette époque, il sera apôtre, législateur, politique, guerrier. Les «émigrés» et les ansâr (alliés medinois convertis à l'islamisme) sont liés les uns aux autres par des serments de fraternité. A Médine, Mahomet se trouve en présence d'un nombre assez considérable d'adeptes de religions monothéistes: chrétiens et surtout juifs. Il institue cinq prières par jour, et une prière en commun, le vendredi et non le jour du sabbat, et prescrit le jeûne pendant tout le mois de Ramadân, et non pas un seul jour comme dans le judaïsme. Cependant, les rapports des Musulmans avec les Juifs ne tardent pas à s'altérer. Comme manifestation de cette animosité naissante, les Musulmans se tourneront désormais, pendant la prière, non plus vers Jérusalem, la ville sainte du judaïsme, comme le faisaient jusqu'alors les Musulmans primitifs, mais vers l'oratoire sacré de la Kaaba, bâti par Abraham à La Mecque. Mahomet impose à ses adhérents l'accomplissement du pèlerinage à la Kaaba et aux lieux sacrés de La Mecque, qu'il accepte du paganisme. Aussi, le Jihâd ou guerre sainte, prêché à cette époque, n'a-t-il encore pour but que d'arracher à ses concitoyens, les infidèles Kurayshites, le sanctuaire vénéré de la Kaaba. Mahomet étend peu à peu son autorité sur tous les habitants de Médine, musulmans et non musulmans; la plupart des prescriptions civiles du Coran sont de cette époque: mariage, divorce, prix du sang, tutelle, succession, etc. Il est juge souverain de toutes les contestations et chef absolu du petit Etat médinois. Mais La Mecque demeure toujours le but suprême à atteindre; c'est par la possession de La Mecque qu'il pourra dominer le Hidjâz et soumettre l'ensemble de l'Arabie aux lois de l'Islâm. Pour l'exécution de ce projet, le Prophète se met immédiatement à l'œuvre. b. Victoire de Badre (623) Dès 623, plusieurs expéditions sont organisées contre les caravanes mecquoises. La plus importante et la plus heureuse est celle tentée contre la caravane qui se dirige annuellement vers la Syrie et dont le chef, cette année, est Abû Sofyân, grand chef des Kurayshites. La rencontre eut lieu près de Badre, localité située sur la route de Médine-Syrie; complètement battus, les Mecquois perdent environ 70 hommes et les Musulmans 14; mais un butin considérable tombe entre les mains du Prophète (623). Ce premier succès militaire, qui sera suivi par d'autres expéditions du même genre, affermit la situation de Mahomet, en accroissant son prestige et les ressources de la communauté musulmane.
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c. Défaite d'Ohod (625) Alarmés par les progrès de leur adversaire, les Mecquois décident de rétablir la sécurité des routes commerciales et de venger les morts tombés à Badre. Réunissant environ 3000 fantassins et 200 cavaliers, ils se mettent en marche vers Médine, sous la conduite d'Abû Sofyân. Avec 1000 guerriers environ, le Prophète prend position au pied de la colline d'Ohod, à quelques kilomètres au nord-est de Médine. L'impétuosité des Musulmans fait d'abord plier les Kurayshites; mais Khâled, le futur conquérant de la Syrie, à la tête de la cavalerie mecquoise, charge brusquement les Musulmans et les met en fuite. Hamza, l'oncle du Prophète, est mortellement frappé et Mahomet lui-même est blessé (625). d. La «Guerre du Fossé» (627) Cette défaite, qui détourne momentanément le Prophète de La Mecque, le tourne vers les populations du Hidjâz et de Najd, qu'il cherche à gagner à l'islamisme. Des missionnaires sont envoyés pour instruire les tribus nomades de ces pays; mais ils sont mis à mort. Des expéditions sont alors organisées, d'où les Musulmans rapportent un butin considérable. De plus, des tribus juives de Médine sont expulsées; abandonnant au Prophète toutes leurs richesses, elles se retirent en Syrie. Les succès de la religion nouvelle finissent par former, contre le Prophète et ses fidèles, une vaste coalition groupant autour des Mecquois plusieurs grandes tribus du Hidjâz. Après avoir assiégé Médine pendant quinze jours, les confédérés battent en retraite (627). Les historiens arabes désignent ce siège de Médine sous le nom de «Guerre du Fossé», à cause du large fossé que le Prophète avait fait creuser autour de la ville et qui arrêta les efforts de l'ennemi, très supérieur en nombre. A partir de ce moment, la carrière du Prophète ne sera marquée que par des succès. La dernière tribu demeurée juive à Médine est liquidée et de nombreuses tribus du Hidjâz se convertissent. e. Soumission des tribus du Hidjâz et de Najd (629) Poursuivant ses succès, Mahomet retourne à son projet favori: conquérir sa cité natale, La Mecque, pour faire de cette ville la capitale de son Etat, et, de la Kaaba, le centre de la religion nouvelle. En 628, il conclut avec les Mecquois un arrangement pacifique, aux termes duquel les hostilités entre eux sont suspendues pendant dix ans. Les Musulmans pourraient visiter le temple de La Mecque pendant trois jours, sans autres armes que leurs épées. Dans l'année qui suivra la conclusion de la trêve, les richesses des établissements juifs du nord de l'Arabie sont abandonnées aux Musulmans.
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Les tribus du Hidjâz et de Najd se soumettent et font profession de foi musulmane. C'est à ce moment que Mahomet aurait envoyé des ambassades à l'empereur Héraclius, au négus d'Abyssinie, au préfet copte d'Egypte, au roi perse Khosrau II et aux princes arabes de Ghassân et du Yamâma, pour les inviter à embrasser la religion nouvelle. f . Soumission de la Mecque
(630)
En l'an 7 de l'Hégire (629), le Prophète, accompagné de plusieurs milliers de Musulmans, se rend à La Mecque pour visiter la Kaaba, selon la convention. Cette visite et la bonne tenue des Musulmans font sur les Mecquois une profonde impression. De nombreuses conversions se produisent; les plus importantes sont celles de deux hommes qui joueront sous peu un grand rôle dans l'expansion de l'Islâm: Khâled ibn al Walîd, futur conquérant de la Syrie, et Amr ibn al Aas, futur conquérant de l'Egypte. Le pouvoir et le prestige du Prophète s'étant considérablement accrus, celui-ci reprend son projet de conquête de La Mecque. Disposant de la force nécessaire pour entreprendre cette lutte, il profite d'un premier prétexte pour rompre la trêve conclue avec les Kurayshites. L'armée musulmane se met en marche l'année 8 de l'Hégire (630). Comprenant que toute résistance de leur part serait vaine, les Mecquois négocient la capitulation de la ville; ils envoient à cette fin, auprès du Prophète, Al Abbâs, oncle de ce dernier, et Abû Sofyân. Les troupes musulmanes entrent à La Mecque sans coup férir; Mahomet leur défend de se livrer à aucun acte de pillage, mais il fait détruire les idoles de la Kaaba. Les Mecquois, en masse, ainsi que les dernières tribus récalcitrantes du Hidjâz, embrassent l'islamisme. Grâce à ses liens de parenté avec Mahomet, l'aristocratie Kurayshite, qui l'avait longtemps combattu, a la part trop belle dans la communauté des croyants et dans les conseils du nouvel Etat. Abû Sofyân, chef des Kurayshites et vieil ennemi du Prophète, voit nommer son fils Mu'awya, le futur calife, au nombre des secrétaires chargés d'écrire les révélations coraniques. Trente ans après la mort de Mahomet, la famille d'Abû Sofyân donnera à l'Islâm, par Mu'awya devenu calife, la dynastie des Umayyades et reprendra, dans l'Empire islamique, la première place qu'elle occupait dans La Mecque païenne. g.
Expédition
vers le Nord
(631)
Maître de l'Arabie centrale, Mahomet, avec 30.000 hommes, marche vers le Nord (631); à son approche, les Grecs se retirent en Syrie. Ne voulant pas s'aventurer à travers les sables du Désert syrien, il reprend le chemin de Médine, après avoir reçu la soumission des populations voisines du
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golfe d'Akaba, chrétiens pour la plupart, qui ne sont pas obligés, comme ceux d'Arabie, de se convertir à l'Islâm. C'est à la suite de cette expédition qu'aurait été édictée la prescription coranique qui réglera, par la suite, le sort des monothéistes non musulmans ou «gens du Livre» (Chrétiens et Juifs), dans les Etats de l'Islâm. Jusqu'alors, en effet, les vaincus, sans distinction de croyances, devaient embrasser la religion nouvelle ou subir l'exil. Désormais, l'Islâm, en dehors de l'Arabie, distinguera, parmi les vaincus, entre les païens et les «gens du Livre». Les premiers doivent se convertir ou être anéantis; quant aux seconds, ils pourront pratiquer leur religion en payant tribut. h. Mahomet,
maître de la Péninsule arabique
(631)
La fin de l'année 9 de l'Hégire (631) voit la soumission et la conversion des autres tribus du Hidjâz qui étaient restées récalcitrantes, ainsi que les populations de l'Umân, du Bahraïn et du Yémen. Ainsi constitué, le nouvel Etat arabo-islamique, fortement centralisé, groupe, sous l'autorité théocratique du Prophète, qui réside à Médine, la Péninsule arabique presque en entier, à l'exclusion de l'Arabie Pétrée et du Désert de Syrie, qui demeuraient sous le contrôle gréco-byzantin. Pour la première fois dans son histoire, la contrée arabique est unifiée sous un pouvoir central et absolu. Comme tous les Etats de l'Orient ancien, l'Etat arabe de Mahomet est une monarchie théocratique, où la religion tient la première place. A défaut de patrie territoriale, dont le sens est inexistant chez les nomades du Désert, le sentiment religieux, le culte d'un Dieu unique et commun à tous les croyants, réunira désormais ces tribus arabiques, qui formaient, avant Mahomet, autant de petites républiques indépendantes. Nous verrons toutefois, au cours des années qui vont suivre, que ce sentiment religieux sera peu efficace pour maintenir, dans une unité politique solide, les divers pays islamiques, et même ceux de l'Arabie. i. Mort de Mahomet
(632)
Il ne sera pas donné au Prophète de voir la fin du mouvement qu'il a lancé. De même que Moïse, qui forgea dans le désert sud-palestinien la nation israélite, mourut avant d'entrer dans la «terre promise» à Abraham, de même Mahomet, créateur de la nation et de l'Etat arabo-islamiques, meurt sans connaître les belles terres cultivées du Croissant Fertile. Il disparut, en 632, emporté par une fièvre subite qui ne lui permit pas de désigner son successeur. Mahomet laisse, en mourant, un Etat puissant et unifié et une armée exaltée et prête à toutes les aventures. Les califes qui lui succéderont sauront en profiter pour conquérir le monde civilisé de leur époque.
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3. La personnalité de Mahomet Comme les plus grands réformateurs religieux, Mahomet «possédait à un haut degré le génie d'organisation sociale et religieuse» (Montet). Réaliste, il n'était point un fanatique à courte vue, ni un despote intransigeant. Son intelligence supérieure et souple, sa connaissance profonde de l'âme humaine et la foi sincère en sa mission, sont les principaux facteurs de son étrange pouvoir de se gagner les hommes et de les dominer. Pour Boulainvilliers, Mahomet est «un législateur éclairé et sage, qui voulut introduire une religion raisonnable pour remplacer les dogmes douteux du Judaïsme et du Christianisme. Savary . . . voit en Mahomet un de ces hommes extraordinaires qui apparaissent de temps à autre à la surface du globe, qui en bouleversent les conditions et enchaînent les hommes à leur char triomphal. . . D'après Carlyle, Mahomet fut sincère comme l'est tout grand homme, parce qu'il obéit à sa loi interne . . . Un tel homme est un grand homme. C'est aussi un homme doué d'une personnalité originale; c'est un messager qui nous apporte des nouvelles de l'Inconnu, de l'Infini. Que nous le nommions poète ou prophète, nous sentons que ses paroles ne sont pas celles d'un homme ordinaire.»20 Selon Gaudefroy-Demombynes (Mahomet, p. 227—241 et 659—660), «Mohammed eut une individualité exceptionnelle». Il apparaît comme «un type supérieur de l'humanité sémitique de son temps . . . Il manifeste à la fois une intelligente compréhension des hommes et des choses avec le goût d'y être mêlé, mais l'amour de la solitude et de la méditation. Un sens des réalités qui lui permettait, selon les circonstances et par un mouvement inconscient, de prendre une décision rapide ou d'en remettre le jugement à Allah . . . La tradition le loue d'avoir reçu d'Allah la vertu qu'ils vantaient si fort, parce que chez eux exceptionnelle, le sang-froid, la maîtrise de soi, l'équilibre, al-hilm . . . Le Coran reconnaît dans le Prophète le souci de la justice sociale . . . On admirait la simplicité de sa vie, de son attitude, de son accueil... Il montrait une sorte de retenue et de pudeur à s'isoler des querelles et des mauvais propos . . . (Il ne cherchait pas) l'amour des hommes, mais leur r e s p e c t . . . On le voit, dans la vie courante, manifester bonté et tendresse, dévouement, charité, générosité, oubli des i n j u r e s . . . Mohammed ne fut pas un théologien, mais ce fut une âme supérieure et une intelligence exceptionnelle.» Pour T. Andrae, la sincérité de Mahomet est indéniable: «il est peu vraisemblable en effet qu'un homme puisse gagner la confiance de ses semblables d'une façon, pour ainsi dire, illimitée, qu'il puisse produire une aussi forte impression sur son entourage, s'il n'a pas lui-même une foi entraînante et convaincante en sa propre mission. . . Mahomet a constamment 20
T. Andrae, op. cit., p. 172, 173, 175.
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repoussé toute tentation de passer pour un faiseur de miracles,... et il a énergiquement combattu toute superstition à son sujet: il n'est qu'un homme comme les autres . . . Le fait qu'il a résisté si fermement à la tentation de l'orgueil, et de la présomption qu'impliquait sa situation, montre que c'était une personnalité d'une moralité sérieuse . . . Mahomet vécut dans une assez grande simplicité, accordant sa manière de vivre avec cet idéal d'ascétisme modéré qu'il propose dans ses révélations.»21 La morale sexuelle du Prophète, qui choque les Chrétiens, ne doit pas être jugée selon les conceptions héritées de la morale chrétienne et de l'ascétisme antique, mais d'après les mœurs et les conditions d'existence dans l'Arabie du Vile siècle. La société arabe préislamique n'accordait, ni à la chasteté ni à la monogamie, aucune valeur supérieure. D'autre part, la femme était considérée comme un être inférieur, que son mari achète aux parents. «La polygamie était courante; le nombre des femmes pouvait être aussi grand qu'il plaisait à l'homme et les divorces s'accomplissaient sans cérémonie. On prêtait parfois sa femme à un autre homme, particulièrement brave ou de haut renom, pour en avoir des enfants de bonne race, etc.»22 Dans ce domaine, la législation de Mahomet marqua un grand progrès par rapport aux temps préislamiques. Elle freina l'extrême liberté en matière sexuelle et éleva la situation de la femme. Le consentement de celle-ci au mariage est protégé. La femme mariée est propriétaire ou créancière de sa dot. Les épouses légitimes, dont le nombre est restreint à quatre, doivent être traitées de façon égale. Et si le mari craint de ne pouvoir être équitable, le Coran lui recommande de n'en prendre qu'une seule. Quant aux contrastes que l'on souligne en Mahomet, ils s'expliquent par le fait qu'il était, à la fois, un conducteur d'âmes, un chef religieux, qui prêchait une nouvelle croyance, et un conducteur d'hommes, un chef d'Etat, qui devait adapter ses comportements aux diverses circonstances. Dans ce double rôle, la Révélation, qui animait l'activité de Mahomet, donne également à sa vie son fond d'unité.
21 12
T. Andrae, op. cit., p. 177, 178, 179, 184. T. Andrae, op. cit., p. 188.
II. Les fondements des dogmes et de la Loi islamiques : le Coran, la tradition du Prophète et la jurisprudence
Avant de parler des dogmes et de la Loi proclamés par Mahomet, il convient de dire d'abord un mot des sources qui, pour les Musulmans, constituent les fondements de la doctrine islamique. «La doctrine musulmane s'est créée de l'expérience des cent cinquante premières années, durant lesquelles . . . la pensée musulmane s'est transformée et élargie.»1 C'est à partir du Xe siècle que les docteurs de l'Islâm «ont essayé d'exposer brièvement et substantiellement les fondements de la loi musulmane» (Massé). Outre le Coran, base fondamentale de l'Islâm, d'autres sources, qui se rattachent plus ou moins au Prophète, constituent aussi des règles juridiques ayant force de loi. En effet, après la disparition de Mahomet, dont la mort met fin à la révélation prophétique, la communauté islamique, élargie et transformée par les conquêtes, aura à faire face à de nombreux problèmes non prévus dans le Coran. Pour les résoudre dans le cadre coranique, on aura recours aux deux sources suivantes: 1) la tradition du Prophète (Sunna), c'est-à-dire ses actes et ses dires (Hadith); et 2) la jurisprudence, ou science de la Loi (Fikh). 1. Le Coran ou Livre de Dieu a. Le Coran, Parole d'Allâh transmise en langue arabe Le Coran, du mot arabe Al-Kur'ân, qui signifie «Lecture», «Récitation», est le livre sacré de l'Islâm. Dans le texte révélé à Mahomet, le Coran est parfois appelé Al-Kitâb, c'est-à-dire «le Livre»; dans cette signification, ce terme équivaut au mot grec Bible (Livre), pris dans le sens de Livre saint. Pour les profanes, le Coran désigne le recueil des préceptes édictés par Mahomet pour servir de base à la religion qu'il a fondée. Aux yeux des Musulmans, le Coran est la parole même de Dieu, apportée au Prophète par l'ange Gabriel. Le rôle de Mahomet est celui d'un simple intermédiaire, rasoul (envoyé, messager), entre Dieu et les hommes. Une importante conséquence résulte de cette croyance: en se servant du dialecte arabe 1
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 107.
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du Hidjâz, Dieu, qui n'a pu s'exprimer que dans la langue la plus pure, a conféré à ce dialecte une valeur achevée. Au point de vue littéraire et grammatical, le Coran est donc un texte d'une pureté parfaite. Pour les Musulmans, «le caractère miraculeux du Coran réside dans son style, q u i . . . ne peut être imité ni par les hommes ni par les démons».2 Aussi, en se servant du dialecte arabe du Hidjâz pour la rédaction du Coran, Mahomet en fit-il la langue arabe classique et contribua largement à en fixer la forme écrite. «Il en a été de même, et dans une mesure identique, pour la fixation d'autres langues dans leur rapport avec une autre religion, le Christianisme: pour l'allemand, c'est la traduction de la Bible de Luther, pour le français, c'est 'l'Institution chrétienne' de Calvin.»3 b. Etablissement du texte du Coran La tradition musulmane considère le Coran comme un livre éternel en son unité et dont les fragments, révélés suivant les besoins des circonstances, ont été écrits par des secrétaires permanents ou improvisés. Après la mort du Prophète, qui mit fin à la révélation, plusieurs versions commencent à circuler, ce qui fit craindre que des variantes dangereuses n'apparaissent entre elles. Le mérite de faire réunir, en un livre, les fragments épars du Coran, revient au calife Abû Bakr (632—634), premier successeur de Mahomet, qui confia cette tâche à Zaïd ibn Thâbit, ancien affranchi et scribe du Prophète. Zaïd rassembla tout ce qui avait été écrit sur les objets les plus divers (omoplates de chameaux et de moutons, feuilles de palmier, pierres, poteries, morceaux de bois) et tout ce que les Compagnons du Prophète gardaient en mémoire, et établit un texte définitif, transcrit sur des feuillets détachés (Sohof) et remis au calife. Mais cette première rédaction n'eut pas d'autorité officielle. Quatre autres rédactions particulières, dues à des Compagnons du Prophète, présentaient des divergences de détail qui engendrèrent des divisions entre les Croyants. Elles auraient été respectivement adoptées par les Musulmans de Damas, de Homs, de Kûfa et de Basra. Aussi, une rédaction officielle et définitive fut-elle établie par ordre du calife Uthmân (634— 644), qui fit encore appel à Zaïd ibn Thâbit, auteur de la première rédaction ordonnée par Abû-Bakr. Des copies de ce Coran officiel, dont l'original resta à Médine, furent envoyées à La Mecque, à Damas, à Kûfa, à Basra et aux villes de garnison. «Les musulmans de la Syrie et ceux de l'Irâq ne se décidèrent qu'avec peine à renoncer à leur version particulière du Livre saint; ('horstilité politique des deux régions s'affirmait ici.»4 2 s 4
T. Andrae, Mahomet, sa vie et sa doctrine, p. 115. E. Montet, Le Coran, «Introduction», p. 47. Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 105, 106.
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Ce nouvel exemplaire définitif, officiel et authentique, fut unanimement admis par les Musulmans. Cependant des sectes islamiques, comme les Khawarij et autres, contesteront certains passages qu'ils considèrent comme apocryphes ou interpolés. A part ces contestations de détail, qui ne tirent pas à conséquence, l'authenticité du Coran ne doit pas être suspectée. Toutefois, les fautes commises par les copistes et l'imprécision de l'écriture arabe de cette époque apportèrent, dans le texte officiel établi par Uthmân, quelques altérations, qui deviendront des sources de controverses religieuses. Au Xe siècle, un nouveau texte officiel sera établi, sur l'autorité de sept célèbres docteurs musulmans. Ce nouveau texte fera l'objet de commentaires spéciaux (tafsîr), pour préciser le sens des termes et leur fonction grammaticale, qui sont la base de l'interprétation juridique et dogmatique. c. Contenu et chronologie du Coran Le texte coranique se divise en cent quatorze sûrats (ou chapitres) classées d'après leurs dimensions respectives; les plus courtes, qui sont pourtant les plus anciennes, figurent ainsi à la fin, tandis que les dernières figurent au début, parce qu'elles sont les plus longues. La première sûrat (Al-Fâtihat), formule de prière fort courte, ainsi que les titres des diverses sûrats, ne font pas partie du texte révélé. Mais cet ordre artificiel ne pouvait satisfaire les esprits réfléchis; aussi, une abondante littérature s'essaya à un classement des sûrats. Le classement le plus satisfaisant est celui qui distingue, dans le Coran, deux sortes de textes: ceux de La Mecque, qui «flambent du feu prophétique», et ceux dè Médine, «qui organisent la communauté musulmane.»5
2. La tradition, ou actes et paroles du Prophète (Sunna) a. La Sunna Après la mort de Mahomet, l'évolution et l'expansion de la communauté islamique la mirent en face de problèmes nouveaux, qui ne se trouvaient guère réglés par le Coran. D'où la naissance de cette seconde source de la Loi islamique, la Sunna, constituée par «la somme des actes et des paroles du Prophète», qui sont rapportés par ses Compagnons. La Sunna (conduite, manière d'agir), qui résume des coutumes, des conceptions et des traditions de la communauté primitive, pourrait signifier: la «conduite du Prophète», les «faits et gestes, actes et paroles de Mahomet», qu'il faudra imiter. «C'est, comme chez les Juifs, la loi de tradition 5
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 106, 107.
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orale, se superposant à la loi écrite; ceux qui s'en écartent tombent en état de bid'a ('innovation'). Avec le temps, ce mot bid'a prit le sens de 'hérésie' et même devint synonyme de Kofr ('incrédulité totale').»6 C'est de ce terme de Sunna, qui prit le sens d'orthodoxie, que les Musulmans qui lui sont fidèles sont appelés Sunnites, par opposition aux Chiites et autres sectes islamiques, considérés schismatiques ou non orthodoxes. Rapportés par les Compagnons de Mahomet ou par leurs successeurs, les actes et paroles du Prophète sont discutés et interprétés par une classe de jurisconsultes et de savants, qui s'attachèrent à recueillir toutes les traditions relatives aux détails de la vie de Mahomet. De cette étude naquirent les Hadîths, ou dires du Prophète, et le Fikh, ou science de la Loi. b. Le Hadîth, ou paroles du Prophète Sous le vocable arabe de Hadîth, qui signifie: nouvelle, récit, on désigne les «dires» attribués au Prophète. L'ensemble de ces dires ou récits constitue une des sources les plus importantes du droit musulman; car le Coran n'a, le plus souvent, formulé que des principes généraux, dont l'application présenterait, sans les hadîths, d'assez grandes difficultés. Transmis par les Compagnons du Prophète ou par leurs successeurs, les hadîths se comptent par milliers. Certains d'entre eux auraient été modernisés, pour répondre aux besoins juridiques de la société islamique, qui s'était modifiée et élargie avec les conquêtes. Dans cette évolution du Hadîth, «Goldziher a retrouvé notamment des réminiscences des Evangiles, . . . des idées juives et helléniques, mises dans la bouche du Prophète dans un but d'édification».7 Nombre de hadîths reflètent l'opinion des Musulmans des premiers temps, tandis que d'autres accusent des préoccupations politiques de date postérieure. Aussi, les savants musulmans s'attachèrent-ils de bonne heure à la critique textuelle des Hadîths, et une classification assez compliquée fut établie, fondée sur la valeur des agents transmetteurs et sur le degré de confiance qu'ils méritaient. Ce travail, commencé dès l'époque umayyade, ne s'acheva qu'au IXe siècle; c'est à cette dernière époque que seront composés, par des auteurs musulmans en majorité persans, six recueils complets de traditions ou Hadîths réputés authentiques, qui auront un caractère officiel. On en élimina tous les Hadîths apocryphes, qui, de l'aveu même des Musulmans, étaient devenus fort nombreux au IXe siècle (près de 600.000). Des extraits et des commentaires de ces recueils seront étudiés dans les universités et collèges du monde islamique. 8 ;
M a s s é , op. cit., p. 87. M a s s é , op. cit., p. 89.
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3. La jurisprudence ou science de la Loi (Fikh) Malgré leur abondante littérature, les Hadîths, pas plus que le Coran, ne purent suffire à doter la communauté islamique d'un corps de législation complet. «Les relations nouées avec des gens beaucoup plus subtils que les Arabes (pour ne citer que les Syriens et les Persans), le développement du luxe accéléré par les conquêtes montraient de plus en plus l'insuffisance des bases législatives sur lesquelles s'était organisée la société musulmane.»8 D'où la naissance du Fikh, constitué par la jurisprudence ou l'interprétation spéculative de la Loi. Aux traditionalistes, attachés à la lettre des textes, s'ajoutèrent ainsi d'autres savants qui discutèrent et interprétèrent l'esprit de la Loi, pour lui donner une application pratique. «Les conquêtes mêmes favorisaient ce développement de la jurisprudence; elles avaient mis les Arabes en présence de populations régies par d'anciennes lois (juives, romaines et perses), qui ne furent pas sans influence sur l'élaboration première du droit musulman.»9 a. Ecoles juridiques et jurisconsultes
(Mujtahidin)
L'étude approfondie de la science des «traditions» donnera lieu, entre les juristes, à des divergences de vues, ou plus exactement de méthodes, qui, sous les Abbâssides, donneront naissance à quatre systèmes juridiques appelés Madhab (méthode, système), improprement traduits par sectes ou rites, qui se partageront les diverses contrées islamiques. Ces quatre madhab ou Ecoles, qui sont tous orthodoxes, sont les suivants: le madhab de Abû Hariifa, persan d'origine, mort en 763, (Turquie, Inde continentale, Chine); celui de Ash Shajêi, mort en 820, (Basse Egypte, Hidjâz et Arabie du Sud, Afrique Orientale et du Sud); celui de Mâlek, mort en 795, (Afrique du Nord, Haute Egypte, Afrique Occidentale, Soudan); celui d'Ibn Hanbal, mort en 855, (Syrie et Mésopotamie depuis le Xlle siècle). Ces quatre systèmes orthodoxes ne sont séparés que par des divergences secondaires, portant sur les applications et les sources de la loi, et non sur les principes. Tout musulman orthodoxe peut donc adopter indifféremment l'un de ces quatre systèmes. Les fondateurs de ces quatre systèmes orthodoxes, appelés Mujtahidîn (jurisconsultes), qui pouvaient se former une opinion personnelle, établirent les principes essentiels du Fikh ou droit musulman, en appliquant le principe d'analogie (Kyâs), l'interprétation personnelle (rây) fondée sur le bon sens, le consensus général des docteurs (ijmâh), etc. 8 9
Massé, op. cit., p. 91. Massé, op. cit., p. 91—92.
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b. Mufti (Juriste), Cadi (Juge) Lorsque, dans la suite des temps, l'interprétation fut close après la disparition des quatre Mujtahidîn, les consultations juridiques (fatwâ) seront basées sur des précédents et données par des juristes appelés Mufti. Ces derniers, à la différence des fondateurs des quatre madhab, n'émettront pas d'opinion personnelle; leurs consultations seront utilisées par le Cadi (Juge). Elaboré pour une époque et devenu intangible, le droit musulman, de caractère divin, «dans lequel les questions de rituel se combinent avec les questions de droit civil, criminel, constitutionnel» (Massé), ne reflétera plus, dans l'avenir, les besoins sociaux en continuelle évolution. Les complications de la vie réelle s'opposeront, avec le cours du temps, à des prescriptions édictées pour des époques révolues. Aussi, les circonstances porteront-elles les Musulmans à abandonner plusieurs dispositions devenues caduques. Cette évolution amènera à la formation d'une justice civile, distincte de la justice religieuse appliquée par le Cadi, qui tiendra compte des exigences de la vie temporelle et connaîtra des affaires commerciales et de propriété et des questions de droit pénal. La justice religieuse restera compétente pour les questions rituelles et le statut personnel. Plus tard encore, au temps de l'Empire ottoman, les transformations sociales amèneront les sultans-califes à innover dans ce domaine, en procédant à de nombreuses codifications du droit civil. Mais la vie religieuse et sociale des Musulmans, profondément marquée par l'influence des juristes religieux, dominera, pendant longtemps, l'activité de la communauté musulmane. 4.
Conclusion
a. L'Islâm primitif, société théocratique L'Islâm primitif, on l'a dit, est une communauté où le spirituel et le temporel sont étroitement confondus. Comme le Judaïsme, dont il procède pour une bonne part, il est à la fois une religion, une nation, et un Etat; et le Coran, fondement de l'Islam, est, comme la Bible, un Code religieux, civil et social. Mais, à la différence du Judaïsme, qui est la religion exclusive d'un peuple, l'Islamisme, qui s'apparente sur ce point au Christianisme, est une religion universelle, ouverte à tous les hommes sans distinction de races. Nous avons vu que, dans la formation des peuples et des Etats anciens, la religion tient une place prépondérante. Elle est même un élément essentiel, sans lequel aucune institution collective ne peut avoir une vie organique. Ce caractère est encore plus accusé dans les sociétés sémitiques
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nomades ou fraîchement sédentarisées, chez lesquelles le sens de la patrie territoriale et le sentiment civique sont forcément embryonnaires. Chez ces groupements nomades ou issus de nomades, le lien qui unit les individus est, en général, celui de la parenté de sang, lien essentiellement fragile et naturellement limité dans l'espace. Dans ces conditions, seule une religion commune est susceptible d'établir, sur une plus vaste échelle, une certaine communauté entre les hommes. Plus que les systèmes religieux de Hammurabi et de Moïse, la religion apportée par Mahomet offre, à cet égard, une organisation presque achevée: le Code du grand roi de Babylone et les Tables de la Loi mosaïque sont loin d'être aussi complets que le Coran. b. Caractère juridique de l'Islâm Défini et organisé par une Loi révélée (Sharî'a), l'Islâm, plus légaliste que l'Ancien Testament, présente un caractère foncièrement juridique, où domine le sentiment de la justice. Allâh est essentiellement un Dieu-Juge, et le Jugement Dernier constitue l'un des dogmes fondamentaux de l'Islâm. Tout en réglant les devoirs de l'homme envers Dieu, le Coran détermine aussi les rapports qui doivent unir les membres d'une même société. Toute la vie islamique, religieuse et civile, est réglementée par des dispositions et des prescriptions rigoureusement édictées. La législation civile, une partie même des mœurs et des coutumes, ainsi que maint détail de la vie quotidienne, se trouvent combinés avec la loi religieuse. Il s'en est suivi un ritualisme plus développé que celui du Judaïsme.
III. Les dogmes et la Loi islamiques Nous venons de parler du Coran, de la Tradition du Prophète et de la Jurisprudence, qui constituent, pour les Musulmans, les sources et les fondements des dogmes et de la Loi islamiques. Nous allons voir maintenant ce que sont ces dogmes et cette Loi.
1. Les dogmes islamiques La foi islamique trouve dans le Coran ses points fondamentaux: croyance à un seul Dieu, Allâh; à son Envoyé Mahomet-, au Coran que ce dernier a reçu d'Allah; aux Ecritures révélées et aux Prophètes envoyés avant Mahomet; aux Anges et aux Démons; et au Jugement Dernier (Coran, 4, 135). Il ne s'agit pas, on le voit, d'une foi nouvelle: le Coran rétablit, dans sa pureté primitive, la religion révélée à Abraham, dont les Juifs, puis les Chrétiens, ont altéré le texte, et que Mahomet veut répandre parmi les Arabes. A ces dogmes fondamentaux, qui constituent la foi islamique (îmân), doivent s'ajouter la vertu de charité (ihsân) et la soumission totale à Dieu (islâm). C'est cet ensemble de foi, de charité et de soumission qui constitue, au sens large du mot, la religion islamique (Dîn al Islâm). a. Unité de Dieu Cette croyance, affirmée tout au long du Coran et résumée dans la formule: «Il n'est d'autre divinité qu'Allâh», est le premier article de foi, en même temps que le dogme essentiel de l'Islâm. Elle s'oppose au polythéisme païen et à la conception trinitaire du christianisme. «Lui, c'est le Dieu Un, le Dieu Eternel, qui n'a pas engendré et n'a pas été engendré, qui n'a pas d'égal.» Les mushrikîn (qui donnent des associés à Dieu) figurent, dans le Coran, à peu près sur le même plan que les infidèles (kâjer, kuffâr). Ce monothéisme farouche rappelle celui de la Bible; comme Yahveh, Allâh se distingue encore par un caractère exclusif. Ayant, en six jours, fait sortir le monde du néant, Allâh créa la terre pour l'homme, forma celui-ci à son image et lui insuffla son esprit. Créés par un effet de sa puissance et de sa bonté, et pour lui obéir, les hommes sont instables, avides, faibles, inconsidérés, et surtout ingrats. Bien que
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le Coran oppose sans cesse ce bas monde à la vie future, incomparablement supérieure à la présente, de nombreux versets coraniques encouragent les hommes à jouir des biens terrestres, qui sont de Dieu, à charge seulement par eux de lui en être reconnaissants. b. Anges et Démons Créés par Dieu, êtres intermédiaires entre Allâh et les hommes, les anges sont faits de lumière et n'ont pas de sexe. A leur tête se trouvent les quatre archanges hébraïques, qui deviennent, dans l'Islâm, les Mokarrabin (proches d'Allâh). Ce sont Gibrîl (Gabriel), messager d'Allâh; Mikaïl, qui surveille le monde; Israfîl, qui sonne la trompette du Jugement; et Izrail, l'archange de la mort. Tout homme a deux anges gardiens, qui se relaient deux fois par jour et inscrivent ses actions, bonnes et mauvaises. Nakîr et Monkar sont les deux anges de la tombe; Ridwân est l'ange du paradis et Mâlik garde l'enfer. A la tête des démons est le Satan de la Bible, Ash-Shaytân, appelé encore Iblîs (corruption du grec diabolos). Ancien ange, Satan ou Iblîs, créé de feu, refusa de se prosterner devant le premier homme, Adam, fait de poussière, et fut maudit par Allâh. Pour se venger, il décida d'égarer les hommes et commença par Adam et Eve, qui, pour l'avoir écouté, furent exilés du paradis. Mais cette faute des premiers hommes est personnelle et ses conséquences ne retombent pas, comme dans le Christianisme, sur leur postérité. Aussi, l'Islam ne connaît-il pas la Rédemption. Iblîs commande à toute une armée de démons {djinns), faits de feu, et pouvant prendre divers aspects. Les djînns, adoptés par l'Islâm, sont des divinités arabes préislamiques qui jouaient dans le Désert un rôle de nymphes ou de satyres et auxquelles on offrait des sacrifices pour conjurer leurs méfaits. Les démons, qui se risquent parfois jusqu'aux bords du septième ciel, en sont écartés par les anges. c. Les Prophètes inspirés et les Livres révélés Supérieurs aux anges, qui n'eurent pas à lutter contre leur nature, les Prophètes sont les «Envoyés d'Allâh», chargés de révéler la religion aux hommes ou de la leur rappeler. Leur nombre se compte par milliers, puisque chaque peuple a reçu ses prophètes. Quelques-uns d'entre eux seulement apportèrent aux hommes des Livres révélés. Les principaux prophètes sont: Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus, et enfin le dernier et le plus important, Mahomet, le «Sceau des Prophètes». Il convient de mentionner encore David, Jacob, Joseph, Job, qui sont d'importance secondaire. Les Livres révélés sont la Bible, apportée par Moïse, et l'Evangile, par Jésus (Iça). Le Coran, qui les complète, est transmis par Mahomet.
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Placés au-dessus des anges et regardés comme des personnages saints, les Prophètes ont le don de faire des miracles. La révélation du Coran est le seul miracle dont Mahomet s'est prévalu. d. La Résurrection et le Jugement Dernier Après le dogme de l'unité de Dieu, celui de la Résurrection et du Jugement Dernier forme le point central de la prédication de Mahomet. Cette croyance, rejetée comme absurde par ses compatriotes, provenait, chez Mahomet, d'un sentiment religieux fortement personnel, d'une «ardente foi en un Dieu-Juge», qui punit ceux qui défient sa volonté toute-puissante. «Quand Mahomet veut résumer la foi de la façon la plus succincte, il la définit: foi en Allah et au Jugement Dernier. La vie future, le Jugement, cela forme la base fondamentale de la foi. . . L'homme pieux ne doit pas seulement croire au Jugement Dernier, il doit le craindre. Craindre le Jugement et le Juge . . . La terreur est l'état d'âme essentiel de la piété; le pieux doit avoir peur.» 10 Cette menace de la colère divine provient du fait que l'homme, pour Mahomet, a été créé pour obéir à Dieu et pour suivre les prescriptions de la Loi divine, sous peine des châtiments les plus sévères. L'Islâm admet toutefois la Shafâa, ou intercession du Prophète en faveur des pécheurs. e. L'Enfer et le Paradis, ou la vie future L'Enfer, désigné dans le Coran tantôt par nâr (feu) et tantôt par Jahannam (géhenne), comprend sept parties, dont la dernière est une chaudière de poix bouillante et un puits sans fond. Entre l'Enfer et le Paradis se trouve une sorte de purgatoire ou limbes. Le Paradis (Al-Janna ou Firdos), divisé par la tradition en huit parties, est un lieu rêvé pour des hommes, comme les Arabes d'Arabie, dont le pays manque d'eau, d'ombrage et de repos. On n'y trouve que jardins où coulent de tous côtés des fleuves d'eau vive, de lait, de vin et de miel. Les élus pourront s'y réjouir, manger et boire à leur aise, en compagnie de jolies femmes, les Hûri. Au haut du Paradis se trouve le trône d'Allâh. Quant à «la peinture des joies spirituelles du Paradis, (elle) est beaucoup plus concise. Nous apprenons cependant que les justes se réjouissent de ne plus entendre de discours oiseux et n'ont qu'à écouter de célestes salutations de paix (Coran, 10, 10)... Us remercient Allah de leur avoir enlevé leurs soucis (Coran, 35, 31—32). Ce qui l'emporte sur tout est la grâce et la satisfaction d'Allah (9, 73).»11 10 11
T. Andrae, op. cit., p. 59, 60. T. Andrae, op. cit., p. 57.
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f . La Prédestination (Al Kadar) La doctrine islamique de la prédestination ou fatalisme, qui agitera plus tard les penseurs de l'Islâm, est une «conséquence de cette conception d'Allah comme volonté souveraine, libre et insondable», puisque, «en dernière analyse, la foi ou l'incroyance ne dépendent pas du choix, du libre arbitre de l'homme. C'est Allah qui octroie ou qui refuse le don de la foi.»12 La volonté, la puissance, la bonté et la justice d'Allâh ne connaissent pas de limites et n'ont pas de normes. Il châtie ou fait grâce quand cela lui plaît. «Ni le Prophète ni personne ne savent quelle décision prendra Dieu. Dans le Coran, les promesses ou les jugements sont toujours accompagnés de la formule sacramentelle: si Allah le veut (Inchallâh).»13 Le fatalisme résulte aussi de la définition même du nom d'Islâm (don de soi), que Mahomet a donné à la religion qu'il a fondée. Ce terme, du verbe arabe aslama (qui signifie: se donner, se livrer, s'abandonner), exprime l'idée d'un «abandon volontaire de soi devant la volonté divine», ainsi que la «soumission absolue de la raison devant la révélation».14 L'idée que Dieu a voué l'homme soit à la félicité, soit à la damnation, nous apparaît absurde, en même temps qu'inconciliable avec la croyance islamique en un Dieu-Juge, essentiellement juste, et avec le dogme du Jugement Dernier. En réalité, le Coran n'est pas plus fataliste que l'Evangile et la Bible. «Pas plus que les autres grands inspirés religieux, . . . Mahomet n'a eu le sentiment que la prédestination briserait le libre arbitre de l'homme et supprimerait sa responsabilité.»15 «Si l'on peut citer en faveur de la prédestination un assez grand nombre de textes du Coran, à la vérité, le Coran n'a pas sur ce sujet de doctrine bien arrêtée. Plusieurs textes du Coran même impliquent positivement la croyance à la liberté morale.»16 Le libre arbitre a d'ailleurs eu ses défenseurs dans l'Islâm. La question de la prédestination divisera les penseurs musulmans en deux camps opposés: les Kadarites, qui limitent le Kadar ou destin, et les Jabarites, partisans de la contrainte divine. La croyance en la prédestination, qui «doit logiquement paralyser en nous toute volonté, toute initiative, . . . a plutôt l'effet contraire . . . Elle fait paraître insignifiantes (à l'homme) les difficultés de ce monde . . . L'explication de cette contradiction apparente est que la croyance en la prédestination est, en fait, l'expression la plus profonde et la plus logique 12 13 14 15 19
Andrae, op. cit., p. 62. Andrae, op. cit., p. 62. Andrae, op. cit., p. 68. Andrae, op. cit., p. 64. L. Montet, Le Coran, p. 34.
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d'une conception véritablement religieuse du monde et de l'existence humaine . . . Il n'est pas du pouvoir de (l'homme) de se dresser présomptueusement contre la volonté du D i e u . . . En même temps,. . . l'homme pieux est certain . . . que cette inconcevable volonté est foncièrement bonne et miséricordieuse . . . Beaucoup des plus grands génies animés de la foi — saint Paul, Luther, Calvin, — ont eu des idées analogues.»17 La foi de Mahomet en la prédestination semble s'être renforcée par l'incroyance de ses compatriotes, qui demeuraient imperméables à son enseignement. Sa foi brûlante en sa mission prophétique le portait à attribuer leur résistance à un effet insondable de la volonté divine. En outre, à côté de cette notion de la volonté de Dieu, incommensurable et sans limites, Allâh, pour Mahomet, «n'est pas lié lui-même par ses propres décisions. C'est l'un des mystères de cette volonté sans limites qu'elle ne cherche à être ni conséquente ni logique... Cette propriété de la révélation de Mahomet correspond bien au caractère du Prophète et à ses tendances personnelles . . . Parmi les inspirés religieux, il y a des fanatiques à courte vue, qui maintiennent opiniâtrement les idées les moins mûries ou les plus malencontreuses. Mahomet n'était pas un fanatique . . . Quand les circonstances l'exigent, Mahomet n'hésite pas à déclarer qu'Allah est revenu sur une révélation antérieure et l'a remplacée par une autre.»18 (Coran, 2, 100).
2. La Loi islamique
(Ash-Shatî'a)
Les prescriptions et interdictions prononcées par la religion islamique découlent de la Loi canonique de l'Islâm (Ash-Sharî'a), qui réglemente les manifestations extérieures de l'activité humaine. Cette Loi, primitivement constituée par le Coran et la Tradition du Prophète (Hadîth), sera complétée par les commentaires des jurisconsultes (Fikh), dont les ouvrages finiront par avoir seuls force de loi (p. 114—120). Nous avons vu que l'Islâm est à la fois une religion, une société civile et politique, une sorte de «théocratie laïque et égalitaire», dont le caractère est essentiellement juridique. La Loi islamique, expression de la volonté divine qui octroie au croyant un «état juridique» privilégié, a pour objet de réglementer les obligations relatives à la vie religieuse ou culte (Ibadât), les conditions d'existence ou faits juridiques (Moamalât), et enfin les sanctions garantissant l'exécution de ces prescriptions légales (Oqûbât). D'où les trois grandes divisions de la Loi islamique: prescriptions religieuses, prescriptions juridiques ou civiles, et prescriptions pénales ou droit 17 18
Andrae, op. cit., p. 62, 63. Andrae, op. cit., p. 65, 66.
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pénal. Ces prescriptions canoniques, qui doivent, en principe, être rigoureusement appliquées, ont cependant reçu, dans la pratique, des atténuations sensibles commandées par les circonstances. a. Prescriptions religieuses ou obligations cultuelles La vie religieuse, essentiellement basée sur des obligations cultuelles, est fondée sur cinq obligations rituelles déterminées par la Loi et appelées les «piliers de la religion» {Arkân-ad-Dîri). Ce sont: la profession de la foi, la prière, le jeûne, la contribution obligatoire, le pèlerinage à La Mecque. Quelques auteurs ont ajouté à ces obligations fondamentales celle de la guerre sainte (Djihâd), devoir collectif dont la conception ne se fixa qu'après la mort du Prophète. Dans la vie religieuse musulmane, l'idée de Dieu est celle d'un Seigneur redoutable, en même temps que d'un «Père» divin, clément et miséricordieux. Et, bien que la religion islamique soit essentiellement ritualiste et formaliste, les manifestations du culte et les actions humaines ne sont valables, suivant une tradition Qiadîth) bien connue, que si elles procèdent d'une intention iniyâ). D'autre part, le problème de la dévotion personnelle et de la vie intérieure s'est posé dans l'Islâm. Aussi, le reproche qu'on fait à l'islamisme d'être une religion «automatique», est-il peu fondé. La profession de foi (Ash-shihâdat). — Pour faire partie de la communauté islamique primitive, il suffit au converti d'une profession de foi formelle, donnée sous la forme extérieure d'un témoignage (shihâdat), par laquelle il affirme l'unité de Dieu et la mission du Prophète. «Je témoigne qu'il n'y a de divinité qu'Allâh et Mahomet est l'Envoyé d'Allâh.» Cet acte solennel d'adhésion, qui est une sorte de serment sacré équivalant au baptême chez les chrétiens, intègre le converti dans la communauté islamique. Il remplacera désormais les liens fondés sur la parenté du sang, ainsi que les anciens rites de fraternisation et d'adoption pratiqués par les Arabes du Désert. La formule ou témoignage de la profession de foi doit aussi être prononcée dans toutes les circonstances solennelles, et surtout aux approches de la mort. La Prière (As-Salât) — Elément essentieel du culte, la prière est le devoir le plus important aux yeux du Prophète. A La Mecque, Mahomet et ses fidèles ne connaissaient que la prière ou méditation nocturne et les prières du matin et du soir; à Médine, après l'Hégire, s'ajouta une prière dans l'après-midi. Ce n'est que plus tard que le nombre fut porté à cinq par jour, qui est celui d'aujourd'hui, s'échelonnant de l'aube à la nuit tombante. La prière musulmane est «un devoir et une dette envers Allâh». Essen-
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tiellement rituelle, elle comporte des pratiques d'adoration, un ensemble d'attitudes et de gestes: debout, incliné et prosterné (kyâm, rûkûh, sûjûd), qui sont les trois postures cardinales de la prière islamique (As-Salât). L'intention pieuse donne à l'accomplissement de ces rites leur valeur religieuse. Tous les croyants, adultes et sains d'esprit, sont astreints à la prière, après s'être mis en état de pureté légale grâce à des ablutions pratiquées avec de l'eau ou du sable. L'emploi de la langue arabe est obligatoire, quelle que soit la langue personnelle du fidèle, qui doit s'orienter vers La Mecque. La prière se fait en tous lieux, même en plein air, sauf celle de vendredi midi, qui doit se faire en commun dans une mosquée et ressemble à la messe chrétienne. Le vendredi n'est pas un jour de repos; c'est seulement pendant la prière de midi que l'on s'abstient de tout travail, pour pouvoir se rendre à la prière collective, où un prédicateur de profession (imâtn) prononce un sermon (khotba). Seul ou en groupe, le fidèle qui prie «psalmodie ou récite par cœur la première sourate du Coran, Al-Fâtiha, et d'autres versets ou sourates courtes, contenant une profession de foi, une demande de bénédiction ou l'intercession du Prophète, et de courtes actions de grâce; cela est accompagné de flexions, de génuflexions et de prosternations rigoureusement réglementées».19 La prière pour les morts est un devoir envers tout musulman défunt: elle est faite soit à la maison mortuaire, soit à la mosquée, soit au cimetière. Il existe aussi des prières facultatives, dont la plus connue est la prière nocturne (salât-ul-laïl), autre que celle prescrite après la tombée de la nuit. Le jeûne de Ramadan. — En l'an 2 de l'Hégire, à Médine, le Prophète institue, comme période de jeûne, le mois de Ramadân, déjà considéré, selon Wensink, comme mois sacré par le paganisme arabe. Sauf pour les malades et les voyageurs, le jeûne du Ramadân est obligatoire. Il commence à l'apparition de la nouvelle lune et doit être rigoureusement observé de l'aube au coucher du soleil. Pendant la journée, interdiction absolue d'absorber une substance matérielle quelconque, ainsi que la fumée, et de se livrer au commerce sexuel. Avant l'aube, on formule l'intention (nîya) de jeûner, sans laquelle l'acte de jeûne ne sera pas valable. Après le coucher du soleil, on prend un repas, suivi d'un second à l'aube. Le jeûne est obligatoire également par compensation, lorsqu'on n'a pas jeûné tout le mois. Sont dispensés du jeûne les gens d'âge, les malades, les femmes enceintes, moyennant une aumône ou expiation. La contribution obligatoire (Zakât). — C'est une véritable taxe fondée sur l'idée que les biens de ce monde sont impurs et qu'on doit les purifier 19
Andrae, op. cit., p. 80.
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en en rendant une partie à Allâh. De là le nom de Zakât, qui signifiait primitivement: «purification». Une autre contribution, dite sadaka (aumône), est volontaire. Ces deux sortes d'impôts, auxquels est astreint tout musulman jouissant d'un revenu minimum et sain de corps et d'esprit, profitent aux mêmes catégories de personnes: les pauvres, les volontaires de la guerre sainte, les voyageurs, les endettés pour une cause pieuse. Le paiement se faisait en nature et le taux, généralement 2,5% du capital, pouvait être abaissé. La contribution obligatoire sera plus tard payée en numéraire et perdra son caractère charitable. Quant à la contribution volontaire, une des formes qu'elle empruntera sera celle des Wakjs, institution par laquelle les revenus d'un immeuble sont affectés, d'une façon définitive, à l'entretien de fondations pieuses ou à la construction de monuments publics: universités, hôpitaux, etc. En cas de disparition des bénéficiaires, les revenus du bien constitué en wakf seront affectés aux pauvres. Pèlerinage à La Mecque (Al-Hajj). — Tout musulman majeur, homme ou femme, s'il est «en état de le faire», doit accomplir ce pèlerinage au moins une fois dans sa vie. Une autre cause de dispense est l'insécurité des routes. C'est à Médine, un an et demi après l'Hégire, que le Prophète abandonne, comme point de direction, Jérusalem, ville sainte des Juifs, en faveur de La Mecque, qui devient une ville sainte pour l'Islâm et un centre de pèlerinage pour les Musulmans, comme elle l'était pour les Arabes antéislamiques. Le territoire de La Mecque est sacré (hararri), comme il l'était avant l'Islâm. Le pèlerin ne peut y pénétrer qu'après s'être mis en état de consécration; il doit se couvrir d'un vêtement spécial, faire une ablution, se teindre les ongles, se parfumer, et parfois aussi se faire raser, avoir la tête nue et porter des sandales. Cet état d'ihrâm interdit les rapports sexuels, les soins de toilette, les effusions de sang. Le fidèle formule ensuite l'intention d'accomplir les rites du pèlerinage, en répétant à haute voix: Labbàika Allahumma Labbaika! (A tes ordres, ô mon Dieu!). Arrivé à La Mecque, il tourne sept fois autour de la Kaaba ( T a w â f ) , pénètre dans la cour du sanctuaire et baise la Pierre noire; il refait ensuite de nouvelles tournées autour de la Kaaba et visite les deux collines de Safa et Marwa. Jusque-là, ces cérémonies, appelées omra, correspondent aux rites antéislamiques qui se déroulaient à La Mecque, sous le même nom, à l'occasion du pèlerinage païen. Après la omra, commence la série des cérémonies du Hajj ou pèlerinage proprement dit, manifestation collective qui a lieu une fois par an, à date fixe, dans le mois de dhoulhijja. Le 7, prêche dans la mosquée de la Kaaba; le 8, départ pour Minâ et halte à la colline de Arafa; le 9, journée
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d'adoration sur la colline de Arafa; le 10, rentrée à Minâ où, après accomplissement de certains rites, le pèlerin sacrifie une brebis, une chèvre ou un chameau, immolation qui correspond à la «Grande Fête» du jour (Id-el-Kébîr)-, enfin le 11, dernières visites aux lieux sacrés et à la Kaaba. Au retour, beaucoup de pèlerins s'arrêtent à Médine pour visiter le tombeau du Prophète. La guerre sainte (al-djihâd). — Destinée à propager l'islâm et à étendre ses frontières territoriales, la guerre sainte (al-djihâd) est un devoir religieux, mais non une obligation fondamentale. Vaguement recommandée dans le Coran, c'est surtout après la mort de Mahomet qu'elle sera établie. En principe, tous les Musulmans mâles, libres, sains de corps et d'esprit, doivent s'acquitter de cette obligation. En règle générale, l'ensemble des pays soumis à l'autorité du calife constitue le pays d'Islam (Dar-al-Islâm), en dehors duquel tous les autres pays forment un territoire de guerre (Dar-al-harb), celui des infidèles. Ceux-ci sont d'abord invités à se convertir; s'ils acceptent, ils font partie de la communauté islamique (Al-Umma), et s'ils refusent, leur sort sera réglé par les armes. La guerre, quand elle est heureuse, se termine ou par la conquête de vive force (unwa), ou par la capitulation de l'adversaire (solh). Dans le premier cas, les objets et les biens conquis, le butin (ghanîma), sont répartis entre les combattants, sauf un cinquième, la «part de Dieu», destiné aux nécessiteux. Dans le cas de capitulation ou conquête par traité, les «gens du Livre» (Ahl-al-Kitâb), c'est-à-dire les Chrétiens et les Juifs, qui possèdent un livre sacré, conserveront le libre exercice de leur culte. De bonne heure, diverses sectes religieuses et même des groupes idolâtres furent assimilés aux «gens du Livre»: les Zoroastriens, les Samaritains, les Sabéens, les Hindous et même, plus tard, les Chinois. Ces infidèles continueront à vivre au sein de la communauté islamique, à titre de protégés (dhimmî), et pratiqueront librement leurs cultes, contre le paiement d'un impôt personnel, la capitation (djizya), dont sont exemptés les femmes, les enfants, les vieillards, ainsi que les esclaves et les moines qui sont pauvres. En échange, ils sont protégés juridiquement, dans leurs personnes et dans leurs biens, au même titre que les Musulmans. b. Prescriptions civiles Outre les dogmes et le culte de la religion islamique, le Coran renferme aussi les bases principales de la législation civile et criminelle des Musulmans et règle quelques points relatifs à leur organisation sociale. Vie familiale. — L'islâm, sur le plan familial, s'occupe principalement de la réglementation des liens conjugaux. Les règles nouvelles qu'il institue se superposeront aux usages anciens.
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Mariage. — Réglementant la polygamie, condition d'une descendance masculine nombreuse, le Coran réduit à quatre le nombre des épouses légitimes, en prescrivant que le mari soit d'une parfaite équité envers elles. Mais, comme concubines, l'homme peut en prendre autant qu'il lui plaît. L'épouse n'apporte aucune dot; au contraire, c'est la fiancée qui reçoit une sorte de présent (mahr), qui n'a plus son caractère primitif de prix d'achat et dont le montant restera attribué à la femme, même en cas de rupture d'union, comme une compensation. Le mariage se conclut par un contrat, suivi de cérémonies. La rupture se fait par répudiation unilatérale (talâq) par le mari. La veuve et la femme répudiée peuvent se remarier au bout de certains délais. Toutefois, bien que la loi recommande de traiter la femme avec justice et respect et qu'elle vive, en principe, sous un régime de séparation de biens, le Coran prescrit que son témoignage en justice vaut la moitié de celui de l'homme et, dans la dévolution successorale, elle ne reçoit que la moitié de la part de l'homme. D'autre part, l'autorité absolue dont jouit le chef de famille atténue les avantages que confère la loi à la femme. Enfants. — Le Coran a condamné l'ancienne coutume qui permettait de supprimer les filles après leur venue au monde, en les enterrant vivantes. Bien qu'elle ne soit nullement prescrite par le Coran, la circoncision, en usage chez les Arabes préislamiques et chez les Juifs, est pratiquée à un âge qui varie du septième jour à la quinzième année. Les enfants doivent tous les égards à leurs parents. Les orphelins doivent être l'objet d'une sollicitude particulière et leurs biens honnêtement gérés. Les esclaves doivent être traités avec bonté et affranchis sur leur demande, s'ils en sont jugés dignes. Succession. — Minutieusement réglées par le Coran, les règles de la succession sont favorables à la ligne paternelle. Dans ce domaine, la femme, qui était privée de droits avant l'Islam, reçoit, comme part successorale, la moitié de celle d'un homme. La possibilité de tester étant fort réduite, on recourt fréquemment à des «ruses» juridiques pour y aboutir.
c.
Prescriptions
pénales
Les infractions pénales sont réparties en deux catégories: 1) l'homicide ou la blessure volontaire, qui donnent droit à l'exercice du talion, coutume païenne adoucie par le Coran; et 2) les autres délits: le vol, considéré comme infâmant, est plus sévèrement puni qu'au temps du paganisme (ablation de la main droite); le brigandage, puni de mort; l'adultère, puni de coups de fouet; l'usage des boissons fermentées, prohibé, etc. Les délits moins graves sont passibles de réprimandes.
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d. Vie civile et communautaire La conséquence naturelle qui découle du fait que l'Islâm est à la fois une religion, une société et un Etat, est que la vie sociale islamique est fondée sur la notion de la «communauté» religieuse et civile (al-umma). Cette notion subordonne les tribus, les nations géographiques et les races, au principe supérieur de la fraternité religieuse et de la solidarité entre Croyants. C'est le but politique et humain que s'était proposé le Prophète. Mais, dans la pratique, ce but sera difficilement atteint. Les particularismes tribaux et les nationalismes régionaux, qui seront difficiles à intégrer, finiront par faire sauter l'édifice politique de l'Islâm. Car le principe communautaire de la fraternité et de l'égalité des Musulmans sera, dès la mort du Prophète, remplacé par celui de l'hégémonie de la race arabe, et plus particulièrement des Arabes du Hidjâz qui, à l'exemple des premiers Romains, s'arrogeront, comme «un droit de commandement exclusif», le privilège de diriger l'Empire politique des califes. Cette prétention commencera par «arabiser» le vaste monde islamique, et particulièrement le monde oriental, grâce à la langue arabe, langue liturgique de l'Islâm. En effet, c'est par la langue arabe, aussi bien que par la pratique des obligations religieuses, que la communauté islamique (alumma) prendra conscience d'elle-même. Les prières rituelles, le jeûne de Ramadân, le pèlerinage de La Mecque, l'identité de la communauté des lois, celle des interdictions alimentaires et des boissons, le régime familial du harem, le calendrier hégirien, l'année lunaire, le statut des personnes, etc., sont autant de facteurs qui créent, entre les divers peuples du monde de l'Islâm, des liens sociaux et sentimentaux communs, sinon de solidarité politique. Bien que la prohibition des images, que l'Eglise chrétienne d'Orient a connue sous le règne de l'empereur Léon III (717—741), ne soit pas formellement exprimée dans le Coran, la reproduction des créatures animées fut défendue. Dans la pratique, cette prohibition ne sera guère observée;les figures d'hommes et d'animaux décoreront l'art musulman. La photographie est aujourd'hui presque générale. L'activité commerciale est strictement réglementée et la fraude combattue. Le prêt usuraire est interdit. La ville musulmane comporte deux éléments essentiels: la mosquée et le marché, c'est-à-dire la religion, la science coranique et le commerce. e. Pouvoir exécutif Dans cette «théocratie laïque» ou «démocratie théocratique» qu'est la société musulmane, le pouvoir exécutif, qui n'appartient qu'à Allâh, n'est exercé que par un délégué d'Allâh. Ce délégué, dont le premier fut le
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Prophète, sera, après la mort de celui-ci, son calife ou «successeur». A part sa qualité de membre de la famille Kurayshite, exigée, au début du moins, par la tradition, aucune autre condition n'est requise pour accéder au Califat. Le candidat doit, bien entendu, être musulman, sain de corps et d'esprit. L'autorité du calife, à la fois spirituelle et temporelle, est, comme celle du Prophète, absolue et illimitée. f . La morale islamique On reproche à la morale islamique, provoquée par la crainte des châtiments divins et l'espoir des récompenses célestes, d'être «le marchandage d'une morale de récompense». Par ce contrat juridique entre Allâh et l'homme, en vertu duquel celui-ci reçoit le prix de ses bonnes actions, le Croyant fait «un marché avantageux», «une affaire qui rapporte». Ce reproche pourrait être adressé à la plupart des grandes religions, y compris le Judaïsme et le Christianisme, dont l'Islamisme n'est qu'un frère. Il est vrai que, dans l'Islâm, le sentiment de reconnaissance envers Dieu, pour les bienfaits qu'il nous dispense, est plus recommandé que celui de l'amour pour lui; l'Enfer est assigné comme châtiment aux mauvais, tandis que les bons sont reçus au paradis, surtout les martyrs de la guerre sainte. D'autre part, le caractère de la morale islamique est plus religieux que social; en faisant le bien à ses semblables, en donnant aux pauvres, l'homme prête à Dieu. «Ce genre de bienfaisance n'a aucun rapport avec des préoccupations d'altruisme» (Andrae). On doit reconnaître toutefois, bien que la vie religieuse islamique soit de caractère contractuel, que la morale du Coran est des plus pures; et l'Islâm a pratiqué de réelles vertus, surtout dans le domaine social: entraide, hospitalité, générosité, fidélité aux engagements pris envers les membres de la communauté, modération des désirs, sobriété. Le Coran recommande tout ce qui est bien et défend de faire ce qui est mal. Mais il tient grand compte des nécessités de l'existence, des exigences que peuvent supporter la majeure partie des hommes; sa morale vise la réalité des choses, et non un idéal impossible à atteindre pour les masses. Le grand ressort de la morale islamique est, en effet, l'intérêt de la société humaine. Pour mieux comprendre certains des enseignements du Coran, on doit se reporter à l'époque où il a été révélé et à l'état social des populations d'Arabie, auxquelles il était destiné en premier heu. Dans l'ensemble, il est admirablement approprié aux peuplades primitives de l'Arabie, dont la vie est mal assurée au milieu de périls et de restrictions forcées de toutes sortes. Il eût été d'ailleurs très maladroit d'imposer des privations aux Bédouins, alors que les conditions naturelles de leur pays les condamnaient déjà à une existence misérable.
I. L'Isiàm primitif ou l'orientalisme rénové Nous avons vu, dans les pages qui précèdent, les sources directes qui, pour les Musulmans, sont les fondements des dogmes, du culte et du rituel islamiques. Ces sources immédiates, qui sont le Coran, la Tradition du Prophète (Sunna et Hadîth) et la Jurisprudence ou science de la Loi islamique, émanent presque exclusivement de Mahomet. Pour la science historique, habituée à rechercher, dans le passé, les causes et les origines des faits et des idées, les éléments constitutifs de l'Islâm, c'est-à-dire les dogmes et les cultes islamiques, ont, nous l'avons vu, leurs racines et leurs origines lointaines dans le fonds antéislamique du vieux passé arabique et oriental. Dans l'exposé qui suit, où nous n'aurons pas à apprécier le caractère révélé des éléments constitutifs de l'Islâm, le fait que certains de ces éléments soient antérieurs à l'apparition de Mahomet ne s'opposerait nullement, on le verra, à la croyance en leur origine divine. Il confirmerait plutôt leur caractère éternel. 1. L'Islâm, religion synthétique Nous ne chercherons pas, dans les pages de ce chapitre, à établir la filiation directe qui rattacherait les éléments constitutifs de l'Islâm à l'une ou à l'autre des religions antérieures. Bien que, pour un grand nombre de ces éléments, cette filiation soit plus ou moins certaine, et tout en la signalant à titre purement documentaire, notre exposé a uniquement pour objet de montrer que l'Islâm, abstraction faite de son caractère de religion révélée, est une synthèse politico-religieuse dont les éléments constitutifs existaient, en Orient, avant l'apparition du Prophète. De nombreux auteurs ont cherché à savoir comment Mahomet a pu acquérir la connaissance de diverses conceptions religieuses d'origine non arabe, dont des traces visibles apparaissent dans son enseignement. Pour notre étude, il nous suffira tout simplement de constater que ces conceptions préexistaient à l'avènement du Prophète, et qu'à l'exemple de toutes les idées, qui ne connaissent ni frontières ni obstacles, elles s'infiltrent dans les milieux les plus fermés. «De même que des doctrines scientifiques, philosophiques ou politiques pénètrent dans les masses sans qu'on puisse déceler leur origine, mais sont reconnues pour une tendance anonyme de la pensée générale»,1 de même les idées religieuses, chrétiennes, judaïques, 1
T. Andrae, op. cit., p. 110.
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mazdéennes, etc., avaient, bien avant Mahomet, pénétré en Arabie, où elles avaient leurs adeptes et leurs missionnaires. Nous avons vu que le Christianisme procède du Judaïsme. En ce qui concerne l'Islâm, surgi, au Vile siècle, dans la région du Hidjâz, cette nouvelle religion sémito-orientale, étroitement apparentée au Judaïsme et au Christianisme, n'est pas, elle aussi, une création ex nihilo. Comme toutes les formations historiques, elle est une religion synthétique, sortie, par un développement naturel et progressif, de l'histoire du Proche-Orient. «Lorsque, partant de l'Islâm, nous remontons de proche en proche à ses origines, nous le voyons invariablement jaillir en rejet, . . . sur le vieux tronc oriental.» 2 Presque tous les éléments constitutifs de l'Islâm, on l'a vu, préexistaient à son apparition. L'unité de Dieu, les prophètes, les anges et les démons, le jugement dernier, la vie future, l'enfer et le paradis, l'immortalité de l'âme, la prédestination, les prières, le jeûne, le pèlerinage de La Mecque, l'aumône, les devoirs rituels, les interdictions alimentaires, la circoncision, la purification, la vie familiale, le caractère théocratique de la société et de l'Etat, la civilisation et les institutions arabo-islamiques, etc., sont des notions et des pratiques qui appartiennent au fonds antéislamique oriental. Ce fonds est constitué par l'influence des religions judaïque et chrétienne et par d'anciennes croyances et pratiques arabes et orientales, transformées ou spiritualisées par Mahomet. Le fait que la plus grande partie des éléments qui constituent l'Islâm aient des origines antérieures n'est pas pour amoindrir l'importance de cette grande religion, ni pour contester son caractère de religion révélée. Au contraire, si des dogmes et des devoirs recommandés par la religion islamique étaient déjà connus avant son apparition, ce fait constitue, on le répète, une preuve évidente de leur caractère éternel. En parlant du déluge sumérien (I, p. 192), qui, antérieur à la rédaction de la Bible, offre une grande similitude avec le Déluge mentionné dans la Genèse, nous avons fait observer que les écrivains bibliques auraient remanié les mythes babyloniens, hérités des Sumériens, en les subordonnant à leur propre notion spiritualiste de l'action divine, dans un but d'instruction morale et religieuse. «Que la Genèse soit l'expression hébraïque de traditions conservées en Mésopotamie, on ne voit pas en quoi cela paraîtrait à son désavantage. Si les faits sont vrais, pourquoi n'auraient-ils pas été connus avant que les descendants d'Abraham eussent l'idée d'en fixer le r é c i t . . . La Bible a, sans aucun doute, recueilli des éléments antérieurs à l'arrivée des Sémites en Mésopotamie. De même que la loi et la coutume que suivent Abraham 2
E. F. Gautier, op. cit., p. 94.
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et les hommes des temps patriarcaux, sœurs des lois et coutumes codifiées par Hammourabi, portent l'empreinte de Sumer, de même les traditions religieuses sont fortement marquées de données présémitiques.»3 On pourrait en dire autant des traditions, coutumes, faits et idées préislamiques rapportés dans le Coran. D'ailleurs, Mahomet lui-même proclame qu'il n'est qu'une pierre dans l'édifice bâti par les prophètes des temps antérieurs. Comme Moïse, qui s'est réclamé d'Abraham, et comme Jésus, qui entendait réformer la Loi mosaïque, le Prophète arabe a plus d'une fois déclaré que «rien ne lui est dit qui n'ait été dit aux Prophètes qui l'ont précédé», et qu'il était venu pour restaurer la religion que Dieu avait établie «pour Noé, pour Abraham, pour Moïse et pour Jésus» (Coran 41, 43 et 42, 11). La grande nouveauté de l'Islâm réside en la personne de son fondateur et en l'affirmation sincère de sa mission prophétique. C'est surtout sa prodigieuse personnalité et, pour les Croyants, le caractère inspiré de sa mission, qui dominent l'Islâm et sont à la base de sa formation et de son succès. «Une nouvelle formule religieuse comme l'Islâm n'est pas seulement un assemblage de doctrines ou un système de rites. C'est, vu en profondeur, une forme d'énergie spirituelle, une semence de vie . . . C'est déjà (pour Mahomet) une originalité d'avoir condensé toutes les possibilités spirituelles de son temps en une synthèse vivante et susceptible de développement.»4
2.
L'Islâm,
aboutissement
d'une longue évolution
historique
L'Islâm, qui «a profondément transformé les idées politiques, religieuses, philosophiques et morales» (Montet) du monde oriental au Vile siècle, était, en réalité, l'aboutissement naturel d'une longue évolution historique, qui s'est cristallisée, à cette époque, grâce à un concours de circonstances favorables, dont la plus importante est la personnalité de Mahomet. En Arabie, au moment de l'apparition de ce dernier, la société arabe, au point de vue religieux et moral, était mûre pour recevoir un grand réformateur. Les «croyances fétichistes ou polythéistes . . . étaient en pleine décadence. La vieille religion, ébranlée par les doutes des croyants et l'indifférence des Arabes, ne se tenait encore debout que par la force de la coutume . . . Mais, dès le Vie siècle, les esprits religieux, et plus tard les croyants, qu'on appela du nom de Hariîf,. . . avaient un vague pressentiment d'un principe divin, supérieur à toutes les divinités, principe qui devait s'exprimer par le mot même s'appliquant à tous les dieux, Ilahou, 3
4
Daniel Rops, Histoire Sainte. Le peuple de la Bible, p, 83, 84.
T. Andrae, op. cit., p. 8 et 9.
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d'où, avec l'article arabe, est dérivé le nom d'Allah, le Dieu par excellence, avant de devenir le Dieu unique.»5 De même qu'en Arabie, et quoique pour des raisons différentes, en Syrie, Mésopotamie, Egypte, Perse, etc., la prodigieuse expansion de l'Islâm, au Vile siècle, tient surtout au fait que cette religion «vint à son heure, dans un monde qui l'attendait, chez des peuples dont il traduisait exactement les besoins religieux, les aspirations sociales et les ambitions politiques. Dans tous les domaines, l'Islâm, en e f f e t , . . . ne fit que réaliser les tendances existantes et achever au grand jour une évolution obscure commencée depuis plusieurs siècles.»6 Sous les successeurs d'Alexandre le Grand, le nationalisme oriental, dressé en face de l'étranger, était représenté par la réaction politico-religieuse des Juifs, qui avaient réussi à reconstituer, sous les derniers Séleucides (147 av. J.-C.), un Etat théocratique ou sacerdotal, vers lequel convergeaient les sympathies et les vœux du monde oriental (II, p. 406). En abattant l'Etat juif et en détruisant Jérusalem en 70 ap. J.-C. (III, p. 109—110), les Romains avaient supprimé ce représentant irréductible de la réaction orientale et mis fin à la propagation de la religion judaïque en Orient. Mais les Juifs, dispersés dans l'Empire, continuèrent à y attiser les émeutes et les révoltes. En outre, sous la domination gréco-romaine, l'Orient, pendant un millénaire environ, s'était vu imposer des constitutions politiques, des conceptions religieuses et sociales et une vie culturelle, qui étaient étrangères à sa mentalité et à son caractère propres. Produits exotiques, l'hellénisme et le romanisme avaient, on l'a vu, superficiellement recouvert la société orientale. La civilisation gréco-romaine en Orient était, en réalité, une civilisation gréco-orientale, c'est-à-dire gréco-syrienne et gréco-alexandrine, où prédominait toutefois l'élément occidental (II, p. 416—417 et 420-421). La Perse sassânide, qui fut pendant longtemps le champion du monde oriental contre l'hégémonie hellénique, aurait pu provoquer, en Orient, une révolution générale en sa faveur si, en 614—628, lors de son expansion en Syrie et en Palestine byzantines (III, p. 362—370), elle avait apporté aux peuples orientaux une nouvelle religion universelle. «Vivifiée par une religion nouvelle, la Perse serait peut-être devenue le protagoniste victorieux de l'Orient. Le jour où les mages ont tué le manichéisme (III, p. 155— 157), on peut imaginer que la Perse a tourné le dos à sa destinée et passé la main à l'Arabie.» 7 Le Christianisme, qui se développa en Orient après la catastrophe juive 5 8 7
Edouard Montet, Le Coran, p. 19—20. R. Grousset, Les civilisations de l'Orient, I, p. 149. E. F. Gautier, Mœurs et coutumes des Musulmans, p. 198.
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de 70, ne réussit guère, à cause de son caractère exclusivement spirituel, à prendre la place politique du Judaïsme, ni à servir comme idée-force susceptible de créer un mouvement de réaction nationale. Au contraire, en s'hellénisant de bonne heure, en devenant plus tard la religion officielle de l'Empire gréco-romain et en se répandant en Occident, le Christianisme devint la religion de l'étranger. Par haine contre Byzance, et pour se distinguer de leurs maîtres gréco-romains, la Syrie et l'Egypte avaient, on l'a vu, ressuscité leur culture nationale et adopté une nouvelle forme religieuse, le monophysisme chrétien, préfiguration du monothéisme araboislamique (III, p. 287—289). Mais le monophysisme n'est qu'une hérésie, c'est-à-dire «une religion qui n'a pas réussi» (Gautier). D'autre part, persécutée et combattue par le pouvoir impérial, l'hérésie monophysite ne pouvait guere servir comme « religion de remplacement», «dans un pays qui a le culte de la force et qui ne sépare pas les concepts d'Etat et de religion».8 Ainsi, l'Orient, ce grand créateur de systèmes religieux, qui avait donné au monde deux grandes religions «révélées», le Judaïsme et le Christianisme, n'avait plus, au Vile siècle, une religion où il pût se reconnaître et qui s'adaptât aux aspirations individuelles, sociales et politiques de ses populations. Ce besoin d'une religion spécifiquement orientale et non inféodée à l'Occident préparait la voie à l'Islâm, religion sémitique née hors des frontières de l'Empire gréco-romain, et religion officielle d'un jeune et puissant Empire oriental, ennemi de l'Occident détesté. Le vieil Orient théocratique, qui attendait confusément, depuis un millénaire, cette religion rêvée, s'y reconnut dès que l'Islâm pénétra dans son domaine. Rappelons, en effet, que le Hidjâz, berceau de l'Islâm, et les Déserts qui le prolongent au nord, appartiennent au secteur proche-oriental; que leur histoire est étroitement liée à celle de ce dernier; que les Sémites arabes ou d'Arabie sont parents des Sémites araméens de Syrie et de Mésopotamie et, bien qu'à un moindre degré, des Hamites d'Egypte. C'est du plateau arabique, pays d'origine des Sémites, qu'ont émigré, on l'a vu, pour s'établir en Syrie et en Mésopotamie, les Sémites Cananéens, Phéniciens, Amorréens, Accadiens, Amorrites, au Ille millénaire, les Araméens et les Hébreux, au Ile millénaire, les Nabatéens, au premier millénaire av. J.-C., et enfin, vers 200 ap. J.-C., les Arabes Ghassânides et Lakhmides, qui arabisèrent le Désert syro-mésopotamien et ses confins cultivés. A la veille de l'expansion de l'Islâm, le Centre et le Nord arabiques évoluaient, depuis très longtemps déjà, dans l'orbite de la Syrie byzantine. Mais, tandis que, sur le plan politique, les Arabes du Désert de Syrie « Gautier, op. cit., p. 194.
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étaient plus ou moins inféodés aux grands voisins de Byzance et de Ctésiphon, ceux du Hidjâz se distinguaient par une activité plus ou moins indépendante. Sur le plan culturel cependant, La Mecque et Médine, dans le Hidjâz du V i l e siècle, étaient, on le sait, pénétrées d'influences extérieures, dues aux courants économiques et religieux venus des régions syriennes. A Médine, on l'a vu, la langue araméenne (syriaque) était courante. Ainsi, réveillé de son long sommeil par l'irruption soudaine d'un conquérant voisin et parent, qui se présentait avec une nouvelle religion sémitique et orientale, l'orientalisme ou nationalisme oriental se transposa sur l'Islâm. Au contact des nouveaux maîtres arabes, les peuples orientaux, qui n'avaient rien emprunté d'essentiel à l'hellénisme, réapparurent avec leurs caractères héréditaires et nationaux, leurs modes de penser, de croire et de vivre, qui remontent aux temps des Pharaons. « L e vieil Orient purement oriental, conservé dans les profondeurs de l'âme populaire, reconnut dans l'Islâm ce qu'il attendait en vain depuis un millénaire, ce dont il était en gestation. Et le vieux passé pré-hellénique ressuscita.»9 L'arabisation et l'islamisation de l'Orient ne sont, en somme, on le verra, que le résultat d'une transformation superficielle du vieil Orient révolté contre l'Occident. Ces événements sont, dans le fond, la restauration ou la renaissance progressive, grâce à la victoire arabe, de l'orientalisme rénové, c'est-à-dire de la culture orientale antique, éclipsée jusqu'alors par l'hellénisme occidental, et rajeunie par l'Islâm. Rappelons d'ailleurs que l'hellénisation du monde proche-oriental, après la conquête d'Alexandre le Grand, ne fut aussi, à ses débuts tout au moins, que le résultat d'une réaction contre la domination des Perses Achéménides (II, p. 368—370). La période arabo-islamique de l'Orient n'est donc, à beaucoup d'égards, que la continuation logique de la période gréco-byzantine qui l'a immédiatement précédée. Les événements qui ont marqué la naissance de cette période qui s'ouvre avec l'Islâm se relient, en effet, sans discontinuité, à ceux qui les ont précédés dans le temps et dans l'espace; leurs racines historiques plongent dans le fonds du vieux passé sémito-oriental. Nous avons vu que la naissance et l'expansion, en Orient, de la culture sémitoarabe fut précédée, dans cette contrée, d'une restauration de la culture sémito-araméenne sous la domination byzantine (III, p. 293). Nous savons, d'autre part, que la langue arabe ne se substituera que progressivement à sa sœur, la langue araméenne, et à sa cousine, la langue égyptienne ou copte (p. 98—99). Aussi, le succès rapide de l'expansion arabo-islamique n'a-t-il rien d'étonnant pour ceux qui ont suivi le cours évolutif des événements antérieurs. L'épopée arabe leur apparaît, ce qu'elle est en réalité, comme une 8
Gautier, op. cit., p. 199.
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réaction ou révolte naturelle de l'orientalisme sémitique contre l'hellénisme occidental qui le comprimait depuis un millénaire environ. Sous la domination romaine et gréco-byzantine, on l'a vu, l'arrière-pays syrien (Nabatée, Palmyre, Edesse, et plus tard Ghassân), continuellement remué par des apports ethniques venus d'Arabie centrale, s'était toujours distingué par un esprit nationaliste et des tendances antioccidentales (III, p. 350—352). Sous les Byzantins, le pays de Ghassân (Hawrân) servit de centre et de siège aux chefs de l'Eglise monophysite syrienne, rivale de l'Eglise orthodoxe soumise à Byzance (III, p. 328-329, 348-349). Adopté par le monde oriental libéré, qui se rallie à ses libérateurs arabes, l'Islâm sera désormais, comme autrefois le mazdéisme iranien, l'antithèse de la culture hellénique. Les Parthes et les Sassânides avaient jadis reporté, de l'Indus à l'Euphrate, les frontières de l'hellénisme. Les Arabes les reculeront jusqu'au Taurus. Un peu plus tard, un nouveau champion de l'Orient, le Turc asiatique, ramènera ces frontières à leur point de départ, les rivages de l'Egée, d'où Alexandre le Grand les avait étendues jusqu'en Inde (II, p. 372). «La conquête de l'Orient par la race arabe ne date pas de Mahomet (Dussaud). Bien avant lui les tribus du désert s'étaient glissées sur les confins du monde byzantin et du monde perse, profitant de toutes les défaillances des deux empires pour poursuivre silencieusement leur infiltration anonyme. Cette lente pénétration ne se remarquait guère . . . Au reste la pacifique reconquête araméenne avait précédé l'arabisation et la facilitait . . . Du Zagros à la Mer Rouge, la domination perse ou byzantine subsistait, mais la terre était redevenue araméenne et arabe. . . Le succès de l'Islam ne s'explique que parce que la révolution musulmane survint au milieu du réveil de l'antique Orient dressé contre l'hellénisme et contre cette forme finale de l'hellénisme: l'orthodoxie byzantine. L'antagonisme, on l'a vu, était bien antérieur à Mahomet. Ce ne fut même pas Mahomet qui le changea en une guerre de religion. »10 Si l'on semble perdre de vue ce caractère évolutif de l'histoire orientale, dont l'Islâm constitue une phase de réaction ou un épisode de révolte, c'est que, on le répète, la plupart des historiens ont fragmenté la longue histoire de l'Orient en plusieurs compartiments distincts, isolés dans l'espace ou étagés dans le temps, et entre lesquels les relations sont rarement indiquées. Cette division artificielle est encore plus accusée en ce qui concerne la période hellénistique ou gréco-romaine, qui va de la conquête d'Alexandre le Grand à celle de l'Islâm. Entre Darius III, dernier roi perse achéménide, et le calife Umar, premier souverain arabe de l'Orient, soit pendant un millier d'années de domination et de civilisation occidentales, l'Orient 10
Grousset, L'Empire
du Levant,
p. 91 et 93.
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gréco-romain, aux yeux de la plupart des historiens, forme un bloc hellénistique compact, qui n'aurait aucun rapport avec l'Orient arabo-musulman qui lui a succédé. Cette conception erronée a porté les historiens à considérer les peuples de l'Orient antéislamique comme des groupes sociaux helléniques qui, disparus ou refoulés sous la poussée des Arabes, auraient été remplacés par de nouveaux éléments ethniques immigrés d'Arabie. C'est cette interprétation inexacte des faits de l'histoire orientale qui a arbitrairement rompu le cours de l'évolution historique des peuples de l'Orient, en l'arrêtant brutalement à l'apparition de l'Islâm. Il suffit de considérer, dans son ensemble, l'histoire de l'Orient, pour se rendre compte, d'une façon évidente, que l'évolution historique du monde oriental s'est poursuivie, sans discontinuité, depuis les origines jusqu'à nos jours. Les phases historiques de la période gréco-romaine de l'Orient se relient l'une à l'autre, comme elles se relient aux phases qui les ont précédées et suivies (I, p. 21—24).
3.
L'Islâm, produit de l'âme
orientale
En imposant ses dogmes et ses lois aux peuples orientaux qui l'ont adopté, l'Islâm n'a guère transformé les caractères essentiels de ces derniers. Il n'a fait que réveiller chez eux un état d'âme assoupi qui existait, dans ses grands traits, avant l'apparition de Mahomet, et qui persistera jusqu'à nos jours. La thèse contraire, généralement admise, est assurément mal fondée. Scientifiquement inexacte, elle est d'ailleurs condamnée par le témoignage de l'histoire. Comme toutes les révolutions dont les réformes sociales ont longuement duré, celle de l'Islâm, qui «a cristallisé, suivant une orientation nouvelle, une foule d'éléments préexistants» (Gautier), n'est, en quelque sorte, qu'un produit, une «sécrétion» de l'âme du vieil Orient. On pourrait même dire, au risque d'affirmer un contresens, que l'Islâm, dans ses grandes lignes, existait en puissance, en Orient, avant l'avènement de son fondateur. En rejetant les Gréco-Romains derrière le Taurus, l'expansion arabomusulmane a permis à la civilisation orientale, trop longtemps comprimée, de remonter au premier plan. A l'hellénisme, «maître des sciences et des arts», et au romanisme, «maître de la guerre et du gouvernement», succédera, de nouveau, sous la forme rajeunie de l'Islâm, le vieil orientalisme, qui groupera, en un tout organique, la religion, la politique, la culture et les institutions sociales.
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a. Mahomet, incarnation de l'âme orientale au Vile siècle Le rapide succès de la doctrine islamique en Orient est dû surtout à la personnalité de Mahomet, qui, grâce à son intuition géniale et à sa foi dans le caractère inspiré de sa mission, a deviné les aspirations de l'humanité orientale de son époque, à laquelle, on l'a vu, appartenait le Hidjâz. «Mahomet vint donner à tous ces Orientaux en révolte un corps de doctrine, une conscience et un drapeau.»11 Mais les éléments mêmes de cette doctrine apportée par le Prophète, auxquels s'ajoutèrent les succès politiques et les victoires militaires, sont puisés dans le fonds du passé oriental. L'homme supérieur, chef politique ou réformateur, peut, il est vrai, modifier l'ordre et le progrès de l'évolution d'une société; mais sa puissance et son originalité, on l'a dit, sont, en grande partie, le produit du milieu intellectuel et moral où il vit, le résultat des influences ambiantes (I, p. 18). On peut certainement imposer à un pays des institutions contraires aux aspirations populaires et nationales; mais, dès que cesse la compression, le passé reprend tout son empire. «La lenteur extrême avec laquelle se forment et se transforment les institutions des peuples fait que nous n'apercevons généralement les transformations que lorsqu'elles ont été consacrées par quelque grand législateur. Nous attribuons naturellement alors à ce dernier la création de codes qui sont en réalité la conséquence d'un long travail antérieur.»12 Dans l'expansion de la religion islamique hors d'Arabie, les faits de l'histoire nous apprennent que le rôle de la guerre et de la force brutale fut secondaire. Les conquérants arabes, tout en unissant l'esprit de tolérance religieuse au zèle de prosélytisme, permettaient aux non-musulmans que la victoire leur soumettait de rester attachés à leurs cultes. Les vaincus, particulièrement les «gens du Livre» (Chrétiens et Juifs), conservaient leur législation et leurs croyances, moyennant le paiement d'un tribut. A la différence du Christianisme, qui prêcha une révolution exclusivement spirituelle et se désintéressait des royaumes terrestres, l'Islâm, qui, comme les Empires orientaux anciens, était à la fois religion et Etat, mit au service de Dieu et du nouveau règne de justice, sa puissance politique et militaire et le prestige de ses victoires. Tyrannisées par leurs anciens maîtres, assoiffées de justice et prêtes à accueillir n'importe quel envahisseur, les populations orientales, qui végétaient depuis un millénaire environ sous le joug tracassier et inquisiteur de l'Occident, étaient heureuses de se trouver, du jour au lendemain, sous la tutelle tolérante, libérale et équitable d'un maître oriental. 11 12
Grousset, L'Empire du Levant, p. 93. G. Lebon, La Civilisation des Arabes, p. 402.
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Comme le Christianisme des premiers siècles, et comme toutes les réformes religieuses, sociales ou politiques qui ont duré, «l'Islâm a répondu aux aspirations profondes d'une époque, aux espérances secrètes d'un milieu. Aux masses, physiquement souffrantes, moralement désemparées, courbées sous le joug de maîtres souvent étrangers, il apporta la promesse de la libération et du salut. Il annonça une ère nouvelle de justice et de charité.»13 La puissance et l'originalité de Mahomet, c'est d'avoir groupé, en leur redonnant la vie, une foule d'éléments préexistants, mais vieillis par le temps et momifiés par des habitudes devenues mécaniques. Depuis longtemps, on l'a vu, les religions de l'Orient avaient cessé de répondre aux aspirations collectives des âmes orientales. Le Christianisme, en s'hellénisant, était devenu presque étranger; le Judaïsme, traqué et combattu comme un élément nationaliste et antihellénique, n'existait que sous la forme d'îlots et d'individus dispersés et humiliés; quant au paganisme, il ne survivait, depuis assez longtemps déjà, qu'à l'état de fossile (p. 138—139). b.
Influences
ethniques
et
géographiques
Rappelons que les caractères instinctifs ou nationaux d'un peuple, modelés par les influences combinées du milieu physique et de l'hérédité, sont relativement permanents; que les caractères accessoires ou secondaires, tels que la religion, la langue, certaines aptitudes et habitudes, peuvent souvent changer, sans pour cela modifier le caractère fondamental ou national. Nous avons vu aussi que la transformation des caractères, lorsqu'elle résulte d'un mélange ethnique qui rajeunit le sang de la race, est essentiellement temporaire et qu'au bout d'un certain temps — trois générations en moyenne —, le passé reprend son empire et le peuple recouvre ses caractères ancestraux. Nous avons vu enfin qu'une religion «autochtone», produit combiné de la race et de la terre, reflète le caractère du peuple qui l'a créée, et qu'une religion «importée», qui aurait influencé la mentalité d'un peuple nouvellement converti, est, à son tour, influencée par les modifications que lui fait subir, à la longue, le caractère national de ce peuple (p. 2 6 - 2 9 et I, p. 33-47). Oeuvre des sédentaires de La Mecque et de Médine, la religion islamique reflète le caractère de l'Orient sédentaire. Nous avons vu que ce caractère, surtout chez les Sémites où le sentiment prédomine sur la raison, est celui d'une société où le politique et le religieux se confondent, où le chef suprême est le préposé de Dieu, et où la loi est d'essence divine. Création de l'âme orientale, l'Islâm porte la marque du génie oriental (I, p. 130-131 et 137-140). 13
H. Bammate, Visages de l'Islam, p. 38.
II. Origines antéislamiques des dogmes, du culte et du rituel islamiques 1. Origines des dogmes a. Le nom
islamiques
d'Allâh
Le nom d'Allâh est arabe. Nous avons vu qu'avant Mahomet ce nom, qui a des analogues dans les autres langues sémitiques (El, Elohim, Alaha, etc.), désignait, au Hidjâz, le Seigneur du temple de la Kaaba, un Dieu suprême, le Créateur et le Maître des Mondes. Il aurait, on l'a vu, un féminin, Allât, déesse qui se retrouve au Hidjâz et chez les Arabes du Centre et du Nord arabiques avant l'Islâm (p. 87—89). «Les inscriptions safaïtiques (au sud-est de Damas) ont fourni pour la première fois ce nom divin (Allâh) à l'état isolé; il n'était apparu que dans des noms propres théophores (Abd-Allâh = Serviteur d ' A l l â h ) . . . Le Prophète a d'abord désigné Dieu par l'épithète ar-rahmân 'le miséricordieux, le clément'. . . Les découvertes épigraphiques ont montré que l'épithète rahmanâ est fréquente en Nabatène et à Palmyre; on la relève même en himyarite.» 14 «Allâh est une contraction de Al-ilâh, qui signifie tout simplement 'le dieu'. Chaque tribu nommait ainsi son dieu local » 15 Jadis, on l'a vu, grâce à la réforme religieuse de Hammurabi (vers 2000 av. J.-C.), Marduk, dieu local de la ville de Babylone, devint le dieu suprême de l'Empire. Poussant l'idée monothéiste jusqu'en ses dernières conséquences logiques, Mahomet fera d'Allâh, dieu suprême en Arabie, le Dieu Unique et universel. «Dans l'une des plus anciennes sourates du Livre sacré (106; 3), Dieu est appelé rabb ha dha'l-beit, 'le Seigneur de cette demeure', c'est-à-dire de la Ka'ba . . . Plus tard il est appelé. . . 'Le Seigneur' (er-rabb), accompagné d'une épithète élogieuse ou suivi de la désignation de l'objet sur lequel s'étend son empire, par exemple «le Seigneur des mondes», c'est-àdire des diverses catégories de créatures (rabb el-âlamîn) . .. Ensuite, dans la série historique des chapitres, on trouve employée l'expression Allâh, c'est-à-dire el-ilâh, 'le Dieu (par excellence)', expression qui est restée cristallisée dans la première partie de la formule de la che14 15
R. Dussaud, op. cit., p. 143—144. T. Andrae, op. cit., p. 24.
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hâda: Lâ ilaha illâ'llâh, 'il n'y a d'autre divinité que Dieu'. Quand l'idée de la miséricorde divine l'emporte sur les autres (rahma), Dieu porte le nom d'ar-Rahmân 'clément', . . . qu'on rencontre fréquemment dans les hymnes syriaques de saint Ephrem . . . Le verset 110 du Chapitre XVII pose nettement l'équation: Allâh est le même que le Rahmân. Enfin . . . (Dieu est invoqué) par un grand nombre d'épithètes, répétées fréquemment deux par deux à la fin de nombreux versets, et qu'on appelle les 'beaux noms' (al-asmâ al-hosnâ), au nombre de quatre-vingt-dix-neuf, le centième étant Allâh.» 16 Les attributs d'Allâh, recouverts par ces épithètes, «ne sont ni Lui, ni autre chose que Lui». De leur côté, les Arabes juifs et chrétiens donnaient le nom arabe d'Allâh à leur Dieu respectif. b. L'Unité de Dieu L'Unité de Dieu n'est pas, pour les Arabes du Vile siècle, une conception nouvelle. Bien avant la naissance de l'Islâm, l'idée monothéiste avait pénétré en Arabie, avec le Judaïsme et le Christianisme. Si la conception chrétienne de l'unité divine, quoique indiscutable, est tempérée par le dogme trinitaire, le Dieu unique de l'Ancien Testament est presque le même que celui du Coran. Quelques formules bibliques sur l'unité de Dieu s'apparentent à celles du texte coranique (p. 121). Le caractère plus absolu du monothéisme de Mahomet tiendrait au fait que l'unité d'Allâh est le dogme essentiel de l'Islâm. Outre le monothéisme judaïque et chrétien, Mahomet reconnaît luimême que, longtemps avant lui, d'autres hommes pieux, chez d'autres peuples, s'étaient soumis au seul et vrai Dieu. De ce nombre était Abraham, qui avait pressenti le vrai Dieu unique. «Abraham n'était ni Juif, ni Chrétien; mais il était Harûf (monothéiste), muslim (musulman = résigné à la volonté de Dieu), et il n'était pas des moushrikîn» (qui donnent des associés à Allâh) (Coran, 3, 60). En Arabie même existait, depuis longtemps déjà, une élite arabe qualifiée, comme Abraham, du nom de Hariîf (monothéiste). Ces Hanîfs, parmi lesquels figure Waraka ibn Nôfal, parent de Khadîja, la première épouse du Prophète, sont des Arabes qui, sans être juifs ni idolâtres, ont décelé l'infériorité du paganisme, «abandonné les coutumes païennes de leurs ancêtres pour se chercher une meilleure religion. . . , la vraie religion hanijite, la foi d'Abraham» 17 (p. 89). Nous avons vu que le nom et l'importance d'Allâh n'étaient nullement inconnus chez les Arabes antéislamiques, qui reconnaissaient en lui un 19 17
Cl. Huart, Histoire des Arabes, I, p. 196-197. T. Andrae, op. cit., p. 110.
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Dieu suprême, le créateur et le maître des mondes, le Seigneur de la Kaaba, c'est-à-dire du temple le plus important de l'Arabie centrale. Mahomet reconnaît lui-même qu'Allâh est le Seigneur du temple de la Kaaba (Coran, 14, 40). Pour les Arabes chrétiens et juifs, qui donnaient respectivement le nom d'Allah à leur Dieu unique, l'Allâh du temple de la Kaaba est leur Dieu; ils pouvaient, par suite, participer au culte dont il était l'objet (Andrae). C'est probablement pour cette raison que Mahomet considère les Juifs et les Chrétiens comme des «gens du Livre» et non des idolâtres. C'est cet Allâh de la Kaaba, Dieu suprême chez les Arabes païens et Dieu Unique des Arabes juifs et chrétiens, que Mahomet a transformé en Dieu Unique des Arabes de l'Islâm; et c'est cette transformation qui est le point capital de sa grande réforme. «Lorsque Mahomet proclama sa profession de foi: Il n'y a d'autre Dieu qu'Allah, ce n'était pas là un nouveau dieu qu'il tentait d'introduire. Ses compatriotes païens connaissaient Allah et le vénéraient. Son nom apparaît déjà avant Mahomet sur des inscriptions et dans des noms composés tels que 'Abd-Allah, 'Serviteur d'Allah'. Un des thèmes efficaces de la prédication de Mahomet est le suivant: «Vous reconnaissez bien Allah comme le Créateur du ciel et de la terre: alors, comment n'en tirez-vous pas la conclusion qu'il ne faut adorer que lui?» 18 C'est qu'en effet, au culte d'Allâh, Seigneur du temple de la Kaaba, d'autres divinités (ilâh), de rang inférieur, étaient associées par les Arabes païens. Si les serments les plus sacrés sont prononcés en invoquant Allâh, par contre, son culte était souvent négligé et son nom n' était invoqué «qu'exceptionnellement, au cas d'un danger menaçant ou de grandes calamités». 19 Bien qu'inférieurs à Allâh, les autres dieux, qui ont leur individualité, sont mieux honorés; ils semblent jouer le rôle d'intermédiaires entre les hommes et Allâh, qui est un trop grand Seigneur pour être touché directement. «L'idée d'une intercession de divinités inférieures est tout à fait admissible dans le paganisme arabe.» 20 C'est cette négligence d'Allâh et de son culte, au profit d'une multitude de divinités inférieures qui lui faisaient cortège et l'éclipsaient, qui a provoqué, comme réaction, le monothéisme rigide et exclusif de l'Islâm, création originale du Prophète arabe qui affirme, avec un accent nouveau et particulier, l'unité absolue de Dieu. L'ardeur monothéiste de Mahomet, animé comme par une passion farouche contre les divinités inférieures du panthéon arabe, le portera à considérer leurs adorateurs ou moushrikîn
18 19 20
Andrae, op. cit., p. 22, 23. Andrae, op. cit., p. 25. Andrae, op. cit., p. 20.
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(associateurs), qui associent d'autres dieux au culte d'Allâh, comme les créatures les plus damnées. De là vient cette profession de foi édictée par Mahomet et proclamant «qu'il n'y a d'autre divinité qu'Allâh». En répétant sans cesse cette formule sacramentelle, le Prophète n'entendait certes pas révéler un Dieu nouveau, mais imposer Allâh (dont le nom était connu et l'importance admise), non pas comme Dieu suprême, mais comme Dieu Unique, à l'exclusion des autres divinités qui lui étaient associées dans le temple de la Kaaba. Cette transformation d'Allâh, Dieu suprême des Arabes païens, en Dieu Unique des Arabes de l'Islâm, réalisée par Mahomet, rappelle celle par laquelle, près de deux mille ans auparavant, Moïse, de retour d'Egypte avec ses Israélites, fera du Dieu des Hébreux, appelé jusqu'alors Elohîm {divinité), un Dieu plus personnel et ayant un nom propre: Yahveh (Je suis), c'est-à-dire l'Etre par excellence. De même qu'Allâh était le Dieu suprême des Arabes préislamiques du Hidjâz, Yahveh, avant sa promotion au rang de Dieu Unique, était le dieu local de la région de Kadesh (sainte), ville-oasis du désert sud-palestinien, et, comme La Mecque, ville sainte, au temps de Moïse, de tous les Sémites nomades du monde environnant (I, p. 390). Huit siècles environ avant Moïse, un autre chef sémite, le roi Hammurabi (vers 2000), avait, le premier, mis fin à l'égalité des dieux, en proclamant Marduk, dieu local de Babylone, comme dieu suprême de l'Empire babylonien (I, p. 303). c. Les Livres révélés Le dogme des Livres révélés n'est pas, lui aussi, un dogme original. Avant le Coran, il y avait déjà, chez les Juifs et les Chrétiens, comme Livres révélés, les Psaumes de David, la Bible et l'Evangile, auxquels Mahomet reconnaît un caractère sacré (p. 122—123). Dans sa signification de «lecture» ou «récitation» du Livre d'Allâh, le mot arabe qur'ân (Coran) équivaut au mot syriaque qeryana, «terme usité dans les églises syriennes pour la lecture de l'Ecriture pendant le service».21 d. Les Prophètes inspirés Quant aux Prophètes envoyés par Dieu, à part Mahomet lui-même, tous les Prophètes reconnus dans le Coran sont également mentionnés dans l'Evangile et la Bible. Les principaux sont: Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus et, comme prophètes d'importance secondaire, David, Jacob, Joseph, Job (p. 122-123). 21
Andrae, op. cit., p. 96.
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Ajoutons, au surplus, que la tendance au prophétisme, on l'a vu, est l'une des caractéristiques de l'âme sémitique. Après les prophètes bibliques, et bien que Mahomet ait formellement déclaré que l'ère des envoyés de Dieu est close, de faux prophètes et prophétesses apparaîtront en Arabie dès la mort de Mahomet. e. Le Jugement Dernier La croyance au Jugement Dernier est commune à l'Islâm, au Christianisme et au Judaïsme. La notion chrétienne du Jugement universel, après la fin des temps, est empruntée, sans modification essentielle, à l'idée judaïque du «jugement de Yahveh» ou «jour de Yahveh», tel que l'ont décrit les livres bibliques. Avant la naissance du Judaïsme mosaïque, l'Egypte pharaonique des hautes époques avait connu les premières notions du jugement dernier, du paradis et de l'enfer (I, p. 356-357). /. Le Jugement après la mort Un autre jugement, préalable au dernier, qui, chez les Musulmans, suit immédiatement la mort, faisait partie des croyances arabes antéislamiques, qui admettaient que les morts continuaient, dans la tombe, une existence réduite. L'Islâm admet qu'un jugement, rendu par deux anges immédiatement après la mort, fait de la tombe «un enfer ou un paradis préliminaire» (Macdonald). Mais cette croyance que «l'âme, après la mort, sombre dans l'inconscience totale, de telle sorte que le Jugement semble suivre immédiatement la mort», n'était pas particulière aux Arabes antéislamiques. Une doctrine similaire était enseignée, «en 580, soit environ trente ans avant la prédication de Mahomet, (par) l'un des plus éminents théologiens de l'église nestorienne, Babai le Grand . . . C'est d'ailleurs à cette église qu'appartenaient les Arabes chrétiens de Hîra, à la frontière de Mésopotamie, avec lesquels la Mekke se trouvait en rapports particulièrement étroits».22 Le nom même de 'Isa, par lequel le Coran désigne Jésus, est créé «sans doute par analogie avec la forme nestorienne 'Icho» (Andrae). g. Les peines de l'Enfer et les délices du Paradis On a critiqué la conception religieuse de Mahomet qui promet, après la mort, des châtiments trop sévères aux damnés et surtout des délices profanes aux élus (p. 123). Mais ces châtiments et ces récompenses sont promis par le Christianisme et le Judaïsme. 22
A n d r a e , op. cit.,
p.
89-90.
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En ce qui concerne plus particulièrement le Christianisme oriental de cette époque, les châtiments terribles et les récompenses mirifiques qui attendent les hommes après la mort, s'apparentent à ceux qu'annonce Mahomet. «L'effroi et la terreur du Jugement Dernier, écrit T. Andrae, la crainte à la base de la piété . . . forment aussi l'atmosphère fondamentale de la piété monacale chez les Chrétiens, telle qu'elle existait dans les Eglises orientales . . . La crainte du Jugement D e r n i e r . . . est caractéristique de toute piété véritable . . . Dans les églises syriennes aussi, nous trouvons cette piété qui se détourne du monde, cette crainte du Jugement et de l'éternité . . . La ressemblance entre la piété de Mahomet et celle du christianisme syrien . . . est infiniment plus grande que nous ne pouvons l'indiquer par ces brèves allusions. L'étude d'Ephrem, le grand prédicateur de l'église syrienne, est instructive à cet égard. Ce Père de l'Eglise, également honoré par les Monophysites et les Nestoriens, n'a négligé aucun thème eschatologique de la mort, du Jugement et du talion éternel. Nous trouvons trait pour trait, dans les Homélies d'Ephrem sur le Jugement, les descriptions bien connues du Coran sur le même sujet, avec une identité frappante d'expressions et d'images. Il est particulièrement intéressant de jeter un coup d'oeil sur les Hymnes d'Ephrem sur le Paradis. Du côté chrétien, on a souvent cité, pour preuve de la faible valeur religieuse du prophète arabe, qu'il ne peint la félicité céleste que sous l'aspect d'une satisfaction illimitée des appétits sensuels les plus primitifs. Or, l'ardeur des polémistes chrétiens serait quelque peu refroidie s'ils savaient que les peintures du Paradis, dans le Coran, sont inspirées de celles des prédicateurs chrétiens de Syrie. Le plus grand d'entre eux, Ephrem, peint, lui aussi, les joies des Bienheureux sous des couleurs fort terrestres. 'J'ai vu les demeures des justes, et les justes euxmêmes, oints d'onguents, baignés de parfums, couronnés de fleurs et de fruits . . . Quand ils sont à table, les arbres leur dispensent l'ombre dans l'air clair. Les fleurs poussent au-dessous d'eux, les fruits au-dessus . . . Des vents rapides se tiennent devant les bienheureux pour les servir. L'un souffle la satiété, l'autre fait couler des boissons . . .' Le vin que dégustent les Bienheureux ne manque pas non plus dans le Paradis chrétien, et l'on peut même reconnaître une allusion discrète aux houris dans ces paroles d'Ephrem: 'Celui qui, sur terre, se sera abstenu du vin, verra les vignes du Paradis se pencher vers lui, et lui tendre chacune une grappe de raisin. Et celui qui aura vécu dans la chasteté, le moine qui n'aura pas succombé aux amours terrestres, sera reçu par les bras purs des femmes.' Sans doute Ephrem souligne que tout cela n'est qu'un essai de donner une idée des joies célestes 'que nul entendement terrestre ne peut concevoir.' M a i s , . . . la piété populaire a certainement compris ce langage
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métaphorique de la façon la plus grossière et sensuelle; et dans ces conditions, on ne peut reprocher à un citoyen de la Mekke païenne d'avoir fait de même.» 23 h. Le fatalisme islamique ou prédestination
{Al kadar)
Le fatalisme islamique, qui semble découler de l'enseignement du Prophète et de la définition même du mot «Islâm», n'est pas une création originale de Mahomet. Nous avons vu que le Coran, qui «n'a pas sur ce sujet de doctrine bien arretee», « n'est pas plus fataliste que l'Evangile et la Bible», et que le libre arbitre humain a eu ses défenseurs dans l'Islam (p. 124-125). La notion de la prédestination, qui, pour Mahomet, est liée à la toutepuissance d'Allâh, a été adoptée par beaucoup de réformateurs et de grands génies religieux. Luther, Zwingle, Calvin, ont conclu à la prédestination, en affirmant que l'homme ne peut rien et que Dieu fait tout. Avant Mahomet, un autre grand génie religieux, saint Paul, dans deux passages de son Epître aux Romains, conclut à la prédestination absolue. Cette idée, complètement absente de l'Evangile et repoussée par les Pères de l'Eglise qui professaient la doctrine de la liberté humaine, s'explique, chez saint Paul, par les circonstances de sa conversion. La grâce le saisit, sur le chemin de Damas, alors qu'il était en révolte déclarée contre le Christ et sa religion. Pour l'Eglise chrétienne, Dieu prête son assistance aux hommes; mais il ne les contraint en rien; la prescience divine, qui prévoit les récompenses ou les châtiments consécutifs aux actes des hommes, n'est point la cause de ces actions. «Expression d'une conception religieuse du monde et de l'existence humaine», la croyance en la prédestination n'est donc pas une idée nouvelle apportée par l'Islâm. Sans aller jusqu'à affirmer que le Prophète l'a empruntée au Judaïsme, il est certain que ses racines plongent dans le fonds du vieux passé de l'Orient. Le fatalisme est, en effet, un des attributs de l'âme orientale. Il «est une sorte de résignation tranquille qui apprend à l'homme à subir sans vaine récrimination les lois du sort. Elle est beaucoup plus le résultat du caractère que des croyances. Bien avant Mahomet, les Arabes étaient fatalistes et cette conception des choses fut aussi étrangère à leur grandeur qu'elle le fut à leur décadence.» 24 i. Les Génies bons ou mauvais Au fonds antéislamique arabe et oriental se rattache également la croyance aux Djîinn, génies bons ou méchants (II, p. 365). 23 24
T. A n d r a e , op. cit., p. 8 2 - 8 8 . G. L e b o n , op. cit., p. 109.
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La lutte, dans l'homme, entre le Bien et le Mal, décrite dans le Coran, rappelle le duel éternel entre Ahura-Mazda et Ahriman, dans le mazdéisme zoroastrien, et se retrouve dans la doctrine chrétienne: Dieu et Satan, les anges et les démons (II, p. 278).
2. Origines du culte et du rituel islamiques a. Le rituel islamique Le rituaiisme, qui accompagne tous les actes de la vie religieuse des fidèles de l'Islâm, est composé d'éléments appartenant également au Judaïsme, au Christianisme ou aux cultes arabes antéislamiques. Les prescriptions de purification, les règles de l'hygiène sacrée, la circoncision, l'abstention de la viande de porc, sont aussi commandées par le Judaïsme. Le rituel du pèlerinage appartient au culte païen de la Kaaba. Les principales postures de la Prière islamique (As-salât): debout, incliné, à genoux, prosterné (p. 124—125), sont pratiquées par les Chrétiens et surtout par les Juifs. b. La Prière ou Veille nocturne (Salât al-lail) La prière ou veille nocturne (p. 127), qu'il ne faut pas confondre avec la dernière des cinq prières quotidiennes qui est prescrite après la tombée de la nuit, est un exercice volontaire de recueillement, une pratique ascétique et facultative, que le Prophète s'était imposée et qui est encore en usage. Imitant l'exemple du Prophète, les fidèles passent une bonne partie de la nuit debout à lire le Coran, ou prosternés en actions de grâces. Ces rites rappellent ceux des ermites et des moines chrétiens de Syrie. «Quand Mahomet prescrit pour lui et ses fidèles de veiller la moitié de la nuit et de réciter le Coran, il ne fait que répéter les règles des moines . . . Ce culte nocturne comprenait (chez les moines chrétiens) la lecture de la Sainte Ecriture, interrompue à intervalles réguliers par de courtes actions de grâce et des soupirs implorants. Il y avait tout un cérémonial pour les positions du corps: tantôt droit à genoux, ou tantôt prosterné touchant la terre du front. Parfois on cite, comme preuve de la piété d'un homme, que son front porte les signes manifestes de ses constantes prosternations. De même Mahomet déclare que ses véritables disciples portent sur leur face la marque de leurs nombreuses prosternations (Coran, S. 48, v. 29). Les Chrétiens de Syrie, comme les Musulmans, calculaient la durée de leur méditation par le nombre de leurs génuflexions. Les traits que nous venons d'esquisser sont communs à la plupart des églises orientales.»25 25
Andrae, op. cit., p. 88, 89.
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c. Le jeûne de Ramadân Le jeûne du mois de Ramadân, observé de l'aube au coucher du soleil (p. 127), fut institué en l'an 2 de l'Hégire, à Médine, où les Juifs pratiquaient le jeûne du «dixième jour» (âshûra), observé d'un coucher de soleil à l'autre. Le mois de Ramadân, on l'a dit, était considéré comme un mois sacré dans l'Arabie antéislamique (Wensinck). Comme durée, ce jeûne d'un mois s'apparente au jeûne chrétien de quarante jours. d. La contribution obligatoire
(Az-Zakât)
Cette contribution «est fondée sur une idée commune aux Arabes et aux Juifs» (Massé), idée que nous avons exposée plus haut (p. 127—128). «C'est comme une sorte de purification morale que l'Islâm impose la Zakâ, l'aumône légale: empruntée au judaïsme, c'est à lui qu'elle doit toute sa valeur éthique.»26 e. Le Pèlerinage de La Mecque Nous avons vu que le Pèlerinage de La Mecque, lié au culte célébré dans le temple de la Kaaba, est un vestige de l'ancien paganisme arabe, conservé et spiritualisé par le Prophète. Les lieux visités par les pèlerins musulmans étaient des lieux sacrés (harâm) et un objet de pèlerinage pour les Arabes antéislamiques (p. 128—129). Par animosité contre les Mecquois, Mahomet, au début, semble avoir voulu faire de Médine un sanctuaire rival de La Mecque et élever Jérusalem au rang de première ville sainte de l'Islâm. C'est dix-huit mois après l'Hégire, que, rompant avec les Juifs de Médine et sentant la puissance des vieux rites mecquois, difficiles à abolir, qu'il décida de maintenir à La Mecque son rang et ses traditions anciennes et édicta que les croyants, pendant la prière, s'orienteront désormais vers la ville sainte de la Kaaba, et non plus vers Jérusalem. /. La Pierre de la Kaaba Rappelons que le culte de la pierre, qu'on retrouve chez les Arabes antéislamiques, existait chez les Sémites sédentaires du Croissant Fertile, dès le Ille millénaire. Demeure d'un dieu, d'où son nom sémitique de bétyle (Bet-El = maison de dieu), la pierre la plus célèbre, en Phénicie antique, est celle du temple de Byblos, appelée Chaabou, nom qui se perpétue à La Mecque par celui de la Pierre Noire de la Kaaba (p. 128, et I, p. 373). Ce culte de la pierre était également répandu en Canaan (Palestine). De forme conique, offertes, sur un autel, à la vénération des fidèles, ces 56
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 119.
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pierres sacrées sont, en général, peu dégrossies, probablement telles qu'elles avaient été trouvées. «Ce dut être, par exemple, le cas du bloc de diorite sur lequel est gravé le Code de Hammurabi qui est au Louvre. La finesse du travail montre que le sculpteur était capable de donner à cette stèle une forme parfaitement régulière; il n'en a rien fait, préférant certainement lui laisser la forme sous laquelle il l'avait reçue; c'était peut-être une pierre déjà vénérable lorsqu'on s'avisa d'y inscrire le Code.» 27 Nous avons vu l'empereur romain Elagabal, originaire d'Emèse (Homs), en Syrie, transporter à Rome la pierre noire de sa ville natale, qui était le symbole de son dieu; elle fut installée au Palatin, près du palais impérial, dans un temple spécial. «C'était un bloc de forme conique, marqué de stries, un de ces bétyles qui tiennent une si grande place dans les religions de l'Asie.» 28 Nous avons vu aussi qu'Elagabal était circoncis et évitait de manger de la viande de porc (III, p. 143). g. La Guerre sainte. Les taxes La Guerre sainte — Destinée à étendre le domaine territorial de l'Islâm, la Guerre sainte musulmane (Djihâd), proclamée comme un devoir pour les Croyants, n'est pas une nouveauté apportée par l'Etat islamique. Vaguement recommandée dans le Coran, elle ne sera établie qu'après la mort de Mahomet (p. 129). Nous avons vu que, depuis la conversion de l'empereur Constantin (312), qui fit du christianisme la religion officielle de l'Empire grécoromain, la guerre entre Byzance et la Perse avait souvent revêtu la forme d'une guerre de religion. Sous Héraclius, on l'a vu, la guerre gréco-perse affecta toutes les formes des futures Croisades (III, p. 366—367). «L'ancien hellénisme et la 'romanité' se présentaient à l'Asie sous la forme d'un credo. Avec le Coran, le monde arabe répondait par le djihâd, la terrible guerre sainte musulmane.» 29 Les taxes. — La taxe de capitation (Jizyat) et l'impôt foncier (Kharaj), au paiement desquels sont astreints les sujets non musulmans, (dhimmi) ou protégés, existaient, avant l'Islâm, dans les régions soumises à la domination byzantine et perse. 30 h. L'année
lunaire
L'institution de l'ère islamique, qui commence de l'année de la migration (Hégire) de Mahomet de La Mecque à Médine (622), est postérieure à la 27 28 29 30
G. M. R. Le
Contenau, La civilisation phénicienne, p. 102. Besnier, op. cit., p. 83. Grousset, l'Empire du Levant, p. 93. terme Kharaj dériverait du mot grec: Khorégya.
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mort du Prophète. C'est sous le règne du calife Umar, deuxième successeur de Mahomet, vers l'an 17 ou 18 de l'Hégire, que l'on commença à dater la correspondance officielle à partir de cet événement. Quant à Vannée lunaire, son établissement est emprunté à l'usage arabe antéislamique, avec toutefois une simplification qui a eu pour résultat de troubler la vie sociale de la communauté islamique. «L'Arabie centrale connaissait, au Vile siècle, une année de mois lunaires qu'elle s'efforçait d'adapter à l'année solaire par l'intercalation d'un mois supplémentaire tous les deux ans; cette intercalation avait lieu, selon un usage assez compliqué, sous l'influence des divinités païennes, dont Mohammed voulait effacer le souvenir: Dieu ordonne donc de s'en tenir à l'année lunaire pure et simple. Le Prophète n'a point vu quel trouble ce calcul du temps allait jeter dans la vie économique et religieuse. Il fallait, dès la période omeyyade, revenir, notamment pour la perception de l'impôt foncier, à l'observation de l'année solaire, qui correspond seule au rythme de la culture du sol.» 31 i. La vie familiale Des antiques usages de l'Arabie antéislamique, Mahomet, dans le domaine de la vie familiale, a limité la polygamie et adouci l'esclavage. Le divorce est réglementé; la condition de la femme et le sort des filles, des orphelins et des esclaves sont améliorés (p. 129—130). La famille musulmane, avec son cadre traditionnel, son harem fermé et l'autorité despotique de l'homme n' est guère une création arabo-islamique. Elle est, en réalité, la reproduction de la famille orientale antéislamique. Un tableau de la vie de famille babylonienne, tiré par Maspero du Code de Hammurabi (vers 2000), est suggestif à cet égard. «Les femmes riches», écrit Maspero, «se montraient peu au-dehors, et, quand elles sortaient, c'était pour aller prier aux temples, ou pour visiter chez les harems voisins, voilées et entourées d'un cortège d'esclaves qui les cachait aux yeux de la foule; la plupart du temps elles demeuraient cloîtrées chez elles, assises ou occupées à des ouvrages d'aiguille, et sans autres distractions que les bavardages de leurs amies ou de leurs esclaves.» 32 /. La prohibition
des images
La prohibition des images, qui n'est pas formellement exprimée dans le Coran, n'est pas particulière à l'Islâm. Elle est également prescrite par le Judaïsme. «L'Eglise chrétienne d'Orient l'a connue momentanément avec 31 32
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 125, 126. Cité par Gautier, op. cit., p. 47.
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les Pauliciens, sous le règne de (l'empereur) Léon III», 33 dit l'Isaurien (717_741). k. La circoncision Bien que non prescrite par le Coran, la circoncision (p. 130), pratiquée par les Musulmans et les Juifs, était en usage chez les Arabes préislamiques et les Sémites anciens (Cananéens, Phéniciens, Araméens, Israélites, etc.), ainsi que chez les anciens Egyptiens et Africains (I, p. 199).
33
Massé op. cit., p. 139.
III. Islamisme, Christianisme et Judaïsme 1. Ressemblances et différences L'ignorance, les préjugés et une attitude plus ou moins partiale, ont porté de nombreux historiens chrétiens et occidentaux à sous-estimer la religion islamique et son fondateur. La cause de cette attitude doit être principalement cherchée dans l'incompréhension d'une religion, qui, tout en s'inspirant des conceptions chrétiennes, s'en écarte parfois jusqu'au point de paraître incompréhensible. Des religions totalement étrangères choquent moins qu'une religion sœur. «C'est entre parents qu'on se comprend le moins. Un chrétien trouve dans l'Islâm beaucoup de choses qui lui rappellent sa propre religion, mais sous une forme étrangement défigurée. Il trouve des articles de foi et des idées fort voisines des siennes, mais détournées vers des routes étrangères . . . Il nous a été beaucoup plus facile de comprendre des conceptions religieuses tout à fait nouvelles et étrangères, comme par exemple celles de l'Inde ou de la Chine.»34 La même attitude peut s'observer, vis-à-vis du Christianisme, chez les adeptes de l'Islâm. Imprégné de la conception monothéiste la plus absolue et de celle de la toute-puissance de Dieu, le Musulman comprend difficilement le dogme de la Trinité et ceux de l'Incarnation et de la Rédemption ou la mort de Dieu sur la croix. Nés successivement dans trois régions voisines — Négeb, Judée, Hidjâz —, le Judaïsme, le Christianisme et l'Islamisme, trois créations du génie sémitique, procèdent l'un de l'autre, ou, plus exactement, la religion de Jésus et celle de Mahomet procèdent du Judaïsme; mais elles n'ont entre elles que des affinités dues à leur origine commune et quelques points de ressemblance. De nombreux dogmes chrétiens sont connus et admis par l'Islâm. Mahomet affirme la mission divine de Jésus (Isa) et le caractère inspiré de l'Evangile. Il admet la pureté de la Vierge Marie et l'Immaculée Conception; il reconnaît que Jésus est le Verbe et l'Esprit de Dieu. La croyance aux anges et aux démons, à la vie future et éternelle, à la résurrection des morts, au jugement dernier, à l'existence du paradis et de l'enfer, est commune, on l'a vu, aux deux religions révélées. En outre, le Dieu unique de Mahomet qui, par son monothéisme absolu, s'identifie à celui du Judaïsme, présente cependant, par son caractère ®4 Andrae, op. cit., p. 9.
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universel, une grande analogie avec le Dieu de Jésus. Allâh, comme le Dieu chrétien, est, en effet, le Dieu de tous les hommes, sans distinction de races, ni de couleurs; par contre, Yahveh, Dieu d'Israël, exclusif et jaloux, sépare son peuple des autres nations et en fait une race élue. Enfin, l'Islamisme se rapproche beaucoup du Christianisme, «quand il proclame que Jésus est le Verbe et l'Esprit de Dieu, descendu dans le sein de la Vierge Marie». Mais l'Islamisme s'écarte du Christianisme en refusant d'accepter la divinité du Christ et les dogmes de la Trinité, de l'Incarnation et de la Rédemption. Pour Mahomet, Jésus n'est point mort sur la croix, mais il a été enlevé au ciel par Dieu; c'est son sosie qui a été crucifié. L'Islâm rejette aussi le culte de Marie, la vénération des saints, le sacerdoce et l'organisation ecclésiastique. Une autre différence qui distingue le Christianisme de l'Islamisme réside dans le caractère différent que chacune de ces deux religions attache à son fondateur et au Livre qu'il a révélé. Tandis que Mahomet, comme il le déclare lui-même, est, pour les Musulmans, un simple mortel choisi par la volonté divine pour transmettre à l'humanité le Coran, qui est le Verbe d'Allâh, Jésus-Christ, que l'Islamisme reconnaît comme l'un des grands prophètes, est, pour les Chrétiens, l'incarnation même du Verbe de Dieu. On pourrait dire, sans exagération, que, sur un plan supérieur, les différences qui séparent entre elles les trois religions révélées sont comparables à celles qui distinguent les grandes sectes ou hérésies d'une même religion. «Considéré sur l'écran de l'Inde, le monde de l'Islam ne semble guère plus différent du monde chrétien que l'esprit de l'Eglise orthodoxe grecque diffère de l'Eglise catholique. Juifs, chrétiens et musulmans sont frères. De même que ces trois religions remontent historiquement au mosaïsme, c'est le même esprit qui, finalement, les anime . . . C'est ainsi que le monde de l'Islam, considéré sur le sol hindou, rappelle à l'Occidental sa patrie.» 35 En réalité, ce qui sépare les Chrétiens des Musulmans, ce sont moins les dogmes ou les questions théologiques, que les cultes, qui sont la pratique quotidienne de la religion. En effet, si la prière, le jeûne, le pèlerinage sont recommandés par le Christianisme et l'Islamisme, par contre, ces cultes et ces rites, différemment pratiqués, façonnent différemment la vie et les habitudes des adeptes des deux religions. Mais les pratiques cultuelles prescrites par l'Islâm sont imputables au caractère oriental, produit combiné du milieu géographique et de la race. Leurs racines, on l'a vu, plongent dans le fonds du vieux passé oriental, où Chrétiens orientaux, Musulmans et Juifs ont largement puisé. 35
De Keyserling, Journal de voyage d'un philosophe,
I, p. 247, 250.
ORIGINE DES ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS DE
2. Orientation
différente
des trois religions
L'ISLAM
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révélées
Parentes par leurs origines et voisines par leurs berceaux, les trois religions sémitiques révélées se sont différemment propagées, tant par les moyens que dans l'espace. L'expansion militaire de l'Islamisme, qui diffère de l'expansion pacifique du Christianisme, est due au fait que l'Islâm, comme le Judaïsme, est à la fois une religion et un Etat. Mahomet, comme Moïse, eut d'abord à créer, en Arabie, un Etat et une nation inexistants avant lui. Par contre, Jésus, né dans une province romaine, à une époque où l'Empire d'Auguste, fortement organisé, est au faîte de sa puissance, n'eut à s'occuper que de la réforme morale, spirituelle et sociale de la société de son temps. Tourné exclusivement vers le royaume de Dieu, il se désintéressa des royaumes terrestres. D'autre part, si le Christianisme et l'Islamisme se sont trop éloignés l'un de l'autre, c'est que la religion chrétienne, dont les premiers apôtres se sont tournés vers Antioche, Alexandrie et Rome, s'est adjoint des croyances méditerranéennes, alors que l'Islâm a conservé intacts ses éléments formateurs, puisés dans le milieu continental de l'Orient, en dehors du domaine gréco-méditerranéen, c'est-à-dire dans la Bible, en Arabie, et en Mésopotamie perse. «La religion juive paraît avoir été la principale source de la doctrine coranique . . . Le texte arabe du Prophète est pénétré de l'inspiration juive plutôt que de l'inspiration chrétienne.» 36 — «Il semble que l'Egypte pharaonique soit, sur certains points, plus étroitement apparentée avec la religion chrétienne. Après tout c'est à Alexandrie que l'Evangile, traduit en grec, a pris sa forme définitive.» 37 Il y a, en effet, une «analogie frappante entre la conception égyptienne de l'enfer et la tradition évangélique» (Chabas). C'est en Egypte qu'ont été conçues les premières notions de l'immortalité de l'âme, du jugement dernier, du paradis et de l'enfer, la croyance à la révolte de l'humanité contre Dieu, la connaissance de l'arbre de vie et de science, du serpent séducteur, du fruit défendu, et de la femme (Isis) «qui cherche avec l'aide du serpent à obtenir la divination en s'emparant de la science suprême». C'est en Egypte que l'humanité, ambitieuse de connaissances, s'est attiré la colère divine et traîna, depuis lors, «le poids d'un péché originel» que les hommes doivent expier sur terre. Parmi les moyens
30 37
Montet, Le Coran, p. 29. Gautier, op. cit., p. 119.
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préconisés pour cette expiation, la circoncision et le baptême dans «l'eau sainte du Nil» semblent recommandés.38 C'est en Egypte enfin que fut conçue la première idée du dieu-un en trois personnes. «Un papyrus, daté de Ramsès II (1298—1232 av. J.-C.), expose les fondements d'une théocratie. Trois dieux, Râ, Phtah, Amon, patrons de trois capitales successives, Héliopolis, Memphis, Thèbes, constituent le gouvernement de l'Univers, présidé par Amon: Râ en est la tête qui pense, Phtah, le corps qui exécute, mais c'est de la bouche d'Amon que sort le verbe suprême 'qui fait mourir ou qui fait vivre'. Aussi 'vie et mort, pour tous, viennent de Phtah, Amon et Râ, trois-un', c'est-à-dire: un être en trois personnes.»39 A cette trinité ou triade égyptienne correspondait la Triade phénicienne, composée du dieu Baal, de la déesse mère Astarté et du dieu fils Eshmûn. En outre, la passion et la résurrection de l'Osiris égyptien a, on l'a vu, une affinité évidente avec celles de l'Adonis phénicien (I, p. 188-190 et 368). «Dans les mystères d'Isis, d'après Moret, on trouve aussi, figurée sur les parois, «Isis-mère, et sur ses genoux l'Enfant-Horus qui pose un doigt sur sa bouche, attitude qui se conservera pour représenter la Madone et l'enfant Jésus» . . . A une époque tout à fait tardive, où la vie se retirait déjà des vieux temples égyptiens, au début de l'ère chrétienne, M. Moret décrit le culte isiaque,. . . «avec son clergé vêtu de blanc, tonsuré, aux mœurs ascétiques, ses assemblées de fidèles, ses cénobites et ses recluses; avec ses cérémonies de baptême, de la scène et ses prédications; avec ses rites qui sauvent l'humanité par l'immolation d'un Dieu; ses offices quotidiens, ses contemplations, son amour de justice et de v é r i t é . . . C'est par les mystères d'Isis que les antiques spéculations d'Egypte se sont propagées dans le monde romain.»40 Ainsi, tandis que la théocratie continentale des Hébreux et des Arabes est celle d'un Dieu unique, exclusif, sévère et jaloux, planant isolément au-dessus de l'univers, celle de l'Egypte méditerranéenne, qui marquera de son empreinte, grâce à l'influence de l'Eglise gréco-alexandrine, le christianisme oriental et la monarchie byzantine, s'accommodera d'un Dieu unique en trois personnes, d'une religion comportant des mystères, d'une organisation cléricale et d'une autorité temporelle exercée par les ministres de Dieu. Cette évolution et cette orientation différentes des trois religions sœurs sont donc dues aux milieux géographiques où elles se sont, dès l'origine, élaborées et établies. Né dans un milieu méditerranéen et sous l'égide d'un 38 39 40
Moret, Chabas, Lefébure, cités par Gautier, op cit., p. 116—120. Moret, Histoire de l'Orient, II, p. 567. Gautier, op. cit., p. 120, 122.
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Empire et d'une civilisation démocratiques et maritimes, le Christianisme négligea le domaine politique, pour ne s'intéresser qu'aux masses populaires et à l'amélioration de leur vie spirituelle et sociale. Par contre, le Judaïsme, surgi dans les déserts syro-mésopotamien (avec Abraham) et sud-palestinien (avec Moïse), puis transformé par l'exil des Juifs en Babylonie, où furent arrêtés les principaux textes de la Bible, restera une religion continentale, celle d'un peuple belliqueux, qui cherche, dès l'origine, à constituer une nation élue et un Etat politique, et théocratique. Elaboré dans un milieu et dans des conditions analogues, l'Islamisme, religion continentale qui se propose de former une nation élue et u-n Etat théocratique, sera plus apparenté au Judaïsme qu'au Christianisme et puisera ses éléments dans le vieux fonds continental de l'Orient: en Arabie, en Mésopotamie et en Perse. Rejetant du Christianisme tous les éléments méditerranéens ou phéniciens, tels que la Trinité, le sacerdoce, il sera, comme le Judaïsme de Moïse né dans le Désert, l'armature d'une nation et d'un Etat continental, théocratique et absolu. C'est pourquoi, l'originalité véritable de l'Islamisme, vis-à-vis du Christianisme, réside dans le dogme absolu de l'Unité de Dieu. C'est Jérusalem qui devient la seconde Cité sainte de l'Islâm, et c'est à Jérusalem, sur l'ancien emplacement du Temple de Salomon, que fut édifiée la mosquée d'Umar, la mosquée sacrée par excellence après celle de la Kaaba à La Mecque. Et c'est au mazdéisme iranien, et non pas à l'Egypte, que s'apparentent la conception islamique du jugement des âmes après la mort et la notion des anges et des démons. Nous avons vu que «la prédominance de l'esprit sédentaire en Egypte aurait eu pour conséquence l'essor de l'intellectualité. En tout cas elle n'a pas eu pour conséquence l'essor de l'esprit militaire et impérialiste . . . Aujourd'hui encore, dans le monde musulman, l'Egypte a bien la prétention justifiée d'être le cerveau de l'Islâm, mais non pas assurément son sabre. La Chaldée (Mésopotamie) a été exactement ce que l'Egypte n'était pas . . . C'est la Chaldée, et non pas l'Egypte, qui a été l'empire militaire. C'est elle qui a édifié par la force le grand empire oriental unique (assyrien), dont l'Egypte elle-même a fini par n'être qu'une province . . . Il faut arriver jusqu'au Vie siècle et jusqu'aux Perses (540—330 av. J.-C.), pour trouver l'Orient tout entier unifié sous la domination (iranienne) du roi des rois.»41 Ces considérations nous expliqueraient pourquoi l'Islamisme primitif s'est propagé dans le Proche-Orient continental (Syrie-Est, Egypte-Sud, 41
Gautier, op. cit., p. 128, 129, 130.
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Mésopotamie, Perse), plus facilement et plus particulièrement que dans le Proche-Orient méditerranéen (littoral syrien, libanais, palestinien, égyptien et côtes d'Asie Mineure), où le Christianisme conservera, pendant très longtemps et sous la domination islamique, de nombreuses et solides positions.
IV. La civilisation arabo-islamique, continuatrice de celle du vieil Orient
Comme le dogme, le culte et le rituel islamiques, la civilisation de l'Orient arabo-musulman s'enracine, elle aussi, dans le fonds du vieux passé oriental. Cette civilisation n'est, en effet, qu'une forme renouvelée ou rénovée des civilisations anciennes du Proche-Orient, c'est-à-dire des pays de Chaldée, de Perse, de Syrie, de Phénicie, d'Egypte, éclipsées jusqu'alors par l'hellénisme occidental. «Dernier rameau des civilisations orientale et grecque, l'Islam a hérité de tout ce qu'elles ont bâti. De même que sa religion procède du Judaïsme et du Christianisme, son art est une synthèse de styles byzantin et persan . . . Et il en est de la science, de la philosophie et du droit de l'Islam, comme de sa religion et de son art. Il les reprend à l'antiquité gréco-romaine et les transpose dans la langue arabe.»42
1. La théocratie islamique, vieille conception orientale La société théocratique est celle «où l'autorité, regardée comme émanant de Dieu, est exercée par ses ministres». A la différence du Christianisme, dont les doctrines sont exclusivement religieuses, l'Islâm, qui est à la fois religion et Etat, est une véritable théocratie, où les pouvoirs temporel et spirituel sont étroitement liés, et où la vie privée est réglementée au même titre que la vie publique. Mais cette théocratie islamique n'est, en fait, que la continuation de celle des vieilles sociétés orientales, et particulièrement celles de Chaldée et de Perse. a. La théocratie orientale avant l'Islâm Nous avons vu que, dans l'Orient ancien, où le politique et le religieux se sont toujours confondus, l'Etat théocratique était le seul pouvoir concevable. L'Etat pharaonique, les Etats babylonien, assyrien, chaldéen, perse, l'Etat sacerdotal des Juifs, sont des sociétés hétérogènes groupées autour d'un chef politique ou monarque qui est, en même temps, dieu ou vicaire des dieux. C'est pour l'avoir ainsi compris qu'Alexandre le Grand, 42
J. Pirenne, Les
grands courants
de l'Histoire
universelle,
II, p. 20.
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dès son entrée en Egypte, se fit reconnaître comme le fils du dieu égyptien Amon. Et c'est pour avoir ignoré cette tendance de l'esprit oriental, que, pendant mille ans, Grecs, Romains et Byzantins, restèrent des étrangers en Orient, et que leur culture, demeurée superficielle, s'effaça promptement devant la première réaction victorieuse de l'orientalisme théocratique de l'Islâm. L'Etat gréco-romain ou byzantin et chrétien est un Etat où le souverain n'est, en principe, que le protecteur de l'Eglise, dont le chef ou patriarche est le vicaire officiel du Christ. Avant l'Islâm, le Christianisme oriental a eu, lui aussi, sa tendance théocratique, en dépit de la recommandation de l'Evangile de «rendre à César ce qui appartient à César». Nous avons vu, à ce sujet, la prétention et la doctrine césaropapiste des souverains de Byzance et la lutte qu'elles provoquèrent entre les empereurs et la Papauté romaine (III, p. 254, 327). Si le Christianisme théocratique, qui a relativement réussi dans l'Empire gréco-romain d'Orient, a complètement échoué dans le monde occidental, c'est parce que, «transporté loin de son pays d'origine, (il) a trouvé en Occident d'autres instincts profonds préexistants, un acquis indélébile, avec quoi il a dû composer».43 C'est l'Occident qui a modifié la conception et les tendances théocratiques du Christianisme gréco-oriental, en gardant, «en face des clercs,... la société laïque, avec tous ses organes, politiques et administratifs, distincts de l'organisation ecclésiastique; avec ses droits coutumier et romain, en face du droit canon».44 Ce sont ces caractères, typiquement occidentaux, qui firent du Christianisme une religion étrangère dans son pays d'origine, qui ne pouvait plus s'y reconnaître. «Il semble difficile de nier qu'un sentiment de ce genre ait dû nécessairement sommeiller au fond des âmes (orientales). Et il conduisit évidemment à l'Islâm.»45 Après l'expansion victorieuse de l'Islâm et la disparition de la domination gréco-romaine, la conception orientale du pouvoir politique rejaillit plus vigoureuse, comme d'une source trop longtemps contenue. L'Empire arabo-musulman, qui succéda à l'Empire gréco-byzantin, «était une théocratie proprement orientale à laquelle tout l'Orient s'est rallié avidement, avec un élan tel que les conquis, en un siècle, ont submergé les vainqueurs: ils ont été plus musulmans et plus arabes qu'eux.»46 En adoptant des institutions politiques respectivement différentes, l'Orient musulman et l'Occident chrétien n'ont donc fait que perpétuer, en les renouvelant, les institutions des sociétés qui les avaient respectivement précédés dans le temps et l'espace. Dans ce domaine encore, les différen4:! 44 45 46
Gautier, Gautier, Gautier, Gautier,
op. op. op. op.
cit., cit., cit., cit.,
p. 20, 21. p. 20. p. 196. p. 229.
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ces qui les distinguent sont le produit combiné du milieu géographique et de la race. La religion, comme la civilisation, est un effet et non une cause. L'Oriental ancien, qui est un être sentimental et plus ou moins mystique, préfère la foi et la loi religieuse à la loi humaine d'essence rationnelle. Dans l'ensemble, il obéit plus volontiers à un pouvoir de caractère sacré, dans le cadre d'un Etat théocratique et patriarcal, d'une cité de Dieu, où le chef suprême est un représentant du Ciel. «Transposée du plan religieux sur le plan politique, la primauté du sentiment crée des sujets plutôt que des citoyens, et des régimes plus tyranniques que libéraux. Le sentiment est ennemi de la loi: l'homme qui le suit n'est pas incapable de discipline, bien au contraire, mais il faut que cette discipline lui soit dictée par son cœur, il faut que la vénération que lui inspire l'autorité soit de nature mystique. La loi, au contraire, est d'essence rationnelle.»47 b.
La théocratie
islamique,
idée d'Arabes
sédentaires
La notion théocratique de l'Islâm est une idée d'Arabes sédentaires, chez lesquels le sentiment de la communauté religieuse prédomine sur celui de la parenté ethnique, que leurs congénères nomades mettent au premier plan. Mahomet et ses compagnons sont, en effet, des citadins de La Mecque et de Médine; et c'est dans les milieux sédentaires de l'Arabie et de l'Orient que l'Islâm, avec ses dogmes, ses rites et ses conceptions politiques et sociales, trouvera sa véritable ambiance. Anarchiques et individualistes, du fait des conditions de leur vie errante, les nomades, chez lesquels les liens du sang l'emportent sur ceux de la communauté religieuse, sont moins portés que les sédentaires à l'organisation théocratique. D'où il suit que, chez les Sémites nomades ou fraîchement sédentarisés, le sentiment religieux est plutôt ethnico-tribal, tandis qu'en Egypte et en Perse, il revêt un caractère plus ou moins national. Cette distinction fait que l'Egypte a toujours, au cours de sa longue histoire, changé en bloc de religion, tandis que, dans le monde sémitique, le particularisme tribal ou ethnico-géographique s'est constamment reflété dans la diversité des confessions et des sectes religieuses. Ce sont les Arabes nomades ou mi-sédentaires qui, grâce à leurs rivalités tribales, contribueront le plus à renverser l'édifice politique de l'Islâm. Aujourd'hui encore, la Péninsule arabique abrite de nombreux groupements géographiques autonomes, ayant respectivement leurs sectes religieuses distinctes, dont chacune forme une véritable religion d'Etat (I, p. 140). 47
G. Welter, Histoire
de Russie,
p. 18.
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c. Le monothéisme théocratique des Sémites anciens Il est une différence, apparemment insignifiante, qui a distingué, dès les origines, la théocratie égyptienne et la théocratie sémito-mésopotamienne. Nous avons vu que si le pharaon est dieu ou fils de dieu, par contre le souverain sémite de l'Euphrate est simplement vicaire ou représentant de dieu (I, p. 232-233, 304-305). Cette différence, qui semble anodine, exprime bien le caractère différent des deux monarchies anciennes, l'une, celle du Nil, religieuse et méditerranéenne, et l'autre, celle de l'Euphrate, militaire et continentale. Le roidieu, en Egypte, est bien un être sacré; mais c'est un dieu parmi d'autres divinités plus importantes, et, par suite, sa puissance intrinsèque est nécessairement limitée. En Mésopotamie, le roi, vicaire d'un dieu invisible, participe à l'autorité illimitée de celui-ci. C'est qu'à la tendance sentimentale et mystique, qui caractérise l'ensemble des Orientaux, et au caractère individualiste et anarchique hérité du nomadisme ancestral, le Sémite sédentaire ajoute aussi, on l'a vu, un esprit politique, hérité de son ancienne organisation tribale et militaire, qui le pousse au commandement, à la domination, comme aux rivalités de clan (I, p. 133-136). C'est pour mieux grouper en un tout homogène les diverses tribus indépendantes et pour mieux dominer les sédentaires voisins, que le Sémite, nomade ou issu de nomades, aurait créé le monothéisme théocratique. Hammurabi, Moïse, Mahomet, en faisant de Marduk, de Yahveh, d'Allah, le Dieu respectif de leur nation et de leur Etat, et en se proclamant chacun le vicaire de son Dieu, ont certainement eu pour but, outre une réforme religieuse et sociale, une consolidation du pouvoir politique. C'est pourquoi, ces Dieux suprêmes ou uniques se distinguent par un caractère exclusif et jaloux (I, p. 137-140). Lorsque, sous l'influence de sa femme sémitique et de sa mère asiatique, le pharaon Aménophis IV (1370—1352) voulut, à l'exemple de Hammurabi (vers 2000), lier plus solidement à l'Egypte les peuples de son empire asiatique, il abandonna Amon, son dieu dynastique, et proclama Aton, dieu-soleil et roi de la nature, comme dieu suprême. Aménophis, qui prit le nom d'Ikhounaton, «devint le 'prophète', au sens étymologique, d'Aton». 48 Après sa transformation en vicaire du dieu-soleil Aton, Pharaon, dont l'autorité était jusque-là tolérante en matière religieuse, institue «le culte d'un dieu jaloux, qui persécute ou supprime certains dieux qui lui portent ombrage . . . N'oublions pas qu'en politique monothéisme signifie impérialisme.»49 (II, p. 48-52). 48 48
Moret, Histoire de l'Orient, II, p. 526, 531. Moret, Histoire de l'Orient, II, p. 527, 530.
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Mais cette réforme politico-religieuse, entreprise sous l'influence probable des idées sémitiques et asiatiques de la femme et de la mère de Pharaon, était encore prématurée en Egypte. Aussi, dès la mort d'Aménophis, Amon et son culte furent-ils restaurés et la suprématie d'Aton supprimée (II, p. 64). Toutefois cette idée monothéiste, comme une semence exotique, germera, de nouveau, sous une forme plus adaptée à la mentalité et au conservatisme égyptiens. Au Dieu unique ou suprême, qui plane isolément et sans cortège chez les Sémites, répond, en Egypte, un système trinitaire, une «triade divine», servie par un clergé organisé et hiérarchisé. Dès 1300, on l'a vu, «trois dieux: Râ, Phtah, Amon, patrons de trois capitales successives, Héliopolis, Memphis, Thèbes, . . . (formaient déjà) 'trois-un', c'est-à-dire: un «être en trois personnes»50 (p. 160). 2. Caractéristiques de la théocratie islamique a. Autorité puissante et juste Nous avons vu, pendant la période gréco-romaine de l'Orient, le romanisme, «maître de la guerre et du gouvernement», se superposer à l'hellénisme, «maître de la science et des arts». Sous les Arabes de l'Islam, Y orientalisme, sécrétion de l'âme orientale, proclamera, au nom d'Allâh, le règne du droit et de la justice sur la terre. Dans ce domaine, l'affirmation islamique qui traduit le mieux les aspirations collectives et les tendances ataviques de l'humanité orientale, est celle par laquelle Mahomet se présente comme l'Envoyé d'un Dieu puissant, juste et sévère, qui jugera impitoyablement les hommes, punira les mauvais et récompensera les bons. Représentant d'Allâh, qui est essentiellement un Dieu-Juge, le chef humain doit refléter ces qualités divines. Cette conception islamique du pouvoir politique, qui se résume dans une autorité patriarcale ferme, juste et investie d'un caractère sacré, est l'idéal millénaire des masses orientales. Dans l'Islâm, la morale est, en effet, dominée par le sentiment de la justice et l'esprit de la Loi divine. «La notion du bien est uniquement celle de l'obéissance aux ordres de Dieu et à l'observation de la L o i . . . Le Coran est la vérité, la justice (al-haqq), et Dieu est juste Çadil). Donc agir selon la justice, c'est se conformer aux règles édictées sur toutes choses par le livre de Dieu.»51 Par contre, commettre l'injustice, c'est enfreindre les ordres du DieuJuge et mériter ses châtiments sévères et redoutables. Toute la psychologie orientale est dans cette philosophie du comportement humain. «La crainte 50 51
Moret, Histoire, de l'Orient, II, p. 567. Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 115, 116.
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de Dieu est la suprême sagesse», dit un vieux et célèbre dicton oriental. Pour les Grecs anciens, la sagesse suprême, c'est le «Connais-toi toimême» de Socrate. Toute la littérature antique des vieux peuples de l'Orient ne vénère, parmi les souverains, que les chefs ou rois justes, qui sont souvent élevés au rang des dieux. C'est ce besoin collectif de justice et de sécurité individuelle et sociale qui fut, en grande partie, la cause du grand succès de l'Islâm chez les masses déshéritées et exploitées, en Asie et en Afrique. Cet amour de la justice, ce culte d'un chef juste et puissant, qui a toujous animé les populations antiques de l'Orient, anime encore les masses actuelles de cette contrée. Même chez les élites orientales de nos jours, superficiellement transformées par des idées rationalistes ou des conceptions démocratiques qui ont pénétré leur cerveau sans modifier leur âme, ce besoin instinctif d'un chef puissant et juste est encore fortement incrusté dans leur subconscient, enraciné par des instincts ataviques et millénaires, auprès desquels les conceptions démocratiques contemporaines, acquises depuis quelques décades, datent relativement d'hier. En proclamant le besoin, pour l'Orient, d'un chef «autoritaire et juste», un grand penseur de l'Islâm moderne, Jamal Eddine Al Afghâni, exprimait une vérité éternelle et profonde. b. Attente de chefs messianiques Ce besoin collectif de l'âme orientale, qui aspire toujours à un règne de justice, de sécurité et de réformes sociales, est à la base de cette croyance populaire qui, pendant des millénaires, a porté les peuples orientaux à vivre dans l'attente d'un Justicier céleste, d'un Mahdi (bien guidé), qui viendrait remettre de l'ordre dans les affaires terrestres. Depuis trois mille ans environ, les Juifs attendent le Messie annoncé par les prophètes bibliques. Cette idée messianique du Mahdi, qui apparaîtra à toutes les époques de l'histoire de l'Islâm, sera accaparée par de nombreuses sectes islamiques dont la plus importante est celle des Chiites. Elle sera à l'origine de nombreuses fortunes politiques, dont la plus brillante, on le verra, est celle des califes fâtimides d'Egypte. c. Théocratie laïque et démocratique A la différence de la théocratie pharaonique, et surtout de la théocratie byzantine où l'Eglise, avec sa hiérarchie cléricale et ses conciles d'évêques, n'est, en principe, que sous la protection du souverain, la théocratie islamique ne reconnaît ni clergé, ni organisme clérical qui dirige les questions religieuses. La vie civile et la vie religieuse étant confondues, chaque Mu-
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sulman fait fonction de prêtre, et le calife, successeur de l'Envoyé de Dieu, est, comme le seigneur de la tribu, le chef suprême de la religion, en même temps que le chef civil, politique et militaire de la Communauté. Entre Dieu et l'homme, comme entre celui-ci et le chef de la tribu, il n'y a, dans l'Islâm, aucun être, ni aucune classe intermédiaires. Cette démocratie religieuse, calquée sur l'organisation militaire de la tribu bédouine, reflète l'esprit foncièrement individualiste des Arabes d'Arabie. Le Musulman se «sent, en tout temps, dans l'absolue puissance de son maître divin, et cela dans sa puissance personnelle et non dans celle de ses ministres et serviteurs; il est, en tout temps, seul face à face avec lui. Or, c'est cela qui détermine le caractère démocratique de l'Islâm: dans toutes les monarchies absolues, l'esprit d'égalité règne jusqu'aux marches du trône.»52 d. Les Croyants, soldats d'Allâh Dans sa lutte contre les Gréco-Romains, demeurés menaçants derrière le Taurus, l'Islâm a mobilisé toutes les énergies latentes du monde oriental dans un ensemble d'actes cultuels et rituels qui tenaient lieu, chez les populations sédentaires, pacifiques et peu guerrières, d'exercices de discipline militaire. Théocratie laïque et démocratique, la communauté islamique est aussi une formation quasi militaire au service d'Allâh, Seigneur des armées. Par contre, le Bédouin qui, par son organisation tribale, n'avait guère besoin de pratiques cultuelles pour développer en lui les vertus du soldat, était un médiocre croyant et un tiède pratiquant (I, p. 134—135). «Allah, bien plus que Jéhovah, bien plus que le Dieu des chrétiens, mérite le nom de Seigneur des armées; il est autocrate, au sens d'un général, non pas d'un tyran . . . La religion musulmane signifie, plus qu'aucune autre au monde, une discipline strictement militaire. . . L'homme doit obéir comme un s o l d a t . . . Le ritualisme de cette religion a un autre sens que celui de l'hindouisme et du catholicisme; il s'agit d'objectivations de la discipline . . . Le soldat n'a qu'à exécuter les ordres; tout le reste est l'affaire d'Allâh.»«s 3. La civilisation arabo-islamique, œuvre des Orientaux convertis Ce sont les vieux Orientaux, dont le sang a été rajeuni par la greffe arabe, qui ont créé, on le verra, la civilisation arabo-islamique. A cette civilisation orientale renouvelée, les conquérants arabes n'ont, en effet, apporté que le cadre politique, qui, en assurant l'ordre et la prospérité dans l'Empire, permit à la civilisation arabo-orientale d'éclore et de briller. Cette réalité est confirmée par le fait que cette civilisation dite arabe, 52 3:1
De Keyserling, Journal de voyage d'un philosophe, D e Keyserling, op. cit., I, p. 2 3 8 - 2 3 9 .
I, p. 237, 238.
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«nous en trouvons des traces partout où se sont établis les musulmans, dans l'Inde comme en Espagne; mais c'est en Arabie que ces traces sont les plus rares et les moins profondes» (J. Preux). En outre, lorsque cette civilisation prit son essor, sous les premiers califes abbâssides (après 750), la suprématie des Arabes d'Arabie avait presque disparu, après une durée d'un siècle environ (640—750), laissant la place à la domination araboiranienne des califes de Bagdâd. En 750, le mélange des autochtones orientaux et des Arabes d'Arabie avait eu le temps de produire une nouvelle génération de métis. Après l'expansion de l'Islam hors d'Arabie, la société islamique était formée de deux classes sociales distinctes, bien que musulmanes toutes les deux: les Arabes originaires d'Arabie, et les autochtones des pays conquis qui avaient embrassé la religion islamique. Ces derniers devaient faire partie d'une vieille tribu arabe, en général celle du calife, d'où leur nom de mawâli ou «partisans», sous lequel ils seront toujours désignés. Bien qu'en théorie les mawâli aient les mêmes droits que les Arabes, en pratique ils étaient, au contraire, traités en race inférieure, écrasés d'impôts et méprisés par la classe arabe des conquérants. Ce fait témoigne assez éloquemment de l'esprit individualiste et peu prosélytique des Arabes d'Arabie. Cependant, en dépit de la démarcation qui sépare les deux classes, le nombre des convertis ne tarda pas à surpasser celui des Arabes. Et ce sont ces mawâli, islamisés et arabisés, qui créeront la civilisation arabe des califes, et particulièrement la langue, la littérature et les sciences arabes, ainsi que le droit islamique. Ce sont eux aussi qui, après la mort du calife Ali (661), contribueront, en grande partie, à la création des doctrines alides, fatimides, chiites, qui tiennent dans l'Islâm une très grande place, et qui «sont cependant étrangères à la pensée arabe et à l'Islam primitif». Nous avons vu la diversité des doctrines et des pratiques religieuses qui se partageaient les populations proche-orientales avant l'expansion de l'Islâm. En se convertissant à la nouvelle religion, ces dernières ont conservé la variété de leurs tendances, expression respective de leur particularisme ancestral ou de leur esprit régionaliste traditionnel. «Le chiisme classique attribue à la descendance d'Ali, en vertu d'une transmission mystique, la propriété exclusive de l'imâmat de la communauté musulmane; or c'est là une conception étrangère à la tradition musulmane . . . Il faut chercher le succès des doctrines chiites dans la survivance du fonds babylonien, où la dynastie sassanide avait maintenu les traditions de la royauté sacrée, quasi-divine, et qui faisait entrer dans la société musulmane la classe nouvelle des mawâli, tout d'abord composée presque exclusivement d'affranchis persans.»54 54
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 414, 415
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Les Arabes conquérants ont apporté aux autochtones du Proche-Orient un ordre politique, générateur lui-même d'un ordre économique, ainsi que le Coran, et une unité de langue. En outre, le mélange de leur jeune race avec les vieilles races orientales a temporairement rajeuni le sang de ces dernières. Jusqu'à la chute du Califat umayyade, soit pendant un peu plus d'un siècle (635—750), la civilisation arabo-islamique ne fera que s'élaborer sous la domination des Arabes d'Arabie; elle ne brillera de son grand éclat qu'à Bagdâd, sous la domination arabo-iranienne du Califat abbâsside, à partir de 750. «Ce qu'il y a de particulier, c'est le décalage entre l'empire arabe et la civilisation sarrasine. Lorsqu'apparaît cette dernière, le premier est déjà en décomposition. Dans les civilisations qui nous sont familières, il y a au contraire coïncidence chronologique entre la puissance militaire et l'éclosion de la civilisation.»55 Pendant ce premier siècle de l'hégémonie arabo-islamique, qui finit, en 750, avec la chute de la dynastie des califes umayyades de Damas, le pouvoir appartient aux Arabes pur sang. L'armée, exclusivement formée des Arabes de la Péninsule et groupée en tribus, étend les frontières de l'Empire de l'Inde jusqu'à l'Espagne. «Jusqu'en 750, c'est la ruée des tribus arabes sur le monde . . . En 750, . . . l'élan des tribus est à bout de course. Dans ses Prolégomènes, qui sont une philosophie de l'histoire, le grand historien Ibn Khaldoun évalue à trois générations en moyenne, environ 120 ans, la durée d'un empire, étant bien entendu que l'évolution d'un empire, pour Ibn Khaldoun, c'est simplement l'évolution de la tribu qui l'a fondé. Il faut trois générations pour que les jouissances du pouvoir dissocient les vertus militaires de la tribu nomade créatrice d'empire. 120 ans environ, ç'a bien été en effet la durée exacte de l'empire arabe, celui des tribus arabes . . . Passé 750, l'Arabe pur sang ne compte plus . . . L'armée abbasside n'est plus du tout calquée sur l'organisation en tribus. C'est une armée de soudoyés, généralement recrutés parmi les éléments non-Arabes. L'Arabe d'Arabie n'est nulle part, ni dans l'armée, ni dans l'administration civile, ni sur le trône du Khalife . . . A partir du moment où la prééminence échappe au nomade arabe, Damas devenait impossible comme capitale de l'empire. L'Abbasside établit la sienne à Bagdad, dans le coin de pays où s'étaient élevés jadis Ctésiphon, Séleucie, Babylone: dans cette Chaldée qui fut, avec l'Egypte, le foyer de la vieille civilisation orientale: dans cette région infiniment plus pénétrée que Damas ne fut jamais de vieilles influences préislamiques . . . S5
Gautier, op. cit.,
p. 2 3 4 .
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C'est alors, et alors seulement, qu'apparaît tout de suite, pour s'épanouir prodigieusement, la grande civilisation musulmane. Elle est abbasside exclusivement; . . . c'est à Bagdad qu'elle s'enracine . . . L'Abbasside et ses sujets sont des Arabes, par la religion et la langue. Seulement ce ne sont plus les Arabes de la conquête, les Arabes d'Arabie. Ce sont désormais les anciens clients (mawâli) arabisés, . . . c'est-à-dire les vieux civilisés autochtones des vieux pays conquis . . . 'Le fait qui domine tous les autres, dit Kremer, est la formation d'une race arabe citadine . . . Damas, Bagdad, etc., hébergèrent une population nombreuse, issue du mélange des conquérants avec les indigènes . . . La domination passe des Arabes pur sang nomades aux métis sédentaires'. Après tout, le calife abbasside lui-même est un métis . . . C'est le moment décisif et caractéristique, celui où, 'l'arabe étant devenu la langue littéraire générale, la nécessité s'imposa pour les indigènes, qui gardaient encore l'usage des langues littéraires antérieures, de traduire en arabe les trésors dont ils avaient le dépôt, les livres grecs, syriaques, perses' (Kremer). Cette éclosion énorme de traductions se produisit sous le calife Abbasside Mamoun (813—833), successeur d'Harûn-al-Rachid. C'est elle qui fut le point de départ de la civilisation musulmane . . . Kremer propose de laisser à cette civilisation le nom de Sarrasine (de Charqui = Oriental) . . . (Elle) a bien été en effet la civilisation Sarrasine, Levantine, dernier rejeton de tant d'autres civilisations orientales antérieures, qui avaient fleuri exactement au même point.» 56 Nous verrons plus loin que la langue et la littérature arabes, ainsi que la théologie et le droit islamiques, sont l'œuvre des Orientaux arabisés et islamisés, et particulièrement des Araméens de Syrie et d'Irâk et des Perses d'Iran. Presque tous les grands noms de la civilisation arabo-islamique sont d'origine persane et syrienne, auxquels il faut ajouter quelques Juifs et Chrétiens. Et c'est à juste titre que von Kremer propose encore de désigner la civilisation dite arabe, islamique ou sarrasine, sous le nom de «civilisation de l'Orient sous les Califes». Ainsi, la civilisation arabo-islamique est l'œuvre des vieux Orientaux arabisés et des métis issus du mélange des Arabes d'Arabie avec les autochtones des pays conquis. On doit reconnaître cependant que, sans les Arabes d'Arabie, qui apportèrent l'empire et assurèrent, sous les califes umayyades (661—750), la paix et la prospérité matérielle, la civilisation araboorientale ne serait peut-être pas née. C'est pendant le siècle des Umayyades que s'est opérée la fusion des Arabes et des autochtones, que la race orientale s'est rajeunie par le métissage, et que s'est élaborée la civilisation qui prendra son essor, à Bagdâd, sous les Abbâssides. Le siècle des Umayyades fut, en quelque sorte, une période d'incubation. 56
Gautier, op. cit., p. 2 2 3 - 2 3 1 .
I. Le Califat de Médine à la veille des conquêtes extérieures
Les historiens modernes sont d'accord pour reconnaître que si Alexandre le Grand put réaliser son grand rêve de conquête, soumettre le ProcheOrient et l'Asie et y répandre l'hellénisme, ce fut grâce au travail préparatoire réalisé par son père Philippe II, roi de Macédoine. «Ce fut Philippe qui conçut la plupart des grands exploits accomplis par son fils, qui posa les fondations de la demeure que ce dernier édifia, forgea ses instruments de travail, et qui avait déjà, en fait, au moment de sa mort, entrepris l'expédition de Perse.»1 L'analogie est frappante entre la formation et l'expansion de l'Etat arabo-hidjâzien et celles du royaume gréco-macédonien. Comme Philippe en pays hellénique, Mahomet, en Arabie, est le vrai héros de l'expansion arabe à l'extérieur, bien qu'il soit mort avant que cette épopée ait été entreprise par ses Compagnons et successeurs. C'est Mahomet, en effet, qui posa les fondations de la future demeure du vaste monde de l'Islâm; c'est lui qui a unifié l'Arabie et créé, autour de Médine et de La Mecque, un grand Etat arabe, une solide organisation militaire, une nouvelle religion qui cimenta l'union des tribus indépendantes de la Péninsule, et enfin une nation homogène et solidaire. 11 est un point cependant où Philippe et Mahomet diffèrent l'un de l'autre. Le Macédonien sut préparer son fils Alexandre à poursuivre sa politique. «Il est un des rares monarques de l'histoire qui se soient souciés de leur successeur. Alexandre reçut en effet une éducation toute spéciale; il fut élevé pour l'empire. Aristote ne fut que l'un des précepteurs éminents choisis pour lui par son père. Philippe l'initia à sa politique.»2 Quant à Mahomet, il ressemble plutôt, à cet égard, à Alexandre luimême, qui, comme le Prophète, mourut de la fièvre et sans avoir pu désigner son successeur. Cette négligence, qui fut la cause première du démembrement de l'Empire gréco-macédonien, sera aussi la faiblesse de l'Empire arabo-islamique. Les historiens, injustes envers Philippe qu'ils passent au second plan, sont plus équitables envers Mahomet. En effet, c'est la personnalité de ce dernier qui dominera, après sa mort, la vie religieuse, politique et sociale de l'univers islamique. 1 2
H. G. Wells, Esquisse de l'Histoire universelle, p. 163. Wells, op. cit., p. 164.
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1. Le Califat de Mêdine, monarchie arabe, théocratique, élective et viagère (632—661) a. Les quatre califes de Médine ou les califes Ar-Rashidûn Comme la mort d'Alexandre, la brusque disparition de Mahomet, qui n'avait pu désigner un successeur et ne laissait pas de postérité mâle, faillit renverser l'édifice politique, religieux et social qu'il avait édifié au prix de vingt années d'efforts. Nouvellement instituée, non encore adaptée aux formes sociales de l'ancienne Arabie, la nouvelle communauté islamique est encore un organisme fragile, qui ne s'était maintenu que par le prestige de son fondateur. Aussi, dès la mort de Mahomet, une âpre lutte pour la suprématie s'engage-t-elle entre Médinois et Mecquois, et plusieurs partis se fondent. En outre, les tribus bédouines, qui n'avaient jamais subi un joug quelconque, refusent de payer l'impôt et répudient l'Islâm. Enfin, de nombreux personnages, et même des femmes, croyant possible d'imiter Mahomet, prétendent à la prophétie. Mais la nouvelle communauté arabo-islamique, jeune et robuste, réagit sainement contre cette crise qui la prenait au dépourvu et écarte la rupture. Ce furent surtout les «Compagnons» du Prophète, comme autrefois les «Diadoques» d'Alexandre, qui sauvèrent la situation en choisissant, comme calife 3 ou successeur de Mahomet, le vieil Abû-Bakr (632—634), son ami, son compagnon d'Hégire et son beau-père. Abû Bakr, Umar, Uthmân et Ali, qui régneront successivement de 632 à 661 et dont la capitale est Médine, forment la série de califes dénommés «Ar-Rashidûn», c'est-à-dire «les Sages» ou «parfaits». Les historiens arabes regardent leur règne comme la continuation de la communauté arabo-islamique telle que le Prophète l'avait créée. Les deux premiers, Abû-Bakr (632—634) et son successeur Umar (634 —644), dominent de très haut toute l'histoire de l'Islâm. Tandis que le court règne d'Abû Bakr stabilise l'Islâm en Arabie et amorce la conquête de la Syrie et de la Mésopotamie, Umar est le conducteur et l'organisateur de l'Islâm conquérant. Ses dix années de règne seront, pour l'Islâm, la période d'expansion triomphale: la Syrie, la Mésopotamie, la Perse, l'Egypte, la Cyrénaïque, c'est-à-dire tout l'Orient classique ou méditerranéen, seront annexées à l'Empire arabo-islamique de Médine et administrées par des lieutenants du calife. Quant à Uthmân (644—656) et Ali (656—661), tous les deux gendres du Prophète, ils sont loin de posséder la personnalité et l'autorité de leurs 3
Le terme de calife, du mot arabe califat ou Khalîfat, signifie «successeur»; le nom de la dignité sera Khilâfat ou «succession», comme le titre d'imperator donna à l'Etat romain la dénomination d'Empire.
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deux illustres prédécesseurs. Uthmân est un souverain insignifiant, qui subira l'influence des gens de son clan. Avec Ali, qui clôt la série des califes dits Ar-Rashidûn, l'Empire arabo-islamique de Médine connaît la division et la guerre civile, et finit par s'écrouler, en 661, sous les coups d'un Empire arabo-syrien, celui des califes umayyades. Damas détrônera Médine et la supplantera comme capitale politique. b. Le Califat, institution politique et religieuse Les Grecs, puis les Romains, avaient, on l'a dit, apporté en Orient, les premiers, l'hellénisme, «maître des sciences et des arts», et les seconds, le romanisme ou l'Empire, «maître de la guerre et du gouvernement.». Les Sémites arabes, qui ont rejeté l'hellénisme et le romanisme derrière le Taurus, vont restaurer l'orientalisme, qui, sous le couvert du Califat islamique, réunira, dans une même main, le politique et le religieux. De même que le premier Empire romain, organisé par Auguste, fut, en fait, une république aristocratique, ou plus exactement une monarchie élective et viagère, les quatre premiers successeurs de Mahomet, les califes Ar-Rashidûn, ont institué à Médine une république ou monarchie théocratique, dont le chef est également élu à vie. Cependant, tandis que les premiers empereurs romains ont eu pour tâche essentielle l'organisation du grand Empire légué par la République, les successeurs du monarque-prophète auront pour objectif principal l'expansion de l'hégémonie arabo-islamique hors d'Arabie. c. Le calife, premier chef religieux et Prince des Croyants Abû-Bakr, premier successeur de Mahomet, prit le titre de «Successeur de l'Envoyé de Dieu» (Califat Rasûl Allâh). Ce précédent, qui devint une tradition, fera du Califat, ou khilâfat, une monarchie théocratique et absolue. Les califes doivent appartenir à la tribu arabe de Kuraysh, d'où était issu le Prophète, comme les premiers successeurs d'Auguste étaient choisis dans la dynastie des Jules. Chef suprême d'une communauté théocratique, le calife porte également le titre d'Imâm (premier chef religieux) et celui d'Amir al Mu'minîn, c'est-à-dire «prince des croyants». Rappelons que les empereurs romains du Haut-Empire étaient, eux aussi, souverains pontifes et princeps; ce dernier titre faisait de l'empereur le premier parmi les citoyens romains: le «princeps» (prince). Comme l'autorité des premiers empereurs ou princeps romains, le pouvoir du calife de Médine est une organisation originale, une transaction entre le chef de tribu et le souverain oriental sassânide ou byzantin; c'est un gouvernement patriarcal, continuation de l'anarchie et des méthodes bédouines.
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d. Pouvoirs et devoirs du calife L'étendue et l'exercice du pouvoir du calife, ainsi que la question de sa succession, ne sont définis par aucune règle. En l'absence de textes constitutionnels, inexistants dans le Coran, la puissance et l'autorité des califes reposent sur leur prestige personnel et sur leur titre de vicaires du Prophète. Absolue, illimitée et arbitraire, l'autorité de ces monarques, à la fois spirituelle et temporelle, résulte, comme jadis celle de l'empereur Auguste, des différentes fonctions qu'ils étaient seuls à assumer dans la direction de la communauté islamique. Comme «successeur du Prophète», «prince des croyants» et «premier chef religieux», le calife est le chef suprême de la communauté: chef politique, religieux, militaire, civil, dont les pouvoirs ne sont limités, en principe, que par la Loi islamique. Il dirige la prière et confère aux armées musulmanes la bénédiction (baraka), qui leur assurera la victoire. Dépositaire de la Loi, qui est d'essence religieuse, il en surveille l'application. Le calife administre, comme il l'entend, les deniers de l'Etat; il les affecte aux besoins de la guerre, aux travaux publics, au soutien des pauvres, à des dotations en faveur des membres de la famille du Prophète et des premiers Mecquois et Médinois qui avaient embrassé l'Islâm. Il doit maintenir dans leur intégrité les principes religieux, rendre fidèlement la justice, défendre le territoire de l'Islâm, y assurer la sécurité, reculer les bornes de la domination islamique, dépenser les revenus de l'impôt conformément à la Loi. Les califes de Médine, comme les premiers princeps romains, se conformeront à la lettre à ce magnifique programme. Ces premières institutions organiques, qui resteront longtemps à l'état rudimentaire, sont, en très grande partie, l'œuvre du calife Umar, second successeur de Mahomet. Destinée à maintenir une unité apparente, cette organisation patriarcale résistera difficilement, on le verra, à la réaction des forces centrifuges. L'armée, dont le calife n'est que le chef théorique, jouera plus tard un rôle capital dans la transmission du Califat. D'autre part, les gouverneurs de province ne tarderont pas à se constituer en véritables princes, pratiquement indépendants. 2. Les conditions générales de l'expansion militaire des Arabes, de l'établissement de leur domination politique et de la propagation de leur religion et de leur langue Si, pour de nombreux historiens, l'expansion militaire des Arabes, par sa rapidité prodigieuse et sa vaste extension, apparaît comme «l'événement le plus étonnant de l'histoire humaine», c'est parce que ces historiens semblent ignorer l'évolution historique du monde oriental pendant les temps antérieurs. «Replacée dans son cadre oriental», cette expansion res-
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semble aux grandes conquêtes qui l'ont précédée, notamment à celles de Cyrus et d'Alexandre le Grand, et, plus près de nous, à celle des Turcs. D'autre part, on ne doit pas perdre de vue qu'au V i l e siècle, les Arabes d'Arabie étaient des Orientaux non asservis à l'étranger occidental, et leur victoire sur ce dernier fut accueillie avec joie par le monde oriental, comme le sera, par les peuples asiatiques, la victoire des Japonais sur les Russes au début du X X e siècle. a. Les conditions générales de l'expansion
arabe
Nous avons déjà vu les principaux facteurs qui ont favorisé l'expansion militaire des Arabes de l'Islâm en Orient: affaiblissement et désagrégation des deux grands Empires byzantin et sassânide, qui se partageaient le monde de l'époque; attitude indifférente, voire même favorable, des populations orientales, asservies depuis des siècles par les Gréco-Romains et les Perses et écrasées de taxes et d'impôts; persécution de ces mêmes populations, qui avaient adopté des doctrines religieuses différentes de celles de leurs maîtres byzantins ou perses; naissance du nationalisme oriental, en réaction contre l'hégémonie du Grec occidental et du Perse asiatique; caractère oriental de la race arabe, dont plusieurs rameaux avaient déjà, depuis des siècles, occupé et arabisé les déserts de Palestine, de Syrie et d'Irâk et leurs confins cultivés; ralliement de ces peuplades arabes et arabisées des déserts syro-mésopotamiens à leurs congénères venant d'Arabie; premiers succès militaires des Arabes, qui ont accru leur prestige, etc. D'autre part, le sentiment religieux, chez les conquérants arabes, eut certainement sa part dans l'expansion militaire de l'Islâm, en excitant chez les combattants, exaltés par une foi nouvelle, l'enthousiasme et l'esprit de sacrifice. E n outre, l'appât du butin, qui est d'ordinaire un grand facteur de combat pour les nomades, joua aussi un grand rôle chez la masse des guerriers. Enfin, «les Arabes ne se présentèrent ni en convertisseurs fanatiques, ni en destructeurs; ils razzièrent les provinces, invraisemblablement riches en comparaison de leurs pays d'origine, et leurs chefs eurent assez d'avenir dans l'esprit pour en ménager les ressources futures; ils surent nourrir la poule aux œufs d'or; ils laissèrent les vaincus sur leurs terres, en leur imposant de les cultiver et de remettre aux vainqueurs une part de leurs revenus. Le massacre ne fut pratiqué que sur les armées en déroute; elles laissèrent sans défense des habitants pacifiques que les musulmans soumirent sans effort. Si les attaques des Arabes en rase campagne eurent lieu contre toutes les règles et surprirent les généraux byzantins, la conquête des villes fortes se fit plus lentement. . . Les Arabes furent arrêtés par la moindre
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forteresse, dont ils se contentèrent de faire le blocus, en tentant quelque escalade. Ils ne réussirent à prendre les villes, l'une après l'autre, que parce que les populations, dont le ravitaillement n'avait pas été prévu, exigèrent la reddition ou favorisèrent l'entrée de l'ennemi. En Syrie, Juifs et Chrétiens accueillirent les Arabes sans horreur; on verra plus tard les Juifs d'Espagne leur ouvrir la porte des villes.»4 b. Rôle de la «guerre sainte» Le rôle du Djihâd ou «guerre sainte» dans l'expansion de l'Islam, bien qu'important, n'en fut pas le facteur déterminant. Le fanatisme religieux, qui pousse le guerrier à sacrifier sa vie pour un idéal sublime, n'animait pas encore tous les combattants de l'Islâm. La plupart de ceux-ci n'étaient encore que superficiellement touchés par la foi nouvelle. En tout cas, la guerre sainte des Arabes, entreprise pour Allah et l'extension de son règne sur la terre, n'était nullement dirigée, comme on le pense, avec cette passion haineuse qui caractérise la plupart des guerres de religion, où les adversaires s'entr'égorgent comme des fauves. Les recommandations du Prophète et celles de ses successeurs immédiats, adressées aux troupes chargées de la guerre sainte, sont empreintes des plus nobles sentiments humanitaires. Ces recommandations interdisent l'usage de la fraude et de la ruse, le meurtre des enfants, des femmes et des malades, l'oppression des habitants paisibles, la destruction des maisons, des églises et des monastères, la dévastation des terres cultivées, la molestation des moines chrétiens. Les vaincus gardent la faculté de conserver leur religion et leurs cultes, moyennant le paiement d'un impôt comme taxe de protection. c. Tolérance des Arabes de l'Islâm Ces recommandations humanitaires témoignent de la générosité, de la noblesse et de la tolérance qui caractérisent les Arabes d'Arabie et qui se reflètent dans la religion islamique, produit de l'âme de cette race. Ni le Coran, ni le Hadîth, ni les faits historiques, ne justifient l'accusation de fanatisme qu'on adresse parfois à l'Islâm primitif. Comme le Christianisme, l'Islamisme est une religion d'amour et de pardon. Si des événements regrettables ont pu laisser croire à un préjugé contraire, ces événements, très postérieurs à l'expansion de l'Islâm hors d'Arabie, sont le fait des hommes et non de la religion islamiques. Il en fut de même en ce qui concerne le Christianisme, la plus douce et la plus pacifique des religions, au nom duquel des actes abominables furent très souvent commis. Loin d'être des peuples fanatiques, les Arabes de l'Arabie ancienne, 4
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 147, 148.
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comme d'ailleurs ceux de l'Arabie moderne, sont, au contraire, individualistes, tolérants, généreux et libéraux. S'ils ont divisé les populations conquises en deux classes distinctes et inégales: les Musulmans et les nonMusulmans, c'est qu'une pareille distinction était la règle à leur époque. Les Romains s'étaient octroyé, eux aussi, dans l'Empire qu'ils avaient fondé par les armes, une situation légale supérieure à celle de la tourbe des vaincus. Fiers de leur race, ambitieux de pouvoir politique, voulant accaparer, pour eux seuls, les postes et les prébendes administratives, les Arabes conquérant ne tenaient pas à les partager avec les indigènes non arabes. Même après leur conversion à l'islamisme, ces derniers, qui devenaient juridiquement les égaux des Arabes, ne bénéficiaient pas, en fait, on l'a dit, des mêmes prérogatives. Du point de vue politique, la tolérance des conquérants arabes est, en outre, commandée par des considérations d'intérêt. Dans l'Etat islamique primitif, le principal contribuable est l'infidèle, le non-Musulman. Son existence est, par suite, constitutionnellement prévue et organisée par la société islamique. L'intolérance religieuse de l'Islâm et les persécutions auxquelles elle donnera naissance sont l'œuvre des générations postérieures, et particulièrement des Orientaux arabisés et islamisés, avides, non de prosélytisme, mais du besoin de dominer et d'exploiter leurs congénères demeurés non musulmans. Vis-à-vis de l'étranger, l'intolérance ou plus exactement le fanatisme arabo-islamique est encore plus politique que religieux. Ce que l'Islâm repousse chez l'étranger non conformiste, c'est moins la foi religieuse, qui le laisse indifférent, que l'esprit impérialiste, qui froisse son orgueil et menace son autonomie. Ce qu'il combat chez les minorités religieuses qui vivent dans son sein, c'est leur inféodation à des puissances étrangères redoutables, plutôt que leurs croyances.
3. Amorce des conquêtes extérieures a. Le calife Abu Bakr (632—634) Abû-Bakr, qui succède au Prophète, est son ami, son compagnon d'Hégire, le conducteur du premier pèlerinage des Musulmans à La Mecque et le père d'Aïcha, l'épouse préférée de Mahomet. A cause de son grand âge, qui lui promet un règne court, tous les partis avaient accepté le choix d'Abû Bakr, avec l'espoir d'exercer le pouvoir derrière ce vieillard plus ou moins docile. En effet, le Califat d'Abû Bakr sera, en réalité, le gouvernement d'un triumvirat: Abû Bakr, Umar et Abû Ubaïda. Abû Bakr, qui se rattache par un de ses ancêtres à la famille du
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Prophète, est un homme d'une extrême simplicité; il avait mérité le surnom d'As-Siddîq, «le Véridique par excellence». C'est lui qui personnifie l'esprit de l'Islâm primitif, dans sa pureté et sa foi totale; il en est la conscience et la volonté. C'est grâce à son inébranlable volonté et à sa confiance en la protection d'Allâh qu'il écrase les soulèvements des tribus qui, dès la mort du Prophète, s'étaient refusées à payer la contribution obligatoire (zakât), et empêche la scission entre Médine et La Mecque. Avec la foi qui soulève les montagnes, il entreprend, avec de petites armées de 3000 à 4000 Arabes, de soumettre le monde environnant à la loi d'Allâh. Au cours de son court règne de deux ans, la conquête de la Syrie et de la Mésopotamie sera simplement amorcée. b. Etat d'esprit en Arabie Après avoir rétabli l'autorité de l'Islâm dans l'Arabie entière, Abû Bakr pouvait reprendre le dernier projet du Prophète, celui d'entreprendre une grande razzia pour effacer la cruelle défaite d'Ohod (p. 109). Ce projet permettra au calife d'employer au-dehors les troupes bédouines, que l'inaction et l'interdiction de la razzia entre les «frères» portaient naturellement à l'insubordination ou à des luttes intestines. Entreprises hors d'Arabie, les razzias avaient les caractères du Djihâd, la guerre sainte ordonnée par Allâh aux Croyants. D'autre part, les intérêts économiques de Médine et de La Mecque, grands marchés caravaniers sur la voie du trafic international dont les clefs se trouvaient en Mésopotamie et en Syrie, poussaient le calife et son entourage à lancer les fraîches troupes arabo-islamiques en direction de ces régions du Nord. «Le mysticisme de l'Islâm allait se muer en un instrument d'impérialisme, dirigé à la fois contre la Perse et contre l'Empire byzantin» (Pirenne). «C'est une solide cause économique que l'on trouve à la base obscure des grands événements de l'histoire du proche Orient. Il a été facile naguère de représenter les conquêtes musulmanes comme la conséquence foudroyante de l'ardeur religieuse des hommes du désert, fanatisés par le monothéisme coranique et lancés par Mohammed à l'assaut du vieux monde, sur leurs chevaux rapides, crinières au vent. Il faut malheureusement oublier ce tableau si simple et si saisissant, qui reproduit insuffisamment la réalité. D'abord, les armées musulmanes ne sont point seulement composées de cavaliers . . . Les nomades avaient, en grand nombre, des chameaux dressés aux voyages prolongés comme aux expéditions rapides . . . D'autres . . . combattent à pied et sont des marcheurs infatigables . . . Le Yémen, tout peuplé de sédentaires, un instant révoltés avant la mort du Prophète, mais de nouveau soumis, prend une large part à la guerre sainte.
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Ces hommes, si différents d'origine, de vie et de coutumes, n'ont point eu le temps, en quelques années ou quelques mois, d'être pénétrés de la foi musulmane. Dans l'immense péninsule, où le désert semble allonger encore les distances, les nouvelles pourtant circulent rapidement. On a appris d'abord la formation d'une puissance nouvelle au Hidjaz; au nom du Prophète, des missions sont venues demander aux chefs de se soumettre à la loi de Dieu; ils ont promis prière et dîme; ils se sont vite dégoûtés de payer celle-ci, mais ils ont appris que . . . des bandes arabes montaient vers les riches empires du Nord et y récoltaient un incroyable butin; dès lors on partit en masses, en une adhésion joyeuse au dieu bienfaisant. Au cours des campagnes, les tribus ne restèrent pas unies, leurs éléments fournirent des groupements nouveaux suivant les circonstances; les rudes campagnes, où il n'y avait point que des victoires, établirent entre eux un sentiment de solidarité arabe et musulmane. Enfin, les bandes disséminées à travers les pays conquis furent peu à peu fixées par la victoire, et tout en fournissant des éléments mobiles aux armées en campagne, elles adoptèrent ou reprirent la vie sédentaire; et ce sont ces groupes-là qui ont formé en pays conquis la véritable communauté musulmane . . . Le sentiment religieux n'avait point transformé ces hommes, car il n'avait fait, pour la plupart, que les effleurer; mais dans ces guerres, . . . les Arabes montrèrent les qualités qu'ils devaient à la rudesse de leur vie sociale . . . A leur vanité originelle . . . est venu s'ajouter l'immense orgueil d'être le peuple choisi par Dieu pour recevoir le dernier des prophètes . . . L'influence personnelle des chefs sur les soldats et sur les événements est une des explications de l'histoire; elle correspond d'ailleurs fort bien au besoin d'adoration des foules. Elle est très réelle parmi les conquérants arabes . . . Si aisément émietté en fragments ou en individus rivaux, le groupement bédouin accepte passionnément l'autorité d'un maître, dont l'habileté et l'énergie sont reconnues.»5 c.
Le monde
oriental à la veille de
l'invasion
Tout autre est la situation chez les Sassânides et les Byzantins, où les responsables semblent ignorer l'effervescence qui règne en Arabie et les dispositions agressives qui sont sur le point de se traduire en attaques. «Les deux empires (Perse et Byzance) n'étaient pas assez renseignés sur la situation de l'Arabie pour craindre une attaque sérieuse; aux premières bandes, ils n'opposèrent que les corps organisés pour protéger les frontières contre les razzias coutumières. Il fallut que des défaites successives eussent dispersé les troupes de plus en plus nombreuses qu'ils avaient 5
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 138, 139, 140, 143, 144.
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réunies, pour que le roi sassanide et le basileus comprissent qu'il fallait faire un gros effort, qu'ils se gardèrent d'ailleurs de coordonner.»6 A cette négligence des Empires byzantin et sassânide en état de décadence, s'ajoutent l'indifférence politique des populations de ces Empires et leur haine contre leurs maîtres. «Les embarras de l'Empire (byzantin) le contraignaient à écraser d'impôts ses sujets. Les querelles religieuses entre Constantinople, Antioche et Alexandrie agitaient les consciences, et les interventions violentes du pouvoir impérial jetaient le trouble dans la vie sociale . . . Comme en Occident, la décomposition de la société orientale est complète. La foule est à l'écart des affaires publiques: elle n'est point astreinte au service militaire auquel, en Syrie et en Palestine, elle paraît être définitivement impropre. Tout le monde vit de querelles religieuses.»7 D'autre part, les provinces orientales de l'Empire byzantin (SyrieEgypte) étaient, on l'a vu (III, p. 370—374), «déchirées par des querelles sociales, religieuses et nationales. Les monophysites, qui se recrutaient dans le petit peuple de Syrie et d'Egypte, ne représentaient pas seulement une secte religieuse, mais un mouvement démocratique et national. Sur le plan religieux, . . . ils considéraient les orthodoxes avec une hostilité fanatique, parce qu'ils voyaient dans le culte trinitaire un véritable polythéisme; sur le plan social et national, ils représentaient le parti des paysans asservis dressés contre les grands propriétaires hellénisés. Or l'Islâm, directement issu du rigoureux monothéisme juif, . . . leur semblait plus proche de leur conception religieuse; il n'était d'ailleurs, à leurs yeux, qu'une secte chrétienne . . . C'est pourquoi,... la Syrie fut conquise avec une extrême facilité (636). Et Alexandrie monophysite accueillit le mahométan Omar (643) comme la Gaule catholique avait accueilli le païen Clovis.»8 Outre les haines et les luttes religieuses, qui opposaient les populations orientales à leurs maîtres grecs et perses, ces derniers, on l'a vu, par les guerres ruineuses entreprises, l'un contre l'autre, depuis plus d'un siècle, avaient contribué à la décadence irrémédiable de leur double monarchie et préparé la voie au premier envahisseur (III, p. 366—370). «Mahomet», écrit Dermenghem, «vint à une des époques les plus sombres de l'histoire, alors que toutes les civilisations, depuis la Gaule mérovingienne jusqu'aux Indes, étaient en ruines ou dans une trouble gestation.» Nulle part, les Arabes ne rencontrent de véritable résistance populaire. Il était indifférent aux paysans de Syrie, de Mésopotamie ou d'Egypte, de payer la taxe à Byzance, à Persépolis ou à Médine. «Pour l'Orient, f 7 8
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 146. Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 145, 146. Pirenne, Les grands courants de l'Histoire universelle,
II, p. 5—b.
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comme pour l'Occident, une invasion tendait à devenir une révolution sociale» (Wells). d. Faiblesse numérique des envahisseurs arabes Cette disposition du monde oriental à accueillir favorablement un nouvel envahisseur (III, p. 372—375), et particulièrement les Arabes qui sont un peu parents, est nettement attestée par le nombre relativement minime des combattants musulmans qui, venus de la Péninsule arabique, ont envahi la Syrie, la Palestine, la Mésopotamie, l'Egypte, l'Iran. Sans parler de la difficulté de la concentration et du ravitaillement des armées dans le Désert, les Bédouins, qui, comme tous les nomades, ne peuvent pas s'éloigner de leurs tentes, sont généralement inaptes à guerroyer dans des contrées lointaines. «Quand le Prophète ferme les yeux à Médine, en Juin 632, son parti comprenait un petit nombre de fidèles, qui pouvait mettre sur pied une armée de huit mille hommes» (Depont et d'Eckhardt). Le général Brémond, qui rapporte cette citation, la commente en ajoutant: «Nous avons pu vérifier sur place, en 1916—1917, la vraisemblance de cette affirmation; car, avec des ressources et des moyens infiniment supérieurs à ceux dont avait disposé le Prophète, les Alliés n'ont jamais pu réunir plus de quatorze mille hommes devant Médine, au cœur de leur pays. Et quand il s'est agi de marcher sur Damas, pas un seul des Bédouins n'a consenti à sortir des limites territoriales de sa tribu, et à s'éloigner de sa tente . . . A Bedr, en 624, il (le Prophète) a trois cavaliers et 311 fantassins. Lors de sa défaite à Ohod, en 625, il a mille hommes. Au mois de Chaoual, an V de l'Hégire, les Béni Qoréicîi marchent sur Médine avec dix mille hommes . . . Le Prophète ne peut réunir que trois mille hommes (guerre du F o s s é ) . . . La première expédition contre les Ghassanis de Damas, en 630, a trois mille hommes. Elle est à peu près détruite. La deuxième, conduite par le Prophète en personne, — et qui ne dépasse pas Tebouk, ne voit pas l'ennemi et se replie d'elle-même 'à cause de la chaleur de l'été',— auraiteu, d'après Sédillot, dix mille cavaliers, vingt mille fantassins, douze mille chameaux. Mais il suffit d'avoir été en Arabie pour être assuré que des effectifs semblables ne sauraient y être réunis, ni y vivre. Il eût été impossible, surtout à cette époque-là, de faire subsister 30.000 hommes et 22.000 animaux. En 1916—1917, nous n'avons jamais pu aligner les 14.000 hommes réunis devant Médine à huit jours de vivre, malgré les ressources considérables venues des Indes et d'Egypte par bateaux à vapeur. Et quant aux 10.000 cavaliers (quatre cents tonnes d'eau d'abreuvoir par jour!), il eût été impossible, il le serait encore, de leur fournir des chevaux, et de loin! . . . Le cheval exige de l'eau et du fourrage. Il ne peut donc vivre que dans des pays arrosés.. .
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L'inaptitude des Arabes du Hedjaz à faire une guerre hors de leur territoire est restée ce qu'elle était alors. Les Bédouins ne peuvent pas s'éloigner de leurs tentes, où rien ne marche quand ils sont absents. Tous les nomades en sont là . . . Quand le Prophète mena lui-même une expédition contre les Romains Byzantins, ou plutôt contre leurs Arabes Ghassanis, fédérés de l'Empire, i! ne put décider ses contingents à dépasser Tebouk, qui marquait la limite du Hedjaz; vainement les menaça-t-il des feux de l'enfer, 'plus brûlants que ceux de l'été'. Il dut renoncer à aller plus loin. Quand le Khalife Omar (634—644) y parvint, il fut assailli des réclamations des femmes, laissées seules . . . Quand, à l'automne de 1918, T'armée' Faïçal marcha d'Akaba sur Damas, malgré le prestige de la famille Hachémite, malgré les soldes élevées, libéralement octroyées, pas un seul Bédouin du Hedjaz ne consentit à suivre l'Emir au-delà de la limite de la Confédération des Harb et à entrer en Syrie . . . Les Bédouins, à l'époque du Prophète, étaient déjà de même. Comment auraient-ils pu conquérir la Syrie, qui avait alors 12 millions d'habitants, la Perse et l'Egypte qui en avaient autant, par des guerres qui ont duré de 632 à 640, huit ans, et alors que la population du Hedjaz n'était que de 200.000 âmes à ce qu'on peut estimer, et dans une situation misérable et arriérée, tandis que Syrie, Perse et Egypte étaient à la tête de la civilisation d'alors?» 9 Ce sont, on l'a dit, les indigènes mécontents qui, épousant la cause des envahisseurs, grossirent leurs effectifs en s'enrôlant dans leurs armées. Ce sont surtout les Arabes chrétiens nomades et mi-nomades de l'Est syrien (Ghassân), de l'Ouest mésopotamien (Hîra) et du haut Désert syropalestinien, qui, les premiers, ont abandonné leurs suzerains respectifs de Byzance et de Perse qui persécutaient leur foi, pour se rallier à leurs congénères arabes venus du Sud, et se convertirent, en grande partie, à l'Islâm (III, p. 341-352). «Nous pouvons même ajouter qu'ils jurent les meilleurs des Musulmans, car ils croyaient à un seul Dieu, qu'ils nommaient Allah; et ils faisaient la prière, ce qui n'était pas souvent le cas des Bédouins du Hedjaz.» 10 Depuis deux ou trois siècles, en effet, les Arabes de Ghassân et de Hîra, chrétiens monophysites ou nestoriens, adoraient Dieu qu'ils appelaient Allâh et, comme leurs frères musulmans, «pratiquaient jeûnes, prières avec génuflexions répétées, même allongés, aumônes, assemblées religieuses».
9 10
Général Brémond, Berbères et Arabes, p. 33—37, 42—43. Nau, cité par Brémond, op. cit., p. 92.
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e. Les Arabes lancés à l'assaut Préludant à la conquête extérieure, Abû Bakr, qui a embrigadé les Bédouins dans son armée, organise, sur les confins de la Syrie, des razzias qui préparent l'islamisation des tribus arabes de ces régions. Celles-ci, on le sait, jouaient depuis des siècles, en cette zone, un rôle de pénétration arabe, qui va préparer à l'Islâm la conquête de la Palestine et de la Syrie. D'autre part, la conquête du Yamama sur l'un des faux prophètes qui avaient surgi en cette région, suivie de l'occupation militaire de Bahraïn qui était soumis aux Sassânides, met en contact les Arabes et les Perses dans la zone de l'Euphrate et prépare l'annexion de l'Irâk. /. Annexion des Arabes de Hîra (633) En 632, sur l'ordre d'Abû Bakr, les généraux Muthanna ibn al Hâreth et Khâled ibn al Walîd marchent sur Hîra, capitale de l'ancien royaume des Arabes Lakhmides, qui, depuis la défaite de son dernier roi en 602, était devenu une province perse (III, p. 347—348). Aidés par les Arabes du pays, hostiles aux Perses, les Musulmans s'emparent de Hîra (633). g. Victoire de Ajnadayn, en Judée (634) Au printemps de 634, deux armées arabes, dont l'une est commandée par Amr ibn al Aas, le futur conquérant de l'Egypte, envahissent la Palestine sud-orientale. Appelé du pays de Hîra, Khâled ibn al Walîd, avec une cavalerie d'élite, occupe la Transjordanie et va au secours de Amr. En juillet, a lieu à Ajnadayn, en Judée, la première grande bataille contre les Byzantins; les trois armées arabes remportent la victoire (634). Khâled, qui s'est distingué dans cette journée, se dispose à livrer aux Grecs un combat décisif, lorsqu'il reçoit la nouvelle de la mort du calife Abû Bakr (634).
II. Conquête de l'Orient méditerranéen
1. Le calife Umar et la fondation du grand Empire arabo-islamique de Médine a. Le calife Umar (634—644) Si Mahomet, le législateur inspiré, est le promoteur de l'unité religieuse et nationale de l'Arabie, Umar, qui succède à Abû Bakr, est «le conducteur et l'organisateur de l'Islâm conquérant». Sous son règne de dix années, tout l'Orient classique ou méditerranéen, c'est-à-dire la Syrie, la Mésopotamie, l'Egypte, ainsi que la Perse, sera annexé au jeune Empire araboislamique de Médine. Dans la tradition musulmane, Umar passe pour le grand législateur de l'Islâm, et les juristes invoqueront plus tard son nom à l'appui de leurs propres doctrines. Il est le calife légendaire, énergique et considéré, simple dans sa nourriture et dans ses habits, toujours prêt à faire respecter la justice dans son vaste Empire. «Aussi simple et sévère que Mahomet et Abou Bakr, il reste le même après ses éclatants succès, et fait songer à certains des empereurs militaires de l'antique Rome. A la fois conquérant et administrateur, il est non seulement énergique, mais habile à tirer parti des circonstances, des individus et de l'enthousiasme religieux . . . En outre, c'est à lui qu'il convient d'attribuer en principe l'organisation, ou plutôt l'adaptation, des pays conquis.»11 b. Prise de Damas (635) En janvier 635, Khâled ibn al Walîd qui, avec sa cavalerie, avait, en 634, rejoint en Jordanie les armées arabes de Amr ibn el Aas et battu les Byzantins en Judée, attaque de nouveau les ennemis qui s'étaient rassemblés près de Beysân (Jordanie), les oblige à battre en retraite et les poursuit jusqu'aux environs de Damas. Battus de nouveau, les Byzantins s'enferment dans Damas, qui se rendit après six mois de siège (635). c. Conquête de la Chaldée (635) Depuis la prise de Hîra (633), à l'ouest du bas Euphrate, les Arabes cher11
Massé, op. cit., p. 39.
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chaient à pénétrer en Babylonie perse, où Umar, dès son avènement, avait envoyé des renforts sous le commandement d'Abû Ubayda. Dans une première bataille, près de Hîra, les Arabes sont battus et Abû Ubayda est tué (634). Mais l'anarchie qui règne à la cour des Sassânides empêche ces derniers de tirer parti de leur victoire. Les Arabes ne tardent d'ailleurs pas à réparer ce grand échec par une seconde campagne victorieuse. En 635, une bataille décisive se déroule à Kadisya, à 30 kilomètres du camp militaire de Kûfa. Les Arabes, renforcés par leurs congénères de Hîra, notamment les tribus chrétiennes de Taglib, de Bakr, de Mossûl, qui avaient l'habitude séculaire d'expéditionner dans ces régions, infligent aux Perses une lourde défaite. Avançant ensuite par l'Euphrate, les vainqueurs envahissent la Babylonie et s'emparent de Ctésiphon, capitale mésopotamienne de l'Empire sassânide, que les Perses s'étaient hâtés d'évacuer (635). Enfin, en 637, les Perses sont encore battus à Jalula, sur l'ancienne route des caravanes entre la Babylonie et l'Iran. Le souverain sassânide est contraint de gagner l'intérieur de la Perse (637). d.
Victoire du Yarmûk
(636)
En 636, une armée byzantine, comprenant des contingents d'Arabes chrétiens de Ghassân et des auxiliaires araméens, repousse plusieurs attaques musulmanes sur les bords du Yarmûk, affluent du Jourdain. Mais le troisième jour, les Arabes chrétiens de l'armée byzantine, abandonnant leur chef Jabalah qui resta fidèle à l'empereur, passent aux Arabes musulmans qui remportent la victoire (636). «Les légions (byzantines), comme toujours, étaient dépourvues de la cavalerie nécessaire;... les armées impériales s'étaient fiées aux troupes auxiliaires arabes chrétiennes, et celles-ci passèrent à l'ennemi dès que les deux armées se trouvèrent face à face . . . Dès que la cavalerie irrégulière eut fait défection, le résultat cessa d'être douteux. Une tentative de retraite dégénéra en déroute et se termina en massacre. L'armée byzantine avait combattu le dos à la rivière, que ses morts vinrent bientôt obstruer.»12 e.
Conquête
de la Syrie et de la Palestine
(637)
La victoire du Yarmûk permet aux Arabes, qui remontent vers le Nord, d'achever la conquête de la Syrie et de la Palestine. Le grand quartier général de l'armée arabe s'installe au sud de Damas, à Jabiya, une résidence des anciens rois arabes de Ghassân. Cette place, qui conservera son importance militaire jusqu'au temps des califes umayyades, voit arriver de Médine, en 637, le calife Umar en personne. Entouré 12
Wells, op. cit., p. 3 0 1 - 3 0 2 .
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des Compagnons les plus considérables du Prophète, le calife vient organiser les pays conquis et fixer les bases du système des pensions aux combattants de la guerre sainte et à leur postérité. De Jabiya, Umar envoie faire le siège de Jérusalem; cette ville, qui se rend très vite au calife lui-même, reçoit des conditions relativement douces (637). Le vainqueur accorde aux chrétiens la sécurité de leurs personnes et de leurs biens, le maintien de leur église et la liberté religieuse, moyennant le paiement du tribut ordinaire. Pendant son séjour à Jérusalem, Umar jette les fondements de la mosquée qui, aujourd'hui encore, porte son nom. La chute de Jérusalem eut un immense retentissement. Epuisée par ses guerres avec la Perse, Byzance n'a plus les moyens de recruter des mercenaires dans les marches syriennes. Après la ville sainte, Alep, Antioche, Kinasrîn, tout le nord de la Syrie, tombent, par la suite, aux mains des envahisseurs. Les Arabes chrétiens de ces provinces byzantines se rallient à leurs congénères victorieux. S'adressant aux Arabes chrétiens de Tagrit, résidence du patriarche monophysite d'Orient, le général musulman de la région leur avait dit: « Vous êtes des nôtres. Qu'avez-vous de commun avec les Grecs?» Nau, qui rapporte ce propos, ajoute: «On avait une idée très nette de la nationalité arabe opposée aux Grecs. »13 La journée du Yarmûk, qui brisa la force et la confiance byzantines, fait comprendre à l'empereur Héraclius que la Syrie, qu'il avait tout récemment reconquise sur les Perses (628), est définitivement perdue. Abandonnée par le basileus qui repasse le Taurus, la Syrie, que l'hellénisme avait dominée pendant près de mille ans, reprendra bientôt, sous les Arabes, sa figure, sa culture et sa civilisation sémitiques. Umar confie le gouvernement de la Syrie à Mu'awya, fils d'Abû Sofyân, ancien secrétaire du Prophète (p. 110). Cette nomination (637) est à l'origine de la fortune politique de Mu'awya, qui sera le fondateur de la dynastie et de l'Empire arabo-syrien des Umayyades. /. Conquête de la Haute Mésopotamie (639) Maîtres de la Palestine, de la Syrie et de la Basse Mésopotamie, les Arabes se lancent à la conquête de ia Haute Mésopotamie, dont la population sémito-araméenne, on le sait, est constamment opprimée, soit par l'orthodoxie grecque, à cause de son christianisme monophysite ou nestorien, soit par la Perse, à cause de sa foi chrétienne. Comme la Syrie et la Chaldée, la Haute Mésopotamie est également préparée à recevoir ou à accepter l'arrivée de la nouvelle vague arabique. Depuis plusieurs siècles déjà, on l'a vu, les nomades arabes avaient pénétré dans cette contrée, au temps des royaumes d'Edesse et de Palmyre (III, p. 71, 72, 161, 165, 173). 13
Nau, cité par G. Brémond, Berbères
et Arabes,
p. 95.
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De même que les Cananéens, les Amorrites et autres Sémites anciens, venant du sud, s'étaient introduits en Mésopotamie par la voie du vieil Amurru (Syrie), les nouveaux Sémites Arabes se lancent de Homs et de Kinasrîn dans l'antique contrée assyrienne. En 639, le pays est envahi et presque toutes les villes capitulent en l'espace d'un an et demi. Une incursion est même poussée, en 641, jusqu'en Arménie. Ainsi, comme la Syrie, enlevée aux Byzantins, la Mésopotamie, arrachée aux Perses, recouvre sa physionomie sémitique. Les deux vieilles régions mésopotamiennes, la Babylonie-Chaldée ou Basse Mésopotamie, et l'Assyrie ou Haute Mésopotamie, deviendront, sous les Arabes, l'une, YIrâk el Arabi et l'autre, la Djazîra ou «Ile». g. Conquête de l'Egypte (640—642) Après la Syrie, la Palestine et les deux Mésopotamies, la conquête de l'Egypte et celle de la Perse proprement dite commencent presque simultanément, à partir de 640, et sont achevées, toutes les deux, vers la fin de 642. La conquête de l'Egypte, réalisée avec des effectifs relativement peu nombreux, ne pourrait se comprendre si les Arabes étaient entrés au miiieu d'une population hostile. Comme en Syrie, l'ennemi, pour l'Egyptien monophysite, était le Grec. D'après Josèphe, l'Egypte gréco-romaine comptait au moins huit millions d'habitants, dont la plus grande partie, celle qu'on appellerait aujourd'hui «nationaliste», était chrétienne monophysite, et, par suite, hostile à Byzance et à sa doctrine dite orthodoxe. A l'arrivée des Arabes, la désaffection des indigènes égyptiens ou Coptes à l'égard des Grecs et de Constantinople était à son comble. Nommé par l'empereur Héraclius patriarche d'Alexandrie et gouverneur civil de l'Egypte, Kyros (Cyrus), ancien évêque de Phasis, dans le Caucase (d'où le nom de Mouqawkas que lui donneront les Arabes), avait, dès sa nomination en 631, inauguré en Egypte une politique cléricale oppressive. Il fit peser sur les monophysites des exigences fiscales si lourdes que ces derniers, comme leurs coreligionnaires de Syrie, accueilleront les Arabes en libérateurs (III, p. 373-374). En 640, Amr ibn al Aas, général en chef de l'armée en Palestine, avait, apparemment de sa propre autorité et avec des troupes insuffisantes, occupé Péluse (Famiah), dans le Delta oriental. Le calife Umar s'empresse d'envoyer cinq mille hommes, en majorité Syriens, sous le commandement de Zubayr, pour renforcer le contingent de Amr, en même temps que pour surveiller les tendances trop indépendantes de ce dernier. Battus à Héliopolis, les Grecs se retranchent dans la citadelle de Babylone, l'ancienne Memphis des Pharaons. Ayant besoin des troupes à Con-
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stantinople même et en Italie, l'empereur laisse Babylone sans secours. Kyros, qui venait de rentrer de Constantinople, portait les pouvoirs nécessaires pour négocier avec les envahisseurs. Contre le paiement d'un tribut, les Chrétiens restent en possession de leurs églises et conservent l'administration des affaires de leur communauté. Les Byzantins évacuent Alexandrie (642) et les Arabes l'occupent. A Fostât, quartier général de l'armée arabe en Egypte, qui sera le futur vieux Caire, Amr érige la mosquée qui porte encore aujourd'hui son nom. La légende de l'incendie de la bibliothèque d'Alexandrie est aujourd'hui réfutée. Cette célèbre bibliothèque, on le sait, avait été brûlée, sept siècles avant l'Islâm, pendant la bataille engagée entre les troupes de Ptolémée XII et celles de Jules César, en 48 avant J.-C. (III, p. 40). Comme en Syrie, les fonctionnaires locaux restent en place. La nouvelle religion est bien accueillie et les conversions sont nombreuses parmi les Egyptiens. «L'Egypte avait présenté un spectacle bien plus extraordinaire quand elle était passée au Christianisme. Il n'y avait pas eu besoin d'invoquer une invasion.» A deux époques successives, la doctrine du Christ et celle de Mahomet ont représenté, pour la masse égyptienne toujours déshéritée et avide de réformes sociales, l'espoir de la fin de l'oppression et de la misère. Dès les temps antiques, on l'a vu, les Egyptiens changeaient aussi de religion toutes les fois qu'un grand Pharaon réformateur choisissait un nouveau dieu dynastique et national. h. Conquête de la Perse (642) Lorsque le dernier Sassânide, le roi Yezdegerd III, monta sur le trône en 632, les Arabes étaient déjà lancés à l'assaut des provinces mésopotamiennes de la Perse et notamment de l'ancien royaume arabe de Hîra, à l'ouest du bas Euphrate. Dès 635, on l'a vu, la Chaldée sémitique, centre politique de l'Empire perse et site de sa capitale Ctésiphon, lassée par l'intolérance politique et religieuse de la vieille dynastie des Sassânides, s'était déjà livrée aux Arabes. Yezdegerd s'était réfugié à Hulwan, à l'entrée des défilés du Zagros, puis, après sa défaite à Jalula (637) et l'avance des Arabes, le roi sassânide, en 640, avait gagné le Persis ou Perse propre, pour préparer la défense du cœur de l'Empire. Epuisés, on l'a vu, par plusieurs années de guerre contre Byzance, les Sassânides étaient encore inquiétés, du côté de l'Asie, par les Khazares caucasiens et par les Turcs de Bactriane. La désunion et la décadence intérieures facilitaient le succès de l'invasion arabe. Battu par les Byzantins en 628, l'Empire perse, qui dut évacuer la Syrie, la Palestine et l'Egypte, fut envahi par Héraclius et ne s'était sauvé qu'en implorant la paix (III, p. 366-370).
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«Depuis lors, sans arrêt, l'empire sassanide se précipitait vers sa chute. Il n'avait jamais possédé la solide base d'une race unitaire. Les anciens Ariens immigrés étaient très inférieurs en nombre à la population autochtone de race levantine; ils étaient presque entièrement absorbés par elle, malgré la prescription religieuse qui avait recommandé aux Zoroastriens, pour maintenir la pureté de leur tribu, le mariage consanguin. Le type physique des autochtones l'emposta définitivement; la langue que les immigrants imposèrent aux sujets subit une forte influence de ces derniers. Depuis que les Sassanides avaient transféré le centre de gravité de leur empire en Babylonie, avec sa capitale Ktésiphon-Séleucie, les chrétiens araméens leur donnaient fort à faire.»14 En 642, les Arabes enlèvent Qarmasin, au nord-est de Hulwan, qui leur ouvre l'entrée du plateau iranien, et remportent sur le général persan Firuzân une grande victoire à Nihawend, au sud d'Ecbatane, l'actuelle Hamadân (642). Débandée après cette défaite, l'armée perse se réfugie dans les villes fortifiées, avec l'intention de les défendre séparément. En 643, l'importante ville d'Ispahan, où Yezdegerd III s'était réfugié après sa défaite à Nihawend, est emportée par les Arabes. Le roi perse se retire à Istakhr, l'ancienne Persépolis, capitale et berceau des Perses; de là, ce dernier des rois perses sassânides erre à travers le Tarabistan et le Khurassân, comme, mille ans auparavant (331 av. J.-C.), Darius III, le dernier des rois perses achéménides, l'avait fait devant son vainqueur Alexandre le Grand (II, p. 370). Comme Darius aussi, qui avait été tué, au cours de sa fuite, par une personne de son entourage, Yezdegerd est assassiné, à Merw, par un meunier qui l'avait hébergé (651). Sa mémoire vit encore aujourd'hui chez les Parsis de l'Inde, qui avaient émigré après l'invasion arabe. Pour la première fois, depuis le démembrement de l'Empire d'Alexandre le Grand, l'isthme iranien est ouvert à la circulation des marchandises et des idées et unit le monde méditerranéen et l'Asie centrale et méridionale. Cet événement, qui va déplacer le centre de gravité économique du monde oriental, en portant, du Sud au Nord, la route de l'Inde, provoquera, par le fait même, le déplacement du centre politique de l'Empire arabe. Damas remplacera bientôt Médine, et la dynastie des califes umayyades succédera aux califes Ar-Rachidûn ou de Médine. 2. Sous le règne de Uthmân (644—656). Déclin de l'Empire de Médine a. Le calife
Uthmân
Le calife Umar, en mourant, avait confié à six personnages de marque le soin de désigner son successeur. Le choix de ces derniers se porte sur le 14
C. Brockelmann, Histoire
des peuples
et des Etats islamiques,
p. 51.
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moins important d'entre eux, Uthmân ibrt Affân (644—656), de la maison de Umayyah, qui est proclamé calife. Agé et sans énergie, le nouveau souverain, qui subira l'influence des hommes de son clan, les Banû Umayyah, sera l'instrument de leurs ambitions effrénées. Son cousin Merwân prend en main la direction des affaires à Médine, et tous les postes importants de gouverneur de province, en Syrie, en Irâk et en Egypte, sont confiés à des membres de sa famille. Son cousin Mu'awya, gouverneur du Syrie depuis 637, reçoit les pleins pouvoirs (p. 190). Cependant, la vigoureuse impulsion imprimée à l'Empire par Umar fait que la politique de conquête se continue méthodiquement sous son successeur, le faible Uthmân. Jouant au souverain, le gouverneur de Syrie, Mu'awya, s'empare de l'île de Chypre, impose tribut aux princes de l'Arménie et soumet les tribus berbères de la Tripolitaine. En Perse, les troupes musulmanes s'avancent jusqu'à l'Oxus. Mais ces campagnes lointaines sont pénibles et coûteuses, et le butin se fait moins abondant. D'autre part, la conversion à l'Islamisme des peuples soumis diminue la quotité des impôts. En outre, le goût du luxe, contracté dans les pays conquis, commence à gagner les conquérants. D'où une agitation politique qui provoqua des désordres dans les provinces. b.
Réveil
des tendances
régionalistes
Vers cette époque, une grande tension commence à se dessiner entre les deux provinces de Syrie et d'Irâk. Cette rivalité, qui continue celle qui avait constamment opposé les deux pays dans le passé et qui ira désormais en grandissant, se déclenche d'abord sous la forme d'une divergence dans la rédaction des exemplaires du Coran, que les soldats de Syrie et d'Irâk portent sur eux. Pour couper court à ces dissensions qui commencent à provoquer des voies de fait, Uthmân fait procéder à une rédaction définitive du Coran et impose un texte uniforme à toutes les provinces de l'Empire (p. 115—116). Cette réforme, froissant des croyances différentes de celles imposées par la nouvelle rédaction du Livre saint, soulève de nouvelles haines contre le calife, que ses anciens compétiteurs ne se feront point faute d'exploiter à leur profit. Enfin, la politique de famille pratiquée par Uthmân dresse contre lui les anciens Compagnons de Mahomet et surtout la jeune veuve du Prophète, Aïcha, «la mère des croyants». Ce sont les provinces qui, conscientes de leur importance et de leur supériorité dans l'Empire, vont exploiter le mécontentement général pour mener la lutte ouverte contre le calife. L'édition officielle du Coran est qualifiée de fausse et d'incomplète. En 655, une première tempête éclate à Kûfa; elle est rapidement et pacifiquement apaisée par Uthmân. En 656, cinq cents Arabes viennent d'Egypte à Médine, pour demander la révoca-
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tion de leur gouverneur. La majorité des Médinois prend parti pour eux. Une révolte éclate, secrètement dirigée par Ali, ainsi que par Aïcha, dévorée du désir de jouer un rôle. La demeure de Uthmân est prise d'assaut et pillée, et lui-même est tué pendant qu'il est en train de lire le Coran: le sang du calife se répand sur l'exemplaire du Livre saint. Son corps est enterré par sa femme, aidée de quelques amis, dans le silence de la nuit. 3. Sous le règne de Ali (656—661). Guerre civile, schismes religieux et effondrement de l'Empire de Médine a. Le calife Ali Ali est le quatrième et dernier des califes dits «Ar-Rashidûn» (p. 176—177). «Les cinq ans du califat d'Ali sont la fitna (division), la rupture de l'unité, le désordre» (Gaudefroy-Demombynes). Gendre et Compagnon du Prophète, Ali est salué, dans les mosquées, du titre de calife, le jour même de l'assassinat de Uthmân. Mais ce choix ne semble pas avoir plu à Aïcha, «la mère des croyants », qui appela les Musulmans pour venger l'assassiné. Les compétiteurs de Ali: Taha, et surtout Zûbaïr, neveu de Khadîja, la première épouse du Prophète, et enfin Mu'awya, gouverneur de Syrie et cousin de Uthmân, se déclarent contre le nouveau calife. La première scission politique se dessine entre les provinces du monde de l'Islâm. b. Guerre civile: Bataille du Chameau (657) Isolé dans Médine, qui lui est hostile, sans troupes pour l'y protéger, Ali cinq mois après son avènement, quitte la capitale pour l'Irâk, dans l'espoir de s'appuyer sur la colonie militaire de Kûfa, où il établit sa résidence. Marchant ensuite, avec 12.000 Kûfites, sur le camp militaire de Basra où ses compétiteurs Taha et Zûbaïr l'avaient déjà précédé, Ali inflige à ces derniers une cuisante défaite (657). Aïcha, qui montait un chameau pour encourager les révoltés, est faite prisonnière puis renvoyée à Médine; d'où le nom de «Bataille du Chameau» donné à ce premier combat sanglant qui eut lieu entre troupes musulmanes. Mais Mu'awya demeurait redoutable en Syrie. «Ah, vainqueur dans cette première grande bataille, où des musulmans s'étaient entre-tués, restait en présence de Moawia. Cette simple indication des faits suffit à signaler une nouveauté: le déplacement et le dédoublement du centre de l'Empire (Kûfa et D a m a s ) . . . En 660, la lutte se joue entre la Syrie, Damas, où Moawia est gouverneur et où il s'est posé en chef, vengeur du sang d'Othmân, et l'Irâq, où Ah cherche un appui bien incertain auprès des habitants de Coufa et de Baçra, cités nouvelles qui
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remplacent la capitale de la marche iranienne, Hira, et auxquelles Bagdad succédera. La lutte est déjà posée entre deux religions et deux esprits, les provinces byzantines et méditerranéennes: la Syrie et l'Egypte, en face de la province sassanide: l'Irâq.» 15 c. La bataille de Siffîn (657) De même qu'Antoine, puis Octave, s'étaient posés en vengeurs et héritiers de Jules César, assassiné à Rome, c'est à Mu'awya, gouverneur de Syrie et chef des Umayyades, auxquels appartenait le calife tué à Médine, qu'incombe le devoir de venger sa mort. Mu'awya commence par demander à Ali de lui livrer les meurtriers de Uthmân. Après un mois passé en vaines négociations, les deux adversaires en viennent aux mains. Un engagement décisif, qui a lieu à Siffîn (657), près de Rakka, sur la rive droite de l'Euphrate, tourne déjà à l'avantage de AH, lorsque le rusé Amr ibn al Aas, conquérant et ancien gouverneur d'Egypte rallié à Mu'awya, conseille à ce dernier d'envoyer des troupes nouvelles avec des corans au bout des lances, pour montrer qu'ils en appellent au jugement d'Allâh. Ce stratagème porte les gens d'Irâk à imposer à Ali d'accepter un arbitrage. L'arbitre désigné par Mu'awya traite les deux rivaux comme des candidats au trône et, par une manœuvre habile, amène l'arbitre de Ali à les déclarer tous les deux déchus. Furieux, Ali refuse d'obtempérer à cette décision et se met ainsi dans son tort. En réponse, les troupes de Mu'awya reconnaissent leur chef comme calife. d. Grands schismes religieux (658). Naissance des sectes Kharijite et Chiite Autour de Ali, les partisans de l'action vigoureuse, révoltés par l'indécision, la maladresse et la faiblesse de leur chef, abandonnent celui-ci. Ces dissidents, que l'histoire désignera du nom de Kharijites ou Khawârij (sortants), choisissent parmi eux un nouveau calife. Par contre, les fidèles de Ali seront appelés les Chiites, du mot arabe Chi'a, qui signifie: parti ou secte. Pris entre deux feux, Ali marche contre les Khawârij, auxquels il inflige une terrible défaite (658). Leurs débris se répandront en Irâk et en Perse, où leurs doctrines se propageront rapidement avant de gagner l'Afrique du Nord. e. Assassinat de Ali (661). Fin des califes de Médine Pendant que Ali était occupé de la révolte des Khawârij, Mu'awya, qui poursuivait les partisans de son adversaire, bat, aux portes de l'Egypte, 15
Gaudefroy-Demombynes, op cit., p. 159—160.
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le gouverneur de cette province, récemment nommé par Ali, le remplace par Amr ibn al Aas (658) et s'assure, par un armistice conclu avec l'empereur Constance moyennant le paiement d'un tribut annuel, contre une attaque de ses possessions de la part de Byzance. En 660, Mu'awya est reconnu comme calife à Jérusalem et, en 661, Ali est assassiné dans la mosquée de Kûfa, en Irâk. La mort de Ali, quatrième successeur du Prophète, met fin à la série des califes Ar-Rashidûn et à l'Empire arabo-islamique de Médine. f . Mu'awya seul calife (661). Avènement
des calijes de
Damas
Après la disparition de Ali, l'Umayyade de Damas reste seul maître de l'Empire. Son avènement au Califat représente le triomphe de la vieille aristocratie mecquoise, qui avait longtemps combattu le Prophète, contre la clique des Compagnons de celui-ci. Il marque aussi le début de la prédominance politique des provinces sur le territoire métropolitain. Damas sera la capitale politique de l'Empire islamique, qui évoluera désormais vers la monarchie orientale des souverains byzantins et sassânides. Quant à Médine et La Mecque, elles resteront les métropoles religieuses de l'Islâm et des lieux de pèlerinage. «Si, jetant les yeux en arrière, on considère l'évolution du califat sous ses quatre premiers représentants, . . . on voit, sous Abou Bakr, la stabilisation de l'Arabie et la préparation des conquêtes; sous Omar, la triomphante expansion; sous Othman, la consolidation des conquêtes, le développement du luxe et l'affaiblissement de l'autorité califale; sous Ali, l'accroissement de cette faiblesse, la guerre civile d'où naissent les grands schismes, l'arrêt de l'expansion extérieure, et, peut-être par imitation des monarchies byzantine et perse, l'avènement de l'idée dynastique en Islam.»16
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Massé, op. cit., p. 45.
III. L'Empire oriental des califes de Médine : organisation administrative et sociale De même que Rome et l'Italie, sous le Haut-Empire, furent le centre politique du vaste Univers romain, de même Médine, La Mecque et le Hidjâz, sous les quatre premiers califes (632—661), sont le centre du nouveau monde arabo-islamique. Pendant cette première période de l'histoire de l'Islam, l'Orient méditerranéen forme un ensemble de modestes provinces, relevant d'une métropole politique et religieuse située dans le Hidjâz. 1. Organisation de l'Empire a. Pouvoirs du calife L'extension rapide et démesurée des conquêtes et de la puissance politique des Arabes pose à l'Etat archaïque de Médine de nouveaux et grands problèmes. Devenu le chef suprême d'un vaste Empire, le calife de Médine doit modifier son rôle primitif de Seigneur ou Imâm d'un Etat théocratique, patriarcal et régional. La tâche surhumaine de Umar, fondateur et organisateur de l'Empire, l'intrigue et la jalousie qui déchirent la société musulmane naissante, empêchent le calife de penser à une réorganisation du jeune Etat islamique. Nous avons vu les pouvoirs extrêmement étendus que les premiers califes détenaient, en leur qualité de successeurs du Prophète. Avec l'extension des conquêtes extérieures, ces pouvoirs, que le calife pouvait désormais difficilement assurer à lui seul, sont, en fait, exercés par d'autres personnages, tant dans la capitale que dans les provinces (p. 178). b. Délégués et fonctionnaires du calife Dans l'exercice du pouvoir central, le souverain est assisté d'un grandministre (vizir), qui accapare souvent toute l'autorité suprême, et par des secrétaires d'Etat ou ministres (Kuttâb), qui, recrutés souvent parmi les tributaires ou les nouveaux convertis, sont tout-puissants. La direction de la prière est déléguée à un imâm et le commandement de l'armée à un amîr. Le pouvoir judiciaire est exercé par des cadis (juges), nommés par le calife. Dans les pays conquis, en Egypte, Syrie, Mésopotamie, Perse, les Arabes adoptent le système administratif de leurs prédécesseurs byzantins
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et sassânides. Les anciens fonctionnaires sont maintenus, même ceux qui gardent leur ancienne religion. L'autorité du calife, représenté par des délégués ou agents (ummâl), se superpose tout simplement à l'organisation sociale des divers groupements assujettis. Le gouvernement des provinces est confié à un délégué, amîr, qui exerce l'autorité militaire et civile. Cette charge est généralement occupée par les commandants régionaux des troupes d'occupation. «Comme l'armée et la communauté religieuse se couvraient, ils étaient en outre les prieurs et les prédicateurs. Ils avaient également à assurer au début l'exercice de la justice . . . L'administration fiscale seule dépendait, dès le début, d'un fonctionnaire immédiatement responsable devant le Khalife.»17 Cet agent (amîl) doublait le gouverneur, pour l'empêcher de devenir trop puissant. c. Les Arabes dans les pays conquis Comme leurs prédécesseurs gréco-romains et perses, les conquérants arabes forment, dans l'Orient conquis, une classe de seigneurs où se recrutent les dignitaires provinciaux. Installés dans les villes ou, par préférence, dans des colonies nouvelles, Fostât (vieux Caire) en Egypte, Kûfa et Basra en Irâk, ils sont militairement organisés et prennent le nom d'immigrés (muhâjir). «Les Arabes n'avaient pas eu le goût des cités, et leur vie ancienne ne les y préparait pas. Hors des villes saintes: La Mecque, Médine et Jérusalem, il n'y a point de cités musulmanes. Il leur déplaît d'habiter les anciennes villes des infidèles: on redira la répugnance des Omeyyades à demeurer à Damas. Les armées musulmanes fondent des camps permanents, où les fonctions naturelles de la vie citadine se créent d'elles-mêmes, et où s'organise l'Islâm, religion de sédentaires unis autour d'une mosquée. Coufa, Baçra, Fostât, sont des camps qui deviennent, comme malgré elles, de grandes villes: les nomades y sont peu à peu attachés.»18 Essentiellement continentaux, les conquérants arabes ont, dès le début, choisi, comme capitales provinciales, des centres situés aux portes du Désert, qui est leur élément et la voie de communication naturelle avec l'Arabie centrale, le Hidjâz et le Yémen, leurs centres originels d'expansion. On rapporte que des instructions du calife Umar recommandaient à ses lieutenants en Egypte «de ne point mettre l'eau entre eux et lui». En Syrie, la ville-oasis de Damas remplace Antioche, que les Grecs avaient préférée à cause du voisinage de la mer qui les mettait en contact avec la Grèce. Les mêmes raisons ont porté les Arabes à remplacer la cité maritime d'Alexandrie, capitale de l'Egypte ptolémaïque et gréco-romaine, par le camp arabe de Fostât, ancienne forteresse byzantine (phossaton) 17 18
Brockelmann, op. cit., p. 60. Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 159.
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sur la rive orientale du Nil et aux portes du désert de l'Est, qui sera le futur vieux Caire. Enfin, en Irâk, Ctésiphon-Séleucie, ancienne résidence des Grecs et ensuite des Iraniens, est abandonnée pour Hîra d'abord, ensuite pour Kûfa, et plus tard pour Bagdâd. Le blé d'Egypte, qui, sous les Romains et les Grecs, était dirigé vers Rome et Byzance, prend désormais, sous les Arabes, la direction de Médine. Pour en faciliter le transport, Amr ibn al Aas remet en état le canal du Nil à la mer Rouge: après six mois de travail, ce canal est achevé et les céréales peuvent être portées dans le Hidjâz. d. Condition des indigènes non musulmans Le statut juridique des indigènes non musulmans ne sera pas précisé, d'une façon définitive, avant le troisième siècle de l'Hégire. Cependant, la tradition islamique fait remonter au calife Umar, second successeur du Prophète, l'établissement des principes essentiels qui régiront les indigènes non convertis. Dans l'intérieur de la Péninsule arabique, où tous les habitants devaient être obligatoirement musulmans, les Juifs arabes de Khaïbar, que le Prophète avait tolérés, sont transférés en Syrie par ordre de Umar. Il en est de même des communautés chrétiennes d'Arabie, qui refusaient de se convertir à l'Islâm. En dehors de l'Arabie, les non-musulmans sujets du calife, les «gens du Livre» (Chrétiens et Juifs) et même les idolâtres, sont tolérés. Leurs vies et leurs biens sont respectés, à charge de payer la double taxe, foncière et personnelle. «Devant la caste militaire arabe, les non-Arabes jouaient le rôle de sujets ou de ra'aya, pluriel de ra'iya (troupeau, gens soumis),. . . vieille métaphore sémitique déjà familière aux Assyriens. Tandis que les musulmans ne payaient que l'impôt des pauvres, les sujets avaient à fournir le tribut et à pourvoir en outre à l'entretien de ceux-là. Mais le gouvernement se souciait encore moins de leurs affaires intérieures que de celles des tribus arabes. Dans les pays qui étaient autrefois chrétiens, c'étaient les évêques qui se chargeaient de la direction des affaires civiles; en Perse, la petite noblesse rurale . . . conserva sa position dirigeante.»19 Les indigènes non musulmans paient à leurs nouveaux maîtres arabes l'impôt de capitation, Jizya, et l'impôt foncier, Kharaj, qui étaient fixés dans leurs capitulations. Ce double impôt, dont la quotité était inférieure à celle que percevaient les Gréco-Romains, était une sorte de tribut pour la protection que leur accorde l'Etat et pour la concession de leur liberté religieuse. En échange du paiement de ces redevances, les indigènes non musulmans, désignés sous l'appellation générale de dhummi (protégés), 19
Brockelmann, op. cit., p. 61.
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conservent leur ancienne organisation sociale, avec leur religion, leurs cadres administratifs et leurs biens. «Il y a, en somme, deux sociétés superposées sous la domination unique du calife . . .: les Arabes conquérants et les indigènes tributaires . . . Les indigènes ont conservé leurs coutumes, leurs magistrats . . . Tous ont été trop bien habitués, dans l'empire romain et dans le royaume iranien, à veiller eux-mêmes, par des corporations privées, à tous les travaux qui conservent l'activité économique du pays, pour s'étonner de l'insouciance absolue de l'Etat musulman pour les intérêts généraux . . . Il faut noter au passage cette carence de l'Etat musulman. Il serait risible d'en faire un grief spécial au califat: l'empire romain avait des lacunes analogues.»20 2. Libéralisme et tolérance des conquérants arabes Vu leur infériorité numérique, les conquérants arabes, qui ne s'attendaient guère à un succès aussi rapide et complet, auraient très vraisemblablement été rejetés, par la suite, dans leurs déserts d'Arabie, si des facteurs puissants n'avaient contribué à leur attirer la sympathie des populations assujetties et à leur assurer, dans les pays conquis, un établissement durable. Outre l'action des facteurs économiques, qui procurèrent à l'Empire arabo-islamique une brillante prospérité matérielle, il importe de rappeler constamment la tolérance des Arabes, leur politique d'humanité et de sagesse, leur attitude pleine de libéralisme, de mansuétude et de compréhension, à l'égard des peuples soumis, de leurs aspirations nationales et de leurs besoins sociaux (p. 179—181). «Il semble acquis aujourd'hui que les Arabes ne persécutèrent personne pour des motifs religieux . . . On ne trouve, dans toute l'histoire de l'Egypte musulmane, sauf sous le calife Hakim (996—1021), aucune mesure qu'on puisse comparer à une persécution à la Dioctétien.»21 Bien plus, les premiers conquérants arabes protègent la religion chrétienne, respectent les prêtres, font des dons aux églises et aux couvents et autorisent la construction de nouvelles églises. Ce n'est que plus tard, sous le calife abbâsside Mutawakkil (847—861), on le verra, que ce souverain édictera, sur la question des églises comme sur les signes distinctifs des tributaires, des prescriptions détaillées et sévères. Dans le même temps, Mutawakkil, prince féroce et menacé dans sa vie, sévira plus cruellement contre les sectes islamiques non sunnites. Quant aux mesures vexatoires et humiliantes que les Musulmans appliqueront, plus tard, à leurs sujets chrétiens et juifs, elles ne constituent pas une innovation à leur époque, et leurs causes sont généralement plus 20 21
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 153, 154. Gaston Wiet, L'Egypte arabe, p. 40.
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politiques que religieuses. Les traditions arabes préislamiques «relatent, en effet, qu'un roi de la Perse antique avait prescrit aux Arabes de laisser pendre leurs cheveux, de porter des vêtements d'une couleur déterminée, d'habiter des tentes en étoffe de crin et de monter à cheval sans selle. D'autre part, c'est peut-être dans l'arsenal des lois byzantines que l'Islam trouva l'interdiction de construire de nouvelles églises.»22 Ces lois byzantines visaient, bien entendu, les églises dissidentes. Il ne faut donc pas juger ces traitements discriminatoires avec nos idées et notre mentalité modernes. En Egypte, les individus recensés dans des villages dont ils ne sont pas originaires étaient marqués aux mains et au front. «Un texte précis du quatorzième siècle va nous prouver que ces marques sur le corps humain n'avaient rien d'infamant ni même de particulièrement pénible . . . En somme, les procédés employés, si vexatoires qu'ils aient pu être, doivent être considérés dans leur époque et dans leur milieu.»23 Asservies depuis des siècles, les populations conquises par les Arabes étaient, en fait, heureuses de survivre au cataclysme de la nouvelle invasion, d'en être quittes à si bon marché. La fiscalité arabe paraît légère, après celle des agents byzantins et sassânides. «La lassitude des querelles religieuses chez les uns, l'indifférence chez les autres, fait accepter sans surprise le mépris des vainqueurs envers leurs sujets étrangers à la communauté élue.»24 3. L'arabisation et l'islamisation dans les pays conquis, sous les califes de Médine On a trop tendance à confondre l'extension de la domination politique de l'Islâm avec l'expansion de la religion islamique et de la langue arabe, et d'attribuer, par suite, la conversion des populations conquises à la pression de la force brutale. Les faits de l'histoire nous apprennent, au contraire, que si l'Empire des premiers califes, comme tous les grands empires, a été forgé par les armes et s'est étendu grâce aux conquêtes militaires, il n'en fut pas de même de l'expansion de la religion islamique et de la langue arabe, qui n'ont guère progressé avec la même cadence. En effet, l'arabisation et l'islamisation du monde oriental ne se sont accomplies, on l'a dit, que lentement et progressivement au cours des siècles. Pendant toute la durée du Califat de Médine (632—661), l'administration, dans les anciennes provinces byzantines de Syrie et d'Egypte, a continué à employer la langue grecque, et les indigènes non musulmans 22 23 24
G. Wiet, L'Egypte arabe, p. 23. Wiet, op. cit., p. 4 6 - 4 7 . Gaudefroy-Demombynes, op cit., p. 153.
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étaient la majorité hors d'Arabie. Les monnaies byzantines restèrent également en usage. C'est seulement sous les califes umayyades de Damas, à partir de 700, que la langue arabe sera imposée comme langue officielle de l'administration pour le territoire de l'Empire. Même après cette date, on le sait, l'araméen, en Syrie et en Irâk, et le copte, en Egypte, demeureront, pendant longtemps encore, les langues courantes des populations indigènes (p. 98-99). Sans doute, l'effet moral des victoires mirifiques des Arabes fut considérable sur les populations orientales, peu belliqueuses et très sensibles au prestige de la force. Mais, en accueillant favorablement, et même parfois avec enthousiasme, les nouveaux envahisseurs qui les délivraient du joug tracassier des Byzantins et des Perses, les Orientaux avaient l'entière liberté de garder leurs religions propres. Les conquérants arabes ont, non seulement réglementé, d'une façon juridique, la vie de leurs sujets non musulmans, mais même découragé les conversions à l'Islâm, en assignant aux nouveaux convertis un rang inférieur dans la société islamique (p. 170). Aussi, pendant le premier siècle de l'Hégire, les populations de Syrie, d'Egypte et de Mésopotamie, étaient-elles restées, en grande majorité, fidèles à leurs croyances ancestrales. Elles gardèrent, pendant longtemps, leurs tribunaux, leurs langues, leurs institutions municipales et provinciales, moyennant le paiement d'un tribut. Responsables du maintien de l'ordre et de la rentrée des impôts, elles déchargeaient les conquérants des soucis de l'administration, aux complications de laquelle ces derniers n'étaient guère préparés. On conçoit que, sous un pareil régime, qui rappelle la tolérance et le libéralisme des Perses achéménides, le monde oriental fut, en général, loyal envers ses nouveaux maîtres. C'est, en effet, pendant cette première période de l'histoire islamique que l'Empire des califes, où les éléments non musulmans et non arabes formaient encore la majorité des habitants, fut le plus puissant et le plus solide, et que les grandes conquêtes furent réalisées. Par contre, et la chose peut sembler surprenante, c'est à partir du moment où le monde oriental aura, dans sa grande majorité, embrassé l'Islamisme et adopté la langue arabe, que les divers groupements géographiques de l'Empire des califes commenceront respectivement à voir renaître leurs vieilles tendances régionalistes, qui finiront par détruire l'unité politique de l'édifice impérial du Califat. Ainsi, comme nous l'avons déjà maintes fois constaté au cours des périodes antérieures, la religion et la langue se révéleront, une fois de plus, peu susceptibles de servir comme facteurs d'une unité politique organique, solide et durable.
I. Les premières sectes religieuses de l'Islâm De même que l'Empire chrétien de Byzance eut, on l'a vu, sa doctrine théologique officielle ou orthodoxe, ses sectes dissidentes et ses querelles religieuses, de même l'Empire arabo-islamique, qui lui succédera en Orient, aura également les siennes. Aux controverses chrétiennes sur la nature de Jésus-Christ, qui donnèrent naissance à de nombreuses communautés religieuses: Orthodoxes ou Melkites, Ariens, Nestoriens, Monophysites, Monothélites, etc. (III, p. 327—333), se substitueront, après l'avènement de l'Islâm, des controverses analogues, notamment sur la nature de Ali, gendre du Prophète, qui provoqueront la formation, dans le monde oriental, d'un grand nombre de sectes islamiques: Sunnites, Khawârij, Chiites, Ismaïliens, Fâtimides, etc. Orthodoxie et hérésies religieuses représenteront, dans l'Islâm, comme elles représentient dans l'Empire chrétien et byzantin, des oppositions, des intérêts et des partis politiques, ainsi que des aspirations autonomistes et des tendances séparatistes. De même que, sous les Byzantins, la Syrie et l'Egypte chrétiennes adoptèrent la doctrine monophysite ou jacobite en réaction contre Byzance et son orthodoxie, de même l'Irâk musulman se donnera aux doctrines kharijites et chiites, par opposition contre l'hégémonie du Califat sunnite de Damas. Plus tard aussi, l'Egypte musulmane se ralliera au Chiisme fâtimide, en réaction contre le Califat sunnite de Bagdâd (I, p. 76-87).
1. Sunnisme, Kharijisme,
Chiisme
La bataille de Siffîn (658) et le résultat de l'arbitrage qui donna le Califat à Mu'awya provoquèrent, dans l'Islâm, la naissance de deux grandes sectes dissidentes, représentées par deux grands partis politico-religieux: les Khawârij et les Chiites (p. 196). Incarnant la réaction des Irakiens islamisés contre la suprématie des Arabes du Hidjâz et de Syrie, ces deux sectes ou partis seront des ennemis implacables du Califat sunnite de Damas. Ainsi, dès l'avènement des Umayyades (661), trois groupes politicoreligieux, correspondant à trois tendances principales qui réapparaîtront sans cesse au cours de l'histoire du monde islamique, serviront de plateformes aux aspirations nationales et aux séparatismes régionaux. Ce sont: les Sunnites, les Khawârij et les Chiites.
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a. Le Sunnisme, doctrine orthodoxe et officielle Nous avons vu que la Sunna, qui «désigne la pratique et la théorie de l'orthodoxie musulmane», est constituée par les «faits et gestes, actes et paroles de Mahomet», qui forment, avec le Coran, la base du dogme et du rituel islamiques. De là l'appellation de «gens de la Sunna» {Ahl as-Sunna) ou Sunnites, qui désigne les Musulmans orthodoxes (p. 116—117). C'est la doctrine sunnite que les califes de Médine, de Damas et de Bagdâd ont adoptée et déclarée comme religion officielle de leurs Empires respectifs. Dans l'Empire chrétien et byzantin, la foi orthodoxe était représentée par la doctrine melkite (impériale), dite aussi chalcédonienne, imposée comme religion officielle. b. Le Kharijisme ou secte des Khawârij et ses sous-sectes Les Khawârij, terme arabe dérivé du verbe Kharaja (sortir), sont, on l'a dit, les anciens partisans de Ali qui s'étaient séparés de leur chef lorsque, après la retraite de Siffîn, celui-ci eut accepté de se soumettre à un arbitrage (p. 196). Intransigeants, ces hommes voulaient s'en rapporter à Dieu seul, maître des batailles, de la décision qui trancherait le conflit entre Ali et Mu'awya. Le triomphe de ce dernier ne fit que renforcer ces dissidents dans leur attitude hostile et agressive. Comparés aux Sunnites et aux Chiites, les Khawârij apparaissent comme les puritains de l'Islâm. La secte moderne des Wahhabites du Najd (Arabie Séoudite) semble n'être, sur beaucoup de points, qu'une renaissance de celle des Khawârij. Pour les Khawârij, le Coran contient toute science et doit être interprété à la lettre; la foi et la prière sont insuffisantes sans les bonnes œuvres et la pureté de conscience; le Musulman qui commet un péché capital perd sa qualité de croyant et doit être exclu de la communauté; le luxe est condamné; la musique, les jeux et les boissons spiritueuses sont proscrits; la prédestination absolue est admise. Sur le plan politique, les Khawârij ne sont pas moins radicaux. A l'opposé des Chiites qui, attachés au principe de l'hérédité monarchique, ne reconnaissent comme calife qu'un descendant du Prophète, les Khawârij, qui n'admettent qu'un Califat électif, considèrent que tout Musulman peut exercer cette fonction suprême, pourvu qu'il soit juste et qu'il observe les lois, et qu'en revanche tout calife pourrait être déposé, dès que, comme Ali, il aura démérité. Ecrasés par Ali, contre lequel ils s'étaient révoltés (658), les Khawârij constituent un solide noyau au sud de Bagdâd. C'est un de leurs partisans qui aurait assassiné Ali, dans la mosquée de Kûfa (660). Sous Mu'awya, des révoltes fomentées par eux à Kûfa et à Basra sont noyées dans le sang.
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Hostile aux Umayyades, le mouvement des Khawârij, qui inquiète les califes de Damas, est surtout une protestation des Musulmans de l'Irâk contre les Arabes du Hidjâz et de Syrie. L'Irâk, «cette ancienne province de l'Empire sassanide, centre important de culture mazdéenne ou jacobite de religion et araméenne de langue, avait mauvaise réputation dans les milieux sunnites; elle était peuplée de Zindiqs (athées), qui auraient dû être tous des Zoroastriens et des Manichéens, mais parmi lesquels il y avait des Kharijites. L'ancienne conscience nationale se manifestait contre le califat sous diverses formes d'hétérodoxie . . . Il convient de noter qu'en Arabie, c'est une autre région nestorienne, celle qui comprend le Yémen, le Hadramout et l'Omân, qui s'était convertie au Kharijisme, dès le début de la dynastie omeyyade.» 1 Outre ces divers pays, et malgré les revers et les persécutions, le mouvement kharijite gagne aussi la Mésopotamie, la Perse, l'Afrique du Nord. Dans toutes ces contrées, l'opposition ethnique et politique revêt la forme de la dissidence religieuse. A mesure qu'elle s'étendait dans l'espace, la secte kharijite se fractionnait en sous-sectes secondaires. Les Azrakites, qui ont fondé un Etat dans le sud de la Perse, sont exterminés vers 700. Les Sojrites, qui se répandent dans tout l'islâm et surtout dans le Maghreb, réussissent à islamiser les Berbères d'Afrique du Nord. Les Ibadites sont actifs en Arabie, où ils se soulèvent contre le dernier calife umayyade. Battus et chassés des villes saintes, ils se maintiennent dans l'Umân et pénètrent dans le pays de Zanzibar et en Afrique du Nord. Concourant, dans cette dernière contrée, avec leurs frères Sofrites qu'ils finiront par absorber, les Ibadites amènent les Berbères islamisés à adopter leur doctrine et les soulèvent contre l'orthodoxie de Damas. Les Ibadites, dont la puissance offensive s'éteindra en Orient au milieu du V i l l e siècle, se maintiendront en Afrique du Nord, dans l'Umân (Arabie) et dans le Zanzibar. Après l'avènement des Fâtimides dans le Maghreb (vers 900), les Ibadites d'Afrique, divisés par des schismes religieux et politiques, se réfugient dans le Sahara. Leur doctrine domine encore aujourd'hui dans le sud de la Tunisie et de l'Algérie, ainsi que dans l'Umân (Arabie) et dans le Zanzibar. L'imâm de Mascate est Ibadite. «En somme, le Kharijisme n'a point eu de succès auprès des peuples de l'Orient. La foule ne saurait se passionner pour une doctrine qui ne se concrétise point en un individu, en une famille ou en une formule frappante . . . Ce n'est qu'à Mascate, à Zanzibar et au Maghreb, que le Kharijisme a conquis des groupes sociaux tout entiers et pris allure de religion nationale . » 1 2
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 410. Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 413.
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c. La secte des Murji'în A la différence des Khawârij, qui déclarent infidèle tout Musulman qui commet un péché mortel et estiment insuffisante la foi sans les bonnes œuvres, les Murji'în (ceux qui ajournent) considèrent comme indissoluble l'Islam une fois confessé. lis « professaient que la conduite pratique est secondaire, que la foi seule importe et qu'un croyant qui se conduit mal vaut mieux qu'un vertueux incrédule; en somme les Mordjites refusaient de juger les hommes et laissaient à Dieu ce soin (d'où leur nom); c'était légitimer les Omayyades. Opportunisme qui ne pouvait convenir ni aux Kharidjites ni aux Chiites.»3 d. Le Chiisme et ses sectes Le Chiisme 4 et ses diverses sectes tiennent, dans l'histoire du monde islamique, une place plus importante que celle du Kharijisme. A la mort du calife Uthmân (656), son successeur Ali, gendre du Prophète, est reconnu à Médine. Après la «Bataille du Chameau» (p. 195) et l'établissement de Ali à Kûfa, le nouveau calife est acclamé en Irâk. L'Arabie cesse d'être le centre du Califat et la Mésopotamie recouvre son vieux rang impérial. Mais la Syrie, «déjà mûre pour se détacher du califat, refusa, sous Moawia, de reconnaître Ali pour calife . . . L'Islam était maintenant divisé contre lui-même. L'Iraq et la Syrie ranimaient leur ancienne querelle: non plus Byzance chrétienne contre Perse zoroastrienne, mais musulmans contre musulmans.»5 De cette querelle naquit le Chiisme (p. 195—196). Après l'assassinat de Ali (661) et la disparition de son fils aîné Hasan, qui mourut, huit ans plus tard, empoisonné par sa femme, Husaïn, second fils de Ali, qui prend la tête d'une révolte à Kûfa, est tué et ses partisans sont massacrés (680). Son tombeau, à Karbala, est encore aujourd'hui un lieu de pèlerinage sacré pour tous les Chiites, qui considèrent Ali et ses deux fils comme des saints et des martyrs. «La mort tragique d'Ali et de ses deux fils Hasan et Hossein, écrit Renan, est pour les Chiites l'analogue de ce que la Passion du Christ est pour les chrétiens. Le mois de moharram, consacré à ces souvenirs sanglants, est, comme une semaine sainte, plein de lugubres images et de scènes de d e u i l . . . Le génie mystique de la Perse a su donner à l'Islamisme ce qui lui manquait, l'idéal tendre et souffrant, des motifs de pleurer, la complainte larmoyante, la Passion. C'est là un besoin absolu de toute religion.» (p. 170). 3
Massé, op. cit., p. 149. Le mot «Chiites», qui désigne les partisans de Ali et de ses descendants, dérive de l'expression arabe Chi'at Ali, qui signifie «le parti de Ali». 5 B. Thomas, op. cit., p. 71. 4
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Ali, Hasan et Husaïn, et les neuf descendants directs de ce dernier, sont, pour les Chiites, les douze imâms ou chefs spirituels et les seuls califes légitimes, en leur qualité de descendants du Prophète. «Le douzième et dernier Imâm de cette succession apostolique héréditaire des Chiites», qui aurait mystérieusement disparu dans une caverne à Samarra (vers 900), serait encore vivant et invisible. Il reparaîtra un jour, sous le nom d'Al Mahdi «le bien guidé» (p. 168), pour débarrasser la terre d'un Antéchrist qui troublera le monde avant la fin des temps. Durement combattu par le Califat sunnite de Damas, le Chiisme élabore secrètement sa doctrine et, comme le Kharijisme, donne naissance à des sectes nombreuses. Il y aura, en effet, le Chiisme classique ou modéré (qui comprend le gros des Chiites proprement dits et forme, depuis le XVIe siècle, la religion officielle de la Perse moderne), et les sectes chiites extrémistes. Nées après le Califat de Ali, les diverses doctrines chiites sont «étrangères à la pensée arabe et à l'islam primitif; alors que le Kharijisme est un effort plus ou moins heureux de maintenir celui-ci dans son intégrité.» 6 2. Le Chiisme
modéré
a. Le Chiisme classique Les adeptes du Chiisme classique admettent, comme ceux du Sunnisme, la Sunna du Prophète (p. 116-117). Mais ils en diffèrent par le fait qu'ils «fondent exclusivement cette sunna sur l'autorité des membres de la famille du Prophète, alors que les Sunnites admettent aussi le témoignage des Compagnons de Mahomet». Outre leur divergence sur le fond de la doctrine islamique, Chiites et Sunnites se séparent également par des questions de rituel et de liturgie. Pour les Chiites, le Califat légitime, en vertu d'une transmission mystique, est le lot des descendants du Prophète. A ce titre, Ali, gendre de Mahomet, devait, à défaut d'héritiers mâles, succéder à son beau-père comme chef de la communauté musulmane, c'est-à-dire comme calife ou imâm. En conséquence, les trois premiers califes, Abû Bakr, Umar et Uthmân, sont des souverains illégitimes. Plus tolérant, sur certains points, que le Sunnisme, le Chiisme paraît plus rigoriste sur d'autres. Ainsi, interprétant à la lettre le verset coranique qui déclare les polythéistes comme impurs, les Chiites dévots évitent soigneusement tout contact avec un non-musulman. Les répressions dont les Chiites furent constamment l'objet donnèrent à leurs sectes un aspect de société secrète. «Le Chiisme eut donc une véri8
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 414.
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table 'vie cachée', qui provoqua chez ses partisans l'éclosion d'une tendance à dissimuler sa croyance et à se dispenser des prescriptions du culte, en cas de danger. . . Cette tendance (taqiya ou Kitmân: restriction mentale), . . . (dont) on trouve des traces dans le Coran: 3, 27; 16, 108, . . . fut pratiquée par les Chiites à tel point qu'elle devint une des marques distinctives de ses partis extrêmes; il est juste d'ajouter qu'elle résulta d'une contrainte due aux circonstances, et non d'un libre choix; il s'agissait avant tout d'éviter des représailles et des effusions de sang.» 7 L'échec des tentatives des Chiites avait développé chez eux les espérances dans l'attente messianique de la fin du monde. Leur enseignement comportait que toutes les injustices prendraient fin lorsque le dernier Imâm, vivant encore caché, apparaîtra sur terre à titre de Mahdi. Nous avons vu que l'idée du Mahdi, restaurateur de la justice qui précédera la fin des temps, est une vieille conception orientale, adoptée par l'Islam orthodoxe sur la base de nombreux hadîth (dires) prêtés à Mahomet. Accaparée par le Chiisme, au profit de Ali et de ses descendants, l'idée mahdiste, chez les Chiites extrémistes, transformera Ali en une divinité et fera du Mahdi ou Messie un imâm caché et attendu, descendant de Ali et de Fâtima (p. 168). «Aux yeux des Chiites, Ali et ses douze descendants directs sont les véritables califes, ou plutôt les imâms. Car la notion d'imâmat prend avec le chiisme une extension et une importance spéciales: alors que l'imâm du sunnisme orthodoxe est le chef spirituel et temporel désigné par élection ou par nomination humaines, l'imâm chiite (héritier de la mission du Prophète) est constitué tel en vertu d'une désignation divine qui, d'après une tradition chiite, se serait produite par l'intermédiaire de Mahomet; il est imâm substantiellement, grâce à une émanation mystérieuse qui, depuis Adam, passe d'un imâm à l'autre. Bref, l'imâm sunnite est un chef; l'imâm chiite est un pontife.» 8 D'autre part, «l'échec politique du Chiisme engendra l'un de ses éléments constitutifs: l'idée de la Passion et de la Rédemption;. . . l'imâm doit nécessairement finir par le martyre (et, de fait, tous moururent de mort violente, à en croire les historiens); mais la présence d'un imâm étant nécessaire au monde en tout temps, le dernier des imâms n'est pas mort; il est seulement absent et doit revenir un jour. En attendant la fin de son absence (ghaïbà), la communauté chiite se considère comme toujours dirigée par l'imâm invisible . . . Sur son retour futur (radja), les Chiites sont en majorité d'accord. Mais ils diffèrent sur le nombre des imâms et sur la personne du dernier d'entre eux, «l'imam caché». 9 7 8 9
Massé, op. cit., p. 153. Massé, op. cit., p. 151. Massé, op. cit., p. 153, 154.
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La lignée directe de Ali s'arrête au douzième imam, « le Mahdi et le Maître du Temps», qui aurait mystérieusement disparu vers 900; toujours vivant et retiré dans un lieu secret, il attend son heure pour réapparaître. Par le principe de l'hérédité prophétique, les douze imâms, descendants de Ali, sont infaillibles. Aussi, à l'opposé des Sunnites, qui admettent le consensus (ijmâh) de la communauté pour l'interprétation de la Loi, le Chiisme, écartant la raison humaine comme impuissante en matière de dogme, ne reconnaît cette autorité qu'aux docteurs ou mujtahidîn, qui sont les organes de l'imâm caché. La transmission mystique et héréditaire de l'imâmat est une conception étrangère à la tradition arabe et musulmane. Plus que le Kharijisme, le Chiisme, à son début, est, en effet, un mouvement séparatiste irâkien, une forme religieuse de l'opposition ethnique et politique des vieux Mésopotamiens, qui, en se convertissant à l'Islâm, ont conservé leur inclination atavique pour la variété des doctrines religieuses, ainsi que leurs habitudes ancestrales à s'occuper de controverses et de querelles dogmatiques. C'est dans ce milieu spécial que se sont formées la légende de Ali et la doctrine du Califat légitime dans la famille du gendre du Prophète. Cette doctrine se développera, au V i l l e siècle, parmi les populations converties de l'Iran, «qui conservaient les traditions des dynasties sacrées». «Il faut chercher le succès des doctrines chiites dans la survivance du fonds babylonien, où la dynastie sassanide avait maintenu les traditions de la royauté sacrée, quasi divine, et que faisait entrer dans la société musulmane la classe nouvelle des mawâli, tout d'abord composée presque exclusivement d'affranchis persans . . . Au V i l l e siècle, et aussi pendant les suivants, les peuples du ProcheOrient, et particulièrement les Iraniens, restent travaillés par l'attente vague d'un bouleversement social, au cours duquel un personnage providentiel et quasi divin conduira l'humanité à un bonheur général et définitif. Pour préparer sa venue et pour soutenir sa mission, ses adeptes s'unissent en une confrérie mystérieuse, dont l'organisation un peu sommaire d'abord se précisera, chez les Fatimides, Carmates et Assassins, en un édifice savamment construit à plusieurs étages d'initiés. Il arrive que les manifestations publiques de ces groupes d'initiés se confondent, d'une façon passagère ou durable, avec la propagande alide et avec l'avènement d'un Fatimide au pouvoir . . . Leur but reste celui du mouvement mazdakien (III, p. 296—297), . . . communauté des biens et des femmes, anarchie bienheureuse sous le règne absolu et amorphe d'un être prédestiné . . . C'est sans doute la mort dramatique d'Ali et surtout celle de son fils Hossein et de sa famille, qui ont commencé la légende et entouré d'un si magnifique éclat la personnalité . . . du . . . gendre du Prophète. Il hérite en tout cas des croyances éparses qui errent en Orient proche sur le
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hulûl, c'est-à-dire l'incarnation divine; sur le tanâsukh, c'est-à-dire sur le passage de cette âme divine en une autre âme humaine; sur le raja', le retour du dernier imâm enfin réincarné. Les sectes alides seront occupées à attendre ce maître de l'heure, le Mahdi, qui prend pour elles une importance spéciale. Certaines d'entre elles sont prêtes à accepter les doctrines extrêmes de la manifestation divine.» 10 Provoqué par des tendances régionalistes, qui poussaient les populations à se séparer de la Syrie umayyade, le Chiisme, sous ses formes diverses, se manifestera vigoureusement en Irâk, en Iran, en Arabie, dans les Villes Saintes, et, plus tard, en Afrique du Nord et en Egypte. Les Bédouins, toujours occupés de querelles tribales, étaient indifférents à ces rivalités politico-religieuses. Quant à la Syrie umayyade, contre la domination de laquelle le mouvement chiite était particulièrement dirigé, elle demeurait le centre du Sunnisme et persistait à considérer Ali comme un usurpateur. Le caractère plutôt national que religieux de l'opposition du Chiisme contre l'hégémonie arabo-syrienne des califes sunnites de Damas, est clairement attesté par le fait que, lorsque les Abbâssides, appuyés par les Chiites irako-iraniens, détruiront le Califat de Damas et fonderont à Bagdâd un Califat sunnite, les Chiites de l'Irak et de l'Iran, qui coifferont ce Califat mésopotamien, ne seront nullement gênés par sa doctrine sunnite. b.
Le
Zaidisme
A la différence du Chiisme classique ou Imâmisme, pour lequel le retour de l'imâm caché (le 12e) est un dogme, le Zaïdisme, qui s'arrête au cinquième de ces imâms, n'attend plus le retour de l'imâm caché ou Mahdi. Descendants du cinquième imâm chiite, Zaïd, petit-fils de Husaïn, les imâms zaïdites représentent le chiisme le plus modéré, celui qui s'écarte le moins du sunnisme orthodoxe. Ils rejettent le mariage temporaire et nient l'infusion divine en l'imâm, qui bénéficie seulement de la direction de Dieu. Depuis la mort de Zaïd, qui, revendiquant les droits des Alides, fut tué par les soldats umayyades (740), l'imâmat zaïdite doit être électif et non héréditaire. En 862, un petit Etat zaïdite, constitué au Tabaristan, au sud de la Caspienne, sera détruit, en 928, par les émirs turcs de la Cour abbâsside. Un autre imâmat zaïdite, fondé en 860 dans le Yémen, s'est maintenu malgré toutes les incursions; il continue à jouer un rôle dans la vie politique de l'Arabie actuelle.
10
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 415, 419, 421.
II. Ismaïlisme, et sectes rationalistes et mystiques Tandis que le Sunnisme, le Kharijisme et le Chiisme clasique ou modéré, dont nous venons de parler, sont nés à la suite de l'échec de Ali à Siffîn (658) et se sont surtout développés après la mort tragique de Ali (661) et de ses deux fils Hasan et Husaïn (p. 210), le Chiisme avancé, représenté par Y Ismaïlisme et ses sous-sectes, apparaîtra un siècle environ plus tard (vers 762), au début du règne de la dynastie sunnite des califes abbâssides de Bagdâd. Quant aux sectes rationalistes et mystiques, dont les idées étaient discutées par les théologiens musulmans dès la période des califes umayyades de Damas, elle ne se développeront que sous les premiers califes abbâssides. 1. L'Ismaïlisme et ses sous-sectes Outre le Zaïdisme, secte modérée, le Chiisme donna naissance à une secte avancée: Vlsmailisme. Celui-ci, à son tour, se fractionnera en de nombreuses sous-sectes politico-religieuses, dont les plus importantes sont celles des Karmates, des Fâtimides, des Druzes, des Nosairis, des Hashâshîn (Assassins), etc. «Pour les historiens classiques de l'Islam, ces gens-là sont des 'extrémistes' (ghulât) du chiisme; on les exclut du chiisme qu'on appellerait volontiers orthodoxe, de celui qui est aujourd'hui la religion officielle de la Perse.»11 Filles du Chiisme classique ou modéré, les sectes et sous-sectes ismaïliennes, par leur activité, briseront très souvent l'unité politique et religieuse de l'Empire arabo-islamique et finiront par détruire la suprématie des Arabes d'Arabie, au profit des indigènes convertis. Ainsi «la chi'a, au début, parti purement dynastique, sous le signe duquel les musulmans récemment convertis combattaient ensuite la prédominance des Arabes, avait souvent servi de manteau à des ambitieux sans scrupules pour réaliser leurs buts purement égoïstes et hostiles à l'Etat». 12 a.
L'Ismaïlisme
Tandis que les Chiites classiques (Imâmites ou Duodécimains) croient à 11 12
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 421, 422. Brockelmann, op. cit. p. 155.
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une succession de douze imâms alides, dont le dernier, ou 12e, est unimâm caché qui reparaîtra à la fin des temps, et tandis que les Zaïdites, dissidents chiites modérés, s'arrêtent au cinquième de ces imâms et n'attendent plus le retour du Mahdi, pour les Ismaïliens, dissidents extrémistes (Septimains), la succession des imâms s'arrête au septième, et l'imâm caché et attendu a déjà reparu. D'autre part, si, pour le Chiisme classique, l'imâm attendu est seulement porteur d'une simple substance lumineuse, et si, pour les Zaïdites, l'imâm bénéficie seulement de la direction divine, pour les Ismaïliens et leurs sous-sectes diverses, l'infusion divine en l'imâm est absolue; celui-ci finit même par devenir dieu. Ismâil, fils du sixième imâm chiite (Jâfar As-Saddîk), bien qu'il soit mort avant son père (762), devient pour ses partisans le septième et dernier imâm ou mahdi. Ceux-ci, qui prendront son nom (Ismaïliens), porteront sur lui leurs espérances. «L'ismaïlisme établit entre l'homme et la divinité (comptant chacun pour un degré) cinq autres degrés constitués par les principes premiers: Raison universelle, Ame universelle, Matière première, Espace, Temps (ce qui donne sept degrés); or, la Raison universelle s'est incarnée successivement en sept prophètes: Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus, Mahomet et enfin Mohammed, fils du septième imâm Ismaïl. On voit ainsi l'abîme qui sépare l'orthodoxie de l'ismaïlisme (sans parler de l'interprétation allégorique du Coran et de la croyance à la métempsycose) . . . L'ismaïlisme abolit la mission de Mahomet au profit d'un nouveau (et septième) prophète «Ce n'est pas seulement le hasard qui a donné à ces «septimains» le fondement de leur doctrine, mais peut-être plus encore le caractère sacré du nombre 7, reconnu partout de tout temps en Orient. Avec l'idéologie iranienne de la grâce divine, les spéculations gnostiques d'origine hermétique, les éléments de la philosophie grecque et de la religion manichéenne des intellectuels, cette croyance se concentre en doctrine ésotérique favorable à la tendance héréditaire des Levantins à se constituer en sociétés secrètes; cette tendance très répandue en Orient était exploitée à diverses époques à des fins politiques par des agitateurs ambitieux.» 14 Durant un siècle environ, la doctrine ismaïlienne reste essentiellement religieuse. Suivant cette doctrine, «Dieu est dépourvu d'attributs et supérieur à toute conception; mais par sa volonté, il s'est manifesté sous la forme de la Raison universelle — véritable divinité des Ismaïliens — dont l'attribut principal est la Science». 15 Un siècle après sa fondation, la secte ismaïlienne trouva «sa forme lit13 14 15
Massé, op. cit., p. 158, 159. Brockelmann, op. cit., p. 127. Massé, op. cit., p. 163.
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téraire dans les œuvres des «amis fidèles» (ou des frères purs, . . .), qui constituèrent une encyclopédie philosophique. Comme secte, ces «amis» apparurent d'abord dans le 'Iraq, en 890, dans la région de Wasit, où la révolte des esclaves venait tout juste d'être réprimée.»16 Sur le plan politique, la secte ismaïlienne, pour atteindre ses buts, se servira des dogmes religieux de l'Islâm, «en interprétant, comme les Qarmates, ses proches parents, allégoriquement les paroles du Coran et en n'en reconnaissant que le sens caché, Albatin, d'où son autre nom d'Albatiniya».17 Sur le plan doctrinal, elle aura aussi sa part dans l'évolution de la pensée islamique et notamment «dans la prépondérance accordée à la Raison». b.
Le
Karmatisme
Vers 890, un nommé Hamdân Karmat fonde pour ses partisans, dans la région irakienne de Wasit, centre de la secte ismaïlienne des «amis fidèles», un lieu de réunion appelé «Dar Alhijra». Karmat, qui donnera son nom à une nouvelle secte politico-religieuse, imprime à la propagande ismaïlienne une nouvelle impulsion et dévie l'activité de ses partisans vers des fins politiques. Les initiés, qui vivaient dans une parfaite communauté des biens, reconnaissent l'autorité de l'imâm caché et de ses représentants, dont la personne leur restait toujours ignorée. Ils sont liés, sous serment et par des contrats, à l'obéissance absolue à la secte et à ses chefs; ces derniers sont désignés par l'appellation de «maîtres de la pureté». Hamdân Karmat «groupa les éléments ouvriers et paysans de la Mésopotamie, secouée tout récemment par une guerre servile: il les rallia à l'imâm caché qui devait satisfaire leurs tendances égalitaires et donna le branle à l'organisation d'un compagnonnage comportant des grades d'initiation (qu'on retrouve probablement à l'origine de la franc-maçonnerie occidentale)».18 Le mouvement karmate, qui tournera partiellement à une sorte de communisme vulgaire, gagne l'Arabie. Vers 900, les Karmates avaient établi leur centre d'action dans le Bahraïn, aux portes de l'Irâk et de l'Arabie. Après avoir affligé l'Irâk de leurs incursions répétées et paralysé le commerce et le mouvement des pèlerins, ils s'emparent de La Mecque en 930, massacrent les pèlerins réunis à la mosquée, souillent le pourtour de la Kaaba et enlèvent la Pierre Noire, qu'ils emportent dans le Bahraïn. Près de deux ans après, Kûfa est également pillée par eux. 16 17
Brockelmann, op. cit., p. 127, 128. Brockelmann, op. cit., p. 139. Massé, op. cit., p. 157.
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«Nous définissons carmathe, largo sensu, écrit Louis Massignon, l'ample mouvement de réforme et de justice sociales, qui a ébranlé tout le monde musulman au neuvième siècle de notre ère, pour avorter avec la proclamation du fondateur de la dynastie fatimide, en 910, à Mahdia.»19 c. Le Fâtimisme Tandis que, vers 890, Hamdân Karmat prêchait sa doctrine en Mésopotamie, un nommé Muhammad, qui prétendait descendre de Ali et de Fâtima, recrute des adhérents pour le Mahdi qui sortira de sa maison. Installé à Salimiya, près d'Alep, il prêche la doctrine chiite de la secte ismaïlienne et gagne à sa cause un personnage de Sanâa (Yémen), Abû Abdallah. Ayant réussi à s'attacher les Berbères d'une tribu du Maghreb, qui se trouvaient avec lui en pèlerinage à La Mekke, Abû Abdallah les suivit en Afrique du Nord, recruta une armée chez eux, battit les Aghlabites qui y régnaient et prit en main le gouvernement du pays (909). En 910, Ubaïdallah, fils et successeur de Muhammad, le prétendu Fâtimide et le chef de la secte ismaïlienne de Salimiya, arrive en Afrique, où il se donne lui-même pour Mahdi. En souvenir de son père, il est reçu par Abû Abdallah qui le porte sur le trône. Ubaïdallah, qui établit sa résidence à Al Mahdia, du nom de Mahdi, refuse de reconnaître, à l'exemple de ses prédécesseurs, la suzeraineté nominale des califes de Bagdâd. En sa qualité de Fâtimide, il prétend être l'héritier légitime du Califat de l'Islâm. Soixante-dix ans plus tard, les Fâtimides, héritiers et successeurs de Ubaïdallah, implanteront, pour deux siècles, leur dynastie, leur domination et leur doctrine religieuse en Egypte, et fonderont le Califat fâtimide du Caire (p. 168). «Pour résumer, il semble que le Carmathisme mit la doctrine de l'Imâm caché au service d'une révolution sociale; les Fâtimides, à leur tour, rejetant ce socialisme, utilisèrent la propagande carmathe et la doctrine de l'imâm caché pour réaliser leurs desseins de domination politique.»20 Après le triomphe du théocratisme fâtimide en Afrique, le socialisme karmate ne fera plus que décliner. d. Le Druzisme Tandis que, pour les Ismaïliens, les Karmates et les Fâtimides, l'imâm caché ou Mahdi est une sorte de prophète inspiré ou dirigé par Allâh, les Druzes et les Nosaïris, plus extrémistes encore, font, les premiers, du calife Al Hâkim, et les seconds, du calife Ali, «l'incarnation de Dieu même». Sous le règne d'Al Hâkim, troisième calife fâtimide d'Egypte (996— 19 i0
Cité par G. Wiet, op. cit., p. 120. Massé, op. cit., p. 158.
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1020), qui aurait prétendu à se faire rendre un culte divin, une doctrine extrémiste, encouragée par le souverain, voit dans le calife de souche légitime une incarnation de la divinité. Victime d'une conjuration organisée par les grands de sa cour, Al Hâkim, qui disparaît en 1021, aurait été assassiné au cours d'une promenade à cheval dans les environs du Caire. Après sa disparition, les califes fâtimides du Caire reprennent leur titre d'imâm des Ismaïliens (1035), et la doctrine ismaïlienne, rétablie comme religion officielle, se maintiendra en Egypte jusqu'à la restauration de l'orthodoxie sunnite, en 1171, par Salaheddîn (Saladin). Après la mort de Hâkim, un de ses familiers, Muhammad ibn Ismâïl Ad Darazi, quitte l'Egypte pour le Liban, où il fonde une nouvelle secte qui prendra son nom: la secte des Druzes. Dans cette secte, qui se répandra aussi dans le Hawrân (Djebel Druze), en Syrie, et où prédominent le culte du divin Hâkim ainsi que «d'autres représentations panthéo-mystiques», la métempsycose et la restriction mentale sont admises. e. Le Nosairisme Les Nosàiris seraient les partisans d'un certain Ibn Nosàir, fondateur, au Xe siècle, d'une secte religieuse alide. Si, pour les Druzes, le calife Hâkim est l'incarnation de Dieu, la secte contemporaine des Nosaïris, les actuels Ansariés ou Alaouites, qui occupent la côte nord-syrienne (territoire de Lataquié), divinisent le calife Ali, «extérieurement leur imâm, mais leur dieu dans la réalité profonde». Le Nosaïrisme, rejeté par l'Islâm orthodoxe, est un «syncrétisme confus de paganisme syro-phénicien, d'islamisme et de christianisme». Les Nosaïris ou Alaouites «croient à une trinité formée d'Ali, Mahomet et Salmân (Mahomet n'étant qu'une émanation d'Ali, de même que Salmân précurseur d'Ali) . . . On retrouve, en effet, sous la trinité des Nosaïris, les triades païennes de l'antique Syrie; de plus, les Alides reçoivent des attributs mythologiques: Ali devient le maître du tonnerre; le sang de Hosaïn remplace, pour expliquer la rougeur du couchant, le sang d'Adonis tué par le sanglier. Rituellement, on retrouve dans le Nosaïrisme un curieux mélange de fêtes chiites et de fêtes chrétiennes. Les tombes de leurs saints particuliers, entourées d'arbres qui sont aussi l'objet d'un culte, couronnent les hauts-lieux du pays»,21 (survivance de cultes phéniciens). f . Le Nizarisme ou Fidaisme ou l'Ordre des Hashishiûn (Assassins) Sous le règne du calife fâtimide Al Mansûr (1036-1094), petit-fils d'Al Hâkim, un Ismaïlien d'origine persane, Al Hasan ibn Sabbâh, qui se laissa gagner par la doctrine des Fâtimides d'Egypte, prend parti pour Nizâr, 21
M a s s é , op. cit., p. 160.
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fils du calife. De là, le nom de Nizarites que prenaient aussi ses partisans. En 1090, Hasan, qui avait quitté l'Egypte pour la région d'Alep (Syrie), apparaît en Perse où il continue sa propagande au titre de «envoyé de Nizâr». Aidé de quelques partisans fanatiques, il s'empare de la forteresse de montagne Alamût, «le nid d'aigle», au nord de Qaswîn, dont il fait son quartier général. «A l'instar de la propagande fatimide, il organisa son ordre en différents grades. Tandis que le cercle très étroit des initiés confessait un libertinisme au-delà de toutes les limites de la morale et de la religion, leurs instruments étaient élevés dans le fanatisme le plus rigoureux. L'assassinat des ennemis de la vraie religion, qui leur étaient désignés par le maître, leur était présenté comme une œuvre pie, agréable à Dieu, et dont l'exécution leur assurerait les joies du paradis. Ces assassins se nommaient fida'i, «ceux qui se sacrifient eux-mêmes», ou hachichi, d'où notre mot assassin, c'est-à-dire les enthousiastes par le hachich, partie narcotique du chanvre. L'usage de stimulants était d'ailleurs très répandu dans les milieux mystiques, le café en était un au XVIe siècle dans le Sudarabique.»22 «Ces assassinats méthodiques s'étaient déjà produits en Islam: dès le Ville siècle, les Etrangleurs avaient pratiqué l'interprétation allégorique du Coran et la mise à mort de leurs contradicteurs (E.I., art. «Idjli»).»2S Les troubles qui suivirent l'arrivée des Croisés permettent à Hasan de constituer, autour du château d'Alamût, une principauté indépendante qui se maintiendra, par la terreur, pendant plus d'un siècle et demi (1090— 1256). Bien qu'ils se déclarent les lieutenants de l'imâm fâtimide du Caire, Hasan et ses deux premiers successeurs sont les maîtres absolus des corps et des âmes de leurs sujets, qui leur doivent une obéissance passive et aveugle, particulièrement dans l'interprétation du Coran (tâlîm), exclusivement réservée au grand-maître de l'Ordre. Le troisième successeur de Hasan, rejetant la tutelle religieuse et nominale du calife fâtimide, devient grand-pontife des Ismaïliens. Il possédait, à cette époque, outre les châteaux de Perse, ceux de Syrie, occupés par ses partisans depuis 1124. Vers 1150, Rashîd Eddîn Sinân, lieutenant en Syrie du grand-maître d'Alamût, secoue le joug de ce dernier et pratique une politique d'assassinats mystérieux. Résidant dans le fort de Mazyad, dans la montagne des Alaouites (région de Lataquié), Sinân devient en peu de temps une puissance redoutable et force les Croisés et Salaheddîn (Saladin) à compter avec lui. C'est le grand-maître des Assassins de Syrie que les historiens occidentaux de l'époque appellent «le Vieux de la Montagne» (Cheikh al Jabal). 22 23
Brockelmann, op. cit., p. 156. Massé, op. cit., p. 161.
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«L'invasion mongole de 1256 détruisit la puissance des Ismaïliens de Perse; quant à ceux de Syrie, soumis quelques années après par les sultans mamlouks d'Egypte, ils survécurent obscurément: leurs descendants habitent encore autour des forteresses ruinées. On trouve d'autres faibles groupements en Perse, en Asie centrale, en Afghanistan, en Oman, à Zanzibar. Mais dans l'Inde, ils conservent leur puissance, sinon religieuse, du moins économique et forment la secte des Khodjas; le chef actuel des Khodjas est Sir Mohammed Chah ibn Agha Ali, plus connu sous le nom d'AghaKhan, 47e imâm (du point de vue ismaïlien).»24 Karîm, fils et successeur de ce dernier, est aujourd'hui le chef de cette communauté.
2. Sectes rationalistes et confréries mystiques a. Sectes rationalistes: Kadarites, Jabarites, Muhtazilites Nous avons vu que la question du libre arbitre humain, qui est à la base du rationalisme, est fort obscure et même contradictoire dans le Coran (p. 124—125). Dès la fin du premier siècle de l'Hégire, le fatalisme absolu, qui s'oppose à la notion de la Justice divine, était discuté par les théologiens musulmans, en contact avec les centres chrétiens de Syrie. De ces discussions sur le fatalisme ou Kadar, deux doctrines contraires surgirent: celle des Kadarites, qui restreignent le Kadar en reconnaissant à l'homme la liberté de ses actes; et celle des Jabarites, qui soumettent les actes humains à la contrainte divine (Jabr = contrainte) (p. 124). Les Umayyades, qui se servaient du fatalisme pour maintenir leur domination, «décrétée d'avance dans les arrêts éternels d'Allah», combattent le Kadarisme. Sous les Abbassides de Bagdâd, la traduction des œuvres de l'antiquité et la diffusion de la philosophie grecque «fournissaient aux Arabes, de génie plus lyrique que critique, des modèles d'argumentation dont les Persans, plus subtils, allaient leur apprendre à tirer p a r t i . . . De cette méthode d'argumentation appliquée à la théologie sortit une véritable philosophie de la religion qui reçut le nom de Kalâm .. . Les plus anciens représentants de ce Kalâm sont les Motazélites.»25 Pour les Muhtazilîn (ceux qui s'isolent), la raison (akl) est le «critérium de la connaissance religieuse . . . Leur doctrine comportait trois idées fondamentales:!) l'homme est libre; 2) il y a lieu de distinguer en Allah les attributs de substance et les attributs de fait; 3) le Coran n'est pas éternel.»26 24 25 26
Massé, op. cit., p. 163. Massé, op. cit., p. 167—168. Massé, op. cit., p. 168—169.
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L'idée hérétique du Coran «créé» et non éternel est combattue par les représentants de la tradition orthodoxe, qui considéraient que la parole de Dieu, c'est-à-dire le Coran, est aussi éternelle que Dieu lui-même. Le calife abbâsside Al Mamûn (813—833), qui adopte la doctrine muhtazilite, l'impose, en 827, comme dogme officiel et livre ses négateurs à l'inquisition. Bien que le calife Mutawakkil (847—861) se soit tourné contre le mouvement des Muhtazilîn, les querelles de ces derniers et des traditionalistes orthodoxes continueront longtemps à déchirer l'Islâm. Au Xe siècle, Ashari, ancien Muhtazilite, croit trouver une doctrine de compromis en rejetant, d'une part, l'excès de rationalisme des Muhtazilîn, et, d'autre part, l'excès de formalisme de l'orthodoxie. Ainsi, par exemple, pour Ashari, le Coran est la parole éternelle de Dieu; mais, dans ses lettres, son encre et sa matière, il est une production de l'homme. Comme toutes les solutions moyennes, l'Asharisme ne contenta personne. b. Sufisme et confréries mystiques «Tandis que les rationalistes estiment qu'on peut atteindre l'absolue vérité par la seule puissance du raisonnement, les Mystiques affirment qu'elle ne peut être conquise que par la force de l'intuition. En ce domaine, Gazali joua son rôle d'accommodateur, analogue à celui d'Achari dans le domaine de la scolastique.»27 Les premiers mystiques musulmans furent des ascètes dont les tendances et les pratiques, dues à des influences chrétiennes locales, se trouvent favorisées par certains versets coraniques. Remplaçant peu à peu les cinq prières canoniques par des litanies mystiques, ils adoptent le manteau de laine (sûf) blanche, d'où leur nom générique de Sûfi. C'est en Irâk que leurs principaux centres s'établissent: à Kûfa au Vile siècle, à Basra au Ville, et enfin à Bagdâd qui deviendra, dans la seconde moitié du IXe siècle, le centre de leur mouvement. Les Sûfi cherchent dans la solitude le moyen de rencontrer l'Etre suprême. Au lieu de ressembler à Dieu, ou de Le comprendre, ils veulent seulement «s'absorber en lui». «Il n'y a plus lieu de croire que le mysticisme musulman soit d'origine étrangère: il semble né spontanément sur le sol de l'Islâm, bien qu'on y pressente des traces d'influences chrétiennes, iraniennes et même hindoues (Védanta). Mais parmi ces influences, on peut regarder celle de la philosophie hellénistique comme très marquée sur les mystiques postérieures dont elle enrichit le vocabulaire technique . . . Il semble donc que ces Mystiques (Sûfi) n'aient plus rien de musulman. Mais, de même que les Chiites les plus avancés restaient en contact avec 27
Massé, op. cit., p
171.
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l'Islâm par l'interprétation allégorique du Coran, de même les Mystiques interprètent à leur convenance les versets du livre sacré. Ils ont un autre point de contact avec le Chiisme (qui les rejette): leur vénération pour Ali qu'ils regardent comme le chef de la tradition mystique.» 28 Dès le Ville siècle, les Mystiques sont groupés dans des couvents d'hommes et de femmes en Irâk, en Syrie, en Egypte, où les novices reçoivent l'enseignement d'un directeur spirituel et où s'organiseront, à partir du Xlle siècle, les divers Ordres religieux des Sûfis: Qadarya, Rifaïya, Mawlawya (derviches tourneurs), etc. L'activité de ces Ordres sera à la fois religieuse et politique. Le pouvoir spirituel (barakat) du grand-maître de l'Ordre, dont le fondateur est toujours vénéré comme saint, lui donne une autorité absolue sur les confrères. Ce culte des saints et de leurs tombeaux, étranger à l'orthodoxie musulmane, supplante parfois, pour les masses populaires, celui d'Allâh, considéré trop lointain. «C'est que le culte des saints locaux, éliminant parfois l'obligation du pèlerinage à La Mecque, recouvre très souvent, en Islam comme ailleurs, un culte précédent. . . Les rigoristes reprochaient au Çoufisme de donner à la méditation le pas sur l'oraison et de négliger les pratiques religieuses du Sunnisme . . . Des tentatives conciliatrices eurent lieu, parmi lesquelles celle de Ghazâli. Celui-ci (mort en 1111) . . . régénéra vraiment l'Islâm, réalisant en son œuvre la synthèse des éléments traditionalistes, rationalistes et mystiques. Du reste, la preuve de sa rapide et profonde influence, comparable à celle d'un Thomas d'Aquin, c'est le discrédit où tombe en Orient l'aristotéiisme. La philosophie arabe émigré alors en Espagne où elle jette un éclat suprême au cours du Xlle siècle . . . Donc au XlIIe siècle, les grands mouvements sectaires ont épuisé leur énergie offensive; les conflits de l'orthodoxie avec le libéralisme, avec la philosophie, avec le mysticisme sont apaisés. Les rivalités du Sunnisme et du Chiisme seront désormais plus politiques que religieuses. Mais plus tard, on le verra, deux mouvements se manifesteront encore, l'un au XVIIIe siècle (le Wahhabisme), l'autre au XIXe (le Bâbisme); mouvements caractéristiques des deux tendances fondamentales des sectes: ramener l'Islam à sa simplicité primitive, ajouter à l'Islam des éléments nouveaux.» 29
3.
Conclusion
La genèse et l'évolution des sectes religieuses et des doctrines dissidentes de l'Islâm sous les califes, comme celles de leurs devancières chrétiennes 29
Massé, op. cit., p. 173, 174. -» Massé, op. cil., p. 176, 178.
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sous les empereurs de Byzance, représentent, dans l'ensemble, on l'a dit, des oppositions ethniques ou nationales, des mouvements autonomistes, contre le pouvoir central du calife, protecteur de la doctrine officielle ou orthodoxe. Ces doctrines hérétiques ou dissidentes représentent surtout les aspirations régionales et les tendances séparatistes des groupements géographiques qui les ont adoptées. Leurs adeptes visent, en fait, la destruction de l'unité politique et le morcellement du monde oriental, groupé sous la direction suprême des califes (I, p. 76—87). En effet, le Kharijisme, né en Irâk, émigrera dans l'Arabie et le Maghreb. Annonçant le Wahhabisme de l'actuelle Arabie Séoudite, il s'efforcera d'émanciper de la tutelle politique de Damas les pays de l'Arabie Heureuse et de l'Afrique du Nord. Il sera relayé, dans cette tâche, par le Zaïdisme dans le Yémen. Aujourd'hui encore, l'imâm de Mascate (Umân) est Ibâdite (Kharijite) et celui du Yémen, Zaïdite. Plus adapté au milieu irâko-iranien, héritier des traditions babyloniennes et sassânides qui font du souverain un être divin, le Chiisme incarne les aspirations nationales de l'Irâk et de l'Iran et étaye leurs tendances séparatistes vis-à-vis de Damas. Après le triomphe des Irâko-Iraniens sur les Arabes de Syrie et l'établissement à Bagdâd du Califat des Abbâssides (750—1200), l'irrédentisme religieux de l'Irâk s'apaisera, et la doctrine sunnite, déclarée officielle par les califes de Bagdâd, laissera indifférents les Chiites irâkiens. Par contre, l'avènement du Califat sunnite de Bagdâd déclenche, dans les provinces méditerranéennes d'Egypte et de Syrie, des mouvements politico-religieux dirigés contre la domination du nouvel Empire mésopotamien. A leur tour, les Egyptiens, héritiers des traditions pharaoniques qui font du souverain un dieu, abandonnent le Sunnisme adopté par la cour de Bagdâd, se rallient au Chiisme fâtimide, considéré comme hérétique par l'orthodoxie abbâsside, et proclament leur autonomie politique et religieuse vis-à-vis de Bagdâd, sous la direction des califes Fâtimides (969—1147), descendants du «divin» Ali et de Fâtima. Pour les aider dans cette œuvre de démembrement, les sectateurs ismaïliens, karmates, druzes et hashashîn, se feront, en Syrie, les propagateurs de sectes dissidentes qui, prenant leur mot d'ordre au Caire, saperont les bases de la suprématie politique des Irako-Iraniens. Enfin lorsque, sous le chef sunnite Saladin (1147— 1198), l'Egypte recouvrera de nouveau son rôle de puissance impériale et que l'Irâk retombera dans la décadence et l'oubli, le Sunnisme orthodoxe reprendra tout bonnement sa place officielle dans la Vallée du Nil.
I. L'Empire des califes umayyades de Damas
1. Le Califat umayyade, monarchie arabo-syrienne
héréditaire
Suivant quelques historiens, le Califat umayyade, qui se fixe à Damas, «n'est point un régime nouveau, mais l'extension et la consolidation de l'état antérieur» de l'Islâm. Pour les historiens arabes, au contraire, la dynastie umayyade aurait détruit la belle ordonnance de la communauté islamique primitive, créée par le Prophète. En réalité, l'avènement de Mu'âwya et le remplacement de Médine par Damas comme capitale du Califat, marquent le début d'un nouvel ordre de choses ou, plus exactement, ils ressuscitent un ordre de choses très ancien. En effet, de même que le transfert de la capitale de l'Empire romain des bords du Tibre aux rives du Bosphore ne fut point un simple changement de résidence impériale, mais la restauration de l'ancien Empire oriental d'Alexandre et de ses successeurs, de même le déplacement de la métropole politique de l'Islâm, de Médine à Damas, est une réaction victorieuse du vieil Orient sémito-araméen ou arabo-syrien, contre la suprématie arabe du Hidjâz. En effet, la communauté islamique, grossie par les conversions, évoluera désormais, sous la direction des califes de Damas, suivant les vieilles traditions de l'Orient sédentaire, dans le sens que lui commandent les réalités ambiantes et les nécessités de l'époque. Ces circonstances ont pour effet de modifier le mécanisme de l'Etat, qui ira désormais en se compliquant, et de transformer complètement le système du pouvoir. Comme les Empires de Byzance et de Ctésiphon, auxquels il a succédé, l'Etat patriarcal des califes s'organise en un Etat régulier. Le pouvoir électif et populaire des premiers successeurs du Prophète est transformé, à Damas, en une monarchie arabo-syrienne héréditaire, qui restaure et continue les vieilles monarchies orientales. «La simplicité patriarcale (des quatre premiers califes) . . . était difficilement compatible avec la fondation d'un gouvernement stable dans les vieux cadres historiques de l'Asie antérieure. De fait, la Syrie araméo-byzantine et la Perse sâsânide ne tardèrent pas, sinon au point de vue religieux, du moins au point de vue culturel, à conquérir leurs farouches vainqueurs. Ce fut la Syrie qui, la première, prit cette pacifique revanche. Après la conquête, une des plus puissantes familles arabes, celle des Umaiyades, . . . reçut le gouvernement de la Syrie où elle ne tarda pas à s'accli-
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mater . . . De fait, sans rien abjurer, bien entendu, de leur foi islamique, les Khalifes de cette maison firent de la république théocratique de leurs prédécesseurs un véritable Etat temporel et centralisé au sens byzantin du mot. L'empire arabe, avec eux, devint une sorte d'empire syrien. L'administration y fut calquée sur celle de Byzance et continua d'ailleurs d'employer un grand nombre de fonctionnaires grecs ou syriaques. Les chrétiens syriaques, surtout, exercèrent à la Cour une influence considérable: l'un d'eux, Sarjûn ben Mansûr, fut le principal ministre de Mo'âwiya. Dans leur palais de Damas, les khalifes umaiyades, . . . entourés d'un luxe qui scandalisait les dévots, faisaient preuve d'un libéralisme d'esprit, d'un goût pour la poésie et l'art, d'un dilettantisme même assez inattendus chez ces fils du désert. Yazîd 1er (680—683), par exemple, . . . grand amateur de vins, de chiens et de danseuses, irréligieux et lettré, nous rappelle plutôt les libres Séleucides que les compagnons du Prophète . . . Devenus de véritables Césars musulmans, les Umaiyades voulurent que leur Cour de Damas rivalisât avec celle de Constantinople.»1 a. Le calife umayyade, souverain oriental Successeur des Basilei grecs et des Grands Rois sassânides, le calife umayyade devient roi, à leur exemple, et copie l'étiquette de leur cour. Souverain oriental, il a des insignes royaux, de source religieuse: le bâton et le sceau du Prophète. Il tient une cour, où les visiteurs de marque sont introduits suivant leur rang dans l'Islâm. Il adopte les promenades solennelles en cortège (mawkab) et prend des airs hautains de maître, qui contrastent avec la bonhomie traditionnelle de l'émir de tribu et la simplicité patriarcale des califes de Médine. Descendant par les femmes des monarques orientaux, «le calife Yézid II (720—724) peut dire, en pseudo-vers: 'Je suis le fils de Chosroès et d'Abou-Marwân; le César de Byzance est mon grand-père, comme le Khaqân turc est mon aïeul.' Et ce n'est point sans conséquences.»2 b. Arabes et Syriens Le caractère arabo-syrien du Califat de Damas est une réalité historique incontestable. En effet, deux grands groupements ethniques ont concouru, sous la direction des califes umayyades, à la formation, à l'expansion et à l'évolution de l'Empire arabo-oriental. Il y a, d'une part, les Arabes originaires du Centre et du Sud arabiques, plus ou moins syrianisés, ainsi que les Arabes de Syrie, Ghassânides et autres, constitués par les tribus chrétiennes (monophysites et nestoriennes) de l'arrière-pays syrien, qui s'étaient 1 2
Grousset, Les civilisations de l'Orient, I, p. 154—158. Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 219.
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ralliées à leurs congénères d'Arabie; et, d'autre part, les Syriens autochtones, Araméens arabisés, convertis ou demeurés chrétiens. Arabes et Araméens arabisés de Syrie jouaient, en effet auprès du calife et dans l'administration de l'Empire, un rôle prédominant. «Tandis que la grande masse de la population arabe du 'Iraq n'était arrivée du désert qu'à la suite des guerres de conquête, la plupart des Arabes de Syrie avaient, depuis des siècles, habité dans ce pays et s'y étaient habitués à la soumission à un ordre politique, par leur long contact avec l'église chrétienne et avec l'empire romain. Ils considéraient Mou'awiya, qui gouvernait à Damas, comme le successeur légitime de l'ancienne dynastie ghasanide. L'épouse de celui-ci était une dame distinguée de la tribu sudarabique (chrétienne) de Kelb, la plus puissante de la Syrie, et son fils Yazid, successeur au trône, était ainsi assuré de la protection de sa tribu . . . La population soumise des tribus araméennes vivait en bons rapports avec tes Arabes, qu'elle connaissait depuis longtemps. Ceux-ci n'habitaient pas, comme en 'Iraq, des colonies de fondation récente, mais dans de grandes villes et au milieu des chrétiens, avec lesquels ils exerçaient ça et là même leur culte divin sous le même toit. A la cour de Mou'awiya, le chrétien Sarjoun B. Mançour jouait le rôle d'un conseiller financier de grand poids. Les chrétiens payaient cette tolérance à Mou'awiaya et à sa maison, par un fidèle attachement.»3 Autre indice de collaboration arabo-araméenne: Mu'âwya, comme autrefois les Perses Achéménides, utilisera les aptitudes maritimes des populations du littoral libano-syrien et les emploiera contre le maître d'hier: l'empereur byzantin. c. Arabes du Nord et Arabes du Sud C'est sur les tribus arabes, nomades ou fixées, que, dans le domaine politique et militaire, la dynastie umayyade fondera sa puissance. Ce rôle de soutien du Califat, joué par les tribus arabes de Syrie qui n'avaient rien oublié de leurs traditions particularistes et de leurs rivalités ancestrales, les amènera fatalement à des querelles intestines, entre Arabes du Nord (Kaysites) et Arabes du Sud (Kalbites), qui persisteront pendant toute la durée de la domination umayyade. «Il semble bien qu'il existait déjà auparavant une opposition à base racique entre les Nordarabes, purement orientaux, et les Sudarabes, à sang mêlé.»4 Le groupe tribal nordarabique de Kays s'était établi dans la Syrie du Nord, la Mésopotamie et l'Irak, et le groupe sudarabique de Kalb, entre Palmyre et la Transjordanie. Les querelles sanglantes qui in3 1
B r o c k e l m a n n , op. cit., p. 69. B r o c k e l m a n n , op. cit., n o t e p. 73.
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terviendront continuellement entre ces deux groupes tribaux, se combineront et se confondront avec les facteurs géographiques qui divisent la Syrie et l'Irâk. d. Le calife umayyade et les Arabes Le calife de Damas est donc, pour les tribus arabes de Syrie et pour les Syriens convertis et inféodés à ces tribus, un cheikh suprême, un «roi bélouin», en contact permanent avec les éléments représentatifs du pays. 11 mène «à la bédouine la politique de bascule et d'intrigue entre les éléments rivaux»: cadeaux, commandements militaires, gouvernements de provinces, alliances matrimoniales, sont aussi employés pour gagner ou neutraliser ces groupements instables et turbulents. «Mou'awiya ne gouvernait d'ailleurs pas ses Arabes comme un despote oriental, mais comme un vieux Sayyid de tribu. Il avait coutume d'expliquer ses décisions politiques à la prière du vendredi dans la mosquée, sur le minbar qui lui servait même plus souvent de tribune que de chaire; il s'expliquait en outre devant les chefs de la noblesse, avec lesquels il entretenait dans son palais des négociations régulières.» 5 e. Le calife umayyade
et les sujets non
musulmans
Envers les populations non converties, qui constituent encore la grande majorité des habitants de l'Empire, le Califat de Damas continue à appliquer la politique de protectorat, inaugurée par les califes de Médine. Sujets de seconde classe, les non-convertis, qui conservent leur organisation religieuse et sociale, leurs églises et leurs tribunaux, sont «protégés» par le calife, à la condition d'être soumis et de payer la taxe légale. Leurs chefs religieux, patriarches ou rabbins, administrent la justice pour leurs coreligionnaires, dans la mesure où l'exercice de cette fonction ne heurte pas les intérêts de l'Etat (p. 202-203). D'autre part, dans les services techniques et surtout financiers de l'Etat, les chrétiens occupent des postes nombreux et élevés. «Les bureaux étaient bondés de scribes chrétiens» (Mez). En outre, constituant un élément essentiel dans la vie économique de l'Empire, les chrétiens sont l'objet de l'intérêt particulier du souverain qui, continuant la tradition des empereurs byzantins, accorde de fréquentes audiences aux chefs de leur clergé et se fait même le juge suprême de leurs différends, même religieux. «C'est bien un fait nouveau, cet intérêt du calife pour les affaires des vaincus, un commencement d'unification de l'empire; et les historiens musulmans ne se trompent guère en y voyant l'exercice d'une autorité royale, et non d'un pouvoir califien.» 6 5
Brockelmann, op. cit., p. 69—70. * Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 180.
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Ainsi, à la différence des califes de Médine, plus préoccupés de direction religieuse que de commandement politique ou militaire, chez le calife umayyade, «le temporel l'emporte sur le spirituel». Il convient de noter que, dans cet Empire théocratique des Umayyades, le centre religieux n'est pas à Damas, résidence du successeur du Prophète; il est dans les deux Villes Saintes de l'Islâm, au Hidjâz. Vicaire d'un fondateur de religion, Prince des Croyants, le calife umayyade préside la prière du vendredi à la mosquée et y prononce la Khotba (sermon). Mais ces pratiques sont jugées insuffisantes par les dévots. Le libéralisme des Umayyades «scandalise les croyants restés fidèles à l'austérité des premiers temps, et la sombre Médine censure Damas, comme Genève censurera Rome au XVIe siècle.»7 Le caractère tolérant, et plus politique que religieux, qui distingue le calife de Damas de ses prédécesseurs de Médine et de ses successeurs de Bagdâd, plus musulmans qu'Arabes, tient surtout au fait que les souverains umayyades, issus d'une famille aristocratique et mi-bédouine, sont, comme tous les nomades, plus sensibles au lien tribal qu'à celui de la communauté religieuse (p. 165). Nous avons vu que le nomade n'est guère fanatique et s'intéresse bien plus à la politique qu'à la religion; il est plutôt porté à la domination qu'au prosélytisme, apanage des sédentaires qu'il méprise. Rappelons que les Kurayshites, qui, avant l'Islâm, menaient une active existence de commerçants dans «la république marchande de La Mecque, étaient préparés à une plus large carrière». Ancêtres des Umayyades, les Kurayshites avaient d'abord combattu leur congénère Mahomet et ne s'étaient ralliés à sa cause que lorsque sa doctrine commença à triompher (p. 109—110). En outre, la victoire de Mu'âwya sur Ali fut, on le sait, le triomphe des chefs de tribu contre les «Compagnons» et les Ansâr du Prophète. Enfin, installés, depuis les débuts de la conquête, au milieu des populations araméennes, chrétiennes et juives de la Syrie, les Umayyades ont développé, dans cette ambiance, le caractère souple et pratique de leur race. f. Résidences
du calife
umayyade
Chef des Arabes et souverain de Syrie, le calife umayyade a, à la fois, une vie errante, survivance de la vie nomadique des ancêtres, et une vie citadine, où se manifeste l'existence du roi sédentaire, successeur des monarques orientaux de Byzance et de Ctésiphon. Pour oublier les soucis du gouvernement, le calife quitte le milieu citadin de Damas pour aller chasser dans un de ses châteaux des confins du Désert. Les plus célèbres de ces châteaux sont ceux de Mashta (camp ' Massé, op. cit., p. 50.
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d'hiver) et de Qusayr Amra, en Transjordanie. Nombre de forteresses romaines, disséminées aux confins du Désert, sont transformées en châteaux par les Umayyades. Les califes pouvaient d'autant plus s'absenter de leur capitale que, par sagesse ou par indifférence, l'administration du pays était laissée à une bureaucratie traditionnelle, dont les agents autochtones, formés par des méthodes byzantines et sassânides, exerçaient leurs fonctions à côté et au-dessous des agents du calife. Le calife Suleymân (715—717) et la plupart de ses successeurs n'habiteront plus Damas, qui «convertie en majorité à l'Islâm, semble être devenue incommode à ses maîtres». g. Damas, capitale de l'Empire
umayyade
Comme la Grèce et l'Iran, le Hidjâz est trop périphérique pour servir de centre politique à un vaste Empire oriental. Aussi, de même que l'expansion, hors de leurs pays respectifs, des Gréco-Macédoniens et des Iraniens, avait eu pour résultat l'abandon des capitales nationales de ces deux peuples (Athènes et Persépolis) pour de nouvelles métropoles situées dans l'Orient proprement dit (Alexandrie, Antioche, Ctésiphon), de même l'expansion arabo-islamique hors d'Arabie renversa la suprématie politique de Médine et du Hidjâz, au bénéfice de l'Orient classique (Damas, puis Bagdâd). Mais, et quoique mieux placée que Médine et La Mecque, Damas, qui remplace Médine comme capitale politique, n'est point le centre économique de l'Empire arabo-islamique. C'est dans les vieilles plaines du TigreEuphrate, près de Babylone ou de Ctésiphon, que le siège de ce vaste monde devait normalement se fixer. Les Perses achéménides s'étaient établis à Séleucie sur le Tigre; Alexandre, à Babylone; les Perses sassânides, à Ctésiphon; les califes abbâssides se fixeront à Bagdâd. Pour les califes rashidûn et umayyades, ce sont des circonstances accidentelles qui les ont respectivement portés à installer leur résidence loin des plaines historiques des Deux-Fleuves. En effet, Médine s'imposait aux premiers successeurs de Mahomet par son rang de capitale du Prophète et de métropole religieuse de l'Islâm conquérant. Quant à Damas, c'est à un autre hasard, on le sait, qu'elle doit d'être devenue la capitale du jeune Empire arabo-islamique. Aussi, ce rôle de capitale impériale, successivement tenu par Médine et Damas, est-il nécessairement temporaire; la première l'a gardé près de 30 ans et la seconde, pendant 90 ans environ. Damas doit sa fortune temporaire à plusieurs causes occasionnelles. Longtemps avant son avènement au Califat, Mu'âwya, qui gouvernait la Syrie depuis 637, avait, depuis cette date, fixé sa résidence à Damas, siège des anciens gouverneurs byzantins. D'autre part, après sa victoire sur Ali, dont l'Irâk avait épousé la cause, Mu'âwya ne pouvait songer à
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transporter sa capitale dans l'ancienne Babylonie-Chaldée, dont les habitants venaient de le combattre et seront sans cesse en révolte latente contre lui. Les Syriens, au contraire, avaient été ses plus chauds partisans. En outre, pour les premiers Umayyades, qui sont encore de purs Arabes, Damas est une oasis aux portes du Désert syro-arabique, patrie éternelle des tribus arabes. Antioche, près de la mer, joua le rôle de capitale pour les Grecs, les Romains et les Byzantins. Enfin, la lutte que les califes umayyades doivent encore mener contre l'ennemi byzantin, et notamment les expéditions navales, contribuent à décider les chefs de l'Empire à rester sur la façade de la Méditerranée orientale. 2. L'arabisation et l'islamisation du monde oriental C'est pendant la période du Califat umayyade que l'Orient méditerranéen qui, pendant un millénaire de domination gréco-romaine et perse, avait conservé ses langues, ses cultures et ses croyances religieuses propres, sera, on l'a dit, en grande majorité, converti à l'Islamisme et linguistiquement arabisé (p. 179—181). a. Circonstances particulières de l'arabisation Si les Arabes n'ont pas, à l'exemple des Germains en Occident, adopté la langue des peuples conquis, c'est que l'idiome arabe, langue des conquérants, est aussi la langue sainte du Coran et de l'Islâm. C'est ce caractère sacré de l'idiome arabe qui sera la cause principale de sa diffusion dans les pays conquis et de sa substitution aux divers idiomes autochtones, qui lui sont d'ailleurs apparentés, notamment l'araméen en Syrie-Mésopotamie et le copte en Egypte (p. 98—101). Et c'est cette substitution, relativement rapide, qui donnera à croire que les Arabes ont absorbé les indigènes. L'arabisation linguistique du monde oriental, comme d'ailleurs son islamisation, ne se sont effectuées, on l'a dit, que progressivement au cours des siècles (p. 98—99). Pendant toute la durée du Califat de Médine, l'administration a continué à employer la langue grecque dans les anciennes provinces byzantines de Syrie et d'Egypte, où les indigènes étaient, en majorité, non musulmans. Les monnaies byzantines étaient restées également en usage. C'est seulement à partir de 700, soit plus de soixante ans après la conquête de l'Orient méditerranéen, que la langue arabe sera imposée comme langue officielle de l'administration, pour l'ensemble de l'Empire (p. 202-204). Même après 700, les idiomes autochtones resteront, pendant longtemps encore, les langues courantes des populations indigènes. C'est vers le début du Xle siècle, on l'a dit, que les Egyptiens commenceront à oublier leur langue maternelle; jusque-là, la classe moyenne, qui était restée chré-
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tienne, ne parlait que l'égyptien ou copte. Ce dernier est demeuré, et reste encore aujourd'hui, la langue religieuse des communautés égyptiennes qui sont demeurées chrétiennes (p. 99). En Syrie et en Mésopotamie, on le sait, l'arabisation fut plus rapide, étant donné, d'une part, le voisinage des Arabes des confins désertiques, établis dans ces régions plusieurs siècles avant l'Islâm, et, d'autre part, la parenté des deux langues arabe et araméenne (syriaque et chaldéen). Cependant, et en dépit de ces circonstances favorables, les compartiments géographiques du Croissant Fertile, qui ont toujours abrité des groupes ethniques et religieux particuliers, ont conservé, jusqu'à une époque avancée, et quelques-uns jusqu'à la période contemporaine, l'usage de dialectes araméens. Cette langue araméenne est d'ailleurs encore employée, comme langue religieuse, par plusieurs communautés chrétiennes orientales: maronite, assyro-chaldéenne, etc. (p. 98—99). Si la langue arabe, qui finira par se substituer aux idiomes araméens et coptes, fut, dans ce domaine, plus heureuse que la langue grecque, c'est que, on l'a dit, le monde orientalo-africain s'est toujours révélé, dès les origines, réfractaire aux langues non sémitiques. Dans le Croissant Fertile, en Egypte, en Afrique du Nord, les institutions gréco-romaines n'avaient point pénétré les masses indigènes, où la culture nationale est restée vivace, bien qu'endormie. Les villes seules avaient été grécisées, tandis que les populations des campagnes vivaient en dehors du cercle d'action des conquérants gréco-romains (I, p. 44 et 106, et II, p. 415—417 et 420-421). En Egypte, pays hamitique, l'arabisation s'explique par la parenté existant entre les langues hamito-berbères et les langues sémitiques. Sœur de l'araméen, la langue arabe est aussi cousine de l'égyptien ancien. La science moderne a décelé, dans l'égyptien antique, des traces de sémitisme (p. 100-101). C'est cette parenté entre les langues sémitiques et hamitiques qui avait permis, autrefois, à la langue sémito-phénicienne de s'implanter dans les régions nord-africaines, que les Phéniciens du Liban avaient colonisées dans la première moitié du premier millénaire avant J.-C. Et c'est cette ambiance et ces affinités qui, en Afrique du Nord et en Espagne, permettront à la langue arabe de se substituer, dans ces régions, à la langue sémito-phénicienne ou punique, qui lui avait préparé le terrain, et aux langues hamito-berbères (I, p. 106). Ainsi, de même que, dans le domaine culturel, le monde oriental et nord-africain s'est toujours montré réfractaire aux langues non sémitiques (indo-européennes, turques, etc.), de même les langues sémito-hamitiques n'ont jamais pu s'implanter en dehors de leurs propres zones. Pour s'en convaincre, il n'est que de constater que l'aire d'expansion de la langue
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arabe correspond, assez exactement, au domaine géographique des anciennes langues sémitiques et hamitiques qui l'avaient précédée dans le monde ancien: Croissant Fertile, Egypte, Afrique du Nord. A l'extrémité septentrionale du Croissant, la langue arabe s'est arrêtée à une ligne idéale qui va d'Antioche à Alep. Au nord de cette ligne, les noms des lieux, aujourd'hui turcs, étaient, au temps de la conquête arabe, d'origine asiatique; au sud de cette ligne, les noms arabes sont, pour la plupart, de vieux noms sémitiques arabisés. Ainsi, si la domination politique des Arabes et leur religion islamique ont pu déborder du cadre géographique du domaine sémito-hamitique, par contre, la langue arabe n'a pu sortir des limites de ce cadre, particulièrement du côté du Nord (Iran, Anatolie, Italie, Grèce, Espagne septentrionale), domaine des langues asiatiques et indo-européennes. Sur le plateau iranien, où le sémitique ne s'était jamais autrefois implanté, l'arabe ne réussit guère mieux, malgré l'islamisation de la contrée. Après une arabisation partielle et superficielle, la Perse islamisée ne tarda pas à abandonner la langue sacrée de l'Islâm, pour récupérer sa vieille langue nationale. b. Circonstances
particulières
de
l'islamisation
D'autre part, si l'islamisme, plus heureux que le christianisme, s'est plus aisément répandu en Asie et en Afrique, c'est que, avec son monothéisme absolu et sa doctrine théocratique, il répondait mieux, on l'a vu, à la mentalité et aux aspirations des peuples orientaux, et surtout continentaux, chez lesquels le sentiment politico-religieux prédomine dans les actes de la vie (I, p. 1 3 0 - 1 3 1 ) . Nous avons vu que c'est dans l'arrière-pays syrien et égyptien, loin du milieu méditerranéen, que la réaction indigène contre l'hégémonie occidentales s'est toujours manifestée (III, p. 350—352). C'est là que, sous la domination byzantine, la doctrine chrétienne monophysite, ennemie de l'orthodoxie grecque, s'est affirmée avec ardeur et violence. Ce sont les Monophysites de Syrie et d'Egypte qui facilitèrent la pénétration et l'établissement des Arabes dans leurs propres pays (III, p. 372—374). A cette époque, on l'a vu, l'Orient chrétien était divisé sur la nature divine et humaine de Jésus. Clercs, docteurs, rhéteurs et logiciens, servis par la dialectique grecque, dissertaient et se combattaient sur cette question. Les Monophysites, ennemis des Grecs pour lesquels les deux natures se confondaient, donnaient la prépondérance à la nature divine. L'Islamisme, qui fait de Jésus le plus grand des prophètes, ne leur paraît qu'une nouvelle secte chrétienne. Entre le monophysisme oriental et le diophysisme byzantin, le monothéisme musulman, aux yeux des Monophysites chrétiens, semble plus proche de leur doctrine. Pour les Musulmans, Allâh
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est Dieu le Père, et Jésus, au lieu d'être le Fils, est son plus grand prophète. Cette doctrine islamique paraît, aux Monophysites, un compromis plus acceptable que la doctrine diophysite des Grecs; ils s'y rallient donc sans difficulté. A la différence des Gréco-Romains, qui s'établiront dans les villes, les Arabes, qui avaient horreur du séjour dans les agglomérations urbaines, s'installèrent surtout dans les campagnes et les grandes plaines, où, en contact direct avec la masse des indigènes, ils se mêlent à ces derniers et s'allient à leurs filles. C'est dans ce milieu plutôt continental, plus perméable à l'autorité théocratique et au monothéisme, que l'Islâm fera ses plus chauds adeptes hors d'Arabie. La communauté laïque, où le religieux et le civil forment deux domaines séparés, et le diophysisme, où le divin et l'humain forment deux natures distinctes en Jésus, sont étrangers à la mentalité orientale, et surtout continentale. La résistance à l'Islamisme sera plus grande dans les montagnes et surtout dans les villes et sur le littoral, où la culture gréco-chrétienne avait trouvé un milieu favorable et où la fusion entre vainqueurs et vaincus ne se réalisera que lentement et graduellement. Toujours est-il, et bien que moins lentes que l'expansion politique et militaire des Arabes, l'islamisation et l'arabisation des pays conquis n'en restent pas moins un véritable record. Jamais religion ni langue ne se sont développées, tant chez les élites que chez les masses, avec une pareille rapidité et sur un domaine géographique aussi vaste. 3. Orientalisation
des conquérants
arabes
Les populations orientales, arabisées et islamisées, en grande majorité, pendant la période du Califat umayyade, ont respectivement conservé ou progressivement repris leurs vieux caractères ataviques ou nationaux. Leur vie culturelle et sociale n'a été que superficiellement modifiée par cette transformation linguistique et religieuse, et leurs caractères psychiques propres ne furent que temporairement modifiés par leur mélange avec les envahisseurs. Ce mélange entre Orientaux autochtones et Arabes immigrés eut surtout pour effet de rajeunir, pour un temps, le vieux sang oriental (I, p. 40-41). Ce sont plutôt les Orientaux, qui sont l'immense masse par rapport aux conquérants arabes, qui assimileront ces derniers, en les marquant, à la longue, de l'empreinte orientale. Avec l'avènement des califes umayyades, l'Orient méditerranéen reprendra son rang, son rôle, sa culture et son passé historiques, éclipsés jusqu'alors par la domination de Byzance et de la Perse et, depuis peu, par celle du Hidjâz. Le rôle de métropole du monde oriental, que la Mésopotamie avait souvent et longtemps tenu sous les
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Empires orientaux anciens, est enlevé à Médine, qui s'en était tout récemment emparée. Après un relais provisoire à Damas (661—750), ce rôle sera bientôt repris par son ancien centre naturel, la vallée historique des Deux-Fleuves: Bagdâd continuera Ctésiphon et Babylone. a. Les conquérants absorbés par les conquis Fondé et régi par des Arabes, l'Empire umayyade, devenu très vite un Etat arabo-syrien, sera, à mesure que le temps avance, un Empire de plus en plus oriental. Numériquement très faibles par rapport aux populations indigènes, les Arabes établis dans les pays conquis sont progressivement assimilés par les autochtones. D'autre part, les conditions physiques des divers pays où ces conquérants se sont fixés, marqueront graduellement leurs descendants de l'empreinte respective des habitants autochtones. On fixe à deux cents ou trois cent mille, au maximum, le chiffre des Arabes d'Arabie qui se sont répandus, au cours de plusieurs décades, sur les vastes espaces conquis par leurs années. Mais les guerres avaient notablement diminué leur nombre. En effet, une très grande partie de ces vaillants conquérants, qui s'étaient rués sur les provinces du vieux monde, avaient péri dans cet espace immense qui s'étend de l'Inde à l'Espagne. Quel que soit le nombre des survivants, ceux-ci étaient numériquement très peu importants pour ne pas être absorbés par les peuples indigènes, qui comptaient plusieurs dizaines de millions. Ce sont en effet ces derniers, c'est-à-dire l'immense masse des populations de l'Empire arabe, qui ont en main la force productrice: l'agriculture, l'industrie, le commerce, et même une grande part de l'administration civile et financière de l'Etat. Devenus tout d'un coup trop riches, les conquérants arabes, qui forment une minorité dirigeante, vivent dans les villes et dans les camps; les plus actifs sont autour du calife ou occupent les postes d'autorité. Ils sont d'ailleurs, dès la conquête, de plus en plus métissés par leurs mélanges avec les indigènes. Les califes eux-mêmes sont d'ascendance composite: Uthmân, Ali, Mu'âwya, Yazîd, etc., se marient avec des chrétiennes. «A mesure que la dynastie (umayyade) dure, ses souverains sont d'ailleurs de moins en moins arabes; les femmes sont encore parfois des filles d'anciennes familles bédouines, mais elles sont plus souvent des étrangères.» 8 Nous avons vu le calife Yâzid II (720—724) se glorifier d'être le descendant d'Abou Marwàn, de Chosroès, du César de Byzance et du Khaqan turc (p. 228). b. Survivance des peuples autochtones dans les régions arabisées Nous avons vu plus haut, et particulièrement dans l'Introduction de cet ouvrage (I, p. 31—47), que les caractères essentiels d'un peuple, tant phy6
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 219.
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siques que psychiques, sont, en général, aussi stables que les conditions du milieu physique qui les a façonnés. Produits combinés du milieu géographique, qui est relativement constant, et de l'hérédité, les caractères d'un groupement ethnique sont, en principe, relativement permanents. Pour les mêmes raisons, un groupement transplanté dans une région différente de son pays d'origine s'y modifie à la longue, grâce à l'influence du nouveau milieu et à l'effet des croisements, et y deviendra, avec le temps, authentiquement indigène (p. 26—28). Attestée par l'histoire, l'action modelante du milieu géographique est, on l'a vu, confirmée par la science archéologique. Les squelettes fossiles exhumés en Afrique orientale, en Australie, en Amérique du Nord et du Sud, montrent d'étroites ressemblances avec les indigènes actuels de ces contrées. Le faciès général des Egyptiens, des Assyriens et des Hittites anciens, figuré sur les sculptures ou peintures des monuments de ces peuples, se retrouve, assez semblable, dans le type de leurs successeurs modernes (I, P- 39). Sans doute, certains groupements ethniques, transplantés et stabilisés dans un nouveau milieu géographique, continuent parfois, pendant assez longtemps et malgré leur mélange avec les autochtones, à présenter des caractères hérités des ancêtres immigrés ou intermédiaires à ceux de leurs éléments formateurs. Mais, en réalité, cette fixité n'est qu'apparente et relative. La courte durée de la vie humaine ne nous permet pas de voir les modifications qui se sont accomplies au cours des siècles. Les formes présentes de ces groupements ne sont qu'un stade déterminé, un moment de leur évolution vers la forme définitive qu'imprime le milieu (I, p. 39—40). Il est indéniable que le métissage produit très souvent des modifications plus ou moins profondes, suivant que les individus des diverses races croisées sont en nombre plus ou moins égal, ou si le nombre des immigrés allogènes est supérieur à celui des autochtones. Mais cette modification, qui est en principe temporaire, n'atteint, en général, que les caractères secondaires de la race (langue, religion, culture, genre de vie, aptitudes particulières, etc.). Même lorsque la modification affecte les caractères essentiels ou fondamentaux (énergie, volonté, tendances, affections, passions, etc.), ces derniers, au bout d'un temps plus ou moins long, reprendront, sous l'action du milieu, leurs traits généraux antérieurs (I, p. 39—40). «Un petit nombre de blancs, introduits au sein d'une population de noirs, disparaît rapidement sans laisser de traces, après quelques générations . . . C'est pour cette raison . . . que les peuples conquérants disparaissent.. . s'ils se trouvent en proportion trop faible à l'égard des peuples conquis. Tel fut, par exemple, le cas des Romains en Gaule. Nous sommes bien leurs fils par la civilisation et la langue, mais nullement par le sang. Tel fut encore le cas des Arabes en Egypte . . . Resté Arabe par la religion et
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la langue, le fellah d'aujourd'hui est en réalité le fils des Egyptiens du temps des Pyramides, dont il est au surplus la vivante image.»9 De même qu'en Egypte, dans les vieux pays de Syrie et de Mésopotamie, les Arabes d'Arabie, en y comprenant même les tribus antéislamiques des Déserts syro-mésopotamiens, sont relativement peu nombreux par rapport aux Araméens, Chaldéens et autres sédentaires autochtones du Croissant Fertile. En se mêlant à ces derniers et en se mélangeant avec eux, les Arabes, qui leur communiquent leur langue et leur religion, perdront euxmêmes, progressivement, leurs caractères distinctifs. Modelés par des conditions géographiques constantes, les Libanais actuels ont, eux aussi, conservé un grand nombre des traits des Phéniciens anciens, qui les avaient précédés dans le pays du Liban. «Notez que ce qui a disparu, ce sont les bateaux, les traditions maritimes. Mais non pas la race phénicienne. Avec la souplesse d'une race d'argent, . . . elle s'est adaptée aux circonstances nouvelles. Les Phéniciens actuels sont les Libanais; ils ne sont plus marins, mais sur cette côte, où le trafic maritime a passé à travers les siècles aux mains successives des Grecs, des Byzantins, des Vénitiens, des Hollandais, des Marseillais, des Anglais, . . . les Phénicient indéracinables sont restés les intermédiaires obligés, les courtiers, les financiers du grand commerce . . . Beyrouth (est) le successeur de Tyr et de Sidon.»10 Ainsi, un demi-siècle après leur expansion, les Arabes conquérants, ou ce qui en a survécu, sont «noyés» dans les vingt ou trente millions d'autochtones non arabes, que comptait à cette époque l'Orient méditerranéen, Ces derniers, qui seront en grande majorité islamisés et linguistiquement arabisés, imprimeront, à leur tour, à leurs conquérants, la vieille empreinte de l'Orient sédentaire. Orientaux et Arabes resteront ou seront des Syriens, des Irakiens, des Egyptiens, etc., avec les caractères respectifs des générations autochtones qui les avaient précédés sur le même sol. «L'habitant des Etats-Unis diffère déjà de beaucoup, par le caractère, des Anglais dont il est issu» (Lebon); et pourtant, il en conserve encore la religion et la langue. Sans modifier les caractères ataviques des peuples orientaux, le mélange Arabes et des non-Arabes, agissant à la façon d'une greffe, rajeunira temporairement le vieux sang oriental et produira, pendant deux ou trois générations, une renaissance orientale et une civilisation renouvelée (I, p. 40—41). Aussi, au fur et à mesure que s'affirme, en Orient, la prédominance des Orientaux arabisés et islamisés sur les Arabes proprement dits, la vieille rivalité antéislamique renaît entre la Syrie, l'Irâk, l'Egypte et l'Iran. C'est surtout, on l'a dit, entre les pays méditerranéens de Syrie-Egypte et les 9 10
G. Lebon, op. cit., p. 26, 27. Gautier, op. cit., p. 138, 139.
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contrées continentales et asiatiques d'Irâk et d'Iran, que les autagonismes seront les plus violents. «Au cours de toute l'histoire omeyyade, on voit le poing syrien maintenant les populations turbulentes de l'Irâk sous une féconde domination» (Demombynes). Cette domination arabo-syrienne, imposée par la force à l'Irâk, finira tragiquement: les derniers Umayyades seront vaincus et exterminés par les Irako-Iraniens, qui détruiront le Califat de Damas et transporteront à Bagdâd la capitale politique de l'Empire arabo-islamique. 4. Organisation de l'Empire umayyade a.
Administration
Gouverné par une aristocratie bédouine ou à demi, l'Empire umayyade, à l'opposé de son successeur abbâsside, est une formation politique complètement décentralisée. Aucune organisation précise ne divise le territoire en provinces ou governements (p. 198—199). La Syrie, administrée directement par le palais califien, n'a point de gouverneur général. Elle comprend les anciennes circonscriptions byzantines, qui, surtout au début, continuent à être dirigées par leurs anciens fonctionnaires locaux. «En Syrie, centre du pouvoir des Omeyyades, le calife maintient l'ancienne organisation des thèmes bysantins comme cadre du diwân de l'armée: ce furent des divisions militaires et financières à la fois: il y a cinq jound syriens: Quinesrîne, Hims, Damas, Palestine et Jourdain .. . Les guerriers du même jound formaient une armée. Aux époques de faiblesse, . . . le calife laisse chaque jound choisir son chef. C'est une circonscription de recrutement et d'intendance.»11 A l'Est, un gouverneur, nommé par le calife, administre l'Irâk et contrôle les provinces orientales (Iran et Asie), dont il désigne les dirigeants. A l'Ouest, le gouverneur de l'Egypte, nommé par le souverain, choisit les chefs des expéditions africaines. Médine et La Mecque ont deux gouverneurs nommés par le calife. Représentant de ce dernier, le gouverneur a, dans sa circonscription, les mêmes pouvoirs que son maître. C'est un petit souverain, une sorte de viceroi quasi indépendant. Il est, dans sa zone, l'imâm des Musulmans et le protecteur des non-Musulmans, sur lesquels il lève l'impôt. Il nomme et révoque les agents de l'Etat et même les chef indigènes; il a le pouvoir de faire directement la guerre et la paix. A côté du gouverneur est le cadi (juge), ainsi que le percepteur de l'impôt, nommés tous deux par le calife. En résumé, hors les nominations et destitutions faites par le calife, sous la pression des événements ou par le caprice du souverain, ce dernier n'in11
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 216.
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tervient guère dans la vie de la province. Délégué du calife dans sa circonscription, le gouverneur est parfois dénommé «calife» lui-même. b.
Unité apparente
de l'Empire
umayyade
«C'est sous la dynastie omeyyade que l'Empire arabe atteint sa plus grande étendue: on ne saurait concevoir qu'il ait quelque cohésion, de la Garonne à l'Indus; tout au plus pourrait-on essayer de le diviser, comme on l'a dit plus haut, en deux parties, à l'Est et à l'Ouest du désert syrien: une partie tournée vers la Méditerranée, l'autre vers la Haute Asie; leurs destinées sont si différentes qu'elles restent étrangères et bientôt ennemies . . . L'Occident au-delà des Syrtes n'a jamais eu de lien politique solide avec le centre de l'Empire.» 12 En effet, l'Afrique du Nord ou Maghreb et l'Espagne, qui ne seront jamais réellement sous le gouvernement du calife, ne tarderont pas à s'en séparer ouvertement. Dans cette zone immense que forme l'ensemble de l'Empire, le secteur proprement oriental, le vieil Orient classique ou méditerranéen, futur Orient arabe, est, lui-même aussi, loin de présenter une unité politique, ni une vie organique. Ses différentes régions, la Syrie, la Mésopotamie et l'Egypte, forment respectivement des entités ethniques distinctes. D'autre part, l'Empire arabo-islamique connaît déjà les problèmes et les germes morbides qui avaient anémié son prédécesseur gréco-byzantin. Il est affligé, en effet, de trois vices organiques, qui semblent être congénitaux et amèneront sa ruine: les rivalités des tribus, les dissensions religieuses et les mouvements séparatistes ou régionalistes. Des luttes sanglantes, qui commenceront bientôt entre les tribus du Nord (les Kais) et les tribus du Sud (les Kalb), n'auront plus de trêve pendant toute la période umayyade. Elles se confondront peu à peu avec la division des régions centrales de l'Empire en deux groupes géographiques distincts: la Syrie et l'Irâk, qui ont respectivement adopté deux croyances religieuses distinctes: le Sunnisme et le Chiisme (p. 207-211). Dès le Califat de Mu'âwya, l'Egypte, le plus ancien Etat de l'Orient et le plus individualisé, fait déjà figure d'un Etat tributaire plutôt que d'une province. Son gouverneur, Amr ibn al Aas, est un vice-roi quasi indépendant; il a la Vallée du Nil en fief, à charge de payer la solde-pension des troupes et les dépenses d'Etat. En Irak et en Arabie, les velléités d'indépendance ne sont pas moins vivaces. Enfin, des mouvements centrifuges sont partout en veilleuse, attendant un moment favorable pour jeter le masque. L'unité de l'Empire umayyade n'est donc qu'une apparence; elle ne se maintient que grâce à l'action de chefs supérieurs, qui lui donnent un sem12
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 229.
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blant de réalité. L'Irâk et l'Iran, tournés vers la Haute Asie, la Syrie et l'Egypte, orientées vers la Méditerranée, ont des destinées foncièrement différentes. Séparés par le Désert de Syrie et par plusieurs siècles de dominations différentes, ces deux groupes de pays restent étrangers l'un à l'autre, en attendant qu'ils redeviennent ennemis. Quant aux provinces lointaines, tant en Asie qu'en Afrique, elles n'ont jamais eu de lien politique solide avec le centre de l'Empire. Seule une harmonie intellectuelle et sociale sera créée, plus tard, par l'islamisation de leurs peuples. c. La société arabo-orientale
sous les
Umayyades
La faiblesse de l'Empire arabo-islamique, comme celle de tous les Empires orientaux anciens, est d'être une mosaïque de peuples et de tribus juxtaposés. Dans l'Empire umayyade, la société comprend d'abord les conquérants arabes, qui restent groupés en tribus (p. 199—200, 229—230). La seconde classe est celle des convertis, qui sont attachés, à titre de «partisans» (mawâli), à l'une ou l'autre des vieilles tribus arabes. Bien qu'en théorie ils aient les mêmes droits que les conquérants, les convertis, en pratique, sont traités en race inférieure (p. 170). On voit qu'il ne s'agit pas de Musulmans et de non-Musulmans, mais de vainqueurs et de vaincus. «Et ce sont ces nouveaux convertis qui, par un singulier détour, développent l'Islâm, le nourrissent de pensée et de philosophie, fondent la théologie musulmane, car ils ont en eux des traditions de théologiens. Avant la conquête musulmane, il y avait en effet un milieu chrétien, celui des écoles théologiques et juridiques d'Antioche, de Beirout, d'Edesse, d'Alexandrie, de Gazza. Les nouveaux convertis apportèrent à l'Islâm des habitudes d'esprit qui étaient bien étrangères aux Bédouins . . . Il allait résulter de ce contact, à la lumière durable de l'esprit grec, une théologie musulmane raisonnable qui maintient en Orient et en Occident des foyers de haute culture. La grande querelle du libre arbitre naît sous les Omeyyades, et les nouveaux convertis y jouent leur rôle.»13 La troisième classe est celle des indigènes non musulmans. La distinction entre gens du Livre (Chrétiens et Juifs) et idolâtres a pratiquement cessé. Tous sont des protégés qui, en échange du libre exercice de leur culte, paient le tribut de la capitation et l'impôt foncier. Enfin, les nonMusulmans sont assujettis à quelques obligations et interdictions; en revanche, ils sont protégés, tout comme les Musulmans, dans leurs personnes et dans leurs biens. Mais ils constituent une classe sociale inférieure, conséquence normale de l'orgueil aristocratique de la classe conquérante et dominante (p. 2 0 0 - 2 0 1 et 230-231). 13
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 247.
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5. L'Empire
umayyade
et
243
Byzance
Nous avons vu que, depuis la conquête romaine, et même depuis la décadence de la monarchie gréco-syrienne des Séleucides, la route terrestre Méditerranée-Iran était pratiquement interrompue. Les troubles et l'insécurité causés par les guerres continuelles des Gréco-Romains et des Iraniens en Syrie-Mésopotamie, avaient détourné, vers le Nord et le Sud, le trafic régulier avec l'Asie. C'est à ce fait qu'étaient dues, à cette époque, la prospérité du Hidjâz, de l'Egypte et de Constantinople, et la décadence des ports libano-syriens et des villes de l'Euphrate. La restauration par les Arabes du vieil Empire oriental, et la paix intérieure établie par les califes umayyades, ramènent la route commerciale des Indes et de l'Asie dans l'isthme syro-mésopotamien. Basra, Kûfa, et plus tard Bagdâd, deviennent de grands marchés d'où les produits asiatiques, transportés dans les ports syriens et libanais, sont répandus en Méditerranée. Entre les diverses régions du monde méditerranéen, un grand commerce maritime s'amorce. Juifs, Syriens, Libanais, renouant la vieille tradition des Phéniciens, se répandent jusqu'en Gaule, où ils fondent des comptoirs. Par contre, la conquête arabe, en rétablissant, en Syrie-Mésopotamie, la vieille route terrestre des Indes, anéantit la route caravanière Yémen-Mekke-Gazza; les marchands désertent La Mecque qui se dépeuple et se transforme en un petit centre religieux, vivant du grand Pèlerinage. Mais l'Empire arabo-oriental reste coupé, d'une part, de l'Asie Mineure et de l'Egée byzantines, qui prolongent au Nord la route internationale de l'isthme iranien, et, d'autre part, de la Méditerranée orientale où domine toujours la marine de Byzance. «Tout naturellement les Omayyades allaient reprendre la politique qui, douze siècles plus tôt, avait été celle de Darius. Maîtres des routes du trafic vers l'Asie centrale et les Indes, ils s'efforceraient de dominer l'économie internationale en imposant leur maîtrise à la Méditerranée. Et comme jadis la Perse, au temps des guerres médiques, avait prétendu annexer la Grèce, l'Empire de Damas allait se jeter à la conquête de Constantinople . . . Byzance, sans doute, aurait succombé, si l'incontestable supériorité d'armement qu'elle possédait alors, grâce à l'artillerie du feu grégeois récemment inventé, n'eût assuré la victoire à la flotte grecque (677).»14 Successeur de l'Empire gréco-syrien d'Antioche, le Califat arabo-syrien de Damas, orienté vers la Méditerranée et l'Occident, cherchera à dominer la Méditerranée et l'Egée, demeurées sous le contrôle de Byzance. Pour réaliser cet objectif, la guerre contre cette dernière, qui n'a pas renoncé à 14
Pirenne, Les grands
courants
de l'Histoire
universelle,
II, p. 7.
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l'idée de reprendre ses anciennes provinces (Syrie-Egypte), est une nécessité. Sous Mu'âwya et ses successeurs, les attaques maritimes et les razzias terrestres se poursuivront régulièrement, avec quelques expéditions de grande envergure. Il s'agit d'ouvrir, à la route de l'isthme iranien, l'Anatolie et l'Egée qui lui ferment l'Europe orientale. «Toute la politique extérieure de la dynastie omeyyade était ainsi tracée par son fondateur. La guerre bysantine continua donc, mais sans résultat solide, sauf sur mer. En effet, les empereurs bysantins réorganisèrent avec un soin particulier leurs provinces d'Orient: Anatolie, Cappadoce, Arménie; les marches grecques s'opposèrent aux thugûr, aux confins militaires du califat; entre les deux camps, se forma bientôt une région flottante, sans maître, où les deux ennemis pillaient à tour de rôle et que les défenses naturelles du terrain empêchaient seules de devenir un pur désert.» 15
16
G a u d e f r o y - D e m o m b y n e s , op. cit., p. 319, 320.
II. Consolidation et expansion territoriale de l'Empire umayyade (661-715) 1. Le règne de Mu'awya (661—680) a. La Syrie et l'Egypte, bases essentielles de l'Empire umayyade Devenu calife en 661, Mu'awya, qui gouvernait la Syrie depuis 637, en fait son propre fief et continue à l'administrer directement. Les Syriens et les tribus arabes de Syrie, politiquement plus développés que les Arabes et les Bédouins d'Arabie, deviennent le soutien de son trône et la base de sa puissance. A la Syrie s'ajoutent, pour Mu'âwya, les ressources de l'Egypte. Après la mort d'Amr ibn al Aas, qui y exerçait une autorité quasi indépendante, «la fertile province du Nil est devenue la dépendance et la richesse de la Syrie. Ce sont les deux régions essentielles de l'Etat oméyyade, nettement tourné vers la Méditerranée.»16 b. Puissance maritime de Mu'âwya C'est sous l'influence des milieux économiques syriens, orientés de temps immémorial dans la direction de l'Occident, que Mu'âwya, abandonnant la politique d'expansion continentale vers l'Est, où les riches provinces de l'Euphrate et du Tigre constituent la base de départ, tourne son attention vers la mer. C'est, en effet, sous l'impulsion des ports syro-égyptiens et grâce, on l'a vu, au concours des marins libano-syriens, héritiers des traditions maritimes des Phéniciens anciens, que la nouvelle puissance maritime des Arabes, signalée par les auteurs musulmans, prit naissance, avec Mu'âwya, dans la Méditerranée orientale. Dans la mer Rouge et le golfe Persique, cette maîtrise de la mer est obtenue grâce aux Arabes de la côte de la mer d'Oman et aux marins persans. c. Mu'âwya et Byzance Mais l'Empire byzantin demeure, pour les Arabes, le seul ennemi redoutable. Retranché derrière le Taurus, il est toujours capable, comme il le fera souvent, de lancer des attaques vers le Sud et de reconquérir, en tout ou en partie, ses anciennes provinces de Syrie et d'Egypte. Mu'âwya, alors 16
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 180, 181.
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qu'il était gouverneur de Syrie, avait, au prix de plusieurs combats, occupé les villes phéniciennes du littoral, qui étaient restées en possession des Byzantins; il entreprit ensuite plusieurs expéditions terrestres en Asie Mineure, contre le territoire de ces derniers. Pour s'assurer la possession des côtes syriennes, le gouverneur Mu'âwya avait reçu de son parent, le calife Uthmân, l'autorisation, refusée par Umar, de faire face à l'ennemi sur la mer, qui était jusqu'alors le domaine exclusif de celui-ci. En 649, Mu'âwya attaqua Chypre et, en 655, battit l'empereur Constance II sur la côte sud-anatolienne de Lycie; mais il ne poussa pas plus loin. Quelque temps après, sa lutte contre Ali l'obligea même à acheter la paix à Byzance. Un an après son avènement au Califat, Mu'âwya envoie, vers le Nord, une puissante armée qui pénètre en Chalcédoine et avance jusqu'à Constantinople; mais, obligé d'abandonner le siège de la capitale byzantine, l'armée arabe retourne en Syrie (667—668). d. Constantinople sauvée par le feu grégeois (674—677) En 674, une puissante flotte arabe, bloquant le Bosphore, harcèle Constantinople pendant plusieurs années. La capitale grecque n'est sauvée que grâce au «feu grégeois», mixture à base de pétrole, qui incendie les vaisseaux même en mer. Cette invention, due à un ingénieur gréco-syrien, a été mise à la disposition de l'empereur Constance II. A la suite d'une dernière tentative, qui s'achève en désastre, la flotte arabe se retire; un traité de paix est conclu avec Byzance (677) et Damas paie tribut au basileus. e. L'Afrique
du Nord enlevée aux Byzantins
(670—675)
L'insuccès de Mu'âwya dans le Nord est compensé par les grands progrès accomplis à l'Ouest. Dès 670, la domination byzantine en Afrique du Nord est brisée; en 675, une colonie militaire fondée à Kairawân, en Tunisie, fera de cette ville la capitale de l'Afrique arabe. A l'Est, les armées arabes se maintiennent sur le plateau iranien. Mais l'Irâk, secrètement acquis aux Alides, est peu sûr; Basra et Kûfa abritent les partisans de ces derniers. f . Institution du califat héréditaire Les divisions et les troubles périodiques qui naissaient chaque fois que la mort du calife ouvrait le problème de sa succession, avaient instruit Mu'âwya du danger créé par le manque d'une loi réglementant la succession au trône. La notion élective de la tribu, pratiquée après la disparition
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du Prophète et de ses successeurs de Médine, s'était révélée comme une source d'anarchie et de conflits sanglants. Une nouvelle doctrine, celle du califat héréditaire, «rite nouveau et contraire aux traditions arabes», est adoptée par le fondateur de la dynastie, qui y procède avec ménagement. A l'exemple des empereurs romains du Haut-Empire, Mu'âwya, de son vivant, fait désigner son fils Yâzîd comme héritier. Cette innovation, qui mettait fin au califat électif et établissait la monarchie héréditaire dans la famille de Mu'âwya, ne s'effectuera pas sans luttes et sans effusion de sang. «Ici encore, une attitude nouvelle naquit du contact avec l'étranger. Comme l'empereur romain désignait son successeur, sans qu'il fût nécessaire qu'il tînt compte de l'hérédité, Moawia instaura la coutume de l'héritier présomptif du califat; mais, pour que soit sauve la vieille coutume bédouine de l'élection, la communauté musulmane, par une solennelle prestation de serment, reconnut le nouveau souverain, à sa désignation et à son avènement... Il fallut tout le prestige, toute l'habileté de Moawia pour réussir à assembler, dans la grande mosquée de Damas, des délégués des tribus arabes de l'empire, qui, en ambassade traditionnelle ( W a f d ) , prêtèrent serment d'obéissance au futur calife. Ainsi, une tradition commençait, qui confiait à une assemblée qui représentait plus ou moins bien la communauté musulmane, le soin de désigner, ou plutôt de reconnaître et de proclamer l'héritier présomptif du calife . . . La désignation de l'héritier présomptif, souvent heureuse sous les Oméyyaades, mais qui a suscité, on le verra, sous les Abbassides, des querelles et des désordres graves, n'a point réussi à assurer, dans un Etat en anarchie perpétuelle, la transmission paisible du pouvoir.»17 g. L'œuvre de Mu'âwya Figure sympathique et personnalité complète, Mu'âwya passe pour le type le plus représentatif du souverain arabe. Excellent manieur d'hommes, il préférait acheter ses adversaires au lieu de les supprimer. En transférant la capitale du Califat, de Médine à Damas, il substitue la suprématie des Arabes de Syrie aux Bédouins d'Arabie, moins évolués, et donne à la Syrie et aux Syriens la prépondérance politique sur l'Irâk et l'Egypte. S'il n'a pas fondé un Etat national syrien, c'est que, très vraisemblablement, il ne pouvait renverser l'édifice théocratique du Califat, «lequel reposait sur la suprématie exclusive d'une race et d'une religion». Or, à l'époque de Mu'âwya, les populations de la Syrie étaient encore, en grande majorité, araméennes et chrétiennes. Réaliste et tolérant, Mu'âwya, qui connaissait l'inexpérience des Arabes " Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 184, 185.
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en matière administrative, garda en place les fonctionnaires non convertis. Le chrétien Ibn Sarjûn, qui administrait, sous Héraclius, les finances de la Damascène, se vit confier «le diwân des impôts et la comptabilité de l'armée» arabe. Si l'on se rappelle que l'armée et les finances constituaient «tout le gouvernement arabe» de l'époque, on se rendra compte que la charge d'Ibn Sarjûn faisait de lui une sorte de «Chancelier du Califat», à la fois ministre de la guerre et des finances. Conseiller écouté de Mu'âwya et de son fils et successeur Yazîd, Ibn Sarjûn transmettra sa charge à ses descendants (p. 227-229). Outre les Sarjûn et autres hauts fonctionnaires, médecins, savants et poètes chrétiens, rappelons l'influence de la puissante tribu arabo-syrienne de Banû Kalb, dont le chef, cheikh ou émir, le chrétien Bahdal, est le père de Maisûn, femme de Mu'âwya et mère de Yazîd (p. 229). Créateur de l'armée et de la marine arabo-syriennes, Mu'âwya en fit un puissant instrument de guerre et de conquête. «Pendant près d'un siècle, ces troupes d'empire étendront les frontières, maintiendront l'unité du califat et la suprématie des Syriens. Pour ces derniers, Moâwya se transformera, après sa mort, en une sorte de héros national, le Sofiâni, destiné à ramener en Syrie l'âge d'or, qu'avait inauguré la dynastie fondée par le fils d'Abou Sofiân.» 18 2. Révoltes et guerres civiles (680—705) Dès la mort de Mu'âwya (680), le vieil antagonisme qui avait constamment opposé dans le passé, d'une part, l'Irâk et l'Iran, ancien domaine sassânide, et, d'autre part, la Syrie et l'Egypte, anciennes provinces byzantines (p. 34—35), reparaît de nouveau avec violence. Cette rivalité entre la partie continentale et orientale et la partie méditerranéenne et occidentale du vieil Orient, qui ne faisait que sommeiller depuis la mort de Ali (661), éclate brutalement, sous la forme d'une révolte, dès la mort de Mu'âwya. La Syrie et l'Egypte suivent la fortune du fils de celui-ci, tandis que l'Irâk et l'Iran penchent vers les Alides. D'autre part, les Khawârij, constamment révoltés, réclament l'égalité des droits fiscaux entre les nonArabes convertis et les Arabes musulmans (p. 208—209). Quant à La Mecque et Médine, dépossédées de leur rang politique, elles se soumettent de mauvaise grâce à leur déchéance. a. Révolte de l'Irâk. Le drame de Karbala (680) A l'avènement de Yazîd I (680—683), fils et successeur de Mu'âwya, l'Irâk et l'Arabie se révoltent (680). Les éléments alides de l'Irâk proclament, comme calife, Al Husaïn, deuxième fils de Ali et de Fâtima et petit-fils du 18
Lammens,
Précis
historique,
La Syrie,
I, p. 72.
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Prophète. Le gouverneur umayyade de l'Irâk n'a pas de peine à réduire les révoltés; Husaïn est tué à Karbala et sa tête envoyée au calife (10 moharram 61—10 oct. 680). Le drame de Karbala et le meurtre de Husaïn, qui sera un martyr pour les Alides, feront progresser le développement des idées religieuses des Chiites, lesquels deviendront plus tard les champions de toutes les tendances hostiles aux Arabes. Le cri de ralliement des Alides sera désormais la vengeance du crime de Karbala. b. Révolte de Médine (683) En Arabie, Médine, qui reprochait aux Umayyades de lui avoir enlevé son titre et son rang de capitale politique du Califat, proclame la déchéance de Yazîd. Une armée arabo-syrienne, envoyée par celui-ci, défait et anéantit, devant Médine, la fleur de la noblesse Kurayshite (683). Les Médinois se soumettent et renouvellent le serment de fidélité. c. Révolte de La Mecque. Ibn Az Zubaïr, calife de l'Arabie et de l'Irâk (683) Après Médine, La Mecque, qui s'était soulevée à l'appel d'Abdallah ibn Az Zubaïr, neveu de Aïcha, veuve du Prophète, est assiégée. Mais la mort de Yazîd (683), qui obligea l'armée califienne de rentrer en Syrie, fait lever le siège de la ville sainte. Ibn Az Zubaïr, suivi de tout le Hidjâz, se pose en calife. Mu'âwya II (683—684), qui ne règne que six mois, est un souverain médiocre et maladif. A son avènement, la situation politique de l'Empire est lamentable. A La Mecque, Ibn Az Zubaïr est reconnu calife par l'Arabie, l'Irâk et une partie de la Syrie. d. Révolte des Arabes Kàisites (684) D'autre part, les luttes inter-tribales entre Arabes du Nord et Arabes du Sud s'ajoutent aux rivalités régionales et aux mouvements séparatistes. Les Arabes établis en Syrie avant l'Islâm et ceux qui vinrent avec la conquête, dont les Kalbites, sont en majorité originaires du Yémen, d'où leur nom de Yéménites. Les Bédouins qui affluèrent après la conquête venaient du centre de la Péninsule et appartiennent au groupe des Banû Kaïs, d'où leur nom de Kàisites. La rivalité des deux groupes éclate à la mort de Yazîd. Les Banû Kaïs, mécontents de la faveur accordée aux Yéménites, dont une fille, Maisûn, est la mère de Yazîd, refusent de reconnaître le nouveau souverain, «fils et petit-fils de leurs rivaux Kalbites» (p. 229—230). A la mort du Mu'âwya II (684), emporté par la peste, les Kaïsites, dans le nord de la Syrie, se soulèvent, chassent le gouverneur de Kinasrîn qui
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était un Kalbite et se rallient à l'anticalife de La Mecque. A Damas même, un chef Kaïsite, Dahhak, aspire lui-même au pouvoir suprême. e. Défaite des Kdisites (685) Marwân (684—685), successeur de Mu'âwya II, écrase les Kaïsites à MarjRâhit, au nord-est de Damas. Cette victoire, remportée par Marwân aidé des Kalbites, et où les chefs Kaïsites les plus notables trouvèrent la mort, ravivera les haines entre les deux groupes rivaux. L'antagonisme, désormais irréconciliable, des Yéménites et des Kaïsites, sera l'une des causes qui précipiteront la fin de la dynastie umayyade. Après sa victoire de Marj-Râhit, qui lui soumet l'ensemble de la Syrie, Marwân réussit à s'emparer de l'Egypte et à repousser, en Palestine, une attaque des partisans d'Ibn Az Zoubaïr. Mais, en 685, ce calife remarquable meurt, très probablement emporté par la peste. f . Le calife Abdul Malik Comme son père Marwân, Abdul Malik (685—705), qui régnera vingt ans, est un grand souverain. A la différence de ses prédécesseurs qui avaient continué à gouverner en vieux chefs de tribu, il est le premier qui agit et se comporte en souverain absolu. A l'exemple du basileus byzantin, il gouverne en autocrate doublé d'un théocrate. Exerçant très consciencieusement ses devoirs religieux, il accordait aux théologiens une plus grande influence. C'est sous son règne et celui de son fils Walîd, qu'on sent naître «la volonté d'opposer une conception islamique et arabe aux civilisations byzantine et chrétienne, sassanide et mazdéenne» .19 A son avènement, Abdul Malik n'est que le souverain de la Syrie et de l'Egypte. L'Arabie obéit au calife de La Mecque, et l'Irâk, après avoir été quelque temps aux Alides, sera, pendant cinq ans, une dépendance du Hidjâz. Le pèlerinage de La Mecque se trouvait ainsi fermé aux Musulmans syriens et égyptiens. Un échec militaire en Irâk (686) provoque à Damas une révolte «des esclaves, unis à la canaille». g. Les Mardàites, tribus chrétiennes de l'Amanus, pénètrent Liban (687-688)
jusqu'au
Profitant de l'anarchie qui régnait ainsi dans l'Empire et poussés par les Byzantins, les Mardaites ou Maradat20, tribus chrétiennes de l'Amanus et du Taurus, pénètrent en Syrie (687). Jouissant dans leurs montagnes 19
Wiet, op. cit., p. 48. Le nom de Maradat, sous lequel ces tribus sont désignées par les écrivains arabes, signifierait «rebelles». 20
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d'une large autonomie, les Mardaïtes de l'Amanus, appelés aussi Jarajima, servaient comme auxiliaires dans les armées byzantines. Ils avaient déjà envahi la Syrie pendant la guerre civile entre Mu'âwya I et Ali, et n'avaient été rappelés par Byzance que sur la demande de Mu'âwya I, qui avait payé aux Grecs le prix de leur retraite. «Appuyés par quelques escadrons de cavalerie grecque, encadrés d'officiers impériaux, ils pénètrent dans le cœur du Liban et en occupent tous les points stratégiques, jusque vers la Palestine. Auprès d'eux vinrent se réfugier en foule les indigènes, mécontents du régime arabe, les milliers d'esclaves, de prisonniers de guerre, amenés en Syrie à la suite des razzias.»21 Pour arrêter ce mouvement déclenché par Byzance, Abdul Malik s'engage à sacrifier à l'empereur la moitié du tribut de Chypre, de l'Arménie et de l'Ibérie. Abandonnés par le Basileus, les Mardaïtes se dispersent (688). Douze mille d'entre eux sont cantonnés en Grèce, où les Mirdites seront leurs descendants. Quelques-uns de leurs groupes, qui se maintinrent dans le Liban, fusionneront avec les montagnards chrétiens. h. Soumission de l'Irak et de l'Arabie (691 ) Débarrassé du péril mardaïte, Abdul Malik, en 691, marche en personne contre l'Irâk qu'il soumet. Il confie à un homme éminent, Al Hajjâj ibn Yusuf, la mission de reconquérir l'Arabie. La Mecque est prise après un siège de sept mois, et l'anticalife Ibn Az Zubaïr, abandonné de tous, trouve la mort dans une sortie (692). En récompense de sa victoire, Al Hajjâj reçoit le gouvernement de l'Arabie et, en 694, il est nommé au poste le plus important de l'Empire: le gouvernement de l'Irâk et des provinces asiatiques. i. Partage administratif et territorial de l'Empire Comme l'Empire romain du IVe siècle, l'Empire umayyade d'Abdul Malik, dont l'unité politique et territoriale vient d'être restaurée grâce à Al Hajjâj, est, lui aussi, on le sait, affligé d'un mal héréditaire et incurable: l'antagonisme chronique entre sa partie orientale (Irâk-Iran) et sa partie occidentale (Syrie-Egypte). Comme jadis Dioclétien, Abdul Malik, sous le couvert d'une unité politique apparente, partage avec Al Hajjâj l'administration du territoire. Tandis qu'Ai Hajjâj est maître presque absolu de la partie orientale de l'Empire, le calife Abdul Malik s'assure les provinces occidentales, en y nommant des gouverneurs de sa famille. Abdul Aziz, frère du souverain, est le gouverneur de l'Egypte et de l'Afrique du Nord. u
Lammens, op. cit., p. 82.
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/. Abdul Malik et Byzance Grâce à son centre fixé à Damas, l'Empire d'Abdul Malik est nettement tourné vers la Méditerranée. Mais la domination maritime de la Méditerranée orientale appartient toujours à Byzance. Aussi, la guerre avec cette dernière, que les Arabes avait arrêtée depuis près de quinze ans à cause de leur guerre civile, va-t-elle maintenant reprendre. La trêve avec l'empereur, conclue par Mu'âwya I lors de sa guerre avec Ali, est rompue par Justinien II (685—711), sous prétexte de l'émission de la nouvelle monnaie arabe. Mais les razzias arabes, entreprises en Romanie (Anatolie), pas plus que les incursions byzantines en territoire syrien, n'amènent, pour les deux adversaires, des avantages décisifs. k. Imposition de l'arabe comme langue officielle de (vers 700)
l'administration
C'est sous le règne d'Abdul Malik, vers 700, on l'a dit, que deux mesures importantes furent prises: la suppression des langues étrangères dans l'administration et celle des monnaies byzantines, qui étaient restées en usage (p. 233-235). Jusque-là, en effet, les tributaires non musulmans, qui avaient toujours en main les rouages administratifs, continuaient à employer le grec, en Syrie et en Egypte, et le persan, en Irâk, pour la tenue des registres officiels. La réforme d'Abdul Malik, qui tente d'introduire l'arabe dans la comptabilité fiscale, ne s'achèvera que vers la fin de la période umayyade. C'est au cours de ce demi-siècle (700—740) que les convertis deviennent la majorité du personnel des fonctionnaires. «Ce qui est admirable, c'est la circonspection avec laquelle le système fut introduit. Il fut mis à l'essai pendant un an dans le seul district du Jourdain, puis appliqué à toute la Syrie; la Perse suivit; en Egypte, le décret n'intervint qu'en 706, au début du règne de Walid. L'examen des papyrus égyptiens va nous montrer la prudence de l'administration arabe, qui ne brusqua rien, après avoir essayé du bilinguisme, presque depuis la conquête. Voici quelques dates provisoires qui mettent en valeur le chevauchement des divers langages. Au début, l'immense majorité des papyrus sont rédigés en grec; le dernier est de l'année 780. Le premier papyrus bilingue grec-arabe date de l'an 643, le dernier de l'an 719, mais les protocoles restent bilingues jusqu'à l'année suivante. Le premier papyrus uniquement écrit en arabe date de l'an 709, et, à compter de là, les papyrus arabes augmentent d'année en année. Le gouvernement accepta bien des communications en copte, mais ne paraît pas s'en être servi d'une façon habituelle.» 22 22
Wiet, op. cit., p. 48, 49.
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l. Création d'une monnaie arabe C'est aussi Abdul Malik qui institue la réforme monétaire. Jusqu'à son règne, les Arabes, qui n'avaient émis que des monnaies d'argent imitées des types grecs et perses, importaient de Byzance les dinars ou écus d'or. Cette dernière considérait l'émission d'une monnaie d'or comme un privilège ou monopole, dont elle exigeait la reconnaissance dans les accords diplomatiques. Aussi, est-ce pour affirmer sa complète indépendance que le Califat de Damas fit émettre, avec un texte purement arabe qui reproduit la confession de foi musulmane, des dinars en or, frappés à Damas et à Kûfa. Pour protester contre cette innovation, l'empereur de Byzance refuse de recevoir, en dinars arabes, le paiement du tribut annuel consenti par Abdul Malik, en 690, pour le départ des Mardaïtes. 23 m. Embellissement des mosquées Enfin, Abdul Malik voulut donner aux mosquées une décoration aussi somptueuse que celle des églises. «Ainsi que le Christ, Allah possédera des sanctuaires richement décorés, au lieu des premiers temples, qui étaient d'une simplicité voisine de la pauvreté» (Wiet). Des artistes byzantins décorent de mosaïques les mosquées de Médine, de Damas, de Jérusalem, du Caire. n. Révolte et soumission de l'Irâk (700—701) Vers 700, un important soulèvement des Khawarij, en Irâk, est suivi de la révolte générale de toute cette province. Une armée arabo-syrienne, envoyée de Damas à la demande d'Al Hajjâj, rétablit la situation après de sanglants combats (701). Le pays est reconquis province par province. Ces événements font nettement prévoir la rupture prochaine des deux grandes moitiés de l'Empire, la Syrie et la Mésopotamie, impossibles à réunir en un tout homogène et organique. 3. Expansions militaires vers l'Ouest et vers l'Est (705—715). Conquête de l'Espagne et de la Transoxiane a. Le calife Walîd I Sous Walîd I (705—715), fils et successeur d'Abdul Malik, la politique impérialiste arabe, tranquille au-dedans, mène sur les trois fronts extérieurs, Nord, Est et Ouest, la guerre d'expansion et de conquête. D'humeur autoritaire, moins tolérant que ses prédécesseurs pour les tributaires, Walîd -3 Le mot arabe dinâr dérive du mot latin denarius (denier), ancienne monnaie romaine et monnaie byzantine de l'époque.
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élimine les chrétiens des grandes charges bureaucratiques. La direction supérieure des finances du Califat est enlevée aux descendants d'Ibn Sarjûn. Religieux fervent, bâtisseur, réalisateur d'entreprises charitables et d'utilité publique, Walîd jouissait, en Syrie, d'une incontestable popularité. b. La mosquée des Umayyades à Damas Damas, qui était encore faiblement habitée par les Arabes, ne possédait qu'une modeste mosquée construite pour eux. Voulant doter la capitale d'une mosquée monumentale, l'autoritaire Walîd confisque aux chrétiens la basilique Saint-Jean, qui deviendra la Mosquée des Umayyades. Le calife y ajoute la vaste cour, élève la fameuse coupole de l'Aigle (Kobat an Nisr), et mobilise une armée d'artistes pour la décoration intérieure. c. Conquête de l'Espagne (711) Après avoir conquis la Tunisie sur les Byzantins (670), les Arabes ont, entre-temps, soumis les chefs berbères du Maghreb et étendu leur domination sur toute la côté de l'Afrique du Nord. En 711, une puissante armée, composée d'Arabes et de Berbères nordafricains, franchit le détroit de Gibraltar et détruit, en Espagne, l'empire affaibli des Wisigoths. Le célèbre Roderic, dernier général des Goths, est tué. L'armée victorieuse, avançant plus loin dans le pays, pénètre dans Tolède et soumet tout le nord de l'Espagne. La montagne sur laquelle le général berbère Târek ibn Zyâd avait réuni ses troupes, lors du débarquement en Espagne, porte encore aujourd'hui son nom: Jabal Târek (la montagne de Târek), «Gibraltar». d. Incursion arabe en Asie Mineure (711) Pendant le même temps, les troupes arabes pénètrent en Romanie (Anatolie), abattant des places fortes qui barrent la route vers Constantinople. Envahissant l'Amanus, Maslama, fils de Walîd, occupe Jurjuma, la capitale des Mardaïtes, et met fin au péril que représentaient ces montagnards (p. 250—251). Une partie des Mardaïtes passent sur le territoire byzantin, tandis que d'autres s'engagent au service des Arabes. «Ils contribueront sous Yazîd II et Hichâm à la répression des troubles de l'Iraq, entourés d'égards et comblés de privilèges, malgré leur qualité de chrétiens.»24 e. Conquête de la Transoxiane (712) Vers l'Est, les armées de la conquête partent de l'Irâk, dont le gouverneur, Al Hajjâj, tenait aussi tout l'Iran. La marche frontière arabe est la pro24
Lammens, op. cit., I, p. 83.
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vince du Khorassân, où se heurtaient, depuis des siècles, les races turque et iranienne. En 712, Samarcande, capitale de la Transoxiane ou Sogdiane (en arabe Ma Warannahr = derrière le fleuve), et Bûkhara, reçoivent des garnisons. Ces deux villes turco-iraniennes deviennent les plus importants bastions arabes de cette partie de l'Asie. De la Perse méridionale et du Belutchistan, la conquête du Sind ouvrira aux Arabes un nouveau champ d'action. Grands administrateurs et hommes de guerre, Hajjâj et Walîd I, les deux piliers de l'Empire, meurent l'un après l'autre, le premier en 714 et le second en 715.
III. Déclin et ruine de l'Empire umayyade (715-750) 1. Déclin des Umayyades a. Les Arabes amollis par la vie sédentaire Vers 700, les armées arabes commencent à perdre leur élan belliqueux. La plus grande partie des conquérants ou de leurs descendants, qui s'étaient fixés et mariés dans les provinces conquises, ne se sentaient plus disposés à faire la guerre. Tout au plus acceptaient-ils un service momentané et territorial. La vie sédentaire et large avait fini par amollir ces fils du Désert. «Or, au Ville siècle, le calife devait faire tête de toutes parts: à l'intérieur, soulèvements kharijites, alides, coptes, kurdes, iraniens, bientôt abbassides; à l'extérieur, la guerre byzantine, et déjà vers l'est la défense contre les Turcs . . . L'armée des derniers califes (umayyades) était encore une armée 'nationale', mais ce n'était plus du tout une armée de 'combattants pour la foi', ni même pour la gloire.»25 Cependant, l'Empire est trop vaste et trop disparate pour que son unité joit maintenue avec des forces dont l'importance numérique et la valeur combative ont considérablement baissé. «Plus ses frontières s'éloignent, plus la disproportion s'affirme entre la masse des peuples conquis et le petit nombre des conquérants. En outre, les Omayyades, constatant que les conversions à l'Islam diminuent la rentrée des impôts, mettent obstacle à ces conversions; leurs agents traitent en inférieurs, pressurent et malmènent ces peuples qui sont pourtant les héritiers de vieilles civilisations et se plaisent à le rappeler.»26 Ce mécontentement, exploité par l'active et habile propagande des Abbâssides, précipitera la chute des Umayyades. b. Les califes désertent Damas De 715 à 724, trois califes se succèdent: Sulaymân, Umar ibn Abdul Aziz et Yazîd II. Sous leur règne, la division entre l'Irâk et la Syrie s'accentue et s'aggrave. Les rébellions agitent les provinces iraniennes: c'est le début du mouvement qui soulèvera, contre la Syrie umayyade et au profit des Abbâsides, la partie orientale de l'Empire. 25 28
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 212, 213, 214. Massé, op. cit., p. 50.
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D'autre part, Damas a grand-peine à conserver son rang de capitale. Les Syriens convertis à l'Islâm, qui forment déjà un parti dominant par le nombre et par la culture, sont toujours traités en inférieurs. Leurs exigences commencent à incommoder le calife, qui cherche une résidence dans un milieu plus apaisant. Depuis le règne de Walîd I (705—715) et surtout à partir de celui de Walîd II (743—744), Damas demeure la capitale en titre, mais cesse d'être la résidence du souverain. Les califes n'y apparaissent que pour les cérémonies officielles. Sulaymân réside en Palestine, où il bâtit la ville de Ramla; Umar ibn Abdul Aziz vit à Khonâsira, au sud-est d'Alep; quant à Yazîd II, il se confine dans la Balkâ, à l'est du Jourdain. Les gouverneurs des provinces imitent l'exemple du souverain. c. Echec d'une expédition contre Byzance (718) La grande idée du règne de Sulaymân (715—717), prince voluptueux et dévôt, est la conquête de Constantinople. Des forces importantes, terrestres et maritimes, envoyées vers le Nord, permettent aux Arabes de commencer l'investissement de la capitale byzantine (716). Mais la tempête, le feu grégeois et les épidémies font reculer les assaillants. «Une nouvelle fois, la Grèce — comme jadis lors des guerres médiques — arrêtait l'Asie dans la conquête de l'empire universel» (Pirenne). d. Troubles en Syrie et révolte en Irak (720) Prince austère, ennemi des guerres de conquête, Umar ibn Abdul Aziz (717—720) essaye vainement d'améliorer la situation des mawâlis ou musulmans non arabes, qui sont toujours traités en inférieurs par leurs coreligionnaires arabes. Sans persécuter systématiquement les chrétiens, il s'efforce de les écarter de la haute administration. Yazîd II (720—724), qui se déclare pour les Kaïsites, soulève l'hostilité des Yéménites qui forment la majorité des Arabes de Syrie (p. 249). Une rébellion en Irâk est étouffée dans le sang (720). Tombé sous l'influence de deux musiciennes deMédine, Yazîd meurt en 724. e. Echecs et révoltes dans l'Ouest et l'Est Frère et successeur de Yazîd, Hichâm (724—742), qui s'établit à Rosâfa, au nord de la Palmyrène, possède les qualités d'un souverain. Sous son règne, l'Empire umayyade atteindra sa plus vaste étendue, mais il connaîtra aussi les premiers symptômes de la désagrégation. En 730, les Berbères d'Afrique du Nord se révoltent; les Arabes ne tiennent plus qu'à Kairawân. En 732, l'élan arabe, en Europe, est brisé à
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Poitiers. En Romanie (Anatolie), les Arabes, qui avaient, en 731, pénétré jusqu'aux Pyles du Caucase, sont refoulés, en 740, par l'empereur Léon l'isaurien, qui vint mettre le siège devant Malatia (Mélitène). Aux frontières de la Chine, les Sogdiens se soulèvent. /. Grande révolte des Chiites en Irak (740) En 740, la première révolte sérieuse des Chiites ou Alides éclate. Un Alide, Zaïd ibn AU, petit-fils de Husaïn (p. 248—249), se met à la tête des Irakiens mécontents. Battu et tué par les troupes syriennes (740), Zaïd sera, pour une partie des Chiites, le cinquième imâm, auquel se rattache la secte chiite des Zaïdites (p. 214). Cette secte, on l'a vu, se maintiendra jusqu'à nos jours dans le Yémen. g. Rétablissement
du Patriarcat melkite à Antioche
Depuis 609, l'Eglise chalcédonienne ou melkite d'Antioche, affiliée à Byzance (III, p. 328), était sans patriarche. Les événements politiques qui s'étaient succédé depuis cette date (invasion perse, invasion arabe, etc.), avaient empêché cette Eglise de se donner un chef. Les quelques titulaires de la charge patriarcale, qui furent nommés par Constantinople, continuèrent à résider dans la capitale byzantine. A partir de 702, on cessa même de désigner un patriarche nominal. Cette vacance prit fin en 740, date à laquelle le calife Hichâm accorde aux chrétiens melkites la liberté d'élire un chef religieux, à condition qu'il soit un Syrien et qu'il s'établisse en Syrie. En 742, le nouveau patriarche prend possession de son siège à Antioche. h. Institution du Patriarcat maronite d'Antioche,
en Coelé-Syrie
C'est vers cette époque que les Maronites, dont le principal centre est le couvent de Saint Maron, sur l'Oronte (III, p. 331—332), se sont donné un patriarche comme chef. Le premier document historique qui fait mention du Patriarcat maronite nous apprend qu'en 745—746, «les Maronites restèrent comme ils sont encore aujourd'hui: ils ordonnent un patriarche et des évêques de leur couvent» P Ce passage laisse entendre que le siège patriarcal maronite, dit d'Antioche, existait déjà avant cette date. i. Anarchie, troubles et désordres
(740—744)
Hichâm tentera vainement, par des mesures de rigueur, d'arrêter le mouvement philosophique des Kadarites ou partisans du libre arbitre (p. 221), qui s'était propagé parmi les Musulmans de Syrie au contact des Chrétiens de cette contrée. 27
Michel le Syrien, cité par Mgr Dib, L'Eglise
maronite,
I, p. 146.
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Courageux, lettré, poète, musicien, Walîd II (743—744), successeur de Hichâm, est le plus libertin de ses prédécesseurs. Pour s'affranchir de toute contrainte, il vit dans le Désert où il construit, outre un chalet de chasse, l'actuel Qusayr Amra, une résidence monumentale, et le château inachevé de Mashta, dans la région transjordanienne (p. 231—232). Accordant ses faveurs aux Kaïsites, Walîd II, qui avait mécontenté les provinces, provoque contre lui une coalition des Yéménites mécontents et des Kadarites persécutés. Fuyant l'orage, le calife s'enfuit vers le nord où, rejoint par les rebelles, il est tué dans le sud de la Palmyrène (744). Fils d'une mère esclave, Yazîd III (744) est un prince médiocre, hissé au pouvoir par les Kadarites. Sous son court règne de six mois, la rivalité traditionnelle entre Kaïsites et Yéménites dégénère en guerre civile et gagne les sous-régions syriennes, dont chacune acclame un calife. Ibrahim (744), frère et successeur de Yazîd III, est, lui aussi, un homme insignifiant, qui est renversé, au bout de quelques mois, par un Umayyade actif et énergique, Marwân II, gouverneur de Mésopotamie et d'Arménie. Après avoir écrasé les Yéménites, partisans d'Ibrahîm, à Aïnjar, dans la Békâ, Marwân entre à Damas et s'y fait proclamer calife (744). j. Le calife Marwân II, ou le dernier sursaut de la dynastie umayyade Marwân II (744—750), le dernier des califes umayyades, possède de réelles qualités de chef; mais il arrive un moment où la valeur d'un homme est désormais insuffisante pour réagir contre le cours des choses. Le vaste Empire arabo-syrien, qui manque d'unité naturelle, avait commencé à se désagréger. Les provinces asiatiques et africaines s'éloignent de Damas. En Syrie, où les Umayyades avaient toujours puisé la force de réagir contre les orages, le loyalisme des populations s'était fort attiédi, et la rébellion couvait un peu partout. Marwân II, qui avait passé sa vie sur les champs de bataille et en Mésopotamie, est presque étranger à la Syrie, où les Yéménites cherchaient à venger leur récente défaite d'Aïnjar. Dès son avènement, il transporte à Harrân, près du Moyen Euphrate, les grands services administratifs du Califat. Ce transfert indigne les Syriens, qui y voient la réduction de leur pays au rôle de simple province. Pour prévenir les révoltes, Marwân II démantèle les principales villes syriennes et emmène, à Harrân, les Umayyades fixés en Syrie. Mais les garnisons syriennes de l'Irâk, composées en majorité de Yéménites hostiles à Marwân, s'allient aux Khawarij qui viennent de se révolter. Accourant de Damas, le calife réussit à soumettre l'Irâk et s'apprête à envoyer des troupes pour reconquérir l'Arabie qui vient de s'émanciper sous la direction d'un puissant parti Kharijite, lorsqu'un nouveau danger, plus inquiétant que les autres, apparaît dans le Khorassân: les Abbâssides.
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2. Fin de la dynastie umayyade et de l'Empire arabo-syrien de Damas A partir de 745, les événements qui vont balayer la dynastie umayyade et l'Empire arabo-syrien de Damas se précipitent à une cadence rapide. Les causes de faiblesse qui avaient, dès la fondation de l'Empire, rendu son existence précaire, vont maintenant produire leur effet, par suite de l'affaiblissement des éléments qui lui avaient permis jusqu'alors de prolonger son existence. Les tribus arabes, qui avaient fait la force militaire des Umayyades, ont maintenant perdu, outre leur cohésion, leur importance numérique et leur valeur combative. En outre, le second appui de la dynastie, les indigènes syriens et particulièrement damasquins, convertis en majorité à l'islamisme mais toujours traités en inférieurs, réclament l'égalité des droits, sympathisent avec les éléments chiites d'Irâk et complotent contre l'Etat. Enfin, les ressources économiques et financières de la Syrie, très modestes par rapport à celles de l'Irâk ou de l'Egypte, ne permettaient pas aux califes de Damas d'enrôler des Asiatiques ou des Africains, pour renforcer leurs troupes et faire face aux dangers intérieurs et extérieurs qui apparaissent de tous côtés. D'autre part, depuis l'extension de l'Empire vers l'Inde, le centre de gravité économique de l'Orient est rejeté, de plus en plus, vers les plaines historiques du Tigre-Euphrate. Détrônant la Méditerranée, qui a perdu son unité depuis la conquête arabe, l'isthme iranien, comme aux époques anciennes, reprend son vieux rôle d'artère principale de l'économie internationale. La Syrie, qui a échoué dans son rêve d'un empire méditerranéen, perd sa position privilégiée de centre politique du Califat. Pour les mêmes raisons, l'Egypte ne pouvait guère la remplacer dans ce nouveau rôle. Quant à l'Arabie, berceau de l'Islâm, elle avait, depuis la création de l'Empire arabo-islamique et pour les raisons que nous venons d'indiquer, cessé d'être le centre vital de ce vaste univers. C'est désormais l'Irâk, ancienne Babylonie-Chaldée et ancien centre politique des grands Empires iraniens anciens, qui sera la tête et le cœur de l'Empire arabo-oriental, devenu maintenant plus continental et plus asiatique que méditerranéen. Depuis longtemps déjà, les provinces asiatiques de cet Empire, gouvernées de l'Irâk, cherchaient à s'émanciper de la tutelle de Damas. «A partir de la Babylonie, vers l'Est, on est sur un autre domaine qui est, plus pleinement encore qu'aujourd'hui, tourné vers l'Orient. Isolée de la Syrie et de l'Arabie par les déserts, la vallée des deux fleuves, l'un des greniers du Proche Orient, regarde vers l'Inde par le Golfe Persique. Les
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passes des montagnes persanes la mettent en relations faciles avec le plateau iranien et de là avec l'Asie Centrale et avec l'Inde.» 28 a. Agitation chiite et antiarabe en Irak et en Iran Outre les nombreux facteurs précédemment mentionnés, qui ont toujours opposé l'Irâk la Syrie, diverses causes directes ont concouru, entre 740 et 750, en Irâk et en Iran, à la chute de la dynastie umayyade de Damas et à son remplacement par celle des Abbâssides, qui établiront leur résidence dans le pays du Tigre-Euphrate. «Les relations constantes du Khorassan avec Baçra et Coufa, centres de l'agitation alide, entretenaient chez tous les habitants de l'Iran un courant d'idées défavorables à la 'royauté arabe', que les Omeyyades s'efforçaient d'organiser, et qui, bien qu'elle fût devenue dynastique, avait conservé son caractère bédouin. Us se sentaient au contraire attirés par la doctrine alide qui réservait le pouvoir à la famille du Prophète, dont elle développait peu à peu le caractère surhumain. Quand la propagande alide de l'Irâq s'organisa et envoya des émissaires au Khorassan, ceux-ci y trouvèrent aussitôt un terrain propice à leur action. A partir de 718, les missionnaires chiites y apparaissent périodiquement, sur un mot d'ordre de Coufa . . . Le mouvement prit naissance dans l'entourage d'un descendant d'Ali, Mohammed ibn Al H a n a f i y a . . . Le fils d'Ibn Al Hanafiya, Abou Hachim, fit en 98 (717) passer tous ses droits au califat sur la tête d'un descendant d'Abbâs (oncle du Prophète), Mohammed ben Ali, qui semble être devenu le chef du mouvement contre les Omayyades . . . La propagande abbasside ne prit toute son ampleur qu'après la mort de ce Mohammed, en 743; son fils Ibrahim en confia la direction à Abou Moslim, sans doute un Iranien, qui fut le maître des événements qui amenèrent la révolution . . . Abou Moslim ne dut pas seulement son succès à son habileté à profiter des fautes de ses adversaires, mais aussi à l'incapacité de ceux-ci à s'unir . . . C ' e s t . . . le désaccord des groupements arabes qui procure à Abou Moslim l'essentiel de ses succès. Avec une incohérence forcenée, les chefs arabes se livrent aux intrigues les plus compliquées: l'intérêt, la vanité, un coup de passion, les fait changer de camp en un tournemain.» 29 b. Révolte du Khorassan (747) En 747, le Khorassân, sous la direction d'Abû Muslim, rejette la tutelle de Damas et l'autorité politique et religieuse de ses califes. Les révoltés prê28 29
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 189. Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 262, 263, 264.
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tent serment de combattre pour le triomphe de leur cause et de reconnaître, pour imâm ou calife, le membre de la famille du Prophète qui réunirait l'adhésion générale. Le symbole de l'union fut la couleur noire, qui apparaîtra désormais dans les étendards et dans les vêtements officiels. Précisant encore plus son attitude, Abû Muslim, à la mosquée de Sikadang (Khorassân), pendant la prière du vendredi, fait prononcer la Khotba au nom d'un Abbâsside. Deux étendards noirs, envoyés de Kûfa et suspendus au pied de la chaire, attestaient la connivence et la solidarité de l'Irâk dans l'aventure. c. Les Khorassaniens s'emparent de Kûfa et y proclament Al Abbâs comme calife (749) En 749, les insurgés khorassaniens, conduits par Abû Muslim, s'emparent de Kûfa où ils proclament, comme calife, Abûl Abbâs, arrière-petit-fils de Abbâs, oncle du Prophète. Les Alides, qui n'ont aucun candidat capable de prendre leur direction, s'inclinent de mauvaise grâce. Le nouveau calife se présente comme le candidat des Khorassaniens, qui ont libéré l'Irâk et secoué le joug détesté des Arabo-Syriens. d. Défaite et mort du calife Marwân II (750) Dernier calife umayyade, Marwân II, qui n'avait encore connu que des succès militaires, court au-devant des Khorassaniens, à la tête de 12.000 Syro-Mésopotamiens. La dissension entre Kaïsites mésopotamiens et Yéménites syriens amène la défaite complète du calife, dans la plaine historique d'Arbèles, sur les bords du grand Zab (749). Fuyant la Mésopotamie perdue, Marwân retourne en Syrie et songe à se défendre dans Damas. Mais l'arrivée des Khorassaniens et la défection des Syriens forcent le malheureux souverain à se réfugier en Egypte. Poursuivi par les Khorassaniens, Marwân est vaincu et tué à Bousir, en Moyenne Egypte (750). e. Extermination des Umayyades Le triomphe des Abbâssides marque le début d'une série de crimes; le nouveau calife, Abûl Abbâs, s'est donné lui-même le surnom d'As Saffâh, «le Sanguinaire», que l'histoire lui a confirmé. Bien que la ville de Wasit, capitale umayyade de l'Irâk, eût négocié une capitulation acceptée par Abûl Abbâs, les officiers et le gouverneur de cette place, qui s'étaient rendus aux vainqueurs, furent massacrés. Damas est livrée au meurtre et au pillage. Les Umayyades sont partout abattus, et leur extermination est froidement décidée. A Abû Futros, en Palestine, quatre-vingts Umayyades, attirés à un banquet par Abdallah, oncle du calife vainqueur, sont assom-
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més au milieu d'un festin. Seul, un petit-fils du calife Hichâm réussit à se sauver en Andalousie, où il fondera la dynastie et le Califat des Umayyades d'Espagne. Après les vivants, les Abbâssides s'attaquent aux morts. A Damas, à Dabiq, à Rosâfa, à Qinesrîn, les sépultures des Umayyades sont violées; les cendres des califes sont dispersées au vent, leur mémoire est maudite et leurs noms voués à la proscription. /.
Une réaction syro-umayyade écrasée (752)
Les Syriens, qui avaient, par haine de Marwân II, assisté avec indifférence à la chute des Umayyades, s'aperçurent, après la ruine de ces derniers, que leur pays était devenu une simple province, et que le libéralisme éclairé des Umayyades valait mieux que la cruauté et la brutale déloyauté des nouveaux maîtres, qui sont, pour eux, des occupants étrangers. Au Hawrân, en Transjordanie, à Damas, en Palestine, des révoltes éclatent. Dans le nord de la Syrie, à Qinesrîn, les Kaïsites acclament un certain Abû Muhammad, surnommé le Sofiâni, parce qu'il descendait de Mu'âwya (p. 248). Mais ils sont écrasés, en 752, par Abdallah et ses Khorassaniens, et le Sofiâni, obligé de fuir au Hidjâz, est arrêté et tué (752). g. Le Sofiâni, héros national syrien Pendant longtemps, le nom du Sofiâni exercera sur les Syriens une véritable fascination. Ce héros national et martyr deviendra le champion de la liberté syrienne et représentera les revendications de la Syrie contre le joug et l'oppression abbâssides. L'imagination populaire le transformera en une sorte de Messie umayyade, dont l'avènement devait précéder celui du Mahdi. «Ses partisans ne voulurent d'ailleurs pas croire à sa mort; ils attendirent son retour, comme d'un messie qui réintégrerait la Syrie dans les beaux jours de sa domination. Déçus enfin dans cet espoir, ils firent de lui le précurseur de l'Antéchrist dans le système de l'eschatologie islamique. Les derniers survivants des sectes pro-'oumayyades qui, comme les Chi'ites, rattachent leurs espérances politiques à une religiosité gnostique, ce sont les Yazidites Kurdes de la région de Mouçoul, qui vivent encore aujourd'hui sur les montagnes du Sinjar et se dispersent plus au nord jusque dans le Caucase.» 30 h. Ruine de la suprématie
syrienne
Avec la chute des Umayyades, la Syrie perd pour toujours le rôle accidenM
Brockelmann, op. cit., p. 96.
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tel qu'elle avait temporairement joué comme centre politique d'un grand Empire oriental. Ce rôle, auquel les Abbâssides ont mis fin, revint à son centre historique et naturel, le vieux pays d'Assyrie-Babylonie-Chaldée, centre de gravité économique du Proche-Orient, où un nouvel Empire islamo-oriental, le Califat abbâsside de Bagdâd, va se constituer. «Damas,. . . c'était la capitale des tribus . . . tête de pont de l'Arabie sur le vieux monde asiatique. A partir du moment où la prééminence échappe au monde arabe, Damas devenait impossible comme capitale de l'empire.»31 L'Empire éphémère des Néo-Babyloniens ou Chaldéens (612—539 av. J.-C.), sixième empire mésopotamien (II, p. 252—254), avait succédé, après une éclipse mésopotamienne de onze siècles environ, à l'Empire babylonien de Hammurabi (I, p. 299—302). A son tour, l'Empire des califes Abbâssides, septième empire mésopotamien, succède, après treize siècles environ d'éclipsé mésopotamienne, à l'Empire néo-babylonien ou chaldéen. i. Déchéance de la suprématie arabe dans l'Empire L'Empire arabe, ou plus exactement la suprématie des Arabes proprement dits, finit avec le Califat umayyade. Le Bédouin nomade ou fixé cessera désormais de jouer, dans l'Etat, le rôle de dirigeant qu'il tenait depuis la conquête, c'est-à-dire depuis cent quinze ans environ. A partir de 750, ce sont les descendants autochtones des vieilles races orientales: Araméens, Syriens, Assyro-Chaldéens, Perses, etc., qui, arabisés et islamisés, vont remettre au second plan l'Arabe originaire d'Arabie ou de Syrie et se substituer à lui dans l'administration de l'Empire. Sous le nom d'Arabes, ce sont, en effet, ces Orientaux arabisés qui reprendront en main les destinées de l'Empire islamique et créeront, sous le règne des califes araboiraniens de Bagdâd, la brillante civilisation abbâsside (p. 171). En revanche, «dès que l'Arabe d'Arabie, le nomade conquérant, le guerrier fondateur de l'empire, disparaît de la scène, immédiatement la poussée de la conquête s'arrête net; et d'ailleurs l'unité de l'empire se brise, pour n'être jamais reconstituée. L'Ouest tout entier devient indépendant d'un coup . . . A l'autre bout de l'empire, l'extrémité orientale, les Turcs apparaissent tout de suite.»32
31 32
Gautier, op. cit., p. ¿24. Gautier, op. citt., p. 225.
I. L'Empire des califes abbâssides de Bagdâd L'Empire abbâsside de Bagdâd est l'avant-dernier des grands Empires édifiés dans le domaine proche-oriental. Le dernier en date des grands Etats de ce genre sera l'Empire turco-ottoman des sultans de Constantinople (1517-1918). 1. L'Empire abbâsside, monarchie arabo-iranienne tournée vers le continent asiatique Les historiens occidentaux ont diversement appelé l'Empire oriental de Bagdâd, que les historiens arabes et musulmans désignent sous le nom d'«Etat des califes Abbâssides». S'agit-il, au point de vue ethnique et politique, d'une formation arabe, ou plutôt arabo-irâkienne, ou encore araboirâko-iranienne? En réalité, le vaste Etat abbâsside de Bagdâd est une formation politique particulière, groupant, sous la direction d'un descendant de l'oncle du Prophète, des populations disparates, qui n'ont de commun que la langue arabe et la religion islamique, récemment importées, l'une et l'autre, de la région arabique du Hidjâz. «Le vaste empire du calife (abbâsside) est composé de pièces détachées, dont le souverain ne cherche même pas à faire une machine homogène. Cependant, il forme un ensemble qui a duré et qui ne s'est désagrégé qu'à la longue. Il y a une civilisation commune. Et comme on est en un temps et dans des lieux où le temporel et le spirituel sont étroitement unis, on constate aisément que l'unité vient de la religion musulmane et de l'influence qu'elle exerce sur la vie entière des populations . . . Sans doute, la variété des tempéraments locaux ne s'est point uniformisée, et un particularisme tenace persiste dans les diverses provinces de l'Empire et impose au califat un fonds immuable de déséquilibre. Cependant, l'unité de l'Empire est, avant tout, sentimentale et intellectuelle. La doctrine musulmane, répandue d'abord en langue arabe par une vaste littérature, est maintenue dans de strictes limites.»1 En outre, cet Empire hétérogène est gouverné et administré par des éléments ethniques divers, où l'Arabe proprement dit disparaît graduellement devant les indigènes arabisés ou islamisés: Irâkiens, Iraniens et ensuite Turcs. 1
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 327, 328.
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Ainsi, on le répète, si le Califat de Médine est un Etat arabo-islamique axé sur l'Arabie, et si le Califat de Damas est un Etat arabo-syrien appuyé sur les tribus arabes de la Syrie et orienté vers la Méditerranée, le Califat de Bagdâd, axé sur l'Irâk et l'Iran, est un Etat arabo-iranien, tourné vers le continent asiatique (p. 227—228). a. Signification du choix de Bagdâd comme capitale de abbâsside
l'Empire
Le premier transfert du siège du Califat, qui transporta le centre de l'Empire arabe de Médine à Damas, était, on l'a vu, une réaction du vieil Orient sédentaire contre la domination de l'Arabie centrale. Mais le choix de la Syrie, peu indiquée, géographiquement, pour servir de centre politique à un grand Empire oriental, a été commandé par des circonstances accidentelles et fut, par conséquent, temporaire. Damas ne fut donc qu'un relais sur la voie qui devait fatalement amener le siège du Califat à rejoindre le centre naturel des vieux Empires orientaux: les plaines historiques de la Vallée des Deux-Fleuves (p. 2 3 2 - 2 3 3 ) . Si l'avènement des Umayyades au Califat et le choix de Damas furent plus qu'un changement de dynastie et de capitale, l'ascension des Abbâssides et leur établissement à Bagdâd sont encore plus significatifs à cet égard. En effet, tandis que, sous les Umayyades de Damas, les éléments arabes et syriens ont coopéré dans la conduite et le gouvernement de l'Empire, par contre, sous les Abbâssides de Bagdâd, les indigènes d'Irâk et d'Iran se substituent aux Arabes comme dirigeants de l'Etat. L'établissement des Umayyades dans l'oasis de Damas, aux portes du Désert, domaine propre des tribus arabes, ressemble, on l'a dit, à celui des Grecs Séleucides, qui, devenus gréco-syriens, se fixent à Antioche, près de la mer, leur élément. Différente de Bagdâd, la position de Damas est plutôt comparable à celle de Babylone, située sur l'Euphrate, et, comme Damas, voisine du Désert arabique. C'est à Babylone, on l'a vu, que les anciens Empires mésopotamiens fondés par des conquérants venus d'Arabie (Amorrites, Chaldéens, etc.) ont placé leur centre politique. Aussi, si Damas et Babylone sont, l'une arabo-syrienne et l'autre arabo-irakienne, il n'en est pas de même de Bagdâd qui, située sur le Tigre, est plutôt irâkoiranienne, en d'autres termes, plus iranienne et asiatique qu'arabe. Au V i l l e siècle, en effet, «Bagdâd est bien placée, dans un pays riche, parmi des populations cultivées; mais ce n'est pourtant une capitale ni pour la Perse, ni pour la Syrie, ni pour l'Egypte, ni pour l'Arabie; ce pourrait être le chef-lieu d'une Société des Nations de l'Asie antérieure; c'est, en tout cas, un admirable bazar sur la route des Indes.» 2 2
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 272 .
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L'établissement des califes abbâssides à Bagdâd trouve son parallèle assez exact dans celui qui eut pour résultat l'abandon de Rome et de l'Italie par les empereurs du IVe siècle, au profit de Byzance et du monde grécoégéen. A Byzance, comme à Bagdâd, d'autres éléments dirigeants, fournis par le nouveau milieu ethnico-géographique, se sont substitués aux races conquérantes qui avaient respectivement fondé l'Empire romain et l'Empire arabe. Tout en continuant à s'appeler «Empire romain» et à faire usage de la langue latine, l'Empire byzantin, on l'a vu, était progressivement devenu un Empire gréco-oriental. Si, à Bagdâd, la langue arabe a prédominé sur l'araméen local et sur le persan, alors que le grec finit par effacer le latin à Byzance, c'est que, on le répète, la langue arabe, supérieure aux idiomes araméens et iraniens, est, en outre, la langue sacrée du Coran et de l'Islâm. Il convient aussi d'ajouter que les Indo-Européens romains et perses, à l'opposé des Grecs, se souciaient peu, en général, de propager leur langue et leur culture nationales. Nous avons vu comment les conquérants romains se sont proclamés, en Orient, les protecteurs de l'hellénisme. Quant aux Iraniens, rappelons que les Achéménides, les Parthes et les Sassânides, qui dominèrent successivement en Irâk, firent de l'araméen, et non de l'iranien, la langue officielle, commerciale et diplomatique de leur Empire. b. Prééminence politique des Iraniens Dans l'histoire de l'Empire arabo-islamique des califes, la date de 750, qui marque l'avènement de la dynastie abbâsside, est, on l'a vu,3 «un grand tournant, à peine moins important que l'hégire elle-même . . . Jusqu'en 750, c'est la ruée des tribus arabes sur le monde; c'est elle qui élargit l'empire, d'une part jusqu'en Andalousie, et d'autre part jusqu'en Transoxiane. En 750, . . . l'élan des tribus est à bout de course . . . L'Abbâsside, successeur de l'Omméiade, est bien un descendant de l'imam Ali, neveu du Prophète, mais c'est aussi, par les femmes, un descendant du dernier roi sassanide. L'imamat, dit Darmsteter (Coup d'œil sur l'histoire de la Perse), est fixé dans le sang abbasside par double droit divin . . . La révolution est l'œuvre de la Perse . . . Les premiers Abbâssides, élevés au trône par la Perse, s'entourent de Persans; leurs premiers ministres, les Barmécides, sont suspects d'être encore de cœur à la religion de Zoroastre . . . Les Abbâssides sont de véritables Sassanides de sang arabe.»4 c. Les Iraniens dans l'administration et dans l'armée En dépit de leur origine arabe, les Abbâssides, descendants d'Abbâs, oncle 3 4
Voir ci-dessus, p. 171—172. Gautier, op. cit., p. 222, 223, 224.
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du Prophète, sont, on l'a vu, des Khorassaniens émigrés d'Arabie et portés au Califat par les Iraniens et les Arabes du Khorassân. Dès l'avènement d'Abûl Abbâs, en 750, une famille de vizirs iraniens, les Barmakides, dirigeront en maîtres, pendant plus d'un demi-siècle (750—804), les destinées du Califat. C'est sous le règne d'Al Mansûr (754—775), successeur d'Abûl Abbâs et véritable fondateur de la dynastie, que s'organise l'Etat abbâsside et que s'introduisent, dans l'administration et l'armée, les mawâli iraniens et irâkiens, indigènes convertis à l'Islâm. «C'était la classe des nouveaux convertis, groupés autour d'éléments arabes peu nombreux, qui avait porté les Abbassides au pouvoir; leur position, au moins dans les provinces centrales de l'Empire, était solidement assurée au sein de la communauté musulmane. C'est parmi les éléments nouveaux que les califes choisirent les grands officiers de l'Empire. Pendant les plus belles années de la dynastie, de Mançour à Rachid, le Gouvernement fut dans les mains d'une famille de vizirs originaires de Merw, les Barmékides.»5 A partir de Harûn Ar Rachîd (786—809), l'importance de l'élément iranien dans l'Empire s'accroîtra de plus en plus. «L'islamisation de la Perse, et dans une grande mesure son arabisation, atteint son plus haut point au début du IXe siècle; mais en même temps, l'élément iranien prend pleine conscience de sa personnalité. Les Persans viennent gouverner à Bagdad, sous les califes fils de Persanes, en attendant de céder la première place, dans leur propre pays, aux Turcs.»6 Dans le domaine militaire, «les forces matérielles de la dynastie abbasside viennent de l'Orient. C'est au Khorassan que le calife trouve les soldats qui le défendent contre les Alides, contre les Kharijites, contre ses sujets.»7 En effet, tandis que l'armée umayyade était surtout composée de tribus arabes de Syrie et d'Arabie, «ce sont les Khorassaniens qui forment le fond de l'armée abbasside, c'est-à-dire des Arabes et des Iraniens, enrôlés par Abou Moslim dans les provinces orientales. En 178 (794—795), Al Fadhl ben Yahya le Barmékide levait une armée d'Iraniens; elle était commandée par des chefs indigènes et elle aurait compté cent mille hommes. On les appelle les Abbassides (abbâsiya)\ il en amène vingt mille à Bagdad.»8 d.
Caractère asiatique de l'Empire
abbâsside
A la différence du Califat umayyade de Damas, appuyé sur l'Egypte et 5 6 7 8
Gaudefroy-Demombynes, Gaudefroy-Demombynes, Gaudefroy-Demombynes, Gaudefroy-Demombynes,
op. op. op. op.
cit., cit., cit., cit.,
p. 275. p. 282. p. 275. p. 351, 352.
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orienté vers la Méditerranée et l'Occident, le Califat abbâsside de Bagdâd est tourné vers l'Iran et l'Asie. «S'il est vrai que les Barmékides ont songé à conquérir Constantinople et à dominer la Méditerranée orientale, ce fut une politique qui ne vécut pas plus longtemps que leur autorité; à partir du IXe siècle, le califat est en position passive de défense en face de l'empereur grec. Désormais le califat abbasside est tout asiatique; c'est vers le Golfe Persique et la mer des Indes que son commerce se développe, et vers l'Asie centrale que son territoire grandit. Mais dans cette direction même, l'Empire ne réussit à se créer ni équilibre, ni cohésion. . . L'histoire des Abbassides de Bagdad semble avoir été fixée par leurs débuts. Créée par des Arabes iraniens et venus de l'Iran, défendue par eux durant plusieurs règnes, consolidée sous El Mamoun par les Iraniens, affaiblie, puis protégée contre sa propre faiblesse par des émirs iraniens, dominée par eux et ensuite par des Turcs qui avaient passé à travers l'Iran, la dynastie abbasside, dans la confusion des détails de ses règnes, reste toute soumise à des influences d'Asie centrale.» 9 Ce sont ces événements qui donneront à l'Islâm, à partir de cette époque, «le caractère asiatique que l'invasion et la conversion des hordes d'Asie centrale lui ont conservé». 2. Le calife abbâsside A l'opposé du calife de Médine, président viager d'une république théocratique, et à la différence du calife de Damas, qui garde, en grande partie, son rôle de «roi bédouin», cheikh suprême et patriarcal des tribus arabes établies en Syrie, le calife abbâsside est un véritable monarque asiatique, successeur effectif des Grands Rois sassânides. Il convient d'observer que l'Etat abbâsside, pas plus que l'Etat umayyade ou celui de Médine, n'a ni constitution, ni règles de vie publique. Les trois premiers califes de Médine, imâms ou pontifes suprêmes, ont acquis leur pouvoir par une procédure improvisée, des procédés d'élection ou de désignation à la bédouine, et le quatrième, Ali, à cause de sa qualité de gendre du Prophète. Le pouvoir des califes umayyades, comme celui des grands chefs bédouins, repose sur la force et le consentement des tribus arabes. Subissant l'influence de leur milieu irano-asiatique, les Abbâssides, reprenant le principe prôné par Ali et ses partisans, réservent la fonction du Califat à la famille du Prophète, et spécialement à la descendance de son oncle Abbâs, ancêtre de leur famille. Comme les Umayyades, les Abbâssides ont emprunté aux coutumes et aux lois du pays où ils ont établi leur résidence, leurs principes de gouvernement. Dans Bagdâd, la puissance des califes s'appuie sur les peuples sé• Gaudefroy-Demombynes, op. cit.,
p. 271, 272, 305.
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dentaires du Khorassân, de la Perse et de la Chaldée, qui ont réalisé la révolution de 750 et qui tiennent à en profiter. Souverains absolus, comme leurs prédécesseurs sassânides, craints et vénérés jusqu'à l'adoration, les califes abbâssides jouissent sur tous du droit de vie et de mort. A l'égard de l'Etat, leurs devoirs sont ceux d'un bon père de famille; les sujets leur doivent, en retour, obéissance et assistance. En tant que chefs spirituels, les califes sont juges suprêmes dans les questions du dogme. «Le calife abbasside a été tout de suite un roi des rois sassanide, souverain absolu, presque surhumain. Il a pris de sa parenté avec le Prophète une autorité nouvelle pour commander au nom du Coran et de la soutina . . . La constitution du califat, c'est déjà le pouvoir absolu, tempéré par l'assassinat. Il reste quelque chose, cependant, du bédouinisme omeyyade; le nouveau calife ou l'héritier présomptif est 'proclamé' par un groupe d'hommes dont il est convenu qu'ils représentent la communauté musulmane . . . L'on ne peut s'empêcher de noter, avec curiosité, que le peuple est indifférent au sort de ses maîtres. Il est aisé de s'en prendre au fatalisme religieux; il s'accorde bien aussi avec une apathie politique séculaire. Le peuple a besoin d'un souverain divin qui le domine de très haut; il l'adore, avec un mélange de mysticisme et de scepticisme qui lui enlève toute personnalité. Il lui importe peu qui est ce maître. Pour une dynastie d'origine quasi divine comme celle des Abbâssides, le principe d'hérédité s'impose. L'islâm ignore l'adoption qui permit à des empereurs romains de faire passer leur baraka sur un étranger. . . (Mais c'est l'Iran qui imposera ou maintiendra presque toujours le souverain), parce que la force du nouvel empire est dans ses provinces orientales. L'Irâq est toujours un pays de citadins frondeurs mais peureux, de marchands et de paysans pacifiques et travailleurs, que bordent des groupements bédouins, indisciplinés et incohérents. La Syrie, on le répète, est lasse et aigrie, et ses soldats n'apparaissent plus dans les guerres civiles que pour trahir les chefs qu'ils semblent soutenir.»10 3. Organisation de l'Empire abbâsside a. Administration centrale A l'imitation des anciens rois de Perse, les califes abbâssides se déchargent du poids des affaires sur des premiers ministres ou vizirs, qui se substituent au souverain et exercent tous ses pouvoirs. Outre le vizir, d'autres grands dignitaires exercent, par délégation du calife, l'autorité souveraine et absolue de celui-ci: chef d'armée, cadi, gouverneur de province, amîr et amil, chef du barîd, etc. A défaut d'un conseil permanent, inexistant à côté du 10
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 361, 362, 368 et 371.
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souverain, des bureaux hiérarchiques, héritiers de ceux des monarques byzantins et sassânides, administrent l'Empire et lui maintiennent un semblant d'unité. Ces bureaux sont gérés par des secrétaires (Kûttâb). «Au Xe siècle, les fonctions d'épée sont nettement aux mains d'aventuriers sans culture. Les agents des finances sont des Persans, habiles aux comptes et aux marchandises, mais ambitieux de commander les armées. Les juristes, les fouqahâ, forment une classe avide de biens et d'honneurs, qui aspire à toutes les fonctions, outre celle de cadi; les juristes sont, de plus en plus, d'esprit étroit et de culture étriquée, et forment une caste cléricale, dont l'influence est souvent néfaste: ils sont les ennemis ardents des philosophes et des artistes, de toute pensée vivante ou délicate . . . Le vizir. — Dans l'exercice du pouvoir, le calife disparaît souvent derrière le vizir. Le vizir n'est point vraiment un fonctionnaire de l'Empire, ayant une fonction précise: c'est le remplaçant du prince . . . Emanation du maître tout-puissant, (il) est 'l'homme aux deux pouvoirs', Zûr ryâsatéin, fonctions d'épée et de plume; il habite un palais princier et reçoit un traitement mensuel important, qui s'accroît singulièrement des dons du calife, des dotations foncières, des cadeaux de tous. Il y a eu des dynasties de vizirs, comme des dynasties de cadis . . . Cependant, au Xe siècle, l'importance du vizir . . . fut bien modifiée par la présence de Yamir al oumara, (émir en chef); bien qu'homme de sabre, celui-ci prit la direction de la chancellerie impériale, donc les attributions essentielles du vizir . . . Quelques grands personnages exercent des fonctions qui conservent le mouvement aux rouages essentiels de l'empire . . . Le calife estime que son pouvoir dépend de la perfection de quatre fonctionnaires: un cadi sans reproche; un chef de police qui contraint le fort à rendre son droit au faible; un chef de l'impôt sans mollesse comme sans âpreté; un chef de bérid qui fait un rapport exact des actions des trois autres . . . Le bon calife est celui qui s'inquiète de maintenir la justice et la prospérité sur toute l'étendue de ses Etats (programme du calife Al Mamûn = 813—833). . . Le cadi. — Le calife est le juge suprême: il applique les principes du Coran et de la tradition . . . (Il) délègue son pouvoir à des câdis (juges) . . . Le câdi, outre ses attributions de juge, exerce la tutelle des incapables, recueille et fait exécuter les testaments, conclut les mariages . . . (Il) peut demander une consultation, une jatwa, à un juriste: cette coutume d'allure romaine sera confirmée et complétée plus tard par l'institution d'un juriste officiel, le mufti (p. 1 1 9 ) . . . Le câdi n'est point toujours un savant; c'est souvent un homme simple, estimé pour la droiture de son caractère . . . (et) complété par un juriste de profession... En principe, la fonction de câdi est gratuite . . . L'application du droit c r i m i n e l . . . est confiée au chef de la police et à ses agents . . . Il y a donc un service important de police, la chorta . ..
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Le bérid. — Des quatre personnages de l'empire, le chef du bérid (courrier) est le plus considérable, puisqu'il espionne les trois autres. La poste royale est un héritage sassanide et surtout byzantin . . . Dans chaque ville importante, . . . le calife nomme un chef du bérid, qui est sans doute un maître de poste, mais surtout un chef de la police secrète qui renseigne le souverain, par des rapports fréquents, sur les événements locaux et sur la conduite des fonctionnaires . . . C'est par la routine administrative, héritage des pharaons, des empereurs grecs et des rois des rois, que le califat a résisté au romantisme fataliste et jouisseur de ses maîtres . . . Les bureaux peu nombreux de l'Empire ommayade s'étaient formés des débris des anciens bureaux byzantins et sassanides . . . La conversion des tributaires . . . créait d'un coup une bourgeoisie néomusulmane cultivée . . . On comprend mal qu'elle n'ait pas suffi à fournir au califat abbasside les secrétaires des bureaux de son administration centrale;... on comprend moins bien la présence d'agents chrétiens et juifs dans les bureaux de Bagdad. Peut-être leur situation inférieure de tributaires permettait-elle au calife de compter plus complètement sur leur soumission et sur leur fidélité . . . Tout cela constitue une administration bien sommaire; mais . . . les lacunes de cette administration, son extrême décentralisation, son inconsistance même, sont, pour les populations, un avantage en un temps de désordre politique complet. . . Les populations . . . sont accoutumées, depuis de longs siècles, à être foulées par leurs gouverneurs et à ne recevoir d'eux aucun avantage, aucun soutien. Elles ont donc appris à se débrouiller toutes seules . . . Mais c'est, néanmoins, une situation bien instable, et à laquelle la culture du pays a fini par céder.» 11 b.
Vie sociale et économique
La société abbâsside ne comprend ni noblesse, ni bourgeoisie, ni artisanat fixé dans sa condition. L'aristocratie Kurayshite du temps des Umayyades a perdu son prestige. Il existe cependant une sorte d'aristocratie religieuse, pensionnée par le calife, et dont les classes (tabaqât) se répartissent suivant la date de la conversion et l'importance des services rendus. Il y a aussi la bourgeoisie des fonctionnaires, dont les classes ont l'importance attachée à celle de leurs fonctions. L'étendue de l'Empire, les richesses de son sol, la variété des climats, la population, l'état policé des provinces, les relations commerciales avec l'Inde, la Chine, l'Asie centrale, l'Europe et l'Afrique, ont nécessairement excité la spéculation mercantile. C'est seulement plus tard, après la décou" Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 389-399, 402-403, 407.
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verte du Cap de Bonne-Espérance, les grandes invasions mongoles, que le commerce et la prospérité de ces contrées seront ruinés. Les impôts. — Les trois catégories d'impôts établies par l'Islâm: la zakât, la jizia et le kharaj, continuent à être perçues (p. 127, 128 et 154). c. Les
provinces
Dans les provinces de l'Empire, l'autorité du souverain est déléguée à de hauts personnages, qui gouvernent leurs provinces en véritables rois vassaux. En temps de guerre, ces vice-rois sont investis de pouvoirs très étendus, comme de conclure des traités, de rendre la justice, de partager le butin, de conférer les grades. L'armée n'est plus, comme sous les Umayyades, calquée sur l'organisation des tribus. Elle se compose de volontaires irréguliers et de troupes régulières à la solde de l'Etat; les effectifs sont recrutés parmi les éléments non arabes; l'Arabe d'Arabie est éliminé. Lorsqu'il s'agit d'une guerre locale, les gouverneurs nomment les généraux. Disposant aussi des finances, ils appliquent le produit des impositions d'abord aux besoins locaux; le gouvernement central n'en reçoit que le surcroît. La justice provinciale est rendue par des cadi, relevant de juges principaux. Pour empêcher les gouverneurs de se rendre indépendants, on les déplace fréquemment, quand on le peut. Tandis que, sous les Umayyades, la Syrie et l'Irâk formaient deux provinces, dont la première (Syrie) est directement gouvernée par le calife de Damas et la seconde (Irâk), par le délégué califien qui réside à Kûfa, sous les Abbâssides, la Syrie et l'Irâk sont morcelés et subdivisés en de nombreux districts, dont les limites manquent de précision et de fixité. Le centre de l'Empire, l'Irâk, est divisé en trois gouvernements: Kûfa, Basra et Bagdad, avec leurs sawâds respectifs ou territoires «noirs» de verdure. Bagdad et sa banlieue sont gouvernées directement par la cour. Le gouvernement du golfe Persique comprend le Tigre, le Bahraïn, l'Uman et les ports; son gouverneur, qui est parfois celui de Basra, surveille la route commerciale de l'Inde et de la Chine. Le gouverneur du Khorassân est le maître des provinces asiatiques, dont il nomme presque toujours les sousgouverneurs. La Mésopotamie et Mossûl forment, en général, un gouvernement, avec l'Azerbaïjan et l'Arménie. Sur les frontières byzantines sont les Awasim, district militaire spécial où sont organisées les expéditions contre le territoire de Byzance. En Arabie, «qui ne vaut que par la religion», il y a plusieurs districts: Médine, La Mecque, Taïf, le Yémen, qui sont fréquemment réunis en une même main. L'intérêt que le calife porte à ces régions tient surtout à son tire de «serviteur des deux terres sacrées»: La Mecque et Médine. «Il n'y a point de provinces en Syrie. Le changement de capitale a relégué Damas au rang de chef-lieu de district, et la nouvelle dynastie se
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détourne des Syriens. On a trop nettement en Irâk le souvenir du temps où les Syriens, c'est-à-dire les Arabes campés en Syrie, étaient les troupes fidèles des Omeyyades et allaient étouffer les révoltes dans la vallée des deux fleuves. Les plus résistants d'entre eux ont émigré en Iran, et on les retrouverait parmi les serviteurs dévoués des Abbassides, les «Khorassaniens» de Bagdad; les autres se sont abâtardis dans la vie citadine ou sont retournés au bédouinisme.» 12 La Syrie a plusieurs districts: Qinasrîn, Homs, Damas, le Jourdain, la Palestine; le district de Damas comprend Baalbek, la Ghûta et le Hawrân. De même que sous les Romains et les Byzantins, l'Egypte, sous les Abbâssides, «est un domaine à part: la géographie assure l'indépendance à son gouverneur. Les impôts de l'Egypte comptent gros dans le budget de Bagdad. Mais dès le Xe siècle, l'Egypte se sépare à jamais de l'Empire et reprend ses traditions séculaires de domination sur la Syrie.»13 Ainsi, comme sous les Babyloniens, les Assyriens, les Chaldéens, les Perses et les Gréco-Romains, la Syrie, intercalée entre la Mésopotamie et l'Egypte, représente, de nouveau, une poussière de régions morcelées et de groupes sociaux divisés, qui sont convoités par leurs puissants voisins de Mésopotamie, d'Asie Mineure et d'Egypte.
4. Le Califat de Bagdâd et l'Empire
byzantin
A l'opposé des Umayyades, dont le règne fut tout entier d'expansion, de conquêtes et de luttes contre Byzance, les Abbâssides auront une politique essentiellement statique. En abandonnant la Méditerranée pour se tourner vers l'Asie continentale, le Califat de Bagdâd néglige la politique maritime et, par suite, la lutte contre Byzance qui domine l'Egée. Cependant, héritier des Sassânides et maître du couloir iranien, l'Empire de Bagdâd ferme à celui de Byzance, territorialement amoindri mais toujours puissant, la route vers l'Asie méridionale. D'autre part, l'Empire grec ne pouvait oublier qu'il était jadis le maître de la Syrie et de l'Egypte, dont il convoite la reconquête, et que la Mésopotamie est la grande route continentale vers l'Asie. Comme au temps des Sassânides et des Umayyades, la guerre entre Bagdâd et Byzance est un état endémique. Des deux côtés, l'enthousiasme des combattants est soutenu par deux credos antagonistes, symbolisant deux religions différentes. Mais le djihâd ou guerre sainte musulmane est moins ardent qu'au début. Comme toute chose sur terre, les dogmes, qui commencent à vieillir, ne soulèvent plus, autant que dans leur jeunesse, les 12 13
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 329. Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 330.
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cœurs et les âmes. D'autre part, les causes de la lutte abbâssido-byzantine sont d'ordre économique et politique plutôt que religieux. «On pourrait croire que l'antagonisme religieux est une cause essentielle d'hostilité entre le calife abbasside, représentant de la famille sainte du Prophète d'Allah et presque vicaire d'Allah lui-même, très soucieux de connaître et de régler les choses de l'Islâm, et l'empereur bysantin, qui tient pour son premier devoir d'exercer sur ses sujets le gouvernement de la foi et de les contraindre à obéir à sa direction spirituelle. On redira plus loin qu'on n'en distingue que faiblement les effets.»14 Ainsi, sous une forme nouvelle, l'éternelle question d'Orient, le vieux duel gréco-asiatique, dont le premier épisode historique est constitué par la guerre de Troie (1180 av. J.-C.), et surtout par les Guerres Médiques (492—466 av. J.-C.), se prolonge dans la rivalité entre Abbâssides et Byzantins. Maintes fois réglé dans le passé, par la force ou la diplomatie, ce vieux problème se pose derechef, avec son immuable acuité (II, p. 317— 318 et III, p. 399-400). 5. Divisions chronologiques de l'histoire de l'Empire abbâsside
L'Empire umayyade de Damas a vécu moins d'un siècle (661—750). Celui des Abbâssides de Bagdâd, dont la dynastie califienne se prolongera, en Irâk, jusqu'à l'invasion mongole de 1258, ne durera, en fait, avec son étendue territoriale, son unité politique et religieuse et son caractère arabooriental, que pendant une période de deux cents ans environ (750—945). Après 945, en effet, c'est le démembrement du grand Empire arabo-islamique, l'hégémonie iranienne, puis turque, en Irâk. Les deux premiers siècles de l'Empire abbâsside (750—945), au cours desquels il conservera, plus ou moins, son unité territoriale et politique et son caractère arabo-oriental, peuvent être divisés en deux périodes de durée presqu'égale. La première période, qui s'étend sur près d'un siècle (750—842), forme une époque de grandeur et de prospérité véritables. C'est le siècle des grands califes légendaires: Mansûr, Harûn Ar Rachîd, Mamûn, souverains prestigieux, dont les noms sont inséparables des «Mille et une Nuits» et autres illustrations de ce siècle de civilisation, de science et de lumière. La deuxième période, d'une durée d'environ un siècle aussi (842—945), voit apparaître la dissolution et le morcellement de l'Empire, ainsi que l'abaissement du pouvoir temporel du calife, dont le rôle sera progressivement réduit à celui d'un imâm, simple pontife spirituel, au profit des chefs de la garde turque. 14
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 322.
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Après 945, l'Empire islamique perdra, en même temps que son unité politique forgée par les Arabes de la conquête, son caractère arabo-oriental. Il présentera de nouveau, comme après la dissolution de tous les Empires orientaux anciens, le même panorama historique: d'une part l'Irâk, et de l'autre l'Egypte, et, entre ces deux pays rivaux, les régions du couloir syro-palestinien, pratiquement autonomes, dont les deux grands voisins se disputeront la possession. A Bagdad, où domineront les sultans iraniens Buïdes (945—1055), le caractère de l'Empire abbâsside sera désormais, pour un siècle, exclusivement iranien. «Avec les Bouïdes, les provinces orientales (Irâk, Iran) devinrent nettement extérieures à l'histoire des Arabes» (Gaudefroy-Demombynes). Après 1055, l'avènement des Turcs Seljukides, qui succéderont aux Buïdes en Perse et en Irâk, marquera le début de l'hégémonie turco-asiatique en Proche-Orient, qui s'y prolongera jusqu'au début du XXe siècle. Sous les dominations successives des Iraniens buïdes et des Turcs seljukides, le caractère arabo-oriental de l'Empire abbâsside sera complètement éclipsé, et le pouvoir du calife, réduit à un rôle religieux, sera très souvent honoraire et nominal. En Egypte, pendant le même temps, c'est-à-dire à partir de 945, la dynastie des Turcs Ikhshidides sera pratiquement indépendante. Celle des Fâtimides d'Afrique du Nord, qui succéderont aux Ikhshidides en 969, dressera, en face de l'Irâk iranien, un Califat arabo-berbère, politiquement et religieusement indépendant: l'Empire des califes Fâtimides du Caire. Ce nouvel Empire régional, dans la Vallée du Nil, sera, en face de l'Irâk iranien. Duis turc, le dernier représentant de l'Islâm arabe en Orient.
II. Le grand siècle abbâsside (750-842)
1. Consolidation de la dynastie et de l'Empire abbâssides (750—820) a. Antagonisme des Arabes et des Iraniens Pendant une cinquantaine d'années, les premiers califes abbâssides, plus musulmans qu'arabes, emploieront tout leur génie à maintenir la balance égale entre, d'une part, les Arabes originaires d'Arabie et, d'autre part, les Iraniens, qui ont porté leur dynastie au pouvoir. C'est à cette œuvre difficile et ingrate que s'attelleront les Barmakides, grands vizirs ou ministres d'origine persane. La rivalité qui éclatera entre les deux fils et successeurs de Harûn Ar Rachîd, soutenus l'un par les Arabes et l'autre par les Persans, et la guerre civile qui s'ensuivra, consacreront la scission définitive entre les deux races. L'influence persane, qui l'emportera dans la lutte entre les deux frères abbâssides, transformera le caractère de la monarchie. Réincarnation de la royauté sassânide, le Califat abbâsside se ressentira de l'influence iranienne, tant dans l'étiquette de cour et le costume que dans les arts et la littérature. Les grands vizirs Barmakides, qui forment une véritable dynastie persane (750—804), sont la force de la dynastie abbâsside; mais les califes ont une personnalité et exercent, avec intelligence et autorité, leur rôle de souverain. b. Les califes Abûl Abbâs et Mansûr, fondateurs de la dynastie et organisateurs de l'Empire Abûl Abbâs (750—754), fondateur de la dynastie abbâsside, surnommé «As-Saffâh» (le verseur de sang) parce qu'il fit exterminer tous les membres de la famille umayyade, passera ses quatre années de règne à organiser son Empire. Les provinces sont distribuées entre les membres de sa famille. Hésitant sur l'emplacement de sa capitale, c'est à Kûfa qu'il établit le siège de sa puissance (p. 262). Son frère et successeur, Abû Jaafar Al Mansûr (754—775), est le véritable fondateur de la famille califienne. «C'est à Mansour que l'empire 'abbasside doit les fondements de son administration. Il conserva en somme la pratique éprouvée sous les Oumayyades, celle des chancelleries byzantine et sassanide . . . Il n'hésita . . . pas à appeler même des clients et des affranchis dans les plus hautes fonctions . . . Mansour attira dans sa cour
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les connaisseurs de la tradition sacrée et du droit, qui avaient jusqu'alors formé à Madina une sorte de fronde contre les Oumayyades; l'idéal théocratique qu'ils avaient rêvé était en effet accompli, puisque la puissance était revenue entre les mains des descendants du prophète.»15 c. Des révoltes étouffées dans le sang Le règne de Mansûr est troublé par plusieurs révoltes, dont la première est celle de son oncle, Abdallah ibn Ali, commandant de l'armée levée dans la Syrie du Nord pour combattre les Byzantins. Abû Muslim, héros de la révolution qui éleva Abûl Abbâs à l'Empire, délivré encore Mansûr en écrasant les insurgés (754). Mais la haute influence d'Abû Muslim, «faiseur de califes», porte ombrage à Mansûr, qui le fait assassiner (754). Le manque de sens moral qui caractérise les Abbâssides est illustré par cet acte d'ingratitude du calife Mansûr envers un grand et fidèle serviteur de la dynastie. Mais la plus grave révolte contre Mansûr est celle des Alides, qui considéraient les Abbâssides comme des usurpateurs. Une insurrection qui éclate à Médine, en 762, est facilement vaincue par une armée khorassanienne. Plus sérieuse est l'insurrection des Alides de Basra, à laquelle se rallient le Khouziztân (Susiane) et la Perse, qui manifestent leur déception d'un régime qu'ils ont eux-mêmes contribué à installer. Cette seconde insurrection est aussi étouffée dans le sang (763). d. Bagdâd choisie comme capitale (765) Dès son avènement, Mansûr avait projeté de fonder une nouvelle capitale impériale. Plus arabe qu'irakienne, la ville de Kûfa, ancienne capitale de l'Irâk sous les califes de Damas et qu'Ai Abbâs avait conservée comme siège du nouveau Califat, était une ville turbulente et dangereuse pour la nouvelle dynastie. L'attention de Mansûr est attirée par le site d'un petit village chrétien, appelé Bagdâd, sur la rive occidentale du Tigre, à proximité de l'ancienne Ctésiphon, capitale des rois sassânides. La situation favorable du lieu et la sollicitude du souverain assureront à Bagdâd, choisie comme capitale de l'Empire, la grande importance qu'elle va bientôt connaître. Elle reçoit le nom de Dâr as Salâm ou Madinat as Salâm, c'est-àdire «maison» ou « ville de la Paix». Mais ces appellations ronflantes ne parviendront pas à effacer le vieux nom populaire de Bagdâd. e. La nouvelle cour de Bagdâd «Dès le début, l'atmosphère de la nouvelle résidence était tout autre que 15
Brockelmann, op. cit., p. 100.
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celle de Damas. Sans doute, la cour de Mançour voyait encore des Arabes entrer et sortir, mais ils ne se présentaient plus, comme au temps de 'Abdalmalik, devant le Khalife comme devant un primus inter pares. Ce n'était plus un chaykh de tribu qui résidait à Baghdad, mais un successeur des grands rois de Perse. Plus tard, on s'intéressa même aux livres persans qui réglaient le cérémonial à la cour sassanide, et on essaya d'imiter celuici. Le rang et la dignité à la cour et dans l'Etat avaient cessé d'être des privilèges héréditaires de la noblesse; ils étaient conférés selon l'humeur et la faveur du khalife. La robe d'honneur,. . . inconnue des Oumayyades, devint le signe extérieur de cette faveur. Si les Oumayyades s'étaient contentés d'un hajib, qui avait à régler l'entrée chez le khalife, maintenant le khalife était séparé de plus en plus du public par une armée croissante de fonctionnaires et de courtisans. Les khalifes se retiraient presque complètement de la conduite des affaires et les abandonnaient à leurs vizirs. Mais ils exerçaient sans intermédiaire le droit de vie et de mort. Le bourreau, personnage inconnu jusqu'alors de la culture arabe, se tint constamment à côté du khalife, et le cuir sur lequel roulaient les têtes des victimes était toujours près du trône.»16 /. Persécutions violentes contre les hérétiques iraniens Tandis que la traduction des livres grecs et syriaques commence, que des troubles vagues se dessinent, en Iran, autour d'obscurs thaumaturges qui veulent trouver dans le calife le demi-dieu attendu, les guerres sans éclat se poursuivent, presque sans interruption comme sans succès, contre les Byzantins, les Khazars turcs du Caucase, les Turcs transoxians et les Hindous. Les générations postérieures de l'Empire seront impuissantes à arrêter ces avalanches asiatiques. Al Mahdi (775—786), fils et successeur de Mansûr, est un prince ami du luxe, des arts et des lettres. Sous son règne, la paix de l'Empire est troublée, à l'intérieur, par les menées des hérésiarques persans, qui combattent bien plutôt pour l'indépendance nationale que pour une idée religieuse. «Au lieu du zoroastrisme pur, c'est le manichéisme qui continuait d'exercer maintenant, notamment dans le 'Iraq, une forte influence sur les esprits nouvellement convertis, que le formalisme rigide de l'Islam ne satisfaisait plus entièrement: et il devenait momentanément la religion des gens cultivés.»17 A Mossûl, à Alep, des centres mazdéens sont combattus par des exécutions. Pour maintenir l'unité spirituelle de ses sujets, le calife se livre à une véritable inquisition contre les hérétiques manichéens et mazdakites (780—785). De grands poètes, hommes de lettres, suspects de sym19 17
Brockelmann, op. cit., p. 100. Brockelmann, op. cit., p. 102.
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pathies pour les aspirations politico-religieuses des milieux iraniens, sont exécutés. Le plus célèbre d'entre eux est Abdallah Ibn Al Moukaffâh, persan islamisé, qui a traduit en arabe plusieurs livres persans, dont le plus important est le livre de fables indiennes, Kalila wa Dimna, déjà traduit en persan. Sous les successeurs d'Al Mahdi, l'inquisition sera malheureusement tournée contre tous ceux qui déplaisent aux gouvernants. g. Guerre contre Byzance. Premier crime dynastique Sous le calife Al Mahdi, Bagdâd, qui ne cesse de se développer, devient le port d'embarquement pour le commerce de l'Inde. Un intelligent essor est donné à l'industrie du pays; un vaste réseau routier est construit et le service postal est amélioré. Les poètes et les chanteurs sont généreusement traités. Mais c'est la guerre byzantine qui tient, sous ce règne, une grande place: Harûn, fils du calife, chef officiel de l'armée, campe avec ses troupes sur les rives du Bosphore. Après la mort d'Al Mahdi, son fils aîné Al Hâdi (786), qui lui succède, n'a pas la faveur de sa mère Khayzurân, esclave berbère qui dominait déjà son mari. A l'instigation de cette princesse ambitieuse, Al Hâdi est assassiné (786), à proximité de Mossûl, et Harûn monte sur le trône. C'est le premier des crimes dynastiques dont finira par mourir la dynastie abbâsside qui, née dans le sang, n'a fait qu'y patauger depuis son avènement. h. Le calife Harûn Ar Rachîd Sous Harûn Ar Rachîd (786—809), calife prestigieux et légendaire, la puissance et la grandeur, la civilisation et la prospérité du monde arabooriental atteignent le sommet de leur développement. Personnage médiocre, mais actif et appliqué, ayant du bon sens et un haut sentiment de son autorité, cet illustre et fastueux monarque, qui régnera près de 23 ans, fait penser au roi de France Louis XIV, surnommé le Roi-Soleil- En réalité, c'est aux circonstances, c'est-à-dire à une prospérité matérielle inconnue auparavant, que Harûn doit la gloire et la grandeur de son règne. Il les doit aussi aux talents administratifs des Iraniens, dont l'importance se manifestera plus nettement à partir de son règne, et particulièrement des Barmakides, qu'il fera exterminer en 803. i. Les Barmakides (750—803) La fonction de vizir ou premier ministre du calife était, on l'a vu (p. 279), héréditaire dans la famille iranienne des Barmakides. Le premier ancêtre qui occupa cette fonction, Khâled ibn Barmak, avait été choisi, en 750, par Abûl Abbâs, le fondateur de la dynastie, comme premier secrétaire ou Kâteb. Il garda, sous Mansûr, la direction des finances et concourut à la
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construction et à l'embellissement de Bagdâd. Excellent militaire, il reçut le gouvernement de Mossûl et participa aux guerres contre les Byzantins. Le grand reproche qu'on lui fait, c'est de s'être prodigieusement enrichi. Son fils Yahia fut d'abord chargé de l'administration de l'Adharbayjan, d'où Al Mahdi le rappela à Bagdâd. Il passa à la tête de la chancellerie de Harûn lorsque ce prince fut nommé au gouvernement d'Arménie et d'Adharbayjan (777). Devenu calife, Harûn le prend comme vizir; avec le concours de ses fils, Fadl et Ja'far, il administre l'Empire de 786 à 803. Devenu le favori du calife, Ja'far, fils du vizir Yahia, fait gérer, par des lieutenants, les provinces confiées à son administration directe. Devenu puissant et prodigieusement riche, son amitié commence à peser sur le calife. Déjà en 790, Harûn lui aurait retiré le sceau de l'Etat. En 803, le calife fait mourir Ja'far; son père et ses frères sont arrêtés et leurs biens confisqués. Après l'assassinat d'Abû Muslim, l'artisan de l'ascension des Abbâssides, voici encore que disparaît une autre famille de serviteurs dévoués, auxquels les premiers Abbâssides doivent la grandeur de leurs règnes. j. Troubles et révoltes En plus de la disgrâce des Barmakides, le long règne de Harûn est témoin de plusieurs événements importants. En Syrie, où des troubles avaient éclaté, un désarmement général est ordonné. Les Awasim, confins militaires, sont créés à la frontière d'Asie Mineure, pour servir de centre d'attaque contre les Byzantins; les combats contre ces derniers se poursuivent avec des alternatives de succès et de revers. En Iran, les fermentations populaires sont toujours vivaces; à Samarcande, en 805, des insurgés iraniens et turcs soumettent toute la Transoxiane. Cette alliance irano-turque est déjà le prélude de combinaisons ultérieures des mêmes éléments, qui imposeront leur domination pendant les siècles suivants. k. Emancipation
de l'Afrique du Nord (800)
C'est à ce moment que les régions de l'Occident méditerranéen échappent à l'Empire de Bagdâd. Le royaume umayyade d'Espagne, indépendant depuis la chute des Umayyades de Damas (756), est violemment hostile aux Abbâssides. Depuis 800, le nord du Maroc est gouverné par des Alides; le Maghreb central est un Etat berbère schismatique. L'Ifrikia (Tunisie), fief héréditaire d'un émir taghlebite, est simplement tributaire de Bagdâd; des ambassadeurs de Charlemagne, qui venait de reconstituer l'Empire romain d'Occident, cherchent à nouer des relations diplomatiques avec cet émir. Ils auraient même fait des sondages en vue d'une action commune contre l'Espagne umayyade. C'est à ce moment aussi que Charlemagne envoie à Harûn une ambassade, ayant très vraisemblablement le même but.
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l. Querelle dynastique et guerre civile (809—813) La rivalité entre les éléments arabes et persans de l'Empire, qui se manifeste à toutes les occasions, apparaît brutalement dans la querelle de la succession au trône. Avant sa mort, Harûn avait désigné pour lui succéder, avec le titre de calife, son fils Al Amîn, né d'une princesse abbâsside, et l'avait pourvu du gouvernement de la Syrie. A son cadet, Al Mamûn, fils d'une esclave persane, il attribua le gouvernement du Khorassân et des provinces orientales. Le premier est conseillé par un Arabe, vizir de son père, Fadl ibn Rabbi; le second, par un vizir persan. Après la mort de Harûn, l'Empire, dont l'unité est purement apparente, menace de se diviser en deux tronçons. Le conflit éclate en 810; Al Amîn déclare son frère déchu et envoie des troupes pour le capturer. Al Mamûn réplique en se proclamant calife et envoie, de Merw, contre son frère, des troupes composées de Khorassaniens et de Turcs. Assiégé dans Bagdâd, Amîn est battu et assassiné, Bagdâd est prise et Mamûn reste seul calife (813). Cette lutte fratricide fera désormais, des soldats, les maîtres du Califat. Aux querelles tribales, supprimées par les Abbâssides, succédera, à partir de cette époque, le marchandage des chefs militaires, qui seront à vendre au plus offrant. Les faiblesses de l'Empire sont mises au jour et le Califat sera prochainement gouverné par la garde turque des souverains. m. Révolte de Kûfa
(814-815)
Al Mamûn (813—833) est un prince intelligent et cultivé, mais incohérent dans sa conduite et ses idées. Devenu souverain unique, par sa victoire contre son frère, il demeure néanmoins, pendant les six premières années de son règne, à Merw, ville du Khorassân, son ancien gouvernement. Cette absence est exploitée contre lui par les Alides, qui proclament l'un des leurs, Mohammad ibn Tabataba, prétendant à Kûfa. Ce dernier est battu par Harthama, général de Mamûn, qui reprend Kûfa, Madaïn et Wasit (815). Ce succès de Harthama, ajouté à celui qu'il obtint dans la lutte contre Al Amîn, est suffisant pour le rendre dangereux aux yeux du souverain; aussi, dès son arrivée à Merw, le général victorieux est-il arrêté et supprimé par ordre du calife (816). S'exagérant probablement l'importance des Alides, Mamûn, croyant gagner la sympathie des Irakiens, marie sa fille avec un Alide, Ali Rida, et nomme celui-ci son successeur; il remplace en même temps le drapeau noir des Abbâssides par le drapeau vert des Alides. n. Révolte de Bagdâd et de l'Irâk
(817-819)
Mécontents, Bagdâd et l'Irak, qui se sentent menacés par la longue ab-
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sence du souverain et par l'autorité grandissante des Iraniens, se soulèvent (817) et proclament calife un grand-oncle de Mamûn, Ibrahim, fils du calife Al Mahdi. La gravité du danger décide enfin Mamûn à quitter Merw et à marcher personnellement sur Bagdâd. Par la méthode chère à sa famille, il se voit débarrassé, en cours de route, de son ministre, Fadl ibn Sahl, et de son gendre et héritier, Ali Rida. Celui-ci, considéré bientôt comme martyr par les Chiites, est enterré à Mechhed, qui représente aujourd'hui encore le plus grand sanctuaire des Chiites, à côté de Karbala. En 819, Mamûn fait son entrée à Bagdâd. 2. Réveil du nationalisme iranien. Emancipation du Khorassân Le mouvement iranien qui avait porté les Abbâssides au pouvoir n'était qu'un épisode transitoire, la forme passagère d'une réaction contre la domination arabo-syrienne. Les provinces iraniennes, qui avaient, depuis la conquête arabe, repris conscience de leur nationalité, aspirent maintenant à leur émancipation totale. Tout en restant dans l'obédience religieuse du Califat, l'Iran cherche à reprendre la maîtrise de ses destinées. Au IXe siècle, l'élément arabe, dans l'Iran abbâsside, a définitivement perdu sa primauté politique au profit de l'élément iranien. A partir de cette époque, la revanche de ce dernier sera encore plus effective. a. Troubles en Perse (820) En 820, des troubles réapparaissent en Perse, allumés par un nommé Babek, dont la doctrine sur la transmigration des âmes et l'incarnation de la divinité lui gagne beaucoup d'adeptes. Après une longue guerre, Babek et ses partisans sont vaincus et réduits (837). b. Emancipation du Khorassân (822). Avènement de la dynastie iranienne des Tahirides C'est dans le Khorassân, d'où était parti le mouvement pro-abbâsside de 750, que s'établit la première dynastie iranienne depuis la conquête arabe. En 821, une insurrection kharijite éclate dans ce pays. Tâhir, général perse qui avait aidé Mamûn à vaincre son frère Amîn et à monter sur le trône, est nommé par le calife gouverneur de la province révoltée. Après avoir réprimé l'insurrection, Tâhir, maître du Khorassân, s'y rend indépendant (822). A la mosquée de Merw, le nom du calife, à la prière du vendredi, est passé sous silence. Acceptant le fait accompli, le souverain abbâsside de Bagdâd accorde, à l'héritier de Tâhir, le Khorassân en fief. Ainsi, après l'Espagne, sa province la plus occidentale, émancipée en 756, et après la perte du Maghreb en 800, l'Empire abbâsside perd définitivement, en 822, le Khorassân, sa province la plus orientale.
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c. Troubles en Egypte et razzias contre le territoire byzantin (833) En Egypte, des troubles agitent le pays depuis 813; une révolte copte ne sera matée que par Mamûn en personne. Contre les Byzantins, le calife, menant activement la razzia, prend Damas pour base d'opérations. En 833, Mamûn meurt près de Tarse, en Cilicie. d. La vie culturelle sous le calife Mamûn (813—833) Sous le règne de Mamûn, la dynastie abbâsside est arrivée à l'apogée de sa gloire. La langue arabe atteint sa perfection. Prenant à cœur son rôle d'imâm ou pontife, ce prince montre un intérêt très vif pour les questions théologiques et pour la science grecque, réfugiée dans les couvents syriens. Suivant les Muhtazilites, il déclare que le Coran est créé (p. 221—222). C'est à l'occasion de ces discussions théologiques que les grands imâms ont fixé les principes de l'étude du Coran et du Hadîth et que de savants traducteurs ont transposé, en arabe, les œuvres d'Aristote et d'Arien. e. Elimination des Arabes et enrôlement des Turcs dans l'armée abbâsside Le règne de Motasem (833—842), frère et successeur de Mamûn, «est, pour l'histoire de l'Orient musulman, une date d'une importance considérable: ce fut, en effet, sous son califat que le nom d'Arabe disparut de la cour de Bagdad et que les Turcs prirent dans l'armée la place prépondérante. Le califat abbasside n'avait jamais eu une grande confiance dans les Arabes, dont il avait annihilé la puissance en les noyant dans des contingents persans, khorassaniens ou dailémites. Entre eux, le fossé s'était creusé au moment du conflit entre Amin et Mamoun; mais à la fin de son règne, ce dernier s'était aperçu que les Persans n'étaient peut-être pas très sûrs, pour le califat bien entendu . . . Aussi, encouragea-t-il les gouverneurs samanides de Bokhara à envoyer, parmi le tribut dû annuellement à l'Etat, un certain nombre d'esclaves turcs . . . Motasim avait donc constitué une puissante armée turque dès le vivant de son frère (Mamûn). Aussi put-il enjoindre au préfet d'Egypte . . . de rayer définitivement les Arabes des contrôles de l'armée. Ce fut le premier geste califien, et s'il put l'accomplir officiellement, c'est qu'il ne faisait en somme que consacrer une situation de f a i t . . . A partir du neuvième siècle, les populations de l'empire musulman se trouvent, en fait, sous la botte du reître turc.» 18 En 837, Motasem envoie, contre Babek, en Azerbaijan, une armée commandée par un général iranien, le célèbre Afchîn. Brisant la domination 18
Wiet, op. cit., p. 77, 78.
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de Babek, Afchîn se tourne ensuite contre les Byzantins, qui avaient fait irruption dans le nord de la Syrie et en Mésopotamie, les bat et les repousse. Ces succès causeront la perte d'Afchîn: à son retour à Bagdâd, il est enfermé dans un cachot et meurt de faim (838). /. Création d'une garde turque du calife La rivalité entre les Arabes et les Persans avait contraint Mamûn à confier sa protection personnelle à une troupe d'esclaves, composée de Berbères et surtout de Turcs. Sous Motasem, les chefs de cette garde prétorienne sont remplacés par des serfs et deviennent, en peu de temps, les véritables chefs de l'Etat. g. Sâmârra remplace Bagdâd comme capitale (838) Devenue, en grande majorité, arabe ou araméenne arabisée et islamisée, Bagdâd inquiétait les califes, qui ne s'y sentaient pas en sûreté. Hanté par la crainte d'une rébellion fomentée par les Arabes, Motasem, dernier grand calife abbâsside, quitte Bagdâd et se transporte, avec sa garde turque, à peu de distance au nord, dans la petite ville de Sâmârra, que son prédécesseur avait choisie comme résidence. Pendant un demi-siècle, sept califes tiendront leur cour dans cette ville et l'embelliront avec des palais et des mosquées. Il serait intéressant de rappeler que c'est pour une raison identique, que les derniers califes umayyades avaient transporté leur résidence dans leurs châteaux du désert; Damas, leur capitale, qui s'était, elle aussi, en grande majorité, arabisée et islamisée, les incommodait par ses réclamations (p. 256-257).
III. Déclin et morcellement de l'Empire abbâsside (842-945)
Avec la mort de Motasem, le siècle des grands califes abbâssides s'achève (750—842). Au cours du siècle qui va suivre (842—945), l'autorité des califes de Bagdâd ira de plus en plus en s'amenuisant, pour s'annihiler complètement, après 936, devant celle du chef de la garde turque qui, sous le titre d'Amir al ûmara (émir des émirs), effacera le vizir, éclipsera le calife et deviendra le véritable chef de l'Etat. Pendant cette période de décadence, le morcellement de l'Empire commence et les petites dynasties régionales surgissent dans les provinces. Ainsi, comme tous les grands Empires orientaux qui l'ont précédé, celui des Abbâssides tend à se désagréger, à mesure que faiblit la force qui l'avait forgé. Formation politique disparate et, par suite, essentiellement précaire, cet Empire ira désormais, suivant les lois de l'histoire, en se fractionnant et en se morcelant en diverses parties, qui aspirent, chacune, à restaurer son indépendance, en même temps que son rôle de nation géographique et historique. 1. Le chef de la garde turque, sultan et régent du Califat (842) Comme la garde prétorienne sous les empereurs de Rome et de Byzance, les chefs de la garde turque sous les successeurs de Motasem, prenant goût au pouvoir, régentent le souverain et disposent du trône. A partir de 842, «les événements de ces règnes . . . sont toujours les mêmes: intrigues des émirs turcs pour se choisir un maître débonnaire, efforts du calife, quand il a quelque volonté, pour opposer les émirs les uns aux autres et régner sur leurs discordes, aussi pour chercher contre eux un appui auprès d'autres barbares.» 19 Wâthiq (842—847), fils et successeur de Motasem, qui accorde au chef de sa garde le titre de sultan, meurt en 847. La garde, qui proclame d'abord son fils mineur, le remplace bientôt par l'oncle de celui-ci, Jaafar Al Mutawakkil (847). a. Le règne de Mutawakkil, ou le dernier sursaut de la dynastie abbâsside Le calife Mutawakkil (847—861), qu'un historien a surnommé «le Néron 19
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 288.
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des Arabes», tente, dès son avènement, de se soustraire à l'influence de la milice qui l'a porté au trône. Sentant la précarité de sa position entre une capitale tumultueuse et peu sûre et une garde prête à imposer sa volonté, il essaie de réagir. Fidèle aux procédés de sa famille, il commence par supprimer le chef de la garde turque, qui était en même temps maître de l'armée et ministre des finances, et auquel il devait son ascension au Califat. Pour se concilier la partie arabe de l'Empire, qui, par sa doctrine sunnite, était hostile à la partie chiite et orientale et, par suite, à la famille du Prophète à laquelle appartenaient les Abbâssides, Mutawakkil, prenant le contrepied de ses prédécesseurs immédiats, cherche à s'appuyer sur l'orthodoxie islamique, fanatisée par les théologiens et les juristes. Il encourage un mouvement de réaction national et religieux et s'appuie sur les Chaféites orthodoxes contre les Alides. Une persécution générale est déclenchée contre les sectes musulmanes non sunnites. Toute discussion sur le Coran est interdite. Les Muhtazilites sont traqués et la liberté de penser est proscrite. La persécution s'étendra aussi aux religions non musulmanes. « L e mausolée de Housayn à Kerbela fut détruit et le pèlerinage en ce lieu interdit. . . Même les chrétiens et les Juifs, qui avaient joué un grand rôle comme savants, notamment comme médecins à la cour de ses prédécesseurs, et dont Moutawakkil même ne pouvait pas se passer entièrement, eurent à souffrir de l'intolérance hissée au pouvoir; toutes les églises et synagogues, nouvellement bâties à Bagdad, furent démolies, tandis que les partisans des deux confessions furent astreints au port d'insignes humiliants sur leurs vêtements, et qu'on leur défendit de posséder d'autres montures que des ânes et des mulets» 20 (p. 201—202). Ces mesures humiliantes, prises à l'encontre des «gens du Livre», jusque-là «protégés» et relativement bien traités, ne font pas honneur à leur auteur. On doit reconnaître cependant qu'elles sont loin d'égaler, en violence, les persécutions décrétées contre les chrétiens par certains empereurs romains. b.
Mutawakkil
tué par ses miliciens
(861)
L e fanatisme et la tyrannie de Mutawakkil lui coûtent le trône et la vie. Ce calife, qui avait tout fait pour se rendre indépendant de ses miliciens turcs, finit par être assassiné par ces derniers, à l'instigation de son fils et successeur, Mustansir (861). c.
Accélération
de la décadence du Califat
L e règne de Mutawakkil, par son caractère de réaction farouche, est le dernier sursaut de la dynastie abbâsside, autrefois si vigoureuse. Au pouBrockelmann, op. cit., p. 119.
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voir organisé et opulent, succède un désordre misérable. L'activité intellectuelle, bien qu'indépendante de la puissance politique, sera de plus étouffée par l'insécurité sociale. Les populations continuent à travailler et à payer les impôts, mais la prospérité décroît et les intermédiaires s'approprient les impôts. Toutefois, la forme générale de l'Empire subsiste; mais cet Empire appartient désormais à la milice turque et non aux califes. «Jouissant à peine du pouvoir spirituel, ces derniers deviennent les jouets des caprices et des ambitions de despotes incapables et cruels.» Mustansir (862), qui favorise les Alides et rétablit les tombeaux de Karbala, est empoisonné par ses miliciens turcs, au bout de cinq mois de règne (862). d. La révolte des Zinj ou Nègres (865) De 862 à 870, trois califes: Mustàin, Muhtaz et Muhtadi, qui cherchent à s'affranchir de la tutelle des Turcs, sont successivement sacrifiés. Ces événements et la faiblesse du gouvernement central favorisent la formation, aux portes de la capitale, d'un Etat de brigands, composés d'esclaves fuyards et de nègres de l'Afrique Orientale, qui furent, pendant des années, la terreur de la Babylonie entière. Ces troupeaux d'esclaves révoltés, qui exploitaient des salines à proximité de Basra, dirigés par un Persan qui se donne pour un descendant de Ali et de Fâtima, dominent toute la région de Basra et réclament la liberté et une amélioration de leur sort. Les armées envoyées contre eux de Bagdâd sont régulièrement battues (869); les insurgés, qui avaient fondé une ville nouvelle, Mukhtâra, dominent le Tigre jusqu'à son embouchure. e. Impuissance de Bagdâd Le calife Muhtamid, souverain incapable, laisse le pouvoir à son frère Muaffak (870—892), prince dévoué et énergique, qui régnera comme régent. Une armée envoyée contre les Nègres est repoussée (871). La même année, des tribus bédouines des environs se joignent aux insurgés et réussissent à surprendre Basra, qui est livrée au pillage, au massacre et à l'incendie; on donne le chiffre de 300.000 morts. En 872, Muaffak lui-même est battu par les insurgés. Menacé d'un danger plus grave à l'Est, le régent de l'Empire abandonne un moment ces nègres à eux-mêmes. L'insurrection des Zinj ne sera vaincue qu'en 883. 2. Indépendance de l'Iran oriental (870). Les dynasties iraniennes des Saffarides et des Samanides Nous avons vu le Khorassân, sous la dynastie iranienne des Tahirides, se détacher de Bagdâd en 822 former un Etat régional iranien qui, tout
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en restant dans l'obédience religieuse du calife de Bagdâd, est politiquement indépendant (p. 285). A partir du milieu du IXe siècle, le réveil du nationalisme iranien deviendra plus inquiétant. Se substituant aux Tahirides, les Saffarides, qui seront, à leur tour, remplacés par les Samanides, réuniront en un seul empire iranien indépendant toutes les régions de l'Iran oriental. a. Les Saffarides remplacent les Tahirides (873) Dans la province orientale du Séjistan, au sud-est de l'Iran, un Iranien du nom de Yacûb, ancien chaudronnier (saffâr, d'où le nom de Saffarides), s'empare, en 860, de toute la province. En 869, il occupe Chirâz. En 871, le régent Muaffak, pour le détourner de l'Ouest, lui accorde des fiefs à l'Est. En 873, Yacûb, profitant de l'affaiblissement des Tahirides du Khorassân qui s'étaient émancipés de Bagdâd en 822, prend possession de Merw, leur capitale, met fin à leur dynastie et règne sur tout l'Iran oriental. En 875, Yacûb marche sur Bagdâd, aux portes de laquelle Muaffak lui inflige la première défaite de sa vie aventureuse. Mais le calife, toujours occupé par sa guerre contre les Nègres, n'ose pas poursuivre le Saffaride dans sa retraite. Il pousse même la conciliation jusqu'à reconnaître à Amr, fils de Yacûb, les conquêtes de son père et la dignité nominale de gouverneur militaire de Bagdâd. b. Les Samanides succèdent aux Saffarides
(903—999)
Une autre dynastie iranienne, les Samanides, originaires du village de Saman, renverse et remplace les Saffarides, vers 903. Avec cette dynastie, qui régnera sur le Khorassân, le Séjistan, la Transoxiane, Boukhara et Samarcande, c'est-à-dire sur tout l'Iran oriental, la renaissance proprement iranienne s'affirme au grand jour. c. Renaissance de la vieille culture perse Convertis de fraîche date à l'Islâm, les Samanides, tout en restant fidèles à leur nouvelle foi religieuse, renouent la tradition historique avec le passé de leur pays. C'est sous leur gouvernement que commence réellement l'histoire de la culture «persane» ou la renaissance de la vieille Perse. Pour marquer le sens et le caractère de cette rénovation nationale, les Samanides rattachent leur lignée à un héros sassânide. «Dans la première moitié du Xe s i è c l e , . . . les pays çamanides étaient des centres de culture florissants . . . La conscience nationale perse, qui avait été si longtemps assujettie par la prédominance politique et religieuse des Arabes, se réveilla ici à nouveau. En effet, dès le début de la domina-
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tion 'abbasside, les Perses l'avaient souvent emporté sur les Arabes, dans le gouvernement politique autant que dans la vie spirituelle. Mais leurs œuvres ont profité aux Arabes, parce qu'il n'était plus possible aux Persans de se passer de la langue du Coran dans la vie publique et dans la littérature. Toutefois, c'est bien ici, à l'est, que les Persans, pour la première fois, réfléchirent à la dignité de leur langue maternelle . . . Il était réservé à la cour des Samanides de féconder cet héritage spirituel. Sous Naçr II, florissait le premier poète lyrique des Perses: Roudaki.. . Roudaki est aussi le créateur du genre le plus fécond de la littérature persane, le genre épico-didactique. Il a coulé dans le vers persan la célèbre et vieille fable hindoue Qalila Wadimna, . .. que le persan B. Almouqaffa' a traduite en arabe sous les premiers Abbassides; ainsi que l'histoire de Sindibad et des sept vizirs . . . Sans doute, dans le domaine strictement scientifique, l'arabe conserva sa position dominante même en Orient.»21 C'est à la cour et dans les grandes villes de la principauté samanide que «débuta contre la primauté de la langue arabe le mouvement de réaction qui allait donner naissance à la littérature persane classique . . . (Outre Roudaki f 954), Daqîqî (t 952), autre poète persan originaire de Tûs, entreprit pour le samânide Nûh 1er un poème sur le passé iranien, le règne du roi mythique Gushtasp et la prédication de Zoroastre, poème qui fut plus tard inséré dans le Shâh-nâmé de Firdawsî. Et Firdawsî lui-même, l'Homère de la Perse (vers 932—1021), originaire de Tûs comme Daqîqî, débuta comme lui sous le gouvernement des Sâmânides. La Transoxiane sâmânide fut en outre un centre d'études philosophiques qui attira les docteurs les plus réputés de l'Islâm. Le plus grand philosophe arabe, IbnSînâ, notre Avicenne, né près de Boukhârâ vers 980, fut protégé par le sâmânide Nuh II et compléta ses études dans la bibliothèque de ce prince avant d'aller vivre à la cour des Bûyides.»22 3. L'Egypte autonome occupe la Syrie. La dynastie turque des Tûlûnides (872—905) Après la perte de l'Iran oriental, de l'Afrique du Nord et de l'Espagne, le calife abbâsside règne encore, vers 870, sur l'Iran occidental, l'Irâk, la Mésopotamie, la Syrie et l'Egypte. Les gouverneurs des provinces, véritables vice-rois, sont choisis parmi les personnalités influentes du monde de la cour. Mais, pour se maintenir en bonne grâce et surveiller leurs intérêts au milieu des intrigues et des conspirations permanentes de la capitale, ces gouverneurs sont obligés de demeurer près de la cour. Aussi quit21 22
Brockelmann, op. cit., p. 146. Grousset, Les civilisations de l'Orient, I, p. 216, 217, 218.
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tent-ils rarement la métropole pour aller résider dans leurs gouvernements, qu'ils font administrer par des lieutenants. En 868, un Turc, Bayarbeg, nommé gouverneur de l'Egypte, s'y fait représenter par Ahmad (868—883), fils d'un esclave turc affranchi, Tûlûn, de Bûkhara, qui était devenu, sous le calife Mutasem, le commandant de la garde du corps du souverain. Homme supérieur et d'une éducation distinguée, Ahmad, qui n'avait d'abord reçu que le commandement militaire à Fostat (vieux Caire), devient bientôt assez puissant pour rendre son autorité égale à celle d'un gouverneur en titre et pour soumettre ses collègues, auxquels étaient confiées les administrations civile et financière de l'Egypte. En 872, il obtient du calife le titre de gouverneur. Investi de toute l'administration politique et financière et de tous les pouvoirs civils et militaires, il agit dès lors en souverain maître, mais continue à se reconnaître le vassal du calife de Bagdâd. Véritable pharaon, Ahmad se crée une puissante armée, formée d'esclaves, d'affranchis et d'étrangers, où l'élément grec prendra plus tard la prépondérance. Retenant dans le pays les richesses que l'Egypte tire de son agriculture et de son industrie florissante, il assure aux populations une justice ferme et prompte. Ces mesures permettent à l'Egypte de jouir d'une période de paix et de prospérité et à la cour du Gouverneur de rivaliser en éclat avec la cour de Bagdâd. Enfin et à l'imitation des califes qui avaient établi leur résidence à Sâmârra, Ahmad fait construire, au nordest de Fostat, Al Katayeh, avec un hôpital, une citadelle, un palais et la splendide mosquée qui porte son nom. Il fera transporter dans ce nouveau quartier citadin «la culture et l'art de l'Irak, dans lesquels s'étaient fondus les éléments persans et hellénistiques» (Brockelmann). «En avance sur son temps, ce prince est le premier à avoir donné à l'Egypte une politique indépendante, on pourrait presque dire nationale, que l'ambiance ne comportait pas encore» (Wiet). Reprenant la politique traditionnelle égyptienne qui a toujours porté les Pharaons et les Ptolémées à annexer la Syrie-Palestine (p. 34—35), Ahmad, en 877, envahit la province syrienne, qui relève de Bagdâd, et reçoit l'hommage de son gouverneur. Retenu par sa guerre contre les Nègres, Muaffak, le régent du Califat, le laisse faire. Enhardi par ce succès et songeant probablement à transférer en Egypte le centre de l'Empire et du Califat, le vice-roi tûlûnide exige du calife Muhtamid qu'il se libère de la tutelle de son frère Muaffak et qu'il se place sous sa propre protection. Obéissant à cette injonction, Muhtamid essaie de fuir en Egypte, mais sa tentative est découverte et sa fuite empêchée. Ahmad se détache alors de Bagdâd, en s'abstenant de nommer Muaffak, à la prière du vendredi, comme un successeur au Califat. La seule réponse de Bagdâd est de faire maudire Ahmad dans les mosquées.
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Après quinze ans de règne, Ahmad meurt, en 883, sur la frontière syrobyzantine. Profitant de cette brusque disparition, Bagdâd soulève contre son fils cadet et successeur, Khûmarawaih (883—893), les gouverneurs de Damas et de la Mésopotamie du Nord, et la guerre éclate entre Bagdâd et son vassal. Après des péripéties de succès et de revers, une paix est conclue, en 886, qui assure pour trente ans, au Tûlûnide, le gouvernement de l'Egypte et de la Syrie, contre un maigre tribut; le nord de la Mésopotamie passe bientôt aussi sous son contrôle. Après la mort du calife et du régent, le vice-roi d'Egypte conclut un nouveau traité avec le calife Muhtadid, fils de Muaffak (893). Cet accord est scellé par le mariage du calife avec la fille du Tûlûnide, Katr an Nadâ (goutte de rosée), dont les noces sont célébrées avec un luxe et un apparat inusités. Véritable monarque, Khûmarawaih dépasse son père en faste et en magnificence. Le règne de ces deux Tûlûnides brille surtout par l'éclat de la richesse et de la puissance. Sous leur gouvernement très populaire, l'Egypte eut une force et une existence spéciales; elle est dotée d'une marine respectable. L'agriculture est encouragée, les arts, les sciences et les lettres sont en faveur, comme à la cour de Bagdâd. Mais la prodigalité de Khûmarawaih, comme plus tard celle du khédive Ismaïl (1838—1895), épuise les provinces et ruine sa maison. En 896, il est assassiné à Damas, laissant le trône à des enfants trop jeunes, qui seront détrônés en 905. 4. Révolte et incursions des Karmates (894—906) a. Les Karmates maîtres de l'Arabie méridionale (894) Vers la fin du IXe siècle, l'Arabie méridionale est violemment secouée par le mouvement politico-religieux des Karmates (p. 217—218) devenus la terreur de l'Orient musulman. En 894, un nommé A. Zaïd B. Bahrâm, envoyé par le supérieur de la secte karmate, réussit à fonder dans la région de Bahraïn, sur le golfe Persique, un Etat indépendant. «Lui et ses successeurs y régnèrent, comme chargés d'affaires de Yimâm caché . . . Le fils et successeur d'A. Zaïd (914—943) affligea le 'Iraq par des incursions répétées qui paralysèrent le commerce des pèlerins; le 12 janvier 930, il s'empara même de Mekka et emporta la pierre noire de la Ka'ba dans sa capitale Al'Ahdza, où elle resta pendant trente ans.»23 b. Les Karmates dévastent la Syrie et l'Irâk (900—903) Dès 900, le supérieur de la secte karmate, «le maître de la pureté», réussit à fomenter en Syrie une insurrection contre le gouvernement affaibli des 23
Brockelmann, op. cit., p. 128.
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Tûlûnides d'Egypte. «Le maître de la pureté fut proclamé calife sous le nom d'A. Abdallah Mûhammad, soi-disant descendant de Ali. Dans toutes les villes de Syrie, les qarmates sévirent avec la plus grande cruauté. Damas seul résista à leur siège. Pendant ce siège, leur Khalife mourut en 901 et fut remplacé par son frère A. Abdallah Ahmad, qui fut fait prisonnier deux ans plus tard et exécuté à Bagdad.»24 5. Bagdâd reprend possession de l'Egypte et réprime le mouvement karmate (905—906) La faiblesse et l'inexpérience des fils du vice-roi d'Egypte, trop jeunes pour régner, l'incursion des Karmates en Syrie, faiblement défendue par l'Egypte, et l'insubordination des émirs d'Egypte et de Syrie, permettent au calife Muktafi, qui profite de ces circonstances, d'écarter les Tûlûnides et de faire rentrer l'Egypte et la Syrie sous son autorité directe (905). Dans la même année, le calife karmate est fait prisonnier et exécuté à Bagdâd. L'année suivante, le chef du mouvement karmate en Syrie tombe à son tour (906). Maître, de nouveau, de l'Egypte et de la Syrie, le gouvernement de Bagdâd, qui a brisé le mouvement karmate en Syrie, réussit à la réprimer dans l'Irâk (906). Par contre, l'Arabie restait entre les mains des farouches Karmates. Mais la reprise de la Vallée du Nil par les maîtres de Bagdâd sera précaire et de bien courte durée. L'Egypte, qui, sous les Turcs Tûlûnides (872—905), avait goûté à l'indépendance, la recouvrera de nouveau, sous les Turcs Ikshidides, à partir de 935. 6. Le règne du calife Muktadir (908—932). Désordres, insécurité, crise économique et financière Si, à la fin du IXe siècle, des califes énergiques ont réussi à reculer de quelque temps la ruine et le démembrement de l'Empire, par contre, au Xe siècle, les califes sont inférieurs à leur tâche. «Rien n'arrêtera plus l'effritement d'un régime qui n'a pas de constitution, pas d'unité nationale, aucune raison naturelle de vivre: la communauté musulmane est un mot vide de sens politique. Les invasions turque et mongole la briseront.»25 Le calife Muktadir (908—932), fils et successeur de Muktafi, qui a treize ans à la mort de son père, règne sur l'Irâk, le Khûzistan, la Perse occidentale, la Mésopotamie, la Syrie et l'Egypte. H est reconnu, comme suzerain, dans l'Umân, l'Adherbaïjan, l'Arménie. Mais le long règne de 24 25
Brockelmann, op. cit., p. 128. Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 292.
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ce souverain est celui des femmes et des eunuques; son palais est un foyer de sanglantes intrigues, et le désordre règne dans toutes les branches du gouvernement. Son pouvoir est constamment menacé par les Karmates et les aventuriers. En outre, les recettes des impôts ont sensiblement diminué. « L e s dépenses à payer sur ces recettes servaient à l'entretien des deux villes saintes, Mekka et Madina, de la route du pèlerinage, des forteresses sur les frontières, au paiement des juges, du chef de la police des marchés, des tribunaux d'appel et des maîtres de la poste dans toutes les provinces. Mais les sommes les plus importantes sont englouties par la cour du khalife et la solde de ses troupes . . . Malgré (les) recettes importantes, le budget se soldait toujours par un déficit. N e pouvant couvrir ces déficits par des emprunts comme dans les Etats modernes, on reprenait les sommes nécessaires sous forme d'amendes imposées aux riches, souvent aussi aux fonctionnaires qui ont pu s'enrichir par de grasses prébendes . . . Un moyen très recherché d'échapper à l'impôt et de protéger en même temps ses biens de la confiscation consistait à les déclarer en faveur d'une œuvre pieuse . . . On gardait soi-même l'administration de ces fondations, ou on la réservait à son descendant le plus âgé . . . Mais la plus grande perte subie par le Trésor public commença lorsque les khalifes eux-mêmes, par manque d'argent liquide, se mirent à payer les troupes en leur assignant des terres . . . L e manque d'argent força peu à peu les khalifes à instituer, même dans le 'Iraq, les généraux turcs fermiers d'impôts sur de vastes régions, afin d'y recueillir la solde de leurs troupes . . . Ce n'est pas seulement à la campagne, mais aussi dans les villes du 'Iraq qu'une grande insécurité de la vie régnait. L a guerre des esclaves et les incursions des Qarmates avaient pendant des années paralysé le commerce et l'industrie. L e luxe des classes supérieures contrastait avec une misère aussi grande des classes inférieures, malgré la modestie des exigences de l'Oriental et la valeur croissante du pouvoir d'achat de l'argent.» 26 Après vingt-deux ans de règne, Muktadir est massacré, en 932.
7.
Le
mouvement
Sûfi
« A u x luttes partisanes des grands s'ajoutaient encore les dissensions des sectes religieuses, qui étaient constamment alimentées par les prédicateurs. Ici, ce n'étaient plus seulement les chiites qui s'opposaient aux sounnites, mais parmi ces derniers les fanatiques Hanbalites, entre autres, attisaient sans cesse les discordes. A ces querelles, les natures plus réfléchies cherchèrent un refuge dans le recueillement contemplatif, par delà les questions dogmatiques et politico-religieuses . . . Depuis que Bagdâd était de2e
Brockelmann, op. cit., p. 130, 131.
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venue la capitale de l'empire, les partisans de la vie contemplative se constituèrent en associations . . . Ils avaient emprunté aux moines chrétiens la bure de laine (çouf), qui leur donna bientôt partout le nom de çoufi (p. 222—223). L'influence chrétienne n'était pas non plus méconnaissable dans leurs exercices de piété, mais l'origine du mouvement est purement arabe et islamique.»27 8. Institution de l'Emirat suprême
(936)
a. Le gouverneur Raïq, émir des émirs (936—938) Al Kâher (932—934), successeur de Muktadir, se distingue par la cruauté et l'avarice; au bout de deux ans de règne, il est détrôné, aveuglé et enfermé. Ar Râdi (934—940), fils de Muktadir, sous le règne duquel les désordres et le manque d'argent désorganisent l'Empire, fait appel au puissant gouverneur de Wasit et de Basra, Ibn Raiq, en faveur duquel il crée une charge absolument nouvelle, celle d'amir al umara ou «émir des émirs». Le titulaire de cette nouvelle fonction est officiellement le chef suprême de l'armée et de toute l'administration de l'Etat (936); son nom est même cité à la prière publique du vendredi dans la mosquée. Dès son arrivée à Bagdâd, Raïq supprime la charge de vizir, dont il s'attribue les fonctions, confie à un de ses secrétaires l'administration des finances et centralise tous les pouvoirs entre ses mains. Ce «maire du palais» devient le souverain effectif, et le calife n'est plus qu'une ombre. b. Le chef de la garde turque, émir des émirs et maître absolu du Califat (938-945) Deux ans après son ascension, Raïq est évincé de sa charge par Bejken, chef de la garde turque (p. 287), qui, en s'arrogeant la fonction d'amir al umara, possédera désormais la souveraineté absolue, moins le nom (938). c. Désagrégation de l'Empire abbâside L'institution de l'Emirat suprême consacre officiellement la ruine du Califat de Bagdâd. L'histoire des califes abbâssides, dont le règne effectif cessera à partir de 638, ne sera plus désormais que le récit des révolutions de palais et de leurs contrecoups sur le plan intérieur. C'est le début d'une ère nouvelle, où des officiers de fortune, anciens esclaves et Turcs d'origine, se disputeront désormais le pouvoir. «Au Xe siècle, Vomir al oumara dispose de la vie du califat, qui n'a plus >7
Brockelmann, op. cit., p. 131, 132.
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la force de le supprimer et qui n'en a pas toujours le désir . . . Ce pouvoir (califien), si âprement disputé, n'avait plus ni surface, ni profondeur. L'Egypte et la Syrie, où s'éteignait la dynastie des Toulounides, allaient être possédées pendant quelques années par une famille de gouverneurs turcs, les Ikhchidites. Sur le Bas Euphrate, dominaient les descendants d'un ancien chef du berîd, les Barîdi. En Mésopotamie, vers 936, Mossoul était devenu le centre d'un groupement de Bédouins de Taghleb, auxquels s'étaient joints des Rabi, des Bakr et des Modar, et que dirigeaient les Banou Hamdân. Mais c'est des provinces orientales de l'Empire qu'allait venir le nouveau maître du califat, l'émir Bouyide.»28 9. L'Egypte, de nouveau indépendante, réoccupe la Syrie. La dynastie turque des Ikhshidides (937—969) Redevenue province de l'Empire de Bagdâd depuis la chute des Tûlûnides en 905 (p. 295), la Vallée du Nil était la seule possession qui restait au Califat en Afrique. Depuis 800, en effet, les Aghlabites, dont le centre est Kairawân, régnent souverainement en Afrique du Nord, en reconnaissant la suzeraineté nominale du calife abbâsside. En 935, trente ans après la disparition de la dynastie affaiblie des Turcs tûlûnides, un autre Turc, Mohammad ibn Toghj, est nommé par le calife gouverneur de l'Egypte. Profitant de l'anarchie profonde qui régnait dans l'Empire, Mohammad, administrateur brave et habile, soutenu par le peuple égyptien qui avait, sous les Tûlûnides, pris goût à l'indépendance, réussit en deux ans à affermir sa puissance et son autorité. Aspirant à un titre qui le mettrait à un rang supérieur à celui des gouverneurs de province, il se fait attribuer par le calife, en 937, le titre d'ikhcîd, qui était celui des princes de Ferghana (Sogdiane), pays de sa famille.29 Reprenant la politique millénaire d'expansion égyptienne vers l'Est, le nouveau maître de l'Egypte se fait abandonner par Bagdâd, moyennant tribut, la Palestine méridionale et la presqu'île du Sinaï, indispensables à la défense de la vallée du Nil. Poussant encore plus au Nord, il étend, en 938, son influence sur la Syrie méridionale jusqu'à Damas (p. 293). 10. Compétitions suprêmes à Bagdâd. Avènement Buides iraniens (945)
des
Pendant que les Ikhshidides s'établissent et se consolident en Egypte, les amir al umara, à Bagdâd, se disputent le pouvoir par les moyens les plus S8
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 292, 293, 294. Ce précédent inspirera probablement, plus tard, un gouverneur d'Egypte, Ismaïl Pacha, qui recevra en 1867 de son suzerain ottoman, le sultan-calife de Constantinople, le titre de Khédive, titre qui, dans la hiérarchie ottomane, vient immédiatement après celui de sultan et se place avant celui de vizir. 29
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violents; leurs compétitions sont la source des troubles les plus graves. Après la mort du calife Ar Râdi, le Turc Bejken, émir des émirs, lui donne, comme successeur, Al Muttaqi (940—944), frère du précédent. En 941, l'émir suprême Ibn Raïq, revenu entre-temps au pouvoir, est battu par les Barîdi de Basra, qui ne cessaient de ravager le territoire irakien. Fuyant Bagdâd, le calife se réfugie à Mossûl, auprès des émirs arabes de Hamdân, qui dominent dans cette région (941). Profitant des embarras du souverain, le Hamdânide Hasan, qui régnait alors, fait assassiner Ibn Raïq et se fait décerner les fonctions d'amir al umara et le titre de Nâser ad Dawla (le défenseur de l'Etat), tandis que son frère Ali reçoit celui de Sayf ad Dawla (le sabre de l'Etat) (941—942). Dotés de ces titres ronflants, Hasan et Ali ramènent le calife dans sa capitale. «Touzoun, autre Turc, ayant pris l'avantage, devient émir el-Omarâ; ayant mécontenté le khalife, celui-ci se tourne de nouveau vers les Hamdânides, en même temps qu'il fait appel à Ikhchîd, gouverneur d'Egypte. Aucun succès; Touzoun empêcha les Hamdânides de s'approcher de Bagdad. Le khalife s'enfuit à Raqqa sur l'Euphrate; les Hamdânides enlevèrent Alep au gouverneur d'Egypte et en firent leur capitale (944) . . . Le khalife continuait d'être tiraillé entre ces diverses forces, auxquelles venaient se joindre les Bouïdes (iraniens). Mottaqi se décida à rentrer à Bagdâd, par malheur pour lui, car Touzoun le fit aveugler pour le remplacer par un de ses fils . . . Mostakfi (944). Le Turc (Touzoun) . . . mourut b i e n t ô t . . . et fut remplacé par le vizir Chîrzâdh, qui fut le dernier des Emirs el-Omara proprement dits.»®® En 945, un chef persan, Ahmad, fils de Bûya, prince indépendant de la région iranienne de Kirman, entre à Bagdâd, après un combat facile, et prend le titre de sûltân (sultan), «qui, primitivement, semble signifier quelque chose comme 'chef du pouvoir exécutif' et paraît inférieur au titre de khalife. Les Bouïdes étaient chi'ites; l'Iran triomphait de nouveau.» 31
11. Fin du pouvoir politique des califes arabes de Bagdâd (945) La date de 945 marque un nouveau grand tournant dans l'histoire de l'Empire arabo-islamique de Bagdâd. Si l'année 750 vit, avec le triomphe des califes abbâssides, la substitution, dans l'Empire, de la suprématie des Arabo-Iraniens à celle des Arabo-Syriens (p. 267—271), l'avènement des sultans bûïdes en 945, qui consacra la ruine du Califat arabo-islamique comme pouvoir politique souverain et effectif, fait passer définitivement ce pouvoir, des mains des califes arabes, dans celles de monarques ou sul30 S1
Huart, op. cit., I, p. 315. Huart, op. cit., I, p. 315.
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tans non arabes. Iraniens, Turcs et autres Asiatiques établiront désormais, successivement ou simultanément, leur domination politique et militaire sur l'Orient arabo-islamique, jusqu'au début de notre XXe siècle. Ainsi, à partir de 945, l'histoire du Califat de Bagdâd, qui se prolongera jusqu'à 1258, «n'appartient plus, pour ainsi dire, à l'histoire des Arabes» (Huart).
i. L'Empire des Bûïdes iraniens de Bagdâd, les Emirats arabes hamdânides de Syrie, et l'Empire des Turcs Ikhshidides d'Egypte Comme nous l'avons très souvent vu au cours des siècles et des millénaires passés, la seconde moitié du Xe siècle verra, de nouveau, naître et évoluer, dans le vieil Orient méditerranéen, devenu arabe et musulman, deux Etats ou Empires régionaux, successeurs et continuateurs des Etats ou Empires qui les avaient respectivement précédés, depuis l'aube de l'histoire, dans les Vallées du Tigre-Euphrate et du Nil. Ces deux Etats ou Empires sont: l'Empire irakien des Iraniens Bûïdes, qui domineront le Califat abbâsside de Bagdâd; et l'Empire égyptien ou Califat des Fâtimides du Caire, Arabes et Berbères nord-africains qui créeront, dans la Vallée du Nil, un Califat autonome, émancipé de la tutelle politique et religieuse du calife de Bagdâd (p. 34-35). A part ces deux grands Etats ou Empires régionaux d'Irâk et d'Egypte, la Syrie et la Haute Mésopotamie, arabisées et islamisées, connaîtront, comme dans le passé, une poussière de principautés et de petites dynasties autonomes, dont les principales sont celles des Arabes Hamdânides d'Alep et de Mossûl. Tout en restant théoriquement soumis à l'autorité spirituelle des califes, ces divers dynastes syriens agissent, au point de vue politique, en toute indépendance (p. 33—34). «Le grand empire unitaire (le Califat abbâsside), qui s'étendait hier encore du Turkestan à l'Egypte, de la Cilicie à l'Indus, se voyait désormais remplacé par une multitude de petites principautés provinciales, ennemies les unes des autres et qui, usant leurs forces dans ces querelles, allaient se trouver en état d'infériorité chronique en face de l'empire byzantin rénové.»1 Ainsi, la vieille physionomie géographico-politique de l'Orient ancien, païen puis chrétien, réapparaît dans l'Orient arabo-musulman du Xe siècle. Et, de même que l'Egypte des Pharaons, des Ptolémées, des Romains et des Byzantins, disputait à la Mésopotamie des Mitanniens, des Hittites, des Assyriens, des Néo-Babyloniens, des Perses achéménides, des Grecs séleucides, des Parthes arsacides et des Perses sassânides, la possession du couloir syro-palestinien, de même, entre l'Egypte arabo-musulmane des Ikhshidides, des Fâtimides et de leurs successeurs Ayyûbides et Mamlûks, d'une 1
Grousset, L'Empire du Levant, p. 110.
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part, et l'Irâk arabo-musulman des Iraniens bûïdes et de leurs successeurs les Turcs seljûkides, d'autre part, les conflits et les luttes, pour la possession des régions du couloir syro-palestinien, reprendront de plus belle, au cours des siècles qui vont suivre (III, p. 399—400).
1. Les sultans Bûïdes, chefs de l'Etat abbâsside. Les califes abbâssides, souverains honoraires A partir de 945, l'influence iranienne, qui, dès l'avènement des Abbâssides en 750, avait prédominé dans l'Empiie arabo-oriental de Bagdad, se transforme désormais en une véritable suprématie politique, où la puissance souveraine sera détenue et exercée par une véritable dynastie iranienne et chiite, les Bûïdes, qui ont déjà imposé leur domination à toute la Perse occidentale. a. Les Bûïdes, jusqu'à leur entrée à Bagdad Nous avons vu, dans l'Iran oriental, se succéder, à partir de 822, les dynasties iraniennes des Tahirides (822-873), des Saffarides (873-903) et des Samanides (903—1000), qui ont fondé et consolidé l'indépendance des provinces orientales vis-à-vis du Califat de Bagdad. Sous ces dynasties nationales, les populations est-iraniennes ont développé leur originalité linguistique et sociale, leur particularisme régional et leur sentiment national (p. 285 et 290-292). Au Xe siècle, les provinces de l'Iran occidental ou vieille Perse, encouragées par l'exemple de l'Iran oriental, sont traversées par des mouvements d'apparence alide, suscités en réalité par le réveil du sentiment national iranien dans cette contrée. En 932, un condottiere iranien, Bûyé, fondateur de la dynastie dite des Buides, se révolte contre son suzerain qui règne au Tabaristan, au sud de la mer Caspienne. Peu après, il occupe Ispahân, après en avoir chassé la garnison du calife de Bagdâd. Aidé de ses trois fils, Bûyé conquiert Chirâz où il établit sa résidence (934). En 935, Bûyé et ses fils gouvernent toute la Perse occidentale, et même le Khûzistan (Susiane, antique Elam), cette vieille terre irako-iranienne qu'ils venaient d'enlever aux Barîdi, maîtres de Basra. b. Le Bûïde Ahmad, «émir des émirs» à Bagdâd (945) Irrité des excès commis à Bagdâd par les Turcs de «l'émir suprême», le calife Mustakfi (944—946) se met sous la protection d'Ahmad, fils de Bûyé, qui venait de se distinguer en occupant la province iranienne de Kirmân et de l'ériger en principauté indépendante (935). Répondant à
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l'appel du calife, le Bûïde Ahmad bat le vizir Chirzâdh, entre à Bagdâd (945) et reçoit, avec la fonction d'Amir al umara, le titre honorifique de Miïiz ad dawla (qui fait la gloire de l'Etat). Les deux autres frères d'Ahmad, qui régnent à Chirâz et en Médie, le rejoignent à Bagdâd, où ils prendront leur part des titres et des pouvoirs dont disposait leur frère. c. Le Bûïde Ahmad, sultan héréditaire et maître de l'Etat (945) Souverain sans couronne, Ahmad substitue sa propre autorité à celle du calife et prend le titre arabe de sultân, qui signifie «puissance» et «pouvoir», ce qui lui donne les attributions de chef suprême du pouvoir exécutif (945). «Le nom du sultan (Ahmad) fut prononcé au prône du vendredi et gravé sur les monnaies avant celui du Khalife, devenu une simple marionnette entre les mains du détenteur réel du pouvoir. » d. Les califes abbâssides, souverains
honoraires
Le calife Mustakfi qui, après avoir fait appel aux Iraniens Bûïdes, aurait comploté contre eux, est aveuglé, puis assassiné (946). «Ses successeurs, Almûtî (946-974), Arta'i (974-991) et Alqadîr (991-1003), n'étaient plus guère que les pensionnaires des Bouyides: il leur fallait se contenter du droit honorifique de battre monnaie, laquelle était encore frappée à l'effigie des khalifes, et du droit d'être mentionnés à la prière solennelle du vendredi, qu'ils célébraient encore en souverains. Leurs maires du palais, résidant en partie à Bagdad, en partie à Chirâz, ne pouvaient maintenir eux-mêmes leur puissance propre que par de petits combats incessants contre les montagnards iraniens toujours prêts à la révolte.»3 e. Les califes, chefs religieux On a admiré cette situation paradoxale d'un Etat théocratique comme l'Empire abbâssido-bûïde de Bagdâd, où les pouvoirs politique et religieux sont exercés par deux chefs distincts et qui, par surcroît, professent chacun une doctrine religieuse différente: le Chiisme (le sultan) et le Sunnisme (le calife). En réalité, outre la tolérance religieuse qui, on le sait, a toujours caractérisé les maîtres iraniens, on ne doit pas oublier que le calife abbâsside, qui jouit, grâce à sa qualité de descendant de l'oncle du Prophète, d'un grand prestige religieux dans tout l'Orient islamique, est le représentant de la doctrine sunnite, est professée par la grande majorité des Musulmans de la partie occidentale de l'Empire (Syrie, Egypte). Le Chiisme, doctrine 2 3
Huart, op. cit., I, p. 315. Brockelmann, op. cit., p. 137.
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des régions orientales, avait ses imâms propres, à la tête desquels figure le prince bûïde, chef effectif du pouvoir suprême dans l'Empire. /. Essai de reconstruction du vieil Empire perse Auréolée du titre de sultan et des pouvoirs qui lui sont attachés, la charge d'amir al umara, qui centralise entre les mains de celui qui l'occupe la totalité des pouvoirs califiens, sera héréditaire dans la famille iranienne des Bûïdes, qui la garderont pendant cent dix ans (945—1055). Et, comme jadis les Perses Achéménides, les Parthes Arsacides et les Perses Sassânides avaient établi le centre de leur Empire irano-irakien dans la plaine historique des Deux-Fleuves: à Suse, à Séleucie sur le Tigre, puis à Ctésiphon, leurs successeurs Bûïdes se fixent à Bagdâd, à proximité de Ctésiphon, l'ancienne capitale perso-sassânide. En Perse, Chirâz ressuscite le rôle de l'ancienne Persépolis. g. Les souverains bûïdes et leur gouvernement
(945—1055)
La dynastie des Bûïdes régnera de 945 jusqu'à l'expansion des Turcs Seljûkides, en 1055. Pendant cette période de plus d'un siècle, les héritiers d'Ahmad, le fondateur de la dynastie, et ceux de ses frères, se disputeront la souveraineté en Irâk et en Iran. «Les premiers Bouyides ont une vitalité de grands bandits romantiques . . . Ils sont dominés par une passion effrénée de l'argent. Sans doute, ils doivent payer leurs bandes qui ont toujours faim; mais aussi ils veulent jouir, avec une fureur de faste qu'ils appliquent à tout, même à l'acquisition de livres rares et nombreux, que, bien entendu, ils ne lisent point. Ils paraissent trouver en eux-mêmes des desseins d'hommes d'Etat, tout en ayant des réactions de bandits vulgaires . . . Le gouvernement des Bouyides fut en somme bienfaisant pour l'empire, qui, depuis longtemps, n'avait été aussi étendu et aussi tranquille . . . Les Bouyides portent un titre nouveau, celui de 'sultan', un vieux mot arabe qui signifie 'puissance'. Leur entrée à Bagdad marque bien une étape nouvelle dans la décadence de la dynastie abbasside: le calife ne gouverne plus, et le vrai et seul maître est le sultan bouyide. Et comme, grâce à lui, le califat abbasside fait encore figure de grand Etat civilisé, on est prêt à trouver que c'est lui qui fait honneur au calife Et Taï, en épousant sa fille, et qu'il a vraiment le droit de ressusciter pour se l'attribuer (1037) le titre sassanide de chahinchah, 'roi des rois'. On bat le tambour à l'heure des cinq prières quotidiennes devant le palais du Bouyide; les sultans mamelouks n'auront qu'à l'imiter . . . Le bouyide est simplement d'une parfaite indifférence religieuse. Puisqu'il est chiite, il fait reconstruire magnifiquement Kerbela et Nedjef;
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comme chef effectif de l'Etat sunnite, il veille au paiement régulier des prédicateurs et des muezzins; mais il permet à son vizir Naçr, qui est chrétien, de faire reconstruire églises et couvents; et il accueille les philosophes. Il y a néanmoins des troubles religieux, des querelles entre sunnites et chiites à Bagdad, où les classes cléricales ont toujours le pouvoir d'ameuter la populace. Si l'on tient à croire que les faits politiques sont tous conformes à une logique constitutionnelle, on devra renoncer à comprendre que, dans un Etat où la confusion des deux pouvoirs, le spirituel et le temporel, est complète, le calife sunnite a pu déléguer toute son autorité à un sultan chiite. On n'échappera point à la conviction que le calife a retenu toute l'autorité spirituelle: et rien ne sera plus hasardé. Une autre façon de ne voir les faits que dans leur masse serait de considérer le chiisme comme prêt à dominer la communauté musulmane en Orient. Les Bouyides sont chiites; les Fatimides et les Carmates sont chiites. Mais chaque groupe l'est à sa manière; les Bouyides sont 'duodécimains', c'est-à-dire qu'ils s'attachent au douzième imâm alide; les Fatimides sont ismaïliens, c'est-à-dire attachés au septième; et l'initiation des Carmates leur laisse une grande indépendance en face des Fatimides . . . Tous ces aventuriers, chefs de dynasties éphémères, sont des montagnards, un peu grossiers et rudes, mais ce sont des Iraniens, et il convient de s'en souvenir pour comprendre toutes leurs attitudes. Elles sont différentes de celles des Turcs, dont l'influence sur la vie musulmane va grandir au cours des siecles.»4 2. Les émirs arabes Hamdânides de la Syrie du Nord et leurs rapports avec Bagdâd et l'Egypte a. Les Arabes Hamdânides Les Hamdânides forment une petite dynastie purement arabe, qui gouverne la Haute Mésopotamie (Mossûl) et la Syrie du Nord (Alep) (p. 299). «L'Etat hamdanide, pris en bloc, s'est étendu, à son plus beau moment, sur la Mésopotamie tout entière, sur la Syrie (Alep et Damas), sur le haut Euphrate et sur les confins imprécis qui séparaient l'Empire byzantin de la terre d'Islâm. Son autorité rayonnait sur les Bédouins entre Mésopotamie, Irâq et Syrie. C'était un royaume de pièces et de morceaux, construit à la bédouine, au hasard. Il campait, on le répète, au carrefour de trois empires: le Califat de Bagdad . ..; la puissance égyptienne . . .; l'Empire byzantin . . . Les trois empires étaient inaptes à s'entendre et à combiner leur effort contre leur débile ennemi (le Hamdânide). Celui-ci réussit 4
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 298—302.
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donc à vivre entre eux, vassal de l'Abbasside, en accord avec le Fatimide, traitant avec le Byzantin, suivant une politique naïvement retorse de Bédouin. Depuis la conquête musulmane, comme avant elle, la région d'Alep et de Mossoul avait vu passer bien des invasions; elle avait été aussi un pays de vie intellectuelle. A l'arrivée des musulmans, Edesse était un grand centre jacobite . . . Ce petit monde de sédentaires anciens était maintenant mêlé à des Arabes bédouins, qui s'étaient répandus depuis la conquête sur tout le pourtour du désert syrien . . . Le désordre où le califat tomba au dixième siècle les mêla à sa vie politique.» 5 b. Les Arabes Hamdânides de Mossûl
(929—991)
Hamdân, émir de la tribu arabe de Taghlib, occupait, depuis 890, la forteresse de Mardîn, en Haute Mésopotamie. En 905, son frère Hayja fut nommé gouverneur de Mossûl par le calife Mouktadir. Après 929, Hasan, fils de Hayja, étendit sa puissance sur la Mésopotamie et le nord de la Syrie. En 941, le même Hasan, profitant, on l'a vu, des embarras du calife Muttaki, força celui-ci à lui remettre la charge d'amir al umara, avec le titre honorifique de Nâser ad dawla (le défenseur de l'Etat). Avec son frère Ali, qui reçut, vers le même temps (942), le titre de Sayf ad dawla (le sabre de l'Etat), Hasan ramèna le calife dans sa capitale (p. 299). Les Hamdânides de Mossûl, vassaux des Bûïdes. — Les Hamdânides, qui avaient dû renoncer à lutter contre les Bûïdes, maîtres à Bagdad depuis 945, sont vassaux de ces derniers. Leurs liens de vassalité consistent en une reconnaissance officielle et le paiement d'un tribut. Nâser ad Dawla, qui réside à Mossûl, a réussi, au bout d'une activité inlassable de plusieurs lustres, à étendre sa principauté sur toute la Haute Mésopotamie, que ses successeurs perdront en 991. c. Les Arabes Hamdânides d'Alep
(944—1003)
Sayf ad Dawla (944—967), frère de Nâser, qui enlève la Syrie-Nord aux Ikshidides d'Egypte (944), réside à Alep, dont il sera le brillant souverain. Un arrangement avec l'Egypte lui assure la Syrie-Nord jusqu'à Homs. Après l'avènement des Fâtimides au Caire (969), il se déclarera leur vassal, en confessant le chiisme, mais gouverne son domaine en prince indépendant. La paix avec l'Egypte permet à Sayf ad Dawla de consacrer sa vie à lutter contre Byzance. Ces luttes, qui se traduisent par des alternatives de succès et de revers, consistent en incursions et en combats sur les frontières. En 962, Alep même tombera aux mains des Byzantins. Les Ham5
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 313, 314.
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dânides, qui la reprendront, la conserveront en s'alliant avec les Byzantins contre les Fâtimides d'Egypte. En 1002, ces derniers se rendront maîtres du pays et mettront fin à la domination des Hamdânides. Sayf ad Dawla et sa cour à Alep — Guerrier et poète, ami de l'art et de la science, Sayf ad Dawla, dans l'extrême désordre du Califat abbâsside au Xe siècle, s'élève au rang de champion de l'Islam en face de l'empereur de Constantinople. «Héros d'épopée qui, tandis que les autres princes musulmans se désintéressaient de la Guerre Sainte, (il) passa sa vie en combats héroïques pour écarter de la Syrie du nord la reconquête byzantine, chaque jour plus menaçante. Dans les intervalles de cette lutte, il faisait des vers: on a de ce paladin une délicate pièce sur l'arc-en-ciel. A son exemple, son cousin et lieutenant Abou Firâs al-Hamdânî unit la gloire des vers à celle des armes.» 6 La cour de Sayf ad Dawla, à Alep, devint le rendez-vous des poètes, des écrivains et des penseurs les plus éminents de l'époque. En 948, un des derniers grands noms de la poésie arabe, Al Mutanabbi (environ 925— 976), arriva à la cour de ce grand prince. «Pendant neuf ans, il chanta les exploits du champion de la guerre sainte d'Alep, puis, à la suite d'une brouille, il l'abandonna et tenta sa chance d'abord à la cour du souverain turc d'Egypte, l'Ikchidide Kafour, plus tard à Bagdad, finalement chez le Bouyide 'Adoudaddawla en Perse . . . Mais la science aussi jouissait à la cour de Sayfaddawla d'un culte intelligent. C'est là que le grand aristotélicien Alfarabi, Turc de naissance, qui avait fait ses études à Bagdâd, trouva un refuge pour ses travaux contemplatifs.» 7
3. L'Egypte
ikhshidide, grande puissance
islamique
Depuis le rétablissement de sa souveraineté effective sous la direction des Turcs Ikhshidides (p. 298), l'Egypte, qui avait étendu son influence jusqu'à Damas (938), n'avait cessé de développer sa puissance. L'avènement des Bûïdes à Bagdâd (945) coïncide avec la mort de l'Ikhshîd Mohammad (946), fondateur de la dynastie ikhshidide et de l'autonomie de l'Egypte. Kafûr, un eunuque né en Abyssinie, précepteur de l'héritier ikhshidide en bas âge, assume le pouvoir à titre de régent. Voulant profiter de ces événements, le prince hamdânide Sayf ad Dawla, qui tente d'envahir l'Egypte, est repoussé par Kafûr qui arrive jusqu'à la capitale de la Syrie du Nord. En Haute Egypte, une révolte, fomentée contre le gouvernement de Kafûr, est également écrasée (947). Avec les Iraniens bûïdes de l'Irak, les rapports des Ikhshidides sont • Grousset, Les civilisations de l'Orient, 7 Brockelmann, op. cit., p. 136.
I, p. 190.
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640—1055
amicaux. «La cour d'Egypte noue des relations amicales avec le prince bouyide, maintenant établi solidement à Bagdad. C'est à lui, et non au calife, qu'Onoudjour (l'Ikhchidide mineur) envoie une ambassade en 949, par laquelle il demande et obtient que le pouvoir passe à son frère après lui.»8 Du côté de l'Ouest, les Ikhshidides sont continuellement occupés à défendre leurs frontières contre les attaques des Fâtimides d'Afrique du Nord. Dès leur avènement en Afrique, en 910, ces derniers n'avaient cessé de diriger leurs ambitions vers l'Orient, d'où leur dynastie était sortie. De 937 à 968, les vice-rois ikhshidides éloignent facilement les Fâtimides de la frontière égyptienne. L'Egypte ikhshidide était alors «la puissance militaire la plus forte de tout l'Islâm».
8
Wiet, op. cit., p. 140.
II. L'Empire des califes fâtimides du Caire, son expansion en Syrie et ses rapports avec Byzance et Bagdâd, de 969 à 1055 1. Fondation de l'Empire et du Califat fâtimides du Caire (969-970) a. Les Fâtimides occupent l'Egypte (969) Dès 910, date de l'avènement de leur dynastie en Afrique du Nord, les Fâtimides (p. 218), n'avaient cessé de diriger leurs ambitions vers l'Orient, d'où ils étaient venus. En 914, une armée fâtimide, qui avait réussi à occuper Alexandrie, en était aussitôt chassée. Une autre expédition, en 921, ne réussit pas mieux. De 937 à 968, les vice-rois ikhshidides éloignaient facilement les Fâtimides de la frontière égyptienne. Mais, en 968, une crise dynastique et la mort de Kafûr, qui affaiblirent l'Egypte, permirent aux Fâtimides de réaliser leurs ambitions à l'Est. En 969, une armée fâtimide, composée de mercenaires berbères, grecs, arméniens, kurdes, turcs et nègres, sous le commandement suprême du célèbre général Johar, ancien esclave grec, envahit le Delta du Nil. Une victoire décisive, remportée sur les partisans des Ikhshidides, ouvre à Johar les portes de Fustât (futur Caire) (969). b. Avènement de la dynastie fâtimide en Egypte (969) Dès son entrée à Fustât, où il établit son camp, Johar prononce la khotba au nom des Fâtimides. Cet acte solennel consacre officiellement la chute des Ikhshidides et l'avènement en Egypte de la nouvelle dynastie fâtimide (969). La Vallée du Nil, qui traverse à ce moment une période de famine, de peste et de désordres, se donne sans résistance à ses nouveaux maîtres étrangers. Se ralliant, en grande partie, à la doctrine chiite des Fâtimides, elle vivra, sous leur domination, pendant environ 200 ans (969—1171). c. L'Egypte fâtimide occupe la Syrie (970) A l'exemple de tous les puissants monarques ou chefs qui ont dominé l'Egypte depuis quatre mille ans environ, Johar se met aussitôt en devoir d'achever sa mission en soumettant la Syrie. Ce pays était aux mains d'un Ikhshidide qui est battu près de Ramla, en Palestine; Damas tombe en
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970. «La domination fatimide en Syrie, si elle ne fut jamais ni sûre ni complète, était trop nettement dans la logique pour ne pas durer autant que la dynastie elle-même»9 (p. 34—35, 293, 298). Johar ne poussa pas jusqu'à la Syrie-Nord, aux mains du Hamdânide Sayf ad Dawla. Mais les Karmates de Bahraïn, qui étaient jusque-là les alliés des Fâtimides et auxquels l'Ikhshidide de Damas payait tribut, se détachent formellement des Fâtimides et se rallient au gouvernement des Buïdes de Bagdâd. Munis d'armes et d'argent fournis par le sultan bûïde, les Karmates entrent à Damas et y rétablissent l'autorité religieuse du calife abbâsside. En 971, 972 et 973, ils pénètrent, à trois reprises, en Egypte, d'où ils sont chaque fois rejetés. d. Le Caire, capitale de l'Empire des califes fâtimides (973) Trois ans après l'installation de Johar à Fustât, cet ancien petit camp, devenu déjà une ville, reçoit le nom d'Al Kâhira (Le Caire), c'est-à-dire la «ville victorieuse» (973). La célèbre mosquée Al Azhar et le palais construit pour le nouveau souverain sont déjà terminés. Aussi, quittant, en 972, sa capitale nord-africaine, le calife fâtimide Al Muiz (953—975) se dirige-t-il vers sa nouvelle conquête, avec sa cour, son harem et ses volumineux trésors. Reçu et installé au Caire (973), il fait de cette nouvelle ville sa résidence et y transporte le siège du Califat fâtimide, jusque-là fixé en Afrique. En déplaçant vers l'Orient la capitale de leur Empire d'Afrique du Nord, les califes fâtimides perdront, dès leur départ, leur domaine en Occident. En moins de dix ans, le Maghreb redeviendra indépendant sous la dynastie des Berbères Zirides, anciens vassaux des Fâtimides, auxquels ces derniers avaient, lors de leur départ, confié l'administration de leur domaine africain. e. Rôle et destinée du Califat fâtimide
d'Egypte
L'installation du Califat fâtimide au Caire a pour effet de déplacer, de la Vallée de l'Euphrate à celle du Nil, le centre de la puissance politique de l'Islâm arabe. Le Caire, ville arabo-musulmane, se substituera à Bagdâd, devenue iranienne et bientôt turque. Formation politique et religieuse indépendante, le Califat fâtimide d'Egypte devient le champion de l'Orient et de l'Islâm arabes, en remplacement du Califat abbâsside d'Irâk, morcelé et affaibli, et coiffé, par surcroît, d'un pouvoir politique non arabe. «Le califat fatimide est un événement considérable dans l'histoire de l'Orient musulman; il n'a point eu cependant les grandes destinées qu'on 0
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 437.
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aurait pu se plaire à lui prédire . . . La conquête de l'Egypte et l'occupation partielle de la Syrie firent tout à coup du Fatimide le représentant de l'Islam en face de l'empire chrétien de Constantinople, dont l'activité renaissante menaçait les frontières indécises du califat abbâsside . . . L'adhésion des deux villes saintes, qui proclamèrent El Mo'izz, fut une manifestation grave de la puissance du nouveau maître de l'Egypte . . . Il y eut donc un moment où le Fatimisme sembla prendre la première place dans la vie de l'Orient proche . . . Cependant, la dynastie fatimide ne pouvait échapper à l'illogisme qui sépare son origine de son développement. Le Mahdi Obeid Allah avait été annoncé comme l'être providentiel qui, sur les ruines d'un monde corrompu, allait construire un royaume de justice et de bonheur qui préparerait la fin des temps. Or, son gouvernement et celui de ses successeurs ne différaient de celui des califes abbassides que par des formes extérieures . . . En somme, le calife fatimide apparaît simplement comme un concurrent de l'abbasside, et les populations semblent l'avoir compris. Le triomphe temporel de la dynastie fatimide marque la ruine de son influence spirituelle, et la propagande ismaïlienne a perdu sa raison d'être et son ardeur. Il est remarquable que le chiisme soit resté à la surface de la vie de l'Egypte et qu'il en ait à peu près disparu avec les Fatimides.» 10 2. L'Egypte sous les deux premiers califes fâtimides a. Ordre et prospérité
(970—996)
économique
Sous les califes Al Muiz (970—975) et son successeur Al Aziz (976—996), l'Egypte, qui avait souffert des dernières guerres, renaît à la prospérité d'autrefois. Comme les Ptolémées, les Fâtimides donnent au pays les bases d'une administration éprouvée. Soutenus par l'ardeur de leur milice berbère, ils assurent aux Egyptiens la sécurité et le travail nourricier. L'impôt «entre dans les caisses de l'Etat sans que le calife ait à faire intervenir ses soldats. Mais ceux-ci lui sont nécessaires pour défendre l'empire contre les émirs bouyides qui régnent sur le calife abbasside, contre les petits princes hamdanides d'Alep, contre les Bédouins, surtout contre les Byzantins qui sont à une heure de puissance et qui ont une flotte. La Syrie est un marché nécessaire de l'Etat fatimide; ses petits ports sont des têtes de routes commerciales. Mais ses ressources économiques sont faibles et l'impôt y rentre mal. Et ce n'est pas en Syrie que le calife trouvera des soldats; les «Syriens» d'El Hajjâj n'ont pas laissé de descendants. Le calife aurait besoin cependant d'une armée; il n'a qu'une garde fidèle, solide sans aucun doute, mais peu nombreuse, ses Berbères Ke10
G a u d e f r o y - D e m o m b y n e s , op. cit.,
p. 4 3 7 , 4 3 8 .
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tâma, attachés à sa fortune. L e recrutement bédouin et égyptien est fort médiocre . . . Et peu à peu, les Ketâma et les Zenata ont suivi la loi commune: le bien-être et la vie facile de l'Egypte les a amollis et leur a enlevé leurs qualités militaires, mais non point leur goût de l'intrigue et de l'agitation. L e calife fatimide dut donc faire appel à la grande ressource des souverains isolés dans leur empire, c'est-à-dire aux mercenaires qui, pour l'Islâm de ce temps, sont des Turcs ou des nègres.»11 b. Les Fâtimides et l'imbroglio syrien Dès l'avènement des Fâtimides en Egypte, la lutte spirituelle s'engage entre les califes chiites du Caire et les califes sunnites de Bagdâd. En réalité, c'est la lutte millénaire entre les deux pays du Nil et de l'Euphrate pour l'hégémonie du monde oriental, et particulièrement pour la suprématie sur les régions du couloir syro-palestinien (p. 31—36). Ces données de l'Orient islamique rappellent singulièrement celles de l'Orient hellénistique, où les Gréco-Lagides d'Alexandrie et les Gréco-Séleucides d'Antioche, tous deux successeurs d'Alexandre le Grand, s'étaient continuellement disputé la domination de la Syrie méridionale (II, p. 397-401 et 428-430). «En Syrie, sous la période fatimide, c'est un chaos inextricable: des aventuriers surgissent de tous les côtés, les villes changent de maître avec rapidité, les populations sont rançonnées et terrorisées, n'osant plus manifester leurs sympathies. L e territoire est morcelé en une série de petites principautés, et chaque seigneur se préoccupe de se construire des châteaux forts susceptibles de lui servir de refuge inexpugnable. L e danger d'une telle division est que chaque prince, trop faible pour installer une domination assurée du lendemain, se croit obligé, pour cacher sa faiblesse, à des incursions incessantes chez le voisin; lorsqu'il est lui-même attaqué, il recherche toutes les alliances quelconques, parfois auprès de son ennemi de la veille. C'est l'anarchie: les petits princes jouent, suivant leur convenance, de l'Abbasside ou du Fatimide, trahissent l'Islam par des ententes passagères avec les Byzantins, manière d'agir que l'on retrouvera lors de l'occupation franque . . . Les appétits des Fâtimides furent hors de proportion avec leurs possibilités; mais tout n'est pas fou dans leur politique extérieure. Ils ont compris instinctivement qu'une Egypte indépendante doit avoir sa frontière orientale loin en Syrie: une conception qui a ses racines dans l'antiquité la plus reculée et qui, dans l'histoire musulmane, s'associe aux noms d'Ibn Touloun, de Saladin, des Sultans Mamlouks, ne saurait être considérée comme une prétention légère et irréfléchie. Mais, ce qu'on peut reprocher aux Fâtimides, c'est d'avoir mêlé à cette tendance une propagande doctri11
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 439, 440.
DÉMEMBREMENT DE L'EMPIRE ABBÂSSIDE
315
naie qui les empêcha de se limiter, alors qu'ils ne surent jamais mettre sur pied l'armée nécessaire à leurs ambitions. Lorsqu'en 973, le danger carmathe parut écarté, le gouvernement fatimide fit réoccuper Damas et y installa un préfet. Au cours de toute l'année 974, les berbères y sont détestés et ce fait n'a pas dû peu contribuer à la précarité de la puissance fatimide en Syrie. Ils pillaient effrontément, arrêtant pour les voler les paisibles voyageurs, dévalisant sans vergogne tous les villages de la banlieue, rançonnant les caravanes . . . Les habitants de Damas reprochaient aux Africains leur manque d'instruction, leurs mœurs grossières et leurs convictions chiites.»12 c. Troubles intérieurs et incursions byzantines en Syrie (974—975) En 974, un officier turc du nom d'Aftékîn, agissant pour le compte du sultan bûïde de Bagdâd, s'empare de Damas et du sud de la Syrie et fait prononcer la khotba au nom du calife abbâsside. Craignant une réaction fâtimide, Aftékîn assure de sa soumission le calife du Caire. En 975, l'empereur Jean Timiscès, faisant irruption en Syrie intérieure, enlève Homs et Baalbeck, reçoit la soumission d'Aftékîn, à Damas, et celle de la ville de Saïda, prend Beyrouth, mais échoue devant Tripoli. Après ce raid sans lendemain, les Grecs s'installent au nord de Tripoli, dans cette région côtière qui s'étend jusqu'à l'Oronte, et y demeureront jusqu'à l'arrivée des Croisés, qui les en délogeront (1101). d. Libéralisme d'Al Muiz Le calife Al Muïz meurt en 975, deux ans après son entrée au Caire. «Intelligent, instruit, quelque peu poète, il poussait la tolérance jusqu'à permettre à Sévère, évêque d'Ochmouneïn, de disputer avec les cadis et autres dignitaires musulmans sur des questions religieuses; il autorisa la reconstruction des églises coptes.»13 e. Apogée de la puissance fâtimide Al Aziz (976—996), fils et successeur d'Al Muïz, continue la politique de son père. Sous son règne, « le califat fâtimide est la principale puissance musulmane en Orient. Les flottes byzantines ont repris la supériorité en Méditerranée orientale; mais elles ne réussissent point à assurer au basileus la possesssion de la côte syrienne, qui s'arrête à Antioche . . . Les Hamdanides (d'Alep) . . . acceptent la suzeraineté fâtimide; les Carmathes s'évanouissent. En 969, le pèlerinage a lieu sous la protection destrou12 13
Wiet, op. cit., p. 189, 190. Huart, op. cit., I, p. 344.
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pes fatimides; leur maître a vraiment droit au nom de serviteur des deux villes saintes, l'un des grands titres califiens.»14 /.
Victoire sur Aftékîn et les Karmates (978)
En 976, Al Aziz cherche à reprendre la Syrie à Aftékîn, qui fait appel aux Karmates d'Arabie. Le vieux général Johar, à la tête d'une puissante armée fâtimide, arrive en vue de Damas; mais l'apparition des renforts karmates le fait reculer jusqu'à Ascalon. Quittant alors Le Caire avec une armée considérable, Al Aziz rencontre les troupes adverses à Ramleh, où une sanglante bataille se termine par la défaite d'Aftékîn, qui est fait prisonnier (978), et par la reprise de Damas. Mais Al Aziz, épuisé par sa victoire, achète le départ des Karmates moyennant une indemnité annuelle. g. Hamdânides et Byzantins contre les Fatimides en Syrie-Nord (983-995) Bakjûr, officier hamdânide qui commande à Homs, est encouragé par les Fâtimides à occuper Alep, dont l'émir Hamdânide, vassal du Caire, conservait des relations amicales avec Bagdâd et Byzance. Vaincu aux portes d'Alep par les troupes grecques qui le poursuivent jusqu'à sa seigneurie de Homs, Bakjûr reçoit du Caire, en dédommagement, le gouvernement de Damas (983), vacant depuis la défaite d'Aftékin. En 993, une armée fâtimide est, de nouveau, envoyée contre l'émir Hamdânide d'Alep, vassal velléitaire, qui continuait à entretenir des relations amicales avec Byzance et Bagdâd. Assiégée pendant plus d'une année, Alep est secourue par les Grecs qui, poursuivant les Fâtimides en retraite, ravagent la Syrie-Nord et regagnent Antioche (995). h. Libéralisme d'Al
Aziz
Sous le règne d'Al Aziz, les Chrétiens et les Juifs occupent de hautes charges dans le gouvernement et l'administration de l'Empire. Un juif converti, Ibn Killis, assume les fonctions de vizir ou ministre unique, de 979 à sa mort, survenue en 991. «Son islamisme fut extérieurement de très bon aloi, et sa conversion, opérée avec beaucoup de publicité, commandait une grande piété apparente. C'est ainsi qu'en 988, il fit installer à la mosquée el-Azhar trente-cinq juristes chargés d'y faire des conférences: le grand séminaire d'instruction musulmane doit donc son origine à un ancien israélite. Un converti comme lui, le général Fadl ibn Salih, combattit longtemps en Syrie . . . Mais le vizir savait aussi utiliser ses anciens coreligion14
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 440, 441.
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naires sans exiger leur adhésion à l'Islam, témoin cet Isaac, fils de Manassé, qui paraît avoir assuré l'administration financière de la Syrie, pendant qu'un chrétien, Isa, fils de Nestorius, occupait les mêmes fonctions en Egypte.» 15
3. Le règne du calife Al Hâkem
(996-1021)
L'Empire fâtimide est à son apogée quand A l Aziz meurt (996), laissant malheureusement pour successeur un enfant, Abû Ali A l Mansûr, qui prit pour titre: Al Hâkem bi Amr lllêh (qui gouverne par l'ordre de Dieu). Demi-fou, A l Hâkem (996—1021) devient calife à onze ans, sous la tutelle d'un eunuque slavon, Barjawân, désigné par le calife A l Aziz. a. Ruine de la puissance de la milice berbère (997) Dès l'avènement d'Al Hâkem, les Berbères Kotama exigent et obtiennent qu'un des leurs, Hasan ibn Ammar, administrateur habile et général de valeur, occupe la charge de vizir (996). L e nouveau ministre distribue à ses contribules berbères les principaux postes du gouvernement. Persécutés, les fonctionnaires et officiers turcs qui servaient en Egypte se réfugient en Syrie, auprès d'un de leurs compatriotes, Manjutékîn, gouverneur fâtimide de Damas. Barjawân, qui réussit à diviser les chefs berbères, s'allie au turc Manjutékîn, auquel se rallient les Syriens hostiles aux Berbères. Une émeute déclenchée au Caire renverse Ibn Ammar, et Barjawân le remplace au pouvoir (997). La chute d'Ibn Ammar marque la fin de la puissance berbère en Egypte et en Syrie. b. Les Byzantins ravagent la Syrie (999) Profitant de ces événements, les villes syriennes s'empressent de chasser les gouverneurs fâtimides; quelques-unes, dont Tyr, avaient obtenu l'appui des Grecs. L e nouveau gouverneur de Damas parvient à rétablir l'ordre, en massacrant sans pitié les éléments turbulents. Marchant ensuite contre les Grecs, il réussit à les reconduire jusque sous les murs d'Antioche. Revenant à la charge, ces derniers envahissent et ravagent la Syrie (999), prennent et saccagent Homs et Baalbek, descendent vers le littoral, tentent vainement le siège de Tripoli et rentrent enfin à Antioche, rapportant un riche butin et ramenant de nombreux prisonniers (999). A la suite de ce raid, des ambassadeurs de l'empereur Basile, envoyés au Caire, concluent une trêve de dix ans avec le gouvernement fâtimide. Cet accord eut 15
Wiet, op. cit., p. 194.
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lieu «grâce à l'entremise d'Oreste, patriarche de Jérusalem et oncle maternel du calife Hakim» (Wiet). c. Personnalité
d'Al
Hâkem
Homme imposant, «dont les yeux brillaient comme ceux d'un lion», Al Hâkem «est un maître d'un type exceptionnel en Orient, et même ailleurs; d'une foi ardente, médiocrement soucieux, semble-t-il, des délices du harem, il apparaît comme un homme dont la vie intérieure a bridé les instincts de jouissance. Les prescriptions violentes qu'il ordonne contre les boissons enivrantes et sur la tenue des femmes lui sont dictées par un effort de perfection religieuse et morale pour réaliser la victoire du chiisme sur un sunnisme relâché, qui n'a point protégé la pureté de la communauté musulmane. Il rajeunit les vieilles ordonnances contre les Juifs et les Chrétiens . . . Cependant Hâkim maintient des chrétiens dans les fonctions essentielles de l'Etat, sans doute parce qu'ils y sont nécessaires, peut-être aussi parce que le maître des Ismaïliens est au-dessus des règles et de la logique.»16 d.
Folies et extravagances
de
Hâkem
Quatre ans après son intronisation, Hâkem, qui avait alors quinze ans, mande un soir son vizir Barjawân, dont le pouvoir commençait à lui peser, et le fait assassiner (1000). Croyant à une vengeance berbère, la populace et l'armée entourent le palais du souverain en criant vengeance. Cette manifestation, qui effraya le calife, contribua à troubler sa raison. A partir de ce moment, Hâkem, délivré désormais, pour le malheur de l'Egypte, d'un ministre puissant et dévoué, se livre à ses extravagances et à ses folies. Une foule de mesures, plus insensées les unes que les autres, sont tout à coup édictées et appliquées avec une extrême rigueur; les fautes plus ou moins graves sont punies de mort. Ainsi, des femmes sont murées dans un établissement de bains, parce qu'elles s'y étaient rendues malgré la défense de sortir. «Des ordonnances prescrivirent de ne plus ouvrir les marchés que la nuit, et de les tenir fermés pendant le jour; bientôt après ce fut le contraire: interdiction de sortir de sa maison une fois le soleil couché. Il fut défendu aux femmes de quitter leurs demeures, et pour qu'on fût plus sûr de la mise à exécution de cette mesure, les cordonniers durent s'abstenir de leur fabriquer des bottines . . . Dans la première période (de son règne, Hâkem) poursuivit énergiquement les juifs et les chrétiens et fit démolir les églises et les synagogues dans tout son empire; dans la seconde, il reconnut à ses sujets le droit 16
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d'adopter la religion qu'ils voudraient, et même il permit aux renégats devenus musulmans de retourner à leur ancienne confession, apostasie qui, de par la loi musulmane, est punie de mort.»17 Par fanatisme chiite, des anathèmes écrits sont lancés contre les premiers califes et certains Compagnons du Prophète, plus particulièrement détestés par le Chiisme. e. Persécutions contre les Chrétiens et les Juifs C'est à partir de 1008 que la haine de Hâkem contre les Juifs et surtout les Chrétiens commence à se manifester. Les biens des églises et des synagogues sont confisqués au profit du fisc et plusieurs milliers d'édifices religieux sont pillés et détruits en Egypte et en Syrie. En même temps, les ecclésiastiques sont partout poursuivis. La loi qui astreignait les Chrétiens et les Juifs à porter un costume distinctif (p. 289) est appliquée avec une rigueur extrême, et les tractations commerciales avec eux sont interdites. «Par une lamentable ironie du sort, Hakim était le fils d'une chrétienne, le neveu par sa mère du patriarche de Jérusalem Oreste et du patriarche melchite d'Alexandrie Arsène: or ce dernier fut mis à mort par ordre du souverain.»18 /. Destruction du Saint-Sépulcre à Jérusalem (1009) «L'incident le plus grave, qui a une portée plus universelle qu'une persécution contre les chrétiens d'Egypte, la destruction du Saint-Sépulcre, a bien été perpétrée de sang-froid . . . (et) fut un des éléments de la propagande en faveur de la Croisade . . . Un des aspects les plus infâmes de ce vandalisme, c'est le fait que . . . le directeur de la chancellerie — (qui reçut l'ordre d'écrire au préfet de Ramleh pour lui enjoindre de se rendre à l'église du Saint-Sépulcre et de la détruire) — était un chrétien nommé Abou Mansour Bichr, fils de Sévère. Par surcroît, le premier ministre, Mansour ibn Abdoun, était également chrétien. Nous ne savons pas ce que devint le premier, mais le second n'évita pas une condamnation à mort, en l'année 1011 . . . Considérons aussi, pour être équitables, les choses au point de vue musulman. Le Saint-Sépulcre était un centre de pèlerinage pour les chrétiens étrangers, et, en fait de chrétiens étrangers, les Syriens et les Egyptiens connaissaient surtout leurs turbulents voisins, les Grecs. Or les Syriens, depuis une cinquantaine d'années, avaient terriblement souffert des incursions by17 18
Huart, op. cit., I, p. 345, 346. Wiet, op. cit., p. 206.
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zantines . . . Il est donc certain que les populations musulmanes se trouvaient dans un état d'irritation pour ainsi dire constant.»19 g. La divinité de Hâkem Vers 1015, Hâkem autorise la reconstruction des églises et leur fait rendre ce qu'on en avait enlevé. Cette tolérance subite coïncide avec la naissance, chez le souverain, d'une nouvelle idée fixe: celle que Dieu s'était incarné en lui. Poussant aux dernières conséquences logiques la doctrine extrémiste du chiisme fatimido-ismaïlien, et surtout iranien, qui voyait dans le souverain de souche légitime une incarnation de la divinité, ce descendant de Fâtima, successeur des pharaons-dieux ou fils de dieux, prétend à la divinité même (p. 218). C'est à ce moment, on l'a vu, que deux missionnaires originaires de la Perse, Darazi et Hamza, enseignèrent que Hâkem était le créateur de l'univers (1020). Scandalisée par cette nouvelle doctrine, la population du Caire réagit et une émeute, qui dura trois jours, força le calife-Dieu à se séparer de Darazi, qui se réfugia au Liban. Rejoint peu après par Hamzé, Darazi continue, au Liban, à prêcher sa doctrine et fonde la religion et la communauté des Druzes (p. 218—219). h. Mort mystérieuse de Hâkem (1021) La fin de Hâkem, disparu en 1021, est restée une énigme, pour des raisons politiques autant que religieuses. Il semble avoir été victime d'une conjuration organisée par les grands de sa cour; le calife aurait été assassiné, à leur instigation, au cours d'une promenade sur le plateau du Mokattam, devant les portes du Caire. Des historiens accusent même la sœur du calife, Sitt el Mulk, d'avoir participé au complot. Le cadavre du souverain ne fut jamais retrouvé; mais on découvrit ses habits, portant des traces de coups de poignard. Pour ses fidèles, Al Hâkem, dégoûté du monde, se serait simplement dérobé à la vue des hommes, retiré dans une solitude inaccessible. Imâm caché et toujours vivant, il doit encore revenir et réapparaîtra à son heure. 4. Décadence des Fâtimides a. Le règne du calife Az Zâher (1021—1036) «Après le règne romantique d'al Hâkem, le Califat fâtimide traîne une vie misérable d'un siècle et demi.» Quarante jours après la disparition mystérieuse du calife, sa sœur Sitt el Mulk annonce l'avènement du calife Az 18
Wiet, op. cit., p. 206, 208.
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Zâher (1021—1036), fils de Hâkem. Bien que le nouveau souverain fût âgé de seize ans, sa tante, qui l'avait élevé dans le harem, prend la régence de l'Etat, où elle fait montre de réelles qualités de souveraine. En réaction contre le régime tyrannique de Hâkem, dont la disparition fut accueillie avec une explosion d'allégresse par le peuple égyptien, les prédicateurs de sa divinité sont pourchassés. Les chrétiens obtiennent à nouveau la liberté du culte et l'autorisation de reconstruire les églises démolies. Ceux qui avaient fui l'Egypte sont autorisés à y rentrer, et ceux qui avaient apostasié sous la contrainte purent reprendre leur ancienne religion. Enfin, les défenses de Hâkem concernant les sorties des femmes et la vente de certains aliments et de certaines boissons sont rapportées. A la mort de Sitt el Mulk, Zâher, qui, âgé de vingt ans, prend en mains le pouvoir, se heurte à de grandes difficultés. Dès 1023, et en 1024, une effroyable famine, provoquée par l'insuffisance de la crue du Nil, provoque dans le pays une mortalité considérable. En outre, les affaires syriennes, qui se compliquent, posent au jeune calife des problèmes insolubles. En 1024, Alep est occupée par Saleh ibn Mirdâs, chef des Arabes kilabites de la région. D'autres chefs arabes des régions de Damas et de Palestine cherchent à reconquérir leur indépendance. En 1027, le calife, qui ne s'intéressait guère aux affaires de l'Etat, laisse le pouvoir à son vizir, Ahmed Jarjarayi qui, avec le concours de trois autres personnages, dirigera les destinées de l'Empire. Le nouveau vizir confie le gouvernement de Damas à un officier turc, Dizbiri, ancien esclave affranchi, qui écrase les Arabes révoltés dans les environs de Tibériade et rétablit, en Palestine et en Syrie centrale, la domination fâtimide (1029). La région d'Alep reste aux mains des Mirdâsites. Sous le règne de Zâher, «la propagande chiite reprit de plus belle; la thèse religieuse était une doctrine politique et il importait de reprendre les sujets en mains . . . On chassa donc d'Egypte les docteurs sunnites, malékites pour la plupart, et les missionnaires de l'Etat reprirent leur enseignement: des primes en argent furent distribuées à ceux qui savaient le mieux le catéchisme officiel.»20 Zâher meurt, en 1036, âgé de trente-deux ans, emporté par une épidémie de peste. b.
Avènement
du calife Al
Mustansir
Al Mustansir (1036—1094), qui succède à Zâher, est un enfant de sept ans; son règne est le plus long de l'histoire musulmane. Le vizir Jarjarayi garde ses fonctions, qu'il occupait depuis près de dix ans. Mais la mère du petit souverain exerce une sorte de régence. Négresse affranchie 20
Wiet, op. cit., p. 218.
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que le précédent calife avait épousée, la reine-mère fait augmenter l'importance et l'influence des corps nègres dans l'armée et s'adjoint, comme conseiller intime, un ancien patron, le juif Abû Sad, qu'elle fait entrer au palais. Ainsi, après la régence de Sitt el Mulk, l'Egypte connaît une nouvelle régence féminine. «C'est peut-être un fait berbère ou égyptien que cette autorité officielle des femmes que les Abbassides ont ignorée. Elle ne fit que grandir les vizirs, favoris de la fortune, et développer la domination des gardes de mercenaires turcs et nègres, dont les rivalités ensanglantèrent l'Egypte. El Mostancir se serait entouré de cinquante mille nègres.»21 c. Normalisation des relations avec Byzance (1038). Reconstruction du Saint-Sépulcre La première question dont le gouvernement de Mustansir eut à s'occuper est la normalisation des relations avec l'Empire byzantin. Des négociations entreprises dans ce sens, depuis 1023, par l'entremise du patriarche de Jérusalem, n'avaient pas encore abouti, et, sur les frontières des deux Empires, dans les montagnes des Ansariés, à l'est de Lataquié, on continuait à se fortifier des deux côtés. En 1030, le duc d'Antioche envahissait la Syrie-Nord; mais, devant Alep, il fut mis en déroute par l'émir Mirdâsite de cette ville. Bien que ce dernier soit indépendant des Fâtimides, sa victoire fut ressentie avec joie au Caire, car «l'Islam était un trait d'union» entre les Mirdâsites d'Alep et les Fâtimides d'Egypte. Mais l'échec du duc d'Antioche à Alep était largement réparé à Tripoli, dont le gouverneur, aidé par les Grecs, avait secoué le joug fâtimide (1032). Ce grave danger avait amené le gouvernement du Caire à négocier en hâte la conclusion d'une trêve, et des délégués des deux Empires devaient se réunir à Tortose (Tartous), sur la frontière byzanto-fâtimide. Ces négociations n'empêchèrent pas le commandant grec d'Antioche de s'emparer d'une place fortifiée dans la région des monts Ansariés, infligeant plusieurs défaites aux détachements fâtimides qui s'opposaient à sa marche en avant. Devant l'aggravation de la situation, le calife Zâher fit lire, dans toutes les mosquées de son Empire, un appel à la guerre sainte. Mais en même temps, des ambassadeurs califiens étaient envoyés à Constantinople, où le basileus leur fit connaître ses conditions de paix. Les exigences de l'empereur furent jugées inacceptables et les négociations suspendues. Reprises sous le règne de Mustansir, les négociations entre Fâtimides et Byzantins aboutissent à la paix, qui est signée en 1038. L'empereur, qui délivre 5000 prisonniers musulmans, obtient, en échange, la permis21
G a u d e f r o y - D e m o m b y n e s , op. cit., p. 443, 444.
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sion de reconstruire l'église de la Résurrection à Jérusalem. Des architectes grecs sont envoyés en Palestine, et des sommes immenses, fournies par l'empereur, sont dépensées pour cet objet; l'église est reconstruite d'une façon somptueuse. d. Les affaires syriennes. Disgrâce de Dizbiri (1041) La paix avec les Grecs permet aux Fâtimides de s'occuper des affaires syriennes. Le général turc Dizbiri, qui gouverne à Damas depuis 1027, liquide la question mirdâsside en s'emparant d'Alep (1038). Grâce à son énergie, à son génie politique et à son esprit de justice, cet homme remarquable rétablit la domination fâtimide en Syrie-Nord, enraye le brigandage et tient «en respect les turbulents habitants de la Syrie». Malheureusement, ce grand serviteur de la dynastie et de l'Empire fâtimides est accusé de trahison par son vizir, jaloux de ses succès. «Dizbiri donnait à la cour fatimide l'impression d'un vice-roi. Ses succès contre les Grecs ou les seigneurs musulmans portaient ombrage aux hommes politiques du C a i r e . . . Le ministre Ali Djardjarayi commit une lourde faute en ameutant l'armée contre le seul homme qui avait su instaurer la souveraineté fatimide en Syrie. Le malheureux fut obligé de fuir de Damas, poursuivant sa marche errante jusqu'à Alep, les garnisons de Baalbek et de Hama ayant refusé de l'accueillir; il y mourut peu de temps après (1042), échappant probablement à la déchéance et à l'emprisonnement.»22 La chute de Dizbiri, qui semble avoir toujours fait preuve d'une parfaite loyauté et auquel on pourrait reprocher tout au plus ses grandes richesses, eut pour conséquence d'affaiblir la puissance des Fâtimides en Syrie. Aussi, les Mirdâssides ne tardent-ils pas à se réinstaller à Alep, et les Arabes de Palestine se déclarent indépendants. Pour faire contrepoids aux Mirdâssites d'Alep, Le Caire, en 1042, nomme comme gouverneur de Damas, en remplacement de Dizbiri, Nâser ad Dawla, un descendant des princes hamdânides de Mossûl, ennemis des Mirdâssites. Regrettant sa décision maladroite à l'égard de Dizbiri, le gouvernement fâtimide cherchera à réhabiliter la mémoire du grand soldat, en faisant transporter sa dépouille à Jérusalem (1056), où une manifestation particulièrement solennelle sera organisée à cette occasion. e. L'Afrique du Nord s'émancipe des Fâtimides (144) Pendant que ces événements se déroulaient en Syrie, les Berbères Zirides, que les Fâtimides avaient installés à Tunis comme princes vassaux pour l'Afrique et qui avaient souvent manifesté des sentiments hostiles envers 22
Wiet, op. cit., p. 224.
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leurs suzerains, avaient levé le masque (p. 312). Le prince ziride Muïz, rompant avec Le Caire, reçoit, sur sa demande, du calife de Bagdâd, un diplôme d'investiture (1044). Pour mieux marquer leurs sympathies envers leur nouveau suzerain de Bagdâd et rompre tout lien avec les Fâtimides du Caire, les princes zirides avaient aboli la confession chiite dans leur Etat et laissé même massacrer les Chiites en Afrique du Nord. En outre, ils s'étaient substitués aux Fâtimides comme suzerains de la Tripolitaine et de la Sicile. f . L'invasion hilalienne en Afrique du Nord
(1052)
Après la mort du vizir Jarjarayi, la reine-mère le fait remplacer par Yazûri (1050—1058), originaire de Ramleh (Palestine), qui cumule les charges de grand cadi et de premier ministre. Tranquille du côté de la Syrie, où le calme semble régner, Yazûri consacre son activité à la question des Zirides d'Afrique du Nord. Pour se venger de ces derniers, Yazûri, qui ne pouvait tenter une expédition militaire heureuse en Afrique du Nord, imagine de lancer, contre ce pays, les Bani Hilâl et les Bani Sûlaim, tribus arabes turbulentes et avides de butin, qui avaient contribué à l'établissement des Fâtimides en Egypte. Ces tribus pillardes, qui s'étaient d'abord établies dans le Delta, avaient été refoulées, sous Al Aziz (976—996), dans la Haute Egypte, où elles constituaient une cause de troubles continuels et menaçaient, grâce à leurs relations avec les Karmates d'Arabie, l'existence même du Califat fâtimide. En 1052, des contingents de ces tribus occupent la province de Barka, en Libye, dont les villes sont prises et saccagées. Rejoints bientôt par leurs contribules, ces Bédouins se précipitent sur l'Afrique du Nord «comme une nuée de sauterelles», abîmant et ravageant tout sur leur passage et détruisant de fond en comble la prospérité et la civilisation dans ces régions. Les Zirides sont réduits à leur capitale, Almahdiya, tandis que les autres villes forment autant de centres indépendants.
5. Politique aventureuse des Fâtimides en Irak. Avènement l'hégémonie turco-seljûkide à Bagdâd (1055)
de
Ayant assouvi leur vengeance contre les Zirides, les Fâtimides veulent se dédommager de la perte de leurs domaines de l'Ouest en étendant leur influence vers l'Est. Ayant échoué dans des combats navals et des engagements entrepris contre les Byzantins (1056), ils s'en vengent en confisquant les richesses de l'église du Saint-Sépulcre, qui venait d'être reconstruite, et dirigent leurs ambitions du côté de l'Euphrate. Des événements récents, survenus à Bagdâd, font naître, chez les diri-
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géants du Caire, l'espoir de pénétrer dans le territoire des Abbâssides et de s'emparer de leur capitale. «On les vit se précipiter à la légère sur ce projet chimérique, sans organisation méthodique, sans nul souci du possible» (Wiet). Cette fois encore, comme toutes les fois où les maîtres du Nil s'étaient jadis aventurés dans la Vallée des Deux-Fleuves, les Fâtimides payeront chèrement leurs illusions mésopotamiennes. a. Anarchie en Irâk Vers l'époque où nous sommes, Bagdad est, depuis quelque temps, en proie à une épouvantable anarchie. Après un siècle de règne, les sultans perses bûïdes, souverains temporels de l'Empire abbâsside, sont plus faibles que le calife, souverain spirituel dont ils sont les protecteurs. Les rivalités religieuses des Chiites et des Sunnites se traduisent par des incendies et des pillages dans la capitale, tandis que «les révoltes des mercenaires turcs apprenaient à la population qu'il suffisait de s'emparer de la rue pour faire céder califes et vizirs» (Wiet). Le gouvernement du Caire suivait avec attention le développement de ces événements. b. Les Turcs Seljûkides s'emparent de Bagdâd. Chute de la dynastie des sultans buides (1055) En 1054, sous le calife abbâsside Al Kàim (1031—1075), les miliciens turcs mettent Bagdâd au pillage; les Kurdes et les Arabes en ravagent la banlieue; enfin, les Turcs Seljûkides, récemment sortis d'Asie centrale, commencent à pénétrer en Mésopotamie. Incapable d'endiguer tous ces flots, le vizir de Kaïm entre en relations avec Toghrul Beg, chef des Turcs Seljûkides, dont les hordes inondent le Khorassân, la Perse et l'Asie Mineure, et fait appel à lui pour protéger le calife et le libérer des Buïdes iraniens. En 1055, Toghrul entre sans coup férir à Bagdâd, où il est reçu d'une façon particulièrement solennelle. Le calife Kaïm ordonne de réciter, dans les mosquées, la Khotba au nom du nouveau maître. Le sultan bûïde, incarcéré, mourra, trois ans plus tard, dans une citadelle. c. L'équipée de Basasiri, soutenu, puis abandonné par Le Caire Arslan Basasiri, officier turc qui commande à Bagdâd, essaie seul, mais vainement, de réagir contre le destin. Liant partie avec les éléments chiites de l'Irâk, favorables aux Fâtimides, il crée un noyau de résistance, mais provoque, par contre, l'hostilité des miliciens turcs, acquis aux Seljûkides. Lorsque Toghrul entra à Bagdâd, Basasiri s'enfuit vers le Nord, d'où il commença à nouer des relations plus positives avec la cour du Caire.
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Grâce à un important appui financier reçu d'Egypte, Basasiri réussit à semer la division chez les Seljûkides, en poussant à la révolte un frère de Toghrul, gouverneur de la Haute Mésopotamie. Tandis que Toghrul poursuivait son frère rebelle, qui s'était réfugié dans la Perse septentrionale, Basasiri profite de l'absence du nouveau maître et pénètre à Bagdâd, où il fait proclamer, dans les mosquées, le nom du calife du Caire. Bien plus, le calife abbâsside signe une déclaration par laquelle il reconnaît que le Califat était l'apanage exclusif des Fâtimides d'Egypte, descendants de Fâtima, fille du Prophète, tandis que son vizir, acquis aux Seljûkides, est exécuté. Une partie des trésors califiens sont envoyés au Caire (1058). Mais la cour d'Egypte, qui avait encouragé et soutenu l'aventure de Basasiri, sembla brusquement s'en désintéresser, au moment où le succès commençait à lui sourire. Des écrivains ont accusé le vizir égyptien Yazûri d'avoir noué secrètement des relations avec le chef seljûkide; après sa disgrâce, l'examen de ses papiers confirma ces accusations et amena sa condamnation et sa mort (1058). En réalité, il s'agit moins d'une trahison de Yazûri que d'une brusque volte-face, née d'une vue plus objective de la situation politique. Le ministre égyptien s'était enfin rendu compte que, vu l'éloignement, une action énergique était trop coûteuse et difficile à soutenir, et que «douze villages qui joignent un Etat valent mieux qu'un royaume à quatre cents lieues de chez soi». d. Conséquences de l'intervention fâtimide à Bagdâd «Vraiment, les destinées de l'Egypte ne l'amenaient pas à soutenir une insurrection mésopotamienne, même pour obtenir dans la région une zone d'influence. Les conseillers de Moustansir se sont trompés en ne voyant pas que l'Egypte devait se contenter d'avoir une politique méditerranéenne, appuyée par la possession solide de la Syrie. Cette erreur tenant à la mystique de la propagande chiite, qui entraîna des sacrifices financiers considérables, eut aussi ses conséquences logiques . . . La proclamation du calife fâtimide dans la Khotba, à Bagdâd, . . . allait provoquer un choc en retour d'une importance exceptionnelle . . . Les Seljoukides. . . n'auraient pas jeté leurs regards vers l'Occident sans l'intervention du Caire à Bagdâd . . . On peut donc dire que le geste inconsidéré de la cour fâtimide amena le nouvel Etat rival à devenir rapidement dangereux pour l'Egypte.»23 e. Toghrul, «roi des Persans et des Arabes» Après avoir vaincu et mis à mort son frère rebelle, Toghrul Beg, accom23
Wiet, op. cit., p. 236, 237.
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pagné du calife Kaïm, rentre à Bagdâd, abandonnée par Basasiri et par tous les Chiites de la ville. Quelques jours après, Basasiri est tué dans un combat en Mésopotamie. Assumant toutes les responsabilités du pouvoir temporel, Toghrul Beg (1055—1063) est reconnu par le calife comme sultan suprême, avec les titres honorifiques de «souverain de l'Orient et de l'Occident» et de «roi des Persans et des Arabes». Reconstituant à son profit les possessions des Bûïdes, il exerce son pouvoir sur l'Irâk et la Mésopotamie. f . Avènement de l'hégémonie turque en Orient Comme leurs nombreux prédécesseurs asiatiques, qui, depuis le IVe millénaire (Sumériens), ont souvent dominé la vallée des Deux-Fleuves, les Turcs Seljûkides, fraîchement venus d'Asie centrale,vont maintenant s'établir solidement dans le pays, non pas en mercenaires des califes de Bagdâd, comme les autres Turcs qui les avaient précédés, mais en véritables maîtres de l'Etat mésopotamien. Coiffant le calife abbâsside, qui ne sera désormais que l'ombre d'un chef religieux, ces nouveaux envahisseurs, nouvellement islamisés, relayeront les Arabes et les Persans épuisés et se feront les champions de l'Islam, dont ils porteront les frontières jusque dans le berceau de l'hellénisme. C'est à partir de ce moment, en effet, que la suprématie de la race turco-asiatique commencera à s'étendre de plus en plus à l'Ouest, et que le grand rôle historique, que le Turc tiendra dans les destinées du Proche-Orient, va prendre son développement. «Cette seconde invasion turque, après la première qui s'étala (en 833) sous Motasim (p. 286—287), constitue pour la Syrie d'abord, pour l'Egypte ensuite, une véritable révolution dans tous les domaines, religieux, politique, militaire et artistique.»24
6. Fin du rôle politique du monde arabo-oriental (1055) Nous avons signalé plus haut trois dates qui représentent, dans l'évolution historique du monde arabo-islamique, de grands tournants d'histoire. En 661, l'avènement des califes umayyades, qui se fixèrent à Damas, substitua la suprématie des Arabo-Syriens à celle des Arabes du Centre et du Sud arabiques (p. 227—233). En 750, sous les califes abbâssides qui s'établirent à Bagdâd, la suprématie arabo-iranienne remplaça celle des AraboSyriens (p. 267—271). En 945, la suprématie iranienne en Irâk, détruite par les Arabes en 642 (p. 192—193), reprit sa place avec l'avènement, à Bagdâd, des sultans iraniens bûïdes (p. 298—300). 24
Wiet, op. cit., p. 237.
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La date de 1055 marque plus qu'un grand tournant. Elle représente, dans l'histoire du monde arabo-islamique et dans celle du Proche-Orient, une nouvelle période d'évolution et une nouvelle phase. En effet, les Turcs Seljûkides, qui remplacent les Iraniens Bûïdes à Bagdâd, mettront définitivement fin à l'indépendance agonisante du monde arabo-oriental, qui végétera désormais, jusqu'au début du XXe siècle, sous le joug étranger et en marge de la grande Histoire.
I. La civilisation arabo-orientale et son élaboration sous les califes umayyades
1. Civilisation synthétique
(arabo-islamo-orientale),
ou civilisation orientale rénovée
Les civilisations, comme les individus, sont issues de deux parents et, dans toutes les civilisations dont nous pouvons suivre la trace, l'héritage de la mère civilisée est plus grand que celui du barbare qui l'a violentée. 1
Nous avons vu (p. 135—162) que la religion islamique est, à bien des égards, une synthèse et aussi une simplification des anciennes doctrines religieuses du vieux monde oriental: judaïsme, christianisme, mazdéisme, traditions arabes antéislamiques, etc. Cette religion synthétique, à laquelle le génie du Prophète communiqua la force et la vie, donna naissance à une législation et à une littérature islamiques, qui modifièrent la condition de l'humanité orientale, mais furent, à leur tour, modifiées par cette dernière. Comme la religion des Arabes de l'Islâm, la civilisation arabo-islamique, qui brilla d'un grand éclat sous les califes, est, elle aussi, on l'a vu (p. 163 —172), une civilisation synthétique, dont les racines plongent dans le fonds antéislamique du passé oriental. Cette civilisation est, en effet, une renaissance intellectuelle et artistique des vieilles civilisations babylonienne, égyptienne, assyrienne, chaldéenne, phénicienne, perse, grecque, romaine, byzantine, qui ont successivement ou simultanément fleuri, dans le monde proche-oriental, durant les temps préislamiques. Foncièrement composite, cette civilisation dite arabe ou islamique, qui connut son apogée durant le premier siècle du Califat des Abbâssides (750 —842), von Kremer l'appelle très judicieusement: «Civilisation de l'Orient sous les Khalifes», ou encore: «la civilisation sarrasine», du mot arabe charki (sarrasin), qui signifie «oriental». On pourrait aussi l'appeler: «la civilisation arabo-orientale sous les califes». 1
A. Toynbee, cité par B. Thomas, op. cit., p. 132.
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Bien que l'Islâm soit sorti de l'Arabie, il n'y a, à proprement parler, «ni civilisation, ni architecture, ni musique arabes». En effet, les traces de la civilisation arabo-islamique, qui se rencontrent depuis l'Inde jusqu'en Espagne, sont, par contre, asez rares et peu profondes en Arabie même. Purement sémito-arabe à l'origine, la culture arabo-islamique sera mélangée d'éléments iraniens et byzantins, qui s'y infiltreront après l'extension des conquêtes, «C'est ce composé d'éléments divers et souvent contraires, où viennent se confondre les souvenirs de La Mecque, de la Syrie juive et chrétienne, de Byzance et de Persépolis», qu'on désigne généralement du nom de: civilisation arabe. «Dernier rameau des civilisations orientale et grecque, l'Islam a hérité de tout ce qu'elles ont bâti. De même que sa religion procède du judaïsme et du christianisme, son art est une synthèse des styles byzantin et persan . . . Et il en est de la science, de la philosophie et du droit de l'Islam, comme de sa religion et de son art. Il les reprend à l'antiquité gréco-romaine et les transpose dans la langue arabe. La science et la philosophie qui s'enseignent dans les universités des califats de Bagdad et de Cordoue, sont celles d'Alexandrie et d'Antioche. Les institutions de l'Islam sont formées sur la base de celles des Empires romain et sassanide, son droit commercial est le droit rhodien, et le livre syro-romain, édition syrienne du code Justinien, a été le véritable manuel de droit islamique . . . Créées sur le modèle de celles d'Alexandrie et d'Athènes dans les cités marchandes de l'Asie antérieure, à Bagdad, Bassora, Boukhara, Kufa, et dans les principales villes d'Espagne, . . . les grandes écoles (musulmanes), dont l'arabe était la langue universelle, allaient pendant trois siècles ranimer la tradition antique de la science alexandrine, de l'aristotélisme et du néo-platonisme. La liberté de pensée la plus complète permit à des Juifs et à des chrétiens d'enseigner à côté des professeurs musulmans, dont la magnifique lignée devait sauver le patrimoine de la pensée antique pour le transmettre plus tard à la civilisation occidentale. La culture, dans le monde musulman, fut essentiellement, comme elle l'avait été à l'époque hellénistique, cosmopolite. Des Arabes, des Persans, des Syriens, des Egyptiens, des Tunisiens et des Espagnols collaborèrent sans qu'aucune différence nationale se marquât entre eux. Comme toutes les grandes époques de renouveau, l'Islam chercha sa justification dans l'histoire universelle.2 2. Apport des Arabes d'Arabie à l'essor de la civilisation arabo-orientale Le fait que la civilisation arabo-islamique ait presque tout emprunté aux sociétés sédentaires du vieil Orient, ne signifie nullement que l'Arabe ?
Pirenne,
Les grands
courants
de l'Histoire
universelle,
II, p. 20—21.
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d'Arabie soit incapable de produire et de développer une civilisation. Au contraire, cette société de nomades est, on l'a vu, composée d'individus intelligents et vigoureux, et possédant les plus belles qualités de caractère. Mais les conditions physiques et économiques de l'Arabie déserte n'assurent pas aux habitants cet élément primordial de toute culture, c'est-à-dire des ressources économiques plus ou moins durables, qui permettent de parer aux incertitudes de l'avenir. Ce sont, en effet, les loisirs, la richesse matérielle et la sécurité, qui permettent aux hommes de se consacrer aux futilités, aux raffinements et aux douceurs de la vie, en d'autres termes, aux arts suprêmes qui font la civilisation. a. L'unité politique et linguistique; la paix intérieure Ce n'est qu'après être sortis de leur milieu d'origine, où la pauvreté du sol les condamnait à rester des bergers errants, que les Arabes, qui se stabilisèrent et s'enrichirent dans les pays conquis, accumulèrent des richesses et contribuèrent à l'essor de la civilisation. Leur mérite est d'avoir reconnu la valeur des civilisations supérieures des pays où ils se sont établis, et surtout d'avoir apporté au vaste monde qu'ils ont soumis une unité impériale et un ordre politique, générateurs eux-mêmes d'un ordre et d'une prospérité économiques, ainsi qu'une unité de langue, de religion et de culture. Il importe également d'ajouter que le mélange de leur race primitive avec les vieilles nations orientales a temporairement rajeuni ces dernières (I,
p. 40-41). b. Le Coran Les Arabes ont également fourni à l'édifice de la civilisation orientale, renouvelée sous leur égide, un autre apport purement arabe: le Coran. Ce livre sacré a eu, en effet, une influence considérable sur le mouvement littéraire et même scientifique de l'époque. On peut même dire qu'il est la cause de la renaissance littéraire qui suivit l'expansion de l'Islâm en Proche-Orient. Ainsi, le Coran, qui a fait naître une religion et un Empire, a encore produit une littérature; et c'est aux lettres, bien plus qu'aux armes, que le Califat arabo-islamique doit sa splendeur. Comme la Bible, le Coran renferme des préceptes juridiques, qui ont été commentés par les jurisconsultes. En fixant et en discutant les traditions relatives à la vie du Prophète, les premiers historiens de l'Islâm ont aidé l'exégèse du Coran. Les premiers géographes ont été ces pieux pèlerins qui, de tous les coins du monde, se dirigeaient vers La Mecque et écrivaient, à leur retour, le récit de leurs voyages. Les premiers grammairiens, en cherchant à élucider les difficultés que présentait le texte du Coran, ont fondé, sur ce texte sacré, la théorie grammaticale de la langue. Le moment
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de la prière, le temps du jeûne, la date du pèlerinage annuel, ont provoqué les observations des astronomes, les calculs des mathématiciens. Les doctrines théologiques ont appelé les controverses des philosophes. Les règles d'hygiène, les questions de médecine légale, contenues dans le Coran, ont nécessité l'intervention des médecins. A l'exception de certains poètes mystiques, les poètes, en général, ont seuls résisté à l'influence du Coran; ils ont imité les poètes arabes de la période antéislamique ou ceux de la Perse. «On peut dire, et cela sans exagération, que toute la littérature postislamique n'est qu'un commentaire du Coran considéré à un point de vue spécial, soit dogmatique, soit historique ou scientifique. Tous les livres, quels qu'ils soient, sont toujours placés sous l'invocation d'Allâh et du Prophète, ils sont remplis de pieuses citations. C'est une œuvre pie que de lire le Coran et de le copier; il est la base de l'enseignement primaire, et il donna, en outre, naissance à un art fort en faveur chez les Orientaux, la calligraphie.»3 3. Contribution des Orientaux arabisés a. Création de la littérature arabe Mais cette littérature arabo-islamique, basée sur le Coran importé d'Arabie, est principalement l'œuvre des indigènes convertis, les mawâli ou «partisans», «clients» (p. 169—172). De tous les coins du monde de l'Islâm, les érudits, comme les étudiants, se dirigent vers les grandes mosquées de La Mecque, de Damas, de Bagdâd, du Caire et de Cordoue, qui sont autant d'universités de droit, d'exégèse et de langue. «Chose curieuse, dans la littérature arabe, les Arabes forment la minorité; ce sont en grande partie des non-Arabes (Araméens, Persans ou Tûraniens) qui venaient se désaltérer ainsi à la source de la culture arabe, s'imprégner fortement de la langue et de l'esprit arabes. Qu'ils restassent fixés dans les grandes villes universitaires ou qu'ils rentrassent dans leur patrie, c'était en arabe qu'ils enseignaient et qu'ils écrivaient.»4 b. Fixation de la langue arabe Ce sont les mawâli (partisans) qui fixèrent la langue arabe. «La langue officielle de l'empire ne pouvait être que l'arabe . . . Mais en Asie, on se heurtait à cette difficulté particulière que l'arabe, à ce moment-là, n'était pas une vraie langue, une langue générale; c'était une famille de dialectes . . . 'Il n'est pas douteux, dit Kremer, que la révélation de Mahomet 3 4
J. Preux, «Arabe», La Grande Encyclopédie, Preux, op. cit., p. 491.
3, p. 491.
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n'ait été écrite d'abord dans le dialecte de La Mecque. Il est tout à fait certain que, avec le temps, à mesure que le Coran passait de bouche en bouche et d'oreille en oreille, sur des étendues croissantes de pays étrangers, l'exactitude de la prononciation et du texte n'aient dû beaucoup souffrir.' C'était une situation inadmissible dans un grand empire arabe unifié. Il fallait que l'arabe devînt une vraie langue, c'est-à-dire une langue artificielle. Toutes les langues sont artificielles, constructions d'érudits, de grammairiens, de lexicographes . . . 'Les Arabes de la conquête, dit Kremer, étaient trop orgueilleux et trop ignorants pour prendre du service dans les chancelleries de l'empire, dans ses bureaux de comptabilité, dans son administration des finances. Toutes les places furent occupées, dès le début, par les hommes cultivés du peuple conquis, par les Syriens dans les anciennes provinces byzantines, par les Perses et les Araméens dans les anciennes provinces perses.' Les vaincus furent immédiatement les plumitifs de l'empire, ils eurent à leur disposition exclusive l'écriture et la langue. Or ils étaient entraînés ataviquement, chacun dans la sphère de sa langue, à l'usage de grammaires et de dictionnaires, aux avantages de règles précises et d'uniformité, rompus aux subtilités grammaticales. Ainsi naquit, dit Kremer, dès le lendemain de la conquête, 'la philologie arabe, par la construction de la grammaire . . . Dans la création et l'élaboration de la philologie arabe, la collaboration des clients (partisans, mawâlî) a eu l'importance de beaucoup la plus considérable . . . Les clients s'attelèrent avec un zèle extrême à l'étude du Coran et à l'interprétation des poésies moallakat. Ils furent les véritables fondateurs de la langue'. . . Pour fixer les règles de la langue, les clients, avec une prudence qui se conçoit, s'appuyèrent exclusivement sur l'autorité inébranlable du Coran.» 5 c. Elaboration de la théologie musulmane «Notez que les clients, en étudiant la langue du Coran, n'ont pas pu faire abstraction du sens. Ils étaient, au moins en Syrie, ataviquement pénétrés de subtilités byzantines, ils avaient l'esprit scolastique. Kremer admet que les premiers musulmans 'ont été progressivement entraînés dans le cercle d'idées de la théologie byzantine; ils ont appris l'escrime dialectique des moines. De là sont sortis les premiers efforts de fixation des dogmes dans l'Islam.' A la rigueur, le milieu byzantin, dont les clients furent l'expression, aurait fait naître, dans une mesure difficile à préciser, la théologie musulmane. Les clients auraient créé la théologie, comme ils ont assurément créé la langue.»6 5 6
Gautier, op. cit., p. 2 1 9 - 2 2 1 . Gautier, op. cit., p. 221—222.
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d. Les sciences et les arts arabo-islamiques Les sciences et les arts, sous les califes, ont, eux aussi, les caractères de ce composé hybride qu'est la civilisation arabo-islamique. C'est surtout dans le domaine de la science empirique que les aptitudes des Orientaux arabisés, comme celles de leurs antiques devanciers, se sont manifestées. «C'est ainsi qu'ils ont mis une ardeur incroyable à observer et à chercher, puis à classer le fruit de leurs observations. Le principal effort de leur activité s'est tourné vers la narration et la description; l'histoire et la géographie ont pris la première place dans leur littérature. Penseurs subtils et observateurs adroits, ils se sont adonnés aux mathématiques et à l'astronomie; pour les mêmes raisons, ils ont réussi à édifier une théorie complète du droit, de la grammaire et de la linguistique. En revanche, dans le domaine de la pensée abstraite, de la pure activité idéale, ils ne sont jamais sortis des ornières de la philosophie aristotélicienne ou platonicienne.»7 Sous les califes abbâssides, qui transférèrent la capitale de Damas à Bagdâd, l'influence persane, qui se substitua à celle des Syriens, se manifeste dans l'étiquette de cour, le costume, les arts, et surtout dans la littérature arabe, qui était jusqu'alors exclusivement poétique et oratoire. Nous avons vu que, dès le IVe siècle, les savants araméens des écoles chrétiennes d'Edesse et de Nisibîn avaient traduit, en syriaque, les œuvres des philosophes et des savants grecs, qui étaient étudiées surtout en Mésopotamie et en Syrie. Grâce au libéralisme des premiers Abbâssides, l'antique science grecque sortit des écoles et des monastères où elle s'était réfugiée, et les intellectuels des pays conquis, Arabes, indigènes convertis et non convertis, qui s'abreuvèrent à cette source, contribuèrent puissamment à l'éclosion de la brillante civilisation arabo-orientale des Abbâssides. «Eléments helléniques, araméens, hindous, tout cela se répand rapidement parmi les Arabes, grâce aux traducteurs dont le rôle apparaît comme capital aux Ville et IXe siècles. Quant aux Persans, leur influence semble moins profonde qu'on ne l'a parfois cru . . .; elle s'exerce en particulier sur la poésie, qui change de caractère; de plus, à ces Arabes encore inhabiles aux subtilités du raisonnement, les Persans arabisés font comprendre la sublimité des sciences et la puissance de la dialectique; en un mot, il semble que leur rôle ait été celui d'adaptateurs.» 8 Presque tous les grands noms de la civilisation arabo-musulmane sont d'origine persane, syrienne, auxquels il faut ajouter quelques Juifs et Chrétiens. e. Elaboration du droit arabo-islamique Expression des us et coutumes de la société, le droit islamique, essentiel7
Von Kremer, cité par Preux, op. cit., p. 492. « Massé, op. cit., p. 53.
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lement légaliste et formaliste, est un recueil des dogmes, des cultes et des prescriptions que nous avons déjà exposés, et qui appartiennent, on l'a vu, au fonds arabe et oriental antéislamique (p. 135—156). C'est après l'Hégire, dans les sûrat de Médine, que, parlant en chef religieux et politique, Mahomet a tranché les questions civiles et rituelles et dicté les lois fondamentales de l'Islâm. C'est dans ces lois, qui «rappellent la théocratie juive», «qu'il faut chercher les origines du califat».9 Mais l'élaboration définitive du droit qui régira l'Islâm se fit un peu plus tard, lorsque, après son expansion, cette religion fut mise en contact avec les milieux araméens de Syrie et d'Irâk. «La doctrine musulmane s'est créée de l'expérience des cent cinquante premières années, durant lesquelles, au contact d'éléments étrangers, la pensée musulmane s'est transformée et élargie.»10 C'est surtout en Syrie et en Irâk que, dès le second siècle de l'Hégire, le droit islamique s'est élaboré et que la jurisprudence ou Fikh, subissant l'influence des législations talmudiques et romano-byzantines, put offrir un instrument juridique plus ou moins complet. De l'aveu même d'Ibn Khaldûn, le rôle des Persans fut considérable dans la science des Hadîths, les commentaires, les sciences théologiques, les principes fondamentaux de la jurisprudence, la théologie dogmatique et l'exégèse coranique. «Les conquêtes . . . avaient mis les Arabes en présence de populations régies par d'anciennes lois (juives, romaines et perses), qui ne furent pas sans influence sur l'élaboration première du droit musulman. En effet, cette jurisprudence ne naquit pas spontanément chez les Arabes: elle s'organisa au Ile siècle après l'Hégire, en Syrie et en Irak, par suite des contacts avec les écoles chrétiennes de droit. Goldziher a noté plusieurs équivalences de termes techniques arabes et latins.»11
' Montet, Le Coran, p. 46. "> Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 107. 11 Massé, op. cit., p. 91, 92.
II. La civilisation umayyade sous les califes de Damas Les califes de Médine (632—661) «restèrent fidèles . . . aux traditions de leur race: Arabes ils étaient, Arabes ils restèrent, shaikhs du désert sans luxe, sans cour, sans besoins» (Grousset). Sous les califes umayyades de Damas (661—750), la civilisation arabo-orientale s'est élaborée. C'est sous les califes abbâssides de Bagdâd que le rajeunissement des sociétés orientales, grâce à la greffe arabe, commencera à produire ses effets et que le mouvement littéraire, scientifique et artistique connaîtra son plein essor. 1. La littérature umayyade La poésie. — La poésie umayyade, restée fidèle aux vieilles traditions arabes, est purement bédouine. Elle est si semblable à celles des temps antéislamiques ou Jahilya que l'influence religieuse y est très faible. Bien qu'elle soit contemporaine ou immédiatement postérieure aux grandes conquêtes, elle est dépourvue de tout élément épique. La vie de cour y accentue seulement la note amoureuse; la poésie devient plus érotique. A la cour de Damas, des artistes en rimes accordent leurs éloges à qui les paie; ils composent des pamphlets, invectives, etc., où les accents vraiment poétiques sont rares. «Les poètes de cette époque, qui agissent sur 'l'opinion publique', sont la véritable presse de ces temps» (Gaudefroy-Demombynes). A la cour du calife Abdul Malik (685—705), vécurent trois grands poètes à la bédouine: le chrétien Al Akhtal, Jarîr et son rival Farazdak. La prose. — La prose umayyade est dans l'ambiance religieuse. Sous l'influence des indigènes convertis, qui ont une prose théologique, naissent le Hadîth, court récit dont l'allure est alerte et vivante, et le sermon ou Khotba, que les chefs adressent de la chaire de la mosquée, le vendredi, aux fidèles. Par l'emploi de la prose rythmée, la khotba se hausse souvent à l'éloquence. «A l'époque de la conquête, il n'y a pas de prose arabe . . . C'est à l'époque omeyyade, pour satisfaire aux nécessités nouvelles du gouvernement d'un grand Etat et sous l'influence de populations soumises qui, elles, ont une prose oratoire et théologique et reçoivent encore quelques lueurs du rayonnement grec, c'est en ce temps nouveau qu'est créée . . . la prose arabe: discours officiels ou khotba du calife ou d'Al Hajjâj; édits califiens, hadiths.»12 12
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 256.
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La langue et l'écriture. — La langue, sous les Umayyades, était déjà, par certains côtés, très développée, riche de formes, de flexions et de mots. Mais son caractère concret la rend impropre à traduire des abstractions. «La fixation de l'écriture arabe date des Omeyyades: c'est encore Al Hajjâj (vice-roi de l'Irâk), qui paraît avoir donné aux lettres les points diacritiques . . . Si l'instrument matériel s'est grandement perfectionné,. . . il manquait encore à la prose arabe la pratique d'un vocabulaire et d'une syntaxe qui permettent l'expression de la pensée abstraite. Il est frappant que les premiers monuments de la prose arabe soient des traductions, soit du pehlevi, soit de l'araméen, soit du grec, et que celles-ci aient été naturellement l'œuvre d'indigènes, convertis de la veille, pour lesquels l'arabe était une langue étrangère. Ces traducteurs . . . sont les grands ancêtres des Iraniens qui, sous les Abbassides, feront la gloire de la pensée «arabe».13
2. Les arts umayyades: la mosquée Originaires d'une contrée dépourvue de production et de tradition artistiques, les Arabes, auxquels la religion interdisait la reproduction du portrait humain et des formes animales, s'étaient trouvés, après la conquête, dans des pays où les arts locaux étaient florissants et remontaient à l'aube de l'histoire orientale. A l'origine, la mosquée (jâmeh = lieu de rassemblement) est un édifice où les Musulmans se réunissent et où se fait la prière collective. «C'est là qu'est la 'maison commune' des musulmans, une maison de réunion, non point un temple à caractère sacré: aucune représentation de la divinité, aucun insigne, aucune relique, aucun mystère . . . Toute la vie politique et sociale s'y écoule: Mohammed y développe ses instructions religieuses et ses préceptes de vie sociale et économique . . . Ce sont les conquêtes, c'est l'admiration pour les édifices chrétiens, qui apprendra aux musulmans à construire de splendides mosquées, qu'orneront des mosaïques à la mode byzantine.»14 La première grande mosquée élevée à Médine au temps du Prophète est «un édifice sans prétention, avec un toit de branchage recouvert de boue et soutenu par des troncs de palmier». Sous les califes de Médine, les mosquées de Jérusalem, Fostât et Kûfa, sont simples encore et sans ornements. Mais elles sont déjà plus élégantes, grâce aux colonnes et autres matériaux tirés des temples et des palais en ruine, et à l'habileté des artisans locaux. Sous les califes umayyades, les Arabes, qui avaient converti quelques 14
Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 257, 258. Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 127.
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églises en mosquées et qui s'étaient familiarisés avec la splendeur architecturale, adoptent des modèles d'édifices religieux imités de celui des basiliques chrétiennes de Syrie. Les peuples conquis fournissent les architectes, les maçons et autres artisans. «Devenus de véritables Césars musulmans, les Umaiyades voulurent que leur Cour de Damas rivalisât avec celle de Constantinople. Ils entendirent posséder des palais et des mosquées dignes du Palais Sacré et de Sainte-Sophie. Les architectes grecs qu'ils employèrent adaptèrent donc l'art byzantin aux exigences de la religion coranique, et l'art arabe fut créé.»15 L'art, sous les Umayyades, semble avoir trouvé une forme achevée. Les mosquées, les palais, les châteaux construits, à cette époque, à Jérusalem, à Damas, à Médine, à La Mecque, témoignent d'une belle architecture et sont d'un type syro-byzantin original. «L'édifice principal de l'art arabe est naturellement la mosquée . . . Les principaux monuments umaiyades sont situés à Jérusalem et à Damas. Le Qubbat al-Sakhra ou Dôme du Rocher à Jérusalem, improprement appelé Mosquée d'Omar, . . . fut construit vers 688—691, par le Khalife Abd-alMalik, avec remploi de matériaux byzantins, colonnes, chapiteaux, etc. Au contraire, la Mosquée Al Aqsâ, toute voisine, adaptée par le même khalife Abd-al-Malik, d'après le plan d'une ancienne basilique de Justinien, et la grande Mosquée ou Mosquée des Umaiyades, à Damas, construite vers 708 par le Khalife Walîd, à la place d'une église chrétienne de l'empereur Théodose, sont conformes au plan historique de la mosquée.»16 Admirant la beauté des églises chrétiennes, jugées dignes d'Allâh, les Arabes leur empruntent de nombreux éléments pour la construction de leurs mosquées. Le plan en «semble imité de celui des basiliques chrétiennes de Syrie: la cour aux ablutions correspond à Y atrium, le lîwân aux portiques basilicaux, . . . la grille à une sorte de jubé, le mihrâb à «une abside en miniature», le minaret au clocher.»17 «Le minaret, d'où le muezzin répand sur la cité l'appel à la prière. . . dérive de la tour de l'église. Le mihrab . . . est une réduction de l'abside des églises. Le minbar omeyyade en est la chaire. La maqçoura, où les califes s'enferment, . . . est un souvenir de la loge impériale du Basileus. L'influence byzantine sur l'art omeyyade est évidente. Des monuments comme les bains du palais de Qoçair 'Amra et celui d'Al Mchatta démontrent le caractère nettement hellénique des constructions auxquelles se plurent les califes omeyyades.»18 16 16 17 18
Grousset, Les civilisations de l'Orient, I, p. 157, 158. Grousset, Les civilisations de l'Orient, I. p. 158, 160, 162. Grousset, Les civilisations de l'Orient, I, p. 159, 160. Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 258, 259.
III. La civilisation abbâsside sous les califes de Bagdâd Nous avons vu, sous les califes umayyades, qui surent assurer l'ordre et la prospérité dans l'Empire, s'élaborer la première civilisation arabo-orientale ou umayyade, dont les germes, qui sommeillaient en Orient depuis plusieurs siècles, existaient, depuis des millénaires, dans ces vieux pays de Babylonie, d'Assyrie, de Chaldée, de Syrie, de Phénicie, d'Egypte, de Perse. En maintenant les conditions matérielles qui ont permis à la civilisation umayyade d'éclore et de se développer, les califes abbâssides, grâce à leur libéralisme et à leur protection éclairée, portèrent cette civilisation à son point d'apogée (p. 171—172). 1. Renaissance culturelle des vieux peuples orientaux a. La civilisation abbâsside, œuvre des indigènes convertis Sous les Abbâssides, l'évolution politique et culturelle du monde islamique se modifie. La fin de la suprématie des tribus arabes dans l'Empire, consécutive à l'épuisement de leur vitalité guerrière, coïncide avec l'arrêt de l'impérialisme expansif de l'Islâm. Les travaux de la guerre sont désormais subordonnés à ceux de la paix. Ces événements marquent, dans le domaine culturel, la renaissance complète des vieux peuples civilisés de l'Orient, considérés jusqu'alors comme des mawâli (indigènes convertis), c'est-à-dire des Musulmans de seconde classe. Rajeunis par la greffe arabe et rénovés par la nouvelle religion islamique, les descendants des vieux peuples orientaux donneront de nouveau au monde, sous la direction éclairée des califes abbâssides, la grande civilisation arabo-orientale de Bagdâd. «La civilisation musulmane se développe au moment précis où l'Arabe a disparu de la scène militaire et politique . . . L'Abbâsside et ses sujets sont des Arabes, par la religion et la langue. Seulement ce ne sont plus les Arabes de la conquête, les Arabes d'Arabie. Ce sont désormais les anciens clients arabisés, . . . c'est-à-dire les vieux civilisés autochtones des vieux pays conquis . . . 'Le fait qui domine tous les autres, dit Kremer, est la formation d'une race arabe citadine . . . Damas, Bagdâd, etc., hébergèrent une population nombreuse, issue du mélange des conquérants avec les indigènes . . . Cette grande révolution sociale est achevée à l'époque des premiers Abbâssides. Elle est d'autant plus importante que la conduite des affaires publiques
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passe de plus en plus aux mains des citadins, l'élément purement arabe est refoulé de plus en plus de l'état o f f i c i e l . . . La domination passe des Arabes pur sang nomades aux métis sédentaires . . . Les clients étaient outillés en effet pour surclasser les A r a b e s ; . . . ils cultivèrent en particulier la théologie et le droit. . . L'arabe étant devenu la langue littéraire générale, la nécessité s'imposa pour les indigènes, qui gardaient encore l'usage des langues littéraires antérieures, de traduire en arabe les trésors dont ils avaient le dépôt, les livres grecs, syriaques, perses.'» 19 b. Apports iraniens et helléniques Convertie à l'Islâm et arabisée de surface, la Perse conserva sa personnalité propre. La doctrine chiite, qui s'adaptait à son esprit légitimiste, fournit à son opposition et à son irrédentisme un corps de doctrine. Rénovée par la nouvelle religion islamique et douée d'une sensibilité délicate et passionnée, la Perse jouera, dans le domaine culturel du monde arabo-islamique, un rôle de premier plan. Aussi, l'époque des premiers Abbâssides, qui marque le triomphe de l'élément iranien dans la direction de l'Empire, marque-t-elle aussi l'apogée de la civilisation arabo-orientale, qui est, en réalité, une civilisation arabo-persane. A l'iranisme oriental, la civilisation abbâsside ajoute l'hellénisme occidental: «Suivant une coïncidence qui n'est point sans ironie, c'est au moment où il cesse d'être un Etat méditerranéen et qu'il s'éloigne de ses provinces bysantines, que le califat se met à l'école de l'hellénisme . . . Au moment où Constantinople n'en conserve plus que des apparences, l'hellénisme impose à la société nouvelle de l'Islâm le besoin de réfléchir sur la doctrine un peu sommaire du Coran et des premiers hadith. Il lui donne une largeur de pensée et une tenue philosophique que ses origines hidjaziennes ne faisaient point prévoir. La littérature, qui exprime ce développement inattendu, est pendant trois siècles uniquement de langue arabe.» 20 c. Période d'apogée de la civilisation abbâsside La période la plus brillante, celle qui forme l'apogée de la civilisation arabo-orientale, est, on l'a dit, celle du premier siècle du Califat abbâsside (750—842). A une époque où l'Europe occidentale, (à l'exception du Califat arabe de Cordoue, en Espagne), était plongée dans la barbarie, Bagdad est un foyer de civilisation et de lumière. C'est sous Harûn Ar Rachîd et sous son fils Mamûn (ensemble 786—833) que Bagdad atteint le plus haut point de prospérité et devient la plus importante des villes de l'Orient. Dans tous les milieux intellectuels, l'étude de l'antiquité devient aussi géné19 20
Gautier, op. cit., p. 227, 228, 229. Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 275.
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raie qu'elle le sera, en Europe, quelques siècles plus tard. Dans tous les domaines culturels, les califes feront considérablement progresser la civilisation (p. 279-287). 2. La littérature abbâsside Les premières cent années du Califat abbâsside forment le grand siècle de la littérature arabe. De même que, sous les Umayyades de Damas, la pensée et l'art sont nés par le contact des Arabes avec la civilisation syrobyzantine, de même à Bagdâd, sous l'influence de l'iranisme et de l'hellénisme, le mélange des peuples et des cultures provoque un magnifique essor culturel. La langue arabe, qui s'organise et se précise, sert d'expression à la pensée abstraite et donne naissance à une nouvelle prose. Auxiliaire de l'exégèse coranique, la grammaire, à Basra et à Kûfa, puis à Bagdâd, devient une véritable science. L'histoire raconte la vie du Prophète, les biographies de ses Compagnons et les récits des conquêtes. La poésie ancienne est pratiquement morte; elle devient classique. Une poésie vivante, s'écartant des traditions bédouines, de l'inspiration religieuse de l'époque umayyade, exprime «la vie raffinée des nouveaux maîtres de l'Orient, les nuances de l'amour courtois, les subtilités de la dialectique . . . L'inspiration des grands poètes persans des époques suivantes s'annonce déjà chez les poètes abbâssides. Aussi bien plusieurs de ceux-ci étaient-ils soit des Persans de race pure, soit des métis arabo-persans, ayant les uns et les autres adopté la langue arabe comme moyen d'expression, mais restés fidèles au génie iranien: tel fut le cas du plus grand lyrique de ce temps, Abû Nuwâs (+ vers 810), dont les poésies érotiques et les élégies révèlent un sentiment profond et délicat.» 21 Le calife Mansûr imprima à la littérature un mouvement très actif, en faisant traduire en arabe les ouvrages les plus importants des peuples civilisés. Les traductions d'ouvrages gréco-byzantins tiennent tout un chapitre du Fihrist. Le célèbre recueil de fables indiennes, «Pantchatantra», devint, en arabe, le livre de Kalila wa Dimna; l'ouvrage indien fondamental sur l'astronomie, le Sidhanta, sera le Sindhind. Les contes des Mille et une Nuits sont traduits du perse. «Il est curieux qu'on ait négligé la poésie et le drame classique, l'histoire grecque . . . Les Arabes étaient sans doute réalistes par nature et ils attachaient une importance capitale aux connaissances qui servaient à des fins pratiques: médecine, mécanique, géographie, arithmétique», 22 dont les textes furent traduits du grec. 21 22
Grousset, Les civilisations de l'Orient, B. Thomas, op. cit., p. 137.
I. p. 174.
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3. Les arts abbâssides Sous le Califat de Bagdâd, l'influence iranienne prédomine dans le domaine artistique. «La période 'abbâsside est d'une importance capitale pour l'histoire de l'art arabe. Malheureusement il faut avouer qu'il ne subsiste à peu près rien . . . des monuments de B a g d â d . . . A Sâmarrâ (résidence passagère abbâsside), les ruines de la mosquée du khalife Mutawakkil et du palais khalifal du Balkuwârâ restent encore d e b o u t . . . M. Viollet (archéologue français) remarque que cette composition générale (de l'ensemble architectural) reste dans la grande tradition de l'architecture iranienne, les influences sâsânides se combinant d'ailleurs ici avec celles de l'art byzantin et de l'art syro-copte . . . Mais les dessins ornementaux, dans l'art de Sâmarrâ, s'affirment déjà spécifiquement musulmans avec leurs fleurs stylisées occupant le centre de figures géométriques à répétition,. . . avec leurs arabesques enroulées autour de grappes et de pampres. Les monuments abbâssides de Mésopotamie exercèrent une influence considérable, non seulement sur l'art persan postérieur, mais sur l'architecture syro-égyptienne elle-même (mosquée d'Ibn Tûlû au Caire) . . . Motifs géométriques et motifs végétaux: nous avons là aussi les éléments essentiels de ce qui — le motif animal étant en principe écarté — constituera toute la décoration musulmane . . . Comme on le voit déjà par la céramique, l'Iran 'abbâsside n'a nullement reculé devant la représentation de la figure humaine. Cette impression se confirme si on passe à la peinture, telle que nous la révèlent les fresques de Sâmarrâ.» 23 La musique et le chant, bien que condamnés par la doctrine comme une chose impie, sont goûtés dans la société abbâsside. Les Arabes d'Arabie, comme les Bédouins d'aujourd'hui, n'avaient pas de musique instrumentale; c'est la musique vocale, qui, comme la poésie, avait leur attachement. Ce n'est qu'après leur expansion hors de l'Arabie qu'ils entrèrent en contact avec la musique plus développée des Byzantins et des Perses et qu'une tradition musicale arabe naquit, adaptée aux goûts de la société arabo-iranienne. Le luth, la guitare, la flûte, la harpe, la cithare, la lyre, le hautbois (mizmâr), la trompette, le tambour, le tambourin, apparurent. Les palais des califes et les riches notables eurent leurs corps de musiciens, leurs chanteurs et leurs danseurs des deux sexes.
?3
Grousset, Les
civilisations
de l'Orient,
I, p. 178,
180, 182, 184, 185,
187.
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4. Les sciences sous les Abbâssides Si la littérature arabe a pour base le Coran, les sciences et la philosophie sont, par contre, un legs de l'hellénisme. Ils ne doivent à la Péninsule arabique «ni la semence, ni le sol,» mais seulement la langue. C'était, en effet, en arabe qu'écrivaient les savants et les philosophes de l'époque, indépendamment de leurs origines raciales, et ce sont les philosophies et les sciences anciennes qu'ils rajeunirent. Nullement fanatiques, les califes abbâssides encourageaient la recherche de la connaissance, partout où elle se trouvait. Ils ne craignaient guère que la «science étrangère» renverse la foi divine. Les discussions religieuses, même entre docteurs musulmans et savants non musulmans, étaient tolérées. Deux mouvements actifs prirent naissance: d'un côté, les intellectuels libéraux, dévoués à la science grecque, et, de l'autre, les chefs religieux, attachés aux croyances traditionnelles et hostiles à la sagesse païenne qui encourageait les hérésies et même l'athéisme. Ce sont les Chrétiens nestoriens et monophysites d'Irâk, de Syrie et d'Egypte, ainsi que les Juifs et les Iraniens, qui traduisirent, du syriaque en arabe, les œuvres maîtresses de la sagesse grecque, lesquelles avaient été traduites, longtemps auparavant, en syriaque et en persan. L'Eglise nestorienne de Mésopotamie fut la première à traduire Aristote en arabe. «Philosophes, mathématiciens, astronomes, médecins, érudits, mondialement réputés dans la science des Grecs, passèrent en une procession continuelle, au cours des IXe et Xle siècles, sur la scène du Califat oriental, lui prêtant un charme qui est la fierté des Arabes d'aujourd'hui. Si, parmi les principaux figurants, il y en a eu qui soient de sang purement arabe, il est bon de se souvenir que les Arabes formaient seulement une petite minorité dans leur immense empire . . . Le calife Ma'moun fonda à Bagdad une grande bibliothèque appelée 'Maison de la Sagesse'. . . Les grands de la cour rivalisaient pour collectionner les livres, et chaque mosquée fut alors encouragée à faire de même. Une école de traduction fut établie à Bagdad à la même époque; Hanain ben Ichaq, à la fois grand médecin chrétien et le plus brillant et le plus fécond des traducteurs, fut appelé à la diriger.. . Un état-major de traducteurs, la plupart chrétiens et sabéens, seuls à posséder l'érudition, fut envoyé à Alexandrie et dans les autres bibliothèques du Proche et du Moyen-Orient, pour se mettre à l'affût des vieux manuscrits grecs, afin de les rapporter pour être traduits à Bagdad. Ainsi, avant que le IXe siècle ait achevé son cours, non seulement Gallien et Aristote, mais les œuvres politiques de Platon, les ouvrages géographiques, astronomiques, mathématiques, de Ptolémée, Euclide, Archimède, avaient été traduits en arabe. . . Un des meilleurs outils de civilisation que nous devions à la période
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arabe est le zéro, la pierre de fondation sur laquelle reposent toute notre arithmétique et notre système numéral de tous les jours. Ces signes sont certainement une invention indienne et, en fait, les Arabes eux-mêmes les appellent indiens . . . L'introduction du zéro . . . fut une simplification et une révolution de l'arithmétique.»24
5.
Philosophie
C'est sous les Abbâssides que la pensée philosophique, qui est «loin d'être un produit naturel de l'esprit sémitique», prit son essor. C'est dans la ville irakienne de Basra que les systèmes hétérodoxes des Murjiites et des Kadarites trouvèrent leurs partisans, et que la doctrine du libre arbitre fut définie par une école rationaliste (p. 210 et 221—222). «Pour qui connaît l'Islâm, la coexistence d'une philosophie avec l'orthodoxie religieuse est impossible; les philosophes furent toujours suspectés, souvent persécutés; parfois, ils furent protégés ou encouragés par des princes plus éclairés, mais ils eurent contre eux le monde des jurisconsultes, des oulémas et la foule. Aussi, l'on peut dire que la philosophie fut seulement un épisode dans la vie des Arabes. Sous les Khalifes abbâssides Mamoûn (813—833) et Motawakkil (847—861), on traduisit en arabe — généralement d'après des versions syriaques — les traités grecs de médecine et de philosophie. On se mit à étudier avec ardeur Aristote, les commentaires des philosophes de l'époque du syncrétisme alexandrin . . . On tâcha parfois d'accommoder tant bien que mal la philosophie avec la religion.»25 «La spéculation philosophique, appliquée à l'interprétation du Qor'ân, fit naître la théologie dogmatique ou Kalâm; dans cette science, où la dialectique arabo-persane allait dépenser des trésors de subtilité, deux écoles se constituèrent: celle des Mu'tazilites dont l'exégèse afficha des tendances rationalistes, et celle des Mutakallim, d'une orthodoxie plus rigoureuse. Plusieurs docteurs mu'tazilites admirent, contrairement à l'interprétation habituelle du Quor'ân, le principe du libre arbitre . . . Le Khalife Ma'moûn (813—833), qui fonda à Bagdad une sorte d'université où il appelait tous les docteurs à de libres controverses, favorisa ouvertement le mu'tazilisme (p. 221—222). Le libéralisme l'emporta jusqu'au Khalife Mutawakkil (847—861), qui soutint la réaction piétiste des Mutakallim.»26 En 892, le calife Mohtadid interdit la vente des livres de philosophie, et un de ses successeurs proscrivit les libres penseurs. C'est dans la mosquée, qui n'était pas exclusivement un lieu de prière, 24
B. Thomas, op. cit., p. 1 3 5 - 1 3 8 . Preux, op. cit., p. 500. 2 " Grousset, Les civilisations de l'Orient, I, p. 177, 178. 25
LA CIVILISATION ARABO-ORIENTALE SOUS LES CALIFES
347
que les savants se réunissaient pour traiter, non seulement les questions d'érudition, mais aussi les questions brûlantes du jour, politiques ou religieuses. C'était là que se préparaient les controverses et les polémiques qui passionnaient la foule. La lutte entre les orthodoxes et les rationalistes (Mutazilîn) (p. 221—222), qui dura près de deux siècles, eut son écho dans les mosquées. Al Kindi, le plus ancien des philosophes arabes, né à la fin du Ville siècle, de souche purement arabe, traduisit et commenta le texte d'Aristote. Ses théories de l'âme formèrent la base de la pensée philosophique arabe. Un siècle plus tard, Al Farâbi, d'origine turque, professa à Damas, où il mourut en 960; commentateur d'Aristote et de Platon, il enseigna que le monde n'a pas de commencement, doctrine réprouvée par l'Islâm, ainsi que par le christianisme. Ibn Sîna (Avicenne), né en 980 dans la province de Boukhâra, élucida et compléta Aristote. Un siècle plus tard, Al Gazâli, né dans l'est de la Perse et mort en 1111, est un esprit sceptique; combattant les philosophes et montrant l'inanité de la science, il enseigna que l'amour pur conduit à la certitude. Ibn Rushd (Averroès), Arabe d'Espagne, mort au Maroc en 1198, réfuta le scepticisme d'Al Gazâli. Ainsi, pendant quatre siècles, du Ville au Xlle, la pensée philosophique de l'Orient brilla d'un vif éclat. Elle «passa naturellement à travers le monde de langue arabe jusqu'en Espagne . . . En Espagne, l'Eglise chrétienne, à la différence de l'Eglise nestorienne en Perse, n'était pas en contact avec la pensée grecque. De la sorte, tandis qu'en Orient la philosophie grecque était venue à l'Islâm par des enchaînements chrétiens, en Occident, elle devrait venir au christianisme par des chaînes musulmanes . . . Exactement comme les Arabes, aux Ville et IXe siècles, avaient tiré profit des traductions du grec, les Latins des Xlle siècle et suivants profitèrent en Europe des traductions latines de l'arabe. Et ainsi, le savoir grécoarabe se répandit à travers l'Europe . . . L'Occident chrétien s'éveillait... Il était devenu pleinement instruit de l'héritage des Grecs, légué par les Arabes, et, avec le temps, il abandonna l'arabe pour aller droit aux originaux grecs.»27
" B. Thomas, op. cit., p. 147 et 149.
IV. Civilisation de l'Egypte sous les califes fâtimides L'administration des califes fâtimides, en dépit des crises politiques, assura à la Vallée du Nil une prospérité agricole et commerciale digne des temps antiques. L'Egypte était redevenue, et resta jusqu'aux Croisades, le grand entrepôt du commerce du Levant, où les marchands italiens venaient chercher les produits de l'Inde et de l'Asie. «Cette prospérité se traduisit dans le domaine de l'art. L'Egypte fâtimide se couvrit de monuments dont plusieurs sont parvenus jusqu'à nous. Le premier en date est la mosquée Al-Azhar, au Caire, construite entre 970 et 972 par le général fâtimide Jawhar . . . La mosquée dite du Khalife AlHâkim (996—1020). . . était construite sur le même plan que celle d'Ibn Tûlûn, et, comme celle-ci, en briques . . . La pierre triomphe enfin de la brique sur les dernières mosquées fâtimides du Caire . . . Le Musée Arabe (du Caire) renferme aussi plusieurs panneaux de bois sculptés avec sujets animés (cervidés, lièvres, aigles, etc.), . . . vieux thèmes héraldiques en partie empruntés aux tissus sâsânides. Cette absence de scrupule à reproduire des thèmes vivants s'explique sans doute par la confession shî'ite des Khalifes fâtimides. De même, c'est peut-être dans leur shî'isme — religion de la majorité du peuple persan — qu'il faut chercher les affinités entre leur art le vieil art sâsânide. La même influence se manifeste dans les bronzes fâtimides . . . Ces bronzes . . . affectent souvent une forme animale: griffons, cerfs, chevaux, lions, lièvres, paons, etc. Ici encore nous discernons à quel point le shî'isme de la dynastie fâtimide a mis l'Egypte musulmane en contact avec l'Iran. . . On peut en dire autant des tissus . . . C'est l'influence sâsânide, soit directe, soit transmise par l'art copte, qui semble bien dominer dans les tissus fâtimides; nous retrouvons le thème animal. . . que nous avons signalé en Iran à la veille de la conquête arabe. D'ailleurs ces séries de lions, de griffons et d'aigles héraldiques,... se subordonnent en général aux formules décoratives proprement musulmanes, entrelacs ou feuillages en rinceaux qui aboutissent à l'arabesque. La céramique fâtimide, comme les autres arts, subit l'influence iranienne . . . Comme en Iran, le thème animal est ici largement traité, notamment avec des oiseaux, canards, aigles, etc. . . .; parfois même des figures humaines apparaissent.»28
28
Grousset, Les civilisations de l'Orient, I, p. 194—200.
Y. Décadence de la civilisation arabo-orientale Après avoir tenu le flambeau de la civilisation pendant près de quatre siècles, l'Orient arabo-oriental, submergé de nouveau par des vagues asiatiques, retombe dans l'obscurité. Au Xle siècle, la littérature arabe s'est immobilisée, sinon anéantie, et, à la fin du Xlle, les prodromes de la décadence commencent à se manifester. Pendant les XHIe, XlVe et XVe siècles, il existe bien encore des littérateurs arabes; mais le mouvement littéraire se ralentit et, au XVe siècle, il ne se manifeste plus que par les œuvres des historiens. On étudiera les œuvres des anciens auteurs, sans avoir cette puissance créatrice qui permettrait de les égaler. La déchéance littéraire et scientifique du monde arabo-oriental est due à plusieurs causes: le démembrement de l'Empire, les invasions mongoles et tartares, la misère générale, les famines, qui ruinèrent et dépeuplèrent les grandes villes universitaires. On doit encore y ajouter l'action du zèle étroit de l'orthodoxie musulmane, qui étouffa la spéculation des philosophes et des savants. «Le déclin des sciences orientales coïncida avec la reviviscence dans l'Islâm des orthodoxies strictes, renaissance qui datait de la première partie du Xlle siècle et était l'œuvre du maître religieux Al Ghazali.. . Mais, au XlVe siècle, la décadence des écrivains arabes était si avancée que les pratiques magiques et superstitieuses apparaissaient.»29 Enfin, une autre cause du déclin de la vie intellectuelle de l'Orient musulman, qui n'a pas été suffisamment indiquée par les historiens, est le rétrécissement du champ d'action de l'idiome arabe. «La langue arabe, langue du Coran, du pouvoir central, avait été imposée aux peuples aryens ou touraniens incorporés dans l'immense domaine du khalifat, et elle était devenue en quelque sorte le véhicule commun. Mais le jour où le Khalifat commença à s'émietter, où la ferveur religieuse se calma, à cette décentralisation politique et religieuse répondit forcément une décentralisation littéraire. Au lieu d'écrire en arabe, les savants, les lettrés, écrivirent chacun dans sa langue natale, turc, tartare, afghan, hindoustani et surtout persan. L'arabe conserva seulement le domaine de la théologie. Il continua d'être le latin de l'Orient musulman. C'est ce qui nous explique que, du XVe au XIXe siècle, la littérature arabe ne soit plus représentée que par quelques commentaires de commentaires exégétiques plus an-
26
B. Thomas, op. cit. p. 143.
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ciens, ou par quelques chroniques, auxquelles il manque à la fois l'intérêt, le sens critique et le charme de style.»30 C'est donc une erreur d'attribuer à la religion islamique la déchéance de l'activité littéraire et scientifique de la société arabo-orientale et musulmane. La religion, comme toutes les institutions sociales, reflète la civilisation d'une société et son degré d'évolution. L'Islâm, on l'a vu, n'a pas entravé l'essor de la littérature, de la science et de l'art, pendant les premiers siècles qui ont suivi son avènement.
30
Preux, op. cit., p. 501.
I. L'Empire arabo-oriental des califes 1. L'Empire
des califes, premier grand empire
sémito-oriental
Nous avons vu, dans nos précédents volumes, la rivalité multiséculaire et les guerres incessantes qui, depuis la guerre de Troie (vers 1200 av. J.-C.) et surtout depuis les Guerres Médiques (492—466 av. J.-C.) jusqu'à l'Islâm, avaient continuellement opposé et mis aux prises, d'une part, le monde occidental et maritime, successivement représenté par les Grecs, les Romains, les Byzantins, et, d'autre part, le monde oriental et continental, représenté, tour à tour, par trois grandes dynasties iraniennes: les Perses Achéménides, les Parthes Arsacides, les Perses Sassânides. Nous avons vu aussi que la cause réelle de cette rivalité chronique fut la volonté impérialiste, chez chacune des deux parties antagonistes, de contrôler la route terrestre qui, par le plateau iranien, relie le monde égéen et l'Orient méditerranéen à l'Asie méridionale (III, p. 399—400). Pendant le siècle qui précéda l'expansion de l'Islâm, les guerres acharnées que se livrèrent Byzantins et Sassânides, et qui épuisèrent ces deux grandes puissances, avaient également ruiné les ports méditerranéens et égéens et les villes mésopotamiennes, et profité à la région sud-arabique où s'était déplacé, en grande partie, le trafic commercial de la route des Indes vers l'Egypte et l'Occident. C'est pour cette raison que, pendant cette période, la ville de La Mecque, étape des caravanes entre le Yémen et Gazza, connut, avant l'Islâm, la prospérité économique que nous connaissons (p. 74). Aussi, cette prospérité de La Mecque disparut-elle après l'extension de l'Empire islamique en Orient et en Asie, extension qui rendit à la route Méditerranée-Irâk-Iran son rôle et sa fonction d'autrefois. a. Les Empires sémitiques de l'Orient ancien, empires
régionaux
En étendant la partie orientale de leur vaste Empire de la Méditerranée à l'Inde, les Arabes, qui rouvrirent à la circulation l'artère iranienne, ont réussi là où leurs devanciers sémites et égyptiens avaient constamment échoué dans le passé. Ceux d'entre ces derniers qui réussirent, plus ou moins, à réaliser leurs ambitions impériales et leurs rêves expansionnistes, n'ont guère édifié, on l'a vu, que des empires plus ou moins régionaux. Au Ille millénaire, les Sémites d'Accad (Sargon I et Naram Sîn) et ceux de Babylonie (Hammurabi) avaient seulement groupé la Mésopotamie et la Syrie-Nord. Au Ile millénaire, les Hyksôs et, après leur chute, les Pha-
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raons de la XVIIIe dynastie, n'avaient réussi à réunir que l'Egypte et la Syrie-Sud. Au premier millénaire av. J.-C., les Sémites de Phénicie, d'Assyrie et de Chaldée édifièrent respectivement de grands Empires. Mais l'Empire phénicien (1100—600 avant J.-C.), essentiellement maritime et méditerranéen, ne tenait, en Orient, que par sa tête, qui est un réduit minuscule: la Phénicie classique ou Liban actuel. Le grand Empire assyrien (745—612 avant J.-C.) unifia le Croissant Fertile et annexa, pendant quelque temps, la Vallée du Nil. Mais la domination assyrienne, imposée à l'Orient par le fer et le feu, s'effondra sous les coups conjugués des divers peuples révoltés, qui détruisirent l'Assyrie et effacèrent Ninive de la carte du monde (II, p. 236-238). En dépit de sa fin dramatique, l'hégémonie assyrienne qui, sous le couvert d'une «paix de mort», unifia l'Orient méditerranéen, avait, en disparaissant brutalement, laissé chez les Orientaux un arrière-goût de cette unité impériale, qui se refera, à plusieurs reprises, au cours des siècles qui suivront. «La vaste unité politique que les Sargonides avaient réalisée ne devait plus disparaître. Sous des noms et des maîtres divers, cet empire sargonide dont les Chaldéens, les Achéménides, les Macédoniens, les Sâsânides et les Arabes allaient hériter tour à tour, cet empire de l'Asie antérieure allait rester comme une des données les plus constantes de l'histoire et conserver jusqu'à la fin l'empreinte de la civilisation matérielle de Ninive et de Babylone.»1 Aujourd'hui encore, sous le nom moderne d'«Unité arabe», c'est ce vieux rêve impérial qui pousse instinctivement chacun des pays de l'Orient arabe à grouper tous les autres, sous son autorité, en une vaste formation politique. L'Empire sémitique néo-babylonien ou chaldéen (612—539), qui, lui aussi, imposa son hégémonie par la terreur, ne réussit à étendre sa domination que sur le Croissant Fertile, et pour une durée inférieure à un siècle. Quant aux Araméens de Syrie et aux Israélites de Palestine, leurs roitelets ne réussirent guère à réunir, sous leur direction respective, les régions continentales ou intérieures de la Syrie et de la Palestine. Les luttes intestines de ces divers dynastes, comparées à celles de leurs puissants voisins de l'Euphrate et du Nil, ne sont relativement que des «querelles de clocher», malgré l'amplification que leur donnent les récits de la Bible. b.
Les grands Empires orientaux anciens, Empires non
sémitiques
Seuls, des peuples impérialistes étrangers à l'Orient méditerranéen et à ses races, les Perses Achéménides, les Grecs, les Romains, les Byzantins, qui se succédèrent de 560 av. J.-C. à 640 ap. J.-C., réussirent à imposer leur hégémonie politique sur la plus grande partie du monde proche-oriental. 1
Grousset, Les civilisations
de l'Orient,
I, p. 73.
RÔLE ET DESTINÉE DE L'EMPIRE ARABO-ORIENTAL DES CALIFES
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Ainsi, depuis la conquête de Cyrus (560 av. J.-C.) jusqu'à l'expansion de l'Islâm, soit durant douze siècles environ, l'Orient sémito-hamitique et sédentaire, constamment courbé sous le joug indo-européen des Iraniens et des Gréco-Romains, entre lesquels le Proche-Orient était arbitrairement partagé, avait vu, pendant cette longue période, sa culture éclipsée et ses richesse pillées par l'étranger. C'est pendant cette période d'asservissement, particulièrement à partir du Ve siècle avant notre ère, que s'élaborèrent et se développèrent les idées bibliques d'un Messie Sauveur, qui est annoncé, tantôt sous la figure d'un roi juste et équitable qui délivrera son peuple de la domination étrangère, et tantôt sous les allures d'un vainqueur et d'un conquérant, qui restaurera en Orient une ère de gloire, de paix et de justice. Au Vile siècle de notre ère, l'Orient méditerranéen reconnaît ce libérateur oriental en la personne du conquérant arabe. c. Le grand Empire arabo-oriental, restaurateur de l'unité politique, du patrimoine culturel et de la prospérité économique du monde proche-oriental Les Arabes d'Arabie, qui déferlèrent au Vile siècle, sont donc, on le répète, les premiers Sémites qui réussirent là où leurs frères Sémites du Croissant Fertile (Babyloniens, Assyriens, Chaldéens, Araméens) et leurs cousins Hamites d'Egypte avaient échoué dans le passé. Délivrant l'Orient du joug occidental et iranien, ils fondent un immense Empire, plus vaste que ceux de Cyrus, de Darius et d'Alexandre le Grand. Sous l'égide de leurs armes, les Orientaux libérés reprennent leur place prépondérante et leur rôle dirigeant dans le monde et restaurent leur vieille culture orientale et leur prospérité économique d'autrefois. «Cet empire asiatique, qui devint si vite leur chose, leur apportait (aux Orientaux) ce dont ils étaient sevrés depuis un millénaire, la gloire, la domination, l'orgueil: facteurs moraux d'une puissance inévaluable. L'empire leur apportait aussi, comme Kremer le note justement, un facteur matériel, sans lequel l'essor de la civilisation est impossible.»2 En effet, outre la satisfaction morale de se voir, après des siècles de servitude, débarrassés de la domination indo-européenne et associés aux destinées d'un glorieux et puissant Empire arabo-oriental, les Orientaux étaient encore, sur le terrain économique, les grands bénéficiaires des courants commerciaux qui traversaient le monde de l'Islâm, et particulièrement de la route commerciale du plateau de l'Iran, devenu une simple province de l'Empire. Déjà, après 612 de J.-C., à la suite de la victoire des Sassânides sur les Byzantins, les ports syro-libanais et égyptiens, annexés à la Perse, connurent 2
Gautier, op. cit., p. 229.
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une grande prospérité économique, à laquelle mit fin, après 628, la reconquête de la Syrie et de l'Egypte par l'empereur Héraclius (III, p. 362, 363, 369). «La victoire grecque sur la Perse, en faisant rentrer dans le giron de Byzance les vieux ports provinciaux d'Antioche et d'Alexandrie, n'avait résolu ni l'antagonisme commercial qui avait opposé les échelles du Levant à la métropole constantinopolitaine, ni l'opposition religieuse qui n'était peut-être que la transposition dans le domaine des idées d'un conflit économique. Alexandrie, capitale des épices, voyait de plus en plus s'amenuiser son monopole au profit de Constantinople. La vieille concurrence qui avait, successivement, jeté les Tyriens contre Mycènes, contre Milet, contre Athènes, et les Ptolémées contre la Macédoine, dressait maintenant les ports libano-égyptiens contre Byzance.» 3 Aussi, et de même que, jadis, au cours des Guerres Médiques (492— 466 av. J.-C.), les cités phéniciennes avaient uni leurs destinées à celles des Perses Achéménides contre les Grecs, rivaux des Phéniciens sur mer (II, p. 318—323), de même, après l'expansion des Arabes, ennemis des Gréco-Byzantins qui continuaient à dominer la Méditerranée et l'Egée, les côtes syro-libano-égyptiennes trouvent-elles, dans les Sémites arabes, des alliés naturels. Ce sont les Libanais, successeurs des Phéniciens, qui engagèrent les Arabes continentaux à attaquer Byzance par mer. Ils mirent à leur service, comme ils le firent jadis pour les Achéménides, leurs talents de marins, à défaut des puissantes flottes dont disposaient leurs ancêtres. «A vrai dire, on voit plutôt, dans ce soudain souci des hommes du sable pour la maîtrise de l'élément liquide, l'inspiration des vieilles marines libano-égyptiennes. Les caboteurs d'Antioche, les marins d'Alexandrie trouvent, dans l'élan arabe, l'occasion de prendre leurs revanches et de satisfaire leurs rancunes contre cette Byzance draineuse de leur commerce. Ainsi, au temps de Darius, les Tyriens poussèrent-ils la Perse contre Athènes. La famille des Omeiyades, représentée alors par Moawiah, en épousant les querelles et les prétentions syriennes, symbolise cette fusion des intérêts maritimes levantins et des intérêts arabes.» 4
2. L'Islam et l'unité de l'Empire des califes a. Action de l'Islam comme élément d'unité
politique
Délivrés de leur long asservissement et régénérés grâce à l'expansion araboislamique qui réalisa leur rêve séculaire d'émancipation vis-à-vis de l'Occident et de la Perse, les peuples orientaux avaient, au début, poussé 4
Demoulin de Laplante, Histoire générale synchronique, Demoulin de Laplante, op. cit., II, p. 32.
II, p. 26, 27.
RÔLE ET DESTINÉE DE L'EMPIRE ARABO-ORIENTAL DES CALIFES
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l'enthousiasme jusqu'au point d'abdiquer respectivement leurs individualités régionales, qui sont fondues dans une vaste unité politico-religieuse. Mais cet enthousiasme s'est graduellement refroidi, à mesure qu'avec le temps s'estompaient les souvenirs des causes qui l'avaient provoqué. Sous l'influence des facteurs géographiques et historiques, les masses orientales, qui gardèrent de l'islamisme les éléments conformes à leur génie particulier, reprirent peu à peu le sentiment de leur personnalité respective antérieure. L'unité islamique, si forte au début, se relâcha de plus en plus, pour faire place, un peu plus tard, au particularisme régional, puis à l'émancipation des «nations géographiques» ou «naturelles». La cristallisation du monde oriental, qui, sous les Byzantins et les Perses, s'était opérée autour d'Alexandrie, d'Antioche et de Ctésiphon, s'effectua, sous les Arabes, autour de nouveaux centres, dont Damas, Le Caire et Bagdâd, c'est-à-dire la Syrie, l'Egypte et la Mésopotamie, étaient parmi les plus importants (p. 199-200). Un demi-siècle environ après l'invasion arabo-islamique, les divers pays du monde oriental, qui connurent, grâce à cette invasion, une unité politique et une grandeur impériale sans précédent dans leurs annales et qui adoptèrent la religion et la langue des conquérants, cherchent respectivement à recouvrer leur personnalité nationale (p. 248—251). L'unité politique et morale du monde proche-oriental, réalisée par les Arabes, est de nouveau brisée par les différents peuples orientaux, qui y avaient adhéré de bonne grâce et qui, tout en conservant la religion islamique et la langue arabe, restaurèrent leur vie particulière et distincte, ainsi que leur individualité politique. En outre, la religion islamique qui, au début, avait été puissante, comme idée-force, dans l'extension des conquêtes arabes, ne tarda pas à se fractionner en plusieurs sectes rivales et fut désormais presque sans action pour unir les peuples orientaux ou pour les soulever contre de nouveaux dangers extérieurs (p. 207—211). Cet attiédissement des sentiments et des énergies, qui contraste singulièrement avec l'enthousiasme des premiers temps de l'expansion, est l'œuvre normale du temps, à la faveur duquel le passé et ses forces, produits du milieu physique et des caractères ethniques, reprennent fatalement leur empire. L'invasion arabo-islamique, comme tant d'autres qui l'avaient précédéé et suivie, avait certainement retenti sur la vie psychique des sociétés orientales; mais ce retentissement ne pouvait que s'atténuer, voire disparaître à la longue, sous l'action latente des facteurs physiques et ethniques locaux (p. 5 0 - 5 1 ) . Par les contacts et les mélanges qu'elles provoquent, les migrations des
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peuples, et parfois les idées sentimentales, donnent souvent naissance à une idée-force nouvelle, à un «esprit nouveau», que des philosophes appellent «l'esprit de l'époque». A l'opposé de «l'esprit du paysage», qui a pour effet de tabiliser le caractère d'un peuple, «l'esprit de l'époque», au contraire, transforme parfois ce caractère. Mais cette transformation, essentiellement temporaire, disparaît à la longue devant le réveil du caractère ancestral. Pour provoquer une nouvelle ébullition, il faudrait de nouveaux facteurs de bouleversements ethniques et sociaux; mais même dans ce cas, il n'est pas certain que le résultat obtenu soit pareil au précédent, d'après la loi historique de la non-répétition (I, p. 17). Selon H. de Keyserling, l'esprit de l'époque, qu'il appelle «sens nouveau», «exerce une action revivifiante même au point de vue de la vitalisation physique; telle fut l'action du christianisme et de l'Islam dans le bassin méditerranéen, telle est aujourd'hui celle de l'esprit occidental dans le monde oriental.» Cependant, continue de Keyserling, «si une nouvelle unité de style doit naître, il faut que les vieilles formes soient soumises aussi, sur leur propre plan, à une refonte: il faut qu'il y ait aussi rajeunissement purement physique . . . Jamais nouvelle culture ne naquit autrement qu'en connexion avec un mélange de sang nouveau . . . Sans un mélange de sang nouveau, le rajeunissement des peuples est impossible, pour la même raison que les mariages entre parents ont, à la longue, des effets funestes.»5 Ainsi, le sang nouveau, comme l'esprit nouveau, et comme toute religion ou idée-force nouvelles, n'exercent pas indéfiniment leur rôle stimulant. La science expérimentale moderne et les données de l'histoire, confirmant en ce point les conclusions d'Ibn Khaldûn, assignent à ce rôle une durée moyenne de trois générations. Au bout de ce terme, le passé reprend son empire; «l'enthousiasme vieillira, et, si l'on regarde les religions précédentes, on n'en trouve guère dont la foi et la ferveur pieuse aient duré plus de cent ans.»6 b. Action de l'Islâm comme facteur d'unité nationale La vie sociale du monde islamique primitif est fondée sur la notion de communauté (umma), qui subordonne à l'unité religieuse la diversité des groupements tribaux, nationaux ou raciaux. «Les croyants sont tous frères» (Coran, 49, 10). Il est incontestable qu'une religion, et particulièrement la religion islamique, grâce à ses croyances, ses cultes et ses rites, qui forment la base de la vie religieuse et sociale des Musulmans, crée, entre ses adeptes, une véritable unité sentimentale, spirtituelle et morale. C'est une communauté 5 6
H. de Keyserling, Analyse spectrale de l'Europe, p. 349, 350. H. Taine, Nouveaux essais de critique et d'histoire, p. 247.
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religieuse présentant une certaine identité de comportement, de manière d'être, de sentir, de vivre et d'agir, des affinités morales, une mentalité, des traditions, des coutumes sociales, des souvenirs historiques similaires. Mais, pas plus que la parenté physique ou linguistique, la communauté de religion ne détermine guère ce sentiment de solidarité et ce besoin de coopération qui forgent les sociétés homogènes (p. 27—28). Elle ne devient un vrai facteur d'union nationale que lorsque s'ajoutent, aux éléments susmentionnés, une «communauté d'activités et d'intérêts mis en association», le sentiment d'appartenir à une région géographique déterminée, enfin et surtout la volonté de vivre ensemble et de coopérer à l'œuvre commune du groupe social. Il est certain que la parenté religieuse et culturelle, envisagée isolément, offre très souvent un puissant élément d'union lorsqu'il s'agit de s'opposer à des groupements hostiles, de religion et de culture différentes. Mais, dans cette éventualité, l'union est négative et temporaire par définition. Entre les premiers adeptes de la foi islamique, on l'a vu, les liens de solidarité communautaire, créés par l'esprit de fraternité et d'égalité commandé par l'Islâm, ne tardèrent pas à se relâcher, puis à se briser, sous la pression plus forte de l'esprit individualiste, des particularismes tribaux et des nationalismes régionaux. Très souvent, ces mouvements séparatistes ou centrifuges se manifestèrent sous la forme de schismes politico-religieux, dont la répartition géographique indiquait clairement un vague désir d'émancipation locale (p. 207—224). La première brèche faite dans l'édifice communautaire de l'Islâm fut l'œuvre des Arabes eux-mêmes, créateurs et propagateurs de cette grande religion. Dans la société islamique primitive, où tous les Musulmans sont frères et égaux à quelque race ou langue qu'ils appartiennent, les Arabes de la Péninsule prétendirent exercer un droit de commandement sur les non-Arabes convertis à l'Islâm. De simples frères, les Arabes se transformèrent en seigneurs de leurs coreligionnaires orientaux, et la communauté islamique, on l'a vu, devint, sous les Umayyades, un véritable Empire arabe, dirigé et exploité par les compatriotes du Prophète. Bien plus, ces mêmes Arabes d'Arabie, par l'esprit particulariste qui anime leurs tribus et par les rivalités intertribales que cet esprit engendre constamment, donnèrent eux-mêmes l'exemple de la désunion, qui fut mis à profit par les non-Arabes d'origine. Arabisés et convertis à l'Islâm et, par conséquent, égaux en droit aux Arabes, les mawâli ou indigènes convertis protestaient sans cesse, on l'a vu, contre l'inégalité effective qui resta souvent leur lot au sein de la communauté islamique. Mettant à profit cette discrimination, les nationalismes régionaux, avec ou sans schisme religieux, reprirent progressivement conscience de leur vieille individualité géographique et, tout en gardant la foi islamique, évo-
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luèrent respectivement vers la restauration de la nation géographique ou naturelle, dont les éléments constitutifs sont plus puissants que ceux de la communauté religieuse. Il importe de préciser que le caractère temporaire de l'action de l'Islâm comme élément d'unité politique, et son caractère précaire comme facteur d'unité nationale, ne sont pas particuliers à la religion islamique; ils sont, au contraire, communs à toutes les doctrines religieuses ou philosophiques. Il en est de même de la langue arabe, dont l'action, dans ce domaine, est aussi peu efficiente que celle des autres idiomes qui se partagent les diverses zones géographiques de la planète. c. Action des facteurs géographiques l'Empire arabo-oriental
et historiques sur les destinées de
Dans le domaine de l'unité politique et nationale, l'action des facteurs géographiques et historiques est plus puissante, on l'a vu, que celle de la religion et de la langue (p. 26—28). Dans le cours de leurs évolution successive, les groupes humains, on le sait, sont conduits et gouvernés par leurs caractères ethniques instinctifs ou, produits de l'hérédité et dus milieu géographique, plutôt que par les caractères acquis ou sociaux (langue, religion, etc.), qui peuvent, on l'a vu, être modifiés sans modifier pour autant les caractères ethniques héréditaires et permanents, qui forment l'âme de la race (I, p. 35—47). En changeant, encore une fois, de religion et de langue, l'Orient, après l'expansion de l'Islâm, garda son âme antique et immuable. D'autre part, si les croyances et les pratiques religieuses, qui sont des caractères accessoires, sont modifiées ou transformées par l'Islâm, ces modifications ou transformations, quoique superficielles, n'en plongent pas moins leurs racines, on l'a vu, dans le fonds antéislamique du passé oriental. Quant au sentiment religieux, qui est une sécrétion de l'âme et, par conséquent, un caractère essentiel, il est incontestablement demeuré ce qu'il était avant l'Islâm, qui est d'ailleurs lui-même une religion orientale (p. 135—172). Dans ce domaine du sentiment religieux, on pourrait affirmer que les chrétiens orientaux sont plus près de leurs congénères musulmans d'Orient que de leurs coreligionnaires d'Occident. En effet, une religion autochtone porte la marque du pays où elle est née, tandis qu'une religion «importée» est graduellement modelée suivant le génie du peuple qui l'adopte. Dans l'Inde, observe de Keyserling, «l'Islâm se développe de plus en plus suivant l'esprit hindou; à la longue, le sang réclame ses droits. Comme ç'a été depuis longtemps le cas en Perse, dans l'Islam hindou la disposition mystique de la race se manifeste plus fortement avec chaque nouveau chef religieux. D'autre part, le christianisme (occidental) devient de siècle en siècle plus étranger au sémitisme . . . Aujourd'hui déjà, on peut dire que
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l'esprit qui anime l'Occident diffère spécifiquement de l'esprit de cette culture méditerranéenne qui fut son berceau.» 7 Le caractère général de l'Orient, dans ses traits psychiques fondamentaux, est presque le même à l'époque de Hammurabi, comme à celles de Mahomet et de nos jours. Après la conquête arabo-islamique, «la Syrie araméo-byzantine et la Perse sâsânide ne tardèrent pas, sinon au point de vue religieux, du moins au point de vue culturel, à conquérir leurs farouches vainqueurs». 8 Il en fut de même pour l'Egypte, qui, dès l'avènement du vice-roi Ibn Tûlûn (872), pratiquement indépendant du Califat abbâsside de Bagdâd, commença à reprendre son individualité nationale et sa personaiité politique distinctes (p. 292—294). Lorsque, à partir de 842, l'Empire arabo-islamique commença à décliner, la vieille physionomie ethnique et politique du monde oriental réapparut sous son aspect d'autrefois (p. 288—300). «Ce qui fut l'empire des Khalifes, note Mez, tourne à l'état préislamique; les vieilles individualités ethniques, entre leurs frontières naturelles, se reforment en Etats indépendants; le monde musulman retrouve la vieille constitution qu'il a toujours eue, à de rares exceptions près, à travers tout le cours de l'histoire orientale. Cette dissolution est accomplie en 324 de l'hegire, 935 du Christ.»** C'est à partir de cette dernière date, en effet, que le calife est définitivement réduit au rôle de souverain nominal. Sous de nouveaux maîtres turcs et iraniens, «émirs des émirs», puis «sultans», l'Empire arabo-oriental commence à se démembrer. Autonome depuis 872, L'Egypte, à partir de 969, devient un Califat distinct: le Califat des des Fâtimides du Caire, rival de celui des Abbâssides de Bagdâd (p. 311-313).
7 8 9
Keyserling, Le journal de voyage d'un philosophe, I, p. 249, 250. Grousset, Les civilisations de l'Orient, I, p. 154, 155. Mez, cité par Gautier, op. cit., p. 231.
II. Conclusion générale Créée, au Hidjâz, par le génie organisateur de Mahomet, la communauté arabo-islamique primitive, caractérisée, à l'origine, par une très forte cohésion politique, religieuse et sociale, s'est transformée, après son expansion militaire et politique hors d'Arabie, en un immense Empire qui s'étendait de l'Inde au Maroc et à l'Espagne atlantiques. Les diverses parties de ce vaste Etat étaient principalement unies par les liens de la langue arabe et de la religion musulmane, sous l'autorité suprême du calife, successeur du Prophète, résidant successivement à Médine, Damas et Bagdâd. Comme toutes les grandes constructions politiques composées de régions dissemblables et de groupements ethniques et sociaux variés, le vaste Empire arabo-islamique ne tarda pas à se révéler comme une formation hétérogène, secouée par des courants séparatistes et des forces centrifuges. Le morcellement géographique, qui favorise la formation et le développement des nations régionales et de leur personnalité respective et façonne leurs caractères ethniques fondamentaux, est, on l'a vu, plus puissant que les facteurs religieux et linguistiques qui chercheraient à les effacer.
1. Permanences
ou constantes
historiques
En exposant, dans les pages qui précèdent, l'évolution du monde procheoriental depuis l'expansion des Arabes de l'Islâm (640) jusqu'à l'avènement des Turcs Seljûkides à Bagdad (1055), nous nous sommes appliqué à montrer, comme nous l'avons annoncé dans notre préface (p. 25—36), la continuité des grands événements au cours de ces quatre siècles, ainsi que leur liaison étroite avec les événements préislamiques qui les avaient précédés. Cette continuité et cet enchaînement des grands événements procheorientaux, qui se répètent quasi périodiquement, dans leurs grandes lignes, depuis les origines, sont conditionnés par la structure et la situation géographiques des pays du Proche-Orient, sous l'influence desquelles les peuples de cette contrée agissent et réagissent, consciemment et inconsciemment, pour des fins imposées par la nécessité de vivre, de se développer et de durer. La longue histoire du Proche-Orient, depuis le IVe millénaire av. J.-C. jusqu'à 1055 ap. J.-C., nous montre, on l'a dit, l'existence d'une série de constantes ou permanences historiques, que nous avons exposées plus haut
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(p. 25—26) et dont les principales sont les suivantes: antagonisme des régions intérieures ou continentales et des régions méditerranéennes ou maritimes; opposition des sociétés sédentaires de Mésopotamie — Syrie — Egypte et des peuplades nomades du Désert syra-arabique; rivalité des pays de l'Euphrate et du Nil pour la possession du couloir syro-palestinien; morcellement géographique, ethnique et politique de l'ensemble de l'Orient méditerranéen, en général, et du Croissant Fertile, en particulier; expansion des peuples en mouvement vers le Croissant Fertile, grande voie de passage entre l'Est et l'Ouest, le Nord et le Sud, etc. Ces grands événements, qui se dessinent nettement, depuis des millénaires, dans l'histoire du Proche-Orient, et qui se retrouvent identiques, dans leur fond, en tous les siècles, ne sont explicables que par des influences géographiques qui, plus constantes et plus puissantes que les initiatives humaines, déterminent le cours des événements historiques et l'évolution sociale et politique des sociétés proche-orientales. Les faits du passé nous montrent, en effet, que, dans l'histoire du Proche-Orient, comme dans celle de tous les peuples, les doctrines religieuses, philosophiques, scientifiques, économiques, les transformations politiques, sociales, linguistiques, religieuses et culturelles, sont dominées par des nécessités naturelles, qui ramènent respectivement les diverses nations à leurs conditions normales d'existence. Le Proche-Orient arabe et musulman rejoint le Proche-Orient préarabe chrétien ou païen et le continue. L'expansion arabo-islamique a remplacé la Mésopotamie et la Syrie araméennes et chrétiennes et l'Egypte copte et chrétienne, par la Mésopotamie, la Syrie et l'Egypte arabes et musulmanes. Le changement s'est opéré dans l'ordre linguistique, religieux, culturel, voire économique et politique, sans affecter l'âme profonde et permanente des peuples de ces pays, ni modifier durablement leurs caractères ethniques essentiels ou nationaux, qui ont continué, comme dans le passé, à gouverner leur évolution respective (p. 27-28). Ces vérités historiques supérieures ne diminuent en rien l'importance politique, militaire, religieuse, culturelle et sociale de la grande Révolution de l'Islâm, qui représente, au Vile siècle de notre ère, un événement mondial autant que proche-oriental. Mais cette Révolution ne constitue, du point de vue de l'évolution historique des peuples proche-orientaux, qu'un nouvel épisode — épisode très glorieux sans doute, le plus glorieux peutêtre de ceux qui le précèdent et le suivent — dans la succession des grands événements qui ont marqué ou bouleversé les sociétés proche-orientales, depuis les origines (I, p. 24). En effet, dès le règne du calife Uthmân (644—656), troisième successeur du Prophète, les tendances régionalistes se réveillèrent dans les pays conquis (p. 194—195). A la mort de Uthmân, la rivalité multimillénaire de la
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Mésopotamie et de l'Egypte, annexées depuis peu à l'Empire des califes, réapparut avec violence dans la compétition engagée, pour le trône califien, entre, d'une part, Ali (656—661), appuyé par l'Irâk, et, d'autre part, Muawiya (661—680), soutenu par l'Egypte et la Syrie (p. 195—197). Les guerres fratricides qui s'ensuivirent, la naissance des grands schismes politico-religieux de l'Islâm, l'assassinat de Ali et de ses deux fils Hasan et Husayn, l'avènement de la dynastie et du Califat des Umayyades à Damas (661), ouvrirent une ère de luttes sanglantes qui se terminèrent, au bout d'un siècle, par l'extermination des Umayyades, la ruine de leur dynastie et de leur Califat arabo-syrien et l'avènement de la dynastie et du Califat arabo-irakien des Abbâssides, qui s'installèrent à Bagdâd (750). D'autre part, se substituant aux sectes politico-religieuses chrétiennes (Diophysisme, Monophysisme, Nestorianisme, Monothélisme, etc.), qui, incarnant des oppositions et des conflits politiques, avaient agité et fini par démembrer l'Empire gréco-byzantin (III, p. 285—290 et 327—333), les sectes politico-religieuses islamiques (Sunnisme, Kharijisme, Karmatisme, Chiisme, etc.), qui agitèrent et divisèrent le monde de l'Islâm, brisèrent l'unité morale et spirituelle de la communauté islamique et sapèrent les fondements de l'unité politique de l'Empire des califes (p. 207—224). Sous les califes abbâssides, la rivalité chronique de l'Irak et de l'Egypte, réduite un moment par la vigoureuse poigne des Irakiens, ne tarda pas à rebondir. Les dynasties turques des Tûlûnides (872—905) et des Ikhshidides (937—969) et celle des califes Fâtimides (969—1171), qui gouvernèrent successivement la Vallée du Nil, rétablirent l'Egypte dans son indépendance et, à l'exemple de leurs prédécesseurs lointains, les Pharaons et les Ptolémées, occupèrent la Syrie et se dressèrent en rivaux des califes de Bagdâd. Cette même rivalité persistera, après l'avènement de la dynastie des Turcs Seljûkides à Bagdâd (1055), entre les maîtres successifs de Bagdâd et ceux du Caire, jusqu'à 1517. A cette date, les Turcs Ottomans, qui étendront leur hégémonie sur l'ensemble du Proche-Orient, mettront fin, pour quatre siècles (1517—1918), aux querelles intestines des roitelets de l'Orient arabe. Ainsi, de même qu'à la suite de l'aramisation du Croissant Fertile au premier millénaire av. J.-C., puis de sa christianisation dans la première moitié du premier millénaire de J.-C., «l'élément brut du monde nouveau n'est pas un nouvel Adam, mais le vieil Adam» (p. 35—36), de même «l'élement brut» de l'Orient arabisé et islamisé n'est pas un nouvel Orient, mais le vieil Orient, superficiellement transformé et temporairement rénové par la greffe arabe. Avant et après l'Islâm, le même processus d'évolution se dessine chez les peuples de cette contrée.
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2. Vérités historiques supérieures a. Enseignements de l'histoire Nous avons vu que si, dans l'état actuel de nos connaissances, on ne peut tirer de l'étude de l'histoire des enseignements précis et sûrs, ni prévoir avec certitude les événements à venir, par contre la science de l'histoire, combinée avec celles de la géographie humaine, de la sociologie et de la psychologie, nous permet de comprendre «les destinées des groupes humains, les intérêts qui les divisent, les luttes qu'ils se livrent, parfois même les mobiles . . . qui inclinent leur volonté dans une direction plutôt que dans une autre» (I, p. 20—21). «L'utilité principale de l'histoire est de montrer les conséquences des actes sociaux, les réactions et les répercussions multiples dont ils sont habituellement suivis, l'influence du milieu sur les individus et celle des énergies individuelles sur le groupe tout entier. . . Elle peut par conséquent mettre les hommes en garde contre le danger des entraînements irréfléchis, des innovations subites, des actes violents, des mesures légales qui oppriment les instincts généraux de la nature humaine ou blessent les tendances particulières de chaque groupe social. . . La connaissance des lois historiques . . . (peut enfin) déterminer les tendances naturelles de l'évolution sociale, les directions générales que suivent, dans leur état normal, les sociétés humaines,... les limites dans lesquelles ces tendances générales peuvent varier . . . Ainsi restreintes, les lois de l'histoire peuvent encore fournir à la sociologie et à la politique d'utiles indications» (Mortet) (I, p. 21). En conséquence, les lois créées par les hommes, les transformations politiques, économiques et sociales qu'ils édictent, doivent, pour être heureuses et durables, s'adapter aux nécessités du milieu extérieur, et tenir compte des tendances naturelles de la société à laquelle elles s'appliquent et des limites de ces tendances, c'est-à-dire des caractères psychiques héréditaires, qui déterminent la conduite normale des peuples (p. 27—28). Pour connaître plus ou moins exactement les tendances naturelles d'un peuple et les limites de ses possibilités d'action, on ne peut le faire avantageusement qu'à la lumière des grandes circonstances de son histoire. C'est une erreur de tabler uniquement, dans ce domaine, sur le comportement et les discours journaliers ou sur des manifestations populaires orchestrées, qui excitent les passions des foules mais dont les effets sont généralement superficiels et passagers. On doit donc rechercher, dans le passé des peuples, comment ceux-ci «s'étaient conduits dans des circonstances analogues, et non dans les circonstances de la vie courante . . . (Dans les grands événements), l'âme de la race surgit avec tous ses instincts et domine l'âme formée par les néces-
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sités de chaque jour . . . Ces puissances ataviques, n'apparaissant que dans les grands bouleversements, restent, en temps ordinaire, méconnues. » b. Inexorabilité des lois de la vie Les hommes semblent perdre de vue que les lois de la nature et de la vie ne sont jamais violées impunément. Cet oubli serait dû au fait que l'action de ces lois est généralement invisible et souvent tardive, et que la mémoire des hommes est malheureusement très courte. «Cette incapacité générale à comprendre la force des lois naturelles tient sans doute à ce qu'elles n'agissent qu'au bout d'un certain temps . . . Le visible immédiat cache l'invisible lointain, mais inexorable» (G. Lebon). D'autre part, les lois qui régissent le monde physique et le monde de la vie, «sont silencieuses. Elles n'avertissent pas ceux qui les transgressent, mais elles les détruisent. Aucun être ne viole impunément les lois de la vie» (A. Carrel). Aussi, les transformations politiques, économiques, sociales, etc., qui contrarient les lois de la nature et de la vie, sont-elles aléatoires et aboutissent toujours à des échecs, et souvent à des désastres. Tout effort entrepris dans des conditions anormales, «subit tôt ou tard la loi du retombement», avec ce que cette chute comporte de ruines et de misères.
3. Influence des progrès scientifiques modernes sur le développement
des sociétés humaines
D'aucuns auraient tendance à objecter que si, dans le passé, les facteurs géographiques avaient déterminé certaines constantes psychologiques et historiques, il n'en serait plus de même dans notre monde actuel, où de nouveaux facteurs, créés par les inventions et les progrès scientifiques, auraient pour effet d'atténuer sensiblement, voire de supprimer l'influence des forces géographiques et historiques sur le développement des sociétés humaines. Cette thèse n'est qu'une illusion de l'esprit. Elle est d'ailleurs démentie par la conduite des hommes actuels, qui continuent à se comporter, les uns vis-à-vis des autres, comme le faisaient leurs ancêtres lointains. Sans doute, la science et la technique ont profondément transformé le monde de notre époque. Mais l'aspect humain des problèmes politiques et sociaux d'aujourd'hui ne s'est guère modifié; car l'homme lui-même, auteur de ces transformations, n'a pas changé dans ses instincts profonds; les progrès scientifiques et techniques ont seulement augmenté ses moyens, ses possi10
G. Lebon, Premières Conséquences de la Guerre, p. 42, 43.
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bilités et son pouvoir d'action, tant pour le bien que pour le mal. «Tous les traits de l'homme sauvage et barbare survivent chez l'homme civilisé, sous des formes plus ou moins atténuées, et constituent ce qu'on pourrait appeler les dessous de l'histoire» (Zaborowski) (I, p. 46). Nous avons vu (I, p. 38—41) que l'évolution des sociétés humaines est gouvernée, non par l'intelligence ou les connaissances, mais par «l'ensemble des dons innés de l'individu, surtout de ses dispositions actives et affectives», en d'autres termes, par les caractères ethniques héréditaires, éléments psychiques et dispositions mystiques et collectives, qui sont les mobiles des «comportements instinctifs» des hommes et les 'moteurs' principaux de leurs actions (p. 27—28). Il n'en est pas de même, on l'a dit (I, p. 41—47), des caractères acquis ou sociaux, tels que l'instruction, les connaissances spécialisées, les habitudes et coutumes sociales, le genre de vie et, en général, toutes les manifestations matérielles de l'intelligence et de l'activité humaine, qui n'influencent qu'accidentellement, et parfois individuellement, la conduite des êtres humains. Externes et superficiels, ces «comportements appris» depuis la naissance sont essentiellement variables; ils ne sont jamais transmis à la descendance et ne modifient aucunement les caractères innés ou fondamentaux (p. 28). «Les connaissances sont pour peu dans le caractère et restent comme à la surface» (H. Marión). «Si l'intelligence a progressé dans le cours des âges, les sentiments gouvernant les hommes sont restés inchangés . . . Aucune culture n'efface les instincts ancestraux» (G. Lebon). La science, l'instruction, la civilisation n'ont pas su empêcher, ni rendre moins féroces, les deux grandes guerres mondiales de la première moitié du XXe siècle. Bien plus, ces sanglantes expériences ne semblent pas avoir appris aux hommes actuels que la force, qui ruine à la fois les vainqueurs et les vaincus, ne résout que temporairement les problèmes qui les divisent, que les rêves d'hégémonie sont des illusions dangereuses et des chimères coûteuses, et que nul peuple ne peut asservir définitivement d'autres peuples. Loin d'assagir les hommes, ni de freiner leurs ambitions et leurs convoitises, les progrès de la science et de la civilisation n'ont abouti, de nos jours, qu'à augmenter les moyens de destruction. Nous savons tous que c'est l'équilibre des forces internationales et la crainte des catastrophes — et non pas l'expansion des lumières ou le développement des sentiments humanitaires — qui retiennent provisoirement les peuples actuels dans la voie de la sagesse. Que cet équilibre vienne à se rompre, l'ambition et la haine reprendront fatalement leur funeste empire.
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4. Dans l'Orient arabe de nos jours: le passé éclaire le présent et
l'explique
L'évolution des peuples proche-orientaux depuis les origines jusqu'à l'avènement des Turcs Seljûkides à Bagdâd (IVe millénaire av. J.-C. — 1055 ap. J.-C.), et les permanences ou constantes historiques qui se dégagent de cette longue histoire de quatre mille ans, nous permettent de comprendre l'évolution de ces peuples depuis 1055 jusqu'à nos jours. L'histoire du Proche-Orient préislamique et islamique présente donc un intérêt d'actualité immédiate, puisqu'elle nous permet de découvrir les données profondes des grands problèmes qui agitent aujourd'hui les peuples de cette partie du monde. Le passé éclaire le présent et l'explique. Le Proche-Orient contemporain serait, en effet, inintelligible si l'on ne discernait pas, dans la complexité de son évolution présente, l'action continue des permanences ou constantes historiques, autrement dit la répétition des grands événements du passé proche et lointain. La physionomie politique actuelle de l'Orient arabe est curieusement celle-là même que nous avons constamment distinguée, dans ses grandes lignes, au cours de la longue histoire de cette contrée, toutes les fois qu'elle n'était pas dominée par des maîtres étrangers. Loin donc d'être la manifestation d'un phénomène passager de désagrégation, l'existence, dans l'Orient d'aujourd'hui, de plusieurs pays ou peuples arabes autonomes, est le résultat d'un processus normal d'organisation et d'évolution respectives de ces pays ou peuples, dans des cadres politiques façonnés par la géographie et stabilisés par l'histoire (I, p. 87). Ainsi, les rivalités, les antagonismes, les convoitises et les ambitions, continuent, de nos jours, comme dans le passé proche et lointain, à diviser et à opposer les divers peuples proche-orientaux, qui, poursuivant les mêmes objectifs que leurs devanciers, suivent les mêmes chemins, se lancent dans les mêmes aventures et subissent les mêmes cycles d'évolution que ces derniers. L'aspiration à l'unité, qui anime une grande partie des peuples de l'Orient arabe depuis leur accession à l'indépendance, est déterminée, en réalité, par la survivance confuse, chez ces divers peuples, de la vieille communauté de réactions contre l'hégémonie de l'étranger, qui les avait asservis, dans le passé, pendant de nombreux siècles. Dans ce domaine, la parenté religieuse et linguistique n'est, au fond, qu'un élément de cristallisation de cette réaction latente, et non la cause de celle-ci. Ce fait est d'autant plus évident que la réaction moderne des pays arabes indépendants, contre les convoitises de l'Occident, a souvent attiré ces pays dans l'orbite du monde afro-asiatique, auquel les apparente une communauté de réactions identiques, moins religieuses et culturelles qu'antioc-
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cidentaies. Nous avons vu, tout au long du millénaire qui précéda l'Islâm, cette même réaction antioccidentale animer l'Orient gréco-romain et le pousser dans les bras de la Perse mazdéenne, ennemie traditionnelle de l'Occident ancien. Ce même sentiment avait également animé, à la veille de l'expansion arabo-islamique, l'Orient chrétien et byzantin contre l'Empire chrétien de Byzance. Provoquée par la crainte atavique du péril extérieur et par la complexité des problèmes intérieurs, qui déconcertent tous les peuples nouvellement libérés, l'aspiration à l'unité politique interarabe, plus négative que positive, tend nécessairement à s'émousser au fur et à mesure que s'éloigne le danger extérieur et que les peuples indépendants de l'Orient arabe améliorent leurs conditions économiques, sociales et culturelles, consolident leurs institutions politiques et se réhabituent, de plus en plus, à l'exercice du pouvoir et aux charges des responsabilités nationales, dont ils étaient frustrés, depuis de nombreux siècles, par leurs tuteurs étrangers. Ce processus d'évolution vers la stabilisation se dessine nettement chez les peuples actuels de l'Orient arabe, où les tendances profondes s'orientent de plus en plus vers le maintien des autonomies régionales plutôt que vers l'intégration politique.
I. Les Turcs primitifs: nom, pays d'origine, race, langue et écriture, religion 1. Le nom de Turc Bien que l'origine des divers peuples qui parlent la langue turque ou des idiomes apparentés à cette langue remonte à une époque très ancienne, le nom même de Turc (Tou-Kiue), qui désigne aujourd'hui cette famille linguistique, n'apparaît qu'au Vie siècle de notre ère, comme nom ou surnom d'un groupement de cette grande famille, qui vivait alors dans la Haute Mongolie. Vers 540, note R. Grousset, parmi les vassaux des Jouan-jouan, de race vraisemblablement mongole, qui dominaient en Mongolie, «on comptait, nous disent les Chinois, les T'ou-Kiue, peuple de race turque qui a donné son nom à l'ensemble des nations de même appartenance linguistique. 'Le nom chinois de T'ou Kiue, enseigne M. Pelliot, doit représenter un pluriel mongol (jouan-jouan) Tiirkiit, de tiïrk, mot à mot: fort'. Les T'ouKiue, d'après les annales chinoises, avaient le loup comme totem. Ils étaient les descendants des vieux Hiong-nou (Huns), ce qui est conforme au caractère proto-turc que M. Pelliot reconnaît aux Huns. L'habitat des T'ou-Kiue, au commencement du Vie siècle, était, semble-t-il, la région de l'Altaï où ils se livraient à la métallurgie, 'au métier de forgeron'». 1 Sur la signification et l'origine du mot Turc, écrit Barthold, «on ne peut faire que des suppositions. Dans son dernier travail, Thomsen a émis l'opinion que le mot turc désignait une seule tribu ou plutôt une dynastie de khans. Le mot tiirk ou tiïriik signifiait originairement d'après Thomsen 'force, vigueur'. Et cependant, cette supposition n'est point étayée par l'unique passage des inscriptions de l'Orkhon (qui datent du Ville siècle) où l'on trouve le mot tiirk apparemment dans une autre acception qu'un nom de peuple . . . Les inscriptions de l'Orkhon ne permettent pas d'identifier sûrement les tribus qui étaient désignées à cette époque comme 'turques'. On ne sait guère davantage comment cette dénomination arriva graduellement à s'appliquer à différentes peuplades et acquit l'importance qu'elle a aujourd'hui. Le Khan appelle son propre peuple Tiirk et même Oghuz ou Toquz Oghuz . . . Même avant le déchiffrement des inscriptions de l'Orkhon, Ra' Grousset, L'Empire des Steppes, p. 125.
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dloff était arrivé à la conclusion que les Turcs des Vie—Ville siècles appartenaient au peuple des Oghouz et les documents littéraires confirmèrent pleinement sa thèse . . . En dehors des Oghouz, sont également mentionnées quelques tribus turques, c'est-à-dire des Turcs dans le sens actuel du mot, et parmi ces dernières ce furent les Qarlouq (Qarluq), les Ouïgours et les Kirghiz qui acquirent ultérieurement le plus grand renom. Cependant, rien ne prouve que ces peuples se soient nommés 'turcs' à cette époque-là. Selon toute vraisemblance, ce sont les Musulmans qui donnèrent au mot 'turc'sa valeur linguistique présente, c'est-à-dire celle d'un nom collectif désignant l'ensemble des peuples turcs. Les Arabes remarquèrent que plusieurs peuples avec lesquels ils eurent des rapports aux Vile et Ville siècles parlaient la même langue que les Turcs, et ils se mirent à les appeler tous 'Turk'. Après l'adoption de l'Islam, les peuples turcs eux-mêmes prirent ce nom, quoique même de nos jours encore, il existe des peuples turcs musulmans qui ne se considèrent pas comme des Turcs et ne reconnaissent pas leur langue comme étant du turc. En dehors de la sphère de l'Islam, le mot 'Turc' est peu répandu. . . Dans une période postérieure, ni les Russes, ni les Européens Occidentaux ne désignèrent les Petchénègues ou les Polovtsy (Comans) comme des Turcs, et le mot 'Turc' ne servit en Europe que pour désigner le peuple Seldjouk et ultérieurement celui de l'empire ottoman, descendant des Oghouz tout comme les Turcs de l'Orkhon. Dans les annales russes, on trouve le nom Torki qui a probablement la même signification que Turk, mais qui sert pourtant à désigner le peuple nommé dans les sources byzantines Ouz, c'est-à-dire Oghuz.»2 On peut donc conclure, sans pouvoir l'affirmer d'une façon décisive, que le mot Turk, à l'origine, est le nom ou surnom (fort) d'un groupe de tribus qui habitaient, au Vie siècle, la région de l'Altaï (Mongolie). Descendants ou parents des Huns, qui envahirent l'Europe sous la conduite d'Attila (445—453), leur nom ou surnom désigna, par la suite, l'ensemble des autres peuples qui appartiennent à la même famille linguistique, celle des futurs Turcs, qui inonderont l'Asie Occidentale.
2. Pays d'origine des Turcs a. La Mongolie et ses conditions physiques L'habitat primitif de la famille linguistique à laquelle appartiennent les divers peuples qui parlent des idiomes turcs, est la Mongolie, contrée de 2
W. Barthold, Histoire des Turcs d'Asie Centrale, Adaptation française par Mme M. Donskis, p. 2 5 - 2 6 .
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l'Asie Centrale, formée de déserts, de montagnes et de plaines, et située entre la Chine, qui la borne au Sud, la Mandchourie, à l'Est, la Sibérie orientale, au Nord, et les massifs d'Altaï et du Pamir, à l'Ouest. Ce vaste espace de terre, qui n'est point limité par des frontières naturelles, peut être divisé en trois régions, qui diffèrent par la nature du sol, le climat, la faune et la flore. La région centrale est formée par un désert pierreux, le désert de Gobi. La seconde région, au Nord-Ouest, comprend un groupe de chaînes de montagnes, orientées parallèlement du NordOuest au Sud-Est. La troisième, au Sud-Est, comprend de nombreuses chaînes, ainsi qu'un grand nombre de vallées propres à la culture; elle forme l'intermédiaire entre les déserts de la Mongolie et les grandes plaines de la Mandchourie et de la Chine. Le climat de la Mongolie est caractérisé par la sécheresse extrême de l'atmosphère et par la différence énorme des températures du jour et de la nuit; l'écart peut aller jusqu'à 40 degrés. La moyenne de la température est voisine du zéro de l'échelle centigrade. Les extrêmes de chaud et de froid, observés à Ourga et à Ouliassoutai, par exemple, sont de + 34 et — 48, soit 82 degrés de différence. La flore est celle des steppes de l'Asie centrale. La flore du Gobi est l'une des plus pauvres qu'on puisse imaginer. Les régions les moins stériles sont celles du Nord et du Sud-Est. L'herbe est rare dans la steppe. L'agriculture est inexistante et les peuplades qui habitent la Mongolie sont des nomades. La faune des montagnes se rapproche de celle du Tibet et de l'Himalaya. Le nombre des mammifères ne s'élève pas au-dessus d'une cinquantaine d'espèces; il y a peu d'oiseaux sédentaires. Les principaux animaux domestiques sont les moutons, les bœufs, les chameaux, les chevaux, les chèvres, les chiens. b. Les Turcs primitifs et l'influence des conditions physiques de la Mongolie Le nomadisme primordial et les conditions physiques de l'habitat d'origine ont fait du Turco-Mongol primitif un type humain assez spécial. Nomade plutôt chasseur et cavalier, il diffère, à la fois, du Bédouin d'Arabie, nomade plutôt pasteur, et de l'Indo-Aryen primitif, nomade agriculteur, par des caractères physiques et psychiques particuliers. Le cheval, qui, dans la Mongolie, vit à l'état sauvage, fut domestiqué dès les âges les plus reculés. Comme les autos dans les vastes espaces de l'Amérique moderne, il fut, dans cette partie de l'Asie antique, le support indispensable à la vie. «Et c'est là seulement que la vie de cheval est entrée pour quelque chose dans les caractères physiques des races. Les races correctement appelées turco-mongoles gardent encore aujourd'hui pour la plupart l'em-
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preinte visible de leurs habitudes invétérées de nomades chevauchant sans cesse, et qui ont vécu du cheval pendant des millénaires. La puissance du torse, la brièveté relative des membres inférieurs, la petitesse de leurs extrémités et jusqu'à la forme de l'ouverture palbébrale, sont, comme la résistance à la fatigue et aux intempéries, de ces caractères acquis de la vie nomade à cheval» (Zaborowski). D'autre part, les conditions climatiques, particulièrement dures, et les conditions physiques, notoirement inclémentes, ont façonné les individus en conséquence. «Jamais hommes n'ont été davantage les fils de la terre, expliqués par elle, voulus par le milieu . . . Les steppes ont fabriqué ces corps rabougris et trapus, indomptables puisqu'ils ont survécu à de telles conditions physiques. L'âpre vent des hauts plateaux, le froid excessif ou la chaleur torride ont modelé ces visages aux yeux bridés, aux pommettes saillantes, au poil rare, durci ces torses noueux. Les nécessités de la vie pastorale au hasard des transhumances ont déterminé leur nomadisme, et les données de l'économie nomade ont entraîné leurs rapports avec les sédentaires, rapports tour à tour de timides emprunts ou de sanguinaires razzias . . . Que les sociétés sédentaires, souvent décadentes, cèdent sous le choc, le nomade entre dans la cité e t . . . se substitue sans grand effort aux potentats qu'il a abattus . . . Le voilà grand-khan de Chine, roi de Perse, empereur des Indes, sultan de Roum. Il s'adapte alors. A Pékin, il devient à moitié chinois, à moitié persan à Ispahan ou à Reï. Le destin est-il fixé pour cela, la conciliation assurée entre la steppe et les cultures? Nullement. Les lois inexorables de la géographie humaine continuent de jouer. Si le Khan sinisé ou iranisé n'a pas été éliminé par quelque lente ou brusque réaction indigène, voici apparaître devant ses frontières et surgies du fond de la steppe, de nouvelles hordes, encore faméliques celles-là, qui, ne voyant dans leur cousin parvenu qu'un . . . Persan ou un Chinois, recommencent à son détriment la même aventure . . . Pourquoi cette supériorité (du nomade) a-t-elle cessé? Pourquoi, à partir du XVIe siècle, le nomade n'a-t-il plus fait la loi aux sédentaires? Précisément parce que les sédentaires lui ont opposé l'artillerie. Du jour au lendemain ils ont ainsi acquis une supériorité artificielle qui 'renversait' les rapports millénaires.»3 Les rapports et les contacts des Nomades turco-mongols et des Sédentaires chinois et iraniens, et les conséquences historiques qui en découlent, rappellent assez exactement ceux des Nomades du plateau arabique et des Sédentaires du Croissant Fertile et de la Vallée du Nil.
1
Grousset, L'Empire
des Steppes, p. 7, 9, 10, 11.
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3. La race des Turcs primitifs a. Turcs et Mongols
primitifs
Les Turcs primitifs, de même que leurs contemporains Mongols, se subdivisent en de nombreux sous-groupes ethnico-linguistiques. Bien que d'origine commune et descendant très probablement d'ancêtres communs, ces deux groupes de peuples se distinguent cependant, les uns des autres, par des différences anthropologiques et linguistiques, qui autorisent à penser qu'ils ne sont guère parents. En effet, malgré le grand nombre d'intermédiaires qui les unissent, les deux types ne peuvent pas être confondus. Les Mongols, à visage large et plutôt court, ont le nez très aplati à sa racine, les yeux à fente palpébrale étroite et toujours bridés et obliques; ils sont sans barbe ou à barbe de poils durs, clairsemés. Le Turc, avec la présence fréquente de barbe, a le visage plutôt allongé et le nez haut et étroit, parfois même convexe. D'autre part, bien qu'appartenant aussi à la même famille linguistique, le groupe des langues agglutinantes de l'Asie, les langues turques et mongoles sont loin de présenter cette parenté qui caractérise les langues sémitiques ou indo-européennes. Quant à la variété des dialectes turcs, elle s'explique par l'expansion des groupes de cette race sur des territoires très étendus, dans les régions de l'Asie occidentale. Turcs et Mongols s'apparenteraient-ils à la famille finno-ougrienne (Finnois, Hongrois, Samoyèdes)? Les linguistes «se refusent, jusqu'à suffisante démonstration, à admettre une connexion originelle entre les langues altaïennes (turc, mongol, tongous) et les langues finno-ougriennes axées sur l'Oural. Par ailleurs, l'écart assez considérable existant aujourd'hui, malgré leur parenté originelle, entre le turc, le mongol et le tongous, incite à penser que les trois groupes, réunis à l'époque historique sous des dénominations communes, . . . ont pu vivre un moment assez éloignés les uns des autres à travers les immensités du Nord-Est asiatique.» 4 b. Répartition géographique des Turcs et des Mongols Dans ces immenses et rudes espaces steppiques appelés aujourd'hui du nom de Mongolie, les futurs Turcs et les futurs Mongols vivaient en groupements distincts, qui se juxtaposaient sans se mêler. Leurs nombreux clans se combattaient continuellement, tantôt Turcs contre Mongols et tantôt Turcs contre Turcs ou Mongols contre Mongols, soit pour la possession des meilleurs pâturages, soit pour l'hégémonie sur le pays ou sur les régions chinoises et iraniennes voisines. «L'histoire intérieure de la steppe [asiatico-russe] est l'histoire des hor4
R. Grousset, L'Empire
des Steppes,
p. 21.
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des turco-mongoles se bousculant pour se disputer les meilleurs pâturages et parcourant, parfois sans autre but que les besoins de leurs troupeaux, en des transhumances sans fin dont l'oscillation en certains cas a pu exiger des siècles, les immensités que la nature avait dévolues à leurs chevauchées et auxquelles tout chez elles était adapté, construction physique et genre de vie.»5 On ignore ce que fut, à l'origine, la répartition géographique des Turcs et des Mongols dans le vaste secteur de la Mongolie primitive. Au Xe siècle de notre ère, les Mongols, qui eurent le dessus sur les Turcs, détruisirent l'empire de ces derniers, édifié depuis plusieurs siècles. Ruinés et brimés par leurs vainqueurs, une grande partie des Turcs émigrèrent vers les régions du Nord et de l'Ouest. Ceux qui restèrent après la ruine de leur suprématie continuèrent à occuper une partie de l'actuelle Mongolie jusqu'à l'unification de la contrée par Gengis Khân (1154—1227), qui enrôla, sous la bannière des Mongols bleus, toutes les tribus de la Mongolie. De nos jours, les Mongols sont groupés dans la Mongolie historique, et les Tongous dans la Mandchourie du Nord et dans une partie de la Sibérie centrale et orientale. Quant aux Turcs, leur domaine actuel s'étend sur la Sibérie occidentale, une partie du Caucase, le Turkestan et l'Asie Mineure. Il est entendu que, dans ces dernières contrées, les Turcs ne sont établis que depuis une époque relativement récente. Les Yacoutes, qui s'apparentent par la langue à la famille turque, occupent le Nord de la Sibérie orientale, où ils avaient émigré à une époque très ancienne. 4. Langue et écriture des Turcs primitifs a. La langue turque
primitive
Les turcologues rattachent les divers idiomes turcs anciens à deux groupes de langues nettement séparés: le yacoute et le tchouvache. C'est au groupe tchouvache qu'appartiendraient les divers idiomes parlés par les futurs Turcs qui émigrèrent vers les régions de l'Ouest. «La langue yakoute appartient à un peuple qui dès les temps anciens se sépara des autres Turcs et émigra vers l'Extrême Nord, après quoi il ne prit aucune part à la vie historique du reste des peuples turcs. De son côté, la langue tchouvache s'est conservée dans le bassin de la Volga, dans une région vers laquelle se dirigea la migration des Turcs de l'Asie Centrale . . . Les géographes arabes ont souligné la ressemblance qui existe entre les différents dialectes turcs, y compris ceux des Petchénègues de la Russie méridionale et ceux des voisins de la Chine, et ils ajoutent qu'une langue 5
Grousset, L'Empire
des Steppes, p. 20.
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particulière était parlée par les Bulgares et les Khazars établis près du cours moyen de la Volga, langue que le reste des Turcs ne comprenaient pas et qui se distinguait également du finnois . . . On a longtemps discuté sur le caractère de la langue tchouvache . . . Pendant les discussions sur cette question à Léningrad, Pope admit que le tchouvache pouvait être identifié avec le turc, mais correspondait aux vestiges d'un stade de développement ancien de la langue . . . Les événements historiques donnent lieu de supposer que, s'il est vrai que le tchouvache représente les vestiges d'un des premiers stades du développement de la langue turque, la langue des Huns correspondrait à ce même stade . . . Cette langue a probablement été transplantée en Occident par les Huns, et ses restes se trouvent dans toutes les langues qui dépendent directement ou indirectement de la migration des Huns, les éléments turcs de la langue finnoise inclus.»6 b. L'écriture turque primitive De nombreux savants admettent que l'alphabet turc ancien dériverait de l'alphabet de l'Iran oriental, désigné habituellement sous le nom de «sogdien», du nom de la région de Sogd ou Sogdiane, où se trouvent les villes de Samarkande et de Boukhâra. «Les Turcs ne se contentèrent manifestement pas de l'adoption d'un alphabet tout fait: ils y ajoutèrent quelques signes . . ., et l'adaptèrent aux particularités phonétiques de leur langue, surtout en ce qui concerne l'harmonie vocalique. Il s'ensuit que le plus ancien des alphabets turcs peut être reconnu en même temps comme le plus parfait dont les Turcs aient jamais fait usage . . . L'orthographe est strictement réglée, et le style et la manière de s'exprimer permettent de supposer que le niveau culturel du peuple ne se trouvait pas à un degré aussi bas qu'on l'aurait pu imaginer d'après les conditions de son existence nomade.»7 5. La religion des Turcs primitifs Les monuments anciens ne mentionnent que le culte du ciel (tengri) et de la terre. La «terre et l'eau» turques (yer sub) auraient été considérées comme une divinité indivisible. Comme divinité isolée, Umay, esprit protecteur des petits enfants, est seule mentionnée. Au Ille siècle, le manichéisme (III, p. 155—157) et le christianisme, venus de l'Ouest, se répandent dans l'Asie Centrale. «Les manichéens avaient leur propre écriture; les chrétiens également: l'alphabet de ces « Barthold, op. cit., p. 2 2 - 2 3 . Barthold, op. cit., p. 11.
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derniers fut connu sous le nom d'alphabet 'syriaque' . . . Les Iraniens et les Turcs qui adoptèrent le manichéisme et le christianisme se servirent assez long temps de caractères manichéens et syriaques. Cependant, on trouve également quelques textes manichéens et chrétiens rédigés en écriture nationale sogdienne . . . Les doctrines religieuses chamanistes se manifestèrent particulièrement dans les rites funéraires des Turcs . . . Nous savons par les sources byzantines que près des tombeaux des khans turcs furent souvent immolés les chefs des armées ennemies tombés entre leurs mains . . . L'homme ne craint aucune punition dans l'autre monde pour avoir attenté à la vie d'autrui; au contraire, il croit que son sort dans la vie future s'améliorera en proportion directe du nombre de vies anéanties.» 8 Il s'agit, bien entendu, des ennemis en temps de guerre; car les chefs turcs sont ménagers du sang de leurs hommes. Dans les inscriptions de l'Orkhon, «on déplore le sang du peuple turc, qui a coulé à flots au temps du malheur, mais on ne s'y vante pas de l'effusion du sang étranger au temps de la victoire, on n'y mentionne ni le nombre d'ennemis tués, ni des cruautés bestiales quelconques, comme c'est le cas par exemple dans les inscriptions des souverains assyriens».9
6. Les Turco-Mongols, race de commandement Nomades, vivant d'élevage et se déplaçant, avec leurs troupeaux, dans une vaste steppe qui est la patrie du cheval, les Turco-Mongols sont des cavaliers-nés et, de plus, des archers à cheval. C'est surtout à partir de l'ère chrétienne que leurs hordes commencèrent à se lancer vers les steppes occidentales, celles de Russie et de Hongrie, et ensuite vers l'Asie occidentale, pour y chercher fortune. «Ce sont les Hiong-nou qui, sous le nom de Huns, vont établir un empire proto-turc en Russie méridionale et en H o n g r i e ; . . . et après les Huns, ce seront les Avar, horde mongole enfuie d'Asie Centrale . . . au Vie siècle, et qui régnera sur les mêmes lieux, en Russie d'abord, en Hongrie ensuite; ce seront les Turcs Khazares au Vile siècle, les Turcs Petchénègues au Xle, les Turcs Comans au Xlle, qui suivront le même tracé; les Mongols Gengiskhanides enfin qui, au XHIe siècle, feront, si l'on peut dire, la synthèse de la steppe, seront la steppe faite homme, de Pékin à Kiev.» 10 En direction du Sud, les expansions des hordes de la steppe mongole 8
Barthold, op. cit., p. 13-14. Barthold, op. cit., p. 11-12. 10 Grousset, L'Empire des Steppes, p. 19—20.
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ne furent pas moins heureuses. Elles allèrent, à plusieurs reprises, jusqu'à la conquête. Très souvent, une personnalité forte, qui surgissait parmi leurs chefs, s'installait avec son clan dans les marches frontières des royaumes chinois, d'où ses petits-fils descendaient, vers le Sud, pour s'asseoir sur le trône des Fils du Ciel. «De même en terre d'Islam, où le processus d'islamisation et d'iranisation est, chez les conquérants turcs d'Iran et d'Anatolie, la réplique exacte de la sinisation signalée chez les conquérants turcs, mongols ou tongous du Céleste Empire. Le khan devient ici un sultan ou un padichah, comme il était devenu là-bas un fils du Ciel. Et, comme là-bas, il doit bientôt céder ici le pas à d'autres khans plus frustes, sortis de la steppe. Nous voyons ainsi s'entre-détruire et se succéder en Iran, Turcs Ghaznévides, Turcs Seljoukides, Turcs Khwarezmiens, Mongols Gengishkanides, Turcs Timourides, . . . sans parler des Turcs Ottomans qui, filant en flèche à l'extrême avant-garde des terres musulmanes, vont relayer en Asie Mineure les Seljoukides expirants et, de là, s'élancer, fortune inouïe, à la conquête de Byzance.. . Cette descente des hordes de la steppe, qui viennent périodiquement asseoir leurs khans sur les trônes de . . . Pékin, de Samarqand, d'Ispahan . . ., de Konya ou de Constantinople, est devenue une des lois géographiques de l'histoire. Mais il est une autre loi—opposée—, celle qui fait lentement absorber les envahisseurs nomades, par les vieux pays civilisés . . . Mieux encore, ce seront les Turco-Mongols sinisés ou iranisés qui achèveront l'œuvre des Anciens Rois des Rois ou Fils du Ciel. Ce qu'aucun Khosroès, ce qu'aucun Khalife n'ont pu, s'asseoir sur le trône des basileis, faire leur entrée dans Sainte-Sophie, leur successeur imprévu, le Padichah ottoman du XVe siècle, le réalisera aux applaudissements du monde islamique . . . Le Turco-Mongol n'a ainsi vaincu les vieilles civilisations que pour, finalement, mettre son épée à leur service. Fait, comme le Romain du poète antique, pour régir les peuples, il a gouverné ces vieux peuples civilisés au profit de leurs traditions et de leurs ambitions millénaires, administré la Chine pour réaliser . . . le programme de l'impérialisme chinois en Asie, administré le monde irano-persan pour faire aboutir enfin la poussée des Sassanides et des Abbassides vers les dômes d'or de Constantinople. Les races de commandement, les nations impériales sont peu nombreuses. A côté des Romains, les Turco-Mongols ont été de celles-là.»11
11
Grousset, L'Empire
des Steppes,
p. 27—28.
II. Aperçu historique de l'évolution des Turcs primitifs, des origines jusqu'à l'établissement de leur hégémonie sur le Proche-Orient 1. Suprématie des hordes proto-turques en Mongolie, au premier millénaire avant J.-C. a. Les Proto-Turcs Hien Yun, vers 800—700 av. J.-C. Aussi loin que l'on puisse remonter dans le temps, c'est-à-dire au début du premier millénaire avant notre ère, la partie orientale des steppes de la Mongolie est occupée par des peuplades nomades, de race turco-mongole. Les Chinois des IXe et Ville siècles avant J.-C. désignaient, sous le nom de Hien Yun, Hien-yu ou Hou (futurs Huns?), celles d'entre ces tribus qui habitaient sur la frontière de la Chine. b. Prépondérance des Proto-Turcs Hiong-nou en Mongolie Au lile siècle avant notre ère, les annales chinoises mentionnent, comme nation dominante parmi les Turco-Mongols, les Hiong-nou, qui seraient très vraisemblablement les Hien Yun sus-mentionnés. Ce nom de Hiongnou est à «rapprocher de ceux de Huns (Hunni) et de Hûna, sous lesquels les Romains et les Indiens désignèrent par la suite ces mêmes barbares . . . C'est dans la seconde moitié du lile siècle avant Jésus-Christ, que les Hiong-nou paraissent s'être constitués en une nation unie et forte . . . Cette nation de nomades, ce peuple en marche était organisé comme une armée . . . Quant à la place linguistique des Hiong-nou dans l'ensemble des populations turco-mongoles, certains auteurs . . . ont eu tendance à les considérer plutôt comme des Mongols. M. Pelliot pense au contraire, par les quelques recoupements linguistiques que permettent les transcriptions chinoises, qu'il s'agit plutôt — au moins dans l'ensemble et pour les cadres politiques — d'un peuple turc.»1 c. Les Proto-Turcs Hiong-nou, puissance redoutable Vers la fin du M e siècle avant J.-C., les Hiong-nou sont devenus une puissance redoutable. Pour mettre son territoire à l'abri de leurs incursions, la 1
Grousset, L'Empire des Steppes, p. 53, 54, 55, 59.
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Chine, qui venait de faire son unité, achève, en 215 av. J.-C., la construction de la Grande Muraille et, en 214, chasse les Hiong-nou de l'intérieur de la grande boucle du fleuve Jaune. Profitant des guerres civiles qui avaient affaibli la Chine (206—202), les Hiong-nou envahissent une province nord-chinoise et ne s'en retirent qu'après avoir reçu satisfaction (201), ainsi que la main d'une princesse ou suivante chinoise pour leur chef (chan-yu). d. Emigration des Turco-Mongols Yue-tche vers la Bactriane Entre 176 et 161 avant J.-C., les Hiong-nou battent les Yue-Tche, peuple turco-mongol du Kansou occidental, et les obligent à émigrer vers l'Ouest, où ils s'établissent sur les bords du haut Sir-darya, aux confins du royaume grec de Bactriane. Cette migration des Yue-tche constitue la première expansion historique des Turco-Mongols en direction de l'Asie Occidentale. C'est de ces Yue-tche, venus de l'Est, que sortit la dynastie des Kouchâna, qui fonda, on l'a vu, dans l'Iran oriental (actuel Afghanistan), au premier siècle de notre ère, l'Empire des Kouchans, adversaire redoutable de l'Empire iranien des Parthes (III, p. 154—155). «Ce qui importe ici, c'est de montrer l'immense répercussion de la première poussée hunnique sur les destinées de l'Asie. Parce que les Hiongnou avaient chassé du Kan-sou le peuple des Yue-tche, les contrecoups de cet événement s'étaient fait sentir jusqu'au seuil de l'Asie antérieure et de l'Inde. L'hellénisme avait perdu l'Afghanistan; les dernières survivances de la conquête d'Alexandre le Grand en ces régions avaient été abolies; l'Iran parthe avait été un instant ébranlé et des tribus refoulées du Kansou étaient venues fonder un empire inattendu au Caboul et dans l'Inde du Nord-Ouest. Il en ira ainsi tout au long de l'histoire qui nous occupe.»2 e. Les Proto-Turcs Hiong-nou maîtres de la Mongolie Après l'émigration vers l'Ouest des peuplades Yue-tche, les Hiong-nou, dont l'importance s'était accrue par ce succès, dominèrent la Mongolie et la Haute Asie. La résidence principale de leur chef ou chan-yu se trouvait aux sources de l'Orkhon, en Haute Mongolie, près de la future Karaqorum. A partir de 167 avant J.-C., leurs incursions en territoire chinois et les expéditions chinoises contre leurs hordes guerrières se succéderont sans relâche, avec des alternatives de succès et de revers. A ces guerres directes s'ajoutent, à partir de 77 avant J.-C., d'autres luttes entre les deux masses antagonistes, qui se disputeront désormais les oasis septentrionales du Tarim, c'est-à-dire le contrôle de la Route de la Soie qui relie l'Asie Orientale à l'Asie Occidentale. 2
Grousset, L'Empire
des Steppes,
p. 69.
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/. Les futurs Huns émigrent au Turkestan oriental (44 avant J.-C.) A partir de 60 avant J.-C., la puissance des Hiong-nou décline, à la suite d'une série de guerres civiles allumées par deux prétendants, qui aspirent chacun au titre de chef suprême. L'un d'eux, pour triompher de son rival, se reconnaît vassal de l'empereur de Chine et, grâce à cette protection, réussit à réaliser son ambition (49—43). «Quant au vaincu, Tche-tche, abandonnant la vieille Mongolie au client de la Chine, il alla chercher fortune du côté de l'Ouest, dans l'actuel Turkestan russe (44 av. J . - C . ) . . . Ces Hiong-nou occidentaux n'ont pas eu d'histoire, faute d'avoir vécu au contact de quelque grand peuple civilisé qui, comme la Chine pour les Hiong-nou orientaux, nous ait conservé quelques renseignements à leur sujet. Ce ne sera que lorsqu'à la fin du IVe siècle de notre ère, vers 370—375, leurs descendants auront franchi la Volga et le Don pour envahir l'Europe, que nous retrouverons ces Huns dans notre histoire classique avec Balamir et Attila.» 3 g. Morcellement de l'Empire proto-turc de Mongolie (48 ap. J.-C.) Pendant un siècle (48 av. J.-C. — 48 ap. J.-C.), les Hiong-nou orientaux dominent l'ensemble de la Mongolie. Mais en 48 de notre ère, une scission entre leurs hordes divise leur empire en deux groupes distincts: les Hiongnou septentrionaux sur l'Orkhon, en Mongolie extérieure; et les Hiong-nou méridionaux, en Mongolie intérieure, au nord de la Grande Muraille de Chine. 2. Suprématie mongole en Mongolie (155—551 ap. J.-C.) a. Prépondérance des Mongols Sien-pei en Mongolie (155—400 ap. J.-C.) Vers 155, les Hiong-nou septentrionaux sont subjugués par des hordes mongoles, les Sien-pei, originaires d'une région de la Mongolie orientale, aux confins de la Mandchourie. Quant aux Hiong-nou méridionaux, refoulés de plus en plus, ils se réfugient dans la grande boucle du fleuve Jaune, où ils jouent, envers l'Empire chinois, un rôle de fédérés et de forces auxiliaires (220-265). b. Des Proto-Turcs maîtres de la Chine du Nord (308—500) C'est à titre de troupes auxiliaires ou mercenaires, qu'une partie des Hiong-nou méridionaux s'établit à l'intérieur de la Grande Muraille, où, profitant d'un affaiblissement de la dynastie chinoise, l'un de leurs chefs se proclame, en 308, empereur de la Chine du Nord. Cet empire hunnique 3
Grousset, L'Empire
des Steppes,
p. 76, 77.
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s'effondre, en 350, sous les coups des Mongols, qui lui succèdent de 350 à 383. En 386, une horde de race proto-turque, les Tabghâtch (To-pa), absorbant les autres hordes turco-mongoles de la Chine du Nord, forme dans cette région un nouvel empire. c. L'Empire mongol des Jouan-jouan (400—551) Dans la Mongolie septentrionale, les Jouan-jouan, de race mongole, dominent depuis 400 et menacent l'empire turc du Nord de la Chine. «C'est avec les rois jouan-jouan qu'on voit pour la première fois apparaître les titres de khan et de qaghan, — qui seraient donc des titres mongols, à la place du vieux titre de chan-yu, usité chez les Hiong-nou et qui serait donc un titre turc.»4 d. Décadence et division de l'Empire des Proto-Turcs de la Chine du Nord (vers 500) Prenant les devants, par une série d'opérations préventives, les Hiong-nou de la Chine septentrionale défendent, contre les Mongols jouan-jouan, les approches de la Grande Muraille (400—460), tout en continuant à s'agrandir aux dépens de l'empire national de la Chine du Sud. Entièrement sinisés vers 500, ils tombent, après cette date, dans les révolutions de palais, les luttes dynastiques et les guerres civiles, et, en 534, se divisent en deux branches, sous deux obscures dynasties. «Ces maisons, devenues chinoises, ne concernent plus l'histoire de la steppe. Ce qui l'intéresse, au contraire, c'est la manière dont la force turque, si âpre chez les premiers rois Tabgatch, a été peu à peu détendue, assimilée, noyée dans la masse chinoise. Eternelle histoire que nous verrons se reproduire au cours des siècles»,5 en Chine, dans l'Inde, en Iran, en Russie et ailleurs. e. Expansion des Mongols Hephtalites vers l'Ouest (400—500) Tandis que l'empire des Mongols Jouan-jouan domine la Mongolie extérieure depuis 400, les Hephtalites, appelés Huns Blancs par les historiens byzantins — horde turco-mongole, «plutôt mongole que turque», selon Grousset, «tribu de Scythes, c'est-à-dire des Iraniens orientaux, descendus des confins des Monts Célestes», selon une thèse récente de Ghirshman, — qui avaient déjà émigré vers l'Ouest, sont, après 400, maîtres du Turkestan occidental. Vers 440, leur domination s'étend sur la Sogdiane (Samarkand), l'Iran oriental et le Caboul, et après leur victoire sur le roi de Perse Pérôz (484), ils s'ingèrent dans les querelles de palais de la dynastie royale des Perses sassânides (III, p. 294—295). 4 6
Grousset, L'Empire Grousset, L'Empire
des Steppes, p. 104. des Steppes, p. 108—109.
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/. Expansion des Huns de l'Aral vers l'Europe (Attila=
441—453)
Les Hiong-nou occidentaux ou Huns historiques, qui, émigrant de Mongolie vers 44 avant J.-C., s'étaient établis d'abord dans le Turkestan russe, et ensuite dans les steppes au Nord de l'Aral, passent, vers 374, en Europe. De 441 à 453, leur chef Attila, qui déclare la guerre à l'empire de Byzance, envahit l'Europe orientale, la Gaule et l'Italie. Après la mort d'Attila (453), son vaste empire s'effondre, et les Huns, sous la direction d'un de ses fils, refluent vers la steppe russe. 3. Suprématie turque en Mongolie et expansion vers les pays de l'Ouest (551—920) a. Le monde turco-mongol des steppes, au début du Vie siècle Dans la première moitié du Vie siècle, l'ensemble des steppes asiaticorusses est entièrement dominé par les Mongols et les Proto-Turcs, qui se partagent la domination territoriale de ces immenses espaces. La contrée de Mongolie est, depuis 400, le domaine des Khans et Kaghans Jouanjouan, de race mongole. Les Hephtalites, de race également mongole, sont, depuis 400, maîtres du Turkestan occidental, d'où ils ont étendu, après 440, leur hégémonie sur la Sogdiane, l'Iran oriental et le Kaboul. Vers la même époque, les Proto-Turcs, représentés par les Huns d'Europe, dominent la steppe russe, où ils ont reflué après l'équipée et la mort d'Attila (453). Quant aux Proto-Turcs qui avaient dominé la Chine du Nord à partir de 308 (Hiong-nou méridionaux et ensuite Tabgâtch), ils sont, après 500, entièrement sinisés. C'est de la Mongolie natale, après 550, qu'un nouveau clan proto-turc va surgir, les Tou-Kiue, qui vont rétablir la domination de leur race en Mongolie et donner le nom de Turcs à tous les peuples de cette famille linguistique (p. 375). b. Ascension des Tou-Kiue ou premiers Turcs (550) Entre 520 et 540, des conflits dynastiques, qui affaiblirent l'empire mongol des Jouan-jouan, provoquent, parmi les tribus proto-turques soumises à cet empire, des mouvements de révolte. Profitant de ces événements, une horde vassale, qui habitait la région de l'Altaï, «les T'ou-Kiue, peuple de race turque qui a donné son nom (Turc) à l'ensemble des nations de même appartenance historique» (Grousset), prennent de l'importance. c. Les Turcs Tou-Kiue, maîtres de la Mongolie (551) En 551, Boumîn, chef des Tou-Kiue de Mongolie, s'allie à une dynastie des Turcs sinisés du Nord-Ouest de la Chine, qui lui accorde la main d'une
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princesse de cette maison. Renforcé par cette alliance, Boumîn écrase les Mongols Jouan-jouan, qui dominaient la Mongolie depuis un siècle et demi. Emigrant vers le Sud, les Jouan-jouan sont établis, par la Chine, comme gardiens de sa frontière du Nord. «La vieille terre impériale de Mongolie passa ainsi des Jouan-jouan aux Tou-Kiue, des Mongols aux Turcs. Le titre impérial de qaghan fut pris par Boumîn. Le siège du nouvel empire resta sur le haut Orkhon, dans cette montagneuse région où, des vieux Hiong-nou (Huns) aux Gengiskhanides, a si souvent été établi de préférence le poste de commandement des hordes.»6 d. Partage territorial de l'Empire turc de Mongolie (552) Le nouveau qaghan turc, Boumîn, ne survécut pas à l'ascension de sa maison et au triomphe de sa race. Après sa mort (552), ses possessions furent partagées entre son fils et son frère, dont les domaines respectifs seront à l'origine des deux futurs grands khanats turcs de Mongolie: le khanat des Tou-Kiue orientaux et celui des Tou-Kiue occidentaux. Pour le moment, le fils de Boumîn, Mouhan (553—572), a la Mongolie, avec le titre impérial de qaghan et l'oncle, Istami (552—575), la partie occidentale, avec le titre princier de Yabghou. e. Les Turcs occidentaux et leurs relations amicales avec Byzance Vers 565, les Tou-kiue occidentaux et les Perses Sassânides seront désormais voisins. Ennemie traditionnelle de la Perse, Byzance cherchera l'alliance des Tou-kiue, qui veulent, de leur côté, obtenir, à travers le territoire iranien, la liberté du commerce de la soie, monopolisé par la Perse. Aussi, dès 567, des ambassades turques et grecques sont-elles souvent échangées entre les deux puissances. Vers 590, les Tou-kiue occidentaux enlèvent aux Perses la Bactriane ou Tokharestan. /. Rivalité des Turcs occidentaux et des Turcs orientaux Vers 583, le chef des Tou-kiue occidentaux (Turkestan), qui, avec le titre de yabgou, avait continué jusqu'alors à reconnaître la prééminence du qaghan des Tou-kiue orientaux, rompt avec ce dernier et prend lui-même le titre de qaghan. Encouragée par la Chine, cette scission, qui brisait l'unité morale des Tou-kiue et rompait leur unité politique, fera des deux khanats de l'Est et de l'Ouest deux empires turcs distincts et rivaux qui seront continuellement, tantôt en état d'hostilité et tantôt la proie des guerres intestines. Ces événements vont permettre à l'impérialisme chinois de triompher en Haute Asie. 6
Grousset, L'Empire
des Steppes,
p. 126.
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«En Mongolie comme au Turkestan occidental, la Chine des Souéi (589—612) avait sans grande guerre, par les seules intrigues habituelles, dissocié la force turque, éliminé tous les khans indociles, amené au pouvoir les seuls khans résignés à sa suzeraineté.»7 g. Les Turcs orientaux sous la tutelle chinoise Après une période de troubles et de guerres civiles en Chine (612—624), pendant laquelle les Tou-kiue orientaux lancèrent leurs hordes jusqu'au cœur de l'empire céleste, celui-ci, redressé sous une nouvelle dynastie, détruira le khanat des Tou-kiue orientaux et conquerra celui des Tou-kiue occidentaux. En 630, l'empereur chinois Tai-tsong (627—649), fondateur de la grandeur chinoise en Haute Asie et de la dynastie des Tang, pénètre jusqu'en Mongolie intérieure, où il écrase les Tou-kiue et fait prisonnier leur qaghan. Au cours des vingt années qui suivirent, les Turcs occidentaux, fractionnés en deux groupes, passent, à leur tour, sous la tutelle chinoise. Avec Tai-tsong, «une Chine inattendue, une Chine d'épopée se révéla à l'Asie surprise. Loin de composer avec les Barbares et d'acheter à prix d'or leur retraite, il les fit trembler à son tour. C'est que depuis trois siècles, le peuple chinois, obligé de subir tant d'invasions turco-mongoles, avait absorbé les hordes victorieuses. Il s'était nourri et fortifié de leur sang, et il retournait maintenant, contre les gens de la steppe, en y ajoutant l'immense supériorité de sa civilisation millénaire, la force qu'il tirait d'eux.»8 h. Emancipation des Turcs orientaux et reconstitution de leur unité politique (683) De 665 à 683, un affaiblissement de la dynastie chinoise a pour corollaire le recul général de son influence en Haute Asie. Les deux groupes des Tou-kiue occidentaux recouvrent leur indépendance, perdue en 630. De son côté, le Khanat des Tou-kiue orientaux, détruit à la même date, se reconstitue, indépendant, sous un nouveau qaghan, Qoutlough, descendant de l'ancienne famille royale. A partir de 683, commencent, contre la Chine, les incursions et les razzias des Tou-kiue orientaux, qui ravageront les districts frontaliers. L'un de leurs qaghans, Bak-tchor ou Qapagan (691—716), qui porta à son apogée la fortune de son empire, se pose en arbitre dans les querelles dynastiques de la cour chinoise. Ses razzias en terre chinoise enrichissaient son Trésor, en captifs et en butin. Vers 700, il a déjà soumis à sa suzeraineté les deux 7 8
Grousset, L'Empire des Steppes, p. 135. Grousset, L'Empire des Steppes, p. 139, 140.
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fractions des Tou-kiue occidentaux et reconstitué le grand empire turc de 550, qui s'étend, de nouveau, depuis la frontière chinoise et mandchourienne jusqu'à la Transoxiane. i. Troubles et révoltes en Mongolie A la mort du puissant qaghan Bak-tchor, dont la cruauté et la tyrannie avaient fini par fatiguer ses peuples, toutes les hordes vassales s'étaient révoltées. Son successeur, Mo-Ki-lien ou Bilga (716—734), les bat et les ramène à l'obéissance. Des guerres avec la Chine se terminent par une paix conclue en 721—722, qui établit des relations amicales avec les deux adversaires. j. Les inscriptions de l'Orkhon, en Haute Mongolie En 731, Mo-ki-lien fit graver, au nord de Karqorum, aux sources de l'Orkhon, sur la tombe de son frère Kultégin auquel il devait son ascension au trône, un éloge funèbre de celui-ci, dont le texte, découvert et déchiffré dans la seconde moitié du XIXe siècle, représente le premier monument historique de langue turque, créé par les Turcs eux-mêmes. «Ces inscriptions — le plus ancien monument daté de la littérature turque — sont composées en une écriture dite improprement 'runique', qui dérive de l'alphabet araméen par l'intermédiaire de l'alphabet vieux-sogdien . . . D'autres inscriptions en turc 'runique' ont été découvertes en Sibérie, dans le bassin de l'Iénisséi. Barthold estime que cette première écriture turque peut remonter au Vile ou même au Vie siècle de notre ère.»9 Les inscriptions de l'Orkhon, qui constituent comme l'épopée des vieux Turcs, ne parlent que de la période d'un demi-siècle, qui va de 630 à 680. Elles nous apprennent que l'Empire turc «était soumis à une dynastie, et non à une seule personne», et que les khans turcs de l'Ouest étaient entièrement indépendants, tandis que ceux de l'Est, qui étaient soumis à l'empire chinois, venaient de rétablir leur indépendance sous l'autorité de nouveaux khans. Ceux-ci s'arrogent, par la force, le pouvoir sur le peuple, dont la soumission n'est assurée que par les expéditions guerrières et le butin gagné. «Les inscriptions de l'Orkhon ont mis en évidence un trait nouveau dans l'histoire de la création des Etats nomades: . .. une des conditions extraordinaires qui ont pu jouer un rôle dans la constitution de ces Etats est la lutte des classes: la tension dans les relations entre les riches et les pauvres, entre les «begs» et la masse du peuple . . . Les inscriptions de l'Orkhon démontrent qu'au temps de la domination chinoise, l'aristocratie 0
Grousset, L'Empire
des Steppes,
p. 161.
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turque, afin de sauvegarder ses privilèges, s'accommodait mieux du joug étranger, et sacrifiait plus facilement ses coutumes nationales que les gens du peuple k. Les Turcs Ouigours se substituent aux Tou-Kiue orientaux, comme maîtres de la Mongolie (744—840) La mort du qaghan Mo-ki-lien (734), empoisonné par un de ses ministres, provoque en Mongolie une série de troubles, où sombre l'empire des Tou-kiue orientaux. Les trois principales tribus vassales, de race turque, les Basmil, les Ouigour et les Karlouk, se révoltent, tuent le nouveau qaghan et écrasent ses tribus Tou-kiue, dont les débris se réfugient en Chine (743). Les Turcs Ouigours, aidés par leurs congénères Karlouk, succèdent aux Turcs Tou-kiue, comme maîtres de l'empire de la Mongolie. Le nouveau qaghan ouigour, Qoutlough Bilga (744—745), dont l'avènement est approuvé par la cour chinoise, installe sa résidence sur le haut Orkhon, près de la future Qaraqorum des Gengiskhanides. «L'empire ouigour se substitua ainsi à l'empire des Tou-kiue orientaux. Il devait durer un siècle (744—840). Il ne s'agissait d'ailleurs que du remplacement, dans l'hégémonie de la Mongolie, d'un peuple turc par un autre peuple turc, étroitement apparenté à lui. Toutefois, à l'inverse des Toukiue, qui avaient été si souvent des voisins dangereux pour la Chine, les Ouigour devaient se montrer d'abord les clients assez fidèles, puis les utiles alliés et enfin les protecteurs précieux, encore que parfois bien exigeants, de la dynastie (chinoise) des T'ang.» 11 I. Turcs et Arabes battent la Chine sur le Talas (751) Du côté des Tou-kiue occidentaux, dont les deux grands groupes, restés distincts, avaient recouvré, dès 683, leur indépendance vis-à-vis de la Chine, ils furent, après plusieurs expéditions, ramenés, entre 714 et 744, dans la clientèle chinoise. En 750, le toudoum (roi) turc de Tachkend, vassal de la Chine, se révolte contre cette dernière, après avoir imploré l'appui des Turcs Karlouk, qui l'avoisinent au Nord, et des garnisons arabes de la Sogdiane, au Sud. En 751, ces trois forces coalisées écrasent les troupes chinoises sur les bords du Talas. Ce désastre aurait pu être réparé par les Chinois, mais les révoltes et les luttes intestines, qui paralysaient la Chine à cette époque, l'empêchèrent de réagir. «Selon la remarque de Barthold, cette journée historique décida du sort de l'Asie Centrale. Au lieu de devenir chinoise, comme la tournure des 10 11
Barthold, op. cit., p. 9. Grousset, L'Empire des Steppes,
p. 162.
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événements semblait l'annoncer, elle allait devenir musulmane . . . La Chine, en proie à une guerre civile de huit ans (755—763), perdit d'un seul coup l'empire de la Haute Asie.»12 m. L'Empire turc ouigour se convertit au manichéisme Devenu la puissance dominante en Haute Asie, l'empire turc ouigour traitait avec la Chine sur un pied d'égalité. Dans le domaine spirituel, cet empire barbare s'ouvrit au manichéisme, qui devint la religion d'Etat des Ouigour (III, p. 196-198). «La prédication du manichéisme, avec ce qu'elle comportait d'éléments philosophiques chrétiens et mazdéens, d'art iranien aussi, dut contribuer à civiliser les Ouigour . . . En même temps qu'ils empruntaient à l'Iran ou à l'Iran Extérieur leur religion manichéenne, les Ouigour avaient également emprunté à la même région, en l'espèce à la Transoxiane, l'alphabet sogdien, tiré du syriaque et ils en avaient eux-mêmes tiré une écriture particulière, l'écriture ouigoure, destinée à remplacer, dans ce même IXe siècle, le vieil alphabet turc (t'ou-kiue) de l'Orkhon. A l'aide de cette écriture nouvelle, ils créèrent aussi une littérature nationale, la première en date des littératures dans laquelle ils traduisirent de l'iranien plusieurs textes manichéens, du sanscrit, du koutchéen ou du chinois de nombreux textes bouddhiques.»13 n. Les Turcs Kirghiz se substituent aux Ouigours (840—920) Amollis par la civilisation, les Ouigours, en 840, sont vaincus, leur empire renversé et leur capitale occupée, par des frères de race demeurés sauvages, les Turcs Kirghiz du haut Iénisséi. Expulsés de la Mongolie, les Ouigours se dispersent dans les oasis du nord du Tarim et dans le Turkestan oriental, où ils répandent le manichéisme. o. Les Mongols Ki-tan expulsent les Kirghiz (920) Vers 920, les Kirghiz, qui firent régresser la Mongolie vers la barbarie, sont à leur tour expulsés de leur conquête, et rejetés vers les steppes de l'Iénisséi d'où ils étaient venus, par les Ki-tan, hordes de race mongole. 4. Turcs et Iraniens en Asie Centrale (920—1032) a. Domaine géographique des Turcs au Xe siècle Au Xe siècle, l'Asie Centrale, à l'exception de la Mongolie où, depuis 920, la suprématie mongole a remplacé celle des Turcs Kirghiz, se trouve 12 13
Grousset, L'Empire Grousset, L'Empire
des Steppes, des Steppes,
p. 171—172. p. 174, 175, 176.
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sous la domination de cinq peuples turcs: les Ouigours, dans le Turkestan oriental; les Ghouz ou Oghouz, depuis la mer Caspienne jusqu'au cours moyen du Sir Darya; les Karlouq, dans le Fergana oriental; les ToghouzGhouz ou Toquouz-Oghouz, à l'Est des Karlouq, jusqu'à la Chine; et les Karakhanides, en Kachgarie, dans le Turkestan oriental. b. Le domaine des Iraniens au Xe siècle A l'Ouest de ce vaste secteur turc, dans l'Iran oriental, régnait, on l'a vu, la dynastie iranienne et musulmane des Samanides (p. 291), qui domina, jusqu'en 999, le Turkestan occidental (Turkestan russe actuel), appelé, à cette époque, du nom arabe de Ma-ouaran-nahr, «au-delà du Fleuve» (Transoxiane). Ainsi, la frontière qui sépare le Turkestan oriental du Turkestan occidental était, au Xe siècle, la frontière ethnico-linguistique entre les peuples persans et turcs, en même temps que la frontière culturelle entre les régions agricoles et les régions pastorales, entre les sédentaires de l'Iran et les nomades du Touran (Turkestan). Pendant toute la durée de leur règne (903—999), «les Samanides, prenant à cœur leur rôle de champions de la nationalité persane, recommencèrent le combat millénaire, le combat de l'Iran contre les Turcs de la steppe sibéro-turkestane . . . (Ils) forcèrent les ambitions turco-mongoles à attendre leur heure; par surcroît (ils) firent rayonner l'influence persane sur l'Asie centrale tout entière, et quand les peuples turco-mongols pénétrèrent en Perse, ils étaient déjà à demi-iranisés.»14 c. Conversion à l'Isiàm des Turcs Karakhanides et Oghouz (955) La dynastie turque des Karakhanides, qui serait un clan des Toghouz Oghouz et régnait sur la Kachgarie, dans le Turkestan oriental, est la première dynastie turque qui, dès 955, se convertit à l'Islâm. Les Karakhanides furent bientôt suivis dans cette voie par une partie des Turcs Oghouz, qui vivaient sur le cours inférieur de la Volga. «En général, l'adoption spontanée de l'Islâm par deux peuples turcs (les Qarakhanides et les Oghouz) apparut manifestement comme une victoire de l'Islam: grâce à elle, les anciennes provinces islamiques frontalières se trouvaient désormais avoir, vers le Nord et vers l'Orient, des musulmans pour voisins et ou aurait pu conclure que l'Islâm obtint par là de nouveaux alliés dans sa lutte contre le monde non islamique. En réalité, les circonstances se présentèrent sous un aspect tout différent: les deux peuples 14 Grousset, «La civilisation iranienne», Les premières p. 1 7 3 - 1 7 9 .
dynasties
iraniennes,
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turcs qui adoptèrent l'Islam dirigèrent presque au même moment leurs armes contre ces mêmes pays d'où l'Islam leur était venu.»15 d. Entrée en scène du royaume turc de Ghazna, en Afghanistan (995) Vers 962, un ancien esclave turc islamisé, Alptegîn, fonde, à Ghazna, en Afghanistan, un Etat turc sous la suzeraineté des Samanides. Après sa mort (963), cet Etat fut dirigé, à partir de 977, par un autre ancien esclave turc, Sabuk-tegîn, qui s'empara du Tokharestan et commença la conquête du Caboul. C'est le premier Etat turc islamisé en terre iranienne. En 992, un dynaste iranien, en révolte contre son suzerain samanide, fait appel aux Turcs Karakhanides, qui entrent à Boukhara sans chercher à s'y maintenir. Pour se garantir contre une nouvelle invasion Karakhanide, le souverain samanide fait appel à son vassal nominal, Sabuk-tegîn, le chef des Turcs de Ghazna, en Afghanistan. Celui-ci prend la dynastie samanide sous sa protection, mais s'adjuge la province du Khorassân(995). e. Les Turcs Karakhanides, maîtres de la Transoxiane (999) Réduit à la Transoxiane, le domaine des Iraniens Samanides se trouve enserré entre l'Etat des Turcs Ghaznévides, au Sud, et celui des Turcs Karakhanides, à l'Est. En 999, les Karakhanides marchent contre les Iraniens Samanides, auxquels ils enlèvent Samarkand et Boukhara, établissant d'une façon sérieuse leur puissance en Transoxiane. L'Etat samanide disparaît de la carte. L'esprit de rébellion, que les tendances despotiques de la dynastie samanide avaient fait naître parmi l'aristocratie indigène, favorisa la conquête turco-karakhanide. «En général, les tentatives faites par les Samanides pour inciter les masses populaires à défendre l'Etat iranien contre l'ennemi extérieur n'eurent aucun succès. Quelques docteurs musulmans avaient énoncé le principe que le peuple n'est obligé de prendre part à la défense de l'Etat que dans le cas où un pays musulman est attaqué par les infidèles. Les Qarakhanides étant musulmans,... les musulmans n'avaient aucun motif valable pour se lever et combattre jusqu'à la mort.»16 D'autre part, la conversion récente des Turcs à l'Islâm faisait qu'ils «se montraient des musulmans plus zélés que les princes islamiques des pays de l'Asie Occidentale . . . Comme les Berbères au Maghreb, les Turcs jouèrent généralement, en Orient, le rôle de défenseurs de la religion dans les pays où les représentants de la religion étaient en lutte contre le gouvernement».17 15
Barthold, op. cit., p. 63. Barthold, op. cit., p. 67. r * Barthold, op. cit., p. 6 8 - 6 9 . 18
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f . L'Empire turco-afghan de Ghazna (999—1032) La disparition de l'Etat iranien des Samanides (999) rend limitrophes les possessions des deux Etats Ghaznévide et Karakhanide. Egalement turcs et musulmans, ces deux Etats ne tardent pas à devenir des frères ennemis. Les Karakhanides, qui «considéraient les Ghaznévides, ces anciens esclaves, comme des parvenus» (Grousset), étaient tentés par les richesses et les trésors de l'Inde, depuis la conquête du Pendjab (1004—1005) que l'illustre sultan ghaznévide Mahmoud (998—1030) avait ajouté à son domaine afghan et khorassanien. L'arabe est la langue officielle de l'Etat des Ghaznévides. «Profondément afghanisés, les Ghaznévides — à commencer par le célèbre Mahmoud de Ghazna — se comportèrent en véritables rois d'Afghanistan . . . Maître de ces hautes terres afghanes qui forment, entre l'Iran, l'Inde et le Turkestan, comme la plaque tournante de l'Asie, (Mahmoud) devait, dans les trois directions, porter ses armes victorieuses.»18 Aussi, des guerres continuelles (1006—1032), entre les Turcs ghaznévides et leurs frères kharakhanides, finiront-elles par épuiser leurs deux Etats, au profit des Turcs Seljûkides. g. Le sultan turco-ajghan Mahmoud
(998—1030)
«Mahmoud le Ghaznévide! . . . Mécène averti, il protégea le grand mouvement littéraire de son temps, la renaissance des lettres arabo-persanes ou proprement persanes qui se manifesta sous son règne. Il réunit à sa cour de Ghazna les plus illustres écrivains du siècle . . . Firdousi, le plus grand poète épique de l'Iran, l'immortel auteur du Chah-nâmeh, séjourna également à sa cour . . . Mahmoud de Ghazna est un des types les plus représentatifs de son pays et de son temps. Ce fut le modèle accompli du paladin turco-afghan, doublé d'un musulman pieux et d'un fastueux mécène . . . Il entra, le premier des siens, au pays de la Fable, dans cet el-Dorado indien, qui, depuis des siècles, hantait l'imagination des capitaines et aussi des savants musulmans . . . Ajoutons qu'il fut le véritable créateur de l'Inde musulmane, de ce que nous appelons aujourd'hui le Pakistan.»19 5. Les Turcs Oghouz ou Ghouz, et leurs clans Petchénègues, Seljûkides, Ottomans Les Oghouz ou Ghouz sont des frères ou cousins des Tou-kiue ou premiers Turcs, qui, du Vie au Ville siècles, fondèrent le premier grand empire turc de Mongolie (p. 388—389), successeur du premier empire 18 19
Grousset, «La civilisation iranienne», op. cit., p. 287 et 340. Grousset, «La civilisation iranienne», op. cit., p. 287—289.
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mongol historique. Dépourvus de toute organisation et de l'idée étatique, les Oghouz sont traités, dans les inscriptions de l'Orkhon, comme des ennemis de leur propre Khan et comme des révoltés. Unies par une solidarité assez lâche, leurs tribus allaient souvent guerroyer, chacune pour son compte, les unes en Russie méridionale, les autres en Iran et en Asie Mineure. Emigrant de Mongolie après la chute des Turcs Ouigours (840), et surtout après celle des Turcs Kirghiz (920), les Turcs Oghouz, au Xe siècle, occupent la région située entre la mer Caspienne et le cours moyen de Syr-Daria. Inférieurs à leurs congénères Karakhanides au point de vue de la culture, ils conservaient en revanche, plus fidèlement, les traits de la vie nationale primitive. C'étaient, en effet, des bergers, comme les autres groupes primitifs, dépourvus de toute organisation, et qui passent d'un endroit dans un autre. Leur chef principal porte le titre de Su-bachi (chef de l'armée), et non celui de Khan. Dès le Xle siècle, soit deux siècles environ après leur émigration, «les Oghouz ne conservaient plus de tradition relative à la domination antérieure de leur peuple en Mongolie: la région voisine de l'Isyk-koul passait pour la patrie de Turk, l'aïeul légendaire des Turcs, et les souvenirs des Oghouz ne se rapportaient pas aux régions situées plus à l'Est».20 «Dans les steppes à l'Est de la mer Caspienne, ni les Oghouz, ni leurs descendants les Turkmènes n'atteignirent l'unité politique et ne cessèrent de se combattre mutuellement. Des fractions isolées du peuple Oghouz firent des conquêtes étendues et émigrèrent dans des pays lointains, mais pas un seul de ces mouvements ne s'étendait à la totalité du peuple. Par une contradiction bizarre ce furent précisément ces Oghouz, qui ne réussirent jamais à s'unifier pour former une unité politique, qui fondèrent les empires turcs les plus puissants et les plus durables, y compris l'empire ottoman.» 21 Ce sont des clans Oghouz qui, sous les noms de Petchénègues, de Seljûkides et de Osmanides (Ottomans), apparaîtront, en Europe et dans le Proche-Orient, sur la scène de l'histoire. Les Petchénègues sont les premiers Oghouz qui, à la fin du IXe siècle, émigrèrent vers la Russie méridionale d'aujourd'hui, où leurs incursions contre leurs voisins sont souvent mentionnées dans les annales russes. Vers le Xle siècle, une nouvelle migration des Oghouz, mentionnés dans les sources byzantines sous le nom de Ouz (Ouzoi), et par les annalistes russes sous celui de Tork, refoulent, vers l'Ouest, leurs congénères de la Russie méridionale et les suivent dans la péninsule des Balkans, où ces derniers s'étaient réfugiés. 20 21
Barthold, op. cit., p. 84. Barthold. op. cit., p. 81.
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TREIZIÈME PÉRIODE: 1055—1517
6. Ascension des Turcs Seljûkides
(1040—1055)
Le clan ghouz qui aura la fortune la plus brillante est celui des Seljûkides, du nom de leur chef Seljiik (ou Seltchük), qui appartiennent à la tribu des Turcs Kînîk, l'un des 24 clans Oghouz. Vers 980, Seljtik et son clan s'étaient séparés du gros des tribus Ghouz et vinrent s'établir aux confins de la Transoxiane samanide, où ils abandonnèrent le chamanisme turcomongol pour la religion islamique. Dans la lutte qui opposait les Turcs Karakhanides aux Iraniens Samanides, les Turcs seljûkides intervenaient souvent, pour soutenir tantôt les uns et tantôt les autres. Après la disparition de l'Etat des Samanides (999) et le partage de son territoire, les Seljûkides, campés depuis 985 au Nord-Est de Boukhârâ, cherchent à profiter du désordre général provoqué par les luttes fratricides des Karakhanides et des Ghaznévides. Au commencement du Xle siècle, ils émigrèrent dans l'empire turc de ces derniers, d'où ils entreprenaient des expéditions de pillage, sans provoquer de bouleversements politiques. a.
Les Seljûkides, maîtres de l'Iran oriental
(1040)
Vers 1025, un des chefs seljûkides, «Arslan ('le Lion', de son nom turc), Isra'ïl (de son nom musulman), qualifié du titre de yabghou, servit comme auxiliaire le Qarahanide local, Alî-tégîn, contre Mahmoud le Ghaznévide». 22 En 1038, un autre chef seljûkide, Toghrul-beg, auquel le sultan ghaznévide avait refusé d'accorder des terres au Khorassân, enlève Nichâpour, et, en 1040, remporte à Dandanakân une grande victoire sur les Ghaznévides, qui lui abandonnent le Khorassân et l'Iran oriental. Après cette date, Toghrul n'est plus un chef de tribu qui prête son aide aux chefs d'Etat voisins; il fait désormais figure de souverain, et son nom est cité, dans la mosquée de Nichâpour, au prône du vendredi. «Les Seljoukides, cette horde oghouz sans passé, les moins dégrossis de tous les clans nomades récemment islamisés, se trouvèrent, du coup, maîtres de l'Iran oriental. Fortune inespérée qui aurait pu aboutir à une catastrophe pour la civilisation, si le clan n'avait eu à sa tête quelques chefs intelligents qui comprirent d'instinct la supériorité de la culture arabopersane, et, au lieu de la détruire, s'en firent les défenseurs pour la gouverner régulièrement. En entrant à Nîchâpoûr, Toghroul-beg fit prononcer la khoutba en son nom, annonçant ainsi qu'il entrait dans le cadre régulier des institutions musulmanes. La conquête continua d'ailleurs à la manière de la steppe, chacun des membres de la famille s'efforçant de conquérir pour son propre compte, . . . tout en reconnaissant la priorité de Toghroulbeg.» 23 22 23
Grousset, L'Empire des Steppes, p. 204. Grousset, L'Empire des Steppes, p. 205.
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b. Les Turcs Seljûkides, maîtres de l'Iran occidental et du Califat abbâsside de Bagdad (1055) Vers cette époque, on le sait, la Perse occidentale était aux mains de la dynastie iranienne des Bûïdes (932—1055), dont le chef, qui continuait à professer la doctrine dissidente du chiisme, dominait, à Bagdâd, avec le titre de sultân, le Califat sunnite des Abbâssides (p. 304—307). Après avoir conquis l'Irâk el Ajami (1051), Toghrul Beg établit sa résidence à Ispahân. En 1054, il reçoit l'hommage des seigneurs de l'Azerbéjian, et, en 1055, il entre à Bagdâd, à la demande du calife abbâsside AlKaïm, qui désirait se débarrasser de la tutelle des Persans Bûides (p. 325). Après avoir réduit une révolte de son cousin et celle du chef de la garde du calife, qui avait réoccupé Bagdâd et proclamé la déchéance des Abbâssides et l'avènement des Fâtimides du Caire (1058), Toghroul Beg rentre en triomphe à Bagdâd, où il réinstalle le calife Al-Kaïm.Le monde sunnite l'acclame comme le champion de l'orthodoxie islamique et le restaurateur du Califat, et le calife le reconnaît comme sultan suprême, disposant de tous les pouvoirs, avec les titres honorifiques de «Souverain de l'Orient et de l'Occident» et de «roi des Persans et des Arabes» (p. 326—327). «Le sultanat turc se substitua donc à l'émirat persan comme doublure temporelle du Khalifat arabe, substitution d'autant plus durable que les Turcs, pour nouveaux convertis qu'ils fussent, avaient, à la différence des Iraniens «hérétiques», la chance de professer l'orthodoxie. Non qu'ils fussent fanatiques . . . Mais ils trouvèrent commode, quand ils eurent à conquérir terre vers l'Ouest, de légitimer la vieille expansion turque par le prétexte de la guerre sainte musulmane.»24 c. L'Etat turco-seljûkide, formation dynastique, militaire et féodale En dépit de la puissance ordonnée du clan des Seljûkides, «qui furent des émirs conquérants, et non des bergers comme leurs prédécesseurs» oghouz, les princes seljûkides se préoccupèrent tout d'abord «d'unifier l'autorité parmi eux». Leur premier empire, au Xle siècle, fut fondé par deux frères, deux petits-fils de Seljûk, «dont les noms paraissaient simultanément dans la Khotba et sur la monnaie, pour l'un à Nichapour, pour l'autre à Merv . . . Il est significatif que les descendants de Seldjuk trouvèrent aussi peu d'appui que possible dans leurs aspirations impériales de la part de ceux de leurs frères de race, les Oghouz, qui étaient arrivés en Iran plus tôt qu'eux: à la demande des descendants de Seldjuk de reconnaître leur pou24
Grousset, L'Empire
des Steppes,
p. 207.
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1055—1517
voir, ces Oghouz répondirent nettement par un refus, et ne purent être assujettis que par la force.» 25 Barthold ajoute qu'on n'a aucun indice permettant de conclure que la population turque voyait dans les Seljûkides leurs souverains, issus de leur race, ou que ceux-ci cherchaient à s'appuyer sur une idée nationale turque. «Les sultans seldjoukides pouvaient traiter les (Turcs) Qarakhanides en vassaux, mais ils n'aboutirent pas à une ferme union de tous les Turcs musulmans en vue de la création d'un seul empire, et il leur était impossible d'atteindre ce résultat: même à cette époque, la différence était trop considérable entre les Turcs de l'Asie Centrale et les Oghouz émigrés en Occident. Les Oghouz ne furent même pas des sujets fidèles des sultans seldjoukides: (le sultan) Sandjar. . . dut combattre, tout comme jadis les khans du Ville siècle, contre son propre peuple, les Oghouz: il passa même quelque temps en captivité chez les Oghouz, et pour sauver sa vie dut recourir à la fuite.» 26 d. Conception du pouvoir
turco-seljûkide
Planant au-dessus des autres clans et tribus turcs, qui se souciaient fort peu d'appuyer la domination des princes seljûkides, ces derniers, tout en gardant leur langue turque, s'iranisaient de plus en plus à mesure qu'ils pénétraient dans le plateau de l'Iran, en s'appropriant l'idée iranienne du pouvoir et en adoptant les conceptions administratives de ces vieilles régions civilisées. «Il est significatif qu'au temps des conquérants turcs seldjoukides reparaît, pour la première fois, sur la monnaie frappée au Khorassân, le vieux titre iranien de châhânchâh . . . Ce fut seulement la famille chiite des Bouïdes (persans), qui détenait le pouvoir à Bagdad et en Perse occidentale, qui se prévalut du titres de «châhânchâh» («roi des rois»).27 Après l'entrée triomphale de Toghrul Beg à Bagdad, les monarques seljûkides «se transformèrent de châhanchâhs en sultans de l'Islâm. Le mot (arabe) sultan acquit à leur époque une signification plus précise qu'auparavant.» 28 Dominant des princes et des chefs vassaux, qui avaient le titre de malak (roi, en arabe) ou chah (roi, en perse), le sultan était une sorte de «roi des rois» (châhânchâh) ou empereur. e. L'Empire turco-asiatique iranien des Abbâssides
des Seljûkides
succède à l'Empire
arabo-
«Il faut bien considérer que l'arrivée des Seldjoukides à Bagdad marque dans l'histoire de l'Islâm un tournant décisif . . . Nous sentons aujourd'hui - 5 Barthold, M Barthold, 27 Barthold, 58 Barthold,
op. op. op. op.
cit., cit., cit., cit.,
p. p. p. p.
83, 84. 88. 83. 83.
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toute la gravité de l'émiettement de l'empire abbasside, des débris duquel étaient nées des principautés particularistes, dangereuses pour l'unité religieuse et politique du monde musulman . . . Grâce à leurs conceptions constructives et autoritaires, les Seldjoukides procurent une solide renaissance, et, avec une volonté qui ne faillit pas, ils infusent à l'Islam un sang nouveau et reconstituent à leur profit un empire qui revêt les mêmes caractères généraux que la domination omeyyade à son apogée, et lui est supérieur par son impeccable organisation . . . Les Turcs seldjoukides vinrent à point notamment pour sauver l'empire sunnite, le monde musulman peut-être, car ils vont bientôt faire figure de champions contre la chrétienté, et c'est bien grâce à eux et à leurs entreprenants vassaux que l'on doit, pour une bonne part, l'échec des Croisades.»29 «Comme l'observe M. René Grousset, l'alliance des Turcs avec l'Islam rappelle celle des Francs avec le christianisme et produit les mêmes effets par l'enfantement d'un monde original. Les Turcs reprennent des mains arabes défaillantes le flambeau qui menaçait de s'éteindre. Un peuple de la steppe, succédant à un peuple du désert, déclenche la seconde poussée musulmane, avec les mêmes méthodes militaires, mais sur des territoires différents.»»®
» Wiet, L'Egypte arabe, p. 236, 237. w M. Clerget, La Turquie, passé et présent, p. 8—9.
III. Turquisation de la Transoxiane (Turkestan) et de l'Asie Mineure (Turquie) Si les peuplades proto-turques et turques, successivement sorties de la Mongolie et stabilisées dans la Chine du Nord, y furent généralement sinisées, et si, dans l'Iran, l'Irâk et la Syrie, la langue des conquérants turcs recula devant les idiomes persan et arabe, par contre, le pays de Mawaran-nahr («au-delà du fleuve») ou Transoxiane et celui de Rûm (pays des Romains) ou «Micra Asia» (Asie Mineure), furent successivement turquisés. Ces deux contrées, qui deviendront, l'une, le Turk-istan (Turkestan) ou «pays des Turcs», et l'autre, la Turquie moderne, conserveront, jusqu'à nos jours, leur physionomie linguistiquement turque. 1. Turquisation du Turkestan (IXe—Xe siècles) a. Sédentarisation des Turcs dans le Turkestan Essentiellement nomades, les Turcs de Mongolie, qui émigraient vers les contrées cultivées de l'Ouest, abandonnaient généralement la vie de la steppe pour la vie sédentaire. Stabilisés dans ¡es pays où ils se fixaient, leurs divers clans formaient des noyaux ethniques distincts, disséminés dans l'espace, autour desquels se développaient des groupements de Turcs authentiques, issus des émigrants venus de l'Est, et des groupements indigènes ou locaux, qui ont adopté la langue turque des envahisseurs. «La transition de la vie nomade à la vie sédentaire se fait partout sous la pression de nécessités économiques. Une nécessité de cet ordre se manifesta d'abord dans le Turkestan oriental, où il n'y a pas de pâturages pour nourrir le bétail et dont le sol, là où il n'est ni irrigué par des canaux, ni aménagé en pâturages, n'est qu'un désert de sable aussi peu approprié à l'élevage du bétail qu'à l'agriculture. D'après les découvertes archéologiques les plus récentes, il ne subsiste plus le moindre doute sur le fait que le Turkestan occidental était originellement un pays non turc, aussi peu turc que le Turkestan oriental luit aussi, et qu'il n'a subi l'influence turque que d'une manière progressive. La 'turquisation' de la population indigène a dû être accompagnée du passage des Turcs à la vie sédentaire, l'une et l'autre suivant la même voie, d'Est en Ouest.»1 1
Barthold, op. cit., p. 30.
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b. Premiers groupements turcs convertis à l'Islâm (Xe siècle) Les conquérants arabes qui soumirent l'Iran ne semblent pas avoir cherché à dominer les Turcs des contrées de l'Asie Centrale. Pratiquant, dans ces régions, une politique défensive, ils construisirent, comme leurs prédécesseurs iraniens, des remparts et des fossés pour protéger leurs possessions, notamment la Sogdiane et la Bactriane ou Transoxiane, contre les incursions des Turcs. D'autre part, la religion islamique fut assez lente à pénétrer chez les Turcs de l'Asie Centrale, alors que le christianisme et même le judaïsme y avaient déjà de nombreux adhérents. Le judaïsme, en particulier, fut adopté, à la fin du Ville siècle, par le qaghan et l'aristocratie des Turcs Khazar, dans le bassin de la Volga; mais la masse populaire des Khazar comprenait plus de musulmans et de chrétiens que de juifs. Les peuples turcs qui vivaient, à cette époque, en Asie Centrale, présentaient un niveau de civilisation et de culture trop arriéré pour les rendre sensibles à l'influence des dogmes et des pratiques religieuses de l'Islâm. «Yaqout nous rapporte, sous le calife Hicham (724—743), l'envoi d'une délégation arabe auprès de Turcs, . . . dans le but de leur proposer la conversion à l'Islâm. Le qaghan organisa en présence de l'ambassadeur une revue de ses forces militaires: après quoi il lui dit que ces gens, parmi lesquels ne se trouvait aucun artisan — ni barbier, ni forgeron, ni tailleur —, ne sauraient comment gagner leur vie s'ils adoptaient l'Islâm et se conformaient à ses prescriptions.»2 Le premier Khan turc qui adopta l'Islâm passe pour être Satouq Boughra khan, prince de Kachgar, mort en 956, et sa conversion entraîna celle de tout son peuple. Ce Khan qui conquit, peu avant sa mort, l'empire des Iraniens samanides (p. 291), fonda en Transoxiane le premier Etat turc musulman, l'empire des Turcs Qarakhanides (p. 394—395). «Au cours de ce même Xe siècle, une partie des Oghouz qui vivaient sur le cours inférieur de la Volga se convertit également à l'Islam. Le chef de ces nouveaux convertis inaugura sa carrière de prince musulman en libérant les villes musulmanes du tribut qu'elles payaient jusque-là aux infidèles.»3 C'est par les commerçants musulmans, et non par les armes, que la religion islamique, comme la religion chrétienne, s'introduisait parmi les Turcs de l'Asie Centrale. Cela ne signifie guère que l'activité de ces commerçants était associée à la propagande de l'Islâm. Cependant, «grâce à la supériorité de la culture islamique à cette époque, tout contact qu'elle subissait avec d'autres cultures ne pouvait mener finalement qu'à l'élargissement de la zone d'expansion de l'Islam» (Barthold). Il est certain que 2 3
Barthold, op. cit., p. 57. Barthold, op. cit., p. 63.
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les commerçants musulmans eurent une large part au relèvement du niveau culturel dans ces régions de l'Est. L'essor commercial, qui n'était guère lié, comme aujourd'hui, aux succès politiques, s'étendait sur plusieurs régions assujetties à des dominations différentes. «Il se créa des sociétés commerciales qui nouèrent des relations les unes avec les autres. Malgré le manque d'établissements de crédit du type moderne, on pouvait, à cette époque, en se prévalant d'un document établi en un certain endroit, toucher de l'argent dans une autre ville placée sous l'autorité du même gouvernement... A cause de la prépondérance des Iraniens dans le commerce, le mot persan qui désignait ces bons (tchek) connut une grande extension, précisément sous sa forme persane et non sous la forme arabe correspondante (çakk). La forme persane du mot fut empruntée ultérieurement par l'Europe Occidentale et se répandit dans la totalité du monde commercial (chèque).» 4 c. Prépondérance de la culture persane au Turkestan La pénétration de l'islamisme chez les Turcs de l'Asie Centrale profita à la culture islamique et à l'influence iranienne, qui se développèrent considérablement, aux dépens de la culture indienne qui florissait dans ces régions. Les découvertes archéologiques au Turkestan établissent, en effet, l'existence, au Vile siècle, d'une littérature bouddhique en langue sogdienne, dont les œuvres sont traduites en turc. C'est surtout l'influence persane, culturelle et politique, due à la prépondérance de l'élément iranien sous les califes Abbâssides, qui profita de l'expansion de l'islamisme en Asie Centrale. L'unification politique de l'ensemble de l'Iran, dans le cadre de l'Empire arabo-islamique, avait permis aux Persans, plus nombreux que les conquérants arabes, de pénétrer et de s'établir dans le futur Turkestan. La langue persane, et non l'arabe, remplaça graduellement les divers dialectes iraniens de l'Iran et du futur Turkestan, y compris la langue sogdienne. Les inscriptions de l'Orkhon, qui ne mentionnent pas le mot «Arabes», désignent ces derniers par le mot Tazik, terme par lequel les Arabes étaient appelés par les Perses, les Chinois et, à leur suite, par les Turcs. C'est également par un terme persan, «Turkmen», que les Turcs auraient désigné ceux de leurs congénères dont le type se rapprochait de celui des Iraniens. Mahmoud al-Kachgari rapporte que les Turcs Karlouk et Oghouz étaient appelés: «Turkmen». «L'origine et la provenance de ce mot (turkmen), qui apparaît pour la première fois au Xe siècle de l'ère chrétienne, reste jusqu'ici énigmatique. L'étymologie persane: Turk mânend, c'est-à-dire 'pareil aux T u r c s ' , . . . est naturellement invraisemblable. Il est évident que le type des Turkmènes 4
Barthold, op. cit., p. 102.
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se distinguait du type turc habituel et se rapprochait plutôt du type iranien. Les Qarlouk étaient manifestement, encore plus que les Oghouz, exposés à l'influence des éléments iraniens et, avant l'adoption de l'Islam, plus proches de la culture islamique que les autres Turcs.»5 d.
Triomphe de la langue turque dans le
Turkestan
En dépit de l'expansion culturelle de la Perse, la langue turque soutiendra la lutte contre le persan et finira par en triompher dans l'Asie Centrale, et même dans quelques coins du plateau iranien. Ainsi, «à partir des premiers siècles de l'Islam commencèrent deux phénomènes d'évolution qui se sont poursuivis jusqu'à nos jours: a) Le remplacement progressif des dialectes iraniens vivants par la langue littéraire persane; b) Le remplacement progressif des dialectes iraniens (la langue littéraire persane y comprise) par le turc. Il est à signaler en cette occurrence qu'en Perse même l'expansion du turc s'étendait de plus en plus. Si par exemple des Turcs et des Persans vivent ensemble dans le même village, le turc devient progressivement la langue commune de la population.»6 Cette prépondérance du turc sur le persan, dans le Turkestan oriental, qui commença avec l'arrivée des Turcs expulsés de Mongolie en 735, s'accrut à partir de 840, date à laquelle les Turcs Ouigours, dont l'empire venait d'être détruit en Mongolie par l'invasion des Turcs Kirghiz, émigrèrent vers le Turkestan oriental où ils passèrent à la vie sédentaire. Dans leur nouvel habitat, les Ouigours apportèrent avec eux, comme religions, le chamanisme ancestral et le manichéisme qui leur était venu de Perse (p. 393). Après le Xe siècle, le manichéisme reculera, parmi les Ouigours, en faveur du bouddhisme indien, du christianisme et surtout de l'Islâm. Cependant, le triomphe de la langue turque dans le Turkestan ne fut pas exclusif. Pendant longtemps, l'arabe, langue religieuse, et le persan, langue de la culture et de l'administration, y continueront à être employés. «Dans les domaines des Qarakhanides, l'arabe fut de plus en plus remplacé par le persan dans le domaine de l'administration et de la littérature . . . L'arabe fut supplanté par le persan, même dans le domaine de l'enseignement théologique . . . Le même phénomène se produisit dans l'enseignement élémentaire de la religion . . . Néanmoins dans les Etats des Qarakhanides, et même en Kachgarie, l'arabe resta, dans la deuxième moitié du Xlle siècle, la langue de la justice . . . A Samarkand, . . . il ne 6
Barthold, op. cit., p. 62. » Barthold, op. cit., p. 35.
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fut pas question de littérature en langue turque. A la cour du Khan vivaient des poètes persans qui jouissaient de sa protection.»7 e. L'Iran et le Touran Après la stabilisation des Turcs dans le Turkestan, la vieille opposition des Iraniens sédentaires et de leurs voisins nomades de l'Est se poursuivra, comme par le passé, entre le vieil Iran et le jeune Touran. «Il est possible que dans l'Iran proprement dit la guerre contre les Turcs ait aussi été vue sous l'angle des traditions nationales iraniennes. Précisément, à cette époque apparut le Châh-nâmè de Firdausi, écrit dès le temps des Sammanides, mais qui ne fut répandu que sous Mahmoud de Ghazna. Une grande place y est faite à la lutte entre l'Iran et le Touran; il est à signaler que, depuis l'apparition des Turcs au Vie siècle après J.-C., on employait ce mot de Touran pour désigner le Turkestan, c'est-à-dire 'le pays des Turcs', et que les héros de cette lutte du côté touranien furent élevés à la dignité de souverains turcs.»8 Il convient de signaler que le nom de «Touraniens» ou nomades du «Touran», mentionné dans l'épopée persane du Châh-nâmeh et par lequel les Iraniens eux-mêmes appelaient les Turcs du Turkestan, désignait déjà, avant l'arrivée des Turcs, les nomades indigènes et iraniens de ces régions. «Nous savons aujourd'hui que les 'Touraniens' n'étaient point des Turcs, mais des Iraniens encore, qui, ayant échappé . . . à la réforme zoroastrienne comme à la sédentarisation, tourbillonnaient aux confins septentrionaux de l'Iran oriental.»9 Ce n'est que plus tard que les Turcs, venus de Mongolie, apparaîtront dans le Touran des Iraniens et qu'ils seront, de ce fait, qualifiés de «Touraniens».
2. Turquisation de l'Asie Mineure (Xle et Xlle siècles) Nous venons de voir que le Turkestan pré-turc (Transoxiane), qui parlait des dialectes iraniens, commença, dès les premiers siècles de l'Islâm, à être envahi par la langue turque, apportée par des migrations anonymes, et que la prépondérance du turc sur le persan augmenta, dans cette contrée, à partir de l'immigration des Turcs Ouigours (840). Dans l'Asie Mineure, hellénisée depuis plusieurs siècles, la pénétration de la langue turque et sa prépondérance progressive sur le grec commencèrent à partir du Xle siècle, sous le règne des premiers princes turcs Seljûkides, qui soumirent l'Anatolie orientale à leur domination. 7
Barthold, op. cit., p. 104, 105. Barthold, op. cit., p. 69, 70. » Grousset, «La civilisation iranienne», op. cit., p. 338. 8
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a. Rôle des sultans turco-seljûkides dans la turquisation des peuples de leur Empire Nous avons vu que les sultans turcs seljûkides qui, dans leurs aspiratons impériales, trouvaient peu d'appui auprès de leurs frères Oghouz, établis avant eux en Iran, n'ont guère cherché à s'appuyer sur une idée nationale turque, ni sur une union raciale de tous les Turcs de leur empire, en vue de la création et de la consolidation d'un grand Etat national turc. Les Turcs émigrés en Asie occidentale et ceux d'Asie Centrale étaient, à cette époque, trop différents pour se grouper en une unité politique homogène et organique. Tout en gardant leur langue turque, les souverains seljûkides s'étaient même, on l'a vu, plutôt iranisés. Ils s'approprièrent l'idée iranienne du pouvoir politique et s'octroyèrent, sur la monnaie frappée au Khorassân, le vieux titre iranien de châhânchâh (roi des rois), et non le titre turc de khan ou qaghan. Dans l'Ouest arabo-islamique (Irâk abbâsside), le titre arabe de sultan prévalut sur celui de châhânchâh. En leur qualité de sultans, protecteurs de l'Islâm et de l'orthodoxie islamique, les monarques seljûkides devaient consacrer leur activité à l'extension des limites du monde islamique à l'extérieur et au triomphe de l'orthodoxie à l'intérieur de leur Empire. D'où leur double lutte, d'une part, contre les Chrétiens des régions de l'Asie Mineure et du Caucase, qui seront progressivement turquisés et en grande majorité islamisés, et, d'autre part, contre les dissidents chiites des pays de l'Irâk, de la Syrie et de l'Egypte, qui seront réfractaires à la turquisation. Après la mort de Barkiarûk (1093—1104), troisième successeur de Toghrul Beg, qui passa son règne à lutter contre ses propres frères, les possessions seljûkides restèrent définitivement réparties en trois groupes, relevant chacun d'un chef descendant de Toghrul: la Perse, la Syrie et l'Asie Mineure. «Les destinées de ces trois groupes furent bien différentes . . . En Perse, malgré l'établissement de noyaux turcs (au Khorâssân, en Azerbeïjân, vers Hamadhân), le fond de la population . . . resta iranien. En Syrie, les éléments turcs furent trop sporadiques pour entamer, sauf vers Antioche et Alexandrette, la masse arabe. En Asie Mineure, au contraire, on n'assiste pas seulement à la conquête politique du pays, mais à la prise de possession effective du sol par la race turque. Le pâtre turcoman remplace le paysan byzantin.»10 Ainsi, en Syrie, comme en Irâk et en Iran, la turquisation ne fut guère heureuse. Au contraire, ce sont plutôt les Turcs seljûkides eux-mêmes qui s'arabisèrent en Syrie et en Irâk, et qui s'iranisèrent en Iran. Si la Syrie et l'Irâk, qui avaient, après la conquête arabe, remplacé leur 10
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langue sémito-araméenne par l'idiome sémito-arabe, rejetèrent la turquisation linguistique, c'est que, on l'a vu, les pays du Croissant Fertile ont toujours été, tout au long de leur longue histoire, réfractaires à toute culture non sémitique. Après des siècles de domination gréco-romaine en Syrie et perse en Irâk, l'hellénisme et l'iranisme durent battre en retraite devant la renaissance de la culture sémitique, araméenne et arabe (p. 30). Dans l'Iran, qui, lui aussi, répudia la langue grecque sous les successeurs d'Alexandre le Grand, et qui rejeta également la langue des conquérants arabes, «la civilisation et l'ethnie iraniennes étaient trop fortes pour que le pays pût être sérieusement turcisé» (Grousset). Ce sont plutôt les envahisseurs turcs (dynastes et troupes) qui, comme leurs prédécesseurs arabes, furent iranisés. b. Circonstances favorisant la turquisation de l'Anatolie En Anatolie orientale et centrale, dont les steppes continuent celles de l'Asie Centrale, le processus de turquisation fut aussi heureux qu'au Turkestan. Hellénisées depuis plusieurs siècles, les populations anatoliennes indigènes sont, on le verra plus bas, les descendants des Asianiques autochtones, dont la race est apparentée à celle des Turcs. C'est des sultanats turco-seljûkides d'Asie Mineure, — le sultanat de Nicée et son successeur celui de Konya (1081—1302) —, que devait sortir un jour la Turquie historique. «Ajoutons, pour être complet, que cette turcisation de l'Anatolie fut l'œuvre moins de la dynastie seldjoukide elle-même que des émirs régionaux et des clans turcomans . . . Au point de vue culturel, par exemple, les Seldjoukides d'Anatolie eurent, autant que leurs cousins de Perse, la volonté nette de s'iraniser. Comme il n'existait pas alors, dans l'Asie occidentale, de langue littéraire turque, la cour seldjoukide de Konya adopta le persan comme langue officielle (il le resta jusque vers 1275) . . . La Turquie seldjoukide des Xlle—XHIe siècle nous montre ainsi une culture persane superficielle plaquée sur le fond turcoman.. . Mais ce placage quelque peu artificiel ne doit pas faire illusion ni nous dissimuler la turcisation profonde effectuée par les bandes ghouzz en Cappadoce, en Phrygie et en Galatie.»11 3. Caractère anatolien des populations actuelles de l'Asie Mineure a. Les Anatoliens actuels, autochtones turquisés ou Turcs de langue Progressivement turquisées et islamisées à partir du Xle siècle, les populations actuelles de l'Asie Mineure, qui parlent la langue et des dialectes 11
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des Steppes,
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turcs, sont aujourd'hui les successeurs ou représentants des autochtones pré-turcs, dont le type et les caractères généraux se sont perpétués, dans leurs grands traits, depuis les temps les plus anciens jusqu'à nos jours. La turquisation du pays anatolien est, surtout aujourd'hui, plus linguistique qu'ethnique; car les Turcs actuels de ce pays diffèrent très sensiblement, au point de vue physique et psychique, des premiers Turcs et ProtoTurcs venus, depuis plusieurs siècles, de la Mongolie natale. Ces derniers se sont fondus dans la masse des populations autochtones. En effet, absorbés, au cours des siècles, par les indigènes pré-turcs qui, après la conquête, étaient demeurés numériquement supérieurs, et modifiés, par ailleurs, grâce à l'action du milieu physique anatolien qui leur a graduellement imprimé sa marque propre, les descendants des conquérants turcs ont fini par acquérir aujourd'hui les caractères généraux des Anatoliens d'avant la conquête. b. Les caractères nationaux et l'influence du milieu géographique et des mélanges ethniques Nous avons vu, au cours des périodes qui précèdent, notamment après l'expansion arabo-islamique, que les caractères essentiels d'un peuple, tant physiques que psychiques, sont, en général, aussi stables que les conditions du milieu physique qui les a façonnés. Produits combinés du milieu géographique, qui est relativement constant, et de l'hérédité, les caractères ethniques ou instinctifs d'un groupement social sont, en principe, relativement immuables. Pour les mêmes raisons, un groupement transplanté dans une région différente de son pays d'origine s'y modifie à la longue, grâce à l'influence du milieu et à l'effet des croisements, et y deviendra, avec le temps, authentiquement indigène (p. 26—28). Attestée par l'histoire, l'action modelante du milieu géographique est confirmée par la science archéologique. Les squelettes fossiles exhumés en Afrique orientale, en Australie, en Amérique du Nord et du Sud, montrent d'étroites ressemblances avec les indigènes actuels de ces contrées. Le faciès général des Egyptiens, Assyriens et Hittites anciens, figuré sur les sculptures ou peintures des monuments de ces peuples, se retrouve, assez semblable, dans le type de leurs successeurs modernes (I p. 39). Sans doute, certains groupements ethniques, transplantés et stabilisés dans un nouveau milieu géographique, continuent parfois, pendant assez longtemps et malgré leur mélange avec les autochtones, à présenter des caractères hérités des ancêtres immigrés ou tenant de ceux de leurs divers éléments formateurs. Mais en réalité, cette fixité n'est qu'apparente et relative. La courte durée de la vie humaine ne nous permet pas de voir les modifications qui se sont accomplies au cours des siècles. Les formes présentes de ces groupements ne sont qu'un stade déterminé, un moment de leur
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évolution vers la forme définitive qu'imprime le milieu (I, p. 39—41). Il est indéniable que le métissage produit très souvent des modifications plus ou moins profondes, suivant que les individus des diverses races croisées sont en nombre plus ou moins égal, ou que le nombre des immigrés allogènes est supérieur à celui des autochtones. Mais cette modification, qui est en principe temporaire, n'atteint, en général, que les caractères secondaires de la race (langue, religion, culture, genre de vie, aptitudes particulières, etc.). Même lorsque la modification affecte les caractères essentiels ou fondamentaux (énergie, volonté, tendances, affections, passions, etc.), ces derniers, au bout d'un temps plus ou moins long, reprendront, sous l'action du milieu, leurs traits généraux antérieurs (p. 27—28). c.
Le métissage
turco-anatolien
De même que les conquérants arabes, qui, venus d'Arabie avec l'Islâm, furent absorbés par les populations conquises qu'ils avaient arabisées et islamisées, de même les envahisseurs turcs, venus d'Asie Centrale, n'ont pas vidé l'Anatolie de ses anciens habitants pour s'établir à leur place. Comme tous les conquérants, les Turcs n'ont exterminé que les combattants qui s'opposaient à leur avance, ainsi que les éléments qui, par leur situation et leur rôle, pouvaient constituer un danger plus ou moins sérieux pour leur domination politique. Tout le reste des populations de l'Asie Mineure, tant dans les villes que dans les campagnes, c'est-à-dire l'immense majorité des habitants, est demeuré sur place et ne fut que lentement et progressivement turquisé et islamisé. Ces faits certains sont attestés et confirmés par les événements de l'histoire. «Comme on pouvait s'y attendre, l'extension de l'Islam dans un pays habitué au christianisme depuis les temps anciens ne se fit que lentement: même dans la deuxième moitié du XlIIe siècle, la source principale des revenus du gouvernement islamique indigène fut la djizya, c'est-à-dire l'impôt payé par la population non islamique, ce qui nous permet de conclure que cette dernière était encore très nombreuse. Ce problème est d'autant plus compliqué, que le processus de la 'turquisation' (comme, antérieurement, celui de l'arabisation) ne coïncidait pas avec celui de l'extension de l'Islam. Il est notoire que la langue arabe fut adoptée même par ceux des habitants de la Syrie et de l'Egypte qui restèrent chrétiens ou juifs. Au temps de la domination turque, il n'arriva pas seulement que ceux qui persévéraient dans leur foi chrétienne adoptaient la langue turque, mais il advint également que ceux qui conservaient leur propre langue se convertissaient à l'Islam: dans ce cas l'Islam s'adaptait à telle ou telle langue de la population en question.»12 Les invasions turco-mongoles de Gengis-Khan (1154—1227) et de Ta12
Barthold, op. cit., p. 87.
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merlan (1336—1405) ont sans doute apporté et déposé en Asie Mineure, comme ailleurs, un nombre important de recrues turques qui ont retrempé et renforcé leurs congénères d'Anatolic. Mais les hordes de ces deux conquérants «ne furent pas aussi formidables, comme nombre, que l'histoire le prétend» (Zaborowski). d. Similitude des conditions physiques du plateau anatolien et des steppes asiatiques En admettant même, hypothèse fort absurde, que les conquérants turcs qui avaient envahi l'Asie Mineure eussent complètement vidé ce pays de ses anciens habitants et pris leur place, dans ce cas également, ces Turcs immigrés auraient graduellement été marqués, au cours des siècles qui viennent de s'écouler, par l'empreinte anatolienne qu'impriment aux occupants les conditions physiques du milieu. Il n'est pas sans intérêt de signaler, en l'occurrence, que si les Turcs immigrés en Asie Mineure ont conservé jusqu'aujourd'hui quelques-uns des traits généraux qui marquent leurs frères ou cousins de l'Asie Centrale, c'est que le climat et la configuration géographique du plateau anatolien sont plus ou moins apparentés aux steppes de l'Est. Nous avons vu, en effet, que si, en Asie Mineure, la race turque a pris effectivement possession du sol anatolien, et si «le pâtre turcoman a remplacé le paysan byzantin», «c'est que ce plateau d'Anatolie, par son altitude, son climat, sa végétation, continue la zone des steppes de la Haute Asie. Strabon parle déjà de la Lycaonie, l'actuel pays de Qonya, comme d'une steppe. Entre cette contrée et les nomades venus de la steppe Kirghize, il y avait harmonie préétablie. Ils s'y sont fixés parce qu'ils s'y sont trouvés chez eux. Peut-on aller plus loin et les accuser, comme on l'a fait, d'avoir inconsciemment aidé les cultures à retourner au pâturage? L'occupation de ces vieilles provinces de Cappadoce et de Phrygie par les Ghouzz sortis des solitudes de l'Aral n'aurait par, seulement entraîné la turcisation du pays, mais aussi sa 'steppisation'. Et quand, avec les Ottomans, la conquête turque s'étendit à la Thrace, la steppe l'y aurait suivie. . . En réalité, le témoignage de Strabon, que nous citions tout à l'heure, prouve que le bassin du lac Tatta était déjà une steppe semi-désertique dès l'époque des Séleucides, des Attales et des Romains. Quant à la désolation de la Thrace, elle provient surtout de son caractère d'éternel champ de bataille.»13 Ainsi, avant comme après l'invasion turque, les habitants du plateau anatolien, dont les conditions d'existence ne semblent pas avoir changé, 13
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sont plutôt pasteurs que laboureurs. La rudesse du climat, aux brutales manifestations, la variation de la température, la faiblesse des précipitations ont exercé sur les populations une influence profonde. Aguerries par ce rude séjour, ces dernières résistent admirablement à l'assimilation. Sous d'autres noms, les vieux peuples Hittites occupent toujours les plateaux. Les invasions successives (aryennes, sémitiques, grecques, turques, mongoles, tartares) n'ont pratiquement rien modifié. Elles ont, au contraire, été absorbées par l'ancienne population. «Seuls, les Turkmènes et les Yuruks, incorrigibles nomades, ont gardé à peu près pur le type mongol des envahisseurs asiatiques.»14 e. Les Anatoliens autochtones et les Turcs immigrés, groupements ethniques apparentés Outre la similitude des conditions physiques du plateau anatolien et des steppes de l'Asie, un autre facteur, d'ordre ethnique, semble apparenter les Anatoliens anciens aux Turcs immigrés. Les uns et les autres appartiendraient à une même race anthropologique, la race dite asianique ou alpine, dont le domaine s'étendait depuis l'Anatolie jusqu'à l'Asie Orientale (I, p. 100). C'est à cette race asianique, qui s'est perpétuée jusqu'à nos jours, qu'appartenaient les Sumériens, qui, venus de l'Asie Centrale ou russo-sibérienne et établis dans le delta duTigre-Euphrate, créèrent, au IVe millénaire, la première civilisation historique du pays des Deux-Fleuves (I, p. 161). Ces Sumériens asianiques, selon de grands savants, se rattacheraient au groupe racial des Ouralo-Altaïques. «Les monuments récemment découverts à Ur, à Tello et à Lagash (Basse Mésopotamie), nous ont révélé leur aspect physique . . . et sa conformité avec un type que l'on rencontre encore assez fréquemment parmi les peuplades du Haut-Turkestan. De nombreuses inscriptions gravées dans la pierre ou des tablettes d'argile ont permis de reconstituer leur langue.»15 Les traits caractéristiques de celle-ci «peuvent encore se discerner dans la langue turque actuelle. Après des milliers d'années, deux cents vocables environ attestent leur communauté d'origine.»16 Les Hittites d'Anatolie, qui, après 2000, apparurent dans l'histoire, «furent les premiers Turcs à cultiver la terre anatolienne». Il convient de rappeler, à cette occasion, que le nom de Hittites ou Khattites, au Ile millénaire avant J.-C., désignait, à la fois, les Asianiques autochtones du Centre anatolien, nommés Khattites, du nom de leur capitale, la ville de Khatti, actuellement Boghaz Keuï, au nord-est d'Ankara, et les Indo-Euro14 15 ,e
Blanchard, Asie Occidentale, p. 97. Benoist-Méchin, Mustafa Kémal, p. 3 4 - 3 5 . Stephan Ronart, La Turquie d'aujourd'hui, p. 17.
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péens récemment venus du nord-ouest, qui prirent le nom des Khattites autochtones. Deux langues, on l'a vu, l'une asianique, le khattili, et l'autre indo-européenne, le nasili, étaient respectivement parlées par ces deux groupes ethniques, qui formèrent, par leur mélange et leur association, le grand et puissant Empire Hittite d'Asie Mineure (II, p. 56, 71—73 et I, p. 398-400). C'est des Khattites ou Hittites asianiques, et non de leurs homonymes indo-européens, que descendraient, en très grande partie, les populations actuelles de l'Anatolie. Les Hittites indo-européens du Ile millénaire, comme leurs successeurs phrygiens, grecs, turcs, etc., ont d'ailleurs, au cours des siècles révolus, été absorbés par les autochtones et façonnés par le milieu physique anatolien. f . La thèse de «l'Association
pour l'étude de la race turque»
Le caractère spécifiquement autochtone de la plus grande partie des populations actuelles de l'Asie Mineure est reconnu par «l'Association pour l'étude de l'histoire turque»17 et confirmé par le résultat des fouilles de Boghaz-Keuï (où l'on a découvert les archives du vieil Empire Hittite) et d'autres lieux anatoliens. De l'ensemble de ces travaux, il ressort que la plus grande partie des Anatoliens actuels appartient à une vieille race autochtone, qui n'est qu'une fraction de la grande race dite asianique dont le domaine s'étendait, à l'Est, jusqu'au Turkestan oriental. «Pour l'instant, voici en bref l'essentiel de l'interprétation donnée aux découvertes faites depuis un demi-siècle sur ce point particulier. Les Turcs sont autochtones en Anatolie parce qu'en vérité il convient de nommer Turcs tous les peuples de l'Asie Centrale qui ont essaimé dans le monde dès le début de l'histoire jusqu'au Moyen-Age: la phonétique, l'onomastique, les restes humains, les institutions en fournissent des preuves nombreuses. Chassés de leur terre d'origine par le dessèchement du climat, les Turcs se sont répandus partout, avec leur civilisation déjà avancée. Ce sont eux les Asianiques des savants occidentaux, c'est-à-dire le fond ethnique le plus ancien de l'Anatolie. Distincts des Sémites, et sans doute aussi des Indo-Européens, ils ont colonisé les premiers les vastes territoires qui s'étendent de l'Inde aux îles de la mer Egée, en passant par l'Elam et la Mésopotamie. Les fouilles révèlent partout leur type brachycéphale au nez fort et convexe, aux pommettes saillantes, au cou large et court, au menton carré, à la voûte crânienne élevée, aux yeux dirigés obliquement vers les tempes. Les affinités physiques correspondent à des affinités de langage, d'organisation sociale et religieuse. Les Sumériens de 17
Association fondée à la demande d'Ataturk, créateur de la Turquie contemporaine.
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Babylonie et les Crétois, puis les Hittites appartiennent à cette race de choix. En ce qui concerne spécialement les Hittites, la parenté de ce peuple avec le fond antérieur est démontrée, poursuit la thèse, par les fouilles de Bogaz Kôy (à l'Est d'Ankara), d'Eyoup, de Koul Tépé (près de Césarée), de Gôlloudag, d'Alishar, et par les travaux de Sayce, Hrozny, von der Osten, Winckler, Thureau-Dangin, Me Evan . . . Plus tard enfin, quand la décadence politique arrive, le fond de la population hittite et brachycéphale se maintient vivace sur le plateau et ne sera que rajeuni par l'arrivée de nouveaux Turcs. Cette thèse séduisante est issue de l'enthousiasme provoqué par les découvertes récentes sur une période restée jusqu'alors très brumeuse. Sa base la plus solide se trouve constituée par la révélation d'un bloc asianique qui, dans l'état actuel de nos connaissances, paraît assez homogène et atteste des parentés avec les peuples mongols, turcs et arméniens. Toutefois il importe de conserver beaucoup de prudence dans ce qui ne peut être encore que de l'hypothèse.» 18 g.
Conclusion
En conclusion, le Turc actuel d'Asie Mineure est, en général, un Anatolien d'origine autochtone et linguistiquement turquisé, ou un Turc d'origine asiatique transformé en Anatolien authentique par l'action du milieu physique et par son mélange avec les anciennes populations autochtones qui l'ont progressivement assimilé. Ces dernières ont tout simplement adopté la langue turque et la religion islamique, de même que, quelques siècles auparavant, elles s'étaient hellénisées et christianisées. C'est ce changement de langue et de religion, qui, en effaçant le passé historique des Anatoliens pré-turcs, a amené à croire à leur disparition II en fut de même dans la Transoxiane ou Turkestan, où, «l'islamisation s'ajoutant à la turcisation, plus rien ne subsista du passé dans cette partie de l'Asie centrale» (Grousset). Nous avons vu que la turquisation des pays considérés aujourd'hui comme turcs, ainsi que leur islamisation, se firent lentement et graduellement; que, jusqu'à la deuxième moitié du XHIe siècle, la source principale des revenus du gouvernement turco-islamique de l'Anatolie était la Jizya, c'està-dire l'impôt de capitation prélevé sur les sujets non musulmans; et qu'enfin la langue turque mit très longtemps à faire figure de langue de l'administration dans les pays assujettis aux Turcs Séljûkides, particulièrement en Asie Mineure, où la langue persane, adoptée comme langue officielle 18
M. Clerget, La Turquie, passé et présent, p. 35, 36, 37.
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par la cour seljûkide de Konya, se maintient dans ce rôle jusque vers 1275 (Grousset). Ainsi, de même que, jadis, les pasteurs et les laboureurs du plateau anatolien, hellénisés et christianisés, avaient fourni à l'Empire gréco-romain et byzantin ses meilleures légions orientales, de même les descendants de ces Anatoliens, turquisés et islamisés après la conquête seljûkide, formeront les plus belles troupes des sultans seljûkides d'Asie Mineure et de leurs successeurs turco-ottomans. Ce sont les traditions, les mœurs, les institutions politiques et administratives de Byzance, et non celles des Turcs d'Asie Centrale, qui prévaudront à la cour des Padishahs de Constantinople, héritiers des Basilei plutôt que de Seljûk ou de Toghrul Beg. En résumé, et à l'exemple des Egyptiens modernes qui sont les descendants des Nilotiques pharaoniques, islamisés et linguistiquement arabisés, les Turcs de l'Anatolie actuelle sont les lointains descendants des vieux Hittites anatoliens, parlant la langue turque et pratiquant la religion islamique.
I. L'Empire proche-oriental des Turcs seljûkides. Fondation, organisation, morcellement (1055-1098)
1. Sous le règne de Toghrul Beg (1055—1063). Incursions et razzias en Asie Mineure a. L'Empire seljûkide, formation militaire et féodale Axé sur la Perse et centré autour de sa capitale Isfahân, l'Empire de Toghrul Beg comprend l'Iran, une partie du Turkestan et, depuis 1055, Bagdâd et l'Irâk jusqu'à Mossoul et Diarbékir. «Roi de l'Orient (Iran) et de l'Occident» (Irâk), Toghrul, auquel le calife abbâsside avait cédé son pouvoir temporel et donné sa fille en mariage, est le maître et souverain suprême de cet Empire turco-islamique. Le titre arabe de «sultan», qu'il s'était fait décerner par le calife, équivaut à celui de basileus ou empereur (roi des rois) porté par les souverains de Byzance, contre lesquels les maîtres turcs du Califat de Bagdâd vont reprendre la lutte traditionnelle, celle de l'Islâm combatif des Vile et Ville siècles. Le rôle spirituel du calife abbâsside de Bagdâd auprès du sultan turco-seljûkide est, à peu de chose près, celui du patriarche de Constantinople auprès de l'empereur gréco-byzantin. «La conception turque de l'autorité interdisait toute continuité dans l'exercice du pouvoir, et toute cohésion à un empire aussi étendu. Parmi les provinces conquises, certaines étaient laissées aux princes locaux moyennant le paiement d'un tribut; d'autres étaient attribuées aux chefs des diverses branches de la famille. Ceux-ci ne devaient au plus âgé — comme les membres des familles arabes à leurs cheikhs — qu'une obéissance relative. Le caractère de cette autorité, qui dépendait de l'énergie de celui qui en était dépositaire, le grand nombre des familles, le désir naturel chez leurs chefs de fonder des dynasties et de constituer l'héritage de leurs fils, l'ambition des émirs, . . . rendaient les révoltes et les conflits incessants. De là ces courses perpétuelles du sultan à travers les provinces de l'empire, où sa présence était nécessaire pour faire rentrer les rebelles dans le devoir; de là la division de cet empire en principautés plus ou moins étendues, la constitution de sultanats seldjoucides . . . Les grands Seldjoucides, qui ne surent pas créer un Etat durable, nous apparaissent surtout comme des hommes de guerre, 'des sabreurs incom-
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parables'. Ils eurent cependant un rôle décisif dans l'orientation de l'Islam et une action non négligeable sur la civilisation. Succédant aux Boûyides, qui avaient installé l'hérésie chiite dans la capitale même du Khalifat, . . . ils s'instituèrent les sauveurs du sonnisme en péril. Ils mirent leur force militaire et leur organisation administrative au service de l'Islam orthodoxe et de son chef.»1 b.
Incursions
turques en Asie
Mineure
En territoire byzantin, les razzias et les incursions des Seljûkides, qui avaient commencé avant même l'entrée de Toghrul Beg à Bagdad, se poursuivent sans arrêt. Dès 1048, une expédition conduite par le cousin de ce dernier, Ibrahim Inâl, avait pénétré jusqu'à Erzéroum. En 1052, le pays de Tarse fut ravagé; en 1054, Toghrul Beg en personne envahit l'Arménie; en 1057, les bandes seljûkides saccagent la Cappadoce et Métilène; en 1059, les Turcs s'avancent jusqu'à Siwas, où ils massacrent une partie de la population. Cependant, jusqu'à la mort de Toghrul Beg (1063), les incursions en Anatolie, où les Seljûkides n'avaient pu s'emparer d'aucune place forte, se réduisaient à des expéditions de pillage, entreprises par des bandes isolées et non suivies de l'occupation du pays. La faible résistance qu'opposaient les Grecs aux incursions des Turcs en Asie Mineure était due à un esprit de «pacifisme», voire de «défaitisme», qui prédominait, à cette époque, à la cour de Byzance. «Dès la mort de Basile II, en 1025, la puissante machine militaire des Phocas et des Tzimiscès se trouvait méthodiquement brisée par les politiciens byzantins eux-mêmes . . . La grande armée byzantine . . . se recrutait principalement, on l'a vu, parmi les populations anatoliennes. Ses chefs étaient les grands propriétaires des latifundia anatoliens, qui avaient si souvent imposé leur régence à la dynastie macédonienne. A partir de 1025, la bureaucratie, les cercles de la cour, le parti du Sénat, jaloux des privilèges de l'aristocratie anatolienne et de son instrument, l'armée, poursuivirent systématiquement une politique antimilitariste qui, en moins d'un demisiècle, brisa le ressort de la force byzantine . . . C'est à un empire en pleine décomposition antimilitariste que s'attaquèrent les Turcs Seljûqides. Il ne faut pas croire d'ailleurs que l'invasion seljûqide ait pris la forme d'une irruption massive en territoire byzantin. Pendant longtemps, elle ne se manifesta que par de brèves razzias en territoire ouvert, par de rapides incursions de bandes turques, conduites, indépendamment de Tughril Beg, par des cadets seljûkides.»2 1 2
C. Diehl et G. Marçais, Le monde oriental de 395 à 1081, p. 575, 576. Grousset, Histoire des Croisades, I, «Introduction», p. XXVIII, XXIX.
LE PROCHE-ORIENT SELJÛKIDE ET FÂTIMIDE
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2. Sous le règne d'Alp Arslan (1063-1072). Occupation de la Cappadoce et de l'Arménie a. Les Turcs en Cappadoce (1067) Alp Arslan (1063—1072), neveu et successeur de Toghrul Beg, est un chef de guerre valeureux, dont les neuf ans de règne «se passent en chevauchées et en luttes», à l'intérieur et à l'extérieur. Il combat d'abord, en Iran et en Transoxiane, les émirs et les membres de sa famille qui s'étaient révoltés à la mort de Toghrul. Sous le règne d'Alp Arslan, les expéditions de pillage en Asie Mineure font place à l'occupation du territoire byzantin. En 1064, le successeur de Toghrul Beg prend Ani et Kars, les deux capitales arméniennes, qui ouvrent aux Seljûkides la route de l'Anatolie. Les bandes turques qui s'y engagent atteignent Césarée de Cappadoce (1067). b. Réaction byzantine (1068—1069) Ces succès, qui affolent Byzance, y provoquent une volonté de réaction. Un empereur énergique, Romain Diogène (1067—1071), «représentant du parti militaire anatolien», cherche à nettoyer l'Asie Mineure des bandes turques qui s'y étaient établies. Réunissant hâtivement une armée nombreuse, mais disparate, où «des recrues indisciplinées et des mercenaires peu sûrs» n'étaient guère préparés pour remplacer «les vieilles légions anatoliennes», Romain, en 1068, arrive jusqu'aux confins syro-ciliciens et s'empare de Hiérapolis, en Syrie-Nord. En 1069, il pénètre en Arménie occidentale. Mais, pendant ce temps, les bandes turques, qui évitent de se mesurer avec l'armée impériale, poussent leur course jusqu'au cœur de la Phrygie qu'elles saccagent, et pillent Iconium (Konya). En 1070, un général byzantin est battu et capturé par les Turcs près de Sébaste (Siwas), tandis qu'Edesse, en Mésopotamie, résiste aux assauts de ces derniers. c. Grande victoire turque à Malâzgerd En 1070, Alp Arslan, retournant d'Iran où il mit fin aux révoltes des émirs séljûkides de cette contrée, arrive en Anatolie et prend lui-même la direction de la guerre. Après avoir saccagé la place byzantine de Malâzgerd, près du lac de Van, et dévasté la Mélitène, il tourne ses forces contre l'émir arabe mirdâside d'Alep, vassal des Fâtimides, qui se soumet à son autorité. De son côté, l'empereur Romain, qui veut reconquérir l'Arménie, reprend Malâzgerd (1071), où il est bientôt attaqué par Alp Arslan qui revient d'Alep. Trahi par ses auxiliaires turcomans ou turkmènes, qui passent à leurs congénères seljûkides, et par ses propres lieutenants, Romain, avec une poignée de fidèles, est battu, blessé et fait prisonnier (1071).
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TREIZIÈME PÉRIODE:
d. Occupation de l'Arménie
1055—1517
(1071)
Au lieu d'exploiter son succès en envahissant l'Asie Mineure, dégarnie de troupes grecques après le désastre de Malâzgerd, le conquérant turc se contente de la prise de possession de l'Arménie, traitant généreusement son captif impérial qu'il renvoie en territoire grec après une courte captivité. Alp Arslan tourne le dos à l'Anatolie, pour aller de nouveau vers l'Est, où il est tué, en 1072, au cours d'une campagne en Transoxiane. «La défaite de Malâzgerd fut peut-être le plus grand désastre de l'histoire byzantine . . . Mais ici encore il y a lieu de remarquer que, si la journée de Malâzgerd entraîna ces graves conséquences historiques, ce fut parce que les désordres de la société byzantine accrurent l'étendue du désastre . . . Ce furent les Byzantins eux-mêmes qui par leurs divisions insensées empêchèrent de circonscrire le désastre, et, après l'Arménie, ouvrirent l'Asie Mineure tout entière aux Turcs.»3 e. Formation du premier Etat arménien du Taurus (1071) Après l'établissement des Turcs en Arménie et en Cappadoce, une forte immigration arménienne avait cherché refuge dans les montagnes du Taurus cilicien, vers la Mélitène, et du côté d'Edesse et d'Antioche. De hardis chefs arméniens, tel Philaretos (Vahram), profitant de l'effondrement de l'Empire byzantin, formèrent, vers 1071, dans le Sud-Est de l'Anatolie, une solide principauté arménienne qui groupait les villes ciliciennes de Tarse, Mopsueste et Anazarbe, ainsi que les villes d'Edesse et d'Antioche, respectivement enlevées à Byzance en 1077 et 1078. Le gouvernement byzantin voyait d'un oeil favorable la formation de ce jeune Etat arménien, qui lui serait utile pour une éventuelle reconquête de l'Asie Mineure. «A Antioche comme à Edesse, comme dans les autres places byzantines de la région, seuls îlots encore debout parmi la marée montante de l'invasion turque, les populations chrétiennes se tournaient vers cet Arménien (Philaretos) énergique comme vers un sauveur . . . Mais les Seljûqides ne pouvaient laisser s'affermir cette principauté arménienne qui, engagée comme un coin dans leurs possessions, leur barrait la route de la Syrie. Le Seljûqide Sulaîmân Ibn Qutulmish, le conquérant de l'Anatolie, profita d'une absence de Philaretos et des divisions de sa famille . . . pour se faire ouvrir en trahison les portes d'Antioche (1085). . . Treize ans plus tard, le 3 juin 1098, elle devait être délivrée par les Croisés . . . Dans toute cette région l'occupation arménienne se trouva préparer l'occupation franque; nous verrons l'importance de ce fait pour l'histoire de la Première Croisade et la fondation du comté franc d'Edesse (1097).»4 3 4
Grousset, Histoire Grousset, Histoire
des Croisades, des Croisades,
I, «Introduction», p. XXXIII. I, «Introduction», p. XLII, XLIII, XLIV.
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3. Sous le règne de Malik Shâh (1072-1092). Conquête de l'Anatolie occidentale et de la Syrie a. Apogée de l'Empire seljûkide sous Malik Shâh Sous Malik Shâh (1072-1092), fils et successeur d'Alp Arslan, l'Empire turco-seljûkide atteint ses limites extrêmes, son apogée de puissance et son grand essor culturel. Vers la fin du règne de ce grand sultan, son domaine territorial comprend l'Iran tout entier, la Mésopotamie, la Syrie et la plus grande partie de l'Asie Mineure. Comme organisation politique, les trois grandes parties de l'Empire turco-seljûkide de Malik Shâh: l'Iran, l'Asie Mineure et la MésopotamieSyrie, comprennent, chacune, plusieurs principautés ou royaumes, gouvernés par des dynastes turcs plus ou moins vassaux du grand sultan et qui portent, suivant les temps et les lieux, les titres de shâh (roi), de sultan ou d'atabeg. A côté du grand sultan, chef suprême de l'Empire, figure un personnage qui, avec le titre d'atabeg, est le véritable chef du gouvernement. «On donnait ce titre (atabeg) à des émirs turcs à qui était confiée l'éducation des jeunes princes . . . Ce titre se compose de deux mots turcs: ata: père; beg (osmanli: bey), prince.» 5 A l'avènement de leur pupille au trône, les atabegs devenaient les régents du prince, qui est souvent en bas âge, et les maîtres tout-puissants de l'Empire. Au point de vue religieux, l'élément sunnite, dans l'Empire, grâce à la protection de la dynastie seljûkide qui est elle-même sunnite, l'emporte sur l'élément chiite, qui était prééminent sous la dynastie chiite des Bûïdes iraniens, prédécesseurs, à Bagdad, des Turcs Seljûkides. Dans le domaine culturel, le gouvernement de Malik Shâh, loin de marquer une régression, fut, au contraire, bienfaisant et éclairé. A l'exemple des conquérants romains, qui protégèrent et favorisèrent l'hellénisme en Orient, les conquérants seljûkides, qui s'adaptèrent à la civilisation arabopersane, s'en constituèrent les fidèles défenseurs. b. Le grand ministre Nizâm al-Mulk
(1072—1092)
L'essor politique et culturel de l'Empire seljûkide, sous le règne de Malik Shâh, est principalement dû à un grand et puissant ministre, le célèbre Nizâm al-Mulk, un Persan né dans le Khorassân, qui exerçait les mêmes fonctions sous le sultan Alp Arslan. Sous Malik Shâh, très jeune à son avènement, Nizâm al-Mulk, avec le titre d'atabeg, sera en fait, pendant vingt ans (1072—1092), le véritable chef du gouvernement. L'action de Nizâm al-Mulk fut considérable, tant dans la conduite des affaires publiques que dans le domaine intellectuel. Son «Traité de gouvernement» (Syasat Namé), rédigé en 1091 et dédié à Malik Shâh, condense 5
Diehl et Marçais, op. cit., p. 579.
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TREIZIÈME PÉRIODE: 1055—1517
les fruits de la vaste expérience du célèbre ministre. «Dans la première partie, surtout théorique mais animée d'anecdotes pittoresques, l'auteur étudie, d'une part, les devoirs du prince et les attributions de ceux qui l'entourent, d'autre part, les méthodes de gouvernement; la seconde partie fournit les plus précieux renseignements sur les sectes et hérésies que Nizâm ol-Molk avait souvent combattues. Par son contenu comme par son style, ce traité . . . marque une date dans l'évolution de la prose persane.»6 Nizâm al Mulk, qui donna une forte impulsion aux études de théologie et de droit, «devait sa gloire surtout à la faveur des théologiens et des savants, dont il prenait le plus grand soin en leur construisant des établissements d'enseignement, medrese, dans toutes les grandes villes de l'empire, . . . appelés de son propre nom nidzamiyat. . . C'est bien sous sa protection que travailla le dernier grand penseur et théologien de l'Islam, Alghazali (Khorassânien comme Nizam al Mulk), d'abord à Nisabour, puis à la nidzamiya de Bagdad.»7 c. Naissance du sultanat turco-seljûkide de Nicée (1081) En 1078, Nicéphore Boniatès, gouverneur byzantin d'Amorium, en Phrygie, usurpe le trône à Byzance. Pour affermir sa situation et son pouvoir, il enrôle en masse des auxiliaires turcs avec lesquels il occupe les villes de l'Hellespont, de la Propontide et du Bosphore. Installés à Nicée comme garnison impériale, ces mercenaires turcs ne tardent pas à se transformer en maîtres, coupant les communications entre Constantinople et l'intérieur de l'Anatolie. Bien plus, abandonnant Boniatès, ils prennent parti pour un nouveau prétendant, Mélissénos, qui venait de surgir en Ionie. Grâce au concours d'un de leurs chefs, le Seljûkide Sulaimân Ibn Kutulmish (p. 422), Mélissénos occupe la Bythinie et Nicée, où Sulaimân établit officiellement sa résidence (1081). C'est de ce premier établissement turco-seljûkide en Asie Mineure que sortiront le sultanat de Nicée (1081—1154) et son successeur, celui de Rûm (Jlomanie), à Iconium ou Konya (1154—1302). Et c'est sur les débris de ce dernier que s'élèvera, à partir de 1288, à Brousse, puis à Andrinople et enfin à Constantinople, le sultanat ou Empire des Turcs Osmanides ou Osmanlis (Ottomans). d. Les émirats turcs de Smyrne et de Cappadoce (1081) «Sur la mer Egée, les Turcs occupèrent Smyrne, où nous voyons établi en 1081 l'émir Tzakhas, aventurier audacieux qui se créa une marine et • Massé, «L'Iran musulman du Vile au XVe siècle», dans La Civilisation iranienne, p. 190. 7 Brockelmann, Histoire des peuples et des Etats islamiques, p. 151, 152.
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s'empara des grandes îles de la côte d'Asie. Pendant ce temps, au NordEst de la péninsule, la famille turcomane des Dânishmendites fondait en Cappadoce un puissant émirat autour de Qaisariya, de Sîwâs et d'Amasia, émirat d'ailleurs primitivement indépendant du Seljûqide de Nicée et ne relevant que du sultan Malik Shâh lui-même. Cette multiplicité d'émirats locaux, créés simultanément par les diverses hordes turcomanes qui s'étaient associées à la poussée seljûqide et qui, sous le nom du Seljûqide, opéraient chacune pour son propre compte, rendait singulièrement difficile la contre-attaque chrétienne . . . Si à l'avènement d'Alexis Comnène, en 1081, les Turcs se trouvaient en fait maîtres de l'Asie Mineure, depuis l'Euphrate jusqu'à la Marmara, il n'y avait nullement eu là le résultat d'une conquête méthodique, politiquement organisée. Rien d'analogue ici à ce qui se passa pour le sultanat seljûqide d'Iran avec Tughril beg et Malik Shâh . . . Ce fut ainsi que le littoral de la mer Noire, avec Trébizonde, et la côte méridionale de l'Anatolie jusqu'à la Cilicie paraissent être toujours restés en majeure partie au pouvoir des Byzantins. Bien mieux, tandis que, au seuil du Bosphore, Nicée était occupée par les Turcs depuis 1081, là-bas, au fond de la Syrie ou de l'autre côté de l'Euphrate, Antioche et Edesse se trouvaient toujours aux mains de garnisons byzantines ou de chefs arméniens théoriquement sujets de Byzance: Antioche jusqu'en 1085, Edesse jusque vers 1087. Au cœur même du plateau anatolien, . . . nombre de places tenaient encore . . . Bientôt, cependant, les villes les plus fortes durent capituler, car autour d'elles la terre était détruite par les razzias périodiques des bandes turcomanes . . . Ajoutons que certains chefs turcs paraissent avoir heureusement exploité le malaise social de la population anatolienne. Comme le remarque Zetterstéen, 'une grande partie de la population des campagnes était tombée sous la dépendance des riches propriétaires, et beaucoup de domaines étaient cultivés par des esclaves. Sulaîmân Ibn Qutulmish les déclara libres contre versement d'un certain impôt et gagna ainsi leur ardente sympathie.' Ces considérations expliquent le sort ultérieur de la Croisade des Comnènes. Dans les régions restées cultivées et urbaines de la côte, en Bithynie, en Mysie, en Ionie, le peuplement grec avait survécu au coup de surprise de l'occupation turque . . . Au contraire sur le plateau, . . . la terre même a été transformée, l'antique Phrygie est devenue ce qu'elle est encore, un morceau de la steppe kirghize.»8 e. Conquête de Damas et de la Palestine par le prince seljûkide Tutush (1079) Jusqu'à l'avènement des Seljûkides à Bagdâd, la Syrie-Sud, on l'a vu, 8
Grousset, Histoire des Croisades, I, «Introduction», p. XXXVII, XXXVIII, XXXIX
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1055—1517
ainsi que Damas, étaient vassales du Califat fâtimide du Caire, tandis que la principauté d'Alep, en Syrie-Nord, sous le gouvernement des émirs arabes mirdâsides, oscillait, suivant les événements, entre Le Caire, Bagdâd et Byzance. Dès 1071, un officier turc, Atsiz ibn Abaq, agissant au nom du sultan Alp Arslan, avait enlevé aux Fâtimides du Caire Jérusalem et la Palestine et, en 1076, Damas et sa région. Attaqué par une armée fâtimide qui, venue d'Egypte, vint l'assiéger dans Damas, Atsiz fait appel au prince seljûkide Tutush, frère du grand sultan Malik Shâh, à l'approche duquel les Fâtimides lèvent le siège de la ville (1079). Entré à Damas, comme prince suzerain de Atsiz, Tutush fait assassiner ce dernier et devient seul maître de toute la Syrie méridionale, avec Damas comme capitale (1079). f. Conquête d'Alep et de la Syrie-Nord
(1086)
Pendant le même temps, un émir arabe, Sharaf ad-Dawla Muslim, qui dominait à Mossûl, enlève Alep à la tribu arabe des émirs mirdâsides, qui l'occupaient depuis un demi-siècle, et groupe sous sa domination toute la Syrie septentrionale (1079). Lorsqu'en 1085, Sulaimân ibn Kutulmish, chef des Seljûkides d'Asie Mineure (p. 424), occupe Antioche, l'émir de Mossûl, qui prétendait exercer sur cette ville un droit de suzeraineté, riposte par les armes. Une grande bataille, livrée près d'Antioche, se termine par la défaite et la mort de l'émir arabe (1085). Alep, assiégée par le Seljûkide Kutulmish, implore l'aide du prince seljûkide de Damas, Tutush. La bataille entre les deux cousins se livre près d'Alep; les troupes du Seljûkide d'Anatolie sont vaincues et leur chef lui-même périt dans la mêlée (1086). «La mort de Sulaîmân ibn Kutulmish eut des conséquences fort considérables. Le conquérant de l'Anatolie disparaissait brusquement, ne laissant qu'un fils encore trop jeune . . . De plus, après la journée fratricide d'Alep et la mort tragique de Sulaîmân Ibn Kutulmish, un fossé de sang séparera des Seljûqides d'Iran et de Syrie la branche anatolienne de la famille. Jamais contre la Croisade le faisceau des forces seljûqides ne se reformera . . . Cette division, à la veille de l'invasion franque, paralysera la force turque.» 9 g. Morcellement politique de la Syrie seljûkide
(1087)
L'éclatante victoire d'Alep ne profita guère au vainqueur Tutush, dont le pouvoir grandissant portait ombrage à son frère aîné, le sultan Malik Shâh. Celui-ci, quittant sa capitale Isfahân, arrive à Alep (1086) dont la citadelle, qui résistait encore à Tutush, ouvre ses portes au chef suprême de l'Empire. Procédant à une redistribution générale des émirats turcs de Syrie, 9
Grousset, Histoire
des Croisades,
I, «Introduction», p. XLVI.
LE PROCHE-ORIENT SELJÛKIDE ET FÂTIMIDE
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Malik shâh donne Alep, Edesse et Antioche, à trois de ses lieutenants (1087). Quant à Tutush, il est confiné dans son ancien fief de Damascène et Palestine, avec un émir turc comme lieutenant à Jérusalem (1087). «En arrêtant par avance la formation du royaume turc de Syrie, qui tendait à se constituer au profit de son cadet, Malik Shâh semblait avoir travaillé pour le maintien d'un grand empire seljûqide unitaire, s'étendant de la Caspienne à Antioche . . . En réalité, si son entrée en scène maintenait pour le moment l'autorité du pouvoir central seljûqide,. . . son initiative devait avoir à brève échéance des résultats assez inattendus. De même que l'entrée en scène de son frère Tutush, en 1086, avait pour des années arrêté la formation du sultanat d'Asie Mineure et replongé ce pays dans l'anarchie féodale, de même l'intervention de Malik shâh contre Tutush empêcha la formation d'un sultanat turc syrien et rejeta la Syrie dans le morcellement féodal: situation dont, ici encore, bénéficiera la Croisade. Quant à maintenir dans une unité plus vaste l'immense empire seljûqide, tel que Malik Shâh l'avait, à cette époque, réalisé, c'était là un espoir chimérique qui devait s'évanouir dès le lendemain de la mort du grand sultan.»10 4. Sous le règne de Barkiârûk (1092—1105). Dislocation et morcellement de l'Empire seljûkide La mort de Malik Shâh (1092) et les querelles de succession qui la suivent, amènent la dislocation et le morcellement de l'Empire turco-seljûkide. Sur ses ruines, comme jadis sur celles de l'Empire d'Alexandre le Grand, se constituent des Etats indépendants en Asie Mineure, Mésopotamie, Syrie, Fars, Azerbeijan, etc., sous la direction d'atabegs ou princes turcs, primitivement au service des Seljûkides. a. Révolte de Tutush (1093) Dès la mort de Malik Shâh, son frère Tutush, vice-roi de Damas, qui, lors du partage des fiefs effectué par le grand sultan en 1087, avait été évincé d'Alep, résolut de profiter du désordre qui régnait à Isfahan pour détrôner son jeune neveu, Barkiârûk (1092—1105), fils aîné et successeur de Malik Shâh. Renforcé par les émirs d'Alep, d'Antioche et d'Edesse, qu'il força à se joindre à lui, Tutush s'empare de Mossûl (1093) et entre en Perse par l'Azerbeijan. Mais, abandonné par les émirs d'Alep et d'Edesse, qui ne l'avaient suivi que contraints, le prince Tutush dut battre en retraite; il revint précipitamment à Damas, tandis que Barkiârûk faisait à Bagdâd une entrée triomphale (1093). 10
Grousset, Histoire des Croisades, I, «Introduction», p. XLVII, XLVIII.
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TREIZIÈME PÉRIODE:
b. Défaite et mort de Tutush
1055—1517
(1095)
Revenant à la charge en 1094, Tutush remporte, près d'Alep, une victoire complète sur les émirs d'Alep et d'Edesse, qui l'avaient trahi en 1093 et qu'il fait exécuter. Après s'être fait livrer Edesse, il marche de nouveau sur la Perse, reçoit la soumission de l'Azerbeijan et occupe Hamadan et Reiy. Trahi de nouveau par les siens, à cause de son énergie et de sa redoutable sévérité, Tutush, dans une bataille près de Reiy, est vaincu et tué (1095). c. Partage de l'Empire seljûkide
(1096)
De caractère faible et débonnaire, le vainqueur Barkiârûk, maître de l'Iran et de Bagdâd, ne cherche pas à exploiter sa victoire en allant annexer la Syrie, devenue sans maître depuis la défaite et la mort de Tutush en Perse. Au contraire, les deux fils de celui-ci, Ridwân, qui s'installe à Alep, et Duqâq, à Damas (1095), sont reconnus. Barkiârûk envoie même régner en Asie Mineure Kilij Arslan, fils de Sulaîmân ibn Kutulmish, qui, depuis la défaite et la mort de son père (1086), était retenu demi-captif en Perse. Enfin, le grand sultan donne à son frère cadet, Sanjar, le Khorassân et la Transoxiane (1096). d. Les Etats successeurs de l'Empire de Malik Shah «A cette date l'empire seljûqide était donc partagé, sous la suzeraineté purement nominale du faible Barkiyârûk, entre cinq royaumes rivaux: le sultanat de Perse et de Baghdâd, possédé par Barkiyârûk lui-même; le royaume constitué au Khorassân et en Transoxiane, en faveur de son frère Sanjar; les deux royaumes jumeaux d'Alep et de Damas, possédés par les deux fils de Tutush, Ridwân et Duqâq; enfin le sultanat d'Anatolie (sultanat de Nicée, puis d'Iconium), possédé par Qilij Arslan, fils de Sulaîmân ibn Qutulmish . . . Comme on le voit, à la veille de la Croisade les partages de famille avaient brisé la force seljûqide, épée de l'Islam.» 11 Loin de mettre fin aux dissensions de la famille seljûkide, ce partage de 1096 ne fera que les aviver, en poussant les divers princes ainsi apanagés à se combattre les uns les autres, pour arrondir leurs domaines respectifs. De 1099 à 1104, des guerres fratricides, qui les opposent et les épuisent, aboutissent à une modification territoriale du sultanat de Perse, où un autre frère de Barkiârûk, Mohammed, qui avait peu reçu dans le partage de 1096, reçoit l'Azerbeijan, l'Arménie, Diar-Bakr et Mossûl. A cette multitude de principautés turco-seljûkides, plus ou moins indépendantes sous la suzeraineté nominale du chef de la famille Barkiârûk, s'ajoutent, à cette époque, deux autres émirats, l'un, on l'a vu, turc non 11
Grousset, Histoire des Croisades, I, «Introduction», p. LI et LU.
LE PROCHE-ORIENT SELJÛKIDE ET FÂTIMIDE
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seljûkide, celui de la famille turcomane des Danishmendites qui, constitué vers 1080 dans la Cappadoce, autour de Kaisariyâ et de Siwâs, rivalisait avec le sultanat seljûkide de Nicée, et l'autre, arabe, celui de la tribu des Banou Mazyad, sur la rive occidentale de l'Euphrate. Indépendant vers 1080, l'émir arabe des Banou Mazyad, le cheikh Sadaga (1086—1107), construit, en 1101, à proximité du vieux Babylone, la ville de Hilla, dont il fait sa capitale. Ce nouveau royaume arabe, qui s'étendra de Hît à Kûfa et à Wasit, constituera un grand péril pour l'hégémonie turque et sera le protagoniste de la révolte arabe contre les sultans seljûkides et leurs émirs turcs. Dans ce but, les émirs arabes de Hilla n'hésiteront pas à faire alliance avec les Croisés. e. Reconquête de la Palestine par les Fâtimides (1098). Tripoli indépendante Profitant du désarroi général et de la faiblesse des émirs seljûkides de Syrie, les califes fâtimides d'Egypte, qui, grâce à leur maîtrise de la mer, s'étaient maintenus sur la côte libanaise, enlèvent aux Turcs Jérusalem et la majeure partie de la Palestine (1098). En revanche, la ville de Tripoli, indépendante du Caire depuis le milieu du Xle siècle, forme, sous Ibn Ammar, ancien cadi fâtimide, et sous ses successeurs (1070—1109), «une principauté riche et cultivée rendit célèbre son école, dotée d'une bibliothèque de plus de 100.000 volumes». Comme le morcellement de l'Empire turco-seljûkide, celui «de la Syrie musulmane, à la veille des Croisades, devait être un des facteurs essentiels de leur succès . . . L'histoire de la Première Croisade et les annales du Royaume de Jérusalem au premier demi-siècle de son existence ne seront que l'illustration de ce fait.»12 /. Rivalité des dynastes turcs d'Asie Mineure En Asie Mineure, le sultanat seljûkide de Nicée était, à cette date, aussi affaibli que les autres Etats seljûkides de Syrie, d'Irak et d'Iran. De la mort tragique de son fondateur Sulaiman ibn Kutulmish (1086), vaincu et tué par Tutush, jusqu'à la libération de son fils Kilij Arslan (1092), que Malik Shâh avait retenu en demi-captivité en Perse, les émirs locaux de Smyrne et de Cappadoce étaient devenus pratiquement indépendants. Reprenant l'œuvre ébranlée par son père, Kilij Arslan cherchera à enlever aux autres émirs turcs voisins les territoires que ces derniers s'étaient adjugés à ses dépens. Pour réaliser ce programme, il n'hésitera pas à s'allier avec Byzance contre ses congénères et ses parents, et notamment contre les émirs turcs Danishmendites, qui régnaient en Cappadoce. 12
Grousset, Histoire
des Croisades, I, «Introduction», p. LV.
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TREIZIÈME PÉRIODE:
1055—1517
«Dès cette époque les Grecs sont associés à ces luttes confuses entre dynastes musulmans. Pour vaincre son beau-père, l'émir de Smyrne Tazkhas, Qilidj Arslan a fait appel à l'empereur Alexis Comnène. Il se trouve également en conflit avec les Turcs Danichmendides qui, dans le même temps, se constituent un royaume en bordure de l'Arménie, avec Siwas pour capitale.»13 g.
Faiblesse de l'Orient
turco-islamique
«De ces faits il résulte qu'aux environs de 1095, l'élan seljûqide vers l'Ouest était arrêté . . . Entre Byzantins et Turcs, les forces, grâce aux divisions de ces derniers, avaient tendance à s'équilibrer de nouveau. Vienne aux Byzantins un concours extérieur du poids de la Première Croisade, la balance penchera une fois encore en faveur du basileus.»1* Aussi, lorsque les Croisés, déferlant de l'Extrême-Occident, traverseront le Bosphore en direction de la Terre Sainte, ne trouveront-ils, dans l'Orient turco-islamique, qu'une résistance relativement négligeable. En 1097, l'armée féodale des Francs, malgré sa composition hétérogène et l'anarchie qui y régnait, s'emparera de Nicée après un mois de siège. En 1098, elle traversera l'Asie Mineure et occupera Antioche et la Syrie. En 1099, Jérusalem et la Palestine seront prises et constituées en un Royaume latin chrétien.
13 14
Diehl et Marçais, Le monde oriental de 395 à 1081, p. 580. Grousset, Histoire des Croisades, I, «Introduction», p. LVII, et LVII1.
II. L'Egypte fâtimide et l'Empire byzantin, de 1055 à 1098 Tandis que, de 1055 à 1098, l'Irâk, la Perse, l'Asie Mineure, la Syrie et la Palestine, évoluaient, comme nous venons de le voir, sous la domination des Turcs Seljûkides, seules, de tous les pays du Proche-Orient, l'Egypte et Byzance restaient en dehors de la sphère où s'exerçait la suprématie de ces nouveaux envahisseurs. 1. L'Egypte
fâtimide
(1055-1098)
Dès 1055, la situation en Egypte s'était compliquée pour le calife Mustansir (1036—1094), en raison de sa faiblesse et du mauvais gouvernement de son ministre, et peut-être même à cause du bouleversement politique qui porta les Seljûkides au pouvoir à Bagdâd et dont les répercussions auraient secoué la vallée du Nil. Il convient de rappeler la maladroite intervention de Mustansir à Bagdâd, où une révolte, fomentée par la diplomatie égyptienne contre Toghrul Beg en 1055 avait été promptement écrasée par ce dernier (1055) (p. 324—326). a. Anarchie,
désordres,
mutineries
(1066—1073)
A l'intérieur, les calamités vont accabler l'Egypte. Les vizirs sont remplacés à une cadence vertigineuse; en six ans (1060—1066), vingt-sept ministres se succèdent, plus faibles et plus incapables les uns que les autres, et dont plusieurs sont arrêtés, bastonnés, mis à mort ou en fuite. D'un autre côté, une querelle entre les mercenaires turcs et la milice nègre du calife allume pour quatre ans la guerre civile en Egypte. Vainqueurs, les Turcs, dont l'insolence et les exigences ne connaissent plus de bornes, se comportent comme en pays conquis; les frais de leur solde passent de 28.000 dinars à 400.000. Une famine, due à l'insuffisance de la crue du Nil, sévit d'une façon effrayante (1065); le blé et le pain se vendirent à des prix exorbitants; on mangea des chiens et des chats, et l'on alla jusqu'à consommer de la chair humaine. Toujours plus exigeants, les miliciens turcs, que les caisses vides du calife ne pouvaient satisfaire, exigent la mise en vente des trésors du palais. Ils pillent les palais califiens, brûlent leurs bibliothèques et, probablement encouragés par l'exemple de leurs cousins seljûkides à Bagdâd, s'arrogent en Egypte l'autorité tout entière. Leur chef, Nasir ad Dawla, installé à Alexandrie depuis 1069, avait étendu son autorité sur toute la
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Basse Egypte et fait réciter la Khotba, au nom du calife abbâsside, dans les mosquées d'Alexandrie et des principales villes du Delta. En 1071, le commandement de la garde califienne au Caire est confié à un de ses lieutenants, la disparition de Nasir ad Dawla, assassiné en 1073 par des officiers turcs de son armée, augmente encore la confusion anarchique qui régnait partout et dans tous les domaines. b.
La dictature de Badr al Jamali
(1074—1094)
Réduit à un rôle de fantôme et sur le point d'être déposé ou assassiné, le calife Mustansir fait appel à l'un de ses généraux qui gouvernait en Syrie, Badr al Jamali, et le dote des pleins pouvoirs (1073). Arménien d'origine, celui-ci était, depuis 1063, gouverneur de Damas, où il avait constitué une armée (1068) recrutée parmi ses compatriotes arméniens. Appelé secrètement par le calife, Badr s'embarque pour l'Egypte, accompagné d'un contingent de ses troupes, et apparaît brusquement au Caire, en 1074. «Sans perdre de temps, Badr songe à asseoir sa puissance. Les officiers l'avaient accueilli très aimablement, ne soupçonnant pas qu'il avait été appelé par le calife. Badr leur rendit la politesse et les convia à un banquet, où ils furent tous massacrés. Ce fut une scène soigneusement menée, rappelant le fameux festin au cours duquel, à Damas, les Abbassides s'étaient débarrassés de la famille omeyyade. Il dut être facile, après avoir supprimé les officiers, de licencier les troupes nègres, berbères et turques, nous entendons celles qui avaient été compromises dans les déplorables événements qui venaient de se dérouler. Elles furent remplacées par la milice arménienne de Badr: nous savons, en effet, que de nombreux Arméniens faisaient partie de son armée; ils restèrent probablement chrétiens, car un patriarche les avait accompagnés.»1 Devenu premier ministre et généralissime du calife, Badr administrera l'Egypte, pendant vingt ans, en maître absolu mais éclairé. Sa réforme administrative subsiste encore aujourd'hui en ses grandes lignes. Exigeant la toute-puissance, voulant se mettre à l'abri des intrigues de la cour, dont furent victimes ses prédécesseurs, ce premier vizir militaire enferme le calife dans son palais, d'où il ne pouvait sortir que pour les solennités officielles. Un grand nombre de hauts personnages, qui avaient pris part aux discordes des années précédentes, sont exécutés. Mais, si l'ordre était rétabli, la misère continuait à régner et la sécurité demeurait relative dans les provinces. Aussi, le premier soin du nouveau ministre fut-il de donner confiance aux agriculteurs. La pacification des provinces fut immédiatement entreprise. Une puissante tribu berbère, les Lowata, comptant 40.000 cavaliers, qui dévastaient 1
Wiet, L'Egypte
arabe, p. 248.
LE PROCHE-ORIENT SELJÛKIDE ET FÂTIMIDE
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le Delta, est vaincue et dispersée en trois ans de campagne (1074—1077), et Alexandrie est prise d'assaut (1077). En Haute Egypte, un corps de Lowata et une masse de tribus arabes sont ensuite taillés en pièces (1077). A l'extérieur, la domination fâtimide, qui s'était ressentie de la grave crise intérieure, n'était plus capable de s'imposer. Le Yémen et les villes saintes du Hidjâz, qui n'avaient plus reçu les distributions de blé annuelles que l'Egypte, affamée elle-même, ne pouvait plus leur fournir, s'étaient tournées, dès 1070, vers le sultan seljûkide de Bagdâd, qui s'empressa de leur faire un don immédiat de 30.000 dinars. Quant à la Syrie, ce pays était devenu, comme toutes les fois où il est laissé à lui-même, une mosaïque de cités, de régions et de tribus autonomes. Les dernières places que Badr avait tenues lorsqu'il était en Syrie, à l'exception d'Acre et d'Ascalon, s'étaient émancipées après son départ pour Le Caire, et il n'était pas question de les reconquérir, pour le moment du moins. «La Syrie se morcelle définitivement, et, peu à peu, comme l'Espagne à la même époque, va être divisée en une collection invraisemblable de petites principautés. Toutes ces dynasties, dont l'ambition fut égale à l'indiscipline de leurs sujets, se livrèrent des luttes sans merc».»2 Ces luttes intestines et l'affaiblissement de l'Egypte fâtimide favoriseront l'occupation des cités syriennes par les Turcs seljûkides, «telles autrefois les divisions des cités phéniciennes avaient rendu service à Alexandre après la bataille d'Issus» (Wiet). Dès 1071, le Mirdâside arabe d'Alep, menacé par les Seljûkides, s'était soumis à ces nouveaux maîtres; dans la même année, Jérusalem est enlevée par un officier du général turc Atsiz (p. 426). En 1072, celui-ci se rend maître de Tibériade et d'Acre et reconnaît le calife fâtimide du Caire, à cause de l'attachement des populations de ces deux villes à la confession chiite. «Les seigneurs locaux, malgré leurs convictions personnelles, sont obligés de tenir compte des opinions de leurs sujets.»3 C'est ainsi que les seigneurs des villes de Tyr et de Tripoli, où les éléments chiites étaient importants, conservaient, même après leur soumission aux Seljûkides, des rapports avec le gouvernement du Caire (1075). Après la prise de Damas (1076), le général turc Atsiz, à la tête d'une armée formée de Turcomans, de Turcs et d'Arabes, envahit l'Egypte. Réunissant au plus vite une importante armée, Badr al Jamali réussit à gagner les Arabes de l'armée d'Atsiz, laquelle est battue et mise en fuite (1077). Cette défaite des Turcs encourage les principales villes syriennes à reconnaître, à nouveau, la suzeraineté fâtimide; elle pousse même Badr à envahir la Syrie. En 1078, les troupes fâtimides assiègent Damas; mais le prince seljûkide Tutush, qui venait d'arriver à Alep, gagne Damas, re2 3
Wiet, op. cit., p. 238. Wiet, op. cit., p. 252.
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pousse les troupes fâtimides, fait assassiner Atsiz et prend en main le gouvernement du pays (1078) (p. 426). En 1094, le calife Mustansir et son puissant ministre laissent, en mourant, l'Empire fâtimide réduit à l'Egypte et obligé de se défendre contre les convoitises impérialistes des Turcs Seljûkides. Ces derniers, qui domineront l'Orient pendant assez longtemps, sont maintenant les maîtres de la Syrie, de la Mésopotamie, de l'Iran, de l'Arménie et de l'Anatolie. Relayant les Arabes et les Perses, ils consolideront leur domination en Orient en faisant bientôt figure de champions de l'Islam contre les Croisés chrétiens, nouveaux envahisseurs occidentaux. Ainsi, après les Arabes d'Arabie et de Syrie (Umayyades) et après les Arabo-Iraniens de Bagdad (Abbâssides et Buïdes), qui, vieillis et épuisés, ont successivement disparu comme races impériales, une nouvelle race, étrangère au Proche-Orient par son pays d'origine, la race turque, dominera le monde proche-oriental jusqu'au début du XXe siècle. 2. L'Empire a. Jusqu'à
byzantin, de 1055 à 1098
1055
Depuis la perte de la Syrie et de l'Egypte, conquises par l'Islâm arabe naissant, jusqu'à l'avènement des Turcs Seljûkides à Bagdâd, soit pendant quatre siècles environ (640—1055), l'histoire de l'Empire byzantin, dont le territoire a été considérablement réduit, est une suite continue de guerres sur tous les fronts: en Asie contre les Arabes, et en Europe contre les Slaves et les Bulgares, qui, à partir du Ville siècle, étaient devenus un danger menaçant. Sous les empereurs iconoclastes (716—842), la lutte contre les Arabes et les Bulgares fut poursuivie avec succès. Pour diminuer l'influence du clergé, et surtout des moines qui, par les images et les reliques, exerçaient sur le peuple une influence fanatique et le déchaînaient à leur gré contre les évêques, les patriarches ou les empereurs mêmes, un édit impérial, publié en 730, et un concile, convoqué en 754, condamnèrent les images, les icônes et les reliques. Mais ces décisions, mal accueillies à Rome où un contre-concile (731) avait anathématisé les adversaires des images, contribuèrent à détacher de Byzance l'Eglise romaine et l'Italie. Bientôt, en effet, la Papauté, menacée par les Lombards, fit appel aux Francs. En 756, le roi franc Pépin le Bref transforma le Pontificat romain en puissance territoriale, mais subordonnée à sa suprématie. En 800, rompant ouvertement avec Byzance, la Papauté conféra au roi franc le titre impérial et proclama Charlemagne, fils et successeur de Pépin, empereur d'Occident. En 843, un concile, réuni à Constantinople, mit fin à la querelle des
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images, en abolissant toutes les lois iconoclastes. Cette décision, que l'on nomma la «restauration de l'orthodoxie», est commémorée chaque année, le 11 mars, par l'Eglise grecque. Sous les empereurs macédoniens (867—1057), qui sont presque tous d'excellents militaires, l'Empire connut la plus glorieuse période de son histoire depuis le siècle de Justinien (518—565). Les armées byzantines victorieuses augmentèrent l'étendue du territoire, et la civilisation byzantine connut, au même moment, son «second âge d'or». Sous Basile I (867—886), les Arabes furent repoussés du Péloponèse et des îles Ioniennes; sous Romain II (959—963), Nicéphore Phocas (963— 969) et Jean Tzimiscès (969-975), la Crète, Chypre, Tarse et la Cilicie, Antioche, Edesse et Alep furent enlevées aux Musulmans. Sous Basile II (976—1025), une partie de l'Arménie est conquise et, sous Constantin Monomaque IX (1042—1054), Ani, capitale de l'Arménie, est prise et tout le pays annexé à l'Empire. Ainsi, vers 1054, l'Empire byzantin est territorialement reconstitué et fortement consolidé. Pendant cette période de redressement, le prestige de la civilisation et des institutions militaires et diplomatiques de l'Empire étendit, à l'extérieur, son influence politique et religieuse. Les Russes, jusque-là ennemis, furent attirés par la civilisation grecque; la princesse russe Olga, veuve du grand prince de Kiev, vint à Constantinople et y reçut le baptême (957); le grand prince Vladimir épousa une sœur de l'empereur (988), se convertit au christianisme et l'imposa à ses sujets. Kiev devint comme une copie de Constantinople. b.
Rupture définitive Rome (1054)
entre l'Eglise de Constantinople
et celle de
Mais l'antagonisme entre l'Eglise de Constantinople et celle de Rome s'accentuait de plus en plus. Déjà, en 857, un violent conflit avait éclaté entre le patriarche Photius et le pape Jean VIII, conflit qui fut apaisé non sans peine. Un nouveau conflit, comme il en naissait très souvent, amena le patriarche Michel Cellulaire à fermer les églises des Latins à Constantinople et à confisquer leurs couvents (1053). Aussi autoritaire et brutal que le patriarche, un légat du pape, le cardinal Humbert, se refusa à tout arrangement. Parlant en maître plutôt qu'en légat, il dépose, sur l'autel de SainteSophie, une sentence d'excommunication contre le patriarche Cellulaire. En guise de riposte, celui-ci convoque un concile et excommunie le légat pontifical (1054). La rupture était consommée. Comme ces faits s'étaient déjà maintes fois répétés dans le passé, les contemporains n'y attachèrent pas beaucoup d'importance et l'on négligea de faire lever les excommunications. C'est ce conflit de 1054 qui fut le point de départ de la rupture,
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qui dure encore, entre l'Eglise de Rome et celle de Constantinople. On considère généralement que les conséquences du schisme de 1054, qui s'est perpétué jusqu'à nos jours, avaient affaibli l'Empire byzantin. Au lieu de s'unir contre le monde musulman, l'Orient et l'Occident chrétiens étaient désormais séparés par des sentiments de malveillance et de haine, qui, entretenus de part et d'autre par l'Eglise, se développeront à l'occasion des Croisades. En réalité, le schisme de 1054 fut une victoire de l'Eglise d'Orient. Libéré de la sujétion romaine, le patriarche de Constantinople étendra son autorité sur les autres Patriarcats orientaux, ainsi que sur les Slaves chrétiens. Au point de vue politique, ce schisme ne fut pas, comme on le croit, une cause de faiblesse pour Byzance, en l'empêchant de demander l'appui des Occidentaux dans sa lutte contre les Turcs Seljûkides. Le concours de l'Occident, si jamais il eût été sollicité, aurait été accordé ou refusé pour des causes indépendantes de la question du schisme religieux. c. De 1055 à 1098: décadence byzantine De la fin de la dynastie macédonienne à l'avènement des Comnènes, c'est-à-dire de 1056 à 1081, s'ouvre, pour l'Empire, une période de décadence, provoquée par l'antagonisme entre l'armée et les grands seigneurs provinciaux, d'une part, l'administration centrale et les bureaux civils de la capitale, d'autre part (p. 420, 425). Cette période est marquée par des dissensions à l'intérieur, et par des défaites à l'extérieur. De 1057 à 1080, six empereurs se succèdent au milieu de troubles continuels. En Occident, les Normands prennent Bari (1071). Dans les Balkans, les Turcs Petchénègues, descendant du Nord, franchissent le Danube et assiègent Constantinople qui leur paie tribut. En Orient, les Turcs Seljûkides attaquent l'Arménie byzantine et battent, à Malâzgerd, l'empereur Romain Diogène qui est fait prisonnier (1071) (p. 421). Avec l'avènement de la dynastie des Comnènes (1080), le parti de l'armée et de l'aristocratie provinciale triomphe du parti bureaucratique de la capitale. C'est sous le règne du premier empereur de cette dynastie, Alexis Comnène (1080—1118), que commence la première Croisade, dont les armées traverseront Constantinople et le territoire de l'Empire, à partir de 1096. Une lettre apocryphe a fait croire qu'Alexis aurait lui-même appelé les Croisés à son secours contre les Turcs. En réalité, l'empereur n'a jamais fait une pareille demande; au contraire, il accueillit les Croisés, dont quelques-uns de leurs chefs, antérieurement à la Croisade, avaient déjà envahi ses possessions en Epire et en Thessalie, avec une méfiance et des appréhensions que les événements justifieront. Ce que l'empereur avait demandé à l'Occident latin, c'était des mercenaires, pour l'aider à protéger la Chrétienté contre les Infidèles.
I. Considérations sur l'entreprise des Croisades 1. Rôle historique des Croisades De même que la race arabo-persane, fatiguée et défaillante, fut, à partir de 1055, remplacée, dans la direction politique de l'Islâm, par une jeune race asiatique, les Turcs Seljûkides, récemment venus d'Asie Centrale, de même, à partir de 1100, les Gréco-Romains de Byzance, épuisés et hors de combat, céderont la place à une nouvelle race occidentale, les Francs d'Europe, qui se feront, pendant deux siècles environ, les protagonistes de la Chrétienté et de l'Europe, contre l'impérialisme renaissant de l'Islâm et de l'Asie. L'intervention des Croisés dans le conflit IslâmByzance rétablira temporairement la situation compromise de cette dernière. Elle reportera à 1453 la chute de Constantinople et la ruine définitive de l'Empire byzantin, qui, sans cette intervention, aurait, dès 1200, très vraisemblablement succombé sous les assauts répétés des maîtres turcs de l'Islâm. L'importance historique de ce fait «dépasse peut-être en portée la conquête même de Jérusalem» (Grousset). 2. L'entreprise des Croisades, nouvel épisode du vieux duel entre l'Europe et l'Asie L'idée de «croisade», dont le nom n'apparaît qu'en 1095, est, en fait, bien antérieure à cette date. Les expéditions qui, sous ce nom, seront entreprises dans le Proche-Orient, ne sont, en effet, qu'un épisode, une nouvelle phase de la vieille rivalité de l'Europe et de l'Asie (p. 353 et III, p. 76—80). Ce vieil et long duel, qui commença avec la guerre de Troie (vers 1190 avant J.-C.), se précisa plus nettement lorsque, sous les espèces de l'Hellénisme et la direction des Grecs de la période classique, il s'opposa à YAsiatisme, représenté par les Perses Achéménides, lors des célèbres Guerres Médiques ou gréco-perses au Ve siècle av. J.-C. (II, p. 317—319). Avec Alexandre le Grand (336—323), qui reprit la lutte pour venger les défaites de la Grèce, les frontières de la future Europe furent portées des rivages de l'Egée aux bords de l'Indus. Reportées par les Parthes à la ligne de l'Euphrate (129 avant J.-C.), ces frontières furent successivement défendues, pendant près de huit siècles (129 avant J.-C. — 640 après J.-C.), par les Gréco-Séleucides d'Antioche, les Romains et les Gréco-Byzantins, contre les Parthes et leurs successeurs Sassânides, qui dominaient en Iran et en Mésopotamie.
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Pendant la longue période de suprématie romaine et byzantine en Proche-Orient, la lutte entre l'Asie et l'Europe, qui se poursuivit sans relâche, se transforma à partir de l'empereur Constantin (323—337), qui fit du christianisme la religion officielle de l'Empire, et particulièrement à partir de 395, date à laquelle l'Empire byzantin devint une monarchie théocratique et chrétienne, en une lutte entre la Romanité chrétienne et l'iranisme mazdéen, et prit, de ce fait, un caractère religieux (III, p. 231 — 232). Nous avons vu qu'en 630, l'empereur Héraclius avait entrepris une véritable «croisade avant la lettre», pour reconquérir la Terre Sainte et enlever à Khosrau II la Vraie Croix, que les Perses avaient, en 614, prise à Jérusalem (III, p. 366—367). Avec l'expansion des Arabes de l'Islâm, les frontières de l'orientalisme sont reportées jusqu'au Taurus, derrière lequel l'hellénisme et l'hégémonie occidentale furent rejetés. «Le succès de l'Islam ne s'explique que parce que la révolution musulmane survint au milieu du réveil de l'Orient dressé contre l'Hellénisme et contre cette forme finale de l'Hellénisme: l'orthodoxie byzantine. Depuis plus de deux siècles, l'empire gréco-romain d'Orient se présentait à l'Asie sous la forme d'un credo. Avec le Coran, le monde arabe répondit par le djihâd, la guerre sainte musulmane»1 (p. 140-142). La décadence du Califat abbâsside de Bagdâd et les divisions politiques et religieuses du monde islamique permirent à l'Empire gréco-byzantin de reconquérir, au Xe siècle, une partie de la Syrie du Nord (Antioche et Lataquié), ainsi qu'Edesse (Ourfa), en Haute Mésopotamie. D'autre part, l'Arménie, qui, profitant de l'effondrement de la puissance arabo-persane, avait recouvré son indépendance, est annexée à Byzance (1045). Les Turcs Seljûkides, qui remplacèrent les Arabo-Persans dans la direction politique de l'Asie musulmane, reprirent à leur compte la guerre sainte islamique, contre l'adversaire traditionnel: l'Empire chrétien et byzantin. Entre 1078 et 1081, presque toute l'Asie Mineure est occupée par les Turcs, qui y fondent le sultanat de Rûm (capitale Nicée, puis Konya). Mais la dislocation et le morcellement de l'Empire turco-seljûkide, qui suivirent la mort du sultan Malik Shâh (1092), préparèrent la voie à l'invasion des Francs. «Vers 1090, l'Islam turc, ayant presque entièrement chassé les Byzantins de l'Asie, s'apprêtait à passer en Europe. Dix ans plus tard, non seulement Constantinople sera dégagée, non seulement la moitié de l'Asie Mineure sera rendue à l'hellénisme, mais la Syrie maritime et la Palestine seront devenues colonies franques. La catastrophe de 1453, qui était à la veille de survenir dès 1090, sera reculée de trois siècles et demi.»2 1 2
Grousset, Les Croisades, p. 6. Grousset, L'Epopée des Croisades,
p. 11.
RÉACTION OCCIDENTALE: LA CROISADE FRANQUE
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Il est fort à présumer que si la première Croisade s'était heurtée à un grand empire unitaire turco-islamique, gouverné par un Alp Arslan ou un Malik Shâh, elle aurait très probablement échoué, étant donné l'anarchie qui régnait chez les Francs et les fautes qu'ils allaient commettre. Mais les haines qui divisaient les princes Seljûkides d'Asie Mineure et de Syrie, les empêchaient de s'unir, même en face des dangers extérieurs. Brouillés entre eux, en proie à des luttes fratricides et à des conflits incessants avec les Fâti-midcs d'Egypte, ils seront battus séparément par les Francs, qui soumettront les provinces égéennes et méditerranéennes de l'Asie occidentale et reporteront les frontières de l'Occident jusqu'aux approches du désert syro-palestinien. 3. Origines directes de l'idée de Croisade Depuis 638, la Palestine et Jérusalem, berceau du christianisme, étaient au pouvoir de l'Islâm. Sous la direction des Arabo-Persans de l'Irâk (Abbâssides) et des Arabo-Berbères de l'Egypte (Fâtimides), amollis par la civilisation, le monde islamique avait, depuis longtemps, perdu sa combativité première et son ardeur expansive. L'entrée en scène des Turcs seljûkides modifia cette attitude pacifique. «Le jour où en 1055 . . ., Toghroul-beg le Seldjoukide entra à Bagdad et s'imposa au Khalife arabe comme vicaire temporel et sultan, superposant ainsi à l'empire arabe un empire turc, quand, avec lui, les Turcs furent devenus la race impériale du monde musulman, . . . la conquête musulmane, depuis deux siècles arrêtée, reprit son cours.»3 La conquête de l'Arménie chrétienne par les Turcs Seljûkides, le désastre de Malâzgerd (1071) où l'empereur Romain Diogène fut vaincu et capturé, la perte de l'Asie Mineure envahie par les Turcs, la formation, sous le sultan Malik Shâh (1072—1092), d'un vaste et puissant Empire asiatique qui s'étendait de l'Iran oriental à l'Egée et à la Méditerranée, eurent, en Occident, un retentissement profond, qui se traduira bientôt par une ardente volonté d'intervention. «L'effondrement de l'empire byzantin après Malazgerd, son absence de réaction devant la prise de possession de l'Asie Mineure par la race turque et par l'islamisme, imposèrent à l'Occident la conviction que devant une telle défaillance, pour sauver l'Europe directement menacée, les nations occidentales se devaient d'intervenir. Nos vieux chroniqueurs ne s'y sont pas trompés. Guillaume de Tyr verra dans le désastre de Malazgerd l'éviction définitive des Grecs comme protagonistes de la chrétienté, la justification historique de l'entrée en scène des Francs pour remplacer ces partenaires hors de jeu . . . 3
Grousset, L'Epopée des Croisades, p. 3.
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Le 27 novembre 1095, dixième jour du concile de Clermont, (le pape) Urbain II appela donc toute la chrétienté aux armes, appel du pontife à la défense de la foi menacée par la nouvelle invasion musulmane, appel du véritable héritier des empereurs romains à la défense de l'Occident... Le cri de 'Dieu le veut!' répondit de toutes parts à sa proclamation, repris par Urbain lui-même qui en fit le cri de ralliement général et demanda aux futurs soldats du Christ de se marquer du signe de la croix. La «croisade» était née, idée en marche qui allait lancer princes et foules jusqu'au fond de l'Orient. L'idée croisée du concile de Clermont ne peut se comparer à cet égard qu'à l'idée panhellénique du congrès de Corinthe en 336 avant Jésus-Christ, qui avait lancé Alexandre le Grand et toute la Grèce à la conquête de l'Asie.» 4
4. La Reconquista espagnole et la Croisade au Levant Bien avant l'appel d'Urbain II, dès le début du Xle siècle, la reconquista espagnole, qui était, elle aussi, une croisade moins le nom, avait déjà, dans l'Europe occidentale, préparé les esprits à l'idée de Croisade. Toutefois, la lutte contre les Arabes d'Espagne, d'Afrique ou de Sicile, se distinguait de la Croisade proprement dite en ce que la première avait un mobile proprement politique, tandis que la seconde, entreprise pour la délivrance du Saint-Sépulcre et des Chrétiens d'Orient, revêtait un caractère nettement religieux. «Jusque-là, les expéditions contre les musulmans avaient conservé, en Sicile par exemple ou dans les ports de l'Afrique du Nord, un caractère purement politique. Même en Espagne où la reconquista, nous l'avons vu, n'avait pas été sans présenter comme une préfiguration de la croisade, il ne s'était agi encore que d'une entreprise circonscrite à la péninsule, au bénéfice de la Castille ou de l'Aragon. L'idée d'Urbain II, idée force, idée en marche qui allait bouleverser le monde, se distingua des entreprises antérieures par son caractère proprement religieux, originellement désintéressé, entièrement international. Ce fut toute la chrétienté que le Pape appela à la lutte contre l'Islam. Depuis que les premiers Khalifes arabes avaient proclamé contre les Chrétiens le djihâd, la guerre sainte musulmane, les Etats chrétiens, malgré le caractère confessionnel que nous avons souligné chez eux, n'avaient opposé à l'Islam qu'une résistance isolée . . . Avec Urbain II, la chrétienté répond à l'Islam par une guerre sainte générale. A ce titre, la croisade s'oppose et s'égale vraiment au djihâd; on peut dire que la croisade est un contre-djihâd. 4
Grousset, L'Epopée des Croisades, p. 5—6.
RÉACTION OCCIDENTALE: LA CROISADE FRANQUE
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D'où le succès sans précédent de la prédication de 1095 . . . La croisade se propagea avec une rapidité inouïe, parce que ce fut une idée passionnelle, suscitant une mystique collective, comme plus tard l'idée de liberté, l'idée de nationalité, l'idée de justice sociale. Ce fut l'idéologie, ce fut la mystique créées à Clermont par Urbain II, qui, agissant à plein sur la psychologie des foules, suscitèrent l'extraordinaire élan spirituel de 1095 . . . Cet élan (populaire) gagna progressivement la chevalerie puis le monde des barons, sans parvenir pour cette fois (le fait est significatif) à enrôler aucun des princes régnants: la raison d'Etat restait encore réfractaire à ce grand mouvement d'idéologie internationale.»5
5.
L'idée de Croisades
et le fait
colonial
La foi, encore très vive au Xle siècle, joua assurément un grand rôle dans la Croisade. Mais on y trouve d'autres causes, qui contribuèrent largement à lancer, vers le Proche-Orient, une si grande multitude d'hommes. L'Europe féodale de cette époque était en pleine expansion; l'éducation de la noblesse y était toute militaire. Ardents, robustes, avides de mouvement, les chevaliers, qui n'étaient bons qu'à la guerre, étaient réduits à tourner leur activité belliqueuse contre les fiefs des seigneurs voisins. La prédication de la Croisade déchaîna l'impérialisme militaire de ces roitelets féodaux, en même temps que l'impérialisme économique des républiques maritimes d'Italie, qui convoitaient les riches marchés de l'Orient. Les flottes italiennes ravitailleront les armées croisées sur la côte de Syrie et les aideront à en conquérir les ports. D'autre part, la misère produite par la disette, la famine, la peste et d'autres fléaux, qui sévissaient depuis longtemps en Europe occidentale, déterminèrent beaucoup d'hommes à quitter leurs foyers pour la conquête de pays mieux favorisés. «Aussi bien, sur cette fin du Xle siècle, les conditions de la vie étaient-elles devenues très dures en Occident: une de ces périodes de crises, comme les peuples en connaissent à des dates plus ou moins éloignées. Dans les châteaux féodaux, les barons eux-mêmes en étaient venus à mener trop souvent une sombre, dure et triste existence.»6 Ainsi, l'armée des Croisés, destinée à entreprendre une mission essentiellement sacrée, comprenait une notable proportion de gens tarés et sans scrupule, «aventuriers ou chevaliers brigands». «Tous ces éléments douteux, un moment courbés devant le souffle mystique de 1095, reprirent, une fois en terre d'Asie, leurs brutaux instincts de rapine. Parmi les barons eux-mêmes, le vœu de 1095 se transforma vite en la plus profitable des 5
Grousset, Les Croisades, p. 19—20. • Funck-Brentano, Les Croisades, p. 10.
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aventures . . . Le croisé deviendra un conquistador, pour lequel tous les procédés seront bons — violence, parjure, assassinat même — pourvu qu'il arrondisse son lot. . . On voit à quel point l'idéologie de croisade allait servir de paravent à des réalités singulièrement différentes.»7 Après l'établissement des Francs dans les pays du Levant, la mystique de Croisade, qui ne disparaîtra jamais entièrement, et l'esprit de conquête céderont la place au fait de colonisation. Ii s'agira désormais, pour les Croisés, de gérer et d'administrer les territoires conquis, de vivre en bonne entente avec les indigènes, d'établir des relations avec les Etats du voisinage, de concilier le fanatisme religieux du Croisé mystique avec la tolérance et le libéralisme du colonisateur réaliste.
6.
Conclusion
Les Croisades, qui forment l'une des grandes phases de la rivalité millénaire de l'Asie et de l'Europe, sont, après l'expansion grecque et romaine en Asie, la première entreprise coloniale de l'Occident européen au Levant. Appuyées, au début, sur des idées-forces spirituelles, politiques et économiques, elles bénéficieront, en outre, d'une unité de direction représentée par la Papauté romaine, en même temps que de la division et de l'anarchie qui régnaient dans le monde turco-islamique de l'époque. Mais cette expansion coloniale de l'Occident, qui s'établira pendant deux siècles environ en Syrie maritime et en Palestine, sera bientôt contrecarrée par des facteurs opposés à ceux qui avaient favorisé sa première installation. Les conditions qui avaient contribué à faciliter la pénétration des Croisés en pays d'Islâm se modifieront par la suite, pour être, vers la fin, complètement renversées. La division, l'anarchie et les luttes fratricides, qui avaient, au début, empêché les Turcs Seljûkides de conjuguer leurs efforts pour résister contre l'invasion franque, ne tarderont pas à passer du camp des Musulmans à celui des Croisés, où ils paralyseront l'action des chefs dirigeants. Par contre, l'ordre et l'unité, qui seront rétablis chez les Musulmans, permettront à ces derniers de reprendre avantageusement l'offensive et d'expulser les Croisés. Après le départ de ces derniers, presque rien ne subsistera de leur œuvre coloniale, à part quelques châteaux forts, dont les ruines actuelles témoignent d'une belle et grandiose architecture militaire. Comme après l'expansion arabe de 640, qui rejeta les Gréco-Romains derrière le Taurus, après 1291, date à laquelle la dernière capitale franque (Acre) est évacuée, la physionomie générale des anciennes principautés franques, recouvrées par l'Islâm, réapparaîtra avec ses anciens traits indigènes. «Jamais colo7
Grousset, Les Croisades, p. 21.
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nisation n'aura été plus complètement balayée» (Grousset). C'est que la colonisation franque au Levant, comme autrefois celle des Gréco-Romains, ne fut que de surface. Les principautés franques «furent des colonies de cadres, non de peuplement. La masse de la population rurale resta musulmane ou syriaque en Syrie, grecque en Chypre.»8 L'entreprise des Croisades, qui se termina par un cuisant échec pour l'Europe, provoqua, en réaction, l'union des diverses nations islamiques du monde proche-oriental. «Le résultat fut la revanche de l'Asie sur l'Europe, l'invasion, la conquête d'une notable partie de l'Europe par les Asiatiques. Vers 1118, après le succès de la Croisade, les frontières de l'Europe s'avançaient entre Edesse et Mossoul, en pleine Mésopotamie. En 1529, elles avaient reculé jusqu'aux portes de Vienne.»9 Si les Croisades ont avorté sur le plan politique et militaire, par contre, ces grandes expéditions ont produit des résultats matériels et moraux assez notables. Le luxe et le bien-être se sont développés en Occident; le goût des étoffes et des formes de l'Orient se propage. Mais les résultats moraux sont autrement importants. Le mouvement des Croisades arrache l'Occidental, attaché à son village natal, à la vie de stagnation où il croupissait; et ce mouvement ne cessera plus. Le pèlerin, revenu d'Orient, n'est plus le même qu'au départ; il a vu de nouveaux pays, parcouru de vastes régions étrangères, appris à connaître d'autres peuples, d'autres mœurs, d'autres religions et admiré de riches monuments. Sa foi religieuse s'est affaiblie; les ennemis qu'il eut à combattre ne sont point des démons, ni des sauvages, mais des hommes comme lui, riches et ingénieux, valeureux et souvent généreux et chevaleresques. Il apprend ainsi qu'un Musulman, un infidèle, peut être honnête homme et vaillant chevalier. Les ports de la côte syro-palestinienne ont joui, sous les Francs, d'une grande prospérité. Les restes des villes et des châteaux construits par eux se voient encore partout. «Développement du commerce et du bien-être en Occident, affaiblissement du fanatisme, voilà des résultats importants, achetés, il est vrai, un peu cher.»
6
Grousset, Les Croisades, p. 123. " Grousset, Les Croisades, p. 124.
II. La première Croisade et la fondation des Etats francs du Levant Nous avons vu les causes religieuses et politiques qui ont déclenché le mouvement des Croisades. On compte généralement huit expéditions qui portent ce nom. Quatre d'entre elles eurent pour objectif la Palestine même; deux, l'Egypte; une, Constantinople; une enfin, l'Afrique du Nord. On voit, par la diversité des objectifs, qu'il ne s'agit pas seulement de la délivrance des Lieux Saints, mais aussi et surtout d'une entreprise coloniale. 1. Les Croisés de la première Croisade à Constantinople et en Asie Mineure (1096—1097) a. Croisade des barons, armée
internationale
La première Croisade est entreprise par les barons francs, qui formaient quatre groupes d'armée distincts. Le premier groupe avait pour chef Godefroi de Bouillon, duc de Brabant (future Belgique), qu'accompagnait son frère Baudouin de Boulogne (France). Cette armée atteignit Constantinople le 23 décembre 1096. Le deuxième groupe, constitué par les Normands de l'Italie méridionale et commandé par Bohémond de Tarente qu'accompagnait son neveu Tancrède de Sicile, arriva, en avril 1097, devant Constantinople où il rejoignit le quartier général des Croisés. Le troisième groupe était conduit par Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse; et le quatrième, constitué par les Français du Nord, avait à sa tête le comte de Normandie Robert de Courte Heuse, fils de Guillaume le Conquérant, et le comte de Flandre Robert II. A ces armées plus ou moins régulières, le pape Urbain II avait donné, comme chef, le légat Adhémar de Monteil, évêque du Puy (France). Comme on le voit, l'armée de la Croisade, formée de contingents appartenant aux diverses nationalités de l'Europe féodale, était une armée internationale, dont les chefs, qui se jalousaient, espéraient, chacun pour sa part et aux dépens des autres, se tailler un royaume dans les pays à conquérir. «On y parlait des langues les plus diverses, car il y avait là des Français, des Flamands, des Frisons, des Gallois, des Bretons, des Lorrains, des Rhénans, des Normands, des Ecossais, des Anglais, des Aquitains, des Italiens, des Ibères, des Daces, des Grecs et des Arméniens.» 1 «Comme 1
Funck-Brentano, Les Croisades, p. 49.
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dénomination commune, les croisés adoptèrent le nom de Francs, en donnant à ce mot le sens qu'il avait eu au temps de l'unité carolingienne, quand la Gaule, la Germanie et l'Italie ne formaient qu'un seul empire sous l'égide de l'Eglise romaine.»2 b. Les
Croisés à Constantinople; entente avec l'empereur (1097)
A Constantinople, les chefs croisés, après des négociations orageuses, acceptèrent de prêter serment d'hommage et fidélité à l'empereur Alexis Comnène, et s'engagèrent à lui remettre toutes les conquêtes éventuelles qui avaient autrefois fait partie de l'Empire byzantin et dont les Turcs s'étaient emparés. En contrepartie, l'empereur fournira à la Croisade toute l'assistance dont celle-ci aurait besoin: ravitaillement, transport des Croisés en Asie Mineure, aide pécuniaire et même militaire (1097). Conformément à cet accord, lorsque la ville de Nicée, capitale du sultanat seljûkide d'Anatolie, se rendit aux envahisseurs, elle fut réoccupée par les Byzantins (1097) auxquels, seize ans plus tôt, elle avait été enlevée par les Turcs. Après la prise de Nicée, les Croisés se dirigent vers le SudEst, en direction de la Syrie. c. Victoire de Dorylée (1097). Les Byzantins rétablis dans l'Anatolie occidentale Sur le plateau anatolien, les Turcs d'Asie Mineure, qui cherchent à s'opposer à la marche des Croisés, avaient concentré toutes leurs forces sous les ordres du sultan seljûkide Kilij Arslan. Vaincus près de Dorylée, l'actuel Eskichéhir, ils se retirent à travers les défilés et les montagnes, laissant à leurs vainqueurs un butin considérable (1097). Profitant de cette victoire franque, l'empereur Alexis enlève aux Seljûkides le reste de la Bithynie, Smyrne et Ephèse (1097), et, l'année suivante (1098), la Lydie et la Phryrgie. Le désastre grec de 1071, à Malâzgerd, est effacé (p. 421). «La bataille de Dorylée trancha pour plus d'un siècle la question de force dans le Proche-Orient. Depuis la journée de Malazgerd et la capture d'un empereur byzantin par un sultan turc en 1071, la puissance turque dominait l'Orient. La journée du 1er Juillet 1097 annonçait au monde qu'une force nouvelle s'était levée, la force franque, qui allait désormais prévaloir. A cet égard la journée de Dorylée, effaçant celle de Malazgerd, revêt dans l'histoire de l'Asie une importance aussi grande que les journées du Granique ou d'Arbèles. Deux siècles d'hégémonie européenne au Levant vont en découler, deux siècles durant lesquels l'avance turque reculera non seulement devant la conquête franque en Syrie et en Palestine, mais encore devant la reconquête byzantine en Asie Mineure.»3 2
Grousset, L'Epopée des Croisades, p. 26. ' Grousset, L'Epopée des Croisades, p. 28—29.
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2. Prise d'Antioche et fondation des Etats francs d'Antioche et d'Edesse (1098) a. Siège d'Antioche
(1097)
Arrivés dans l'Anti-Taurus et la région de Marach, les Croisés furent accueillis et aidés dans cette région par une énergique population arménienne, qui, on l'a vu, avait reflué vers la Cappadoce, la Cilicie et la région d'Edesse, après la conquête de l'Arménie par les Turcs au lendemain de Malâzgerd, en 1071 (p. 422). Représentant un élément militaire assez solide, les Arméniens aident les Croisés à s'emparer de Tarse, d'Adana, de Marach. De là, les Francs descendent dans la Syrie du Nord et viennent mettre le siège devant Antioche (octobre 1097). A cette date, Antioche appartenait à un émir turc vassal du roi seljûkide d'Alep Ridwân, fils du célèbre prince Tutush et dont le frère, Doukâk, régnait à Damas. D'autre part, la grande cité nord-syrienne était une des places les plus fortes de l'Orient. Aussi, le siège de cette ville, qui dura plus de sept mois, fut-il très pénible pour les Croisés. Fort heureusement pour ces derniers, les émirs turcs étaient paralysés par leurs querelles: l'émir d'Antioche était brouillé avec Ridwân, son suzerain d'Alep, et celuici était en mauvais termes avec son frère de Damas (p. 428). En février 1098, Ridwân, qui tente de dégager la ville, est repoussé. b. Négociations franco-égyptiennes
(1097—1098)
C'est au cours de ce siège d'Antioche que des négociations sont entreprises et des ambassades échangées entre Egyptiens et Francs, sur la nature desquelles les historiens sont divisés. Certains historiens arabes incriminent ces relations qu'ils considèrent comme une trahison, en prêtant au gouvernement fâtimide des intentions trop bienveillantes pour les Francs. Pour Ibn el-Athir, les Fâtimides, inquiets de la puissance des Seljûkides qui, installés en Palestine, constituaient un danger pour la Vallée du Nil, auraient eux-mêmes facilité aux Francs la conquête de la Palestine et la fondation, dans ce pays, d'une principauté franque qui servirait de tampon entre les Empires égypto-fâtimide et syro-seljûkide. Sans aller jusqu'à accuser les Fâtimides d'avoir trahi l'Islâm à cette époque, il est certain, et tous les historiens sont d'accord sur ce point, que des tractations ont eu lieu, pendant le siège d'Antioche, entre les Fâtimides et les Francs, que des ambassades ont été échangées entre les deux parties en 1097—1098 et que, tandis que les divers émirs turco-syriens et turcomésopotamiens, émus de la prise d'Antioche, mobilisent leurs troupes, l'Egypte, qui vient d'enlever Jérusalem aux Seljûkides, reste, par contre, inactive, voire indifférente vis-à-vis de l'avance des Francs qui descendent d'Antioche. A cette date, l'Egypte connaissait pourtant, sous le
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gouvernement du ministre Afdal, un calme à peu près complet, et les Fâtimides ne manquaient pas d'énergie. En réalité, les intentions trop bienveillantes du gouvernement fâtimide pour les Croisés et les tractations qui eurent lieu entre Fâtimides et Francs, malgré leur caractère scandaleux pour le monde islamique de l'époque, n'en sont pas moins conformes aux intérêts particuliers de l'Egypte et à sa politique traditionnelle et millénaire en Palestine-Syrie. Nous savons, en effet, que, depuis l'expulsion des Hyksos du territoire égyptien vers le milieu du deuxième millénaire avant le Christ, la Syrie méridionale constitue, pour la Vallée du Nil, une zone de protection indispensable contre les invasions éventuelles venant de l'Orient asiatique. Ce sont ces considérations majeures qui ont constamment porté l'Egypte ancienne, d'une part, à combattre toute formation politique puissante (Grande-Syrie ou Croissant Fertile) qui tentait de s'édifier à ses frontières orientales, et, d'autre part, à vouloir s'installer elle-même dans le pays palestinien (p. 362-364; I, p. 262-265; II, p. 428-429; III, p. 399-400). Or, depuis l'expansion des Turcs Seljûkides en Proche-Orient, ces derniers, qui dominent toute l'Asie antérieure, ont, en fait, et malgré les querelles intestines de leurs princes, unifié sous l'hégémonie féodale de leur grand sultan qui réside en Perse, l'Asie Mineure, la Mésopotamie, la Syrie et la Palestine. Consciente du danger redoutable que cette vaste hégémonie représentait pour son indépendance, l'Egypte fâtimide lui était naturellement hostile. A cet antagonisme politique qui opposait les Fâtimides d'Egypte aux Seljûkides d'Asie, s'ajoutait une opposition de race et de religion, qui contribuait encore à l'aggraver: Arabes chiites d'une part, et Turcs sunnites de l'autre. «Un des principaux points du litige entre les deux adversaires était la Palestine. Le gouvernement égyptien ne pardonnait pas aux Turcs de lui avoir enlevé cette province. Quand il les vit aux prises avec l'invasion franque sur le front d'Antioche, il jugea l'instant propice pour les prendre à revers du côté de l'isthme de Suez et récupérer sur eux la zone convoitée. C'était évidemment là une trahison envers l'Islâm, mais le poste de grand vizir au Caire était occupé par un Arménien converti, dont le zèle musulman était naturellement assez tiède. Ce renégat ne se rendait pas mieux compte de l'enthousiasme religieux qui poussait les Croisés vers Jérusalem. Il envoya une ambassade aux Francs devant Antioche, pour leur proposer une alliance tacite, avec partage des possessions turques de Syrie et de Palestine: aux Francs, Antioche et la Syrie; aux Egyptiens, Jérusalem et la Palestine 4
Grousset, L'Epopée des Croisades, p. 34, 35.
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La proposition égyptienne fournit aux Croisés un moyen efficace pour créer la division dans le sein de l'Islam et démoraliser les Turcs par une attaque égyptienne en Syrie-Sud. Encouragés dans leurs visées, les Egyptiens envahissent la Palestine et s'emparent de Jérusalem (1098). c. Prise d'Antioche par les Croisés (1098) Tandis que le siège d'Antioche se prolonge, les Croisés commencent à manquer de vivres. Le pays ravagé et ruiné est bientôt hors d'état de nourrir les assiégeants, et la misère devient effroyable. En outre, une armée de secours envoyée par le sultan seljûkide de Perse, sous la conduite de Kourbouka, l'émir de Mossûl, apparaît sur l'Oronte. Les Croisés comprennent qu'ils sont irrémédiablement perdus si Antioche n'est pas prise avant l'arrivée de Kourbouka. Bohémond, qui convoite la place et qui s'en fait garantir la possession par ses compagnons, s'empare de la ville grâce à la trahison d'un renégat arménien nommé Firoûz. Le massacre est horrible, et l'émir turc d'Antioche reste parmi les morts (1098). Vingt-cinq jours après leur entrée dans Antioche, les Croisés, affamés et épuisés, y sont assiégés par la puissante armée de Kourbouka qui vient d'arriver. Privés de vivres, décimés par la peste, les assiégés sont dans un état critique; beaucoup de Croisés, et même de hauts personnages, fuient la ville assiégée où la famine devenait atroce et la situation tragique. Par bonheur, la découverte de la Sainte Lance, trouvée sous les dalles d'une des églises d'Antioche, agit sur les assiégés à la façon d'un miracle. Réanimés d'une ardeur intrépide, ceux-ci passent à l'offensive. Les Turcs sont vaincus et dispersés et Kourbouka s'enfuit jusqu'à Alep, puis jusqu'à Mossûl. Le butin pris est énorme (1098). d. Fondation de la principauté d'Antioche et du comté d'Edesse La peste, le besoin de refaire l'armée épuisée et les dissensions entre les princes francs pour la possession d'Antioche, retiennent les vainqueurs dans cette ville pendant tout l'été 1098. Des détachements lancés vers l'Est occupent la place de Maarat-an-Nôman, en Syrie-Nord, et celle d'Edesse (Ourfa), à l'Est de l'Euphrate. Erigées en Etats, Antioche et Edesse seront désormais, l'une la principauté d'Antioche, et l'autre, le comté franc d'Edesse. Ces deux jeunes Etats dureront, le premier, 170 ans (1098—1268) et le second, 46 ans (1098-1144). Enfin, au commencement de 1099, l'armée croisée, qui se décide à marcher vers Jérusalem, se rapproche de la côte syro-libanaise, qu'elle suit de Tripoli jusqu'au nord de Jafa, pour rester en communication avec la flotte chrétienne.
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3. Fondation et organisation du royaume de Jérusalem a. Prise de Jérusalem
(1099)
Les victoires franques en Asie Mineure et à Antioche avaient intimidé les princes musulmans de Syrie; aussi les émirs de Tripoli, de Beyrouth, de Tyr, d'Acre, fournissent-ils à l'armée des Croisés, qui passait sur leur territoire, le ravitaillement nécessaire. Quittant la côte au nord de Jafa, ceux-ci, déjà fort réduits en nombre, s'engagent sur le plateau de Judée et, traversant Bethléem, arrivent le 7 juin devant Jérusalem dont ils aperçoivent les dômes. « Quand ils entendirent ce nom: Jérusalem, ils ne purent retenir leurs larmes et, se jetant à genoux, ils rendirent grâces à Dieu de leur avoir permis d'atteindre le but de leur pèlerinage, la cité sainte où Notre-Seigneur a voulu sauver le monde.» 5 A ce moment, Jérusalem était aux mains des Fâtimides, qui l'avaient reprise aux Turcs pendant que ces derniers étaient aux prises avec les Francs dans la région d'Antioche. Hâtivement mise en état de défense par les Fâtimides, la Ville Sainte, attaquée le 14 juillet par les Croisés, est prise le lendemain, 15 juillet 1099, après un assaut terrible qui fut malheureusement suivi d'un affreux massacre des vaincus (15 juillet 1099). Ce carnage, dont «l'horreur frappa les vainqueurs eux-mêmes», fut aussi inhumain qu'impolitique. Epouvantés par le sort de leurs coreligionnaires de Jérusalem, les Musulmans des villes de la côte palestinienne, soumis aux Fâtimides d'Egypte, se détournent de toute idée de reddition et se raidissent dans une résistance désespérée. b. Organisation du royaume franc de Jérusalem Le gouvernement de la Ville Sainte conquise est confié par les Croisés à Godefroi de Bouillon, par préférence à Raymond de Saint-Gilles dont l'autorité et l'ambition effrayaient les autres barons. Au contraire, la bravoure, la patience et surtout la dévotion excessive de Godefroi, laissaient présager que «ce moine couronné serait un souverain débonnaire». «De fait, le nouvel élu ne prit même pas le titre royal. Avec une magnifique humilité, il se refusa, dit la tradition, à ceindre une couronne d'or là où le Christ n'avait porté qu'une couronne d'épines. Il se contenta de la dignité, singulièrement plus modeste, d'avoué (c'est-à-dire défenseur) du Saint-Sépulcre. Pour ce grand chrétien, le seul roi de Jérusalem, c'était le Christ ou le vicaire du Christ, le pontife romain. De Jérusalem il n'était, lui, que le régent pour le compte de l'Eglise.»6 Le statut définitif du nouvel Etat franc semble ainsi être réservé. 5
Cité par Grousset, L'Epopée des Croisades, p. 42. • Grousset, L'Epopée des Croisades, p. 47.
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Vingt jours après la prise de Jérusalem par les Croisés, une puissante armée égyptienne, conduite par le vizir en personne, apparaît en Palestine. Avec une armée inférieure en nombre, Godefroi de Bouillon se porte à leur rencontre, entre Ascalon et la mer, et les surprend par une attaque soudaine à laquelle ils ne s'attendaient guère (12 août 1099); les Egyptiens sont vaincus et mis en fuite. Après cette victoire, les discordes, qui paralysent de nouveau les barons francs, les empêchent de profiter de leur victoire pour s'emparer des villes de la côte palestinienne, et particulièrement de l'importante place d'Ascalon qui constituait la clé de la Palestine du côté égyptien. Cette place importante, qui fera un mal infini aux Francs, ne sera conquise par ces derniers qu'en 1153. Après la conquête de Jérusalem et la victoire d'Ascalon, les barons francs de Palestine, dont quelques-uns rentrent en Europe, se séparent. Godefroi de Bouillon, qui ne conserve auprès de lui que le prince italonormand Tancrède, reste avec quelques centaines de chevaliers. Plus loin, dans le Nord, à Antioche et à Edesse, régnent respectivement, on l'a vu, Bohémond et Baudouin. Cette démobilisation prématurée des Francs, qui viennent de fonder trois frêles principautés chrétiennes, dispersées et sans contact, dans une vaste contrée hostile, aura de graves conséquences pour l'avenir. «L'établissement franc se maintint cependant en raison de la prostration et des divisions du monde musulman . . . Satisfaits d'avoir soumis Antioche et Jérusalem, les Chrétiens négligèrent, quand ils étaient en force, d'en finir avec l'Islam syrien. Par la suite, ils se contenteront d'achever la conquête de la Syrie occidentale et de la Palestine; mais, en dépit de leurs efforts, ils ne pourront jamais s'emparer d'Alep, de Hama, de Homs et de Damas. La Syrie intérieure, étayée sur toute l'Asie seljouqide et abbasside, restera donc aux Musulmans. De ce fait, la Syrie franque se verra réduite à une frange côtière plus ou moins profonde suivant les époques, mais toujours menacée d'être rejetée à la mer par les poussées venues de l'arrière-pays.»7 c.
Extension
territoriale
du royaume
de
Jérusalem
Pendant son très court règne, Godefroi de Bouillon (1099—1100) réussit, avec les faibles moyens dont il disposait, à étendre la domination franque à la Judée, la Samarie et la Galilée. Il mourut en conflit avec Daimbert, nouveau patriarche latin de Jérusalem, qui revendiquait pour l'Eglise la possession de la Ville Sainte. Baudouin 1er (1100—1118), frère et successeur de Godefroi de Bouillon, 7
Grousset, Les Croisades, p. 33.
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était, en l'a vu, comte d'Edesse. Arrivé à Jérusalem, il y est accueilli par toute la population chrétienne «comme leur seigneur et leur roi». Le patriarche Daimbert, bien qu'hostile à sa candidature, se résigne à le reconnaître, et, dans l'église de la Nativité, à Bethléem, il le sacre comme «roi de Jérusalem», le jour de Noël 1100. «Cette royauté, Baudouin allait la prendre volontairement au sérieux, l'entourant à dessein de toute la pompe orientale, la rehaussant d'une majesté presque biblique. Il trônera, vêtu d'un burnous tissé d'or, la barbe longue comme un basileus et faisant porter devant lui un grand bouclier doré.»8 Dès son avènement, Baudouin, qui ne possédait sur la côte que le seul port de Jafa, se consacre à la conquête du reste du littoral palestinien qui restait aux mains des Fâtimides d'Egypte ou d'émirs vassaux de ces derniers. Après avoir nettoyé les campagnes palestiniennes des razzieurs arabes qui les infestaient sans cesse, Baudouin, utilisant la présence occasionnelle d'escadres occidentales, enlève à l'Egypte les ports d'Arsouf, de Césarée (1101), de Saint-Jean d'Acre (1104), qui deviendra le grand port chrétien du Levant, de Beyrouth et de Sidon (1110). A la fin de son règne, les Musulmans ne conservaient sur la côte qu'Ascalon et Tyr. d. Destruction d'une Croisade de renfort (1101) En 1101, une «Croisade de renforts», composée de pèlerins lombards et français, arrive à Constantinople. Sous la conduite de Raymond de SaintGilles, qu'ils acceptent comme chef, ces renforts croisés se détournent de la route suivie par la première Croisade dont les relais étaient connus; ils s'aventurent dans l'intérieur du plateau anatolien, en direction du NordEst de l'Asie Mineure, pour aller délivrer Bohémond, prince d'Antioche, qui, prisonnier des Turcs, était retenu dans une forteresse du côté du Caucase. A l'Est d'Ankara, ces Croisés, harcelés par la cavalerie turcomane, mourant de fatigue et de faim dans un pays sans villes et sans cultures, sont massacrés ou réduits en captivité par les Turcs (1101). Quelques milliers seulement, sur les 150.000 qu'avait compté l'expédition, purent se sauver. Leur chef, Raymond de Toulouse, s'enfuit vers le Nord et, par la Mer Noire, rejoignit Constantinople, puis Antioche. «La première conséquence de ce désastre fut de faire perdre aux Francs le bénéfice moral des victoires de Godefroi de Bouillon en Asie Mineure. Les Turcs, qui depuis 1097 avaient une mentalité de vaincus, se sentirent de nouveau des ghazi, des vainqueurs.»9 Aussi, lorsqu'en cette même année 1101, deux autres contingents croisés, l'un de 15.000 et l'autre de 60.000, traversèrent l'Anatolie, furent-ils successivement anéantis. 8 9
Grousset, L'Epopée des Croisades, p. 62—63. Grousset, L'Epopée des Croisades, p. 72.
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«Le désastre d'Anatolie eut des conséquences fort graves pour l'avenir de l'Orient latin. Les foules qui allèrent s'y faire massacrer constituaient, après la conquête de Jérusalem, la seconde vague, 'la vague d'exploitation', destinée à consolider le succès et à transformer les principautés franques de Syrie en colonies véritables. Ce renfort de 200.000 hommes, cette immigration de tout un peuple, la Syrie franque ne les retrouvera plus. Il faudra désormais travailler plus modestement, sur un plan rétréci, limité aux possibilités du moment.»10 4. Fondation du comté franc de Tripoli
(1109)
«Candidat à tous les trônes de l'Orient», Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse, dont la candidature fut écartée lors de la fondation des principautés d'Antioche et de Jérusalem et qui avait conduit la Croisade de renfort massacrée en Anatolie (1101), échoue encore dans une tentative pour s'installer à Antioche (1101). Assagi par ses nombreux échecs, Raymond se résigne enfin à une ambition plus raisonnable, à une œuvre plus solide, celle de fonder sur la côte libanaise, à Tripoli, un minuscule Etat, un modeste comté franc. Jetant son dévolu sur les belles terres de Tripoli et de Tortose (l'actuelle Tartous), qui formaient, à cette époque, un émirat arabe entre Antioche et Jérusalem, Raymond, avec l'appui d'une flotte génoise qui croisait au large, s'empare, en 1102, de la place de Tortose dont il fait sa résidence, en attendant la prise de Tripoli qui sera la capitale. Depuis 1070, Tripoli et sa banlieue, qui s'étaient émancipées de la domination égypto-fâtimide, formaient sous la direction d'Ibn Ammar, ancien cadi chiite, une petite principauté autonome relevant théoriquement de l'Egypte. Esprits sages et cultivés, les Banou-Ammâr, qui la gouvernèrent près de 40 ans (1070—1109), firent de leur capitale une cité prospère et un centre de culture, qui possédait une des plus belles bibliothèques de l'Islam" (p. 429). Dix ans après leur avènement, les Banou Ammâr de Tripoli avaient enlevé aux Byzantins la ville de Jablat, entre Tortose et Lataquié (1080). Pour se défendre contre les Croisés, le cadi de Jablat, qui s'était entretemps émancipé de Tripoli, livra la ville aux Turcs Seljûkides de Damas (1101). Mais dans la même année, les Banou Ammâr en reprirent possession, ce qui les mit en état de conflit latent avec les Turcs de Damas et les 10
Grousset, L'Epopée des Croisades, p. 73. II convient ici de noter qu'à cette époque la ville de Tripoli, héritière et continuatrice de la ville phénicienne de même nom, était l'actuelle ville péninsulaire d'ElMina; la future cité moderne de Tripoli, qui s'élève aujourd'hui au milieu de ses jardins d'orangers à quelques kilomètres à l'Est de cette dernière, n'existait pas encore à cette date (II, p. 157, et 308 note 13). 11
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porta à entretenir des rapports amicaux avec les Francs, dont ils ravitaillaient les convois circulant entre Antioche et Jérusalem. Ces rapports amicaux entre Tripolitains arabes et Francs croisés cessèrent brusquement lorsque Raymond de Saint-Gilles, en 1102, occupa Tortose, avec l'évidente résolution de s'emparer de l'émirat de Tripoli. En 1104, avec le concours des Chrétiens de la montagne et l'aide d'une escadre génoise, Raymond enlève aux Ammâr la ville de Jebaïl, l'ancienne Byblos. «Avec Tortose au Nord et Giblet (Jebaïl) au Sud, le cadre du futur comté de Tripoli était déjà tracé. Il lui manquait au centre sa capitale naturelle, Tripoli elle-même. Comme nous le disions, la Tripoli arabe du onzième siècle, resserrée dans la presqu'île rocheuse d'el-Minâ que protège un isthme assez étroit, était d'une prise singulièrement difficile . . . Ravitaillés par mer par la flotte égyptienne et communiquant ainsi avec le reste du monde musulman, les Bénou Ammâr attendaient que leur ennemi se décourageât.» 12 Mais Raymond, pour marquer sa volonté inébranlable, s'installe à quelques lieues à l'Est de la ville, qu'il bloque du côté de la terre, et construit, en 1103, sur un éperon rocheux qui surplombe la gorge creusée par la rivière, une forteresse qu'il appela Mont-Pèlerin (la Kalaat Sangîl des Musulmans), et qui correspond à la citadelle actuelle ou château fort de Tripoli. C'est autour de cette citadelle que se développera plus tard la ville moderne de Tripoli. Dans son nid d'aigle, Raymond de Saint-Gilles meurt en 1104, sans avoir eu la joie d'entrer dans la cité tant convoitée par lui. Son cousin et successeur, Guillaume Jourdain (1105—1109), continue le blocus de la ville. Ayant vainement imploré l'aide des Turcs de Damas, les gens de Tripoli, en 1108, se donnent à l'Egypte. En 1109, Guillaume s'empare d'Arka, importante place au Nord-Est de Tripoli, et du Djebel Akkar, qui avoisine cette place. Dans la même année, Guillaume meurt, laissant comme successeur son cousin Bertrand, fils aîné de Saint-Gilles, récemment venu de France. Dans le même temps, Tripoli, épuisée par le blocus, capitule, et Bertrand s'y installe (1109). «Le dernier en date des Etats croisés est fondé; malgré les incertitudes qui ont présidé à sa naissance, ce ne sera pas le moins solide, puisque, tandis que le royaume de Jérusalem disparaît en fait en 1187 et la principauté d'Antioche en 1268, le comté de Tripoli durera jusqu'en 1291.» 13 5. Consolidation a. Imbroglio
de la conquête
franque
nord-syrien
Après trois ans de captivité chez les Turcs de l'Asie Mineure (1101— 12 13
Grousset, L'Epopée des Croisades, p. 75. Grousset, Histoire des Croisades, III, «Préface», p. XII.
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1103), pendant lesquels son cousin Tancrède gouverna à sa place, le prince d'Antioche Bohémond, libéré, organise, en 1104, une grande expédition à l'Est de l'Euphrate, en direction de Mossûl. Vaincu par les émirs turcs de Mossûl et de Diarbékir, Bohémond part en Occident pour chercher des renforts et meurt en Italie en 1111. Tancrède, qui le remplaça comme régent pendant son absence (1104—1111), lui succède comme prince après sa mort (1111—1112). Tancrède (1111—1112) relève la principauté d'Antioche. Ayant reconstitué son armée, il reprend aux Turcs Seljûkides d'Alep les territoires situés à l'Est de l'Oronte (1105), s'empare d'Apamée (1106) et reprend Lataquié aux Byzantins (1108). Mais il se brouille avec Baudouin du Bourg, baron d'Edesse, qui s'allie à l'émir turc Djamâli, en guerre avec le prince seljûkide d'Alep, Ridwân. Celui-ci demande l'aide de Tancrède (1108) et une bataille eut lieu, sur les bords de l'Euphrate, entre les deux groupes en conflit. «On eut ainsi ce spectacle étrange d'une coalition franco-turque luttant contre une autre coalition franco-turque . . . Une telle situation, dix ans après la Première Croisade, si elle ne manque pas de scandaliser les âmes pieuses, montrait du moins qu'entre la féodalité franque et la féodalité musulmane les haines religieuses ou ethniques avaient beaucoup perdu de leur violence.»14 De 1110 à 1115, quatre expéditions destinées à rejeter les Francs à la mer sont envoyées par le sultan seljûkide de Perse et d'Irâk. Mais la mésentente qui se produisit entre Turco-Iraniens et Turco-Syriens fit échouer cette contre-croisade turco-islamique. L'intervention du grand sultan en Syrie ne plaisait guère aux atabegs d'Alep et de Damas, qui, craignant pour leur indépendance respective, n'hésitaient pas, le cas échéant, à faire cause commune avec les Francs contre leurs frères de l'Irâk et de l'Iran. En 1113, Maudoud, atabeg de Mossûl, chef d'une des expéditions sultaniennes, est assassiné dans la grande mosquée de Damas, à l'instigation de l'atabeg de cette ville. En 1115, une nouvelle armée sultanienne, mal accueillie par les divers Etats syriens, esquisse une fausse retraite; revenant brusquement à la charge, elle est détruite par le prince d'Antioche, à l'Est de l'Oronte (1115). b.
La Transjordanie
annexée au royaume de Jérusalem
(1115—1118)
De 1115 à 1118, Baudouin, roi de Jérusalem, occupe le pays de Moab (Transjordanie). A Chaunak, sur une colline au Nord de l'ancienne Pétra, il construit le château fortifié de Montréal (1115). En 1116, il pousse 14
Grousset, L'Epopée
des Croisadei,
p. 83—84.
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juqu'à la Mer Rouge, et fonde à Aïla, sur le golfe d'Akaba, un poste militaire. Cette extension à l'Est permet au roi franc de Jérusalem, comme à son lointain prédécesseur Salomon, de contrôler le commerce des caravanes entre l'Egypte, Damas et Bagdad, en même temps que la route de pèlerinage de La Mecque. c. Les Francs s'orientalisent Sur le plan intérieur, la politique de Baudouin ne fut pas moins heureuse. Les Francs, qui ne forment que les cadres du royaume, s'adaptent au pays et se mélangent aux populations locales. Les villes et les campagnes palestiniennes, dépeuplées par les Musulmans qui avaient émigré en grand nombre, sont repeuplées par des chrétiens indigènes qui, appelés de la Syrie et de la Transjordanie musulmanes, reçoivent les maisons et propriétés abandonnées par l'élément musulman. Le nouveau royaume de Jérusalem se fonde ainsi sur une association franco-syriaque, où l'élément franc s'adapte de jour en jour au milieu palestinien et s'assimile aux autochtones. Cette évolution, imposée par le milieu, est nettement attestée par un chroniqueur de l'époque, Foucher de Chartres, chapelain de Baudouin 1er. «Occidentaux», écrit ce dernier, «nous voilà transformés en habitants de l'Orient. L'Italien ou le Français d'hier est devenu, transplanté, un Galiléen ou un Palestinien. L'homme de Reims ou de Chartres s'est transformé en Tyrien ou en citoyen d'Antioche. Déjà nous avons oublié nos lieux d'origine. Ici l'un possède désormais maison et domesticité, avec autant d'assurance que si c'était par droit d'héritage immémorial dans le pays. L'autre a déjà pris pour femme une Syrienne, une Arménienne, parfois même une Sarrasine baptisée, et il habite avec toute une belle-famille indigène. Nous nous servons tour à tour des diverses langues du pays. Le colon est devenu un indigène, l'immigré s'assimile à l'habitant.»15 d. Fondation des Templiers et des Hospitaliers (1118) A Baudouin 1er, véritable organisateur du royaume de Jérusalem, succède son cousin Baudouin II (1118—1131), jusque-là comte d'Edesse. C'est sous son règne que l'Ordre des Templiers, installé dans le Temple de Salomon (d'où son nom), est fondé à Jérusalem (1118), et que l'Ordre des Hospitaliers, jusque-là communauté charitable, est transformé en une milice de chevaliers-moines voués à la défense du Saint-Sépulcre. Ces deux institutions fourniront au royaume de Jérusalem l'armée permanente qui lui manquait. 15
Cité par Grousset, L'Epopée
des Croisades,
p. 100—101.
458 e.
Consolidation
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franque
Dès son avènement, Baudouin II eut à assumer la régence de la principauté d'Antioche, dont le prince Roger (1112—1119), successeur de Tancrède, venait d'être vaincu et tué, sur la route d'Alep, en combattant les Turcs de Diarbékir (1119). Baudouin II arrête l'avance des ennemis et consolide la situation. Mais en 1123, il est lui-même fait prisonnier par les Turcs et enfermé dans la forteresse de Kharpout, au Diarbékir. «Toutefois la domination franque était si bien enracinée que l'événement ne tira pas à conséquence» (Grousset). En effet, pendant la captivité de Baudouin, le régent de Jérusalem, profitant de la présence d'une escadre vénitienne, enleve aux Egyptiens le port de Tyr (1124); cette conquête assure complètement aux Francs la maîtrise de la mer. Sorti de captivité (1124), Baudouin II, qui continue à assumer la régence d'Antioche, reprend la lutte contre les Turcs. Mais en 1125, Boursouki, atabeg de Mossûl, dont la puissance s'est renforcée par l'annexion d'Alep à ses possessions, s'allie à l'atabeg de Damas Toghtékin. Cette coalition est repoussée par Baudouin II, aidé des comtes de Tripoli et d'Edesse. Portant son effort contre Damas, Baudouin II conduit, à travers le Hauran, une expédition victorieuse (1126); à Damas même, il a des intelligences avec la secte ismaïlienne des Hashashiûne (Assassins) (p. 219— 221), qui lui remirent la place-frontière de Banyas, au nord-est de la Galilée (1129).
III. Réaction turco-islamique. Evolution de l'Orient musulman vers l'unité politique 1. Avènement de Zengi, atabeg d'Alep et de Mossûl (1129-1146) Jusqu'à 1129, le danger de la Syrie musulmane, dont l'émiettement persistait, demeurait relativement bénin pour la Syrie franque. Mais à partir de cette date, une forte personnalité turque surgit, Zengi (1129—1146), atabeg d'Alep et de Mossûl. «L'avènement de l'atâbeg Zengi à Alep et son règne sur la double principauté d'Alep-Mossoul (1129—1146) marquent, au point de vue musulman, le tournant de l'histoire des Croisades. A certains égards Zengi peut être comparé à Baudouin 1er, le fondateur de la monarchie musulmane au fondateur de la monarchie franque. Ce Turc énergique est aussi dévoué à la guerre sainte islamique que Baudouin 1er a pu l'être à la croisade, puisque sa vie, comme celle de Baudouin, se passera à lutter contre l'ennemi de sa foi. . . Comme Baudouin 1er, il va utiliser et 'réaliser' la guerre sainte au bénéfice de sa royauté . . . Son programme essentiel. . . reste l'unification de la Syrie musulmane, résultat politique qui, une fois obtenu, assurera aux Musulmans la supériorité militaire sur les Chrétiens.»1 «Inversement, toute la politique des rois de Jérusalem . . . consiste à empêcher cette unité, à maintenir le morcellement musulman, en protégeant les Etats syro-musulmans secondaires contre les visées annexionistes de la dynastie zengide.»2 a. Le roi Foulque, défenseur de l'indépendance
damasquine
A Jérusalem, Foulque d'Anjou (1131—1143), gendre et successeur de Baudouin II, se trouve en présence d'une situation nouvelle. En face de la monarchie franque, qui jusque-là avait en à faire avec l'anarchie musulmane, se dresse, dans la Syrie intérieure, une monarchie musulmane solide, sous la direction de Zengi, atabeg d'Alep-Mossûl. Celui-ci, qui en 1130 avait déjà annexé Hama, sur l'Oronte, enlève, en 1135, à la principauté d'Antioche, plusieurs places à l'Est de l'Oronte. En 1137, le roi Foulque et le comte de Tripoli sont faits prisonniers par Zengi. En même temps, les Byzantins, qui n'ont jamais renoncé à leurs 1
Grousset, L'Epopée des Croisades, p. 137, 138, 139. Grousset, Les Croisades, p. 43.
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droits suzerains sur Antioche, vinrent bloquer cette ville, dont le régent, Raymond de Poitiers, se reconnaît leur vassal. Avec l'appui d'une armée byzantine, Raymond recouvre sur Zengi plusieurs places entre Antioche et Alep. «Il n'est pas douteux, qu'en face de la réaction musulmane qui s'avérait de plus en plus menaçante, la coalition franco-byzantine s'imposait. Malheureusement, quand les intéressés en admettaient le principe, la méfiance instinctive entre Grecs et Latins en faisaient échouer l'application.»3 Spéculant sur cette rivalité franco-byzantine, Zengi relâche, sans rançon, Foulque et le comte de Tripoli. Aussitôt la mésentente réapparaît entre Francs et Byzantins; mécontent, l'empereur Jean Comnène retire ses troupes de la principauté d'Antioche (1138). Délivré du danger byzantin, Zengi cherche, dès 1138, à annexer l'Etat turco-syrien de Damas. Après avoir occupé Homs (1138) et Baalbeck (1139), il pousse jusqu'à Damas qu'il assiège (1139). Mais le roi Foulque, qui suit de près l'activité de son adversaire, se fait le défenseur de l'indépendance damasquine et du statu quo syrien. Répondant à l'appel du régent de Damas, il envoie à ce dernier un contingent de Francs, àl'approche desquels Zengi lève le siège de la ville et rentre à Alep (1140). b.
Les Francs perdent
définitivement
Edesse
(1146)
Au roi Foulque, succède son fils, Baudouin III, enfant mineur, au nom duquel sa mère Mélissinde (1143—1152) exerce le pouvoir à titre de régente. Profitant de cette situation, Zengi s'empare d'Edesse (1144). A la mort de Zengi (1146), son royaume est partagé entre ses deux fils, Ghâzi, qui eut Mossûl, et Noureddine, Alep. Ces changements encouragent les Arméniens d'Edesse à ouvrir les portes de la ville à leur ancien comte, Jocelyn II, qui y restaure le régime franc (1146). Accourant d'Alep, Noureddine reconquiert Edesse (1146), qui restera définitivement aux Musulmans. Dans la même année, la place d'Artésie ou Artâh, au Nord-Est de l'Oronte, est enlevée au prince d'Antioche, qui avait refusé de secourir Jocelyn. Noureddine, qui arrêta lui-même le massacre et le pillage à Edesse, «n'exerça de vengeance que sur les Latins. Au contraire, désireux d'obtenir le ralliement des chrétiens indigènes, il se montra plein d'égards pour le clergé syriaque et pour le clergé arménien. L'élément syriaque se donna à lui sans arrière-pensée: ces chrétiens de langue arabe s'accommodaient toujours assez facilement de la domination musulmane qui, du reste, leur accordait des privilèges particuliers.»4 Quant à la population armé' Grousset, Les Croisades, p. 44—45. 4 Grousset, L'Epopée des Croisades, p. 163—164.
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nienne de la région, trop compromise avec les Francs, elle fut massacrée. Les survivants, dont une partie réussit une fois de plus à émigrer, durent se turquiser en se convertissant à l'Islâm (1146). «Des quatre Etats francs du Levant, il n'en restait plus que trois. La revanche musulmane avait rejeté les Francs loin des marches de la Djéziré, vers la Syrie propre, et même là elle refoulait de plus en plus la principauté d'Antioche à l'Ouest de l'Oronte. L'Orient latin était partout en recul.»5 c. La deuxième Croisade (1147) La perte d'Edesse et le recul de l'Orient latin qui suivit ce désastre provoquèrent, en Occident, la prédication d'une nouvelle Croisade. Prêchée par saint Bernard de Clairvaux en 1146, cette deuxième Croisade n'est point, comme la première, l'effet de la ferveur religieuse, ni l'œuvre de la Papauté. La situation de l'Europe s'est lentement modifiée au cours des quarante ans qui viennent de s'écouler. La société laïque, qui s'est développée, est devenue moins accessible aux idées enthousiastes qui avaient donné naissance au mouvement de 1095. Mais la gravité du désastre, sans trop secouer le zèle attiédi, remua toutefois l'ambition des chefs d'Etat occidentaux. Aussi, après la Croisade des barons francs, la nouvelle expédition, qui aura des rois à sa tête (Conrad III, empereur germanique, et Louis VII, roi de France), sera-t-elle une Croisade de souverains (1147). Mal conduite, comme toutes les coalitions de chefs indépendants et qui se jalousent, elle aboutira à un complet échec. d. Echec de la deuxième Croisade (1148—1149) Se mettant séparément en marche, Conrad III et Louis VII atteignent, en 1147, Constantinople, où ils se brouillent avec l'empereur. Prenant deux routes différentes pour traverser l'Asie Mineure, ils y subirent de lourdes pertes, mais atteignirent néanmoins Jérusalem (1148). Au lieu de conjuguer leurs efforts pour attaquer, à Alep, l'atabeg Noureddine qui était le principal et le plus dangereux ennemi des Francs, Louis VII et Conrad III allèrent mettre le siège devant Damas, alors que ce royaume, récemment encore allié des Francs contre Zengi, pouvait le redevenir contre Noureddine. Enfin, la mésentente entre les barons francs de Syrie, surnommés les «Poulains», et les nouveaux croisés venus d'Europe, fit lever le siège de Damas (1148). Les souverains Croisés repartent pour l'Europe et Noureddine, qui bat et tue le prince d'Antioche Raymond, enlève toutes les places d'outreOronte (1149). Quant aux places du Nord-Est, les Francs en évacuèrent la population arménienne. 5
Grousset, Les Croisades, p. 46.
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«L'échec de la deuxième croisade entraîna pour les Francs une très grave diminution de prestige dans le monde d'Islam. Le roi de France et l'empereur d'Allemagne, les deux plus puissants princes de la chrétienté, étaient venus et repartis sans avoir rien fait. L'atâbeg d'Alep Nour ed-Dîn, qui avait un moment tremblé devant eux, reprit le cours de ses conquêtes.» 8 2. Désagrégation du Califat fâtimide du Caire Tandis que la Syrie turco-musulmane s'acheminait vers l'unité politique, sous la direction énergique de l'atabeg Noureddine, le califat arabe des Fâtimides d'Egypte, affaibli et désorganisé par les drames et les complots qui se répétaient sans relâche, tombait dans un complet déclin. a. Aperçu historique
(1094—1153)
Après la mort, en 1094, du puissant dictateur de l'Egypte, Badr el Jamali, et du calife Mustansir (p. 434), le premier fut remplacé par son fils Afdal et le second par son fils cadet Mustali (1094—1101). Nizar, fils aîné du calife, écarté du trône par Afdal, se réfugia à Alexandrie, gagna le préfet de la province, le Turc Aftékin, et se fit proclamer calife. Assiégés dans Alexandrie, Nizar et Aftékin se livrèrent à Afdal qui les mit à mort (1095). Nizar, qui ne fut pas exécuté publiquement, devint pour ses partisans, et surtout pour la redoutable secte des Assassins (Hashishiûn), (p. 219—221), un imâm disparu qui doit revenir sur la terre. Hassan ibn Sabbah, fondateur et grand maître de la secte, installé depuis 1090 dans la forteresse d'Alamût, au nord-ouest de Kazwin, était venu en 1080 au Caire, où il avait eu des rapports avec le calife Mustansir et son fils Nizar. Les attentats des partisans égyptiens de la secte, dénommés Nizariens, terrorisèrent pendant quelque temps le gouvernement fâtimide. En 1097 et 1098, eurent lieu, à Antioche, les tractations entre Fâtimides et Francs (p. 448—450) et la reconquête, par les Egyptiens sur les Turcs, de la ville de Jérusalem (1098). Ces événements furent suivis par la prise de Jérusalem par les Croisés (1099), la défaite du vizir Afdal à Ascalon (1099), et enfin la perte, pour les Egyptiens, de Haifa, d'Arsouf, de Césarée (1101), d'Acre (1104), de Tripoli (1109), de Beyrouth et de Sidon 1110), enlevées par les Francs. En 1111, les Egyptiens, dont le commerce et l'activité maritimes commençaient à souffrir, furent incapables de secourir Tyr, qui, résistant à une attaque franque grâce au concours des Turcs de Damas, se donna à ces derniers. En 1123, une armée fâtimide fut repoussée au nord d'Ascalon et la flotte égyptienne se fit battre par une escadre vénitienne. Seule, Ascalon demeurait à l'Egypte (p. 453, 458). • Grousset, L'Epopée
des Croisades,
p. 172—173.
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Pendant ce temps, le vizir Afdal conservait sa puissance. A sa mort (1118), le calife Amir lui donna, comme successeur, Mamoun, un homme de confiance du ministre décédé, qui fut disgracié en 1125 et pendu trois ans plus tard. Sans lui donner un successeur, Amir gouverna directement, avec l'assistance d'un moine copte, Abou Najdah, qui fut exécuté en 1129. En 1130, le calife lui-même disparaît, victime d'un attentat organisé par la secte nizarienne. «Les quarante années qui viennent de s'écouler avec les règnes de Moustali et d'Amir, les vizirats d'Afdal et de Mamoun, laissent une impression mélangée. . . Mais les Fâtimides tomberont aussi parce qu'ils ne montreront jamais, ou presque jamais, contre les Francs une énergie suffisante.» 7 A partir de 1130, la décadence des Fâtimides alla en s'acccentuant, jusqu'à la chute de leur dynastie en 1171. Pendant cette période de quarante ans (1130—1171), les quatre derniers califes, réduits à la nullité et renfermés dans le harem, abandonnent toute l'autorité à leurs vizirs, qui s'arrogent, avec la plénitude du pouvoir, le titre prestigieux de malak ou roi. «C'est la première titulature de ce genre en Egypte et nous devons signaler que Saladin en héritera comme vizir fatimide, la transmettra à ses successeurs auxquels les Mamlouks l'emprunteront.» 8 Sous la dictature de ces ministres-rois, turbulents et ambitieux, qui se disputent le pouvoir, l'Egypte, ensanglantée par leurs querelles, est affaiblie et impuissante. Le dernier de ces ministres-dictateurs, Salaheddine (Saladin), mettra fin à la dynastie fâtimide et au Califat chiite du Caire (1170). b. Redressement franc (1153) En 1153, le roi de Jérusalem Baudouin III, mettant à profit l'anarchie impuissante qui régnait en Egypte, enlève aux Fâtimides la ville d'Ascalon, dernière place égyptienne sur le littoral, qui avait résisté pendant un demisiècle à tous les assauts des Francs. Avec cette conquête, toute la côte palestino-syrienne, depuis Gaza jusqu'à Alexandrette, appartient désormais à ces derniers. Dans le même temps, Damas, deux fois secourue par les armées chrétiennes contre l'atabeg d'Alep, était devenue, en quelque sorte, un protectorat franc (1153). Enfin, la conquête d'Ascalon oriente les Francs vers l'Egypte, «où les événements allaient leur fournir bientôt l'occasion inespérée d'une intervention. La perte de cette place et de sa garnison, pas plus qu'un raid sicilien sur Tinnis, qui fut saccagée, ne causa aucune émotion particulière à la cour fatimide, où d'autres drames se préparaient.» 9 1 8 c
Wiet, op. cit., p. 2 6 8 . Wiet, op. cit., p. 2 7 5 - 2 7 6 . Wiet, op. cit., p. 2 8 5 .
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3. Unification de la Syrie musulmane. Suppression du Califat fâtimide d'Egypte a. Unification de la Syrie musulmane
(1154)
La domination franque paraissait consolidée en Syrie, lorsqu'en 1154 Noureddine, atabeg d'AIep, annexe le royaume de Damas. L'unité de la Syrie musulmane est enfin réalisée sous la direction d'un chef éminent, alliant en sa personne le courage du guerrier à l'exaltation religieuse de l'ascète mystique. «Monarchie franque et monarchie musulmane, croisade et contrecroisade étaient debout, face à face» (Grousset). Malgré quelques succès de détail remportés par Baudouin III contre Noureddine à Banyas (1157) et près du lac de Tibériade (1158), le roi franc se rendait parfaitement compte du grave danger que la Syrie musulmane, unifiée depuis 1154 par l'atabeg d'AIep, représente désormais pour la Syrie franque. b. Coalition franco-byzantine
(1158—1159)
L'unification de la Syrie musulmane incite le roi Baudouin à reprendre la politique de rapprochement avec l'Empire byzantin. «Le jeune monarque comprit. . . que, pour combattre efficacement la nouvelle monarchie musulmane, la réconciliation de tous les chrétiens n'était pas de trop. Maintenant que la Syrie musulmane avait constitué sa redoutable unité, il devenait indispensable de lui opposer l'union étroite de la Syrie franque et de l'empire byzantin. Vue de génie qui pouvait changer le cours de l'histoire.»10 Pour réaliser cette grande alliance chrétienne, Baudouin III sollicite et obtient la main d'une princesse byzantine (1158), et l'empereur Manuel Comnène, dont le prince d'Antioche (Renaud de Châtillon) se reconnaît le vassal, fait une entrée solennelle dans cette ville (1159). Unissant leurs forces, l'empereur, le roi de Jérusalem et le prince d'Antioche se mettent alors en route pour combattre l'atabeg d'AIep. Devant une telle coalition, la situation de Noureddine était fort critique. Mais, au moment où l'on se croyait sur le point de détruire la puissance et l'empire de l'atabeg d'AIep, voici que l'empereur Manuel, qui se contente de la libération des captifs chrétiens détenus par les Turcs, quitte la Syrie et regagne Constantinople (1159). «En réalité, malgré l'affection personnelle du basileus pour le roi de Jérusalem, la diplomatie byzantine n'avait pas voulu porter le coup de grâce aux Turcs, de peur d'accroître la puissance des Francs. Elle entendait fonder son hégémonie sur le maintien de l'équilibre entre les premiers 10
Grousset, L'Epopée
des Croisades, p. 185.
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et les seconds. Politique trop adroite, adresses qui allaient bientôt se retourner contre leurs auteurs. Manuel Comnène comprendra alors la solidarité foncière de Byzance et de la latinité en face du péril musulman, mais trop tard, quand Nour ed-Dîn aura annexé l'Egypte . . . Non seulement la perte de la Terre Sainte, mais encore la chute de Constantinople sortira de cet état d'esprit, c'est-à-dire finalement la déseuropéanisation d'un quart de l'Europe.» 11 c. Intervention turco-syrienne en Egypte (1164) Vers l'époque où nous sommes, la décadence de la dynastie et du régime fâtimides était devenue si complète, que la conquête de l'Egypte tentait à la fois les maîtres francs et turcs de la Syrie voisine. En 1163, le nouveau roi de Jérusalem, Amaury 1er (1162—1174), frère et successeur de Baudouin III, pousse une expédition de reconnaissance jusqu'à Bilbeis, dans le Delta, sans trouver une résistance sérieuse. De son côté, Noureddine, sollicité d'intervenir dans la politique intérieure de l'Egypte, va se saisir de cette occasion pour étendre son autorité sur la vallée du Nil. En 1164, le vizir égyptien Chawar, chassé par un compétiteur plus heureux (Dirghâm), se réfugie à la cour de Noureddine et demande son appui pour réintégrer ses fonctions. Il s'engage à être son lieutenant en Egypte et à lui remettre le tiers des revenus de ce pays, défalcation faite de la solde des troupes. Répondant à son appel, Noureddine met en route, vers l'Egypte, une armée turco-syrienne commandée par un célèbre général turc, Chirkouh, qui amène avec lui son jeune neveu Saladin. Sous les murs du Caire, le vizir Dirghâm est battu et tué, et Chawar est réinstallé dans son poste (1164). Dirghâm «avait fait appel aux Francs, qui n'eurent pas le temps de prendre une décision, tant les événements avaient été rapides».12 Chirkouh, qui rétablit Chawar dans son poste de vizir, entend s'établir à demeure en Egypte où, grâce à ses troupes, il se conduit en maître. Pour se débarrasser de sa tutelle, Chawar, qui avait sollicité l'appui de Noureddine contre Dirghâm, n'hésite pas maintenant à faire appel aux Francs pour le délivrer de l'homme de Noureddine. Il alla même jusqu'à avancer au roi Amaury les frais préliminaires de l'expédition. d. Turcs et Francs évacuent l'Egypte (1164—1167) Accourant en Egypte, Amaury, avec le concours des Egyptiens, assiège Chirkouh dans Bilbeis. Mais en l'absence de l'armée franque, Noureddine enlève la place de Harim à la principauté d'Antioche et celle de Banyas 11 12
Grousset, L'Epopée des Croisades, p. 189. Wiet, op. cit., p. 294.
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au royaume de Jérusalem (1164). A la suite d'un compromis, Chirkouh et Amaury évacuent simultanément l'Egypte, tandis que le vizir Chawar reste seul maître du pays (1164). Bien qu'elle soit une partie nulle pour les deux rivaux, la campagne d'Egypte de 1164 était plutôt un succès pour le roi franc, qui avait empêché Noureddine d'annexer à son empire de Syrie le territoire de l'Egypte. Aussi, en 1167, l'atabeg d'Alep, revenant à la charge, charge-t-il Chirkouh d'une nouvelle campagne, avec la mission de conquérir ouvertement la Vallée du Nil. De son côté, le vizir Chawar fait de nouveau appel à Amaury et prend à sa charge tous les frais de l'expédition. Accourant sur les pas de Chirkouh, le roi franc est reçu comme un sauveur en Egypte. A la suite d'une bataille indécise, livrée en Haute Egypte, Chirkouh, par une habile manœuvre, descend vers le Nord et s'empare d'Alexandrie, dont il confie la défense à son neveu Saladin. Au bout de quatre mois de siège, Alexandrie est réduite à une horrible famine. Chirkouh propose la paix; un accord intervient, aux termes duquel le général turc et le roi franc, pour la seconde fois, évacuent simultanément l'Egypte (1167). Saladin, après l'accord, fut l'hôte d'Amaury pendant plusieurs jours; il obtint même de celui-ci des vaisseaux francs pour ramener en Syrie les blessés de l'armée de Chirkouh. «Plus encore que la première fois, il (Chirkouh) était inconsolable d'avoir manqué de si près la conquête de l'Egypte. Au contraire, Amaury qui l'en avait empêché rentra à Jérusalem en triomphateur. Non seulement l'habile monarque avait sauvé l'indépendance égyptienne et arrêté l'unification du monde musulman, mais encore le gouvernement du Caire, pour le remercier de son intervention et s'assurer de son appui ultérieur, avait consenti à lui verser un tribut annuel de 100.000 pièces d'or. En cet automne de l'an 1167, un véritable protectorat franc, librement accepté et même sollicité, venait de s'établir sur l'Egypte.» 13 e. Le Turc Chirkouh occupe l'Egypte
(1169)
Malheureusement, les succès de la politique égyptienne du roi franc sont compromis par un projet maladroit, qui renversera complètement la situation. Non content d'établir sur l'Egypte son protectorat accepté, Amaury voulut faire la conquête directe de ce pays. Cette erreur donnera à son adversaire Noureddine l'occasion tant attendue d'annexer à ses possessions syriennes le domaine égyptien des Fâtimides. En 1168, Amaury, qui avait resserré l'alliance franco-byzantine en épousant une princesse impériale (1167), s'entend avec l'empereur Manuel Comnène pour une expédition en commun contre le Delta. Par une erreur fatale, il décide d'agir seul, sans attendre le concours des Byzantins. 13
Grousset, L'Epopée des Croisades, p. 200-201.
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Quittant Ascalon, il va droit au Caire à laquelle les Egyptiens, groupés autour de Chawar, mettent le feu. Comprenant alors que son entreprise était manquée, il accepte d'évacuer le pays contre le paiement d'une bonne indemnité de guerre et rentre en Palestine (1168). Pendant ce temps, Noureddine, qui suivait avec attention les péripéties du conflit franco-égyptien, charge Chirkouh de retourner en Egypte. Arrivant au Caire, celui-ci met à mort le vizir Chawar et prend sa place (1169). / . Saladin, vizir du calife fâtimide Noureddine (1169)
et lieutenant
de
l'atabeg
Chirkouh ne survit que deux mois à son brillant triomphe. Après sa mort (1169), son neveu Saladin lui succède comme vizir, aux côtés du calife fâtimide Adid (1169). «Le nouveau ministre n'avait que trente-deux ans . . . Le jour même de sa nomination, il fait paraître un édit aux termes duquel aucun chrétien ne pouvait rester titulaire d'un poste dans l'administration. Comme il nous est impossible d'accuser Saladin de la moindre intolérance, car, s'il mena contre les Croisés une guerre sans merci, divers détails le montrent plutôt chevaleresque, nous croyons qu'il s'agit là d'une épuration anti-fâtimide, mais présentée au pays et aux fonctionnaires musulmans comme une politique anti-chrétienne. La mesure devait inciter ceux-ci à la prudence et plaire aux milieux islamiques en général.»14 Voulant garder l'Egypte pour lui, sans mécontenter son chef Noureddine, Saladin fait prononcer le nom de celui-ci, dans la Khotba, après celui du calife. Mécontent de ce geste qui indiquait la fin prochaine de la dynastie fâtimide, le parti dynastique organise une conspiration pour se débarrasser de Saladin. Une bataille sanglante, entre les troupes de Saladin et les mercenaires nègres du calife, se termine par le massacre de ces derniers (1169). La puissance de Saladin est consolidée et celle des Fâtimides agonise. «Ainsi, la néfaste expédition franque de 1168 n'avait abouti qu'à un désastre diplomatique aux conséquences incalculables. Au lieu d'une Egypte vassale et, dans tous les cas, inoffensive, voici que venait de s'installer à la tête de ce pays un jeune chef dont toute l'histoire ultérieure allait révéler le génie, homme de guerre et homme d'Etat de premier ordre, la plus forte personnalité qu'ait produite la société musulmane pendant toute l'époque des Croisades. Et Saladin, maître de l'Egypte, continuait à s'y considérer comme le lieutenant de Nour ed-Dîn. L'unité musulmane était ainsi refaite de l'Euphrate à la Nubie.»15 14 15
Wiet, op. cit., p. 299. Grousset, L'Epopée des Croisades, p. 203, 204.
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g. Suppression du Califat fâtimide
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(1171)
Devant la gravité du péril, Amaury, qui avait épousé une princesse byzantine, se tourne vers Byzance, sans l'aide de laquelle la Syrie franque ne tarderait pas à être jetée à la mer. Après avoir vainement assiégé, avec le concours d'un corps expéditionnaire byzantin, le port égyptien de Damiette (1169), le roi de Jérusalem part pour Constantinople, où il se concerte avec l'empereur Manuel en vue d'une expédition mieux coordonnée pour enlever l'Egypte à Saladin (1171). Mais il meurt en 1174, pendant qu'il préparait l'exécution de ce programme. Pendant que l'empereur Manuel et le roi Amaury se concertaient à Constantinople, Saladin, qui préférait être le puissant ministre d'un calife sans pouvoir, se décide cependant, pour complaire à son chef Noureddine, à supprimer le Califat fâtimide du Caire. En 1171, la Khotba est prononcée au nom du calife abbâsside de Bagdâd et Saladin gouverne au nom de Noureddine. Le calife déchu meurt quelques jours plus tard sans recevoir de successeur, et la population égyptienne accueille ces événements «avec la plus parfaite indifférence». «Ainsi s'éteignit, entre les mains d'un soldat kurde, cette dynastie fâtimide qu'un sectaire ambitieux avait fondée deux siècles et demi auparavant.» En supprimant le Califat du Caire, Saladin, qui gouverne l'Egypte au nom de Noureddine, met fin au grand schisme politico-religieux qui divisait l'Islam, et l'unité politique et religieuse du monde islamique est réalisée en Proche-Orient. Mais la suppression du Califat fâtimide, «qui enlevait aux Francs la faculté de mettre à profit les rivalités confessionnelles dans le monde musulman, eut sa contrepartie. Saladin, une fois aboli le Khalifat du Caire, se trouva, en fait sinon en titre, le seul maître du pays, le véritable roi d'Egypte. Entre lui, désormais trop puissant pour ne pas aspirer à l'indépendance complète, et Nour ed-Dîn, qui continuait à le traiter en simple lieutenant, les rapports ne tardèrent par à se gâter. Sa foudroyante ascension commençait à porter ombrage au vieil atâbeg, qui songeait sérieusement à organiser contre le général rebelle une expédition punitive. Saladin, informé de ces intentions, ménageait maintenant les Francs . . . Le royaume de Jérusalem paraissait au nouveau maître de l'Egypte un Etattampon providentiel contre la vengeance de Nour ed-Din.» 16 h. Saladin, seul maître de l'Egypte
(1174)
Noureddine et Amaury, qui meurent en 1174, laissent chacun un enfant mineur comme successeur. Mais tandis que la disparition du souverain 18
Grousset, L'Epopée
des Croisades,
p. 206.
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turc laissait le champ libre à Saladin qui saura en profiter, celle d'Amaury était un désastre pour les Francs. Le nouveau roi de Jérusalem, Baudouin IV (1174—1185), un enfant de treize ans, recueillait comme héritage un petit Etat « encerclé par une puissante monarchie militaire que dirigeait (Saladin) un chef de génie». Ainsi, grâce à la mort providentielle de Noureddine, Saladin, du soir au lendemain, devient l'arbitre des destinées de l'Orient méditerranéen.
I. Saladin, unificateur de l'Egypte et de la Syrie et destructeur de la puissance franque (1171-1193)
1. Saladin et l'unification politique de l'Egypte et de la Syrie Salaheddîn (Saladin) (1171—1193) appartient à une famille kurde, qui avait grandi au service des atabegs turcs d'Alep: Zengi et son successeur Noureddine. Son père Ayyoûb et son oncle Chirkouh, qui s'étaient distingués lors de la prise de Damas en 1154, reçurent de Noureddine, l'un, Ayyoûb, l'administration de Damas, et l'autre, Chirkouh, la ville de Homs en fief. Chargé de mission au Caire par l'atabeg Noureddine, Chirkouh, on l'a vu, s'était fait accompagner par son neveu Saladin, fils d'Ayyoûb, qui, après les péripéties que l'on sait, devint, en 1174, le maître absolu de l'Egypte (p. 467-469). a. Saladin occupe la Syrie musulmane jusqu'à Hama
(1174—1175)
Souverain et maître absolu de l'Egypte, Saladin est instinctivement poussé, comme tous ses prédécesseurs, vers les régions syriennes, indispensables à la protection de l'Egypte indépendante. Aussi, et dès la mort de Noureddine, accourt-il vers la Syrie, où il se présente comme le champion de l'Islâm contre la Chrétienté franque. Entré à Damas en 1174, il prend, dans la même année, Homs et Hama. Alep, où s'était retiré Malak Sâleh, le jeune fils et successeur de Noureddine, lui oppose une résistance opiniâtre. Une diversion opérée par le comte de Tripoli, à la demande des assiégés, force Saladin à lever le siège (1174). En 1175, Saladin annexe Baalbek et inflige, près de Hama, à l'armée de Malak Sâleh, une sanglante défaite. Jetant le masque après cette victoire, Saladin, qui prend le titre de sultan, interdit de prononcer la Khotba au nom de Malak Sâleh. Un traité de paix conclu avec ce dernier reconnaît au vainqueur tous les territoires qu'il venait de conquérir, et le calife abbâsside de Bagdâd lui délivre un diplôme d'investiture (1175). b. Alep,
Mossûl et Francs, hostiles à Saladin
Réduit à la petite principauté d'Alep, la seule part qui lui a été laissée du vaste héritage paternel, Malak Sâleh, fils et successeur de Noureddine, était incapable, à lui seul, de s'opposer au programme ambitieux de Sala-
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din. Mais l'atabeg de Mossûl, cousin de celui d'Alep, encourage la cour de ce dernier à reprendre la lutte. D'autre part, le roi de Jérusalem, Baudouin IV (1174—1185), fils et successeur d'Amaury, et son cousin et conseiller, Raymond, comte de Tripoli, qui est le véritable régent du royaume, s'efforceront de défendre contre Saladin le fils de Noureddine et l'émirat d'Alep. c. Politique syrienne de Saladin Saladin évite de se lancer dans une opération de grande envergure contre les Francs, avant d'avoir achevé la conquête de la Syrie musulmane. Il cherche tout d'abord à encercler complètement les Etats francs de la côte syrienne, en supprimant les émirats indépendants de Syrie-Nord et en créant, sous son autorité suprême, un empire syro-égyptien unifié. Mais il se voit obligé d'envoyer une expédition contre la principauté de Montréal, cette enclave franque de Transjordanie qui, défendue par la forteresse de Karak, gênait les communications et les caravanes musulmanes entre l'Egypte et la Syrie. Deux expéditions envoyées contre la place de Chaubak, en 1171 et 1173, se terminent par un double échec. En 1175, une attaque franque dans la région de Homs est arrêtée, à la suite de laquelle une trêve est conclue. En 1176, Saladin, qui écrase ses adversaires turco-alépins au Nord de Hama, s'empare d'une série de places fortes dans la région d'Alep et met le siège devant cette capitale, qui fait appel aux Francs. Un nouveau traité de paix intervient, par lequel Alep reste à son prince (1176). d. Saladin et la secte des Assassins ou Hashishiûn (1176) C'est au cours de cette dernière campagne de 1176, que Saladin, qui avait supprimé le Califat fâtimide et combattait le Chiisme dans son empire, est l'objet d'un attentat commis par des émissaires de l'Ordre des Assassins (p. 219—221), réorganisé depuis peu par Rachideddine Sinân qui s'était établi dans la forteresse imprenable de Masyaf, dans la région montagneuse située entre Lataquié et Tripoli. Saladin, qui n'échappa à la mort que par un pur hasard, résolut de donner une leçon à ces sectaires et marcha contre leur citadelle de Masyaf qu'il investit. Jugeant la place imprenable, il conclut un accord avec le maître de l'Ordre et lève le siège (1176). Rentré au Caire, il procède immédiatement aux travaux de construction de la Citadelle, qui englobera, dans une vaste enceinte, Le Caire et Fostât. e. Saladin en Palestine et Transjordanie franques (1177—1182) En 1177, Saladin marche sur Ascalon; près de Ramleh, entre Ascalon et la Judée, il se fait surprendre, avec le gros de ses troupes, par le roi Bau-
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douin, qui remporte sur lui une grande victoire (1177). Impressionné par cet échec, Saladin se retire à Damas dont il fait réparer les fortifications. En 1179, il inflige aux Francs, près de Marjayoun, une lourde défaite. En 1180, une trêve renouvelable est conclue entre les deux adversaires, et Saladin rentre au Caire. D'autre part et dans la même année, le seigneur franc de Montréal (outre-Jourdain), rompant la trêve de 1180, avait pillé une caravane allant de Syrie à Médine (1181). Il conçut même le projet d'aller saccager la Mecque et Médine, et, marchant sur le Hidjâz, il parvint jusqu'à proximité de Teïma, d'où il dut revenir à cause du manque d'eau (1181). Reprenant, en 1182, son idée d'attaquer les Lieux Saints de l'Islâm, il choisit cette fois la voie de mer et lance, sur la Mer Rouge, des vaisseaux qui commirent d'importants dégâts sur le littoral proche de Médine, où un combat eut lieu avec les Arabes de cette région (1182). L'escadre égyptienne, lancée contre ces aventuriers sacrilèges, n'éprouvera aucune difficulté à les chasser. / . Saladin
annexe Alep
et Mossûl
(1183—1185)
A la mort de Malak Sâleh (1181), la principauté d'Alep avait passé à l'un de ses cousins, un parent de l'atabeg de Mossûl. Alep et Mossûl se trouvaient ainsi réunies sous la direction d'une famille rivale du sultan d'Egypte. Renvoyant à plus tard son règlement de comptes avec le seigneur franc d'outre-Jourdain pour sa tentative sacrilège contre les villes saintes du Hidjâz, Saladin, que préoccupe l'union récente de ses ennemis d'Alep et de Mossûl, quitte la Transjordanie où il s'était rendu et se dirige vers la Syrie du Nord (1182). Après avoir enlevé Edesse, Rakka, Nisibine, Sinjar, Harran, Diarbakr et Aïntab, il met le siège devant Alep qui capitule au bout de vingt jours (1183). En 1185, Mossûl se rend à son tour. L'unité de l'Egypte et de l'ensemble de la Syrie musulmane était achevée (1185). «De tels événements étaient ce qui pouvait arriver de pire pour les Francs. La Syrie musulmane et l'Egypte, une fois unies sous le commandement de l'homme supérieur qu'était Saladin, . . . les Etats francs étaient non seulement encerclés, mais en état d'infériorité permanente. Leur ancienne supériorité, nous l'avons montré, avait été en partie faite du morcellement musulman. Du jour où le monde islamique se trouva politiquement unifié depuis les cataractes du Nil jusqu'à l'Euphrate, les jours de l'Orient latin furent comptés.»1 1
Grousset, Les Croisades, p. 51.
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2. Ruine de la Syrie jranque a. Le seigneur d'outre-Jourdain
provoque la catastrophe
(1187)
Les circonstances difficiles que traversaient les Francs à cette époque exigeaient la présence, à la tête du royaume de Jérusalem, d'une très forte personnalité. Malheureusement, Baudouin IV, rongé par la lèpre, meurt en 1185, laissant la couronne à un enfant de cinq ans qui meurt dans la même année. La reine Sibylle, qui succède à ce dernier, associe au trône son époux Guy de Lusignan, un incapable (1186). En 1186, Saladin, qui a achevé la consolidation de la frontière nord de son Empire, se sent enfin prêt pour entamer contre les Francs une grande offensive. A ce moment critique, la sagesse la plus élémentaire exigeait, de la part des chefs francs, une politique d'expectative et une attitude défensive. Malheureusement, l'incorrigible Renaud de Châtillon, seigneur d'outre-Jourdain, guerroyant comme toujours pour son propre compte, revient à ses procédés de «chevalier-brigand». Répétant le coup de 1181, il pille une caravane exceptionnellement riche, qui, venant du Caire, se dirigeait vers Damas, et retient prisonniers ceux qui en faisaient partie (1187). Sommé par Saladin et supplié par le roi Guy de remettre les captifs en liberté et de rendre le butin, Renaud, par son refus, déclenche une guerre terrible, que les Francs, vu leur infériorité, étaient incapables de soutenir avec des chances de succès. b. Grande défaite des Francs à Hattine
(1187)
Proclamant la guerre sainte, Saladin, le 2 juillet 1187, s'empare de la ville de Tibériade, et, le 4 juillet, il livre aux Francs qu'il rencontre à Hattîne, à l'Ouest de Tibériade, la plus grande bataille de toute la Croisade. Encerclée, l'armée franque fut détruite et la chevalerie prise ou tuée (1187). Le roi Guy lui-même est prisonnier, ainsi que les personnages les plus considérables du royaume, qui sont emmenés à Damas. Responsable de l'agression contre les villes saintes de l'Islâm, Renaud de Châtillon, qui «n'avait pas su trouver un beau trépas», est tué par Saladin lui-même. Vis-à-vis du roi Guy, le vainqueur, chevaleresque comme toujours, sera bienveillant (1187). «Le désastre de Hattîn entraîna l'effondrement immédiat de la Syrie franque. En effet, la colonisation franque, nous l'avons vu, n'avait jamais été très dense. Or, à Hattîn, toute la chevalerie, sans parler des 'sergents' roturiers, avait été tuée ou prise. La colonie, saignée à blanc, se trouvait vide de colons. Saladin n'eut qu'à cueillir en une immense rafle toutes les villes franques.» 2 2
Grousset, Les Croisades,
p. 53.
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c. Occupation de la Syrie franque et ruine du royaume de Jérusalem (1188) Exploitant aussitôt sa victoire, Saladin court immédiatement vers la côte pour s'emparer des ports, qui constituent des ponts de débarquement à des expéditions de Croisade ultérieures. En quelques mois, les places d'Acre, Nazareth, Césarée, Haïfa, Naplouse, Jafa, Salkhad, Sidon, Beyrouth, Jebeil, Ramleh, Hébron, Bethléem, Ascalon, capitulent (1187). La ville de Jérusalem, cjui ne pouvait, « sans perdre l'honneur devant la Chrétienté», se rendre sans combat, capitula lorsque les assaillants réussirent à pratiquer une brèche dans la muraille. Saladin permit à la population chrétienne de la Ville Sainte de se retirer librement et aux prisonniers de se racheter à prix d'argent. Sa loyauté chevaleresque et son sentiment d'humanité furent, à cette occasion, à la hauteur de son triomphe. Il refusa, à la demande de quelques fanatiques, d'abolir le pèlerinage chrétien et d'abattre le Saint-Sépulcre et le monument de la Croix. «Imitons», répond-il, «les premiers conquérants musulmans qui ont respecté ces églises» (Grousset). L'année suivante (1188), Saladin conquiert Tortose, Jablat, Lataquié, Sahyoun, sur la côte nord, et Karak, Chaubak, Safad et Kaoukab, en Transjordanie. Le royaume de Jérusalem, détruit, est rayé de la carte. Ainsi, à l'exception de Tyr, Tripoli, le Krak des Chevaliers, le Château de Markab et la ville d'Antioche, toutes les autres possessions franques avaient, en dix-huit mois, repassé à l'Islâm. Après un peu moins d'un siècle, la colonisation franque est pratiquement liquidée. «Saladin avait fait à Jérusalem une entrée mémorable. Conscient de son rôle historique, il avait solennellement rendu à l'islamisme les grands sanctuaires du Haram ech-chérif, 'le Temple du Seigneur', redevenu la mosquée d'Omar, le Temple de Salomon ou des Templiers, redevenu la mosquée el-Aqsa. Au cours d'une scène dramatique que nous décrit Ibn alAthîr, la grande croix dorée que les croisés avaient élevée au haut du dôme de la Mosquée d'Omar, fut abattue devant toute l'armée de Saladin et aussi devant la population franque qui partait pour l'exil.»3
3. Le petit Etat franc d'Acre, dit «Royaume de Jérusalem-» a. Troisième Croisade
(1190—1192)
A cette époque, la situation en Occident se prêtait mal à une expédition en Palestine. Le pape et l'empereur germanique, le roi de France et celui d'Angleterre se faisaient une guerre acharnée. L'autorité de l'Eglise sem3
Grousset, L'Epopée des Croisades, p. 251, 252.
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ble bien ébranlée; mais l'indifférence religieuse n'existe pas encore en Europe, et la nouvelle de la perte de Jérusalem émeut les cœurs et réveille la foi qui ne faisait que sommeiller. Les trois principaux souverains de l'Occident, l'empereur germanique Frédéric Barberousse, le roi de France Philippe Auguste et le roi d'Angleterre Henri Plantagenet, prennent les armes pour marcher au secours de la Terre Sainte. C'est la troisième Croisade. Prêt le premier, Frédéric Barberousse, à la tête d'une armée puissante et bien organisée, traverse l'Europe orientale et l'Asie Mineure, prend d'assaut la ville de Konya (1190), capitale des Turcs Seljûkides d'Anatolie, franchit le Taurus et descend dans la plaine cilicienne, où il est accueilli en allié par les Arméniens. Malheureusement, cette armée qui, grâce au nombre de ses effectifs et à son esprit d'organisation et de discipline, aurait pu changer la face des choses, se dispersa avant d'arriver en Syrie. Son chef, l'empereur Frédéric, se noie dans les eaux d'un petit fleuve cilicien, le Sélef (1190). Une grande partie de l'armée rentre en Europe, et le reste, prenant la mer, alla rejoindre les Chrétiens à Tyr. b. Occupation de Chypre et reprise d'Acre et de Jafa (1191—1192) Toujours en mauvais rapports, Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion quittent ensemble Vézelay (France), en 1190. Le premier débarque devant Acre, en 1191; quant à Richard, jeté par la tempête sur les côtes de Chypre, il enlève cette grande île aux Byzantins (1191). Cette conquête double la Syrie franque, réduite à une étroite bande côtière, «d'une annexe insulaire destinée, en cas de naufrage définitif, à lui servir de refuge. Conquête de hasard, de grande importance pour l'avenir.»4 Réunis devant Acre, Philippe Auguste et Richard s'emparent de la ville (1190). Mais Philippe, malade et de plus en plus brouillé avec Richard, rentre en France, en laissant toutefois un corps de troupes à la disposition de la Croisade. Resté seul à la tête des Croisés, Richard, après deux grandes victoires sur Saladin, à Arsouf (1191) et à Jafa (1192), marche sur Jérusalem. c. Paix de compromis (1192) Mais les nouvelles que Richard reçoit d'Angleterre, où son frère Jean conspire contre lui, le portent à conclure avec Saladin une paix de compromis. La côte de Palestine réoccupée par les Francs, soit de Tyr à Jafa, y compris ces deux villes, reste au roi de Jérusalem, en fait roi de Tyr. L'intérieur, y compris Jérusalem, demeure à Saladin, qui accorde aux Chrétiens la liberté du pèlerinage dans la Ville Sainte (1192). C'est à ce modus vivendi qu'aboutit la troisième Croisade. 4
Grousset, Les Croisades,
p. 55.
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«Après tant de combats, de tumulte et de drames, c'était donc l'apaisement . . . Le fougueux Plantagenet se trouva, après tant de prodigieux coups d'épée, avoir finalement substitué à la guerre sainte le rapprochement franco-islamique . . . Son chevaleresque adversaire, le sultan Saladin qui unissait, lui aussi, à la gloire des armes le mérite d'avoir (et depuis plus longtemps) favorisé cette détente, avait dû se contenter également d'un demi-succès.»5 Le 9 octobre 1192, Richard Cœur de Lion se rembarque pour l'Europe. Quelques mois plus tard (mars 1193), le grand Saladin, épuisé par les efforts et les angoisses, meurt, à l'âge de 55 ans, dans la ville de Damas, où se dresse encore son tombeau. d.
Partage et reconstitution
de l'Empire de Saladin
(1193—1200)
Dès avant sa mort, Saladin, qui avait pressenti les conflits qui surgiraient, après sa mort, entre ses nombreux héritiers, avait lui-même partagé entre eux les domaines de son vaste Empire. A son décès, l'ensemble de l'Egypte forme un royaume unique, où règne son fils Al Malak al-Aziz, tandis que la Syrie est subdivisée en plusieurs principautés, dont chacune est gouvernée par un prince ayyoubide. Ces principautés syriennes sont celles de Damas, d'Alep et de Mossûl, qui sont les plus importantes et où régnent respectivement les deux fils et le frère de Saladin. A ces trois principautés s'en ajoutent d'autres, moins importantes, celles de Karak, Baalbeck, Homs et Hama, qui sont gouvernées par des princes de la descendance d'Ayyoub, le père de Saladin. «Depuis l'année 1193, date de la mort de Saladin, jusqu'à l'année 1250, qui voit périr le dernier souverain égyptien de la dynastie, l'histoire des Ayyoubides n'est qu'un récit tourmenté des intrigues et des luttes des princes de la famille, chacun d'eux ayant une ambition territoriale égale à celle du voisin, tous les princes syriens s'accordant pour ne pas admettre la suzeraineté du sultan d'Egypte, que celui-ci prétend imposer, tous, ou presque tous, ayant convoité surtout la possession de Damas. La capitale de la Syrie, enjeu des luttes qui vont se dérouler pendant plus de soixante ans, va devenir le centre de la politique égyptienne, syrienne et mésopotamienne . . . Les combats avec les Croisés, assez peu fréquents d'ailleurs, passent au second plan.»6 Un an après la mort de Saladin, la discorde éclate entre ses fils, les princes d'Egypte et de Damas. En 1200, l'oncle de ces derniers, Malak Al-Adel, qui régnait en Haute Mésopotamie, manœuvra ses neveux l'un contre l'autre et réussit à les remplacer. Ayant été reconnu comme 5 6
Grousset, L'Epopée des Croisades, Wiet, op. cit., p. 337.
p. 281—282.
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suzerain par l'Ayyoubide d'Alep, Al Adel, en 1200, a déjà partiellement reconstitué sous son autorité l'Empire de Saladin. e.
Le royaume franc d'Acre, dit de Jérusalem
Réduit, depuis 1191, à la côte minuscule qui s'étend de Jafa à Tyr, le petit Etat franc de Palestine, gouverné par Henri de Champagne (1192— 1197), continuera à porter le nom de «royaume de Jérusalem». Mais, au lieu de cette ville sainte, demeurée aux mains de l'Islâm, il aura désormais comme capitale de fait la ville de Saint-Jean d'Acre (Akka). C'est sous cette forme que ce second royaume de Jérusalem, qui durera exactement un siècle (1191—1291), va survivre à son prédécesseur qui, fondé par Godefroi de Bouillon, avait duré un peu moins (1099—1187). Tandis que le premier royaume de Jérusalem fut créé par l'élan spirituel de la première Croisade et maintenu par une monarchie et une noblesse franques locales pour des fins politiques, militaires et territoriales, le second royaume dit de Jérusalem ne survivra que grâce à l'aide permanente de l'Occident, qui l'a partiellement restauré en 1191. «Or, l'intérêt que l'Occident portera ainsi à l'Orient latin ne proviendra plus uniquement de considérations religieuses, mais aussi de préoccupations économiques, de l'importance qu'auront prise les échelles de Syrie pour le commerce du Levant. De là, le rôle croissant des éléments commerciaux génois, pisans et vénitiens, éléments roturiers mais puissants par leur richesse, qui, à la fin, primeront presque l'élément nobiliaire français. On pourrait dire qu'en 1098 la Syrie franque avait été créée par la foi, mais qu'au XlIIe siècle, elle dut sa survie au commerce des épices.»7 Amaury de Lusignan (1197—1205), qui venait de transformer sa principauté de Chypre en royaume, succède à Henri de Champagne, comme «roi de Jérusalem», c'est-à-dire d'Acre. Le nouveau roi inaugure son règne par la prise de Beyrouth (1197), qui rétablissait les communications entre la capitale Acre et le comté de Tripoli. Une paix conclue avec le sultan ayyoubide Malak Al Adel, frère et principal successeur de Saladin, laisse aux Francs leurs dernières acquisitions, Beyrouth et Jebail, ainsi que la ville de Sidon (1204). A la mort d'Amaury de Lusignan (1205), roi de «Jérusalem» et de Chypre, la couronne de Jérusalem revint à la princesse Marie de Monferrat (1205—1213), qui épousera, en 1210, Jean de Brienne, en l'associant au trône, tandis que la couronne de Chypre restait à un prince de la famille de Lusignan. Dans le Nord, Bohémond IV d'Antioche, qui avait été adopté par Raymond III, dernier des comtes de Tripoli, régnait simultanément à Tripoli, depuis 1189, et à Antioche, depuis 1201. Ces deux Etats francs vivront désormais sous le régime de l'union personnelle. ' Grousset, Les Croisades, p. 56—57.
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f . La quatrième Croisade détournée vers Constantinople (1202—1203) Le sort de Jérusalem, qui demeurait entre les mains des Musulmans, ne cessait d'émouvoir les âmes pieuses en Occident. En 1199, le pape Innocent III entreprit la prédication d'une quatrième Croisade. Cette expédition avait cette fois pour objectif l'Egypte, dont l'occupation servirait comme monnaie d'échange en vue de la récupération de Jérusalem et de la Palestine. Mais, pour aller en Egypte, il fallait des vaisseaux et Venis était, à ce moment, seule capable d'en fournir une quantité suffisante. Cependant, les Vénitiens, dont le commerce s'étendait à toute la Méditerranée orientale, ne voulaient pas ruiner ce commerce en conduisant eux-mêmes les Croisés en Egypte. Ayant accepté, moyennant une somme considérable, de transporter ces derniers sur la côte égyptienne, ils réussirent, grâce à leurs intrigues, à détourner la Croisade de son objectif en la dirigeant sur Constantinople. Espérant supprimer les entraves que les souverains de Byzance apportaient à leur commerce, ils montrèrent aux Croisés tout l'avantage d'avoir un empereur qui serait à leur dévotion. La flotte fit donc voile vers Constantinople, qui est prise d'assaut. L'empereur Alexis III est détrôné; son prédécesseur, Isaac II, est rétabli sur le trône, avec son fils Alexandre IV pour collègue (1203). g. Fondation de l'Empire latin de Constantinople (1204) Considérés comme des instruments entre les mains des Latins et du pape, Isaac et son fils sont renversés par les Grecs (1204). Les Croisés reprennent alors la guerre pour leur propre compte. Constantinople est prise et pillée (1204); des scènes épouvantables de carnage et de pillage se déroulent, pendant trois jours, dans la ville saccagée. L'Empire grec est partagé entre les confédérés: un Empire latin, qui durera 57 ans, est fondé à Constantinople. A ses côtés, l'Empire grec de Nicée sera le représentant provisoire de l'Empire byzantin éclipsé et le refuge de l'hellénisme; il sera le libérateur de Byzance. «Disons tout de suite que ce 'détournement' (de la Croisade) causa à la Syrie franque un préjudice grave. Il priva celle-ci de renforts indispensables et, en dispersant d'Acre à Constantinople l'effort des Francs, acheva d'anémier les colonies de Terre Sainte. On peut dire que l'éphémère empire latin intercepta la vie de la Syrie franque . . . En réalité, l'empire latin (de Constantinople) . . . était condamné dès l'origine. La poignée de barons et de chevaliers superposée du jour au lendemain à la société byzantine n'avait ni les effectifs ni la supériorité culturelle nécessaire pour s'imposer. Du reste, le détournement de la 4e Croisade . . . fut un malheur européen. Les vainqueurs de 1204 brisèrent
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l'unité byzantine sans la remplacer par rien de viable. La restauration grecque de 1261 elle-même ne pourra réparer ces dégâts. Elle sera loin de pouvoir rendre au vieil empire tous ses territoires de 1203, de sorte que, dans cette Romanie irrémédiablement morcelée (nous dirions aujourd'hui balkanisée) par le coup de force de 1204, la poussée turque s'exercera impunément et que la 4e Croisade se trouvera ainsi avoir préparé à longue échéance, mais sûrement la conquête ottomane.» 8
* Grousset, Les Croisades, p. 58 et 103.
II. Rivalités et conflits des princes Ayyoubides (1194-1250) 1. L'Egypte repousse une invasion franque a. Cinquième Croisade (1217—1221) Après la quatrième Croisade, détournée de son but, le temps des grandes expéditions religieuses est désormais révolu. La société occidentale est trop préoccupée de ses intérêts temporels pour songer à la délivrance de la Terre Sainte. Les quelques renforts qui viendront désormais d'Occident, à l'exception de l'expédition de saint Louis, seront emmenés par des princes plus épris d'ambition et d'aventures que de préoccupations religieuses. Le détournement de la quatrième Croisade vers Constantinople avait été condamné, dès le début, par le pape Innocent III. Son successeur, Honorius III, fit prêcher une nouvelle Croisade en Occident, tout en réchauffant, en Syrie, le zèle des Francs eux-mêmes. «Ces créoles — ces «poulains», comme on disait alors, — satisfaits des facilités de la vie dans leurs belles cités de la côte libanaise, s'accommodaient fort bien du modus vivendi franco-musulman de 1192. La paix enrichissait dans des proportions inouïes les ports de Tripoli, de Tyr et d'Acre, redevenus, comme à l'époque phénicienne, les entrepôts de tout le commerce du Levant.. . Les bourdonnantes colonies vénitiennes, pisanes, génoises, marseillaises et catalanes qui s'y étaient installées, songeaient plus au cours des épices qu'à la délivrance du Saint-Sépulcre.»1 b. L'Egypte, objectif des Croisés La cinquième expédition occidentale, qui échouera grâce à l'antagonisme des Croisés d'Europe et des barons francs de Syrie et surtout à l'obstination du légat pontifical, comprend, au début, deux armées distinctes, respectivement commandées par le roi de Hongrie, André II, et le duc d'Antioche, Léopold VI. Débarquant à Acre en 1217, ces deux princes y sont bientôt rejoints par le roi de Chypre et le prince d'Antioche-Tripoli. Après un échec devant la forteresse du mont Thabor, le roi de Hongrie, découragé, reprend la mer (1218). En outre, les Chrétiens s'aperçoivent que la Syrie musulmane, axée sur Alep et Damas, était invulnérable du côté de la Syrie franque et que «les clefs de Jérusalem étaient au Caire», cœur de l'Empire ayyoubide. 1
Grousset, L'Epopée des Croisades, p. 294.
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«Ce n'était pas en Judée, c'était en Egypte, dans les grasses plaines du Delta, que l'empire musulman était vulnérable. Possédant la maîtrise de la mer, les Francs pouvaient sans trop de difficultés s'emparer des grands ports égyptiens, Alexandrie ou Damiette, et, au moyen de ce gage, obtenir par voie d'échange la rétrocession de Jérusalem. Cette politique de prise de gages sur les ports a été, depuis, bien souvent pratiquée au dixneuvième siècle par les Puissances dans l'Empire Ottoman comme en Extrême-Orient. Il est intéressant d'en constater la première application en pleine croisade.»2 c. Les princes et Etats ayyoubides en 1217 Nous avons vu qu'en 1200, Al Adel, frère de Saladin, avait réussi à éliminer ses neveux et à les remplacer en Egypte et à Damas, unifiées sous son autorité. En 1201, tous les autres princes ayyoubides avaient reconnu sa suzeraineté. En 1207, il réussit à faire reconnaître sa monarchie par le calife de Bagdâd. En même temps et à l'exemple de Saladin, Adel partage son Empire entre ses quatre fils: l'aîné, Al Kamel, reçoit l'Egypte; le second, Al Moazzam, la Syrie-Sud, depuis Al-Arish jusqu'à Homs; les deux autres fils acquièrent des domaines à Alep et en Haute Mésopotamie. Ce partage, qui ne sera pas plus viable que celui de Saladin, permettra à Adel, pour le moment du moins, de se consacrer à la défense de l'Empire. Il meurt, en 1217, en Palestine, en organisant la lutte contre les Francs de la cinquième Croisade, qui venaient d'y débarquer. Son fils Al Kamel, qui gouvernait déjà l'Egypte, lui succède comme sultan au Caire (1217—1240). d. Echec des Francs en Egypte (1219—1221) En 1218, l'armée croisée, commandée par le roi de Jérusalem Jean de Brienne, débarque en face de Damiette. Le sultan Al Kamel s'empresse d'offrir aux Francs la ville de Jérusalem contre l'évacuation du Delta. Jean de Brienne et la plupart des chefs francs opinent pour l'acceptation de cette proposition. Mais le cardinal-légat, l'Espagnol Pélage, qui revendique la direction suprême de l'expédition, rejette la proposition du sultan. En 1219, Damiette est prise grâce à Jean de Brienne. Une nouvelle proposition du sultan, qui offre de restituer tout le territoire de l'ancien royaume de Jérusalem contre l'évacuation de Damiette, est encore rejetée par Pélage qui décide d'aller conquérir Le Caire (1221). Près de Mansourah, les eaux du Nil, dont les digues sont coupées par les Egyptiens, envahissent la plaine et cernent de tous côtés les envahisseurs. Ne pouvant 2
Grousset, L'Epopée
des Croisades,
p. 296.
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ni avancer, ni reculer, l'armée chrétienne demande la paix: Damiette est évacuée sans contrepartie; les Croisés sont heureux de pouvoir regagner les ports de Syrie (1221). Libéral et généreux, autant que son oncle Saladin, le sultan A l Kamel envoie même des vivres à l'armée vaincue qui en manquait.
2. Rivalités des princes ayyoubides En 1221, la carte politique de l'Orient musulman comprend, d'une part, l'Orient des Ayyoubides, à l'Ouest, et, d'autre part, celui des Seljûkides, à l'Est et au Nord-Est (Irak, Perse, Anatolie orientale). Les Ayyoubides dominent en Egypte, où règne A l Kamel, qui, avec le titre de sultan, prétend être le suzerain des autres princes de la famille. Les plus importants de ces derniers sont: les deux frères de Kamel, A l Moazzam, prince de Damas, et A l Achraf, prince de Haute Mésopotamie; et son neveu A l Aziz, fils de Saladin, souverain d'Alep. A u lieu de mettre à profit l'inactivité des Francs qui suivit la paix de 1221, les princes ayyoubides se livrent, au contraire, «à leurs intrigues habituelles: ce sont aussi bien des luttes de préséance à La Mecque que des ambitions territoriales. Les uns comme les autres font appel à l'ennemi, et grâce à ces discordes, les Francs et les Kharezmiens vont ravager la Syrie et la Palestine.»3 C'est avec son frère Achraf, souverain de Mésopotamie, que le souverain d'Egypte Kamel s'entend le mieux. «Placés l'un et l'autre aux deux extrémités des vastes domaines que se partage la famille ayyoubide, ils peuvent utilement peser sur les princes syriens pour les ramener au calme . . . Mais pour régner en paix, il (Kamel) impose à ses parents ce qu'on pourrait appeler l'«équilibre syrien.»4 Et lorsqu'il s'avisera de modifier cet équilibre à son profit, son frère qui lui est le plus attaché, A l Achraf, fidèle aux traditions millénaires de ses prédécesseurs de Mésopotamie, n'hésitera pas à se placer du côté de ses adversaires. Avec son frère Moazzam, souverain de Damas, qui voulait s'emparer des principautés de Homs et de Hama, le souverain d'Egypte avait le plus de difficultés. En 1225, Moazzam, qui venait de fomenter une révolte contre son frère de Mésopotamie, appelle à son aide un redoutable chef iranien, Jelaleddine, shâh du Kharezm, dont les troupes étaient venues se livrer à de sauvages dévastations en Basse Mésopotamie et dans la principauté de Achraf, la région de Mossûl.
3 4
Wiet, op. cil., p. 350. Wiet, op. cit., p. 350.
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a. Le sultan Kamel se tourne vers l'Occident (1227) En 1227, Moazzam réussit à gagner à sa cause son frère Achraf de Mésopotamie. Ce dernier, qui avait de bonnes relations avec le souverain d'Alep, promet de soutenir celui de Damas contre les princes de Homs et de Hama, et même contre le souverain du Caire. «C'était pour le sultan d'Egypte l'isolement le plus complet: c'est alors qu'il rechercha l'alliance des Croisés, en leur promettant des territoires qu'il pouvait d'autant plus concéder qu'ils appartenaient précisément au prince de Damas.» 5 Affolé par la coalition des princes ayyoubides de Syrie et des Khawarezmiens, coalition qui représentait un sérieux péril pour l'Egypte, Kamel, qui se sentait complètement isolé et qui, par surcroît, se méfiait de ses officiers, se tourne vers l'Occident pour y chercher un appui. Selon Makrizi, Aboul Fida et autres historiens arabes, le sultan d'Egypte, qui avait déjà des rapports avec Frédéric II, empereur germanique et roi de Sicile, envoie auprès de lui, en 1227, comme émissaire, un certain émir Fakhreddine, pour négocier un accord. Le sultan, qui trouve moins dangereux pour l'Egypte un renforcement de la Syrie franque qu'une grande Syrie musulmane, offre à Frédéric, comme prix de son intervention, plusieurs villes du littoral palestinien qui appartiennent au roi de Damas, et même la ville de Jérusalem (1227). Frédéric, qui, depuis 1225, est le mari de l'héritière de la couronne de Jérusalem, apparaîtra bientôt au Levant comme chef de la sixième Croisade, qui est déjà en voie de formation en Europe. 3. Les Mongols maîtres du plateau iranien. L'Empire de Gengis Khan Nous avons vu, en parlant des Turcs primitifs ou d'Asie Centrale (p. 402 —409), ce que sont leurs voisins dans ces régions, les Mongols, appelés Tatars (Tartares) par les Chinois du IXe siècle, et qui s'étaient substitués, en 920, aux Turcs de Mongolie dans la suprématie de cette contrée (p. 384—393). Au début du XHIe siècle, des hordes de cette race, sous la conduite du célèbre Gengis Khan, «le conquérant le plus extraordinaire que le monde ait vu », déferlent de l'Asie Centrale vers les régions de l'Ouest. Nomades cavaliers, de mœurs primitives (p. 402—404), les Mongols achèveront la destruction de la vieille culture de l'Iran et de la Mésopotamie. a. Gengis Khan (1196—1227), fondateur de l'Empire mongol Né vers 1167, fils d'un chef de clan mongol, orphelin à 12 ans, abandonné par les siens, Témudjin (meilleur fer), futur Gengis Khan, grâce à ses vic5
Wiet, op. cit., p. 352.
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toires sur ses rivaux, est reconnu vers 1196 comme Khan (prince ou roi) par les principaux clans mongols. De 1196 à 1205, par des négociations et des combats heureux, Témudjin, chez qui se discernent déjà le génie du commandement et celui de l'organisation, impose sa suprématie à toute la contrée mongole et relève l'ancien grand Empire des Turcs de Mongolie (683—840) (p. 392—395). En 1206, il réunit dans une assemblée les Mongols, les Turcs et les divers peuples clients ou alliés et se fait proclamer Kaghan (grand Khan ou souverain suprême), titre mongol qu'avaient porté les maîtres successifs de la Mongolie, tant turcs que mongols (p. 387). Peu après, Témudjin prend le titre de Tchinggis Khân (Djengis Khân), qui signifie «puissant Khan», titre neuf qu'il substitue à celui un peu usé de Kaghan. Souverain légitime et absolu de tous les Mongols et Turcs partout où il s'en trouvait, Gengis Khan, dont la majorité des soldats et des fonctionnaires sont des Turcs, plus évolués que les Mongols, veut aller aussi loin qu'ont pénétré, au cours des siècles précédents, les Turcs de toute provenance: Turkestan, Iran, Asie Mineure, Volga, etc. Après avoir conquis la Chine du Nord (1209—1217), il aborde la conquête de l'Asie Occidentale, où des dynasties turques ou d'origine turque (Seljukides, Dânishmendides, etc.) se partagent territorialement l'autorité suprême. b.
Politique
terroriste des souverains
mongols
La cause principale de la rapidité des conquêtes de Gengis Khan et de ses successeurs doit être cherchée, non dans l'importance numérique de leurs armées, qui étaient très souvent moins nombreuses que celles des ennemis, mais dans l'épouvante qu'inspiraient les Mongols. Pour briser la résistance de l'adversaire, Gengis Khan érige la terreur en système de guerre et de gouvernement. «La pitié», écrit-il à l'un de ses fils, «est signe d'un caractère faible; seule la sévérité retient les hommes dans le devoir; un ennemi simplement vaincu n'est jamais réconcilié et déteste toujours son nouveau maître.» Aussi, les grandes cités qui résistent sont-elles détruites après leur prise, et leurs habitants sont égorgés ou déportés. Les survivants sont envoyés en Mongolie et affectés aux travaux les plus divers. Parmi les ouvriers employés à la reconstruction de Karakorum, capitale de la Mongolie gengiskhanide, «Rubruck trouvera un orfèvre de Paris, capturé à Belgrade, un architecte russe marié à une dame de Metz» (Blochet). «La politique terroriste de Djengis, les carnages d'Hérat, de Bamian, de Bagdad, l'extermination de millions d'hommes, avaient rempli les âmes d'un tel effroi que nul ne songeait plus à résister. Le chroniqueur contemporain Ibn al-Athir raconte que souvent un cavalier mongol isolé venait dans un village et égorgeait les hommes l'un après l'autre, sans qu'aucun
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osât lever la main. L'armée des Seljoucides de Roum, forte de 22.000 hommes, . . . apprenant l'approche de 10.000 Mongols, se débande sans les attendre.»6 c. Caractère laïque de l'Etat mongol On doit reconnaître que Gengis Khan et ses successeurs, malgré leur férocité de primitifs, ont établi et maintenu, en Asie occidentale, la notion mongole de l'Etat basé sur le nationalisme et le principe de la loi laïque, le Yasak. De là leur complète tolérance en matière de religion et l'inexistence, dans leur Etat, de «cette confusion des lois civile et religieuse, qui paralysa tout progrès dans l'Orient musulman et dans la chrétienté du moyen-âge».7 d. Les Mongols maîtres du Turkestan et de l'Iran. Défaite des Khawarezmiens (1220) En 1217, les armées de Gengis Khan envahissent la Kachgarie (Turkestan oriental) et, en 1220, la Transoxiane (Turkestan occidental) et l'Iran. Le souverain du Kharezm (Turkestan), Mohammed, et son fils Jelaleddine, maîtres du plateau iranien, sont vaincus après d'héroïques combats et s'enfuient dans l'Inde. Les grandes cités conquises: Balkh, Merv, Kharezm, Bamian, Nichapour, Hamadan, Tabriz, sont saccagées et incendiées et leurs habitants massacrés ou déportés. e. Restauration et destruction de l'Empire et de la dynastie des Khawarezmiens (1225—1231) Situé entre l'Oxus, la mer Caspienne et le Nord de la Perse, le pays de Kharezm, habité par de vieilles populations semi-nomades apparentées aux Iraniens, fut continuellement disputé par les Iraniens sédentaires et les Touraniens nomades (p. 406). Sous les Arabes, qui le conquirent sur les Turcs à la fin du Vile siècle, les villes de Merv, Meched et Nichapour, furent de brillants centres de civilisation. Conquis, au début du Xle siècle, par les Turcs Seljûkides, il s'en rendit peu à peu indépendant et son prince, qui prit le titre de shâh (roi), réussit, à la fin du Xlle siècle, à mettre fin à la domination des Seljûkides en Perse et à étendre sa domination sur l'ensemble de l'Iran (1194). Vaincu, en 1220, par Gengis Khan, le shâh du Kharezm s'était, on l'a vu, réfugié dans l'Inde, avec son fils Jelaleddine. Succédant à son père, ce dernier, profitant du départ de Gengis Khan pour la Mongolie, rentre dans son royaume et rétablit sa souveraineté en Iran (1225). Une armée 6 7
Blochet, La Grande Encyclopédie, T. 24, «Mongolie», p. 86. Blochet, op. cit., p. 81.
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mongole envoyée de l'Asie Centrale écrase les Khawarezmiens (1230). Jelaleddine, qui s'enfuit cette fois vers le Nord, est assassiné dans une île de la Caspienne (1231). Les débris de ses troupes, tristement célèbres dans les annales orientales sous le nom de Khawarezm, passeront en Mésopotamie et en Syrie qu'ils couvriront de dévastations et de ruines. En 1237, les hordes mongoles saccagent la Mésopotamie, le Kurdistan, l'Azerbaijan, l'Arménie, la Géorgie. En 1242, ils envahissent de nouveau la Mésopotamie et battent le sultan turc de Rûm (Konya), en Asie Mineure. 4. L'empereur germanique Frédéric II et la reconstruction du royaume franc de Jérusalem a. Croisade germanique ou sixième Croisade (1228—1229) Les échecs des Croisades précédentes avaient démontré que l'Orient ayyoubide était invulnérable, tant en Syrie qu'en Egypte. Une future Croisade ne pouvait être entreprise, avec des chances de succès, que si la Papauté réussissait à y intéresser l'empereur Frédéric II qui, maître de l'Allemagne, de l'Italie du Nord et du Sud, était à cette époque le plus puissant souverain d'Europe. Mais Frédéric, dont l'ambition domine la ferveur religieuse, était plus préoccupé d'asseoir sa domination en Occident que d'entreprendre des expéditions en Orient. Pour l'amener à s'intéresser aux affaires de la Syrie franque, le pape avait trouvé un moyen décisif, celui de lui faire épouser la princesse Isabelle, héritière légitime du trône de Jérusalem que Jean de Brienne n'occupait qu'à titre de régent. Frédéric, qui avait vu dans ce projet le moyen d'étendre sa domination à la Méditerranée orientale, l'avait accueilli avec empressement, d'autant plus que le titre prestigieux de roi de Jérusalem, très prisé en droit chrétien, n'était pas à dédaigner. Aussitôt le mariage célébré (1225), le roi Jean de Brienne est éliminé et le pouvoir, dans le royaume franc de Palestine, passa ipso facto à l'empereur, qui envoya, de sa part, un délégué ou représentant comme gouverneur (1226). b. Atermoiements de l'empereur Frédéric Mais Frédéric, qui s'était fort hâté de prendre possession de son nouveau domaine levantin, ne montrait pas le même empressement pour entreprendre la Croisade, dont il reculait indéfiniment l'exécution. Loin d'être un ennemi de l'Islâm, il cherchait, au contraire, à se soustraire à la tutelle de la Papauté romaine et entretenait des relations amicales avec les princes musulmans.
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Elevé en Sicile, terre semi-musulmane à cette époque, Frédéric II avait une cour orientale. Il avait même installé dans l'Italie méridionale d'importantes colonies musulmanes, transportées de Sicile, qui lui fournissaient des troupes fidèles et chez lesquelles il choisissait beaucoup de ses familiers. Il s'intéressait à la philosophie arabe et à la science arabo-persane, alors à leur apogée. Et si Frédéric finit par se décider à partir pour l'Orient, ce fut moins à l'appel du pape qu'à celui du sultan d'Egypte Kamel qui, on l'a vu, en conflit avec son frère Moazzam, prince de Damas, demandait l'appui de l'empereur, en promettant à celui-ci, comme prix de son aide, de rendre aux Francs la ville de Jérusalem (p. 485—486). «Ainsi, tandis que la papauté enjoignait à Frédéric II de partir pour l'Orient et d'y diriger la guerre sainte contre le sultan, le sultan l'invitait à y venir en ami et en allié pour le défendre contre son frère et les associés de son frère.» 8 Voulant mettre toutes les chances de son côté, Frédéric attendait, pour partir, la fin de ses négociations avec le sultan d'Egypte. Lorsqu'enfin il se décida à s'embarquer, les circonstances favorables avaient changé. D'une part, en effet, le pape, excédé par ses hésitations et ses atermoiements, finit par l'excommunier (1227). D'autre part, le souverain de Damas, Moazzam, meurt dans la même année (1227), laissant, comme successeur, son fils Naser, un jeune prince incapable, qui était loin de constituer un danger pour l'Egypte. Kamel n'avait donc plus intérêt à faire venir l'empereur; mais ce dernier s'était trop avancé pour reculer. «Il partait donc, mais il partait dans les conditions les moins favorables, croisé excommunié, mis au ban de la chrétienté par le Saint-Siège; et, en même temps, au lieu d'arriver en allié du sultan d'Egypte, il survenait, aux yeux de ce dernier, comme le plus indésirable des voyageurs. Pour avoir voulu louvoyer trop habilement entre l'islam et la chrétienté, il risquait de se voir désavouer par la chrétienté comme par l'islam.»9 c.
Coalition
ayyoubide
contre
Frédéric
(1228)
En juin 1228, Frédéric s'embarque enfin pour le Levant. Faisant escale en Chypre, il se fait reconnaître comme suzerain de ce royaume franc et débarque à Acre, en septembre. Pendant ce temps, le sultan d'Egypte, que le voyage de l'empereur commençait à embarrasser, prend les devants. Quittant Le Caire à la tête d'une puissante armée, il occupe sans combat Jérusalem et Naplouse (août 1228), qui faisaient partie du domaine de son neveu le prince de Damas, et s'apprête à marcher sur cette dernière ville. Ce projet d'expan' Grousset, L'Epopée des Croisades, p. 315. Grousset, L'Epopée des Croisades, p. 317.
9
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sion, qui risquait de briser l'équilibre syrien, provoque la réaction du prince de Mésopotamie, Achraf qui, pour préciser sa position, se rend à Damas et fait savoir à Kamel qu'en cas de conflit il sera aux côtés de son neveu. Une réunion, entre Kamel et Achraf, aboutit à un arrangement aux termes duquel le neveu, Naser, irait régner en Mésopotamie, Achraf recevrait la principauté de Damas qui serait sensiblement diminuée du côté sud, tandis que Kamel s'étendrait jusqu'à Tibériade, englobant presque toute la Palestine. Mais le refus de Naser de se laisser déposséder par ses oncles oblige ces derniers à différer l'exécution de leur accord. d.
Négociations
et entente entre le sultan et l'empereur
(1229)
Les succès obtenus par le sultan Kamel, sans le concours de Frédéric, enlève à ce dernier tout prétexte pour demander la rétrocession de Jérusalem, qui lui avait été promise lors des négociations. Mais l'empereur ne pouvait, sans perdre toute considération aux yeux de l'Europe, retourner dans ses Etats sans avoir récupéré au moins la Ville Sainte. Reprenant les pourparlers avec le sultan, il supplie ce dernier de lui sauver la face en lui livrant à l'amiable, conformément aux accords intervenus entre eux, la ville «qui a donné naissance à la religion chrétienne». Kamel, dont la position n'était pas moins délicate que celle de Frédéric, s'excuse sur les changements qui ont modifié la situation. Il montre à ce dernier la difficulté où il se trouvait de lui remettre Jérusalem, qui est aussi une ville sainte de l'Islâm; cet acte provoquerait contre lui l'opinion publique du monde islamique. Cependant, le sultan se rendait compte qu'il serait dangereux de pousser à bout son impérial adversaire. Celui-ci pourrait prendre parti pour le jeune prince de Damas, qu'on voulait déposséder de son domaine. D'autre part, le danger d'une invasion khawarezmienne se profilait toujours à l'horizon. En novembre 1228, Frédéric quitte Acre pour Jafa, dont il relève les anciennes fortifications. De son côté, Kamel marche contre Damas qu'il bloque (janvier 1229). Mais l'empereur, qui a reçu de fâcheuses nouvelles d'Italie, presse le sultan d'avoir à s'exécuter. En guerre contre son neveu de Damas, dont la capitale est toujours bloquée par les Egyptiens, Kamel juge prudent de s'entendre avec Frédéric. Par un traité conclu à Jafa (11 février 1229), le sultan rend au royaume franc les trois villes saintes: Jérusalem, qui ne sera pas fortifiée, Bethléem et Nazareth, ainsi que d'autres zones territoriales destinées à assurer leurs communications avec la côte franque. Bien que le royaume de Jérusalem ne soit pas intégralement restauré dans ses anciennes limites, les acquisitions de Frédéric, obtenues à l'amiable et sans guerre, n'en constituent pas moins un magnifique succès diplomatique. Rédigé en arabe et en français, le traité prévoyait une trêve de dix ans (1229).
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e. Importance et répercussions du traité de 1229 Le traité de 1229 est d'une importance capitale dans l'histoire des rapports franco-musulmans. Les deux souverains, dont les idées sont en avance sur celles de leur temps, tout en tenant compte de l'opinion publique de leur monde respectif, cherchent à mettre fin à la guerre sainte qui opposait, depuis plus de deux siècles, la Chrétienté et l'Islâm dans le Levant. En fait, la paix qu'il procura aux deux mondes antagonistes fut la plus stable et la plus longue de toute la période des Croisades. «Le traité de Jaffa porta nettement la trace de ces préoccupations ou plus exactement des préoccupations du sultan comme de l'empereur à l'égard de leur opinion publique respective. Ce fut avant tout un compromis qui atteste l'inquiétude d'el-Kâmil par rapport aux réactions du monde musulman, de Frédéric par rapport aux réactions de la chrétienté. D'où le balancement et l'enchevêtrement des clauses du traité: Jérusalem était politiquement rendue aux Francs, mais, reconnue ville sainte pour les deux cultes, elle se voyait soumise à une sorte de condominium religieux, d'ailleurs fort intelligemment compris. Les chrétiens recouvraient le SaintSépulcre, mais les Musulmans gardaient l'ensemble du Haram ech-Chérif, avec la Qoubbat es-Sakhra ou mosquée d'Omar et la mosquée el-Aqsa, l'ancien domaine des Templiers . . . Pour éviter toute contestation, la communauté musulmane de Jérusalem resta placée sous la juridiction d'un cadi résidant, qui servait d'intermédiaire entre elle et les nouvelles autorités franques.» 10 Comme toutes les solutions moyennes, le traité de 1229 ne donna satisfaction ni aux Chrétiens, ni aux Musulmans. «Rarement on vit une situation plus paradoxale: d'un côté, le patriarche de Jérusalem jetait l'interdit sur les Lieux Saints, et la Papauté, qui avait excommunié Frédéric II, mettait deux ans à reconnaître le traité de 1229; de l'autre, l'opinion considérait d'une façon unanime que la perte de Jérusalem, même atténuée, était un grand malheur pour les Musulmans. C'est sur ce terrain, éminemment dangereux pour Malik Kamel, que son neveu, Malik Nasir Daoud (prince de Damas), refusant d'agréer des dispositions conclues en dehors de lui, engagea une lutte passionnée.» 11 f . Morcellement du nouveau royaume de Jérusalem
(1230)
Après avoir fait son entrée dans Jérusalem délivrée et pris, au SaintSépulcre, la couronne royale, Frédéric retourna à Acre, d'où il se rembarqua pour l'Italie (1229). Dès son départ, les barons de Terre Sainte, qui avaient refusé de reconnaître le traité de Jafa en faisant état de l'ex10 11
Grousset, L'Epopée des Croisades, Wiet, op. cit., p. 356.
p. 329—330.
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communication lancée contre l'empereur, commencent la lutte contre les représentants impériaux. Jean d'Ibelin, seigneur de Beyrouth, chasse ces derniers de Chypre (1230). Un corps expéditionnaire germanique, envoyé par Frédéric, enlève Beyrouth et occupe Tyr, qui seront successivement reprises, par les Ibelin, la première en 1232 et la seconde en 1243. Tout en continuant à reconnaître théoriquement la royauté de Frédéric, les barons francs, qui transforment le royaume de Jérusalem en «une république fédérale de baronnies et de communes commerçantes», dirigées par la puissante famille des Ibelin, sont pratiquement indépendants. Ces baronnies et communes sont: les seigneuries de Tyr, de Beyrouth, d'Arsouf, de Jafa; la commune d'Acre, où les colonies marchandes italiennes s'administrent elles-mêmes sous l'autorité de leurs consuls respectifs; l'Ordre militaire des Hospitaliers, au Crac des Chevaliers et à Marqab; celui des Templiers, à Tortose, à Safita et à Safad; les Teutoniques, à Montfort. «Tel fut le lamentable épilogue d'une croisade qui, somme toute, avait brillamment réussi, puisque, seule d'entre toutes les expéditions similaires depuis 1190, elle avait rendu Jérusalem aux Chrétiens.»12
5. Imbroglio syrien a. Le prince Achraf, souverain de Damas (1229) Mettant à profit l'impopularité soulevée contre le sultan d'Egypte par le traité de 1229, le souverain de Damas, Naser, qui avait refusé l'arrangement intervenu à ses dépens entre ses oncles d'Egypte et de Mésopotamie, se défend dans sa capitale, où il est assiégé par ses deux oncles mais soutenu par les sympathies de la population damasquine. Au bout de quatre mois de résistance, il «fut abandonné de ses officiers parce qu'il n'avait plus d'argent pour les payer. Lorsqu'il vit ses ressources s'épuiser, il se rendit au camp de Malik Kamil et fit sa soumission (début de juin 1229).s1^ Un nouvel arrangement aves ses oncles attribue à Naser la principauté de Karak et quelques cantons en Palestine. Achraf acquiert Damas. b. Palestine et Haute Mésopotamie annexées à l'Egypte (1229) Par le même arrangement, le sultan Kamel ajoute à son royaume d'Egypte la Palestine, ainsi que la Haute Mésopotamie abandonnée par Achraf. Cette expansion égyptienne vers la Haute Mésopotamie, si contraire aux habitudes et aux traditions des Egyptiens, est la continuation de la tradition saladine. 12
Grousset, L'Epopée des Croisades, " Wiet, op. cit., p. 357.
p. 338.
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«La dynastie [ayyoubide] a été fondée en Egypte, puis elle a rayonné dans les différentes provinces syriennes, par la volonté de son fondateur. Malik Kamil n'usait donc que d'un droit, légitime au point qu'il pouvait le considérer comme un devoir . . . Il faut tenir compte aussi des intrigues nouées contre lui, intrigues qui, nées dès la mort de Saladin, ne cesseront qu'à l'extinction de la dynastie.»14 c. Le sultan Kamel en Haute Mésopotamie. Guerre avec le sultan seljûkide de Konya (1234) En 1232, Kamel est obligé de repartir vers le Nord syrien, où les Khawarezmiens, qui avaient déjà, depuis 1225, envahi et ravagé à plusieurs reprises la Mésopotamie et la Syrie-Nord, étaient revenus à la charge. En 1231, ils occupent l'Arménie et menacent les territoires ayyoubides de Haute Mésopotamie. Kamel, qui pousse jusqu'à Diarbékir, annexe de nouveaux territoires à son Empire. Cette extension égyptienne provoque l'hostilité du sultanat turco-seljûkide de Konya, qui avait jusque-là combattu les Khawarezmiens. En 1234, Kamel, avec tous les princes syriens de sa famille, se met en marche pour envahir l'Anatolie. Mais les princes ayyoubides de Syrie et des provinces orientales, qui s'étaient doutés qu'en cas de succès Kamel voulait partager entre eux l'Empire seljûkide d'Asie Mineure et garder pour lui-même les provinces syriennes, abandonnent ce dernier (1234). Aussistôt, les troupes turco-seljûkides descendent vers le Sud et arrivent à la frontière syrienne. En 1235, Kamel repousse les envahisseurs et consolide ses positions sur les frontières septentrionales. d. Intrigues et luttes fratricides (1235—1240) A partir de 1235, l'Orient ayyoubide sera la proie des complots et des luttes fratricides. Une conjuration des princes syriens, qui couvait depuis trois ans, contre le sultan d'Egypte, éclate en 1236 et sollicite l'appui du sultan seljûkide de Konya. Le principal conjuré, Achraf, depuis peu prince de Damas, meurt en 1237, et Damas se rend au sultan Kamel, qui meurt, quelques mois après (1238), pendant qu'il se préparait à envahir la principauté d'Alep. La situation se complique davantage après l'avènement du sultan Adel II, fils et successeur de Kamel, prince jeune et débauché, dont la suzeraineté n'est guère acceptée par les princes ayyoubides de Syrie. Le prince d'Alep, demeuré insoumis depuis 1236, fait appel au sultan seljûkide de Konya qui lui envoie des troupes. Il prend en outre à sa solde une bande de khawarezmiens, qui ne rêvaient que pillage et rapine. Le prince 11
Wiet, op. cit., p. 363.
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Sâleh Ayyoub, frère du sultan Adel, abandonne sa principauté de Sinjar à son fils Touran Shâh et s'empare de celle de Damas (1238), annexée depuis peu à l'Egypte. Pendant deux ans (1238—1240), les princes d'Egypte, de Damas, d'Alep, de Karak, de Sinjar, de Hama, de Homs, de Baalbek, se livrent, les uns contre les autres, à toutes sortes d'intrigues et de complots. Sâleh Ayyoub, qui veut enlever l'Egypte à son frère Adel, se met en marche vers Le Caire à la tête d'une forte armée. Dès son départ, sa capitale Damas, convoitée par les autres princes, est occupée par ceux de Baalbek et de Homs (1239). Abandonné par son armée près de Naplouse, il est capturé par son cousin Naser, émir de Karak (1239). Emu de ces dissensions, le calife de Bagdâd envoie un ambassadeur qui essaie vainement de rétablir la concorde entre les princes ayyoubides. Cette réconciliation est d'autant plus nécessaire que la trêve de dix ans, conclue en 1229 avec Frédéric II, venait d'expirer et que les Francs, qui avaient reçu des renforts d'Occident (1239), commandés par Thibaut IV, comte de Champagne et roi de Navarre (6e Croisade), ont déjà profité des querelles qui divisaient les Musulmans. Ils avaient même élevé quelques fortifications à Jérusalem, malgré les clauses de la trêve qui l'interdisaient. Mais un détachement de l'expédition de Thibaut, qui s'était aventuré audelà d'Ascalon, avait été massacré près de Gaza (1239).
6. Redressement a. Sâleh Ayyoub
sultan d'Egypte
et réaction
égyptiens
(1240)
Prenant l'initiative de la riposte, le prince de Karak, Naser, qui continuait à détenir prisonnier Sâleh Ayyoub, ancien prince de Damas, enlève Jérusalem aux Francs après trois semaines de siège (5 janvier 1240). Naser, auquel ce succès donne un grand prestige moral, vise la principauté de Damas, détenue par Sâleh Ismaïl qui était soutenu par l'Egypte. En avril, Naser, qui met en liberté Sâleh Ayyoub, fait venir celuici à Jérusalem, le reconnaît comme son suzerain et se partage avec lui l'Empire ayyoubide: à Sâleh Ayyoub, l'Egypte; à Naser, la Syrie et les provinces mésopotamiennes. Pour se préparer à la guerre, les deux souverains se retirent à Karak où ils se fortifient (1240). Réagissant promptement contre cette coalition, le sultan d'Egypte Adel mobilise ses troupes; mais ses miliciens turcs, qui voulaient s'en débarrasser, profitent du moment pour le détrôner (mai 1240). «L'élément turc joue pour la première fois en Egypte un rôle politique analogue à celui que nous avons signalé au neuvième siècle à la cour de Bagdad. Ces Turcs
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connaissent dès lors leur puissance: aujourd'hui ils se débarrassent d'un souverain, demain ils feront choir la dynastie.»15 Appelé par les officiers qui avaient renversé le sultan Adel, le prince Sâleh Ayyoub (1240—1250) succède à son frère détrôné. Son règne, comme celui de son prédécesseur, offre le triste spectacle de luttes fratricides, mêlées au duel franco-musulman engagé depuis un siècle et demi. Plus aigri que trempé par les événements, le nouveau sultan, qui tremblait d'être renversé à son tour, commence par enfermer son frère détrôné dans la Citadelle du Caire. S'en prenant ensuite à ceux qui avaient renversé ce dernier et qui auraient pu renouveler leur coup à son encontre, il les remplace par des mamluks qui lui sont dévoués et avec lesquels il s'installe dans une forteresse construite dans l'île nilotique de Roda. Manquant d'argent, il n'hésite pas à taxer les hauts fonctionnaires et magistrats, considérés responsables des fonds publics dilapidés par son prédécesseur. b. Coalition syro-franque contre le sultan du Caire (1240—1243) Le prince Naser, grâce auquel Sâleh Ayyoub arriva au trône, n'obtint rien de ce dernier, malgré les promesses qui lui avaient été faites lors de leur accord à Jérusalem. De retour à Karak, Naser organise une nouvelle coalition formée des princes de Damas et de Homs, et même des Francs; ces derniers furent autorisés à s'approvisionner d'armes à Damas. Affolé par ce nouveau danger, le sultan Sâleh Ayyoub fait appel aux farouches guerriers asiatiques, les Khawarezmiens, qui ravagent la région d'Alep, massacrant ou réduisant en captivité les habitants et commettant des dégâts considérables (1240). Après avoir repoussé les Khawarezmiens, les princes coalisés, qui, entre-temps, s'étaient encore divisés, se regroupent en 1243 et se préparent à attaquer l'Egypte. Le prince de Damas «sollicita aussi, comme naguère, le concours des Francs, qui furent les premiers bénéficiaires de cette nouvelle rupture, car ils obtinrent Ascalon, Tibériade et Jérusalem, dont ils s'empressèrent de reconstruire les fortifications (1243). Pour la seconde fois, en moins de vingt ans, les Croisés obtenaient la possession de Jérusalem, parce que les princes ayyoubides ne s'aimaient pas.»16 Avec ces acquisitions, l'ancien royaume de Jérusalem se trouvait à peu près reconstitué dans ses limites historiques. Restauration éphémère, qui sera bientôt suivie d'un bouleversement catastrophique. c. Victoire des Egypto-Khawarezmiens
(1243)
Au printemps de 1244, les Khawarezmiens reviennent à la charge; fran15 16
Wiet, op. cit., p. 369. Wiet, op. cit., p. 372.
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chissant l'Euphrate en direction du Sud, ils dévastent les régions traversées et arrivent à Jérusalem, dont ils massacrent les habitants chrétiens. Ils poussent même jusqu'à Gaza où ils opèrent leur jonction avec l'armée du sultan d'Egypte, commandée par un ancien esclave, Baïbars. Près de Gaza, l'armée des princes syriens, composée des détachements de Damas, de Karak et d'un corps de Francs, subit une écrasante défaite (1244). d. Renversement d'alliances (1245) Après la victoire de Gaza, l'armée égypto-khawarezmienne s'empare du littoral palestinien, occupe Jérusalem et Hébron et pousse jusqu'à Damas qui, au bout d'un siège rigoureux, se rend au sultan d'Egypte (1245). Les Khawarezmiens, auxquels on concéda comme fief le littoral palestinien, ne furent pas admis à pénétrer dans Damas. Furieux d'avoir été bernés par leur allié le sultan d'Egypte, leur chef s'allie avec le prince de Karak, Naser, et avec le prince de Damas, Saleh Ismaïl, qui venait de perdre son trône. Après ce renversement des alliances, les Khawarezmiens, qui avaient mis le siège devant Damas pour le compte du sultan d'Egypte, le remettent de nouveau, mais contre ce dernier et pour le compte de leurs adversaires de la veille. Mais les dévastations commises par les Khawarezmiens les avaient rendus odieux aux populations syriennes. Aussi, Damas, assiégée, se défenditelle avec courage, en supportant les plus terribles privations. En outre, les princes d'Alep et de Homs, dont plusieurs régions ont été dévastées par les Khawarezmiens, renversent leurs alliances et marchent contre ces derniers. D'autre part, le sultan d'Egypte quitte Le Caire avec son armée, pour rejoindre, près de Damas, ses nouveaux alliés nord-syriens. e. Les Khawarezmiens écrasés près de Homs (1246). Les établissements francs menacés Craignant d'être obligés de combattre sur deux fronts, les Khawarezmiens, sans attendre l'arrivée des forces égyptiennes, lèvent le siège de Damas et vont au-devant des troupes syriennes qui descendent du Nord. Ecrasés sous les murs de Homs (1246), leurs débris s'enfuient vers l'Est et leur puissance est définitivement détruite. De son côté, l'armée égyptienne, venant du Sud, enlève aux Francs Tibériade et Ascalon (1247), et menace Acre. Plus au nord, la principauté d'Antioche est sérieusement menacée par les Turcs et les Mongols. Cette situation critique des Francs, qui sont sur le point d'être jetés à la mer, provoque la septième Croisade.
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7. Désastre des Francs en Egypte. Désagrégation de la Syrie jranque a. Croisade de saint Louis ou septième Croisade (1248—1252) A l'époque où nous sommes de notre récit, la ferveur religieuse s'est beaucoup attiédie en Europe et l'indifférence est presque totale. Les princes occidentaux continuent à guerroyer les uns contre les autres et le pape lui-même est occupé dans sa lutte contre l'empereur Frédéric II. Cette situation rendait bien douteuse une nouvelle expédition de Croisade. Pour tenter une pareille aventure, il aurait fallu des princes imbus de l'esprit du Xle siècle; il ne s'en est trouvé qu'un seul, Louis IX, roi de France, dit saint Louis, qui répondit à l'appel. Malheureusement, saint Louis est seul animé de ce sentiment; ses chevaliers, qui imitent son exemple, le font plutôt par point d'honneur. Son armée assez faible, composée de Français ou de mercenaires, eût été suffisante si le roi avait été un grand général. Mais, chevalier éprouvé, esprit éminent, il n'avait point les qualités d'un chef d'armée. Les Croisades précédentes avaient échoué faute de discipline et d'unité de commandement; celle de 1248 échouera faute d'un général. b. Prise de Damiette (1249) Saint Louis, qui avait pris la croix en 1244, ne put, à cause d'une grave maladie, quitter la France qu'en 1248. Abordant à Chypre, il y fit escale pendant huit mois. Comme naguère Amaury 1er et Jean de Brienne, dont il reprend les conceptions, Louis IX estime que « la solution de la question de Terre Sainte se trouvait toujours au Caire». Il décide donc d'attaquer l'Egypte, cœur de la puissance musulmane, en même temps que son point le plus vulnérable. Débarquant près de Damiette, dont il s'empare le lendemain (1249), il y est immobilisé avec son armée pendant cinq mois (juin-novembre), à cause de la crue du Nil qui allait commencer. Refusant une proposition du sultan Sâleh Ayyoub, qui offrait de lui rendre Jérusalem en échange de Damiette, Louis IX, en novembre, marche sur Le Caire. Mais l'armée est arrêtée devant la ville fortifiée de Mansourah. Cette place, où le sultan Sâleh Ayyoub venait de mourir, est défendue par un vaillant chef turc, le célèbre Baïbars, chef de la garde turque mamluk, «un des meilleurs hommes de guerre de son temps». c. Désastre des Francs près de Mansourah et évacuation de Damiette (1250) Se lançant follement dans Mansourah, Robert d'Artois, frère du roi Louis, est tué et toute l'avant-garde massacrée (février 1250). Deux mois après,
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l'armée, encerclée par les Egyptiens et décimée par le typhus, est obligée de capituler et le roi, atteint lui-même par l'épidémie, est fait prisonnier (1250). Le sultan Touran-Shâh, qui vient de succéder à son père Sâleh Ayyoub, accepte de traiter: le roi rendrait Damiette, comme rançon personnelle, et verserait une forte somme d'argent, pour la rançon de l'armée. «Pour fermer aux invasions cette porte si souvent menacée de la mer, la ville (Damiette) fut rasée et ses habitants déportés.»17 d. Les Mamluks turcs maîtres de l'Egypte (1250) Après 70 jours règne, Touran Shâh, dernier sultan ayyoubide, est tué par la garde turque mamluk (1250), qui porte sur le trône la mère du sultan massacré, Chajarat-ad-dour, d'origine turque (1250—1257). Cellecisefait adjoindre, à titre de sultan, un émir mamluk, le Turc Aybek. e. Saint Louis en Syrie franque (1250—1254) Dans l'intervalle, saint Louis, qui, grâce à un emprunt contracté auprès des Templiers, paie la rançon, quitte Damiette pour Acre où il aborde le 13 mai 1250. En Syrie franque, où il restera quatre ans (1250—1254), Louis IX, agissant en véritable roi de la contrée, opérera, dans tous les domaines, un réel redressement. Il réorganise le pays, restaure les fortifications des principales villes et rétablit la discipline parmi les Francs. Au point de vue diplomatique, il joue avec adresse de l'hostilité entre les Mamluks, maîtres de l'Egypte, et les héritiers de Saladin, qui continuaient à régner en Syrie musulmane. En outre, il n'hésite pas à conclure une alliance avec le «Vieux de la montagne», grand maître de la redoutable secte des Assassins (Hashishiûn), ennemie de l'Islâm orthodoxe (p. 474). Enfin, une ambassade est envoyée chez les Mongols, pour étudier une alliance éventuelle avec eux. En 1254, la mort de la régente, mère de Louis IX, oblige celui-ci à s'embarquer pour la France, où il rentre appauvri et malade, mais célèbre. /. Anarchie et luttes intestines en Syrie franque (1254—1258) Après le départ de saint Louis, la Syrie franque, «royaume sans roi», retombe dans l'anarchie et les luttes intestines. Dans Acre, la capitale officielle du pays, organisée en commune autonome, les colonies commerciales de Gênes et de Venise se font, pendant deux ans (1256—1258), une furieuse guerre ouverte, connue sous le nom de «guerre de Saint-Sabas». Cette guerre, qui, motivée par la possession de l'église de Saint-Sabas, avait 17
Brockelmann, op. cit., p. 200.
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comme véritable enjeu le monopole du commerce du Levant, s'étendit à la Syrie franque tout entière, dont les diverses seigneuries se rangèrent dans l'un ou l'autre camp. En 1258, au bout de deux ans de lutte, les Génois se retirent à Tyr, tandis que les Vénitiens restent seuls à Acre; cette scission coupa la Syrie franque sn deux secteurs distincts et rivaux.
I. Egypte mamluk, Syrie ayyoubide et Perse mongole (1250-1260)
1. Les Mamluks et leur régime politique L'Etat égyptien des sultans mamluks est une institution politico-militaire, une milice d'esclaves (mamluk = esclave), étrangers d'origine, qui dominèrent l'Egypte et la Syrie pendant plus de deux siècles et demi (1250— 1517). Recrutés à titre permanent par voie de sélection et d'achat, musulmans ou convertis à l'Islâm, les Mamluks, qui unifièrent sous leur autorité l'Egypte et la Syrie, fourniront à cet empire fondé par eux, en même temps que la force armée, ses chefs politiques et militaires, y compris le sultan lui-même, chef hiérarchique de la milice et maître absolu de l'Etat. Le règne effectif des sultans mamluks, qui se succéderont de 1250 à 1517, comprend deux périodes successives d'une durée presque égale, correspondant à deux dynasties d'origines différentes. Les sultans et les émirs de la première dynastie sont des Turcs originaires de la région du Kiptchak, au nord de la Mer Noire, du Caucase et de la Caspienne; ils sont appelés Mamluks Turcs ou Mamluks Bahrites (1250—1382), du nom du bahr ou fleuve du Nil le long duquel s'étendaient les casernements de leurs milices. Les sultans de la seconde dynastie, qui renverseront et remplaceront les sultans Turcs ou Bahrites, sont appelés Mamluks Circassiens ou Bourjites (1382—1517), du nom du corps des Mamluks Circassiens (Tcherkès), qui étaient chargés de la défense des bourj ou forteresses. a. Origine de l'institution de l'armée des Mamluks L'armée des sultans mamluks d'Egypte n'est pas une création originale. C'est la continuation, sous une forme plus méthodiquement organisée, d'une vieille institution orientale dont l'origine directe, on l'a vu, est antérieure au XHIe siècle. Dès le IXe siècle, on le sait, les gardes du corps des califes de Bagdâd étaient des esclaves turcs appelés mamluks et recrutés par achat sur les marchés d'Asie. Le calife Motasem (833—842), qui se méfiait de ses sujets arabes et persans, s'était entouré d'une garde servile comprenant plusieurs dizaines de milliers de mamluks turcs, qui devinrent les véritables maîtres de l'Etat (p. 286—287). Ses successeurs, de même que la plupart des autres princes musulmans, continuèrent à suivre
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son exemple. A partir de 908, les chefs de la garde turque des califes abbâssides, qui se firent décerner le titre d'amir al-umara (émir des émirs), exercèrent, on l'a vu, la souveraine puissance à Bagdâd, aux côtés du calife qu'ils tenaient en tutelle (p. 297). Comme les Abbâssides, les Ayyoubides, qui, à cause de leur origine kurde, ne pouvaient s'appuyer sur des armées nationales turques, iraniennes ou arabes, furent obligés de recruter, par voie d'achats, des mercenaires étrangers. En 1240, le sultan ayyoubide Adel II, souverain de l'Egypte, fut, on l'a vu, déposé par ses officiers turcs, qui appelèrent au trône son frère Sâleh Ayyoub (p. 495—496). Mal vu par l'armée égypto-ayyoubide, celui-ci s'appuie sur sa garde de mamluks turcs, dont les éléments sont sensiblement augmentés par des achats effectués principalement dans la région du Kipchak. Devenue toute-puissante, cette garde particulière ou Halqa assassine, en 1250, le sultan ayyoubide Touran Shâh, fils et successeur de Sâleh Ayyoub, et, supplantant ses maîtres, donnera à l'Egypte une longue série de sultans mamluks (p. 499). b. Les sultans mamluks, successeurs lointains des pharaons libyens (950-730 avant J.-C.) Il convient de rappeler que les premières colonies militaires étrangères qui dominèrent en Egypte, datent du début du premier millénaire avant notre ère. Dès cette époque, on l'a vu, des tribus aryennes immigrées du Nord, les Libou, qui s'étaient d'abord implantées en Libye à laquelle ils donnèrent leur nom, s'introduisirent pacifiquement en Egypte et servirent de mercenaires aux Pharaons. Essentiellement guerriers, ces Libyens, connus sous le nom de Mashouasha, recevaient, en guise de solde, des donations de terrains et formaient, dès 900, l'armée égyptienne. Vivant en colonies, commandées par leurs chefs, ces troupes étrangères, comme leurs futurs successeurs mamluks, avaient adopté la religion, la langue et les mœurs égyptiennes, ne conservant que leurs noms d'origine. L'un de leurs chefs, Sheshonq I, devint pharaon et fonda la XHIe Dynastie (950—730 avant J.-C.), dite Dynastie libyenne, qui, avec le concours des chefs libyens, gouverna l'Egypte pendant 220 ans, soit une durée presque égale à celle des deux dynasties mamluks (II, p. 142—145). Aux Mashouasha libyens, succédèrent, plus tard, sous les derniers pharaons de l'Egypte indépendante (404—345 avant J.-C.), des mercenaires grecs, recrutés dans le monde égéen, qui formèrent le noyau de l'armée égyptienne de cette époque (II, p. 330—332). c. Physionomie ethnique de l'armée mamluk La physionomie ethnique de l'armée des Mamluks a varié suivant les époques. Formée, au début, d'éléments presque exclusivement turcs, cette ar-
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mée comprend, dans la seconde moitié du XHIe siècle, d'importants contingents mongols qui lui sont incorporés. Au XlVe siècle, elle se compose de Turcs, de Circassiens, de Grecs, de Kurdes, de Turcomans, recrutés, par des achats, en Crimée, en Perse, en Asie Mineure et en Mésopotamie. Des marchands chrétiens occidentaux vendaient leurs coreligionnaires européens comme esclaves en Egypte. Au XVe siècle, des Grecs, Albanais, Serbes, Siciliens, Aragonais, Catalans et surtout Hongrois, faits prisonniers dans les expéditions des Turcs, étaient envoyés en Egypte et achetés par les sultans mamluks. «Le pèlerin Arnold de Harff fit, au Caire, la connaissance de deux mamlouks, dont l'un était originaire de Bâle et l'autre de Dantzig.» 1 d. Germes de troubles et de complots On conçoit qu'une armée aussi hétérogène, destinée à défendre et à gouverner un pays auquel tous ses éléments sont étrangers, ait constitué un milieu favorable à l'intrigue, au complot et à l'assassinat, auxquels se livraient ses officiers pour arriver à la domination suprême. Turbulents et ambitieux, les émirs mamluks se disputent le pouvoir à la mort de chaque sultan. La vacance du trône est même souvent créée par des voies anarchiques et violentes. Si le goût de l'intrigue est profondément enraciné dans le cœur des Mamluks et si le sens moral est absent chez eux, c'est que, dans cette société particulière, dès qu'un homme occupe une fonction importante, il est inévitablement en butte à des jalousies haineuses, qui se traduisent toujours par des complots et des assassinats. Dans un pareil milieu, une dictature sévère, et même dure, s'impose avec rigueur. L'histoire de l'Egypte, sous les Mamluks, «est là pour montrer qu'un souverain faible ou incapable laisse se développer une véritable anarchie» .2 Les républiques italiennes du XVe siècle présenteront les mêmes tares. e. Concessions foncières Les soldats mamluks recevaient une solde. Ceux de la garde du sultan et les officiers de l'armée possédaient des concessions de terre, dont les revenus leur appartenaient en propre. «Le territoire égyptien était alors divisé en vingt-quatre parts, dont quatre appartenaient en propre au sultan; dix étaient assignées en partage aux soldats de la garde; les dix dernières étaient réservées aux émirs, y compris une réserve qui servait aux augmentations.» 3 En 1316, cette répartition des apanages est modifiée à l'avantage du sultan et aux dépens des officiers. «Le territoire conservera sa 1 2 3
Wiet, op. cit., p. 390-391. Wiet, op. cit., p. 484. Wiet. op. cit., p. 467.
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division en vingt-quatre parts, dont dix furent attribuées au sultan, et quatorze aux émirs et aux troupes de la garde royale.»4 /. Anarchie et corruption Pour conserver ou accroître sa fortune et pour sauvegarder sa sécurité personnelle, l'officier mamluk laisse, à l'occasion, ses bandes, souvent mal payées, se livrer au pillage. «Dans les troubles, la capitale est toujours traitée comme une ville vaincue, et la populace se mêle à la troupe pour saccager les boutiques. La guerre et surtout les émeutes ont existé à l'état endémique pendant toute la période des Mamlouks.»5 D'autre part, à chaque grande campagne qui nécessitait la formation d'une armée ou l'augmentation des effectifs existants, «le gouvernement distribuait toujours de fortes primes et, généralement, avançait quatre mois de solde. Il est entendu qu'officiers et soldats devaient consacrer cette somme à leur équipement; de toutes façons elle disparaissait et une nouvelle campagne exigeait des dépenses équivalentes, souvent supérieures, l'armée se montrant de plus en plus exigeante.»6 Aussi, pour faire face aux difficultés financières, le gouvernement a-t-il souvent recours aux confiscations et à la vénalité des charges. Mal payés, les fonctionnaires civils vivaient sur le pays; ils extorquaient de l'argent pour acheter des appuis ou des charges plus lucratives aux officiers mamluks, qui les terrorisaient par leurs caprices et leur brutalité. g. Administration civile Autour du sultan sont les Mamluks affranchis, favoris du maître, formant une sorte de conseil d'où sortaient les émirs, officiers supérieurs dont le titre, très convoité, pouvait mener aux grandes dignités et aux hautes charges: commandement militaire, lieutenance générale de l'Etat (nayeb as saltanat), grand émirat, gouvernement de province et même sultanat. La Syrie est divisée en six provinces ou mamlaka (royaumes), gouvernées chacune par un nayeb (vice-roi). La plus importante est celle de la Damascène (Ash-Shâm); les autres provinces syriennes sont celles de Safad, Alep, Hama, Tripoli. Dans ce régime où le militaire prédomine sur le civil, le corps des scribes et des percepteurs indigènes régit le pays pour le compte du sultan et de ses milices. Ces fonctionnaires administratifs, en majorité chrétiens, qui constituent l'armature de l'Etat, sont méprisés par les Mamluks qui les frappent souvent d'amendes exorbitantes. C'est l'administration civile, à la tête de laquelle est le vizir, qui, malgré les discordes, l'anarchie et les 4 5 6
Wiet, op. cit., p. 482. Wiet, op. cit., p. 391. Wiet, op. cit., p. 472.
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désordres intérieurs, a assuré au régime mamluk sa durée relativement assez longue. Quant au calife, issu de la dynastie des Abbâssides et installé au Caire à partir de 1261, il n'est, malgré son titre, qu'un simple imâm ou chef religieux, sans aucune autorité « I l passait son temps chez les émirs, les grands officiers, les fonctionnaires, les juges, à leur faire des visites pour les remercier des dîners et des soirées auxquels ils l'avaient invité.» 7 h. Puissance des Mamluks Malgré les troubles, les émeutes et la corruption qui sévirent en Egypte pendant toute la période de la domination des Mamluks, on doit reconnaître que, dans le domaine de la politique extérieure, ce régime étrange, bien mieux que ceux des Ayyoubides et des Fatimides qui l'ont précédé, a réussi à fonder un empire islamique et une grande puissance orientale. Constituant «la force armée, depuis le simple homme de troupe jusqu'au souverain, qui, lui-même, sort de ce milieu d'esclaves», les Mamluks «administraient un vaste domaine pour la plus grande gloire de l'Islam. Ces anciens esclaves . . . ont conçu l'idée grandiose d'un impérialisme musulman universel. L e comble, c'est qu'ils y aient réussi. Fièrement, les Sultans mamlouks ont revendiqué dans leurs protocoles la direction du monde islamique: le royaume d'Egypte est dorénavant intitulé le «royaume musulman.»8 Lorsque plus tard, en 1517, le sultan ottoman Sélim I détruira la puissance des Mamluks et annexera l'Orient arabe à son Empire, il se verra obligé de conserver à la tête des provinces égyptiennes, sous le contrôle de son représentant au Caire, 24 beys mamluks, qui reprendront peu à peu toute l'autorité dans le pays et continueront à se recruter par les achats d'esclaves circassiens. L'expédition française de Bonaparte en Egypte (179 8 —1799) brisera leur force; Napoléon, qui en avait pris une partie à son service, aura, dans sa garde impériale, à partir de 1804, une compagnie de Mamluks en costume oriental. En 1811, le vice-roi d'Egypte Mohammed Ali mettra définitivement fin à la prépondérance des Mamluks en Egypte, en massacrant tous leurs chefs, au nombre de 470.
2. Mamluks d'Egypte et Ayyoubides de Syrie (1250—1258) a. La carte du Proche-Orient
vers 1250
Nous avons vu que, vers 1100, l'Empire turco-seljûkide, qui s'étendait depuis la Kachgarie, à l'Est, jusqu'à la Méditerranée et l'Egée, à l'Ouest, 7 8
Makrizi, cité par Wiet, op. cit., p. 401. Wiet, op. cit., p. 393.
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comprenait, sous la suzeraineté nominale du grand sultan de Perse et de Bagdâd, qui résidait à Asfahan, plusieurs autres royaumes seljûkides plus ou moins vassaux. La mort du grand sultan Malik Shâh (1092), qui amena le démembrement de cet immense Empire, fut suivie de la naissance de plusieurs royaumes indépendants, gouvernés par des princes turco-seljûkides. Ce sont, pour n'en citer que les principaux: les royaumes de Perse et de Bagdâd; du Khorassân et de Transoxiane; d'Azerbeijan, Arménie et Mossûl; de l'Asie Mineure, dit pays de Rûm (capitale Nicée, puis Konya); et enfin les royaumes d'Alep et de Damas (p. 427—429). Pendant tout le Xlle siècle, les princes seljûkides de l'Iran, comme leurs frères et cousins d'Anatolie et de Syrie, furent en luttes continuelles, tantôt les uns contre les autres, tantôt contre leurs vassaux ou leurs voisins, tant turcs qu'iraniens. Ces désordres empêchèrent constamment les grands sultans de Perse de rétablir leur autorité sur les pays de l'Ouest (Asie Mineure, Syrie), et de participer à la défense de ces pays contre les Croisés. Cette situation se termina, en Iran, par la chute des Seljûkides et le triomphe éphémère de la dynastie iranienne du Kharezm, qui étendit sa domination sur l'ensemble de l'Iran (1194), mais fut définitivement balayée par l'invasion des Mongols de Gengis Khan (1230) (p. 488—489). En Syrie, les Kurdes ayyoubides, qui, dès 1175 et 1185, avaient expulsé et remplacé les Turcs Seljûkides, en seront évincés, en 1260, par les Mamluks turcs d'Egypte (p. 473-475 et 499). b.
Avènement
de la dynastie des sultans mamluks
turcs Bahrites
(1250)
Maltraités après la mort du sultan Sâleh Ayyoub (1250), sous le commandement duquel ils venaient de remporter sur les Croisés la grande victoire de Mansourah (1250), les officiers mamluks assassinent Touran Shâh (1250), fils et successeur de Sâleh et dernier sultan ayyoubide. Ils proclament, comme sultane en titre, la veuve de Sâleh, une Turque d'origine, Chajarat-ad-Dourr (1250—1257), et lui adjoignent, comme régent et souverain en fait, avec le titre et la dignité de sultan, l'émir mamluk Aybek (1250—1257), qui, Turc de naissance comme la souveraine, était son amant et devient son époux (p. 499). En même temps, et pour diviser les partisans de la dynastie ayyoubide, les officiers mamluks désignent, comme cosultan nominal, un jeune prince ayyoubide, Achraf Mousa (1250—1257), qui, âgé de six ans, ne disposait en fait d'aucune autorité. Ce triumvirat artificiel et compliqué ne durera que peu.
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c. Conflit et entente des Mamluks d'Egypte et des Ayyoubides de Syrie (1250-1253) Dès son avènement, Aybek, premier sultan mamluk, eut à faire face à une coalition des petits souverains ayyoubides sous la direction du plus important d'entre eux, le prince ou malak Nâser Yousef, souverain d'Alep, qui venait de s'emparer des principautés de Homs et de Damas. En 1250, une puissante armée coalisée arrive à Gaza et marche sur l'Egypte. Deux mois après, une grande bataille s'engage en plein désert, au Nord de Salihieh. Abandonné par un grand nombre de ses officiers turcs, qui passent à l'ennemi, Nâser Yousef bat en retraite (1251). La paix, désirée des deux côtés, est conclue par un traité aux termes duquel la Palestine, jusqu'au Jourdain, est attribuée à l'Egypte, tandis que la Syrie reste au souverain ayyoubide (1253). d. Avènement de Mansour, second sultan mamluk (1257) En 1257, Aybek, qui désire consolider sa situation au point de vue islamique, sollicite du calife de Bagdâd la reconnaissance de sa souveraineté. En même temps, il demande la main de la fille du prince ayyoubide de Hama, en Syrie. Furieuse de cette démarche, la reine Chajarat-ad-Dourr fait assassiner Aybek (1257); mais elle est arrêtée et tueé à son tour. Ali, fils d'Aybek, âgé de 13 ans, succède à son père, comme sultan, sous le nom de Malak Mansour (1257). Ainsi, né dans le sang, le nouveau régime mamluk se maintiendra, pendant plus de deux siècles et demi, par les mêmes procédés: complots, assassinats, trahisons, etc. Auprès du jeune et nouveau sultan, un officier énergique, le turc Koutouz, lieutenant général du royaume, exercera, en fait, les pouvoirs sultaniens. Il repoussera victorieusement, en 1257 et 1258, deux attaques du prince ayyoubide de Karak, auquel s'étaient joints deux officiers mamluks, Baïbars et Kalaoûn, réfugiés depuis peu à sa cour, et qui seront bientôt deux grands sultans en Egypte. 3. Mamluks d'Egypte et Mongols de Perse (1255—1260) a. Avènement en Perse du Khan mongol Houlagou (1255) Nous avons vu (p. 486 et s.) les Mongols d'Asie Centrale, sous la conduite de Gengis Khan, envahir, en 1220, le plateau iranien. Après le départ de ce dernier pour la Mongolie (1225) et la restauration éphémère de la dynastie iranienne des Khawarezmiens (1225), détruite par lesarméesmongoles (1230), ces dernières avaient dominé le plateau iranien, devenu le champ clos de leurs chevauchées.
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C'est seulement à partir de 1255 qu'un gouvernement mongol, plus ou moins régulier, se substitue, en Iran, à la domination des armées en campagne. Le Kaghan de Mongolie Mangou, petit-fils et troisième successeur de Gengis Khan, nomme son frère cadet Houlagou comme Khan (roi) des provinces occidentales de l'Empire (1255). Houlagou établit sa résidence à Tabriz, en Azerbaijan. «Houlagou est un personnage bien curieux qui déjà nous montre comment les terribles Mongols commençaient à se civiliser. Personnellement il était bouddhiste, et bouddhiste, une fois sur le trône de Perse, il le resta toujours. Mais sa mère était une princesse chrétienne, de ce christianisme nestorien qui était, en Haute-Asie, celui de beaucoup de Turco-Mongols. Sa principale épouse, Dokouz-Khatoun, était également nestorienne. De sorte que les chrétiens bénéficièrent toujours à sa cour, et pendant longtemps à la cour de ses descendants, d'un traitement de faveur. Ajoutons qu'il était déjà entouré de fonctionnaires persans et que sa dynastie s'adapta très vite à la civilisation persane. Très vite tous ces cadets gengiskhanides devinrent des princes iraniens.» 9 Le premier acte d'Houlagou en arrivant en Iran, c'est de débarrasser la Perse de la redoutable secte des Assassins, qui terrorisaient le pays par leurs attentats (p. 474). Dès 1256, le dernier grand maître de cette secte, qui résidait dans le château fort d'Alamût (nid de l'Aigle), est mis à mort; son château est rasé et ses partisans dépistés et massacrés. b. Houlagou à Bagdâd et en Syrie (1258—1259). Suppression du Califat abbâsside (1258) En 1258, Houlagou s'empare de Bagdâd; la ville est livrée au pillage et au massacre; le calife Motasem est mis à mort et le Califat de Bagdâd définitivement supprimé (1258). A Mossûl, le souverain ayyoubide fait sa soumission au conquérant mongol. En Syrie, les deux souverains ayyoubides de Damas-Alep et de Karak s'empressent d'envoyer au Khan mongol un ambassadeur pour lui offrir leur soumission et lui demander son aide pour enlever l'Egypte aux Mamluks. Mécontent de cette soumission conditionnelle, Houlagou franchit l'Euphrate en direction de la Syrie (1259). En Egypte, le régent Koutouz, chef de l'armée mamluk, profitant du désarroi général provoqué par la menace d'une invasion mongole, dépose son jeune maître, le sultan Mansour, et se proclame sultan sous le nom de Malak Mouzaffar (1259—1260). Il enrôle de nouvelles troupes, impose au pays des taxes extraordinaires et se prépare à la guerre. Pendant ce temps, Alep, après un mois de résistance, est prise et pillée par les Mongols (1259). La ville de Damas, dont le prince, Nâser, s'était 9
Grousset, «L'Iran musulman», La Civilisation
Iranienne,
p. 197, 198.
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enfui à Gaza, est occupée sans résistance par les envahisseurs qui, dévastant la Palestine, poussent jusqu'à Gaza. Houlagou envoie au sultan Koutouz des ambassadeurs, avec sommation d'avoir à se soumettre. En réponse, le souverain mamluk fait mettre à mort les ambassadeurs mongols et marche vers la Palestine. Son avant-garde, commandée par l'émir mamluk Baïbars qui, revenu de Karak, avait repris du service en Egypte, arrive à Gaza, où elle est bientôt rejointe par Koutouz et son armée. Ainsi, tandis que «les Ayyoubides de Syrie . . . rivalisèrent entre eux d'indigne servilité devant les Mongols, pour être au moins supportés à titre de vassaux dans leurs propres Etats, . . . les mamlouks turcs d'Egypte opposèrent aux Mongols la première résistance heureuse. Ils répondirent à l'ordre de se rendre par une invasion de la Palestine.»10 c. Rapports des Mongols et des Francs Obligé de partir vers le Nord avec une partie de son armée, Houlagou confie au général Katbogha, Mongol chrétien, le commandement de la Syrie et quitte ce pays (1260) qu'il ne reverra plus. Une guerre qu'il aura à soutenir au Nord de l'Azerbaijan, contre son cousin le Khan du Kipchak, le retiendra dans ces régions jusqu'à sa mort (1265). Le prince franc d'Antioche-Tripoli et le roi d'Arménie avaient uni leurs forces à celles des Mongols, dont plusieurs chefs, outre le général Katbogha, pratiquaient le christianisme nestorien. Houlagou lui-même, dont l'épouse était chrétienne, semblait protéger les chrétiens de Syrie, à l'intention desquels il aurait converti en églises certaines mosquées de Damas. Sur la côte palestinienne, au contraire, les barons francs, effrayés du voisinage des Mongols, ont offert leur aide aux Mamluks, qui se contentèrent d'exiger leur neutralité (1260). d. Victoire des Mamluks; annexion de la Syrie (1260) Marchant ensuite contre l'ennemi, Koutouz, dans deux batailles livrées à Ain-Jalout, puis à Baisan, en Palestine, met en déroute l'armée mongole, qui subit des pertes énormes. Le général Katbogha lui-même est tué sur le champ de bataille (1260). Après leur défaite, la première que les Mongols d'Houlagou aient essuyée, leurs débris, poursuivis par l'émir Baïbars qui, comme le sultan, s'était distingué dans ces combats, sont rejetés derrière l'Euphrate. Pendant ce temps, Koutouz fait une entrée solennelle à Damas (1260), où il met fin à des désordres provoqués par les représailles des Musulmans contre les Chrétiens et les Juifs, qui auraient sympathisé avec les Mongols. Réorganisant ensuite les principautés syriennes, le sultan Koutouz nomme 10
Brockelmann, op. cit., p. 212, 213, 214.
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des gouverneurs mamluks à Damas, à Alep et à Gaza, et laisse à Homs et à Hama leurs émirs ayyoubides, qui deviennent des vassaux du souverain du Caire. e. Avènement
du sultan Bàibars
(1260)
De retour au Caire, Koutouz est assassiné, près de Salihieh, par l'émir Baïbars, auquel le sultan avait refusé le gouvernement d'Alep (1260). Baïbars, qui avait déjà participé à l'assassinat du dernier souverain ayyoubide Touran Shâh (1250), est reconnu sultan par les émirs Mamluks; la ville du Caire, où le nouveau souverain supprime les impôts de guerre, le reçoit «avec plus de magnificence que de coutume».
II. Egypte mamluk, Syrie franque et Perse mongole (1260-1340)
1. Le sultan Baïbars et les Francs de Syrie a. Le sultan Baïbars
(1260—1277)
(1260—1277)
Baïbars, qui entre de son vivant dans la légende, est l'un des plus glorieux souverains musulmans de cette époque. Comme Saladin, il réalisa l'unité de commandement et entreprit une guerre victorieuse contre les Francs. Il fit même plus que Saladin, en tuant la féodalité que celui-ci avait restaurée pour caser ses parents ayyoubides. «En outre, l'offensive de Saladin, dont le grand titre de gloire est la prise de Jérusalem, est un coup de tonnerre sans lendemain: les circonstances lui ont interdit de prolonger son effort. Il en est réduit, après ses brillants succès, à démanteler les places conquises pour supprimer des points d'appui profitables à l'ennemi. En cette matière encore, l'avantage reste à Baïbars, dont les marches forcées, inopinées, rapides, n'excluent pas la méthode: chaque pouce de territoire enlevé est immédiatement mis en état de défense, hérissé de murailles.» 1 b. Restauration nominale du Califat abbâsside au Caire (1261) Après avoir promptement réduit une révolte du gouverneur de Damas qui s'était proclamé sultan (1260), Baïbars, qui avait recueilli les survivants de la famille abbâsside, massacrée par les Mongols à Bagdâd en 1258, proclame, comme calife nominal, l'Abbâsside Al-Moustanser, en lui assignant Le Caire comme résidence (1261). Succédant, après un siècle environ, au Califat chiite des Fatimides d'Egypte détruit par Saladin en 1171 (p. 468), le nouveau Califat sunnite du Caire, continuateur de celui des Abbâssides de Bagdâd, symbolisera l'unité religieuse du monde islamique et se prolongera, sans autorité, sous le patronage des sultans mamluks d'Egypte, jusqu'à la conquête ottomane (1517). c. Annexion par l'Egypte de la principauté de Karak
(1263)
En 1263, Baïbars, par un coup de main, occupe Karak, la dernière principauté qui restait aux Ayyoubides. Par cette annexion, la Syrie musulmane, 1
Wiet, op. cit., p. 412, 413.
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incorporée depuis peu à l'Egypte, est désormais unifiée, sous l'autorité suprême d'un grand chef de guerre. En face de ce solide bloc égyptosyrien, qui disposait de la célèbre milice des Mamluks, véritable armée permanente et instrument de guerre redoutable, les seigneurs francs, divisés et dispersés dans de minuscules réduits, ne disposent, en dehors des Ordres militaires, que de temporaires levées féodales. «Ce qui avait assuré les succès des Francs au début du Xlle siècle, c'était leur forte monarchie militaire contrastant avec l'anarchie musulmane. Maintenant la situation était retournée: monarchie militaire musulmane et anarchie franque.» 2
d.
Campagnes
victorieuses
de Baibars contre les Francs
(1265—1272)
En 1265, Baïbars commence ses campagnes contre les Francs, qu'il accuse d'avoir demandé l'appui du Khan mongol Abaga (1265—1281), fils et successeur de Houlagou. Abaga, dont l'épouse chrétienne, Marie, était la fille de l'empereur byzantin Michel Paléologue, continuait la politique de son père et avait des rapports avec les souverains d'Occident. Les villes franques de Césarée et d'Arsouf sont enlevées par Baïbars, d'une façon foudroyante (1265). Safad capitule en 1266. La Petite Arménie (Cilicie), alliée des Francs et des Mongols, est envahie et dévastée; son roi est fait prisonnier et une partie de la population est massacrée ou réduite en captivité (1266). En 1268, Antioche est prise et la population réduite en esclavage. En 1270, l'annonce d'une nouvelle Croisade dirigée par saint Louis rend quelque espoir aux Francs. Mais cette expédition, détournée de son but, débarque devant Tunis, en Afrique du Nord. Installée sur les ruines de Carthage, l'armée royale des Croisés est bientôt décimée par la peste. Atteint de ce fléau, le roi lui-même expire (1270) et les Français regagnent la Sicile. L'échec de cette Croisade rend à Baïbars toute son activité. En 1271, il enlève aux Templiers leur château de Safita (Chastel-Blanc), puis la fameuse citadelle des Hospitaliers, le Krak dit des Chevaliers, qui subsiste presque intact jusqu'aujourd'hui. Sur ces entrefaites, débarque à Acre le prince Edouard d'Angleterre, le futur roi Edouard 1er, dont l'arrivée vaut aux Francs un sursis inespéré. Soldat et diplomate, Edouard dégage la région d'Acre, renoue l'alliance mongole et obtient du sultan Baïbars une trêve de dix ans (1272). Mais les Francs, au heu de mettre cette trêve à profit, recommencent leurs querelles intestines et l'anarchie recommence. 2
Grousset, Les Croisades, p. 66.
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e. Bcubars en Cilicie et en Anatolie
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(1275—1277)
En 1273, Baïbars repousse une attaque des Mongols qui avaient traversé l'Euphrate. En 1275, la Petite Arménie est envahie et dévastée, pour empêcher les Mongols de s'y procurer des approvisionnements. En 1277, le sultan pénètre en Asie Mineure; franchissant l'Alals, il rencontre, près d'Abbistan, les troupes mongoles et seljûkides, qui sont battues après une lutte violente. De retour à Damas, Baïbars tombe brusquement malade et meurt, à l'âge de cinquante ans, probablement empoisonné par erreur (1277). 2. Le sultan Kalaoûn et les Mongols de Perse (1279—1288) a. Avènement du sultan Kalaoûn (1279) A Baïbars succède son fils aîné, Barakat Khân, un incapable, qui est renversé et remplacé par le célèbre émir Kalaoûn (1279—1290) qui prend le nom de Malak Mansour. Ancien esclave turc originaire du Kipchak et acheté au Caire pour la somme énorme de mille dinârs (d'où son surnom Alfi = millième), Kalaoûn continuera l'œuvre de son ancien camarade et chef Baïbars. b. Révolte du gouverneur de Damas Dès l'avènement de Kalaoûn, Sonkor Achkar, gouverneur de la province de Damas, se proclame sultan sous le nom de Malak Kamel (1280). Battu à Gaza, puis sous les murs de Damas, Sonkor se réfugie dans une forteresse imprenable, l'ancien château franc de Sahioûn, en Syrie Nord. Allié à l'émir arabe de la tribu des Fadl, le rebelle, abandonné par le plus grand nombre de ses partisans, sollicite l'aide du sultan mongol Abaga et l'engage à envahir la Syrie. «C'est toujours le même procédé félon qui est mis en pratique par les officiers en révolte; nous les avons vus utiliser les Byzantins, puis les Francs; nous signalons maintenant leur collusion avec les Mongols, en attendant qu'ils trahissent avec les Ottomans.»3 c. Prise d'Alep par les Mongols (1280) Répondant à l'appel de Sonkor, Abaga qui, pour combattre ses ennemis mamluks, avait, dès son avènement (1265), noué des relations avec les papes de Rome, les Francs et le roi d'Angleterre Edouard 1er, envoie trois corps d'armée en direction de la Syrie. Une puissante armée égyptienne est concentrée à Hama. Jouant sur les deux tableaux, Sonkor reste enfermé dans sa forteresse de Sahioûn, mais envoie une partie de ses troupes 5
Wiet, op. cit., p. 444.
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rallier l'armée égyptienne. Terrorisées par l'approche des Mongols, les populations nord-syriennes refluent sur Damas et la garnison égyptienne évacue Alep, qui est occupée par les envahisseurs. La ville est pillée et livrée aux flammes et les habitants massacrés ou faits prisonniers; après quoi, les Mongols retournent à leurs campements d'hiver, en Irâk (1280). d. Les Mongols battus près de Homs (1281 ) En 1281, les Mongols reviennent à la charge, avec deux corps d'armée commandés, l'un par le Khan Abaga en personne et l'autre par son frère Mangou-Timour, et arrivent jusqu'à Hama qu'ils occupent. Kalaoûn, qui avait fait appel à toutes les forces de l'empire, avait déjà pris position dans les environs de Homs. Battues, les troupes mongoles s'enfuient par Alep et par le désert de Palmyre (1281). Peu après cette défaite, le Khan Abaga meurt (1282) et son frère et successeur, Ahmad Takoudar, qui s'était converti à l'Islâm, cherche à nouer des relations amicales avec le sultan Kalaoûn. e. Kalaoûn consolide ses positions en Syrie Profitant des dispositions pacifiques du nouveau Khan mongol, Kalaoûn cherche à consolider ses positions militaires en Syrie. Accordant aux Francs de Saint-Jean-d'Acre une trêve de dix ans, le sultan d'Egypte fortifie sa frontière septentrionale, qu'il recule encore vers le Nord au détriment du royaume arménien, et dévaste ce dernier pays pour le punir de son alliance avec les Mongols (1283). En 1285, Kalaoûn annexe Karak, qu'il enlève à un des fils de Baïbars, et occupe la forteresse franque de Markab. Les Francs obtiennent une trêve de dix ans (1288).
3. Le sultan Kalaoûn et les Francs de Syrie (1289—1291). Fin de la colonisation franque a. Les derniers Francs divisés et abandonnés par l'Europe Outre leurs querelles et leurs rivalités, les Francs, à cette époque, avaient oublié l'esprit des Croisades. Les deux grands Ordres militaires, les Hospitaliers et les Templiers, vivaient en état de querelle continuelle. En outre, les Etats européens, préoccupés de leurs propres intérêts politiques et économiques, entretiennent avec le sultan d'Egypte des relations amicales et autorisent leurs sujets d'exporter, en Egypte, du bois des armes et du fer. Des accords commerciaux sont conclus avec Kalaoûn par les Vénitiens (1288) et par les Génois (1290). Les flottes italiennes et byzantines,
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par le trafic intense qu'elles créent dans les ports égyptiens, enrichissent le pays et remplissent le Trésor du sultan. «Le souci des bénéfices commerciaux l'emporte ainsi en bien des esprits sur les intérêts généraux de la chrétienté . . . Les Francs ne pensent plus du tout à une offensive tendant à délivrer le tombeau du Christ, et si les éléments locaux ne songent qu'à défendre des comptoirs, les gouvernements, en Europe, s'accommodent déjà de la défaite inévitable, mais se préoccupent de s'assurer des facilités pour commercer en Orient et se précipitent à l'envi pour obtenir des avantages sur le voisin.»4 b. Prise de Tripoli par Kalaoûn
(1289)
En 1289, Kalaoûn investit Tripoli qui avait violé la trêve de 1288. Devant ce grave danger, les violentes luttes intestines qui déchiraient la cité cessent immédiatement, et un front commun est constitué contre les assiégeants. Mais il était trop tard; la ville est emportée au bout d'un mois de siège (1289). Une partie des Vénitiens et des Génois de Tripoli réussirent à s'enfuir par mer. En 1290, Kalaoûn se prépare à attaquer Saint-Jean-d'Acre, dont les habitants venaient de massacrer des marchands musulmans. Mais au moment où les préparatifs étaient achevés, il tombe gravement malade et meurt au Caire, à l'âge de 70 ans. c. Chute des dernières places franques (1291) Malek Achraf Khalil, fils et successeur de Kalaoûn, poursuit l'exécution du dernier projet de son père. Prenant en personne le commandement des troupes d'Egypte, il arrive devant les remparts de Saint-Jean-d'Acre, où les contingents syriens viennent grossir son armée. La ville, assiégée, est emportée après une résistance héroïque de 45 jours et les Francs sont égorgés ou en fuite (1291). Dans la même année, les autres places chrétiennes de la Syrie franque, Haifa, Tortose, Tyr, Sidon, Beyrouth, sont occupées sans combat. «La Syrie franque avait vécu.» On imagine aisément la répercussion de cet événement dans le monde islamique. Rentré solennellement au Caire, le sultan vainqueur y est reçu avec un enthousiasme frénétique (1291). «Les inscriptions conservent à jamais le souvenir de cette victoire et donnent au sultan les qualificatifs de «dompteur des adorateurs de la croix», et de «conquérant des marches maritimes». 5 d. Disparition de la Syrie franque Ce désastre, qui marque la fin des Croisades, émeut l'Europe chrétienne. 4 5
Wiet, op. cit., p. 454. Wiet, op. cit., p. 460.
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Mais le zèle religieux n'est plus assez fort pour susciter de nouvelles Croisades. Plus tard, la religion en Europe ne sera plus en jeu sur le plan international. Lorsqu'en 1535 le roi très chrétien François 1er, roi de France, fera alliance avec le sultan turc Suleiman II, calife du Propète, contre Charles-Quint, empereur d'Allemagne, la question d'Orient sera une question politique. Après le départ des Francs, rien ne restera, au Levant, de cette première expansion coloniale de l'Occident. L'impérialisme politique et économique, ainsi que le rayonnement spirituel et culturel de l'Occident, qui avaient, pendant deux siècles environ (1098—1291), prédominé dans les Echelles du Levant, disparaissent brutalement avec les Francs. «Jamais colonisation n'aura été plus complètement balayée» (Grousset). C'est que les Francs, qui, bien qu'ils se soient adaptés au pays, avaient gardé leurs langues et leurs usages propres, n'étaient, en fait, que des colonies militaires, campées, en quelque sorte, en territoire ennemi. Les populations de la Syrie maritime, qui avaient, sous les Francs, conservé leur constitution ethnicolinguistique et culturelle propre, reprendront, sous les Mamluks, leur vieille physionomie indigène, qui avait été temporairement éclipsée par la domination franque. Il en fut de même, on l'a vu, après la ruine de la colonisation gréco-romaine, détruite, en 640, par la conquête arabo—islamique (p. 140-142). 4. Les Mamluks et les Mongols de Perse (1292—1303) a. Assassinats et dépositions de sultans (1293—1299) En 1292, la place de Kalaat ar Rûm (la forteresse des Grecs), qui commandait l'entrée de la Syrie par l'Euphrate, est enlevée au roi de la Petite Arménie et reçoit le nom de Kalaat al Mûslimîne (la forteresse des Musulmans). Dans la même année, Behesna et Marach sont livrées à l'Egypte, qui rectifie et consolide la frontière septentrionale de son empire (1292). En 1293, le sultan Achraf Khalil, dont le règne s'annonçait si glorieux, est assassiné par une partie de ses officiers (1293). Les conjurés proclament sultan l'amir Baïdara, lieutenant général du royaume, qui venait de réduire «une rébellion des Libanais du Kesrouan». Mais Baïdara est massacré à son tour et remplacé par un fils d'Achraf, Nâser Mohammad, un enfant de neuf ans. Le général Katbogha, ancien officier mongol et inspirateur du complot, est nommé lieutenant-général et maréchal des armées (1293). En 1293, le jeune sultan est déposé et Katbogha prend le pouvoir sous le nom de Malak Adel. Mais en 1296, le sultan Katbogha-Adel, sur le point d'être renversé, s'enfuit à Damas où il s'empare de la citadelle. Son successeur, l'émir Lajin, qui serait un ancien officier teutonique, prend le nom de Malak
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Mansour. Il reçoit la soumission de Katbogha, qui, sur sa demande, est nommé préfet de Salkhad, dans le Hawrân, puis gouverneur de Hama, où il mourra en 1303. Quant au jeune Nâser Mohammad, détrôné en 1293, il est envoyé à Karak (1297). En 1299, le sultan Mansour est assassiné par ses officiers, qui, après une lutte sanglante entre eux, rappellent de Karak le jeune Nâser Mohammad et le remettent sur le trône, sous la tutelle des émirs mamluks Baïbars et Salar. b. Avènement en Perse du Khan mongol Gazan (1295—1304) Avec Gazan (1295—1304), arrière-petit-fils de Houlagou, qui monte sur le trône de Perse, la dynastie mongole d'Iran est définitivement iranisée. Assisté de son puissant ministre le grand historien Rachideddine, Gazan restaure l'agriculture dévastée par ses premiers ancêtres mongols, et couvre sa capitale, Tabriz, de constructions grandioses. Il réorganise son Empire en promulguant des lois sur la distribution de la justice, la perception des revenus publics, l'affectation des terres, la fixation du poids et de la valeur des monnaies. «Ghazan-Khan avait ces talents d'administrateur qui sont si rares en Orient que le peuple leur réserve sa reconnaissance» (Huart). Gazan, qui fut le premier souverain mongol qui se convertit officiellement à l'islamisme, était partisan de l'alliance avec les Puissances chrétiennes, avec lesquelles il entretenait des rapports amicaux. «Sous Ghazan et ses successeurs, . . . le persan acquit à côté du turc l'importance d'une langue politique internationale.»6 c. Conquête et évacuation de la Syrie par Gazan (1299—1300) Reprenant le plan de Houlagou et d'Abaga, qui avait été abandonné par les derniers khans mongols, Gazan résolut de conquérir la Syrie et l'Egypte. En 1299, les Mongols, qui n'avaient pas oublié leur défaite de 1281 près de Homs, franchissent l'Euphrate en direction de l'Ouest. Mamluks et Mongols se rencontrent, de nouveau, au nord de Homs, où une furieuse bataille se termine par la défaite de l'armée égyptienne et sa retraite précipitée en Egypte (1299). Imitant son exemple, la population de Damas reflue vers le sud, laissant une ville presque vide qui est occupée sans résistance. Les années mongoles, commandées par le Khan Gazan, poussent jusqu'à la frontière égyptienne, dévastant une partie de la Palestine. Ghazan «avait emmené à sa suite des corps géorgiens et surtout arméniens, et ces contingents chrétiens s'étaient chargés de mettre à mal les édifices musul" Brockelmann, op. cit., p. 215.
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mans, particulièrement à Jérusalem et à Hébron», 7 ainsi que le quartier de Salihieh, à Damas. En 1300, les Mongols évacuent la Syrie; l'armée égyptienne réoccupe le pays et réduit les Druzes du Hawrân qui s'étaient révoltés. d. Persécution des Chrétiens et des Juifs en Egypte
(1301)
En 1301, le gouvernement égyptien, déconsidéré par les derniers échecs subis en Syrie, cherche à regagner, auprès des masses fanatisées, une popularité amoindrie, en ordonnant des mesures rigoureuses contre les communautés non musulmanes. Les Chrétiens et les Juifs doivent reprendre leurs signes distinctifs; un grand nombre est chassé de l'administration, tandis que d'autres, pour conserver leurs places, se convertissent à l'Islâm. Mais ces mesures ne tardent pas à être annulées, sur l'intervention de l'empereur de Byzance que le gouvernement égyptien tenait à ménager pour des raisons commerciales. En 1302, une révolte des tribus arabes de la Haute Egypte est sauvagement réprimée. Dans la même année, l'île d'Arwâd, qui était devenue un nid de corsaires européens, est nettoyée et occupée (1303). e. Défaite des Mongols près de Damas (1303) En 1303, les Mongols envahissent de nouveau la Syrie. Après une bataille confuse et sanglante qui dura deux jours, près de Damas, les envahisseurs sont mis en déroute (1303). «Le cauchemar mongol pouvait sembler fini, et les auteurs nous dépeignent en termes émus l'allégresse qui éclata en Syrie et en Egypte» (Wiet).
5. Paix et prospérité économique en Egypte
(1304—1341)
a. Le sultan Nâser Mohammad seul maître de l'Etat (1310) Dégoûté de n'être qu'un souverain nominal sous la tutelle des émirs Baïbars et Salar, le jeune sultan Nâser Mohammad, qui a déjà 23 ans, se retire de nouveau à Karak, d'où il signifie aux deux émirs sa renonciation au trône (1309). Pour éviter une effusion de sang, ces derniers se partagent le pouvoir: Baïbars II devient sultan sous le nom de Mouzaffar Baïbars, et Salar, lieutenant-général de l'Etat (1309). Mais l'abdication de Nâser n'était qu'une manœuvre habile. Un an plus tard, il réoccupe son trône et Baïbars II, ainsi que son compère Salar, sont pris et mis à mort. Nâser Mohammad est seul maître de l'Empire (1310). Le sultan Nâser Mohammad ou Mohammad Ibn Kalaoûn est, avec 7
Wiet, op. cit., p. 471.
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son père Kalaoûn et Baïbars I, l'un des trois célèbres grands souverains qu'a fournis la dynastie des Mamluks Turcs ou Bahrites. Ayant occupé le trône à trois reprises différentes (1293, 1299-1309, et 1310-1341), son règne est le plus long et l'un des plus paisibles et des plus bienfaisants qu'ait vus l'Egypte. b. Intervention égyptienne en Tunisie (1311) Dès son avènement, Nâser procède à des travaux de fortification en Egypte et en Syrie. En 1311, il aide un prétendant à monter sur le trône en Tunisie, l'émir Abou Yahya, qui fait prononcer la Khotba au nom du sultan d'Egypte. Mais lorsqu'en 1318 Abou Yahya, en difficulté avec les siens, vient redemander l'appui du Caire, il n'obtient du sultan que l'autorisation de séjourner à Alexandrie. «Ce n'est qu'un intermède dans l'histoire de la politique égyptienne, qui a toujours considéré avec indifférence les événement de l'Afrique du Nord. Le moindre petit fait syrien a beaucoup plus d'importance aux yeux des maîtres de l'Egypte.»8 c. Ordre et calme général dans l'Empire mamluk Après avoir procédé à une révision des concessions foncières attribuées aux officiers mamluks (1316), Nâser s'occupe de la rectification et de la fortification des frontières orientales de l'Empire, fixées au cours supérieur de l'Euphrate derrière lequel s'étend le domaine mongol. En 1323, une entreprise de pillage est lancée contre la Petite Arménie (Cilicie), qui est ruinée et affaiblie. Dans la même année, un traité de paix est signé, au Caire, avec les ambassadeurs du souverain mongol (1323). A l'intérieur, les officiers et les fonctionnaires, surveillés de près par le sultan, semblent renoncer à leurs intrigues habituelles. «Les officiers mamluks devaient être tenus durement. Leur histoire est là pour montrer qu'un souverain faible ou incapable laisse se développer une véritable anarchie. Rarement Malik Nasir recourt à des exécutions capitales, sinon pour punir la prévarication et l'enrichissement trop rapide, car le souverain nous laisse l'impression d'un justicier, peut-être expéditif, mais intègre.»9 Ainsi, à l'exception de quelques incidents antichrétiens, fort graves d'ailleurs, fomentés par des agents provocateurs qui désiraient créer des troubles et faire pression sur le sultan, le long règne de Nâser est une époque d'ordre, d'organisation et de prospérité économique. d. Prospérité économique; rapports avec l'Europe Grande, à cette époque, est l'activité du magnifique port d'Alexandrie. 8
Wiet, op. cit., p. 4 8 0 . • Wiet, op. cit., p. 484.
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Les commerçants européens viennent s'y approvisionner des produits de l'Inde, de la Chine, de l'Arabie et de l'Afrique orientale et centrale. Ils y apportent des esclaves, recrutés en Crimée, du bois, du drap et des fourrures. Ce trafic laissait au Trésor égyptien des droits d'entrée et de sortie considérables. Mais la Méditerranée était infestée de corsaires barbaresques ou européens, principalement génois. Ces derniers, qui ne cherchaient en réalité qu'à combattre l'activité maritime des Vénitiens, offraient leurs services à la Papauté qui, désireuse d'affaiblir économiquement et, par suite, militairement l'Egypte en vue d'une nouvelle Croisade éventuelle, voulait ruiner son commerce par un blocus des côtes syriennes et égyptiennes. Mais les nations commerçantes de l'Europe, qui continueront à fournir à l'Egypte les esclaves, le bois et le fer, indispensables à la guerre, recherchent l'amitié du gouvernement égyptien et rivalisent entre eux pour conclure, avec le sultan, des traités de commerce avantageux. D'autre part, le gouvernement mamluk, qui avait besoin des négociants européens, encourage l'établissement de ces derniers en Egypte et favorise leur activité, en accordant des primes à l'importation des articles nécessaires à l'armement des troupes. Les grandes villes syriennes, notamment Damas, Alep et Tripoli, très fréquentées par les commerçants européens, sont aussi très prospères et très riches. Le sultan Nâser meurt en 1341.
III. Le Proche-Orient et l'invasion de Tamerlan (1341-1402) 1. Déclin et redressement de la puissance des Mamluks (1341—1390) a. Déclin de la dynastie des sultans turcs ou Bahrites (1341—1382) De la mort de Nâser Mohammed à l'avènement des sultans circassiens ou bourjites, soit pendant une période de quarante ans (1341—1382), les rivalités et les jalousies des émirs mamluks useront une longue série de sultans, descendants, plus ou moins médiocres, de Kalaoûn. Ces souverains, éphémères et sans éclat, sont le jouet de leurs officiers qui sont en perpétuel conflit. Pour cette période de quarante ans, où aucune personnalité importante ne semble émerger au-dessus des autres pour diriger les événements, «il faut renoncer à narrer par le menu tous les incidents, qui se répètent avec une invariable monotonie. Les acteurs ne méritent pas tant s'en faut d'être nommés; ils n'intéressent l'historien qu'en tant qu'ils instaurent et détrônent des princes. Beaucoup ne font que passer: une tourmente les met un instant en vue, une autre tourmente les balaie avec une non moins soudaine rapidité.»1 Un fait, cependant, est à signaler pendant cette période: le débarquement à Alexandrie du roi de Chypre, Pierre de Lusignan, avec un contingent de troupes (1365). Après s'être emparé d'Alexandrie, où ses troupes se livrèrent au massacre et au pillage, le Chypriote reprit la mer avant l'arrivée des forces égyptiennes envoyées du Caire. Ce furent les malheureux commerçants européens, établis en Egypte, qui payèrent pour les auteurs d'une folle aventure à laquelle ils étaient étrangers. En outre, le gouvernement mamluk envahit la Petite Arménie, dont le roi, un Lusignan de Chypre, est emmené en captivité au Caire et son domaine annexé à l'Empire égyptien (1375). b. Les Mamluks circassiens ou Bourjites se substituent aux Mamluks Turcs ou Bahrites (1382) Un grand officier mamluk, l'émir circassien Barkuk, qui s'était imposé à ses camarades, fut promu, en 1378, maréchal des armées. En 1382, sa puissance s'étant encore accrue, il dépose le sultan Hajji, dernier descendant de Kalaoûn, et prend lui-même le pouvoir (1382). 1
Wiet, op. cit., p. 500.
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Tous les sultans mamluks qui viennent de se succéder sur le trône d'Egypte depuis 1250 sont, on l'a vu, des Turcs d'origine. Avec l'avènement du sultan Barkuk, Circassien de naissance (Tcherkesse), commence la suprématie des Mamluks Circassiens ou Bourjites. Ceux-ci appartiennent à la milice ou Halqa mamluk, qui, chargée de la défense des forteresses ou bourj (d'où le nom de Bourjite), avait été créée, par le sultan Kalaoûn (1279—1290), pour donner un contrepoids à la prépondérance de ses congénères turcs, les Mamluks Bahrites. Barkuk, qui prend la souveraineté et met fin à la dynastie des sultans turcs ou Bahrites, est le premier en date des sultans circassiens ou Bourjites, qui se succéderont, en Egypte, jusqu'à la conquête ottomane, en 1517. c. Déposition du sultan Barkuk (1389) Après avoir mis fin à des désordres locaux au Caire, à La Mecque et à Médine (1385), Barkuk est aux prises avec une violente guerre civile, qui lui fait perdre momentanément le trône. Le gouverneur d'Alep, Ylbogha Nasiri, auquel se joignent tous les autres gouverneurs de Syrie, se révolte contre Barkuk et bat, près de Damas, l'armée égyptienne envoyée pour le combattre (1389). Marchant sur l'Egypte, Ylbogha arrive sous les murs du Caire, où, à la suite d'une bataille indécise, Barkuk, abandonné par ses partisans, est capturé et envoyé à la citadelle de Karak, où il est interné (1389). Ylbogha rétablit, comme sultan nominal, Hajji, un enfant de 14 ans, qui avait été détrôné, et remplacé par Barkuk en 1386, et devient en fait le maître du pouvoir, avec le titre et les fonctions de maréchal de l'armée. Mais il est renversé et remplacé par son principal collaborateur, le mamluk Mintach, qui le fait emprisonner à Alexandrie. d. Restauration de Barkuk
(1390)
Pendant ce temps, Barkuk, qui, évadé de la prison de Karak, était devenu le maître de cette place, bat les troupes sultaniennes près de Gaza et de Damas (1389). En 1390, il bat Mintach qui s'enferme à Damas et, au lieu de l'assiéger dans cette place, il marche sur Le Caire, où il est accueilli avec enthousiasme comme le sultan légitime. Quant à Mintach, après quatre ans de combats dans les diverses places syriennes, il est pris et tué (1392). 2. Vague turco-asiatique: l'invasion de Tamerlan (1387—1402) a. L'Empire timouride en Asie Centrale (1370—1386) Tamerlan (1370—1405). — Moins de deux siècles environ après l'invasion de Gengis Khân et de ses hordes mongoles (1220—1225), une nouvelle vague d'expansion asiatique, celle de Tamerlan et de ses escadrons turkes-
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tanais, déferle, à son tour, sur l'Asie Occidentale. Ce nouvel ouragan turcoasiatique, plus terrible que le cyclone gengiskhanide, ruinera les cités de Perse, de Syrie et d'Asie Mineure, et brisera, dans l'Anatolie, le jeune Empire turco-ottoman, dont l'ascension et l'expansion seront retardées de quelques décades. Timour, dit Timour Leng ou «Timour le Boiteux» (Tamerlan), est un Turc de Transoxiane (Turkestan occidental). Il appartient à une famille noble dont le fief, la région de Kech, au sud de Samarcande, formait, avec les autres régions transoxianaises, une sorte de confédération turque, sous la suzeraineté nominale du khan mongol de la contrée. Tamerlan, roi de Transoxiane (1370). — En 1361, le jeune Timour, devenu seigneur de Kech après la mort de son oncle, soulève la Transoxiane contre le suzerain mongol. Au bout de neuf ans de luttes, tantôt contre les forces du Khan et tantôt contre les autres princes turcs de la région, Timour réussit à se faire proclamer souverain de la Transoxiane (1370). Pour imposer l'obéissance à la féodalité de son nouveau royaume, il continue à gouverner au nom du khan mongol, après l'avoir fait remplacer par un autre Gengiskhanide qui est sa créature. Conception théocratique du pouvoir timouride. — Si, en droit, Tamerlan semble n'avoir rien changé à la situation politique en Transoxiane, «en fait, il substitue une domination turque à la domination mongole, l'empire timouride à l'empire gengiskhanide . . . Et c'est aussi que, du croisement de cette race de fer de l'ancien monde, qu'est la race turque, avec la race mongole, ou tout au moins de son dressage par la discipline gengiskhanide, un régiment formidable était né entre Tachkend et l'Amou-daryâ en cette fin du XlVe siècle. Phénomène passager, répétons-le.»2 D'autre part, si, dès ses débuts, l'empire de Tamerlan est «turco-persan de culture, turco-gengiskhanide de formation juridique» et de discipline militaire, par contre, au point de vue de la souveraineté politique et de la discipline religieuse, cet empire se rattache directement à la loi de l'Islâm arabe. Tamerlan «accomplit une profonde révolution qui aura sur l'histoire ultérieure de l'Asie une influence capitale; au régime mongol du Yassak, du gouvernement civil séparé de l'Eglise et lié par la coutume, il substitue le droit divin, la théocratie du Coran; plus d'assemblée, la volonté du roi, délégué de Dieu.»3 «Ses guerres affecteront le caractère du djihad, de la guerre sainte, même quand il s'agit (comme presque toujours d'ailleurs) de combattre des musulmans; il suffira d'accuser ces musulmans de tiédeur.»4 Tamerlan et Gengis Khan. — Comme Gengis Khan, Tamerlan savait 2 3 4
Grousset, L'Empire des Steppes, p. 494, 496. Blochet, «Timour-Beg», La Grande Encyclopédie, Grousset, L'Empire des Steppes, p. 494.
T. 31, p. 95.
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commander, et sa férocité égalait celle de ce dernier. A part ces ressemblances, les différences entre ces deux grands conquérants asiatiques sont nombreuses et profondes. Nous n'en citerons que la plus importante, qui se rapporte à la conception du pouvoir. Tamerlan, dévot et féroce, «lettré casuiste et massacreur d'hommes», invoque le Coran et confond, on l'a dit, la loi civile et la loi religieuse, dont il est l'interprète et le champion. A l'opposé de Timour, Gengis Khan avait maintenu la notion mongole de l'Etat national et de la loi laïque, le Yasak, contre la loi religieuse, où se confondaient la religion et la politique (p. 486—488). Ces différences, qui distinguent le conquérant mongol du conquérant turkestanais, seraient dues, non à leurs origines raciales différentes, mais au fait que l'un, Gengis Khan, est un nomade, et l'autre, Tamerlan, un sédentaire. Nous avons vu, en parlant de l'Empire arabo-islamique (p. 165—169), que la notion théocratique du pouvoir, conception asiatique et orientale, est une idée de sédentaires, chez lesquels la parenté religieuse est plus développée que chez les nomades. Mahomet et ses Compagnons étaient, on se rappelle, des citadins de La Mecque et de Médine, et leurs congénères nomades, les Arabes Bédouins, chez lesquels les liens de la parenté du sang l'emportent sur ceux de la communauté religieuse, avaient, on l'a vu, assez mal accueilli la conception théocratique de l'Etat islamique, à laquelle ils demeurèrent constamment réfractaires. Pour le nomade, l'organisation politique, calquée sur celle de la tribu, est essentiellement militaire et politique. Le chef tribal doit s'imposer à ses subordonnés, qui sont en fait ses camarades, par des qualités personnelles supérieures. Chez les sédentaires, où la société est en général civile, le chef politique, quand il ne s'appuie pas sur une force armée, se réclame, pour consolider ou légitimer son pouvoir, soit d'une délégation populaire, cas peu fréquent dans l'Orient ancien, soit, et plus communément, d'une délégation divine. C'est ce dernier concept qui a prévalu, dans le monde oriental, jusqu'au début des temps contemporains. L'Empire ottoman, qui se prolongera jusqu'en 1918, sera gouverné, on le sait, par des souverains théocratiques, les sultans-califes de Constantinople. Ceux de ces derniers qui s'illustreront sur les champs de bataille, mettront l'accent, dans l'exercice de leur autorité souveraine, sur leur qualité de chefs militaires ou ghâzi. Pour les autres, sous le règne desquels l'Empire connaîtra la décadence ou des défaites, ils se présenteront à leurs sujets comme les successeurs du Prophète et les représentants d'Allâh sur terre. L'Empire
timouride
d'Asie Centrale,
en 1386. — E n 1370, on l'a vu,
Tamerlan est déjà roi de Transoxiane. De 1371 à 1386, il achève la conquête de son Empire d'Asie Centrale, qui comprend le Kharezm, l'actuel
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pays de Khiva, le Turkestan oriental, le Khorassân et l'Afghanistan. En 1397, il entre dans la famille gengiskhanide en épousant la fille d'un Khan de cette dynastie. b. Tamerlan en Perse, Iran, Russie méridionale, Inde, Caucase (1387-1400) Tamerlan en Perse et dans la Grande Arménie (1387). — Dans le Khanat mongol de Perse et de Bagdâd, la dynastie des Khans mongols, descendants directs de Houlagou, est, depuis 1340, remplacée par une autre dynastie de même race, celle des Djélaïriens ou Ilékaniens (1340—1432). Le fondateur de cette dynastie, qui descendait de Houlagou par les femmes, appartenait au puissant clan mongol de Djélaïr, dont un chef, Ilka, avait accompagné Houlagou en Iran. Depuis 1382, cette dynastie, qui règne sur le Khanat de Perse (Perse proprement dite, Azerbaijan et Bagdâd), est représentée par le Khan Ahmed Djélaïr. «Ahmed est le type même du noble Mongol transformé par le milieu et devenu un sultan arabo-persan à l'exemple des Seljoûk et des Khawârezm-chahs du Xlle siècle» (Grousset). En 1387, Tamerlan soumet la Perse orientale, traverse l'Azerbaijan, entre en Géorgie et conquiert la Grande Arménie sur les émirs turcomans. Dans la même année, il rentre en Transoxiane envahie par le sultan turc du Kipchak (1387). Tamerlan à Chirâz et à Bagdâd (1393). — Cinq ans après, Tamerlan, quittant de nouveau sa capitale Samarcande, revient en Perse (1392), où un prince local s'était taillé un grand royaume indépendant, avec Chirâz pour capitale. En 1393, Chirâz est emportée et son roi tué. Dans la même année, Tamerlan enlève sans combat Bagdâd et l'Irâk au souverain djélaïride Ahmed, qui se réfugie en Egypte auprès du sultan mamluk Barkuk (1393). Un ambassadeur timouride, portant un message d'amitié à celui-ci, est mis à mort au Caire. Renvoyant à plus tard le règlement de cet incident, Tamerlan remonte vers le Nord, prend Mardine et Diar-Bakr, traverse la Grande Arménie et la Géorgie et va guerroyer dans la contrée du Kipchak (1394). Rentrée d'Ahmed Djélaïr à Bagdâd (1394). - En 1394, le sultan Barkuk, à la tête de son armée, quitte l'Egypte pour la Syrie, accompagné du souverain djélaïride Ahmed. A Alep, une alliance contre Tamerlan est conclue entre Barkuk et le sultan ottoman Bajazet (Bayazîd). A Biréjid, sur l'Euphrate, l'armée égyptienne met en déroute un détachement timouride. Encouragé par ce succès, et profitant de l'absence de l'armée timouride qui avait suivi Tamerlan vers le Nord, le souverain Ahmed Djélaïr rentre dans sa capitale Bagdâd et Barkuk retourne en Egypte (1394). Retenu
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par ses campagnes loin du Proche-Orient, Tamerlan n'y reparaîtra qu'en 1400. Chevauchées de Tamerlan à travers l'Eurasie (1395—1400). — En quittant Bagdâd pour le Nord, Tamerlan entreprend, en 1395, sa seconde expédition contre le Khan mongol de la Horde d'Or, dans le Kipchak (Russie méridionale), l'un des quatre empires issus de celui de Gengis Khan. Le Khan mongol est vaincu, son empire démembré, ses capitales rasées, leurs populations anéanties, et la puissance mongole à jamais détruite dans cette contrée (1396). Ces dévastations portèrent un coup terrible au commerce entre l'Europe et l'Asie Centrale. Mais la Russie slave, voisine du Kipchak, fut la grande bénéficiaire de la victoire de Tamerlan. En détruisant, sans le remplacer, l'empire mongol du Kipchak, le conquérant Timouride «a préparé la grandeur de la Russie affranchie de ses dominateurs mongols». En 1398, Tamerlan envahit l'Inde et pille Delhi, où des pyramides de têtes coupées sont élevées aux quatre coins de la ville. En 1399, il revient au Caucase, pour venger une défaite essuyée par son fils dans cette région; Tiflis est occupée (1400) et le pays sauvagement dévasté. Trois ans plus tard (1403), il reviendra ravager cette région, détruira 700 bourgs, abattra les églises chrétiennes de Tiflis et massacrera les populations. «L'invasion des Mongols Gengiskhanides au XHIe siècle avait été moins cruelle, car, on l'a vu, les Mongols n'étaient que des sauvages et tuaient seulement parce que, depuis des siècles, le massacre constituait le comportement instinctif des pâtres nomades envers les cultivateurs sédentaires. Tamerlan joignait à cette férocité le goût du meurtre religieux. Il tuait par piété coranique.»5 c. Tamerlan à Siwâs, en Syrie et à Bagdâd (1400—1401) Le Proche-Orient en 1400. — Ayant imposé au Caucase une «paix de mort», Tamerlan retourne vers le Sud, où trois puissances s'attendent à le voir revenir: le sultan ottoman d'Asie Mineure, le khan mongol de Bagdâd et le sultan mamluk d'Egypte. En Asie Mineure, l'Empire ottoman, en 1400, est à l'apogée de sa puissance, sous la direction du sultan Bajazet (1399—1403); il comprend l'Anatolie et, en Europe, une grande partie des Balkans, moins Constantinople. A Bagdâd, que Tamerlan avait occupée en 1393-1394, le Khan Ahmed Djélaïr a, on l'a vu, dès le départ de Tamerlan vers l'Asie (1394), repris possession de son trône (1394). En Egypte, au sultan Barkuk, mort en 1393, avait succédé son fils, Faraj, âgé de onze ans, autour duquel les officiers, qui se disputent l'in5
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des Steppes,
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fluence, sont divisés en deux partis. Dès l'avènement de Faraj, le gouverneur de Damas s'était révolté et avait accueilli les mécontents du Caire. Au prix de grandes difficultés, Faraj réunit une puissante armée et vint écraser, près de Gaza, les troupes syriennes et leur émir (1399). Après avoir repris Damas, le sultan rentre au Caire, en continuant à suivre attentivement les événements d'Asie, qui évoluent fatalement vers un choc inévitable entre, d'une part, Tamerlan, «le Turc du vrai Turkestan», et, d'autre part, Bajazet, «le Turc métissé de l'Occident». Il est plus que probable que, si les trois souverains d'Asie Mineure, d'Irak et d'Egypte avaient groupé leurs forces dans une action commune contre Tamerlan, ce dernier aurait été rejeté en Asie. Malheureusement, ils restèrent isolés en face de l'adversaire, qui les brisera séparément l'un après l'autre. Prise de Siwâs par Tamerlan (1400). — Sans perdre de temps, Tamerlan, en 1400, marche sur l'Anatolie, assiège la ville forte de Siwâs, qui appartenait au sultan ottoman, et l'enlève au bout de vingt jours (1400). Par ordre du vainqueur, la ville est rasée, les habitants massacrés ou déportés et quatre mille soldats arméniens enterrés vivants. La prise de Siwâs par Tamerlan jeta l'épouvante jusqu'au Caire. Vainement le sultan Bajazet chercha-t-il à amener l'Egypte à une coopération militaire contre le Timouride. Mais les dirigeants égyptiens, qui en voulaient à Bajazet d'avoir occupé Malatia en 1399, manquèrent de clairvoyance en le laissant agir seul. «L'occupation ottomane de Malatia, de très courte durée d'ailleurs, ne devait pas exciter autant de rancune. L'Egypte aurait été sage de s'abstenir et de faire savoir qu elle ne voyait pas dans ces faits un casus belli. L'historien Aboul-Mahasir signale cette lourde faute du gouvernement égyptien.»6 Conquête de la Syrie par Tamerlan (1400—1401). — Ne voulant pas s'enfoncer en Asie Mineure en laissant sur ses derrières les forces égyptiennes et mésopotamiennes, Tamerlan, qui avait à venger le meurtre de ses ambassadeurs tués au Caire en 1394, descend, en 1400, vers la Syrie-Nord. Après avoir occupé Malatia, Marach et Aïntab, les troupes timourides arrivent devant Alep: la ville est prise, au bout de quatre jours, et l'armée mamluk anéantie (1400). Pendant que Tamerlan s'entretenait avec les savants d'Alep de questions religieuses et historiques, ses troupes se livraient en ville à un atroce carnage. Poursuivant sa marche en direction du Sud, l'armée timouride occupe Hama, Homs, Baalbek et signale son passage par de sauvages atrocités. Le sultan Faraj, arrivé avec des troupes à Damas, s'empresse de rentrer en Egypte, fuyant un complot qui aurait été organisé contre lui par son • Wiet, op. cit., p. 525.
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entourage. Abandonnée par le sultan Faraj, Damas, affolée par la peur, se rend à Tamerlan (1401). Parmi les délégués envoyés par la ville auprès du conquérant, se trouvait le célèbre historien arabe de Tunis, Ibn Khaldûn, qui avait accompagné le sultan Faraj à Damas. «Cette entrevue d'un des plus grands guerriers du monde et du plus profond penseur de l'Islam a quelque chose d'émouvant. . . Tamerlan, frappé de l'air distingué de l'historien, ébloui même par ses discours, le fit asseoir et le remercia de lui avoir procuré l'occasion de connaître un homme si savant.»7 Atrocités des Timourides à Damas.—Une fois maître de Damas, Tamerlan fait procéder au sac total de la ville et au massacre d'une partie de la population. Un incendie qui éclata au milieu de ces atrocités détruisit une grande partie de la cité, y compris la mosquée des Umayyades, et fit également d'innombrables victimes (1401). Comme après ses campagnes dans le Kharezm, à Chirâz, à Bagdâd, dans le Kipchak et dans l'Inde, Tamerlan quitte Damas et la Syrie sans y avoir établi un pouvoir régulier, emmenant avec lui les artistes et les savants qu'il destine à sa capitale Samarcande (1401). Après son départ, Damas et Alep sont occupées par les Mamluks. «L'opinion publique syrienne et égyptienne n'oubliera point les horribles dévastations et les sanglants massacres ordonnés par Tamerlan, et cela devait avoir, dans l'avenir, de graves conséquences: la haine contre l'empire mongol s'étendra aux Persans et empêchera, au seizième siècle, l'Egypte de s'allier à la Perse et ainsi, peut-être, de sauver son indépendance contre la conquête turque.» 8 Prise et destruction de Bagdâd par Tamerlan (1401). — Après avoir réglé leur compte aux Syro-Egyptiens, Tamerlan se tourne vers Bagdâd, qu'il avait occupée en 1393—1394. Ahmed Djélaïr, qui, on l'a vu, s'était réfugié au Caire, revint, après le départ de Tamerlan vers l'Asie, reprendre possession de son trône à Bagdâd (1394). En 1401, Ahmed, devant l'avance de Tamerlan, se réfugie de nouveau en Egypte; ses lieutenants défendent la ville, qui est prise malgré une défense désespérée. La vengeance de Tamerlan fut terrible et implacable. A part quelques gens de lettres qui furent épargnés, toute la population est massacrée et tous les édifices ruinés, à l'exception des mosquées (1401). Les épidémies que propagèrent les cadavres des victimes, dont le nombre fut estimé à 90.000, obligèrent le conquérant à évacuer le pays. d. Tamerlan en Asie Mineure (1402) Défaite du sultan ottoman Bajazet et démembrement de son Empire (1402). — Après avoir détruit la puissance des Mamluks et ruiné la Syrie et l'Irâk, Tamerlan n'avait plus en face de lui, dans le secteur proche: 8
Wiet, op. cit., p. 530. Wiet, op. cit., p. 528.
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oriental, qu'un seul pouvoir qui restait debout: le jeune Empire turcoottoman d'Anatolie, dont le chef, le sultan Bajazet, semblait à la veille d'enlever Constantinople aux Grecs. Nous avons vu que Tamerlan, qui avait envahi l'Anatolie et occupé Siwâs en 1400, avait provisoirement arrêté sa campagne, pour couvrir ses arrières menacés par la Syrie mamluk. Ayant terminé cette partie de son programme, le Timouride se dirige de nouveau vers l'Anatolie. De Siwâs, où il passe la revue de son armée, il marche sur Ankara, près de laquelle une grande bataille s'engage, mettant «aux prises près d'un million d'hommes». Bajazet est vaincu et fait prisonnier (1402), son armée est détruite et son empire ouvert au vainqueur. La ville grecque de Smyrne, qui résistait depuis sept ans à Bajazet, est enlevée par Tamerlan aux Chevaliers de Rhodes et ses habitants massacrés. Le régent de Byzance reconnaît la suzeraineté du conquérant. Contrecoups de la défaite de Bajazet. — Bien que la prise de Smyrne et d'autres localités grecques eût transformé la campagne de Tamerlan en une guerre sainte contre la Chrétienté, c'est avec raison que les Musulmans pieux et clairvoyants accusèrent celui-ci d'avoir, par la destruction de l'empire de Bajazet et par les mesures prises pour l'empêcher de se relever, porté un coup terrible à la conquête islamique et sauvé la Chrétienté d'Asie Mineure, ainsi que Byzance déjà bloquée par Bajazet et dont la chute n'était qu'une question de mois. «Le désastre soudain subi par les Ottomans à Ankara assura à l'empire byzantin une survie inespérée d'un demi-siècle (1402—1453). Ce fut ainsi que, par un contrecoup inattendu des événements, Byzance se trouva être la principale bénéficiaire des victoires du conquérant transoxianais dans l'Asie antérieure, comme la Moscovie allait être la grande bénéficiaire de ses victoires sur la Horde d'Or.» 9 Mort de Tamerlan et dislocation de son Empire (1405). — Après avoir territorialement réduit le domaine des Ottomans et restauré, dans l'Asie Mineure, les divers émirats turco-seljûkides qui avaient été détruits par Bajazet, Tamerlan rentre à Samarcande (1404). Il meurt, en 1405, pendant qu'il se préparait à envahir la Chine. Dès la mort du terrible conquérant, son vaste Empire est déchiré par les luttes entre ses fils et ses petit-fils. Shâh Rokh, un de ses fils, qui régnera près d'un demi-siècle (1409—1446) dans l'Iran oriental, établit sa résidence à Hérat. Dans l'Iran occidental, les Timourides conserveront leur domination jusqu'à l'avènement de la dynastie indigène des Safavides, en 1502. Quant aux régions syriennes, réoccupées par les Mamluks après le départ de Tamerlan pour la guerre contre Bajazet (1401), elles font de nouveau partie du domaine des sultans du Caire. En Irâk, un souverain djélaïride, Kara Yousouf, a, lui aussi, repris le pouvoir à Bagdâd. 9
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des Steppes,
p. 532, 533.
IV. Les Empires mamluk, timouride et ottoman (1401-1502)
1. Rivalités des émirs dans l'Empire mamluk a. Révoltes, complots et guerres civiles (1401—1422) Dès leur réoccupation de la Syrie (1401), les émirs mamluks avaient repris leur jeu d'intrigues et leurs luttes intestines. Sous le nom du faible sultan Faraj, ils accaparent toute l'autorité. En 1405, une coalition des émirs de Syrie marche contre le sultan Faraj, qui, vaincu près de Bilbeis, en Egypte, abdique peu après et disparaît. Son frère, qui lui succède sous le nom de Mansour (1405), n'a pas plus d'autorité. Deux mois plus tard, Faraj reprend le pouvoir, qu'il exercera avec une cruauté inouiïe Mais la guerre civile continue, et, en 1407, Faraj, blessé dans une rencontre, est abandonné par ses officiers et déclaré déchu par le calife. Il continuera à lutter contre l'équipe au pouvoir jusqu'en 1411, date à laquelle il est capturé et sauvagement assassiné. A Faraj succède, comme sultan, le calife Moustaïne, choisi par les émirs (1412). Mais ce choix n'était qu'une manœuvre; les deux grands officiers qui avaient combattu et renversé l'ancien sultan se partagent l'Empire: Chaikh, avec le titre de maréchal, domine l'Egypte avec le sultan-calife; et Naurouz, gouverneur de la province de Damas, est maître de la Syrie à partir de Gaza. Quelques mois après, le maréchal Chaikh élimine le calife, qui est gardé à vue à la Citadelle, et se proclame sultan, sous le nom de Mouayyad (1412). Naurouz qui, à Damas, intrigue contre ce dernier, est vaincu et assassiné (1412). En 1415, le sultan quitte Le Caire pour la région d'Alep, où se trame une révolte des gouverneurs syriens. Après un petit combat, les officiers rebelles se débandent; quelques-uns sont pris et exécutés, d'autres se réfugient à la cour de Kara-Yousouf, à Bagdâd. En 1417, le sultan reprend le chemin de la Syrie-Nord, où les Turcomans de la frontière avaient profité de la campagne victorieuse de Tamerlan, en Syrie et en Anatolie, pour relâcher leurs liens de vassalité envers l'Egypte. Quelques combats heureux ramènent à la raison ces roitelets turbulents et étendent encore plus, vers le Nord, le territoire de l'Empire mamluk. En 1419, une nouvelle campagne amène le sultan et son armée jusqu'au
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cœur de l'Asie Mineure, d'où ils rentrent à Alep avec un butin considérable. Cette action «en Asie Mineure nous paraît aussi inutile qu'incompréhensible» (Wiet). L'Egypte ne pouvait songer à dominer des régions qui en étaient séparées par la puissante chaîne du Taurus. En 1421, le sultan Mouayyad meurt pendant qu'il se préparait à envahir l'Irâk, en vue de combattre le souverain de Bagdâd Kara-Yousouf. Le successeur du sultan Mouayyad est son fils Mouzaffar, un enfant de vingt mois, que les grands officiers reconnaissent pour continuer, en son nom, à «mieux déchirer l'Etat». Auprès de lui, l'émir Tatar assume les fonctions de régent, et l'émir Djannibak Soufi, celles de maréchal des armées. Au cours d'un voyage qu'il fait à Alep, en compagnie de l'enfant-roi, le régent Tatar dépose ce dernier et se fait proclamer sultan (1422); mais il meurt dès sa rentrée au Caire, trois mois après. Son fils Sâleh, qui lui succède, un enfant de dix ans, a, comme régents, les émirs Djannibak et Barsbay. Quelques jours après cet arrangement, Djannibak est éliminé et emprisonné. Resté seul maître de la régence, Barsbay dépose Sâleh et se fait proclamer sultan, sous le nom de Achraf (1422). b. Mesures de rigueur contre les Chrétiens et les Européens en Egypte Avide d'argent, Achraf déroge à la coutume de distribuer aux troupes le don habituel de joyeux avènement. «Son premier acte fut d'interdire d'employer des juifs et des chrétiens dans les administrations: nous savons que les fonctionnaires touchés par des décrets de cette nature gardaient leurs postes en versant une somme d'argent.» 1 2. Activité militaire et politique de l'Egypte dans le Nord de l'Empire (1425-1460) a. Expéditions égyptiennes contre l'île de Chypre (1425—1426) Sous le règne d'Achraf, les corsaires européens, qui écumaient la Méditerranée, effectuaient leurs prises jusque dans les eaux territoriales égyptiennes et syriennes. En représailles, le gouvernement égyptien s'en prenait aux colonies européennes et à leurs consuls, qui, par l'intermédiaire de leurs gouvernements, pourraient mettre fin à l'activité des corsaires. En outre, tout en organisant la défense du littoral, le sultan prépare une expédition contre l'île de Chypre, dont le roi passait pour être complice de ces écumeurs de mer. En 1425, une nombreuse flotte quitte Damiette et Tripoli pour Famagouste, où elle débarque un important corps expéditionnaire qui ravage et pille la région, ramenant des prisonniers et un riche butin. Une seconde 1
Wiet, op. cit., p. 552.
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expédition débarque, en 1426, près de Limassol, dont la forteresse est emportée d'assaut. Une armée chypriote est mise en déroute sur la route de Nicosie. Les troupes égyptiennes victorieuses se rembarquent ensuite pour l'Egypte, après trois mois d'absence. Le roi de Chypre, emmené comme prisonnier, est relâché contre une rançon et un tribut annuel (1427). Les Chevaliers de Rhodes, intimidés par le sort du roi de Chypre, offrent un tribut au sultan. b. Expéditions égyptiennes en Syrie-Nord (1429—1433) En 1429, le Turcoman Kara-Yuluk, qui, grâce à Tamerlan, avait fondé dans la région du Haut-Euphrate la dynastie du Mouton Blanc, possédait les villes de Diarbékir et d'Edesse. En 1429, Kara-Yuluk s'empare de Kharpout, dont l'émir était considéré par l'Egypte comme vassal. La frontière septentrionale de la Syrie mamluk variait, on l'a vu, «suivant la force des maîtres de l'Egypte et l'activité de leurs remuants voisins» (Wiet). Ripostant au geste du Turcoman, une armée égyptienne prend Edesse; la ville est pillée, puis évacuée et les habitants massacrés ou réduits en esclavage (1429). En 1430, Kara-Yuluk s'empare de Malatia. Ce n'est que trois ans plus tard que le sultan se décide à réagir. Réunissant une puissante armée, il se dirige vers la Syrie-Nord; traversant Gaza, Damas, Hama, Alep, Biréjik sur l'Euphrate, il arrive devant Diarbékir, qui est assiégée. Un accord intervient entre les deux adversaires, en vertu duquel le Turcoman reconnaît la suzeraineté du sultan (1433). c. Les Turcomans du Mouton Noir, maîtres de Bagdâd (1432) Depuis la mort du prince turcoman Kara-Yousouf (1420), de la dynastie du Mouton Noir, qui dominait sur la frontière d'Asie Mineure, son domaine était disputé entre ses fils. L'un de ceux-ci, Asban, en 1432, s'empare de Bagdâd et de l'Irâk et met fin à la dynastie mongole des Djélaïrides. Son second frère, Iskandar, installé à Tauris en 1429, en est chassé par Shâh Rokh, fils et successeur de Tamerlan en Perse, avec l'aide des Turcomans de Diarbékir, de la dynastie du Mouton Blanc (1429). d. Tension entre les Mamluks et les Timourides de Perse (1435—1438) Dès 1429, le Timouride de Perse, Shâh Rokh, qui cherche à établir des rapports avec l'Egypte, multiplie les démarches dans ce sens. A partir de 1435, les relations s'enveniment au point que l'on craignit une invasion perso-timouride en Syrie. En 1436, un ambassadeur de Shâh Rokh apporte en Egypte une robe d'honneur et une couronne destinées au sultan Achraf. Furieux, ce dernier, auquel le monarque perse concède le gouvernement de l'Egypte, fait battre l'ambassadeur et refuse les présents envoyés.
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«Ce que nous voyons ici se développer, c'est une haine terrible entre les sultans mamluks et les Timourides: la chancellerie égyptienne se rappellera Tamerlan et ses atrocités, Châh-Rokh et ses démarches excentriques, et une tradition anti-persane sera ainsi créée que nous retrouverons vivace à l'aurore du seizième siècle.»2 Le sultan Achraf passe les années 1436 et 1437 à envoyer des troupes pour combattre l'émir mamluk Djannibak, l'ennemi personnel du sultan, qui, libéré et encouragé par Shâh Rokh, avait recruté des bandes pour guerroyer contre les gouverneurs mamluks de la Syrie du Nord. Achraf se préparait à partir lui-même à la tête d'une armée contre Djannibak lorsque celui-ci meurt, en 1348, suivi de près par le sultan (1348). e. Révoltes brisées en Egypte et en Syrie (1439) Agé de 15 ans, le sultan Aziz, fils et successeur d'Achraf, est dominé par l'émir Djakmak, maréchal des armées, qui le renverse et le remplace, l'année même de son avènement (1438), sous le nom de Malak Zaher. Le nouveau sultan brise une révolte de son maréchal des armées, ainsi qu'une rébellion des gouverneurs des provinces d'Alep et de Damas (1439). A part quelques expéditions peu brillantes contre l'île de Rhodes, effectuées, entre 1442 et 1452, en représailles contre les attaques des corsaires en Egypte, le règne de Zaher se déroulera pacifiquement. f . Rapports amicaux entre Mamluks, Timourides et Ottomans Avec les empires asiatiques, les relations sont meilleures que sous le règne précédent. Dès 1439, le Timouride de Perse, Shâh Rokh, envoie au sultan Zaher une ambassade portant ses félicitations, et, en 1440, des cadeaux d'une valeur considérable. En 1443, il renouvelle sa demande, rejetée par le sultan Achraf (1436), de fournir un voile à la Kaaba, privilège réservé aux seuls souverains de l'Egypte. Par ailleurs, les relations avec la puissance turco-ottomane d'Asie Mineure, qui, après sa ruine par Tamerlan en 1402, s'était peu à peu redressée, sont aussi très cordiales. Les succès des Ottomans contre les Chrétiens d'Europe sont officiellement communiqués au gouvernement du Caire, qui les fête «à l'égal d'un événement national». Avant de mourir, le sultan Zaher règle sa succession suivant une formule toute nouvelle: abdiquant lui-même, il fait prêter serment à son fils Ousman, âgé de 19 ans, qui prend le nom de Malak Mansour, et meurt lui-même quelques jours plus tard (1453). Un mois après son avènement, le nouveau sultan est renversé par une révolution des Mamluks, qui n'avaient pas reçu la prime habituelle distribuée à chaque avènement, et remplacé par le maréchal des armées, Ainal, 2
Wiet, op. cit., p. 5 6 6 .
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qui prend le nom de Malak Achraf et nomme son fils Ahmed maréchal (1453). En même temps que les félicitations du souverain ottoman d'Asie Mineure, le nouveau sultan d'Egypte reçoit une ambassade ottomane, qui lui annonce la prise de Constantinople par les Turcs (1453). «Les tambours de la Citadelle donnèrent des batteries d'allégresse et la population du Caire fut invitée à pavoiser. Le gouvernement envoya immédiatement un ambassadeur transmettre au sultan ottoman les félicitations de la cour d'Egypte. Jusqu'à la fin d'ailleurs, les sultans mamlouks fêteront les victoires ottomanes et ne verront pas le danger que ces voisins représenteront, un jour, pour eux.»3 3. Rivalité et conflit égypto-ottomans
(1468—1491)
a. Avènement du sultan mamluk Kaitbey (1468) Le sultan Achraf meurt dans son lit, en 1461. Son fils et successeur Ahmed est renversé, au bout de quatre mois, par une révolte des officiers mécontents de leur avancement, et remplacé par Kochkadam (1461). Ce dernier meurt de maladie (1467); mais ses deux successeurs, Ylbay et Timourbogha, sont chassés du trône par des émeutes, à quelques jours d'intervalle (1467). Enfin, au début de janvier 1468, le maréchal en fonction, Kaitbey, est acclamé par les troupes en révolte et proclamé sultan (1468). Kaitbey se maintiendra sur le trône pendant 28 ans. Sous son règne, la puissance des souverains mamluks se heurtera à celles des monarques ottomans d'Asie Mineure, dont l'influence, dans l'Asie antérieure, commence à prévaloir sur celle des Timourides et des Mongols. b. Campagnes égyptiennes en Syrie-Nord, (1468—1474) Les événements d'Asie Mineure et de Haute Mésopotamie absorbent l'activité du sultan Kaitbey pendant les six premières années de son long règne (1468—1474). Dans ces régions asiatiques, les émirs vassaux de l'Egypte sont en guerre avec des émirs voisins, appuyés par les Ottomans qui venaient de s'annexer la place importante de Konya (1467). En 1468, une armée égyptienne est anéantie au nord d'Aïntab; cette place est prise, l'année suivante, après une seconde défaite égyptienne dans ces parages (1469). L'influence ottomane chemine vers le Sud. «L'Egypte commençait peut-être à se repentir d'avoir fêté la conquête de Constantinople comme une victoire panislamique . . . L'empire ottoman, au cours des années précédentes, n'a pas caché ses intentions de s'installer plus solidement dans l'Asie Mineure méridionale.»4 3 4
Wiet, op. cit., p. 587, 588. Wiet, op. cit., p. 590, 592.
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Craignant une attaque contre Alep, une troisième armée égyptienne, envoyée du Caire, prend Aïntab, Adana et Tarsous (1471), et inflige à l'émir Châh-Souwar, client des Ottomans, une écrasante défaite (1471). Ce dernier est pris et envoyé au Caire, où il est pendu, et son frère ChâhBondak est installé à sa place par les Egyptiens (1472). En 1473, l'armée égyptienne repousse une attaque du prince persan Ouzoun Hasan, dont les troupes étaient arrivées à Edesse (Ourfa). Profitant du calme et de la paix qui suivirent ses succès sur les frontières des provinces du Nord, Kaitbey, en 1477, entreprend un voyage en Syrie. Quittant Le Caire en septembre, le cortège sultanien passe par Gaza, visite Tripoli, Lataquié, Antioche, Aïntab et Biréjik, sur l'Euphrate, et rentre au Caire par Alep, Damas, Safad, après quatre mois d'absence. «Il est important de signaler que depuis Lattaquieh jusqu'à Birédjik on ne parlait alors que le turc: ce fait capital permet de comprendre les prétentions ottomanes pour se substituer à l'Egypte dans la suzeraineté des régions limitrophes de la frontière syrienne.»5 c. Germe de conflit égypto-ottoman
(1481—1482)
En 1481, Kaitbey donne asile au prince ottoman Djem, le Zizim des chroniques occidentales, qui, vaincu par son frère Bajazet II auquel il essaya de disputer le trône (1481), se réfugie au Caire, où il est reçu avec beaucoup d'égards. Générosité ou calcul politique, la conduite du sultan d'Egypte en cette circonstance provoque chez Bajazet un vif ressentiment contre les dirigeants du Caire; «elle sera une des causes du premier conflit armé entre l'Egypte et l'empire ottoman» .8 d. Grande guerre égypto-ottomane
(1483—1490)
Comme réponse ottomane à l'Egypte qui avait accueilli et indirectement appuyé le prince Djem, le prince persan Ala-ad-Daula, soutenu par les Ottomans, s'avance jusqu'à Malatia (1483). Deux grandes défaites subies par les Mamluks, en 1484, coûtent à l'Egypte ses meilleurs officiers. Après un succès égyptien (1484) qui ne fut guère décisif, une nouvelle armée est envoyée du Caire (1485), tandis qu'une armée ottomane prend l'offensive en Cilicie (1485) et occupe Tarsous et Adana (1485). En 1486, les Mamluks reprennent ces deux villes et taillent en pièces l'armée ottomane. Mais Bajazet, qui n'entend pas rester sur cet échec, envoie de nouvelles troupes. Du côté égyptien, le dernier corps de Mamluks est dirigé sur Alep, et, devant le danger qui s'aggrave, des éléments arabes sont recrutés. Bien plus, l'armée d'Alep exige son rapatriement et, pour la conten5
Wiet, op. cit., p. 595. • Wiet, op. cit., p. 597.
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ter, on offre à chaque Mamluk une gratification supplémentaire (1487). Malgré cette mesure, de nombreuses désertions sont signalées, et les officiers mamluks se divisent en deux camps rivaux, dont les querelles seront bientôt sanglantes. En 1488, une armée ottomane, appuyée par une escadre, est concentrée à Adana. Une puissante armée égyptienne, dont les frais avaient été fournis, en grande partie, par des taxes imposées aux Chrétiens et aux Juifs, quitte Le Caire. Entre Tarsous et Adana, une bataille meurtrière se termine par la victoire des Mamluks (1488), qui enlèvent ensuite Adana au bout de trois mois de siège. En 1489, l'armée égyptienne rentre au Caire. Dès le départ de l'armée mamluk, les Ottomans réoccupent Tarsous. Au Caire, les troupes victorieuses exigent le paiement d'une gratification supplémentaire, que les ressources du Trésor ne permettent pas d'effectuer. En Syrie-Nord, le danger d'une invasion ottomane fait faire au sultan une campagne inutile: une armée égyptienne, difficilement réunie, qui parvint presque sans combat jusqu'à Césarée, en Anatolie, dut revenir au Caire (1490). En 1491, un traité de paix maintient le statu quo territorial. 4. Déclin de la puissance des Mamluks Vers la fin du XVe siècle, maints signes extérieurs indiquaient déjà que le régime des Mamluks, grâce auquel l'Egypte avait atteint un très haut degré de puissance militaire et politique, avait perdu, avec le temps, la vigueur agressive qu'il possédait à ses débuts. Les émirs et les esclaves ou affranchis mamluks, qui, recrutés à l'étranger, n'avaient pas de racines dans le pays qu'ils exploitaient, étaient détestés de tous les habitants de l'Egypte. D'autre part, et «dans l'ensemble, le recrutement des esclaves destinés à l'armée, est, au quinzième siècle, inférieur en qualité à celui des treizième et quatorzième siècles: il est probablement plus hétérogène, et les Turcs du Kipchak avaient plus de valeur et plus de discipline».7 Aussi, aux environs de 1500, la dynastie mamluk et la fortune de l'Egypte sont-elles à la veille de s'abîmer dans une commune catastrophe. La ruine économique de l'Egypte, consécutive à la découverte du Cap de Bonne-Espérance, précipitera cette fin. a. Désordres et révoltes en Egypte et en Syrie (1495—1501) En 1495, Kaitbey meurt de maladie, à l'âge de 86 ans. Son fils Mohammad, porté au trône à cause de sa jeunesse (14 ans), est assassiné par les Mamluks au bout de trois ans (1498). Son oncle Kansouh, qui lui succède sous le nom de Malak Zâher, est un Circassien, acheté comme esclave en 7
Wiet, op. cit., p. 600.
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1492; il était déjà, à la date de son avènement, vizir et majordome de son neveu massacré. Mais, en 1500, il est déposé et remplacé par l'émir DjanBoulat. L'émir Touman-Bey, rival de ce dernier, sous le prétexte de combattre le gouverneur de Damas qui s'était révolté, se dirige vers la Syrie à la tête d'un important corps d'armée. Arrivé à Damas, Touman-Bey se joint au rebelle et se proclame sultan. Accompagné de tous les gouverneurs syriens, Touman-Bey rentre au Caire, où le sultan Djan-Boulat, abandonné de son armée, est arrêté et tué (1501). Deux mois après, le nouveau sultan Touman-Bey est renversé par les Mamluks, qui lui donnent, comme successeur, Kansouh Al Gauri (1501). b. Difficultés financières en Egypte Dès son avènement, le sultan Al Gauri se trouve aux prises avec les soucis habituels inhérents à sa haute charge, au premier rang desquels sont les difficultés financières. Des mesures draconiennes sont prescrites, qui imposent à la population des taxes exorbitantes prélevées par des procédés inquisitoriaux. Dix mois de loyer sont perçus sur toutes les propriétés immobilières; les grands fonctionnaires civils sont arbitrairement taxés et les récalcitrants, incarcérés. Une épidémie de peste, qui, comme la famine, a constamment affligé l'Egypte, frappe cruellement le pays et dura près de deux ans. On a compté, en certains mois de 1504, jusqu'à 4000 morts par jour. En outre, des désordres en Egypte et en Syrie ne manquent pas de se produire. c. La découverte du Cap de Bonne-Espérance et ses contrecoups économiques en Egypte et en Orient Depuis 1498, la découverte par le Portugais Vasco de Gama de la route maritime du Cap de Bonne-Espérance, qui unit l'Atlantique à l'Océan Indien, déplaça vers le Sud de l'Afrique la vieille route de l'Inde et de la Chine qui, empruntant simultanément la Mer Rouge (Egypte-Arabie) et les pistes caravanières syro-mésopotamiennes, menait du Golfe Persique aux ports libano-syriens. Privés d'une grande source de leurs richesses, l'Egypte et l'Orient méditerranéen, qui vivaient principalement de courtage, sont brusquement atteints dans leur prospérité commerciale. Alexandrie et les ports syro-libanais, ainsi que les ports italiens, sont désormais déshérités du commerce de l'Extrême-Orient au profit des pays de l'Europe occidentale, dont l'ascension commencera à partir de cette époque. «Alors qu'en 1498, les Vénitiens avaient manqué d'argent pour rafler les approvisionnements d'épices rassemblés à Alexandrie, en 1502, les navires vénitiens ne quittaient plus guère les ports de Syrie ou d'Egypte
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qu'avec un demi-chargement, payé à des prix exorbitants, car la marchandise se trouvait très rare.» 8 d. La flotte égyptienne détruite par les Portugais dans l'Océan
Indien
(1509)
Conscients de la catastrophe qui les frappait, les sultans d'Egypte, dont les ressources étaient en très grande partie alimentées par les sommes immenses prélevées sur les commerçants, essayèrent inutilement de réagir. La flotte égyptienne qui voulut pousser jusqu'à Calicut est canonnée, dans la rade de cette ville, par l'escadre portugaise (1500). En 1506, la flotte de l'amiral portugais Albuquerque organise le blocus du détroit de Bab el Mandeb qui commande l'entrée de la Mer Rouge, où des vaisseaux européens commencent à pénétrer. Des ambassadeurs égyptiens sont envoyés auprès des cours d'Europe, qui sont invitées à intervenir pour faire cesser les expéditions portugaises aux Indes. Le sultan laissait même entendre qu'il expulserait les Chrétiens de ses Etats et détruirait les Lieux Saints. Cette démarche est bientôt suivie d'une action militaire. Une flotte égyptienne comprenant ime cinquantaine de vaisseaux occupe Djedda, dont elle fait une base navale fortifiée (1506). En 1508, l'amiral égyptien annonce au Caire une victoire sur l'escadre portugaise, près des côtes de l'Inde; mais en 1509, la flotte égyptienne subit une écrasante défaite. e. Ruine du commerce et de la civilisation dans l'Orient arabe Ces événements, qui consacrent la ruine du commerce de l'Egpte et de l'Orient méditerranéen, préparent la voie à la conquête ottomane. Ils inaugurent, dans les pays de l'Orient arabe, une longue période de décadence, consécutive à l'appauvrissement et à la dépopulation de ces pays. Cette décadence, qui favorisera l'extension de l'hégémonie turco-anatolienne vers le Sud, assurera à cette hégémonie une longue durée (1517—1918). Ce n'est donc pas la domination turco-ottomane qui est la cause principale du recul de la civilisation arabo-orientale, vers cette époque. Ce recul, on le répète, est, en premier lieu, une conséquence naturelle du déplacement de la route des Indes vers le sud de l'Afrique. Son début, qui coïncide avec l'avènement des Ottomans en Syrie et en Egypte, est antérieur à cet événement. Ce n'est que trois siècles et demi plus tard, après le percement de Canal du Suez (1860), que l'Egypte commencera à reprendre une partie de sa prospérité commerciale d'autrefois. f . Représailles des Mamluks contre les Européens En 1510, des vaisseaux des Chevaliers de Rhodes attaquent, sur la côte 8
Wiet, op. cit., p. 616, 617.
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cilicienne, un convoi de navires égyptiens chargés de bois de construction, d'armes et de munitions, qui sont capturés. En représailles, le sultan ordonne l'arrestation des religieux du Saint-Sépulcre et l'incarcération des Européens établis à Alexandrie et à Damiette. En 1511, les scellés sont mis sur le Saint-Sépulcre et les biens qui s'y trouvent sont confisqués. Dans le même temps, les consuls de Venise, à Alexandrie, à Tripoli et à Damas, sont convoqués au Caire pour répondre d'une accusation aux termes de laquelle le roi de Perse, Shâh-Ismaïl, a proposé à la République de Venise une attaque conjointe, par terre et par mer, contre le territoire égyptien. Des mesures vexatoires sont également ordonnées contre les Chrétiens occidentaux ou latins. Par contre, les autres groupements orientaux, Melkites, Jacobites, Géorgiens, Abyssins, Grecs et Coptes, bénéficient de notables avantages. Dans la seconde moitié de 1512, un ambassadeur vénitien, venu au Caire, renoue avec l'Egypte les relations amicales qui avaient été interrompues; le Saint-Sépulcre est réouvert et les religieux incarcérés sont mis en liberté.
V. Les Ottomans maîtres du Proche-Orient (1502-1517) 1. Mamluks, Ottomans et Persans, de 1502 à 1514. Victoire ottomane sur la Perse safavide Tandis qu'en Egypte la puissance des Mamluks décline sous le poids des événements que nous venons de signaler, celles des Turcs Ottomans, en Anatolie, et des Persans Safavides, qui ont succédé depuis peu aux Turcs Timourides en Iran, ne font que s'accroître. Ottomans et Safavides vont d'abord régler, directement et par les armes, les questions qui les divisent, avant de s'occuper de leur voisin du Sud, l'Empire des Mamluks. a. Avènement de la dynastie iranienne des Safavides (1502) La dynastie des Safavides, qui apparaît en Perse au début du XVIe siècle et dont l'éclat et le pouvoir se maintiendront pendant plus de deux siècles (1502—1736), tire son nom de celui du fondateur de la famille, Cheikh Safiouddine, le Sophis des voyageurs européens. Celui-ci se rattachait directement à Moussa Kazem, septième imâm chiite, et vivait à Ardébil, en Azerbaijan, honoré de la faveur des souverains de l'époque (XVe siècle). L'un de ses descendants, Ismaïl, avec l'appui de sept tribus turques qui prirent pour signe distinctif un bonnet rouge (d'où leur nom de Kizil-Bâch = les têtes rouges), prit Bakou, battit le prince turcoman du Mouton Blanc, s'empara de Tabriz et de la Perse entière et se fit proclamer roi, sous le nom de Shâh-Ismail (1502). Il annexa ensuite Diarbakr, Mossûl et Bagdâd, et, avec le Khorassân conquis en 1510, devint maître d'un vaste empire allant de l'Oxus à l'Euphrate. «L'arrivée des Çafavis au pouvoir eut une importance considérable, parce que la nouvelle dynastie apporta avec elle, comme moyen de gouvernement, le chiisme dogmatique. Sans doute, dès les premières années de l'islamisme, les Persans avaient embrassé les doctrines dissidentes qui altéraient la religion fondée par Mahomet, fixée par les quatre premiers khalifes et maintenue par l'accord unanime de la nation; mais ce n'est qu'avec les Çafavis que le dogme de la succession légitime de l'imamat, par la descendance d'Ali, devint la religion dans laquelle s'incarnèrent les souvenirs confus des temps heureux conservés dans la mémoire du peuple persan»1 (p. 211-214). 1
Cl. Huart, «Perse», La Grande Encyclopédie,
Tome 26, p. 464.
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b. Entente égypto-ottomane contre les Sajavides de Perse En 1507, des attaques effectuées par l'armée persane contre les régions voisines des frontières turco-égyptiennes, dans le Haut Euphrate, portent la Turquie et l'Egypte à s'entendre pour organiser une action commune contre le nouvel Empire persan. Cette coalition oblige Shâh-Ismaïl à retirer ses troupes (1507). En 1510, Shâh-Ismaïl repousse une invasion des Turcs Uzbegs du Turkestan, qui avaient pénétré dans le Khorâssan. Le souverain iranien, qui les défait, leur prend Balkh et Hérat. Cette victoire, qui débarrassait la Perse d'un ennemi gênant, fit craindre aux Ottomans et aux Mamluks une expansion des Persans vers l'Ouest. En Asie Mineure, les sultans turco-ottomans, qui pratiquaient l'islamisme sunnite, se mettent à combattre les Chiites de leur Empire, en réaction contre l'Empire iranien des Safavides rallié à la doctrine de l'islamisme chiite. Au Caire, une ambassade persane est froissée dans ses sentiments chiites. La tension était très forte entre Turcs et Egyptiens, d'une part, et Persans, de l'autre. Aussi, en 1514, le sultan ottoman Sélim 1er prévient-il le sultan d'Egypte de son intention de combattre Shâh-Ismaïl; cette guerre turco-persane, que le Mamluk appelait de ses vœux, va provoquer le conflit où sombrera l'Egypte. c. Les Ottomans envahissent la Perse. Leur victoire à Tchaldirân (1514) En 1512, les Chiites d'Asie Mineure, poussés par les dirigeants chiites de Perse, se soulèvent contre le sultan Bajazet. Sélim 1er, fils et successeur de ce dernier, réprime la révolte et ordonne une persécution générale contre ses sujets chiites. Profitant ensuite de l'embarras où se trouvait ShâhIsmaïl, occupé à nettoyer le Khorassân des envahisseurs Uzbegs, Sélim envahit la Perse. Dans la vallée de Tchaldirân, à l'Est du lac d'Ourmia, une grande bataille s'engage; grâce à leur artillerie et à leur nombre, les Ottomans mettent les Persans en déroute, occupent Tabriz, leur capitale (1514), et soumettent le Kurdistan et Diarbakr. Faute de vivres suffisants, les vainqueurs se retirent de Tabriz sans avoir pu poursuivre leurs avantages. Ils vont s'occuper maintenant de leur voisin du Sud: l'Empire égyptien. 2. Guerre turco-égyptienne. Défaite des Mamluks et fin de leur Empire (1516-1517) a. Inquiétude et préparatifs militaires en Egypte La victoire turque de Tchaldirân était trop éclatante pour ne pas inquiéter l'Egypte. Dès avant cette campagne, les relations entre les Mamluks et les Ottomans étaient déjà, on l'a vu, assez tendues. La défaite du Perse chiite
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met maintenant, face à face, les deux puissances sunnites du Nord et du Sud, avec leurs convoitises et leurs ambitions respectives. Avant même cette victoire, le Turc Sélim se posait déjà en protecteur de l'Islâm, en rivalisant de sollicitude avec le sultan d'Egypte pour le pèlerinage de La Mecque et les villes saintes, «sollicitude qui passa de tout temps pour être l'apanage du souverain islamique le plus puissant» (Broclcelmann). Aussi, et dès l'entrée en campagne de Sélim contre Shâh-Ismaïl, le sultan mamluk Gauri, prévoyant le pire, s'était-il empressé d'envoyer une armée en Syrie-Nord. Mais le manque d'argent ne lui permit de réunir qu'un corps de 3.000 hommes qui, recrutés péniblement, n'arrivèrent à Alep qu'après la victoire turque de Tchaldirân. La gravité de ces événements n'échappa pas au sultan d'Egypte, qui comprit que le régime et l'Empire mamluks, ainsi que l'indépendance de la Vallée du Nil, sont maintenant directement menacés. Aussi, la réaction égyptienne, bien qu'un peu tardive, est-elle sérieuse et rapide. Pour parer au plus pressé, le sultan Gauri se hâte de mettre sur pied une armée forte et bien équipée. Mais l'argent, ce nerf de la guerre, lui manque totalement. Le Trésor est vide et les recettes régulières sont relativement dérisoires, la découverte du Cap de Bonne-Espérance ayant ruiné l'activité commerciale des ports égyptiens. C'est surtout à la confiscation que le sultan a recours. La fortune des fonctionnaires civils et des riches «disparaît sur une signature». «Comme il n'y avait jamais eu aucune solidarité entre les gouvernants étrangers (Mamluks) et les gouvernés autochtones (Egyptiens), les premiers prétendirent continuer à obérer les seconds d'impôts de plus en plus lourds, et ceux-ci commencèrent à haïr leurs maîtres, rendus à tort responsables de la crise commerciale, à juste titre, de l'incurie, de l'indiscipline et du désordre» (G. Wiet). b.
Les Ottomans maîtres du Taurus
(1515)
Sélim 1er, qui surveillait attentivement la situation au Caire, songe à se consolider dans le Kurdistan en s'appuyant sur le Taurus. Nous avons vu que, dans la vallée du Taurus, la région qui s'étend de Marache à Kharpout constitue, pour les Egyptiens comme pour les Ottomans et les Persans, une zone frontalière, où l'influence des trois puissances s'exerçait alternativement et parfois simultanément. Depuis le milieu du XlVe siècle, une dynastie turcomane, celle des Dhoul-Kader, gouvernait cette zone, sous la suzeraineté de l'un ou l'autre des trois Empires voisins, suivant les circonstances du moment. En 1507, le souverain de cette zone, Ala Addaoula, se vit enlever, par Shâh-Ismaïl, souverain de Perse, Kharpout et Diarbékir. Petit-fils, par sa mère, de Ala Addaoula, Sélim 1er, vainqueur de la Perse à Tchaldirân, accuse son grand-père, vassal actuel de l'Egypte, d'avoir
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eu une attitude équivoque lors du conflit turco-persan. Aussi, dès son retour de Tabriz, Sélim envoie-t-il des troupes contre Ala Addaoula, qui est vaincu et tué; sa tête est envoyée au Caire et sa principauté donnée à son neveu, entièrement acquis aux Ottomans (1515). La guerre était désormais inévitable entre les Ottomans et les Mamluks. c. Bataille de Marj Dabek (1516). Les Ottomans occupent la Syrie En juillet 1516, le sultan Gauri, à la tête de toute l'armée mamluk et de quelques contingents arabes, arrive à Alep, d'où il envoie une ambassade chargée de négocier un accord avec le sultan Sélim. Mais celui-ci, qui renvoie indignement les ambassadeurs égyptiens, occupe Malatia, Behesna et Karkar, pénètre en territoire syrien et marche sur Alep. La rencontre a lieu à Marj Dabek, à quelques kilomètres au nord d'Alep. Manquant d'artillerie, les Mamluks, malgré des prodiges d'intrépidité, essuient une écrasante défaite, et leur vieux sultan disparaît au cours du combat (24 août 1516). Le calife abbâsside du Caire, qui avait accompagné le sultan dans sa campagne, se présente humblement au vainqueur lors de l'entrée solennelle de celui-ci à Alep. Continuant sa marche vers le Sud, Sélim occupe Damas sans combat (fin d'octobre) et toute la Syrie reconnaît son autorité souveraine (1516). d. Occupation de l'Egypte. Les Ottomans se substituent aux Mamluks (1517) Au sultan Gauri, disparu au cours de la bataille de Marj Dabek, avait succédé, au Caire, l'émir Touman-Bey (1516). Ayant mis sur pied, non sans peine, une nouvelle armée, Touman-Bey marche contre l'ennemi, qui poursuivait son avance en direction de Gaza. Près de Baisan, l'armée égyptienne est écrasée par les Ottomans (22 décembre) qui, continuant leur marche, arrivent à Raidanya, aux portes du Caire, où Touman-Bey, avec une armée disparate et sans organisation, veut leur barrer l'entrée de la capitale; mais il est écrasé avec ses troupes dans un combat sanglant (22 janvier 1517). La ville du Caire est occupée dans la même journée et livrée au pillage. Revenant à la charge huit jours plus tard, Touman-Bey rentre au Caire et engage avec les occupants un sanglant combat de rues (28—31 janvier). Vaincu, le dernier sultan mamluk, après un dernier combat malheureux près de Guizeh (29 mars), est livré au sultan ottoman, qui le fait pendre au Caire, sous l'arcade de la porte Jouaileh (12 avril). Ainsi, l'Empire des sultans mamluks, qui avaient, pendant plus de deux siècles et demi (1250—1517), gouverné l'Egypte et la Syrie et dominé tout l'Orient arabe, disparaît, comme puissance politique, au bout de 8 mois d'agonie. «Il est frappant de constater que les Ottomans, après la bataille de
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Merdj Dabik, s'emparèrent de toute la Syrie sans coup férir: aucune ville, aucune place forte, aucune citadelle n'opposa de résistance . . . En Syrie, comme en Egypte, le fardeau des exactions et des confiscations de toutes sortes avait fini par devenir intolérable et nous voyons se reproduire un tournant d'histoire analogue à celui qui inaugure la période musulmane. Comme ils avaient accueilli les Arabes parce qu'ils étaient las des Grecs, les Egyptiens (et les Syriens) virent venir les Ottomans sans déplaisir, parce qu'ils ne pouvaient plus supporter les Mamluks» 2 (p. 184—186). Comme jadis après la chute des Ptolémées grecs, l'Egypte, après la défaite des Etrangers mamluks, perd à la fois son indépendance politique, son rang de centre du Califat islamique et son rôle de métropole d'un Empire oriental. Elle sera désormais, comme autrefois sous l'Empire gréco-romain d'Orient, une province de l'Empire turco-ottoman, dont le souverain, successeur de l'empereur gréco-romain ou byzantin, sera, en même temps, sultan de l'Orient et calife du Prophète.
3. La civilisation en Proche-Orient du Xle au XVle siècle a. En Perse De même que la domination romaine en Orient fut bienfaisante pour la culture grecque, de même la suprématie seljûkide en Perse fut une grande époque pour la littérature et l'art persans. On peut dire que, sous une domination turque, c'est la civilisation persane qui continue. «La Perse seljûqide donna naissance à deux grands écrivains: le philosophe Ghazalî (1058—1111), qui écrivit en arabe, et le poète 'Umar Khaiyâm (mort vers 1212), qui écrivit en persan . . . L'époque khawarizmienne (1194—1231) produisit quatre grands poètes persans: Nizâmi, Attar, Sa'di et Jalâl al-Dîn Rûmi.» 3 Grand poète, Umar Ibn al Khayâm est aussi un célèbre mathématicien. «Son algèbre apporta le premier essai de solution aux équations du troisième degré. . .; l'ère jilalienne qu'il proposa (comme réforme du calendrier) ne pouvait pas s'imposer à l'usage pratique, quoiqu'elle dépassât en exactitude le calendrier grégorien. En Europe, sa gloire repose principalement sur les spirituels quatrains persans, . . . dont le panthéisme mystique détruisait les assises de l'Islam.» 4 «L'art persan, aux époques seljoukide et khawârizmienne fut digne de la littérature de ce temps. C'est aux Xlle et XHIe siècles que, dans la céramique de Rhagès, la pratique du décor lustré atteignit son apogée, 2 3 4
Wiet, op. cit., p. 636. Grousset, Les Civilisations de l'Orient, I, p. 233 et 238. Brockelmann, op. cit., p. 152, 153.
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concurremment d'ailleurs avec la technique du décor peint et gravé . . . La peinture persane s'affirme . . . au XHIe siècle . . . Dans l'Iran musulman des Khalifes, la première grande école parvenue jusqu'à nous est l'école proprement abbâsside de Mésopotamie, aux Xlle et XHIe siècles. Cette école, il faut ie reconnaître, est d'inspiration moins persane que proprement arabe. Elle nous montre en général des personnages au type sémitique fortement accusé . . . Devant de telles œuvres . . ., on ne saurait douter des aptitudes du génie arabe en matière picturale. Malheureusement, en pays proprement arabe, ces aptitudes furent stérilisées, non, comme on l'a dit, par les défenses coraniques (qui ne sont nullement aussi nettes qu'on l'affirme parfois), mais par les scrupules religieux postérieurs. C'est en terre iranienne que la peinture musulmane allait atteindre son plein développement à l'époque mongole, timûride et safawide.» 5 Les Mongols, qui, après les dévastations et les massacres, s'étaient, par la suite, montrés libéraux et tolérants, finirent, on l'a vu, par s'iraniser. «Cette domination fut heureuse. Elle donna à la Perse les bienfaits d'un gouvernement unitaire, à la fois ferme et libéral. Des hommes d'Etat comme le ministre juif Sa'd al-Dawla ( f l 2 9 1 ) et l'historien Rachid al-Dîn Ci" 1318) comptent parmi les meilleurs administrateurs qu'ait rencontrés l'Iran.»« Sous les Timourides, dont le fondateur, le farouche Tamerlan, «se doublait d'un prince éclairé, ami des arts, protecteur des savants et des poètes» (Grousset), le mouvement artistique et littéraire connut, au XVe siècle, un brillant essor, particulièrement dans les capitales de Samarcande et de Hérât. Il se caractérise par une influence persane et chinoise et par la naissance de toute une littérature turque, inspirée des grands modèles persans. Sous la dynastie iranienne des Safavides, la cour d'Isfahân fut un foyer artistique de premier ordre. Cette époque reste «l'âge d'or de l'art persan», dans le domaine de l'architecture et notamment de la peinture. «L'art persan, lui, garde le privilège d'une continuité, que nous avons essayé de mettre en lumière, depuis l'assyro-achéménide jusqu'au séfévide. Mieux encore, par delà les hommes, il se rattache directement au sol natal.» 7 b. Dans l'Asie Mineure Dans l'Asie Mineure turco-seljûkide, le sultanat de Konya, dit de Rûm (1077—1302), eut, on l'a vu, une importance considérable dans le domaine culturel. «Ethnographiquement, il déshellénisa l'Asie Mineure et fit de » Grousset, Les Civilisations de l'Orient, I, p. 250, 252, 258, 259, 262. ' Grousset, Les Civilisations de l'Orient, I, p. 270. 7 Grousset, Les Civilisations de l'Orient, I, p. 358.
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cette contrée si longtemps byzantine un territoire aussi profondément touranien que le vieux Turkestan originel. Au point de vue artistique et même littéraire, il ouvrit largement aux influences iraniennes la 'nouvelle Turquie', ainsi créée. La culture persane régna en effet en maîtresse à la cour de Qôniya, comme le prouvent les noms même des sultans . . ., empruntés à l'épopée iranienne; comme le prouve aussi l'histoire du grand poète mystique persan Jalâl al-Dîn Rûmi (1207—1273), dont la famille vint de Perse se fixer à Qôniya sous la protection des Seljûqides et qui y fonda l'ordre célèbre des «Mewléwi » ou derviches danseurs.»8 «La domination seldjoukide a laissé des traces profondes et posé des jalons pour l'avenir, jeté les bases du système ottoman. Le rôle du vizir, des ministres et du divan, la force de l'administration centrale n'excluant pas une semi-autonomie provinciale, le système des fiefs militaires ou timars, l'armée permanente fondement du régime, le luxe de la cour, la tolérance religieuse: voilà autant de traits qui reparaîtront plus tard. L'activité intellectuelle et artistique est grande, mais la plupart des œuvres sont persanes ou arabes. Le turc, négligé même dans les milieux officiels, reste néanmoins la langue populaire. On retrouve ici les contrastes que présentent les peuples asiatiques, conquérants brillants, organisateurs d'Etats militaires instables comme tous les Etats flottants de la steppe, utilisant les sociétés soumises dont ils assimilent ou confisquent les formes culturelles.»9 A la cour des Seljûkides de Konya ou Rûm, où régnait le style persan et arabe, il y eut, au XHIe siècle, des essais de poésie turque. Mais c'est à l'Empire ottoman qu'il sera réservé de développer la littérature turque, au moyen d'un dialecte qui est le turc parlé à Constantinople ou turc osmanli. L'ancêtre de la littérature ottomane Ashek Pasha, vécut au XlVe siècle. c.
En Egypte et en Syrie
En Egypte, la dynastie fâtimide se prolongea jusqu'en 1169. En Syrie, les Seljûkides, on l'a vu, s'étaient arabisés. Sous les sultans ayyoubides et leurs successeurs mamluks (1170—1517), l'Egypte et la Syrie, qui se couvrent de monuments architecturaux, connaissent une ère de prospérité génératrice d'un âge d'or dans le domaine artistique. «L'époque aiyûbide et l'époque mamlûk qui la continue fidèlement portèrent en effet l'art arabe à son apogée . . . L'art classique arabe d'Orient est représenté par les monuments de Damas et d'Alep au XHIe siècle, sous les Aiyûbides et leurs premiers successeurs mamlûks. Les mausolées de 8
Grousset, Les Civilisations de l'Orient, I, p. 226, 228. " M. Clerget, La Turquie: passé et présent, p. 42, 43.
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Saladin, de Kokburi, de Saif al-Dîn, d'al-Adel et de Baibars, le maristân de Qaimari et la Fontaine au Trésor — pour ne parler que des monuments de Damas — présentent des qualités foncières qu'on ne retrouvera jamais à un tel degré en terre d'Islâm.» 10 Par contre, au point de vue culturel, l'Orient arabe connaît, sous les Ayyoubides et les Mamluks, une longue période de décadence, qui se prolongera jusqu'au début du XIXe siècle. «Pendant le XHIe, le XlVe et le XVle siècle, il existe bien encore des littérateurs arabes, . . . mais le mouvement littéraire se ralentit, et, au XVe siècle, il ne se manifeste plus guère que par les œuvres des historiens.» 11 Les plus connus de ces derniers sont: Ibn Al Athîr (mort en 1232), Aboul Faraj Jourgis (m. 1286), Ibn at-Tikataka (m. 1301), Aboul Fidâ (m. 1335), enfin le grand historien tunisien, Ibn Khaldûn (m. 1405), «le premier auteur musulman qui ait étudié l'histoire en elle-même et qui ait songé à rechercher et établir les règles de la composition historique . . . Le premier dans l'Islam, il comprit que l'histoire était sœur de la philosophie et que, loin de se borner au simple exposé des faits, elle devait surtout en étudier les relations.» 12 Les causes de la décadence littéraire et scientifique, qui se prolongera, dans l'Orient arabe, jusqu'au début du XIXe siècle, sont intimement liées à celles de la déchéance politique. «Ce ne furent pas seulement les invasions des Mongols et des Tartares; les germes destructeurs existaient depuis longtemps. Ce fut la misère générale, ce furent les famines qui ruinèrent et dépeuplèrent les grandes villes universitaires.»1S Ce fut enfin la décentralisation politique et religieuse du monde islamique, à laquelle «réponditforcément une décentralisation littéraire. Au lieu d'écrire en arabe, les savants, les lettrés, écrivirent chacun dans sa langue natale, turc, tartare, afghan, hindoustani et surtout persan. L'arabe conserva seulement le domaine de la théologie. Il continua d'être le latin de l'Orient musulman» 14 (p. 349-350).
4.
Conclusion
Avec la destruction de l'Empire égyptien des Mamluks et la conquête de l'Orient arabe par les Turcs ottomans, s'achève la treizième période de cette histoire des peuples et des civilisations du Proche-Orient. Comme conclusion à dégager de la succession des grands événements de cette période de plus de quatre siècles et demi (1055—1517), au cours 10 11 12 13 14
Grousset, J. Preux, J. Preux, J. Preux, J. Preux,
Les Civilisations de l'Orient, I, p. 204, 211. «Arabe», La Grande Encyclopédie française, 3, p. 501. op. cit., p. 495. op. cit., p. 501. op. cit., p. 501.
550
TREIZIÈME PÉRIODE:
1055—1517
desquels les peuples proche-orientaux poursuivirent leur évolution politique, sociale, culturelle, religieuse, économique, etc., sous la domination successive ou simultanée de divers maîtres étrangers (turcs, berbères, francs, mamluks, mongols, etc.), nous invitons le lecteur à se reporter à la conclusion générale (p. 362—369) qui termine notre exposé de la période précédente, la douzième (640—1055), qui commença avec l'expansion arabo-islamique dans le Proche-Orient et s'acheva avec celle des Turcs Seljûkides. Durant la quatorzième et dernière période de cette histoire (1517— 1918), qui fera l'objet du tome V suivant, l'Empire turco-ottoman, comme son lointain prédécesseur l'Empire gréco-romain d'Orient (285—640), groupera, pendant quatre nouveaux siècles (1517—1918), sous une seule autorité, celle du sultan ottoman, et autour de la même capitale, Constantiople-Byzance, les pays de l'Asie Mineure et de l'Orient arabe. Bagdâd, Alep, Damas, Le Caire, seront, de nouveau, réduites au rang de simples chefs-lieux de province et administrées par des pashas ou gouverneurs ottomans. Calife ou successeur lointain du Prophète arabe, le sultan ou Padishah turco-ottoman sera également l'héritier direct, dans le monde égéo-anatolien, et le successeur lointain, dans l'Orient arabe, des basilei ou empereurs gréco-romains d'Orient. Et de même que, jadis, la Mésopotamie, la Syrie et l'Egypte arabes et musulmanes avaient remplacé, sous les califes arabes, la Mésopotamie, la Syrie et l'Egypte araméennes, coptes et chrétiennes (p. 35—36), de même Constantinople-Istanbul, turque et musulmane, se substituera, sous les sultans ottomans, à Constantinople-Byzance, grecque et chrétienne. Le sultan Sélim 1er et ses grands successeurs ottomans reprendront, sur le plan géographique et politique, le rôle de leurs grands prédécesseurs grécoromains et byzantins: Alexandre le Grand, Justinien, Héraclius, etc.
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Carte du Proche-Orient, 640-1517
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