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Docteur ès Lettres de l’Université Sorbonne-Paris IV, José MAMBWINI KIVUILA KIAKU est Professeur et Chef de Département de Lettres et Civilisation Latines de l’Université Pédagogique Nationale (UPN), en RD Congo. Spécialiste de Tacite, Directeur du Centre d’Etudes et de Recherches sur l’Antiquité Classique (CERAC) rattaché à cette Université, il est aussi Député à l’Assemblée provinciale du Kongo central où, à la manière de Cicéron, il met son eloquentia au service de la population.
Illustration de couverture : Terriana © 123rf.com
ISBN : 978-2-343-17536-2
35 €
José M AMBWINI K IVUILA-K IAKU
Dans cet ouvrage qui inaugure la Collection Africa Latina, tout en rendant hommage à son maître, le Professeur Alain Michel, Directeur de sa thèse, l’auteur propose aux Latinistes du monde entier et à tous ceux qui s’intéressent encore à l’Antiquité classique une réflexion multithématique sur l’écriture tacitéenne de l’Histoire. Cette réflexion porte essentiellement sur les thématiques de prédilection abordées par son Maître dans l’ensemble de ses investigations sur Tacite, notamment la beauté, mieux l’esthétique chez Tacite, l’influence de la rhétorique dans l’écriture tacitéenne, la philosophie politique et les pensées philosophiques de Tacite sur l’histoire, la présence et l’influence des dieux dans les récits tacitéens, l’implication des forces cosmiques (fatum, fortuna, fors, sors) dans les affaires humaines, etc. Partant du fait que, depuis 1993, année de la soutenance de sa thèse, jusqu’à ce jour, les questionnements sur l’écriture de l’Histoire chez Tacite et sur sa pensée ont évolué et que l’arrière-plan intellectuel s’est aussi modifié, l’auteur a procédé à une relecture critique d’un certain nombre de ses publications sur cet historien et nous présente, ici, la synthèse de cet exercice qui donne un éclairage supplémentaire sur l’écriture de Tacite et sur tout ce qu’elle véhicule dans sa triple dimension esthétique, historique et philosophique.
L’ÉCRITURE DE L’HISTOIRE CHEZ TACITE
L’ÉCRITURE DE L’HISTOIRE CHEZ TACITE
José M AMBWINI K IVUILA-K IAKU
L’ÉCRITURE
DE L’HISTOIRE
CHEZ TACITE Esthéti�ue, Rhétori�ue et Philosophie
–… –
Homm age au P rofesse u r Alain M I C H E L
L’écriture de l’Histoire chez Tacite Esthétique, Rhétorique et Philosophie
Hommage au Professeur Alain MICHEL
COLLECTION « AFRICA LATINA » Animée par le Centre d’Études et de Recherches sur l’Antiquité Classique (CERAC), partenaire du Département de Lettres et Civilisation latines de l’Université pédagogique nationale (UPN) de l’Université de Kinshasa (RD Congo) et dirigée par le Professeur José Mambwini Kivuila-Kiaku, la collection « AFRICA LATINA », véritable pont de la latinitas et de l’humanitas entre l’Afrique et l’Occident, publie les études et les travaux universitaires inédits de haute facture scientifique sur la littérature antique (grecque et latine) produits par des universitaires africains ou en collaboration avec leurs homologues des autres continents
José MAMBWINI KIVUILA-KIAKU
L’écriture de l’Histoire chez Tacite Esthétique, Rhétorique et Philosophie
Hommage au Professeur Alain MICHEL
© L’Harmattan, 2019 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-17536-2 EAN : 9782343175362
Sommaire Avant-propos Alain Michel et Nous ........................................................................... 9 Introduction générale Alain Michel et Tacite ........................................................................ 17 Chapitre Ier Histoire et beauté chez Tacite : l’esthétique au service de l’invention d’une écriture............................................................... 35 Chapitre II Histoire, rhétorique et l’art du récit chez Tacite : l’exemple des Annales XIV,1-13 et XIII,16...................................... 55 Chapitre III Histoire et l’art de représentation de l’espace tragique chez Tacite : l’exemple des Histoires I, 40-41 et III,83-85 ..................................... 91 Chapitre IV La causalité humaine chez Tacite : histoire et passions au cœur de la pensée tacitéenne ....................... 151 Chapitre V Politique et discours idéologique chez Tacite .................................. 217 Chapitre VI Histoire et religio chez Tacite ou la dimension divine de la causalité historique .................................................................. 265 Chapitre VII Histoire et influence des forces cosmiques chez Tacite ................... 287 Conclusion générale Pensée historique, pensée philosophique et nécessité causale chez Tacite........................................................ 325 Bibliographie................................................................................... 333
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Avaant-pro opos Alain M Michel et e Nouss
Histoire Autaant le préciiser tout de suite : intittulé « L’écrriture de l’H chez Taacite : Esthéétique, Rhéttorique et Philosophie P », cet ouvrrage1 est l’expreession de l’’hommage que nous rendons au u Professeuur Alain Michell. Cet Histtorien des idées au curriculum c vitae éloggieux et 2 impresssionnant , né n à Marseeille, dans Bouches-du u-Rhône, lee 2 juin 1929, est e décédé lee 2 avril 20 173. La céréémonie funééraire a eu llieu le 6 1
Le préssent ouvrage in naugure une noouvelle collectiion Commee on peut le lirre sur le site dde l’Académie des Inscriptions et Belles L Lettres, élu membre de cette Acadéémie au fauteuuil de Pierre Grrimal, Normaliien, agrégé dess lettres et è lettres, A. Michel M fut proffesseur, d’aborrd à l’Universitté de Lille (19960-1968), docteur ès puis à laa Sorbonne-Parris IV, qui luii conféra l’ém méritat en 1997 7. Directeur dee l’Institut d’Étudess latines de la Sorbonne de 1982 à 1991, il fut à l’origiine de la créattion d’une chaire dee « Langue et littérature l latinnes du Moyen Âge et de la Renaissance R ».. L’un des membress fondateurs de d l’Académie française, meembre de l’Asssociation inter ernationale d’Histoirre de la Rhéto orique, il avaitt présidé l’Asssociation des Professeurs P dee Langues anciennees de l’Enseign nement supérieu eur (APLES) ett l’Association n internationalee d’Études néo-latinnes. Vice-Présiident de l’Asssociation Guilllaume-Budé, membre du bbureau de l’Associaation de Sauveegarde des Étuudes littéraires (SEL) A. Micchel administraa, de 1990 à 2005, la Société des d Études laatines. La su uite de la no otice biographhique, cf. ww.aibl.fr/mem mbres/in-memooriam/article/2017-2239. http://ww 3 C’est nootre ami O. Devillers, D Profeesseur de littérrature latine à l’Université B BordeauxMontaignne, alors Dirrecteur de l’’Institut Auso onius UMR 5607, qui noous avait indirectem ment annoncéé le départ du Maître en ay yant l’idée de nous transféreer ce mail 2
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du même mois en l’église Saint Louis, située 2 rue de la Paroisse à Fontainebleau (7730), une église qu’il fréquentait beaucoup de son vivant. Avant de nous intéresser à la thématique centrale de cet ouvrage, qu’il nous soit permis de dire un mot sur cet Homme et nous afin de donner un éclairage au caractère « Hommage » que nous conférons au présent ouvrage et justifier tant notre choix stylistique dans sa rédaction que certaines anecdotes que nous avons volontairement intégrées ci et là. Ce n’est pas parce qu’il fut un grand professeur que nous tenons à lui rendre cet hommage. Que ceux qui nous lisent ou consultent nos écrits sachent que nous devons beaucoup à cet homme, et l’unique moyen de lui dire « merci » pour tout ce qu’il a fait pour nous, c’est d’écrire cet ouvrage dans lequel nous faisons revivre certains souvenirs qui nous ont marqués, alors son étudiant à l’Université Sorbonne-Paris IV. * ** Nous avons passé quatre ans, de 1989 à 1993, à l’Institut d’Études latines de l’Université de Sorbonne-Paris IV, un an (1989) pour la préparation de notre Diplôme d’Études Approfondies (DEA) et trois ans (1990 à 1993) pour la préparation et la soutenance de notre thèse de Doctorat. Pendant cette période universitaire, le Professeur A. Michel avait animé plusieurs séminaires dont nous avons gardé des notes d’étudiant prises maladroitement à la va-vite. Dans ses séminaires, avec le recul du temps, l’on peut constater qu’il choisissait des sujets qui sont, en fait, des réflexions sur les fondements de l’historiographie antique, en général, et l’historiographie tacitéenne en particulier.
d’APLAES : « Objet : [APLAES] Décès d'Alain Michel. Chers collègues, voici une bien triste nouvelle: "Alain Michel, membre de l’Institut, professeur émérite à l’Université Paris IV, ancien administrateur de la Société des études latines, est mort le 2 avril dernier. Directeur bienveillant, il a joué un rôle important dans l’interdisciplinarité des études anciennes, en orientant notamment ses élèves vers les travaux d’histoire et de philosophie. Il fut un promoteur des études latines sur le temps long, associant dans ses séminaires comme dans ses travaux le latin classique au médio- et au néo-latin. Orateur captivant, il savait susciter les curiosités les plus étendues. Tant en lettres qu’en histoire, les universités comptent de nombreux enseignants-chercheurs qui furent élèves d’Alain Michel XXXXXetont envers lui une grande dette intellectuelle". Amicalement, Guillaume. »
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En effet, lorsque nous examinons la manière dont il programmait ses séminaires, du moins ceux que nous avions suivis, nous constatons avec joie que les sujets qu’il choisissait pour chacun de ses séminaires fournissaient un cadre de réflexion susceptible de mettre en relation l’historiographie tacitéenne avec ses principaux développements. En relisant aujourd’hui nos vieilles notes d’étudiant que nous avons toujours conservées, nous nous apercevons qu’A. Michel a plus dit des choses intéressantes sur l’historiographie latine, en général, et tacitéenne, en particulier, qu’il ne les a écrites et publiées. Du coup, depuis un certain temps, il nous était venu l’idée d’écrire un jour un ouvrage focalisé sur ces réflexions qui sortaient – nous dirions instantanément – de la bouche de cet orateur. Oui, quand il était dans un auditoire, emporté par sa science, A. Michel était dans la peau de Cicéron. Pendant plusieurs années, parfois pour tromper nos ennuis ou nos insomnies, nous ‘couchions quelques lignes’ sur Tacite en rapport avec certaines de ses réflexions. C’est une partie de ces quelques lignes et ces réflexions que nous présentons dans cet ouvrage. En novembre 2013, après notre entretien programmé avec le Professeur S. Franchet d’Esperey dans un café, Place de la Sorbonne, au cours duquel elle nous avait remis quelques ouvrages de latin pour enrichir la bibliothèque que nous sommes en train de mettre en place au sein de notre Département à l’Université Pédagogique Nationale (UPN) de Kinshasa, en République démocratique du Congo, la seule vue de la Sorbonne avait provoqué en nous une sorte d’électrochoc : ce majestueux bâtiment nous avait donné envie d’appeler Fontainebleau. C’est son épouse qui nous avait répondu au téléphone. Malgré les années passées, elle se souvenait encore de cet Africain qui était quasiment « collé » à son époux. « Alain ne peut pas vous parler. Il est malade et très affaibli. » La conversation fut brève. Personnellement, nous avons oublié qu’il s’était passé beaucoup de temps – vingt ans pour être précis, entre 1993 et 2013. Comme tout être humain, l’Homme devrait faire face à l’écoulement et au poids du temps et de l’âge. Aujourd’hui, dès lors qu’il a quitté cette terre des hommes, A. Michel a droit à un hommage de notre part. Et cela, pour quatre raisons majeures : Première raison : soyons reconnaissants de dire que cet Homme avait beaucoup fait pour nous. Il s’était personnellement investi pour qu’en notre qualité statutaire de réfugié politique en France nous devenions ce que nous sommes aujourd’hui. Quatre ans durant, A. 11
Michel n’avait cessé de témoigner le plus vif intérêt à nos recherches sur Tacite et il s’était intellectuellement montré disponible envers nous, ne ménageant ni son temps, ni l’appui de sa science : plusieurs fois, il nous recevait pratiquement sans rendez-vous – il suffisait de lui téléphoner – tant dans son bureau de la Sorbonne qu’à son domicile de Fontainebleau, n’hésitant pas à mettre à notre disposition sa très riche bibliothèque personnelle. Ses conseils, ses remarques, ses critiques et ses encouragements nous ont conduit à aimer Tacite et à orienter notre champ des recherches vers cet historien de l’Empire. Deuxième raison : nous lui devons cet hommage pour s’être, pour ainsi dire, battu, voire débattu aux côtés du Professeur V.Y. Mudimbe, afin que nous bénéficiions de l’allocation financière de la Direction Académique de la Formation Continue (DAFCO) dirigée, à cette époque, par Madame J. Tenet. C’est d’ailleurs cette allocation qui nous avait permis de mener à bien nos recherches doctorales. C’est aussi grâce à un de ses tuyaux que nous avions pu trouver notre premier emploi en France, celui de professeur de latin, maître auxiliaire, au Lycée catholique Sophie Barat, sis 50 rue des grillons à Châtenay-Malabry (92). Malgré tout ce que nous avions connu en vue d’être accepté comme enseignant de latin4 dans les lycées de la région parisienne, nous reconnaissons que c’est ce poste qui nous avait fait entrer dans le monde de l’enseignement en France. Troisième raison : nous l’avons déjà dit5 et ne cesserons de le dire, non seulement par reconnaissance, mais également par honnêteté intellectuelle : A. Michel est incontestablement l’une des personnalités du monde universitaire français qui, à des degrés différents, ont eu une influence sur notre cheminement intellectuel. Pour dire les choses le plus simplement du monde, cet homme fut notre Professeur à l’Université Sorbonne-Paris IV. Plus encore, comme beaucoup d’enseignants-chercheurs qui font aujourd’hui la fierté des universités européennes et certaines universités africaines et « qui ont envers lui une grande dette intellectuelle », A. Michel fut le Promoteur et le Directeur de notre thèse. Celle-ci portait sur la causalité historique chez Tacite : réflexions sur la pensée historique de Tacite à travers les fondements philosophiques, psychologiques et religieux de la notion des causes. » Lorsque nous l’avons rencontré en septembre 19896, A. Michel était Directeur de l’Institut d’Études latines à l’Université 4
Lire Mambwini 2011,125-130. Cf. Mambwini 2011,17-18 et surtout 113-122. 6 Sur les circonstances de notre rencontre, cf. Mambwini 2011, 113-120. 5
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Sorbonne-Paris IV. C’est à ce titre qu’il nous avait demandé d’approfondir une notion qui le tenait à cœur depuis les années 59 et dont il avait esquissé les grandes lignes dans un de ses tout premiers articles scientifiques : il s’agit de « la causalité historique chez Tacite »7. Et, après la soutenance de cette thèse, comme lui aussi 7
Cf. Michel 1959. Parce que les Anciens se représentaient les faits historiques sous forme d’une ligne droite ou sinueuse presque continue et directement liée au temps, un temps cyclique hérité des mythes, les Grecs d’abord et les Romains ensuite se sont vite intéressés à la causalité des faits historiques : plusieurs penseurs, philosophes et historiographes ont cherché à comprendre comment fonctionnait effectivement cette causalité. Ainsi naquit une sorte de genre de littérature donnant des réponses à des questions de toute sorte portant notamment, mais non exclusivement, sur les sciences de la nature, puis sur l’historiographie. Platon et Aristote identifient la cause à un ‘parce que’, donc à la réponse à la question ‘pourquoi ?’ Dans un échange que nous avions eu avec notre Maître autour de la « causalité historique chez Tacite » pendant que nous préparions notre thèse, nous nous souvenons qu’A. Michel, loin de lui l’intention de nous faire l’historique de « l’histoire de la causalité » avait évoqué cette question en nous parlant de Platon et d’Aristote. Il nous avait dit que la question de fond, c’est-à-dire le problème de la causalité, avait été, pour la première fois, clairement posée dans un passage du Phédon qui montre Socrate évoquant sa découverte à la lecture d’Anaxagore. Pris de passion pour la recherche des causes, Socrate s’est lancé dans des hypothèses sur les éléments et sur la physiologie. Il avait abordé avec joie la lecture d’Anaxagore, croyant y découvrir, en réponse à ses questions, la cause de tout, l’esprit qui ordonne l’univers. Sa déception vient de ce qu’il trouve chez Anaxagore des modes de fonctionnement de la nature, mais rien qui n’explique véritablement le monde. A. Michel nous avait également dit que l’idée d’un enchaînement naturel des causes et d’effets, dû au fonctionnement aveugle de la matière était rejetée par Platon, qui tentait de réaliser le programme tracé par le Socrate de Phédon, à savoir : expliquer le monde par une cause intelligente agissant en vue du beau et du bien. Le Démiurge utilise la causalité naturelle considérée comme nécessaire pour réaliser le Bien. Cela implique une double causalité : celle du nécessaire et celle du divin. Ce nécessaire n’évoque en rien une quelconque nécessité physique renvoyant à un déterminisme. Platon en élucide le concept : la causalité divine est ‘celle qu’il faut rechercher en toutes choses pour posséder une vie heureuse, dans la mesure où notre nature le permet, et la cause nécessaire est en vue de cela’ comme condition sine qua non. Comme nous l’avait fait remarquer A. Michel, le concept de cause ne fait l’objet chez Platon d’aucune analyse rigoureuse, il est utilisé dans un sens inituitif qui exige une véritable explication des phénomènes et de l’univers, loin de se limiter à un simple ordre de consécution ou à un ensemble de modalités. La question de la cause a cependant une tout autre résonance chez Aristote, nous avait fait remarquer A. Michel. En scientifique et logicien, Aristote est amené à en préciser et à en utiliser fréquemment le concept. Dans le premier livre de sa Métaphysique, Aristote s’est penché à chercher à quel type de réponse renvoie, pour lui, le ‘parce que’ qu’exprime la cause. Dans son analyse, il a déterminé quatre causes : matérielle, formelle, efficiente et finale. L’idée de la recherche des causes a également été abordée par Cicéron et par les historiographes latins qui ont tous lu les grands penseurs grecs. Etudiant Tacite sur conseil de son Maître P. Grenade, A. Michel a voulu en savoir plus sur cet historien.
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aimait nous rappeler qu’il était lui-même le disciple de P. Grenade, nous sommes fier de le déclarer aujourd’hui à la communauté scientifique et universitaire internationale qu’A. Michel est devenu notre Maître. À ce titre, comme nous l’avions souligné dans le bref hommage que nous lui avons hâtivement rendu dans RAEL 38, jusqu’en 1997, nous ne pouvions rien publier sans toutefois le consulter et bénéficier de ses précieux conseils. Quatrième raison : après la soutenance de notre thèse, A. Michel nous a indirectement orienté vers l’un de ses champs des recherches, à savoir : l’histoire des idées dans l’historiographie tacitéenne. C’est ce qui justifie l’intérêt que nous avons toujours porté sur cet historien et sur sa philosophie de l’histoire. Que ceux qui nous lisent acceptent que nous fassions cet aveu : de par nos investigations et l’orientation que nous leur donnons, nous avons toujours voulu devenir Historien des idées sous l’Empire, période au cours de laquelle l’historiographie à Rome a connu un apogée historique. Nous avons donc voulu suivre le chemin balisé par notre Maître. Mais hélas, jamais le discipulus ne peut égaler ou dépasser le magister. Une seule certitude : concernant Tacite, nous sommes de l’école d’A. Michel et dans toutes nos recherches, nous essayons de développer des sujets qui sont en rapport avec ses thèmes de prédilection. Maintenant qu’il a quitté la terre des hommes pour l’éternité, il ne nous reste qu’une chose : perpétuer sa science, ses enseignements, ses idées sur l’historiographie latine, en général, sur Tacite et ses idées en particulier. C’est d’ailleurs ce qu’essaient de faire tous ceux qui l’ont eu comme directeur de thèse. En tout cas, sauf erreur ou omission de notre part, hormis notre thèse, rien qu’à l’Institut d’Études Latines de l’Université SorbonneParis IV, le Professeur A. Michel a dirigé plus de trente-quatre thèses sur des sujets et des auteurs très diversifiés9. 8
Mambwini 2017, 81-88. Foillard, C. (1985) : Liberté et libertés chez Plaute et Térence : comédie et problèmes juridiques ; Mouchel, Chr. (1986) : Cicéron et Sénèque dans la rhétorique de la Renaissance : le débat sur "le meilleur style" dans la littérature érudite de 1555 à 1620 ; François-Garelli, M.-H. (1987) : Les Troyennes de Sénéque : texte, apparat critique, traduction et notes explicatives, précédés d'une introduction générale ; AuvrayAssayas, C. (1987) : Folie et douleur dans Hercule Furieux et Hercule sur l'Oeta : recherches sur l'expression esthétique de l'ascèse stoïcienne chez Sénèque ; Sablayrolles, R. (1987) : Les cohortes de vigiles ; Wintrebert, P. (1987) : Les portraits dans les discours et les traités de Cicéron ; Videau, A., (1989) : Les tristes d'Ovide dans la tradition élégiaque romaine : la poétique de la rupture ; Leclercq, R. (1991) : Recherches sur l'esthétique des Bucoliques de Virgile ; Fabre-Serris, J. (1992) : Mythe
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En attendant que tous ces enseignants-chercheurs dont il a assuré la direction des thèses lui consacrent une étude, nous proposons à l’opinion universitaire cet ouvrage pour ainsi souligner le fait que c’est bien lui qui nous a inoculé, pour ainsi dire, le virus de Tacite et dont les effets se font sentir, chaque jour qui passe, dans nos modestes publications10. C’est donc pour tout ce que nous venons de dire que nous lui rendons hommage aujourd’hui, un hommage singulier qui, nous en sommes très convaincus, sera suivi d’un hommage collectif de tous ses disciples éparpillés de par le monde. Puisque la meilleure façon de rendre hommage à un savant de sa taille, c’est de s’intéresser à son domaine des recherches, à son champ des recherches, nous avons trouvé utile de réactualiser tout ce que les et poésie dans les Métamorphoses d'Ovide : fonctions et significations de la mythologie dans la Rome augustéenne ; Dion, J. (1992) : Les passions dans l'œuvre de Virgile : sémantique, psychologie, humanisme ; Charrier, S. (1992) : Recherches sur l'œuvre latine en prose de Robert Gaguin (1433-1501) ; Fatoumata Toure Sylla -1992) : La théorie des vertus dans l'œuvre philosophique de Cicéron ; Pittia, S. (1993) : L'idéologie de l'argent dans les œuvres philosophiques de Cicéron ; Poulle, B. (1993) : Le regard des poètes de l'époque d'Auguste sur la Ville de Rome ; Taupignon, J.-A. (1993) : Les écrits d'Ambroise de Milan sur la virginité : recherche d'un principe d'unité ; Nativel, C. (1993) : Franciscus Junius. De pictura veterum libri tres. (roterodami, 1694). Edition, traduction et commentaire du livre 1 ;Stroppini, G. (1993) : L'amour dans les Bucoliques de Virgile : divergences et convergences ; Cogitore, I. (1994) : La légitimité dynastique : à l'épreuve des conspirations (44 av. J.-C. - 68 ap. J.C. ; Deramaix, M. (1994) : Théologie et poétique : le De partu Virginis de Jacques Sannazar dans l'histoire de l'humanisme napolitain ; Gavoile, E. (1994) : Ars, étude sémantique et historique du mot latin jusqu'à l'époque cicéronienne ; Liberman, G. (1994) : Édition critique avec commentaire et traduction des chants I à IV des Argonautiques de Valerius Flaccus ; Turcan-Verkerk, A.-M. (1995) : Forme et réforme : le grégorianisme du Moyen Age latin : essai d'interprétation du phénomène de la prose rimée aux XIe et XIIe siècles ; Puccini-Delbey, G. (1995) : Amour et désir dans les Métamorphoses d'Apulée : réalités, poétique, philosophie ; Brugeas, P. et J. de Santeul (1995) : Traduction annotée et commentée des hymni sacri et novi de Jean de Santeul, accompagnée d'une biographie de l'auteur ; Bernard, J.-E. (1996) : Le portrait chez Tite-Live ; Kardos, M.-J. (1996) : La ville de Rome dans l'œuvre de Cicéron : recherches littéraires et topographiques ; Barbaud, Th. (1996) : Rhétorique et poétique chez Catulle ; Empli, F. (1997) : L'art du récit historique dans les monographies de Salluste ; Luciani, S. (1998) : L'éclair immobile dans la plaine : philosophie et poétique du temps chez Lucrèce ; Venard, O.Th. (1998) : La parole et la beauté dans la théologie : une interprétation poétique de Thomas d'Aquin ; Laederich, P. (1998) : Proferre Imperium : les questions stratégiques dans l'œuvre de Tacite ; Guillaumont, F. (2000) : Le De divinatione de Cicéron et les théories antiques de la divination ; Balley, N. (2002) ; Un jalon négligé dans l'histoire des traductions humanistes de la Bible : Jacques Lefèvre d'Etaples, " traducteur " de saint Paul. 10 Cf. notre bibliographie. Sv Mambwini Kivuila J.
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enseignements du Maître nous ont inspiré11. Notre Maître était un Historien des idées. Nous l’avons suivi sur cette voie en essayant de nous intéresser à ses thèmes de prédilection, notamment la beauté, mieux l’esthétique chez Tacite, l’influence de la rhétorique dans l’écriture tacitéenne, la philosophie politique et les pensées philosophiques de Tacite sur l’histoire, la présence et l’influence des dieux dans les récits tacitéens, l’implication des forces cosmiques (fatum, fortuna, fors, sors) dans les affaires humaines, bref, la philosophie tacitéenne sur la causalité historique. C’est pour cette raison d’ailleurs que nous avons intitulé cet ouvrage « L’écriture de l’Histoire chez Tacite : Esthétique, Rhétorique et Philosophie ». Nos lecteurs pourraient, s’ils le désirent, considérer le présent ouvrage comme le bilan de vingt-six années de nos recherches sur Tacite, si et seulement si nous prenons 1993, année de soutenance de notre thèse, comme année de référence. Pour dire les choses le plus simplement du monde, cet ouvrage est la synthèse d’une partie de nos recherches sur Tacite, des recherches correspondant aux thématiques de prédilection abordées par notre Maître dans l’ensemble de ses investigations sur Tacite. Nous avons pensé que la meilleure façon de lui rendre hommage est de mesurer le chemin que nous avons parcouru depuis que nous sommes devenu son disciple. Cet exercice est aussi une façon de nous remettre en cause quand on sait que les études que nous avons menées sur Tacite ne sont pas figées. Depuis 1993 jusqu’à ce jour, nos questionnements sur l’écriture de l’Histoire chez Tacite ou sur la pensée de cet historien ont évolué et, de ce fait, l’arrière-plan intellectuel s’est aussi modifié. Comme le dira, P. Brun, « l’intelligence d’un chercheur se mesure aussi à sa capacité à prendre en compte de nouveaux documents, de nouvelles interprétations. »12 Matadi, le 12 avril 2019 José Mambwini-Kivuila-Kiaku
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Nous reprenons dans certains chapitres quelques-uns de nos articles déjà publiés, en les actualisant, bien entendu. 12 Brun, P. (textes réunis par) (2007) : D’Homère à Plutarque. Itinéraires historiques, recueil d’articles de Claude Mossé, Bordeaux, Ausonius, 9.
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Introduction générale Alain Michel et Tacite Lorsqu’on examine attentivement sa riche et impressionnante bibliographie13, on s’aperçoit que les travaux du Professeur A. Michel s’étendent à l’ensemble de la latinité, à la littérature latine classique (en particulier Cicéron, Virgile, Tacite), à la littérature latine médiévale, en particulier sa poésie hymnique et mystique, au néolatin, à l’histoire de la rhétorique classique (Cicéron, Tacite), à l’histoire des idées politiques à Rome, à la tradition et à la réception des œuvres classiques à travers les âges, en général, et au Moyen Âge et sous la Renaissance, en particulier, à l’histoire de la culture hellénistique et romaine, à l’étude sur l’esthétique théologique, etc. Notre Maître a su faire partager à nombre d’entre nous sa passion pour Cicéron et surtout pour Tacite, cet historien latin dont il est devenu, à l’heure actuelle, une référence universitaire et scientifique incontournable. Nul, à l’heure actuelle, ne lui contestera le titre de Spécialiste de Cicéron et de Tacite, titre qu’il refusait toujours de porter, certainement par modestie, chaque fois que nous avions l’occasion de le lui dire.
1. Michel et ses axes de recherches sur Tacite À propos de son investissement sur Tacite, mais également sur Cicéron, qu’on nous permette de raconter cette petite anecdote : un jour, pendant que nous préparions notre thèse, alors que lui et moi prenions un café chez lui à Fontainebleau, accompagné de mini-fours que sa tendre épouse nous avait offerts, nous lui avions fait remarquer que, s’il fallait résumer en quelques mots clé l’essentiel de sa vie intellectuelle, c’est-à-dire l’essentiel de sa production intellectuelle, l’on citerait volontiers en premières lignes : rhétorique, philosophie, histoire, poétique et esthétique. Nous nous souvenons qu’il ne répondit pas à ce constat. Le Maître avait tout simplement souri. Le 13
Cf. pags 17-19 de cet ouvrage.
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temps est peut-être venu pour nous d’élucider ce sourire. En effet, en consultant ou en relisant nombreux de ses articles, on n’aura aucune difficulté de cerner : – a) ses pensées politiques à Rome, notamment sous la République et surtout sous l’Empire dont il est parvenu à cerner le destin à travers les nombreuses études sur l’écriture historiographique tacitéenne, études à travers lesquelles il a clairement précisé ses pensées sur « le sens et la valeur de la pensée politique sous l’Empire », sur le « principat comme constitution politique », sur « l’organisation sociale » à Rome, sur les questions de droit et de liberté sous l’Empire, etc. A. Michel est un de ces penseurs contemporains qui pensaient (qui pensent) que « l’Empire romain constitue un fait historique de première grandeur »14 et que « la pensée politique sous l’Empire constitue l’une des médiations les plus attentives au réel qui aient existé, parce que le réel était alors digne de considération. »15 – b) ses réflexions sur la rhétorique et les questions y afférentes16, mieux sur le langage, et surtout sur l’expression oratoire, orale à Rome. Dans beaucoup de ses articles sur Cicéron, dans un style qui lui était propre, A. Michel a réussi tant à cerner la place que tiennent la culture et la sagesse philosophique dans les créations de la parole, qu’à étudier « l’art de la persuasion dialectique, l’usage des passions, de la véhémence, du rire, l’esthétique du sublime et la grâce. »17 Il convient de noter que la rhétorique dont il est question dans l’ensemble de la production intellectuelle d’A. Michel n’est pas simplement cette rhétorique oratoire, celle qu’on retrouve dans les écrits de Cicéron, de Quintilien ou de Tacite. Il est aussi question de la rhétorique des sentiments, à l’instar de l’amour dans le monde antique18 : dans son souci de diversifier ses études, il lui est arrivé de « réfléchir sur le langage de l’amour, sur les formes que son argumentation ou sa description » chez Homère dans l’Iliade et l’odyssée, chez Virgile dans l’Enéide et surtout dans les Bucoliques qui, selon A. Michel « forment un ensemble d’images nourries par la
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Michel 1969, 7. Michel 1969, 8. 16 Par exemple, les questions relatives à l’image, l’imagination et l’imaginaire dans la rhétorique latine. Cf. Michel 1977b, 360-367. 17 http://www.peeters-leuven.be/boekoverz.asp?nr=7520 18 Cf. Michel 2000, 236-254. 15
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tendresse paysanne, par la nostalgie et l’espérance, par le souvenir et la mort. »19 – c) sa pensée philosophique sur les périodes de l’histoire romaine qu’il a étudiées. A. Michel a dit ce qu’il pensait de grands courants de la pensée philosophique tant chez les Grecs que chez les Romains : notre Maître a consacré l’essentiel de ses recherches à étudier l’influence et la vie des doctrines philosophiques, du platonisme et du stoïcisme, dans la civilisation romaine. Il a su cerner la pensée philosophique, entre autres, de Cicéron et de Tacite, cet historien qui a réservé la plus grande place à l’héroïsme stoïcien, à Sénèque, Thraséa, Helvidius Priscus. Il a abordé la question relative à l’existence des dieux chez l’Arpinate, et celle liée à leur rôle dans l’Histoire20. Il s’est également intéressé au rôle fonctionnel des forces cosmiques dans la causalité historique chez Tacite21, à la notion de la libertas22 à Rome à travers une étude approfondie des extraits de ces deux auteurs. Ainsi que chacun de nous peut le constater, sur le plan scientifique, A. Michel, académicien, préfacier de plusieurs ouvrages23, éditeur scientifique24, directeur de publication de plusieurs revues scientifiques25, rédacteur en chef de la Revue des Études latines et du 19
Michel 2000,238. Galtier 2005. 21 Sur ce point, cf. Mambwini 1997b, 829-846. 22 Sur cfette question, cf. aussi Ducos 1971, Barbu 1973, Mambwini 1995a. 23 Du Bellay, J. (1984), Oeuvres latines: poemata (texte présenté, établi, traduit et annoté par Geneviève Demerson), Paris, Société des textes français modernes ; ID. (1984), Œuvres poétiques VII, œuvres latines : Poemata (texte présenté, établi, traduit et annoté par Geneviève Demerson), Paris, Nizet ; Cambronne, P. (1998), Chants d'exil [I], Mythe et théologie mystique : de l'aube de la pensée grecque à l'Antiquité tardive, une herméneutique du désir, Bordeaux, William Blake and Co ; Grosfillier, J. (2008), Les Séquences d'Adam de Saint-Victor : étude littéraire (poétique et rhétorique), textes et traductions, commentaires ,Turnhout, Brepols, etc. 24 Par exemple, (1962) : Dialogus de oratoribus (édition, introduction et commentaire), (1975) (avec Verdière, R. ) : Ciceroniana : Hommages à Kazimierz Kumaniecki , Leiden : E.J. Brill ; (2002) : Rhétorique et poétique au Moyen Âge. (Actes des Colloques organisés à l'Institut de France les 3 mai et 11 décembre 2001 par l'Association "Rencontres médiévales européennes", Turnhout : Brepols ; (1997) : Théologiens et mystiques au Moyen âge : la Poétique de Dieu, Ve-XVe siècles, Paris, Gallimard. 25 Dont Les Classiques de l'humanisme (avec P. Laurens), une publication de l'Association Guillaume Budé, Paris, Les Belles Lettres, 1954-1993, et à partir de 1999. En 2002, il a édité la Tradition classique et modernité (actes du 12e colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer les 19 et 20 octobre 2001), Paris, Académie des Inscriptions et des Belles Lettres. 20
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Bulletin de l’Association Guillaume-Budé26, nous laisse une œuvre considérable comportant de grands livres et plus de 200 articles variés dont il est impossible de rendre compte ici. Signalons, à titre d’information, ces quelques titres : (1960) : Rhétorique et philosophie chez Cicéron : essai sur les fondements philosophiques de l’art de persuader, Bordeaux, PUF ; (1960) : Les rapports de la rhétorique et de la philosophie dans l’œuvre de Cicéron : recherches sur les fondements philosophiques de l’art de persuader, Paris PUF. (2e éd. 2003, Louvain, Peeters) ; (1960) : Cicéron (en collaboration avec Cl. Nicolet) ; (1962) : Le Dialogue des orateurs de Tacite et la philosophie de Cicéron, Paris, C. Klincksieck ; (1963) : Tacite. Dialogue des orateurs, texte et commentaire ; (1966) : Cicéron et la psychologie de l’art, Bologna, Cappelli ; (1966) : Tacite et le destin de l’Empire, Paris, Arthaud ; (1967) : (avec C. Nicolet). Cicéron, Paris, éd. du Seuil ;(1969) : « La philosophie en Grèce et à Rome de 130 av. J.-C. à 250 ap. J.-C. », Histoire de la philosophie I ; (1969) : La philosophie politique à Rome d’Auguste à Marc Aurèle, Paris, Armand Colin ; (1971), (2e éd. 1984) : Histoire des doctrines politiques à Rome, Paris, PUF ; (1971) : Le hasard et la nécessité : de Lucrèce aux modernes, Paris, Les Belles Lettres, 1971 ; (1973a) : « Rhétorique et philosophie dans les traités de Cicéron », ANRW III, 1 ; (1973b) : « Rhétorique, philosophie et esthétique générale de Cicéron à Eupalinos », R.E.L., 51, 304 sq ; (1974) : Pétrarque et la pensée latine. Tradition et novation en littérature ; (1976) : In hymnis et cancitis. Culture et beauté dans l’hymnique chrétienne latine, Louvain, Publications universitaires ; (1976) : « Rhétorique et philosophie dans l’histoire de l’art romain », Acta antiqua Academiae Scientiarum Hungaricae, (1977a) : Rome et nous. Manuel d’initiation à la littérature et à la civilisation latines (collaboration= Grimal et al. 1977) ; (1977b) : « Questions de Rhétorique, 2 : Image, imagination, imaginaire dans la cité latine et sa tradition », BAGB, Lettres d’humanité, XXXVI, 360-367 ; (1977) : « Rhétorique et poétique : la théorie du sublime de Platon aux modernes », R.E.L. 54, 278-307 ; (1978) : « Die römische Tradition in der Geschichte der Philosophie bis heute », Latein und Europa, K. Buechner éd. ; (1980) : Au pays d’Arles ; (1980) : « Le style de Tacite et la tradition esthétique européenne », Caesarodunum XV bis, Tour, 157-163 ; (1982) : La parole et la beauté. Rhétorique et esthétique dans la tradition 26
Il exerça ces fonctions de 1994 à1999.
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occidentale, Paris, Les Belles Lettres ; (1983) : « Rapport sur Rhétorique et éloquence à Rome », Actes du Congrès de l’Association Guillaume Budé) ; (1985) : « Le vocabulaire esthétique à Rome : rhétorique et création artistique », Mélanges de l’École française de Rome. Antiquité, 97, n° 1, 495-514 ; (1993) : « Rhétorique et philosophie au second siècle ap. J.-C. », ANRW, II, 34,1 ; (1994) :. La parole et la beauté, Rhétorique et esthétique dans la tradition occidentale, Paris, Albin Michel (2e éd.) ; (1995) : « Le pathos et les passions : le pathétique dans la tradition moderne », R.E.L. 73, 231243 ; (1997) : Théologiens et mystiques au Moyen Âge. La poétique de Dieu (Ve et XVe siècles) (choix, présentation et traduction) ; (1997) : « L’évidence ineffable de Denys l’Aréopagite à Vico, en passant par saint Anselme », Lévy, C. et Laurent Pernot (dir.) (1997) : Dire l’évidence, Cahiers de philosophie de l’Université de Paris XII – Val de Marne, 2, Paris, L’Harmattan, 391-401 ; (1998) : « La persuasion, le pathétique et la beauté : Quintilien éducateur (Institution oratoire, XII), R.E.L. 75, 192-199 ; (2000) : « La Rhétorique de l’Amour », R.E.L., 78, 236-254. Parmi ses principales publications consacrées à l’historiographie tacitéenne, hormis les grands chapitres qu’on retrouve dans ses principaux ouvrages et articles ci-haut cités, l’on retiendra, entre autres : (1959) : « La causalité historique chez Tacite », R.E.A, 96106 ; (1962) : Le Dialogue des orateurs de Tacite et la philosophie de Cicéron, Paris ; (1963) : Tacite. Dialogue des orateurs, texte et commentaire ; (1966) : Tacite et le destin de l’Empire, Paris, Arthaud ; (1970) : « Tacite a-t-il une philosophie de l’histoire ? », Stud. Clas. XII, 105-115 ; (1980) : « Le style de Tacite et la tradition esthétique européenne », Caesarodunum XV bis, Tour, 157-163 ; (1981) : « Le style de Tacite et sa philosophie de l’histoire », EOS, LXIX, 233-292 et surtout (2001) : « Tacite : le pessimiste humaniste et le salut de l’Empire », Histoire et historiographie dans l’Antiquité. Actes du 11e colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer les 13 & 14 octobre 2000. Paris : Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 143-154. (Cahiers de la Villa Kérylos, 11).
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2. Tacite et l’historiographie latine C’est par ce titre qu’A. Michel avait, en novembre 1989, inauguré son cycle des séminaires sur Tacite. Dans son introduction, le Professeur avait présenté une esquisse de l’histoire de l’historiographie latine27 depuis le premier siècle av. J.-C en évoquant les premiers annalistes, parmi lesquels on peut citer : Quintus Fabius Pictor, Caton, Gaius Sempronius Tuditanus, Fannius, Celius Antipater, Sempronius Asellio, Sylla, Sisenna, etc. Il faut dire que les Romains éprouvaient des difficultés à préciser exactement les limites du nouveau genre littéraire appelé historiographie. En effet, comme pour les Grecs28, ils hésitaient sur le sens exact du mot historia. Plusieurs définitions ont été proposées par les théoriciens latins de l’historiographie. De tous les sens proposés, quatre ont retenu notre attention. Le premier sens est celui que nous retrouvons dans les réflexions de Sisenna. Pour lui, historia désigne une espèce particulière d’histoire panoramique, c’est-à-dire la chronique des événements récents ou même contemporains de l’époque de l’historien29. Le deuxième sens est celui que nous rencontrons chez Salluste qui utilise le mot au pluriel (historiae). Pour l’auteur des Historiae, le mot historia renvoie au sens des faits nouveaux ayant des retombées manifestes sur l’époque où l’historien l’écrit. Le troisième – ce qui nous intéresse – est celui qui incarne l’écriture historiographique de Tacite : en opposition avec le mot annales qui désignait le récit des événements plus anciens, Tacite conçoit l’historia comme une chronique des événements les plus récents. Un quatrième sens est celui qui définit l’historia comme le récit des faits dont l’auteur a été témoin : il s’agit, donc, d’une chronique contemporaine. Pour A. Michel, tous ces sens signifient tout simplement qu’à Rome, il y a eu plusieurs manières générales d’écrire l’histoire. Autrement dit, l’historia latine était composée de plusieurs genres relativement autonomes. Pour mieux l’écrire, Cicéron a défini 27
A. Michel avait pris soin d’évoquer sa préhistoire dans laquelle il a accordé une large place aux modèles grecs tels que Hécatée, Hérodote, Polybe et surtout Thucydide dont l’écriture, la méthode de traitement des sujets et le style sobre auront une grande influence sur l’historien Tacite. 28 Chez les Grecs, le terme historia signifiait recherche, information, exploration, connaissance, mais également résultat de l’information, récit de ce qu’on a appris, en fin de compte, histoire. Cf. Cizek 1995, 17. 29 Cizek 1995,61.
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quelques règles même s’il n’a pas consacré des ouvrages spécialisés à la théorie de l’histoire. L’Arpinate considère l’Histoire comme une entreprise par excellence, un opus oratorium maxime (De leg., 1,2, 5). Pour lui, l’Histoire doit être perçue comme une uita memoriae (De orat. II,36), ou comme une gesta res, ab aetatis nostrae memoria remota (Inv. I, 27) ou encore comme un testis temporum, (…) magistra vitae (De Orat. II, 9, 36). Pour Cicéron donc, l’historien ne doit pas être un simple narrator, mais un écrivain embellissant son récit. Cependant, tout en « ornant les faits » (De orat. II, 12,54), c’està-dire tout en recourant à l’exorantio rerum et en faisant appel à l’elocutio (De orat. I, 142), l’historien, digne de ce nom, doit absolument respecter ces quelques règles : a) se soucier de la veritas, mieux de la fides hictorica (De leg., 2,5), b) respecter une suite chronologique, l’ordre des événements et en mentionner les dates (Orat., 34,120), c) énoncer les causes et les suites des événements qu’il raconte (Orat., 34,120), etc. A coup sûr, Tacite a mis en pratique cette théorie cicéronienne de l’histoire dans son écriture historiographique depuis l’Agricola jusqu’aux Annales en passant par la Germania, voire le Dialogue des Orateurs dans lequel, malgré sa particularité, on retrouve des traces littéraires d’un certain nombre de préceptes de Cicéron relatifs au genre historique. Pourquoi Tacite a-t-il opté pour l’historiographie ? Cette question revenait régulièrement dans plusieurs interventions de notre Maître. À travers elle, il s’agit de cerner la conception historique de Tacite, telle qu’elle se dégage de ses écrits. Pour y parvenir, nous rappelait A. Michel, tout spécialiste de Tacite est invité à examiner de manière approfondie les préfaces d’Agricola I-III, des Histoires I, 1-3 et des Annales IV, 32-33 afin de mieux cerner la conception que Tacite se fait de l’Histoire. Nous n’avons pas dérogé à cette exigence. Nous inspirant de leçons du Maître, nous avons tenté de répondre à cette question majeure dans notre ouvrage intitulé « La conception de l’histoire à Rome chez Salluste, Tite-Live et Tacite. Étude littéraire de quelques préfaces »30 L’analyse de ces passages atteste finalement qu’en choisissant d’écrire l’histoire, Tacite voulait à tout prix œuvrer pour la préservation d’une memoria31. En réalité, comme l’a noté P. Duchêne32, dans cette écriture, Tacite poursuivait un double objectif : conserver le souvenir des événements du premier siècle et rappeler par 30
Mambwini 2018, 115-170. Mambwini 2018,167. 32 Duchêne 2014, 360-361. 31
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quoi elle était passée à une classe sénatoriale qui avait perdu ce qui la définissait avec l’instauration du Principat. Bref, il se dégage de préfaces ou de prologues des écrits tacitéens l’idée selon laquelle ce qui justifie la tâche d’historien chez Tacite, c’est le refus d’oubli du passé romain, un passé marqué par la folie des hommes. Ce refus de l’oubli marque la volonté de Tacite de ne pas laisser le temps33 exercer sa destruction sur notre memoria. Ce souvenir du passé doit aussi être transmis avec impartialité et sincérité34 et cela dans un style approprié35, sinon le récit historique, malgré cette variété de péripéties qu’il énumère dans les Histoires II ; 2-3, risque de provoquer la monotonie et donc une sorte de satietas (Annales IV, 33). Se pose alors la question de la beauté chez Tacite36, la beauté de son écriture évidemment.
3. Qui est Tacite, selon A. Michel ? Dans l’ensemble de ses écrits, A. Michel présente Tacite, tantôt comme un Historien de l’Empire, tantôt comme un Penseur de l’Histoire et Penseur politique, tantôt aussi comme un historien pessimiste. Disons un mot sur chacun de ces qualificatifs. 3.1. Tacite, Historien de l’Empire Sous cette appellation, A. Michel présentait toujours Tacite comme l’Historien latin qui a su décortiquer, avec tant de finesse, d’éloquence et de poésie, la politique romaine depuis la mort de Galba jusqu’à celle de Néron. Pour lui, l’écriture historiographique de Tacite, dès opera minora jusqu’aux opera maiora, de par leurs contenus, reflètent exactement le destin de l’Vrbs et de l’Empire. Notre Maître a bien cerné ce destin dans son ouvrage publié en 196637.
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A propos du temps chez Tacite, cf. Mambwini 1998. Ainsi le note O. Devillers (cf. Devillers 2002), « Dans les Histoires, qui sont un ouvrage historique, le souci d’une ueritas s’ajoute nécessairement à la recherche de l’eloquentia. L’intégration de ces deux préoccupations ne prend pourtant pas le biais d’une dialectique fond/forme, mais Tacite fait le pari de les rapprocher en les confrontant l’une et l’autre. » 35 Pour le style de Tacite, cf. Cizek 1995, 250-253 ; Aubrion 1985, 682-684 ; Sablayrolles 1981 ; Courbaud 1918; Perrochat 1936,43-48, Perret1954, 90-120, Michel 1980, etc. 36 Sur la beauté chez Tacite, voir page 33-50 de cet ouvrage. 37 Michel 1966. 34
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Véritable best-seller, cet ouvrage contient tout ou presque de Tacite, historien de l’Empire dont le centre, l’Vrbs, est présenté et représenté non seulement comme l’espace du pouvoir, mais aussi comme l’espace où se joue la tragédie du pouvoir en deux actes. L’acte 1 est celui que Tacite rapporte dans ses Histoires : l’assassinat de quatre empereurs (Galba, le 15 janvier 69 ; Othon, le 16 avril 69 ; Vitellius, le 20 décembre 69 et Domitien38, le 18 septembre 96). L’acte 2 constitue l’essentiel des Annales dans lesquelles Tacite écrit « sine ira et studio » l’histoire des empereurs de la dynastie julioclaudienne « falsifiée par la crainte au temps de leur splendeur » (Ann., I, 1,2). Récit de la tragédie humaine, les Annales sont aussi et surtout le récit de la tyrannie sous l’Empire où le pouvoir est passé aux mains d’un seul homme. Cette situation a engendré « non seulement l’autorité, mais également la convoitise de tous ceux qui s’en approchent et recherchent par tous les moyens de posséder la place de l’empereur, d’occuper l’espace clos et sans issue du pouvoir. C’est ainsi que se mettent en place des relations fondamentales et exclusives entre les personnages historiques, l’autorité et la convoitise, relations qui organisent des scènes récurrentes au cours de l’histoire de l’Empire romain, proches de celles des tragédies, telles que le fratricide ou le parricide. »39 Cette tragédie est née très précisément du pouvoir absolu d’un tyran « voulant à tout prix conserver son espace pour lui seul, et qui n’envisage en aucun cas de le partager », un tyran qui tient à garder le pouvoir pour lui seul et qui, à tout moment, doit faire face aux « différents prétendants prêts à éliminer les obstacles de leur ascension »40. C’est cette tragédie que Tacite raconte avec amertume et indignation dans les Annales. Plusieurs études, dont la plus récente et la plus complète à nos yeux est celle réalisée par F. Galtier41, ont justement mis en évidence ce côté tragique de l’écriture historiographique d’un Tacite à la fois historien et dramaturge. Les unes se sont concentrées sur l’espace42 38
Dans cet ordre d’idées, l’Agricola peut être considéré comme une « parenthèse » (qu’on nous excuse cette expression) dans laquelle Tacite a bien voulu mettre en exergue la tyrannie de Domitien. 39 Helegen 2007. 40 Helegen 2007. 41 Cf. Galtier 2011. Voir également Devillers, O. (2012) : « Tragique et politique dans les opera maiora de Tacite. A propos de : F. Galtier, L’image tragique de l’Histoire chez Tacite. Etude des schèmes tragiques dans les Histoires et les Annales, Bruxelles, 2011 », REA 114,1, 159-169. 42 C’est notamment le cas de Malissard 1991 et 1998 ; Rouveret 1991, Mambwini 2016a.
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dans lequel se joue cette tragédie43 sur fond d’une succession de conflits et d’intrigues44, les autres sur les acteurs de ladite tragédie45, à savoir : les empereurs, surtout les tyrans ainsi que leurs satellites, l’armée et la foule (le peuple donc), chacun de ces protagonistes jouant un rôle particulier dans le déroulement de l’histoire46. D’autres encore ont étudié tous les aspects ci-dessus évoqués en rapport avec la rhétorique dont l’influence sur l’écriture de l’Histoire tacitéenne47 est indéniable. Bref, dans bon nombre de ses écrits, A. Michel s’est beaucoup investi sur Tacite et son métier d’historien. Pourquoi Tacite a-t-il choisi le métier d’Historien ? Quelle conception se fait-il de l’histoire ? Telles sont les questions préliminaires auxquelles notre Maître a tenté de répondre à sa manière. Nous nous souvenons comme si c’étiat hier. En 1989, alors que nous préparions notre Diplôme d’Études Approfondies (D.E.A) dont le sujet portait sur « la dissimulatio chez Tibère dans les Annales de Tacite », A. Michel nous avait demandé, dans le cadre de son séminaire, de proposer une synthèse issue de la relecture des préfaces de Tacite. Et pour cause. Nous l’avons compris plus tard : en effet, à travers cet exercice, notre Maître voulait tout simplement souligner l’importance des préfaces dans les écrits historiques de Tacite. Tout chercheur désireux de cerner la conception tacitéenne de l’histoire est appelé à examiner attentivement les « confidences » de Tacite48. C’est dans ce type de textes qu’on peut trouver « des informations données par l’auteur sur lui-même, sa carrière, ses ambitions personnelles, sur son approche du sujet ou encore sur sa conception de l’histoire »49. En d’autres termes, 43
Cf. Bartsch, Sh. (1994) : Actors in the Audience. Thaetricality and Doublespeak from Nero to Hadrian, Cambridge (Mass.); Santoro L’Hor, F. (2006): Tragedy, Rhetoric and Historiography of Tacitus’Annales, Ann Arbor. 44 Cf. Galtier 2011, 70-110. 45 Etudiant cet aspect, E. Helegen (cf. Helegen 2007) montre que Tacite, qui se fait poète tragique et metteur en scène, « met en scène ses personnages et les montre en action, non seulement parce qu’ils ont à remplir un rôle politique, mais parce qu’ils font semblant de jouer ce rôle d’acteur politique et transforment ainsi l’histoire en une tragédie du pouvoir. » C’est pour cette raison qu’il « privilégie des portraits qui sortent de l’action elle-même, capables de dévoiler non seulement le jeu des personnages au sein de l’histoire, mais également leur complexité dans leurs rapports avec autrui, ainsi que la profondeur de leurs caractères. » 46 Sur le rôle des protagonistes de la « tragédie de l’Vrbs », cf. Galtier 2011, 183-209. 47 Cf. Aubrion 1985. Devillers 1994. 48 Sur les confidences de Tacite, nous renvoyons à Devillers 2000. 49 Devillers 2000,28.
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c’est dans les prologues ou préfaces qu’on peut trouver des éléments essentiels qui peuvent nous aider à comprendre pourquoi Tacite a opté pour une écriture historiographique et quels objectifs il a poursuivis dans ce type d’écriture. 3.2. Tacite, Penseur de l’Histoire et Penseur politique C’est cette dimension qu’A. Michel, Historien des idées, a plus exploitée dans sa production intellectuelle. Dans l’introduction de son ouvrage portant sur « La philosophie politique à Rome d’Auguste à Marc Aurèle », A. Michel est persuadé que « l’Empire romain compte quelques admirateurs et beaucoup d’ennemis. Ceux qui le détestent voient en lui soit l’exemple de l’absolutisme, soit le symbole du totalitarisme et de l’arbitraire. Ceux-là mêmes qui avaient admiré dans la Rome républicaine l’esprit de liberté lui reprochent de l’avoir détruit, de sorte qu’il paraît avoir contre lui aussi bien les amis que les ennemis de Rome. Tous s’accordent, d’ailleurs, à penser que le caractère d’oppression qui est attaché à ce régime a entraîné un déclin de la pensée politique. »50 C’est justement autour de ce déclin de pensée politique que se focalisent toutes ses réflexions sur le Principat, un régime qui a mis à mal la libertas humana51 et qui a contraint certains sénateurs à s’adonner à l’adulatio. Toutes ces notions et celles relatives à l’immixtion des dieux dans les affaires humaines ainsi que l’intervention des forces cosmiques dans la causalité historique52 constituent les axes majeurs de ses réflexions philosophiques sur Tacite, un écrivain et un historien dont il a su cerner les contours de sa personnalité et de ses pensées historiques, politiques, religieuses et philosophiques, contours que notre Maître a, à son tour, su préciser dans l’ensemble de ses nombreuses publications. Avant de mettre un point final à cette introduction générale, il nous a paru important d’ajouter ceci : à propos d’A. Michel et de Tacite, nous avons eu peur d’être taxé ou accusé de plagiat sinon nous aurions reproduit les belles pages d’introduction de ses deux ouvrages. Dans l’introduction de celui publié en 196653 dans lequel A. Michel, qui trouve en Tacite (même si cela apparaît de manière interrogative) un 50
Michel 1969,7. Sur cette question, cf. Mambwini 1995a. 52 Sur cette question, cf. Michel 1959 ; Mambwini 1993 (1994). 53 Michel 1966,7-20 et 247-256. 51
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historien révolté, a essayé de - nous dirions a réussi à - « replacer cet homme dans son temps, devant son temps dont il veut être tout ensemble, puisque sa culture l’y oblige, et le juge et le témoin. »54 Dans cet ouvrage, notre Maître a aussi cherché à mieux comprendre l’évolution des consciences dans la Rome de son temps » en étudiant « sa vie et l’Empire tel qu’il le décrit. »55 Enfin, dans cet ouvrage, il a cherché à découvrir en cet historien ce qui le rapproche de nous et ce qui le distingue. »56 La seconde introduction est celle de son ouvrage publié trois ans plus tard, soit en 196957. Dans cette introduction, A. Michel a cerné l’essentiel de la philosophie politique à Rome d’Auguste à Marc Aurèle, tout en accordant une place importante à la pensée de Tacite. 3.3. Tacite, le pessimiste humaniste et le salut de l’Empire « Le pessimiste humaniste et le salut de l’Empire », tel est d’ailleurs le titre d’une conférence qu’A. Michel a animée lors du 11e colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer les 13 et14 octobre 2000. Dans ce texte publié en 200158, notre Maître retrace le portrait complet de Tacite, tel qu’il a pu le concevoir. Dans cette conférence, notre Maître a développé plusieurs idées que nus allons tenter de synthétiser. Pour lui, l’écriture de Tacite est un mélange savamment réussi du pessimisme et des espoirs pour l’Empire qu’il décrit « sine ira et studio ». Ce double sentiment contradictoire résulte de la complexité des événements qu’il décrit de l’Agricola aux Annales, événements qui placent les hommes au premier plan de la causalité historique. C’est ce qui explique pourquoi ses récits sont truffés de portraits individuels qui s’appuient sur la philosophie du pouvoir telle que les Anciens l’avaient connue depuis les Grecs, dans ses formes les plus sévères ou les plus pessimistes. Parmi ces portraits, ceux des empereurs occupent une place de choix : Tibère est présenté d’une manière nuancée59 ; Néron, héritier des débauches de Marc Antoine, 54
Michel 1966,16. Michel 1966,17. 56 Michel 1996,17. 57 Michel 1969,7-121. 58 Michel 2001 Aussi : http://www.persee.fr/doc/keryl_12756229_2001_act_11_1_1038. 59 Tel que le décrit Tacite, Tibère a compris que le véritable pouvoir doit associer la force avec la politique, dans la dissimulation, laquelle tient une place essentielle parmi ses secrets (arcana imperii). Par bien des côtés, et surtout au début de son règne, il fut un 55
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se serait pris pour un stoïcien et n’aurait pu que trahir et pervertir la doctrine ; Claude est un faux intellectuel, qui évolue lâchement vers le modernisme sans défendre la tradition, alors qu’il fallait préserver celle-ci. En étudiant en profondeur leur personnalité, Tacite arrive à cette conclusion : le pouvoir déprave l’âme, il rend fou. Tacite décrit cette folie que ses contemporains ont surtout trouvée chez Caligula, qui mêlait le délire à des superstitions inspirées de l’Egypte et qui faisait de son cheval un consul. Parmi les horribles portraits que nous propose l’historien, il en est un pourtant qui semble moins défavorable que nous retrouvons dans les Annales III, 55 : c’est celui de Vespasien. A côté des princes, Tacite accorde une large place aux figures qui gravitent dans leur entourage et qui, souvent, prennent l’avantage sur eux. Parmi eux, on peut citer les grands affranchis, les sénateurs épris de délation, les philosophes flatteurs et surtout les femmes dont certaines sont admirables par leur courage et leur fierté60. En face de ces portraits individuels dont bon nombre ont été peints avec tant de pessimisme, il y a aussi un autre portrait, collectif cette fois-ci, celui du populus. Tacite le présente tantôt comme une victime de la tyrannie grand prince. Mais il était trop intelligent, trop lucide, trop habitué aux nécessités du pouvoir pour se défendre contre les tentations de la tyrannie et contre ses moyens violents. Dans les livres IV-VI des Annales, c’est un véritable tyran qu’on nous présente. De Capri où il s'était réfugié, Tibère fit régner la terreur jusque dans le sénat tout en affectant de le laisser gouverner tout en lui adressant seulement des lettres obscures et ambiguës dont les flatteurs et les lâches devaient deviner les intentions. Aussi ce Prince a-t-il fini dans la solitude et dans les angoisses de sa conscience dépravée par le mensonge. 60 Ainsi le note A. Michel (cf. Michel 2001,147-148), selon la tradition romaine, les femmes ne sont pas faites pour régner. Elles ne doivent pas confondre leur dignité naturelle, leur pureté, avec le pouvoir et ses violences ou ses compromissions. Cependant Tacite nous laisse sentir qu'il les admire. Il connaît leur courage, qui se manifeste chez les esclaves subissant la torture, leur fierté, qui donne aux deux Agrippine leur puissance dangereuse, et surtout leur aptitude au malheur, qui apparaît chez Octavie au moment de la mort de Britannicus, lorsqu'elle comprend qu'elle ne peut pas se défendre (Ann. XIII, 16). L'historien sait, quant à lui, respecter la faiblesse et la pureté. La mère de Néron ne se borne pas à l'orgueil héroïque de la femme de Germanicus, sa fierté la conduit jusqu'au désir du pouvoir. Cela la distingue de Messaline, tuée par un esclave, méprisée par le centurion qui assiste au crime. Agrippine, abandonnée de tous, lorsqu'elle voit entrer l'assassin qui lui est envoyé par son fils, lui crie, en style tragique : et tu quoque me deseris (et toi aussi tu m'abandonnes). Mais la tradition manuscrite, que les éditeurs contestent à tort peut-être, ajoute un autre cri : uentrem feri (frappe au ventre). C'est un mot qu'elle a sans doute trouvé dans Sénèque (Ann. XIV, 8). Sur cette question, cf. également Spataro 2018,51 sq., Devillers 2018,85 sq.
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des princes (cf. Agricola et Annales), tantôt comme spectateur de la barbarie humaine61. On comprend que le pessimisme de Tacite apparait quand il évoque les multiples formes de la dépravation romaine ou plutôt de la décadence qui s’étend à la fois sur la politique et sur la morale. Malgré ce pessimisme, Tacite ne désespère pas, pour autant. Il sait pertinemment bien que « le présent est atroce. Mais il laisse subsister de beaux exemples qui, les choses étant ce qu’elles sont, suffiront peut-être à le sauver. La lucidité s’allie donc à une forme originale d’équilibre. En matière de morale et de politique, quelques hommes peuvent sauver un peuple et même un empire. Ils fondent ainsi un équilibre original entre la nature, qui tient compte des consensus et des passions collectives, et les sages, dont la philosophie savait au moins reconnaître ou pressentir l’idéal. »62 Tout cela veut dire que « Tacite, en tant qu’historien, ne s’est pas contenté de donner une description plus ou moins pessimiste de la société. Il se trouvait en présence de divers systèmes de pensée politique qui lui venaient des Grecs et aussi des Romains depuis Salluste et le De republica de Cicéron. » Tacite ne désespère ni de l’Empire ni des hommes qui le dirigent. Pour lui, le seul espoir de sauver l’Empire, c’est de trouver, d’une part, un modèle de système politique, symbiose du mélange des modèles existant, et, d’autre part, un optimus princeps, un principat fondé sur la vertu. Et même s’il n’y avait que de mauvais princes, Tacite estime qu’il est possible de se rendre utile même sous les mauvais empereurs si et seulement si on accorde, grâce à la modération et à l’esprit de modernité associés à la rigueur, l’otium, le repos tel que le concevait Sénèque avec la volonté de ne pas abandonner les devoirs envers la cité et la communauté des citoyens ou des civilisés. Tel est le cas du philosophe Thrasea sous Néron et du général Agricola sous Domitien. Tacite ne désespère pas de l’humanité, car, est-il convaincu, il est aussi possible de résister aux mauvais princes. Même si cette résistance, cette sorte de révolte doit conduire à la mort, il faut l’accepter pour le salut de l’humanité.
Cf., par exemple, Hist. III,83 : dans les tourmentes des guerres civiles que dominent les armées de mercenaires, poussés par leurs chefs quand ils ne les poussent pas eux-mêmes à la révolte e tà l'ambition, le peuple ne joue qu'un rôle de spectateur : il applaudit les combattants qui sont venus des pays barbares et constituent désormais les armées impériales. 62 Michel 2001,148.
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Voilà circonscrits, en peu de mots, quelques points de la contribution d’A. Michel sur la connaissance de Tacite. En tout cas, Historien des idées, notre Maître fut un incontournable spécialiste de Tacite au même titre que P. Grimal et P. Grenade. * ** Pour souci de clarté, hormis l’introduction et la conclusion, nous avons réparti cet ouvrage en trois parties : – a) La première partie intitulée « Tacite et l’art d’écrire l’Histoire » est une sorte de pot-pourri de quelques-uns de nos articles déjà publiés, enrichis, corrigés et complétés correspondant aux grands thèmes qu’A. Michel a développés sur Tacite. Cette partie s’ouvre par la question de la beauté dans l’écriture tacitéenne. – b) La deuxième partie qui porte sur « Histoire, Passions et Politique » peut être considérée comme un condensé de la deuxième partie de notre thèse inédite complétée par nos récentes publications. Après une étude sur la place des passions dans l’écriture tacitéenne, tout en mettant l’accent, d’une part, sur la potentia et la libido des femmes illustres de la domus impériale et, d’autre part, sur le metus et la dissimulatio chez les Julio-Claudiens, nous avons tenté de reconstituer les différents discours idéologiques de Tacite tant sur le principat que sur ‘les minorités sociales’ : les esclaves, les affranchis et les peuples conquis63. – c) La troisième partie traite de « Religion et Philosophie » chez Tacite. Cette partie reprend, à côté des idées développées dans certaines de nos publications64, les grandes lignes de la troisième partie de notre thèse consacrée à la causalité divine (c’est-à-dire à l’implication des dieux dans les affaires humaines) et la causalité métaphysique qui fait intervenir les forces cosmiques (fatum, fortuna et fors) dans l’histoire65.
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A . Michel a réfléchi sur la manière dont Tacite traite ces ‘minorités’. Nous nous sommes aussi appuyé sur Devillers 1994,355-370. 64 Cf., par exemple, Mambwini 1997a. 65 Cf. Michel 1959 ; Mambwini 1997b.
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Première partie Tacite et l’art d’écrire l’Histoire
Chapitre Ier Histoire et beauté chez Tacite : l’esthétique au service de l’invention d’une écriture Parce que notre étude s’intitule « l’écriture de l’Histoire chez Tacite », il nous a paru important d’ouvrir nos réflexions en nous focalisant sur le premier terme qui l’explicite, à savoir, l’esthétique, c’est-à-dire la beauté de l’écriture tacitéenne. Que nos lecteurs sachent que, d’une manière générale, la notion de la beauté est sans nul doute l’un des thèmes de prédilection d’A. Michel66. D’ailleurs, chaque fois qu’il en avait l’occasion, notre Maître se plaisait à le rappeler. La preuve : dans l’introduction d’un article portant sur le vocabulaire esthétique à Rome67, comme s’il prononçait une sorte de pro domo, notre Maître a fixé l’opinion justement sur cette question de beauté, d’esthétique littéraire en ces termes : « Je suis un professeur de littérature. (…) Le domaine qui m’est propre est constitué par les mots, les textes, le langage. La question que je me pose à leur sujet n’est pas seulement celle de la vérité, mais aussi celle de la beauté. J’étudie le fait littéraire : il ne saurait être compris, examiné dans sa spécificité sans une référence à l’esthétique. On comprendra donc que, souhaitant parler à Rome de la beauté et désirant le faire en tant que professeur de lettres, j’étudie maintenant le vocabulaire du beau. Mais je vais rencontrer une difficulté. Les modernes admettent 66
Cf., par ex. Michel, A. (1973) : « Rhétorique, philosophie et esthétique générale de Cicéron à Eupalinos », REL., 51, 304 sq. ID. (1994) : La parole et la beauté, Rhétorique et esthétique dans la tradition occidentale, Paris, Albin Michel. 2e éd. ; ID (1977) : Questions de Rhétorique, 2 : Image, imagination, imaginaire dans la cité latine et sa tradition », BAGB, Lettres d’humanité, XXXVI, 360-367 ; ID., (2000) : « La Rhétorique de l’Amour », REL., 78, 236-254 ; ID., (1985) : « Le vocabulaire esthétique à Rome : rhétorique et création artistique », in Mélanges de l’École française de Rome. Antiquité, 97, 1, 495-514 ; ID., (1973) : «Rhétorique et philosophie dans les traités de Cicéron », ANRW, III, 1 ; ID., (1993) : «Rhétorique et philosophie au second siècle ap. J.-C. », ANRW, II, 34,1. 67 Michel 1985, 495.
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communément que les anciens n’ont pas du beau une idée claire et distincte. Ils observent que l’Antiquité ne nous a pas laissé de traité d’esthétique. Tel n’est pas mon sentiment. Je reconnais que de tels ouvrages n’existent pas en forme. Mais je constate que le vocabulaire du beau, chez les anciens et particulièrement à Rome, présente une richesse et une complexité que notre temps n’a su ni dépasser ni même atteindre. Où trouver ce vocabulaire ? Chez les orateurs et chez les théoriciens de l’éloquence, car la rhétorique antique est avant tout une critique, qui prétend analyser les éléments de la création, non lui fournir des règles toutes faites. » Dans un autre séminaire sur Tacite organisé en 1990, rue d’Ulm, A. Michel nous a donné cette précision de taille concernant la notion même de la beauté : « chez Tacite, nous a-t-il dit, la beauté est d’abord une question de style employé dans ses écrits avant d’être une manière de penser, de réfléchir et surtout d’exprimer ses pensées sur les événements les plus importants qui ont marqué l’histoire de Rome. » Plus concrètement, lorsqu’on parle de Tacite et de la beauté, « il ne s’agit pas d’étudier dans leurs formes techniques et linguistiques les différents procédés du style de Tacite. […] », il s’agit plutôt d’essayer « de savoir quelle idée se fait notre auteur de la beauté. Il a voulu créer une œuvre littéraire. Il a, manifestement, consacré une attention extrême à la perfection de son art. Cela suppose certains choix, une certaine conception de ce qui est parfait et, par cette conception, Tacite s’oppose ou s’accorde à ses contemporains ou à ses pairs. En cela, il manifeste son caractère, son âme. C’est à ce point de vue que nous voudrions étudier son art. »68 Il s’agit de l’art d’écrire son histoire, de la concevoir dans une esthétique qui s’appuie sur la rhétorique. Bref, il s’agit de la beauté de l’histoire, mieux de l’histoire rendue belle par un choix de mots, d’écriture et de pensée dont il est question dans cette section.
1. La beauté chez Tacite : expression rhétorique et philosophique de son idéal historique En 1994, quelques mois seulement après la soutenance de notre thèse, après échange dans un café sis place de la Sorbonne, notre Maître avait émis les vœux de nous voir nous investir dans cette question de la beauté chez Tacite. C’est ce que nous avons fait : le 68
Michel 1966,224.
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résultat est ce tout premier article que nous avons publié dans la revue Les Études Classiques (LEC)69. Dans cette étude, nous avons soutenu l’idée selon laquelle la vision tacitéenne de l’histoire fait entrer dans son essence, comme élément intégrant, la notion de la beauté. Très complexe, parce que porteuse de polysémie, cette notion s’inscrit dans la tradition développée par les rhéteurs et les philosophes grecs, en particulier Platon et Aristote qui lui ont d’ailleurs accordé les honneurs d’une étude particulière. De plus, elle est censée apporter un contenu de pensée qui apparaît dans l’expérience de Tacite et surtout dans la façon dont il appréhende l’histoire romaine. Ce qui suppose qu’on peut facilement cerner la pensée historique de Tacite, sinon son idéal. Ainsi ne cessait de nous le répéter notre Maître, la beauté chez Tacite revêt une double valeur, à savoir : la valeur rhétorique et la valeur philosophique tant il est vrai que, chez cet historien, la beauté est d’abord une question de style employé dans ses écrits avant d’être une manière de penser, de réfléchir et surtout d’exprimer ses pensées sur les événements les plus importants qui ont marqué l’histoire de Rome. En clair, la notion de la beauté chez Tacite se conçoit comme l’expression rhétorique et philosophique de son idéal historique. Nous avons développé cette idée dans l’article dont nous avons fait mention supra. Dans cet article, nous avons insisté sur le fait que, par la notion de la beauté, Tacite cherche à exprimer sa propre vision du monde que d’aucuns considèrent comme un idéal historique. Tout spécialiste de Tacite sait que l’œuvre littéraire de Tacite est le produit d’une jonction, en même temps d’une conciliation savamment réussie, entre divers domaines de l’esprit70. Le point de cette jonction est sans nul doute la beauté dont l’esthétique est l’expression. Bien qu’elle soit une discipline traditionnelle de la philosophie tendant à une réflexion générale sur l’art, dans ses rapports avec les valeurs du vrai ou du bien avec l’harmonie, l’esthétique apparaît chez Tacite comme un langage porteur des messages profonds à même de nous éclairer non seulement sur sa personnalité et son métier d’historien, mais également sur l’histoire de Rome71. Pour interpréter ce langage, 69
Mambwini 1995, 115-134. Cette œuvre est aussi le reflet incontestable de sa grande culture et de cette pensée traditionnelle de l’historiographie latine essentiellement orientée vers la recherche et l’analyse des causes des événements qui ont marqué le cours de l’histoire romaine. Cf. Michel 1959 et Mambwini 1993 (1994) et 1997b. 71 Dans un de ses articles, R.Turcan (cf. Turcan 1985,785sq.) a la certitude que Tacite a 70
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il faut s’interroger tant sur ses fondements philosophiques72 que sur son sens rhétorique. Concentrons-nous sur le sens rhétorique, car c’est de cette beauté qu’il s’agit ici. Sur ce point précis, parce que les rhéteurs aimaient beaucoup la notion d’esthétique et avaient introduit l’art dans l’éloquence73 non seulement par un besoin propre à l’esprit grec, pour qui la beauté est essentielle à toutes les manifestations de la vie et non un vêtement accessoire et étranger, mais par une loi de son essence et une nécessité de ses fins74, Tacite qui, suivant les préceptes de été vraisemblablement influencé par l’esthétique de la colonne Trajane construite par l’architecte Apollodore de Damas. Ce monument était destiné à commémorer les victoires de l’Empereur dans la guerre dacique. Pour mieux faire ressortir sa beauté, l’architecte a eu l’ingénieuse idée d’enrouler autour d’une colonne une frise continue qui représente la suite de ses exploits militaires. Comme l’ont montré plusieurs commentateurs, le monument est d’abord remarquable par cette continuité même. Le temps s’y déroule selon la spirale de cette frise régulière, que jalonnent uniquement les hauts faits du prince. Tacite a vraisemblablement succombé à la beauté de cette colonne qui se distingue des autres par sa noblesse et sa grandeur. Pour reprendre les mots du Maître, «Tacite a, vraisemblablement, été influencé par l’esthétique de la colonne Trajane. Le titre de ses opera maiora (les Annales et les Histoires) « atteste cette prétention singulière de plier les événements au rythme des années au lieu de donner aux actions humaines la première place, et de passer rapidement sur les années creuses ». Cf. Michel 1966, 225. 72 Parce que l’œuvre de Tacite se présente comme un récit moralisant d’actions individuelles, non comme la geste collective de la plus grande des nations (cf. (Michel 1966,111), l’esthétique tacitéenne est influencée par la théorie du beau développée par Platon dans le Banquet ou dans le Phèdre, théorie selon laquelle le beau doit être perçu non seulement comme l’idéal dont un artiste, un historien veut se rapprocher, mais aussi comme un idéal moral auquel doit aspirer l’individu pour le bien de la communauté. Tacite, nul ne l’ignore, a subi l’influence de la tradition platonicienne privilégiant les problèmes moraux. C’est ainsi que notre historien, qui s’est inspiré de Cicéron (De finibus, V, 6,15), place l’éthique au centre de ses préoccupations historicophilosophiques. 73 Pour les rhéteurs, le discours est un art humain. De ce point de vue, il est semblable à un corps formé par la nature, organisé et vivant, ayant en soi son principe de vie et d’organisation. L’organisation est la tendance à l’unité par la coordination et la subordination des parties qui deviennent des organes lorsque chacune d’elles a sa fonction propre et concourt à la fonction générale du tout. Ce qui rejoint l’idée de Platon qui avait comparé le discours à un être vivant ayant une tête et des pieds, des parties et des membres, en harmonie et en proportion les uns avec les autres systèmes du corps. C’est aussi la même idée que nous retrouvons chez A. Michel (Michel 1962,170) lorsqu’il dit : « un beau discours, une belle œuvre d’art pouvaient être comparés à un organisme merveilleux dont tous les éléments, parfaits en eux-mêmes, concouraient de surcroît à la perfection de l’ensemble. » 74 Cf. Chaignet, A.-Ed. (1982) : La Rhétorique et son histoire, Paris, 352.
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Cicéron, considère l’histoire comme un genre proche du genus demonstratum (genre oratoire démonstratif), accorde une importance capitale à la beauté de son écriture historiographique, et donc à son esthétique. Cela ne peut étonner personne quand on sait que Tacite fut lui-même orator 75et, à ce titre, il connaissait sans doute la nécessité de la finalité de l’esthétique dans un discours : par la lumière et le plaisir qu’elle cause, l’esthétique permet à un auditeur d’écouter attentivement un orator, d’obéir aux mouvements de sa pensée, d’en suivre les traces, de la comprendre et de la juger. Comme nous le répétait A. Michel, Tacite a toujours estimé que le rôle d’un historien était semblable à celui d’un orateur : plaire76 et surtout persuader77. C’est ce qui explique son intérêt particulier pour la notion de la beauté, car, comme l’a fait remarquer E. Aubrion78, chez lui, la recherche de la beauté donne ainsi une sorte de couronnement à la recherche d’une vérité morale. Définie comme la pensée rendue parfaite par l’expression rhétorique, la beauté chez Tacite permet, d’une part, de mieux interpréter les images79 comprises dans l’ensemble des récits historiques, et d’autre part, de mieux cerner les conceptions idéologiques qui l’ont inspirée. En effet, ce qui fait la beauté de son œuvre, ce n’est pas seulement le choix des mots qu’il a employés80, ni la structure narrative de ses récits où les colores81 occupent une place de choix, ni même l’ensemble des réflexions contenues dans ses digressions ou dans ses prologues82, mais c’est la synthèse de toutes 75
Selon V. Cucheval (cf. Cucheval, C. (1892) : Histoire de l’éloquence romaine, t. 2, 1892, 291), Tacite, orateur, appartient à l’école de nouvelle éloquence ; il dépend non de Cicéron, comme Quintilien et Pline le Jeune, mais de Cassius Severus. 76 Ici Tacite rejoint Cicéron. Cf. De orat., I,I,64 ; II,27; Brut., 49, etc. 77 La persuasion ou plutôt l’art de la persuasion, notion très intéressante pour la compréhension de l’écriture historiographique de Tacite, en général, des Annales, en particulier, a été savamment étudiée par Devillers 1994 et Aubrion 1985. 78 Aubrion 1985, 697. 79 Ces images sont, entre autres, l’aboutissement logique et la transcription d’une crise au terme de laquelle l’Homme tacitéen ne parvient pas à s’insérer dans l’univers qui l’entoure. 80 Pour le choix des mots chez Tacite, cf. Devillers 1992. 81 Les colores chez Tacite figurent parmi les nombreux objets sur lesquels l’esthétique se penche régulièrement. Il suffit de voir comment il peint ses tableaux dans les Histoires et dans les Annales. 82 Pour les prologues chez Tacite, cf. Kr’ukov 1983, Boissier 1903,65-68 ; Grimal 1990, 118, 191, 250 et 272 ; Fabia 1901,41-76 ; Drexler 1965,148-156 ; Leeman 1973, 169sq ; Devillers 2000.
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ces notions. Cet aspect des choses est, d’une manière ou d’une autre, présent dans le Dialogue des orateurs qui se révèle d’ailleurs comme une œuvre profondément enracinée dans l’actualité et le courant philosophique de son époque, mais aussi et surtout dans les Annales qui insistent sur la continuité de la fresque historique (la colonne Trajane) même si, dans bien des cas, elles sont le contraire de cette frise. C’est dire que Tacite comparait son œuvre à une œuvre d’art. En tout cas, de même qu’en créant son monde, un peintre comme Zeuxis, figure légendaire de la peinture grecque devenue une métaphore traditionnelle du beau idéal, se laissait guider par son souci de se rapprocher poétiquement de la perfection, Tacite s’identifie comme un historien soucieux de découvrir sinon de connaître la ueritas historique83. C’est elle – cette ueritas – qui lui permettra de ne retenir de l’histoire que ses beautés par la sélection rigoureuse des faits en vue de présenter au lecteur un récit cohérent où pulchritudo84 83
Découvrir la vérité historique est le premier objectif de Tacite. Ce dernier explique son engagement au début des Histoires I,1,3 à écrire neque amore…sine odio, dessein qu’il réaffirme au début des Annales I,1,2 de s’exprimer sine ira et studio. Bien que la promesse de dire « toute la vérité » fasse partie du pacte historiographique (cf. Syme, Tacitus, p. 204), il est vrai que, d’une part, cette profession de foi conventionnelle n’empêchait pas les historiens de se comporter ensuite en partisans et d’étaler leurs sympathies ou leurs haines et, d’autre part, pour des raisons de décence ou de discrétion, les historiens anciens tout comme ceux d’aujourd’hui peuvent manquer à leur engagement. Tacite, s’il n’a pas dit toute la vérité, il est sûr qu’il a tenté de s’en approcher. Sur la vérité historique chez Tacite, cf. Cizek 1979 ; Ullman 1943. 84 Dans un de ses séminaires, A. Michel avait consacré toute une séance sur la beauté chez Cicéron, mieux sur la théorie cicéronienne du beau. Cicéron qui insiste sur la valeur esthétique de son art nous présente dans l’Orator toute une théorie du beau qui consiste à combiner toutes les qualités possibles pour arriver à l’idée platonicienne, au modèle de l’éloquence parfaite (Cf. Orator VII). Les vertus de l’expression, selon Théophraste, étaient la correction, la clarté, les ornements et la grâce. Ainsi Cicéron cherche à les mettre en œuvre dans ses discours et dans ses dialogues. Dans sa conception du beau, deux valeurs essentielles se distinguent : d’une part, le pulchrum proprement dit, qui réside surtout dans l’harmonie organique du tout et dans sa symmetria (répartition bien proportionnée des éléments) : de là le souci que manifeste Cicéron pour l’équilibre de ses périodes et pour la métrique des clausules ; d’autre part, au pulchrum doit s’ajouter l’aptum (appelé aussi decorum ou conuenientia), la grâce, qui est faite à la fois de dignité et de vénusté. A ces données, il faut en ajouter deux autres : la concinnitas et la copia. La concinnitas réside dans le parfait agencement des mots. C’est ce terme qui doit proprement être traduit par « harmonie ». La copia contribue à l’ampleur et à la noblesse du style. Elle naît spontanément de la culture et notamment des connaissances philosophiques : celles-ci permettent de généraliser chaque sujet ou d’en voir les aspects contradictoires (disserere in utramque partem). Ainsi l’abondance peut-elle s’opposer également à l’enflure et à la sécheresse. C’est de cette façon que la grandeur est possible.
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et ueritas vont ensemble. Cependant, si un tel vœu ne s’accomplit pas toujours tant il exige de l’écrivain des qualités supplémentaires85, Tacite s’en tient à l’esthétique à travers laquelle on peut aisément discerner la présence d’une idéologie fondamentale. Pour lui, l’histoire n’est rien d’autre qu’une forme d’éloquence86. En tant que telle, elle doit obéir aux règles de la rhétorique qu’E. Aubrion a eu le loisir de nous rappeler dans sa thèse87. Parmi ces règles, l’historien doit absolument être attentif à la structure fondamentale de ses récits et à leur contenu, autrement dit aux éléments mêmes de la beauté dans sa totalité harmonieuse. Comme nous l’avons déjà souligné88, nous retrouvons ici la pensée d’Aristote pour qui le beau apparaît saisissable par les lois de la logique et de l’ordonnancement. « Un être ou une chose composée de parties diverses ne peut avoir de beauté qu’autant que ses parties sont disposées dans un certain ordre », écrit-il dans sa Poétique VII. Il nous semble que notre historien a exactement appliqué ces principes. Il les a respectés non seulement dans le Dialogue des orateurs où il a fait appel au vocabulaire poétique89, mais aussi dans l’Agricola, les Histoires et les Annales. Pour faire apparaître la beauté de l’histoire, bouleversant parfois tous les conforts de la rhétorique, Tacite a su se forger un langage propre à lui et dominé par la concision.
2. Beauté et variété des faits historiques Parce que la beauté est censée apporter un contenu de pensée qui exprime ou apporte la ueritas et qui critique les mores, Tacite s’en tient tant à la forme de son œuvre qu’à son contenu en appliquant la Mais elle ne saurait atteindre sa plénitude sans une suprême qualité : le pathétique. Cicéron se flattait d’y exceller plus que tout autre. Bien sûr, ce recours à l’émotion, colère et pitié, le tempérait volontiers par l’ironie ou la raillerie. Il soulignait que l’orateur reste maître de lui dans ses plus grands transports. Mais surtout insistait sur la recherche de la pitié (miseratio). La véritable source du pathétique, c’est l’amour du genre humain. Toutes ces notions ont exercé une très grande influence dans l’écriture tacitéenne de l’histoire et permis à Tacite de faire de la rhétorique une médiatrice entre la création esthético-littéraire et la philosophie. 85 De toutes ces qualités, citons l’aptum et le decorum généralement traitées par référence à la rhétorique et à l’activité oratoire comme le souligne Cicéron dans De oratore III,14,52 et dans De officiis, 27,96. 86 Michel 1962,188. 87 Cf. Aubrion 1985. 88 Mambwini 1995b, 122. 89 Cf. Michel 1962, 170,180.
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théorie de l’ornatus telle qu’elle a été définie par Cicéron dans son De oratore III, 96. Comparant son œuvre à la création esthétique et précisément à un tableau d’art, Tacite voulait que son histoire soit variée, exaltante, poétique et sublime. Or rien de tel ne se trouve dans ses Histoires et moins encore dans ses Annales, expression littéraire de la tragédie romaine sous l’Empire. Au livre IV, 33,3, » de ses Annales, il se plaint de ne rapporter qu’une série de dégradations, une succession de crimes et de ridicules. « Nam situs gentium, varietates proeliorum, clari ducum exitus retinent ac redintegrant legentium animum : nos saeva iussa, continuas accusationes, fallaces amicitias, perniciem innocentium et easdem exitii causas coniungimus, obvia rerum similitudine et satietate »90, se plaint-il. Ce texte que nous avons déjà commenté91, faut-il le souligner, est capital, car il nous aide, d’une part, à mieux comprendre, la manière dont Tacite conçoit l’histoire et, d’autre part, justifie pourquoi cet historien recherche la beauté. Au regard de ce qu’il dit, tout montre que l’auteur des Annales conçoit l’histoire comme un art théâtral où le beau captive le spectateur. La recherche de la beauté s’explique par le fait que cet historien a horreur de la monotonie et donc de la satietas92 qui finit toujours par provoquer le taedium des lecteurs. L’historien sait que la satietas tout comme le taedium risquent de constituer un sérieux handicap pour le succès de son œuvre et donc pour son aspiration à la gloire et à l’immortalité. Ainsi, pour l’éviter, 90
« La situation des pays, les vicissitudes militaires, les trépas glorieux des chefs, voilà qui fixe et renouvelle l’attention du public ; mais nous, ce que nous traitons en série, ce sont des ordres cruels, des accusations en chaîne, les déceptions de l’amitié, la perte des innocents et toujours les mêmes motifs de mise à mort : notre lot est la monotonie et le dégoût. » Ce passage prendra plus de sens encore si nous le rapprochons d’un autre passage des Annales XVI,16,1 dans equel Tacite, d’un ton grave et pathétique, médite sur les condamnations en série qui ont e lieu sous Néron. Dans ce passage, nous voyons d’ailleurs Tacite justifier son inquiétude par la satietas qu’il a habilement rapprochée de taedium. 91 Cf. Mambwini 2018,165-166. 92 Le terme satietas appartient au vocabulaire philosophique et rhétorique. Dans son Orator, 174, Cicéron qui connaît les conséquences de la satietas sur les audteurs, nous apprend qu’il essaie de l’éviter par l’emploi de la uarietas. À propos de la satietas chez Tacite, cf. ce qu’il dit dans un passage des Annales XVI,16,1. Il convient de noter que, si la satietas cnstitue la prémisse de la célébration rmantique du taedium, de l’ennui donc, celle de la beauté est par définition liée à la capacité de susciter chez un lecteur l’étonnement, l’intérêt, le plaisir de lire. Ce qui engendre celaisir chez Tacite, c’est, entre autres, sa présentation poétique des faits et même la subtilité de son style, rendue plus saisissante par son art de la suggestion, de l’ambiguïté et même du mystère.
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comme le fera Cicéron93, Tacite accorde une place non négligeable à la pulchritudo. Cette notion qui allie rhétorique, esthétique et philosophie et qui occupe une place de choix dans l’œuvre de Cicéron tout comme dans sa pensée94, « plonge ses racines dans une pensée, une façon de voir l’histoire, une capacité de pénétrer les esprits des lecteurs pour exercer sur eux un pouvoir qui repose sur le charme, sur le plaisir de lire. »95 Orientée vers l’organisation du domaine de la sensibilité et du sentiment, considérée du point de vue rhétorique, la pulchritudo96 tend à souligner l’aspect stratégique impliquant une certaine hardiesse qui pousse tout individu à lire ou à écouter attentivement un orateur. C’est pourquoi, dans leurs écrits, les antiqui scriptores auxquels Tacite fait allusion y ont accordé une attention toute particulière. L’auteur des Annales avait aussi ce souci de voir ses écrits ‘accrocher’ l’attention du lecteur. Nous sommes d’avis qu’il y est parvenu. D’ailleurs, lorsqu’on analyse le contenu des Annales IV, 32,297 et si l’on tient compte des mots qui composent cette phrase, on s’aperçoit que Tacite souhaite deux choses : persuadé que l’histoire est une forme de l’éloquence98 et, en tant que telle, elle doit obéir aux règles de la rhétorique, Tacite aimerait que sa labor soit source d’ars, c’est-à-dire de beauté et qu’elle provoque la delectatio, celle-là même qui « donne 93
Soucieux de se faire surgir de belles œuvres littéraires sur le thème de son consulat, l’Arpinate avait demandé au philosophe Posidonius d’ajouter à ce récit l’ornatus non pas seulement parce que la beauté du style est à ses yeux une aide au service de la ueritas, mais aussi parce que le recours à l’ornatus répond au désir de plaire, de se faire approuver et donc de conquérir l’adhésion des autres à la ueritas. Sur l’accord profond entre beauté et vérité chez Cicéron, cf. Michel 1960, 298-362. 94 Cf. Cicéron, Orator 2,7 ; De oratore III,45,178 sq, De inu. II,1 ;1,15 sq. 95 Mambwini 1995b,121, note 33. 96 Chez Tacite, la notion du beau (compris comme un lieu de la conciliation et du désintéressement) sur laquelle est née et s’est fondée l’esthétique moderne, peut être comprise comme le résltat d’une conquête d’esprit d’autant plus agréable qu’elle est plus difficile à cerner. Comme le notion A. Michel (cf. Michel 1982,9-10), chez Tacite, cette notion fondamentale « ne cnstitue pas une fin en soi, une valeur établie : elle est le relais entre l’homme et l’absolu, lequel se confond tout ensemble avec le rêve et la réalité ». Dans ses écrits, il présente la notion de pulchritudo comme une invitation morale adresséeaux lecteurs et n moyen pour les empêcher de tomber dans la lassitude. A l’instar de Cicéron, Tacite pense que la beauté morale doit être recherchée pour ellemême et pas pour tout autre motif. 97 Pour le commentaire de ce passage, cf. Mambwini 2018, 152-161. Aussi Mambwini 1996. 98 Michel 1962, 188.
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aux lecteurs le plaisir de suivre une action »99, celle de continuer la lecture, bien entendu. Plusieurs études menées sur la structure narrative des écrits tacitéens renforcent l’idée selon laquelle Tacite veille à l’ordre et à la proportion, mieux à la structure fondamentale de ses récits, et surtout à son contenu, c’est-à-dire aux éléments mêmes de la beauté littéraire dans sa totalité harmonieuse. Cette façon de travailler de Tacite s’accorde parfaitement à la pensée d’Aristote pour qui le beau apparaît saisissable par les lois de la logique et de l’ordonnancement. « Un être ou une chose composée de parties diverses ne peut avoir de beauté qu’autant que ses parties sont disposées dans un certain ordre », écritil dans sa Poétique VII. Tacite a vraisemblablement appliqué ces principes. À en croire A. Michel, il les a respectés non seulement dans le Dialogue des orateurs où il a fait appel au vocabulaire poétique100, mais aussi dans l’Agricola et les deux opera maiora. Pour faire apparaître la beauté de l’histoire, bouleversant parfois tous les conforts de la rhétorique, Tacite a su se forger un langage propre à lui, dominé par la concision.
3. « Nobis in arto et inglorius labor » : Tacite et la recherche de la beauté Si Tacite a toujours été attentif, très attentif même, à la beauté, et donc à l’esthétique de son écriture, pourquoi se plaint-il dans les Annales IV, 32,2 que : « Nobis in arto et inglorius labor » ? En clair, Tacite, que voulait-il dire par cette phrase ? Nous avons déjà répondu à cette question d’une de nos publications101 dans laquelle nous avons soutenu l’idée selon laquelle la quintessence même de ce bout de phrase a quelque chose à avoir avec l’influence que notre historien a subie de Cicéron102 chez qui il a emprunté non seulement la forme même de son Dialogue des orateurs – lequel démarque d’assez près le De oratore –, mais aussi sa conception rhétorique et philosophique de la causalité, de la beauté. Sans toute fois considérer cette déclaration 99
Aubrion 1985,696 Michel 1962,170 ; 180. 101 Cf. Mambwini 1996, aussi 2018, 157-161. 102 Plusieurs travaux sur Tacite montrent que cet historien doit beaucoup à l’orateur Cicéron. A en croire A. Michel (Michel 1982,133), Tacite doit à l’Arpinate le platonisme fondamental qui s’est désormais implanté à Rome et qui trouve dans la République ses idées esentielles : la volonté de concilier le principat avec la liberté, le doute marié à la fois en une démrche probabiliste. 100
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comme l’aboutissement d’une philosophie dont il s’agirait d’analyser le contenu, nous pouvons croire, comme Cicron, qu’à travers son labor, Tacite espérait atteindre la gloire et prétendre à l’immortalité. La quête de la beauté, pulchritudo, ne serait alors qu’un moyen parmi tant d’autres pour y parvenir. Au-delà de toute considération, la phrase « Nobis in arto et inglorius labor » ne peut donc « être interprétée ni comme un simple aveu d’un historien incertain de l’importance que pouvait revêtir son œuvre, ni même comme une expression de modestie »103. Une chose est vraie : la pensée profonde de Tacite dans cette phrase est étroitement liée à la conception cicéronienne d’historia ornata. Autrement dit, cette pensée tacitéenne a quelque chose à avoir avec la notion de la beauté chez Cicéron104. Bref, au vu de ce nous avons déjà soutenu dans nos précédents commentaires105, la phrase « Nobis in arto et inglorius labor » des Annales IV, 32,2 apparaît comme une expression de modestie d’un historien dont l’écriture historiographique a atteint toute sa maturité. Lorsqu’on analyse le contenu des Annales IV, 32,2, et si l’on tient compte des mots qui composent cette phrase, on s’aperçoit qu’au-delà de voir en sa labor une source d’ars – ce mot étant à prendre au sens rhétorique – Tacite souhaite, d’une part, manifester son talent littéraire au même titre que les antiqui scriptores et, d’autre part, voir sa labor lui procurer de la gloire et donc de l’immortalité. Comme la perfection dans l’art d’écrire, même si elle est difficile à atteindre, apporte généralement une promesse d’immortalité, Tacite souhaite que son œuvre historique soit perçue comme l’aboutissement de cette longue et profonde aspiration. La recherche de la gloire et l’aspiration à l’immortalité chez Tacite nous entraînent donc dans le domaine philosophique. A. Michel avait sans doute raison lorsqu’il affirmait que, chez Tacite, l’histoire, 103
Mambwini 1996,153. Voir aussi Ledentu M. (2009) : « In arto...labor: la parole de l'historien à l'épreuve des guerres civiles et du principat », in : Devillers, O. et Meyers, J. (2009) : Pouvoir des hommes, pouvoir des mots, des Gracques à Trajan. Hommages au Professeur Paul Marius, 25-38. 104 Pour Cicéron, écrit A. Michel (cf. Michel 1962,169-170), la beauté est conçue comme la recherche de l’idéal, mieux comme l’ensemble parfait de toutes les qualités particulières qui, mises ensemble pour créer un ensemble sublime, constituait ce que l’o pouvait appeler la pulchritudo. Cette notion qui allie esthétique et philosophie occupe une place de choix dans son œuvre. (cf. De oratore III, 14,52 ; 45,178 ; Orator 2,7 ; 31,110 ; De inuentione II,1,1 ; De officiis 27,96) tot comme dans sa pensée. 105 Cf. Mambwini 1996. Aussi Mambwini 2018, 157-161.
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indissociable de la rhétorique, rejoint facilement la philosophie. Tacite est donc dans la ligne droite de la démarche de Cicéron. Cependant, contrairement à l’Arpinate, pour qui le thème de la recherche de la gloire est devenu presque une obsession, dans la mesure où il le clame tout haut surtout dans ses correspondances106 et même dans certains de ses discours, notamment le Pro Archia107, l’auteur des Annales a, semble-t-il, voulu rester discret et, du même coup, tenter d’élaborer sa propre philosophie de la gloire. Mais de quelle gloire s’agit-il ? Étant donné que l’idée comprise dans le passage des Annales IV, 32,2 trouve sa force et son explication dans un idéal capable de le guider dans sa labor d’historien, un idéal d’humanité auquel obéit la conception romaine de l’immortalité, l’on peut croire que la gloria à laquelle aspire108 Tacite est celle définie par Cicéron dans le Songe de Scipion109 et surtout dans son De officiis II, 9,3, 31 dans lequel on peut lire : « Summa igitur et perfecta gloria constat ex tribus his : si diligit multiyudo, si fidem habet, si cum admiratione quaedam honore dignos putat. » La gloire dont il est question ici s’obtient après avoir rempli trois conditions : attirer l’affection (De off. II, 9,32), inspirer confiance (De off. II, 9,33-35) et susciter l’admiration (De off. II, 10,36-37). Eu égard à ces conditions, on peut dire qu’une telle conception de la gloire est porteuse d’une exigence à la fois politique, philosophique et morale dans la mesure où elle s’accompagne du développement de ce que les Romains appellent pudor110 et delectatio des lecteurs111. Nous avons déjà parlé de la delectatio chez Tacite. A. Michel a eu à souligner la place importante que tient, chez cet historien, la vertu de 106
Cf., par exemple, Ad fam., V,12,1 sq. ; Ad Att.,II,1,2. Cf. Mambwini et al. 2018,221-231. 108 Ainsi que nus l’avons noté (dans Mambwini 1996,155-156), l’aspiration de Tacite à la gloire doit être perçue comme une voie susceptible de conduire à la beauté par la transformation du réel, à un mouvement d’émotion par la médiation sur les laideurs quotidiennes. Par laideurs, on entend les « saeua iussa, continuas accusationes, fallaces amicitias, perniciem innocentium et easdem exitii causas » (Tacite, Ann. IV,33,3). 109 A noter que, dans son De Rep. VI,23 sq., Cicéron décrit ce qu’il appelle la vraie gloire. Celle-ci n’est pas liée aux récompenses humaines, mais au véritable honneur, à la vertu et au désir de l’éternité. 110 Pour le sens de ce terme, cf. Hellegouarc’h, J. (1972) : Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République, Paris, 283. 111 Les deux notions – pudor et delectatio – se retrouvent également au cœur de la philosophie tacitéenne de l’Histoire dont A. Michel a su cerner la substantifique moelle dans plusieurs de ses publications. Cf., par exemple, Michel 1959 ; ID. 1970 ; ID 1981. Egalement Mambwini 1997b. 107
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pudor : « C’est elle qui, écrit-il, conduit peut-être aux choix de son style, car, d’une part, elle oblige Tacite à critiquer les mœurs. Mais, d’autre part, elle se détourne d’en rire et, plus encore, de se laisser aller aux trivialités de Juvénal et de Suétone. »112 À travers la vertu de pudor donc, Tacite veut éviter dans son œuvre et dans sa pensée ce qu’il appelle dans le Dialogue des orateurs 29,2 l’« impudentia… et sui alienique contemptus. » C’est probablement la raison pour laquelle qu’il s’indigne dans les Annales IV, 32-33113 et qu’il a choisi de ne rapporter que les faits historiques qui se distinguent par leur beauté morale ou par leur indécence remarquable. Puisque le principal consilium de Tacite, en rapportant ces faits, est d’assurer la gloire de belles actions114 et de perpétuer le souvenir de la vertu et que ce consilium trouve son épanouissement dans l’immortalité, Tacite pense qu’il est requis de donner, malgré tout, le caractère sublime à son œuvre. Mais un historien comme lui peut-il réellement être sublime ? A. Michel avait largement répondu à cette question115 au point de nous montrer « comment Tacite a pu trouver le sublime dans ses tristes récits, comment il accorde histoire et beauté. C’est qu’à ses yeux, la beauté réside dans l’accomplissement des exigences de l’âme. Il suit en cela l’enseignement du De republica de Cicéron et de Platon. Dès lors, dans le genre littéraire qu’il a choisi, il peut faire converger toutes les formes de beauté qu’il connaît : le sens de l’abnégation héroïque qui lui fait aimer les hommes, le sens de la pureté qui lui permet de jauger leurs actions ; le sens de la gloire qui l’encourage à donner l’éternité à la vertu ». C’est en tout cas ce que pensait A. Michel116.
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Michel 1962,190. Simple rappel : dans ce paragraphe, « Tacite regrette de ne pas avoir à traiter une matière aussi variée que celle des autres auteurs. » Cf. Aubrion 1985,85sq. Notons que la variété qu’il se plaint de ne pas trouver est à la fois la diversité des faits, c’est-à-dire l’alternance entre les événements intérieurs et extérieurs, politique et militaire, et la diversité des conduites humaines qui permet d’opposer des exemples d’actions vertueuses aux trahisons et aux lâchetés de toutes sortes. 114 Cf. Tacite, Ann., III,65,1. 115 Cf. Michel 1962,169-194. 116 Michel 1962,194. 113
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Notion complexe tant qu’elle appartient aux domaines de l’esthétique, de la rhétorique et de la philosophie, la beauté chez Tacite se trouve au cœur même de sa production littéraire, aussi bien en termes de forme que du contenu. Pour la circonscrire - A. Michel avait aussi procédé ainsi - nous nous sommes basé sur l’analyse des Annales IV, 32-33. Il se dégage de ce passage que le plus grand souhait de Tacite en tant qu’écrivain et historien est de voir son œuvre de s’imprégner de ce que les philosophes appellent la beauté idéale. L’on se souviendra que, dans son De inuentione 1,5, Cicéron déclare que la beauté est l’expression par excellence de la sagesse : « sapientia moderatrix omnium rerum ». Toujours selon Cicéron, cette fois-ci, dans son De oratore III, 86-90, la beauté est « le fait d’abord que, par l’esprit de généralité qui, s’il est bien compris, se confond avec l’esprit de profondeur, l’homme vraiment cultivé évite la quête indéfinie des détails, il cherche à connaître par les principes qui sont clairs et généraux. »117 À en croire A. Michel, Tacite a scrupuleusement suivi et appliqué cette belle leçon de Cicéron, d’abord dans son Dialogue des orateurs, ensuite, dans ses œuvres historiques. Cela se traduit par la recherche permanente d’une forme de beauté qui lui permet tant de méditer sur les laideurs du réel, sur la culture que d’essayer d’établir constamment la liaison entre la forme et le fond de ses écrits. L’on peut croire, au stade actuel des connaissances sur Tacite, que notre historien y a réussi, car, chez lui, cette recherche a abouti à une connaissance et une pratique de la rhétorique dont les ficelles ont été savamment étudiées, entre autres, par E. Aubrion118. Cependant, comme le note clairement A. Michel119, « pour obtenir une telle perfection, il ne suffisait pas simplement d’unir toutes les beautés possibles ; il fallait encore les unir le mieux possible. Cela impliquait une disposition très adroite de tous les éléments de l’œuvre. » C’est dire que la notion de la beauté, celle de pulchritudo donc, pour qui veut l’appliquer dans son œuvre est très complexe. Pour A. Michel, cette complexité s’explique par le fait que, d’un point de vue purement esthétique, le pulchrum se définit par rapport à la rondeur, à la douceur, au poli, à la simplicité et au calme. Déjà, dans son très célèbre Liside, Platon disait que le beau était semblable à quelque chose de doux, de poli, de brillant. Si tous ces aspects se 117
Michel 1982, 61. Cf. Aubrion 1985. 119 Michel 1962,170. 118
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retrouvent incontestablement dans l’œuvre de Tacite, il convient, pour qu’ils soient plus complets, ajouter ceci : chez Tacite, la notion de la beauté est aussi liée à celle du sublime, parce qu’il ne s’agit pas simplement d’une question de style ou de forme dans la mesure où, comme nous l’avons eu à le noter120, « cette notion cache quelque chose de plus essentiel et de fondamental lié à la rhétorique et à une certaine philosophie de l’écriture historique. » Tacite l’utilise pour exprimer son idéal à la fois politique et philosophique. Si, comme nous venons de le dire supra, la notion de la beauté chez Tacite est complexe, ajoutons aussi que cette même notion est multidimensionnelle et surtout d’une grande richesse. La preuve : l’essentiel du Dialogue des orateurs, dont certains passages nous font penser à la théorie du sublime, montre bien qu’il existe chez notre historien trois dimensions du beau : la dimension politique qui se trouve liée à la théorie de la décadence et à celle de la libertas, la dimension morale qui suscite la pratique de la sagesse par l’éloquence au travers de l’Histoire121 et la dimension rhétorique qu’E. Aubrion a étudiée en profondeur dans sa thèse. C’est cette dernière dimension qui nous intéresse ici même s’il est attesté que c’est la symbiose de toutes ces dimensions qui font la beauté de la production littéraire de Tacite. Parce que la présente section concerne plus la beauté esthétique, celle qui est essentiellement liée à la rhétorique, nous avons cherché à cerner le sens de la recherche de la beauté littéraire chez Tacite. Les séminaires d’A. Michel que nous avons suivis entre 1989 et 1993 nous ont permis de comprendre que Tacite était, depuis le Dialogue des orateurs, profondément convaincu de l’efficacité pratique de la rhétorique. Telle d’ailleurs est l’une des leçons qui se dégage, entre autres, de la thèse d’E. Aubrion122. Dans cet ordre d’idées, il faudrait bien considérer les figures de rhétorique et certains tropes auxquels cet historien recourt fréquemment comme des instruments d’une attitude qui plonge ses racines dans une certaine manière de penser dont la caractéristique principale est cette capacité de pénétrer les esprits des lecteurs pour exercer sur eux un pouvoir qui repose sur l’attraction, sur le charme et sur la grâce.
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Mambwini 1996, 157. Nous le verrons plus loin : parce que liée à la sagesse, dont elle partage et exprime l’universalité, la plénitude, la perfection, la beauté relève aussi de l’ordre moral. 122 Aubrion 1985. Voir aussi ID. (1991) : « L’eloquentia de Tacite et sa fides d’historien », ANRW II,33,4, 2597-2688. 121
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Si Tacite recherche la beauté esthétique de ses écrits, c’est parce qu’il aspire à la gloire, ainsi l’atteste l’autre volet des Annales IV, 32,2. Avec la gloire, nous entrons dans le domaine philosophique qui fait intervenir dans l’écriture tacitéenne la notion de la beauté morale. Cette sorte de beauté sur laquelle nous reviendrons résulte d’une conquête d’autant plus agréable qu’elle est plus utile à l’homme et à sa communauté : il s’agit en effet, selon l’expression d’A. Michel, de la « morale mise au service de la cité. » Il va sans dire qu’on ne peut pas parler de la beauté esthétique, de la beauté rhétorique chez Tacite sans pour autant faire allusion à la beauté morale, car son écriture historiographique est la résultante de la dialectique rhétorique/philosophique. Celle-ci peut, finalement, lui permettre de mieux saisir l’idéal auquel il aspire à travers sa labor d’historien. Ainsi l’a démontré A. Michel dans plusieurs de ses écrits, cet idéal n’est pas quelque chose de mécanique, mais un effort de pensée qui s’enracine dans un besoin profond d’assurer le développement de l’individu, de susciter en lui l’amour de la patrie, le sens du devoir et celui de l’humanisme, de l’amener à préférer la pudor et de condamner l’impudentia. L’évocation de la notion de la beauté morale dans une section où nous réfléchissons sur la beauté rhétorique est une preuve que, comme l’a si bien dit A. Michel, l’on ne saurait mieux évoquer l’idéal historique de Tacite123 sans pour autant faire appel à la philosophie. Pour lui, la notion de la beauté chez Tacite pose aussi des problèmes philosophiques d’une évidente actualité : l’homme, par sa vertu, doit servir sa communauté comme un sage. D’où il résulte que la tâche de l’historien s’avère fondamentale, puisque c’est à lui que revient la mission d’éduquer les gens par les exempla. Un dernier mot pour mieux fixer les esprits : il concerne la recherche du beau dans un but purement littéraire. Nous l’avons déjà évoqué. Précisons tout simplement que, plus que son désir de produire un "beau" récit dont la cohérence ne fait l’ombre d’aucun doute, il y a 123
Cf. Mambwini 1995, 133 : au croisement de l’art plastique, de l’éloquence, de la rhétorique et de la philosophie, l’idéal tacitéen consiste à exprimer la nécessité historique telle qu’elle se dégage d’une analyse du passé. L’essentiel de son œuvre peut se réduire en une méditation sur la condition humaine dans la Rome de son temps, mieux en une interrogation sur la responsabilité des individus. Soucieux de la beauté de son œuvre, Tacite ne cache pas son refus absolu de tout académisme. D’après A. Michel (Michel 1966, 225), même lorsqu’il décrit ce qu’il admire, il bouleverse, il refoule ce qui pourrait être mis en scène, il substitue la vision à la présentation.
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également chez Tacite cette volonté de produire un beau récit dans lequel l’esthétique et l’art de la représentation sont pris en compte. En effet, si l’Agricola perpétue le souvenir du beau-père de Tacite, les Histoires et les Annales servent alors à perpétuer celui des actions, le plus souvent tragiques, accomplies par et sous les empereurs du Ier siècle dans des lieux, mieux dans des espaces très précis avec leurs décors. Ce sont ces actions et ces espaces qui occupent l’essentiel des récits que Tacite tend à découper en épisodes et en tableaux dont l’essentiel est centré sur les personnages en action124 ou sur la nature, c’est-à-dire les paysages et leurs décors. Ce qui fait la beauté de ces tableaux très pathétiques, quelquefois renforcés par un certain réalisme, et dont certains brillent par des effets de pittoresque, c’est que grâce à l’utilisation d’un certain nombre de procédés littéraires et rhétoriques, au recours aux procédés de dramatisation, de mise en scènes et de la théâtralisation, ils nous donnent l’impression d’assister en spectateurs aux tragédies racontées, mieux rapportées dans ses opera maiora. Cette impression vient du fait que Tacite a utilisé une écriture qui a le pouvoir de créer une mystérieuse communication entre ses lecteurs et lui au point de les amener à visualiser mentalement les principaux événements qui ont marqué la cour impériale. Cette écriture à travers laquelle l’historien est identifié dans son rôle de narrateur-observateur aux multiples focalisations, tout en interrogeant les ordres du pouvoir, transforme le lecteur tacitéen en spectateur attentif de cette double tragédie dans la mesure où elle le conduit à opérer mentalement un montage des faits rapportés qui ont eu lieu dans un espace politique où s’inscrit la lutte de la personne humaine contre le pouvoir impérial aux appellations diverses125 et dépourvu de tout contrôle126. Si le recours à tous ces procédés littéraires et rhétoriques contribue à l’esthétique de l’écriture tacitéenne, il se pose un problème fondamental auquel plusieurs spécialistes de Tacite ont tenté de répondre. Étant donné que Tacite, tributaire des conceptions de la 124
Tacite cherche à montrer leur âme, à étudier leur psychologie à travers les passions qui les animent. 125 Comme nous le verrons plus loin, dans les Annales, par exemple, ce pouvoir est à la fois appelé imperium et dominatio. 126 L'absence de contrôle par une autre instance a permis aux empereurs julio-claudiens d'agir comme ils le voulaient. Ce qui provoqua un désordre dans leur vie personnelle et surtout des excès dans leur vie politique. Cf. Martin, R.F. (1991) : Les Douze Césars : du mythe à la réalité, Paris.
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rhétorique antique, tend à vouloir représenter l’Histoire, la reproduire comme si elle était présente aux yeux du lecteur, considérant que l’art du tableau127 influence l’écriture historique de Tacite et qu’une bonne partie de ses récits est le fruit d’une mise en scène128 répondant à une intention évidente de l’historien, celle de permettre au lecteur, exceptionnellement dans son statut de spectateur de visualiser l’histoire romaine129, et qu’une telle mise en scène implique le recours volontaire ou involontaire à l’imaginaire130, il se pose alors une question relative au degré de la vérité historique, mieux une question de l’écriture de l’Histoire et de la représentation du passé. À travers ce choix d’écriture, l’objectif poursuivi par Tacite est, semble-t-il, de provoquer dans la conscience du lecteur une série d’émotions propres à engendrer chez lui un état de sensibilité qui le disposera, d’une part, à mieux saisir les instants forts de l’histoire de Rome sous l’Empire et, d’autre part, à mieux cerner la causalité131 régissant son destin. Se dessine alors l’importance du rôle que joue l’espace dans le récit de Tacite. Ce rôle s’explique par le souci de l’historien de montrer ses personnages en action et surtout de présenter leurs actions, bonnes ou mauvaises, dans les configurations spatiales dans lesquelles elles étaient accomplies, en mettant à l’avantplan celles qui lui paraissent très importantes. Bouclons ce chapitre par cette note qui fut d’ailleurs une partie de la conclusion d’un de nos articles132 : la recherche de la beauté a permis à Tacite d’écrire ses opera, surtout les opera maiora – considérés à juste titre comme œuvres de maturité qui allient sagesse et morale – dans un style triomphal qui en aggrave l’esprit de dérision. C’est ce style où la sobriété s’accorde à la symétrie, la grâce poétique au réalisme philosophique, l’élégance du récit à son unité qui fait la beauté de son écriture historiographique. La recherche de la beauté chez Tacite est une évidence ; comme un artiste qui se réfère à un modèle idéal dont il voudrait reproduire l’image, Tacite s’est mis à la quête de la beauté afin que ses écrits soient appréciés de lecteurs. Or l’appréciation d’une œuvre littéraire exige de celui qui se livre à un tel exercice intellectuel une certaine éducation du goût et des mentalités. 127
Courbaud 1918, 121-166. Sur cette question, cf. Galtier 2011, 113-128. 129 Sur la dimension du visuel chez Tacite, cf. Mambwini 2009. 130 Sur l’imaginaire dans l’écriture tacitéenne, cf. Galtier 2011, 128-141. 131 Cf. Michel 1959 ; Mambwini 1993 (version condensée 1994). 132 Mambwini 1996,159-160. 128
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On comprend, par exemple, pourquoi, s’agissant des Annales, là où P. Grimal133 voit une épopée, E. Cizek134 voit plutôt une anti-épopée, c’est-à-dire un roman sérieux par opposition à celui d’un Pétrone, là où E. Bacha135 soutient la thèse absurde selon laquelle Tacite aurait inventé les procès de lèse-majesté qui avaient accaparé toute l’activité gouvernementale, et qu’il aurait créé le personnage de Tibère en abusant avant tout des lois de son génie, nous, nous voyons l’application stricte des enseignements de Cicéron dans son De oratore II, 54,12.
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Grimal 1990, lire son introduction. Cizek, E. (1991) : « La poétique de l’histoire chez Tacite », REL 69,141. 135 Bacha, E. (1906) : Le génie de Tacite. La création des Annales, Bruxelles. 134
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Chapitre II Histoire, rhétorique et l’art du récit chez Tacite : l’exemple des Annales XIV, 1-13 et XIII, 16 Comment la rhétorique a-t-elle influencé l’écriture tacitéenne ? Telle est la question à laquelle nous allons tenter de répondre dans ce chapitre. Avant toute chose, il convient de souligner que Tacite est l’historien du destin de l’Empire. Or, « à l’époque impériale, la rhétorique occupe une place essentielle dans la formation scolaire tout d’abord et par suite de toutes les formes littéraires. Ce bagage scolaire accompagne dans leur carrière les artisans de la parole et de l’écriture, qui en usent de manière consciente ou non. C’est ainsi que des exercices comme la description, la louange ou la lettre, sans parler des sentences ou des exempla, viennent se nicher à l’intérieur de la trame romanesque où ils trouvent une fonction nouvelle. » Ce que dit D. Van Mal-Maeder du roman grec136 est aussi valable pour l’écriture tacitéenne de l’Histoire dans laquelle l’influence de la rhétorique n’est plus à démontrer. La recherche menée, entre autres, par E. Aubrion a montré l’utilisation que Tacite fait de la rhétorique. A partir de ce lieu central, E. Aubrion a pu apercevoir d’un côté les structures mentales de l’historien et les catégories à travers lesquelles il analysait son information et son expérience, et de l’autre, son système de représentation de la réalité et les impressions qu’il cherchait à produire sur le lecteur. L’examen de la rhétorique tacitéenne a – c’est notre point de vue – permis à E. Aubrion de, d’une part, découvrir que l’éloquence de l’Historien-narrateur n’est pas toujours au service de ses préjugés, mais qu’elle propose aussi, notamment lorsqu’elle met 136
Van Mal-Maeder, D. (2001) : « Déclamations et romans. La double vie des personnages romanesques :le père, le fils et la marâtre assassine », in : Pouderon, B., éd. (2001) : Les personnages du roman grec, Tour, Coll. de la Maison de l’orient méditerranéen 29, 59.
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en valeur des exemples de vice et de vertu, de lâcheté et d’héroïsme, une sorte de sagesse que produit la connaissance du cœur humain, de la force de la vertu et des excès137, et, d’autre part, d’élucider le système des appréciations contradictoires portées sur un auteur qu’on juge à la fois profond et partial, plein de lucidité et de préventions. L’examen de cette rhétorique a aussi permis à O. Devillers138 de cerner le véritable art de la persuasion dans l’écriture tacitéenne de l’Histoire, en général, et dans les Annales en particulier. Elle a aussi permis à F. Galtier 139 d’étudier en profondeur les schèmes tragiques présents au sein des opera maiora, en mettant en valeur certains procédés rhétoriques grâce auxquels l’historien crée une forme de mise en scène narrative. Comme l’a précisé Galtier lui-même, « ces précédés, en particulier ceux qui ressortissent à l’euidentia, confèrent à la représentation des faits une coloration tragique. L’événement relaté est alors assimilé à un spectaculum où se fait jour un processus de théâtralisation. »140 Ce sont toutes ces notions malaxées que nous allons, à titre d’illustration, mettre en évidence dans ce chapitre à dessein de montrer l’influence de la rhétorique sur l’écriture de Tacite à travers l’analyse de quelques extraits qui, pour l’essentiel, avaient fait l’objet de nos publications141. Il faut dire, en passant que, la question de l’influence de la rhétorique dans l’écriture tacitéenne occupe une grande place dans l’ensemble des recherches qu’A. Michel avait entrepris. Réexaminer cette question est l’expression de l’hommage que nous lui rendons. L’influence de la rhétorique dans les récits tacitéens est très évidente dans la manière dont Tacite raconte les faits et décrit certaines actions ainsi que les lieux dans lesquels ces actions se déroulent. Pour plus de clarté, nous avons réparti ce chapitre en trois points. Dans le premier point, nous étudierons l’art de la narration dans l’épisode de l’assassinat d’Agrippine (Ann. XIV, 1-13). Nous verrons comment, grâce à l’influence de la rhétorique, la narratio tacitéenne 137
Tacite applique mieux que les déclamateurs de son temps les deux préceptes fondamentaux que donne le Dialogue des orateurs 31,2, à savoir : rester en contact avec la vérité ; mettre en œuvre une large culture et s’élever aux idées générales. Pour l’analyse de ce passage, cf. Michel 1962, 127. 138 Devillers 1994 139 Galtier 2011. 140 Galtier 2011, 9. 141 Cf. Mambwini 1988/1999, 2004 et 2009.
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peut aisément se transformer en une sorte d’elocutio judiciaire à la manière de Cicéron à dessein de persuader ses lecteurs. Dans le deuxième point, nous porterons notre attention sur la manière dont Tacite inscrit le regard dans les récits tragiques en vue de permettre au lecteur de bien visualiser les états psychologiques de ses personnages. L’épisode de l’empoisonnement de Britannicus (Ann. XIII, 16) nous servira d’exemple. Dans le troisième point, nous verrons comment Tacite représente l’espace tragique dans ses récits.
1. Tacite et l’art de la narratio : l’exemple de l’épisode de la mort d’Agrippine dans les Annales XVI, 1-13 Dans tous ses séminaires sur Tacite, notre Maître A. Michel ne cessait de nous rappeler l’influence de la rhétorique sur l’écriture tacitéenne. La thèse d’E. Aubrion intitulée ‘Rhétorique et Histoire chez Tacite’, ainsi que plusieurs publications sur cette même thématique a établi qu’il existe un dialogue profond et permanent entre Rhétorique et Histoire dans l’écriture historiographique de Tacite. Ce dialogue est établi à partir des préoccupations propres à Tacite historien, mais aussi à Tacite orator qu’il fut. En vue de mieux comprendre en quoi consiste ce dialogue, nous avons choisi d’étudier la dimension rhétorique de l’épisode de la mort d’Agrippine rapporté dans les Annales XIV, 1-13. Cette démarche vise à cerner ce que la rhétorique apporte à la narration tacitéenne. L’on doit savoir que le lien entre l’histoire et la rhétorique ne date pas de Tacite. F. Galtier l’a bien écrit : « Cicéron est celui qui a exprimé avec le plus de force les liens qui unissent la rhétorique et l’historiographie, cette dernière étant qualifiée, selon la formule bien connue, d’opus oratorium maxime142. Si, pour l’Arpinate, l’accomplissement de l’œuvre historique passe nécessairement par l’orateur, c’est que les règles de composition de l’Histoire lui apparaissent comme pouvant être définies à l’aide de l’éloquence. »143 C’est ce que nous pouvons constater dans la composition même du récit de l’assassinat d’Agrippine, un récit où l’influence de la rhétorique – il s’agit de la rhétorique de docere avec une petite dose de mouere au paragraphe 8 – est ‘visible’ et le souci d’organiser sa composition comme un discours est une évidence. A. Michel l’affirmait : « partie liée à la rhétorique, l’éloquence est ce qui fait un 142 143
Cicéron, De leg. I,2,5. Galtier 2001,15-16.
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discours ou l’orateur persuasifs. » Or, comme nous le verrons dans la suite, l’épisode de l’assassinat d’Agrippine est un véritable discours dans lequel Tacite s’est comporté plus en orator qu’en historien. Dans plusieurs séances de ses séminaires, étant donné qu’une œuvre d’un historien antique est un genre d’écrit profondément oratoire, A. Michel insistait sur un fait qu’il est impossible de parler d’histoire sans faire allusion à la rhétorique, car ces deux « genres littéraires » sont indissociables. « Rhétorique et histoire ont cependant une relation complexe, dans laquelle tantôt l’une tantôt l’autre est maîtresse du jeu, selon qu’on oriente le projecteur selon un angle ou l’autre. Tantôt la rhétorique est un outil aux mains de l’historien, tantôt, au contraire, elle est la pièce maîtresse de sa formation et domine sa pratique, si bien que l’on n’en finirait pas de compter les analyses sur tel ou tel historien antique qui soulignent la valeur rhétorique de tel passage ou à l’inverse sa valeur historique, dans une tension constante entre les deux pôles, » voilà ce que pensent I. Cogitore, ancienne étudiante du Maître144, et G. Ferreti.145 Il n’est pas de notre intention d’étudier cette tension chez Tacite. Nous renvoyons aux études déjà publiées. Dans ce chapitre, à travers l’analyse, du point de vue de la rhétorique, de l’épisode des Annales XIV, 1-13 consacré à l’assassinat d’Agrippine, la mère de Néron, nous souhaitons insister sur ce que la rhétorique apporte aux récits de Tacite. Concrètement, nous voulons montrer comment, sous l’influence de la rhétorique, un récit narratif tacitéen peut se « transformer » en un discours, d’une part, et Tacite parvient à inscrire une écriture cinématographique dans la dynamique de son récit, d’autre part.
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Comme nous, sous la direction d’A. Michel, I. Cogitore avait préparé sa thèse en 1994 qui portait sur La légitimité dynastique : à l'épreuve des conspirations (44 av. J.-C. - 68 ap. J.C. 145 Cogitore, I., Ferretti, G. (2014) : « L’histoire face à la rhétorique : un défi à relever. Présentation », Exercices de rhétorique [En ligne], 3 | 2014, mis en ligne le 12 juin 2014, consulté le 01 octobre 2016. URL : http://rhetorique.revues.org/338.
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1.1. Les Annales XIV, 1-13 : véritable discours contre le matricide ou comment, sous l’influence de la rhétorique, le genre narratif peut aisément « glisser » vers le genre démonstratif Au regard d’une étude que nous avons déjà menée sur l’épisode de la mort d’Agrippine146, il apparaît clairement que la rhétorique a sensiblement influencé l’écriture de Tacite au point de transformer le récit de l’assassinat d’Agrippine en une sorte de discours judiciaire147 suivant le modèle cicéronien. Il nous semble important d’analyser cette séquence narrative à travers les différentes étapes du discours. Ce qui, au final, nous permettra de saisir et de souligner l’importance des techniques rhétoriques à l’intérieur de la pratique historique. Cependant, traiter cette question de cette manière grossirait inutilement cette section. Notons tout simplement qu’élaborée au travers d’une esthétique du sublime148, de l’asymétrie et de la breuitas, rendue plus expressive grâce notamment à son caractère théâtral, à sa beauté, à son aspect poétique où la dramatisation occupe le devant de la scène, la séquence narrative des Annales a déjà fait l’objet de plusieurs études. Celles-ci l’ont analysée sous divers angles. Certains chercheurs se sont penchés sur son caractère théâtral149, d’autres se sont intéressés à sa structure narrative150, d’autres encore ont analysé sa dimension rhétorique. C’est ce qu’a savamment fait E. Aubrion qui 146
Cf. Mambwini 2004. Cet épisode peut aussi être étudié selon les méthodes narratologiques modernes : on peut y dégager un schéma narratif et un schéma actantiel complets, tels qu’ils ont été établis, entre autres, par Greimas. Dans notre article ci-haut cité (Mambwini 2004), en analysant le récit proprement dit de l’assassinat d’Agrippine, nous avons pu dégager la situation initiale (XIV,5-6), l’élément perturbateur (XIV,5,1-2), les péripéties (XIV,5,37,2), l’élément équilibrant (XIV,7,3-7,5) et la situation finale (XIV,8). Les quatre premières parties sont caractérisées par la rhétorique de docere (celle qui, selon Aubrion 1985,354, vise surtout à la clarté et à la vraisemblance et qui permet de bonnes explications et surtout une honnête reconstruction des faits et de la réalité psychologique) et la dernière par la rhétorique de mouere (celle qui utilise le pathétique et agit sur la sensibilité du lecteur. Devillers 1995 a aussi étudié, sous un angle purement narratologique, la structure de ce récit en présentant une succession d’événements qui montre que, bien avant les narratologues modernes, Tacite maîtrisait bien l’art de la narratio. 148 Pour le sublime chez Tacite, voir aussi Aubrion 1985,52-54. 149 Ces aspects ont été étudiés, notamment, par M. Billerbeck (cf. Billerbeck 1991), L. Muller (cf. Muller 1994), R.D. Scott (cf. Scott 1974), P. Grimal (cf. Grimal 1990, 304305), C. Monteleone (cf. Monteleone 1988), F. Fabbrini (cf. Fabbrini 1986), etc. 150 C’est notamment le cas de Devillers 1995, ID. 2007, 95-96. 147
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a démontré que traiter de la rhétorique et de son esthétique dans les récits historiques de Tacite reviendrait à se pencher sur l’enjeu du langage et de son emploi idéologique dans ses écrits. Exploitant cette même dimension dans un de nos articles151, nous avons soutenu l’idée selon laquelle, en même temps qu’elle constitue, à elle seule, un exemple frappant du génie de Tacite de suggérer les causes des événements historiques par un simple enchaînement narratif, la séquence narrative de la mort d’Agrippine illustre comment, chez cet historien, le genre narratif peut aisément glisser vers le genre démonstratif. En effet, développée autour d’un « schéma narratif »152 très distinctif et rendue plus expressive, notamment, grâce à un choix de vocabulaire noble et parfois rare et poétique, et par la fréquence récurrente de certains procédés de style, sa composition laisse percevoir une nette influence de la rhétorique, transformant ainsi le récit en un véritable discours visant à condamner l’empereur Néron. Si l’on analyse cet extrait sous l’angle du discours, on s’apercevra sans aucune difficulté qu’en le composant, Tacite a retrouvé ses réflexes d’orator. En effet, si l’étude de la structure du récit nous présente une succession d’événements153, la manière dont ceux-ci sont rapportés ainsi qu’un examen précis de quelques éléments rhétoriques contenus dans ce récit nous permettent de dégager quelques questions importantes à même de mettre en lumière toutes les facettes du drame, des questions auxquelles Tacite, tel un procureur, tente de répondre afin d’amener l’opinion à condamner Néron. Chose intéressante, mises bout à bout, les réponses à ces questions constituent tout un discours dans lequel Tacite orator dénonce la responsabilité du matricide. Ce discours développe trois grandes parties conformément au plan qu’on retrouve dans la Rhétorique à Herennius, et surtout dans le De oratore de Cicéron. a) Exorde (Ann. XIV, 1-2). Selon la rhétorique classique, tout discours commence par l’exordium ou principium. Nous connaissons toutes les définitions que Crassus et Antoine donnent de l’exorde dans le De ortaore. Développement liminaire qui précède le débat sur le fond (De orat. I, 143) et qui doit gagner d’emblée à l’orateur la sympathie des auditeurs (De orat. I, 143), l’exorde consiste à rendre l’auditeur « beneuolum et doctem et ettentum » (De orat. II, 80). 151
Mambwini 2004. Cf. Mambwini 2004, 93-96. 153 Sur cette question, cf. Devillers 1995, 324-345. 152
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Lorsqu’on lit les deux premiers chapitres de la séquence narrative de l’assassinant d’Agrippine (Annales XIV, 1-13), on peut aisément affirmer que Tacite orator a appliqué scrupuleusement cette double définition. De même, lorsqu’on s’attarde sur le style employé, on peut aussi dire que ce même Tacite a appliqué la plus grande exigence recommandée par Cicéron lorsqu’on écrit l’exorde, à savoir : la diligentia, vertu bien romaine que l’Arpinate a célébrée comme une qualité indispensable à tout orateur digne de ce nom (De orat. II, 148150)154. La preuve : parce qu’il est convaincu que Néron est l’instigateur du meurtre d’Agrippine, l’historien orator commence son discours par l’identification de l’auteur intellectuel du crime. Les chapitres 1 et 2 des Annales XIV servent donc d’exordium au réquisitoire de Tacite. Dans cette partie, à la manière de Cicéron dans ses Catilinae, sans aucun détour rhétorique, l’historien orator tente de répondre de la manière la plus complète possible à la double question : qui est vraiment Néron ? Pourquoi Néron a-t-il décidé de (faire) tuer sa mère ? Le texte montre que Tacite le présente d’abord par rapport à sa filiation : l’instigateur du crime est le propre fils de la victime. Tout au long du récit, l’auteur des Annales revient largement sur la relation « filius/mater » pour ainsi souligner la gravité du meurtre qui sera relaté. Il le désigne ensuite par son nom de famille : Nero. Dans les treize premiers chapitres des Annales XIV, ce terme revient plus de treize fois et, comme pour signaler qu’il est le principal acteur du drame, l’historien place toujours le terme Nero au début de principaux chapitres ou paragraphes. Et chaque fois qu’il l’évoque, il rappelle sa filiation par rapport à la victime. Enfin, Tacite précise son statut social comme pour dire qu’il ne s’agit pas de n’importe quel individu, mais du princeps (XIV, 1,1), de l’imperator (XIV, 1,2), et donc de Caesar (XIV, 10,1) sur qui repose le destin de l’Vrbs. Ainsi, pour noircir davantage son image, il attribue à Néron une série de qualifications dépréciatives faisant de lui un monstrueux criminel. Néron est tour à tour présenté comme un homme « flagrantior in dies amore Poppaeae », le pupillum, c’est-à-dire le jouet dérisoire des luttes féminines qui, « iussis alienis obnoxius, non modo imperii, sed libertatis etiam indigeret » (XIV, 1,1), un homme qui, malgré ses 154
Comme le note Loutsch, Cl. (1994) : L’exorde dans le discours de Cicéron, Bruxelles, Coll. Latomus 224, 79 : « cette exigence est justifiée par la position privilégiée de l’exorde, en quelque sorte le frontispice du discours dont il doit non seulement indiquer le sujet, mais encore projeter d’avance une image avantageuse, capable d’amadouer et de séduire les auditeurs.»
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hautes fonctions impériales, est très enclin à l’alcool (per uinum etepulas incalesceret) (XIV, 2,1) et surtout comme un véritable maître en simulatio. À ce propos, Tacite nous dira plus loin que, sachant que sa mère va mourir par noyade et pour que l’opinion ne le soupçonne pas, Néron, lorsqu’il fait ses adieux à sa mère qui était sur le point de monter à bord du bateau, la couvre de baisers, la serre contre son cœur. Et l’historien d’ajouter : « …siue explenda simulatione, seu periturae matris supremus aspectus quamuis ferum animum retinebat »155. Le ton utilisé dans cet exorde est semblable à celui du Ier Catilinaire de Cicéron. Sans aucun détour, Tacite commence son discours en citant nommément Néron comme instigateur du crime. Cependant, très subtilement, il lui associe un complice, en la personne de Poppée : c’est elle qui, aveuglée par la jalousie, incita Néron à hâter le meurtre d’Agrippine ; c’est donc elle qui, utilisant tous les artifices féminins, a entrepris de convaincre l’Empereur de la nécessité de se débarrasser de sa mère. Commentant ce passage, O. Devillers pense que « les propos de Poppée au début du livre XIV constituent un artifice destiné à introduire le récit du meurtre d’Agrippine II et à présenter celui-ci comme le résultat d’intrigues courtisanes. »156 Nous pouvons ajouter que c’est aussi un artifice utilisé par Tacite pour avertir indirectement le lecteur, dans son rôle d’auditeur, que ce meurtre est lié à la passion de Néron pour Poppée. En disant au début du texte « flagrantior in dies amore Poppaeae » (Ann.XIV, 1,1), tout en persuadant par des moyens divers le lecteur sur la suite du récit, Tacite considère cet assassinat non pas comme un acte politique, mais comme une péripétie de la vie privée de Néron, et plus précisément, comme « le résultat d’intrigues courtisanes ». En d’autres termes, sur le plan de la causalité, Tacite présente la passion de Néron pour Poppée comme la cause essentielle du matricide. En effet, perturbé par la présence de sa mère ou plutôt par ses tentatives de l’en empêcher, Néron est résolu de mettre en exécution son projet de l’assassiner. Le lecteur a eu vent de ce projet, par anticipation, dans les Annales XIII, 20,1. b) Narratio (Ann. XIV, 3-8). La narratio est la principale partie du discours dans laquelle l’orator développe ses idées, raconte les faits afin de mieux faire comprendre aux auditeurs ou aux juges sur la 155
Tacite, Ann. XIV,4,4 : « …soit pour mettre un comble à la dissimulation, soit que la dernière vision d’une mère qui allait périr retînt ce cœur, si brutal qu’il fût. » 156 Devillers 1994,255.
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cause en jugement. Dans cette partie, Tacite essaie de répondre à ces deux questions : « Comment les faits se sont-ils déroulés ? Comment Agrippine est-elle morte ? » Avant de répondre à ces questions, nous faisons remarquer que - et c’est bien le cas ici - dans sa narration, Tacite recourt constamment à l’ellipse narrative. Ce procédé, plusieurs fois employé dans les Annales, lui permet de sélectionner les événements de l’histoire qu’il souhaite raconter et ceux qu’il laisse à l’imaginaire du lecteur. Cela veut tout simplement dire que, dès le départ, Tacite opère le choix qui oriente son histoire en fonction de ses intentions et accorde une grande importance aux forces agissantes. Celles-ci sont généralement des êtres humains. Dans ce récit, ces forces sont constituées de l’instigateur du crime (Néron), des complices (Anicetus et des matelots (conscii) et la victime (Agrippine). Et l’interaction de toutes ces forces fait progresser le récit et lui donne sa dynamique. Revenons au récit. Comme s’il avait l’intention de préparer psychologiquement son lecteur, Tacite évoque en peu de mots la dégradation des relations entre la mère et le fils. Celui-ci, après une profonde réflexion, commença par l’éviter avant vraiment de résoudre de la mettre à mort : Néron « interficere constituit » (Ann. XIV, 3,1). Mais comment et par quel moyen y parvenir ? Adoptant l’attitude de Cicéron qui, dans le Ier Catilinaire, a voulu faire comprendre à Catilina qu’il connaissait tout son plan macabre, Tacite rappelle en une phrase157 les moyens envisagés par Néron dans l’accomplissement de son forfait : le poison (uenenum), le fer (ferrum) ou la violence (uis). En énumérant tous ces moyens avec le danger que chacun d’eux comportait, l’auteur des Annales, tel un juge, voulait sans nul doute montrer que le meurtre d’Agrippine était un acte prémédité et donc un acte délibéré qui, en tout état de cause, méritait un châtiment. Parce que ces moyens ne pouvaient être utilisés sans qu’ils aient attiré l’attention de l’entourage d’Agrippine, intervient alors Anicetus, son homme de confiance, qui lui fera une proposition ingénieuse. A ce propos, écrit Tacite, « obtulit ingenium Anicetus » (Ann. XIV, 3,3) : il s’agit de simuler un naufrage ; sollertia que Néron accepta évidemment. Bref, dès le début de sa narratio, Tacite incrimine déjà Néron : c’est bien lui qui « interficere constituit, hactenus consultans, ueneno 157
Tacite, Ann. XIV,3,1 : « interficere constituit, hactenus consultans, ueneno an ferro uel qua alia ui » (il résolut de la mettre à mort, n’hésitant plus que sur les moyens, le poison, le fer ou quelque autre violence .
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an ferro uel qua alia ui » (XIV, 3,1). C’est aussi lui qui, par la suite, placuit158 d’abord le uenenum, puis le ferrum et enfin la caedes. Précisons également que la responsabilité de Néron est aussi suggérée par l’emploi du couple igitur (XIV, 3,1) et postremo (XIV, 3,2). Tout en marquant la progression de la narration en introduisant la nuance de conséquence et d’addition, ces deux connecteurs logiques tendent à souligner que la dégradation des relations entre Néron et sa mère croît au fil du temps et des circonstances. La conséquence est que, une fois sa décision prise, Néron semble désormais préoccupé non pas par le crime en tant que tel, mais par les moyens à utiliser pour que ce crime ne laisse pas de traces. Ainsi, en mettant en exergue les connecteurs primo, sed, et et atque (XIV, 3,2), Tacite cherche à signaler un autre trait de Néron : cet homme est un fin calculateur. Le connecteur ergo que nous retrouvons dans ce même passage montre que l’implication d’Anicetus clôt cette démonstration de la responsabilité de Néron. Dans la pensée de Tacite, en possession de toutes ses facultés, Néron pourrait bien refuser la sollertia qui lui a été proposée par Anicetus. La suite du texte démontre le contraire : l’Empereur l’adopta et s’impliqua personnellement à ce que ladite sollertia soit menée à bien : c’est Néron qui « illuc (Baïes) matrem elicit » ; c’est lui qui « excepit manu et complexu ducitque Baulos », et qui « ducit (…), prosequitur abeuntem, artius oculi et pectori haerens (…) ». Pour Tacite donc, Néron est responsable de cet assassinat et, en tant que tel, il est coupable. Admirons ici l’art de raconter de Tacite qui, dans le chapitre 4 des Annales XIV, ouvre une parenthèse dans laquelle il persuade le lecteur que, outre ses jeux hypocrites à l’arrivée de sa mère à Baies, la résolution de la tuer est rendue plus explicite par quatre éléments littéraires : a) le temps verbal : le passé simple fonctionne en alternance avec l’imparfait. Le lecteur peut bien deviner : le mouvement et les actions se présentent et ses succèdent ; b) les verbes d’action elicit, excepit, prosequitur au passé simple se juxtaposent 158
Il est essentiel de noter ici que le verbe «placuit» (placere) que Tacite place sciemment en antéposition introduit la notion de la réflexion, du raisonnement et, de ce fait, souligne la responsabilité humaine, et donc de Néron. Par ce verbe, Tacite nous apprend que Néron a délibérément pensé à trois moyens possibles, tout en se demandant ce qui, pour chacun d’entre eux, pouvait ou ne pas être utilisé pour ne pas laisser de traces après le forfait, à savoir : le uenenum, le ferrum ou quelque autre uis. Du point de vue rhétorique, cette énumération souligne juridiquement que l’assassinat d’Agrippine, tel que décrit entre les chapitres 5 et 8, est un geste prémédité qui mérite un châtiment.
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avec les participes présents dictitans, et uenientem ; c) la forme des phrases à travers laquelle le lecteur peut deviner le langage de Néron en ces moments de grande tension psychologique où le battement du cœur et l’ampleur de l’acte devant être commis modifient sa façon de respirer : il s’agit des phrases courtes, entrecoupées par des virgules ; d) l’alternance de l’attitude familière et son air grave, c’est-à-dire le comportement adopté par Néron. Bref, abordant la narratio proprement dite d’un ton accusateur comme dans un discours judiciaire, Tacite s’en tient à déterminer la part de responsabilité de Néron dans ce crime. En tout cas, dans la pensée de Tacite, même si, comme nous le verrons dans la suite, c’est Anicetus qui « cunctatus, poscit summam sceleris » (XIV, 7,5), le seul responsable de cet assassinat, c’est Néron qui a pris tout son temps à élaborer son crime dans une atmosphère de soupçon généralisé, à l’égard d’Agrippine d’abord, dont on sait qu’elle s’est mithridatisée contre les poisons, à l’égard des exécutants ensuite dont on ignore le degré de fiabilité. C’est pour cette raison que, dans les Annales XIV, 3-4, l’auteur s’emploiera à développer le thème de la responsabilité de Néron. Après avoir déterminé à l’avance la responsabilité de Néron dans l’assassinat de sa mère, Tacite poursuit son discours pour répondre à cette importante question : « Comment les faits conduisant au meurtre d’Agrippine se seraient-ils passés ? » Véritable réquisitoire contre le matricide, la composition de ce récit se développe suivant un schéma narratif édicté par Greimas159 et qui fait passer Néron à l’opinion comme principal instigateur du crime et, de ce fait, il doit être condamné. Pour répondre donc à cette question, Tacite répartit sa narratio en cinq parties : Ann. XIV, 5-6 : l’historien précise le cadre spatial du drame : une villa située aux abords de la mer. Après le naufrage manqué, Agrippine se réfugia dans sa villa située dans l’île de Lucrin qu’elle gagna à la nage. C’est bien là que, après avoir récapitulé mentalement la manière dont s’est produit ce naufrage, s’appuyant sur deux indices importants160, elle a compris que, benignitate deum (XIV, 6,2)161, elle venait d’échapper à un 159
Cf. Mambwini 2004, 93-96. Il s’agit, d’une part, de la lettre fallacieuse qui l’a invitée à se présenter à Baïes et les honneurs qu’elle a reçus en arrivant à Baïes; d’autre part, la façon et les circonstances qui ont provoqué l’effondrement du navire alors qu’il n’était ni poussé par les vents, ni jeté contre les rochets. Tout cela, précise Tacite, s’est déroulé «ueluti terrestre machinamentum» (XIV, 6,1) 161 Dans ce contexte, la notion de «benignitas deum» est bien à sa place. Du point de vue 160
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machinamentum perpétré à l’instigation de son fils. Puisque le danger est là et qu’elle est consciente de ne pas y échapper, Agrippine fait appel à l’une de ses armes sécrètes : la simulatio162. Tacite consacre les chapitres 6 et 7 à la description psychologique de ces protagonistes163 qui sera suivie de l’assassinat proprement dit d’Agrippine. Les détails de l’assassinat d’Agrippine sur ordre d’Anicetus, commandant de la flotte de Misène, marque la fin de la narratio sur fond d’une note tragique. Une façon d’enfoncer encore la personnalité de Néron. L’auteur des Annales nous décrit d’une manière très détaillée comment « Anicetus uillam statione circumdat, refractaque ianua, obuios seruorum abripit, donec ad fores cubiculi ueniret » (XIV, 8,2), comment Agrippine, seule, se retrouve en face de son assassin accompagné du triérarque Herculeius et d’Obaritus, centurion de la flotte, comment « circumsistunt lectum percussores, et prior de la causalité, Agrippine doit momentanément sa vie à l’intervention divine. Il conviendrait de noter ici que, si les dieux ont momentanément sauvé Agrippine, c’est, entre autres, en vue de retarder temporairement sa mort car, pour les dieux, Agrippine avait encore une mission à accomplir pour la réalisation de leur plan, lequel conduira à la fin de Néron 162 Ajoutons ici que la simulatio d’Agrippine que nous venons d’évoquer, en même temps qu’elle répond à celle de Néron avant le naufrage, doit être perçue comme une arme pour cacher le profond choc psychologique provoqué par l’accident auquel elle vient d’échapper et faire face au complot ourdi contre elle par son propre fils. Dans un style subtil, Tacite nous fait vivre l’hypocrisie sociale qui a fait de la famille impériale le lieu par excellence de simulatio et de dissimulatio. Est-il besoin de signaler ici que dès le début du récit, l’une des démarches fondatrices de Tacite, était sans nul doute de dévoiler des secrets enfouis au cœur de la famille impériale ? 163 Cf. Mambwini 2004,95 : « Le chapitre 6 des Annales XIV, présenté comme un tableau psychologique peignant la personnalité intérieure d’Agrippine, met en évidence le sens du drame humain, lequel prend toute sa dimension lorsque cette femme «solum insidiarum remedium esse sensit». Et cette prise de conscience a pour conséquence le changement de situation évoqué dans le chapitre 7: le «bourreau» devient la victime de la simulatio de sa propre victime (Agrippine). Des traits épars le présentent sous un jour sombre: Néron apparaît au fil de la narratio comme un homme en proie à la peur (pauore exanimis ) (XIV,7,2) et qui a perdu tout contrôle quand il a appris que Agrippine «euasisse ictu leui sauciam et hactenus adito discrimine, ne auctor dubitaretur» (XIV,7,1). Sujet à la furor, il n’est plus maître de lui-même. Telle que Tacite l’a présentée, la description psychologique de Néron est riche en enseignements. Elle atteste, finalement, que, d’une part, les personnages de Tacite obéissent aux diverses impulsions de leur sensibilité, et d’autre part, ils n’agissent pas en fonction d’un idéal clairement défini mais en fonction de peurs et de désirs. C’est ce qui explique le fait que, lorsque ces impulsions sont basses ou égoïstes, ils se révèlent eux-mêmes bas ou égoïstes. Telle est d’ailleurs l’image qui se dégage de Néron dans les Annales, XIV,7.
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trierarchus fusti caput eius adflixit », comment cette femme, consciente qu’elle ne peut échapper à ses assassins, montrant son abdomen, s’écria « uentrem feri »164 avant d’expirer, percée de plusieurs coups. c) Péroraison (Ann. XIV, 9-13). Dans cette partie, Tacite prononce le verdict tant attendu, mais déjà connu : Néron est coupable. C’est pourquoi les dieux l’ont puni. Ainsi que nous l’avons noté165, après avoir brièvement évoqué les misérables funérailles dont cette femme fut l’objet et dénoncé l’attitude passive de Néron à l’endroit de sa défunte mère (XIV, 9,1-3), pour la deuxième fois, Tacite nous présente un prince dépressif, habité par la peur (XIV, 10) qui prendra chez lui un caractère de brutalité originelle, sans concession, obsessionnelle. Tacite nous apprend que, comme s’il était hypnotisé par on ne sait quelle passion, Néron ne comprit l’énormité de son geste qu’une fois le crime consommé : « Sed a Caesare perfecto demum scelere magnitudo eius intellecta est ». Cette phrase, intéressante à plus d’un titre, souligne l’une des notions fondamentales de Tacite liées à la causalité historique : parce qu’il ne parvient toujours pas à maîtriser ses passions, l’homme qui s’y abandonne peut aussi être sujet à des brusques et sincères revirements. Comme dans une pièce d’Euripide qui montre Electre et Oreste, après le meurtre de leur mère, soudain horrifiés par ce qu’ils ont fait, Tacite nous montre un Néron qui, après avoir réalisé l’horreur du drame, se lance dans un illogique regret. Faut-il le croire ? Ce n’est pas l’avis de cet historien qui souligne que, expert en simulatio, Néron « … ipse, diuersa simulatione, maestus et quasi incolumitati suae infensus ac morti parentis inlacrimans » (XIV, 10,2).
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Ces dernières paroles d’Agrippine peuvent être traduites comme l’expression de courage de cette femme devant la mort ou encore comme une expression philosophique de la necessitas en face de laquelle les circonstances l’ont placée. Ce célèbre «uentrem feri» fait donc de cette femme le symbole tragique de la passion mal maîtrisée et mal canalisée. Tacite cherche-t-il à faire passer l’agonie d’Agrippine comme le symbole du pouvoir d’anéantissement contenu dans toute passion? Voit-il dans ce drame familial le symptôme d’une dégénérescence de la société romaine ? Quelles que soient les réponses qui pourraient être données à ces questions, force est de souligner ici que la mise en évidence de cette expression (uentrem feri) ainsi que l’allusion aux obsèques misérables qu’elle a reçues (XIV,9,1) peuvent être comprises comme un artifice rhétorique pour susciter la compassion du lecteur et donc l’amener à condamner Néron. 165 Cf. Mambwini 2004,97-98.
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La suite du récit montre que la peur166, qui est une constante chez Néron, céda rapidement la place à la souffrance psychologique. En effet, « reliquo noctis, modo per silentium defixus, saepius pauore exsurgens et mentis inops, lucem opperiabatur, tamquam exitium adlaturam » (XIV, 10,1) : torturé par les remords, persécuté plus tard par la nature (XIV, 10,3), le publici seruitii uictor (XIV, 13,2) qui croyait trouver la paix en se retirant à Naples « in omnes libidines effudit, quas, male coercitas, qualiscumque matris reuerentia tardauerat » (XIV, 13,3). Néron nous est présenté comme un homme tourmenté par des cauchemars qui, en réalité, sont les signes invisibles de la punition divine. L’empereur pense y échapper en tentant de trouver le réconfort et la protection au contact de la nature. Or, parce qu’il a commis le crime absolu contre le fas, contre l’ordre sacré du monde, parce que le sang versé ne peut rester impuni, Néron, presque au bord de la folie, se voit persécuté par la nature : «…ut hominum uultus, ita locorum facies mutantur, obuersabaturque maris illius et litorum – et erant qui crederent sonitum tubae collibus circum editis planctusque tumulo matris audiri » (XIV, 10,3). Admirons l’un des procédés rhétoriques employés par Tacite : les lieux personnifiés (locorum facies) et la nature, dans sa permanence, semblent se dresser en accusateurs devant les yeux du criminel. Et son retrait à Naples, tout comme sa tentative d’explication écrite au Sénat, ne résout pas le problème. Dans la pensée de Tacite, comme le matricide est censé avoir pour conséquence la dégradation du règne de Néron, tout le reste de sa vie, le tyran se sentira traqué et hanté par l’idée de cet assassinat. Cependant, alors qu’on s’attendait à voir dans les tourments d’une conscience douloureuse l’expression d’une expiation de la faute commise, Tacite nous apprend sans étonnement d’ailleurs que, malgré ses souffrances psychologiques, « quae adeo sine cura deum eueniebant ut multos post annos Nero imperium et scelera continuauerit » (XIV, 12,2)167. La suite du récit, éloquente à plus d’un titre, met en quelque sorte en scène une certaine malédiction de l’Histoire dont elle dit la violence, la bestialité, la folie auxquelles s’est livré l’Empereur. Sous le signe du pathétique, du tragique, mais aussi du sublime, rentré à Rome, parce que désespoir et remords ont pris chez lui un caractère de brutalité originelle, sans concession, 166
Sur cette notion chez Tacite, cf. Mambwini 2016b, 43-58. Ce passage suggère l’idée d’un retard temporel de la justice divine. Sur cette question, cf. Mambwini 1977a, 141-142.
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obsessionnelle, Néron s’abandonna à toutes les passions dont le respect à l’égard de sa mère avait jusqu’alors retardé le débordement : « seque in omnes libidines effudit, quas, male coercitas, qualiscumque matris reuerentia tardauerat » (XIV, 13,2). De plus, alors même que, comme pour le dissuader, des prodigues se sont produits, Néron continua à exercer son règne sanglant plusieurs années encore (XIV, 12,3). Parce que son crime est inexpiable, parce qu’il a péché contre la religio168, Néron sera par la suite condamné par un verdict divin, mais la réalisation de cette condamnation passera par une série de volontés humaines qui constituent d’ailleurs l’essentiel des Annales XV-XVI. 1.2. Tacite et l’art de la descriptio : la rhétorique au service d’une écriture cinématographique dans les Annales (XIV, 5-8) Hormis l’aspect ‘discours’ que nous venons d’évoquer, l’épisode de l’assassinat d’Agrippine constitue à lui seul un sommet dans l’art de la narration tacitéenne dont l’une des particularités est la précision des détails des faits. Parce que la plupart de ses récits s’adressent à la sensibilité et à l’imagination du lecteur, l’historien s’arrange toujours pour placer son récit à un niveau rhétorique que celui de rapporter les faits : abandonnant l’aspect purement anecdotique du récit, il cherche à donner une significatio historique aux faits rapportés, une significatio à même de susciter chez le lecteur de la compassion. D’où le recours au pathétique169, à l’euphémisme. Au-delà de tous ces éléments, il est essentiel de noter que ce récit, tout au moins la partie située entre les chapitres 5 et 8, constitue un bel exemple où Tacite inscrit le regard comme l’élément moteur de l’évolution du récit. En effet, outre la présentation poétique des faits historiques, la séquence narrative de la mort d’Agrippine est un bel exemple, parmi tant d’autres, dans lequel, grâce à l’influence de la rhétorique, Tacite a, le moins qu’on puisse dire, réussi à inscrire une écriture cinématographique dans son récit. Cette écriture, en même temps qu’elle lui donne le pouvoir d’utiliser dans son récit des images à facture réaliste, des métaphores très persuasives, des symboles voire 168
Comme nous le verrons dans la troisième partie de cette étude, la religio, c’est à la fois une attention scrupuleuse de l’homme aux signa divins, une attitude d’écoute et d’adaptation à tout ce qu’il considère comme la manifestation de la volonté des puissances supérieures. Sur cette question, cf. Mambwini 1977a. 169 C’est le cas des Hist. I,41,3 ; 44,2 ; 49,1 ; 72,3 ou des Ann., I,61,2 ; XIII,35,3, etc. Pour cette notion chez Tacite, cf., entre autres, Aubrion 1985, 303-315 ; 354-376 et surtout 707-712. Aussi Galtier 2011, 94-05.
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des signes qui privilégient le montage visuel, lui permet non seulement d’inscrire dans ce même récit des regards, des gestes, des paroles, mais également de les mettre en filière dans le récit sans pour autant négliger le faisceau des relations qui définissent leur esthétique. L’écriture cinématographique, à travers laquelle l’historien est identifié dans son rôle de narrateur-observateur aux multiple focalisations, tout en interrogeant les ordres du pouvoir, transforme les lecteur tacitéen en spectateur attentif de cette tragédie conduisant à l’assassinat en direct d’Agrippine, mieux encore cette écriture donne l’impression au lecteur d’assister au tournage du film sur l’assassinat d’Agrippine, tournage qui s’est déroulé dans une nuit éclairée170. Bref, la séquence des Annales XIV, 1-13 nous donne deux enseignements sur l’écriture de l’Histoire de Tacite : d’une part, grâce à l’influence de la rhétorique, Tacite recourt parfois à une présentation poétique des faits historiques ; d’autre part, la nécessité historique le conduit parfois à inscrire une écriture cinématographique dans son récit afin de persuader le lecteur de prendre conscience des préoccupations quotidiennes du peuple romain et de tous les méfaits commis dans l’espace politique du pouvoir sous l’Empire. Examinons ces deux enseignements. a) Les Annales XIV, 5,1 ou la présentation poétique des faits historiques dans les récits tacitéens. Cette notion est clairement illustrée dans la première phrase des Annales XIV, 5. Sans toutefois déformer les faits dans leur authenticité, mais dans l’intention de dépasser ses propres préjugés et surtout d’aboutir à une analyse lucide de la réalité historique, Tacite qui se laisse parfois entraîner par la tentation rhétorique d’amplificatio171, transforme, chaque fois qu’il en a l’occasion, ses récits en tableaux dont certains se font remarquer par des effets de pittoresque, sobres, mais expressifs, ou se rapprochent du mélodrame172. En d’autres termes, dans ce cas d’espèce, Tacite suspend la narration, écrit ce que le lecteur ne peut voir dans son 170
Ici la lumière de la lune éclairant le ciel fait office de puissants projecteurs. Cette métaphore qui s’inscrit dans la première phrase des Annales XVI,5 conduit le lecteur de Tacite à opérer mentalement un montage des faits rapportés qui ont eu lieu dans un espace politique où s'inscrit la lutte de la personne humaine contre le pouvoir impérial. 171 Cf. Aubrion 1985, 368-369 ; Galtier 2011, 95-98. 172 Le mélodrame met en scène des bons et des méchants dans des intrigues compliquées où le pathétique se conjugue à l’extraordinaire, de manière à attendrir ou à effrayer violemment le spectateur ou plutôt le lecteur. Conformément à l’esthétique spectaculaire du mélodrame, tout est conçu dans cette scène pour accentuer la tension dramatique.
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imagination et tente de l’alerter, mieux de le persuader173 sur la suite des événements. C’est ce que nous constatons à la fin du chapitre 4. En effet, usant d’un style bien raffiné, il annonce d’emblée le drame à venir par la dernière phrase des Annales XIV, 4,4 : « …prosequitur abeuntem, artius oculis et pectori haerens, iue explenda simulatione, seu perturae matris supremus aspectus quamuis ferum animum retinebat. » Cette phrase sert de transition entre le consilium du crime (Ann. XIV, 3) et l’actum proprement dit (Ann. XIV, 5-8). Son intérêt est qu’elle annonce indirectement au lecteur qu’on va atteindre le point culminant du récit tout entier, à savoir : l’assassinat soigneusement préparé sur fond de la simulatio174, principal trait de caractère que Tacite prête à Néron, mais également à Agrippine. Alors que le lecteur s’attend à ce que l’historien poursuive le récit proprement dit de l’assassinat, ils sont étonnés de constater que, par effet rhétorique, la séquence narrative quitte brusquement son tissu narratif ordinaire et se transforme en une sorte de poème en prose qui s’ouvre par ce détail météorologique : « Noctem sideribus inlustrem et placido mari quietam quasi convincendum ad scelus dii praebuere » (Ann. XIV, 5,1). Qu’apporte cette phrase dans l’économie du récit de l’assassinat d’Agrippine ? Avant de (tenter de) répondre à cette question importante, retenons ici cette leçon d’A. Michel : s’il est un domaine où l’imagination poétique passe pour se donner libre cours, chez Tacite, c’est sans nul doute celui de la narration des faits, avait-il souligné dans un de ses séminaires. La séquence narrative des Annales XIV, 1-13 illustre bien la pensée de notre Maître. En effet, elle constitue, à elle seule, un exemple très frappant du génie de Tacite de suggérer les causes des événements historiques par un simple enchaînement narratif. Cette séquence narrative se présente, ainsi que nous venons de le démontrer supra, comme un discours très cohérent qui s’adresse à la fois à l’intelligence et à la sensibilité du lecteur. Il convient de noter que cette séquence est rendue plus expressive grâce au recours à la descriptio rhétorique, à la puissance évocatrice des mots, aux métaphores saisissantes, et surtout grâce à la technique de la représentation rétroactive de causes175. 173
Sur l’art de persuasion chez Tacite, cf. Devillers 1994. Sur cette notion, cf. Devillers 1995,331-332 ; 340 ; 344 ; Scott 1974, 106. 175 La présentation rétroactive des causes des événements racontés ou susceptibles d’être racontés dans la suite est particulièrement développée chez Tacite. Considérée comme un des procédés d’unité thématique, elle permet au lecteur, non seulement de suivre la 174
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Au-delà de ce que cette technique apporte à l’écriture tacitéenne de l’Histoire, ajoutons que, bien que placée sous le signe de la tragédie tant par de nombreux rappels lexicaux que par l’enchaînement, la disposition et le contenu des scènes176, la séquence narrative de l’assassinat d’Agrippine se présente comme un discours très cohérent qui s’adresse à la fois à l’intelligence et à la sensibilité du lecteur. Le moins qu’on puisse dire, cette séquence est une des illustrations bien réussies de la présentation poétique des événements historiques177. Le chapitre 5 de cette séquence s’ouvre sur cette phrase : « Noctem sideribus inlustrem et placido mari quietam quasi convincendum ad scelus dii praebuere ». Cette phrase fascinante, qu’apporte-t-elle dans l’économie du récit de l’assassinat d’Agrippine ? Pour répondre à cette question, observons-la attentivement. Cette phrase, faut-il souligner, met en exergue trois éléments qui seront d’une importance capitale dans la compréhension de la pensée de Tacite, à savoir : une nuit éclairée (noctem inlustrem), une mer calme (placido mari) et la présence divine (dii). Cependant, en précisant d’emblée que « Noctem sideribus inlustrem et placido mari quietam quasi conuincendum ad scelus dii praebuere », Tacite veut attirer l’attention du lecteur que rien sur le plan météorologique ne pouvait justifier le naufrage tel qu’il est décrit. Ce qui, implicitement, accrédite la thèse de la tentative d’assassinat. Le terme « dii » qui fait allusion à la présence divine pensée de cet historien, mais aussi de répondre d’avance à une série de questions ‘pourquoi ?’ qu’il aurait pu se poser par la suite pour mieux comprendre l’histoire. Ce type de présentation nous amène à considérer la ‘cause’ chez Tacite non pas comme l’ordre du discours, mais comme une réalité qui n’est donnée et étudiée qu’à travers le discours et qui se présente sous une forme rationnelle pouvant renvoyer aussi bien à un concept qu’à un objet extérieur (du discours). La présentation rétroactive des causes est rendue expressive par la technique de retour en arrière (flash back) qui traduit le désir de Tacite de restituer les faits et leurs causes dans leur complexité. Ainsi que nous l’avons soutenu dans notre thèse de doctorat, Tacite ne s’arrête pas aux seules causes immédiates. Par la technique de ‘retour en arrière’, il remonte de cause en cause jusqu’aux causes essentielles. C’est ce qui explique que, dans la plupart des phrases narratives, l’énoncé de l’action est toujours accompagné, soit directement, soit indirectement, de celui des causes. Dans ce type de présentation, Tacite met en valeur les initiatives humaines. Cette approche lui permet de souligner indirectement le rôle combien essentiel joué par le facteur humain dans le cours des événements. 176 Cf. Muller 1994. 177 Cette présentation est dite poétique par son esthétique théâtrale, mais aussi par sa beauté, qui se traduit notamment par ce que Grimal 1990,14 appelle « la recherche de l’intelligible, des causes générales, qui élèvent les événements y rapportés au-dessus de l’accident et du contingent. Elle est aussi poétique par le recours constant à une descriptio basée sur le pouvoir des mots
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dans les affaires humaines suggère à l’avance que le crime que Néron finira de commettre ne sera jamais impuni, les dieux l’ayant déjà su178. De plus, le détail météorologique contenu dans cette phrase est directement suivi d’une description impressionnante allant du naufrage manqué à l’assassinat d’Agrippine (Ann. XIV, 8). Cet élément transforme alors le récit tout entier en une réflexion ontologique dans un espace à la fois géographique et social où s’inscrit la lutte de la personne humaine contre le pouvoir politique et le destin. Cette réflexion prend corps au travers du personnage central du récit, Agrippine, qui, tout au long du récit, apparaît comme un être tourmenté de l’intérieur par le combat du désarroi et de la confiance, de l’illusion et du rêve. À un autre degré d’analyse, les chapitres 5-8 étudiés du point de vue tant de Tacite que d’Agrippine apparaissent comme un jeu de miroir, ou encore comme la conséquence d’une sorte de contestation et de compétition dans l’espace politique romain en détresse, espace où la peur est l’un des ressorts du pouvoir et où les passions de toutes sortes s’entrechoquent pour laisser la place à la tragédie humaine. Du point de vue narratif, l’on doit savoir que c’est à travers les regards de Tacite et la conscience d’Agrippine que le lecteur de Tacite, grâce à la « clarté de la nuit rendue paisible par le calme de la mer » assistent passivement au drame qui conduira à l’assassinat de cette femme dont l’être se définit en fonction des déterminismes sociaux qui agissent sur et contre elle et dont l’existence est continuellement en évolution, parce que, du début à la fin du récit, elle se laisse guider par les choix qui se présentent et par les pulsions intérieures de son propre être. C’est donc grâce à la « clarté de la nuit » que le lecteur de Tacite découvre avec une certaine poésie le naufrage manqué, l’image d’Agrippine sauvée in extremis, une femme en proie non pas au « grauem casum » (Ann, XIV, 6,2), mais à ce qui peut lui arriver après le naufrage manqué, une femme pleine de lucidité qui, après avoir réfléchi sur le « machinamentum » manqué (Ann. XIV, 6,1) a compris qu’on cherchait à l’assassiner. C’est aussi grâce à la clarté de la nuit que le lecteur de Tacite découvre tant la réaction de la foule que l’état psychologique de Néron, l’entrée d’Anicetus dans la villa d’Agrippine ainsi que le meurtre de celle-ci. En clair, le détail météorologique que Tacite nous donne au début du 178
Galtier 2005, 415 note que « la référence aux dieux dans les premières lignes du récit de la mort d’Agrippine a pour but essentiel de souligner combien les éléments naturels peuvent déjouer les projets les plus retors ».
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chapitre 5 est d’une importance capitale. D’ailleurs, beaucoup de spécialistes de Tacite ont tenté de cerner sa portée significative. C’est notamment le cas de J. Lucas179 qui, malheureusement, ne nous a pas convaincu. E. Aubrion accorde à ce passage une valeur dramatique180. Tout en soulignant sa dimension dramatique, O. Devillers estime que le détail météorologique contenu dans ce passage n’a pas « seulement » une valeur dramatique181. Devillers est vraisemblablement persuadé que ce détail cache une autre valeur qu’A. Michel a très clairement explicitée. Pour ce dernier, « cette connivence du ciel paraît d’abord surprenante, et certains lecteurs pourraient trouver dans ce passage la preuve du pessimisme de Tacite : n’avoue-t-il pas qu’il désespère d’une providence aussi indifférente ? En vérité, l’on doit saisir une autre nuance. D’abord ce calme de la mer, bien que loin de perdre Agrippine, l’a provisoirement sauvée : le piège a mal fonctionné et l’impératrice a pu fuir à la nage, obtenir du secours, se réfugier dans une de ses villas. C’est là que les assassins que son fils avait envoyés l’ont trouvée. Ce n’est donc pas les dieux qui ont tué Agrippine, mais Néron. Le ciel, par sa pureté même, l’a contraint à prendre toute la faute sur lui – il a ‘prouvé’ le crime. »182 Au-delà de toutes ces interprétations, force est de constater que, s’appuyant sur la rhétorique, sur le pouvoir des mots, Tacite a su transformer son récit en une peinture en clair-obscur où les jeux d’ombres et de lumières introduisent dans l’imagination du lecteur le contraste visuel de zones claires et de masses sombres de l’histoire romaine et les pousse à méditer sur la tragédie humaine sous Néron. Le passage des Annales XIV, 5 montre clairement que Tacite a la maîtrise du style poétique et de l’art de la pointe, deux tendances qu’il essaie de dominer, selon A. Michel, dans une synthèse répondant aux exigences de la prose historique. De ce fait, l’évocation suggestive qui, dans le récit, place le terme « noctem » en antéposition, loin d’être profondément romantique, sous-entend tout un enseignement. En effet, ce tableau de la nuit étoilée qui jette, comme des projecteurs, une lumière intense pour qu’on voie bien le crime peut être, selon A. Michel, doublement interprété. « D’une 179
Lucas 1974, 144. E. Aubrion interprète le calme de la mer comme une expression imagée employée par Tacite pour dénoncer l’attentat commis contre Agrippine. C’est pour ce spécialiste de Tacite une façon de dire que le naufrage du bateau dans lequel se trouvait Agrippine ne pouvait être que l’œuvre délibérée des complices de Néron. Cf. Aubrion 1991,2629. 181 Devillers 1995, 333. 182 Michel 1966,166. 180
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part, nous a-t-il dit alors qu’il commentait ce passage, rien sur le plan météorologique ne pouvait justifier cet accident. Parce qu’il se produisit par une nuit calme, cela ne peut qu’accréditer la thèse de la tentative d’assassinat. D’autre part, en insistant sur ce détail météorologique, Tacite veut tout simplement montrer par le récit que certains faits, de présentation poétique qui, de surcroît, se trouvent liés à la réalité même, ne sont pas purement imaginaires ; ils peuvent de ce fait permettre de valoriser les causes par le mystère même qui les entoure afin de mieux comprendre le fonctionnement de la causalité, le sens historique chez Tacite et la leçon morale qui en découlerait. » On comprend alors pourquoi il a multiplié des détails qui donnent au récit une dimension du visuel à la suite du récit, dont la présentation poétique183 est indéniable. Ainsi que nous l’avons déjà noté dans une autre étude184, à partir des Annales XIV.5, le récit se transforme en un tableau très saisissant qui fait appel à la vue. Comme dans un film, Tacite balise le décor où devrait se dérouler la première tentative de l’assassinat. Il s’agit bien d’un paysage en clair-obscur marqué par un détail météorologique très accusateur, mais significatif pour la compréhension du récit. L’historien met en évidence des détails susceptibles d’amener le lecteur à s’interroger sur les conditions du chavirement du navire dans lequel se trouvait Agrippine. La suite du récit montre que la séquence de l’assassinat d’Agrippine est un bel exemple de l’enjeu de focalisation dans la textualité tacitéenne. Tel un cinéaste-réalisateur du XXIe siècle changeant subtilement des plans185, Tacite transporte le lecteur, jouant ici le rôle de spectateurs passifs sur le rivage de la mer. Le tableau en clair-obscur où l’on distingue à peine Agrippine se débattre pour éviter la noyade et peinant à atteindre le rive à la nage laisse apparaître en plan serré le peuple, dans son rôle de personnage adjuvant. En effet, écrit Tacite dans les Annales 14.8, à la lueur des torches et avec une certaine anxiété, la foule se précipita à la plage (Hi molium obictus, hi proximas saphas scandere; alii, quantum corpus sinebat, uadere in mare…) pour avoir des nouvelles de l’impératrice. Soulignons ici, en passant, l’extraordinaire art de 183
Une précision : chez Tacite, la présentation poétique est une notion centrée sur la forme du message que l’historien veut transmettre sur les images employées. Cette notion ne concerne pas les faits historiques eux-mêmes mais la façon dont le message contenu dans ces faits est transmis. 184 Cf. Mambwini 1998/1999. 185 L’essentiel du récit de la mort d’Agrippine est, comme dans un film, une succession des descriptions. Tacite se plait à alterner la description statique et la description ambulatoire, c’est-à-dire itinérante, d’une part, et le panoramique horizontal au panoramique vertical.
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narration de Tacite : grâce à l’emploi très suggestif des verbes de mouvement, l’auteur des Annales fait alterner des réactions, l’agitation confuse, les rumeurs, le coup de théâtre, l’arrivée de l’armée et la dispersion de la foule donnant ainsi au lecteur l’impression de suivre les événements à mesure qu’ils se déroulent et avec une logique qui respecte la psychologie de ceux qui sont en scène. Plus prosaïquement, grâce à cet effet du montage visuel que dégage l’écriture de Tacite, le lecteur voit béatement comment s’est répandue la nouvelle de la mort par noyade d’Agrippine (uulgato Agrippinae periculo), comment elle touche progressivement les gens (… ut quisque acceperat) et quelle conséquence cela engendre dans l’opinion (decurrere ad litus), comment cette foule qu’on distinguait à peine grossit jusqu’à devenir une ingens multitudo, comment celle-ci s’organise peu à peu dans l’espoir de comprendre ce qui s’est vraiment passé. Cette façon de raconter les événements se rapproche étonnamment d’une autre technique utilisée dans le cinéma du XXIe siècle, à savoir : le mouvement panoramique de la caméra. L’intérêt de cette technique est qu’elle permet aux téléspectateurs (ici les lecteurs) de visualiser tout ce qui se passait à divers endroits de la plage. Il est intéressant de noter que, quand Tacite fait appel à l’écriture du visuel dans ses récits, il la met en relation constante avec ce que nous pouvons appeler aujourd’hui le montage auditif ou sonore. Autrement dit, par souci de conserver la réalité des faits, tel un réalisateur de cinéma en ce XXIe siècle, Tacite rend la dimension du visuel très expressive dès lors qu’il la fait enrichir de la dimension sonore. En effet, l’inscription des bruits (tels les cris, les pleurs, les rumeurs) et surtout la moralité narrative (comme les voix narratives et discursives qui comprendraient à la fois les diverses manifestations et timbres de la voix – que celle-ci soit individuelle, collective, fragmentée ou aphasique) traversent tout le récit au point de le transformer en un univers vivant et mouvant ; un univers où quiam manus protendere ; questibus, uotis, clamore diuersa rogitantium aut incerta respondentium omnis ora compleri. Parce que les faits décrits par Tacite sont enrobés de la dimension auditive, le lecteur de Tacite parvient à distinguer clairement, comme dans un film dramatique, des bruits qui émergent, des bruits de voix qui s’identifient d’abord en plaintes (questibus), puis se transforment souhaits (uotis). Soulignons que la dimension sonore qui se greffe à la dimension visuelle du récit donne plus de relief à la brutalité et à la violence avec lesquelles les troupes d’Anicetus refoulent loin de la villa ces groupes nocturnes. Le passage des Annales XIV, 8,2 montre donc comment 76
l’inscription de la voix ajoute du suspens à la manière dont va s’accomplir le projet tragique de Néron. Ici, Tacite oppose le bruit de la foule et des soldats menaçants (Ann. XIV, 8,1) au silence adopté par Anicetus pour accomplir sa mission. Grâce à un montage visuel très réussi où Tacite alterne des séquences montrant l’extérieur et l’intérieur de la villa, le lecteur tacitéen suit mentalement la progression de ce personnage à la solde de Néron. Tel un prédateur, Anicetus d’abord est montré à l’extérieur. Le lecteur le voit comment uillam statione circumdat, comment refractaque ianua, obuios seruorum abripit, comment donec ad fores cubiculi ueniret. Le passage des Annales XIV, 8 3 joue l’effet d’une caméra placée à l’intérieur de la chambre d’Agrippine où l’on voit celle-ci de plus en plus inquiète et, malgré la présence d’une esclave, cette femme se sent seule. Le silence qui enveloppe cette chambre peu éclairée (cubiculo modicum lumen inerat) est perturbé par deux types de bruits. Le premier (repentinos strepitus) signale l’entrée d’Anicetus (armé d’une épée très tranchante) marquant ainsi l’imminence d’un malheur suprême (extremi mali indicia). Le second réconforte la solitude d’Agrippine186. L’abandon de sa servante (Tu quoque me deseris) est le moment choisi par Tacite pour faire un zoom sur le visage de cette femme. Consciente, elle sait qu’elle n’échappera pas à son trépas. Cependant, comme les héros tragiques qui se battent contre le sort avec l’énergie du désespoir jusqu’à ce qu’ils soient acculés à plier, au lieu de paniquer, le lecteur est étonné de voir cette femme conserver une maîtrise d’elle-même au moment où elle respicit Anicetum, trieracho Herculeio et Obatrito, centuione classiario entourant son lit. Ils ne peuvent qu’admirer lagrandeur et la dignité de cette femme qui trouva une énergie nouvelle l’amenant à présenter son sein à ses assassins en criant uentrem feri 27. Au delà de ce qu’elle représente psychologiquement, socialement et politiquement, la dernière parole d’Agrippine combine la dimension tragique et la dimension du visuel, entre récit et description, dans cette imbrication de deux stratégies de l’émotion, l’une plus spectaculaire, l’autre portée davantage sur le travail stylistique. 1.3. Les Annales XIV, 1-13 : L’histoire tacitéenne au croisement de la rhétorique et de la philosophie Les Annales XIV, 1-13 est un bon exemple qui montre que le récit historique de Tacite est, dans son ensemble, un cadre littéraire où la 186
Sur cette solitude, cf. J. Mamb wini 1008/1000, 315-316, n. 17.
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narratio des faits subit parfois l’influence de la rhétorique et accorde une place importante à la réflexion sur la causalité historique. Nous savons que, avant de devenir l’historien de l’empire, Tacite fut un orator. Cela a certainement eu une influence dans la composition de ses récits. Outre sa tâche d’historien qui l’impose à raconter les faits historiques le plus objectivement possible, la démarche fondatrice de Tacite à travers cette séquence de l’assassinat d’Agrippine est de noircir Néron en le présentant comme l’auteur du matricide. Pour y parvenir, il a eu recourt à la rhétorique. Ainsi, l’analyse de cette séquence narrative à travers les différentes étapes du discours nous a permis de saisir et de souligner l’importance des techniques rhétoriques à l’intérieur de la pratique historique. De plus, à travers cette séquence, Tacite invite ses lecteurs à une réflexion, non seulement sur l’homme face à ses passions, mais aussi sur le devenir de l’Histoire. De ce qui précède, pour mieux cerner la portée historique de cette séquence narrative, il conviendrait de l’étudier dans sa dimension à la fois philosophique et rhétorique. La dimension philosophique transforme l’épisode de l’assassinat d’Agrippine en une réflexion sur les limites de la personne et sur ses responsabilités dans la causalité historique. À travers Néron, Tacite soutient que l’homme est le tout premier facteur de la causalité historique. Tout ce qu’il accomplit se justifie et se signale par les passions. Ce sont elles qui déterminent les conduites individuelles. C’est pour cette raison que, sachant que dans cet épisode le principal acteur est un princeps, Tacite a cherché à approfondir ses investigations psychologiques187 tant il est vrai que Néron est le centre autour duquel gravite tout ce qui concourt à la réussite du complot qu’il avait personnellement mijoté depuis longtemps. La dimension rhétorique, quant à elle, est nettement remarquable dans ce récit. C’est elle qui transforme ce dernier en un véritable « discours » caractérisé par la puissance évocatrice des mots et destiné à persuader les lecteurs, discours dont le « drame familial » est la thématique principale. Très marquée par son aspect poétique et surtout son caractère dramatique, cette séquence narrative est un exemple frappant qui montre que la méthode historique emprunte parfois la voie de la 187
A ce propos, précisons que, dans l’œuvre historique de Tacite, la préoccupation psychologique peut aussi être comprise comme une constante de l’argumentation, dans la mesure où elle éclaire les mobiles des personnages et contribue à donner à l’œuvre sa coloration pessimiste. Sur cette question, cf. Cousin 1951 et Engel 1972.
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démonstration judiciaire et retrouve par là sa valeur primitive d’historia, c’est-à-dire de l’enquête. L’historien s’est donc servi du pouvoir de la rhétorique non seulement pour raconter comment Agrippine a été assassinée, mais aussi pour persuader ses lecteurs et surtout pour réfléchir sur la causalité historique, celle liée aux passions.
2. L’inscription du regard dans les récits tragiques : l’exemple du récit d’empoisonnement de Britannicus (Ann.XIII, 16) La rhétorique a permis à Tacite d’introduire une autre dimension à ses récits : la dimension du visuel qui permet au lecteur d’avoir le sentiment de voir, mieux de vivre le déroulement du drame romain. Le recours constant des procédés rhétoriques ont conduit l’auteur des Annales et des Histoires à recourir à des images à facture réaliste pour obliger le lecteur à prendre conscience non seulement des préoccupations quotidiennes du peuple romain, mais aussi et surtout de tous les méfaits commis dans l’espace politique romain sous l’Empire. Pour y parvenir, l’historien insiste, entre autres, sur la technique du portrait, de la description physique ou psychologique et surtout sur le panoramique. Loin de lui accorder l’attribut de cinéaste, si l’on relit les Histoires et les Annales avec un regard actuel, on y découvrira des traces d’une écriture dont la principale caractéristique est l’inscription des regards, des gestes, des paroles et surtout leur mise en filière dans les récits sans pour autant négliger le faisceau des relations qui définissent leur esthétique. Il nous paraît très évident que le recours à des procédés de polyfocalisation et à des techniques venant de plusieurs champs artistiques sollicite le lecteur tacitéen à participer activement à la production de sens dans ses récits. C’est ce qui se dégage d’une analyse approfondie des Annales, XIII, 16. 2.1. Tacite et la mise en œuvre du regard À travers l’analyse des Annales XIII, 16, notre démarche consiste à démontrer que, grâce à l’influence de la rhétorique, Tacite a réussi à inscrire la dimension du regard dans ses récits. Ce type d’inscription a le pouvoir de mettre en évidence une corrélation fondatrice, à la racine de la schématisation narrative, entre le fait de raconter les événements ayant marqué l’histoire de Rome et la volonté de Tacite d’inviter implicitement le lecteur à focaliser son regard sur les faits racontés, 79
mais aussi et surtout sur leurs forces agissantes. Comme pour l’épisode de la mort d’Agrippine (Annales XIV, 1-8), le récit de l’empoisonnement de Britannicus dans les Annales XIII, 16 est l’un des « tableaux sur le vif » que nous retrouvons dans les opera maiora, tableaux dans lesquels Tacite a réussi une véritable mise en scène du regard comme nous le constatons au cinéma. Si on analyse cet extrait en se référant régulièrement aux techniques cinématographiques d’aujourd’hui, on sera étonné, très étonné même, de constater que, bien avant les spécialistes du cinéma moderne, Tacite a métaphoriquement inscrit dans ses récits une écriture qui permet au lecteur de distinguer le hors-champ et le hors-cadre ainsi que toutes les techniques du tournage d’un film. Partant de cette métaphore, nul n’ignore que l’histoire de Tacite se passe dans un espace précis, mais aussi et surtout dans un cadre architectural et pré-cinématographique précis188. Ainsi nous disait A. Michel, dans l’écriture de l’Histoire chez Tacite, chaque cadre que notre historien compose est un fragment prélevé sur la totalité du réel historique romain. Laissant en dehors du cadre certains éléments de l’action, choisissant de privilégier tel détail significatif ou symbolique et modifiant le point de vue du lecteur par sa façon de placer les objets dans l’espace, Tacite a, pour ainsi dire, un sens inné du choix des plans, dont la grosseur est conditionnée à la clarté du récit et exprime à la fois un contenu matériel et un contenu dramatique. Tous les plans et toutes les techniques de prise de vue définis par les théoriciens du cinéma moderne se retrouvent dans bon nombre de ses récits : plans d’ensemble, plans moyens, plans américains, gros plans, etc. L’analyse des récits des Annales XIII, 16 en témoigne. Tout en contribuant à la dramatisation des faits racontés, ces plans et ces techniques accordent une place essentielle au double regard, celui de Tacite, mais également celui du lecteur. Conçu comme un acte de déchiffrement auquel rien ne résiste, une sorte de radiographie qui saisit, au-delà des apparences, toute la significatio historique des faits rapportés, le regard de Tacite lui permet d’accéder aux mobiles les plus secrets des actions humaines. Sur ce point, plus qu’un psychologue, Tacite est un véritable regard avide et pénétrant, un visionnaire et donc un historien voyant. Le regard du lecteur apparaît ici comme une source de savoir, une 188
Ici, le terme cadre est à prendre au sens spatial du terme, mais également au sens esthétique de ce qui entoure et met en valeur une composition plastique. Sur la composition plastique chez Tacite,
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véritable prise de possession, mieux une appropriation par les yeux des spectacles qui défilent lors de leurs lectures. Ce regard qui transforme le lecteur tacitéen en spectateur hypothétique justifie l’exploration du cadre des événements rapportés. Comme nous le verrons dans la suite, dans les Annales XIII, 16, c’est la salle de banquets qui fait office de cadre. Cette mise en scène du regard dans le récit tacitéen doit être perçue comme un artifice rhétorique. En effet, comme nous l’avons vu dans la description de la bataille décisive entre les Bretons et les Romains (Agricola 29-38)189, la manière très particulière dont Tacite actualise ce code rhétorique et multiplie les observations, loin d’être gratuite ou arbitraire, est riche de significations : en effet, elle s’inscrit fortement dans une conception très visuelle du récit historique qui fait découler l’intrigue, comme naturellement, de la description liminaire, focalisée sur les lecteur-spectateur, description qui, somme toute, nous fait pénétrer progressivement au cœur du drame, au cœur de la tragédie. Pourquoi cette inscription du regard ? C’est justement parce que Tacite cherche à inclure dans tout ce qu’il veut faire voir, dans le récit tragique, son mode de lecture, c’est-à-dire son point de vue personnel. Avant de passer à l’analyse de cet extrait, signalons que les restrictions de champ que Tacite introduit volontairement constituent un espace qui n’a rien de réaliste, un espace subjectif, très investi, structuré par des regards individuels. Depuis Tacite, narrateur omniscient, qui se transforme, le temps d’une narration, en descripteur omnivoyant, jusqu’au lecteur, Tacite-auteur sait varier les points de vue sur la tragédie romaine qui constitue l’essentiel de son écriture. 2.2. Les diverses techniques narratologiques employées par Tacite dans le récit de l’empoisonnement de Britannicus (Annales, XIII, 16) Si l’Histoire chez Tacite est semblable à un spectacle, l’épisode des Annales XIII, 16, qui raconte comment Britannicus a été empoisonné, doit être perçu comme une mise en scène narrative190 dans laquelle 189
Mambwini 2016a, 117-134. Sur cette question, cf. Galtier 2011,113 qui estime que « Tacite, tributaire des conceptions de la rhétorique antique, tend à vouloir re-présenter l’Histoire, la reproduire comme si elle était présente aux yeux du lecteur. (…). Le récit fait intervenir un certain nombre de notations concrètes au service d’une représentation sensible des faits, dont l’analyse révèle qu’elles répondent par ailleurs à une intentionnalité profonde. Il s’agit là d’un premier aspect de ce qui s’apparente à une mise en scène narrative. »
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Tacite a rassemblé diverses techniques narratologiques de la mise en évidence de la thématisation du visuel. Ce qui est intéressant ici, c’est que la progression du récit est basée sur l’orientation du regard : celui de Tacite, de ses personnages et du lecteur. En effet, comme le ferait un cinéaste-réalisateur, pour imprimer le suspense dans la textualité de ses écrits, notre historien varie régulièrement les points de vue de sa narration, donnant au lecteur l’impression de suivre les différents mouvements d’une caméra et les différents changements des plans. Grâce à ces techniques narratologiques très proches des techniques de prise de vue pendant le tournage d’un film, le lecteur de Tacite visualise mentalement quatre tableaux : Le premier tableau est une présentation rapide de Britannicus assis seul sans aucune protection spécifique non loin de la table des autres enfants. Dans ce tableau, l’historien porte son regard sur l’endroit exact où aura lieu le drame. « Mos habebatur principum liberos cum ceteris idem aetatis nobilibus sedentes uesci in aspectu propinquorum, propria et parciore mensa »191, écrit-il dans les Annales, XIII, 16,1. Cette phrase qui ouvre le récit de la deuxième tentative d’empoisonnement est doublement importante. Premièrement, elle précise le cadre dans lequel l’empoisonnement de Britannicus a eu lieu : il s’agit d’une salle habituellement utilisée par des Romains lorsqu’ils organisent de grands banquets. Or, pour une bonne organisation de tels banquets, les Romains ont l’habitude de placer les enfants à l’écart des adultes. Pour Tacite donc, cette salle était idéale pour l’exécution du complot, car tous les ingrédients étaient réunis pour que, cette fois-ci, Britannicus, âgé de quatorze ans, boive ce cognitis antea uenenis rapidum (Ann., XIII, 15,5 fin). Il convient de savoir que, comme le note par ailleurs F. Galtier192, chez Tacite, « l’évocation du cadre spatial répond moins à la complexité de l’événement qui s’y déroule qu’à son intensité. (…) Le pouvoir évocateur d’un lieu est mis à profit par l’historien pour faire en sorte qu’on puisse se représenter les personnages ‘en situation’ et mieux appréhender l’intensité dramatique, le caractère pathétique ou symbolique de l’action dans laquelle ils sont impliqués ». Bref, la mise en évidence de la salle de banquet met en avant-plan tous les convives, y compris Britannicus. Deuxièmement, la même phrase donne un éclairage sur la situation inconfortable du jeune prince : 191
« C’était la coutume que les fils de princes assis avec les autres nobles de leur âge mangent sous les yeux de leurs proches parents à une table personnelle et plus frugale. » 192 Cf. Galtier 2011,114 qui cite aussi Malissard 1998,211-224.
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assis « propria et parciore mensa », au milieu des autres « principum liberos », bien qu’il soit « in adspectu propinquorum » et qu’un « delectus ex ministris gustu explorabat », Britannicus, que Tacite présente en plan serré, apparaît isolé et surtout vulnérable parce que l’esclave-goûteur mis à sa disposition est, en réalité, un exécutant des ordres de Néron193. Au-delà de ces détails, Tacite voulait attirer l’attention du lecteur sur un élément, à première vue anodin, mais qui revêt une importance capitale, à savoir : la table spéciale autour de laquelle mangent les fils des princes. C’est un élément idéal pour que l’empoisonneur réussisse son coup. Le deuxième tableau se focalise sur les effets du poison sur Britannicus. Faisant appel à la notion du regard, Tacite nous donne l’impression d’appliquer la technique cinématographique appelée « gros plan ». En effet, dans son statut de narrateur-observateur, l’historien porte toute son attention sur le breuvage servi à Britannicus et sur les réactions du poison. « Innoxia adhuc ac praecalida et libata gustu potio traditur Britannico ; dein postquam fervore aspernabatur,frigida in aqua adfunditur venenum... »194, précise-t-il dans les Annales, XIII, 16,2. L’on voit, d’une part, Britannicus goûter ses repas et les repousser parce qu’ils étaient chauds et, d’autre part, les complices de Néron les refroidir avec une eau empoisonnée. Par un tour stylistique bien réussi, l’historien invite indirectement le lecteur, dans son statut de spectateur de la tragédie, à porter son attention sur la réaction rapide du poison195. Sacrifiant ainsi toute description, 193
Il est intéressant de noter que, dans ce premier tableau, le nom de Néron n'est pas cité. Tacite l'a omis exprès pour souligner implicitement ce que sera son rôle dans cette tragédie. Silencieux, toujours aux aguets, confondu dans la masse des convives, l'empereur surveillait sa victime. Par cette technique narratologique, l'auteur des Annales veut présenter l’empereur dans son rôle de prédateur tapis dans le bois, attendant le moment propice pour bondir sur sa proie. Cette imagerie animale, mieux, cette analogie à la bête a pour fonction de souligner la dimension dévoreuse de la personnalité de Néron, un Néron très dangereux pour son entourage et très nuisible pour le devenir de Rome. De plus, elle correspond très exactement à l'axe idéologique de l'auteur des Annales qui cherche à donner une image sombre et tyrannique des empereurs julioclaudiens, dont la ruse est l'une des armes utilisées pour commettre leurs forfaits. Pour permettre au lecteur de visualiser mentalement la manière dont les événements se seraient déroulés, Tacite orienta leur regard par l'expression «talis dolus repertus est » qui termine la première phrase du récit (Ann.,XIII,16,1). 194 « Une boisson encore inoffensive et très chaude, préalablement goûtée, est apportée à Britannicus ; ensuite, après qu’il l’eut repoussée à cause de la chaleur, on ajoute dans l’eau froide du poison…» 195 Cette réaction était prévisible: elle est la manifestation littéraire des effets de ce «
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l’auteur des Annales se contente de signaler subtilement que le poison qui a été versé dans ses repas « ... ita cunctos eius artus peruasit ut uox pariter et spiritus raperentur » (Ann., XIII, 16,2, fin)196. Le troisième tableau résume les différentes réactions des témoins du crime. Loin de surprendre le lecteur de Tacite qui en était déjà informé dans les Annales, XIII, 15,4, cette mort brusque provoqua une grande panique parmi les convives. Cette scène à laquelle le lecteur tacitéen a l’impression d’assister est résumée en une seule phrase : « Trepidatur a circumsedentibus, diffugiunt imprudentes : at quibus altior intellectus. Resistunt defixi et Neronem intuentes »197. De par sa structure, ce passage constitue un exemple de la transcription scripturale des effets du travelling, autre technique utilisée dans le cinéma moderne et qui permet au lecteur de Tacite de découvrir les diverses réactions de tous les convives, témoins directs du crime, et de s’apercevoir que, parmi eux, figuraient deux membres de la famille impériale : Agrippine et Octavie. Admirons, au passage, la technique narratologique de Tacite qui, comme un réalisateur d’un film dramatique, manipule « le mouvement panoramique de la caméra »198 pour nous montrer l’atmosphère qui régnait autour de Néron. C’est donc en suivant ce travelling que le lecteur découvre les trois temps forts de la situation psychologique dans laquelle se trouvaient tant tous les convives présents sur le lieu du crime que Néron lui-même. Le premier temps fort montre les convives réagir différemment : les imprudentes prirent la fuite dans un désordre indescriptible pendant que tous ceux que Tacite appelle par l’expression « quibus altior intellectus », par peur ou par précaution, comme s’ils étaient tétanisés, préfèrent ne rien faire si ce n’est de fixer leur regard directement sur Néron et indirectement sur les autres membres de la famille impériale. Le deuxième temps fort est introduit par l’expression « Neronem intuentes » qui clôt cette troisième phrase du récit. L’œil-caméra199 du narrateur (qui n’est tout autre que Tacite lui-même) s’arrête sur le cognitis antea uenenis rapidum » (Ann.,XIII, 15,5). 196 « …qui se répandit dans tous ses membres de sorte que lui ont été ravies à la fois la parole et la vie. » 197 Tacite, An.,XIII,16,3 : « Tous ceux qui l'entouraient se mirent à s'agiter. Les imprudents s'enfuient, mais les plus intelligents fixaient et regardaient Néron. » 198 Le « mouvement panoramique de la caméra » est en réalité le regard de Tacite et son invitation implicite au lecteur d’orienter son regard dans telle ou telle direction ou de porter son attention sur tel ou tel objet. Ce mouvement correspond aux diverses focalisations de la narration. 199 Pour cet anachronisme chez Tacite, cf. Mambwini 2016a, 86-90.
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personnage de Néron cité pour la toute première fois. Son attitude contraste avec la panique qui s’empara des convives. « Ille ut eratreclinis et nescio similis, solitum ita ait per comitatem morbum, quo ab infantia adflictaretur Britannicus et redituros paulatim uisus sensusque »200, écrit l’auteur des Annales dans le livre XIII, 16,3. Face à la panique généralisée des convives, Néron paraissait calme, serein, car il savait ce qui devrait arriver à Britannicus. Pour que le lecteur ne soit pas étonné de cette attitude, Tacite l’informe implicitement que cette tranquillité n’est qu’apparente, car Néron est toujours passé maître en simulation. Dans le texte, cet attribut est signalé par le terme similis. Ainsi, ayant compris que tous les convives portaient leur regard accusateur sur lui, l’empereur tente de justifier cette mort subite comme étant la conséquence de l’épilepsie dont aurait souffert Britannicus dans son enfance. Cette explication officielle de Néron reprise au style indirect n’a convaincu personne et surtout pas Tacite, et encore moins Agrippine et Octavia. Le troisième temps fort est constitué par les réactions de ces deux femmes. L’œil-caméra du narrateur s’arrête d’abord sur Agrippine avec un effet de zoom sur son visage. « At Agrippinae is pauor, ea consternatio mentis, quamuis uultu premeretur, emicuit, ut perinde. Ignaram fuisse atque Octaviam, sororem Britannici constiterit... »201, peut-on lire dans les Annales, XIII, 16,4. La panique qui s’empara de cette femme pourrait la désigner comme l’un des auteurs de cet empoisonnement. Cependant, plaidant en sa faveur, Tacite la disculpe, soutenant que cette femme serait étrangère au crime pour deux raisons : « quippe sibi supremum auxilium ereptum et parricidii exemplum intellegebat. »202 D’ailleurs, l’histoire lui donnera raison dans les Annales XIV, 1-13. La caméra s’arrête ensuite sur Octavie, la sœur de Britannicus. Le zoom sur son visage montre qu’elle était ignaram au même titre qu’Agrippine. Convaincu qu’elle ne pouvait en aucun cas tremper dans ce crime, Tacite nous la présente ensuite en contre-jour, une autre technique cinématographique, en vue de cacher 200
« Celui-ci, tandis qu’il restait couché et feignait de ne rien savoir, dit que c’était un fait habituel à cause de l’épilepsie dont Britannicus était affecté depuis son enfance et que la vue et les sens reviendraient peu à peu. » 201 « Mais la peur d’Agrippine, l’agitation de son esprit, bien qu’elle s’efforçât de composer son visage éclatèrent tellement qu’il parut évident qu’elle avait été tenue dans l’ignorance exactement comme Octavie la sœur de Britannicus... » 202 « ... bien plus, elle comprenait que lui avait été arraché son dernier soutien et que c’était le début des parricides. »
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les signes visibles de sa tristesse et surtout la souffrance consécutive à la disparition de son frère : « Octavia quoque, quamuis rudibus annis, dolorem, caritatem, omnes adfectus abscondere didicerat. »203Comme on peut le constater, le passage des Annales XIII, 16,2-4 nous permet, d’une part, de voir comment, en changeant régulièrement des plans descriptifs et des focalisations, Tacite met en exergue la notion de la thématisation du regard dans ses récits et, d’autre part, de tirer trois leçons importantes. Première leçon : de même qu’il permet au lecteur de voir ce que l’historien a volontairement omis ou ce qu’il a voulu mettre en évidence, le regard des personnages tacitéens, parce qu’il est plus souvent chargé de valeurs péjoratives ou mélioratives selon la position et le statut qu’ils occupent dans la pyramide des structures sociales, est source des tensions. Deuxième leçon : dans la textualité tacitéenne, le regard est généralement compromis par les multiples relations que les personnages nouent avec le pouvoir ; il décèle les modes de relations des personnages et présage leur destin. Si les imprudentes ont préféré fuir et si ceux de convives qui, selon l’expression même de Tacite « ont une intelligence plus pénétrante » ont choisi de fixer leur regard sur Néron, c’est parce qu’ils sont tous profondément convaincus de sa culpabilité. Comme ses agissements ou ses réactions ont toujours été imprévisibles, il vaut mieux rester sur ses gardes, car Néron constitue une véritable menace pour son entourage. De plus, l’attitude contradictoire d’Agrippine et d’Octavie, en même temps qu’elle fait apparaître une certaine poétique fondée sur l’opposition émotionnelle qui donne au récit toute sa dimension tragique, repose le problème de la personnalité très complexe de Néron, un prince qui, somme toute, fait peur. Ainsi, pour échapper à son courroux, l’on est obligé de faire semblant de lui plaire. Troisième leçon : outre le regard de l’historien, dans son statut de narrateur aux multiples focalisations, la textualité tacitéenne se développe à travers deux types de regard : d’une part, le regard du chasseur, celui du prince tyran, et d’autre part, le regard du chassé, c’est-à-dire, de celui que nous pouvons appeler « personnageproie »204. 203
« Octavie aussi malgré son jeune âge avait appris à cacher sa douleur, ses affections, tous ses sentiments. » 204 En tout cas, dans les Annales, si le regard de son entourage se caractérise tant par la crainte, la peur et l'incertitude que par l'expression de soumission, d'humiliation, voire
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Le quatrième tableau met en scène l’enterrement expéditif de Britannicus sous une pluie torrentielle. Avant de le relater, usant d’un ton sarcastique, Tacite nous apprend que : « ita post breue silentium repetita conuiuii laetitia »205. On peut deviner l’étonnement du lecteur tacitéen. Comment expliquer le fait que, après un bref moment de silence, le festin puisse reprendre sa gaieté alors qu’il y a eu meurtre par empoisonnement ? On est sans nul doute surpris de la manière dont se sont déroulées les funérailles de Britannicus : « Nox eadem necem Britanici et rogum conjunxit, prouiso ante paratu, qui modicus fuit. »206. Réexaminons attentivement la structure de ces deux phrases. Que constatons-nous ? Placée à côté de la dernière phrase des Annales, XIII, 16,5, la première partie du passage des Annales, XIII, 17 semble jouer le rôle de ce qu’on appelle dans le langue cinématographique un « fondu enchaîné » dans la mesure où elle nous donne l’impression d’introduire dans le récit un changement des plans en clair-obscur. Cette phrase constitue, en fait, une sorte de transition permettant à la d'acceptation, malgré lui, de tout ce qui peut lui arriver, c'est-à-dire, de son destin, le regard du prince est marqué par la violence, la méfiance, etc. C’est donc la polarisation de tous ces regards sous toutes leurs formes que Tacite reproduit dans les Histoires et les Annales. 205 Tacite, Ann., XIII,16,5, fin : « Ainsi, après un bref silence, la gaieté du festin reprit. »Commentant ce passage au cours d’un de ses séminaires, A. Michel est d’avis que, dans la rédaction de ses récits, « Tacite pratique volontiers de telles esquisses psychologiques. Mais elles ne prennent sens que par une réflexion globale qui porte à la fois sur la politique et sur la condition humaine et qui vient ajouter au sens des mots comme un sous-entendu tragique. On s’aperçoit que le texte repose sur une gradation dérisoire : les sots fuient, les sages restent, Néron sourit, Agrippine, l’hypocrite, laisse voir son désespoir, Octavie, la naïve, est obligée de dissimuler parce qu’elle éprouve encore plus de peur que de douleur, on finit sur le mot d’allégresse (laetitia). » (Notes de cours 1991). Abordant la notion de l’actio chez Tacite, Galtier 2011,120 note que « Si, généralement, Tacite ne s’attarde guère sur l’aspect physique de ses personnages, il ne cesse de nous amener à scruter leur visage, parce qu’il marque visuellement, à travers lui, un trait de caractère, un comportement. (…). Lorsque les sentiments se dévoilent, ce sont surtout les différents degrés de la peur ou de la tristesse qui se lisent sur les traits des victimes et des témoins de leurs maux. » Pour comprendre le sens du mot « allégresse » (laetitia) souligné par A. Michel, ou plutôt sur le sens de la célèbre phrase qui conclut l’épisode de l’empoisonnement de Britannicus (ta, post breue silentium, repetita conuiui laetitia), cf. Galtier 2011,154-155. Aussi Bartsch, Sh. (1994): Actors in the Audience. Theatricality and Doublespeak from Nero to Hadrian, Cambridge (Mass.), 1-62. 206 Tacite, Ann., XIII,17,1 : « La même nuit joignit le meurtre de Britannicus et son bûcher funèbre, les préparatifs funèbres ayant été prévus auparavant, funérailles qui furent modestes. »
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narration ou à la tragédie de passer de la journée à la nuit, de la joie à la tristesse née de la manière dont Britannicus fut enterré. La suite des Annales, XIII, 17,1 est la parfaite illustration d’une autre technique cinématographique appelée « plan d’ensemble » où l’on nous apprend tout de la victime de Néron : dans son statut de narrateur omniscient, Tacite informe le lecteur que Britannicus a eu droit à des funérailles sans honneur, à un enterrement expéditif qui s’est déroulé au milieu de la nuit207 et surtout sous une pluie torrentielle : « In campo tamen Martis sepultus est, adeo turbidis imbribus, ut uulgus iram deum portendi crediderit aduersus facinus, cui plerique etaim hominum ignoscebant, antiquas fratrum discordias et insociabile regenum aestimantes. »208Au-delà de l’étonnement du lecteur, une question s’impose : pourquoi Néron a-t-il ordonné cet enterrement sous une pluie torrentielle ? Est-ce une manière, pour lui, d’effacer toutes les traces du crime afin d’échapper à la colère divine (iram deum portendi aduersus facinoris) ? C’est en tout cas ce que pense le uulgus. Puisque la justice divine209 agit tardivement, Tacite nous apprend dans les Annales XIV que cette ira deum a fini par s’abattre sur lui après son matricide.
* ** L’étude des Annales XIII, 16 et XIV, 1-133 avait pour objectif de cerner l’art de la narration tacitéenne. Un premier constat est que les récits et les tableaux contenus dans les Histoires et surtout dans les Annales sont des unités narratives minutieusement sélectionnées et prélevées par leur auteur sur la totalité de la réalité historique sous l’Empire. En laissant de côté certains éléments de l’action, en privilégiant tel ou tel détail significatif, en modifiant le point de vue de ses narrations par la multiplication des focalisations, il paraît 207
Chez Tacite, la nuit est le « symbole de l'hypocrisie et complice des drames » (Cf. l'introduction des Annales de Tacite, I-III, éd. Les Belles-Lettres, 1990, p. XLII). Voir aussi Ruban, J. (1065) : La nuit chez Tacite, thèse manuscrite, Liège, 1965. Aussi Lucas 1974, 94-102. 208 « Cependant il fut enterré sur le Champ de Mars sous des pluies si violentes que le peuple crut que la colère des dieux était annoncée contre un crime que d’ailleurs la plupart des hommes pardonnaient, pensant que les discordes entre frères sont anciennes et que le pouvoir ne se partage pas. » 209 Cf. Mambwini 1997a.
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évident que Tacite cherchait à solliciter son lecteur à visualiser les événements racontés comme s’ils y étaient. Pour imprimer la dimension du visuel dans ses récits, Tacite a donc été très attentif au choix des plans dont la grosseur est conditionnée par l’importance des récits et leur caractère dramatique. Le deuxième constat est qu’en écrivant ses récits, Tacite fait appel à une écriture cinématographique. Les trois extraits étudiés contiennent, à l’évidence, une dimension filmique indéniable tant il est vrai qu’on y trouve une diversité de plans comme ceux utilisés dans le cinéma d’aujourd’hui. Le passage des Annales XV.1-13 illustre à merveille ce que les réalisateurs de cinéma appellent le plan d’ensemble : en effet, outre les différents cadres où se sont développées les intrigues de la narration, ce passage nous présente Agrippine et ses bourreaux dans leurs environnements respectifs. De plus, il donne au lecteur l’impression de suivre les événements conduisant à l’assassinat d’Agrippine comme s’ils y étaient. Le passage des Annales XIII.16-17 est une succession des plans rapprochés sur Britannicus et Néron, mais aussi sur les participants à ce banquet dans la mesure où ils nous permettent d’avoir une appréhension sur eux, sur leur situation psychologique, sur les intentions et le caractère d’Agrippine et d’Octavia. Le même passage est un concentré de plusieurs techniques cinématographiques utilisées dans le cinéma du XXIe siècle à savoir : le panoramique ou le traveling matérialisé par le regard de Tacite dan son rôle de narrateur, le gros plan doublé du zoom sur le personnage de Néron. Ce chapitre montre que la rhétorique influe beaucoup dans l’art du récit chez Tacite. Celle-ci – la rhétorique donc – a permis à l’auteur des Annales et des Histoires à recourir à une multiplicité de techniques narratives afin de répondre à l’effet recherché, à savoir : la dramatisation sans pour autant déformer la vérité historique. Caractéristique essentielle des récits de Tacite, la dramatisation repose sur ce que nous pouvons appeler la théorie tacitéenne du regard. Cette théorie sous-tend l’exercice d’une double pensée : d’abord, la pensée de Tacite qui, en sa qualité d’historien, lui permet d’opérer, au-delà des apparences, une radiographie de véritables causes des événements historiques, d’accéder aux mobiles qui sont au cœur de la double tragédie qu’a connue Rome. L’art du récit chez Tacite s’appuie également sur une architecture d’images délibérément organisées à travers laquelle un lecteur du XXIe siècle trouverait des prémices de la technique dite 89
cinématographique (ou filmique), sur la mise en scène par Tacite du regard de ses personnages, sur la multiplicité des focalisations, voire sur la capacité de Tacite, narrateur omniscient, de se transformer à l’occasion en descripteur omnivoyant, sur la manière dont son regard indiscret fouille et viole par procuration l’intimité la plus secrète de ses personnages, sonde méthodiquement leurs pensées et les étale au grand jour, sur la manière dont Tacite, par sa plume, plonge son lecteur dans une perplexité nécessaire à son projet d’historien, démasque la simulatio de Néron, la dissimulatio de Tibère, la potentia d’Agrippine, la grandeur de Germanicus, la libido feminarum, le metus des princes, etc. L’art du récit chez Tacite répond à l’objectif premier de cet historien, à savoir de témoigner sur ce qui n’est pas toujours beau à voir et surtout témoigner le drame de la condition humaine sous l’Empire. Par son art de raconter, Tacite n’a qu’une préoccupation : provoquer l’émotion des faits rapportés. Et l’un des moyens pour y parvenir est sans nul doute le recours à des techniques très spécifiques qui ressemblent étonnamment à celles appliquées aujourd’hui au cinéma. S’il est une chose que nous devons retenir de ce chapitre, c’est le fait que Tacite apporte dans ses récits une intensité particulière qui donne une impression très prégnante de la densité de son écriture. De ce fait, il paraît nécessaire à tout chercheur désireux de cerner la pensée historique de Tacite ou sa philosophie de l’histoire de saisir les enjeux de cette écriture, notamment le rapport qu’elle établit entre les récits proprement dits des événements historiques et la manière dont le lecteur peut les appréhender. Dans le cadre de l’organisation globale de ses récits, Tacite sollicite constamment son lecteur à visualiser les événements racontés comme s’ils y étaient. De la sorte, sn écriture établit une sorte de relais entre les faits historiques et l’émotion que cela peut engendrer et permet de suivre l’avancée de l’intrigue, créatrice d’émotion spectaculaire fondée sur l’expression des sentiments intimes et surtout sur l’évocation de l’intériorité des êtres.
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Chapitre III Histoire et l’art de représentation de l’espace tragique chez Tacite : l’exemple des Histoires I, 40-41 et III, 83-85
1. La thématique de l’espace tragique chez Tacite À titre d’introduction, il convient de signaler que, parmi les champs d’investigation immenses d’A. Michel, la question de l’espace tragique chez Tacite n’occupe qu’une place infime. Notre Maître évoquait, dans bien nombre de ses articles, la notion de l’espace chez Tacite, sans toutefois lui consacrer une étude spécifique comme l’ont fait A. Rouveret et surtout A. Malissard210. Il ne s’agit pas de manque d’intérêt, mais le sujet ne correspondait pas à sa spécialité, celle d’Historien des idées. Toutefois, notre Maître ne cessait de nous le répéter que les récits rapportés par Tacite accordent une place essentielle à l’espace avec ses paysages et ses décors. Pour qui sait lire et interpréter Tacite, ces éléments descriptifs ne sont pas innocents. Leur présence dans le récit tacitéen doit nous conduire à interpréter l’histoire romaine sous l’Empire tant à travers le prisme des événements historiques rapportés par Tacite qu’à travers celui de la poétique de l’espace211, c’est-à-dire à travers la manière 210
Sur les deux auteurs, cf. notre bibliographie. Nous sommes conscient d’une chose : comme nous l’avons souligné dans Mambwini 2016,16-17, réfléchir sur la ‘poétique de l’espace’ chez Tacite reviendrait à nous interroger, par exemple, sur des procédés d’écriture au service d’une représentation singulière de l’espace d’ordre littéraire. Chantier plus vaste dont l’approche pourrait nous conduire à interroger l’élaboration du lieu littéraire dans ces rapports avec la construction de l’espac imagnaire, mais aussi la stylistique. Dans ce chapitre, nous allons uniquement nous intéresser à la manière dont Tacite représente l’espace tragique. Puisqu’on n’évoque pas l’espace sans faire allusion au ‘paysage’, nous nous focaliserons davantage sur la représentation du paysage dans le récit tragique tacitéen. Et pour cause. D’aucuns n’ignorent que le paysage entretient des liens spécifiques avec son environnement
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dont Tacite élabore et représente l’espace qui sert de cadre des événements rapportés. Plusieurs études, notamment celles d’A. Malissard212, attestent que la façon dont Tacite manie l’espace dans ses écrits est sans aucun doute l’un des éléments clé du succès des opera de cet historien, car le lecteur a l’impression d’assister à une projection d’un film dramatique et tragique tourné dans un seul site que sont : l’Vrbs et son empire. 1.1. Comment dire l’espace en latin ? Avant de répondre à la question « Comment dire l’espace en latin ? », il nous faut préciser ce que nous entendons par « espace ». Cette notion, faut-il le souligner d’emblée, ne va pas de soi dans la mesure où elle fait intervenir des concepts différents, mais proches d’un point de vue lexicographique. Ces concepts entretiennent une certaine dialectique complexe confrontant abstraction et représentation, contenant et contenu. Dans une étude que nous avons consacrée à la « poétique de l’espace dans les opera minora de Tacite »213 nous avons souligné les difficultés rencontrées chez les modernes pour mieux définir l’espace214. Dans un de ses ouvrages, A. Cauquelin a fait remarquer que « dans le langage de tous les jours nous confondons joyeusement espace, lieu, site, endroit, ici, là, terrain, territoire, étendue, longueur, environnement, milieu, nature, paysage… Généralement, ces termes servent à désigner des emplacements plus ou moins précis, emboités les uns dans les autres. Leur classement se fait, curieusement, selon une hiérarchie dont la clef est de l’ordre de l’espace […]. L’espace est plus grand que le lieu, et l’emboite, alors que le lieu emboite à son tour le site ; ce dernier enveloppe le « ici » qui introduit une question de temps et s’oppose au « là-bas » nettement plus flou, mais appartient naturel immédiat qui le sublime : un paysage est toujours contenu dans un espace qui l’outrepasse ; il sélectionne un fragment de cet espace sur lequel il se constitue. Ainsi s’nsèrent dans la textualité tacitéenne des tableaux dans lesquels le lecteur peut percevoir une scène de guerre, un naufrage, un site urbain, une scène de meurtre, des gens en mouvements, un lieu avec une vue panoramique, une plaine où l’on peut distinguer au loin des bois et des marais, une montagne, un fleuve, etc. 212 A. Malissard est la personne scientifique qui nous a encouragé à étudier la « poétique de l’espace chez Tacite ». Cf. Mambwini 2016, 11-20. 213 Mambwini 2016, 34-35. 214 Sur cette question, cf. Roger, A. (1997) : Court traité du paysage, Paris, Gallimard (Bibliothèque des Sciences humaines) ; Cauquelin, A. (2000) : L’Invention du paysage, Paris, PUF (Quadrige 307) ; Id. (2002) : Le site et le paysage, Paris, PUF.
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quand même au lieu ou au site […] »215. La même difficulté est enregistrée aussi chez les Anciens216. Nous avons à l’esprit les remarques émises par A. Malissard sur la complexité de ce que représente exactement le concept d’espace dans l’esprit, les connaissances et les mentalités antiques217. Ayant étudié plusieurs textes antiques, ce spécialiste de Tacite a également constaté que « le vocabulaire lui-même est ambigu et ne parvient pas à en enclore l’espace dans le sens d’un mot précis »218. Nous employons donc le terme espace dans le sens traditionnel du milieu à trois dimensions où l’homme romain vit et se déplace. Et « parce ce que milieu est porté par un lieu qui, lui-même, en retour, se déploie en espace, déploiement subordonné au regard ou au mouvement du sujet observant qui l’explore »219, nous utilisons le concept espace dans le sens géographique de locus220 considéré dans son acception « d’une aire ou d’une étendue sur laquelle ou dans laquelle se déroule l’action que raconte l’historien »221. Chez Tacite, ce locus peut être celui de la conquête des nouveaux espaces pour l’extension de l’Empire222, pour la stabilisation et la sécurisation des frontières de l’Empire223, celui du pouvoir et des intrigues (cf. les Annales), voire celui des guerres civiles et urbaines (cf. les Histoires)224. Précisons d’emblée que l’espace n’est pas seulement le lieu où se déploie l’intrigue, mais il s’impose aussi comme enjeu diégétique et réflexions de Tacite, dans son statut de citoyen romain, d’auteur et d’historien, sur le monde qui l’entoure et celui qu’il décrit. Un monde qui, somme toute, est bien réel. Bien qu’elle s’ouvre à diverses perspectives, l’étude des structures spatiales contenues dans les opera maiora de Tacite ont ce pouvoir de rendre lisibles les dispositifs 215
Cauquelin 2002, 74. Sur cette question, cf. Hadot, P. (1995) : Qu’est-ce que la philosophie antique ? Paris, Gallimard ; Levy, C. (1997), Les philosophes antiques, Paris, 44-46. 217 Malissard 1998,211. 218 Malissard 1998,211-212. 219 Mambwini 2016,35. 220 Comme le note A. Malissard (Malissard 1998,212), le terme locus s’applique aussi bien à l’emplacement qu’au moment et reçoit en outre une grande variété de sens abstraits qui dérivent probablement du caractère extrêmement divers des endroits qu’il peut désigner : l’endroit, la place, la position, la contrée, le pays, le pays, la région, etc. 221 Malissard 1998,211. 222 Cf. l’Agricola. Sur l’espace breton, cf. Mambwini 2016a, 69-139. 223 Cf. la Germania. Sur l’espace germanique, cf. Mambwini 2016a, 143-194. 224 Sur l’espace tragique dans les opera maiora de Tacite, cf. Malissard 1991, Rouveret 1991. 216
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inhérents, les normes et règles de la société romaine, une société référentielle servant de toile de fond aux re-sémantisations et réinterprétations de l’écrivain. Dans ce contexte, l’espace se fait plus médium que simple support de l’écriture. Puisqu’à ce jour, l’espace fait l’objet d’une théorisation de plus en plus importante, nous envisageons de ne présenter ici qu’une étude thématique. Notre préoccupation est de cerner comment Tacite ordonne les principaux éléments de l’espace, dont les paysages. Tout en tenant compte de la dimension fondamentale du sensible dans l’appréhension tacitéenne du monde romain, nous voudrions orienter l’étude de l’espace chez Tacite sur les modes de composition descriptive chez lui : comment Tacite construit-il l’espace romain et le représente-t-il dans ses récits ? 1.2. Un mot sur la représentation du cadre de l’Histoire romaine Dans ses opera, l’espace narratif reproduit le cadre historique de toutes les tragédies225 du pouvoir que l’Vrbs a connues. Ce cadre, l’historien l’a poétiquement reconstruit et représenté dans les moindres détails notamment grâce au recours aux procédés littéraires et rhétoriques. Si le recours à tous ces procédés contribue à l’esthétique de l’écriture tacitéenne, il se pose un problème fondamental auquel plusieurs spécialistes de Tacite ont tenté de répondre : étant donné que, ainsi le note d’ailleurs F. Galtier, « Tacite, tributaire des conceptions de la rhétorique antique, tend à vouloir représenter l’Histoire, la reproduire comme si elle était présente aux yeux du lecteur 226», considérant que l’art du tableau dont parle E. Courbaud227 influence l’écriture historique de Tacite et qu’une bonne partie de ses récits est le fruit d’une mise en scène228 répondant à une intention évidente de l’historien, celle de permettre au lecteur, exceptionnellement dans son statut de spectateur de visualiser
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Les tragédies dont il est question dans les écrits historiques de Tacite, ce sont celles qui, dans les Annales, qui se déroulent sous les règnes de Tibère, de Caius, de Claude et de Néron avec le pouvoir, pouvoir absolu, tyrannique bien entendu, exercé par ces empereurs ; ce sont aussi celles qui, dans les Histoires, conduisent aux assassinats des généraux avec toutes les conséquences qu’ils ont entraînées, et à l’incendie de l’Vrbs. 226 Galtier 2011,113. 227 Courbaud 1918, 121-166. 228 Sur cette question, cf. Galtier 2011, 113-128.
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mentalement l’histoire romaine229, et qu’une telle mise en scène implique le recours volontaire ou involontaire à l’imaginaire230, quel (s) objectif (s) Tacite entend-il poursuivre ? Nous avons tenté de répondre à cette question dans un de nos articles consacrés à la dimension du visuel chez Tacite231 et dans un de nos ouvrages consacrés à la poétique de l’espace dans les opera minora de Tacite232. Il se dégage de ces deux études la conclusion selon laquelle l’objectif poursuivi par Tacite est de provoquer dans la conscience du lecteur une série d’émotions propres à engendrer chez eux un état de sensibilité qui les disposera à mieux cerner tant les instants forts de l’histoire de Rome sous l’Empire que la causalité233 régissant son destin. Se dessine alors l’importance du rôle que joue l’espace dans le récit de Tacite, rôle qui s’explique par le souci de l’historien de montrer ses personnages en action et surtout de présenter leurs actions, bonnes ou mauvaises, dans les configurations spatiales dans lesquelles elles étaient accomplies, en mettant en avant-plan celles qui lui paraissent très importantes. Pour mieux saisir la notion de l’art de représentation de l’espace chez Tacite, il convient de rappeler que l’écriture historiographique tacitéenne est, dans toute la littérature latine, l’œuvre d’une conscience qui s’est attachée à choisir les faits historiques qui ont marqué l’histoire de Rome, les découper, bref les émonder afin de leur garantir une certaine lisibilité et un effet stylistique234 très particulier, une œuvre qui se fait distinguer pour sa profondeur tragique, son exubérance stylistique, sa profondeur thématique. À propos de ce dernier point, soulignons en passant que : - a) l’écriture historiographique tacitéenne est une œuvre dont la perspective thématique s’enracine hardiment dans l’imaginaire (d’un point de vue du lecteur moderne), le mythe, le sacré et le surnaturel. Une œuvre qui, d’un certain point de vue, se veut l’expression d’un univers où l’expérience humaine se définit et s’articule nécessairement
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Sur la dimension du visuel chez Tacite, cf. Mambwini 2009. Sur cette notion, cf. Galtier 2011, 128-141. 231 Cf. Mambwini 2009. 232 Cf. Mambwini 2016. 233Cf., entre autres, Mambwini 1994 (version condensée). 234 Sur le style de Tacite, cf., entre autres, Brink 1994 ; Loesftedt 1948; Salvatore 1950; Goodyear 1968; Michel 1981; Perret 1954. Egalement Aubrion 1985 (bibliographie), 735-737 230
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comme étant confluent du visible et de l’invisible, de l’humain et de la transcendance, du temporel et de l’intemporel ; - b) l’écriture historiographique tacitéenne nous projette l’image d’un univers où se dissipent les frontières entre les entités et les forces cosmiques qui composent et fondent le monde, un univers où constamment vacillent mêmes le limites entre la sphère des humains et celle des dieux, un univers sans cesse marqué par l’irruption du sacré et de la transcendance dans la vie ordinaire et quotidienne romaine ; - c) l’écriture historiographique tacitéenne raconte une histoire qui se passe dans un espace où l’imaginaire se fait une altière pulsion qui scelle et consacre l’unité du monde romain, c’est-à-dire l’imaginaire qui réalise la fusion du visible et de l’invisible, de l’humain et du surnaturel, mieux l’imaginaire qui rend possible la salutaire interrelation entre l’ici romain et l’au-delà, entre le passé et le présent romains. - d) l’écriture tacitéenne de l’Histoire est, le moins qu’on puisse dire, une mise en œuvre, une mise en mots de la double tragédie235 qu’a connue Rome sous l’Empire, cette double tragédie causée, d’une part, par les effets néfastes de l’exercice du pouvoir236 et, d’autre part, par les passions que ce pouvoir génère : tragédie des princes (les JulioClaudiens) dans les Annales, et des généraux (Othon, Vitellius, Galba) dans les Histoires, d’une part, tragédie des individus (Germanicus, Séjan, Messaline, Agrippine, etc.) et tragédie des collectivités (comme la plèbe romaine) d’autre part. Ce sont ces tragédies provoquées par l’exercice du pouvoir impérial, ce sont les effets destructeurs, corrupteurs, corrosifs et mortels de ce pouvoir impérial sur les sujets que Tacite a voulu montrer, l’objectif étant de démontrer que le pouvoir omnipuissant des princes aboutit systématiquement au tragique. Si, dans les Histoires, l’exercice abusif du pouvoir a conduit aux guerres civiles237, dans les Annales, il est à la base d’une crise 235
Cette double tragédie qui constitue l’essentiel des récits des opera maiora, Tacite l’a résumée dans différents passages, notamment les Hist., I,2,1-I,9,3 ; IV,3,3, les Ann., IV,32-33. Au-delà de cette double tragédie, il y a lieu d’évoquer également une autre tragédie, relevant de la dimension transcendantale, celle de la justice divine. Sur la justice divine ou l’intervention des dieux dans les affaires humaines, cf. Mambwini 1997. 236 . Comme le note B. Segura-Ramos (Segura-Ramos 1998,230), l'exercice du pouvoir provoque la tragédie et Tacite met surtout l'accent sur ses effets pour démontrer que le pouvoir omnipuissant aboutit systématiquement au tragique, tant le pouvoir a des effets destructeurs, corrupteurs, corrosifs et mortels sur les sujets. 237 Cf. Hist. II,38 : « Vetus et iam pridem insita mortalibus potentiae cupido cum imperil magnitudine adoleuit erupitque ; nam rebus modicis aequalitas facile habebatur. Sed ubi
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d’espace où il n’y a pas de place pour deux238. Il faut dire que, comme pour ‘la tragédie grecque’239, cette double tragédie romaine s’est plus déroulée dans ce que les historiens tant anciens que modernes appellent communément l’espace romain, un espace au « décor inséparable du déroulement de l’histoire romaine domi militiaeque et jusqu’au cœur des villas et palais impériaux », un espace réparti en deux : au centre, l’Vrbs, cœur de l’Empire et centre du pouvoir, et sa périphérie, un peu plus loin de sa périphérie, les provinces, celles-là même qui se sont illustrées par tant de soulèvements. Ce sont ces espaces que l’Historien de l’Empire nous présente, avec beauté, dans l’ensemble de ses écris en particulier dans ses opera maiora considérés par tous les spécialistes de Tacite non seulement comme des historiai,240 mais également et surtout comme des monumenta littéraires destinés à conserver les souvenirs de l’histoire de Rome. Et, si la Vie d’Agricola perpétue le souvenir du beau-père de Tacite dans un espace inhospitalier qu’est la Bretagne241, les Histoires et les Annales servent alors à perpétuer celui des actions, le plus souvent tragiques, accomplies par et sous les empereurs du Ier siècle dans des lieux, mieux dans des espaces très précis avec leurs décors. Ce sont ces actions et ces espaces qui occupent l’essentiel de leurs récits que Tacite tend à découper en épisodes et en tableaux242 dont l’essentiel subacto orbe et aemulis urbibus regibusque excisis securas opes concupiscere uacuum fuit, prima inter patres plebemque certaminaexarsere. Modo turbulenti tribuni, modo consules praeualidi, et in urbe ac foro temptamenta ciuilium bellorum, […]». 238 De la première à la dernière page des Annales, il apparaît clairement que les empereurs romains tenaient absolument à conserver leur pouvoir au point de chercher à éliminer, par tous les moyens, tous les prétendants qui leur faisaient ombrage. Sur cette crise d’espace, cf. Hegelen, E. (2006) : Les structures d’un imaginaire tragique dans les Annales de Tacite, mémoire soutenu en 2006 sous la direction d'E. Belbey et dont le résumé est en ligne (http://revel.unice.fr/rursus/document.html?id=150). 239 Nous faisons allusion à l’ouvrage de De Romilly, J. (1994) : La tragédie grecque, Paris, 3e édition, Quadrige, PUF. 240 Ce terme est à prendre au sens où Hérodote l’utilise, c’est-à-dire : recherches ou enquêtes. 241 Sur l’espace breton dans l’Agricola, cf. Mambwini 2016a. 242 Nous le savons : dans une étude de la poétique ou de la représentation de l’espace, le mot tableau renvoie à la représentation de l’espace selon une certaine esthétique proche de la conception artistique de l’espace descriptif. Autrement dit, il s’agit d’une séquence descriptive de longueur substantielle, dont l’ambition totalisante est de cerner de manière aussi exhaustive que possible l’espace appréhendé par la plume, relais littéraire du regard du sujet observant. Plusieurs passages tirés des écrits tacitéens sont assimilables à une vue qui donne une impression générale du cadre mais aussi à un spectacle, avec une idée d’unification des éléments et des impressions produites sur celui qui voit.
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est centré sur les personnages en action243 ou sur la nature, c’est-à-dire les paysages et leurs décors. Ce qui fait la beauté de ces tableaux244 très pathétiques, quelques fois renforcés par un certain réalisme, et dont certains brillent par des effets de pittoresque, c’est que grâce à l’utilisation d’un certain nombre de procédés littéraires et rhétoriques, au recours aux procédés de dramatisation, de mise en scènes et de la théâtralisation245, ils nous donnent l’impression d’assister en spectateurs à ces deux tragédies. Cette impression vient du fait que Tacite a utilisé une écriture qui a le pouvoir de créer une mystérieuse communication entre le lecteur et lui au point de les amener à visualiser mentalement les principaux événements qui ont marqué la cour impériale. Cette écriture, à travers laquelle l’historien est identifié dans son rôle de narrateur-observateur aux multiples focalisations et interroge les ordres du pouvoir, transforme le lecteur tacitéen en spectateur attentif de cette double tragédie dans la mesure où elle les conduit à opérer mentalement un montage des faits rapportés qui ont eu lieu dans un espace politique où s’inscrit la lutte de la personne humaine contre le pouvoir impérial aux appellations diverses et dépourvu de tout contrôle. Si le recours à tous ces procédés littéraires et rhétoriques contribue à l’esthétique de l’écriture tacitéenne, il se pose un problème 243
Tacite cherche à montrer leur âme, à étudier leur psychologie à travers les passions qui les animent. Sur cette question, cf. Cousin 1951. 244 Dans ses écrits, s’agissant de la représentation de l’espace, avant de se lancer dans la narratio proprement dite, et en vue de permettre au lecteur de se faire une idée de l’espace concerné dans son récit, Tacite recourt constamment à une technique descriptive proche de la peinture : la mise en évidence des tableaux de l’espace dans lequel tel ou tel événement s’est déroulé. Dans les écrits tacitéens, ce type de tableau offre une photographie très complète destinée en quelque sorte à une esthétique de la contemplation et nous donne une vue englobante de l’espace décrit : chaque élément décrit conformément à l’esthétique antique de la mimesis entend représenter exactement ce que le sujet observant a perçu dans la réalité en passant par l’imitation la plus fidèle possible. Ainsi l’attestent plusieurs études (cf., par exemple, Malissard 1991, Rouveret 1991), l’écriture tacitéenne essaie de circonscrire l’espace en en donnant une perception d’ensemble, en même temps, elle essaie de faire vivre cet ensemble au gré de la force des hypotyposes, pour mettre mentalement le lecteur en présence du lieu dépeint par la capacité évocatoire du langage et la suggestion très poétique de l’imaginaire. Sur les tableaux qu’émaillent les Histoires, cf. les Histoires de Tacite, livre I, texte établi et traduit par P. Wulleumier et H. le Bonniec, annoté par J. Hellegouarc’h, Paris, Les Belles Lettres, 1987, XXXI-XXXIV, notes 101-114. 245 Cf. Billereck, M. (1991) : « Die dramatische kunst des Tacitus », ANRW II,33/34 (Berlin- New-York) (1991), 2752-2771; Galtier 2011,47-141; Santoro L’Hor, F. (2006) : Tragedy, Rhetoric, and the Historiography of Tacitus’Annales, Ann Arbor.
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fondamental auquel plusieurs spécialistes de Tacite ont tenté de répondre. Étant donné que, ainsi le note d’ailleurs Galtier, « Tacite, tributaire des conceptions de la rhétorique antique, tend à vouloir représenter l’Histoire, la reproduire comme si elle était présente aux yeux du lecteur », considérant que « l’art du tableau » dont parle E. Courbaud246 influence l’écriture historique de Tacite et qu’une bonne partie de ses récits est le fruit d’une mise en scène247 répondant à une intention évidente de l’historien, celle de permettre au lecteur, exceptionnellement dans son statut de spectatores de visualiser l’histoire romaine248, et qu’une telle mise en scène implique le recours volontaire ou involontaire à l’imaginaire249, il se pose alors une question relative au degré de la vérité historique, mieux une question de l’écriture de l’histoire et de la représentation du passé. C’est une attente du lecteur du texte historique – c’est valable pour l’Antiquité, mais également pour aujourd’hui – que tout écrivain, tout historien lui propose un récit vrai et non une fiction. Considérant la manière dont la poétique intervient dans les récits de Tacite – une poétique mise au service d’une représentation sensible et tragique des faits historiques –, concernant l’historiographie tacitéenne, la question est de savoir si comment et jusqu’à quel point ce pacte tacite de lecture a pu être honoré. C’est une préoccupation sur laquelle nous reviendrons250. En attendant, nous devons savoir d’ores et déjà qu’à travers ce choix d’écriture, l’objectif poursuivi par Tacite est, semblet-il, de provoquer dans la conscience du lecteur une série d’émotions propres à engendrer chez lui un état de sensibilité qui le disposera, d’une part, à mieux saisir les instants forts de l’histoire de Rome sous l’Empire et, d’autre part, à mieux cerner la causalité régissant son destin. Se dessine alors l’importance du rôle251 que joue l’espace dans le récit de Tacite. À propos de l’espace, une précision s’impose : ainsi, nous l’avons déjà noté252, même si nous ne trouvons pas des pages entières 246
Courbaud 1918, 121-166. Sur cette notion, cf. Galtier 2011, 113-128. 248 Sur la dimension du visuel chez Tacite, cf. Mambwini 2009. 249 Sur cette notion, cf. Galtier 2011, 128-141. 250 Une étude est en chantier. 251 Ce rôle s’explique par le souci de l’historien de montrer ses personnages en action et surtout de présenter leurs actions, bonnes ou mauvaises, dans les configurations spatiales dans lesquelles elles étaient accomplies, en mettant en avant-plan celles qui lui paraissent très importantes. 252 Cf. Mambwini 2016a,32. 247
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consacrées à la description de l’espace, l’œuvre historique de Tacite révèle toutefois toute une réflexion sur un double espace : a) espace de l’Vrbs, espace physiquement intra muros considéré comme l’espace du pouvoir, théâtre de tant d’intrigues et de tragédies, b) espace physiquement extra muros, espace assez complexe de l’Empire dont les frontières devraient absolument être protégées. Ces deux espaces, leur franchissement ainsi que leurs décors ont déjà fait l’objet de plusieurs études253 qui, in fine, attestent que, chez Tacite, la notion d’espace ne renvoie pas seulement à un lieu (champ de bataille, plaine, montagne ou forêt), mais également au paysage dans lesquels certains éléments naturels comme les effets climatiques, le feu ainsi que les cours d’eau (rivières, fleuves, mers, océans) occupent une place de choix. Une étude approfondie de la thématique de l’espace chez Tacite peut déboucher sur une réflexion ontologique de l’homme romain, sur ses rapports avec la nature et avec les autres peuples, les non-Romains pour être précis, sur ses préoccupations pour l’extension de son territoire, etc. Elle peut aussi nous permettre de mieux cerner la manière dont l’historien reproduit et représente les lieux et leurs décors dans lesquels se sont déroulés les événements qui ont marqué l’histoire de la Rome impériale.
2. L’Vrbs, espace géographique de la tragédie romaine Justement, au sujet de cette question d’espace, ainsi que nous l’avons évoqué supra, écriture qui met scène des personnages historiques ayant réellement existé et des événements liés à l’histoire de Rome et son empire, événements suffisamment documentés, les Histoires et les Annales de Tacite occupent une place de choix dans l’historiographie romaine tant par son immensité et par les sujets traités que par le choix de l’écriture qui a le pouvoir de plonger le lecteur dans un univers narratif. Cet univers est un véritable cadre historique reconstruit dans les moindres détails à la manière d’un décor où les personnages évoluent encadrés, emprisonnés par les ombres du monde antique, puis bercés jusqu’à l’accomplissement de leur destin si tragique. Premier espace géographique de la tragédie romaine, l’Vrbs, avec ses imposants monuments, espace centralisateur de l’histoire romaine, espace historique dans lequel se déroule la tragédie romaine que l’historien entend rapporter par souci de 253
Cf. par ex. Malissard, Rouveret, Giua, Galtier (voir notre bibliographie).
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memoria, est un espace qui, au fil de lecture, devient un personnage à part entière, un personnage omniprésent de la première à la dernière page des opera maiora. Comment Tacite présente-t-il l’Vrbs en tant qu’espace clos ? Les indices épars dans les Histoires tout comme dans les Annales montrent que Tacite présente l’Vrbs comme : 2.1. L’Vrbs, espace physiquement clos Déjà, comme dans les Annales, dans les premières pages de ses Histoires considérées comme une sorte de préface254, Tacite, qui commence son récit sur un ton de confidence pour expliquer au lecteur les sujets qu’il envisage de traiter tout en accordant une place de choix à la causalité historique, souligne l’importance de l’Vrbs, perçu comme un immense théâtre dans lequel ses personnages (empereurs, généraux, sénateurs, citoyens romains, plèbe, foule, etc.) sont des actores et le lecteur de spectator. Dans son statut d’espace clos, l’Vrbs apparaît aux yeux de Tacite tant comme un lieu de meurtres de certains généraux et surtout un foyer d’où partira la guerre civile qui mettra à mal le destin de Rome que comme un espace du pouvoir en crise d’espace. Cette double perception spatiale a influencé l’écriture tacitéenne de l’Histoire. En effet, dans l’ensemble, les Histoires sont le récit d’un « empire déchiré »255 et dont l’auteur nous donne le résumé au début du livre I (Hist. I, 4-11). Ce résumé, ainsi le note P. Grimal, « permet d’entrevoir, en dépit des mutilations, quel en était l’esprit : avant tout, partout, des atrocités, des péripéties sanglantes, des empereurs massacrés, trois guerres civiles, des rébellions dans les provinces, en Gaule, en Bretagne, sur le Danube, sur la frontière parthe, et puis des catastrophes naturelles, l’éruption du Vésuve »256, etc. Cependant, pour qui sait lire Tacite, les massacres des empereux-généraux ainsi que l’incendie du Capitole, tels sont les principaux sujets qui se trouvaient au cœur de la préoccupation de Tacite257. Ces épisodes présentent l’Vrbs comme un espace de meurtres de citoyens romains commis par des citoyens romains. D’où l’indignation, l’amertume à laquelle on peut ajouter une petite dose de révolte qui caractérisent son écriture. 254
Tacite, Hist I, 1,1-4,3. Cf. aussi Galtier 2011, 110-111. Cette expression de P. Grimal en dit long. Cf. Grimal 1990, 169-174. 256 Grimal 1990,172. 257 Cf. Michel 1966, 187-207. 255
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Les mêmes sentiments se prolongent dans les Annales dans lesquelles l’Vrbs est perçue comme l’espace par excellence258 « des intrigues de palais, intrigues qui constituent la majeure partie de l’œuvre de Tacite consacrée aux empereurs de la dynastie julioclaudienne », espace des tragédies du pouvoir « où d’une part, les différents prétendants sont prêts à éliminer les obstacles de leur ascension, et où d’autre part, celui qui possède le pouvoir tient à le garder pour lui seul », espace où « se mettent en place des relations fondamentales et exclusives entre les personnages historiques, l’autorité et la convoitise, relations qui organisent des scènes récurrentes au cours de l’histoire de l’Empire romain, proches de celles des tragédies, telles que le fratricide ou le parricide. » L’assassinat d’Agrippine (Ann. XIV, 1-13) ainsi que l’empoisonnement de Britannicus (Ann. XIII, 17) ont conduit Tacite à nous représenter les lieux des crimes avec tous les détails spatiaux dans un style où le pathétique donne à la description des lieux une autre dimension. Au-delà de ce qui précède, force est de savoir que, s’il est un détail physique concernant Rome que les historiens latins reprennent d’une manière presque identique, c’est celui qui présente l’Vrbs comme un espace intra muros. Ne dit-on pas que : « Roma quae muro cingeretur » ? Cette représentation n’est pas sans conséquence sur le subconscient de ses habitants. Le fait d’appartenir à un espace physiquement limité a conduit les Romains, toutes classes sociales confondues, à développer le profond sentiment d’appartenir à un ensemble spécifique qui avait pour nom l’Vrbs considérée à juste titre comme un espace clos259, à la fois en raison de la permanence de la muraille et par le fait qu’elle était elle-même en quelque sorte cernée par des installations extra-urbaines, qui en soulignaient et en renforçaient le parcours. Ainsi qu’on le sait260, évoquer la dimension physique de l’Vrbs suppose, entre autres, cerner la description géophysique de l’Vrbs, en mettant l’accent essentiellement sur les 258
Toutes ces citations sont d’Hegelen 2007. Hinard, F. (1992) : «Rome dans Rome : la ville définie par les procédures administratives et les pratiques sociales », in Hinard, F. et Royo, M. (eds.) (1992) : Rome : l'espace urbain et ses représentations, Paris, Presses de l'Université de ParisSorbonne, 31-54. 260 http://www.espaces-publics-places.fr/la-perception-de-l%E2%80%99espace-urbainprincipes-et-fonctionnements) 259
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spécificités de la représentation physique de Rome dans les opera maiora, en tant que centre du pouvoir romain et lieu de toutes les intrigues, et donc scène de la tragédie romaine en adoptant l’approche proxémique. Fondée sur les observations ‘scéniques’, cette démarche souligne la dimension ‘visuelle’ du décor. Evoquer la dimension physique de Rome, c’est aussi s’intéresser aux spécificités de la perception tacitéenne de la ville de Rome à travers le traitement narratif que l’historien réserve aux « cadres » spatiaux avec leurs décors, les stéréotypes et les clichés y afférents. Mais nous avons vite déchanté, car un tel sujet mériterait une étude à part entière et, en tant que tel, nous devrions être amené à appliquer quelques principes de base, tels qu’édictés par plusieurs études modernes, à savoir : « d’une part, la perception de l’espace n’est pas la réalité géographique, tangible, mais elle est nécessaire à son appréhension : c’est un acte cognitif, permettant d’accéder à la connaissance et à la compréhension voire à l’exploitation du monde. D’autre part, la perception s’appuie sur ce qui nous parait réel, notre extérieur, notre environnement, pour en forger une interprétation et en concevoir une image perçue. Enfin, la perception de l’espace est un processus bien connu et établi de filtrages successifs du réel… » De ce qui précède, il nous paraît important de souligner qu’à propos de l’Vrbs tacitéenne, il n’est pas aisé d’évoquer sa dimension physique sans toutefois s’intéresser à sa spatialité intra et extra-muros. C’est un élément sur lequel nous reviendrons lorsque nous évoquerons la représentation de l’espace des guerres dans les Histoires. 2.2. L’Vrbs, espace du pouvoir en ‘crise d’espace’ Du point de vue de la narration tacitéenne, Rome est le centre du pouvoir, le cœur de l’Empire. Dans les Histoires, Rome apparaît comme le lieu de meurtres de certains généraux et de foyer d’où partira la guerre civile qui mettra à mal le destin de Rome. Dans les Annales, la Ville est l’espace par excellence « des intrigues de palais, intrigues qui constituent la majeure partie de l’œuvre de Tacite consacrée aux empereurs de la dynastie julio-claudienne », espace des tragédies du pouvoir « où d’une part, les différents prétendants sont prêts à éliminer les obstacles de leur ascension et où, d’autre part, celui qui possède le pouvoir tient à le garder pour lui seul », espace où « se mettent en place des relations fondamentales et exclusives entre les personnages historiques, l’autorité et la convoitise, relations qui organisent des scènes récurrentes au cours de l’histoire de l’Empire 103
romain, proches de celles des tragédies, telles que le fratricide ou le parricide. »261 2.3. L’Vrbs, espace sacré, espace transcendantal Chez Tacite, l’Vrbs a aussi une fonction transcendantale tant il est vrai que son existence est « fondée sur le rapport entre la communauté elle-même et les dieux. »262 C’est la raison pour laquelle, dans certains épisodes, l’Vrbs est divinisée et, à travers elle, certains de ses monuments sont sanctuarisés au point que, dans certains récits de Tacite, la fonction symbolique qu’ils jouent est en relation étroite avec les dieux dont on sait qu’ils jouent un rôle causal important dans l’histoire de Rome.263 C’est, comme nous le verrons plus loin, notamment le cas du Capitole264 symbolisant la relation entre les hommes et les dieux. De la première ligne des Histoires à la dernière ligne des Annales, le caractère transcendantal de l’Vrbs apparaît au grand jour. Il témoigne de ce fait de la place que l’historien accorde à la religio, et au sacré265. En tout cas, la manière dont Tacite évoque Rome prouve à suffisance qu’il représente l’Vrbs dans son ensemble comme un espace sacré, un espace dans lequel les dieux agissent et réagissent en obéissant « à des principes que les hommes ne peuvent 261
Toutes ces citations sont d’Hegelen 2007. Galtier 2011, 262. D’après Galtier (Galtier 2011, 261), Tacite ne conçoit pas seulement Rome comme un Etat : en tant que Romain, il conçoit également l’Vrbs comme une collectivité comprenant les hommes et les dieux. Ceux-ci sont directement impliqués dans le bon fonctionnement de la communauté. » 263 Sur le rôle que jouent les dieux dans l’histoire de Rome. 264 Chez Tacite, ‘l’histoire’ du Capitole constitue tout une symbolique qui n’est compréhensible qu’à travers la notion de la causalité historique. Le Capitole constitue donc le lien physique entre ceux-ci et les hommes. Son incendie, conséquence du furor des troupes de Vitellius et de celles des Flaviens, était perçu comme un sinistre présage au point de frapper l’imagination collective romaine sur les fata de Rome. 265 Dans la société romaine, religio et sacré témoignent non seulement de la spiritualité des Romains, mais également du rôle que les dieux jouent dans l’existence d’un Romain. (Sur cette question, cf. Mambwini 1997a. A propos de la transcendantalité de l’espace romain, il convient de savoir que, comme l’a si bien noté F. Galtier (Galtier 2011,262), « Rome apparaît comme une entité abstraite, dont l’existence, fondée sur le rapport entre la communauté elle-même et les dieux, aboutit à une conception idéalisée de l’Vrbs », et donc à sa divinisation. Ce qui pourrait expliquer, dans l’œuvre de Tacite, l’absence de description physique de Rome. De même que les sculpteurs et les peintres romains représentent les dieux en s’appuyant sur certains de leurs attributs, de même aussi Tacite représente Rome dans ses récits en se servant de certains détails visibles- monuments ou décors- relatifs à sa fonction politique et à sa fonction religieuse. 262
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comprendre. »266 C’est pourquoi, chaque fois qu’il en a l’occasion, l’historien rappelle à ses concitoyens que, selon leurs comportements à l’égard des dieux et donc de la religio pratiquée dans l’Vrbs, l’on peut bénéficier de la benignitas deorum ou subir leur ira. Espace sacré où le caractère transcendantal est imprimé à travers la présence des templa et d’autres lieux sacrés, l’Vrbs ou un des éléments qui la composent ne peut, en aucun cas être souillée par les hommes énivrés par leurs passions. C’est pour cette raison qu’il laisse éclater son indignation267 chaque fois qu’il évoque les guerres civiles de 69 dont Rome fut le théâtre et qui ont provoqué l’incendie du Capitole, le monument sacré matérialisant non seulement la pérennité de l’Etat romain, mais également le lien entre les dieux et les humains. Justement à propos de cet incendie, dans son récit des Histoires III, 72, Tacite est allé jusqu’à dégager sa véritable signification en rappelant un autre incendie survenu presque exactement cent cinquante ans plus tôt, pendant la guerre civile entre Sulla et Marius, en 83 av. J.-C. Ainsi le note P. Grimal268, « comme allait le faire Vespasien, Sulla, vainqueur, avait voulu, sans tarder, le reconstruire, mais, ajoute Tacite, il n’avait pu le dédier, surpris par la mort avant son achèvement, et Tacite conclut : ‘C’est la seule chose qui ait été refusée à son bonheur’ ». Selon le même Grimal, l’incendie de 83 fut considéré par l’opinion générale comme un prodige, qui marquait un jalon dans la vie de la cité, à la fois une fin et un commencement269. Il avait précédé la révolution qui mit fin à la libertas, avec lui s’ouvrait la dernière période qui devait aboutir aux troubles d’où allait sortir le principat. Mais, pour en découvrir la signification, il avait fallu attendre un peu plus d’un demi-siècle270. Selon P. Grimal, « le rappel de l’incendie survenu au temps de Sulla est riche de signification. Sulla avait connu la réussite dans toutes ses entreprises, et son bonheur était proverbial. Pourtant, il ne lui avait pas été donné d’inscrire son nom sur le monument qui symbolisât l’être mystique de Rome. La raison en était assurément que le dieu n’avait pas voulu que l’homme qui avait mené une guerre impie contre sa patrie et versé tant de sang fût à jamais associé au temple majeur de la Ville. D’après Tacite, l’incendie de 69 que Tacite considéra comme le plus affreux 266
Galtier 2011,260. A propos de cette indignation, cf. Aubrion 1985,36 ; Galtier 2011,260. 268 Grimal 1990,233. 269 Grimal 1990,234. 270 Grimal 1990, 235 267
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qu’avait éprouvé la nation romaine, avait aussi toute une signification : parce que sa cause était mystérieuse, il a été regardé comme une manifestation de la volonté divine, marquant une étape dans l’histoire de la Ville et de son Empire, étape qui se traduira par l’inauguration d’un nouveau cycle politique : celui de Vespasien. Selon Galtier271, « la destruction du temple représente un véritable sacrilège, qui implique la collectivité tout entière et révèle que ses liens avec les forces divines sont sur le point de se briser. » Espace sacré, Rome n’accepte aucune impureté. À ce sujet, les dieux protecteurs de l’Vrbs y veillent. C’est ainsi qu’ils ont déversé leur colère sur Néron qui, dans sa recherche perpétuelle de plaisirs, « avait imaginé de se baigner dans l’une des sources de l’aqua Marcia, l’aqueduc qui amenait à Rome l’eau la plus pure, depuis les montagnes qui bornent l’horizon de Rome. »272 Pour Tacite, se baigner dans cette eau sacrée était ni plus ni moins un sacrilège qui, à ses yeux, explique la maladie dont Néron a été atteint (Ann., XIV, 22,4). 2.4. L’Vrbs, espace de guerre, foyer de la guerre civile Ainsi que nous l’avons déjà souligné dans plusieurs de nos études, l’histoire de Rome est tributaire de la manière dont les hommes agissent et réagissent face aux passions. En effet, plus que ne l’ont fait Salluste et Tite-Live, Tacite s’est plu à plonger ses personnages dans une vie quotidienne sans emphase. La plupart d’entre eux sont des êtres en proie à leurs passions. Celles-ci ont pour nom, entre autres, adulatio, inuidia, aemulatio, libido, potentia et taedium. Les personnages de Tacite obéissent donc aux diverses impulsions de leur sensibilité ; ils n’agissent pas en fonction d’un idéal clairement défini, mais en fonction de leurs peurs et de leurs désirs. Le manque de maîtrise de ces peurs et de ces désirs ont conduit les Romains à transformer l’Vrbs en un foyer de guerre civile provoquée par l’ambition du pouvoir et attisée par le furor 273dont l’origine transcendante est liée à la folie bachique, dispensée par Dionysos. Dans la conception religieuse romaine, le furor, sentiment envoyé par les divinités, entraîne de façon irrésistible la volonté des hommes. Il 271
Galtier 2011,261 Grimal 1990, 174. 273 Le verbe furere dont il est le substantif a certainement un rapport étymologique avec Furia. 272
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est à la fois dangereux et contagieux, se propage très facilement et permet d’entretenir dans la masse du peuple ou chez les soldats romains un goût pervers pour la cruauté274. L’une des causes de la guerre, le furor est donc à l’origine de la guerre civile à Rome275.Plusieurs passages des écrits de Tacite276 attestent que la guerre en général, et la guerre civile en particulier, est une véritable école de haine. Elle a engendré dans les cœurs des hommes, d’une part, la défiance qui résulte de l’inquiétude et de la suspicion, et d’autre part, la cruauté, dans le sens du furor. Ainsi, pour montrer la puissance dévastatrice de cette passion et surtout sa capacité de transformer l’homme en une bête sauvage, mieux pour faire prendre à ses compatriotes les horreurs de la guerre civile, avec sa plume, tel un peintre, l’historien laisse éclater son émotion devant les actes de répression, lieux devant les carnages qui s’exercent contre des citoyens ou des soldats romains. Nous reviendrons infra sur cette question. 2.5. L’Vrbs, espace-personnage Il est intéressant de constater que, plus on avance dans la lecture de ses opera maiora, plus l’Vrbs devient un personnage à part entière, actif parfois, observateur du drame qui se déroule en son sein. À la fin de ces deux ouvrages, l’Vrbs apparaît comme le Héros de la tragédie romane, c’est-à-dire comme le seul personnage qui survit au drame, à l’histoire, au temps qui ravage tout. Dans son statut d’un de principaux personnages de l’Histoire, l’Vrbs devient parfois même le principal témoin éponyme de ces drames et de ces tragédies. Précisons que, du point de vue purement de la narratologie, grâce à la magie de la plume, si l’on s’en tient à certains principes édictés par G. Genette, cet espace physique qu’est l’Vrbs, avec son palais impérial, ses places 274
Meslin 1984,105 note que le guerrier romain ne peut remporter la victoire que s’il est animé d’un furor, aussi dangereux pour ses compatriotes qu’il le fut pour l’ennemi. Il convient donc de l’en débarrasser au plus vite dès que l’action guerrière est close. D’où ces rites d’exposition des dépouilles qui visent à décharger les soldats de cette énergie sacrée, aussi destructrice que porteuse de victoire. Sur le sens sacré du furor, cf. Fugier, H. (1963) : Recherches sur l’expression du sacré dans la langue latine, Paris, 414. 275 A en croire Lucain, la guerre de la Pharsale est la conséquence de l’explosion des folies des hommes aveuglés par le furor. Sur son rôle dans la guerre, cf.Jal, P. (1963) : La guerre civile à Rome. Etudes littéraires et morale. Paris ; Dumezil, M. G. (1942) : Horace et les Curiaces, Paris, 1942, spécialement le chapitre I. Aussi Galtier 2011,264265. 276 Cf., par exemple, Ann. I,49,3 ; Hist. I,9,1 ; II,46,1, III, 85,1-2, IV,1,10.
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publiques, ses édifices publics, ses temples, devient, le temps d’une narration, tant spectatrice de la tragédie qui se déroule à ses pieds, que personnage à part entière. En tant que personnage, Rome est omniprésente dans toutes les ‘séquences’ dramatiques ou tragiques qui défilent devant l’écran de l’histoire ; c’est l’œil, le témoin qui garde à jamais dans sa mémoire de pierre le souvenir de ces histoires humaines fugaces, mais intenses, passionnées et tragiques. Considérée comme actrice de l’Histoire, l’Vrbs apparaît, au bout du compte, comme le seul personnage qui survit à la tragédie, à l’histoire, au temps qui ravage tout. Tacite soutient cette idée très profonde dans la pérennité de Rome dans l’épisode du figuier Ruminal qui clôt les Annales XIII,58 : « Eodem anno, Ruminalem arborem in comitio, quae octingentos et triginta ante annos Remi Romulique infantiam texerat, mortius ramalibus et arescente trunco deminutam, prodigii loco habitum est, donce in nouos fetus reuiresceret. »277
3. La représentation de l’espace tragique dans les opera maiora Comment Tacite représente-t-il l’espace tragique dans ses opera maiora ? Chercher à répondre à cette question nous conduirait à réfléchir sur la poétique de l’espace dans les Hitoires et les Annales de Tacite. Au regard des études existantes, notamment celles menées par A. Rouveret et surtout A. Malissard, l’on peut dire que l’œuvre historique de Tacite se présente comme une image kaléidoscopique de l’interaction entre l’écrivain-historien qu’il est et l’espace romain par la modalité littéraire. Ainsi, pour mieux cerner comment il représente l’espace dans ses écrits, nous devrons rassembler la matière éparse de l’espace et ses nombreux paysages constellant ses écrits afin d’en tirer la quintessence d’un rapport passionné des loci décrits dans ses tableaux. Nous avons tenté d’étudier cette question dans ses opera minora278 en analysant tout le processus de création de l’espace littéraire chez Tacite de la perception à la recomposition littéraire. À propos des opera maiora, l’on doit savoir que Tacite accorde une grande place aux guerres qui ont marqué l’histoire de Rome et de son 277
(La même année, le figuier Ruminal, dressé sur le comitium, qui, plus de huit cent trente ans auparavant, avait abrité l’enfance de Remus et de Romulus, subit, en perdant ses branches, et en se desséchant du tronc, une décrépitude qui passa pour un mauvais présage, jusqu’à ce que la poussée de nouveaux rejetons le fit reverdir.) 278 Cf. Mambwini 2016a.
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empire. Parce que l’espace (et ses paysages) est avant tout du domaine du visuel et que l’un de ses objectifs est de permettre au lecteur de voir les horreurs commises par la bêtise humaine, Tacite a développé une écriture qui, d’une part, s’inspire vraisemblablement de l’art pictural, de l’art plastique si l’on veut279, et, d’autre part, se rapproche de ce que nous pouvons appeler aujourd’hui une écriture filmique ou cinématographique280. La construction ainsi que la représentation de l’espace tragique dans les opera maiora doivent être perçues comme la mise en mots à la fois de l’expérience vécue par Tacite, de son imagination et de ce qu’il ressentait au moment où il écrivait. Ce ressenti est perceptible à travers la descriptio spatiale qu’il insère dans sa narratio, descriptio dans laquelle et à travers laquelle, d’une part, il met en relation les événements rapportés, les actions accomplies par ses personnages dans un lieu précis et, d’autre part, il fait appel à tous les ingrédients rhétoriques pour rendre cette descriptio réaliste. L’analyse des Histoires I, 40-41 et III, 83-85 que nous proposons ici montre que la mise en exergue de la mobilité, du déplacement des personnages, la description précise des « éléments » présents sur le « lieu de guerre » et sur la « scène de meurtre », le jeu de l’horizontalité et de verticalité pour produire les effets spatiaux panoramiques en « trois dimensions » (qu’on permette cette expression anachronique) ont permis à Tacite, d’une part, de construire et reproduire sa géographie spatiale des lieux tragiques, et, d’autre part, de transmettre au lecteur ses sensations ainsi que ses sentiments sur le vécu romain. La création poétique des espaces tragiques ainsi que leur présentation posent évidemment, et de façon indirecte, la question de des morts des princes, des morts qui, dans ces tableaux, « alternent avec les massacres collectifs, auxquels Tacite paraît donner de plus en plus d’ampleur. »281 Les « affrontements sanglants entre Flaviens et Vitelliens et des exactions qui suivent dans toute la ville de Rome »282 que Tacite a raconté en détail dans les Histoires III, 83-85 montrent à quel point le furor pousse l’homme à tuer. Ce récit et celui des Histoires I, 40-41montrent également que la mort par assassinat est la sanction à laquelle les mauvais princes doivent s’attendre. En fait, 279
Sur cette question, cf. Turcan 1995. Cf. Mambwini 2009. 281 Galtier 2011, 276. 282 Galtier 2011, 276 280
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plusieurs passages des opera maiora attestent que la mort est, entre autres, « la sanction qui s’abat sur celui qui échoue à prendre ou à conserver le pouvoir »283. Au-delà de leurs contenus, pour être très proche de notre thème, il faut insister sur le fait que les deux épisodes tragiques des Histoires I, 40-41 et III, 83-85 posent également la question de l’organisation tacitéenne de l’espace, de ses paysages et ses décors. Dans un long article publié dans A.N.R.W et datant de 1991, A. Malissard montre que, pour organiser ses espaces tragiques, Tacite passe généralement par la constitution de paysages et de décors de l’étagement284. On s’apercevra que, d’une part, les images descriptives que Tacite nous présente sont constituées par touches successives qui suivent la configuration du lieu d’assassinat et, d’autre part, chaque image est mise en relation avec les décors urbains et architecturaux (temples, maisons, portiques, etc.). Le tout se présente dans les récits comme si on se trouvait au théâtre. Analysons ces deux extraits. 3.1. La représentation de l’espace de meurtre des princes dans les Histoires I, 40-41 (meurtre de Galba) et III, 84,5-85 (meurtre de Vitellius) La représentation de l’espace tragique intra muros, en même temps qu’elle sert de cadre dans lequel se sont passés les événements à la fois dramatiques et tragiques de l’histoire romaine, a aussi pour finalité, à côté de mouere le lecteur, de faire prendre conscience aux Romains que, dans leur furor, ils ont souillé l’espace sacré qu’est l’Vrbs par le sang de leurs concitoyens. À titre d’illustration, nous étudierons deux extraits significativement importants pour l’histoire
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Galtier 2011,276. Ici, la notion de l’étagement s’explique par l’impression de perception spatiale qui se dégage de la lecture de la configuration descriptive contenu dans tel ou tel récit tacitéen. En effet, le lecteur qui visualise mentalement un espace tragique a l’impression que son regard s’étend par paliers successifs, généralement de plus loin au plus près, conduisant à se représenter l’espace ou son paysage de manière continue comme un édifice à plusieurs étages, dans une extension qui se borne à l’horizon externe (dans le cas de l’espace ou du paysage extérieur) infini ou interne (dans le cas de l’espace ou paysage intérieur) fini. Cette sensation d’étagement perceptif a conduit A. Malissard (cf. Malissard 1991) à se rendre compte que, dans un espace tragique ou le paysage qui en fait parie, « pour poser le décor nécessaire à l’action qu’il raconte, Tacite ne retient en effet que quelques éléments descriptifs, dont le nombre pour un même tableau ne dépasse jamais cinq et descend fréquemment jusqu’à l’unité. »
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de l’Vrbs. Il s’agit des Histoires I, 40-41 qui relatent le meurtre de Galba et III, 85 consacré aux derniers instants de Vitellius 3.1.1. Les Histoires I, 40-41 ou comment Galba a-t-il été tué ? L’épisode de la mort de Galba dans les Histoires I, 40-41 est un tableau construit avec la même technique narrative que celui de l’assassinat d’Agrippine. Tacite a eu recours à une écriture cinématographique qui, au-delà de sa puissance de visualiser le meurtre de ce général, rend le récit dynamique : le caractère filmique imprimé à ce récit permet au lecteur de Tacite de voir l’espace de meurtre avec toutes les implications que cette ‘vue’ peut avoir dans la compréhension de l’œuvre historique, non seulement d’un écrivain soucieux de travailler 285les mots et leur sens, voire leur polyvalence, mais aussi d’un historien qui, dans ses descriptions et ses rares narrations, a eu recours à des images à facture réaliste, aux métaphores, aux symboles voire aux signes qui privilégient le montage visuel au point de transformer un récit tragique en une séquence filmique, laquelle accorde une place de choix tant aux acteurs de la tragédie qu’aux cadres ainsi qu’aux décors de l’espace où se déroule ladite tragédie. L’intérêt de l’étude de ce passage est qu’il nous permettra de mettre l’accent sur la place et le rôle que joue le décor dans la compréhension de l’Histoire, mieux de la pensée historique de Tacite. C’est pour nous une manière de procéder à la relecture de l’intéressante publication d’Alain Malissard portant sur « le décor dans les Histoires et les Annales »286. Dans cet article, il a démontré que chez Tacite « la description se limite à une rapide présentation, voire à une pure évocation des lieux dans lesquels l’action se déroule. »287 Lisons Tacite. Histoires I, 40 : « 1. Agebatur huc illuc Galba uario turbae fluctuantis impulsu, completis undique basilicis ac templis, 285
Par ce verbe, nous pensons à l’effort intellectuel que le lecteur de Tacite doit fournir pour mieux comprendre ses pensées. Comme on le sait, Tacite a beaucoup de pensées, d’arrières-pensées que la subtilité de son style rend difficile à saisir. L’unique moyen pour les déceler consiste à apprendre à bien le lire, c’est-à-dire à bien maîtriser sa langue et surtout son style. A. Michel nous avait régulièrement fait remarquer que, chez Tacite, il faut que le lecteur parvienne à se dégager du récit pour mesurer sa portée, la signification objective de son contenu afin de dégager l’essentiel. Nous avouons qu’une telle entreprise n’est pas facile. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle certains chercheurs proposent des interprétations contestables de l’écriture tacitéenne de l’histoire. 286 Malissard 1991. 287 Malissard 1991, 2834.
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lugubri prospectu. Neque populi aut plebis ulla uox, sed attoniti uultus et conuersae ad omnia aures ; non tumultus, non quies, quale magni metus et magnae irae silentium est. Othoni tamen armari plebem nuntiabatur; ire praecipites et occupare pericula iubet.2. Igitur milites Romani, quasi Vologaesum aut Pacorum auito Arsacidarum solio depulsuri ac non imperatorem suum inermem et senem trucidare pergerent, disiecta plebe, proculcato senatu, truces armis, rapidi equis forum inrumpunt. « Nec illos Capitolii aspectus et imminentium templorum religio et priores et futuri principes terruere quo minus facerent scelus cuius ultor est quisquis successit. »288Histoires, I, 41 : « 1. Viso comminus armatorum agmine uexillarius comitatae Galbam cohortis - Atilium Vergilionem fuisse tradunt - dereptam Galbae imaginem solo adflixit: eo signo manifesta in Othonem omnium militum studia, desertum fuga populi forum, destricta aduersus dubitantis tela. 2. Iuxta Curtii lacum trepidatione ferentium Galba proiectus e sella ac prouolutus est. Extremam eius uocem, ut cuique odium aut admiratio fuit, uarie prodidere : alii suppliciter interrogasse quid mali meruisset, paucos dies exoluendo donatiuo deprecatum: plures obtulise ultro percussoribus iugulum: agerent ac ferirent, si ita [e] re publica uideretur. Non interfuit occidentium quid diceret. 3. De percussore non satis constat : quidam Terentium euocatum, alii Laecanium; crebrior fama tradidit Camurium quintae decimae legionis militem impresso gladio iugulum eius hausisse. Ceteri crura brachiaque (nam pectus tegebatur) foede laniauere; pleraque uulnera feritate et saeuitia trunco iam corpori adiecta. »289 288
Tacite, Hist. I, 40: « 1. Galba était balloté de-ci de-là, au gré des remous d’une foule houleuse, pendant que partout, des basiliques et des temples remplis des mondes, on regardait ce lugubre spectacle. Dans le peuple et dans la populace, pas un mot, mais sur les visages la stupeur, et les oreilles tendues à tous les bruits ; ce n’était ni le tumulte ni le calme, mais le silence des grandes peurs ou des grandes colères. Cependant on annonçait à Othon que la populace s’armait ; il ordonne aux siens de courir en toute hâte et de prévenir le danger. 2. Ainsi des soldats romains, comme s’ils allaient chasser Vologèse ou Pacorus du trône ancestral des Arsacides, et non pas égorger en toute hâte leur propre empereur, un vieillard désarmé, dispersent la populace, foulent aux pieds le Sénat et, menaçants, l’épée à la main, au galop de leurs chevaux, font irruption sur le Forum. Ni la vue du Capitole, ni la sainteté des temples qui dominent la place, ni la pensée des princes passés ou à venir ne leur firent assez peur pour les détourner d’un crime dont le vengeur est toujours le successeur de la victime. » 289 Tacite, Hist. I,41 : « 1. En voyant approcher une colonne d’hommes armés, le porteétendard de la cohorte qui accompagnait Galba – Atilius Vergilio, à ce qu’on rapporte – arracha le médaillon de Galba et le jeta par terre ; à ce signal, tous les soldats se déclarèrent pour Othon, le peuple s’enfuit, laissant le Forum désert ; on dégaina pour
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La lecture minutieuse de ce long texte que nous avons sciemment repris in extenso atteste que l’épisode du meurtre de Galba290, tué sur le Forum romain près du Lacus Curtius que Tacite raconte dans les Histoires I, 40-41 est un « morceau d’anthologie » savamment réussi dans lequel Tacite a su montrer son talent de narrateur-descripteur omniscient. F. Galtier a bien raison de dire que ce récit « constitue probablement une des représentations les plus crues de violence infligée à un personnage de premier plan »291, à savoir l’Empereur des Romains auquel des soldats romains s’attaquent avec une violence inouïe comme s’il s’agissait de Vologèse ou de Pacorus (Hist. 1 40,2). Dans un long récit292 très détaillé, mais également très travaillé (Hist. I 27-39), Tacite raconte en détail la journée du 15 janvier 69 de la levée au coucher du soleil293, une journée que Segura-Ramos Bartolomé a pu résumer avec justesse294. Ce jour-là, « Othon entre au forum avec quarante-six soldats et Galba est informé de ce fait, puisqu’il se trouve à l’intérieur du palais, près du forum. D’abord, Pison, adopté par le vieil empereur six jours auparavant, parle à la cohorte togata qui montait la garde au palais en lui promettant, entre convaincre les hésitants. 2. Près du bassin de Curtius, l’affolement des porteurs projeta Galba hors de sa chaise et il roula à terre. Sa dernière parole a été diversement rapportée par la haine ou l’admiration : les uns disent qu’il demanda d’une voix suppliante ce qu’il avait fait du mal et implora quelques jours pour s’acquitter de la gratification ; d’autres, plus nombreux, qu’il tendit la gorge aux assassins, en s’écriant : « Allez, frappez, si vous croyez que c’est pour le bien de l’Etat ». Les meurtriers ne se soucièrent pas de ce qu’il disait. 3. On n’est pas d’accord sur le nom de celui qui le frappa : selon certains, Terentius, un rengagé ; selon d’autres, Laecanius ; la tradition la plus répandue veut que Carmurius, soldat de la quinzième légion, lui ait enfoncé son glaive dans la gorge. Les autres lui tailladèrent affreusement les jambes et les bras – la poitrine était protégée ; la plupart des coups furent portés avec une sauvage cruauté à un corps déjà décapité. » 290 Ainsi le souligne Michel 1966, 199, Galba fut assassiné parce « qu’il avait voulu adopter pour lui succéder un Romain de vieille et noble famille qui s’appelait Pison ; il a ainsi suscité la jalousie d’Othon, ancien courtisan de Néron, qui avait espéré obtenir l’Empire et qui, se voyant évincé, sut exploiter la rancœur de la garde impériale. Tout le drame s’est donc déroulé à propos de l’adoption de Pison. » 291 Galtier 2011, 100 qui ajoute d’ailleurs, à la suite des détails d’horreur fournis dans sa description des coups portés sur l’empereur que « rarement Tacite est allé aussi loin dans l’hypotypose macabre. » 292 Hist. I, 27-41, sous un total de 14 chapitres. Sur la mort de Galba, dans les Histoires de Tacite, cf. Poulle 1998. 293 Comme dans une tragédie grecque, par respect de la règle du temps et de l’espace, l’histoire du meurtre de Galba se passe en un seul lieu (le Forum) et en une journée. 294 Segura-Ramos 1998, 228-229. Nous reprenons ici son résumé afin de mieux cerner le passage qui nous intéresse, à savoir : les Hist. I,40-41.
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autres choses, la prime (donatiuum) qui lui avait été lourdement refusée par la sévérité, voire l’avarice de Galba. Le pouvoir envoie des représentants à toutes les unités cantonnées à Rome ; les prétoriens et les marins se soulèvent, les détachements germains doutent. La plèbe envahit le palais en demandant la mort d’Othon, "comme au cirque ou au théâtre ils auraient réclamé un numéro quelconque" Galba, enfermé au palais, ne sait pas s’il doit y rester ou en sortir ; le consul lui conseille de rester, tandis que Lacon et Icelus l’incitent à partir. On répand la rumeur qu’Othon a été assassiné ; c’est alors que le palais s’ouvre et que Galba est transporté en chaise à porteurs après avoir revêtu sa cuirasse (tel le vieux Priam qui s’arme pour résister aux envahisseurs du palais et succombe aux mains de Pyrrhus, Enéide II, 506-558) puis sort à la rencontre de la foule qui fait irruption dans le palais. Tandis que Galba part à la recherche de son destin, Tacite rapporte au style direct le discours d’Othon qui, après l’avoir prononcé, arme les soldats, prétoriens et légionnaires. Galba est déjà arrivé au forum, où Pison le rejoint. Les désertions commencent. » La suite du texte est émouvante où le tragique se mêle au dramatique (Hist. I, 40,1-2). Avant de poursuivre notre lecture, examinons attentivement ce passage. Le récit de Tacite (Hist. I, 27-39) qui, au fil de lecture, en un tableau dynamique dans lequel le lecteur suit tous les mouvements de soldats dans un espace où le décor est envoyé au second plan, se transforme aux chapitres 40-41en un tableau à michemin entre le statique et le dynamique, mais dominé par le panoramique. Un tableau véritablement tragique qui, grâce à la puissance évocatrice des mots et surtout grâce à un style propre à Tacite et le recours à quelques procédés d’euidentia, se transforme en un tableau d’horreur295, riche en détails sanglants, Tacite, historien et écrivain, est parvenu à transporter mentalement le lecteur sur le lieu du crime. Comme dans un film dramatique, le récit s’ouvre par un plan d’ensemble (Hist. I, 40,1) qui nous présente le Forum ainsi que ses alentours dominés par des basiliques et des temples d’où on peut apercevoir une foule, saisie de peur et pleine d’une colère contenue, 295
L’horreur reflétée dans ce récit est mise en exergue grâce à l’utilisation du procédé d’euidentia qui met en valeur l’attitude des soldats romains s’acharnant sur Galba, sous les yeux de la foule. Sur l’emploi de ce procédé dans le récit de la mort de Galba, cf. la thèse d’A. Esteves soutenue à Paris en 2005 et portant sur « Poétique de l’horreur dans l’épopée et l’historiographie latines, de l’époque cicéronienne à l’époque flavienne : imaginaire, esthétique, réception ».
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regarder le spectacle qui s’offrait devant elle : l’arrivée de Galba (transporté sur une chaise) au Forum, rejoint quelques instants plus tôt par Pison (Hist. I, 39). Comme dans l’Agricola, l’œil-caméra s’arrête un instant sur un personnage présenté en plan serré : il s’agit d’un soldat othonien, les armes à la main, faire irruption dans le Forum, provoquant au passage de la panique au sein de la foule, et se diriger vers Galba (que Tacite présente comme un vieillard sans armes) afin de le tuer au vu et au su de tous les regards. L’indignation de l’historien (Hist. I, 40,5) sert de transition en fondu en vue de permettre au lecteur de passer du premier épisode au deuxième que Tacite présente en ces termes : (Hist. 1,41, 1-3). Ce récit se passe de tout commentaire quant aux détails d’horreur fournis par Tacite dans sa description de la manière dont les soldats d’Othon ont sauvagement assassiné Galba. Ces détails ont d’ailleurs conduit F. Galtier à faire remarquer que « rarement Tacite est allé aussi loin dans l’hypotypose macabre. »296 Comme nous venons de le lire, cet épisode s’ouvre sur un gros plan montrant les soldats d’Othon, fortement armés, ainsi que la cavalerie envahir le Forum, disperser la plèbe et faire fuir le sénat pris sur le vif, un certain Atilius Vergilio, porte-étendard de la cohorte qui accompagnait Galba, apeuré de voir les Othoniens en armes se diriger vers eux, arracha l’imaginem Galbae avant de jeter son étendard par terre297, signe de désertion de la cohorte togata ou de ralliement aux Othoniens. C’est la panique générale : d’une part, le peuple abandonne en hâte le Forum, et d’autre part, « cerné par les hommes d’Othon, livré au regard de la foule qui s’est réfugiée sur les marches des bâtiments encadrant la place, l’empereur qu’on a transporté jusque là presque malgré lui, donne l’image d’un homme sur lequel se referme un piège immense. » Sans aucune transition, le lecteur découvre l’horreur, mieux la férocité des soldats d‘Othon perpétrant dans l’inhumanité la plus profonde le meurtre de Galba sous les regards de la foule, mais également des monuments historiques environnant le Forum. Dans ce 296
Galtier 2011,100. Cf. de Jonquières, C. et Hollard, V. (2008) : « La damnatio memoriae dans les œuvres historiques de Suétone et de Tacite. In: Cahiers du Centre Gustave Glotz, 19, 145-163. L’armée est l’autre cadre, à côté de la foule présente dans la cité, au sein duquel une expression populaire peut se faire entendre à propos du traitement imposé à la mémoire d’un personnage public. C’est par leurs enseignes que les soldats honorent ou détruisent l’imago d’un empereur. Durant les événements de l’année 68-69 apr. J.-C., deux empereurs virent leurs imagines détruites sur les enseignes militaires. Ce fut d’abord le cas de Galba.
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mouvement de panique et de sauve-qui-peut, grâce au regard omniprésent du narrateur, le lecteur voit les hommes de Galba abandonner, près du lac de Curtius, la chaise de Galba, qui tombe en roulant. Un soldat de la XVe légion le tue sur-le-champ. Puis les autres tranchent la tête de l’empereur et s’acharnent sur son cadavre. Ce qui est intéressant dans ce récit, au-delà de la tragédie racontée, c’est la façon dont Tacite introduit la dimension visuelle permettant au lecteur de voir tous les protagonistes, chacun dans son rôle : qu’il s’agisse de la foule apeurée, mais curieuse de voir le « lugubre spectacle », celui de l’Empereur Galba réduit en un vieillard fatigué et sans armes transporté dans le Forum contre son gré, qu’il s’agisse de la foule dont « attoniti uultus et conuersae ad omnia aures » et qui s’enfuie au signal qui déclenche l’attaque du convoi de Galba ou encore de ce soldat othonien qui, armes à la main, se précipite dans le Forum pour enfin avec Galba qui, abandonné, sera finalement assassiné, rien n’échappe aux « yeux » du lecteur. Et, pour matérialiser cette progression dans l’action, Tacite présente le « lieu du crime » non pas sous forme de description, mais en faisant apparaître le décor au fur et à mesure qu’évolue l’action. L’introduction du décor part du « point » le plus éloigné du Forum à celui le plus proche. Cela nous rappelle la technique filmique de prise de vues du zoom au plan rapproché. Le décor ainsi introduit est composé de prestigieux monuments qui entourent la « scène du crime ». Les premiers monuments que l’on voit sont les basiliques et les temples où se rassemble la foule pressée de regarder ce que l’historien appelle le « lugubre spectacle » : (Tacite, Hist. 1, 40,1) « Agebatur huc illuc Galba uario turbae fluctuantis impulsu, completis undique Basilicis ac templis, lugubri prospectu . » Le deuxième monument est le Forum. C’est le point central du tableau dramatique dans lequel on aperçoit un soldat, armes à la main, disperser la foule et se diriger vers sa « victime » qu’est Galba : (Hist, I, 40,2) « disiecta plebe, proculcato senatu, truces armis, rapidi equis Forum inrumpunt. ». Les troisièmes monuments que l’on « voit », lorsque les cavaliers débouchent sur la place, sont le Capitole et les temples qui se dressent tout près du Forum : (Hist.I, 40,2) « Nec illos Capitolii aspectus et imminentium templorum religio et priores et futuri principes terruere. » Tous ces monuments qui « apparaissent au fil de l’action », en même temps qu’ils renforcent la dramatisation du récit, ont une valeur
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symbolique298. Comme on peut s’en apercevoir, plutôt que nous présenter le lieu du meurtre sous forme d’un bloc descriptif, Tacite nous donne l’impression de baliser ce lieu en présentant progressivement son décor tout en tenant compte des agissements de tous les « acteurs de la tragédie ». Ce n’est donc pas par hasard ou pour des raisons purement esthétiques que Tacite fait intervenir ces monuments. Deux raisons majeures justifient leur « présence » : primo, ainsi l’a déjà souligné A. Rouveret299, loin d’être un simple décor, il convient de savoir que les monuments sont chez Tacite des acteurs à part entière de l’histoire. Partant de cette idée, on peut dire que ces monuments sont des témoins des événements tragiques qui se sont produits dans la journée du 15 janvier 69 ; secundo, ainsi le note B. Poulle, tout au long de sa narration, « Tacite mentionne les lieux et les monuments de Rome de façon à donner aux événements l’arrièrefond historique et symbolique que le décor porte en lui-même. »300 Intéressons-nous à cette idée de B. Poulle ou, pour être plus précis, à la dernière partie de son idée. Qu’entend-il par « arrière-fond historique et symbolique » ? Pour répondre correctement à cette question, nous devons recourir au dictionnaire encyclopédique pour savoir la place qu’occupaient ces monuments (arrière-fond historique) et ce qu’ils représentaient exactement pour les Romains (arrière-fond symbolique). La Basilique : symbole de la vie civile et dépourvue de fonctions religieuses, la Basilique désigne durant l’Antiquité romaine un grand édifice public destiné à abriter des activités commerciales, financières et judiciaires. S’inspirant de la stoa grecque colonnade, la Basilique est donc cet espace, mieux ce lieu de rencontre destiné à protéger diverses activités des intempéries et placé en bordure de l’espace public (l’agora). Le Forum : ainsi le précise F. Galtier301, espace symbolique, le Forum où meurt Galba est aussi présenté comme un espace clos, car délimité par les temples et les portiques. Dans le cas précis, il donne l’impression d’une sorte de prison à ciel ouvert. En effet, « cerné par les hommes d’Othon, livré au regard de la foule qui s’est refugiée sur
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Galtier 2011,115. Rouveret 1991 : 3051-3099, spécialement 3066-3072. 300 Poulle 1998,313. Galtier 2011,115 ajoute que ces lieux et ces monunents qui, dans la trame du récit, apparaissent au fil de l’action, renforcent la dramatisation du récit. 301 Galtier 2011,115. 299
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les marches des bâtiments encadrant la place, l’empereur (…) donne l’image d’un homme sur lequel se referme un piège immense. »302 Le Capitole : c’est la demeure de Jupiter Très Bon Très Grand, connu encore sous l’appellation de Jupiter Capitolin303. Il est considéré par la tradition romaine comme le garant de la stabilité de l’Empire. De ce fait, il représente la pérennité de l’Etat romain. Tacite souligne l’importance de ce temple lorsqu’il évoque sa destruction et sa restauration dans un passage des Histoires III, 72 et même dans un autre passage des Histoires IV 53. Selon la tradition antique, le temple de Jupiter Capitolin a été édifié à l’initiative du roi Tarquin l’Ancien en remplacement des temples plus anciens construits par les Sabins. Il est terminé à la fin du VIe siècle av. J.-C. par Tarquin le Superbe puis dédié en 509 av. J.-C., la première année de la République romaine. Ce temple est le plus grand de la Rome républicaine. Il symbolise la puissance de la ville et en est le centre religieux304. Selon B. Poulle, « la mention du Capitole ici n’est pas fortuite ; sans aucun doute, elle annonce l’incendie provoqué par Vitellius et rappelle celui qui suivit l’entrée de Sylla dans Rome : la guerre civile est bien l’autodestruction de la puissance romaine, marquée par la profanation et la ruine de son symbole, le Capitole »305. Ce critique ajoute que « l’allusion historique de Tacite est encore plus précise : Galba est l’arrière-petit-fils de Quintus Lutatius Catulus, qui reconstruisit le Capitole et y inscrivit son nom. Le premier empereur à ne pas être de la famille d’Auguste avait axé sa propagande sur cet ancêtre pour se donner une légitimité. Il avait fait figurer le nom de Catulus sur ses statues et le Capitole sur ses monnaies. Aussi, quand Tacite signale que le Capitole a surplombé le meurtre de Galba, il nous transporte à l’époque républicaine et souligne l’atteinte à la légitimité de l’empereur, l’impiété criminelle de son assassinat et l’ironie tragique de l’histoire romaine, qui est sans cesse recommencée. »306 Le Lac Curtius307. Beaucoup de choses ont été dites au sujet du lac Curtius. Il suffit, pour cela, de lire les versions proposées par 302
Galtier 2011,115. Paul M. Martin, P. M. (1983) : Architecture et politique : le temple de Jupiter Capitolin, dans Présence de l'architecture et de l'urbanisme romains, Paris, 9-29. 304 Galtier 2011, 220, note 433. 305 Poulle 1998, 313. 306 Poulle 1998, 314. 307 Sur le symbole représenté par le lac Curtius dans les Histoires, Cf Scott, R.T. (1968) : Religion and Philosophy in the Histories of Tacitus, American Academy in Rome. 303
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Varron308. Une chose est vraie : ce lac « est sur le Forum un lieu entouré d’une clôture en treillage, où se trouvent une margelle de puits arrondie dite putéal et plusieurs autels. Un relief en marbre datant probablement de l’époque de César a été découvert à proximité en 1553, il représente le héros Curtius se jetant dans le gouffre. »309 Il paraît que, lors de la guerre entre les Sabins et les Romains, à l’idée de sauver la patrie, un certain Curtius a accompli sa deuotio pour l’intérêt de la patrie en se jetant tout armé dans le gouffre. Par ce geste tragique, ce lac est devenu le symbole de l’accord entre Rome et les dieux qui veillent sur elle310. Or, écrit Tacite, c’est au même endroit que Galba a aussi trouvé la mort. Tout un symbole. En effet, en précisant que la mort de Galba a eu lieu à côté de ce lieu historique qui gardait la mémoire de la guerre entre les Sabins et les Romains, lieu qui, dans la trame du récit n’est qu’un simple décor, Tacite voulait probablement établir une analogie entre la fin de Galba et celle de Curtius : Galba était tombé de sa litière et avait roulé au sol, comme Curtius est tombé dans le gouffre. Partant de cette analogie, on peut dire en toute logique que, dans la pensée de Tacite, si Curtius est mort pour la partie, alors il en est de même pour Galba. De ce fait, il apparaît aux yeux de l’histoire comme une victime de l’acharnement d’Othon qui, d’ailleurs, s’est réjoui en voyant sa tête (Hist. I, 44,1). La notation « lac Curtius », eu égard à ce que ce lieu représente dans l’histoire et la tradition romaines, « confère au meurtre la dimension d’un acte sacrilège »311 qui, plus tard, sera puni par les dieux. Parce que la mort de Galba passe pour une deuotio312, on comprend alors pourquoi, dès l’annonce du suicide d’Othon et de l’acclamation de Vitellius, le Populus Romanus organisa une cérémonie en l’honneur de Galba et le Sénat lui vota l’érection d’une statue sur le Forum, une manière de réhabiliter cet empereur, victime de la damnatio memoriae dans la mesure où, malgré son rang d’empereur déchu, il ne reçut pas les honneurs d’un funus publicum et enterré de nuit par son affranchi 308
Pour l’origine de ce nom, cf. Varron, Ling. Lat., 5, 148-150. https://fr.wikipedia.org/wiki/Lacus_Curtius 310 Selon Tite-Live, AUC, VII,6, en l’an 362 av. J.-C.,un trou béant se serait formé instantanément en plein Forum. Les dieux auraient obligé les Romains à sacrifier ce qu’ils avaient de plus précieux afin de permettre aux puissances de Rome de durer à jamais. Curtius, en tenue de soldat, armé et monté sur son cheval, s’offrit aux divinités en se précipitant dans ce gouffre. Cf. aussi Galtier 2011, 209. 311 Galtier 2011,220. 312 Cette idée est clairement exprimée dans une partie de ses dernières paroles : « agerent ac ferirent, si ita [e] re publica uideretur. » (Hist., I, 41, 3). 309
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Argius (Hist., 1, 48, 2 ; 49, 1) dans ses anciens jardins313 afin qu’aucun culte public ne puisse lui être rendu. Avant de passer au deuxième extrait (Hist. III, 84,4-85), il nus paraît important de souligner que le tableau de l’assassinat de Galba se termine par cette description de la manière dont le prince a été tué : « crebrior fama tradidit Camurium quintae decimae legionis militem impresso gladio iugulum eius hausisse. Ceteri crura brachiaque (nam pectus tegebatur) foede laniauere; pleraque uulnera feritate et saeuitia trunco iam corpori adiecta. »314 Ce tableau, note F. Galtier, « confine ici à l’horreur, à travers des coups portés : un glaive est enfoncé dans la gorge du prince, ses bras et ses jambes sont lacérés, car on ne peut percer la cuirasse, et sa tête est tranchée. Détail plus atroce encore, on s’acharne sur le corps, une fois celui-ci décapité. »315 Galtier ajoute cette remarque importante : « rarement Tacite est allé aussi loin dans l’hypotypose macabre. »316 S’il l’a fait, lui qui évite de verser dans l’horreur pure, c’est justement pour, d’une part, souligner le degré de bestialité, de violence des auteurs de cet assassinat, et d’autre part, montrer que la perte du pouvoir impérial conduit au drame, au tragique. Pour faire passer ce message à l’opinion, Tacite s’arrange toujours pour présenter les récits des assassinats des princes comme un « spectacle de l’Histoire ». Spectacle, car ses récits sont de véritables mises en scène narratives. Tout récit se passe dans un lieu bien déterminé, avec son cadre et ses décors. Tacite utilise tous les ingrédients de la rhétorique pour créer et représenter ce lieu. Dans cet espace créé par le récit meuvent des individus – des protagonistes dont on décrit rarement les aspects physiques –, chacun jouant son rôle tout en manifestant leur état psychologique. Comme dans un film dramatique, ces individus, ces acteurs, parlent317. Généralement les 313
Cf. Grimal, P. (1984) : Les jardins romains à la fin de la République et aux premiers siècles de l’Empire. Essai sur le naturalisme romain, Rome, 159-161. 314 Tacite, Hist. I,41,3 : « la tradition la plus répandue veut que Carmurius, soldat de la quinzième légion, lui ait enfoncé son glaive dans la gorge. Les autres lui tailladèrent affreusement les jambes et les bras – la poitrine était protégée ; la plupart des coups furent portés avec une sauvage cruauté à un corps déjà décapité. » 315 Galtier 2011,100. 316 Galtier 2011,100. 317 Comme le note F. Galtier (Galtier 2011,122), “le récit tacitéen ne donne pas seulement à voir ses personnages, il donne aussi à les entendre. A travers tout un ensemble de notations qui concernent à la fois le discours lui-même mais aussi les verbes qui le structurent, l’historien parvient à rendre le ton, l’intensité ou le débit des paroles
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paroles les plus importantes que retiennent l’histoire sont celles prononcées par les personnages principaux – les princes – peu avant leur mort. Et leurs paroles ont toujours un lien avec le pouvoir exercé : « agerent ac ferirent, si ita [e] re publica uideretur » (Hist.I, 41,2) aurait dit Galba avant de rendre l’âme. Cet espace tragique créé par le récit est empreint de l’imaginaire tragique, mieux il apparaît comme une scène de théâtre. En effet, l’auteur désire faire voir à son lecteur l’événement qu’il évoque. Cette dimension du visuel que nous avons déjà étudiée318 est perceptible dans ce tableau des Histoires I, 40-41. Dans cet espace tragique meuvent également les « spectateurs » qui, dans la plupart des cas, sont représentés par le populus qui agit au gré de ses sentiments. Les éléments que nous venons d’évoquer se retrouvent également dans les Histoires III, 84,4-85 qui relatent le meurtre de Vitellius. 3.1.2. Les Histoires III, 84,4-85 ou les derniers instants de Vitellius L’extrait des Histoires III, 84,4-85 constitue un exemple bien réussi dans lequel Tacite est parvenu à employer la technique du travelling pour reproduire et représenter l’espace dans lequel Vitellius a passé les derniers moments de sa vie. Cette technique cinématographique permet au lecteur de suivre, mieux de visualiser le parcours emprunté par Vitellius, d’abord avec ses esclaves du Palatium et sa maison située à l’Aventin (III, 84,4-5), ensuite avec ses bourreaux du Palatium aux Gémonies (III, 85). Commentons ces deux passages qui, en fait, représentent trois temps forts du récit de meurtre de Vitellius où la représentation de l’espace tragique occupe une place de choix. Lisons les Histoires III, 84,4-5 : « 4. Vitellius capta urbe per auersam Palatii partem Auentinum in domum uxoris sellula defetur, ut, si diem latebra uitauisset, Tarracinam ad cohotes frateremque perfugeret. Dein mobilitate ingenii et, quae natura pauoris est, cum omnia metuenti praesentia maxime displicerent, in Palatium regreditur uastum desertumque, dilapsis etiam infimis seruitiorum aut occursum eius declinantibus. Terret solitudo et tacentes loci ; temptat clausa, inhorrescit uacuis ; fessusque misero errore et pudenda semet prononcées ». Presque tous les personnages tacitéens assassinés parlent avant de rendre l’âme. C’est notamment le cas d’Agrippine (Ann. XIV,8), de Galba mais aussi de Vitellius (Hist. III,85). Sur le discours des personnages tacitéens et leur reproduction dans le récit, cf. Aubrion 1985,491-636 ; Utard 2004, 161-168. 318 Mambwini 2009.
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occultans ab Iulio Placido tribuno cohortis protrahitur. 5. Vinctae pone tergum manus ; laniata ueste, foedum spectaculum, ducebatur, multis increpantibus, nullo inlacrimante : deformitas exitus misercordiam abstulerat. Obuius e Germanicis militibus Vitellium infesto ictu per iram, uel quo maturius ludibrio eximeret, an tribunum adpetierit, in incerto fuit ; auren tribuni amputauit ac statim confossus est »319 Ce passage présente les deux premiers temps forts du récit de meurtre de Vitellius. Le premier temps fort (§4) s’ouvre par un détail de décors lourd de sens : « Vitellius […] auersam Palati partem Auentinum in domum uxoris sellula defetur : au contraire de ses soldats qui se sont présentés uersi in hostem (Hist. 84,3 fin), Vitellius sort par le côté opposé à celui par lequel les Flaviens allaient pénétrer, vers le sud-ouest du Palatin, par où il peut gagner la maison de son épouse sise sur l’Aventin320. Le tableau nous montre donc la tentative de fuite de Vitellius afin d’échapper à ses bourreaux. Quand on sait que, en temps normal, le palais impérial est plus sécurisé qu’une demeure privée, on peut psychologiquement comprendre Vitellius qui changea d’avis au point de revenir à son point de départ : le Palatium. C’est l’occasion pour Tacite de présenter l’intérieur de ce palais. On y découvre un espace désacralisé, déshumanisé qui nous montre des salles immenses, jadis remplies du monde, vides et silencieuses. La solitude de l’empereur, les salles désertes et silencieuses symbolisent la perte de la puissance impériale et 319
Tacite, Hist. III,84,4-5 : « 4. Après la prise de Rome, Vitellius sort du palais par une porte de derrière et se fait porter en chaise sur l’Aventin, chez sa femme, avec l’intention, s’il échappait dans cette cachette aux dangers du jour, de se réfugier à Terracine, auprès des cohortes et de son frère. Puis de fait de son instabilité, et parce que, comme il est naturel quand on a peur, craignant tout, il était surtout sensible aux alarmes présentes, il revient au palais, qui était vide et désert, car même les derniers de ses esclaves s’étaient dispersés u évitaient de le rencontrer. La solitude l’épouvante, et le silence de ces lieux ; il cherche à ouvrir les salles fermées et frisonne de les trouver vides ; enfin las d’errer misérablement, il se cache dans un réduit ignoble, d’où vient l’arracher Julius Placidus, tribun de cohorte. 5. Les mains liées derrière le dos, les vêtements en lambeaux, on le traînait – hideux spectacle – sous mille invectives, sans que personne versât une larme : la laideur de cette fin avait étouffé la compassion. On rencontra un soldat de l’armée de Germanie : est-ce Vitellius qu’il voulut atteindre, en lui portant un coup dans un accès de colère, ou pour le soustraire plus vite à l’humiliation, ou bien visait-il le tribun ? Personne ne put le dire ; il coupa une oreille au tribun et fut aussitôt percé de coups. » 320 Si l’on suit Suétone (Vit. 16,1), cette maison que Tacite attribue à sa femme, est vraisemblablement sa propre demeure.
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annoncent l’imminence de la mort de celui qui fut l’homme le plus puissant de l’Vrbs. Le deuxième temps fort est celui rapporté au §5. Tacite conduit son lecteur à voir un autre cadre urbain qui ressemble fort à un amphithéâtre ou un cirque où le peuple est invité à assister à ce que Tacite appelle métaphoriquement « foedum spectaculum » de celui qui fut l’homme le plus puissant de l’Vrbs. Si le populus est spectator, alors les soldats ainsi que l’empereur « uinctae pone tergum manus » et « laniata ueste »321 sont des acteurs interprétant leurs rôles respectifs. Le recours à ce langage métaphorique donne du volume au paysage urbain ainsi peint et éclaire l’un des objectifs de Tacite : donner à voir certaines scènes dramatiques qui ont marqué l’histoire de l’Vrbs. Pour y parvenir, l’historien accorde une place de choix au regard, à la dimension du visuel322 : celle-ci donne l’impression au lecteur de voir ce qui s’est réellement passé. Lisons à présent les Histoires III, 85 : « Vitellius infestis mucronibus coactum modo erigere os et offerre contumeliis, nunc cadentes statuas suas, plerumque rostra aut Galbae occisi locum contueri, postremo ad Gemonias, ubi corpus Flauii Sabini iacurat, propulere. Vna uox n degeneris animi excepta, cum tribuno insltanti se taen imperatorem eius fuisse respondit ; ac deinde ingestis uolneribus concidit. Et uulgos eadem prauitate insectabatur interfectum, qua fouera uiuentem. »323 321
Ce détail vestimentaire peut, au premier regard, étonner plus d’un lecteur de Tacite. Et pour cause. L’historien « ne s’abaisse que rarement à évoquer ce genre de détail trivial » (cf. Galtier 2011,116). Ici, la notation « laniata ueste » apparaît comme un élément pertinent dans la représentation et est donc porteur de sens. Cette notation peut nous conduire à penser que Vitellius a résisté à son arrestation, il s’est débattu avant qu’il ne soit neutralisé par le tribun de cohorte Julius Placidus. Quand on sait que Vitellius portait des vêtements de qualité exceptionnelle, les vêtements en lambeaux dont Tacite fait mention sont une preuve manifeste de la déchéance du prince. 322 Cf. Mambwini 2009. Aussi Varner, E.R. (2000) : « Grotesque Vision. Seneca’s Tragedies and Neronian Art », in G.W. M. Harrison (éd.) Seneca in Performance, Londres, 119-136; Galtier 2011,136-141. 323 Tacite, Hist. III, 85 : « Quant à Vitellius, on forçait avec la pointe des épées tantôt à du lever la tête et à l’offrir aux outrages, tantôt à regarder ses statues qu’on renversait, surtout les Rostres, ou le lieu où Galba avait été tué ; enfin ils le poussèrent devant eux jusqu’aux Gémonies, où le corps de Flavius Sabinus avait été jeté. On recueillit de sa bouche une seule parole qui ne fût pas d’une âme basse : au tribun qui l’insultait il répondit que tout de même il avait été son empereur ; puis il tomba sous les cous qu’on lui porta, et la populace l’outrageait mort avec la même bassesse qu’elle l’avait adulé vivant. »
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Selon Tacite, Vitellius est traîné, les mains attachées derrière le dos, les vêtements en lambeaux, du Palatium jusqu’aux Gémonies. F. Galtier ajoute que ce « parcours est, en soi, significatif »324. Il permet au lecteur de suivre, « le malheureux forcé par la pointe d’un glaive à regarder ses statues qu’on abat, pour souligner l’ampleur de sa déchéance. »325 Parmi ces statues, Tacite souligne « plerumque rostra ». Nous savons de Suétone (Vit. 15,2), que c’est depuis les Rostres que Vitellius avait annoncé son intention d’abdiquer ce qui avait indirectement, par le fait qu’il était ensuite revenu sur sa décision, provoqué la mort de Flavius Sabinus, suivi de l’incendie du Capitole. Parcours significatif aussi, parce qu’il permet au lecteur, d’une part, de s’apercevoir qu’avant d’arriver aux Gémonies, Vitellius est passé près du Lac Curtius, lieu du meurtre de Galba326, et d’autre part, de vivre comment le prince a été traité, humilié par le populus qui, dans son statut de spectateur, ne manifesta aucun signe de compassion. Comme dans les Histoires I, 40-41, Tacite construit son espace tragique en faisant appel à la référence de théâtre et surtout en s’appuyant sur des éléments de décors issus de l’architecture en mentionnant quelques lieux et monuments très symboliques de Rome, à savoir le Palatium, les Rostres327, le lac Curtius déjà évoqué supra 324
Galtier 2011,213. Galtier 2011,213. 326 Ce qui signifie que Vitellius a traversé ou a longé le forum. 327 Le nom de « rostres » dérive des éperons (rostra) de navires de guerre pris à l'ennemi qui décorent la façade de la première tribune, sur le Comitium. Les autres tribunes conservent cette tradition et « rostres » finit par devenir un terme générique désignant les tribunes aux harangues situées sur le Forum Romain. Plusieurs fois restaurés (Cf. Duret, L. et Néraudeau, J.-P. (2001) : Urbanisme et métamorphose de la Rome antique, Realia, Les Belles Lettres,79-91. En 54 av. J.-C., César entreprend d'importants travaux sur le Forum et détruit une grande partie des édifices du Comitium excepté la Curie qui est reconstruite et les Rostres qui sont déplacés, désignés alors par le nom de Rostra Nova ou Rostra Caesari. Auguste parachève l’œuvre de César et inaugure les nouveaux Rostres, baptisées Rostra Augusti), les Rostres sont l'appellation que l'on donna en 338 av. J.-C (Cette année-là, les Romains avaient attaqué la flotte d’Antium et avaient enlevé les éperons, les rostra, des vaisseaux pris à l'ennemi. Ce sont ces rostres qui ornèrent le devant de la tribune, fixés en guise de trophées, et qui lui donnèrent son nom. La tribune, à l’origine en arc de cercle, bordait le Comitium) à une tribune qui servait aux magistrats et aux orateurs pour haranguer la foule. C’est César, en 44 av. J.-C., qui transporta les Rostres à l’extrémité ouest du Forum Romain, devant le Temple de la Concorde. Une tribune327 existait certainement avant, mais on ignore la date précise de sa construction, située généralement au début de la République. Monumentum historique, c’est sur la tribune des Rostres que l’on déposa le cadavre de César pour la veillée funèbre, devant le 325
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et les Gémonies328 : La symbolique est très forte. Quitter le Palatium, symbole du pouvoir, pour être tué aux Gémonies montre combien Vitellius est tombé au bas de l’échelle de considération sociale : l’empereur, homme tout puissant, est finalement « assimilé à un criminel qui souille la ville de sa présence. »329 En le conduisant aux Gémonies, se bourreaux voulaient donc le punir là où il a péché ; ils sont voulu exercer contre lui une sorte de loi du talion, si l’on s’en tient à ce que dit Suétone (Vit. 17,1-2) Et pour respecter le caractère théâtral, mieux le rapprochement avec une scène de théâtre où le personnage central ne meure qu’après avoir prononcé sa dernière parole, Tacite reprend au style indirect les derniers mots de Vitellius : « Vna uox n degeneris animi excepta, cum tribuno insltanti se taen imperatorem eius fuisse respondit. » 3.2. La représentation de l’espace de guerre : cas des Histoires II, 70 et III, 83-84,3 L’œuvre de Tacite contient de nombreux passages dans lesquels l’historien peint le drame humain dans un paysage qu’il décrit, donnant l’impression au lecteur d’y assister passivement. C’est généralement dans les passages qui relatent des épisodes des combats que Tacite excelle dans l’art de la représentation des espaces tragiques. Un exemple nous est donné dans les Histoires II, 70 et III, 83-84,3. Dans ces tableaux bien réussis dans lequel Tacite a placé à un niveau très élevé ce qu’il conviendrait d’appeler le pathétique funèbre330, l’historien qui, dans bien des cas, a donné un certain relief aux scènes de massacres, nous fait vivre l’instant tragique où le destin humain, mais aussi celui de l’Vrbs s’accomplit. Son art de représentation le conduit à faire ressortir, à l’attention du lecteur, tout le pathétique de la situation ainsi rapportée et – c’est ce qui est peuple rassemblé sur le Forum et que furent exposées les mains et la tête de Cicéron, sur l’ordre d’Antoine, en 43 av. J.-C. 328 Ball Platner, S. (1929): « Scalae Gemoniae » A Topographical Dictionary of Ancient Rome, London, Oxford University Press. Gémonies (en latin scalae Gemoniae) est nom donné à un célèbre escalier, dans la Rome impériale, où les corps des suppliciés étaient exposés publiquement avant d’être jetés dans le Tibre. Ce mot était associé pour le sens au latin gemo qui signifie « se plaindre », « gémir », mais dérive plus probablement du nom propre Gemonius, pour une raison inconnue. De là provient l’expression « vouer aux gémonies », qui signifie vouer au mépris public. 329 Galtier 2011,214. 330 Cette expression est d’Aubrion 1985,305.
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d’ailleurs intéressant – à leur imposer des images de massacres collectifs des soldats qui hanteront à jamais la mémoire de la postérité. Ces images et tant d’autres que nous retrouvons dans les Histoires, mais également, comme nous le verrons dans la suite, dans les Annales, n’ont qu’un but : inspirer, d’une part, l’horreur pour les crimes de guerre, en général, et des guerres civiles en particulier et, d’autre part, « des sentiments de pitié pour toutes les victimes et d’admiration pour celles qui mettent un point d’honneur à bien mourir »331. Examinons ces deux passages. 3.2.1. Les Histoires II, 70 ou le tableau de la bataille de Bédriac Les Histoires II, 70 racontent la visite de Vitellius, plusieurs jours après sa victoire, sur le champ de bataille de Bédriac. Tel que Tacite nous le décrit, ce champ de bataille où a eu lieu l’un des carnages les plus importants de l’histoire de l’armée romaine nous est présenté comme un paysage bien délimité et presque désertique au milieu duquel on observe les horreurs de la guerre. Désertique ? C’est ce qui apparaît en l’absence de toute indication pouvant faire penser à la présence d’herbes, d’arbres ou de plantes. En effet, pour montrer l’ampleur de l’horreur de la guerre, Tacite évite de charger son tableau d’indications des plantes ou d’herbes afin de privilégier la ‘vue’ de l’horreur. L’absence d’arbres explicite implicitement l’intensité de la bataille qui a quasiment rasé tout ce qui se trouvait sur les lieux. Le champ de bataille de Bédriac, nous l’apercevons à travers l’œilcaméra332 de Vitellius venu « insistere Bedriacensibus campis ac uestigia recentis uictoriae lustrare oculis ». Et pour montrer le degré de l’horreur que le lecteur s’attend à découvrir, Tacite résume la situation en quelques traits comme le font les caricaturistes de presse333. Avec un brin d’ironie, Tacite présente cette scène tragique et macabre (foedum atque atrox spectaculum) en la plaçant au même 331
Aubrion 1985,306. Pour cet anachronisme chez Tacite, cf. Mambwini 2016a, 86-90. 333 Tacite, Hist. II,70,1 : « Foedum atque atrox spectaculum : intra quadragensinum pugnae diem lacera corpora, trunci artus, putres uirorum equorumque formae, infecta tabo humus, protritis arboribus ac frugibus dira uastitas. » ( Hideux, horrible spectacle ! moins de quarante jours après la bataille, des corps mutilés, des membres coupés, des formes putrescentes d’hommes et de chevaux, la terre saturée de sang corrompu, les arbres et les moissons broyés, un affreux désert. ) 332
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niveau que le sanglant combat de gladiateurs auquel Vitellius vient d’assister à Crémone334. Le rapprochement de deux événements est un détour rhétorique qui consiste à souligner la banalisation avec laquelle Vitellius va découvrir le carnage. Sur un terrain nu, un terrain presque désert - tant les arbres et les herbes étaient broyés par la violence des combats-, mais dont le sol est immaculé de sang noir (tabum)335, l’on découvre des morts : certains corps sont en état très avancé de décomposition, d’autres sont réduits à des formes imprécises. En utilisant le terme « formae », Tacite veut tout simplement indiquer au lecteur la présence d’une chaleur intense à cette période. Ce qui est intéressant dans ce tableau, c’est l’absence des indications de la nature, une manière de bien faire voir le carnage, s’oppose à la présence humaine très visible. Tacite utilise le procédé de gradation descendante pour nous présenter l’empereur et ses deux principaux généraux, Valens et Caecina, les tribuni et les praefecti, enfin le « uolgus militum ». Comme nous le verrons dans le prochain tableau (cf. Hist.III, 83), la troupe des Vitelliens exprime des sentiments mêlés face à ce qu’elle découvre sur le champ de bataille. Cependant, comme les deux principaux éléments du tableau sont l’empereur et les cadavres, Tacite termine sa peinture tragique par cette phrase qui en dit long : « At non Vitellius flexit oculos nec tot milia insepultorum ciuium exhorruit : laetus ultro et tam propinque sortis ignarus instaurabat sacrum dis loci. »336 Ce passage est un autre tableau réussi de charnier de la bataille de Bédriac. Dans sa construction et sa représentation, Tacite joue sur la quasi-absence paysagère pour mieux mettre en exergue l’inhumanité de Vitellius. Selon Tacite, presque content du carnage, Vitellius préfère regarder sans un frisson d’horreur les citoyens pourris au lieu de les inhumer. Son insensibilité va jusqu’à provoquer en lui une certaine joie, la même qu’il ressentait quand il assistait aux combats de gladiateurs que Tacite a évoqués dans la première phrase. Selon Suétone, Vitellius X, 334
Tacite, Hist. II,70,1 : « Inde Vitellius Cremonam flexit et, spectato munere Caecinae. » Ici, Tacite emploie le terme tabum pour désigner le sang, plus précisément du sang coagulé alors que dans le texte précédent (Hist. III,83), l’historien utilise le terme cruor, du sang qui coule, qui se vide. Tacite a sans nul doute utilisé ces deux termes pour permettre au lecteur d’imaginer la couleur du tableau peint par lui et surtout de se faire une opinion sur l’ampleur de la tragédie, conséquence de la folie humaine. 336 Tacite, Hist. II,70,4 : « Mais Vitellius ne détourna pas les yeux et il vit sans frissonner tant de milliers de citoyens privés de sépulture ; bien mieux, il se réjouissait et, ignorant le sort qui l’attendait, si proche, il offrait un sacrifice aux divinités du lieu. » 335
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3 pour combattre l’odeur du charnier, cet empereur buvait constamment du vin. 3.2.2. Les Histoires III, 83-84,3 ou une scène de guerre civile dans l’Vrbs L’historien consacre les derniers paragraphes de son livre III des Histoires à l’entrée à Rome d’Antonius Primus et la mort de Vitellius (Hist., III, 78-86). C’était entre le 17 et le 24 décembre, Rome célébrait les Saturnales. C’était le moment choisi par les belligérants (les troupes de Vespasien et de Vitellius337) pour s’affronter presque à corps à corps. Puisant toutes les ressources de la rhétorique de mouere, faisant appel au pathétique, Tacite raconte ou plutôt brosse ce tableau : « Aderat pugnantibus spectator populus utque in ludicro certamine, hos, rursus illos clamore et plausu fouebat. Quotidens pars altera inclienasset, aditos in tabernis aut si quam in domum perfugerant, ecrui iugularique expostulantes parte maiore paredae potiebantur : nam milite ad sanguinem et caedes obuerso soplia in uolgus cadebant. » Arrêtons-nous, un instant, à cette première phrase des Histoires III, 83,1. Comme on peut s’en apercevoir, dans un style qui lui est propre, Tacite décrit avec tant de réalisme la sauvagerie des soldats de Vitellius aveuglés par le furor : alors que les combattants dédaignaient le butin et le laissaient à la populace pour régler leur compte entre eux, le peuple, écrit-il, était là en spectateur (Aderat pugnantibus spectator populus ...), assistant à ce combat comme s’il était aux jeux du Cirque, encourageant de ses cris et de ses applaudissements tous ceux qui avaient l’avantage du combat. Grâce à la magie des mots minutieusement choisis par l’auteur des Histoires pour construire sa description, le lecteur tacitéen a l’impression de suivre en direct ce drame. À travers les menus détails fournis par l’historien, il voit comment les combattants, aveuglés par le furor, se livrent à une tuerie invraisemblable, égorgeant des innocents pour des motifs futiles. Dans ce tableau, Tacite nous présente en premier lieu le populus, terme collectif regroupant tous les citoyens romains, sans distinction 337
Une précision de taille qui peut présager l’issue de ce combat : « Pro Flauianis fortuna et parta totiens uictoria ; Vitelliani desperatione sola ruebant, et quamquam pulsi, rursus in urbe congregantur.» (Les Flaviens avaient pour eux la fortune et la victoire si souvent acquise ; les Vitelliens, poussés seulement par le désespoir, changeaient et, bien que repoussés, se regroupaient à l’intérieur de Rome), écrit Tacite dans les Histoires III,82,3 (fin).
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de classe sociale. Tacite, qui connaît la valeur et la puissance des mots, a choisi d’utiliser le terme populus qui sous-entend l’expression populus romanus, c’est-à-dire le peuple romain pris dans son unité. C’est le peuple romain dans son ensemble, constate Tacite avec amertume, qui, dans son statut de spectator, presqu’insensible au drame humain qui se joue sous ses yeux, se comporte comme s’il assistait à une pièce de théâtre, banalisant pour ainsi dire la cruauté de la guerre. En dénonçant cette attitude non seulement en historien, mais également en citoyen romain, Tacite est convaincu que « la guerre civile n’est pas un vain mot ; cela signifie l’effondrement de toute une tradition, cela signifie d’abord la rupture du lien social, la perte de ce bien précieux entre tous : l’unité des citoyens. »338 Loin d’être considérés comme de simples colores, les détails contenus dans cette phrase liminaire sont, pour Tacite, l’expression de la ruine morale d’un peuple qui n’a plus le sens de la misericordia339, de la disparition de la sensibilité humaine, de l’anéantissement total de l’être romain, observateur de tradition et de vertus collectives. Comme le note F. Galtier, Tacite constate avec regret que, lors de ce carnage, « il n’y a plus de peuple romain, mais une masse d’individus qui se délectent de la violence et du strupe. »340 Spectator, le populus joue le rôle de figurants passifs de la tragédie humaine qui se joue devant lui, tragédie que Tacite nous reproduit dans la deuxième phrase des Histoires III, 83,2 en ces termes : « Saeua ac deformis urbe tota facies : alibi proelia et uolnera, alibi balineae popinaeque; simul cruor et strues corporum, iuxta scorta et scortis similes : quantum in luxurioso otio libidinum, quidquid in acerbissima captiuitate scelerum, prorsus ut eandem ciuitatem et furere crederes et lasciuire »341. Dans ce passage considéré, d’une part, comme l’un des clichés plastiques342 les mieux réussis que contient l’œuvre de Tacite, et d’autre part, comme l’un de meilleurs exemples de l’utilisation par Tacite des procédés de l’euidentia au service de l’horreur, l’historien 338
Michel 1966,191. Sur cette notion chez Tacite, cf. Aubrion 1989. 340 Galtier 2011,267. 341 « C’était un spectacle cruel et hideux qu’offrait la ville entière : ici des combats et des blessures, là des bains et des tavernes ; des flaques de sang et des monceaux de cadavres, à côté, des prostituées et autres débauchées ; tous les débordements d’une paix dissolue ; les crimes qu’entraîne l’occupation la plus impitoyable ; bref, on eût cru que la même cité était en proie à la fois à la fureur et à la lubricité. » 342 Cf. Turcan 1985 ; Courbaud 1918. 339
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nous montre jusqu’où peut conduire le furor. Résultante d’une situation comme la guerre, il conduit au massacre. En effet, dans ce tableau de guerre bien raffiné avec ses traits vifs et expressifs, Tacite présente l’Vrbs en proie aux stupres et à la guerre civile. Le lecteur a l’impression, non seulement de revivre cet inimaginable drame humain, mais aussi de voir des hommes livrés à leurs frasques. Pour capter son attention en vue de l’amener à visualiser mentalement ce drame, Tacite excelle « dans le diptyque où les termes généraux contrastent avec les évocations physiques, les images nobles avec les réalités triviales : antithèses morales et visuelles doublées d’une opposition de mots appartenant à des registres différents. »343 Grâce à ce procédé d’écriture dont la particularité est l’inscription du visuel dans les récits, le lecteur tacitéen entrevoit, à travers la description des corps vidés de vie et envahis par l’ombre de la mort, les méfaits du furor sur l’homme. L’horreur exprimée par l’expression « cruor et strues corporum »344 leur inspire, manifestement, de la pitié345. Outre le fait qu’elle rend l’homme aveugle et parfois insensible à la souffrance d’autrui, cette passion transforme l’humain en une bête sauvage, avide de sang et surtout conduit le populus à se livrer sans retenue à la vie mondaine, mieux à la prostitution. Tacite, qui annonce ces détails grâce à la préposition iuxta, exprime cet aspect des choses à travers cette paronomase « scorta et scortis » Le lecteur de Tacite s’aperçoit finalement que le furor favorise le goût du lucre, la débauche et surtout les « débordements d’une paix dissolue ». La propension à tous ces excès et à ces désordres est mieux exprimée par le verbe lasciuire346. Placé à la fin du passage, ce verbe définit un état d’impertinence et de dissipation. Enfin, ce tableau macabre riche en couleurs trouve son apothéose dans la dernière phrase du chapitre : « mais cette fois régnait une monstrueuse insouciance ; pas un instant les plaisirs ne s’interrompirent ; comme si ce divertissement s’ajoutait aux jours de fête, on exultait, on jouissait, sans se soucier des partis, heureux des malheurs publics... », écrit Tacite dans les Histoires, III, 83,2, fin347. 343
Turcan 1985, 787. Le terme cruor utilisé dans cette expression traduit l’horreur et exprime l’idée du sang qui coule. L’idée est la suivante : les cadavres de ce tableau sont en réalité l’image en creux de la vie, des corps vidés de vie et envahis par l’ombre de la mort 345 Cf. Aubrion 1989. 346 Sur ce verbe et son substantif lasciuia chez Tacite, cf. Engel 1972, 183 et 512 347 Tacite, Hist.III, 83,2 : « … nunc inhumana securitas et ne minimo quidem temporis 344
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Ce tableau, ainsi achevé par la magie des mots, devient vivant pour laisser apparaître au grand jour le degré moral d’un peuple dans un empire dont la décadence est inéluctable. Admirons au passage l’art à la fois narratif et descriptif de Tacite qui parvient à glisser, sans choquer, le réel dans le dramatique. En effet, tout en suscitant le sentiment de la misericordia chez le lecteur afin de l’amener à réfléchir sur le danger que représentent les passions si elles ne sont pas maîtrisées, comme le ferait un peintre ou un sculpteur, l’auteur des Histoires, par sa perception subtile de la nature humaine et des faits historiques, a réussi à transformer, à transcender et à sublimer le réel : si le regard de l’artiste est créateur, celui de l’historien a permis non seulement de transposer l’espace pictural sur l’espace scriptural dans ses multiples entrelacements et enchevêtrements, mais également de mettre en exergue la thématique du visuel. Quand on observe avec attention la structure même des Histoires, III, 83-84,3, on peut admettre que, dans ce tableau macabre, l’ordre de la description est choisi pour susciter un double effet : l’enchâssement et le contraste. Sur ce point, deux questions nous viennent à l’esprit. Primo, Tacite avait-il un projet à la fois artistique et philosophique qu’il nous appartiendrait de découvrir ? Secundo, l’historien recherchait-il l’absolu par une sorte de fusion des arts ? En tout cas, sans toutefois chercher à répondre à ces questions, quand on examine non seulement l’art de ses portraits qui se voudraient réalistes, mais également toutes les ressources de l’observation et du raisonnement, quand on analyse la manière dont il construit ses tableaux, avec leurs formes et leurs traits qui se dessinent progressivement ainsi que la gamme des couleurs qu’il utilise, force est de constater que, non seulement, par son regard de narrateur, Tacite a réussi une sorte de transposition d’art dans ses écrits historiques, mais également sa narrativité prend forme avec le visuel. Du point de vue de la représentation, ce passage présente un espace statique, à peu près comme une photographie en couleurs où un lecteur avisé observe toute l’étendue de la conséquence du furor. Cette conséquence, Tacite la résume bien dans un passage des Histoires III, 84,3 : « Multi semianimes super turres et propugnacula uictoribus, et moenium exspirauere ; conuolsis portis uolupates intermissae : uelut festis diebus id quoque gaudium accederet, exsultabant, fruebantur, nulla partium cura, ùalis publicis laeti. » Par cette phrase formulée dans un ton grave et pathétique, Tacite cherche à susciter le sentiment de la misericordia chez le lecteur et à l’amener à réfléchir sur le comportement inhumain des hommes engagés aveuglement dans les événements les plus tragiques et les plus sanglants.
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reliquus globus obtulit se uictoribus, et cecidere omnes contrariis uolneribus, uersi in hostem : ea cura etiam morientibus decori exitus fuit. »348 Donner la mort, tuer l’autre, telle est la conséquence du furor. Vue macabre d’un tableau de guerre qui nous présente en gros plan autant de cadavres, victimes du furor. Selon certaines sources antiques, dont Dion Cassius, 65,19, 3, le nombre de morts, de part et d’autre, s’éleva à 50.000 hommes. Tacite précise bien que les uns sont morts sur les tours, les autres sur les parapets ou encore sur les seuils de leurs portes arrachés en offrant leurs têtes aux vainqueurs. Ici encore, Tacite fait appel aux décors urbains et architecturaux.
4. Poétique de l’espace tragique et esthétique du regard dans les opera maiora de Tacite Les Histoires I, 40-41, II, 70 et III, 83-85 qui viennent de faire l’objet de notre étude reprennent deux types de récits : récit de meurtre des princes et récit de guerre.. L’espace tragique ainsi représentée dans le deux types de récit est faite de manière fragmentaire. Sa représentation, quant à elle, résulte, le moins qu’on puisse dire, de l’entrecroisement d’une plume érudite de l’historien de l’Empire au style très subtil et de sa capacité, en tant qu’écrivain qui, le temps d’une écriture, se comporte, soit en observateur-descripteur, soit en une sorte de réalisateur d’un film historique où le tragique occupe une place de choix. La présence de ces différents types d’espace tragique ainsi que leur représentation dans les opera maiora, leurs divers paysages, décors et détails architecturaux posent évidemment la question importante liée au processus de création de l’espace/du paysage littéraire, de la perception à la recomposition littéraire. Nous avons évoqué cette question dans un ouvrage que nous avons consacré à la poétique de l’espace chez Tacite349. À titre de rappel, 348
Tacite, Hist. III,84,3 : « Beaucoup, blessés à mort, expirèrent sur les tours et les parapets ; quand les portes eurent été arrachées, le peloton qui restait fit face aux vainqueurs, et ils tombèrent tous en rendant les coups, le visage tourné vers l’ennemi : tant ils avaient souci, même en mourant, d’une fin glorieuse. » 349 La référence au théâtre ou au Cirque349 – deux espaces symboliques dans lesquels se jouent les drames de l’histoire – contribue souvent à un enrichissement et à un étoffement de la description en lui conférant une épaisseur intertextuelle ou une caution intellectuelle. Cette référence permet à Tacite de mieux exprimer la dimension tragique de l’événement raconté. Mieux encore, parce qu’il cherche à « faire voir » à son lecteur
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tout espace, tout paysage reproduit dans un ouvrage, historique soit-il, n’est pas innocent : « chez Tacite, en effet, la description de l’espace est le plus souvent fonction du récit, des acteurs et des événements, c’est-à-dire du mouvement qui traverse l’histoire ; elle est aussi soumise aux hommes et au temps. »350 De plus, cette description dépend également des contingences liées aux modalités et aux buts poursuivis par son auteur. Concernant les modalités, la transposition littéraire de l’espace ou du paysage tragique utilise généralement la modalité de la description réalisée selon une technique appropriée. À ce propos, s’agissant de la création de l’espace tragique, Tacite se réfère régulièrement au théâtre ou au Cirque dont A. Malissard a pu montrer toute la subtilité, la richesse ou la complexité. Dans la même lignée, notre historien qui manie merveilleusement l’art plastique351 aime reproduire les « décors schématiques et semblables à ceux de la colonne Trajane ». Concernant les buts poursuivis par l’auteur, il est clair que, dans le processus d’invention de son espace tragique, Tacite recourt aux techniques empruntées à la peinture et adaptées à la littérature latine, mais la mise en mots de ses descriptions répond à sa volonté de partager ses sentiments, ses sensations avec le lecteur. En accordant une place importante à la dimension du visuel, Tacite invite le lecteur à prendre conscience non seulement des préoccupations quotidiennes du peuple romain, mais aussi et surtout de tous les méfaits commis dans l’espace politique romain sous l’Empire. C’est pour atteindre cet objectif qu’il a construit la desriptio des Histoires I, 40-41 et III, 83,4-85 en une suite de plans rapprochés dont la dynamique, c’est-à-dire le mouvement est assurée par la technique narrative proche du travelling. Les passages des Histoires II, 70 et III,. 83-84,3 sont construits grâce à une succession de ce qu’on appelle en cinéma plans généraux (qui présente l’ensemble du décor, de l’espace où a eu lieu le carnage, et qui permet à l’historien de mettre en exergue l’ensemble d’actions accomplies par les soldats, ainsi que tous les détails qui soulignent le tragique, le dramatique) et que le lecteur découvre au fil de lecture grâce à un sorte de travelling qui imprime l’écriture tacitéenne.
toute la dimension tragique de l’histoire romaine, Tacite cherche à le transporter dans une sorte d’espace virtuel, qui est à la fois celui du théâtre, pour le décor et celui des jeux de Cirque pour la violence. 350 Malissard 1991,212. 351 Sur cette question, cf. Turcan 1991.
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La représentation de l’espace tragique dans les Histoires I, 40-41, II, 70 et III, 83-85 est une illustration poétiquement réussie du désordre politique, mieux de la tragédie du pouvoir qui a marqué les années 69 de l’histoire de l’Vrbs. Les paysages et les décors y représentés soulignent bien la volonté de Tacite de « faire voir » au lecteur l’histoire de l’Vrbs. Si nous pouvons aller plus loin, nous pouvons même affirmer que ces deux espaces tragiques des Histoires I, 40-41 et III, 8-85, voire tous les espaces tragiques des opera maiora de Tacite sont dans l’ordre du lieu une occasion de fixer la situation de l’homme romain dans l’ordre du temps. Au regard de l’esthétique de la création et de la représentation tragique de l’espace tragique. Tacite, peintre des paysages, devient maître du temps de l’histoire, un temps à la fois dramatique, tragique qu’il crée volontiers à sa mesure et dont il rythme ses récits. Au regard de tout ce qui précède, il convient de retenir que Tacite n’est pas seulement le peintre de la société romaine, comme le fut aussi Juvénal, mais aussi celui du dévoilement et du détournement : la manière dont il crée et représente ses espaces, ses paysages et leurs décors témoigne du souci de mise en scène (nous ne dirons pas de la théâtralisation) de l’histoire de l’Vrbs et de la reconstruction du monde romain qui engage tout son être dans une expérience littéraire de l’espace. Au-delà du pathétique apporté par certains tableaux, l’espace tragique tacitéen, que nous visitons grâce à une des techniques empruntées au cinéma, à savoir le panoramique doublé du travelling, nous fait revivre le drame romain qui tire son origine dans l’incapacité humaine à gérer leurs passions, parmi lesquelles l’ambition de dominer l’autre, de régner seul, de gouverner seul. Créer l’espace tragique en se servant des décors urbains et architecturaux, le représenter en se référant au symboliques du théâtre constituent pour Tacite un exercice intellectuel pour rendre sensible au lecteur l’histoire de Rome marquée par tant d’événements violents dont certains sont de véritables tragédies. Le meurtre d’Othon et celui de Vitellius en sont un. Comme pour les acteurs de la tragédie grecque, ces deux généraux meurent après avoir prononcé leurs dernières paroles très significatives pour le destin de Rome. Dans la création de ses espaces tragiques, avec ses paysages et ses décors, nous constatons que le panorama352 comme la vue sont en 352
Comme on le sait, en peinture ou au cinéma, le panorama sert avant tout à mesurer l’espace en poussant la contemplation jusqu’au point extrême de la vision. C’est le sentiment que nous avons quand nous relisons le chapitre 41 des Histoires I ou les
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perpétuelle tension. Dans la création de ses espaces tragiques, il est clair que Tacite faisait appel, à la fois, à son imaginaire (pour des raisons esthétiques) et à la réminiscence de célèbres peintures et monuments que comptait Rome, parmi lesquels la colonne Trajane que beaucoup de spécialises de ce historien considèrent comme la matrice picturale353 à la fois de l’art visuel et de l’art descriptif354 de l’auteur des Histoires et des Annales. En tout cas, loin d’être un simple décor à l’action racontée ou un simple arrière-plan du récit, la description de l’espace tragique, avec ses paysages et ses décors, occupe une place essentielle dans l’œuvre historique de Tacite. Celle-ci se fait, tantôt, d’une manière statique, tantôt d’une manière dynamique qui permet au lecteur de suivre le mouvement des événements racontés ou d’avoir une vue panoramique de leur déroulement. En tout cas, loin d’être un simple décor à l’action racontée ou un simple arrière-plan du récit, cette description que Tacite organise poétiquement dans une référence au théâtre apparaît aussi comme un acteur, à part entière, de la diégèse. C’est pour cette raison que l’espace représentée, les paysages et les décors décrits apparaissent comme ceux de la connivence355, dans la mesure où ils accompagnent les actions des personnages ou se font, pour ainsi dire, le miroir de leur être profond. La tendance à l’amplification descriptive que nous constatons dans bon nombre de passages dans lesquels l’historien évoque la manière dont tel ou tel personnage est assassiné, loin de falsifier la vérité historique, gagne le cœur de l’intrigue donne, en quelque sorte, un souffle tragique aux actions représentées. À travers la représentation de l’espace tragique, l’objectif poursuivi par Tacite est de provoquer dans la conscience du lecteur une série d’émotions propres à engendrer chez eux un état de sensibilité qui les chapitres 83-85 des Histoires III. Dans ces extraits, la description spatiale se développe ainsi au gré des virtualités et des lieux recrées où domine un décor appartenant au domaine architectural pour le premier passage, et au domaine de l’urbanisme pour le second passage, prenant l’ampleur d’un vaste panorama énumératif. 353 Il n’y a pas de doute possible, Tacite est bel et bien animé par la tentation du pictural. Plusieurs chapitres des Histoires et des Annales sont de véritables fresques descriptives ayant valeur d’immenses tableaux lexicaux qui placent sous les yeux du lecteur l’ampleur de la violence, de la barbarie humaine, du tragique. A propos de la représentation plastique chez Tacite, cf. Turcan 1985. 354 Sur l’art descriptif, outre Turcan 1985, cf. aussi Courbaud 1918. 355 Dans les passages des Histoires que nous venons de commenter, le paysage s’organise en concomitance avec les événements qui ont lieu.
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disposera à mieux cerner tant les instants forts de l’histoire de Rome sous l’Empire que la causalité régissant son destin. Se dessine alors l’importance du rôle que joue l’espace dans le récit de Tacite, rôle qui s’explique par le souci de l’historien de montrer ses personnages en action et surtout de présenter leurs actions, bonnes ou mauvaises, dans les configurations spatiales dans lesquelles elles étaient accomplies, en mettant en avant-plan celles qui lui paraissent très importantes. Pour terminer, nos lecteurs doivent savoir que l’étude commentée des Histoires I, 40-41 et III, 84,4-85, ainsi que celui des Histoires II, 70, doit être considérée comme une excuse pour nous permettre de réfléchir sur une question qui nous tient à cœur, à savoir : la poétique de l’espace dans les opera maiora de Tacite. Le projet de sa rédaction annoncé en 2016356 est en cours de finalisation. Au regard de commentaires proposés sur les passages étudiés, qu’il nous soit, cependant, permis, de dire que, quand on voit la manière dont il peint les tableaux des guerres et les cadres de meurtre des princes et dont il reproduit les paysages (ainsi que lers décors) qui servent de toile de fond à ces guerres et ces meurtres, on aboutirait à cette conclusion : comme dans la tragédie grecque357, l’histoire de la Rome impériale – puisque c’est d’elle qu’il s’agit – s’est développée, selon Tacite, dans un locus horribilis. Pour mieux organiser et représenter ce locus, sous l’effet de l’amplificatio358 et même de l’euidentia359, Tacite passe par la constitution des paysages panoramiques aux paysages de l’étagement. Une telle construction est dictée non pas seulement par sa volonté d’ordonner l’espace selon ses richesses, mais aussi par le souci de faire constater au lecteur une dégradation généralisée et désordonnée de telle ou telle situation dont dépend le destin de Rome. Cette observation n’est pas nouvelle. Beaucoup de spécialistes de Tacite, à l’instar de F. Galtier, mais aussi d’O. Devillers et d’E. Aubrion, l’ont déjà, directement ou indirectement, soulignée. Comme nous l’avons déjà dit, « Tacite fait de l’espace et de ses paysages un cadre à l’action représentée qui est loin d’être neutre. Chez cet historien, l’espace/le paysage accompagne toujours les évolutions de l’intrigue en soulignant les effets afin de créer une atmosphère qui
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Cf. Mambwini 2016, 41, note 57. Sur Tacite et l’influence de la tragédie, voir Galtier 2011,41-46. 358 Sur cette notion chez Tacite, cf., entre autres, Aubrion 1985,368-369 ; Galtier 2011,95-98. 359 Pour cette notion chez Tacite, cf. Galtier 2011,98-102. 357
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puisse toucher le lecteur de manière profonde. C’est pour cette raison qu’il s’arrange pour le théâtraliser. »360 La théâtralisation361 et la mise en scène n’interviennent pas seulement dans la diégèse tacitéenne. Elles jouent aussi un rôle dans la reproduction des tableaux renvoyant à tel ou tel espace, à tel ou tel paysage. Conscient de la force visuelle des espaces et des paysages dans lesquels se sont déroulés des événements importants de l’histoire de la Rome impériale, Tacite ne cache pas son goût de la mise en scène dans sa représentation des paysages, surtout les paysages tragiques : à la recherche des effets pittoresques, à côté du pathétique, il entend faire participer activement le lecteur au récit en faisant de lui un agent à part entière de son entrée dans les paysages. C’est ce que l’on peut constater si on étudie minutieusement les meilleurs tableaux contenus dans les Histoires et les Annales. Si, comme nous l’avons vu dans les paysages qui ont fait l’objet de nos commentaires dans ce chapitre et comme l’a aussi noté A. Malissard362, la description de l’espace et du paysage se limite parfois à une rapide présentation, voire à une pure évocation des lieux dans lesquels l’action se déroule, il est clair que, pour planter le décor nécessaire à l’action qu’il raconte, Tacite ne retient en effet que quelques éléments descriptifs dont le nombre, selon A. Malissard, ne dépasse jamais cinq éléments363. Ce sont ces éléments que nous retrouvons dans les configurations descriptives des récits. * ** Résumons-nous. La question de l’espace dans l’écriture tacitéenne part de l’Vrbs et aboutit à elle. Des Histoires aux Annales, l’intervention de l’Vrbs en tant qu’espace n’est pas neutre ou simple support narratif. En revanche, elle répond à la coordination entre un instant narratif et ce que l’historien souhaite transmettre au lecteur grâce à l’emploi de métaphores descriptives, brèves et signifiantes qui, dans le récit, réalisent une sorte de va-et-vient constant du sens de l’espace à l’espace du sens. Soyons clair. La construction ainsi que la représentation spatiale d’un locus de l’Vrbs doivent être perçues 360
Mambwini 2016,18. Sur cette notion, cf. Galtier 2011, 136-141. 362 Malissard 1991,2834. 363 Malissard XXXXXXX 361
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comme la mise en mots à la fois de l’expérience vécue par Tacite, de son imagination et de ce qu’il ressentait au moment où il écrivait. Ce ressenti est perceptible à travers la descriptio spatiale qu’il insère dans sa narratio, descriptio dans laquelle et à travers laquelle, d’une part, il met en relation les événements rapportés, les actions accomplies par ses personnages dans un lieu précis e, d’autre part, il fait appel à tous les ingrédients rhétoriques pour rendre cette descriptio réaliste. Mise en exergue de la mobilité, du déplacement des personnages, description précise des « éléments » présents sur la « scène de meurtre », jeu de l’horizontalité et de verticalité pour produire les effets spatiaux en « trois dimensions » (qu’on permette cette expression anachronique), voilà comment Tacite construit et reproduit sa « géographie spatiale » des lieux tragiques, voilà comment ce historien transmet au lecteur la représentation de l’espace, voilà comment il dit l’espace dans ses récits. Sachant que l’espace, les paysages, les décors étant à la fois un produit de la nature et de la culture, Tacite est évidemment attentif, lors de son écriture, au fait que leur construction dans ses récits relève d’un processus de représentation voué à créer l’illusion référentielle. C’est cette illusion que le lecteur ressent en lisant les deux récits que nous venons de commenter au point précédent du présent article. À propos de la descriptio spatiale d’une partie de l’Vrbs, ainsi que nous l’avons souligné supra, Tacite confère à Rome une pluralité de fonctions qui justifient sa présence dans le récit. Et ce sont ces fonctions qui dictent sa descriptio, qui conduit cet historien à accorder plus d’importance à tel ou tel décor, à tel ou tel détail. Cette façon de représenter l’Vrbs en partant de la fonction qu’il désire lui donner dans le récit pousse, finalement, Tacite à procéder par touches, comme dans un jeu de puzzle, en choisissant des cadrages et des plans qu’il souhaite présenter au lecteur. Certains lieux de l’Vrbs, il les présente rapidement en usant des travellings, des raccords ou des inserts comme dans un film tragique. En aucun cas, l’historien se livre à une description générale de l’espace physique de la Ville. Cette manière de procéder confère à l’espace tragique ou au cadre spatial ainsi décrit – tel celui des Histoires I, 41-42 ou III, 83-85364 – dans la trame narrative une double fonction : d’une part, faire de l’espace un moyen privilégié de saisir le sens du récit et de structurer la narration et, 364
On peut aussi se référer à la dscription du cadre de l’empoisonnement de Britanniucus dans les Annales XIII,16 ou celui de l’assassinat d’Agrippine dans les Annales XIV,8.
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d’autre part, amener le lecteur à visualiser mentalement la tragédie humaine qui se joue au cœur de Rome, centre de l’Empire, et d’en tirer des leçons morales. Les deux épisodes tragiques qui ont fait l’objet de nos commentaires dans cette étude posent également la question de l’organisation tacitéenne de l’espace, de ses paysages et ses décors. Un long article d’A. Malissard publié dans A.N.R.W et datant de 1991a abordé cette question. Ajoutons, toutefois, que, pour organiser ses espaces tragiques, Tacite passe généralement par la constitution de paysages et de décors de l’étagement qui prennent plus d’ampleur et de vigueur dans le contexte tragique de l’histoire de l’Vrbs. Une relecture attentive de ces deux épisodes appelle trois remarques. D’abord, les images descriptives que Tacite nous présente sont constituées par touches successives qui suivent la configuration du lieu d’assassinat chaque image est mise en relation avec les monuments historiques de l’Vrbs (Hist.I, 41-42) comme si l’historien voudrait les considérer, d’une part, comme des témoins des faits tragiques rapportés, d’autre part, avec le décor et certains détails spatiaux, voire avec les couleurs afin de reproduire une image mentale proche de la réalité (Hist. III, 83-85). Ensuite, ces mêmes images ont pour fonction d’arrêter la progression linéaire du récit, afin d’amener le lecteur à concentrer son attention sur les actions tragiques. Enfin, ces images ouvrent un rapport avec la spatialité reproduite par Tacite pour mieux définir et délimiter le cadre du meurtre ou d’un épisode de la guerre civile. Sur ce point précis, on s’aperçoit que, se référant au monde physique, l’écrivain Tacite construit ses espace de Galba simultanément en l’étalant horizontalement et le déployant verticalement. Résultat : Tacite présente à la fois l’espace et le lieu de meurtre. La perception du paysage ainsi reconstruit renvoie à la fois à une intellection et à une pratique mentale du regard. Disons un mot sur chacun de ces aspects. Ainsi que nous l’avons déjà souligné, l’espace tragique des Histoires I, 41-42 et celui des Histoires III, 83-85 sont présentés de manière fragmentaire et leur représentation résulte, le moins qu’on puisse dire, de l’entrecroisement d’une plume érudite de l’historien de l’Empire au style très subtil365 et de sa capacité, en tant qu’écrivain qui, le temps d’une écriture, se comporte, soit en observateur365
Sur le syle de Tacite, cf., entre autres, Brink 1994 ; Loesftedt 1948 ; Salvatore 1950; Goodyear 1968; Michel 1981; Perret 1954. Egalement Aubrion 1985, 735-737.
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descripteur, soit en une sorte réalisateur d’un film historique où le tragique occupe une place de choix. La présence de ce type d’espace ainsi que sa représentation dans les opera maiora, ses divers paysages, décors et détails architecturaux posent évidemment une question importante liée au processus de création de l’espace/du paysage littéraire, de la perception à la recomposition littéraire. Nous avons évoqué cette question dans un ouvrage que nous avons consacré à la poétique de l’espace chez Tacite366. À titre de rappel, tout espace, tout paysage reproduit dans un ouvrage, historique soit-il, n’est ps innocent. Comme le note A. Malissard, « chez Tacite en effet, la desription de l’espace est le plus souvent fonction du récit, des acteurs et des événements, c’est-à-dire du mouvement qui traverse l’histoire ; elle est aussi soumise aux hommes et au temps. »367 De plus, cette description dépend également des contingences liées aux modalités et aux buts poursuivis par son auteur. Concernant les modalités, la transposition littéraire de l’espace ou du paysage tragique utilise généralement la modalité de la description réalisée selon une technique appropriée. À ce propos, s’agissant de la création de l’espace tragique, Tacite se réfère régulièrement au théâtre ou au Cirque dont A. Malissard a pu montrer toute la subtilité, la richesse ou la complexité. Dans la même lignée, notre historien qui manie merveilleusement l’art plastique368 aime reproduire les « décors schématiques et semblables à ceux de la colonne Trajane ». Concernant les buts poursuivis par l’auteur, il est clair que, dans le processus d’invention de son espace tragique, Tacite recourt aux techniques empruntées à la peinture et adaptées à la littérature latine, mais la mise en mots de ses descriptions répond à sa volonté de partager ses sentiments, ses sensations avec le lecteur. En accordant une place importante à la dimension du visuel, Tacite invite le lecteur à prendre conscience non seulement des préoccupations quotidiennes du peuple romain, mais aussi et surtout de tous les 366
La référence au théâtre ou au Cirque – deux espaces symboliques dans lesquels se jouent les drames de l’histoire – contribue souvent à un enrichissement et à un étoffement de la description en lui conférant une épaisseur intertextuelle ou une caution intellectuelle. Cette référence permet à Tacite de mieux exprimer la dimension tragique de l’événement raconté. Mieux encore, parce qu’il cherche à « faire voir » à son lecteur toute la dimension tragique de l’histoire romaine, Tacite cherche à le transporter dans une sorte d’espace virtuel, qui est à la fois celui du théâtre, pour le décor et celui des jeux de Cirque pour la violence. 367 Malissard 1991,212. 368 Sur cette question, cf. Turcan 1991 XXXXX
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méfaits commis dans l’espace politique romain sous l’Empire. C’est pour atteindre cet objectif qu’il a construit la desriptio des Histoires I, 40-41 en une suite de plans rapprochés dont la dynamique, c’est-àdire le mouvement est assurée par la technique narrative proche du travelling. Le passage des Histoires I.83-85, construit sous forme de ce qu’on appelle en cinéma, le plan général qui présente l’ensemble du décor, de l’espace où a eu lieu le carnage, et qui permet à l’historien de mettre en exergue l’ensemble d’actions accomplies par les soldats, ainsi que tous les détails qui soulignent le tragique, le dramatique. La représentation de l’espace tragique dans les Histoires I, 40-41 et III, 83-85, ainsi quie celui des Histoires II, 70 est une illustration poétiquement réussie du désordre politique, mieux de la tragédie du pouvoir qui a marqué les années 69 de l’histoire de l’Vrbs. Les paysages et les décors y représentés soulignent bien la volonté de Tacite de « faire voir » au lecteur l’histoire de l’Vrbs. Si nous pouvons aller plus loin, nous pouvons même affirmer que ces deux espaces tragiques des Histoires I, 40-41 et III, 8-85, voire tous les espaces tragiques des opera maiora de Tacite sont dans l’ordre du lieu une occasion de fixer la situation de l’homme romain dans l’ordre du temps. Au regard de l’esthétique de la création et de la représentation tragique de l’espace tragique. Tacite, peintre des paysages devient maître du temps de l’histoire, un temps à la fois dramatique tragique qu’il crée volontiers à sa mesure et dont il rythme ses récits. Au regard de tout de que nous venons de développer supra, il convient de retenir que Tacite n’est pas seulement le peintre de la société romaine, comme le fut aussi Juvénal, mais aussi celui du dévoilement et du détournement : la manière dont il crée et représente ses espaces, ses paysages et leurs décors témoigne du souci de mise en scène (nous ne dirons pas de la théâtralisation) de l’histoire de l’Vrbs et de la reconstruction du monde romain qui engage tout son être dans une expérience littéraire de l’espace. Au-delà du pathétique apporté par certains tableaux, l’espace tragique tacitéen, que nous visitons grâce à une des techniques empruntées au cinéma, à savoir le panoramique doublé du travelling, nous fait revivre le drame romain qui prend son origine dans l’incapacité humaine à gérer leurs passions, parmi lesquelles l’ambition de dominer l’autre, de régner seul, de gouverner seul. Créer l’espace tragique en se servant des décors urbains et architecturaux, le représenter en se référant au symboliques du théâtre constituent pour Tacite un exercice intellectuel pour rendre 141
sensible au lecteur l’histoire de Rome marquées par tant d’événements violents dont certains sont de véritables tragédies. Le meurtre d’Othon et celui de Vitellius en sont un. Comme pour les acteurs de la tragédie grecque, ces deux généraux meurent après avoir prononcé leurs dernières paroles très significatives pour le destin de Rome. Dans la création de ses espaces tragiques, avec ses paysages et ses décors, nous constatons que le panorama369 comme la vue sont en perpétuelle tension. Dans la création de ses espaces tragiques, il est clair que Tacite faisait appel, à la fois, à son imaginaire (pour des raisons esthétiques) et à la réminiscence de célèbres peintures et monuments que comptait Rome, parmi lesquels le colonne Trajane que beaucoup de spécialises de ce historien considèrent comme la matrice picturale370 à la fois de l’art visuel et de l’art descriptif de l’auteur des Histoires et des Annales. En tout cas, loin d’être un simple décor à l’action racontée ou un simple arrière-plan du récit, la description de l’espace tragique, avec ses paysages et ses décors, occupe une place essentielle dans l’œuvre historique de Tacite. Celleci se fait, tantôt, d’une manière statique, tantôt d’une manière dynamique que permet au lecteur de suivre le mouvement des événements racontés ou d’avoir une vue panoramique de leur déroulement. En tout cas, loin d’être un simple décor à l’action racontée ou un simple arrière-plan du récit, cette description que Tacite organise poétiquement dans une référence au théâtre apparaît aussi comme un acteur, à part entière, de la diégèse. C’est pour cette raison que l’espace représentée, les paysages et les décors décrits apparaissent comme ceux de la connivence371, dans la mesure où ils accompagnent les actions des personnages ou se font, pour ainsi dire, 369
Comme on le sait, en peinture ou au cinéma, le panorama sert avant tout à mesurer l’espace en poussant la contemplation jusqu’au point extrême de la vision. C’est le sentiment que nous avons quand nous relisons le chapitre 41 des Histoires I ou les chapitres 83-85 des Histoires III. Dans ces extraits, la description spatiale se développe ainsi au gré des virtualités et des lieux recrées où domine un décor appartenant au domaine architectural pour le premier passage, et au domaine de l’urbanisme pour le second passage, prenant l’ampleur d’un vaste panorama énumératif. 370 Il n’y a pas de doute possible, Tacite est bel et bien animé par la tentation du pictural. Plusieurs chapitres des Histoires et des Annales sont de véritables fresques descriptives ayant valeur d’immenses tableaux lexicaux qui placent sous les yeux du lecteur l’ampleur de la violence, de la barbarie humaine, du tragique. A propos de la représentation plastique chez Tacite, cf. Turcan 1985. 371 Dans les passages des Histoires que nus venons de commenter, le paysage s’organise en concomitance avec les événements qui ont lieu.
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le miroir de leur être profond. La tendance à l’amplification descriptive que nous constatons dans bon nombre de passages dans lesquels l’historien évoque la manière dont tel ou tel personnage est assassiné, loin de falsifier la vérité historique, gagne le cœur de l’intrigue donne, en quelques sortes, un souffle tragique aux actions représentées. Dans son exercice intellectuel de créer un espace tragique et de le représenter, Tacite se fait peintre du tragique. Pour y parvenir, il recourt à une composition filmique de ses récits dans lesquels on trouve des indications à la fois architecturales et urbaines. Celles-ci, tout en constituant la toile de fond du récit, servent également de décors qui, pour l’essentiel, demeurent flous372. Pourquoi Tacite chercher-t-il à insérer un espace, un paysage dans son récit ? La réponse est simple : l’auteur des Histoires et des Annales « donne à voir et se réfère ainsi d’une manière presque explicite à la tradition aristotélicienne ». Ce donner à voir qui s’établit à deux niveaux373 a conduit Tacite, d’une part, à adopter une écriture cinématographique ou filmique et, d’autre part, à mettre en scène le regard, soit du narrateur-descripteur, soit de ses personnages. Ce regard qui joue le rôle de l’œil-caméra374 influence qussi le lecteur. A. Malissard avait, en son temps, étudier cette écriture filmique chez Tacite375. Nous avons également constaté que c’est la même écriture que notre historien a utilisé, dans l’Agricola, pour évoquer l’itinéraire du général Agricola en Bretagne376 ou dans l’épisode de l’assassinat d’Agrippine (Annales XIV, 1-13)377. Une telle écriture fait appel à l’esthétique du 372
Sur cette question, cf. Malissard 1991. D’une part, l’historien aime faire voir du spectaculaire proprement dit (cf. Courbaud 1918, 89-90) et, d’autre part, dans la représentation de son espace tragique, il se rattache à une esthétique pathétique et dramatisante de l’historiographie antique (cf. Borzsak 1973, 57-67). Le pathétique et le dramatique prennent corps dans le récit grâce à la référence au théâtre : l’histoire de l’Vrbs apparaît comme une pièce de théâtre poétiquement mise en scène qui se déroule dans un locus précis aux décors issus du domaine de l’architecture et de l’urbanisme. Le lecteur de Tacite a alors l’impression d’assister à la représentation de cette pièce de théâtre. 374 Pour cet anachronisme chez Tacite, cf. Mambwini 2016a,86-90. L’expression « œilcaméra » convient pour suivre, comprendre et expliquer les mouvements narratifs et descriptifs que nous observons dans l’ensemble des blocs narratifs et descriptifs que Tacite insère dans ses récits. 375 Cf. Malissard 1974a et 1974b. 376 Cf. Mambwini 2016a,85-115. 377 Cf. Mambwini 2009. 373
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regard. À ce sujet, ainsi que nous l’avons déjà souligné378, il est clair que, si l’on relit attentivement les écrits de Tacite de l’Agricola aux Annales avec un regard d’un lecteur du XXIe siècle, on y découvrira des traces d’une écriture cinématographique, laquelle a permis l’inscription des regards, des gestes, des parles et surtout leu mise en filière dans les récits sans pour autant négliger le faisceau des relations qui définissent leur esthétique. En tut cas, l’univers littéraire et historique de Tacite, se voulant en prise directe avec le vécu quotidien des Romains, se donne non seulement à voir, mais également à entendre. Comme nous l’avons noté379, le recours à des procédés de polyfocalisation et à des techniques venant de plusieurs champs artistiques, dont certaines ressemblent étonnamment à celles exploitées dans le cinéma d’aujourd’hui, sollicite le lecteur de Tacite de participer activement à la production de sens de ses récits. Il faut noter également que le souci de donner à voir chez Tacite est un corollaire de la présence de la spatialité dans ses écrits historiques. Un lecteur attentif se rendrait compte que les expressions renvoyant au champ sémantique de la perception visuelle s’accompagnent très souvent d’une coréférence à la motricité, liée notamment aux actes de préhension et de déplacement dans l’espace. C’est exactement ce qui se dégage de passages étudiés, véritables tableaux où tous les détails sont mis en scènes, où les décors urbains et architecturaux s’étoffent, où les intrigues s’inscrivent dans le temps, où les personnages se déplaçant dans l’espace tragique mis e exergue par Tacite sont vivants et conscients de leurs actes, pour les uns, et de leurs destins, pour les autres. Tout cela revient à dire que, pour reproduire et représenter l’espace tragique, Tacite se comporte comme un cinéaste du XXIe siècle. L’utilisation qu’il fait du cadre380 et du hors-champ381 es significative à cet égard. La manière dont les deux éléments se communiquent dans les récits, surtout les récits de guerre ou de meurtre, fait de l’espace reproduit et représenté une scène tragique 378
Mambwini 2016a,87-88. Mambwini 2009,26. 380 Ce terme est à prendre a sens spatial mais aussi au sens esthétique de ce qui entoure et met en valeur une composition plastique. Our la composition plastique chez Tacite, cf. Turcan 1985. 381 Au cinéma, on fat la distinction entre le hors-champ et le hors-cadre. Le champ étant l’espace imaginaire délimité par le cadre, le hors-champ se définit comme « l’ensemble des éléments (personnages, décors, etc.) qui, n’étant pas inclus dans le champ, lui sont néanmoins rattachés imaginairement, pour le spectateur, par un moyen quelconque. » Cf. Aumont, J., Brgala, A. et al. (1987) : Esthétique du film, Paris, Nathan, 15. 379
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sans limites et du temps une mosaïque. En faisant appel aux décors urbains et architecturaux, en organisant ses espaces tragiques dans une référence au théâtre, en utilisant constamment la métaphore picturale dans ses descriptions, Tacite fait surgir des tableaux tragiques vivants – tableaux qui apparaissent comme un fragment prélevé de la riche histoire de l’Vrbs – qui montrent ses principaux personnages vivre leurs derniers instants. Sur ce point précis, il faut louer la poétique tacitéenne : dans ses tableaux, Tacite laisse en dehors du cadre – cadre à la fois pictural et architectural – certains éléments de l’action et choisit de privilégier tel ou tel détail significatif où symbolique et, grâce à la subtilité de son style, il modifie, à sa guise, le point de vue du lecteur par la façon de faire voir les objets de l’espace ainsi créé. En tout cas, lorsqu’on examine tous les tableaux contenus dans ses récits, et lus particulièrement des tableaux des guerres et des meurtres des personnages principaux, une conclusion s’impose : Tacite a un sens inné du choix des plans de ses descriptions spatiales, plans dont la grosseur est conditionnée par la clarté du récit et exprime à la fois un contenu matériel et un contenu dramatique : un spécialiste du cinéma moderne qui analyserait l’épisode de l’assassinat d’Agrippine, de la mort de Germanicus ou de Britannicus ainsi que les épisodes des guerres contenus dans les opera maiora, y découvrirait une multiplicité de plans : plans d’ensemble, plans moyens, plans américains (surtout dans la descriptions des portraits), gros plans. Comme nous l’avons d’ailleurs signifié382, la multiplicité de ces techniques narratives répond à l’effet recherché par Tacite, à savoir : la dramatisation sans pour autant déformer la vérité historique, une dramatisation qui repose sur ce que nous pouvons appeler la théorie tacitéenne du regard, laquelle sous-tend l’exercice d’une double pensée : d’abord, la pensée de Tacite qui, en sa qualité d’historien, lui permet d’opérer, au-delà des apparences, une radiographie de véritables causes des événements historiques, d’accéder aux mobiles qui sont au cœur de la double tragédie qu’a connue Rome. Ajoutons que, tous ces plans (narratifs ou descriptifs) qui font la beauté des tableaux tacitéens constituent, comme au cinéma du XXIe siècle, une véritable orchestration de la réalité historique romaine, une réalité qui, à tout prendre, est une véritable tragédie humaine : l’homme romain, surtout le prince, détenteur du pouvoir – que celui-ci porte le nom de
382
Mambwini 2009,42.
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potestas, de dominatio ou d’imperium – tombe toujours victime des passions humaines Le donner à voir tacitéen, que cela provienne du regard du narrateur-descripteur383 ou celui d’un personnage, apparaît comme un acte de déchiffrement auquel rien ne résiste, une sorte de radiographie qui saisit à la fois les instants historiques, les mouvement de la pensée de tel ou tel personnage ainsi que son état psychologique au moment où il joue son « rôle » sur la « scène tragique » et où il traverse le cadre de l’espace tragique reproduit et représenté par Tacite-écrivain. Pour le lecteur, ce donner à voir, ce regard donc, apparaît comme une source de savoir historique et psychologique, une véritable prise de possession intellectuelle, une appropriation mentale des « spectacles » tragiques auxquels l’historien le convier à « assister » mentalement. Dans les passages qui ont fait l’objet de nos commentaires, une constance apparaît : la mise en place de spectateurs-observateurs hypothétiques384 ; ceux-ci se recrutent dans la populace. Leurs regards exprimés par des verbes ou par des tournures stylistiques justifient l’exploration (par le lecteur) des lieux tragiques décrits. Cette mise en place de spectateurs-observateurs dans l’épisode de la mort de Galba ou de Vitellius, constitue, croyons-nous, un artifice rhétorique pour mieux imprimer ce donner à voir dans la textualité. Nous sommes d’avis que la manière particulière dont Tacite actualise ce regard et multiplie les observateurs dans chaque scène tragique, loin d’être gratuite ou arbitraire, est riche de significations. À notre sens, elle s’inscrit dans une conception très visuelle de l’écriture de l’Histoire, qui fait découler l’intrigue, comme naturellement, de la descriptio focalisée sur un personnage-observateur. Et, cette descriptio, en même 383
Dans ses écrits, Tacite pratique aussi cet exercice systématique du regard. Celui-ci lui permet d’empreindre toutes les réalités historiques dans sa pensée, d’exprimer, de traduire ce qu’il a vu et appris, de le dramatiser, de le développer dans ses récits. Cf. par exemple le récit de la bataille du Mons Grappius. Cf. Mambwini 2016a, 117-134. Soulignons avec insistance que, pour la reproduction et la représentation de ses espaces tragiques, Tacite s’est incontestablement beaucoup investi. Dans une autre dimension, cet investissement du regard peut constituer la manifestation d’une sorte de pulsion épistémophilique exaspérée par son besoin de connaître profondément les véritables causes de l’Histoire. 384 La présence des spectateurs-observateurs dans ces épisodes tragiques doit être perçue comme une garantie de vraisemblance, mieux comme une mise en place d’un oint de vue objectif sur le onde diégétique, mais aussi comme une façon pour Tacite de faire épouser au lecteur l’appréhension tout à fait subjective e limitée de cet univers qu’en ont les protagonistes.
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temps qu’elle fait pénétrer progressivement le lecteur tacitéen au cœur de la tragédie qui se prépare, l’invite à y découvrir tant les indices de ce qui se prépare que les acteurs de la tragédie. S’il nous arrivait de procéder à une étude comparative des passages que nous venons de commenter, nous constaterons que Tacite inclut dans chaque spectacle tragique qu’il donne à voir son mode de lecture, c’st-à-dire le point de vue et le poste d’observation considérées, mais également les conditions de la détention des informations données. Les restrictions de champ qu’il introduit constituent un espace littérairement investi et structuré par des regards individuels. Depuis le narrateur omniscient, qui se transforme à l’occasion en descripteur omnivoyant, jusqu’aux innombrables relais imaginés pour relativiser sa description, Tacite sait varier les points de vue sur le monde qu’il crée, sur l’espace qu’il représente et nous en montre des facettes différentes. Terminons nos commentaires en disant qu’à travers la représentation de l’espace tragique, l’objectif poursuivi par Tacite est de provoquer dans la conscience du lecteur une série d’émotions propres à engendrer chez eux un état de sensibilité qui les disposera à mieux cerner tant les instants forts de l’histoire de Rome sous l’Empire que la causalité régissant son destin385. Se dessine alors l’importance du rôle que joue l’espace dans le récit de Tacite, rôle qui s’explique par son souci de montrer ses personnages en action et surtout de présenter leurs actions, bonnes ou mauvaises, dans les configurations spatiales dans lesquelles elles étaient accomplies, en mettant en avant-plan celles qui lui paraissent très importantes.
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A travers le choix d’une telle écriture, l’objectif poursuivi par Tacite est, semble-t-il, de provoquer dans la conscience du lecteur une série d'émotions propres à engendrer chez eux un état de sensibilité qui les disposera, d’une part, à mieux saisir les instants forts de l'histoire de Rome sous l'Empire et, d’autre part, à mieux cerner la causalité régissant son destin.
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Deuxième partie Histoire, passions et politique
Chapitre IV La causalité humaine chez Tacite : histoire et passions au cœur de la pensée tacitéenne L’étude consacrée au vocabulaire de la cause chez Tacite386 nous a permis de constater que, comme chez Tite-Live, Tacite fait intervenir une multitude de passions ou de sentiments dans la causalité d’un certain nombre de faits historiques. Les plus importants, de par leurs occurrences, sont : adrogantia, adulatio, auaritia, cupido, discordia, inuidia, libido, ira, metus, odium, studium, et taedium387. Cette liste n’est pas exhaustive, mais elle a le mérite d’être représentative pour en tirer une conclusion. Leurs occurrences transforment l’œuvre historique de Tacite en une véritable rhétorique des passions
1. Les passions dans l’écriture tacitéenne de l’Histoire Dans ses Tusculanes III, 23-24388, l’Arpinate estime que les passions naissent d’une mauvaise interprétation des conjectures et auraient leur cause dans un mauvais jugement. C’est aussi ce que pense Tacite. En accordant plus d’importance aux passions dans sa tentative d’expliquer certains événements historiques, Tacite, qui s’est aussi inspiré de Topica XVI, 64 de Cicéron, avait l’intention de combattre l’ignorance. Celle-ci conduit l’homme à commettre des erreurs, surtout quand il s’agit de préciser les vrais motifs des événements historiques et de bien les apprécier. C’est donc à ce niveau qu’apparaît l’importance de l’analyse des passions chez Tacite 386
Mambwini 2002. C’est le dernier article que nous avons envoyé à A. Michel sous forme de tiré à part. 387 Cf. Mambwini 2002,251. Voir le tableau des occurrences. 388 « Tusc. III,23. Doloris hujus igitur origo nobis explicanda est, id est causa efficiena aegritudinem in animo tamquam aegrotatrionem in coropore (…) 24. Est igitur causam omnis in opinionis ; nec uero aegritudinis solum, sed etiam reliquarum omnium perturbationum.(…) »
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dans la mesure où celle-ci lui a permis non seulement d’expliquer les événements historiques, mais aussi et surtout de comprendre l’homme dans ce qu’il a de plus profond, à savoir : son être intérieur. Chez Tacite, très précisément, l’analyse des passions tend à expliquer les incohérences, voire « les absurdités qui rendent incompréhensibles le déroulement des affaires humaines. »389 Elle présente l’homme tacitéen comme le seul responsable de ces mêmes faits historiques dans la mesure où il n’arrive pas à maîtriser ses propres passions. Les récits de Tibère, de Néron, d’Agrippine, etc., en sont un bel exemple. Il n’est pas de notre intention d’étudier tout l’univers passionnel390 reproduit dans l’écriture tacitéenne de l’Histoire. Nous renvoyons à nos observations antérieures sur cette question391. Signalons, toutefois, que l’étude approfondie des passions dans l’œuvre de Tacite est un chef-d’œuvre d’analyse psychologique où il y a autant de plaisir que de profit à le suivre dans la mesure où elle nous permet de mieux comprendre les réactions et surtout les attitudes des personnages tacitéens. De plus – et ce qui apporte de la beauté dans l’écriture tacitéenne de l’Histoire – une telle étude nous donne l’impression d’être dans une salle de cinéma ou de théâtre dans laquelle défilent, sur scène, toutes les classes sociales romaines, des empereurs aux esclaves, en passant par les courtisans, chacun agissant suivant ses impulsions et ses émotions. En effet, – tel est le constat que nous avons fait392– dans les récits tacitéens, les passions, en tant que causes premières des événements historiques393, se laissent saisir là où on ne 389
Michel 1966,144. Cet univers passionnel permet à Tacite de comprendre l’homme pris individuellement et collectivement, de retrouver son unité profonde derrière ses multiples visages disparates. Le verbe comprendre employé ici veut tout simplement dire « appréhender par la connaissance, le raisonnement, faire coïncider et ressortir tout ce que l’homme tente de cacher. Comme l’a si bien dit Aron, R. (1948) : Introduction à la philosophie de l’histoire : essai sur les limites de l’objectivité historique, Paris, 259, comprendre un événement historique, c’est « saisir avec évidence le lien des phénomènes qui sont extérieurs à notre conscience, c’est être capable de reproduire en soi un déroulement psychique, c’est atteindre le sens des faits sur le plan empirique. » Cette définition répond bien à l’œuvre historique de Tacite qui cherche à amener le lecteur à mieux comprendre certaines données historiques ou pourquoi tel ou tel individu a agi ou réagi de telle ou telle manière. 391 Cf. Mambwini 1993, 108-164; ID. 1994, 64-95. 392 Cf. Mambwini 1993, 87-210 ; ID. 1994, 61-125. 393 Dans l’écriture tacitéenne de l’histoire, les passions sont les causes objectives (mobiles) des guerres. Pour Tacite prêtant sa voix à Calgacus (Agricola 30) la justification de la conquête de la Bretagne ne réside pas seulement dans le dynamisme 390
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s’attendait pas forcement à les rencontrer. Elles apparaissent dans l’organisation sociale tout comme dans l’aventure individuelle de chaque personnage. C’est notamment le cas de l’inuidia ou de l’aemulatio394. Dans les lignes qui suivent, nous consacrerons quelques lignes à l’analyse de quelques passions dont la particularité est que, dans les récits tacitéens, elles interviennent généralement en binôme. Il s’agit de la potentia qui intervient généralement aux côtés propre à Rome, dans l’attrait à la gloire, mais aussi dans la cupidité des Romains. Dans l’Agricola 15,1-5, Tacite attribue la cause de la révolte de la Bretagne en 61 ap.J.-C. aux passions dont les plus évidentes sont l’auarita et la luxuria. Cf. aussi Hist. I,64,3 ; 83,2 ; II, 6,2. Tacite fait également intervenir les passions comme causes subjectives des guerres (conséquences). Cf. par exemple, les Hist. I,65-66 ( Tacite est convaincu que la guerre est la principale cause de toutes les dissensions existantes entre Lyonnais et Viennois) ; Hist. IV,70,3 (Pour Tacite, la guerre est à l’origine de la détérioration de l’union et de l’affection entre parents.) Le furor est à l’origine de l’aveuglement et de l’attrait des soldats à l’atrocité (Hist. II,70 ; III,83. Pour l’analyse complète des passions comme mobiles et conséquences, cf. Mambwini 1993,169-179 ; ID 1994, 99-106. 394 Employé 102 fois chez Tacite dont 35 fois dans les Histoires et 60 fois dans les Annales, le terme inuidia intervient surtout comme cause de tel ou tel événement historique dans une situation qui implique soit l'attachement, soit une rivalité. Considérée par les rhéteurs comme un désir immodéré, l’inuidia se produit quand un individu ne parvient pas à acquérir l'objet de sa convoitise. Dans l’Agricola 1,2, Tacite la définit comme un uitium paruis magnisque ciuitatibus commune. Passion à la fois communautaire et exclusive, elle se déclenche immédiatement, souvent prématurément, et cette spontanéité mécanique prendrait une allure comique, si elle n'était pas incoercible, déprimante et dangereuse (cf. par ex., Ann., 11,77,2). Parce qu'elle siège dans les cœurs des hommes quand ils n'arrivent pas à atteindre l'objet de leur désir, elle les pousse à agir sans la moindre réflexion (cf. par ex., Hist, 11,60,1), en même temps elle engendre ou provoque en eux ce qu'il appelle d'inuidia. Dans l'oeuvre de Tacite, 1'aemulatio conduit à l'attachement et à l'agressivité. De plus, elle présuppose la supériorité du rival qu'on cherche à éliminer à tout prix. C’est dans ce sens qu'il faut comprendre le projet de Séjan dans les Annales IV,4 d'empoisonner Drusus, son rival potentiel au trône impérial qu'il a toujours convoité. Synonyme de rivalité, l'aemulatio conduit forcément l'individu ou un groupe d'individus à accomplir des actes incontrôlés aux conséquences néfastes pour l'histoire. Cette situation arrive lorsque, sur le plan purement littéraire, ce terme constitue une paire avec inuidia. La paire inuidia et aemulatio qu'on rencontre d'ailleurs 5 fois chez Tacite, intervient dans les circonstances quasi identiques pour justifier le degré passionnel atteint par tel ou tel individu (cf. Ann., III,,75,2). A côté de cette paire, les récits tacitéens présentent une autre combinaison composée de l’inuidia et du terme odium. L'expression inuidia et odium sert parfois à expliquer les actes de violence commis par certains personnages et surtout les femmes. Associée à la haine, la jalousie tourne aux affronts et surtout aux désirs perpétuels de la vengeance. Dans ce cas, la combinaison inuidia et odium prend alors le sens psychologique de la rancune très souvent considérée comme l'une des principales causes des crimes féminins.
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de la libido des femmes illustres de la cour impériale et du metus qui fait ballotter les personnages tacitéens entre la spes et le taedium. L’intérêt d’une telle présentation est qu’elle nous donne un éclairage sur la manière dont Tacite conçoit ontologiquement l’homme, sur les intrigues de la cour impériale ainsi que sur la manière dont le peuple réagissait face à la tyrannie de ces princes.
2. La potentia et la libido dans les Annales ou la question de l’immoralité et de l’ambition des femmes illustres de la domus impériale Chez Tacite, la potentia et la libido sont deux passions qui vont de pair. Elles se manifestent généralement chez les femmes et surtout chez celles qui appartiennent à la domus impériale telles que Livie, épouse d’Auguste, Livilla, veuve de Drusus (Ann., IV, 12,4), Messaline (Ann., XI, 26,2) et surtout Agrippine Minor (Ann., XII3, 1 XIV. 1,3 XIV. 2,1). Ainsi que nous l’avons déjà souligné, la potentia apparaît d’abord comme l’objet d’un désir ou plus précisément de l’ambition du pouvoir. I. Cogitore la définit comme étant un pouvoir occulte agissant de personne en personne et, à ce titre, elle fait partie des arcana imperii au sens large de ce jeu en coulisse de pouvoirs dangereux. Dans l’œuvre de Tacite, la potentia apparaît comme une puissance des conspirateurs et surtout des aspirants à l’Empire. C’est un pouvoir non institutionnel, un pouvoir anormal qui ne s’inscrit pas dans la ligne de l’Empire où un seul doit dominer. Dans ce sens, potentia désigne l’influence anormale de divers personnages agissant en sousmain et imprimant leur marque à l’Empire. Quant à la libido, et plus précisément la libido feminarum, elle intervient comme la principale cause de la dépravation des mœurs à Rome. Passion d’origine essentiellement instinctive très étroitement liée à la sensualité, la libido se manifeste à toutes les couches sociales : chez les empereurs, les princes et surtout les femmes illustres de la cour, dont un grand nombre s’est illustré dans l’immoralité395. Pour Tacite, la libido feminarum est à la fois un danger absolu pour la société romaine tout comme pour le devenir de l’humanité et l’une des causes qui ont ruiné la vie de l’Etat romain. Parce que cette passion avait même commencé à corrompre la structure de la 395
C'est le cas notamment de Livie, épouse d'Auguste et mère de Tibère, Livilla, femme de Drusus, Agrippine, mère de Néron, Messaline, épouse de Claude.
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succession impériale, Tacite a résolu de dénoncer l’immoralité des femmes romaines. En effet, c’est par elles, pense-t-il, que les vertus romaines se seraient perdues, par elles que l’introduction des cultes orientaux auraient détruit la vieille société romaine, par elles que le mariage, jadis base de la société vertueuse, se serait transformé en adultère devenu "légitime" et de plus en plus réitéré. Le monde féminin tacitéen, surtout celui représenté dans les Annales, fourmille de vices, en particulier dans le domaine du sexe où les femmes ajoutent aux perversions une volonté d’endosser le rôle des hommes et dans le domaine politique. Bon nombre de commentateurs de Tacite trouvent dans cette représentation sociale une manifestation de la misogynie de la part d’un historien censé écrire l’histoire de Rome sine ira et studio. « Tacite est-il vraiment un historien misogyne ? », telle est la question que nous nous posons et à laquelle nous voudrions répondre succinctement. Parce que la mise au pilori des défauts féminins fait partie des sujets traités dans les Annales, beaucoup de commentateurs répondent positivement à cette question, oubliant que les écrits historiques de Tacite constituent un discours idéologique de cet historien, exploitant plusieurs thèmes dont celui lié à la moralité, aux mœurs dans l’espace politique impérial, espace dans lequel les femmes occupent une place de choix. Plutôt que de tenir compte de cet élément important caractérisant l’écriture tacitéenne de l’Histoire, beaucoup réduisent les Annales en un genre littéraire dans lequel notre historien « dessine les portraits et détaille les intrigues de plusieurs princesses, mais c’est toujours par rapport au monde féminin, seul fondé à détenir le pouvoir, que les femmes interviennent. Et c’est parce qu’elles interviennent dans ce qui devrait rester une affaire d’hommes, la politique, que Tacite stigmatise la plupart d’entre elles. Leur défaut majeur n’est pas la débauche sexuelle, mais l’appétit de pouvoir. Ambition, arrogance, audace sont insupportables chez ces femmes viriles. Elles font preuve aussi de cette impudicitia que dénonçait Juvénal, mais c’est pour la mettre au service de leur ambition. »396 Cette opinion très répandue d’ailleurs chez les commentateurs397 de Tacite fait passer notre historien comme un misogyne qui présenterait le monde féminin romain comme fourmillant de vices, en particulier dans le domaine du sexe où les femmes ajoutent aux perversions une 396 397
Boëls-Janssen 2015,106. Vidén 1993,13-65 ; Foubert 2010.
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volonté d’endosser le rôle des hommes. Tacite passerait pour être un des auteurs latins qui mettent en scène des femmes qui cherchent à dominer les hommes. Nous nous inscrivons en faux contre un tel jugement qui, comme le souligne O. Devillers, ‘doit être nuancé ‘. Ce spécialiste de Tacite a raison de préciser que « Tacite ne semble pas porter de jugement sur les femmes en général. Certes beaucoup sont critiquées, surtout lorsqu’elles se mêlent de jouer un rôle politique : Livie, Agrippine I, Plancine, Livilla (épouse de Drusus II), Messaline, Agrippine II ou Poppée. Mais d’autres sont considérées avec sympathie, surtout s’il s’agit de victimes de l’empereur, comme Octavie (XIV, 60-64), Epicharis (XV, 57), Sextia et Pollitta (XVI, 1011). D’autres encore, enfin, semblent laisser indifférent l’historien, qui s’en tient, à leurs propos, à des banalités sur leur richesse, leur beauté ou l’illustration de leur race. »398 C’est dire que, contrairement à ce que l’on pense, Tacite présente trois figures de femmes : les femmes impudiques, les femmes vertueuses et les femmes très enclines à la richesse et à leur beauté. C’est donc en fonction des aspects de son discours idéologique sur les mœurs à Rome qu’il évoque telle ou telle catégorie des femmes. Il est vrai que, dans les Annales, Tacite accorde une place spéciale aux femmes marquées par la potentia399, cette soif d’être associées aux rênes de l’imperium. Pour y parvenir, elles n’hésitent pas à mettre à profit leur sensualité ou leur libido pour réaliser leur ambition du pouvoir. À travers les critiques portées sur ce type de femmes, Tacite voudrait attirer l’attention de ses contemporains sur la dangerosité de la libido, cette passion d’origine essentiellement instinctive 398
Devillers 1994,358. Chez Tacite, la potentia apparaît d'abord comme l'objet d'un désir ou plus précisément de l'ambition du pouvoir. I. Cogitore 1991, 158-171 la définit comme étant un pouvoir occulte agissant de personne en personne et, à ce titre, elle fait partie des arcana imperii au sens large, de ce jeu en coulisses de pouvoirs dangereux. Dans l'oeuvre de Tacite, la potentia apparaît comme une puissance des conspirateurs et surtout des aspirants à l'Empire. C'est un pouvoir non institutionnel, un pouvoir anormal qui ne s'inscrit pas dans la ligne de l'Empire où un seul doit dominer. Dans ce sens, potentia désigne l'influence anormale de divers personnages agissant en sous-main et imprimant leur marque à l'Empire. Dans les Annales IV, l'historien se sert de ce vocable pour montrer la puissance de Séjan entre les années 23 et 28 et surtout sa mainmise sur l'Empire. Comme nous le verrons dans la suite, la potentia, puissance occulte, a beaucoup marqué les femmes illustres de la Cour impériale telles que Livilla, veuve de Drusus (Ann., IV,12,4), Messaline (Ann., XI,26,2) et surtout Agrippine Minor (Ann., XIL3,1 XIV.1,3 XIV.2,1). Leur potentia tout comme l'essentiel de leur comportement ont un lien très étroit avec l'ambition du pouvoir.
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étroitement liée à la sensualité et considérée comme principale cause de la dépravation des mœurs, et donc de l’immoralité à Rome. Pour Tacite, la libido feminarum est, à la fois, un danger absolu pour la société romaine tout comme pour le devenir de l’humanité et l’une des causes qui ont ruiné la vie de l’Etat romain. Parce que cette passion avait même commencé à corrompre la structure de la succession impériale, Tacite a résolu de dénoncer l’immoralité des femmes romaines. En effet, c’est par elles, pense-t-il, que les vertus romaines se seraient perdues, par elles que l’introduction des cultes orientaux auraient détruit la vieille société romaine, par elles que le mariage, jadis base de la société vertueuse, se serait transformé en adultère devenu légitime et de plus en plus réitéré. C’est pour dénoncer tout cela que l’historien analyse, dans les Annales, la libido de certaines femmes illustres telles que Livie (mère de Tibère), Livilla (femme de Drusus), Agrippine (mère de Néron), Messaline (épouse de Claude). À en croire Tacite, toutes ces femmes ont mis à profit leur sensualité pour réaliser leur ambition du pouvoir. Celle-ci, soutient A. Michel400, trouve, sans l’hérédité dynastique (surtout chez les Julio-Claudiens) aussi bien dans l’adoption familiale, assez d’éléments pour ruiner le sens de l’intérêt général, dénaturer la réserve féminine et déchainer le goût de l’inceste, des meurtres entre frères, du parricide. Pour toutes ces femmes, la libido devient alors un moyen pour renforcer leur potentia. Parmi ces femmes, il y a : - Livie, mère de Tibère, « gravis in rem publicam mater ». Au livre I des Annales, Tacite appelle Livie « gravis in rem publicam mater » tant pour avoir été la mère de Tibère que pour ce rôle historique et fatal qu’elle a joué pour l’avènement de son fils : c’est à Livie que Tibère doit son trône. Sans sa mère, Tibère n’aurait pas accédé au pouvoir. Sans elle, Tibère serait resté un simple citoyen romain émigré à Rhodes. Cependant, en poussant son fils au pouvoir, Livie avait travaillé autant pour elle-même que pour son fils. Elle comptait bien sinon dominer le gouvernement, du moins y jouer un rôle considérable. C’est pour cette raison que cette femme intriguera longtemps sous le règne de Tibère, mais celui-ci s’efforcera de l’évincer sans heurts (Ann. III, 64,2401 et IV, 16). Ainsi, entre la mère, ivre de domination et d’ambition et le fils, passionné d’indépendance 400
Michel 1966,63. Selon Tacite, lors de l’élevation d’une statue d’Auguste, Livie fait graver son nom avant celui de Tibère. Ce à quoi Tacite dit que le Prince, offensé de ce trait comme une injure à sa majesté, en gardait au fond du cœur un vif ressentiment.
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pour donner libre carrière à ses penchants, les rapports ne tardèrent pas à s’aigrir. La rupture était inévitable (Ann. III, 64,1 et V, 2,1). Voilà pour l’essentiel. Parce que cette femme fut la causa de l’avènement de Tibère, Tacite n’hésite pas à noircir sa personnalité. La première évocation des Annales I, 3,4-5 cerne bien la personnalité de cette femme qui a usé de sa beauté éclatante et incomparable pour conquérir l’amour d’Auguste au point de le contraindre d’adopter son fils issu d’un premier mariage. Par cette adoption, Tibère « filius, collega imperii, consors tribuniciae potestatis adsumitur . »402 La deuxième évocation, nous la trouvons dans ce passage des Annales I, 5,3-4 où, avec une brutalité voulue, Tacite évoque l’avènement de facto de Tibère à la mort d’Auguste à Nôle : « Vtcumque se e ares habuit, uixdum ingressus Illyricum, Tiberius properis matris litteris accitur ; (…) Acribus namque custodiis demum et uias saepserat Liuia, laetique interdum nuntii uulgabantur, donec, prouisis quae tempus monebat, simul excessisse Augustum et rerum potiri fama eadem tulit. » D’après ce passage, Tibère était en Illyrie lorsque mourut Auguste. Dans l’intention de signaler les intrigues de Livie, l’historien précise qu’une lettre pressante de sa mère avait rappelé Tibère de l’Illyrie et, en attendant l’arrivée de son fils, cette femme prit des mesures préventives : elle avait posté des gardes vigilants qui avaient interdit l’accès et les avenues de la maison impériale, puis, de temps en temps, elle faisait publier des nouvelles rassurantes sur l’état de l’empereur mourant. Lorsqu’elle eut achevé de prendre ces mesures, on apprit brusquement et à la fois qu’Auguste était mort et que Tibère avait pris possession du pouvoir. Voilà où Livie voulait en venir avec ses manœuvres. Elle y parvint. Cependant, pour mieux asseoir le pouvoir de son fils, Livie contraignit Tibère à mettre à mort Agrippa Postumus (Ann.I, 6,1-2) qui, bien qu’on le considérât comme un débile mental au sens clinique du terme, pouvait servir d’appui à une opposition.403 402
Tacite, Ann. I,3,3 : « il devient son fils, son collègue au pouvoir, son associé à la puissance tribunicienne.» 403 A travers la dénonciation des manigances de Livie, Tacite pose un sérieux problème politque au debut des Annales : la manière dont sont ‘choisis’ les empereurs. A la lumière du récit de Tacite, tant que le principat est resté électif en théorie, une usurpation du pouvoir est toujours possible. En effet, comme nous venons de le voir, on prépare l’acteur de l’évènement à jouer son rôle sur cette scène privée qu’est la domus impériale. L’empire n’est pas une royauté où le Roi ne meurt jamais. Il surgit déjà couronné quand les protagonistes du drame ouvrent les rideaux à l’abri desquels les intrigues de la cour ont décidé de la succession. Mais l’apparition de l’élu est une péripétie émouvante et
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- Livilla, femme de Drusus, la plus légère des femmes de la cour impériale. À propos de cette femme, devenue amante de Séjan par ambition de partager le pouvoir, Tacite porte sur elle un jugement très sévère qui nous permet de mesurer sa responsabilité tant dans le meurtre de son mari Drusus que dans la croissance du pouvoir de Séjan. La toute première critique formulée à son sujet est mentionnée dans les Annales IV, 3,3. Dans ce jugement, Tacite est catégorique : Claudia Livilla est une des femmes légères et ambitieuses de la cour impériale. Nous sommes en l’an 23 ap. J.-C. Pour écarter les obstacles qui le séparaient du pouvoir, Séjan a trouvé mieux de la séduire. Car en elle, pensait-il probablement, il pourrait facilement atteindre le mari (Drusus). C’est de cette manière, nous dit Tacite, que Séjan a réussi à faire empoisonner Drusus, devenu trop encombrant. Le passage des Annales IV, 3,3 nous donne encore une autre information : en s’offrant à Séjan, Livilla espérait bien partager un jour le pouvoir avec son amant qui n’hésitera même pas à demander sa main auprès de Tibère (Ann. IV, 30-40). - Messaline, l’impératrice nymphomane. L’histoire de Messaline, telle qu’elle est reprise dans les Annales XI, se présente comme une tragédie de l’ambition, de la déraison et de la débauche féminine exagérée. Il n’est donc pas étonnant que cette impératrice soit aujourd’hui considérée comme une nymphomane, car, en elle, les passions de toute sorte s’exaspèrent jusqu’à la folie et la conduisent à sa perte. Cette présentation de P. Grimal404 qui s’appuie sur sa conduite scandaleuse reprise en Annales XI, 26-38 suffit pour comprendre pourquoi Tacite considère cette femme comme l’une des causes de l’échec politique de Claude. Comment l’auteur des Annales la juge-t-il ? Cette petite phrase tirée du livre XI nous donne un élément de réponse : « Sed animo per libidines corrupto nuhil hnestum inerat. » (Ann. XI, 37,4)405. Cela est d’autant plus vrai qu’emportée par sa sensualité et aveuglée par sa passion du pouvoir et surtout « lassée des adultères trop faciles, oubliant qu’elle est l’épouse de l’empereur, elle épousa publiquement C. Silius, parce même incertaine, à en croire les Annales I,7. Sur cette question de la nomination de l’empereur romain, cf. Lessuisse, L. (1961) : « La nomination de l’empereur et le titre d’imperator », L.E.C., 30,2, 410-420 ; ID. (1961) : « Le titre de Caesar et son évolution au cours de l’Empire », L.E.C. 29,3, 271-287. 404 Grimal 1990, 335. Cf. aussi Le Gall, J. et Le Glay, M. (1987) : L’empire romain, Paris, 186. 405 « Mais cette âme, corrompue par les débauches, n’avait plus rien de noble. »
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qu’elle y fut poussée », écrit Tacite en Annales XI, 12, par un amour proche de la démence ou encore voisin de la frénésie (…nouo et furori proximo amore distinebatur). Emportée par des voluptés inconnues (Iam Messalina, facilitate adulteriorum in fastidium uersa, ad incognitas libidines profluebat…)406, cette femme qui trouve dans le nomen matrimonii (Ann. XI, 26,3), apparaît dans les Annales comme un jouet de forces irrésistibles, qui se servent de son impotentia. Dans l’étude psychologique de la femme, ce terme est très important. En effet, J.-M. Engel la définit comme une sorte d’absence de soi et l’incapacité de se contrôler et de dominer ses passions. Tacite fait passer cette femme impulsive pour le principal responsable des méfaits commis par et sous Claude. La monstruosité de ses forfaits (tel son mariage scandaleux avec Silius, alors qu’elle était encore la femme de l’empereur) a fait que Tacite ne la plaint pas de la voir perdre sa vie. - Agrippine II, femme ambitieuse. Agrippine II est le personnage féminin à qui Tacite a consacré plusieurs lignes et dont le portrait semble plus complet. Elle est aussi le personnage féminin tacitéen qui subit, à ce jour, les critiques négatives des modernes407. Le livre XIV 406
Tacite, Annales, XI,12,1. C. Lackeit (Lackeit, C. (1918): « Iulia Agrippina », Realencylopaedie (= RE) X.1, 909-915 [Numismatische Ergänzung von Hasebroek], col. 911sq) soutenait l’idée selon laquelle Agrippine était possédée par une krankhafte Herrschsucht (un « désir de pouvoir maladif ») et la désigna de unumschränkte Herrscherin über das Reich wie über ihren Gemahl (dominatrice au pouvoir illimité sur l’empire et le mari). W. Eck (Eck, W. (2002) : « Die iulisch-claudische Familie : Frauen neben Caligula, Claudius und Nero ». In : dans Die Kaiserinnen Roms von Livia bis Theodora, H. Temporini-Gräfin Vitzthuméd., Munich, 133sq.), reprenant pratiquement l’idée de Tacite pense que « Leidenschaft war auch für Agrippina [scil. wie für Messalina] kein fremdes Wort, auch nicht in ihrem Verkehr mit Männern. Aber noch stärker herrschte in ihr die politische Leidenschaft, das Streben, eine ihrer Herkunft entsprechende Stellung im öffentlichen Leben Roms zu finden. Es war vor allem ein Erbteil ihrer gleichnamigen Mutter, einer Enkelin von Augustus. » : « La passion n’était pas non plus un mot étranger pour Agrippine [scil. de même que pour Messaline], également dans ses rapports avec des hommes. Mais la passion politique la dominait encore bien plus fort, l’aspiration de trouver une position dans la vie publique à Rome en accord avec ses origines. C’était un héritage de sa mère qui portait le même nom, petite-fille d’Auguste. »). Cf. aussi :Barrett A. (1999): Agrippina: Sex, Power and Politics in the Early Empire, Londres; Galtier, F. (2004) : La figure d’Agrippine la Jeune dans l’Octavie, Vita Latina,171, 88-101 ; Ginsburg, J., (2006): Representing Agrippina, Constructions of Female Power in the Early Roman Empire, Oxford; Kaplan, M. (1979): « Agrippine Semper Atrox : a Study in Tacitus’ Caracterization of Women. » In: C. Deroux (éd.), Studies in Latin Literature and Roman History 1 (coll. Latomus 164), Bruxelles,410-417 ; Lafond, M., (2012) : 407
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des Annales s’ouvre sur l’inceste d’Agrippine. Cet acte, que plusieurs chercheurs refusent d’admettre, est présenté comme un moyen, par cette femme, d’atteindre son but, à savoir : partager le pouvoir avec son fils (Ann. XIV, 2,1). À en croire Tacite, cet acte a toutes les chances d’être vraisemblable, non seulement parce qu’il est repris par d’autres auteurs anciens tels que Pline le Jeune (Ann. XIII, 20,2 ; XV, 53,3) et Dion Cassius (LXI, 11,4), mais aussi parce que, jouet de voluptés pour s’être livrée à Pallas (Ann. XII, 25,1 et 65,2) et même à Lepidus, Agrippine était capable d’un tel scénario, ainsi le précise Tacite dans les Annales XIV, 2,2. Certes, reconnait Tacite, cette femme n’avait pas plus de moralité que Messaline, mais c’était une femme de tête, pour reprendre l’expression de l’historien J. Le Gall408 qui ne recula devant rien pour parvenir au double but qu’elle s’était fixé, à savoir : d’une part, devenir l’épouse de l’empereur, afin de porter son fils sur le trône impérial et, d’autre part, en tant que mère, tout en exerçant une influence sur son fils, devenir la véritable maîtresse de l’Empire sous le nom de son fils, puisque son sexe lui interdisait de l’être officiellement409. Son arme redoutable pour arriver à ses fins, c’est la libido. Pour Tacite, Agrippine est l’une des principales causes de tout ce qui se produira sous le règne de Néron. Cependant, contrairement à Messaline, Agrippine ne cédait aux plaisirs de la chair que lorsque ses complaisances servaient son ambition obstinée de jouer ouvertement un rôle politique à côté de son fils. Tacite la présente toujours en train de programmer des intrigues. Cela se manifesta depuis son mariage : « nam ubi sui matrimonii certa fuit, struere maiora nuptiasque Domitii, quem ex Cn. Ahenobarbo genuerat, et Octaviae Caesaris filiae moliri ; quod sine scelere perpetrari non poterat… ». D’ailleurs, tout le livre XII présente une accumulation de termes signalant les manigances de cette femme, à savoir : consilium, studium, dolum, ambitus, insidiae, struere, molori, « D’un monstre à l’autre : figures d’Agrippine et de Néron à l’écrit et à l’écran .» In : J.P. De Giorgio et F. Galtier (éd.), Le monstre et sa lignée : filiations et générations monstrueuses dans la littérature latine et sa postérité, Paris, 321-339 ; McHugh, M. (2012) : «Ferox Femina. Agrippina Major in Tacitus’ Annales”, Helios, 39, n°1, 73-96 ; Rutland, L. (1978): «Women as Makers of Kings in Tacitus’ Annals », Classical World, 72,15-29; Shotter, D. (2000): «Agrippine the Elder : A Woman in a Man’s World», Historia, 49, 341-347. 408 Le Gall 1987,187. 409 Selon Tacite, Annales I,8,1, le testament d’Auguste a fait d’elle une co-régente au pouvoir de son fils: « Nihil primo senatus die agi passus nisi de supremis Augusti, cuius testamentum, inlatum per uirgines Vestae, Tiberium et Liuaiam heredes habuit… »
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illecebra, etc. Ce sont ses intrigues et son ambition du pouvoir qui précipiteront sa mort (Ann. XIV, 7-8). Dans l’ensemble des Annales, ainsi que nous venons de le dire supra, de tous les personnages féminins, Agrippine est celui dont Tacite a analysé méticuleusement les faits et gestes : une manière de souligner l’ambition politique de cette femme410. Dans un de ses articles où, il s’est exercé à « une analyse tout à fait positiviste’, mieux à « une lecture sémiologique, définie à partir d’une théorie du discours » qui l’a conduit à procéder au relevé et à la catégorisation des actes attribués à Agrippine, Th. Späth411a minutieusement étudié les actes412 que Tacite attribue à Agrippine. Il a, au total, comptabilisé quarante-quatre actions accomplies par Agrippine. Ces actions présentées d’une manière négative peuvent être réparties en trois groupes. Le premier groupe concerne toutes les actions liées à son mariage avec Claude413, le deuxième à la prise du pouvoir de Néron414 et le troisième au maintien de l’influence sur son fils415. 410
Comme nous le verrons dans la suite, d’une manière générale, l’image d’Agrippine réunit différents éléments qui caractérisent la muliebris impotentia à travers et grâce à laquelle elle met en jeu des moyens calculés rationnellement pour atteindre ses objectifs. Cette femme se sert de son impudicitia ; elle combine des intrigues dans lesquelles elle compromet des sénateurs et des centurions ; elle empoisonne son époux et elle exagère le soutien à son fils, etc. 411 Späth, Th. (2005) : « Agrippine la Jeune ou la réalité du discours », Hypothèses,297321. 412 C. Lackeit a confronté ces actes aux commentaires, appréciations et interprétations du texte. Le contraste entre les actes décrits et leur interprétation lui a permis finalement de comprendre la fonction narrative du personnage d’Agrippine dans la structure argumentative du texte et, ainsi, les significations de la mise en scène de sa position de pouvoir dans le récit historiographique. 413 Selon Th. Späth, les actions directes dont l’objectif est de devenir l’épouse de Claude sont relatées dans trois passages : Agrippine fait partie des femmes qui « brûlaient d’ambition » (ambitu feminae exarserant) de mettre en évidence leur qualité d’épouses potentielles de Claude ( Ann. XII,1,1) ; sous le prétexte de leur parenté, la nièce se rend souvent chez son oncle Claude et « l’enjôle » (pellicit) par ses « appas » (inlecebrae), ce qui a comme conséquence, qu’avant même le mariage, Agrippine aurait déjà exercé la potentia uxoria, « l’influence d’une épouse » ( Ann. XII,3,1) ; le texte fait allusion à un amor illicitus qui confirme le matrimonium bien avant sa célébration officielle (Ann. XII,5,1). 414 A ce propos, Th. Späth a recensé six cas : Agrippine s’assure le soutien de l’influent affranchi, Pallas, en faisant de lui son amant : en Annales XII,25,1, Tacite signale que cet homme serait stupro eius inligatus. Au chapitre suivant (Ann. XII,26,2), l’historien nous signale que cette femme exerce aussi une influence directe sur Britannicus qu’elle aurait gratifié immédiatement après l’adoption de Néron avec per intempestiua nouercae officia. Agrippine est présentée comme le commanditaire de l’empoisonnement de
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Arrêtons-nous à ces quatre célèbres figures de la cour impériale pour nous poser cette question : ce type de présentation des femmes de la domus impériale romaine reprend-il tout simplement l’imagerie stéréotypée des textes antiques ou répond-il à une idéologie politique ? L’on doit savoir qu’effectivement l’auteur des Annales « perçoit, interprète et décrit la réalité historique selon la diversité des discours qui constituent son identité comme homme politique, comme pater familias, comme historien », mais également comme porteur d’une idéologie politique sur le principat. La représentation des femmes de la domus impériale répond à une exigence intellective liée à la construction d’un discours visant politiquement, socialement et idéologiquement les princes julio-claudiens. Ceux-ci ont échoué dans leur rôle de pater familias. En tant que tels, les empereurs julioclaudiens « ne remplissent pas leur tâche masculine, celle de tenir les femmes dans le droit chemin ; Claude et Néron n’accomplissent pas leur devoir de veiller à ce que la démesure féminine, l’impotentia de l’épouse et de la mère, reste dans les limites de l’ordre ; ils auraient dû imposer à Agrippine de ne pas poursuivre ses propres objectifs. Par l’accumulation des violations des normes du féminin dans la description du personnage d’Agrippine », Claude et Néron sont caractérisés comme des hommes non virils incapables d’assurer le contrôle sur les femmes de la domus impériale. Cette absence aura comme conséquence non seulement l’attrait de ces femmes à la libido, Claude. Selon Tacite, c’est elle-même qui aurait choisi un poison spécial (Ann. XII,66,1) et, face à l’inefficacité du premier essai, elle a recours au médecin Xénophon pour qu’il administre à Claude un puissant rapidum venenum (Ann. XII,67,2). Après la mort de Claude, Tacite nous signale que, en vue de faciliter son fils Néron de devenir empereur, Agrippine empêche Britannicus et ses sœurs, en leur montrant des signes de compassion, de quitter la chambre funéraire de Claude jusqu’à ce que Néron soit acclamé par les prétoriens (Ann. XII,68,2-3). Aux funérailles de Claude, Agrippine s’est comportée comme Livie, lors des funérailles d’Auguste. Sur cette comparaison, cf. E. O’ Gorman, E. (1999): Irony and misreading in the Annals of Tacitus, Cambridge, 126 sq. Cependant, signale Tacite, cette femme aurait voulu surpasser Livie en faisant preuve de plus de magnificentia (Ann. XII,69,3). 415 Maintenir l’influence sur son fils est la cause principale du conflit entre la mère et le fils. Pour se débarrasser d’elle, Néron a commandité son assassinat. Cf. Ann. XIV,1-8. Bien avant cet assassinat, Tacite nous apprend qu’Agrippine s’arrangeait pour : a) prendre place aux côtés de Néron lors des réceptions des délégations officielles, mais elle était empêchée par Sénèque (Ann. XIII, 5,2), b) transmettre des biens à Néron (Ann. XIII,13.2). Tacite signale qu’Agrippine avait régulièrement organisé des rencontres de tribuns et de centurions et le ramassage de l’argent, quasi quaereret ducem et partes (Ann. XIII,21.2-6), etc.
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mais aussi et surtout le développement de la muliebris impotentia au sein de la domus. En même temps qu’elles servent à la construction d’une image négative des femmes de la domus impériale, les personnages de Livie, de Messaline et surtout d’Agrippine sont une illustration de divers modes de transgressions des normes du féminin sous les JulioClaudiens. Remplissant, pour ainsi dire, une fonction narrative qui va au-delà d’une problématisation du féminin, leur image permet à Tacite de développer un discours, non misogyne, mais idéologique qui met en cause les empereurs julio-claudiens, du moins leur virilité à mettre de l’ordre dans la domus. C’est cet élément que beaucoup de commentateurs de Tacite semblent ignorer ou négliger afin de soutenir l’idée selon laquelle cet historien aurait calomnié ces femmes illustres. Une chose est vraie : « à travers ces portraits au vitriol des femmes de la maison impériale, Tacite, d’une part, complète l’image de mauvais empereurs de l’époque dont il rend compte et, d’autre part, suggère l’éloge implicite des princesses véritablement vertueuses de son temps. Il nous transmet donc une détestable image des femmes, mais cette image est au service de ses intentions, »416 nous dirions, au service des impératifs de sa narration pour ainsi paraphraser O. Devillers qui pense que « le traitement des femmes dans les Annales est en grande partie conditionné par les impératifs de la narration. Il est utile de présenter Messaline et Agrippine II comme excessivement influentes, puisque cela conforte le sentiment que Claude, leur époux, est un faible. Au contraire, en montrant quelque admiration devant la bravoure d’Epicharis, Tacite fait davantage apparaître la lâcheté d’autres membres de la conjuration de Pison. »417 De tout ce qui précède, Tacite est-il un historien vraiment misogyne ? Il est vrai que les femmes constituent une catégorie de figures418 qui gravitent dans l’entourage des princes et qui souvent prennent l’avantage sur eux. Au lieu de parler de « misogynie » chez Tacite, il conviendrait de souligner plutôt le caractère tragique qui se dégage de ses critiques. L’implication des femmes dans la politique romaine est une tragédie. Ainsi le note d’ailleurs, A. Michel, « selon la tradition romaine, les femmes ne sont pas faites pour régner. Elles ne doivent pas confondre leur dignité naturelle, leur pureté, avec le 416
Boëls-Janssen 2015. Devillers 1994, 358. 418 Parmi elles, on peut citer les grands affranchis, les sénateurs épris de délation et les philosophes flatteurs. 417
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pouvoir et ses violences ou ses compromissions. Cependant Tacite nous laisse sentir qu’il les admire. Il connaît leur courage, qui se manifeste chez les esclaves subissant la torture, leur fierté, qui donne aux deux Agrippine leur puissance dangereuse, et surtout leur aptitude au malheur, qui apparaît chez Octavie au moment de la mort de Britannicus, lorsqu’elle comprend qu’elle ne peut pas se défendre (Annales XIII, 16). L’historien sait, quant à lui, respecter la faiblesse et la pureté. La mère de Néron ne se borne pas à l’orgueil héroïque de la femme de Germanicus, sa fierté la conduit jusqu’au désir du pouvoir. Cela la distingue de Messaline, tuée par un esclave, méprisée par le centurion qui assiste au crime. Agrippine, abandonnée de tous, lorsqu’elle voit entrer l’assassin qui lui est envoyé par son fils, lui crie, en style tragique : et tu quoque me deseris (et toi aussi tu m’abandonnes). Mais la tradition manuscrite, que les éditeurs contestent à tort peut-être, ajoute un autre cri : uentrem feri (frappe au ventre). C’est un mot qu’elle a sans doute trouvé dans Sénèque (Annales XIV, 8). »419 Voilà comment notre Maître résume la façon dont Tacite imagine la femme dans l’Histoire. Est-ce vraiment de la misogynie ? Point n’est besoin d’ouvrir une discussion à ce sujet : quand bien même il nous transmet une image détestable des femmes, une image au service de ses intentions, Tacite n’est pas un misogyne comme certains commentateurs le pensent. Il n’épingle les femmes que dans son discours idéologique sur les mœurs à Rome ou, pour être plus explicite, il ne critique les femmes que quand il évoque le danger de la libido feminarum. Cette passion qui, selon Tacite en Annales III, 55, s’est développée à Rome à cause de la licentia et de la luxuria, est l’une des causes qui ont ruiné la vie politique de l’Vrbs. Cette passion avait même commencé à corrompre la structure de la succession impériale. C’est pourquoi, dans les Annales, le rôle politique et institutionnel des femmes illustres se trouve singulièrement amplifié420. La plupart d’entre elles sont intervenues dans la marche de la politique impériale. Elles ont exercé une autorité qui, aux yeux des Romains, n’appartient pas à leur sexe et qu’elles ne pouvaient donc obtenir, ainsi l’écrit A. Michel421, que par le vice et même par un usage dénaturé de la passion. L’auteur des Annales insiste sur ces imputations, au début de son opus, par exemple, à propos de Livie, 419
Michel2001. Sur ce point précis, cf. Ferrero, G. (1930) : Les femmes des Césars, Paris. 421 Michel 1969,62. 420
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femme d’Auguste et mère de Tibère. Comme nous l’avons signalé supra, cette femme, agissant sur l’esprit du vieux prince (Auguste), a réussi à provoquer dans les conditions suspectes l’adoption de Tibère, fils issu de son premier mariage. C’est aussi le cas d’Agrippine qui a tout manipulé pour faire accéder son fils Néron au trône impérial. L’on doit savoir que la mise en valeur de la débauche féminine est une méthode employée par Tacite pour attirer l’attention des hommes à prendre garde de ce qu’il appelle dans les Annales III, 33,2-3 l’ambitiosus sexus422. Voici concrètement ce qu’il dit : « Haud enim frustra placitum olim ne feminae in socio saut gentes externas traherentur : inesse mulierum comitatui quae pacem luxu, bellum formidine morentur et Romanum agmen ad simulitudinem barbari incessus conuertant. Non imbecillum tantum et imparem laboribus sexum, sed, silicentia adsit, saeuum, ambitiosum, potestatis auidum… »423 Tacite était-il vraiment misogyne ? Nous ne pouvons le croire. En effet, les événements historiques décrits dans ses écrits lui donnent raison. C’est peut-être pour cette raison que, lorsqu’il emploie le terme libido avec l’adjectif muliebris ou l’adverbe muliebriter, Tacite se voit contraint de citer nommément les femmes424. Tacite, historien misogyne ? C’est ce que pense une certaine opinion qui fonde son argument sur un passage des Annales III, 33-34 dans lequel cet historien définit la féminité comme une infériorité naturelle. Pour reprendre l’expression de Tacite, les femmes représentent le sexus natura invalidus425 Qu’est-ce que Tacite voulait dire par là ? Plutôt que d’attaquer notre historien, il serait plutôt intéressant de chercher à comprendre les sens dénotés ou connotés par les Romains à cette expression. Fait-elle allusion au signe biologique de la sexualité ? Elle fait allusion aux capacités physiques des femmes. Il paraît plus évident que Tacite avait fait allusion à la faiblesse due, d’une part, à l’infériorité juridique et, d’autre part, à cette évidence qu’elles ont du 422
Dans son discours idéologique sur la moralité à Rome, Tacite accorde une importance capitale à la libido feminarum pour attirer l’attention des hommes, surtout des hommes politiques que cette passion les rend aveugles ou alors esclaves des femmes. De ce fait, elle compromet leur liberté. Dans les Annales I, Tacite nous donne l’exemple d’Auguste qui ne peut rien décider sans l’aval de sa femme, de sa fille Julie, que celui-ci a bannie dans l’île de Pantaria parce qu’elle menait une vie scandaleuse.
423 424
C’est notamment le cas de Julia, fille d’Auguste (Ann. I,53), Appuleia Varilla (Ann. I,50), Vistilia (Ann. II,85), Lepida (Ann. III,22), Claudia Pulchra (Ann. IV,52), Albucilla (Ann. VI,53), Poppaea (Ann. XI,12), Julia Silana (Ann. XIII,19), Pontia (Ann. XIII,44), Poppée (Ann. XIII,4(-46), Satria Gallia, etc. 425 Tacite, Ann. III,34,5. « sexe faible par nature ».
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mal à maîtriser leurs passions et surtout sont incapables par nature à contrôler leurs sentiments. Cette incapacité, faut-il souligner ici, est une caractéristique de la nature féminine que Tacite désigne par l’expression muliebris impotentia évoquée à maintes reprises dans les Annales426, expression que l’on traduit volontiers par la « démesure des femmes » au sens de leur « impuissance à se dominer ». La conséquence de cette conception est la négation de la capacité des femmes de respecter, de leur propre chef, les normes sociales. C’est aux hommes à mettre sur la voie de l’ordre social les femmes sujettes à leur puissance juridique. Ainsi, loin de lui d’avoir des intentions sexistes, Tacite pensait plutôt, d’une part, aux normes juridiques traditionnelles de la société romaine faisant de la femme un être soumis au pouvoir juridique d’un homme, c’est-à-dire de son époux et, d’autre part, à la déficience naturelle de contrôler leurs passions. Si l’aspect juridique de cette soumission est défini par les lois existantes à cette époque427, le trait caractéristique de cette déficience naturelle du contrôle des passions est bien explicite dans un passage des Annales III, 33 qui reprend un débat qui a eu lieu au sénat, sous Tibère. Dans ce passage, Tacite reproduit, au style indirect, le discours de Caecina et la réplique de M. Valerius Messalla Messallinus. Dans son intervention, Caecina propose au sénat d’interdire aux magistrats de province d’emmener leurs épouses avec eux. Les femmes seraient « non imbellicum tantum et imparem laboribus sexum, sed, si licentia adsit, saevum, ambitiosum, potestatis avidum »428, et pour cause. Cette idée, qui constitue l’un des arguments avancés par Caecina429, reflète 426
Cf. par exemple, Tacite, Ann. I,.4.5, IV,57.3,ou XII,57.2. Au cours du dernier siècle de la République, cette soumission s’est assouplie avec la mise en place de la tutela mulieris, la « tutelle des femmes ». Le ius liberorum de la loi matrimoniale d’Auguste et la suppression de la tutelle agnatique, un demi-siècle plus tard, sous Claude ont fini par modifier la dépendance juridique des femmes romaines à leurs maris. Cette évolution juridique a énormément contribué au changement fondamental de l’image du féminin. Pour mieux cerner cette évolution juridique, cf. Gardner, J.F. (1986) : Women in Roman Law and Society, Londres, 14 sq. Sealey, R. (1990) : Women and Law in Classical Greece, Chapel Hill, 96-109 (qui fait la comparaison des différentes formes romaines de soumission des femmes au pouvoir des hommes avec les conditions juridiques des femmes en Grèce) ; Cantarella, E. (1981) : L’Ambiguo malanno. Condizione e immagine della donna nell’antichità greca e romana, Rome, 166 sq. 428 Tacite, Ann. III,33,3 : un sexe pas seulement faible et inapte à l’effort, mais, si la possibilité lui était donnée, cruel, intrigant, avide de pouvoir 429 Caecina fait une série d’énumérations allant du désordre causé par les femmes dans 427
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la pensée, non pas de Tacite, mais d’une partie de l’opinion romaine. La preuve : l’historien soutient implicitement la motion de M. Valerius Messalla Messallinus430 ; celui-ci « attire l’attention sur le fait que ce ne sont pas toutes les épouses de gouverneurs qui se comportent mal et que, finalement, lorsque cela arrive, le principal responsable est le mari ; en outre, mieux vaut emmener les épouses dans les provinces, où il est aisé de les surveiller, que de les laisser à Rome, où elles sont en proie aux tentations »431. Spaït note qu’« on reproche à Caecina, qu’en parlant des difficultés créées par des femmes, il tente de « donner un autre nom à la lâcheté » des hommes, car viri in eo culpam, si femina modum excedat, « le mari sur ce point est coupable, si sa femme dépasse la mesure » (3.34.4). Loin de nous l’intention d’initier un pro Tacito, il semble établi que Tacite n’est pas un historien misogyne. Il lui arrive aussi de présenter une image positive de certaines femmes de la domus impériale. C’est notamment le cas d’Agrippine l’Aînée, petite-fille d’Auguste, épouse de Germanicus et mère de la célèbre Agrippine la Jeune figure, qui autrement que par le biais des discours officiels diffusés par les inscriptions et les monnaies. Elle y est présentée à la fois de façon conventionnelle dans son rôle d’épouse et de mère modèle. Comme nous venons de le voir, Tacite ne critique pas négativement toutes les femmes. Il lui arrive d’être, d’une façon ou d’une autre, pour elles. C’est le constat qu’on peut faire des Annales III, 33,2-5 dans lesquels l’historien partage l’opinion de Velerius Messalinus qui combat l’idée de Caecina. Ce dernier propose d’interdire aux magistrats de province d’emmener leurs épouses avec eux432. Bref, l’attitude de Tacite à l’égard des femmes est bien claire : « d’une part, l’historien se refuse à juger les femmes en bloc : ce n’est pas parce que certaines se sont mal conduites que toutes agiront de même ; l’armée jusqu’à leur culpabilité dans les chantages menant à des procès de concussion et dans la corruption des provinciaux. Autre argument avancé : les femmes empêcheraient par leur prodigalité (luxus) les activités administratives et, par leur caractère craintif, les activités des armées en temps de guerre. 430 Selon Devillers 1994,358-359, citant aussi E. Koestermann (cf. note 109), le discours de Valerius Messalinus exprime l’opinion de l’auteur des Annales. 431 Devillers 1994,359. Cf. Tacite, Ann. III,34,5 : « Porro ob unius aut alterius imbecillum animum male eripi maritis consortia rerum secundarum aduersarumque. Simul sexum natura inualidum deseri et exponi suo luxu, cupidinibus alienis. Vix praesenti custodia manere inlaesa coniugia : quid fore si per plures annos in modum discidii oblitterentur ?» 432 Cf. Devillers 1994,358-359.
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d’autre part, il estime qu’il appartient au mari de modérer son épouse.»433
3. Metus, taedium et spes chez Tacite ou l’homme romain face aux divers traumatismes de la vie liés au temps Le metus est l’un des sentiments qui interviennent beaucoup dans les récits de Tacite. Son degré de causalité devient plus important si on l’associe avec la notion du temps. Disons un mot sur cette notion. Chez Tacite434, le temps est une donnée inséparable de la condition humaine. Il domine la vie de sa présence, il impose ses effets. C’est le temps qui, malgré la tyrannie des princes, permet à l’Homme romain de vivre, d’espérer. Source d’incertitude, d’ennui, de chagrin, mais aussi de peur, le temps semble nouer avec l’homme tacitéen une relation ambiguë aux conséquences diverses. C’est au travers de cette relation qu’il est possible de comprendre le cheminement de grands bouleversements qui ont marqué l’histoire de Rome, les réactions de tel ou tel personnage face à telle ou telle situation relative au devenir romain. Dans la textualité de l’œuvre tacitéenne, le temps incite le personnage tacitéen à établir consciemment ou inconsciemment le rapport entre son présent et son futur au regard d’une série d’événements réalisés dans le passé et dont il est ou serait directement ou indirectement responsable. Chez Tacite, le temps est, autant une force créatrice et positive qu’une force destructrice. Créatrice et positive, parce qu’il permet à l’homme de vivre et d’espérer ; destructrice parce qu’il conduit l’homme au désespoir sinon à la mort. Le temps est aussi la cause de l’instabilité et du changement dont souffre la vie humaine. Si l’histoire de Tacite met l’accent sur l’homme, son bonheur et surtout ses malheurs sont liés au temps. Ils s’expliquent en fonction des changements historiques opérés dans son vécu quotidien. En même temps qu’il est une suite cohérente au cours de laquelle se réalise positivement ou négativement le dessein humain, chez Tacite, le « Temps » est aussi une succession de retournements brusques et saisissants, arrivant à l’improviste et bouleversant le sort des humains et leurs sentiments. Bref, chez Tacite, la notion du temps peut être prise comme une expression de la nostalgie du passé et de la projection dans le futur. 433 434
Devillers 1994,359. Pour cette notion chez Tacite, cf. également MambwiniXXXXXX
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En effet, qu’il évoque le présent, l’avenir et surtout le passé, le temps chez Tacite est plus une source d’angoisse, de crainte que d’espoir ou de bonheur. Le récit de Tacite a ceci de particularité : plus le poids du passé est lourd, plus l’anxiété est intense et plus l’événement historique est chargé de sens. Les personnages tacitéens sont souvent nostalgiques, et c’est avec une émotion faite de regret et d’attendrissement qu’ils se retournent dans le passé. Dans certaines circonstances, l’évocation du passé permet de nier la réalité du «présent historique et social». À travers la notion du temps mise en rapport avec l’homme dans ses agissements, se pose alors le problème d’ordre moral, celui lié à sa liberté d’accepter ou de refuser ce que le temps lui impose. Par rapport au temps, ainsi nous venons de le souligner, l’homme romain choisit la vie ou la mort. Sur ce point, le temps apparaît aussi comme une donnée par laquelle l’Homme tacitéen affirme sa résolution obstinée de faire ce qui lui semble bon. C’est cet élément qui, entre autres, donne aux écrits tacitéens sa couleur tragique. En effet, dans certaines situations du récit où le temporel dirige le schéma narratif, les personnages tacitéens se sentent perdus dans la nuit des temps, c’està-dire de leur passé, de leur solitude physique et morale. En même temps, ils sentent fort de braver ce qui se présente à eux. En tout cas, si l’on procède à une analyse très approfondie de la dimension psychologique de la notion du temps, on s’apercevra finalement que Tacite est plus sensible à l’action du temps » sur les sentiments de ses personnages. Parce qu’il reconnaît en ses personnages une parcelle de libertas, Tacite semble attribuer au temps une double fonction. Il est à la fois source de malheur et de grandeur pour ses personnages. Source de malheur parce que, avec le temps, l’homme se trouve en face d’un changement. Bref, dans l’écriture tacitéenne de l’Histoire, cette notion, en même temps qu’elle établit des rapports entre le présent, le futur et une série d’événements réalisés dans le passé, met à jour des causes et des responsabilités dans le cours de l’Histoire, place l’homme dans une situation psychologiquement inconfortable. Il faut dire que, devant les grands problèmes de son existence, une seule question le préoccupe : comment va-t-il affronter le temps qui se présente à lui ? Du coup, le temps devient source d’incertitude, d’ennui, de chagrin, mais aussi et surtout de peur. Au regard de son temps existentiel, l’homme tacitéen redoute trois craintes : la crainte des menaces, la suspicion ou la trahison et surtout la crainte de la 170
catastrophe imminente liée à la colère des dieux ou encore la crainte de s’engager dans une action qui peut déplaire aux dieux. Cependant, parce qu’il est très attaché au « temps biologique » qui lui permet d’être sur cette terre et de jouer un rôle important dans son évolution, l’homme tacitéen a développé en lui un sentiment d’espoir. Plusieurs passages des opera maiora de Tacite attestent que, confronté à toute sorte de drames, dont il connaît à peu près ce qui l’attend à la fin de l’acte, l’homme tacitéen vit une sorte d’émotion ou encore se trouve dans une position telle qu’il croit maîtriser certaines situations. C’est ce qui, paradoxalement, le fait espérer. Qu’espère-t-il au juste ? La vie, le salut de la liberté, de l’impunité, du pardon, de la clémence. Mais, l’ensemble des récits tacitéens attestent finalement qu’un tel espoir est chimérique. C’est ce qui explique le ballottage psychologique auquel se trouvent constamment plongés la plupart des personnages rencontrés dans l’œuvre tacitéenne. Dans les récits tacitéens, ce ballottage psychologique est signalé par les expressions « spes et metus. » et « taedium uitae » qui, à des degrés différents, peuvent se traduire en français par le terme « tourment ». Sous l’Empire, en général, et sous les Julio-Claudiens, en particulier, l’homme romain vivait dans la hantise de la mort435. Alors que l’idée de la mort est omniprésente dans les Annales, l’on est quelque peu étonné de constater que, dans cette œuvre, l’expression metus mortis n’est presque pas employée. Nous ne la rencontrons qu’une seule fois dans les Annales436. Deux éléments peuvent expliquer cette rareté437. Premièrement, d’une manière générale, sous les Julio-Claudiens, le peuple romain avait l’habitude de dissimuler sa peur dans l’espoir d’échapper à la tyrannie des princes – ainsi l’atteste l’emploi des termes species, simulatio ou dissimulatio que nous rencontrons régulièrement dans des passages où il est question de la 435
Sous le Principat, en général, et sous les Julio-Claudiens, en particulier, l’homme tacitéen a surtout peur de mourir. Par mourir, nous entendons non seulement disparaître de cette terre et donc de la société romaine, mais également voir se restreindre la puissance d’action, voir les possibilités de sa vie s’atrophier, les aires de sa libertas se rétrécir. 436 Tacite, Ann., 1.39.3. 437 La rareté de l’expression metus mortis dans les Annales de Tacite suppose tout simplement que, face à la peur de la mort, l’homme romain est parvenu à développer une attitude à même de prendre en compte cette perspective et de l’exorciser en inventant des comportements endogènes issus de l’imaginaire collectif. Pour éviter le déshonneur et conserver leur dignitas, les sages et certains responsables militaires n’hésitent pas à se donner la mort.
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peur populaire. Deuxièmement, confronté aux drames, dont il sait à peu près ce qui l’attend à la fin de l’acte, l’homme tacitéen vit une sorte d’émotion le plaçant dans une position telle qu’il croit maîtriser certaines situations. C’est ce qui, paradoxalement, le fait espérer. D’où l’emploi du terme spes à côté du mot metus. Tacite traduit ce grand moment de ballottage émotionnel par la paire spes ac (aut, uel) metus. La situation psychologique issue de l’expression « spes et metus »438, composée de deux sentiments opposés, conduit naturellement l’individu à agir pour conserver sa vie. Cependant, plusieurs récits de Tacite montrent, d’une manière générale, que la lutte psychologique menée par tel ou tel individu se solde par la victoire du metus439. Pourquoi ? Parce que le metus mobilise l’attente d’un événement, c’est-à-dire du temps, l’individu finit toujours par se lasser. En effet, dans ce monde impérial où sévit la tyrannie, il ne faut rien espérer qui puisse sauver la vie, l’honneur et la dignité humaine. En effet, plus d’une dizaine de fois, Tacite présente ses personnages ballottés entre deux sentiments très opposés : la crainte de la mort et l’espoir de la vie, l’angoisse du châtiment et l’espoir de la grâce impériale ou divine, la peur d’être asservi et l’espérance de recouvrer la liberté. C’est pourquoi face à l’échec de la spes, devenu presque dépressif, l’Homme tacitéen n’hésite pas à réclamer qu’on hâte sa mort. C’est ce que nous voyons, par exemple, dans les Annales, IV, 438
Cette expression est très courante chez Tacite. Nous la rencontrons 14 fois, dont 5 fois dans les Histoires (I, 19,2; 62,2; II, 2,1; IV, 59,1; 70,3.), 8 fois dans les Annales (II, 12,3; 38,3; III, 69,3; IV, 50,3; V, 8,4; XII, 34; XIII, 9,3; XIV, 32,1) et une fois seulement dans la Germanie 46,5. Dans la plupart des cas, cette expression exprime la tension psychologique connue et vécue par certains personnages. La présence de plus en plus fréquente de cette paire dans la textualité des Annales suppose que, d’une part, sous les Julio-Claudiens, le Romain ne pouvait vivre sans que ne se succèdent indéfiniment l’imagination d’un mal à venir (metus) et celle d’un bien à venir (spes) et, d’autre part, son désir de conservation est traversé de part en part par le temps et le souci, toujours mis en échec, de compenser l’imprévisible de l’avenir. 439 Chez Tacite, la "victoire" de l'espoir sur la crainte n'est mentionnée qu'une seule fois. Nous la trouvons dans un passage des Histoires II,2,1 dans lequel est évoqué le voyage de Titus: « His ac talibus inter spem metumque iactatum spes uicit ». Le caractère laconique de cette formule ne dit pas formellement pour quelle solution Titus opta. Cette expression conforme au goût de Tacite pour les tours abstraits, donne à la solution choisie par le fils de Vespasien sa véritable dimension. Le passage des Histoires II, 2,1 est donc un bel exemple pour signifier que la combinaison « metus et spes », au même moment qu'elle exprime la notion des causes par la dialectique de la peur et de l'espoir basée sur la grande loi des contraires, suggère aussi une sorte de dilemme psychologique qui trouble certains acteurs de l'histoire qui, ne sachant comment s'en sortir, se lancent dans des actions insensées et incontrôlées.
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50,3, à propos de Tarsa440. L’expérience psychologique qui a conduit Tarsa au suicide est comparable à celle vécue par les accusés de lèsemajesté. Certains ne trouvaient plus d’autres solutions que se donner la mort441. D’autres, à la suite de leur inclinaison à se projeter dans un avenir qui ne peut jamais être maîtrisé entièrement, espérant toujours bénéficier de la grâce impériale alors qu’ils sont conscients de ce qui les attend à la fin de l’acte, sont atteints par une sorte de taedium uitae. Passion durative, le taedium est la conséquence négative du « temps-durée ». C’est ce que nous voyons par exemple dans les Histoires III, 56,2. Dans ce passage, par exemple, le taedium est présenté comme le principal motif qui a conduit Vitellius à fuir le camp et à rentrer à Rome : « Postremo taedio castrorum et audita defectione Misenensis classis Romam reuertit, recentissimum quodque uolnus pauens, summi discriminis incuriosus. »442 À en croire Tacite dans ce passage, Vitellius était un ignorant dans l’art de la guerre. Incapable de prendre parti dans telle ou telle situation, il était réduit à interroger sans cesse les autres sur les ordres de marche, sur le service des reconnaissances, sur la mesure à garder dans l’accélération ou le ralentissement des opérations. Cette situation psychologiquement inconfortable entraîne en lui une sorte de lassitude. D’ailleurs, Tacite donnera par la suite cette précision de haute importance : « ... alios rogitans et ad omnes nuntios aoltu quoque et incessu trepidus, dein 440
L'armée de Sabinus était en position de bataille. Le moral des troupes était bas. Les uns (les vieux), à l'instar de Dinis, l'un des chefs des troupes, voulaient à tout prix qu'on déposât les armes pour se rendre; les autres (les jeunes) animés par l'esprit de périr avec honneur, s'il n'y avait pas d'autres solutions sinon la guerre, voulaient par contre se battre. Ainsi tiraillés entre la peur et l'espérance, ces jeunes (par la bouche de Tarsa) s'écrièrent qu'il fallait hâter leur fin : « sed Tarsa, properum finem, abnimpendas pariter spes ac metus clamitans ». Ce chef (Tarsa), ajoute Tacite, par son courage, donna l'exemple en se plantant son épée dans le sein. Ici, le suicide est considéré comme l'aboutissement de cette lutte interne à laquelle s'est livré Tarsa. 441 C'est le cas de Libon qui, dans les Annales 11,28-30, ballotté entre l'espoir d'être gracié par Tibère et la peur d'être condamné, se donna la mort avec son épée. C'est aussi le cas de Silius (Ann. IV, 19), de Cordus (Ann.IV,34). Pour tous ces gens, le suicide, qui marque la fin de leur procès, est la résultante de la tension psychologique produite par la combinaison de ces deux sentiments. 442 Dans ce passage, le taedium se présente comme un mélange de sentiments et de lassitude dus à une ou plusieurs situations antérieures. Ce sentiment ne s'établit que dans le cœur d'une personne dépassée par des événements. Placé au début de cette phrase, l'adverbe postremo nous fait penser à une série de situations vécues antérieurement par Vitellius.
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temulentu. » Il est clair que le taedium de Vitellius est le résultat d’une situation psychologiquement insupportable. Pour lui, l’unique solution, c’est évidemment de quitter rapidement le camp et de rentrer à Rome, car il ne se sentait pas à l’aise. Le même dégoût s’était saisi du cœur de Civilis (Hist., V, 26, l... super taedium malorum) et même de la population des cités gauloises : le livre IV, 69,4 des Histoires nous rapporte le récit du congrès de Reims. Les cités gauloises se sont déclarées fidèles à l’Empire romain malgré l’opposition des Trévires et des Lingons : « ...taedio futurorum praesantia placuere. » Pour comprendre ce passage et l’importance de la notion de la causalité qu’elle implique, il faut lire tout le récit. Pourquoi cette prise de position des cités gauloises à ce congrès malgré l’opposition de leurs voisins ? Les Trévires et les Lingons, écrit Tacite, étaient du côté de Verginius lors du soulèvement de Vindex. Mais ces deux peuples ne s’entendaient pas bien sur un certain nombre de principes. Le fait de n’avoir pas trouvé à temps un compromis honorable ne peut qu’engendrer un dégoût de l’avenir pour d’autres peuples. Bref, le passage des Histoires IV, 69,4 est un bel exemple pour dire qu’à cause du taedium, les personnages tacitéens vivaient dans l’anxiété due au poids du passé, à la crainte d’un futur toujours incertain. On comprend bien qu’une telle situation ne peut qu’hypothéquer le présent et le grever lourdement, interdisant aux individus de s’épanouir complètement. Dans ce passage, on comprend que le taedium peut être dû à la préoccupation de tout un chacun sur ce que sera l’avenir qui, par anticipation, obscurcit le présent. En d’autres termes, par la réaction de la population des cités gauloises, on peut dire que, dans la pensée de Tacite, dans certaines circonstances, c’est le passé qui pèse sur le déroulement de l’action historique, avec tout le poids des souvenirs et des regrets. Le taedium est donc un sentiment qui résulte d’un fait passé, psychologiquement difficile à supporter. L’exemple des Annales II, 14,4 cadre bien avec cette définition : les soldats de Germanicus désiraient la fin de leurs fatigues parce que, explique Tacite, « taedio uiarum ac maris finem cupiant. » En plus, comme nous l’avons dit pour le sentiment causé par la combinaison "spes et metus", le taedium, surtout le taedium uitae finit aussi par pousser certaines personnes au suicide443. Dans ce cas, le mot prend le sens profond de 443
Comme l'a dit Meslin (cf.Meslin 1978,240), la notion de dégoût de la vie, taedium uitae, s'est de plus en plus répandue, mais elle était susceptible de bien des interprétations subjectives. Cependant l'opinion commune est qu'un dégoût de la vie ne peut être que la
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désespoir dans une situation à laquelle l’individu est conscient de ne point échapper. De la sorte, le suicide est pour lui la seule et dernière solution. C’est précisément ce qui, dans les Histoires V, 10,3, est arrivé à Cestius, mort naturellement ou vraisemblablement de chagrin : « qui ubifato aut taedio occidit. » La même situation est aussi arrivée à Vibius Serenius (Ann., TV, 28,2). L’accusation était trop forte et d’autant plus grave qu’il finit par se suicider : en effet, accusé par son propre fils d’avoir ourdi un complot contre Tibère, Vibius Serenius se voyait déjà condamné. Ainsi, pour échapper à d’autres supplices (physiques, moraux et psychologiques), il hâta sa mort en se suicidant : « Qui taedio curarum et quia periculum pro exitio habebatur, morten in se festinauit. » C’est probablement aussi le cas d’Agrippine qui, à en croire Tacite dans les Annales VI, 23,2, serait morte par dégoût de la vie provoqué par la mort brusque d’Asinius Gallus, son (vrai ou faux) amant. C’est encore « taedio curarum » que Caecilius Comutus, dans les Annales IV, 28,3, renonça à se défendre. C’est vraisemblablement par lassitude d’espérer sans espoir (taedio ambiguae spei) que Rubellius Plautus, dans les Annales XIV, 59,1, n’opposa aucune résistance au centurion dépêché pour le tuer. C’est aussi parce qu’il était « taedio curarum fessus » (Ann., XII, 39, 3) que P. Ostorius Scapula quitta la vie. L’homme tacitéen était aussi sujet à un autre type de peur, celle liée aux manifestations des phénomènes naturels inexplicables parce que dignes de praesagia, de prodigia et d’omnia. De plus, comme nous le verrons plus loin, il avait constamment peur de transgresser, par ses actes, le pacte qui le lie aux dieux.
4. Metus chez les empereurs julio-claudiens L’une des caractéristiques psychologiques des empereurs julioclaudiens est le fait que, tout au long de leur règne, tous avaient une peur maladive444. Cette peur a profondément modifié leur comportement ainsi que leur manière de gouverner. À titre
notion de dégoût de la vie, conséquence d'un état de fait assimilable à une maladie, qu'il s'agisse en fait d'un chagrin d'amour, d'un deuil, d'un désespoir causé par une souffrance insupportable ou par une ruine financière. Ce dégoût constituait donc une raison légitime de mettre fin à sa vie. Tacite n'approuve un suicide causé par le taedium uitae que si ce dégoût est lié à la tyrannie du prince. 444 En ce qui nous concerne, nous avons déjà abordé cette question dans notre thèse. Cf. Mambwini 1993, 147-159 (version remaniée 1994,77-91). Aussi ID 2016b, 43-56.
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d’illustration, nous évoquerons le cas de Tibère ainsi que celui de Néron, tous deux, dans les Annales. 4.1. La peur comme mode de gouvernement sous les JulioClaudiens Lorsqu’on lit les Annales en s’intéressant uniquement à leur dimension politique, on se rendra vite compte que les Julio-Claudiens appuient leur pouvoir sur la peur considérée dans le sens de la crainte et la terreur qu’ils inspirent et entretiennent chez les citoyens, en vue de les contraindre à une sorte d’obéissance. Dans sa dimension politique, la peur prend sa source, entre autres, dans l’application de la lex maiestatis, une loi qui fait de tous les hommes des coupables potentiels. En effet, depuis que Tibère l’a rétablie, la société romaine vivait dans la hantise445. Pour s’en apercevoir, il suffit d’analyser le contenu des Annales 4-6. Ces trois livres peuvent être considérés comme un véritable tableau scriptural immortalisant la peur de cette société sous Tibère et ses conséquences. Tacite y peint une société qui se désagrège peu à peu dans son épouvante, en mettant en exergue la panique qui s’est emparée de citoyens redoutant en permanence d’être accusés de maiestatis, d’être privés de leurs biens et même de leur vie446. La conséquence de l’état timérique ainsi décrit est plus perceptible du point de vue social : la peur politique a favorisé l’installation de la défiance dans la société romaine au point de causer en son sein une véritable rupture de la sociabilité447. Il suffit de lire les Annales IV, 69,3 et VI, 19,3 pour mesurer le degré de l’effroi, de la terreur qui s’est emparée de la population romaine sous Tibère. Il suffit aussi d’analyser les Annales VI, 6,7. 3 pour se rendre compte comment la peur qu’inspirait ce prince a transformé Rome en un univers de suspicion au point de pousser les sénateurs dans la délation la plus ignoble448. Les trois passages auxquels nous venons de faire allusin à titre d’illustration ainsi que tous les passages des Annales XIV-XVI où sont repris les procès de lèse-majesté449 montrent à quel point, sous les Julio‑Claudiens, la peur est utilisée comme un moyen au service 445
Ducos 1991, 3234. Pour l’adulation des sénateurs, cf. Momigliano 1992, plus précisément le chapitre concernant Tacite, 137-138. Également, Mambwini 2002. 446 Devillers 2003, 145-146. 447 Ducos 2006, 412. 448 Sur cette question, cf. Rivière 2002. 449 Sur ces procès, voir l’intéressante thèse de Shaminga 1997.
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d’une politique répressive. Créer la peur, l’utiliser, l’amplifier afin d’en tirer un bénéfice politique, telle est la pratique machiavélique à laquelle les empereurs julio-claudiens ont eu recours pour maintenir leur autorité et leur pouvoir. Cette pratique, qui a entamé l’être du Romain et dénaturé la valeur de la vie humaine, a malheureusement donné libre cours à to a favorisé la tyrannie450. En effet, même si les Romains ont accordé une grande place à la douceur en politique451, considérant qu’elle pouvait être utile en bien des circonstances, les Julio-Claudiens se sont servis de la peur pour asseoir leur pouvoir absolu. Se pose alors la question du lien pouvant exister entre la peur et la violence. 4.2. Tibère : un tyran victime tant du metus maladif que d’une cura perpétuelle Si Caligula nous était présenté sous les traits psychologiques d’un empereur fou452, si Claude était décrit à travers la nature de ses passions qu’il ne parvenait pas à maîtriser au point de voir en lui un prince d’une faiblesse morale caractérisée453, et si Néron était peint dans les Annales comme un tyran inique454, Tibère apparaît dans les Annales non seulement comme un tyran qui avait remis en vigueur la loi de lèse-majesté, mais également et surtout comme un empereur qui vivait quotidiennement une sorte de drame psychologique autour duquel tous ses actes seront expliqués. Le comble pour lui est de n’avoir pas réussi à maîtriser toutes ses passions et tous ses sentiments455. Et parmi ces sentiments, le metus d’un hypothétique complot : du livre III au livre VI des Annales, Tibère appréhendait qu’un rival, si imaginaire soit-il, n’ambitionne pas de gouverner en ses lieux et places. La crainte de quitter sa situation qu’il a acquise grâce aux intrigues et aux manœuvres de sa mère l’affolait. Déjà, dans les premières pages des Annales (Ann., I, 7, 5-7), Tacite nous présente 450
Voir le point de vue de Ducos 2006. Cf. Benferhat 2011. 452 Nous avons malheureusement perdu les pages que Tacite avait consacrées à Caligula, pages dans lesquelles « Tacite avait dû tracer d’une main puissante le portrait de ce prince que le pouvoir avait rendu fou. » Cf. Michel 1966, 145. 453 Sur Claude, cf. Michel 1966, 145-157. 454 Sur Néron, outre les études existantes, cf. Michel 1966, 161-168. 455 Tacite le dit implicitement dans les Annales I,4,3 : « …multaque indicia saeuitiae, quamquam premantur, erumpere ». Dans le langage tacitéen, le verbe premere garde un sens explicatif et surtout une valeur causale. Il suggère un effort fait pour refouler les sentiments qu’on veut cacher. Sur ce verbe chez Tacite, cf. Aubrion 1985,192. 451
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Tibère comme un individu envahi par la hantise de l’attentat. Cette situation psychologique difficilement supportable explique sa méfiance maladive. Celle-ci finira à la longue par se transformer en phobie. De plus, elle le conduira à devenir cruel et sans pitié vis-à-vis de son entourage politique et même des siens. Pour mieux cerner son portrait psychologique, le mieux serait de l’étudier dans ses rapports avec son neveu, Germanicus, pour qui il nourrissait une haine à la fois indescriptible et incompréhensible456. Selon toute vraisemblance, la haine de Tibère contre son neveu est née de sa mauvaise opinion. Dans les Annales I, 7,5-7 par exemple, Tibère pensait que son neveu, Germanicus, maître de tant de légions, pouvait lui arracher son fauteuil impérial qu’il acquit grâce aux manigances de sa mère, Livie. Ainsi, pour parer à toute éventualité ou pour contrer toute tentative d’un coup d’Etat, Tibère commençait à se méfier de lui. En Germanicus, l’empereur appréhendait un rival qui ambitionnerait de gouverner en ses lieux et place. D’où son inquiétude (cura). C’est donc cette inquiétude de quitter le pouvoir qui l’a contraint à rester à Rome lors de la révolte des légions de Pannonie et de Germanie. D’après le schéma psychologique et passionnel établi par Tacite dans les Annales I, 47,1, c’est à travers une étude du metus qu’il faut chercher à comprendre Tibère, et pour cause457. 456
La personnalité psychologique de Tibère est difficile à saisir. Cependant, comme l’a fait remarquer A. Michel (cf.Michel 1966, 121-217), l’on ne comprend bien son image que si on l’envisage par rapport à celle de Germanicus : l’on découvrira que, d’une part, Tibère symbolise la tyrannie et, d’autre part, Germanicus incarne la liberté. Daitz, S.G. (1980) : « Tacitus’Technique of Character portrayal », A.J.P. LXXXI, 30-52, estime que le portrait de Germanicus dans les Annales peut être qualifié de « pure white » , celui de Tibère de « jet black ». C’est aussi l’idée développée par Borzsak,S. (1969) : « Das Germanicusbild des Tacitus », Latomus 28, 588-600. Dans cette contribution, il a mis en évidence l’opposition caricaturale qu’on trouve entre Germanicus et Tibère dans le récit tacitéen. Pour les rapports entre Tibère et Germanicus, cf., entre autres, Rambaux, C. (1972) : « Germanicus ou la conception tacitéenne de l’histoire », A.C. XLI,1, 174-199 ; Ootegen,, J. van (1959) : « Germanicus en Egypte », R.E.L, XXVII,3, 24&-251 ; Koestermann, E. (1958) : « Die Mission des Germanicus im Orient », Historia 7, 331375 ; Visscher, F. de (1964) : « Un incident du séjour de Germanicus en Egypte », Le Muséon LIX, 261 sq. 457 Ainsi que nous l’avons déjà souligné (cf. la version remaniée de notre thèse, Mambwini 1994,78, note 145), la personnalité de Tibère est marquée par son metus de perdre l’objet auquel il tient tant : son pouvoir obtenu grâce aux artifices de sa mère, Livie. Cette crainte de perdre se justifie par la présence d’un rival potentiel ou imaginaire. Dans cet épisode de la révolte des légions de Pannonie et de Germanie, le rival potentiel, c’est Germanicus, son neveu. La jalousie de Tibère se traduit, d’une part, par la souffrance intérieure et par l’angoisse et, d’autre part, par l’ombrage qui peut
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Chez Tacite, le metus, avant d’intervenir comme cause proprement dite, apparaît comme un moment psychologique difficilement supportable qu’un individu, fût-il un empereur, passe en attendant une éventuelle réalisation d’un événement. Concrètement, telle que nous l’apercevons chez Tacite, la crainte, une expression du metus, n’a d’autre raison qu’un événement à venir, un événement qui fait office d’objet de savoir ou qui mobilise l’attente, alors que l’inquiétude, une autre manifestation du metus, peut se greffer sur l’attente aussi bien de l’événement que de la souffrance proprement dite. Une fois que le metus et ses prolongements psychologiques siègent dans le cœur des individus, ils préparent en quelque sorte le terrain pour d’autres passions. C’est précisément ce que nous remarquons chez Tibère en 14 ap. J.-C. Selon Tacite, en cette année, des troupes stationnées en Pannonie et en Germanie, profitant de la mort d’Auguste, auquel elles avaient d’ailleurs prêté serment, se mutinèrent. À l’annonce de cette mutinerie, écrit Tacite dans les Annales I, 47,1, Tibère refusa de quitter Rome parce qu’il était inquiet : « Immotum aduersus eos sermones fixumque Tiberio fuit no omittere caput rerum se remque publicam in casum dare.Multa quippe et diuersa angebat : (…) »458 Toute personne qui sait lire Tacite s’apercevra que l’historien résume l’état psychologique de Tibère à travers le verbe « angebat ». La suite du récit tacitéen montre que cette mutinerie sera étouffée. Il est intéressant de noter que selon Tacite, « nuntiata ea Tiberium laetitia curaque adferre »459. Du point de vue de la causalité, cette petite phrase est d’une importance capitale. Elle est incontestablement l’aboutissement logique des moments de ballottage psychologique vécu par Tibère pendant tout le temps qu’a duré cette mutinerie. Comme pour le peuple qui était ballotté entre l’espoir et la peur460, Tacite nous signale deux sentiments contradictoires qui partageaient l’âme de l’Empereur : d’une part, la joie (laetitia) et, d’autre part, l’inquiétude (cura). Ces deux sentiments, de par leur opposition, traduisent une lutte intérieure chez Tibère, une lutte que nous pouvons s’exprimer par un sentiment de défiance ou encore par une crainte d’être éclipsé. Bref, c’est à l’intérieur de la crise de jalousie et surtout du metus que l’on peut comprendre la véritable personnalité de Tibère. 458 « Insensible à ces rumeurs, Tibère maintint sa résolution de ne pas quitter la capitale et de ne pas livrer au hasard sa personne et l’Etat. C’est que bien des pensées diverses l’angoissaient : (…) » 459 « Ces nouvelles causèrent à Tibère de la joie et du souci. » 460 Cf. la paire « metus et spes ». Sur cette notion, cf. Mambwini 1998.
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évidemment expliquer à l’appui de Tacite, cet écrivain qui connaît le pouvoir et la puissance des mots461. En effet, même si notre historien s’est montré très discret dans son récit, il est évident que l’expression « laetitia curaque » cache quelque chose. Dans son esprit donc, ce double sentiment de Tibère prend son origine dans le contenu même des Annales I, 16,1, passage qui nous livre une information capitale. Pour Tacite, les révoltes de Pannonie et de Germanie n’avaient pas d’autre motif que l’accession au trône de Tibère. Autrement dit, les réclamations des soldats sont des motifs secondaires. Les mouvements insurrectionnels le visaient directement et, de ce fait, mettaient en cause et sa personne et son pouvoir acquis grâce aux manœuvres sournoises de sa mère. Logiquement, et c’est bien cette remarque que Tacite voulait transmettre au lecteur, leur apaisement ne peut que lui procurer de la joie. D’où le choix du terme « laetitia ». Quant au sentiment d’inquiétude (cura), il est vraisemblable qu’il se soit accentué à la suite de deux autres qui siègent dans le cœur de Tibère, à savoir : la haine (odium) et la jalousie (inuidia) contre Germanicus. En effet, pendant ces révoltes, Tibère a eu l’occasion d’apprécier son propre fils, Drusus, et son neveu, Germanicus. Le premier était chargé d’apaiser les légions de Pannonie et le second celles de Germanie. 461
Sur le choix des mots chez Tacite, cf. Devillers, O. (1992) : « Le choix des mots dans les Annales de Tacite », in : Serta Leodiensia secunda, Mélanges publiés par les Classiques de Liège à l’occasion du 175e anniversaire de l’Université de Liège. L’on doit savoir qu’avec de simples mots enrobés d’une petite couche d’esthétique, Tacite a rapporté des faits marquants, d’autres moins brillants et leurs mille facettes insoupçonnées et incolores au premier regard qui définissent ce qu’était et pensait un Romain à une époque bien déterminée de l’histoire romaine. Avec les mêmes mots, tel un Picasso, Tacite peint le rythme du malheur et du bonheur, avec ses effets presqu’affectifs sur la psychologie de l’individu et les réactions presqu’incontrôlées qu’il entraîne dans ses sphères d’action. Aves les mêmes mots, tel un mosaïste, Tacite a su reconstruire le tissu humain typiquement romain où la trame du corps et la trame de l’esprit, sur fond de chronologie des faits, de la géographie et de l’espace s’imbriquent pour nous donner une image assez nette de ce que fut la société romaine sous l’Empire. Mais cette manière de présenter cette société a quelque chose de particulier : elle nous permet de présenter non sans difficulté la pensée profonde de Tacite sur l’Histoire. C’est la raison pour laquelle, comme nous le verrons dans la suite, au-delà de ses pensées profondément philosophiques qui le rapprochent de la Nouvelle Académie, Tacite est considéré comme un psychologue, au sens où les siècles derniers employaient ce terme : par-delà les passions, son œuvre est une présentation de la nature complexe de l’homme dans ses rapports avec soi-même, avec autrui, avec les dieux et avec le destin. Dans le cas de Tibère, Tacite s’est vraiment montré un véritable psychologue.
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Selon Tacite, rien de particulier n’a marqué le personnage de son propre fils. Ce n’est même pas lui qui apaisa la révolte de Pannonie. Tibère le savait. En réalité, cette mutinerie a pris fin grâce à l’éclipse de la lune462. Quant à Germanicus qu’il haïssait depuis longtemps, Tibère a découvert en lui un rival potentiel à son pouvoir. Ses soldats refusèrent à Tibère la succession au trône impérial et voulurent proclamer leur général empereur. Ainsi, plus la gloire militaire de son neveu augmentait, plus Tibère avait peur. Cela ne pouvait que l’inquiéter. L’empereur pensait que Germanicus est très populaire et pour peu que sa loyauté se laisse ébranler, les troupes et le peuple ne demandaient qu’à l’aider à prendre le pouvoir. Un tel prince est non seulement dangereux pour son pouvoir, il l’est aussi et surtout par sa personne. D’où cette cura perpétuelle463 qui ne le quittera jamais jusqu’à sa mort. C’est ce que Tacite nous a fait comprendre dans ses Annales IV-VI. Le comble pour Tibère, c’est qu’il n’a pas réussi à maîtriser ce sentiment. La conséquence d’un tel échec est psychologiquement ressentie dans la dernière phrase des Annales (Ann. VI, 51,3) : …postremo in scelera simul ac dedecora prorupit, postquam remoto pudore et metu, suo tantum ingenio utebatur. »464 Il est vrai qu’un tel échec psychologique entraîne toujours chez un 462
Dans les Annales I,28,1, Tacite nous signale qu’en réalité la mutinerie de Pannonie a pris fin grâce à l’éclipse de la lune : « Noctem minacem et in scelus erupturam fors leniuit.nam luna claro repentecaelo uisa languescere. Id miles, rationis ignarus, omen praeseniium accepit, a suislaboribus defectionem sideris adsimulans, prospereque cessura quae pergerent, si fulgor et claritudo deae redderetur. » Comme l’écrit Tacite, alors que la mutinerie avait gagné les cœurs de la quasi-totalité des soldats, une éclipse de la lune est venue à point nommé modifier le cours des événements. En effet, parce qu'ils ignoraient le mode de production de ce phénomène, les insurgés étaient tous frappés de terreur à tel point qu'ils ont tous modifié leur attitude. Autrement dit, la fin de la mutinerie dont il est question dans ce passage des Annales est due non pas à l'intervention directe d'un chef militaire, en l'occurrence Drusus, fils de Tibère, mais à la production de l'éclipse. En effet, le soldat, ignarus rationis de la façon dont certains phénomènes naturels se réalisent - c'est le cas de l'éclipse, des tempêtes et d'autres intempéries - est convaincu, dans son for intérieur, que tout ce qui lui arrive est de l'ordre de la fortuna, voire de la deae ira, alors que les véritables causes immédiates des phénomènes précités sont d'ordre naturel (natura) et leur apparition, c'est-à-dire le mode d'explication de leur réalisation (ratio) peut être expliquée scientifiquement. 463 Pour Tacite, cette cura doit être considérée comme la principale cause de l’éloignement de Germanicus des légions de Germanie. Les motifs fournis plus tard par Tibère (cf. Ann., II,5,1 et 43,1) ne sont que des prétextes (cf.Ann. II,26,5). Pour plus d’informations sur ce prétexte, cf. Grimal 1990,329. 464 « Il finit par se précipiter à la fois dans le crime et l’ignominie lorsque, ayant banni la honte et la crainte, il ne suivait plus que le penchant de sa nature. »
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individu un esprit de révolte intérieur contre soi-même et le pousse à voir l’autre comme étranger, mieux comme un sujet menaçant. Selon la psychologie moderne, ce type d’échec conduit également à une sorte de rumination anxieuse, à une sorte d’autisme, à la misanthropie, voire à la schizophrénie. C’est ce qui apparaît à la lecture des Annales IV et VI. En l’année 26 ap. J.-C. Tibère se retira à Capri avec un cortège assez pauvre composé de Séjan, d’un cavalier nommé Curtius Atticus, de quelques hommes de lettres et de quelques esclaves (Ann. IV, 58). Durant son séjour, se sentant traqué, Tibère vivait une sorte de peur maladive. Chose grave : il n’arrivait pas à dissimuler ses sentiments, ses passions et ses penchants. Une telle prise de conscience ne peut avoir que des conséquences désastreuses : d’abord, elle pousse le prince à laisser au sénat des responsabilités politiques que lui-même, trop corrompu et faible, est incapable d’assumer. Il ne fait qu’aggraver la servilité dont le livre VI des Annales trace un terrible tableau465. Ensuite, sa moderatio, parce qu’elle était affectée, conduit à la terreur et non à la liberté. Tibère, lui-même, tombe dans le soupçon et l’angoisse. Méditant sur sa propre dissimulation, il découvre son désarroi. Ainsi, conscient de tous les méfaits qu’il a commis, Tibère, à l’étonnement de Tacite, avouera dans une lettre toutes ses tortures morales auxquelles il était en proie. L’empereur s’est finalement rendu compte qu’il ne parviendrait pas à les dissimuler éternellement. « Quid scribam uobis, patres conscripti, aut quo modo scribam aut quid omnino non scribam hoc tempore, di me deaeque peius perdant quam perire me cotidie sentio, si scio ! »466, lisons-nous dans les Annales VI, 6,1. Cette phrase évasive, un peu sibylline peut-être pour toute personne qui ne comprendrait pas la considération des tortures morales de l’Empereur, devient compréhensible si l’on considère surtout le sentiment de détresse qui a envahi son auteur, en l’occurrence Tibère. L’emploi du style direct, contrastant avec la transcription au style indirect des moments de tourment vécus par Tibère pour le choix de ses gardes à Capri467, annonce que, s’agissant de l’étude psychologique de Tibère, l’on tend vers un dénouement tragique. En 465
Cf. Ann. IV,69, par exemple. «Que vous écrire, pères conscrits, ou comment vous écrire ou que dois-je ne pas vous écrire en ce moment ? Les dieux et les déesses me fassent périr plus cruellement que je ne me sens périr chaque jour, si je le sais.» 467 Cf. Ann., VI,2,4. 466
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effet, cette série de questions engagent l’Empereur, en tant qu’individu, sur le double plan psychologique et social : une fois à Capri, Tibère s’est rendu compte de la perte irrémédiable de ce qu’avait été jusqu’alors son existence. C’est au moment où il perd définitivement tout ce qui faisait sa vie qu’il réalise et mesure le poids de tout ce qu’il a fait. En effet, tout en prenant les dieux à témoin, Tibère avoue ses souffrances psychologiques et morales. Son aveu pathétique d’une déréliction déjà pressentie au chapitre 57 des Annales IV et surtout au chapitre 2,4 des Annales VI ainsi que le désarroi qui y est exprimé sont le reflet de sa vie antérieure. D’ailleurs, le verbe « scio », placé à la fin de ce passage (Ann. VI, 6,1) doit être considéré au sens de l’affirmation péremptoire d’une connaissance fondée sur la totalité du vécu même de Tibère. Le contenu de ce passage, que notre Maître avait déjà commenté à sa manière468, nous montre Tibère perdu dans la nuit de son passé, de sa solitude physique et morale. L’expression « si scio » fait donc pénétrer Tibère dans le domaine de la tragédie. Prétendant ne pas savoir, il avoue son impuissance de se contrôler. Du point de vue psychologique donc, l’Empereur a commis une erreur monumentale. C’est justement cette erreur qu’Aristote, dans sa Poétique, appelle « harmatia », qui déclenche inéluctablement en lui le mécanisme dans sa tragédie. Cet aveu acquiert, pour ainsi dire, du fait des circonstances, une importance démesurée : Tibère est en quelque sorte pris dans un engrenage au point d’être manipulé par le destin. De là, toute sa vie est bouleversée. Le caractère interrogateur de cette lettre sous-entend la souffrance morale de son auteur. Et, avec le temps, celle-ci devient une torture physique, ainsi l’atteste la suite du texte469. Son contenu montre que Tacite donne à la lettre de Tibère une 468
Cf. Michel 1996,121-122 : « Ce passage célèbre présente divers traits qui caractérisent bien la manière de Tacite. Sa force littéraire repose tout entière sur un contraste puissant entre la douceur et le charme de cette île où l’empereur s’est réfugié pour y trouver le plaisir ou la paix, et les angoisses de sa vie intérieure ; l’historien donne à la lettre de Tibère une signification philosophique, en se servant pour le commenter de la doctrine que Platon surtout avait développée à propos des tyrannies. 469 « Adeo facinora atque flagitua sua ipsi quoque in supplicium uerterant ! Neque frustra praestantissimus saepienttiae firmare splitus est, si recludantur tyrannorum mentes, posse consultis animus dileceretur. » (Tant ses crimes et ses infamies étaient devenus pour lui aussi un supplice ! Et ce n’est pas en vain que le prince de la sagesse avait coutume d’affirmer que, si l’on ouvrait le cœur des tyrans, on pourrait le voir déchiré et transpercé, car, de même que le corps par les coups, l’âme est lacérée par la cruauté, la jouissance et les mauvais desseins.)
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signification philosophique. Le commentaire qui s’ensuit fait allusion à la doctrine développée par Platon dans son Gorgias (§ 524 E) et même dans sa République IX (§ 579 D). Dans ces deux passages, Platon montre que les princes injustes, malgré leur félicité apparente, ne peuvent être heureux parce que leur âme les condamne. Le fait de dissimuler cette âme dans la prison charnelle signifie, en d’autres termes, que les princes deviennent leurs propres victimes470. Ainsi, si, toute leur grandeur, elle ne s’accompagne pas du détachement, ne les conduit qu’à l’angoisse. C’est pour cette raison d’ailleurs que Tacite dira dans la suite de son récit que : « Quippe Tiberium non fortuna, non solitudines protegebant quin tormenta pectoris suasque ipse poenas fateretur. »471 En plaçant son raisonnement sur le plan moral et surtout en évoquant ainsi Platon, Tacite se montre fidèle à certaines de ses tendances philosophiques fondamentales472. On le voit donc attribuer les souffrances du prince à des remords de conscience. Sa pensée serait donc la suivante : la tâche des princes avait quelque chose d’inhumain et, par là-même, d’écrasant pour celui qui l’exerçait. Une autre leçon que nous pouvons tirer de ce passage des Annales VI, 6,12 est la suivante : l’écriture tacitéenne de l’Histoire est imprégnée d’une sorte d’obsession morale. Plusieurs passages des Annales attestent que la vision tacitéenne du monde et des êtres qui animent ses différents récits est structurée par la discrimination entre le Bien et le Mal, entre les uirtutes et les uitia473. Dans ses écrits, Tacite s’emploiera à démontrer que les tyrans ont été leurs propres victimes. 470
Cf. Michel 1966,122. Tacite, Ann. VI,6,2 fin : « De fait, ni la haute fortune ni la solitude ne préservaient Tibère d’avouer les tourments de sa conscience et des propres châtiments. » 472 Cf.Michel 1966,122. 473 Ces grandes dichotomies placent notre historien au même rang que Salluste qui interprète les faits humains en moraliste. Sur ce point, cf. Tiffou, E. (1974) : Essai sur la pensée morale de Salluste à la lumière de ses prologues, Paris, 578. Cela est une preuve évidente que l’approche tacitéenne des problèmes humains, dans ses détails tout comme dans sa conception fondamentale, s’inspire des idées platoniciennes inspirées vraisemblablement de Cicéron. La dialectique platonicienne qui pousse Tacite à se soucier de l’homme et de ses valeurs fondamentales, considérées dans leur complexité, lui interdit tout dérapage dans ses jugements. Simple rappel : Tacite n’a jamais été neutre ou indifférent. Soit il blâme (c’est le cas de Tibère), soit il loue ( c’est le cas de Nerva et de Trajan). Dans l’ensemble, comme nous le verrons dans les prochains chapitres, pour Tacite, les bons princes sont rares car le principat a tendance à dégénérer en tyrannie. La plupart des règnes qui ont le mieux commencé (c’est le cas de celui de Tibère jusqu’en 23 ap. J.-C.) se sont révélées souvent les plus abominables. 471
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En effet, les actes dont ils se sont rendus coupables ont conduit inévitablement au tourment intérieur et à une mort atroce. C’est pour cette raison que notre historien établit, dans ses récits, un lien très étroit entre la description des crimes et des mauvais princes et le récit de leurs souffrances morales qui conduisent parfois au suicide (c’est le cas de Néron) et aux conjurations qui finirent par les abattre (c’est le cas de Caligula, de Domitien, de Galba et de Vitellius)474. 4.3. Néron, un empereur victime d’une pauor maladive Lorsqu’on lit Tacite et d’auteurs auteurs anciens, tels que Suétone et Dion Cassius, on se rend compte que tous les empereurs, sinon la plupart d’entre eux, ont passé toute leur vie à craindre. Cette situation psychologiquement dramatique constitue l’une des justifications de leur tyrannie. Nous l’avons démontré à propos de Tibère. Le schéma passionnel que nous avons découvert chez cet empereur se retrouve aussi chez Néron. En effet, les renseignements contenus dans les Annales attestent que la quasi-totalité des actes de cruauté de Néron s’explique par le metus permanent d’être évincé du pouvoir. Comme l’a si bien écrit J. Le Gall, les flagorneries officielles du sénat et les acclamations populaires ne pouvaient pas lui cacher le fait que beaucoup savaient qu’il devait l’Empire aux manœuvres sordides de sa mère auxquelles il avait ajouté lui-même l’empoisonnement de son frère, Britannicus, l’assassinat de son épouse. Comme Tibère, Néron inspirait de la peur et était aussi sujet à la peur. Bien menée, l’analyse des Annales XIV-XVI suffit pour se rendre compte comment la peur qu’inspirait ce prince a transformé Rome en un univers de suspicion au point de pousser les sénateurs dans la délation la plus ignoble. Tous les passages où sont repris les procès de lèse-majesté475 montrent à quel point, sous les Julio‑Claudiens, surtout sous Néron, la peur est utilisée comme un moyen au service d’une politique répressive. Créer la peur, l’utiliser, l’amplifier afin d’en tirer un bénéfice politique, telle est la pratique machiavélique à laquelle les empereurs julio-claudiens ont eu recours pour maintenir leur autorité et leur pouvoir. Cette pratique, qui a 474
Caligula est assassiné le 24 janvier 41 par un certain Cassius Chaerea. Domitien é été poignardé dans sa chambre le 18 septembre 96. Galba a été mis à mort le 15 janvier 69 (Hist. I,40,1-2) ; Vitellius, quant à lui , fut massacré par la foule sur le forum, le 21 décembre 69 (Hist. III, 83-84 ; 85,2). 475 Cf. Shaminga 2000.
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entamé l’être du Romain et dénaturé la valeur de la vie humaine, a malheureusement donné libre cours à toute sorte de cruauté et donc a favorisé la tyrannie476. À en croire plusieurs passages des Annales XV, la découverte de la conjuration de Pison477 a été une occasion pour Néron, effrayé et paniqué, de plonger l’Vrbs dans une période de terreur : c’était, pour lui, une occasion d’éliminer les personnalités qui lui étaient hostiles. Comme Tibère, Néron est un homme qui fait peur, mais également qui a peur. Cette peur, Tacite l’identifie par le terme pauor, cette peur intense qui « pénètre au plus profond du sujet et le fige de telle manière qu’il ne peut plus avoir une attitude positive et constructive pour réagir face au danger auquel il est confronté. »478. Contrairement à la frayeur qui s’est saisie de Tibère lors de la révolte des troupes stationnées à Pannonie (Ann., I, 52), et que Tacite identifie par le terme cura parce qu’elle est du domaine de l’intellect, la peur qui a envahi Agrippine lors de l’empoisonnement de Britannicus (Ann., XIII, 16,3) ou qui s’est saisie de Néron en Annales XIV, 7,1 est du domaine psychologique. Tacite les identifie par pauor, car elles sont en lien direct avec une situation sociale représentant soit une réaction devant des faits dont on n’a pas mesuré la gravité, soit une menace, un danger pour son intégrité physique. Tout au long des Annales, XIV, par exemple, psychologiquement, Néron apparaît au fil de la narratio comme un homme en proie à la peur et qui a perdu tout contrôle quand il a appris que Agrippine « euasisse ictu leui sauciam et hactenus adito discrimine, ne auctor dubitaretur. »479Sujet à la furor, mais pauore exanimis et iam iamque adfore abtestans uindictae properam, la peur de Néron doit être perçue comme un mécanisme d’alerte et de vigilance face au danger que représente Agrippine. C’est ce qui le poussa à hâter l’assassinat de sa mère. La suite du récit montre que la peur, qui est une constante chez Néron, céda rapidement la place à la souffrance psychologique. En effet, « reliquo noctis, modo per silentium defixus, saepius pauore exsurgens et mentis inops, lucem opperiabatur, tamquam exitium adlaturam. »480
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Cf. Ducos 2006. Cf. Devillers, O. (1999) : ‘‘Le récit de la conjuration de Pison dans les Annales de Tacite (XV 48-74) : quelques aspects’’, in : Neronia V. Néron : histoire et légende, Coll. Latomus, 45-65. 478 Thomas 1999,227, cite par Mambwini 2016b,47-48. 479 Tacite, Ann. XIV,7,1. 480 Tacite, Ann. XIV,10,2. 477
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5. La dissimulatio chez les empereurs romains : l’exemple de Tibère À l’ouverture de cette section, nous voulons rappeler cette anecdote : en septembre 1989, après qu’il eut accepté de diriger nos recherches, le professeur A. Michel nous dit ceci : « Monsieur, vous êtes dispensé de l’examen de connaissance de la langue française et de celui relatif à l’équivalence des diplômes. Par contre, vous devez d’abord préparer en une année un Diplôme d’Études Approfondies (D.E.A). C’est au vu des résultats que vous obtiendrez que je me déciderai s’il faut ou pas vous inscrire en doctorat. Pour l’instant, hormis les différents séminaires à suivre, vous devez préparer un mémoire sur la dissimulation chez Tibère dans les Annales de Tacite. »481 La reprise de cette anecdote est une façon de montrer que la notion de la dissimulation dans les Annales de Tacite est le tout premier travail d’investigation que nous avons mené sous la direction d’A. Michel en 1989. Cette étude est malheureusement restée inédite. Cette section nous donne une occasion de présenter les grandes lignes de cette étude, actualisée et enrichie par de récents travaux sur cette même question. 5. 1. Comment dire dissimulation chez Tacite ? Dans le chapitre I de notre mémoire de D.E.A. intitulé « Simulatio et dissimulatio : le champ sémantique dans les textes relatifs à Tibère », nous avions soutenu l’idée selon laquelle l’historien Tacite trouve dans les mots dimulatio et dissimulatio un moyen non seulement de mettre en lumière les forces obscures de l’âme humaine et d’analyser les sentiments secrets et les suggestions du subconscient de la plupart des personnages historiques qui peuplent sa narration, mais aussi une manière de dénoncer tous les déguisements, tous leurs mensonges et tous les sentiments et leurs passions. Sur le plan sémantique, nous avons fait remarquer que ces deux mots sont différents l’un de l’autre. En effet, « simulatio », mieux « simulare » signifie rendre semblable, feindre, faire paraître comme réel quelque chose qui ne l’est point, tandis que « dissimulatio », mieux « dissimulare », c’est tout à fait le contraire du premier mot, c’est-àdire ne pas laisser voir, rendre moins apparent, taire, cacher. À voir la façon dont elles sont utilisées dans le récit, nous avons la nette 481
Cf. Mambwini 2011,115 ; ID. 2017,83.
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impression que les deux notions signifient la même chose chez Tacite. Ce qui constitue parfois une difficulté pour le traducteur de cet historien : il tend à réduire ces deux mots en un seul, à savoir : la dissimulation. Nous nous souvenons d’avoir longuement échangé avec notre Maître sur ce qui apparaît comme une confusion sémantique de Tacite. Nous nous souvenons également d’une des réponses du Maître à notre inquiétude : « c’est justement pour cela que la notion de la dissimulation chez Tacite est intéressante ». Nous avons compris dans la suite que, chez Tacite, feinte et déguisement sont deux expressions différentes pour extérioriser le mensonge des princes. 5.2. La (dis) simulatio de Tibère dans les Annales de Tacite Si, comme nous le verrons dans la suite, la simulatio est le trait qui caractérise le plus la personnalité de Néron, l’étude de D.E.A que nous avons menée sur cette question montre clairement que la (dis) simulatio (dissimulation) est, faisant nôtre l’expression d’O. Devillers482, le trait proprement tibérien. L’historien a tenu à le faire savoir dès le début des Annales I, 4,4 quand il dit : « … ne iss quidem annis quibus Rhodi483 specie secessus exulem egerit aliquid quam iram et simulationem et secretas libidines meditatum. »484 Par « simultationem », Tacite avise le lecteur que Tibère est le maître de la ruse, de la fourberie, mieux du mensonge485. Par « simultationem », 482
Devillers, O. (2017) : « Le Tibère de Tacite : autour de la (dis)simulation du prince ».Cf. https://storioant.hypotheses.org/144 483 La rumeur évoquée dans ce passage est vite confirmée en Annales IV,57,3, passage qui relate le départ de l’empereur pour la Campanie, prélude de cette retraite à Capri d’où il n’allait plus revenir. Pour l’exil de Tibère à Rhodes, cf. Levick, B.M. (1972) : « Tiberius Retirement to Rhodes in 6 B.C. », Latomus, 31,3, 793-794. Aussi Paladini, M.L. (1957) : « A proposito de retiro di Tiberio a Rodi et della qua pozitione prima dell’accesione all’imperio », N.R.S., XLI, 1-32. 484 Cf. aussi Ann. VI,46,5 et 50,1. Ces deux passages peuvent être considérés comme une conclusion implicite de Tacite selon laquelle Tibère tenait beaucoup à cette « vertu ». 485 C’est pour cette raison que, afin de donner un autre sens à certaines actions du prince, l’historien utilise volontiers des verbes comme praetendre, praetextere, premere et obtegere. Dans les Annales, la plupart des explications ou des excuses de Tibère provoquent chez Tacite une réaction spontanée de réprobation ou de défiance qui se manifeste par la valeur péjorative de ces verbes (cf. Ann. I,10,1 ; II,65,6 ; IV,22 ;VI,18,2, etc.). Chez Tacite, praetendre et praetxtere rappellent la mauvaise foi de Tibère dénoncée par l’opinion publique ; premere peint les efforts faits par Tibère pour refouler les sentiments qu’il voulait cacher ; obtegrere sert à qualifier le mystère dont Tibère entoure sa politique aussi bien les voiles dont il couvre les débordements de sa vie
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l’historien considère généralement comme prétexte tout ce que dit Tibère. C’est ce qu’on constate dans l’ensemble des passages qui soulignent la velléité longuement manifestée par Tibère de visiter les provinces. À trois reprises (Ann.I, 47,5 ; III, 47,2 et IV, 4,2), Tacite, bon gré mal gré, accuse l’empereur de faire semblant de partir en tournée dans les provinces. Si, dans les deux cas, l’historien l’a dénoncé méthodiquement, il n’en est pas de même dans le troisième cas où il n’hésite pas à employer le participé passé « simulatum » : « Exim uetus et saepe simulatum profiscendi in prouincias consilium refertur. »486 Une autre allusion à la feinte de Tibère se trouve en Annales I, 6,2. Dans ce récit du meurtre de Postimus Agrippa, meurtre qualifié de « facinus noui principatus », Tacite trouve une occasion tant de présenter Tibère, dès le début des Annales, comme un tyran parfaitement inique et pervers, que de dresser contre lui un jugement sévère sur son attitude tacite sur cet événement devant le sénat : « Mihi de e are Tiberius apud senatum disseruit : patris iussa simulabat quibus praescripsset tribuno custodiae adposito ne concuctaretur Agrippam morte adficere quandoque ipse supremum diem expleuisset. »487 Par « simulabat », Tacite veut tout simplement dire que le successeur d’Auguste mentait. Pour l’historien, le silence et la feinte du prince doivent être interprétés comme une tentative de dissimulation, comme une sorte de mensonge par lequel Tibère, maître dans l’art de cacher sa cruauté (Ann. I, 4,3), se trahit et apparaît à ses yeux comme l’auteur présumé de cet ignoble crime, même si, dans la suite, Tacite prend soin de partager ce crime entre sa mère Livie et lui. Il faut dire que, malgré ses efforts, Tibère n’est pas parvenu à cacher vraiment ses vices, parmi lesquels ceux que Tacite a dénoncés au début des Annales I, 4,3 en ces termes : « Tiberium Neronem maturum annis, spectatum bello, sed uetere atque insita Claudiae familiae superbia ; multaque indicia saeuitiae, quamquam premantur, erumpere. Hunc et prima ab infantia eductum in domo regnatrice ; congestos iuueni consulatus, triumphos.ne iis quidem annis quibus privée. 486 Tacite, Ann. IV,4,2 : « Ensuite est reprise l’intention ancienne et souvent simulée de visiter les provinces. » 487 « Tibère n’en dit mot au sénat ; il simulait les ordres de son père qui aurait prescrit au tribun préposé à la garde d’Agrippa de le mettre à mort aussitôt que lui-même aurait accompli son dernier jour.»
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Rhodi specie secessus exulem egerit aliquid quam iram, simulationem et secretas libidines meditatum. »488 Commentant ce passage, Devillers 2017 estime que « ce passage est le premier suffisamment long pour jeter les bases d’une première appréhension de Tibère. Cinq traits lui sont alors attribués : l’orgueil, la cruauté, la colère, la simulation et les débauches. Superbia, saeuitia, ira (uis), libido sont incontestablement topiques du tyran dans la littérature, et spécialement dans l’historiographie grécoromaine ; la (dis) simulatio s’y joint souvent, sans être de même nature, puisque, alors que les autres vices reposent sur une absence de contrôle de soi, elle exige pour sa part celui-ci. Quoi qu’il en soit, la (dis) simulation de Tibère est ici associée à des vices typiquement tyranniques. » Ainsi nous l’a dit le Maître, la notion de la dissimulation de Tibère dans les Annales de Tacite ne peut être mieux cernée que si l’on tient compte du fait que cette notion s’inscrit dans la dialectique « psychologie/politique ». Cette dialectique invite une double interprétation, à savoir : une interprétation psychologique et une interprétation politique. Disons brièvement un mot sur chacune de ces interprétations. 5.3. La (dis) simulatio de Tibère : interprétation psychologique L’interprétation psychologique 489est celle qui est plus connue et étudiée. C’est elle qui fait de Tibère « un vrai monstre en ce qu’il renvoie à autre chose que lui-même »490, un être mauvais, un hypocrite qui cache ses vices naturels sous une apparence de la vertu491. Fin psychologue, Tacite analyse cette (dis) simulation tant 488
(Tibère avait pour lui d’être d’âge mûr, de s’être illustré à la guerre, mais il avait en lui l’orgueil de longue date enraciné dans la gens Claudia ; plusieurs signes de cruauté, aussi, quand bien même ils étaient réprimés, éclataient au jour. Voici également un homme qui, depuis le plus jeune âge, a été éduqué dans une dynastie régnante ; dans sa jeunesse ont été accumulés sur lui les consulats, les triomphes ; pas même durant ces années passées comme exilé à Rhodes sous le couvert d’une retraite, il n’a eu en tête autre chose que la colère, la simulation et l’assouvissement d’inavouables plaisirs). 489 Sur cette interprétation, voir aussi Aubrion 1985, 175-186 et surtout Cousin 1951. 490 Laugier, J.-L. (1969) : Tacite, Paris, 155. 491 Syme 1970, 410-411. La première impression qui se dégage des Annales, c’est le fait que Tacite, pour des motifs qui lui sont propres, cherchait à pénétrer l’âme du prince. Ainsi, vue sous cet angle, la dissimulation de Tibère apparaît comme une manifestation purement psychologique qui caractérise tout son ego. Elle aurait permis à ce prince de tromper, toute sa vie durant, ses sujets sur sa vraie nature.
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pour mettre en exergue les mauvais comportements et caractères de Tibère, que pour nous présenter un portrait négatif de celui-ci492. Comme s’il avait subi l’influence profonde des traités de physiognomonie, dans l’intention de nous faire comprendre que la dissimulation de Tibère est avant tout un vice, Tacite va accorder une place importante aux traits du visage du prince et à son expression verbale du fait que Tibère « uerba, uultus in crimen detorquens recondebat », dixit Tacite en Annales I, 7,8. L’idée de cette phrase paraît la suivante : pour Tacite, les multiples facettes, mieux les aspects mobiles du visage de Tibère et son recours presque fréquent à un langage sibyllin sont une manifestation extérieure de la dissimulation. 5.3.1. Le uultus de Tibère, incarnation physique de ses vices Dans les Annales, la dissimulation de Tibère s’aperçoit par les traits de son visage : le terme uultus est généralement accompagné de plusieurs épithètes qui, toute considération psychologique faite, constituent des moments fugitifs de la durée psychologique traversée par Tibère. Dans les Annales, Tacite s’investit à décrire le visage de Tibère comme celui d’un homme bizarre, dangereux, insaisissable493. C’est l’expression du visage qui permet à Tacite de supposer les sentiments que cachait Tibère à l’égard de Libon (Ann. II, 28-29), au procès contre Urgulania (Ann. II, 34) lors de la révolte des cités des Gaules sous la conduite de Julius Sacrovir et de Julius Florus (Ann. III, 14) pour ne citer que ces exemples. 5.3.2. Les uerba de Tibère : l’autre expression de sa dissimulation L’analyse de certains discours494 de Tibère suffit pour se rendre compte que le langage sibyllin qu’il employait est, en réalité, un 492
Sur ce point précis, Devillers 2017 dit : « À l’égard de Tibère, Tacite poursuit une stratégie que l’on pourrait qualifier de “discréditation”, à savoir qu’il s’efforce de compenser par un trait négatif toute information capable de donner une image favorable de cet empereur. Présente dans l’ensemble des livres 1-6, la (dis)simulation joue un rôle clé dans ce processus. » 493 Cf. Cousin 1951, 236 : Le uultus de Tibère est tantôt trux (Ann. IV,34 ; VI,48), torrus (Ann. IV,60) composant un air général de méchanceté, de cruauté, tantôt compositus (Ann. II,34), obscurus (Ann. I,33), immotus (Ann. II,29), non mutatus (Ann. III,44), suggérant la dissimulation, l’impénétrabilité ou l’attitude de commande. 494 Tibère est le personnage dont Tacite rapporte ou résume le plus grand nombre de
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masque pour cacher certaines de ses idées ou pour rendre ses pensées impénétrables. A. Michel estime que Tibère est le symbole par excellence de l’hypocrisie495 mise au service de l’absolutisme.496 De l’aveu de Tacite, même si les discours de Tibère ne manifestent pas plus de saeuitia que de superbia, en tout cas son langage déguise la soif de domination sous les couleurs de la modestie et du libéralisme. Pour Tacite, tout est apparent chez Tibère qui, malgré l’usage de ce langage, cherche à s’accrocher, comme on le dit en psychologie sociale, à un modèle d’humanité favorablement jugé par l’opinion : celui d’un homme qui veut se distinguer par la fermeté d’âme épicurienne et montrer une sorte d’indifférence à l’égard de la popularité et de l’impopularité. Dans ses discours, la dissimulation de ce prince apparaît dans la forme et dans le fond497. Dans la forme, l’empereur apparaît toujours calme, silencieux. Dans le fond, quand il parle, Tacite constate que ses paroles sont insaisissables parce qu’elles sont pleines d’ambigüités. L’historien s’est alors servi de ces ambiguïtés pour éclairer ce que Tibère cachait. C’est l’expression de son langage qui a conduit Tacite à croire que Tibère dissimulait un certain nombre de sentiments et passions (ira, metus, inuidia, cupiditas, libido), son hésitation, son indécision (Ann. III, 41 ; VI, 12 ; 21), sa propension à tout suspecter, son obstination, son esprit de vengeance insatiable (Ann. I, 53 ; VI, 44) et surtout sa cruauté. C’est l’expression de son langage qui conduit l’historien à comprendre que le prince feint la modestia (Ann, I, 11-13 ; IV, 38,4), la pudor (Ann. I,
paroles et d’écrits. Il serait utile d’isoler ces discours du récit ou de les analyser comme l’on fait Aubrion 1985,557-573 et Michel 1962,78-85 et d’y voir comment se manifeste la dissimulation de Tibère. 495 Dans les Annales, Tacite souligne avec force traits que Tibère recourt très souvent à l’hypocrisie. Ainsi, tous les commentaires qui accompagnent ses propos sont une accusation permanente du mensonge. Cf. par exemple, Ann. I,11,2 ; 52,2 ; 72,2 ; 81,2 ; II,36,2-4 ; IV,9,1 ; 19,4, 31,9. Dans cette dénonciation de l’hypocrisie, Tibère apparaît comme le lieu d’un énorme contraste entre la toute-puissance et un faux-semblant d’honnêteté, d’esprit démocratique. Tacite reconnaît parfois que ce contraste n’est pas la faute du prince dans la mesure où il conçoit l’empire comme une force brutale qui se déguise en droit. Malgré cette reconnaissance éphémère, l’historien sait que ce prince qui se conduit toujours avec une modestie arrogante (adrogantia moderatione,Ann.I,8,5) est un menteur de premier ordre. Tibère simule a) la grandeur de l’empire et sa propre modestie (ille uaria disserebat de magnitudine imperii, sua modestia. Ann. I,13,), b) l’amour (Ann. VI,46), la firmitudo (…in patientia firmitudinem. Ann. VI,46), etc. 496 Cf. Michel 1966, 134-137 497 Michel 1962.
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12,2), les sentiments démocratiques (Ann. II, 36,2 ; III, 12,7 et 56,1), l’amour envers les siens, la munificentia et surtout la moderatio. Il est intéressant de noter que, dans les Annales, Tacite signale facilement ce que le prince simulabat par son langage sibyllin et par les traits de son visage. Cependant, jamais notre historien ne nous dit de manière claire ce que Tibère dissimulabat exactement. Et pour cause. Même s’il leur donne des indications selon lesquelles, Tibère simulabat et dissimulabat, selon les situations et les circonstances, entre autres, la méticulosité (Ann. VI, 45), l’hésitation et l’indécision (Ann. III, 41 ; VI, 12), la propension à tout suspecter ou à la crédulité (Ann. I, 13 ; IV, 2,6), l’obsession de la justification (Ann. IV, 42 ; 5354), l’idéal de neutralité affective et le parti pris systématique contre la partialité sentimentale, mais aussi les bouleversements affectifs où il dépasse la mesure (Ann. I, 24 ; 74 ; II, 29 ; III, 12 ; 15 ; IV, 9 ; 42 ; VI, 30), l’opiniâtreté, la vengeance insatiable (Ann. I, 53 ; VI, 44) et surtout la cruauté, l’historien laisse au lecteur le soin d’interpréter, de faire l’enquête afin de découvrir la vérité cachée sous les mots et les signes du visage. Tel est aussi l’avis de J. Cousin498. Comme nous l’avons signalé supra, le drame psychologique de Tibère, c’est de n’avoir pas réussi à dissimuler ses sentiments et ses autres passions : « …multaque indicias saeuitiae, quamquam premantur » (Ann. I, 4,3). La conséquence d’un tel échec est psychologiquement ressenti en Annales VI, 51,5 : « …postremo in scelera simul ac dedecore proprupit, postquam remoto pudore et metu, suo tantum ingenio utebatur . » Un échec psychologique entraîne toujours chez un individu un esprit de révolte contre soi-même d’abord et le pousse à voir autrui comme étranger, menaçant et dérisoire. C’est vraisemblablement ce qui expliquerait la tyrannie excessive du prince vers la fin de sa vie, matérialisée par l’abondance des procès de lèsemajesté. Dans une certaine mesure, un tel échec conduit également à une sorte de rumination anxieuse, à une sorte d’autisme, à la misanthropie, voire à la schizophrénie. C’est ce que semble avoir vécu Tibère à la fin de sa vie. 5.4. La (dis) simulatio de Tibère : interprétation politique L’interprétation politique499 est celle qui, toute proportion gardée, nous conduit à considérer la dissimulatio de Tibère comme 498
Cousin 1951,244. Pour cette interprétation, cf. Mambwini 1993,227-240.
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l’expression de sagesse de l’homme d’Etat, mieux comme une attitude dictée par une nécessité politique500, mieux par ses fonctions impériales, voire par certaines de ses tendances philosophiques501. C’est pour cette raison que D.M. Pippidi estime qu’il n’y a aucun inconvénient à ce que le prince ait cherché à cacher ses véritables sentiments sous un langage sibyllin (suspensa semper et obscura uerba. Ann. I, 11) et ses méfaits sous le dehors respectable de la fidélité à la tradition (scelera nuper reperta priscis uerbis obtegere. Ann. IV, 19). Cette attitude s’expliquerait par la sagesse de l’homme d’Etat, sagesse qui puise son fondement dans un certain nombre de qualités dont les plus importantes à nos yeux sont : la prudentia et la moderatio, ainsi que par ses uerba ou sermones. 5.4.1. La prudentia de Tibère À plusieurs reprises, dans les Annales, Tacite taxe Tibère d’irrésolution lorsqu’il diffère une décision à prendre. L’historien n’a pas tort, cependant il devrait pousser plus loin son analyse pour comprendre que cette attitude peut être interprétée, dans une certaine mesure, comme une prudentia de Tibère dans son statut d’empereur. C’est notamment le cas dans les Annales II, 40,1 où il hésite sur l’attitude à adopter à l’égard du faux Agrippa ; III, 41,3 face à une dénonciation portée contre Julius Sacrovir ; III, 59,2 où « Tiberius, dilata notione de iure flamine… ». À l’exception peut-être de l’attitude de Tibère signalée en Annales III, 41,3, attitude fort discutable sur beaucoup de points de vue, ces quelques exemples, parmi tant d’autres, nous poussent à croire que l’hésitation502 de Tibère, vue sous l’angle purement politique, est en soi de la prudentia. En tout cas, c’est cette qualité qui a poussé Tibère à demander un délai 500
Cf. Syme, I (1970), 423. J. Volgt, cité par E. Aubrion (Aubrion 1985, 18,1note 5) reproche à Tacite d’opposer le Tibère véritable au Tibère déguisé et d’interpréter la réalité dans le sens d’une opinion préconçue qui se renforce d’elle-même. 501 La dissimulation chez Tibère pourrait aussi être une expression du stoïcisme. Michel 1966, 122 pense que certains traits du comportement de Tibère semblent attester qu’il s’inspire des enseignements du stoïcisme, notamment Tibère cultive l’impassibilité (Ann. II,27) ; il entreprend d’expliquer au peuple que les princes ne sont pas immortels, faisant semblant de rejeter la divinisation et douter comme certains stoïciens de la survie de l’âme. Il déclare qu’il n’aime pas le pouvoir et qu’il voudrait en être libéré, etc. 502 Pour Tacite, l’hésitation et l’irrésolution chez Tibère sont une marque de dissimulation et de la fourberie du prince ; tandis que l’ambiguïté est la forme la plus visible de l’hypocrisie de Tibère. Notons que, pour J. Laugier (Laugier 1969, 154), l’hypocrisie est l’essence même de l’empire et non pas un vice de Tibère.
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de réflexion en Annales IV, 40,1, lorsque Séjan sollicita la main de Livilla, veuve de Drusus ; c’est par prudence politique qu’il a adopté une attitude difficile à saisir à l’égard d’Agrippine qui lui demandait un époux (Ann. IV, 53,2). Dans la phrase « dissimulante Tiberio damna » (Ann. IV, 74,1), plus comme un vice, cette attitude de l’empereur est fortement condamnée par Tacite503. C’est la prudentia qui a poussé Tibère à adopter une attitude neutre dans le procès contre Lepida (Ann.III, 22,2), etc. 5.4.2. La moderatio de Tibère Certains spécialistes de Tacite, notamment J.Hellegouarc’h et M. Grant504 pensent que la moderatio est la qualité dominante de Tibère durant toute sa carrière, avant tout comme après son accession au principat. Tacite fait d’ailleurs allusion à cette qualité en Annales III, 56,1 lorsqu’il écrit : « Tiberius, fama moderationis parta… » Malgré sa conviction, l’historien attribue cette attitude de Tibère à l’hypocrisie impériale ou alors au mensonge auquel le prince ferait régulièrement recours pour cacher ses sentiments et autres passions. Dans les Annales, la moderatio de Tibère est signalée sous forme de désintéressement que Tibère associe volontiers à la liberalitas et aux largitiones505. Il faut dire que la forme la plus répandue de la moderatio de Tibère est le refus des honneurs506. C’est ce qu’on constate en Annales II, 50,2 : le prince ne veut pas abuser de sa position et refuse que la loi de lèse majesté soit invoquée pour des propos lancés contre lui ou sa mère. « … maiestatis crimen distingui Caesar postulauit, damanarique, si qua de Augusto inreligione dixisset : se iacta nolle ad cognitidunem uacari »507. La suite du texte 503
En Annales I,24,1, Tacite accuse Tibère de cacher les mauvaises nouvelles : « …quamquam abstrusum et tristissima quaeque maxime occultantem… » 504 Hellegouarc’h, J. (1980) : « La figure de Tibère chez Tacite et Vellius Paterculus », Mélanges, hommage à la mémoire de P. Wuilleumier, 167-183, précisément171-177 ; Grant, M. (1950) : « Aspects of the Principate of Tiberius », Mumismatics Notes and Monographs, 116, New York, The American Numismatic Society, 44, 94-96, 124. 505 Par exemple, Ann. II,48,2 ; IV,20,1. 506 C’est le cas en Ann. I, 72,1 ; II,88. Sur ce point précis, Tacite considère le successeur d’Auguste comme le symbole par excellence de l’hypocrisie mise au service de l’absolutisme dans la mesure où ce dernier savait user de modération quand il n’était pas poussé par un ressentiment personnel (…prudens moderandi, si propria ira non impelleretur…, Ann.III,69,5). 507 « …quant au grief de lèse-majesté, César exigea une distinction : qu’on la condamnât
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est éloquente. Plus loin dans le même livre (Ann. II, 88,1), Tibère refuse le titre de pater patriae que le sénat veut lui conférer. En Annales IV, 37-38, dans un long discours, Tibère exprime sa position au sénat pour répondre à une proposition de la province d’Espagne ultérieure d’élever un temple à sa mère et à lui-même, repoussant, pour ainsi dire, tout culte de sa personne. On peut aussi tenir pour moderatio le refus de Tibère d’accorder l’apothéose à sa mère Livie qui venait de mourir (Ann. V, 2,1)508, les consécrations religieuses d’action de grâces à Pison qui venait de se suicider (Ann. III, 18,2), des honneurs excessifs qui devraient être accordés à Germanicus après sa mort (Ann. III, 6,1)509. Ce refus qui, psychologiquement, est une si elle avait parlé d’Auguste en termes sacrilèges, mais les traits lancés contre lui-même ne devaient pas faire l’objet d’une enquête. » 508 En Annales I,72, par modestie certainement, Tibère défendait d'accorder des honneurs extraordinaires qui étaient proposés pour lui-même et pour les membres de sa famille, surtout pour sa mère Livie. Par exemple, il rejeta catégoriquement le voeu pour que septembre fût nommé Tiberius et octobre Livius ; il limita même l'usage du titre d’Augustus. Une seule fois, il fut d'accord pour l'érection dans la province d'Asie d'un temple pour lui-même, sa mère et le sénat, en accordant le droit de construction à Smyrne. Cette concession répondait aux traditions, bien fondées en Asie, du culte des souverains et des grands hommes. L’attitude modérée de Tibère s’est également fait remarquer dans le domaine du culte impérial. En Annales IV,37-38, Tibère présenta au sénat ses vues sur les honneurs divins en 25, à l'occasion de la demande de l'Espagne Ultérieure de construire un temple pour Tibère et sa mère à l'exemple de l'Asie. A cette occasion, écrit Tacite, l'empereur, « ualidus alioqui spernendis honoribus » prononça son célèbre discours. S'étant excusé de céder aux insistances des villes asiatiques, il refusa d'autres honneurs ; il se croyait homme mortel. Il lui suffisait d'occuper la première place de l'État : «Ego me, patres conscripti, mortalem esse et hominum officia fungi satisque habere, si locum principem impleam, et uos testor et meminisse posteros uolo». L’empereur voulait que les hommes du futur le trouvassent digne de ses prédécesseurs, ayant soin des intérêts de l'État, intrépide dans le danger : «Haec mihi in animis vestris templa haec pulcherrimae effigies et mansurae ». Comme le souligne M. Jaczynowska (Jaczynowska M. (1989) : « Une religion de la loyauté au début de l'Empire romain », Dialogues d'histoire ancienne, 15,2, 167), « ce discours surprit les sénateurs qui trouvaient les aspirations des hommes supérieurs à la divinité naturelle, comme c'était le cas d'Auguste. L'attitude de Tibère, modérée et rationnelle sur la question du culte impérial, n'a pas trouvé d'appui ni parmi ses contemporains ni par la suite. Suétone (Tib. 29) l'a prise pour une preuve de l'indifférence religieuse du princeps. Mais Tibère n'était pas capable de freiner le développement spontané des formes du culte impérial et de sa famille, bien qu'il eût refusé catégoriquement l'apothéose de Livie et de Germanicus. » 509 Selon Michel 1962,78, le fond des textes contenus dans les Annales III,6 ; 18 et V,2 dont les idées seraient issues des consolations stoïciennes nous présente l’empereur comme un modèle de « magnitudo animi ». Cela est particulièrement évident, écrit A. Michel, lorsque Tibère convie les Romains à ne pas accorder un attachement excessif à la mémoire de Germanicus : « Conuenisse recenti dolori luctum et ex maerore
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mauvaise chose peut avoir une justification à la fois philosophique et politique : Tibère, dans son statut d’empereur, se croit fondé à le faire, malgré lui, par la grandeur d’âme propre aux chefs d’Etat qui doivent négliger leurs souffrances privées, puisqu’ils ne peuvent songer qu’au bien commun. C’est peut-être pour cette raison qu’il s’est abstenu d’assister aux obsèques de sa mère, de son fils Drusus et de Germanicus. À tout considérer, nous pensons que la dissimulation de Tibère, interprétée politiquement, peut s’expliquer par la volonté du prince de parachever l’entreprise augustéenne, en sa double qualité de successeur du premier princeps et de nouveau maître de l’empire. Cette volonté se traduira, entre autres, par un respect inconditionnel des principes sur lesquels Auguste avait fondé sa réforme constitutionnelle, et que, personnellement, il n’avait que modérément pratiqués510. Ces principes, dont les moins importants n’étaient pas seulement la restauration sénatoriale et le renouvellement des meilleures traditions, mais aussi le souci de la paix et de la justice, trouvaient en la personne du nouveau prince un adepte d’autant plus fervent qu’il pouvait passer pour le représentant le plus qualifié des idées qu’il était appelé à défendre. D’un point de vue purement politique, certaines révélations faites par Tacite à l’égard de Tibère se trouvent, à notre avis, légitimées soit par le comportement des empereurs et des autres hommes politiques qui ont pour principe de ne pas faire connaître leur mécontentement, leurs soupçons ou leurs haines avant de trouver l’occasion favorable pour agir511 soit par le souci de faire régner la paix et surtout la solacia ;sed referendum iam animum firmitudinem, (…). Principes mortales, rem publicam aeternam esse. » (A une douleur récente avaient convenu le deuil et les consolations nées du chagrin ; mais il fallait maintenant ramener les cœurs à la fermeté, (…). Les princes sont mortels, l’Etat éternel.) (Ann. III,6,2-3). C’étaient, poursuit A. Michel, les philosophes qui affirmaient que l’on doit, avec le temps, rejeter la tristesse. C’étaient eux aussi qui voulaient qu’un individu préférât toujours à son bonheur celui de la nation. Par le choix de ses lieux communs, Tibère veut affirmer la hauteur de son âme, et c’est ainsi qu’il croit atteindre le sublime, la grandeur qui conviennent à un chef d’Etat. Les mêmes idées reparaissent au livre IV lorsque Tibère vient lui-même dans le sénat pour prononcer l’éloge funèbre de son fils. 510 Soulignons que Tacite savait pertinemment bien que Tibère s’en tenait aux principes d’Auguste, à en croire ses propres écrits en Annales I,77,3 ; 81,2 et III, 24, à propos du respect de Tibère à l’égard des institutions augustéennes. Cf. aussi Shotter, D.C.A. (1966) : « Tiberius and the spirit of Augustus », Greece and Rome, 207-212. 511 C’est le cas de l’attitude observée par le prince à l’égard de Drusus (Ann.II,28,2) et d’Agrippine (Ann. IV,52,7 et 71,4). Cf. également Aubrion 1985,192.
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justice : c’est ce qui explique l’attitude du prince à l’égard d’Urgulania, protégée de Livie (Ann. II, 34) : son souci permanent de voir la justice l’emporter sur la faveur a poussé Tibère à ne pas trop s’engager en faveur de l’accusée et Tacite nous dit que « spectabatur, occursante populo, compositus ore et sermonibus uariis tempus atque iter ducens… »512 De même la critique de Tacite513 vis-à-vis de Tibère pour avoir accordé la prééminence au sénat doit s’expliquer par la conception même que le prince a du principat et qui est conforme, en principe tout au moins, à l’esprit du système qu’Auguste a voulu instituer. Le princeps est précisément le princeps principum, c’est-àdire le premier et le plus éminent parmi les sénateurs, le princeps ayant pour rôle d’arbitrer les conflits entre les sénateurs. Cette prééminence que Tacite considère comme une sorte de dissimulation est vraisemblablement dictée par le souci de faire du sénat le dépositaire des destinées de l’empire, mais et surtout par le fait qu’il avait la conscience de ses responsabilités, comme il le rappelle luimême dans une lettre (Ann. III, 53) en même temps que le sens de l’Etat pour lequel le princeps ne doit pas hésiter à braver l’hostilité dans l’intérêt de l’Etat514. On comprend que le prince soit très sincèrement écœuré de l’abaissement, de l’avilissement des sénateurs (Ann. IV, 6,2) et que l’exclamation de mépris que lui prête Tacite dans les Annales III, 65,3515 puisse correspondre à un sentiment très réel chez lui. 5.5. Les uerba de Tibère : expression d’un sage ? A côté de ces quelques qualités, cernons politiquement, cette foisci, les uerba du prince dont l’interprétation ferait de lui un bon empereur. Déjà, parlant de l’éloquence de Tibère, A. Michel516 pense 512
Tacite, Ann. II,34,3 : « On le regardait, au milieu de la foule accourue à sa rencontre, marcher en composant son visage et en allongeant par divers entretiens le temps et la route, … ». 513 Tacite, Ann. III,60,1 « Sed Tiberius, uim principatus sibi firmans, imaginem antiquitatis senatui parebebat, postulata prouniciarum ad disquisitionem patrum mittendo.» (Cependant Tibère, tout en consolidant pour lui la force du principat, offrait au sénat l’image des temps passés) 514 Cf. Tacite, Ann. III,54,6 ; IV,38,1 et VI,15,2. 515 « Memoriae proditur Tiberium, quotiens curia egrederetur, Graecis uerbis in hunc modum eloqui solitum: ‘O homines ad seruitutem paratos!’» (On rapporte que Tibère, chaque fois qu’il sortait de la curie, prononçait en grec des mots tels que : ‘O hommes, prêts à l’esclavage’ » 516 Michel 1962,78.
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que, dans la pratique, le prince cherche à se conduire comme un sage, et selon les leçons de la philosophie. L’empereur cherche toujours à atteindre le sublime par l’expression de la sagesse. Les exemples les plus frappants à cet égard nous sont fournis par quelques oraisons funèbres que l’historien lui attribue et par ses interventions au sénat. Au sénat, l’éloquence de Tibère s’attache tant à la défense des institutions qu’à la critique des mœurs. Le rôle du prince, tel que le conçoit Tibère, semble bien consister en effet à maintenir l’équilibre entre les unes et les autres. Par exemple, en Annales II, 36, Gallus propose que l’on augmente le nombre des candidats aux magistratures et la durée de ces dernières. Tibère refuse, mais en prenant soin de rappeler, dans un petit discours, que l’attribution des magistratures est un honneur fort recherché ; de la sorte, il ne faut pas risquer d’accroître les ambitions déjà très fortes et de ranimer la brigue. Même si Tacite, avec un ton qui lui est propre, commente que « fauorabili in speciem oratione uim imperii tenuit » (Ann. II, 36,4)517, nous pensons, en accord avec A. Michel, que cette argumentation de Tibère est remarquable, car elle définit ce que doit être l’habilité du prince : celle-ci réside essentiellement dans sa moderatio qui lui permet de tempérer et d’accorder les différentes tendances qui se font jour dans la cité, dans le sénat et qui s’opposeraient sans lui. Les uerba de Tibère se manifestent aussi sur les mœurs. Le prince s’oppose aux dons d’argent que le sénat voulait faire au petit-fils d’Hortensius, qui est tombé dans la misère (Ann. II, 37)518. Il explique son refus au nom de l’intérêt de l’Etat : « Si quantum pauperum est uenire huc et liberis suis petere pecunias cooeperint, singuli numquam exsatiabuntur, res publica deficiet. »519 On sent que, par cette réponse qui n’a d’ailleurs pas convaincu Tacite que Tibère s’appuie sur l’idéologie de la modestia dont l’utilité générale veut que le sénat modère ses dons. Sinon, il exciterait l’envie, soit en accordant soit en refusant. C’est ce souci d’équilibre (que Tacite refuse d’admettre) qui a conduit l’empereur à stimuler les magistrats. En Annales III, 52, ils lui demandent de sévir lui-même contre le luxe. Tibère s’y refuse et 517
« Populaire en apparence, ce discours permit à Tibère de retenir l’essence même du pouvoir.» 518 Ce dont s’étonne Tacite, car la liberalitas du prince et son souci de permettre aux membres de la classe sénatoriale de tenir leur rang l’avaient conduit à augmenter le revenu de quelques sénateurs. 519 Tacite, Ann. II, 38,1 :« Si tout ce qu’il y a de pauvres se met à venir ici et à demander de l’argent pour leurs enfants, jamais on ne rassasiera chacun et l’Etat s’épuisera. »
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présente à cette occasion (Ann. III, 53) une argumentation qui, non seulement fait de lui un empereur bon et sage, mais aussi développe certains de principaux aspects de la théorie du principat. Ses propos rapportés dans les Annales sont empreints de la plus grande lucidité. La tâche du prince, dit-il, est d’assurer la permanence de l’Etat et de subvenir aux besoins du peuple afin d’éviter qu’il ne menace les grands. Ici encore s’affirme son souci de concordia que l’historien refuse d’admettre, trouvant dans tous ces discours du mensonge et de l’hypocrisie : « Hanc, patres conscripti, curam sustinet princeps ; hanc omissa funditus rem publicam trahet »520 ajoutant que « reliquis intra animum medendum est : nos pudor, pauperes necessitas, diuites satias in melius mutet. »521 Ces quelques exemples, parmi tant d’autres, mettent en lumière certaines qualités de Tibère, mais aussi montrent le rôle, l’importance de la dissimulation de ce prince, une dissimulation qui va dans le sens de l’intérêt et le salut de l’Etat. Bref, s’il est attesté que, psychologiquement, la dissimulation fait de Tibère un fin menteur, cette même dissimulation, analysée d’un point de vue politique, fait de lui un prince soucieux de parachever l’entreprise augustéenne, en sa double qualité de successeur du premier princeps et du nouveau maître de l’Empire. Cette volonté se traduira par un respect inconditionnel des principes constitutionnels que lui-même n’avait que modérément pratiqués. De ce qui précède, il y a lieu de conclure que la dissimulation de Tibère, dans sa forme politique, a grandement aidé le prince dans sa volonté de continuer la politique augustéenne. L’interprétation politique de la dissimulation tibéréenne nous montre finalement que certaines de ses attitudes sont inspirées par le souci du bien public. Sous ce masque de dissimulation se cachent des qualités indispensables d’un homme d’Etat. Si la dissimulation, dans sa dimension psychologique, présente Tibère comme un homme asocial, un hypocrite et menteur, dans sa dimension politique, elle nous présente l’autre face de Tibère, celle d’un princeps, celle d’un empereur. Et, en tant que tel, il y a lieu de dire que Tibère est bon. Dans l’excercie de son pouvoir, cette dissimulation l’a aidé à faire 520
Tacite, Ann. III, 54,5 : « Voilà, pères conscrits, le souci dont le prince a la charge ; voilà ce qui, en cas de négligence, entraînera l’Etat à la ruine. » 521 Tacite, Ann. III, 54,5 : « Quant au reste, il faut en chercher le remède en soi-même : réformons-nous donc, nous par honneur, les pauvres par nécessité, les riches par satiété. »
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preuve de munificentia, de liberlitas, de largitiones, de clemnetia, voire de misericordia. Bref, interprétée du point de vue purement politique, la dissimulation a développé en Tibère une conscience des responsabilités et une conception de la mission de Rome. Dans notre mémoire de D.E.A mené sous la direction d’A. Michel, nous avons insisté sur le fait que la personnalité de Tibère ne peut être mieux saisie que si l’on arrive de manière critique à faire la part des choses entre le Tibère individu et le Tibère empereur. En d’autres termes, la figure de Tibère, telle que nous l’apercevons à travers les Annales de Tacite, se comprend mieux si et seulement si on parvient à interpréter son comportement, tous ses actes et certaines de ses attitudes d’un point de vue psychologique et d’un point de vue politique. De notre point de vue, il n’y a pas de doute possible : Tibère, tel que Tacite nous le présente, est le maître incontesté de la dissimulation, terme que notre historien ne définit pas clairement. Psychologiquement, ce trait rend le prince mauvais tant sur le plan individuel que social. Politiquement, elle fait de Tibère un sage, un bon prince malgré sa tyrannie et même s’il est quelque peu difficile de saisir la philosophie de la politique qu’il entend mener. Si la question tibéréenne est restée sans solution (c’est ce que nous pensons, vu le nombre d’analyses sur sa personnalité), c’est parce que, d’une part, l’on ne cherche pas à concilier les deux interprétations et, d’autre part, certains chercheurs se perdent dans la façon même de Tacite de présenter son Tibère. Les données psychologiques mises en rapport avec le personnage de Tibère sont présentées par l’historien non pas comme le résultat d’une probable spéculation, mais comme une certitude absolue. Cependant Tacite se trahit parfois à propos des questions plus ou moins importantes qui peuvent permettre au lecteur de se faire une opinion sur la vraie personnalité de ce prince : l’historien avoue ses doutes d’une manière qui contraste fortement avec l’assurance ordinaire de ses affirmations. Et sous les dehors de l’indécision et l’alternance de quelques conjonctions disjonctives, l’historien nous donne une image de Tibère dans laquelle le bon et le mauvais se mêlent522. 522
La diversité des explications qui peuvent rendre compte du comportement de Tibère et la duplicité de sa personnalité dans laquelle le mal l’emporte sur le bon présupposent que la (dis) simulatio de Tibère maintes fois dénoncée dans les Annales joue un double rôle, psychologique et politique, et doit être interprétée comme telle. Ce qui explique la position de plus en plus incertaine de Tacite sur ce trait dominant de la personnalité de Tibère. Dans une sorte d’embarras de choix, Tacite, d’un côté, admet que certaines
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La double interprétation que nous avons formulée dans notre mémoire de D.E.A et dont nous venons de reprendre les grandes lignes, est l’expression de la philosophie politique de l’histoire selon Tacite. La leçon pourrait être la suivante : l’empire n’échappe pas à la corruption qui menace tout ce qui est humain ; cependant il faut accepter le prince malgré ses défauts, car il garantit l’unité de l’imperium et, bien qu’il soit le seul recours en face de l’âpreté de l’histoire, son autorité, constate Tacite, se fonde sur l’injustice, l’inégalité, l’illégalité, la servitude et la cruauté. Tacite trouve la raison d’être de cette situation dans la décadence du sénat et la servitude des âmes correspond à leur déclin. En nous proposant implicitement la double interprétation de la dissimulation tibéréenne523, l’historien poursuivait un but à la fois psycho-historique et politico-philosophique. D’une part, on peut prétendre que Tibère était tout désigné pour faire comprendre que le principat ne convient pas à la romanité selon l’esprit de Tacite et, d’autre part, le successeur d’Auguste aurait servi pour permettre à l’historien de démontrer l’agonie fatale de uirtus romaine. Notons que le récent article d’O. Devillers portant sur « Le Tibère de Tacite : autour de la (dis) simulation du prince »524, au-delà de l’éclairage qu’il apporte sur certains éléments que nous connaissons déjà, mais dont nous ne savions pas comment les agencer pour mieux saisir la pensée de Tacite sur Tibère, nous conduit à nous interroger si ce que nous considérons comme une sagesse d’un homme d’Etat, ne serait qu’une expression de faux-fuyant ? Devons-nous nous demander, comme O. Devillers, « si, parmi les manifestations de la attitudes de Tibère sont inspirées par le souci du bien public ou de la dignité de la fonction impériale ; de l’autre, il utilise toutes les présomptions qui pèsent sur le successeur d’Auguste et qu’il amplifiera par l’usage des procédés de l’invention oratoire comme instrument d’une analyse psychologique et politique. Au lieu de chercher à savoir si le Tibère de Tacite est une élaboration bonne ou mauvaise, il y a lieu de retenir que le vrai Tibère est celui qui émerge de la combinaison de l’interprétation psychologique et politique de son comportement. Au lieu de chercher à savoir si Tacite a été fidèle ou non dans le portrait qu’il nous donne de Tibère, il serait mieux de chercher à comprendre pourquoi l’historien a amplifié les vices du prince et minimisé ses qualités d’homme d’Etat. 523 La double interprétation de la dissimulation tibéréenne suppose donc, dans la pensée de Tacite, la personnalité de Tibère est double et que, pour bien la saisir, l’unique méthode de recherche est bien entendu de faire une conciliation entre toutes les données psychologiques et politiques rattachées au personnage de Tibère dans les Annales, données dans lesquelles le bon et le mauvais se mêlent en égale mesure. 524 Cf. https://storioant.hypotheses.org/144
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(dis) simulation, certaines ne s’expliquent pas autant par la logique du régime que par le tempérament du prince.» ? C’est vers cette hypothèse que semble se pencher ce spécialiste de Tacite 525 qui précise bien que la (dis) simulation, cette « forme principale de l’exercice du pouvoir par Tibère, du moins durant une grande partie de son règne », s’est plus manifestée au sénat526 avant de se répandre autour de lui et d’être adoptée par d’autres, surtout ceux de la cour impériale, des proches,527 mais également des sénateurs528. L’article 525
Trois situations conduisent Devillers 2017 à soutenir cette idée, à savoir : «1° Il y a tout ce qui est imputable au phénomène dynastique et au climat de tension associé à la cour impériale. Sous Tibère, l’“affaire Germanicus”, qui s’insère dans les réseaux complexes des sympathies et des antipathies au sein de la maison impériale, montre les haines cachées (1.33.1 : occulta odia) qui existent entre membres de la dynastie ou les requêtes qui sont formulées en secret à l’empereur (3.15.1 : secretis Augustae precibus). 2° Le transfert de nombreuses prérogatives dans les mains du prince entraîne de l’émergence de sujets “délicats”, que l’empereur ne souhaite pas voir débattus sur la place publique. C’est le cas, par exemple, de la divinisation du prince, abordée lors d’entretiens secrets (4.39.4), de l’élection des magistrats (2.36) ou des livres sibyllins (1.76.1 : Tiberius perinde diuina humanaque obtegens). 3° La nature absolutiste du régime engendre des comportements dissimulés. C’est le cas bien sûr de l’adulation, largement dénoncée par Tacite, mais on épinglera aussi d’autres situations : à la mort de Drusus, le sénat et le peuple simulent davantage le chagrin qu’ils ressentent (4.12.1)… Intrigues dynastiques, sujets tabous, masques de courtisans…, ces traits relèvent davantage de la nature du régime que de celle de Tibère. Néanmoins, la personnalité encline à la (dis)simulation de ce dernier se prêtait à les amplifier. » 526 Dans la troisième partie de son article (Devillers 2017), O. Devillers considère le sénat comme le lieu de prédilection où Tibère manifeste politiquement sa (dis) simulation. C’est au sénat « qu’a lieu la première grande manifestation de (dis)simulation tibéréenne » à propos de son « avènement, qui voit le nouvel empereur accepter le pouvoir en voulant donner l’apparence d’être sollicité et désiré pour cette fonction (1.7 ; 11-12). C’est au sénat, plus qu’à tout autre, que Tibère réserve sa comédie de l’hésitation (1.7.5) » C’est au sénat que Tibère s’adonne à son jeu politique favori, à savoir : le «jeu des apparences» (. I,81.2). A en croire O. Devillers, l’objectif visé par Tibère, du moins dans les premières années de son règne était sans nul doute de « couvrir la réalité de son pouvoir absolu. » Pour Devillers, « la (dis)simulation semble sous Tibère la règle qui régit ses relations avec le prince et, du moins dans ses premières années de règne, il s’agit de “rentrer dans le jeu (de dupes)” qu’encourage le prince. Il s’ensuit un thème du “simulacre de liberté”, récurrent dans la première triade. Cette situation même engendre une manière subtile, pratiquement paradoxale, de courtiser l’empereur. En effet, comme Tibère voulait dissimuler le caractère absolutiste de son pouvoir, une adulation flagrante risquait de ruiner cette mise en scène, et il valait mieux afficher une franchise qui, tout en n’apportant aucune réelle contradiction, flattait la prétention du prince à passer pour un garant de la liberté des débats. » 527 C’est notamment le cas « de Séjan, qui, sur bien des points, constitue une projection de Tibère, y recourt abondamment, avant d’en finir victime (4.1.2 : isdem artibus uictus
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d’O. Devillers soutient, d’une manière ou d’une autre, notre idée selon laquelle la notion de (dis) simulation chez Tibère appelle une véritable et profonde réflexion sur l’écriture tacitéenne de l’histoire : l’œuvre de Tacite doit être interprétée sous plusieurs angles ou points de vue. L’on sait que ce qui intéresse l’historien, c’est l’homme à travers son caractère, son comportement en tant qu’individu et non à travers ses activités ou ses fonctions politiques. À travers la notion de dissimulation, Tacite voulait nous donner une leçon philosophique de grande importance, à savoir : l’homme peut être bon professionnellement, mais il est psychologiquement mauvais. L’historien présente l’homme dans sa double face tout en mettant l’accent sur tout ce que cache son âme. À propos des princes, ainsi que nous le verrons dans la suite, Tacite reconnaît implicitement qu’ils sont un mélange de traits positifs et négatifs. L’exemple de Tibère atteste que, chez ce prince, les traits négatifs l’emportent sur les traits positifs. C’est pour cette raison que, tout au long de son récit, s’appuyant sur le principe des rapports de cause à effet, Tacite établit un lien étroit entre ses actes, ses crimes et sa mort. Présenter une double personnalité de Tibère, tout en accordant plus d’importance à l’aspect psychologique, est un moyen employé par Tacite pour attirer l’attention du lecteur qu’il ne faut jamais juger un individu sur l’apparence, car celle-ci est très souvent trompeuse et éloigne de la vérité historique. En effet, l’hypocrisie politique est incompatible avec cette sagesse sur laquelle le prince prétendait s’appuyer. Celle-ci impliquait avant tout la recherche et le respect de la vérité. Comme l’a écrit A. Michel529, dans un esprit très platonicien, Tacite a essayé de montrer que l’hypocrisie ne peut naître de la vertu, est) », de Macron qui « use des mêmes artifices, mais plus secrètement (6.29.3 : easdem artes occultius exercebat) », de Caligula qui, impressionné par la (dis)simulation de Tibère « calque son attitude et ses propos sur ceux de Tibère (6.20.1) et apprend l’art des faux-semblants auprès du vieux prince 6.45.3 : simulationum tamen falsa in sinu aui perdidicerat) ». 528 O. Devillers nous précise que « ce sont néanmoins surtout les sénateurs qui exploitent le goût de Tibère pour les manœuvres détournées en vue d’entrer dans ses bonnes grâces en piégeant d’autres hommes de leur rang. » C’est notamment le cas de Romanius Hispo (Ann. I,74,2), Firmius Cato (Ann. II.28-29-1) et même des accusateurs de Titius Sabinus qui « se cachent dans un faux-plafond pour entendre et consigner les critiques que celuici, encouragé par un complice, adresse contre Séjan et Tibère (Ann. IV,68-69 ), etc. Comme le souligne O. Devillers, « la plupart des exemples de cette dissimulation sénatoriale sous Tibère renvoient à une dissimulation “offensive”, destinée à nuire. » 529 Michel 1966,135.
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ni aboutir à de véritables succès politiques. Pour Tacite, seule vertu véritable et véridique aurait pu permettre à Tibère de guider son peuple comme il le devait, comme il le voulait, et lui rendre ainsi une liberté digne de ce nom. Or, pour avoir fait de la dissimulation son arme, Tibère donna l’exemple du mensonge. De la sorte, il ruina ainsi l’œuvre même qu’il prétendait accomplir et, lui qui désirait mépriser et réprimer la flatterie, parce qu’il mentait lui-même, il créa un peuple d’adulateurs.
6. L’adulatio ou la démission morale de la classe sénatoriale romaine Dans l’échelle des valeurs des questions abordées par Tacite dans son discours idéologique, hormis le thème central sur le principat, l’adulatio occupe une place de premier ordre530. À travers ce thème, Tacite voulait tout simplement réfléchir sur une question qui, vraisemblablement, le taraude à cœur, à savoir : comment la classe sénatoriale, cœur de la politique romaine sous l’Empire, devrait se comporter à l’égard de princes, détenteurs absolus de tous les pouvoirs ? La réponse à cette importante question se trouve en filigrane dans le contenu même des Histoires et surtout des Annales. En tout cas, si l’on s’adonne à une autre lecture des écrits tacitéens, on peut dire que les Annales sont un concentré de critiques de Tacite sur l’adulatio sénatoriale. Autrement dit, dénoncer le gouvernement impérial romain quand celui-ci s’appuyait sur l’adulatio était l’un des objectifs poursuivis par Tacite en écrivant ses Annales. En étudiant ce vocabulaire dans une de nos études531, nous nous sommes aperçu que le terme adulatio est repris 65 fois, dont 39 fois dans les Annales et 21 fois dans les Histoires, 4 fois dans l’Agricola, 1 fois dans le Dialogue des orateurs. Par ailleurs, il n’apparait nulle part dans la Germania. Une autre constatation : dans les opera maiora, ce terme se rencontre dans la plupart des passages où l’historien parle de la uirtus romana. Flatterie ou surenchère entre les sénateurs, synonyme de la corruption morale, l’adulatio est, pour Tacite, la cause principale de l’état de dégradation du climat politique sous l’Empire. Cela rejoint la pensée d’A. Momigliano532 qui, dans un passage d’un de ses ouvrages, soutient l’idée selon laquelle « le véritable objectif de 530
Cf. Luce 1991. Cf.Mambwini 2002, 253-254. 532 Momigliano 1992, 136-137. 531
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Tacite était de dénoncer le gouvernement impérial quand celui-ci s’appuyait sur l’avilissement, l’hypocrisie et la cruauté. Aucune des classes de la société n’était, selon lui, à l’abri des conséquences d’un tel régime, mais ses attaques se concentraient sur la cour impériale et les sénateurs. S’il admettait des exceptions individuelles, des martyrs, comme Thraséa Paetus, ou des sages comme Agricola, il est caractéristique des jugements de sa maturité que les martyrs aient pris le pas sur les sages dans les Annales. Accepter la vénalité des classes aristocratiques, avoir à reconnaître qu’il y avait souvent plus de dignité chez un chef germanique ou breton que chez un sénateur romain, c’était la dernière violence imposée par la tyrannie. Toute l’histoire des années 68-70 résulte de la honteuse faiblesse du sénat romain qui changea de maîtres à cinq reprises. » À en croire Tacite, c’est l’adulatio qui a favorisé la délation dans les procès de lèsemajesté (Ann., IV, 28-30), renforcé la tyrannie de Tibère et créé une psychose de dénonciation (Ann., IV, 70)533, empoisonné le sénat {Ann., XII, 7,1 XIII, 8,1 ; XIV, 64,3). Chez Tacite, l’adulatio apparaît donc comme la principale passion qui a précipité le sénat romain dans la servitude. La phrase « … quippe adulationi foedum crimen seruitutis… »534 exprime bien la profonde indignation de Tacite lorsqu’il évoque cette passion. Dans l’ensmeble de ses écrits historiques, à travers le terme adulatio, Tacite a sans doute voulu mettre en cause le principat dominé par l’ambition personnelle. L’historien est convaincu que l’adulatio est la cause principale de toutes les attitudes qui produisent la dysharmonie et le chaos moral de la société romaine. Mieux encore, pour Tacite, l’adulatio sénatoriale est l’une des causes essentielles de la décadence irréversible des institutions romaines et principalement des principes du passé, c’est-àdire de la uirtus romana. Souvenons-nous de ce passage des Annales III, 65 dont nous avons déjà parlé : « Ceterum tempora illa adeo infecta et adulatione sordida fuere », souligne-t-il dans les Annales III, 65,2. Cette phrase, apparemment sans importance, est riche d’enseignements. D’abord, 1’expression « tempora illa » renvoie au principat et plus précisément aux règnes des empereurs julioclaudiens. Or, constate Tacite, ces règnes furent à la fois « infecta » et « sordidia » par 1’adulation (adulatione). Comme nous venons de le 533
Tacite, Ann. IV,74 . Rien de ce qui a été dit contre Tibère n’égale les accusations portées contre son sénat : « …pauor internus occupauerat animos, cui remedium adulatione querebatur.» 534 Tacite , Hist. I,1,2 .
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dire ci-haut, du point de vue de la causalité historique, l’adulatio apparaît comme la cause principale de toutes les attitudes qui produisent la dysharmonie et le chaos moral de la société romaine. Aux yeux de Tacite, elle est synonyme de la corruption morale dont le caractère essentiel est la course effrénée vers toutes les jouissances. L’adulatio est donc l’un des points essentiels du discours idéologique de Tacite, car ce mot est presque omniprésent dans l’écriture de Tacite. Dans les Histoires, il constate avec indignation que Domitien était corrompu par l’adulation : Galba l’avait même promise à Pison. Après avoir loué ses vertus, Galba fait cette remarque très significative dans laquelle il souligne le rôle causal de 1’adulatio : « …Fidem, libertatem, amicitiam, praecipua humani animi bona, tu quidem eadem constantia retinebis, sed alii per obsequium imminuent; inrumpet adulatio, blanditiae et, pessimum ueri adfectus uenenum, sua cuique utilitas. »535 Dans ce passage, on s’aperçoit que, prêtant sa voix à Galba, Tacite pense que si la uirtus romana a connu une décadence irréversible, la cause réside sans nul doute dans les blanditiae, la sua cuique utilitas et surtout l’adulatio qui se sont généralisées au point d’envahir les cœurs des mortels, y compris ceux des sénateurs et des nobles d’ancienne couche. De plus, à la fin de son règne, lors de la deuxième fausse nouvelle de la mort d’Othon, son rival, Tacite nous fait remarquer avec étonnement que tous les sénateurs se précipitent au palais impérial pour se faire voir de Galba et déplorer de ne 1’avoir pas vengé eux-mêmes (Hist.I, 45,1). Ce sont pourtant les mêmes hommes qui, quelques jours plus tard, accueillent Othon à Rome après 1’exécution de Galba en plein forum. Et Tacite d’ajouter non sans quelque ironie mordante : « alium crederes senatum, alium populum : ruere cuncti in castra, anteire proximos, certare cum praecurrentibus, increpare Galbam, laudare militum iudicium, exosculari Othonis manum, quantoque magis falsa erant quae fiebant, tanto plura facere. » Un peu plus loin, l’historien constate que, moins de trois mois plus tard, les sénateurs accordaient à Vitellius en un seul jour par un vote bloqué tous les honneurs imaginés pendant de longs principats (Hist.II, 55,3). Dans les Annales, nous l’avons déjà souligné, c’est l’adulatio qui dicte la trame narrative des récits. C’est peut-être pour cette raison que 535
Tacite, Hist. I,15,4: “ La loyauté, la franchise, l’amitié, ces biens essentiels de l’âme humaine, tu les conserveras sans doute avec la même fermeté, mais d’autres chercheront à les affaiblir à force de servilité ; on verra percer l’adulation, la flatterie et, ce qui est le pire poison de tout sentiment vrai, l’intérêt personnel. »
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1’auteur des Annales en fera le thème central de cet ouvrage. D’ailleurs, le récit du règne de Tibère commence par un rappel significatif de 1’adulation qui avait cours vers la fin du principat d’Auguste (Ann. I, 1,2). En une courte phrase, à dessein de souligner la démission morale de la classe sénatoriale romaine dès les premières heures du décès d’Auguste, l’historien peint 1’atmosphére qui a régné à Rome en ces termes : « at Romae ruere in seruitium, cénsules, patres, eques » (Ann, I, 7,1) ; il ajoute plus loin (Ann, I, 12, I) que « …senatu ad infimas obtestationes procumbente. » De plus, pour montrer que ce mal était très profond, Tacite souligne dans un passage des Annales III, 65,3 que même Tibère, de surcroît mauvais prince, s’est aperçu de la bassesse de ses sujets au sénat si bien qu’il déclara en grec : « O homines ad seruitutem paratos ! »Le ton exclamatif contenu dans ce passage donne au mouvement d’indignation de 1’Empereur, et, par ce fait, de Tacite, plus de vivacité : le sénat en qui l’on voyait l’âme même de la politique romaine, s’est avili. Nous avons déjà évoqué la critique de Tacite contre le Sénat romain sous Tibère (cf. Ann. IV, 74,1). Si on va plus loin, Tacite nous apprend au chapitre 7,1 du livre XII des Annales que, sous 1’empereur Claude, l’adulatio s’est manifestée à propos de sa décision d’épouser sa nièce Agrippine. Sous Néron, elle apparaît dès son arrivée au pouvoir par des honneurs exceptionnels (Ann. XIII, 8,1 et 41,4). Arrêtons-nous ici. Ces quelques passages, parmi tant d’autres, sont une preuve que, sous le Principat, l’adulatio a fortement gagné la classe politique et surtout les sénateurs, voire le peuple lui-même. Pour son cas, Tacite emploie l’expression « libido seruitii ». Définie comme une sorte de débauche morale proche de l’adulatio, elle se manifeste très souvent dans la foule. C’est en quelque sorte une “passion collective". Nous trouvons un exemple de sa manifestation dans un passage des Hist. 1,90, 3. En effet, assemblée pour entendre Othon déclarer son intention d’entrer en campagne contre Vitellius, la foule éclata en acclamations aussi exagérées que mensongères. Et pour cause. Selon Tacite, cette réaction de la foule est due non pas par peur ni par affection (nec metu aut amore), mais par le désir d’être esclaves, libidine seruitii. Ce comportement quelque peu masochiste de la foule tout comme des sénateurs, qui trouvent du plaisir d’être pris pour des esclaves, est, à ses yeux, l’une des causes morales de la longévité de certains règnes tyranniques de certains empereurs.
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* ** L’implication des passions dans l’histoire laisse dégager chez Tacite une théorie assez complexe de la causalité qui laisse à l’homme, pris collectivement ou individuellement, une place dans le devenir historique. L’historien fonde l’essentiel de ses explications sur la nature humaine. Pour lui donc, toute explication historique repose sur une conception de l’action humaine dans les événements. De la sorte, il se montre très attentif même aux faits très mesquins, parmi lesquels les conséquences de certaines passions536. Soyons très précis. Ainsi que nous le savons tous, l’œuvre de Tacite relate des faits événementiels537. Cependant, toutes dimensions considérées, l’histoire qu’elle raconte apparaît comme une recherche tant de l’essentiel causal que de la connaissance productrice d réel. Derrière toutes ces formules quelque peu énigmatiques, le problème posé est celui du rapport538 de l’homme avec soi-même, avec les forces de l’Univers, avec les dieux, bref avec le monde. Les écrits historiques de Tacite, marqués par son eloquentia, sont une histoire de l’homme où psychologie, morale et vérité s’entrechoquent. A partir de l’examen détaillé des menus faits, Tacite a pu fonder une connaissance générale de l’homme. En effet, en tenant compte dans ses analyses de la mobilité e de la versatilité de l’âme humaine, Tacite, dont le recours à la psychologie constitue non pas une technique d’écriture, mais un moyen d’explication des événements historiques, distingue deux catégories de personnages : les personnages négatifs539 qui se laissent entraîner par l’impetus de leur 536
C’est par eux que Tacite a su trouver le schéma explicatif de certains événements de l’histoire de Rome, par exemple, l’accession de Tibère au trône impérial est, comme nous le verrons dans la suite, favorisé par l’amour entre Auguste et Livie et surtout par la potentia de cette femme. Le meurtre d’Agrippine n’a d’autres motifs que l’odium et le metus de son fils à son encontre, etc. 537 F. Aubrion 1985,697-698 : « L’histoire de Tacite relate des faits individuels dans le temps et qui se succèdent dans le cadre de l’annalistique et elle repose non pas sur l’établissement des faits, ais sur leur explication. » 538 Pour bien exprimer ce rapport, Tacite s’appuie sur ne présentation à la fois cyclique et linéaire des faits, emploie des changements d’aspects, des silences, des ruptures et de brusques modifications d’échelles et de situations. 539 Il s’agit de ceux qui, comme Séjan, Tibère, Néron, Messaline, Agrippine II, Domitien, sont esclaves de leurs passions.
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âme, et les personnages positifs540 qui se servent de leur consilium. À travers cette distinction basée sur l’opposition très nette dans l’homme entre un élément rationnel et un côté irrationnel, l’analyse tacitéenne des passions s’éloigne de l’Ancien Stoïcisme et, de ce fait, se rapproche de l’Académie. Cette analyse appelle cette conclusion : les mœurs transforment l’humain. C’est pour cette raison que, chez cet historien, si l’on veut connaître le véritable sens d’un événement historique, il ne faut pas simplement se limiter à une analyse objective des seules causes matérielles, voire politiques. Il faut aussi s’interroger sur les mobiles psychologiques qui ont déterminé les actions humaines. C’est ce que Tacite a entrepris dans le but de corriger le déclin des mœurs qui risque de tout bouleverser. On voit qu’à travers des faits historiques, Tacite présente une situation purement sociopolitique de la Rome de son temps. Nous savons que le problème fondamental que pose son écriture de l’histoire est celui de la tyrannie et de la liberté541. Tacite s’est servi de l’histoire événementielle, institutionnelle, économique et sociale de Rome pour nous présenter une analyse anthropologique, pour nous brosser à grands traits l’image de l’homme romain, car c’est à travers lui que se déroule la destinée de Rome. Se servant de l’étude des passions, Tacite s’est efforcé d’analyser ses structures mentales à travers la variété des discours – discours sur le monde, les dieux et les institutions – repris dans ses récits, ses réactions, ses croyances mentales à travers ses actions qui font de lui un responsable. L’histoire de Tacite est donc basée sur une théorie tout aussi précise fondée sur une interprétation de la nature humaine. À travers les actions humaines, l’historien fait mesurer la place qu’occupent les passions et laisse le soin au lecteur de dégager la complexité du devenir historique. L’analyse des passions a amené Tacite à se faire une conception tout aussi précise de l’âme humaine. Au regard de ce qui précède, ajoutons cette précision de taille : avant d’être une communion avec le passé, l’écriture tacitéenne de l’Histoire, marquée par la rhétorique, mieux par l’eloquentia542, est une transcription de la vie romaine sous l’Empire. Ses analyses 540
Il s’agit de ceux qui, à l’instar de Germanicus, Agricola, Vespasien, Lépide, Thrasea, savent surveiller sinon sublimer leur passions. 541 Cf. le chapitre suivant. 542 Selon Aubrion 1991,2600-2601, l’éloquentia n’est pas seulement utilisée par Tacite pour imposer sa vision des événements, mais aussi pour analyser la réalité historique et cerner de plus près la vérité u, du moins, la vraisemblance.
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anthropologiques nous font découvrir la notion de l’être, la notion de la grandeur humaine. Tacite est sans nul doute le premier des historiens latins à penser que l’homme doit d’abord s’accomplir par la connaissance et ensuite par un équilibre moral parce qu’il est le centre de tout dans le monde. Voilà pourquoi, au-delà d’une analyse purement psychologique de l’homme grâce à laquelle, du point de vue de la causalité historique, il prend en considération les passions et tout ce qu’elles insinuent dans les actions humaines, Tacite, avec la subtilité du style qui est la sienne, essaie de poser les jalons de sa philosophie morale dont nous pouvons découvrir les grandes lignes à travers une série d’oppositions permanentes543. Psychologue, Tacite constate dans son étude sur les passions que l’homme est plein de saeuitia, de cupiditas, d’ambitio, d’adrogantia, de uanitas, etc. Cependant, en tant qu’humanité au sens où les siècles 543
Cf. infra. Ajoutons cependant que, lorsque, dans les Annales IV, 33,2, il oppose ce qui honore à ce qui avilit, ce qui est utile à ce qui est nuisible, lorsque, dans les Histoires I,4,1, il cherche à distinguer ce qu’il y a de sain ou de malade dans le monde, lorsqu’enfin il trouve dans l’épisode d’Asclepiodotus et de Barea Soranus un bel exemple des « documenta bona malaque » (Ann. XVI,33), Tacite ne poursuivait en fait qu’un seul objectif: entreprendre sur l’homme une enquête afin de se faire une opinion personnelle assez précise sur les problèmes du Mal et du Bien, du malheur et du bonheur dans le monde car, constate-t-il en Annales 22,2 : « Neque mala uel bona quae ulugus putet : multos, qui conflictari aduersis uideantur, beatos, at plerosque, quamquam magnas per opes,miserrimos,si illi grauem fortunam constanter tolerent, hi prospera inconsulte utantur…» (D’autre part, les maux et les biens ne leur paraissent pas tels que le pense le vulgaire : beaucoup, au sein même de l’opulence, le malheur, si les premiers supportent courageusement la mauvaise fortune et les seconds usent inconsidérablement de la bonne…) Dans ce passage, Tacite ne se pose pas la question de savoir pourquoi le Mal ou le Bien existe. Comme nous le verrons dans la suite, l’historien sait que le bonheur est l’expression de la benignitas deorum, le malheur est la conséquence néfaste de la ira deorum sur les actions humaines. Ce qui revient à dire que la connexion dans le monde entre le Bien et le Mal et le rapprochement de leurs effets dans la durée, en même temps qu’ils sont une projection sur le plan de l’histoire, des causes qui relèvent de l’intemporel doivent être considérées comme l’expression de l’aequitas deorum. En évoquant ce couple de forces antagonistes, le Bien et le Mal, Tacite estime que le Mal – il s’agit du Mal moral – est philosophiquement nécessaire au Bien, c’est-à-dire au bonheur des hommes vertueux et aux sages. Autrement dit, pour Tacite, sur le plan de la causalité historique, la cruauté de Tibère était nécessaire à la grandeur de Germanicus, celle de Néron à la grandeur de Thraséa ; le despotisme de Domitien était nécessaire à la grandeur d’Agricola ; de même, l’assassinat d’Agrippine était une nécessité pour mettre fin à la tyrannie de Néron et la trahison de Celer en Annales XVI,33 était nécessaire à la vertu de Soranus. Dans cette même logique, on peut avancer que la guerre civile était un mal nécessaire à la prise de conscience collective sur la cruauté humaine ou sur le danger de l’ambition du pouvoir.
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derniers employaient ce mot, Tacite ne se présente pas comme un pessimiste pour l’humanité. Bien qu’il soit conscient que l’homme est généralement victime de ses passions, jamais, en aucun moment dans ses Histoires ou dans ses Annales, cet historien n’a fait preuve de désespoir. Il est vrai qu’à plusieurs reprises544, Tacite exprime son indignation devant certaines situations, mais ce sentiment ne peut en aucun cas être considéré comme une expression du désespoir. À plusieurs endroits de ses écrits, Tacite constate que le mal provoqué par le manque de maîtrise des passions n’est que provisoire ; il n’est que la contrepartie morale d’un bien politique ultérieur. En effet, dans la pensée de Tacite, la cruauté de Néron a mis fin à la dynastie julio-claudienne ; l’assassinat des généraux ambitieux (Vitellius et Othon) a permis à la dynastie flavienne et à Vespasien d’accéder au pouvoir et à faire preuve de bon sens, tandis que la mort de Domitien a donné naissance à l’ère bienheureuse de Nerva et de Trajan. Une lecture approfondie des écrits tacitéens atteste que l’historien ne désespère pas tant il est vrai en face des femmes qui se sont illustrées dans la débauche, on trouve encore celles qui, comme la femme de Germanicus, font preuve de chasteté, défendant ainsi certaines valeurs qui constituent la base même de la société romaine. L’omniprésence des passions dans les récits de Tacite transforme l’ensemble de l’œuvre en une succession d’images tragiques545. Celle544
C’est notamment le cas dans les Histoires III,72,1, à propos de l’incendie du Capitole. L’indignation qui se dégage de ce passage s’explique par le fait que, pendant la guerre civile, pour assouvir leur ambition du pouvoir tous les belligérants ont contribué à la destruction du lien social. Dans la pensée de Tacite, la décadence des mœurs romaines appelle une sanction et les malheurs publics, comme cet incendie qui prend la valeur d’une expiation. L’indignation (et non l’expression du désespoir) de Tacite exprime la conviction de Tacite selon laquelle cet incendie est causé par les passions qui ont envahi les cœurs des Flaviens et des Vitelliens. 545 L’analyse de la succession de certaines images dans la trame narrative transforme l’œuvre de Tacite en un roman psychologique et même dramatique. Mais, au-delà de cette comparaison, elle nous permet de mieux définir ce que, pour cet historien, signifie vraiment la « tragédie humaine ». Dans la trame narrative des Histoires et des Annales, nous remarquons que les personnages tacitéens jouissent rarement du bonheur. Celui-ci est très souvent relégué dans le futur. Mais comme Rome est gouvernée par des tyrans, ce futur reste généralement incertain. De la première à la dernière page des opera maiora, les personnages tacitéens nous donnent l’impression d’être écrasés entre le passé qui les obsède et un futur qui les inquiète. Dans leur vie quotidienne, il existe toujours quelque incertitude, quelque doute. Et puis, le monde dans lequel ils vivent nous est présenté comme celui de l’errance, de la peur, de la recherche de mobilité, un monde où règne constamment un climat de mystère et surtout d’insécurité.
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ci se remarque davantage dans la trame narrative546. Et l’analyse profonde de cette succession laisse transparaître une nature anxieuse chez les personnages tacitéens. En effet, dans l’œuvre historique de Tacite, le poids du passé, la crainte d’un futur toujours incertain hypothèquent le présent et le grèvent lourdement, interdisant à certains personnages tacitéens de s’épanouir dans l’instant, tout ceci conduit à une succession d’actions simples et dramatiques, très souvent tragiques547. Ainsi, à travers les faits rapportés, c’est toute une conception de l’homme et de son destin que nous découvrons. Comme l’historien place ses personnages en face des événements, il s’agit en fait d’une vue purement réaliste des rapports de l’homme et du destin ou plutôt de l’expérience humaine dans sa plus grande généralité que Tacite a bien voulu mettre en valeur. En faisant intervenir les passions dans le schéma explicatif des événements historiques, Tacite veut faire de l’homme l’acteur et l’ouvrier de l’histoire. C’est pour cette raison que, pris individuellement ou collectivement, il apparaît toujours au premier plan de la causalité historique. Il faut dire que, comme chez Polybe, l’homme tacitéen n’est pas seulement une cause tant que sa pensée est la source génératrice des événements. Parce qu’il est l’auteur permanent du drame historique, toutes les modalités de son devenir (succès, échecs, revirements, moyens d’action) dépendent de lui. Ce qui doit le guider, c’est son pouvoir de bien gérer ses passions. C’est pour cette raison d’ailleurs que, dans ses analyses, à l’instar de Tite546
Cf. Mendell, W. (1935) : « Dramatic construction of Tacitus’ annals », Y.C.S. 5, 1-53; Perrochat, P. (1944): “La technique dramatique dans les Annales de Tacite”, Mél. Saunier, Lyon, 104-119. 547 Pour bien souligner la tragédie humaine dans ses écrits, une tragédie qui se termine très souvent par une sorte d’instabilité du Moi des personnages en présence ou, comme nous le verrons dans la suite, par la mort volontaire ou forcée, Tacite a su maîtriser la méthodologie exemplaire du traitement des contradictions et des oppositions : il s’agit des contradictions entre la résignation active et le pessimisme, d’une part, et entre la réalité et l’idéal ou entre le pathétique et la pudeur, d’autre part. Quant aux oppositions, il s’agit bien entendu des oppositions entre le bien et le mal, entre le sublime et l’horrible, les grands crimes et les rares vertus, les héros positifs et les héros négatifs. Le courage et la lucidité individuelle s’opposent à la folie et à la veulerie collective, l’action à la résignation, la cruauté des princes à la vertu de certains citoyens, etc. De cette présentation des faits, il se dégage le sentiment d’une particulière originalité de Tacite dans sa méthode et surtout dans l’analyse et la recherche des causes. Et comme celle-ci ne s’inscrit pas dans le cadre de la recherche de l’historiographie romaine telle que l’ont pratiquée César, Salluste et Tite-Live, la critique contemporaine opposée à Tacite ne peut qu’injustement l’accabler.
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Live548, Tacite accorde beaucoup de place à la versatilité et surtout à la mobilité549 de son âme. En accordant une grande place à la dimension humaine des passions, Tacite cherche à étudier la dégradation de l’homme ou plutôt à montrer que l’homme subit, malgré lui, l’action des contingences en bien ou en mal, des impondérables qui, dans une situation bien déterminée, produisent des impulsions et entraînent des bouleversements considérables pour la suite de l’histoire. Ce qui revient à dire que, pour Tacite, l’homme exerce son action dans l’histoire non seulement par l’intelligence et la raison, mais aussi au gré de ses passions. S’il commet des erreurs ou des fautes, c’est parce que, très souvent, subissant des influences intérieures et extérieures, il se laisse entraîner par les passions. En réfléchissant profondément sur les attitudes psychologiques de ses personnages, en analysant les causes fondamentales tant à travers les cadres mêmes de leur vie que dans leurs réactions devant les grands problèmes de toute leur existence550, en situant ses personnages dans le déroulement de leur propre histoire, en se référant aux structures fondamentales de leur pensée, de leur rituel, bref, en analysant les motivations profondes de leurs conduites sociales et individuelles qui font d’eux le principaux responsables du devenir historique, Tacite s’est démarqué de l’historiographie traditionnelle. En effet, pour avoir considéré l’homme romain dans sa totalité vécue, Tacite est forcément le seul historien latin qui s’est engagé à une analyse anthropologique menée à un autre niveau que celui de l’histoire événementielle, institutionnelle, économique et sociale. Tout ce qu’il cherche dans cette analyse, c’est de comprendre les motivations de ses conduites sociales et individuelles et d’en marquer les permanences. Tacite est le premier des historiens latins qui a compris que, si une civilisation ne vit historiquement que par les valeurs particulières qu’elle transmet, c’est bien à travers des hommes que se déroule sa destinée. Or ces derniers, constate-t-il, sont aveuglés par les passions. Toutefois, malgré cette remarque importante, l’historien ne désespère pas en homme romain 548
Cf. Ducos, M. (1987) : « Les passions, les hommes et l’histoire dans Tite-Live », R.E.L. 65, 132-147. 549 Comme le dit Ducos 1987, la mobilité permet de montrer les personnages en proie à des sentiments changeants qui varient fréquemment sous l’influence de quelques facteurs, conservent leur violence. 550 Parmi ces problèmes, citons : le pouvoir, l’amour, le bonheur, la mort, les dieux et les diverses passions.
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parce qu’il estime qu’il existe en lui des éléments importants d’ordre moral qui permettent de la modérer et qui l’empêchent de s’abandonner à des réactions excessives de passer, de céder aux sollicitations extérieures, de réfréner toutes les impulsions produites par l’âme. Ces éléments sont la fides et la pietas. Bref, la dimension humaine des passions que Tacite imprime à son écriture de l’Histoire transforme l’ensemble de l’œuvre tacitéenne en une peinture psychologique et morale. À travers les passions, telles qu’elles apparaissent dans les récits de Tacite, « nous avons l’impression de contempler un monde familier parce que l’histoire vise, d’une certaine façon, à l’universel et qu’il manifeste un sentiment très vif de la réalité humaine »551, une réalité dramatique qui nous présente une humanité souffrante, mais non désespérée dans laquelle les passions de toute sorte aveuglent les hommes, dans leur statut d’agents de l’histoire, et les amènent à préférer la guerre civile552 à la paix, à acclamer les meurtriers qu’à faire preuve de compassion pour les victimes de la tyrannie ou de la cruauté guerrière comme s’ils étaient aux jeux de cirque553, à confondre le bien et le mal554, à dénoncer555 les leurs au lieu de les protéger, à se ruer dans la servitude plutôt qu’à chercher à demeurer libres. Toutes ces observations nous amènent à affirmer que la rhétorique des passions chez Tacite, telle que nous venons de la cerner dans ce chapitre, est tant un effort intellectuel fourni par l’historien en vue de pénétrer le subconscient des hommes, acteurs de l’histoire, qu’une méthode d’analyse des faits historiques ayant un rapport direct avec les hommes. À travers les passions, l’œuvre historique de Tacite se présente, globalement, comme un tableau effrayant des malheurs de Rome et de son imperium et dont la préface des Histoires (Hist. I, 1-4) nous donne un condensé empreint de la rhétorique. Pour amener les hommes à prendre conscience de tous les malheurs causés par leurs passions ou leur folie, l’historien, tout en subordonnant certains détails à la psychologie des personnages ou au regard qu’il porte sur les événements, a usé d’une technique propre à la persuasion556. Pour que 551
Aubrion 1989,383. Cf. ce que Tacite dit en Annales I,9,3 : « arma ciuilia actum, quae neque parari possent neque haberi per bonas artes. » 553 Cf. Tacite, Hist. III,83,1. 554 Cf. Tacite, Hist. III,51,1. 555 Cf. Tacite, Hist. I,85,1. 556 Sur cette question, cf. Devillers 1994. 552
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l’opinion ne l’accuse pas d’avoir gratuitement sacrifié la vérité historique pour des visées purement moralistes, Tacite, à l’appui de ses sources, explique certains événements par des passions et les conséquences que celles-ci entraînent, et pour cause. Bien que les hommes soient raisonnables et parfois déraisonnables, Tacite est convaincu qu’ils ont une part de responsabilité dans l’évolution de l’histoire. Nous l’avons déjà souligné, pour Tacite, l’homme est incontestablement le tout premier facteur de la causalité historique. Tout ce qu’il accomplit se justifie et se signale par les passions, car ce sont elles qui déterminent les conduites individuelles. C’est pour cette raison que, lorsque l’un des acteurs de l’histoire se trouve être un princeps, Tacite cherche à approfondir ses investigations psychologiques étant donné que, dans son écriture de l’Histoire, le princeps est le centre autour duquel gravite tout ce qui compose les moments historiques. C’est pourquoi, dans son effort de comprendre la succession de tous ces moments historiques, leur enchaînement ainsi que la trame même de l’Histoire, Tacite médite sur lui, sur ses satellites et surtout le régime qu’il incarne. Cette méditation transforme l’œuvre tacitéenne tout entière en une histoire des idées sous l’Empire. C’est précisément l’aspect le plus attachant d’une œuvre qui, selon A. Michel, présente par ailleurs un intérêt historique considérable parce qu’elle permet de suivre l’évolution de la pensée politique, de la pensée religieuse et de la pensée philosophique de Tacite.
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Chapitre V Politique et discours idéologique chez Tacite Ouvrons ce chapitre avec cette anecdote : un après-midi de mai 1989, nous nous retrouvâmes dans le bureau d’A. Michel pour lui remettre la version finale de notre mémoire de D.E.A qui, rappelonsle, portait sur la dissimulation chez Tibère. En le feuilletant, il s’arrêta à la page 12. Celle-ci portait sur la conclusion du premier chapitre consacré au champ sémantique de la notion de la dissimulation dans les Annales de Tacite557. La conclusion se termine de la manière suivante : « Mais une question demeure : si simulatio et dissimulatio, de par leur sens, représentent deux réalités psychologiques et politiques différentes, si Tacite utilise les deux mots pratiquement pour signifier la même chose, ce qui constitue une difficulté pour le traducteur (de cet historien) qui tend à réduire ces deux mots en un seul, la dissimulation, pourquoi, dans certaines circonstances du récit, Tacite choisit-il d’utiliser tel ou tel mot ? » Comme si cette question lui avait été posée, d’un ton magistral, A. Michel nous fit cette remarque : « vous ne devez pas perdre de vue que l’historiographie antique en général, et tacitéenne en particulier, est dangereuse parce que nous ne la connaissons pour l’essentiel que par des mots et ces mots ne sont pas les phénomènes qui se sont véritablement produits et 557
Cette conclusion se présente de la manière suivante : « En définitive, ces quelques exemples montrent d’une façon remarquable que la notion de la dissimulation à laquelle se réfère très souvent Tacite dans sa présentation de Tibère, n’est pas vraiment claire dans les Annales. L’auteur fait peu de cas du sens qu’il accorde aux mots simulatio et dissimulatio. Nous croyons que cela est dû au fait que les mêmes mots, suivant le contexte, peuvent, dans l’esprit même de Tacite, avoir une double interprétation, psychologique ou politique, c’est selon. Par cette façon de procéder, l’on peut conclure sans peur de se faire contredire que la dissimulation est le mot-clé qui voile la personnalité de Tibère. Tant qu’on n’aura pas distingué clairement les différentes interprétations que cache ce mot dans les récits des Annales, on aura toujours une idée assez vague du véritable moi du Tibère tacitéen.»
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que, de plus, ces mots sont atteints de polysémie, c’est-à-dire qu’ils signifient, en eux-mêmes et pour chacun, des choses différentes. Nous devons donc être prudents sur les mots intelligemment et sciemment choisis par Tacite. » La lecture d’un article d’O. Devillers, portant sur « Le choix des mots dans les Annales de Tacite », publié trois ans plus tard558, nous a, pour ainsi dire, éclairé. En introduisant son article, O. Devillers dit ceci : « en choisissant d’utiliser certains mots plutôt que d’autres, en employant certaines tournures, ou au contraire, en en évitant d’autres, un auteur peut influencer le jugement du lecteur sur les faits qu’il rapporte. Tel à mon sens le cas de Tacite. »559 Il ajoute : « … affirmer qu’un écrivain choisit les mots qu’il emploie suppose que cet écrivain était attentif au moindre détail de son œuvre, qu’il ‘pensait’ et ‘pesait’ chaque composante de celle-ci. »560 Justement, lorsqu’on accorde une attention soutenue aux mots utilisés par Tacite et à leur sens, et lorsqu’on place ces mots côte à côte, on s’aperçoit que l’œuvre historiographique tacitéenne tout entière est un discours idéologique561. Et parmi ces questions essentielles abordées dans ce discours, on trouve en premier lieu la nature même du principat et le destin de la population face à ce régime. Il faut dire que, le Principat, ce régime mis en place par Auguste, a suscité tant d’interrogations au sein de l’intelligentsia romaine, composée en grande partie de philosophes qui tentaient d’élaborer ce 558
Cf. Devillers 1992. Devillers 1992,109. 560 Devillers 1992,109. 561 Le terme ‘discours’ est à prendre au sens philosophique d’un ensemble de la pensée discursive développée par Tacite sur des questions très précises ayant marqué l’histoire de Rome en général et du Principat en particulier. Ce discours est idéologique parce que le message qu’il contient est révélateur d’un auteur qui a voulu, non seulement, s’impliquer dans les affaires de son temps, mais aussi donner son opinion sur la manière dont devrait s’exercer le pouvoir à Rome. Or, la difficulté chez Tacite, c’est que sa pensée politique sur cette question ne se laisse pas aisément cerner dans la mesure où, hormis les chapitres 32-33 du livre IV des Annales, cet historien n’a pas consacré des pages spéciales sur sa conception politique du Principatus. Pour comprendre la pensée de Tacite sur cette question, nous sommes tenu de recourir à 1’interprétation, de chercher à déceler ce qu’il ne dit pas derrière ce qu’il dit. Et pour cause. Plusieurs études ont établi qu’au travers de la textualité narrative de son œuvre rendue belle par la rhétorique, il s’y dégage un certain nombre d’idées forces qui constituent 1’essentiel de sa pensée politique. Ces idées forces trouvent leur cohérence dans un des thèmes centraux qui traversent 1’ensemble de son œuvre historique : le Principat est une necessitas pour le salut et la grandeur de Rome. 559
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qu’il convient d’appeler la philosophie politique sous l’Empire. En tant qu’intellectuel et témoin privilégié de son époque, et surtout en sa qualité d’homme d’Etat très marqué par le milieu sénatorial et dont l’Agicola fait de lui le plus orthodoxe des Antonins, pour avoir été au fonctionnement des rouages de l’appareil de l’Etat, pour avoir été un sénateur consulaire, proconsul d’Asie, Tacite a certainement éprouvé le désir de prendre part à ce débat, c’est-à-dire, de s’exprimer sur le principat en tant que régime. Contrairement à ses préoccupations religieuses et surtout philosophiques sur la causalité historique, préoccupations qui ont fait de lui un historien du sacré et un historien psychologique, Tacite ne s’est pas exprimé de manière explicite sur le principat. Pour cerner ses idées sur ce régime, il nous faut relire 1’ensemble de son œuvre historique. À propos de cette immense œuvre, lorsqu’on cherche à l’analyser dans sa dimension politique, on s’aperçoit que, dans ses Annales et tout comme dans ses Histoires, Tacite s’est méticuleusement livré à une critique de la personnalité et de l’action politique des empereurs. Cependant, au-delà de cette critique, véritable méditation tragique sur la succession des princes, Tacite, s’appuyant sur la rhétorique, a construit un véritable discours idéologique qui frappe tout chercheur par sa cohérence et qui transforme ses écrits historiques en une réflexion sur 1’exercice du pouvoir dans la Rome impériale. Dans ce chapitre, nous allons tenter de cerner ce discours, d’en dégager les thèmes essentiels afin de circonscrire la pensée politique de cet historien. Dans un article publié sur cette même thématique562, nous avons démontré que le discours idéologique de Tacite sur le principat n’est pas chimérique. O. Devillers est l’un de ces spécialistes de Tacite, après A. Michel, qui en ont circonscrit les contours. Nous renvoyons à ses observations563. Soulignons toutefois que ce discours repose sur une thématique bien définie, à savoir : le Principat est une necessitas pour le salut de l’Etat romain et de son vaste Empire, une necessitas malgré le mal qu’il a dit de ce régime dans ses opera maiora. En tout cas, mis à part les objectifs qu’il s’est fixés dans les Annales III, 65,1564, il est aujourd’hui établi que, dans ses écrits où la beauté esthétique va de pair avec la beauté morale et où la recherche de la ueritas est presque une obsession, Tacite avait 1’intention de nous transmettre un message lié à son idéal politique. Inspiré de son 562
Mambwini 2002/2003. Devillers, 1994, 336-370. 564 Sur l’intérêt de cette confidence de Tacite, cf. Devillers 2000,35-36. 563
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expérience personnelle et répondant aux préoccupations philosophiques de 1’époque, ce message constitue 1’essentiel de son discours sur le principat et dont nous retrouvons le condensé dans les Annales IV, 33,2565. L’on doit savoir que ce discours idéologique de Tacite se présente comme une suite de développements cohérents d’un certain nombre de thèmes liés aux questions à la fois philosophiques et politiques qui étaient alors d’actualité. Parmi toutes ces questions, Tacite semble marquer plus d’intérêt à celles liées à la liberté d’action pour les individus, au rôle du sénat dans 1’exercice du pouvoir, au type de comportement que doit adopter un sénateur dans 1’exercice de ses fonctions, à la question de la conscience individuelle de 1’homme politique face au pouvoir, au problème des uirtutes que celui-ci doit posséder s’il est appelé à la tête de 1’Empire et surtout à la question relative à la passion du pouvoir qui était 1’apanage des JulioClaudiens. Au regard de ces thèmes, A. Michel pense que Tacite s’est servi de son “discours” pour donner une bonne leçon de morale aussi bien à ses contemporains qu’aux générations futures. Mais pourquoi Tacite a donné une coloration morale à un discours politique ? À cette question, voici la réponse d’A. Michel : Tacite, on le sait, est l’un de ces Romains qui, comme Cicéron ou Tite-Live, souhaitent que l’aeternitas de Rome soit une réalité. II est aussi l’un de ses esprits anciens qui sont convaincus que, si une civilisation n’existe et n’existera historiquement que par les valeurs particulières qu’elle 565
Dans ce passage prenant le contre-pied des théories cicéroniennes, après avoir nié que la constitution mixte puisse avoir longtemps une existence véritable et surtout après avoir affirmé que le principat n’est rien d’autre qu’une monarchie absolue, Tacite conclut partiellement sa réflexion par cette formule: « sic, conuerso statu neque alia rerum salute quam si unus imperiret. » Ce message ne souffre d’aucune ambiguïté. Parce qu’il considère ce régime comme tel, Tacite développera ses idées forces à travers un argumentaire qui, en fin de compte, impute les faillites, les excès et les bavures qui ont entaché ce régime dans le passé à des erreurs personnelles commises par des princes tyrans. C’est dire que 1’essentiel de ses réflexions sur le Principat se ramènera aux débats de la conscience individuelle, mieux aux débats de la mise en cause ou de la mise en valeur de 1’individu devant le pouvoir absolu. Et les premiers individus concernés dans ce discours sont les deux composantes de 1’exécutif de 1’Etat romain: le princeps et le sénateur. Parce qu’il pense justement que la tyrannie qui a caractérisé le Principat est 1’expression, entre autres, de l’échec du moralisme augustéen constaté au niveau de l’exécutif de l’Etat, Tacite, qui considère l’histoire comme une forme d’éloquence, usera de toute sa rhétorique pour, d’une part, dénoncer le mensonge, l’hypocrisie, la cruauté de certains princes (surtout les Julio-Claudiens) et 1’avilissement du sénat, et d’autre part, prôner la primauté de 1’éthique dans 1’exercice du pouvoir.
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transmet ou transmettra, c’est bien à travers des hommes que se déroule sa destinée. II serait donc souhaitable, pense Tacite, que l’homme romain, surtout quand il est aux affaires, témoigne d’une identité de conduites fondées sur des structures de pensée ayant 1’éthique comme seule référence.
1. Principat et Princeps : deux réalités politiquement différentes Avant d’examiner les points essentiels que Tacite a développés dans son discours, soulignons qu’évoquant le principat, cet historien a effectivement utilisé un certain nombre de mots, mieux encore un vocabulaire plus subjectif que descriptif délibérément choisi pour marquer la différence qui doit être effectuée entre le Principat et le Princeps566. « Non Cinnae, non Sullae longa dominatio; et Pompei Crassique potentia cito in Caesarem, Lepidi atqueAntonii arma in Augustum cessere, qui cuncta, discordiis ciuilibusfessa, nomine principis sub imperium accepit, » lisons-nous dans la préface de ses Annales (I, 1,1). Ce passage est très important à plus d’un titre. Il nous renseigne que, sur le plan purement littéraire, l’historien qui connaît la valeur des mots désigne le pouvoir impérial par les termes dominatio et imperium567', mais à des degrés différents. En effet, pour qualifier la tyrannie de Cinna et la dictature monocratique de Sylla, l’auteur des Annales, qui n’est pas dupe des mots, emploie le terme dominatio. Un peu plus loin, il dit que c’est sous son pouvoir suprême (imperium) qu’Auguste recueillit un « monde fatigué des discordes civiles ». Autrement dit, Tacite appelle imperium le pouvoir souverain acquis par la victoire des armes, un pouvoir caché sous 1’appellation tranquillisante de prince. Au chapitre 2.1 du même livre, quand il nous rappelle comment le jeune César « insurgere paulatim, munia senatus, magistratuum, legum in se trahere, nullo aduersante » et comment il étaya sa domination (dominationi) (Ann 1,3, 1), Tacite emploie dominatio, le même terme qu’il a utilisé pour qualifier la dictature de 566
Simple rappel : le Principat est le régime fondé et mis en place par Auguste, alors que le Princeps, c’est la personne même de celui qui le dirige. 567 Notons aussi que dans l’Agric. 7,3, Tacite dit que son beau-père, alors qu’il était en route pour rendre à sa mère les derniers devoirs, fut surpris par la nouvelle que Vespasien prétendait à un pouvoir suprême. Le mot utilisé pour qualifier ce pouvoir est imperium. Sur le terme imperium chez Tacite, cf. J. Beranger (Beranger 1977 et 1990). Pour celui de dominatio chez Tacite, cf. A.D. Castro (Castro 1972)
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Sylla. Ces diverses appellations qui, dans un certain sens, s’opposent les unes aux autres, confirment 1’idée déjà émise par Mommsen568 selon laquelle le principat a pour caractéristique principale de ne présenter ni noms correspondant aux pouvoirs, ni pouvoirs correspondant aux noms. Quoi qu’il en soit, dans la pensée de Tacite, imperium renvoie au thème du Principat issu des guerres civiles, c’est-à-dire à la fois de la victoire des armes et de 1’aspiration générale à la paix, et dominatio à celui de la dégradation rapide d’un régime qui, sous 1’apparence augustéenne de la modération, était au fond une domination dont le caractère autoritaire s’affirma très vite. Ces deux thèmes majeurs sont, curieusement, repris au début de ses Histoires, I, 1,1, quand il rappelle que “postquam bellarum apud Actium atque omnem potentiam ad unum conferripacis interfuit” (Hist., I, 1,1). Ce qui prouve que Tacite tenait à ce qu’une nette différence soit établie entre le principat et le prince. Nous connaissons déjà la conception tacitéenne du princeps569 qui est le prolongement de 1’idée cicéronienne du rector et gubernator rei publicae. Le princeps cicéronien570 est le protecteur de 1’Etat, la seule personne à même d’établir ou de sauvegarder un certain ordre de 1’Etat et en même temps d’assurer la felicitas des citoyens571. L’auteur des Annales s’est malheureusement aperçu que celui-là même qui devrait favoriser cette felicitas et garantir le respect 568
Mommsen, Droit public romain (avant-propos), V, trad. franç. par P.F. Girard, 1984,
11.
569
Cf. Mambwini 1994, 126-140. Admirateur de Cicéron, Tacite s’est largement inspiré de réflexions théoriques de cet orator sur la notion du princeps. 570 Pour Cicéron, le princeps est un premier citoyen, celui qui, par sa compétence, son éloquence et son autorité morale, se fera le ‘modérateur’ des diverses tendances. D’après Thucydide et d’après le Platon du Ménexène, ce rôle avait été joué autrefois dans Athènes par Périclès. Pour Cicéron, Scipion Emilien l’a joué à Rome. Certes, il est mort assassiné, en 129. Cicéron suppose, livre VI de la République, qu’il a eu un songe prémonitoire qui lui annonçait, en termes platoniciens, une immortalité de gloire et qui lui rappelait que les grands hommes n’ont qu’une raison de vivre : se dévouer au salut de tous. 571 Soulignons que le princeps cicéronien diffère de loin du princeps augustéen. Pour Cicéron, la fonction du prince ne doit pas être que temporaire, limitée aux temps très difficiles. Pour Auguste, le principat est une institution permanente. Sur la pensée politique de Cicéron et son rôle dans la formation de l’idéologie du Principat, cf. Grimal, P. (1986) : Cicéron, Paris ; Lepore, E. (1954) : Il principe ciceroniano, Naples ; Grenade, P. (1940) : « Remarques sur la théorie cicéronienne du principat », M.E.F.R., 32 sq ; Ruch, R. (1970) : « Un exemple de syncrétisme philosophique chez Cicéron », R.E.L. 48, 205-228.
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de la libertas était en réalité un tyran. De là son amertume, son indignation, sa nostalgie républicaine et surtout sa révolte. Ces sentiments trouvent leur explication dans le fait que son esprit platonicien, issu non de la République, mais du Politique et des Lois, l’a conduit à prendre conscience du caractère absolu de la domination impériale. C’est, semble-t-il, cette prise de conscience qui l’a amené à soutenir 1’idée selon laquelle, dans ce monde où la tyrannie s’égare et s’affole, le seul espoir réside dans la sagesse d’un roi, c’est-à-dire dans la valeur des princes. Mais, de quels princes s’agit-il ? Pour avoir été le témoin privilégié de son temps, Tacite distingue deux types de princes : il y a, d’une part, les mauvais comme les JulioClaudiens et les Généraux qui leur ont succédé et, d’autre part, les bons comme Vespasien, Nerva et Trajan. Cette distinction pose alors la question de la véritable conception tacitéenne du “prince idéal, une conception qui se dessine au travers des ambiguïtés du principat et de l’hypocrisie fondamentale sur laquelle repose ce régime et que Tacite a toujours dénoncées. Sans toutefois entrer dans les détails, notons que, si dans la pensée de Tacite le mauvais prince est celui qui, comme Tibère ou Néron, a grandement contribué à la dégradation morale du principat, le prince idéal est alors celui qui, comme les Antonins, laisse aux magistrats sénatoriaux leur activité et leur rôle, s’arrange pour rester, dans les décisions qu’il prend généralement de sa propre autorité, en accord avec le consensus des gens de bien, sans que ces décisions ne soient dictées par les passions. En d’autres termes, pour Tacite, le prince idéal est celui dont la personnalité est marquée par la moderatio et l’abstinentia auxquelles s’ajoutent la fides, la clementia, la ciuilitas et même la pietas. Dans la pensée de Tacite, parce qu’il détient toutes ces uirtutes, seul un “prince idéal” peut garantir la survie et la grandeur de 1’Etat. De ce fait, pense-t-il, il vaudrait mieux mettre à la tête de l’Empire celui qui possède toutes ces qualités et qui, en plus, a une certaine envergure, c’est-à-dire une personne qui, selon ses propres termes, est capax imperii. La notion du capax imperii qu’O. Devillers a savamment commentée est d’une importance capitale pour qui veut cerner la pensée profonde de Tacite sur l’exercice du pouvoir à Rome dans la mesure où cette notion, à elle seule, transforme les réflexions de Tacite sur le principat en une interrogation philosophique sur la conscience de l’individu face au pouvoir. Quant au principat, on s’aperçoit que 1’essentiel des problèmes posés chez cet historien réside principalement dans la nature même de 223
ce régime. L’auteur des Annales affirme sa nature monarchique. Cependant, dans une esthétique qui lui est propre, il est parvenu à nous faire prendre conscience que le seul régime à même de garantir la félicité publique à Rome et, plus encore, dans les provinces, est le principat, tel qu’Auguste 1’avait fondé sur une apparente dyarchie avec le sénat (Ann.IV, 33,2), tel que Sénèque le présentait à 1’avènement de Néron (Ann. XIII, 3-4) et surtout tel que l’ont rétabli Nerva et Trajan (Agr.3 ; Hist., 1,1, 4). La bonne gouvernance constatée sous Vespasien et toutes ses réalisations (Ann.III, 55,4)572 sont des exemples parmi tant d’autres cités par Tacite pour, finalement, soutenir 1 ’idée selon laquelle le principat vaut ce que valent les princes. C’est dire que, dans 1’esprit de Tacite, tout est subordonné à la conscience individuelle des princes. Pour 1’auteur des Annales, seul le bon prince est conscient d’agir pour le bonheur de la communauté ; c’est seulement si le pouvoir 1’oblige à agir contre sa conscience qu’il s’abstiendra. Cependant, sachant que les bons princes sont rares, mû par son souci de voir exister et durer éternellement la res publica, c’est-à-dire 1’Etat romain, Tacite pense que, faute de mieux, il conviendrait d’accepter même les mauvais princes. Tacite développera cette idée dans le discours qu’il a placé dans la bouche de Cerialis (Hist. IV, 74)573. La logique développée dans ce discours est la suivante : le 572
Dans les Annales III,55,4, Tacite estime que Vespasien a exercé une heureuse influence sur les mœurs en refrénant 1’excès du luxe par 1’exemple qu’il donnait d’une simplicité antique. Dans ce passage, Tacite voulait certainement souligner ce que devrait être le rôle des empereurs dans la transformation morale de la cité. On comprend donc pourquoi il considère cet empereur (Vespasien) comme le praecipuus adstricti moris auctor. Pour comprendre ce qu’il a voulu dire à travers cette expression, il faut remonter dans le passé, et plus précisément de la victoire d’Actium jusqu’à la mort de Vitellius, le 21 décembre 69. Ensuite, il faut prendre en compte les désordres qui ont précédé et suivi la mort de Néron (Cf. A. Michel 1966, 12) et surtout la grave crise politique, économique et sociale des années 68-69, qui éclata et que Tacite a résumée dans sa préface des Histoires, I. Tous ces événements n’ont pas eu d’heureux effets sur les mœurs et les mentalités des Romains et des provinciaux. Une œuvre de restauration s’imposait. Mais, dans ce monde où 1’empereur a pris le plaisir de se conduire comme bon lui semblait, qui pouvait 1’entreprendre pour ainsi répondre à 1’attente populaire? Tacite trouva en Vespasien l’auctor qu’il fallait. 573 Dans ce discours, par la bouche de Cerialis, Tacite affirme sans ambages sa propre adhésion au régime: une adhésion rendue nécessaire par son aspiration à une paix totale. Pour lui, 1’unique façon de réaliser cette unité, c’est concilier le principat et la liberté comme l’a fait Nerva (Tacite, Agr. 3,1). Cette théorie qui constitue l’une des idées fondamentales de la pensée tacitéenne se retrouve aussi chez Sénèque dans son De clementia I, 4,2 et même dans son De otio, VII,3 : dans ce passage, le philosophe estime
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pouvoir romain est certes une dominatio, mais, dans la mesure où il assure 1’unité, la paix et la prospérité, ce pouvoir doit être accepté de et par tous, même si les princes sont mauvais et injustes, et même si, en tant que tels, ils peuvent poser des problèmes de conscience574. À ce stade de raisonement, une question nous vient à l’esprit : y a-t-il une contradiction dans la pensée de Tacite ? Assurément pas. En effet, conséquence des conquêtes, Rome est devenue trop grande ; elle est mise à la peine par sa propre grandeur ; de là tous les maux575 que Tacite a, suivant sa propre expression, rapportés in arto. Et, parmi ces maux se trouvent les tyrans. L’historien explicitera cette idée dans l’Agricola. Au chapitre 3,1 de ce livre, après avoir comparé 1’Empire à une personne humaine, cet historien ajoute : « natura tamen infirmitatis humanae tardiora sunt remedia quam mala. » Que voulait-il dire par là ? Si les mauvais princes font partie des maux dont souffre Rome, les remèdes pour cette ville ne peuvent être que les bons princes. Or, comme ces derniers sont rares, mieux vaut accepter même les mauvais. Tel est le paradoxe chez Tacite : il critique sévèrement les mauvais princes, mais il finit par les accepter. Ici, une explication s’impose : le fait pour Tacite d’accepter malgré lui les mauvais princes n’est pas synonyme de résignation576. II est la parfaite traduction non seulement de sa croyance en 1’avenir du principat, mais aussi de son souhait de voir ce régime dirigé par un chef unique, garant de 1’unité et de la paix. Pour mieux développer sa philosophie du chef unique, Tacite n’hésite pas à comparer 1’Etat romain à un organisme humain577 qui a que la constitution idéale n’existe pas. C’est pourquoi il vaudrait mieux accepter l’Empire. 574 Tacite s’est effectivement penché sur cette question à travers les portraits des princes dont l’analyse atteste que 1’exercice du pouvoir impérial a créé à Rome une situation fondamentalement tragique. Etudiés dans leur dimension psychologique, ces portraits, au-delà de ce qu’ils apportent aux récits tacitéens, font ressurgir la question de la conscience individuelle des princes face au pouvoir. A travers le portrait de Tibère, par exemple, Tacite a voulu nous donner cette leçon : un prince méchant et tyrannique n’est jamais heureux, même s’il semble 1’être, sa conscience le tourmente secrètement. Cf. par exemple, sa lettre au sénat (.4hh.VI,6,1) ou le sentiment de Néron après 1’assassinat de sa mère (Ann.,XIV, 10,3). 575 Dans les Annales IV,32,2 et les Histoires 1,11,1, Tacite nous présente tous ces maux sous forme d’un sommaire. 576 Sur cette question cf. entre autres, A. Michel (1966), p. 58 et 74; O. Devillers, 1994, p. 333-334. 577 D’après Aubrion 1990,156, par cette comparaison, Tacite « se rattache à une tradition
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besoin non seulement de tous ses membres pour assurer son fonctionnement d’une manière harmonieuse, mais aussi de la tête pour se maintenir debout et garder son équilibre. À plusieurs reprises, il emploie la métaphore corpus pour évoquer 1’idée selon laquelle 1’Empire est menacé non seulement de vieillissement, mais aussi de décadence et donc d’éclatement, sa survie ne pouvant être assurée que si elle est dirigée par un seul chef. Cette idée est développée dans un discours que Tacite place, pour des raisons rhétoriques et idéologiques, dans la bouche de Galba lorsqu’il dit : « si immensum imperii corpus stare ac librari sine rectore posset, dignus eram a quo respublica inciperet. »578 L’expression « corpus imperii », que E. Aubrion 579 a savamment analysée et commentée, traduit bien cette idée tacitéenne de comparer 1’Empire à un organe humain. Or ce corpus est immensum, c’est-à-dire démesuré. Ainsi, pour se maintenir en équilibre et assurer sa survie, il a besoin d’être régi par une autorité unique, forte et surtout sage qui serait en mesure de corriger les défauts qui ont entraîné la décadence de la République. Il faut dire que la même idée est aussi développée dans les Annales I, 12, 3580. Il remontant à Cicéron, lequel doit probablement lui-même à Aristote cette description du fonctionnement d’une communauté humaine qui s’inspire d’un modèle biologique ». 578 Tacite, Hist.I, 16,1 : « Si le corps immense de l’Empire pouvait se maintenir en équilibre sans quelqu’un pour le diriger, il conviendrait que je restaure le régime républicain. » Cet extrait est tiré du discours que l’empereur Galba a adressé à Pison au cours de la cérémonie de son adoption. Prononcé vraisemblablement pour justifier la nouvelle méthode d’adoption que ce prince cherchait à opposer à l’hérédité dynastique, en faveur chez les Césars (cf. Syme, 207 et surtout 233), il décrit aussi la conception tacitéenne du principat qu’il doit vraisemblablement à Cicéron. Dans la bouche de Galba, Tacite estime que le principat ne réalise pas la constitution idéale de la res publica, c’està-dire de l’Etat romain. Celle-ci serait, comme nous l’avons déjà dit, la République, c’est-à-dire la libertas, qui est à même d’assurer une égalité et une liberté plus grandes aux citoyens. 579 Cf. Aubrion 1990, p. 154-60. Notons que cette expression nous fait penser à un passage de Sénèque (De clementia 1,4,1). 580 Dans ce passage, Tacite fait l’écho de 1’algarade du consul A. Gallus au cours de la séance d’investiture de Tibère. Devant le refus du prince d’assumer toute la charge impériale si ce n’est qu’une partie, Asinius Gallus lui demanda brusquement: «...Caesar, quam partem rei publicae mandari tibi uelis. » A coup sûr, cette algarade n’a pas plu au prince « perculsus improuisa interrogatione.» Ainsi, pour essayer d’apaiser son ressentiment, Gallus affirma « non idcirco interrogatum ait ut diuideret quae separari nequirent, sed ut sua confessione argueretur unum esse rei publicae corpus atque unius animo regendum.» Dans ce passage, nous retrouvons la même métaphore présentant 1’Etat romain comme un organisme fonctionnant comme une communauté humaine ou plutôt comme un corps humain qui a besoin de l’âme. Si 1’expression « rei publicae
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ressort de ce deux passages que, dans la pensée de Tacite, « la survie de la res publica ne peut être assurée que si elle est dirigée par un chef. (…). Tacite (…) n’imagine pas d’autre système que le gouvernement d’un seul pour les temps de crise d’une communauté politique, qu’il s’agisse de la survie de l’Empire ou de la naissance d’une res publica. »581
2. Face à l’adulatio, que choisir : l’obsequium ou la patientia ? Après avoir exposé les méfaits de l’adulatio et ses conséquences sur l’exercice du pouvoir romain, Tacite consacre une partie de son discours en tentant de répondre à une question politiquement et moralement importante, à savoir : « face à l’adulatio, quel comportement adopter ? Faut-il se rebeller ou protester publiquement ? » Cette double question constitue un volet essentiel du discours idéologique de Tacite. Historien, Tacite se devait de répondre à cette question étant donné que, comme l’a souligné A. Momigliano, « l’un des aspects de la tyrannie est d’imposer un choix pénible entre la flatterie et la protestation stérile. »582 Momigliano reprend ici la pensée de Tacite qui, dans les Annales IV, 20, dit la même chose en ces termes : « inter abruptam contunaciam et deforme obsequium ». Pour cet historien, les protestations contre les tyrans, lorsqu’elles s’élevaient, n’étaient pas invariablement payantes : « elles risquaient de s’avérer vaines ou insensées, inane »583. Alors quelle attitude adopter ? À cette question, Tacite présente deux propositions. La première proposition est celle que nous retrouvons dans l’Agricola et dans les Annales. Dans ces deux ouvrages, entre l’adulatio et la rébellion, pour le salut de l’Etat, Tacite recommande un autre type de comportement, celui-là même qu’avait adopté son beau-père Agricola face à Domitien, à savoir : l‘obsequium. Chez Tacite, ce mot qui a d’ailleurs fait l’objet d’une intéressante réflexion dans une étude d’O. Devillers584 apparaît 67 fois dans l’ensemble de corpus » est 1’équivalent de « imperii corpus » des Histoires I,16,1 - les deux voulant dire la même chose, à savoir : 1’Etat romain – alors « unius animo » renvoie au Prince. Ici encore, nous retrouvons la philosophie tacitéenne de 1’unité impériale 581 Cf. Aubrion 1985,156. 582 Momigliano 1992,137. 583 Momigliano 1992,137. 584 Devillers 1994. Aussi Roman 2001,303-305 ; Ducos 1977, 206, v.note 6 ; Morford 1991.
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son œuvre, soit 3 fois dans le Dialogue des orateurs, 2 fois dans la Germanie, 25 fois dans les Histoires, 34 fois dans les Annales et 3 fois dans l’Agricola. Malgré cette faible occurrence, il faut bien noter que l’’Agricola nous donne une série de définitions de ce terme. Toutes ces définitions sont liées à la personnalité d’Agricola. En effet, comme l’a remarquablement fait Agricola lors de son apprentissage militaire en Bretagne, l’obsequium consiste à ne rien briguer par fanfaronnade, à ne rien refuser par poltronnerie, et surtout à agir à la fois avec circonspection et résolution (Ag. V, 2). Dans 1’exercice de ses fonctions, Agricola a compris que, sous un prince tyran, inertia pro sapientia fuit (Agr. V, 4.) ; il a aussi su modérer sa propre force, contenir son ardeur (Ag. VIII, 1) et imputer au chef la gloire du succès (Ag. VIII, 3.). En toute circonstance, insiste Tacite, son beau-père Agricola n’a pas cherché la renommée “ostentanda uirtute autper artem" (Ag. IX, 6). L’obsequium, c’est une soumission qui va jusqu’à l’obéissance et non jusqu’à la servitude (Ag. XIII, 1). Dans l’Agricola donc, Tacite présente l’obsequium comme l’une des uirtutes indispensables pour le salut de 1’Etat, c’est-à-dire comme une série de qualités exceptionnelles dont un homme de bien a besoin pour mieux se conduire à 1’égard des tyrans. Pour être précis, dans la pensée de Tacite, doit être comprise comme un « principe d’obéissance à l’autorité qui doit correspondre essentiellement à la recherche du bien public, l’usus rei publicae. »585 Puisque Agricola a eu la chance de les réunir toutes, puisqu’il a appris à servir 1’Etat dans des conditions difficiles sous de mauvais princes, sans compromettre sa réputation, pour les générations futures, sa personnalité mérite d’être prise pour un exemplum et sa vie comme un mode d’enseignement (documentum), car une telle personne peut efficacement servir sous de bons princes. C’est ce type de comportement que M. Lepidus adoptera face à Tibère586. La deuxième proposition est celle que nous retrouvons dans l’Agricola. Face à la tyrannie de Domitien, Tacite nous fait cette confidence que nous retrouvons dans l’Agricola II, 3 : “Dedimus profecto grande patientiae documentum ; et sicut uetus aetas uidit quid ultimum in libertate esset, ita nos quid in seruitute, adempto per inquisitiones etiam loquendi audiendique commercio. Memoriam quoque ipsam cum uoce perdidimus, si tam in nostra potestate esset 585
Galtier 2011,297. Cf. le point suivant.
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obliuisci quam tacere”. Une lecture hâtive de ce passage laisserait considérer son contenu comme un aveu de Tacite selon lequel il aurait malgré lui accepté la tyrannie de Domitien sans opposer de résistance. Ce qui ferait de Tacite un lâche, lui qui ne cesse d’avouer à plusieurs reprises avoir souffert de la tyrannie de cet empereur. Interpréter ce passage de la sorte, c’est ignorer le sens exact de patientia. Dans sa thèse, J.M. Engel587 définit ce terme comme une attitude équivoque, que les stoïciens ont clairement dédoublée depuis 1’époque où Cicéron la définissait dans le De Inuentione (2,54), mais qui reste trouble dans la vie pratique. Tacite, on le sait, fut sénateur. II sait qu’à ce titre il ne peut se permettre une quelconque contestation contre cet empereur au risque de compromettre 1’existence et la survie même de 1’Empire. Au lieu de tomber dans l’adulatio ou se rebeller, il a judicieusement choisi la patientia, une manière de pratiquer l’obsequium. Par ce choix, Tacite a voulu souligner que sous la tyrannie la libre parole était quasiment proscrite. Ainsi, comme le souligne A. Momigliano588, en privant la nature humaine de la libre parole, la tyrannie cesse d’être un phénomène isolé pour devenir le symptôme d’un mal fondamental. Finalement, entre les deux propositions de Tacite, laquelle choisir : l’obsequium ou la patientia ? Il faut être averti pour comprendre que, chez Tacite, la patientia est une autre expression philosophique de l’obsequium. Cette valeur qui s’inscrit dans l’ordre impérial apporte à celui qui le pratique de la dignitas et de la libertas, deux autres valeurs phares que Tacite a développées dans le volet philosophique de son discours.
3. Le principat et la question de la libertas La libertas est l’un de ces thèmes qui se trouvent au cœur de la pensée tacitéenne589. Même s’il n’a pas consacré des chapitres spéciaux dans lesquels il exposerait ses idées sur cette notion, il est clair que Tacite a montré son intérêt pour cette notion qui le 587
Engel 1972,174. Momigliano 1992,137. 589 Cf. Ducos 1971. Egalement Ch. Wirszubski, Ch. (1950) : Libertas as a political idea al Rome during the late Republic and early Principate, Cambridge ; Jens, W. (1986) : «Libertas bei Tacitus », Hermès, LXXXIV, 331-352 ; Liebeschûtz W. (1966): «The theme of liberty in the Agricola of Tacitus», Classical Quaterly Review,126139;Morford, M. (1991): “How Tacitus Defined Liberty”, ANRW II,33,5, Berlin-New York,3420-3450. 588
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préoccupait au premier chef. En effet, comme l’a si bien dit M. Ducos, dans l’introduction d’un de ses articles portant justement sur la question de la liberté chez Tacite, « des premières pages de l’Agricola à la description du règne de Néron, il est aisé de retrouver dans les écrits de l’historien une même préoccupation. Mais, en étudiant la décadence de l’éloquence et ses causes, en nous montrant une cité en proie à la guerre civile et qui ne sait plus retrouver sa liberté, en nous décrivant enfin à travers les règnes de Tibère, de Claude et de Néron, les divers aspects de la tyrannie, l’auteur des Annales nous fait voir un monde où la liberté n’a pas de place ; seule l’étude des Germains lui permet de découvrir des peuples préférant la liberté à l’esclavage. »590 La libertas dont il est question a des rapports avec la politique impériale parce qu’elle concerne les rapports entre le principat et le citoyen591. A côté de ce type de libertas, intervient aussi une autre liée au comportement des hommes vertueux. Comme on le sait, l’histoire qu’écrit Tacite est avant tout une série d’actes individuels, qu’il s’agisse d’actes déshonorants ou de conduite noble. Notre historien retrouve chez quelques hommes les vertus qui ont fait la grandeur de Rome, mais il écrit surtout pour se montrer utile à autrui. Comme nous l’avons déjà relevé, les hommes s’instruisent par ce qui est arrivé aux autres. Le tableau des mœurs ne répond pas seulement à une conviction profonde, il est aussi une mise en garde. Si Tacite peint par exemple avec tant de noblesse la mort de Sénèque (Ann. XV, 60-64), c’est au nom de cette conviction. Toute vertu, tout esprit de liberté n’ont pas disparu de Rome : convaincu par la leçon de Cicéron qui, dans son De oratore II, IX, 36 selon laquelle l’histoire est à la fois « testis temporum, (…) magistra vitae » (« témoin des siècles » (…) « école de la vie », Tacite n’hésite pas à évoquer ces hommes vertueux qui reçoivent ainsi l’immortalité et peuvent servir de modèle. Mais il se pose une question : celle de leur libertas. Il s’agit d’une libertas dont les caractéristiques sont du domaine de la morale parce qu’il s’agit de voir comment les individus se comportent face aux institutions en place et à la société. Dans les récits tacitéens, intervient enfin un autre type de libertas, celle qui est étroitement liée à celle du 590
Ducos 1971, 194. Dans son ouvrage intitulé Les Romains et la loi : recherches sur les rapports de la philosophie grecque et de la tradition romaine à la fin de la République, Paris, 1984, p. 21-81, M. Ducos conçoit cette notion avec la place de la loi dans la société romaine. Notons que, du point de vue politique, la notion de libertas s'oppose à celle de dominatio (Castro 1972, 140) et à celle de seruitium (cf. Ginsburg 1984, 39).
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fatum, cette force cosmique qui laisse aux hommes assez de liberté pour les rendre responsables des malheurs qui leur arrivent. De ce qui précède, l’on doit savoir que, hormis sa complexité du fait de son évolution sémantique que ce terme a connue depuis l’époque républicaine592, la notion de libertas intervient dans l’écriture tacitéenne de l’Histoire comme une notion à la fois politique, morale et philosophique. Dans ce paragraphe, nous nous attarderons sur la dimension politique et morale de cette notion. Justement, sur ce point précis, comme nous le verrons dans les lignes qui suivent, d’un point de vue politique et moral, Tacite distingue la libertas individuelle de la libertas sénatoriale. Examinons, à présent, les deux types de liberté. 3.1. La libertas individuelle sous le principat : fiction ou réalité ? En effet, dans son discours, Tacite s’est consacré à une réflexion sur la part de liberté que le principat peut assurer aux citoyens. Cette réflexion a conduit tout naturellement notre historien à réfléchir sur le rôle de la loi et des institutions. Dans ses écrits, et plus précisément dans les Annales, Tacite découvre que la liberté dépend du bon vouloir du prince, et que les lois ne sont rien sans les mœurs. Quel rôle les individus peuvent-ils jouer sous un tel régime ? Si, comme nous l’avons évoqué supra, Tacite considère le régime monarchique fondé par Auguste comme une necessitas pour Rome et son Empire, comment a-t-il résolu le plus grand problème qui s’était posé à ce type de régime : la libertas individuelle ? Cette question a profondément préoccupé notre historien qui en a, d’ailleurs, fait l’un des thèmes de sa réflexion. En effet, dans les Annales, s’il y a un autre jugement négatif que 1’historien attribue au principat, c’est justement celui qui concerne la libertas individuelle, c’est-à-dire cette libertas qui s’affirme par des actes ou des paroles. Sur ce sujet, ainsi 1’atteste 1’intéressant article de L. Miors593, dans sa quête Tacite n’a pas trouvé à son époque ce qui constituait son idéal, à savoir : la véritable dignitas humana. Il a remarqué que 1’homme romain a subi 1’implacable loi de la tyrannie au point de conclure que, sous 1’Empire, la libertas individuelle, voire celle des sénateurs, était bafouée. Pour lui, cette malheureuse situation est la conséquence non pas du Principat en tant qu’institution politique, mais du fait que 592
Sur les différentes définitions de ce mot, cf. Ducos 1971,195. Miors 1976-1977, 23-29.
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Rome a été dirigée par des mauvais princes comme les JulioClaudiens, mais également comme Domitien. Cette conclusion est le résultat d’une profonde analyse à laquelle Tacite s’est livré. Plusieurs passages de ses écrits démontrent que, s’agissant de la libertas individuelle, la pensée de Tacite a connu une nette évolution. En effet, dans ses opera minora et même dans une partie des Histoires, Tacite, très confiant, était convaincu que la liberté pouvait bien s’accorder avec le Principat594. D’ailleurs, Nerva et Trajan ont réussi cette combinaison : « Nerua Caesar res olim dissociabilis miscuerit, principatum ac libertatem, augeatque cotidie felicitatem temporum Nerua Traianus », écrit-il dans l’Agr.cola III, 1. Sans toutefois la commenter en profondeur, signalons que cette phrase contient deux leçons essentielles à même de nous aider à mieux comprendre 1’évolution de la pensée de Tacite dans sa manière de concevoir la notion de la liberté en rapport avec le Principat. Première leçon : le contenu de l’Agricola III, 1, analysé d’un point de vue politique, révèle très concrètement l’ambiguïté du système impérial romain. Détenteur des pouvoirs sans véritables limites constitutionnelles, 1’empereur peut vivre et se conduire aussi bien en souverain libéral qu’en maître autoritaire. Tacite nous donne 1’exemple des successeurs du tyran Domitien dont le grand mérite est d’avoir su concilier gouvernement monocratique et respect de la liberté. Deuxième leçon : dans la pensée de Tacite, 1’exemple de Nerva et de Trajan doit être considéré comme une leçon pour 1’avenir. En effet, 1’exemple de ces deux Antonins prouve qu’il peut arriver que des monarques parviennent à concilier, pour le bonheur de tous les citoyens, le principat et la liberté. Tout est donc question de conscience individuelle des princes. Cette leçon débouche sur 1’idée que nous avons déjà avancée selon laquelle ce que Tacite critique dans ses écrits, ce n’est pas le principat en tant qu’institution, mais ce sont des mauvais princes considérés comme les ennemis de la liberté. Pour Tacite, la libertas, définie comme valeur fondamentale de 1’être humain, ne peut être protégée que par un prince idéal comme Nerva et plus tard comme Trajan qui, sous leur règne respectif, ont agi pour le bien de tous en limitant leurs passions personnelles.
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Cf. W. Jens1956, 331-352.
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3.2. La question de la libertas sénatoriale à travers l’exemple de Thraséa Au-delà de ce que nous venons de développer, une question peut pourtant se poser : si le sénateur romain est appelé à opter, dans une certaine mesure, pour l’obsequium, peut-on dire qu’il a hypothéqué sa libertas ? Au regard des Annales et des Histoires, l’application de l’obsequium ne signifie pas « ne pas se servir de sa liberté d’expression ». Tel d’ailleurs est 1’autre volet idéologique du message que cet historien entend nous livrer dans son discours. Pour Tacite, faire usage de sa parcelle de liberté sur toute question concernant 1’Etat, quand celle-ci se déroule à la Curie, est un devoir moral et politique de tout sénateur. S’y dérober, c’est faire preuve de démission. C’est justement ce type de comportement qu’il critique chez Thraséa Paetus dans les Annales XIV, 12,1. Le meurtre d’Agrippine par son propre fils a plongé le sénat romain et le peuple dans l’adulation la plus totale. Certains sénateurs ont même envisagé que le 6 novembre, date de sa naissance, soit mise au nombre des jours néfastes. Cependant « Thraséa Paetus, silentio uel breui adsensu priores adulationes transmitiere solitus, exiit tum sénatu, ac sibi causant periculi fecit, ceteris libertatis initium non praebuit. » Pouvons-nous considérer ce passage comme un blâme fait au stoïcien Thraséa par Tacite ? C’est la première impression qu’a tout lecteur. Pour mieux saisir la portée de ce passage, il convient de rappeler que deux types de héros animent l’écriture tacitéenne de l’Histoire : les héros positifs et les héros négatifs. Intéressons-nous uniquement aux héros positifs. Dans les récits tacitéens, ces héros sont censés être en perpétuelle quête des valeurs, celles-ci étant l’une des notions fondamentales qui caractérisent l’écriture tacitéenne de l’Histoire. D’une manière générale, ils sont obsédés par le sens de la justice et, de ce fait, ils sont très attachés à leur éthique. Leur rectitude morale leur interdit, par exemple, de se faire les complices d’aucune action contraire à leur éthique. Parmi ces héros, il y a Paetus Thraséa que Tacite nous présente sous deux faces. Politiquement, l’historien le présente comme un sécessionniste face aux tyrans et, philosophiquement comme un sage devant la mort. Cette double attitude est diversement interprétée par Tacite qui, dans le premier cas, le blâme alors que, comme nous le verrons plus loin, dans le second cas il le loue. Intéressons-nous au premier cas.
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Dans les Annales XIV, 12,1 et même XVI, 21-22595, Tacite critique ceux qui, comme Paetus Thraséa, s’opposent aux princes tyrans non pas en tant qu’individu, mais en sa qualité d’institution établie. Croyant certainement agir au nom de la libertas sénatoriale, il s’oppose ouvertement à Néron. Dans ce passage, Tacite ne cache pas sa réticence. Cette attitude s’explique par le fait que, d’une part, devant une affaire d’une très grande ampleur qui concerne l’Etat, Thraséa n’a pu se servir de sa libertas ; d’autre part, en sortant de la curie, il a, selon Tacite, fait preuve de rébellion : à en croire notre historien, en agissant ainsi, Thraséa s’est largement éloigné du cadre dans lequel la libertas sénatoriale peut s’exercer. De la sorte, ce geste ne pourrait servir ni d’exemplum, ni de documentum pour la classe sénatoriale. Le blâme voilé de Thraséa cache toute une leçon : celle-ci s’inscrit dans l’idéal même de l’historien, à savoir : sans pour autant être qualifié de lâche, sous les mauvais princes, dans certaines circonstances, il vaut mieux ne pas se faire remarquer si l’on sait que la conduite protestataire qu’on cherche à adopter n’apportera aucun changement et ne servira ni d’exemplum, ni de documentum à la postérité. Pour Tacite, donc, ne pas se faire remarquer est une qualité que tout sénateur devrait avoir596, mais, ajoute l’historien, cette attitude ne peut pas l’amener à oublier le plus important de tous ses devoirs : se mettre au service de l’Etat. Dans son jugement repris en Annales XVI, 21-22, outre ce silence méprisant, le fait, pour Thraséa, de refuser de prêter le serment habituel, de ne pas assister aux vœux annuels formulés pour l’empereur, mais aussi pour l’ensemble de l’Etat, de s’abstenir d’assister aux séances du sénat et surtout de préférer ouvertement ses affaires privées à celles de Rome597, relève de la pure « secessio » (Ann. XVI, 22,2) qui ne peut profiter à toute la collectivité et donc au peuple romain tout entier. L’on doit comprendre que les critiques négatives de Tacite à l’encontre de Thraséa598 semblent répondre à son 595
Nous reproduisons ici les explications d’A. Michel au cours d’une séance de son séminaire sur Tacite, explications que nous avons pu retrouver dans nos notes d’étudiant. 596 Cf., par exemple, les Ann. IV,44,1 concernant le sénateur Cn. Lentulus. 597 Cf. Grimal 1990,46. 598 Il conviendrait de noter que, dans le très célèbre passage des Annales XIV,48-49, quelques années plus tard, l’historien loue explicitement le comportement de Thraséa Paetus. Dans son plaidoyer dont R. Shaminga Bope a profondément étudié la signification politique, Thraséa, contre toute attente, réclame la clémence pour Antistius Sosianus598. (Sur ce procès, cf. Shaminga Bope Katal, R. (2016) : « Le procès du préteur Antistius Sosianus dans les Annales 14,48-49 : quelques considérations générales sur
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idéal politique. En effet, dans le fonctionnement de l’Etat romain tel qu’il le souhaitait, il est une chose que Tacite semble redouter : une sorte de crise de commandement qui prendrait les proportions d’un mal social et moral et qui bouleverserait le bon fonctionnement de l’Etat. Ainsi la seule possibilité pour l’éviter est l’application stricte par la classe sénatoriale d’obsequium. Cette notion, mieux ce type de comportement « suppose non seulement une acceptation du principat, mais aussi la conviction qu’il est possible d’atteindre une sorte d’équilibre sous ce régime. »599 C’est exactement l’attitude suivie par le sénateur Lepidus. 3.3. La libertas, une notion d’ordre moral : l’exemple de M. Lepidus Contraint d’adopter une attitude à l’égard de Tibère, dans les circonstances décrites dans les Annales IV, 20, il ne choisit ni l’adulatio, expression de la servilité, ni même l’opposition irréconciliable. Tacite nous apprend que Lepidus a réussi à se placer entre la soumission complaisante et l’obéissance honorable : « Unde dubitare cogor fato et sorte nascendi, ut cetera, ita principum inclinatio in hos, offensio in illos, an sit aliquid in nostris consiliis Néron et la lex de maiestate », RAEL 2, 87-96. Aussi, ID. (1997) : La justice de Néron d’après Tacite, Ville d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 20-26) A travers cette réclamation « Thraséa Paetus veut dénoncer l’hypocrisie de l’empereur qui prétend jouir seul de cette prérogative. Il lui conteste ce droit civil qu’il emploie à des fins personnelles et politiques.» Shaminga 1997,27 qui ajoute que « Néron espérait voir les sénateurs condamner le préteur Antistius Sosianus à mort (…) Thraséa décide de faire avorter son plan. « Il y parvient sans difficulté :les sénateurs commuent la sentence de mort contre Antistius Sosianus en exil. L’empereur est très déçu… ». Tacite a évidemment loué cet acte courageux. « En écrivant que ‘Libertas trhaseae seruitium aliorum rupit’ (Ann. 14,49), l’historien semble louer l’attitude de Thraséa Paetus, notamment son esprit d’indépendance. Il le souligne par le contraste entre la libertas de Thraséa Paetus et le seruitium des autres sénateurs. » (Shaminga 1997,27-28). Bref, en intervenant efficacement dans l’affaire d’Antistius accusé de maiestas, Thraséa a sans doute fait usage de sa libertas (Ici, la libertas, en tant qu’indépendance individuelle ou rejet de toutes les formes d’asservissement, s’oppose à la servitude volontaire (seruitum) dont l’adulatio est l’expression. Cf. Jens 1956, 331-352 ; Michel 1962, 156, note 2), telle que la conçoit Tacite. L’allusion à la libertas sénatoriale dont les Annales font écho à plusieurs reprises peut être considérée comme une figure de pensée utilisée par cet historien justement pour appeler les princes à tolérer, comme l’a fait Trajan ou Nerva, une certaine liberté de parole indispensable au sénat de s’exprimer de façon crédible sur les sujets qui lui sont soumis. Ce n’est que de cette manière que ce corps de 1’Etat peut éviter de tomber dans 1’adulation. 599 Devilllers 1994,334.
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liceatque inter abruptam contumaciam et deforme obsequium pergere iter ambitione ac periculis, uacuum. » Ce passage est révélateur. L’appréciation est d’A. Michel qui estime que son contenu nous éclaire sur 1’idéal de comportement que Tacite souhaiterait voir émerger chez les sénateurs romains dans l’exercice de leur fonction. En tout cas, l’exemple de Marcus Lepidus « est un encouragement à agir conformément à l’honneur dans un régime politique où le mérite ne semble pas devoir être récompensé, et il plaide aussi contre ‘l’argument paresseux’ des philosophes qui prétendent que les hommes n’ayant pas les événements en leur pouvoir, toute action volontaire est inutile »600. L’exemple de Lepidus soutient donc l’idée de Tacite qui pense que la meilleure façon pour un sénateur de servir l’Etat est de rechercher ce qu’O. Devillers appelle le moyen terme entre 1’adulation et la rébellion. À travers 1’attitude de Lepidus, la morale de Tacite est très précise : « l’homme de bien ne doit ni se souiller par une adulation qui 1’avilit ou d’user son énergie dans une stérile opposition aux princes. Cet idéal débouche sur la notion d’obsequium : il faut obéir afin de servir avec efficacité sinon un maître dépourvu de mérites, du moins l’Etat, à la grandeur et à la pérennité duquel il incombe se sacrifier les questions de personnes. » L’une des valeurs essentielles pour un homme au service de l’Etat, l’obsequium qui, peut ici être traduit comme « l’abnégation ou la capacité à servir l’Etat ou la patrie. »601 Comme nous venons de le voir, si chez Tacite la notion de la libertas introduit celle de la responsabilité humaine, une responsabilité purement individuelle, elle est aussi une question d’ordre moral. C’est pour cette raison que, dans ses jugements, il prend en considération non seulement les actes, mais aussi les intentions des personnages mêlés à telle ou telle situation. Il développera cette idée dans les Annales IV, 20, 2. L’attitude observée par Lepidus constitue en ellemême toute une leçon : sous les mauvais princes, le destin des citoyens romains était inévitablement de souffrir et de se déshonorer. L’attitude de Lepidus à l’égard de la tyrannie de Tibère prouve que le fatum fixe à toute personne sage et courageuse la possibilité de survivre sans se déshonorer et surtout sans se rendre complice des méchants : « hunc ego Lepidum temporibus illis grauem et sapientem uirum fuisse comperior ; nom pleraque ab saeuis adulationïbus 600 601
Aubrion 1985,110. Galtier 2011,210.
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aliorum in melius flexit. » L’admiration de Tacite pour Lepidus se justifie par le fait que cet homme, d’une part, a su mettre en évidence sa personnalité morale et, d’autre part, contre toute attente, conserver sa dignité sans encourir la disgrâce de Tibère. Ainsi, par son exemple, Tacite soutient l’idée selon laquelle notre liberté peut bien s’adapter à des circonstances si fâcheuses. Elle fixe à tout homme sage602 et courageux cette règle d’action : « essayer de survivre sans se déshonorer, sans se rendre complice des méchants. Si l’on n’y parvenait pas, il vaudrait mieux accepter de périr, car toute mort, encourue pour se libérer du vice et du déshonneur, était manifestement voulue par les Dieux. »603 C’est la règle suivie par Cocceius Nerva (Ann., VI, 26), Arruntius (VI, 48), Pison (XV, 59), Sénèque (XV, 63) et même par L. Antistius (XVI, 10 sqq.). 3.4. La libertas chez Tacite : une necessitas sociale ? Sous un autre angle, Tacite considère la libertas comme un « projet de société » que tout homme, en tant qu’individu et communauté, veut réaliser à n’importe quel prix. En d’autres termes, pour Tacite, la libertas est une necessitas. Ce terme pose un problème à la fois philosophique et métaphysique. Dans son De Inventione II, 170 consacré à l’analyse de la notion du nécessaire, Cicéron soutient l’idée selon laquelle certaines causes, si elles ont un effet nécessaire, ont pourtant une portée limitée. Chez Tacite, la necessitas se définit comme la part d’inévitable avec laquelle chacun vit, et doit compter et composer les exigences auxquelles on a à faire face sans pour autant être déterminées, ne serait-ce que parce qu’elles n’incluent ni les délais ni les modalités. Cette notion se confond parfois avec celle des forces déterminantes auxquelles le monde et l’homme en particulier se trouvent parfois livrés. Dans certaines circonstances, necessitas pose une question qui demeure encore au cœur de l’interrogation historicophilosophique, c’est celle liée à la libertas humaine. Le terme libertas constitue à lui seul un motif valable et déterminant pour qu’un individu engage une action de grande envergure aux conséquences incertaines pour l’évolution de l’histoire. C’est dans ce contexte qu’il 602
Lorsque Tacite qualifie Lepidus grauis et sapiens uir, l'historien voulait peut-être dire que seul le «sage» est libre. Et sa liberté se réalise en accomplissant le destin. En effet, cette libertas du sage doit être perçue comme une évidence de l'ordre de l'idéal moral : on ne la prouve pas, mais on la vit ou on essaye de la vivre en dominant ses craintes et ses désirs. 603 Cf. Michel 1962, 165.
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faut bien comprendre les premiers mots que Tacite, dans l’Agricola 30, 1, a mis dans la bouche de Calgacus. Ce chef breton a lutté d’une manière irréductible contre la conquête romaine (symbolisée par Agrícola) qui voudrait étendre la région contrôlée par le pouvoir romain. Son discours, prononcé à la veille d’une rencontre décisive, est une exhortation faite à ses soldats à résister farouchement contre l’invasion romaine. Mieux, c’est un pamphlet contre l’impérialisme romain : « Quotiens causas belli et necessitatem nostram intueor, magnus mihi animus est hodiernum diem consensumque uestrum initiurn libertatis toti Britanniae fore. » La suite du texte souligne cet état d’esprit ou encore cette détermination qui anime le peuple breton à se libérer du joug romain. Mais il doit faire un choix : se battre pour se libérer ou renoncer au combat et continuer à vivre dans la servitude. En réalité, opérer un choix délibéré pour vivre sa liberté est une démarche qui place l’homme dans des conditions psychologiques dramatiques. Dans certaines situations régies par les dieux ou par le fatum, le pouvoir de choisir rend l’homme hésitant et angoissé. L’exemple de Vespasien rapporté dans les Histoires II, 74, 2 le démontre bien. Ce Flavien est l’un des empereurs romains qui a beaucoup bénéficié de la faveur defatum. Mais, quand il a fallu prendre une décision dont dépendra la suite de l’histoire, il a hésité : « Sed in tanta mole belli plerumque cunctatio; et Vespasianus modo in spem erectus, aliquando aduersa reputabat, » écrit Tacite. D’où cette question : comment pouvons-nous alors interpréter cet état psychologique d’hésitation ? Est-ce une expression d’une angoisse dissimulée de Vespasien ? À notre avis, cette attitude n’est pas l’expression de son incertitude, et encore moins de la crainte d’un danger à venir. Nous pensons qu’elle est la parfaite traduction du drame psychologique vécu quotidiennement par les personnages tacitéens quand il s’agit, soit de choisir pour leur vie, soit d’accomplir une action engageant leur entière responsabilité devant les hommes, les dieux et l’histoire. Ici, Vespasien est conscient d’un fait : pour lui, le choix est un geste capital. Une fois cet acte accompli, il sait qu’il ne pourra plus reculer, au risque de compromettre la causalité, mais il sera volontairement livré à l’enchaînement logique des causes.
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4. Le principat et le suicide dans l’écriture tacitéenne La notion du suicide, hormis sa dimension philosophique, re-pose la question de la libertas sous le principat. Lors de la préparation de notre thèse de doctorat, nous avons longuement échangé avec notre Maître au sujet de nombreux cas de suicide repris dans les Annales et dont les récits transforment l’œuvre de Tacite604 en un drame reprenant l’émotion quotidienne et retraçant les malheurs romains sous l’Empire. À travers ce drame, tout en stigmatisant le principat, ce régime fondé par Auguste, tant comme symbole de terreur et de tyrannie que comme un régime de violence bafouant les libertés des personnes, Tacite présente le suicide comme une école de grandeur d’âme où la sensibilité ne doit être émue que pour ouvrir le cœur du lecteur aux leçons de la virtus. Victimes de la tyrannie des princes, les héros tacitéens sont pour la plupart des gens honnêtes que la fortuna, en tant que malchance, ou l’imprudence ont placés dans une situation délicate, mais dont les mérites et la probité triompheront de tous les obstacles. D’autres, les bourreaux, pour ainsi reprendre l’idée de Michel Lioure605, égarés par la passion ou l’ambition, mais touchés par l’exemple de leurs victimes, céderont à la spontanéité de leur cœur et retrouveront le droit chemin de la vertu. Les pervers, c’est-à-dire les tyrans, que la bassesse ou la méchanceté rend insensibles aux attraits de la vie vertueuse, sombreront dans le ridicule ou l’ignominie. Telle est la grande leçon, morale et philosophique, que nous donne Tacite à travers tous les cas rapportés. À ce propos, il y a lieu de noter que, même si Tacite a repris plus d’une centaine de cas dans ses écrits606, le suicide n’était pas vraiment l’apanage des Romains607. Ces derniers, à en croire Pline le Jeune dans sa Lettre 1,12, ont toujours éprouvé une nette répugnance à son égard. Le seul acte qui ait justement justifié pour les Romains une mort volontaire est la devotio, c’est-à-dire le sacrifice de sa vie pour la communauté608. Mais, comment expliquer cette multiplicité de cas de suicides dans les Annales ? La réponse à cette question devrait nous conduire à cerner ce qu’il conviendrait d’appeler la conception tacitéenne du suicide, mieux de la mort volontaire. Tacite fait 604
Cf. aussi Kany 1970, Grisé 1982. Lioure, M. (1973) : Le drame de Diderot à Ienesco, Paris, 41. 606 Dans les Annales, plus de 34 cas de suicide ont été répertoriés sous Tibère, 10 cas sous Claude, plus d’une trentaine sous Néron. Dans les Histoires, plus de 8 cas sont signalés. 607 Sur ce point précis, cf. Meslin 1985,235. 608 Meslin 1985,235. 605
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intervenir le suicide dans sa double dimension, politique et surtout philosophique. Du point de vue politique, les cas de suicide répertoriés dans l’écriture tacitéenne de l’histoire participent au renforcement du tableau déjà sombre des règnes des Julio-Claudiens caractérisés par la tyrannie et la cruauté. Sous Tibère, par exemple, « la solidarité de la condition humaine avait été rompue par la violence de la terreur, et, plus la cruauté progressait, plus la pitié était tenue à l’écart. »609 Une telle situation provoque chez le peuple romain ce que Tacite appelle le taedium uitae610. Ce dégoût constituait une raison légitime de mettre fin à sa vie611. En clair, dans la Rome « déchirée par les séditions ou écrasée par le despotisme, souffrant de la dissolution des liens sociaux et familiaux, de la perversion de toutes les valeurs »612, le suicide est présenté comme l’une des conséquences politiques de mauvais princes613. Ceux-ci n’hésitaient pas à organiser des meurtres614, mieux à bafouer la dignitas humana615. La perte de celle-ci a conduit certaines personnes à se donner la mort. Sur ce plan, le suicide apparaît comme un moyen de protester contre la tyrannie et de se soustraire à une situation jugée insupportable par l’individu. Du point de vue philosophique, lorsqu’on analyse ces cas de suicide, on a l’impression que la plupart des victimes ne recherchaient pas la mort volontaire ou forcée pour elle-même, mais pour la délivrance qu’elle procure dans la mesure où, c’est l’impression qui se dégage des récits tacitéens, la plupart des suicidés savaient qu’ils étaient menacés de quelque chose de pire que la mort616. Ainsi, pour échapper à ce trépas, tous, stoïquement, choisissent la mort volontaire. Philosophiquement, dans la pensée de Tacite, le suicide va de pair avec l’attachement du Romain à sa libertas. Pour les stoïciens, la 609
Tacite, Ann.6,19,1 : « Interciderat sortis humanae commercium ui metus, quantumque saeuitia glisceret, miseratio arcebatur. » 610 Pour cette notion, cf. Mambwini 1998. 611 Cf. Hirsel, K. (1908) : « Das taedium uitae war eine Zeitkrankheit geworden », Archiv für Religionwissenschaft 11, 453. Ce chercheur attribue au “dégoût de la vie” la vague de suicides du début du principat. 612 Cf. Tacite, Ann.IV,32-33. 613 Cf. Kany 1970. 614 Tacite constate, avec amertume, que la plupart des princes commencent leur carrière par un assassinat politique. 615 Cette valeur fondamentale de l'être humain est seule reconnue par un "prince idéal" comme Nerva et plus tard en Trajan : tout au long de leur règne, ils ont agi pour le bien de tous en limitant leurs passions personnelles. 616 Cf. Aurbion 1985,309.
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libertas est l’une des vertus suprêmes du sage : nous sommes de condition mortelle et n’y pouvons rien, mais si d’aventure un tyran veut nous inspirer sa loi, il est de notre pouvoir d’échapper au déshonneur en choisissant l’instant et les moyens d’une mort libre. Cette façon de concevoir la liberté figure dans la ligne idéologique du stoïcisme. Doctrine de liberté, le stoïcisme prône la possibilité de la mort libre et fit du suicide de l’homme heureux la réalisation supérieure du règne de la raison617. Comme le note Burgeon618, c’est probablement pour cette raison que les historiens et les auteurs latins ont, le plus souvent, évoqué avec respect les figures des suicidés, légendaires ou historiques, qu’ils ont abordées dans leurs écrits. La plupart du temps, ils les ont exaltées en leur donnant la valeur d’exemples. Ce souci d’exemplarité, note Grisé619, les pousse à ne retenir ou à n’élaborer que des cas de suicide qui se confondent avec les types justifiés ou conseillés par la conception stoïcienne, à savoir le suicide-refuge et le suicide-devoir. Les stoïciens considéraient en effet qu’appliqué dans certaines conditions, le suicide était l’acte ultime de liberté individuelle ou collective. Philosophiquement donc, à propos du suicide, Tacite s’attache au stoïcisme. Cet attachement à la philosophie stoïcienne, signale Burgeon 2017,7 est particulièrement perceptible lorsque celui-ci établit implicitement des liens entre uirtus et libertas au moment de la mort. Malgré les obstacles qui se dressaient devant les citoyens soucieux de mener une existence vertueuse, aucune figure autoritaire ne pouvait empêcher ceux-ci de se donner la mort en accord avec une nouvelle forme tacitéenne de uirtus intérieure. Face à l’absence de liberté individuelle de son vivant, la libertas dans la mort exigeait un degré élevé de uirtus qui allait permettre d’exercer une ultime fois sa liberté, conclue-t-il. C’est pour cette raison que, dans la plupart des récits, le motif qui revient constamment est la prévention d’une condamnation. Ainsi, parmi les modes de suicide employés, trois reviennent fréquemment : boire du poison, se percer avec l’épée ou le poignard620 et surtout s’ouvrir les veines621. La leçon qui se dégage d’une analyse minutieuse de tous les cas des suicides repris dans les écrits tacitéens est que, chez Tacite, la mort volontaire est l’expression de la libertas. 617
Cf. Grisé 1982, 184. Cf. Burgeon 2017,7, 619 Cf. Grisé 1982,225. 620 Tacite a repris 25 cas. 621 On compte 24 cas dans l’ensemble des Annales. Cf. aussi Grisé 1982 ; 101sq. 618
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On comprend pourquoi Tacite qui ne cache pas ses sentiments d’humanitas doublée de misericordia622 nous présente ses personnages bravant la mort avec héroïsme. La plupart d’entre eux considèrent la mort volontaire comme une necessitas qui s’impose à toute personne qui désire se libérer de la servitude ou plutôt de la tyrannie impériale. C’est pour cette raison d’ailleurs que la plupart des suicidés acceptent leur mort avec courage, avec constantia : une manière de dire que la véritable liberté ne s’accomplit pleinement que dans le suicide, c’est-à-dire dans la mort volontaire. C’est l’attitude observée par Libon (Ann. II, 31,2) ou par Silius dans les Annales IV, 19,4 : accusé d’avoir par connivence longtemps dissimulé la guerre de Sacrovir, d’avoir eu sa femme pour associée, l’historien nous apprend que Silius s’est suicidé par honneur à sa personnalité623. Il en est de même pour Plautius Silvanus en Annales IV, 22,1 : accusé « incerta causis », il se donna la mort en s’ouvrant les veines. Autre cas : Caecilius Cornutus, victime de la tyrannie de Tibère, « qui, taedio curarum et quia perculum pro exitio habebatur, mortem in se festinauit »624, conscient qu'il n'échappera pas à la condamnation, l'historien Crémetius Cordus, à qui Tacite attribuera un long discours, « egressus dein senatu, uitamabstinentia finiuit.»625 Cocceius Nerva se serait suicidé pour préserver sa dignité et surtout sa liberté626. C’est dans ce sens aussi qu’il faut comprendre l’acte suicidaire accompli par L, Arruntius. Le récit laconique de cette mort volontaire, mais significative est repris dans les Annales VI, 48,3 en ces termes : « Prospectare iam se acrius seruitium eoque fugere simul acta et instantia. Haec uatis in modum dictitans, uenas resoluit. »627 622
Cf. Aubrion 1989. Ces sentiments ont accru son pessimisme et l’ont conduit à construire dans ses récits des tableaux extrêmement riches dans lesquels on peut entrevoir l’absolutisme du principat et surtout la souffrance des gens. Sur ce dernier point, cf. d’Elia, S. (1979) : « L’evolutione della storiografia tacitiana », RAAM, LIV, 2763. 623 Tacite, Ann. IV, 19,4 : « imminentem damnationem uoluntario fine praeuertit .» 624 Tacite, Ann. IV, 28,2. 625 Tacite, Ann. IV, 35,4. 626 Tacite, Ann. VI, 26 : « Ferebant gnari cogitationum eius, quanto mala rei publicae uiserat, ira et metu, dum integer, dum intemptatus honestum finem uoluisse. » (Les confidents de ces pensées rapportaient que, comme il voyait de plus près les maux de l’Etat, la colère et la crainte l’avaient poussé, tant qu’il restait intact et hors d’atteinte, à vouloir une fin honorable. 627 « Il apercevait déjà un plus dur esclavage et voulait fuir à la fois le passé et un avenir menaçant. A ces mots, prononcés d’un accent prophétique, il s’ouvrit les veines. »
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Après l’échec du complot de Séjan suivi de son exécution et l’émergence de Macron, l’un des lieutenants de Tibère, Rome vivait au rythme d’accusation dont la plupart se terminaient par des suicides. Tacite exprimera cet aspect des choses par cette proposition participe : « At Romae, caede continua. » (Ann.VI, 29,1) qui annonce en même temps le développement des Annales VI. 30 et surtout 38-40. De tous les accusés, l’un se comporta comme un sage stoïcien. C’est L. Arruntius. À ses amis qui lui conseillaient la temporisation et le délai (cunctationemet moras suadentibus amicis) dans l’espoir d’obtenir la grâce du prince, comme ce fut le cas pour d’autres, ou de mieux préparer sa défense, il préféra sauvegarder sa dignité et sa liberté (non eadem omnibus decora respondit). Pour donner plus de poids aux déclarations d’Arruntius, déclarations qui, à bien des égards, s’inspirent plus de la doctrine stoïcienne, Tacite reprendra ses paroles au style indirect en ces tenues : « ... sibi satis aetatis, neque aliud paenitendum quam quod inter ludibria et pericula anxiam senectam tolerauisset, diu Seiano, nunc Macroni, semper alicui potentiam inuisus, non culpa, sed ut flagitiorum impatiens. »628 Comme l’a écrit Tacite, L. Arruntius pouvait bien survivre aux derniers jours du prince proche de l’agonie, cependant, il préféra se donner la mort en s’ouvrant les veines, comme le feront plus tard Sénèque, Thraséa et tant d’autres, non pas pour des motifs ordinairement évoqués629, mais parce qu’il refuse l’esclavage passé (sous Tibère) et à venir, son successeur Caligula. Bref, il l’a fait parce qu’il voulait demeurer libre. Pour terminer ce récit, Tacite ajoute : « Documento sequentia erunt 628
« Il avait, lui, assez vécu, et son seul regret était d’avoir, au milieu des railleries et des périls, supporté une vieillesse tourmentée, odieux longtemps à Séjan, maintenant à Macron, toujours à l’un des puissants, sans avoir commis des fautes, mais par son intolérance des ignominies. » 629 Dans les Annales VI,29,1, Tacite justifie l’empressement des Romains à se donner la mort en ces termes : «Nam promptas eius modi mortes metus carnificis faciebat, et quia damnati publicatis bonis sepultura prohibebantur, eorum qui de se statuebant humabantur corpora, manebant testamenta, pretium festinandi.» (Cet empressement à se donner la mort avait pour cause la crainte du bourreau et, comme les concernés étaient privés de sépulture et leurs biens confisqués, alors que ceux qui disposaient d’euxmêmes avaient leurs corps inhumés et leurs testaments respectés, il valait la peine de se hâter. Comme l’a noté Meslin 1985, 239, au cours du Ier siècle de notre ère, le suicide est juridiquement assimilé à une mort naturelle : l’action judiciaire est stoppée, les biens sont conservés aux héritiers. Sur ce plan, on peut dire que, pour des motifs juridiques, sous les Julio-Claudiens, le suicide était toléré à un homme libre et non à un esclave, considéré comme une simple res.
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bene Arruntium morte usum. »630 Cette remarque personnelle de l’historien est un signe qu’il approuve le geste d’Arruntius et est fier de son héros. 4.1. Le suicide dans les Annales : expression de la libertas individuelle Chez Tacite donc, la mort volontaire apparaît comme l’expression de la quête de la libertas631. Elle témoigne d’une recherche de l’idéal difficile à atteindre dans un monde dirigé par les tyrans. Nous trouvons dans ses écrits des traces de la philosophie stoïcienne632 ou plutôt cicéronienne sur le suicide. Dans son De Re publica, Cicéron insiste sur la valeur morale du suicide dicté par le sens du devoir, la noblesse et les dignités humaines et la liberté de conscience. Certes, 630
« La suite prouvera qu’Arruntius fit bien de mourir. » Pour mieux cerner la portée politique et philosophique de ce passage, cf. Syme, 356. En effet, il résume la cruauté du règne de Caligula dont le fondement idéologique était celui d’un despotisme de type oriental. 631 Dans un de ses articles, (même si l’idée est présentée de manière interrogative), Burgeon 2017,7 estime que le suicide est une forme de uirtus tacitéenne. Selon lui, « c’est principalement depuis le suicide de Caton d’Utique en 46 avant J.-C. que la tradition suicidaire héroïque s’est établie dans la conscience collective romaine. C’est en effet le cas paradigmatique de Caton qui a rendu le suicide estimé et estimable en cas d’absence de libertas. » Dans les Annales, plusieurs figures célèbres « ont incarné des exempla moraux dans leur manière de faire face à la mort sans se soumettre aux dictats du pouvoir autoritaire des Julio-Claudiens antagoniste aux valeurs traditionnelles romaines (…). Historiens et auteurs latins ont, le plus souvent, évoqué avec respect les figures des suicidés, légendaires ou historiques, qu’ils ont abordées dans leurs écrits. La plupart du temps, ils les ont exaltées en leur donnant la valeur d’exemples. Ce souci d’exemplarité les pousse à ne retenir ou à n’élaborer que des cas de suicide qui se confondent avec les types justifiés ou conseillés par la conception stoïcienne, à savoir : le suicide-refuge et le suicide-devoir.» Les stoïciens considéraient en effet qu’appliqué dans certaines conditions, le suicide était l’acte ultime de liberté individuelle ou collective (…) ». Ainsi, « l’attachement de Tacite à la philosophie stoïcienne est particulièrement perceptible lorsque celui-ci établit des liens entre uirtus et libertas au moment de la mort. Malgré les obstacles qui se dressaient devant les citoyens soucieux de mener une existence vertueuse, aucune figure autoritaire ne pouvait empêcher ceux-ci de se donner la mort en accord avec une nouvelle forme tacitéenne de uirtus intérieure. Face à l’absence de liberté individuelle de son vivant, la libertas dans la mort exigeait un degré élevé de uirtus qui allait permettre d’exercer une ultime fois sa liberté. » 632 Grisé 1982,202 note que « pour les stoïciens, le suicide se manifeste tout particulièrement au moment où l’homme prend la décision de mourir parce que, d’une part, par cette décision, il adhère spontanément à la nécessité du destin universel et, d’autre part, par cette adhésion murement réfléchie, il échappe aux contraintes extérieures qui n’ont pas d’emprise sur lui. »
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Tacite n’encourage pas le suicide. Mais, quand celui-ci doit être considéré comme une nécessité ou une sortie raisonnable pour toute personne qui tient à sa dignité ou à qui convient bien le qualificatif de sage, il l’approuve. C’est à travers l’attitude des suicides, que l’historien fonde sa "philosophie de ta mort volontaire". Comment la cerner ? Le seul moyen qui s’offre à nous c’est essayer d’analyser les suicides les plus célèbres contenus dans son œuvre dont celui de L. Antistius633, Thraséa et de Sénèque, Pour Tacite, hormis la libertas, rien de ce qui relève de la vie particulière de chaque individu n’a d’importance. En rapportant la fin de grands personnages et celle des empereurs avec les mêmes termes, Tacite veut nous donner cette leçon d’une importance capitale : nous sommes tous des condamnés à mort quelles que soient les classes sociales et les circonstances particulières qui amèneront chacun de nous jusqu’à cet ultime destin. Puisque l’homme est voué à la mort, il n’existe pas de valeur transcendantale qui puisse donner un sens à sa vie si ce n’est la libertas. C’est pourquoi, par exemple dans l’Agricola 30 sq, Calgacus et les siens étaient décidés de se battre même au prix de leur vie, car, en fait, pour eux, leur libertas est une necessitas. Les récits tacitéens nous montrent que mourir dans la dignité - dignitas - est une obsession philosophique des personnages tacitéens. Dans un monde où les princes agissent par passion. Tacite remarque qu’il existe des gens courageux qui ne se laissent pas ébranler par la fortune. Bien que l’historien conçoive très mal que l’exercice de la liberté personnelle pousse l’homme à arrêter volontairement sa vie, sa propre existence, à rompre librement et à l’heure de son choix tous les liens qui le rattachent à la société, Tacite approuve ce qu’il appelle la honesta mors634, c’est-à-dire cette mort volontaire considérée comme la fin logique et raisonnable d’une libre existence. Accepter de tenir son existence du bon vouloir du tyran, ce 633
Les AnnalesXVI, 10-11 racontent comment L. Antistius Vetus fut accusé et mis à mort. A sa fille qui lui conseille de faire de l'empereur Néron son héritier pour ainsi éviter la confiscation de tous ses biens, il refuse. Pourquoi ? "Quod aspernatus, ne uitam, proximelibertatemactam (pour ne pas flétrir par une fin servile menée avec le plus d’indépendance possible), rapporte l'historien au chapitre 11,1. Comme l'a si bien commenté M. Ducos, on retrouve dans cette phrase le souci constant de l’individu d'assurer sa liberté même dans des moments difficiles. 634 Pour Tacite, la belle mort est celle qui sert d’exemple pour les générations à venir ( Hist. II,18 ; 47 ; IV,60 ; Ann. IV,50 ; XV,37, 59, 63). La notion de la belle mort est exprimée par les adjectifs suivants : honesta (Hist. I,72 ; Ann. I,70 ; VI,32 ; XII,51 ; XVI,16), egregia (Hist. II,49 ; Ann.VI,1), pulchra (Hist. II,50), decora (Hist. III,66 ; XI,37 ; XV,63).
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serait un déshonneur, une humiliation suprême que des personnes comme Thraséa, Sénèque, L. Antistius Vêtus etc., ont refusé de subir. Ainsi, pour mieux cerner la signification philosophique de leur geste et du même coup préciser la pensée de Tacite sur cette question, nous allons essayer d’analyser les récits qui en parlent. 4.1.1. Le suicide de Sénèque Au mois d’avril 65 ap. J.-C, une dénonciation révéla l’existence d’une conspiration contre la vie de Néron. À sa tête se trouvait C. Calpurnius Piso635. Les conjurés seront par la suite arrêtés, torturés puis tués. Pison, pour avoir su à l’avance le sort qui lui est réservé, « obiit abruptitbrachiorum uenis. »636 Sénèque n’a peut-être pas participé au complot, mais il en avait probablement connu l’existence. Poursuivi par Néron, son ancien élève, il dut s’ouvrir les veines637 avant de boire du poison pour ainsi précipiter la mort638 et se faire asphyxier par la vapeur639. Ce qui nous intéresse dans ce récit, c’est la manière dont Tacite décrit les derniers moments du philosophe. « Seneca, quoniam senile corpus et parco uictu tenuatum lenta effugia sanguini praebebat, crurum quoque et poplitum uenas abrumpit ; saeuisque cruciatibus defessus, ne dolore suo animum uxoris infringeret atque ipse uisendo eius tormenta ad impatientiam delaberetur, suadet in aliud cubiculum abscedere », écrit-il en Annales XV, 63,3640. La suite du texte est éloquente : comme le sang 635
Pour cette conjuration, cf. Devillers, O. (1999) : « Le récit de la conjuration de Pison dans les Annales de Tacite (XV,48-47) : quelques aspects », in : Croisille, J.-M., Martin, R. et Perrin, Y. (éd.), (1999) : Neronia V. Néron ; histoire et légende, Bruxelles, Coll. Latomus, 45-65. 636 Tacite, Ann. XV,59,3 : « Celui-ci mourut, après s’être coupé les veines des bras. » Sur le suicide de Sénèque, cf. Tadic-Gilloteaux, N. (1963) : « Sénèque. face au suicide », AC, 32, 2, 541-555 ; Croisille, J.-M. (1995) : «Sénèque et Néron », VL, 10,2-12. Aussi Burgeon, 2017, 8-9. Pour lui (Burgeon 2017,8), «la mort de Sénèque constituait le stéréotype de l’union vertueuse de la uirtus et de la libertas telle que la définissait Tacite. À une époque où il était d’usage de flatter sans retenue l’ego de l’empereur si l’on voulait rester en vie, l’homme de Cordoue avait été l’une des rares personnes à ne pas succomber à l’adulatio. Il avait, entre autres, décrié le principat, qu’il définissait comme une monarchie absolue dans son De clementia. » 637 Tacite, Ann. XV, 63,1 : « uenas abrumpit. » 638 Tacite, Ann. XV, 63,3 : « orat prouisum pridem uenenum. » 639 Tacite, Ann. XV,64,4 : « et uapore eius exanimatus.» 640 Tacite, Ann. XV,63,3 : « Sénèque, dont le corps affaibli par les années et par l’abstinence laissait trop lentement échapper le sang, se fait aussi couper les veines des jambes et des jarrets. Bientôt, dompté par d’affreuses douleurs, il craignit que ses
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coulait péniblement et que la mort était lente à venir, il pria Statius Annaeus, l’un de ses amis, de lui apporter le poison dont il s’était pourvu depuis longtemps, ‘le même que l’on emploie à Athènes contre ceux qu’un jugement public a condamnés à mourir’. Enfin, il entra dans un bain chaud et répandit de l’eau sur les anciens esclaves qui l’entouraient, en déclarant qu’il offrait cette libation à Jupiter Libérateur641. Pour Chr. Bougeon642, « ces actes ainsi décrits offrent un exemple paradigmatique de uirtus comme acte de libertas ultime. » « Avec Caton643, qu’il considérait comme un sage et un héros national, et Marcia, ‘femme de cœur et de tête’ et dont le père Cremutius Cordus s’était donné la mort pour échapper à ses bourreaux, le suicide avait acquis, aux yeux de Sénèque, une valeur morale incontestable et faisait honneur à la victime dont les mobiles étaient raisonnables644. Il incluait ainsi le suicide dans un idéal moral, mais cet acte devait toutefois être réservé au seul sage et dans certains cas seulement645, notamment lorsque l’on risquait de perdre la liberté, l’honneur ou la sagesse646. » Si l’on tient compte de la manière dont Tacite a décrit ce suicide, il y a lieu de dire Sénèque a donc appliqué tout ce qu’il a écrit dans sa lettre 70 dans laquelle il a fait ce qu’il convient d’appeler l’apologie de la liberté. Pour Sénèque, comme pour tout sage, lorsqu’il ne restait plus d’autre moyen de préserver sa Liberté, il valait mieux recourir au suicide. Pour lui, se suicider est le meilleur moyen de ne point céder une parcelle de sa liberté : l’homme, écrit-il dans sa Lettre 24,24, doit, par un suicide lucide, quitter une existence privée de signification. C’est le suicide qui délivre l’homme de toute servitude extérieure, ou intérieure, quand celle-ci met en péril l’homme et la dignité. Lorsque, dans sa Lettre 101,21, il écrit que la mort est à notre pouvoir (cum morsin nostra potestate sit), Sénèque voulait sans doute insister sur l’autonomie absolue et l’indépendance totale de la raison humaine qui peut seule décider de la mort en toute liberté. Lorsque nous observons toutes les précautions prises par Tacite pour présenter le suicide de ce souffrances n’abattissent le courage de sa femme, et que lui-même, en voyant les tourments qu’elle endurait, ne se laissât aller à quelque faiblesse ; il la pria de passer dans une chambre voisine. » 641 Tacite, Ann, XV,64,4. 642 Burgeon 2017,9. 643 Sénèque, De prouidentia, III, 14. 644 Sénèque, Ad Marc., XXII, 6 ; XXVI, 3 ; De uita beata, XX, 3 ; XX, 5,73. 645 Sénèque Ad Marciam, XX, 2-3. 646 Sénèque, Benef., I, 11 ; III, 23.
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philosophe, on s’aperçoit que cet historien approuve l’acte courageux qu’il a accompli. 4.1.2. Le suicide de Thraséa Le livre XVI des Annales se termine par le suicide de Thraséa accusé pour des motifs divers : sa mort en 66 n’est pas vraiment une conséquence directe de son activité littéraire, comme nous l’avons pensé pour Lucain. Certes, le thème de son Caton d’Utique était séditieux en lui-même et choisi délibérément comme tel par Thraséa ; mais l’agressivité de ce sénateur, qui, en particulier, en 59, avait refusé d’applaudir la performance de Néron aux Juvenalia, est la cause directe de sa condamnation. Ce qui nous intéresse en lui, c’est son état psychologique à l’approche de la mort que Tacite a repris aux chapitres 34-35 des Annales. Selon Tacite, le questeur qui était venu lui annoncer la sentence le trouva dans un état proche de l’allégresse (illic a quaestore repetitur, laetitia, propior) avant de se faire ouvrir les veines, comme ce fut le cas de Sénèque, et d’asperger la terre de son sang. Il est intéressant de noter qu’en face de la mort, Thraséa livre l’image d’un homme assumant son destin jusqu’au bout, d’un homme qui se montre paradoxalement heureux, et pour cause. Tacite veut tout simplement signifier que la proximité de la mort apporte au sage une libération : en effet, débarrassé des illusions fallacieuses de ce monde gouverné par les tyrans, Thraséa apparaît comme un homme libre, conscient auquel peut légitimement aller toute la sympathie du lecteur et même de Tacite, un homme qui a refusé que quiconque pleure sur son sort : « igitur, flentes queritantesque qui aderant, facessere propere Thraséa neu pericula sua miscere cum sorte damnati hortatur », écrit Tacite en Annales XVI, 34,2. Par ce refus, Thraséa tient à la valeur de sa vie en tant qu’il l’a vécue et qu’il a été seul à la vivre. Celle-ci, saisie dans sa totalité, a été heureuse – telle d’ailleurs est la vie des sages. Thraséa sait qu’il est heureux à cet instant puisqu’au terme de son itinéraire de la vie, il veut pleinement jouir de sa liberté, c’est-à-dire ne plus dépendre de l’empereur tyran. En termes clairs, à l’approche de la mort, Thraséa est heureux parce que cet homme, qui a toujours cherché à vivre dans une tranquillité et une liberté de tous les instants, est parvenu à chasser de lui ce qui pourrait le terrifier ou l’asservir. Ses derniers mots – « Libamus, inquit, Ioui Liberatori. Specta, iuuenis, – et omen quidem dii prohibeant ! – » (Ann. XVI, 35,1) – s’ouvrent sur l’idée d’une rupture irréversible avec un monde qu’il ne considère pas comme hostile. 248
La construction et surtout le choix des mots qui composent ce passage647 expriment avec force l’idée très chère à Tacite, à savoir : celle d’une équivalence absolue de la vie et du destin, équivalence totale entre les différentes actions possibles qu’on peut accomplir librement. L’on doit savoir que, lorsque Thraséa dit « Libamus (...) Ioui Liberatari », il souligne à la fois sa volonté de rendre impossible de continuer encore à vivre avec la tyrannie et d’aller jusqu’au bout de la logique. Par la conscience qu’il a de ce qu’il est et de sa condition, Thraséa triomphe de ce qui semble le diriger. Aussi formule-t-il un souhait paradoxal « et omen quidem dii prohibeant ! » Cette phrase, semblable à la dernière prière de Jésus peu avant son arrestation, ne doit pas être prise comme une exclamation logorrhéique. Le souhait émis par Thraséa doit en réalité être compris comme une acceptation de l’accomplissement du destin. La dernière phrase de son discours doit être perçue comme une revendication ou plutôt comme un enseignement d’un sage : en attendant la mort libératrice, il faut donner à sa vie sa légitimité absolue et irrécusable, lui conférer toute sa validité selon la philosophie stoïcienne. 4.1.3. Le suicide de Pétrone L’attitude de Thraséa face à la mort contraste avec celle adoptée par Pétrone, victime de la jalousie d’un rival (Tigellinus) et de la cruauté d’un tyran (Néron). Les derniers instants de sa vie sont racontés par Tacite avec un art raffiné648. Le texte des Annales, XVI, 19, 1-2649 montre que, face à la mort, Pétrone vivait un moment psychologique que Tacite traduit très souvent par l’expression "spes et 647
Nous résumons l’idée d’A. Michel 1962, 156 sq. Bertrand-Dagenbach 1992,601-605 a montré que l’auteur du Satyricon, condamné à mourir, s’est livré au jeu de la vie (ars uiuendi) et de la mort (ars moriendi). Sa mort, écrit-elle, « est centrée sur un ut libitum qui est l’essence même de la vie et autour de ce libitum s’articule l’alternance incisas-obligatas-aperire jusqu’à l’adverbe rursus (…) qui recommence le processus. A cette alternance s’ajoute celle des deux antithétiques encadrant le substantif incisas-uenas. » 649 Tacite, Ann. XVI,19,1-2 : orte illis diebus Campaniam petuerat Caesar, et, Cumas usque progressus, Petronius illic attinebatur ; nec tulit ultra timoris aut spei moras. Neque tamen praeceps uitam expulit , sed incisas uenas, ut lilibitum, obligatas, aperire rursum… » ( Le hasard fit que César s’était rendu pendant ces jours en Campanie et que Pétrone l’avait suivi jusqu’à Cumes, détenu dans cette villa, il ne supporta pas plus longtemps l’incertitude entre la crainte et l’espoir. Cependant il ne rejeta pas brusquement la vie : il se fit inciser, puis bander les veines, selon son caprice, puis les fit ouvrir à nouveau…) 648
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metus". Manque de fermeté ? En se faisant tour à tour ouvrir, refermer et rouvrir les veines, comme l’a aussi fait le consul Sex Vistilius (Ann. VI, 9,1-2), Pétrone semblait ne pas comprendre le sens profond de l’acte qu’il venait d’accomplir. Tel qu’il nous est raconté dans les Annales, son suicide pose le problème fondamental et grave d’un désir personnel de ne pas mourir volontairement avant d’avoir atteint l’échéance fixée normalement par la Fortuna. Cette alternance torturante de la peur et de l’espoir est le reflet de sa vie telle qu’il l’a vécue et Pétrone veut s’y accrocher : partagé entre l’otium et le negotium650, Pétrone n’était en apparence qu’un dilettante voulant goûter à toutes les jouissances - Carpe diem, dira Horace - et pourtant il s’était montré un bon proconsul en Bythinie, puis un bon consul suffect. Pour incarner la légèreté de sa vie, contrairement à Thraséa, Pétrone cherchait à écouter non pas des réflexions sur l’immortalité de l’âme et les maximes des sages, mais des poésies légères et des vers badins (comme dans son ouvrage651). Pour chasser la peur de la mort, il dort (somno induisît). Contrairement à Thraséa qui a donné un cours sur la philosophie de la vie, les propos de Pétrone n’avaient rien de rhétorique et rien de sérieux et ne visaient pas à gagner un renom de fermeté652. L’admiration de Tacite pour cet homme vient du fait que, conscient qu’il n’échappera pas aux caprices de la tyrannie du prince, Pétrone a, néanmoins, cherché à sauvegarder sa dignité : contrairement à Sex. Vistilius qui a adressé une supplique pour demander la grâce du prince (Tibère), Pétrone envoie aux responsables de sa mort (Néron et Tigellinus), sous l’apparence des codicilles flatteurs en usage à son époque, une description minutieuse de toutes leurs perversions. Par cet acte, Pétrone voulait montrer que, face à la tyrannie des princes, il ne faut pas se rabaisser, le mieux serait de leur faire prendre conscience de leur crime. Et même s’il ne 650
Cf. Leeman, C.A.D. (1978) : « Tacite sur Pétrone : mort et liberté », A.N.S.P. 3,8, 421-434. S’étant certainement inspirée de la biographie de cet écrivain (voir à ce titre, par ex. Rankin, H. D. (1965) : « On Tacitus’ Biography of Petronius », C & M 26, 233245), Bertrand-Dagenbach 1992,602 considère Pétrone comme un homo mixtus partagé entre l’otium et le negotium et caractérisé par une opposition continuelle entre ses uirtutes et leur contraire sur le plan moral, c’est-à-dire ses uitia de même qu’entre une inertia apparente et de réelles capacités politiques et administratives. » 651 Tacite, Ann. 16,19,2 : « audiebatque referentes nihil deimmortalitate animae et sapientium placitis, sed leuia carmina et faciles uersus. » 652 Tacite, Ann. 16,19,2 : « adloqui amicos, non per séria. Aut quibus gloriam constaitiae peteret.»
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le classe pas parmi les hommes vertueux, Tacite admire la force de son âme malheureusement corrompue par l’otium épicurien. Si Pétrone a su sauvegarder sa dignité, il apparaît clairement à la lumière de notre analyse qu’il ne connaissait pas la vraie signification du suicide. S’il avait su que c’était une expression philosophique de vivre sa liberté, même si cette mort était forcée –‘quamquam mors coacta’, dira Tacite (Ann, XVI, 19,2 (fin) – ou plutôt une façon de résister au despotisme, Pétrone ne se serait pas livré au dangereux jeu de la vie et de la mort. Il aurait au contraire renoncé à temps à l’alternance torturante de la peur et de l’espoir. 4.2. Le suicide chez Taite, expression de fuite ou de sublimation ? L’analyse de ces trois cas de suicide rapportés par Tacite nous conduit à cette conclusion : seul refuge suprême de la liberté face à la tyrannie des princes et à l’adulation des sénateurs, le suicide permet aux héros tacitéens d’atteindre la sublimation. Accepter de mourir est une expression philosophique de rattachement de tout un chacun à se libérer du vice, du déshonneur et de l’injustice. À travers l’exemple de Sénèque ou de Thraséa, Tacite voulait probablement nous donner cette leçon : la mort exprime l’absolu des sentiments et transforme la vie en destin. De la sorte, le dernier asile de la liberté est le respect de soimême. Considéré comme une action morale dans l’exercice d’une liberté qui constitue l’un des fondements essentiels de la personne humaine653, le suicide exprime bien chez les personnages tacitéens une quête du bonheur654 qu’ils ne pourraient atteindre qu’au moment où ils sentiront la plénitude de leur liberté. Lorsqu’on tient compte de ce que l’historien dit de ces trois personnages que nous venons d’étudier – Sénèque, Thraséa et Pétrone –, il y a lieu de dire que la conception tacitéenne du suicide prend sa source dans le stoïcisme. L’aspect le 653
Meslin 1985,242. Le bonheur, faut-il le rappeler, est une notion philosophique par la recherche individuelle des moyens pour se rendre heureux. La question du bonheur a été posée en termes clairs par le stoïcisme. Cette doctrine lie la recherche du bonheur à celle du souverain bien. Pour les stoïciens, une conduite morale est une necessitas à la recherche de la vérité, à la compréhension de l'ordre de l'univers. De ce fait, le bonheur est la résultante d'une pensée soumise à l’ordre permettant à l'homme de distinguer les choses qui ne dépendent pas de la nature humaine, et auxquelles il est sensé se soumettre, et celles qui, dépendant de lui, permettent d'établir une hiérarchie des uoluptates fondée sur une connaissance de l'indispensable, du nécessaire et du superflu. Le "bonheur" tacitéen est intimement lié à la recherche du vrai, celle du bien. 654
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plus connu de cette philosophie est la recherche de la liberté individuelle. Celle-ci peut être atteinte à travers une mort volontaire. Pour le stoïcisme, cette liberté est une valeur sacrée. C’est pour cette raison qu’elle conduit l’homme jusqu’au point subliminaire qu’on peut atteindre grâce au suicide et à travers celui-ci. On comprend pourquoi, dans l’écriture tacitéenne de l’histoire, certains personnages sont prêts à souffrir physiquement pour elle. Or le stoïcisme propose de surmonter les souffrances physiques avec fierté. Devant la contrainte des tyrans, il vaut mieux se donner la mort. Loin d’être l’expression de se soustraire de l’humiliation dont les tyrans veulent exposer les sages, le suicide de Thraséa, de Sénèque ainsi que celui de Pétrone apparaissent comme un moyen pour atteindre la sublimation, car, c’est à travers le suicide que l’homme tacitéen découvrira le bonheur. L’exemple de Thraséa, mais aussi celui de Sénèque signifient, chez Tacite, qu’accepter de mourir est une expression philosophique de l’attachement de tout un chacun à se libérer du vice, du déshonneur et de l’injustice. Autrement dit, l’exemple de Sénèque ou de Thraséa suppose que la mort exprime l’absolu des sentiments et transforme la vie en destin. C’est donc un moyen de se soustraire à une situation jugée insupportable par l’individu. La plupart des « suicidés » savaient qu’ils étaient menacés de quelque chose de pire que la mort655. Ainsi, pour échapper à ce trépas, tous, stoïquement, choisissent la mort volontaire. La dernière phrase de la méditation mélancolique de Tacite sur les victimes de la tyrannie résume en quelque sorte son attitude philosophique : « Neque aliam defensionem ab iis quibus ista noscentur exegerim quam ne oderim tarn segniter pereuntes. Ira ilia numinum in res Romanas fuit, quam non, ut in cladïbus exercituum out captiuitate urbium, semel edito, transire licet. Detur hoc inlustrium uirorum posteritati ut, quo modo exsequiis a promisca sepultura separantur, ita in traditione supremorum accipiant habeantque propriam memoriam, »656 écrit-il dans les Annales XVI, 655
Aubrion 1985,309. « Pour ma défense, je ne solliciterais de ceux qui prendront connaissance de ces faits que le droit de ne pas haïr des victimes aussi résignées. La colère des divinités qui s’exerçait ainsi contre les intérêts de Rome fut telle qu’on ne saurait, comme pour les désastres des armées ou l’occupation des villes, se limiter à une seule mention et passer outre. Accordons ce privilège à la réputation des hommes illustres que, si leurs funérailles les distinguent de la sépulture commune, ils puissent aussi dans le récit de 656
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16,2. Que pouvons-nous retenir de ce passage ? Deux choses. Primo, Tacite se présente comme un « dispensateur d’immortalité »657, secundo, là où d’autres verraient la faiblesse et l’échec, il découvre la grandeur d’âme et la parfaite liberté. Par cette attitude, il veut souligner ce qu’il convient d’appeler le double aspect de l’histoire : méditer sur le destin et montrer que le sage est capable de supporter les épreuves auxquelles le fatum place les hommes. Dans cet ordre d’idées, Tacite considère le suicide comme la forme suprême du refus dans le loyalisme, c’est-à-dire comme l’expression de la liberté, comme une nécessité imposée à tout individu qui aspire à la liberté ou encore comme « une sortie raisonnable permettant d’échapper au malheur »658. C’est exactement à cette conclusion qu’on arriverait si l’on analysait une trentaine de passages qui en parlent. Leur contenu démontre que Tacite a une certaine vision philosophique de la mort très proche du stoïcisme.
5. Tacite et le « discours sur les minorités sociales » Hormis la dimension idéologique qui nous permet de nous faire une idée sur la pensée politique de Tacite sur le principat, ses écrits historiographiques de Tacite comportent également une dimension sociologique qui, bien analysée, permet de cerner un certain nombre de questions sociales qui se sont posées sous la Rome impériale et qui ont préoccupé notre historien. Parmi ces questions figurent en bonne place les femmes, les esclaves, les affranchis, le peuple romain et les peuples conquis – barbari – dont on sait que les relations avec les Romains étaient jalonnées de nombreux conflits. Nous connaissons la position de Tacite vis-à-vis des femmes ; de nombreux travaux s’y sont intéressés659. Parce que « la narration tacitéenne n’offre donc pas leurs derniers moments recevoir et conserver un souvenir particulier. » 657 L’expression est d’A. Michel. Cf. Michel 1962,194. 658 L’expression est d’E. Aubrion. Cf. Aubrion 1985,313. 659 C’est notamment le cas de Salvatore 1954 ; Randour 1945, Cogitore 1991, Marshall 1984-1986 ; Devillers 1994, 358-359 et surtout Gilmartin Wallace, K. (1991) : « Women in Tacitus 1903-1986 », ANRW II, 33,5, 3556-3574 qui a fait un état de la recherche sur l’attitude de Tacite à l’égard des femmes. Nous trouvons un résumé intéressant sur l’attitude de la femme chez Tacite dans l’article de Boëls-Janssen, N. (2015) : « L’image de la femme dans les Lettres de Pline à la lumière de son environnement littéraire », Devillers, O. (dir.) (2015) : Autour de Pline le Jeune. En hommage à Necole Méthy, Bordeaux, 106-107. « Les femmes, écrit-elle, jouent un rôle beaucoup plus important dans les Annales de Tacite. Il dessine les portraits et détaille les intrigues de plusieurs princesses » par rapport au pouvoir. Dans les Annales, le défaut majeur des femmes
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une base suffisamment fiable pour évaluer le sentiment de Tacite sur le peuple, » 660 nous n’évoqueorns pas cette question. Nous allons nous concentrer sur les esclaves, les affranchis et les peuples conquis661. 5.1. Tacite et les esclaves Même s’il ne s’est pas profondément livré à une réflexion philosophique sur l’esclavage, en tant que phénomène social et humain, comme l’a fait, par exemple, Sénèque, Tacite a su développer un discours assez original sur cette catégorie sociale662. Ce discours se développer autour d’une notion qui, selon l’expression d’O. Devillers663, constitue une « préoccupation constante » à travers ses écrits, à savoir : la libertas, notion prise dans le sens politique du terme que l’historien oppose souvent à celle de la dominatio et du seruitium. L’orientation de ce discours est moins philosophique que celle qu’on retrouve chez Sénèque664. Le plus important iciest le fait de voir Tacite, en tant que penseur de l’Histoire, prendre part à l’une de plus graves préoccupations de la société romaine de l’époque impériale, à savoir : « le nombre croissant des esclaves conduits dans la Ville et en Italie et leur importance toujours plus grande dans l’économie et la vie sociale. »665 Sur ce point, les faits, les lois, les traditions et le sentiment général ne s’accordaient pas.
« n’est pas la débauche sexuelle mais l’appétit de pouvoir. I. Cogitore a consacré une intéressante étude sur la potentia des femmes romaines dans les Annales de Tacite. Nous renvoyons donc à Cogitore 1991. Ambition, arrogance, audace sont insupportables chez ces femmes viriles. Elles font preuve aussi de cette impudicitia » 660 Devillers 1994,360. 661 Cette section nous est inspirée par la lecture de Devillers 1994, 355-370 et Grimal 1990. 662 Sur ce discours, cf. Kajanto, I. (1969) : « Tacitus on the Slaves. An Interpretation of the Annales, XIV, 42-45 », Arctos VI, 43-60 ; Devillers 1994, 234-235 ; Shaminga B.K. (1997) (2002), 238-286; ID. (2016):«Réflexions sur la portée politique du discours de Cassius Longinus dans les Annales 14,42-45 », RAEL 1, 85-96. 663 Devillers 1994,341. 664 Dans ses Lettres 47,1 adressées à son ami Lucilius en 63, Sénèque loue la manière dont son ami traitait ses esclaves : « ‘Serui sunt’. Immo homines. ‘serui sunt’. Immo contubernales. ‘Serui sunt.’ Immo humbles amici. ‘Serui sunt.’ Immo conserui, si cogitaueris tantumdem in utrosque licere fortunae. » Sénèque qui pense que «la seule différence établie entre les esclaves et les autres personnes ne relève plus que des préjugés d’une classe sociale, celle des ‘delicati’ (les élégants à la mode). 665 Grimal 1990,173.
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Parce qu’ils constituaient une proportion considérable de la population romaine, parce qu’ils se multipliaient dans les maisons des grands, tandis que la plèbe de naissance libre s’amenuisait, les esclaves devenaient un danger social. Les Romains s’en sont aperçus lorsqu’en 17 ap. J.-C. « fut découverte une conjuration formée par un ancien soldat prétorien, qui appelait à la révolte les esclaves chargés des troupeaux dans les lointains pacages d’Apulie. » Prenant part au débat, lorsqu’il parle des esclaves, Tacite présente un double discours qui concilie aspect moral et aspect social basé sur le rapport entre les esclaves et les Romains de la haute classe. Comme le signale O. Devillers666, selon les cas et les circonstances – et peutêtre pour répondre à un besoin purement littéraire – soit il loue667, soit il blâme : cette attitude se justifie par le fait qu’il appréhende cette question en rapport avec les classes supérieures de l’Etat : pour Tacite donc, « il importe que le maître soit en sécurité dans sa propre maison et qu’il ne vive pas sous la menace physique de ses esclaves ». C’est pourquoi, lorsque, sous le règne de Néron, le préfet de la Ville fut tué par l’un de ses esclaves, et que des voix s’élevèrent pour que l’on appliquât les sanctions prévues par les anciennes lois668. Lorsqu’on analyse le texte des Annales XIV, 42-45669, on s’aperçoit clairement que Tacite se montre intraitable à l’égard des esclaves déloyaux. L’historien soutient l’idée selon laquelle il faut mettre à mort toute la domesticité de ce préfet. 5.2. Tacite et les affranchis À propos de cette catégorie sociale, il convient de savoir que sous la Rome impériale, la condition servile n’était souvent que temporaire. Selon P. Grimal670, les affranchissements étaient nombreux, soit que l’esclave, après s’être ménagé un pécule sur les menus profits, achetait sa liberté à son maître, soit que celui-ci l’affranchisse spontanément, 666
Devillers 1994, 357. C’est notamment le cas des Annales II,39,1 ; XIV,60,3, XIII,32. 668 Ces lois stipulaient que tous les esclaves de la maisonnée devraient être mis à mort, en raison de la présomption de complicité qui pésait sur eux et, en tout cas, pour ne pas avoir porté secours à leur maître ». Cf. Grimal 1990,17 »-174. 669 Selon Shaminga 1997,244, le texte qui relate le meurtre de Pedianus Secundus est composé de trois mouvements : le premier se rapporte aux circonstances du discours (Ann. XIV,42), le deuxième est le discours proprement dit, repris au discours indirect (Ann. XIV,43-44) et le troisième reprend les réactions de l’assistance (Ann. XIV,45). 670 Grimal 1990, 174-175. 667
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de son vivant, ou par testament. Ces affranchissements étaient devenus si fréquents qu’il fallut les limiter,671 car leur nombre et leur rôle dans la cité n’étaient pas sans poser des problèmes, vraisemblablement plus graves que ceux qui concernaient les esclaves. Un débat s’est donc ouvert. Tacite y a indirectement pris part à travers son écriture. Comme pour les esclaves, « l’auteur des Annales n’a pas un préjugé qui l’aveugle à l’égard de l’ensemble des affranchis. En fonction des nécessités de la narration et de la mise en évidence de thèmes, il en loue certains, il en blâme d’autres » 672C’est ce qu’on peut constater en analysant les Annales XIII, 26,2-3 ; XIII, 27,1-3. Bref, face aux affranchis, Tacite adopte la même attitude qu’à l’égard des esclaves. Une telle attitude s’expliquerait très probablement par cette « philosophie sociale » développée par le régime du principat, malgré son caractère tyrannique. Elle consistait à protéger les esclaves et les affranchis, voire à favoriser leur liberté. Nous savons que sous Tibère fut limité le droit du maître à exposer aux bêtes un esclave jugé criminel. Claude prit un édit ordonnant de donner la liberté à tout esclave qui, vieux ou malade, aurait été abandonné par son maître dans le temple d’Esculape, sur l’île Tibérine. Cette lente évolution a conduit à la liberté un nombre toujours plus grand d’hommes et de femmes. 5.3. Tacite et les peuples conquis Les récits tacitéens relatifs aux conquêtes de Rome ont la particularité d’opposer les discours (fictifs ou réels, mais modifiés) des généraux romains aux chefs guerriers « étrangers ». Ces derniers, très attachés à la libertas673 de leurs peuples respectifs, se sont farouchement opposés aux Romains, parfois et très souvent au prix de leur vie. Dans les récits de conquêtes ou de batailles, Tacite en profite 671
Les affranchis devenaient citoyens et, au bout de deux ou trois générations, il n’existait plus, dans leur statut juridique, aucune trace de leur origine servile. 672 Devillers 1994, 355 ajoute que « ce n’est donc pas sous l’angle de la condamnation d’ordre moral que Tacite aborde le problème des affranchis. Il n’est pas viscéralement et globalement hostile à ceux-ci. Il reste conscient que tout est affaire de personnes : si certains commettent des abus, d’autres ont un comportement irréprochable. Dès lors, s’il intègre à son idéologie une réflexion sur les affranchis, cette réflexion ne se développe pas à partir d’un rejet épidermique, mais en fonction d’un problème plus concret, celui de la relation entre les affranchis et leur patron. » 673 Dans plusieurs récits tacitéens de conquêtes, la libertas constitue un motif valable et déterminant pour qu’un soldat, une troupe engage une action de grande envergure aux conséquences incertaines pour l’évolution de l’histoire.
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pour émettre implicitement quelques réflexions sur la conception que les Romains avaient des peuples conquis. Malgré le romanocentrisme de son écriture, il arrive parfois à Tacite d’émettre sa propre opinion. C’est ce qui se dégage d’une partie du célèbre discours fictif que Tacite a mis dans la bouche de Calgacus674. En même temps qu’il apparaît comme une exhortation faite aux soldats bretons pour résister farouchement contre l’invasion romaine reprise dans l’Agricola 30-32, ce discours devient un pamphlet contre l’impérialisme romain. En même temps qu’il résume l’idée dominante que Tacite se fait de la romanisation forcée de Rome675, ce discours brosse aussi le tableau psychologique des barbari axé sur la grandeur d’âme et sur l’esprit de liberté, deux thèmes autour duquel il faut chercher, à cerner, d’une part, la portée politique de cette guerre qui, en réalité, n’a connu ni vainqueur ni vaincu, ainsi le note d’ailleurs A. Michel676, et d’autre part, la sociologie politique de Tacite dans le processus de l’extension de l’Imperium. Analysant ce discours, A. Michel estime que Calgacus, dans son éloquence, manifeste une forme de sagesse que l’on peut aisément comparer à celle de Thraséa et même de Mosonius. La suite du texte souligne cet état d’esprit ou encore cette détermination qui anime le peuple breton à se libérer du joug romain. Mais il doit faire un choix : se battre pour se libérer ou renoncer au combat et continuer à vivre dans la servitude. Tacite serait-il un incitateur ? Cette hypothèse est difficilement acceptable. S’il s’avère que les paroles de Calgacus représentaient la pensée de Tacite sur les conquêtes, on peut alors dire que l’auteur d’Agricola analyse les situations des conquêtes tant en historien qui fait son devoir, qu’en Romain et homme d’Etat. D’où les deux attitudes contradictoires : d’une part, Tacite ne trouve pas la nécessité d’une telle entreprise qui peut avoir des retentissements à l’intérieur de l’Empire, d’autre part, il y trouve une occasion pour Rome d’accomplir sa mission, celle de la conquête universelle. C’est, semble-t-il, le paradoxe contenu dans la célèbre 674
Nous pensons à la dernière phrase du chapitre XXX : «Raptores orbis, postquam cuncta vastantibus defuere terrae, mare scrutantur: si locuples hostis est, avari, si pauper, ambitiosi, quos non Oriens, non Occidens satiaverit: soli omnium opes atque inopiam pari adfectu concupiscunt. Auferre trucidare rapere falsis nominibus imperium, atque ubi solitudinem faciunt, pacem appellant ». Cf. aussi Pani, M. (1983) : Principato e società a Roma dei Guilio-Claudi ai Flavi, Bari, 43-48. 675 Précisons que Tacite ne condamne la politique romaine des conquêtes que sur le plan purement humain. En réalité, il soutient les grandes orientations de la politique extérieure menée par Tibère (cf. Ann., IV,4), par Hadrien (cf. les allusions en Ann. IV, 32,2), etc. 676 Michel 1966, 246, notes 11 et 12.
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phrase de la Germania 33,3 : « Manet, quaeso duretque gentibus, si non amor nostri, at verte odium qui : quando, urgnetibus imperii fatis, nihil iam praestare fortuna maius potest quam hostium discordiam. » À propos des peuples conquis, la pensée de Tacite est donc nuancée, selon qu’il se positionne comme un simple penseur ou comme un homme d’Etat. En tant que simple penseur, à travers le discours de Calgacus que nous avons pris comme exemple, Tacite estime que l’on doit avoir une certaine considération pour les peuples conquis, car ils sont avant tout des hommes qui ont besoin d’être libres et indépendants. Certains d’entre eux peuvent être utiles aux Romains par l’exemple qu’ils donnent de vertus maintenant oubliés. C’est le cas des Germains en général, et des Fennes (Germ. 46,5) en particulier, qui réalisent à la perfection l’idéal du bon sauvage qui vit dans un dénouement tel qu’il n’éprouve « aucun besoin de rien souhaiter »677. Ne vaudrait-il pas mieux préférer la paix, mieux la négociation à la guerre ? En tant qu’homme d’Etat, Tacite a un autre discours. Pour lui, tout comme pour tout Romain, les peuples à conquérir sont des barbari678. Or, ceux-ci, selon la définition d’A. Lund, sont « les habitants des territoires qui doivent être intégrés dans l’Empire romain ; en d’autre mots, ce sont des sauvages qui ne sont pas encore civilisés et pacifiés. »679 Sur ce point précis, Tacite ne peut qu’approuver l’espoir et le désir de Rome d’intégrer les barbares. C’est donc avec une fierté propre aux Romains qu’il dira dans l’Agricola 21,2 que son beau-père avait réussi à intégrer les Bretons « dans le cadre de la vie à la romaine. » Dans ce cas, bien qu’il approuve implicitement l’idée d’opérer une distinction entre les Bretons680, Tacite approuve quand même la conduite de son beau-père 677
Cette expression est de Grimal 1994,466. A en croire O. Devillers (cf. Devillers 365-366), Tacite traite différemment les barbari selon qu’ils habitent dans les zones occidentales de l’Empire (l’Occident) qu’il semble bien connaître, selon Syme cité par Devillers 1993,365, note 128, et les zones orientales de l’Empire (l’Orient). L’historien est mieux disposé envers ceux originaux de l’Occident (comme ceux de la Gaule). 679 Straus, J.A. (1990) : « Germanenbiid der Römer. Eine Einführung in die antike Ethnographie, Heidelberg, C. Winter Universitätsverlag ». (compte rendu de l’ouvrage), L.E.C. , LXII,1, 98. 680 La politique d’Agricola ne vise toutefois pas à mettre les Bretons au même niveau que les citoyens romains : si on romanise, on n’accorde pas pour autant la citoyenneté. On sent bien dans les propos de Tacite que les Romains se sentent supérieurs aux Bretons qu’ils méprisent et qualifient de barbares (« gens dispersés et incultes »). Par exemple, 678
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vis-à-vis des vaincus et sa politique d’avoir non seulement apporté avec lui la culture romaine en Bretagne et donc d’avoir réalisé ainsi la romanisation de l’île en donnant à ses habitants comme modèle le modèle culturel romain, mais également en octroyant la citoyenneté romaine aux « fils de notables » instruits, c’est-à-dire aux élites bretonnes. Cette paix par l’acculturation est indispensable pour l’Empire romain qui ne pourrait faire face à des conflits simultanés sur son vaste territoire. En romanisant les élites, on s’assure leur fidélité à Rome, voire à accorder à certains peuples la citoyenneté romaine. On comprend aussi pourquoi, dans ses récits, il se plaît à montrer l’amitié des Romains envers certains peuples conquis surtout ceux habitant dans les zones occidentales de l’Empire. Ce type d’amitié est séculaire. En effet, Denys d’Halicarnasse, exposant les institutions primitives des Romains, celles qu’on attribue communément à Romulus, loue beaucoup ce peuple de n’avoir, contre l’usage suivi par les autres, ni exterminé ni réduit en servitude les habitants des villes conquises, mais de les avoir laissés libres et propriétaires d’une partie de leur territoire, souvent même de les avoir admis comme citoyens dans ses propres murailles : ce fut là, dit-il dans ses Antiquités romaines, II, 16., la plus ferme base de l’indépendance de Rome ; ce fut la source féconde de sa puissance. Là-dessus il s’élève contre la politique des Etats grecs, de Thèbes, de Sparte, d’Athènes, qui professèrent, à leur grand détriment, ajoute-t-il, la haine de l’étranger. Ces mêmes idées, Tacite les exprime à son tour avec son éloquence et son autorité ordinaires. Dans le beau passage de ses Annales, XI, 24, où il nous montre l’empereur Claude demandant au sénat le droit des honneurs pour la Gaule chevelue, et réfutant, à ce sujet, par des raisons tirées de l’histoire, les doctrines d’exclusion sur lesquelles le vieux patriciat appuyait ses refus, il met dans la bouche du prince ces remarquables paroles : Pourquoi Lacédémone et Athènes, si puissantes par les armes, ont-elles péri, si ce n’est pour avoir repoussé les vaincus comme des étrangers ? Tandis que notre fondateur Romulus, bien plus sage, vit la plupart de ses voisins, en un seul jour, ennemis de Rome et ses citoyens. Dans le « discours Agricola fait construire de « vraies maisons » ce qui sous-entend que celles des Bretons ne valent rien. Tacite évoque le « raffinement des festins » ce qui est encore un témoignage du sentiment de supériorité à l’égard des Bretons qui ne seraient pas capables d’en faire autant. Le « comme nous » n’apparaît pas atteignable par tous. Seule une poignée de ces barbares, ceux qui réussiront à « se faire bien voir », pourra espérer atteindre le niveau des Romains.
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idéologique que Tacite prête à Claude en faveur de l’admission au sénat de notables de Gaule Chevelue », discours prononcé en 48, l’Empereur justifie sa décision d’accorder la pleine citoyenneté romaine aux élites de la Gaule chevelue. En effet, la Gaule chevelue, conquise par Jules César entre 58 et 51 av. J.-C., est désormais romanisée (du moins pour les villes). Mais contrairement à la Narbonnaise, ses élites ne peuvent accéder au sénat romain et donc aux magistratures romaines. Elles avaient donc sollicité l’empereur pour corriger cette injustice. Tacite approuve les idées de Claude à travers la mise en exergue des arguments du prince. Pour convaincre le Sénat, Claude a développé cinq arguments : a) argument historique : l’attribution de la citoyenneté romaine à d’autres peuples existe dès le début de l’histoire de Rome « Confier des magistratures à des fils d’affranchis n’est pas, comme la plupart le croient à tort, une innovation, mais une pratique fréquente de l’ancien régime populaire » ; b) argument stratégique (ou politique) : intégrer les peuples conquis permet de renforcer la grandeur et la puissance de Rome681 ; c) argument militaire : les Gaulois sont des alliés fidèles de Rome682 ; d) argument culturel : les Gaulois sont culturellement intégrés à la civilisation romaine683 ; e) argument économique : les Gaulois font profiter à Rome leurs richesses684. Si Tacite est mieux disposé envers les peuples conquis des zones occidentales de l’Empire, O. Devillers nous apprend qu’il semble réticent à l’égard de ceux des zones orientales685 ; il ajoute cependant que « cette différence de traitement entre l’Orient et l’Occident se retrouve lorsqu’il est question des ennemis de Rome. »686 Parmi ces ennemis, il y a, bien entendu, les Germains. Sa Germania, lue sous un 681
« Qu’est-ce qui a causé la perte des Lacédémoniens et des Athéniens, malgré leur valeur militaire, sinon leur habitude d’écarter les vaincus comme les étrangers ? » 682 « Depuis lors, la paix a été continue et confiante. » 683 « Désormais, mêlés aux nôtres par les mœurs, les métiers… » 684 « Qu’ils nous infusent leur or et leurs richesses au lieu de les posséder séparément ! » 685 Devillers 1994,366 : « l’historien se méfie du caractère des habitants de ces contrées ainsi que l’atmosphère de luxe et de perfidie qui y règne. Ainsi, dès l’Agricola, il qualifie l’Asie de prouincia diues et parata peccantibus » (Agr. 6,2) » ; il en est de même pour les « Grecs, à qui il est hostile (Ann. II,53,3 ; 88,3 ; V,10,1), peut-être même davantage dans les Annales, c’est-à-dire après qu’il a exercé le proconsulat d’Asie, que dans les Histoires.» Pour la différence qu’on perçoit dans l’attitude de Tacite selon qu’il est question de l’Orient ou de l’Occident, lire également Devillers 1994,367-368. 686 Devillers 1994, 366.
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autre angle que celui d’une monographie ethnographique, apparaît comme un véritable discours idéologique non seulement sur l’image que l’historien donne du Germain687, attitude que Rome doit adopter vis-à-vis de ce peuple. Souvenons-nous de l’expression « urgentibus imperii fatis »688 de la Germania 33,3689, considérée par P. Grimal690 comme l’expression tant d’un pessimisme prophétique que d’une pensée d’un esprit inquiet, persuadé que les Germains font peser sur Rome une menace à laquelle il sera impossible d’échapper. Bien interprétée, la phrase de la Germania 33,3 résume la pensée de Tacite sur ses intentions de publier rapidement la Germania quelques mois seulement après Agricola. Une lecture sérieuse de cet ouvrage montre que, de par tout ce qu’il a écrit, Tacite tendait à œuvrer à la destinée implacable de l’imperium romanum de s’étendre le plus loin possible malgré les obstacles qui pourraient se dresser sur son chemin. Parmi ces obstacles, il y a, bien entendu, la Germanie, ses peuples et son espace, véritable menace pour l’Vrbs et son expansion. D’ailleurs, les menaces sous-entendues dans la Germania 33,3 se sont réalisées : en effet, bien des années après, Rome a dû faire face aux invasions barbares venues du Nord. Et comme c’était la volonté du destin ou plutôt des destins, Rome s’en est sortie victorieusement en peu de temps. En écrivant la Germania, Tacite voulait certainement susciter une prise de conscience chez ses contemporains : face à l’ambition expansionniste, voire impérialiste, toujours grandissante de l’Vrbs, les peuples barbares, malgré leurs dissensions et leurs discordes, représentaient un danger énorme.
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Sur cette question précisément, cf. Devillers, O. (2010) : « Images du Germain dans la Germanie de Tacite. », Vita Latina, 182, 2010, 75-84. 688 Malgré les nombreuses recherches et les nombreux commentaires consacrés à ce passage, l’interprétation exacte de «urgentibus imperii fatis» continue de faire l’objet de controverses nourries. Pour la synthèse de discussion, cf. Mambwini 1994 : 255-258 et surtout Laederch 2001 : 408, note 17. Aussi Devillers 2010 : 80. À tout prendre, ainsi le note d’ailleurs P. Grimal (Grimal 1990 : 136), cette expression exprime un pessimisme prophétique, la pensée d’un esprit inquiet, persuadé que les Germains font peser sur Rome une menace à laquelle il sera impossible d’échapper. 689 «Maneat, quaeso, duretque gentibus, si non amor nostri, at certe odium sui, quando urgentibus imperii fatis nihil iam praestare fortuna maius potest quam hostium discordiam ». 690 Grimal 1990 : 136.
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Troisième partie Histoire, Religion et Philosophie
Chapitre VI Histoire et religio chez Tacite ou la dimension divine de la causalité historique
L’évolution historique dépend en grande partie des actions humaines qui sont les plus visibles, les plus immédiatement saisissables. Pour Tacite donc l’histoire dépend en grande partie du comportement des hommes face à leurs passions. Telle est la quintessence de la deuxième partie de cette étude. A côté de la causalité humaine de l’histoire, Tacite, en citoyen romain qui ne veut en aucun cas s’éloigner de la tradition religieuse de sa société, estime que les dieux interviennent également dans le cours de l’Histoire. D’ailleurs, lorsque nous lisons attentivement les Histoires et les Annales, nous constatons qu’à côté des hommes, l’historien accorde une place non négligeable aux dieux dans la trame de ses récits et que ceux-ci ont un rôle et une mission dans l’accomplissement des événements humains. En effet, sauf omission involontaire de notre part, le terme ‘deus’ intervient 136 fois dans les opera maiora de Tacite691 et constitue, de ce fait, une preuve littéraire que les dieux, en tant que forces authentiques et sacrées, sont omniprésents dans les récits de Tacite. L’historien nous fait remarquer que les dieux romains interviennent à travers les signa692. À travers les dieux et tous ces signa, c’est toute la pensée religieuse de Tacite que nous voulons atteindre. A. Michel a consacré beaucoup de son temps et de son énergie à cerner cette 691
Cf. notre thèse, Mambwini 1993 (version remaniée 1994). Il s’agit de : prodigia, d’auguria et d’omina. Pour exprimer les signes émanant des dieux, le latin emploie aussi les termes suivants : monstrum (défini comme toute chose qui sort de l’ordinaire, un phénomène hideux qui viole l’ordre naturel des choses. Le monstrum est aussi un avertissement donné par les dieux sous l’aspect d’un être ou d’un objet extraodrdinaire), ostentum (tout présage qui se produit à la vue de tous, qui est exposé au vu et au su de tout le monde). Cf. Meslin 1984, 79. 692
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pensée. En témoigne sa riche bibliographie. Abordant le même sujet dans notre thèse et rejetant la vieille thèse de l’irréligiosité de Tacite693, nous avons, comme P. Grenade et F. Arnaldi694, soutenu l’idée selon laquelle l’œuvre tacitéenne est imprégnée d’une profonde religiosité. D’ailleurs l’analyse consacrée aux expressions « benignitas deorum » et « ultio / ira deorum » va dans ce sens.
1. Tacite et l’intervention des dieux dans les affaires hmaines Dans l’écriture tacitéenne de l’Histoire, la notion de l’intervention divine se développe à travers l’opposition du thème de la bonté divine (benignitas deorum) et celui de la colère ou de la punition divine (deorum ira, deorum ultio). En faisant intervenir régulièrement ces deux thèmes dans ses récits, Tacite voulait tout simplement dire que, pour lui, le rythme de l’Histoire est scandé par cette alternance de phases de bonheur et de malheur pour l’humanité. Comme nous l’a fait remarquer notre Maître, pour l’Vrbs, cette alternance se traduit, sur le plan politique, par la succession régulière de bons et de mauvais empereurs ; sur le plan militaire, par une succession de victoires et de défaites pour les armées romaines et, sur le plan social, par « l’enchaînement des ordres cruels, des accusations trompeuses, la mise à mort d’innocents. »695 Cette alternance fait aussi apparaître la notion de l’équité des dieux dans leur rôle d’arbitre sur les actions humaines.
2. La benignitas deorum dans la causalité historique Dans la trame narrative tacitéenne, l’expression « benignitas deorum » annonce l’intervention bienveillante des dieux. Il convient de faire remarquer ici que, dans l’ensemble des opera maiora, cette expression n’est textuellement reprise que 4 fois : une fois dans les Histoires696 et 3 fois dans les Annales : XI, 15,2697, XII, 43,2698 et 693
Cette thèse est largement soutenu, entre autres, par Fabia 1914 ; Barbu 1964. Grenade 1953 ; Arnaldi 1921. 695 Tacite, Ann. IV,33,3. 696 Tacite, des Histoires IV,85,4. Dans ce passage, l’expression en question est mise dans la bouche de Mucien qui, avec Domitien, venait d’apprendre la victoire de l’armée romaine sur les Trévires (…quoniam benignitaste deum fractae hostium uires forent.) 697 Dans ce passage, l’expression est utilisée par Claude à propos de la réorganisation des haruspices (Et laeta quidam in praessens omnia, sed benignitati deum gratia referendam, …) 694
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XIV, 6,2699. Ainsi nous l’a aussi fait remarquer notre Maître, à côté de « benignitas deorum », Tacite emploie aussi le terme « munus » (généralement suivi du génitif subjectif deum) pour souligner l’intervention bienveillante des dieux sur les actions humaines. L’expression « munus deum » est employé, entre autres, en Annales II, 40,1 ; III, 58,3 et surtout IV, 27,1. Dans tous ces passages, la notion de munus deum montre clairement quelle conception l’homme romain, pris individuellement ou collectivement, s’est faite des puissances divines. Tacite la fait intervenir pour souligner la volonté divine : celle-ci se traduit par une action efficace. Pour les Romains, certains événements ou le dénouement de certains d’entre eux sont considérés comme un cadeau des dieux. C’est la conclusion que nous pouvons tirer lorsque nous analysons le récit des Annales XV, 34,1 qui relate l’incident survenu après une représentation de Néron qui se solda par l’écroulement d’un théâtre. L’empereur tout comme les gens qui étaient venus assister à cette représentation théâtrale étaient convaincus qu’ils avaient eu la vie sauve grâce à la benignitas deum. Le fait, pour Néron, de s’en sortir sain et sauf de cet accident, était considéré comme un cadeau offert par les dieux à ce prince. L’intervention bienveillante des dieux s’opère également à travers certains signa positifs700. Dans les Histoires I, 62,3, par exemple, 698
Dans ce passage, Tacite est persuadé que c’est bien la benignitas deorum qui sauva Rome du fléau de la famine, sous le règne de Claude alors que la ville n’avait plus que quinze jours de réserve. 699 Ici, l’expression est indirectement employée par Agrippine dans un message qu’elle a fait parvenir à son fils pour avoir échappé miraculeusement à un grave accident. 700 A côté des signa positifs, Tacite fait également intervenir des signa négatifs qui, en fait, sont des avertissements divins présageant un malheur. Selon l’historien qui évite de croire à l’écrasement total de l’humanité sous le poids de tous ces signa divins, les hommes peuvent éviter leur réalisation en les expiant, c’est-à-dire qu’ils peuvent prévenir leur réalisation en accomplissant des actes religieux convenables. Tacite trouve dans les cérémonies expiatoires la seule possibilité de rétablir l’état d’entente entre les hommes et les dieux. En tout cas, pour l’historien, l’unique façon d’échapper au sort que dessinent les présages et les prodiges est cette possibilité qu’il a de refuser tout omen. Repudiare, refutare, improbare, exsecrari, abominari sont autant de verbes qui, chez cet historien, sont considérés comme des expressions d’un tel refus qui se traduit par des cérémonies solennelles. A travers tous ces verbes, on comprend la puissance et l’importance causale d’une parole prononcée et d’un geste accompli dans des circonstances religieuses annihilant aussitôt la valeur et l’effet du présage. On peut alors penser que l’homme, malgré la croyance aux prodiges et aux présages, est investi d’un pouvoir verbal d’agir en sorte que les raisons qui ont provoqué l’apparition de ces signa négatifs disparaissent au plus vite. L’homme est donc en mesure d’utiliser à son avantage ces signes et de les rejeter religieusement quand ils veulent contrarier son action.
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Tacite évoque un « laetum augurium » à l’adresse des Vitelliens. Tacite nous présente ce général dans une circonstance aussi difficile que celle de la guerre. Vivant dans la torpeur, Vitellius, à en croire Tacite, prenait un avant-goût de la condition impériale comme s’il avait déjà le pouvoir suprême en se livrant à une débauche indolente et aux excès de table. Pendant ce temps, ses soldats, psychologiquement très abattus, attendaient en vain ses ordres. C’est à ce moment de grandes tensions psychologiques qu’intervient la benignitas deum : « laetum augurium Fabio Valenti exercituique quem in bellum agebat, ipso profectionis die auila leni meatu, prout agmen incederet, uelut uiae praeoulauit, (…) ». L’apparition de l’aigle a eu des effets psychologiquement positifs dans l’esprit des soldats, et pour cause. Dans la religion traditionnelle romaine, l’aigle, oiseau sacré et protecteur, est l’insigne de Jupiter. Son apparition est, pour les soldats, le signe assuré de la victoire701. Ce type de présage d’apparence, expression chère à J. Bayet702, au bénéfice de Germanicus, est également signalé dans des termes analogues dans les Annales II, 17,2703. En effet, sous son commandement, l’armée, très découragée, devrait livrer bataille contre une bande de Cherusques. Mais elle hésitait. L’apparition de huit aigles a réconforté ses soldats. Ici, l’aigle, dans son statut de présage figuratif déterminant704, joue un rôle fondamental : répondre au désir inconscient de l’homme romain, celui Autrement dit, l’homme est capable de transformer le présage négatif en renversant sa signification par d’habiles paroles, par des sacrifices. Pour y parvenir, il faut que ces signa soient de vrais présages, des vrais prodiges. 701 Tacite s’inscrit en faux contre cette croyance des soldats mais ne veut pas se dérober à cette tradition dans la mesure où elle influence le comportement de l’homme romain, en l’occurrence, ici, les soldats. 702 Cf. Bayet, J. (1949) : « La croyance romaine aux présages déterminants : aspects littéraires et chronologie », Hommage à J. Bidez et à fr. Cumont, Coll. Latomus II, Bruxelles, 1949, 14-30. Les présages d’apparence n’ont qu’une valeur partielle parce qu’ils ne durent qu’un moment. Ils n’agissent que sur une partie du récit : de ce fait, ils n’ont qu’une implication partielle sur la réalisation de tel ou tel événement. 703 «Interea, pulcherrimum augurium, octo auilae petere siluas et intrare uisae imperatotem aduertere.Exclamant irent, sequerentur Romanas aues, propria legionum numina. » (Cependant – magnifique augure- huit aigles, qui se dirigeaient vers les forêts et y entraient, attirèrent les regards du général. Il crie aux soldats de marcher, de suivre ces oiseaux romains, divinités spécifiques des légions.) 704 Cf. Bayet, J. (1936) : « Présages figuratifs déterminants dans l’antiquité grécolatine », Annuaire de l’Institut de philologie orientale et slave, IV, Mélange F. Cumont, Bruxelles, 27-51.
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de s’assurer, entre autres, de l’aide des dieux705. Dans la pensée des soldats, les aigles dont il est question dans les deux passages précités sont des signes visibles706 de l’intervention divine. Ils sont, par définition, de véritables augures707.
3. L’ultio/l’ira deourum dans la justification de certains phénomènes historiques Par opposition à la benignitas deorum, Tacite fait aussi intervenir la colère708 ou la vengeance divine pour justifier la réalisation de tel phénomène ou tel événement. Le thème de la colère ou de la vengeance divine introduit dans les récits tacitéens celui de la manifestation négative des dieux dans les affaires humaines. L’expression « ira deorum » est textuellement reprise 8 fois chez 705
Dans la religion traditionnelle romaine, les auspices qui s’appuient sur les vols d’oiseaux sont révélateurs. Dans la conception des Romains, l’oiseau qui traverse les espaces célestes semble naturellement porteur des messages des dieux. Ainsi le sort de l’armée de Vitellius (Hist. I,62,3) et de celle commandée par Germanicus (Ann. II,17,2) sont inscrits dans celui des aigles qui le préfigure et le détermine. 706 Les prasegagia, prodgia etauguria constituent la trace visible de la causalité divine qui, elle, est invisible. Par exemple, les ouragans et la peste rapportés en Ann. XVI,22. Voir aussi Hist. I,27,1 ; I,62 et 89,3 ; II,78 et IV,81. A côté des signes visibles, il y a également des signes invisibles qui, comme des rêves, interviennent comme une expression d’avertissements divins. Les apparitions significatives dans les rêves nocturnes peuvent être considérées comme des avertissements divins. Cf. Ann. II,14,1 ; XI,11 ; XIII,41 ; 58 ; XIV,32. Le contenu de ces passages nous pousse à croire que, chez Tacite, le songe est porteur d’un message : un message original, inédit, inattendu. Ajoutons que le rêve est parfois considéré chez Tacite comme une sorte de prophétie parfaitement sérieuse qui viendra confirmer le déroulement ultérieur des événements. L’on comprend que, lorsqu’on passe du domaine visuel des signes divins au domaine de l’invisible ou plutôt de la vision onirique, on est frappé par l’importance que l’interprétation des rêves a toujours eue chez les Romains. Ils sont convaincus que la connaissance de grandes vérités, même cachées, est innée dans l’humanité. Il convient de souligner que l’histoire vécue dans le rêve, même s’il n’a rien à avoir avec la réalité historique, peut littéralement, par l’interprétation qu’on peut en donner, s’appliquer aux préoccupations et à la conduite du sujet rêvant et, de ce fait, peut constituer un présage inspirant, selon les cas, la crainte ou la confiance. Cf. par exemple, Tacite, Ann. I,65,2. 707 Le sens profond de ce terme est lié à celui du verbe augere, accroître, augmenter. Ici le verbe conserve des liens avec le sacré : il désigne le bienfait que les hommes attendent des dieux, la promotion de leurs entreprises. En d’autres termes, rien de ce qui se produit ou s’accroît dans le monde qui ne soit voulu ou autorisé par les dieux. Cette force que détiennent les divinités, les présages permettent d’en deviner la présence, grâce aux augures. Cf. aussi Grimal, P. (1990) : Les erreurs de la liberté, Paris, 35. 708 La colère divine nait de la non-observation par les hommes des principes de la religio.
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Tacite709, alors que le thème de la punition divine710 apparaît dans les digressions à caractère philosophique de type sallustien711 par lesquelles Tacite tente d’expliquer et de justifier, par exemple, pourquoi les guerres civiles s’enchaînent les unes aux autres. Elle apparaît de même famille. Le thème de la punition divine ouvre, pour ainsi dire, le livre I des Histoires. En effet, après avoir déclaré qu’il abordait « une œuvre riche en péripéties, pleine d’affreux combats, déchirée par des séditions, où la paix elle-même est cruelle, Tacite termine son tableau par une formule qui restera à jamais célèbre et que la critique moderne tente d’interpréter à sa guise. En effet, à la fin du chapitre III, 2 de cet ouvrage, Tacite déclare avec virulence et surtout dans un ton plein de philosophie : « …nec enim unquam atrocibus populi Romani cladibus magisque iustis indiciis approbatum est non esse curae deis securitatem nostram esse ultionem »712. Comment pouvons-nous comprendre ou interpréter ce passage ? En tout cas, la manière dont l’historien termine ce passage annonce à tout lecteur attentif l’importance qu’il accorde aux dieux et à tous les signes qu’ils envoient. Loin d’être un pessimisme historique, le ton utilisé manifeste un pessimisme nuancé en ce qui concerne le devenir de l’Vrbs, voire de l’humanité tout entière. Tacite qui a toujours cherché à émouvoir le lecteur par l’emploi des formes d’expressions purement rhétoriques a vraisemblablement usé de la grande variété de registres stylistiques dans ce passage en vue d’attirer leur attention sur le fait que le malheur qui avait frappé Rome et son Empire ne serait rien d’autre que la conséquence logique de la colère divine. Il faut dire 709
Cf. Ger. 5,2 ; Hist. IV,74 ; 78 ; Ann.I,43 ; XII,6 ; XIII,43 ; XIV,6 ; XVI,36. Nous n’avons pas pris en considération les expressions de type ‘irati dii’. Malgré cette faible occurrence, il faut dire que le thème de la colère est développé avec force dans les Annales : I,28,2 ; 30,3 ; IV, 1,2 ; VI,22 ; XI ;15,2 ; XII,43,2 ; XIV,5,1 ; 6,2 ; 12,2 ; XV,43,1 ; XVI,16,2 ;23,1, etc. 710 L’évocation de la colère divine dans ses récits est, pour Tacite, un moyen de stigmatiser les comportements des hommes. Les dieux se fâchent parce que les hommes sont méchants envers leurs semblables et c’est cette méchanceté qui tend à créer du désordre dans le monde. Et ce désordre s’exprime par la guerre qui, finalement, menace la cohésion de l’Empire. La notion de la colère divine intervient beaucoup dans les Annales. Sur l’importance de la colère divine dans les Histoires, cf. Paratore, E. (1951), Milano-Varese, 403 sq. 711 L’expression est d’Aubrion 1985,102. 712 « …jamais en effet calamités plus affreuses pour le peuple romain, ni signes plus concluants ne prouvèrent que, si les dieux ne se soucient pas de nous, ils ont soin de nous punir. »
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que ce passage qui résonne comme un aphorisme constitue un texte révélateur pour mieux saisir la pensée profonde de Tacite. L’historien, faut-il le souligner, rêve d’une humanité vivant dans la felicitas et non dans la souffrance. En tant que protecteurs des hommes, les dieux ont fait en sorte que cette félicité leur soit possible. C’est pour cette raison qu’ils ont multiplié des signa pour montrer aux hommes où se trouvait la voie menant à ce bonheur. Aux hommes donc de faire leurs efforts. Dans la pensée de Tacite, si les dieux se fâchent, c’est parce qu’ils sont justes. Cette justice fait qu’ils font preuve de bienveillance envers ceux qui, par leur comportement, se montrent bons ; en revanche ils font preuve d’une extrême sévérité contre ceux qui, par leur conduite, se montrent méchants. Pourquoi Tacite a-t-il terminé son récit des catastrophes qui se sont abattues sur Rome par cette sententia ? Est-ce une exigence rhétorique ? Que voulait-il dire très exactement ? En plus, quel rôle attribue-t-il aux dieux ? Voila autant de questions auxquelles notre Maître, en tant qu’historien des idées, nous avait demandé de répondre dans la troisième partie de notre thèse consacrée à la « causalité divine ou la place des dieux dans la réalisation des phénomènes historiques ». Avant de tenter d’y répondre, nous faisons remarquer que l’écriture tacitéenne de l’histoire tourne autour d’un thème essentiel : l’aeternitas de l’Vrbs713. Tacite estime qu’en se livrant à leur folie, mieux à la furor, les hommes ont rompu les rapports qui les liaient aux dieux et, de ce fait, ils ont eux-mêmes provoqué les malheurs de leur Ville et de son empire. Or, la rupture avec les dieux engendrerait un drame historique, à savoir, les debut s de la décadence de l’Etat romain. De la sorte, les crimes commis par les hommes appellent les châtiments divins. Ainsi, dans la pensée de Tacite, les événements vécus par l’Vrbs entre 68 et 69 étaient si dramatiques que Tacite, qui a toujours fait preuve de misericordia714 pour le genre humain, était 713
Le thème d’aeternitas de Rome domine également la pensée politique des Romains si bien que certains empereurs en ont fait l’objet de leur propagande. Sur cette question, cf. Beaujeu, J. (1955) : La religion romaine à l’apogée de l’empire, Paris, 141. Aussi Syme, 208, note 1. Assurer l’éternité de l’Etat romain se trouve également au cœur de la pensée religieuse des Romains. Cette notion se traduit par le fait de ne pas mécontenter les dieux protecteurs et surtout de rétablir la paix avec eux si celle-ci a été rompue. Ce souci doit guider le comportement de tous les Romains et, de ce fait, fonder les rapports entre les hommes et les dieux car l’organisation de la vie religieuse romaine était pensée en fonction de la communauté. Cf. Porte, D. (1989) : Les donneurs de sacré. Le prêtre à Rome, Paris, 12. 714 Pour cette notion, cf. Aubrion 1989.
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amené à conclure son tableau par cette note grave, pathétique qui doit normalement faire réfléchir le lecteur et amener ses contemporains à modifier leur comportement. Tacite est donc convaincu que les malheurs de Rome, synonyme de la rupture de rapports entre les humains et les dieux, n’ont pas d’autres causes que le mauvais comportement des hommes, c’est-à-dire le développement chez eux de la passion du pouvoir, source de toutes ces guerres qu’a connues l’Vrbs. Telle est d’ailleurs sa conviction quand, dans les Histoires II, 38,1, il dit : « Vetus et iam pridem insita mortalibus potentiae cupido cum imperil magnitudine adoleuit erupitque ; nam rebus modicis aequalitas facile habebatur. Sed ubi subacto orbe et aemulis urbibus regibusque excisis securas opes concupiscere uacuum fuit, prima inter patres plebemque certaminaexarsere. Modo turbulenti tribuni, modo consules praeualidi, et in urbe ac foro temptamenta ciuilium bellorum… »715 L’explication de la succession de toutes ces guerres civiles, Tacite la trouve dans la colère divine : « …eaedem illos deum ira, eadem hominum rabies, aeadem scelerum causae in discordiam egere », écrit-il dans les Histoires II, 38,2. Comment interpréter le contenu de cette phrase ? Laisse-t-il penser au désespoir de l’historien qui croirait que le monde qu’il décrit paraît soit privé des dieux, soit maudit à jamais par eux dans ce sens qu’ils donneraient l’impression de ne pas intervenir pour combattre les crimes, au contraire ils assisteraient placidement aux scandales de l’histoire et ne viendraient apporter aucun réconfort à la faveur humaine ? Cette phrase est-elle une façon pour Tacite d’exprimer son désespoir ou une manière d’ironiser sur le tragique scandale de l’histoire ? L’examen de sa structure syntaxique nous aidera à répondre à toutes ces questions. Le fait, pour Tacite, de placer l’expression « deum ira » en tête de la phrase ou au premier plan de tous les sujets du verbe « egere » n’est pas une exigence purement stylistique. Tacite l’y a certainement mis pour faire comprendre au lecteur que, si Rome a enduré une décennie d’atrocités, c’est avant 715
« L’antique passion du pouvoir, depuis longtemps enracinée au cœur des mortels, se développa et se donna libre carrière à mesure que l’Empire grandissait. En effet, tant que l’Etat était peu étendu, l’égalité se maintenait facilement, mais après la conquête du monde et la destruction des cités et des rois rivaux, quand il fut loisible de convoiter sans risque la puissance, alors s’allumèrent les premières luttes entre les patriciens et la plèbe. Ce furent tantôt des tribuns séditieux, tantôt des consuls trop puissants ; Rome et le Forum virent les premières tentatives de guerre civile. »
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tout à cause de la colère divine, provoquée par la folie des hommes, folie traduite ici par les deux autres sujets : « hominum rabies » et « scelerum causae »716. Nous ajoutons cette remarque qui nous semble importante : la symétrie entre « deum ira » et « hominum rabies » pourrait signifier, dans la pensée de Tacite, qu’au départ il existait une sorte de pacte entre les dieux et les hommes. Ce pacte moral consisterait à ce que les hommes fassent du bien s’ils veulent mériter la bonté divine. Les hommes devraient donc respecter les interdits. L’oubli des rites exigés par la religio, la recherche du plaisir et de la richesse, le manque de loyauté qui sont autant de fautes contre l’ordre naturel, en un mot, tout manquement à la morale entraînait la rupture des rapports entres les dieux et les hommes et donc l’ultio, dans le sens de la vengeance des dieux717.
4. « aequitate deum… » et « sine cura deum... » Pour Tacite donc, les dieux ne pardonnent pas, ils ne font pas de grâce surtout quand il est question des crimes. Dans tous les cas, ils sont justes. Cette notion d’équité est très explicite en Annales XVI, 33,1, un passage où l’historien raconte l’exil forcé d’Asclépiodotus pour avoir témoigné son amitié et sa fidélité à Barea Soranus718. Ce 716
A en croire C.A. Powell (Powell, C.A. (1972) : « Deum ira, hominum rabies », Latomus, 31, 833-853), l’association des expressions « ira deum » et « hominum rabies » opérée par Tacite semble soutenir l’idée selon laquelle les événements de l’année 69 seraient provoqués non pas par la volonté des chefs mais plutôt par l’agitation et le désordre des soldats pris individuellement : chaque soldat, en tant qu’il est responsable de sa conduite, subit en même temps l’influence de la toute-puissance du destin ; l’intrication de toutes les influences subies par tous les soldats provoque de telles agitations irraisonnées qui seraient conformes à un plan divin très cohérent conduisant à l’avènement de Vespasien. 717 C’est dans ce sens qu’il faudrait comprendre, par exemple, la maladie de Néron en Annales XIV,22,3. En effet, dans sa recherche perpétuelle de plaisirs, Néron avait eu l’ingénieuse idée de se baigner dans la source sacrée, Aqua Marca, alors qu’elle était interdite à toute baignade. En s’y baignant, Néron avait donc bravé les interdits de la religio et aussi souillé le caractère sacré de cette source. La réaction des dieux est mieux explicitée dans cette phrase : « secutaque anceps ualitudo iram deum adfirmauit ». La maladie de Néron est donc la conséquence directe de l’ira deum, déclenchée par le nonrespect des interdits de la religio. 718 « Idem tamen dies et honestum exemplum tulit Cassii Asclepiodoti, qui magnitudine opum praecipuus inter Bithynos, quo obsequio florentem Soranum celebrauerat, labantem non deseruit ; exutusque omnibus fortunis et in exilium actus – aequitate deum erga bon malaque documenta » (Cependant le même jour fournit aussi l’exemple honorable de Cassius Asclepiodotus, que l’ampleur de ses richesses mettait au premier
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qui est intéressant dans ce court récit, ce n’est pas son contenu ni l’admiration portée par Tacite en ce riche Bithynien719, mais la philosophie contenue dans l’expression « aequitate deum » – « égale attention accordée par les dieux »720 – qui, selon nous, résume toute la pensée religieuse de Tacite en rapport avec sa philosophie de l’histoire : la Providence, celle des dieux, a pour mission de protéger l’Empire. Les hommes doivent implorer sa protection dans leurs prières. Celles-ci ne peuvent être exaucées qu’en fonction de la conduite morale des hommes. Cette Providence accorde à chacun les mêmes chances d’accéder par son mérite à la Raison et, grâce à la Raison, à la vraie Félicité. L’exemple de Soranus montre que la Providence divine laisse nécessairement exister une part de maux qui sont la contrepartie inévitable du Bien. L’épisode de Soranus et d’Asclepiodotus constitue une grande leçon philosophique que nous pouvons résumer ainsi : la valeur de l’homme de bien se manifeste aussi par et dans les épreuves que le sort lui impose. Nous retrouvons ici l’idéal agnostique hérité du monde grec. Ce récit pose enfin la question de l’attitude du sage face au destin et celle de la sérénité des dieux – celle-ci se traduit par leur colère en même temps qu’elle ajuste rang des Bithyniens : après avoir entouré d’égards Soranus dans sa prospérité, il ne l’abandonna pas dans sa chute ; il fut dépouillé de tous ses biens et envoyés en exil – devant l’indifférence des dieux aux manifestations du bien et du mal. » 719 Simple rappel : comme nous l’avons vu, pour Thraséa, Lepidus, Sénèque, Tacite admire tous ceux qui font preuve de courage, de sagesse et de bonne philosophie de la vie. Cette attitude est une preuve de plus que, dans son jugement sur les personnages qui ont marqué ses écrits, Tacite tient compte avant tout du critère moral. Ici cette admiration a aussi un autre sens : le dévouement d’un Bithynien sur un Romain trahi constitue, en histoire, une leçon (documentum) morale pour la postérité. 720 Michel 1966, 229 ; Grenade 1953,40. Pour les deux auteurs « aequitas deum » ne signifie pas « indifférence des dieux » comme le soutiennent certains philologues (sur ces philologues, cf. Mambwini 1997, 140, note 27). Nous sommes aussi du même avis qu’A. Michel et P. Grenade. En effet, traduire cette expression par « indifférence » suppose que la pensée religieuse de Tacite est proche de la conception épicurienne du rôle assigné aux dieux comme nous le voyons, par exemple, chez Lucrèce. Or, nous savons que la tendance philosophique de Tacite est proche de la doctrine stoïcienne, plus précisément du stoïcisme rénové par les influences de la Nouvelle Académie. Traduire cette expression par « indifférence des dieux » supposerait le ralliement de Tacite au dogme épicurien de la négation de la Providence dont nous trouvons des traces chez Cicéron (De nat. rer. III, 33,82 et 35,85). « Indifférence » signifie « manque d’intérêt », « manque d’attention ». Une telle définition est incompatible avec la notion religieuse des expressions « benignitas deorum » et « ultio/ira deorum ». Nous pensons que traduire « aequitas » de Tacite par l’indifférence supposerait que, devant le drame qui menace l’humanité, les dieux tacitéens sont neutres.
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le bonheur qu’ils accordent aux sages, aux gens honnêtes, tel que ce riche Bithynien, et aux justes. A. Michel 721 a donc vu juste lorsqu’il déclare que le regard des dieux tacitéens reste tranquille et ce sont les méchants qui, tôt ou tard, crient de peur, d’inquiétude, de haine, de souffrance. Pour A. Michel, la manifestation de leur bonté et de leur courroux par des signes suffit pour comprendre que ces êtres sont non pas indifférents, mais des protecteurs des actions humaines. Les dieux tacitéens ne sont pas seulement des vengeurs, ils sont aussi des bienfaiteurs. Ce qui explique leur équité. Si les dieux tacitéens font preuve d’équité comme nous venons de le souligner, comment alors devons-nos interpréter cette réflexion faite dans les Annales XIV, 12,2 juste après l’assassinat d’Agrippine ? Dans ce récit, alors que le lecteur s’attendait à voir dans les tourments d’une conscience douloureuse (qu’est Néron), l’expression d’une expiation de la faute commise, Tacite nous apprend sans étonnement que, malgré ses souffrances psychologiques, « quae adeo sin cura deum eueniebant ut multos post annos Nero imperium et scelera continuauerit. » (Ann. XIV, 12,2). Devons-nous entrevoir dans l’expression « sine cura deum » un aveu voilé de Tacite sur l’insouciance des dieux pour ainsi justifier la longueur du règne de Néron ou alors les retards des hommes vis-à-vis des avertissements divins ? Nous nous inscrivons en faux contre une telle interprétation pour une raison fort simple : par cette expression, Tacite voulait certainement suggérer l’idée d’un retard temporel de la justice divine. L’accumulation des crimes de Néron demeurés impunis pendant une dizaine d’années doit, du point de vue de la causalité, être comprise comme une situation "finalisée" par la suite du retard temporel722 pris par les dieux pour agir. D’ailleurs la conjonction de 721
Michel 1966,139 et 171. A propos de cette notion du retard temporel, il convient de rappeler (cf. Mambwini 1998, 108-110) que chez Tacite, la notion du temps-durée est, dans sa dimension religieuse, étroitement liée à celle de la justice divine, gage de la cohérence du devenir romain. Ainsi nous l'avons souligné dans notre thèse, pour le uulgus romain, tout événement arrive parce que les dieux l'ont voulu ainsi. Si les dieux se fâchent, c'est parce qu'il a mal géré son temps. Partant de ce raisonnement, paraphrasant Meslin 1985, 56, «l'homme romain, loin de se poser des questions métaphysiques sur l'origine du temps, s'est préoccupé d'organiser ce fragment de durée qui lui était imparti, le «temps» de sa propre vie, pour l'utiliser au mieux. Son premier devoir est donc, par des rites appropriés, d'instaurer un temps qui se révèle bon, valide, utilisable par lui, en le situant dans la zone du fas. L'ayant fait, il doit s'efforcer de maintenir cette qualité positive du temps par des sacrifices qui lient en quelque sorte les instants emplis d'une force supérieure, par divers
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subordination ut qui introduit le subjonctif parfait continuauerit annonce bel et bien une conséquence (sans doute tardive par rapport à l’action initiale exprimée par le verbe principal eueniebant) avec l’adverbe adeo avec lequel elle est en corrélation. Cette précision grammaticale a toute son importance pour toute personne qui veut déceler là la véritable pensée de l’historien. En d’autres termes, la réflexion de Tacite dans ce passage des Annales XIV, 12 doit être interprétée selon sa pensée que nous allons essayer de préciser en ces termes : les prodiges et les présages qui suivirent l’assassinat d’Agrippine doivent être considérés comme un avertissement des dieux adressé aux hommes du danger que leur mauvaise conduite et leur faute font courir à leurs semblables et à leur Ville. Vus sous cet angle, les châtiments que les dieux infligeront seront salutaires et pour Rome et pour les hommes. Mais, si l’assassinat d’Agrippine était resté impuni (tout au moins pendant quelques années), c’était pour permettre au destin de s’accomplir. La punition tardive de cet assassinat se traduit par la chute du tyran. La logique de la causalité est donc la suivante : Néron tue Agrippine. Ce crime, cause principale de la haine dirigée contre lui, était une nécessité fatale pour qu’on rites de purification et d'expiatio, afin d'effacer un temps marqué par la colère des dieux et ramener l'homme dans un temps antérieur, d'avant la faute». C'est la dimension religieuse de la notion du temps qui, dans l'œuvre tacitéenne, pose le problème des retards de la justice divine et donne aux récits tacitéens toute leur dimension dramatique. Tacite sait que, pour avoir commis des crimes, Agrippine et surtout Néron seront châtiés. Mais quand? C'est ici que la notion du «temps» prend toute sa valeur car il devient un instrument employé par les dieux pour imposer leur justice. On comprend aisément pourquoi, dans les Annales XIV,5,1, Agrippine avait été sauvée du naufrage avant qu'elle soit assassinée dans la suite (Ann., XIV, 8). Son assassinat répond indubitablement au plan divin de sauver Rome. Il a permis aux Romains de se débarrasser, dix ans après, de leur tyran, Néron. Cependant, si les dieux ont momentanément sauvé Agrippine de la noyade, c'est pour deux raisons. Primo : selon le plan établi par les dieux, Agrippine devrait encore vivre en vue de permettre à la haine de son fils d'arriver à son paroxysme. De ce point de vue, leur intervention doit être conçue comme une manière de retarder temporairement sa fin: ce n’était pas encore son heure de mourir, pourrait-on dire car Agrippine avait encore une mission à accomplir en vue de la réalisation du plan divin. Secundo : dans la pensée des dieux, mourir par noyade n'allait avoir aucun effet psychologique sur le peuple romain car le piège tendu par Néron allait vite céder la place à un banal accident. Il fallait donc une autre circonstance de mort qui rendrait l'empereur impopulaire et qui ferait "exploser" la haine populaire contre lui: ce sera le matricide avec toutes les conséquences qu'elle entraînera. La structure de cette phrase montre que ce meurtre est en quelque sorte (quasi) voulu par les dieux dans la mesure où, par les conséquences qu'il entraînera, il sera nécessaire et utile pour la survie de Rome; la seconde phrase fait intervenir la notion temporelle de son accomplissement.
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arrive, dix ans après, à sa chute. Dans la pensée de Tacite, les dieux attendaient certainement que les effets humains du parricide fussent parvenus à leur terme pour que le destin s’accomplît par la déchéance du prince. Celui-ci croit découvrir dans des coïncidences curieuses des traces de l’intervention divine dans l’histoire. Dans cette causalité complexe, d’où n’est pas exclu le contingent, le rôle des dieux est clair : imposer leur volonté aux hommes, infléchir à leur gré les effets des décisions humaines. L’exemple de Néron nous conduit aussi à dire que le retard de la justice divine entraîne une perpétuelle angoisse et une certaine crainte723.
5. Tacite, historien du sacré Dans un article que nous avons publié sur ‘La dimension anthropologique de l’analyse des causes historiques chez Tacite’724, nous avons soutenu l’idée selon laquelle Tacite est l’un des historiens anciens qui pensent que l’évolution historique ne dépend pas seulement des actions humaines qui sont les plus visibles, les plus immédiatement saisissables, elle dépend aussi de l’intervention des dieux. Ainsi, à côté de la dimension psychologique des passions et de la dimension métaphysique où agit le fatum, Tacite fait intervenir la dimension divine où la notion des causes est abordée dans la perspective d’une anthropologie religieuse. Pendant la préparation de notre thèse, nous avons longuement échangé avec le professeur A. Michel non pas à propos de la religiosité ou l’irréligiosité de Tacite, débat aujourd’hui dépassé725, mais dans la présence des dieux dans les opera maiora, sur leur implication sur la causalité historique, sur leur 723
Dans les Annales XIV,9-10, par exemple, on sent que Néron a du mal à supporter ce retard. Ce qui cause d'ailleurs sa souffrance. C'est ici aussi que la notion de temps donne aux écrits tacitéens leur portée tragique. L'homme tacitéen se sent menacé au jour le jour. Parce qu'il doit attendre ce moment, il doit faire face à l'incertitude, à l'angoisse. Le temps devient alors destructeur des coupables. Mais, ce retard de la justice divine, en même temps qu'il détruit toute espérance, amène aussi l'homme tacitéen à réfléchir et devenir sage. Bref, considéré aussi comme une constante de la justice divine, le « temps » apparaît comme un moyen par lequel les dieux tacitéens réalisent leur volonté. 724 Cf. Mambwini 1997a. 725 Sur cette question, cf. Fabia, Ph. (1914) : « L’irréligion de Tacite », Journal des Savants, VI, 250-265 ; Barbu, N.I. (1964), Etude introductive à la traduction des Annales, Bucarest, 21-22 ; Grenade, P. (1953) : « le pseudo-épicurisme de Tacite », R.E.A, 55, 36-57 ; Michel 1966, 229-235 ; Scott, R.T. (1968) : Religion and Philosophy in the Histories of Tacitus, Rome ; Beaujeu, J. (1956) : « La religion de Pline le Jeune et de Tacite », L’information littéraire, 8, 149-155.
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rôle d’arbitre dans les actions humaines. Nos échanges nous ont beaucoup édifié726. L’analyse des passages dans lesquels l’historien fait intervenir la notion de la causalité divine présente Tacite comme une personne partagée entre le traditionalisme religieux et son esprit critique sans embarrasser nullement sa foi, sa manière de croire. Tout en respectant la religio727 romaine traditionnelle, Tacite accorde une place importante à un réseau de signes, d’avertissements (prodigium, praesagium, augurium) qu’il considère d’ailleurs comme des manifestations multiples et diverses des dieux. Cependant, son esprit critique l’invite, d’une part, à croire aux présages qui ont une valeur prémonitoire et, d’autre part, à prendre ses distances sur les interprétations du uulgus728 ou des imperiti qui, très souvent, confondent les événements naturels avec de véritables signes imputés aux dieux. Comme concernant la causalité humaine, l’historien doute, mieux évite de choisir entre telle ou telle explication. Ce doute à l’égard des indices divins provient vraisemblablement de l’influence du platonisme qui pratique l’art de douter et la démarche probabiliste
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Cf. Mambwini 1993, 287-367 ; ID. 1994, 142-207. Sur cette notion, cf. Michel 1966, 111 sq. 728 Dans plusieurs passages des Annales ( par ex.: I,28,2; IV,64,1 ; XIII,17 ; XIV,22,1 ; XV,47) et des Histoires (par ex. I,10,3; 86,2 ; IV,26), Tacite accepte les prodiges et les présages qui ont une valeur prémonitoire. Par contre, il rejette ceux interprétés par le uulgus, les ignari. Indépendamment de leur volonté, ceux-ci donnent presque toujours une fausse interprétation des faits, convaincus dans leur for intérieur que toute apparition d’un fait extraordinaire est d’ordre divin. C’est sur ce point qu’il faut comprendre la réticence ou le scepticisme de Tacite. Le uulgus a une connaissance illusoire du monde. De plus, il considère tout phénomène extraordinaire comme une manifestation divine. Tacite invite le lecteur à ne point se laisser tromper par de faux jugements provenant de cette catégorie sociale. Autrement dit, du point de vue de la causalité liée aux signa, Tacite demande au lecteur d’avoir un esprit critique pour découvrir la vérité cachée dans les événements involontairement corrompus par le uulgus dont le raisonnement constitue l’opposé de la ratio des hommes cultivés. De plus, Tacite rejette tout ce qui fait partie de la superstitio. Dans la pensée de Tacite, ce terme traduit la notion de la religion illicita, autrement dit non reconnue par la loi, c’est-à-dire par l’Etat romain et la Nation romaine. Et, parce qu’elle ne représente pas la religio, on ne peut en aucun cas croire à tout ce qui vient ou s’explique par elle. Tacite veut que les Romains fassent une nette distinction entre religio et superstitio, c’est-à-dire de préserver la première et de conserver, à l’égard de la seconde, une attitude très prudente. Bref, comme le dit P. Grimal (cf. Grimal, P. (1989) : « Tacite et les présages », R.E.L. 67, 173), pour « Tacite, la superstition est, comme pour Cicéron, l’interprétation incontrôlée, arbitraire, populaire de certains faits tenus pour prophétiques.» 727
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: Tacite cherche à combattre une conception puérile du providentialisme qui, au lieu de se borner à rapporter aux dieux la direction d’ensemble des affaires du monde, prétend leur assigner pour mission d’avertir l’homme de l’avenir et les immiscer dans les péripéties de la vie de tous les jours. Toutefois, l’historien confirme leur existence parce qu’il leur assigne un rôle très actif dans les affaires humaines, car, dans sa pensée, les dieux constituent une force authentique et sacrée. En aucun moment du récit, il ne les considère comme de simples allégories ou des abstractions fantomatiques. Pour Tacite, les dieux constituent des forces réelles pourvues d’une puissance dans leur ordre. Leur rôle dans la guerre civile prouve qu’ils font preuve d’aequitas : en effet, le fait d’alterner bienfaisance et punition provoque l’équilibre du Cosmos730, en dépit du retard temporel de leur justice pour mettre en exécution leur sentence. Dans ses opera maiora, Tacite n’a jamais été sceptique. S’il l’a été, cette attitude doit être perçue comme un effort intellectuel en vue de dissocier les formes populaires du Providentialisme inspiré par un
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Cizek, E. (1977) : Structures et idéologies dans les Vies des douze Césars », Paris, 160. 730 Historien du sacré, Tacite est l’un des Romains qui pensent que les dieux sont également attentifs à l’équilibre du Cosmos. Pour lui, la simple causalité exprimée par des signa ne suffit pas à expliquer les manifestations et les correspondances entre les phénomènes éloignés. Cette insuffisance suffit à elle seule pour contester l’idée de la coordination des causalités par une force universelle. Nous avons beaucoup échangé avec A. Michel sur ce sujet qui s’appuie sur les passages où l’historien affirme sa croyance nuancée en la divination. Avec notre Maître, nous sommes tombés d’accord sur un fait : Tacite soutient l’idée selon laquelle l’ordre de l’Univers établi par les dieux se manifeste aussi par des causes naturelles. Cela veut-il dire qu’il existe un rapport entre la causalité naturelle, humaine et divine ? Nous deux avons convenu que cette question très importante ne semble pas explicitement traitée dans l’œuvre tacitéenne. En revanche, elle est posée implicitement dans les passages où l’historien soutient l’idée de l’équité des dieux sur les affaires humaines. Le rapport entre les trois types de causalités ne fait l’ombre d’aucun doute. Voici comment, après échanges, nous l’avons conçu : il y a des causes naturelles qui relèvent de l’étiologie et qu’on peut expliquer sans recourir à des explications complexes. C’est notamment le cas de la crue qui inonda le Tibre sous Tibère ou sous Vitellius. Cependant, à travers ces causes naturelles, s’identifie ce que nous pouvons appeler le résidu inexpliqué qui ne se ramène pas à une causalité scientifiquement analysable. D’où cet appel à la coordination relevant de la causalité divine. C’est donc à travers ce rapport qu’il faut comprendre l’attitude de Tacite à l’endroit des prodiges, des présages et des omina rapportés dans ses écrits. Dans ce rapport, sur lequel repose l’équilibre du Cosmos, il est un point qui rend la question difficile : Tacite mentionne aussi la divination parmi les causes qui influencent le cours des événements. Cette notion, excluant l’intervention divine extraordinaire dans le cours normal de la nature, accentue le clivage qui sépare ces deux causalités.
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finalisme naïvement anthropocentrique731, et l’ordre d’un ordre divin du monde, fondé sur la notion d’une causalité finaliste et respectueux de l’indépendance des lois naturelles par rapport aux désirs humains. S’il l’a été, cette attitude doit être comprise non pas comme une expression, non pas d’un prétendant combat contre la conviction religieuse qui déchirerait son esprit, mais celle du refus de s’écarter de la tradition religieuse romaine732 et son souci moral de condamner certains aspects de l’évolution des mœurs en rendant ses compatriotes responsables des malheurs qui se sont abattus sur Rome733. Responsables parce que les dieux agissent en tenant compte des actes accomplis par les hommes. C’est cette part de responsabilités qui pousse ces derniers à porter une attention à tout ce qui peut paraître comme présages, prodiges et augures étant donné que c’est par ces signa que les dieux se manifestent. Parce que les dieux interviennent dans les récits tacitéens comme témoins et garants, c’est-à-dire comme agissants et intervenants, l’homme doit souhaiter bénéficier de la benignitas deorum au lieu de subir leur ultio, leur ira. Bref, la pensée religieuse de Tacite est claire : à côté des hommes, Tacite qui a situé l’analyse des faits historiques dans la perspective d’une anthropologie religieuse, considère les dieux comme l’une des principales causes de l’histoire non pas parce qu’ils existent, mais parce qu’ils prennent une part très active dans le devenir de l’Histoire. C’est pour cette raison que, dans ses opera, l’action religieuse est étroitement mêlée aux activités humaines, que ce soit dans l’organisation de l’espace et du temps, ou dans les attitudes fondamentales face au destin. À ce stade de réflexion, il convient de noter que Tacite n’est pas seulement un historien psychologue, un moraliste, un penseur politique. Il est aussi un historien du sacré734 : en effet, dans ses récits, il accorde une place importante à toutes les forces qui permettent à l’homme de réussir ce qu’il entreprend. À propos du sacré, A. Michel insistait sur le fait que Tacite est l’un des écrivains latins et peut-être le seul historien qui manifeste son attachement à l’idée de sacré liée à ce qu’il y a de plus fondamental dans la vie de la cité.
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L’idée est de Grenade 1953,46. Cf. Scott 1968,85-86. 733 Aubrion 1985,102. 734 Pour la notion du sacré, cf. Fugier, H. (1963) : Recherches sur l’expression du sacré dans la langue latine, Paris. 732
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Comme nous l’avons souligné dans un de nos articles735, les notions de la religio736et du sacré737, telles que Tacite les fait intervenir dans ses explications historiques, introduisent l’idée des rapports qui doivent exister entre le divin et l’homme. Pour Tacite qui insiste beaucoup sur la conduite que doivent adopter les hommes, puisque ce sont eux qui font l’histoire, il leur importe de savoir que toute violation du sacré est considérée comme génératrice de malheur, menaçant ainsi autant leur propre personne physique que le groupe social dont ils sont membres. De ce fait, ils doivent se comporter en responsables. Car, c’est bien l’homme qui emploie, conjure et, parfois même, refuse les signa envoyés par le divin en les expiant. La notion d’expiation738 suppose que l’homme peut prévenir leur réalisation en accomplissant des actes convenables et religieux. Tacite trouve dans les cérémonies expiatoires la seule possibilité de rétablir l’état d’entente entre les hommes et les dieux. Ce qui veut dire que, malgré la croyance aux prodiges et aux présages, l’homme est investi d’un pouvoir verbal d’agir, de faire en sorte que les raisons qui ont fait apparaître ces signa disparaissent au plus vite. L’homme est donc en mesure d’utiliser à son avantage ces signa et de les rejeter religieusement quand ils veulent contrarier son action. C’est dire que, pour Tacite, l’homme est capable de transformer le présage en renversant la signification par d’habiles paroles ou par des sacrifices. Cette conception des choses fait intervenir dans l’explication historique la notion de la divinatio739. Contrairement à l’homme grec pour qui tout avenir humain est rigoureusement conditionné par le couple « fatalité/nécessité », Tacite remarque que, pour agir en toute sécurité, pour préserver sa libertas 735 736
Mambwini 1997a. Pour le contenu à la fois religieux et philosophique de ce terme, cf. Michel 1966,111
sq.
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Compte tenu de la multiplicité des mots latins qui traduisent cette notion (cf. Fugier, H. (1963) : Recherches sur l’expression du sacré dans la langue latine, Paris), nous avons jugé utile de n’utiliser que le terme français sacré. 738 Comme l’a noté P. Grimal (cf. Grimal, P. (1990) : Les erreurs de la liberté, Paris, 38), les Romains pensent que les dieux disposent d’un libre-arbitre certain, qu’il est possible de les fléchir s’ils sont en colère, de détourner les présages mauvais par lesquels s’exprime cette colère, de les expier (expiare), en faisant des sacrifices. C’est ce que Néron a fait lors de l’apparition des présages auxquels Tacite a fait allusion en Annales XV,47. 739 Sur cette notion, cf. Bloch, R. (1964) : « Liberté et déterminisme dans la divination romaine », Hommage à J. Bayet, Bruxelles, Coll. Latomus 70, 89.
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d’action, l’homme romain se tourne toujours vers le divin. Sur ce plan, la divinatio doit être considérée comme un processus rituel qui vise non seulement à connaître les moyens dont disposent les dieux pour faire connaître aux hommes ce qu’ils savent de leur avenir, mais aussi à connaître les techniques par lesquelles l’homme peut comprendre et interpréter les signes envoyés par les dieux. En sa qualité d’ancien quindécemvir, fidèle à la tradition religieuse nationale, Tacite est à ce point favorable à la divination. C’est qu’il refuse, c’est cette liberté prise par l’homme d’interpréter les signes célestes. Pour Tacite qui reconnaît l’institution des haruspices (cf. Ann. XI, 15), n’importe qui n’a pas qualité de deviner la volonté des dieux. C’est pour cette raison qu’il refuse la valeur de certains présages et admet ceux qui sont acceptés par l’haruspice. Par exemple, l’historien accorde plus de crédit aux prodiges repris dans les Histoires III, 56,1 et en Annales XV, 7,2 ou XV, 47. Par contre, il refuse de considérer comme de véritables présages les phénomènes repris dans les Annales XIV, 12,2, XIV, 22,1. La réflexion sur la causalité divine montre que, au-delà du dessein qu’il s’est fixé en écrivant l’histoire de Rome, Tacite avait aussi un autre objectif : celui d’étudier l’homme romain, non seulement du point de vue psychologique, mais également du point de vue ontologique. Dans sa recherche des causes qui ont marqué l’histoire de Rome, l’auteur des Histoires et des Annales avait aussi orienté son champ d’investigation vers l’étude de diverses croyances religieuses de son époque, et même bien avant la leur. L’exercice intellectuel auquel il s’est livré se situe incontestablement dans les perspectives d’une analyse anthropologique religieuse, à travers laquelle il nous est possible de préciser ce qu’il pense exactement du sacré, de la religio romaine et du rôle que ces deux notions jouent dans l’explication causale. En effet, marquée par la croyance et l’interprétation des prodiges, des présages et des autres signes célestes, la religio de Tacite peut être conçue comme un ensemble de pratiques sur lesquelles l’homme romain reconnaît le ius divin, garant de l’ordre défini par le fas. Parce qu’elle implique une sorte d’échange entre l’homme et les dieux, entre les diverses prestations qui font l’originalité de l’expérience romaine, cette religio vise essentiellement le rapport entre le présent et le devenir historique. C’est dire que, plus qu’une recherche scrupuleuse, mais limitée des faits historiques, l’écriture tacitéenne de l’histoire peut être considérée comme le fruit
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d’une profonde analyse sur la religion de Rome et surtout sur les liens qui unissent le monde divin et le monde humain. Ces liens – liens de paix, entretenus par la pratique de la pietas - ne sont pas autre chose que l’assurance, toujours relative et obtenue par l’attention scrupuleuse apportée aux signa extraordinaires. Ces liens se trouvent ainsi au centre de toute l’expérience religieuse de l’homme romain. Celle-ci, prise individuellement ou collectivement, contribue à placer les hommes dans une situation d’efficace responsabilité vis-àvis des dieux. Pour bénéficier de leur benignitas, les hommes doivent veiller au strict respect des rites de la religion officielle que nous pouvons aisément définir comme une manière de discipliner le sens inné du divin qui se trouve en chacun de nous et de renforcer ainsi la cohésion de l’empire, en bannissant les causes d’anarchie que sont les superstitions incontrôlées. C’est le désir, pour Tacite, de ne renoncer ni à la raison ni à la croyance dans un dessein de caractère religieux qui lui permet de proposer une explication à la fois naturelle et surnaturelle d’un même fait dans ses récits. La prise en compte, par lui, de ces deux types d’explications a une valeur morale. Contrairement à la thèse soutenue par certains commentateurs de Tacite740, nous avons la certitude que l’attitude adoptée par Tacite est une preuve de la cohérence et de l’équilibre de sa pensée religieuse : pour cet historien, l’ordre de l’univers se manifeste par les signa dont certains relèvent de l’étiologie, de la nature et de certains autres dieux. De la sorte, il serait aberrant de considérer que tout signe proviendrait de dieux, c’est-à-dire relèverait de la causalité divine. Considérés comme faisant partie de la causalité phénoménale, certains signa sont liés à la causalité naturelle, et de ce fait, peuvent s’expliquer rationnellement, c’est-à-dire par des lois scientifiques. C’est justement le cas de la foudre, de la décrue du Tibre. L’erreur du uulgus est d’avoir une connaissance illusoire du monde et surtout de considérer tout phénomène extraordinaire comme une manifestation divine. C’est cette erreur qui renforce le scepticisme de Tacite, lequel pose d’ailleurs la question du rapport, dans la connaissance de certains phénomènes de l’univers, entre la divination, la rationalité, l’irrationalité et la vision erronée du uulgus. Lorsqu’on analyse ce qu’il dit dans les Histoires I, 10,3, on comprend que, pour Tacite, 740
C’est notamment le cas de J. Beaujeu (Beaujeu 1956, 149) qui trouve dans ce double langage de Tacite une sorte de confusion verbale. Boissier (Boissier, G.(1926) : Tacite, Paris ) y voyait une preuve évidente de la lutte qui se livrait en Tacite entre sa crédulité et son bon sens.
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l’histoire universelle, celle de la Rome impériale, parce qu’elle n’est pas une fatalité absurde, ne doit pas rechercher les causes des événements ailleurs que dans le domaine des faits d’expérience. C’est pour cette raison que, face aux interprétations du uulgus, l’historien oppose l’existence d’une science qui, seule, permet de donner la véritable signification. On comprend pourquoi il récuse certains présages et en accepte d’autres pour ne pas être en contradiction avec sa foi personnelle. Tout au long de son analyse, Tacite avait une grande obsession : faire la différence entre un fait naturel, mais survenu d’une manière imprévue, c’est-à-dire accidentelle et un véritable indice d’intervention divine ; c’est vraisemblablement ce qu’il voulait dire dans les Annales IV, 64,1 : « …mos uulgo fortitua ad culpam trahens… » En situant ses explications dans la perspective d’une analyse anthropologique, en faisant intervenir dans son schéma explicatif la religio et le sacré, Tacite espérait peut-être appeler le lecteur à faire preuve d’esprit critique pour mieux découvrir la vérité historique cachée dans ces événements involontairement corrompus par le uulgus dont le raisonnement constitue l’opposé de la ratio des personnes cultivées. Bref, sur le plan de la causalité, à côté de l’histoire purement événementielle, Tacite a profondément développé un discours sur les rôles des dieux dans la marche de l’histoire et aussi sur le contrat implicite qui le lie aux hommes. En même temps, il s’est profondément consacré à une analyse anthropologique qui l’a certainement conduit à mieux cerner les valeurs culturelles et religieuses qui ont sous-tendu la conduite du uulgus face aux phénomènes historiques extraordinaires qui ont marqué sa vie. Sur le plan de la dimension divine de la causalité historique, il est clairement établi que Tacite, plus que Sénèque ne le faisait, suit Cicéron qui, luimême, suit la véritable tradition romaine qui critique les dieux de la mythologie. En tout cas, Tacite est l’un des écrivains latins et peutêtre le seul historien latin qui manifeste son attachement à l’idée du sacré, liée à ce qu’il y a de plus fondamental dans la vie de la cité. Historien du sacré, Tacite est aussi historien de l’homme romain qu’il a voulu comprendre et replacer dans le courant de l’histoire. Rappelons que, pour mieux saisir la vraie conception tacitéenne sur la causalité divine, il faut nécessairement, voire absolument, saisir sa vision philosophique du monde. S’agissant de cette philosophie, le peu que nous puissions dire est que, pour Tacite, l’histoire s’explique à la fois par l’action divine et par la volonté humaine. Les dieux 284
déterminent tout, mais avec la collaboration (bonne ou mauvaise) des hommes. Ceux-ci, par leurs actes, doivent éviter que les dieux se mettent en colère. Tout ce qu’ils doivent chercher est leur plaire. C’est cette part de responsabilité qui les pousse à porter une attention profonde à tout ce qui peut paraître comme présages, prodiges et augures, car c’est uniquement par l’intermédiaire de ces signa que les dieux se manifestent. Il est intéressant de noter que, s’agissant de la pensée religieuse de Tacite, à travers l’interprétation religieuse des phénomènes historiques, Tacite insiste sur l’idée de la nécessaire interpellation de l’homme. Celui-ci doit essayer de calquer son comportement sur celui des dieux dont l’intervention sur les affaires humaines est une évidente, une intervention littérairement matérialisée par les expressions « benignitas deuorum » et « ira/ultio deorum »741. Ainsi le rythme de bonheur et de malheur qu’enregistre l’histoire, avec ses effets presqu’uniquement affectifs sur la psychologie de l’individu et les réactions incontrôlées qu’il entraîne dans sa sphère d’actions, voilà ce qui, pour Tacite, engage l’Histoire. Une telle pensée peut se résumer de la manière suivante : les actes humains s’enchaînent selon la trame d’une causalité religieuse ; aucune décision, aucun geste, aucune intention n’échappent aux dieux. En d’autres termes, pour Tacite, nos actes nous suivent ; chacun d’entre eux laisse une trace matérielle que l’on ne saurait effacer ; ce sont donc ces actes-là qui mettent en jeu notre propre libertas742 et conduisent les dieux à faire intervenir soit leur benignitas, soit leur ira. D’après Tacite, le bienfait accordé par les dieux743 aux humains est destiné, en réalité, aux gens 741
Précisons que, pour Tacite, la « ira deorum », bien qu’elle soit une réalité indéniable, ne peut pas être interprétée autrement si ce n’est que comme une manifestation de l’aequitas deum, facteur principal de l’équilibre du Cosmos. Cependant, insiste Tacite, si les dieux sont attentifs à punir Rome, facteur principal de l’équilibre du Cosmos. Cependant, s’ils sont attentifs à punir Rome, Tacite reconnaît explicitement qu’ils l’ont sauvée à plusieurs reprises. D’ailleurs, comme le confirme P. Grimal (Grimal 1990,17), parmi les forces qui avaient assuré jusque-là, même aux jours les plus sombres des guerres civiles d’autrefois, la cohésion et la survie de l’Empire, Tacite place au premier rang le secours et la bienveillance des dieux. Si les hommes les rendent méchants, c’est tout simplement parce que les valeurs qu’ils adoptent ne sont pas celles auxquelles se réfèrent les dieux. Dans les Annales, Tacite soutient l’idée selon laquelle la colère divine permet au destin de Rome de s’accomplir. C’est dans cet esprit qu’il faut voir et comprendre l’assassinant de Messaline, d’Agrippine la Jeune ou de Néron. 742 Ce terme est à considérer dans sa dimension philosophique. 743 Dans la pensée de Tacite, loin d’être des abstractions fantomatiques, les dieux apparaissent à la fois comme témoins et garants, c’est-à-dire comme agissant et
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honnêtes, quant à leur colère, elle provient soit de l’imaginaire du vulgaire (uulgus), soit du comportement immoral de l’homme en général.
intervenant pour les hommes. Leur mode de manifestation tient compte des aspects moraux des humains. Les dieux tacitéens sont les seuls êtres qui voient tout le déroulement du temps en présent perpétuel – ce qui implique leur omniprésence de ses récits –, les hommes, quant à eux, ne font que le voir passer : le plan d’ensemble leur reste inconnu (cf. Sénèque, Quaest. Nat. II,36).. Ils ont peur. Ils sont curieux de connaître l’avenir par l’intermédiaire des devins. Cf. la quatrième partie de cette étude.
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Chapitre VII Histoire et influence des forces cosmiques chez Tacite Pendant la préparation de notre thèse, s’il est une question qui a fait l’objet de plusieurs échanges entre le Maître et nous, la partie philosophique de l’écriture tacitéenne de l’Histoire occupe la première position. S’agissant de la causalité historique, dans l’un de ses articles, A. Michel744 a souligné le fait que, dans la pensée de Tacite, les hommes et les dieux ne sont pas les seuls principaux facteurs qui dictent l’évolution de l’histoire. Il est convaincu que le devenir historique est aussi tributaire des événements dont il est impossible ou difficile à l’homme de saisir les causes et de ceux dont la cause peut se découvrir. Ainsi, à côté des hommes et des dieux, l’historien reconnaît implicitement l’influence des forces cosmiques, invisibles et transcendantes dans la production des événements ou certains phénomènes historiques.
1. Quel est l’agent principal qui détermine le cours de l’histoire et celui de l’existence des mortels : fortuna, fors ou fatum ? Il est évident qu’à côté de la dimension humaine des passions et de la dimension divine, Tacite reconnaît implicitement l’influence des forces cosmiques, invisibles et transcendantes dans la production des événements ou certains phénomènes historiques. De toutes ces forces, Tacite s’est largement interrogé sur l’agent principal qui détermine le cours de l’existence des mortels : fortuna, fors ou fatum ? Cette question, ainsi l’attestent les Histoires IV, 26 et la Germania 33, constitue l’une de plus grandes préoccupations de Tacite, préoccupation qu’A. Michel a tenté de cerner dans plusieurs de ses articles. 744
Michel 1959.
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Dans les Histoires IV, 26, par exemple, les imperiti considèrent la décrue du Rhin comme un signe funeste de la colère divine. Devant une telle interprétation erronée, Tacite, qui a d’ailleurs eu l’habitude de formuler quelques critiques dans des circonstances pareilles, termine son récit par cette profonde réflexion philosophique : « … quod in pace fors seu natura, tunc fatum et ira dei uocabatur. » La structure syntaxique de cette phrase montre que, du point de vue de la forme seulement, Tacite place, grammaticalement, fatum et fors sur le même plan sans exactement délimiter leurs sphères d’influence sur le phénomène décrit, c’est-à-dire la décrue du Rhin, et surtout sans élucider leur rapport particulier. Le même rapprochement littéraire est également constaté dans le très célèbre passage de la Germania 33,3 que nous avons déjà évoqué : « Maneat, quaeso, duretque gentibus, si non amor nostri, at certe odium sui, quando urgentibus imperii fatis nihil iam praestare fortuna maius potest quam hostium discordiam ». Dans le passage souligné, l’historien accorde au fatum et à la fortuna la même importance explicative sans toutefois préciser laquelle des deux forces l’intéresse le plus. Malgré les observations évoquées pour ces deux passages, il est vrai qu’ils ne nous donnent aucune information susceptible de répondre correctement à la question que nous nous sommes posée. Cette absence de réponses hypothétiques se justifie, à notre sens, par le fait que cette question constitue le fond du grand débat philosophique qui marque l’œuvre tacitéenne et dont le thème s’articule autour de ces questions : tous les événements, tous les phénomènes qui pèsent sur le devenir de Rome et de son Empire, sontils régis uniquement par les affaires humaines ? Ne sont-ils pas ou ne pourraient-ils pas être l’œuvre des dieux ou des destins invisibles ? Nous nous souvenons comme si c’était hier : lors de la rédaction de la troisième partie de notre thèse745, nous avons beaucoup échangé avec A. Michel sur ces questions essentielles. Tacite n’a certes pas clairement répondu à toutes les questions, mais il reconnaît que ni la volonté des dieux, ni la Providence ni la fatalité ne sont les causes immédiates du devenir historique. C’est aussi l’idée de P. Grimal746. En cela, il privilégie les actions humaines. Comme ces questions sont d’autant plus importantes en elles-mêmes, l’historien de Rome et de 745
Elle portait sur La dimension métaphysique de la causalité ou la place des forces cosmiques dans l’évolution historique. Cf. Mambwini 1993. 746 Grimal 1990,10.
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l’Empire dévoilera ses profondes préoccupations dans trois chapitres des Annales. Dans les Annales III, 18,4, Tacite raconte la suite des événements qui ont eu lieu après la mort de Germanicus. Dans la conclusion de son récit, Tacite se livre à cette réflexion philosophique : « Mihi quanto plura recentium seu veterum revolvo tanto magis ludibria rerum mortalium cunctis in negotiis obversantur. » Comme nous l’avons soutenu dans notre thèse, opinion que nous soutenons encore aujourd’hui après tous les échanges que nous avions eus avec le Maître, ce passage exprime bien le doute tacitéen747, pas n’importe quel doute, mais un doute dicté par l’imagination et la crédulité aveugle du uulgus. D’où cette question : Tacite se penche-t-il vers l’idée qu’à certains moments de l’Histoire ou de la vie humaine, seuls les caprices du sort ou de certaines forces visibles ou invisibles finissent par prévaloir ? Telle est notre impression. Bien que l’historien n’ait pas cité nommément ces forces qui sont voilées par le substantif pluriel ludibria. Ce terme, faut-il le préciser, suggère l’apparence. Et Tacite le sait. C’est vraisemblablement pour cette raison qu’il sera plus explicite par la suite lorsque, à propos de l’empereur Claude, il se demande si, son avènement en 54 ap. J.-C. a été influencé par la fortuna ou par le destin : « quippe fama spe veneratione potius omnes destinabantur imperio quam quem futurum principem fortuna in occulto tenebat. » Au chapitre 20,3 du livre IV des Annales, parlant de Lepidus, Tacite fait cette réflexion sur laquelle nous nous sommes déjà penché : « Unde dubitare cogor fato et sorte nascendi, ut cetera, ita principum inclinatio in hos, offensio in illos, an sit aliquid in nostris consiliis liceatque inter abruptam contumaciam et deforme obsequium pergere iter ambitione ac periculis, uacuum. ». Mais c’est dans les Annales VI, 22 que les problèmes philosophiques sont mieux posés. En effet, après avoir parlé de l’influence que l’astrologue Thrasylle avait sur l’empereur Tibère, Tacite qui méditait sur ce sujet pose directement la question de savoir si les affaires des mortels se 747
Comme l’a dit P. Grenade (Grenade 1961,48), le doute tacitéen à l’égard des indices divins n’a pas une autre origine : inspiré probablement du platonisme qui pratique l’art de douter et la démarche probabiliste. Le doute tacitéen procède de la même volonté de combattre une conception puérile du providentialisme qui, au lieu de se borner à rapporter aux dieux la direction de l’ensemble des affaires du monde, prétend leur assigner pour mission d’avertir l’homme de l’avenir et les immiscer dans les péripéties de la vie de tous les jours.
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déroulent selon une nécessité immuable ou bien selon le hasard : « Sed mihi haec ac talia audienti in incerto iudicium est fatone res mortalium et necessitate immutabili an forte uoluantur. » Analysons cette phrase. 1.1. « fatone… an forte » Par l’aternative « fatone… an forte », Tacite laisse planer un doute comme s’il ne voulait pas prendre intellectuellement part au débat. Le verbe « dubitare » employé ici le conduira à présenter les diverses opinions de ses contemporains avant de se prononcer : « Quippe sapientissimos ueterum quique sectam eorum aemulantur diversos reperies. » L’expression « sapientissimos ueterum » renvoie certainement à ces deux grandes écoles philosophiques de l’époque : les Epicuriens et les Stoïciens. Les premiers (Epicuriens) parlent de la causalité absolue et mécanique748. Niant résolument l’existence d’un destin préformé, l’expression étant de P. Grimal749, ils soutiennent la thèse de l’insouciance des dieux sur les affaires humaines. Ce qui conduit à cette conclusion : les malheurs sont très souvent le partage de la vertu et les prospérités du vice750. Les seconds (Stoïciens) soutiennent l’idée de la causalité relative à l’intérieure de l’ordre du monde751. Tout en donnant au fatum un rôle causal prépondérant, les Stoïciens, ainsi le précise A. Michel, 752subordonnent les événements à une destinée, mais indépendamment du cours des étoiles et soutiennent le principe fondamental de l’enchaînement des causes, c’est-à-dire l’existence du déterminisme. L’exposé de Tacite, souligne A. Michel753, montre que les Stoïciens croient à un enchaînement nécessaire des causes tout en pensant que l’avenir est déterminé d’avance. Ils ajoutent que la réalité du destin se confond très souvent 748
« ac multis insitam opinionem non initia nostri, non finem, non denique homines dis curae ; ideo creberrime tristia in bonos, laeta apud deteriores esse. » Dans ce passage, où le contraste est rendu plus saisissant par l’opposition des principaux termes (tristia / bonos ; laeta / deteriores) formant ainsi un chiasme semblable à la uariatio fort réussie à l’existence de la mantique pour signifier que l’opinion émise n’est pas la sienne mais celle des Epicuriens. Cf. Michel 1959, 90. 749 Grimal 1990,315. 750 Grimal 1990,315. 751 « Contra alii fatum quidem congruere rebus putant, sed non e vagis stellis, verum apud principia et nexus naturalium causarum ; ac tamen electionem vitae nobis relinquunt. » 752 Michel 1966,230. 753 Michel 1966,230.
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avec l’enchaînement des faits, dont la rigueur nécessaire est liée à la nature des choses. L’exposé de Tacite dans les Annales VI, 22 dont nous venons d’évoquer supra reprend, en grande partie, la théorie du destin telle que notre historien la doit à la tradition néo-platonicienne. Pour A. Michel754 avec qui nous avons beaucoup échangé sur cette question, cette théorie se résume de la manière suivante : a) Le destin réside dans l’enchaînement des causes (Contra alii fatum qui dem congruere rebus putant sed non e vagis etellis, verum apud principia et nexus naturalium causar um). Mais il est indépendant des étoiles qu’observent les devins ; b) II ne porte pas sur le choix de notre vie, mais seulement sur ses conséquences (Ac tarnen electionem vitae nobis relinquunt, quam ubi elegeris certum imminenti um ordinem) ; c) D’ailleurs, les biens et les maux ne sont pas ce que le vulgaire pense. Le destin accomplit le bien profond des hommes même s’il fait apparemment leur malheur (Ñeque mala vel bona quae vulgus putet). Partant de cette théorie, une question se pose : pour Tacite, la mantique existe-t-elle ? C’est justement en rapport avec cette question que se pose la question du destin. Dans la pensée de Tacite, il existe bel et bien une force incalculable qui, en dehors de la volonté humaine, mène le jeu dans le mécanisme de l’histoire, une force qui, en toute indépendance, vient s’interposer entre la cause et l’effet, déjouant les prévisions humaines. Mais de quelle forme ? Relisons encore ce passage des Annales VI, 22. Que constatons-nous ? Au début, Tacite pose une question essentielle : le monde est-il livré au libre jeu des causes naturelles, jeu dont la complexité rend le plus souvent imprévisible l’événement auquel il va donner naissance (fors) ? Ou bien ce jeu des causes naturelles est-il déterminé, telle cause engendrant tel effet parce qu’une volonté supérieure à cet ordre naturel (fatum) en a ainsi décidé ? Ainsi nous l’a fait remarquer notre Maître, par cette alternative, Tacite se demande si l’ordre des causes naturelles ne relève que de lui-même ou s’il est dirigé par une volonté supérieure à lui, et par là même surnaturelle : celle des astres, dont la puissance et l’influence sont révélées dans le domaine de la mantique. En d’autres termes, l’historien se pose cette question comme s’il cherchait à savoir si le monde est régi par le hasard, selon l’opinion épicurienne, ou par l’enchaînement immuable des causes, déterminé par les dieux, comme le pensent les Stoïciens. 754
Michel 1959, 92.
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Ainsi qu’on le sait, par prudence, Tacite ne se décide absolument pour aucune de ces deux doctrines. Mais, quand on observe attentivement la façon dont il a introduit l’objection des Stoïcien (contra alii…), et si l’on tient compte de tous les détails formulés, on a l’impression que Tacite a une préférence pour la seconde école qu’il défend pour plusieurs raisons sans pour autant donner cette doctrine pour certaine. Toutefois, pour nuancer sa position, Tacite ajoute qu’il la trouve vraisemblable et fondée sur une certaine expérience. Ce mot est d’une importance capitale. Dans les Annales VI, 22,3, Tacite laisse entendre que, quelles que soient les opinions des philosophes, il n’en reste pas moins que tous les mortels – et l’universalité de cette croyance est une présomption de vérité – sont intimement persuadés d’une chose : l’avenir peut être prédit par les astrologues. Si leurs prédictions ne se réalisent pas, la cause en est leur ignorance. Comme vient de le dire A. Michel755, à propos de ce passage, pour Tacite donc, « la croyance dans le destin est universelle, elle est discréditée par des charlatans qui essaient de l’exploiter, mais cela ne prouve pas de façon certaine qu’elle soit privée de fondements ; d’autre part, ainsi que les Stoïciens l’ont montré, les biens et les maux ne sont pas ce que le peuple pense. La succession des événements paraît parfois incohérente à ceux qui ne savent pas les apprécier sainement, alors que les philosophes reconnaissent notamment toutes les erreurs que la passion dicte aux hommes, retablissent par leur interprétation l’ordre et l’harmonie »756. La doctrine présentée par Tacite est celle de la plupart de ses contemporains. En même temps, elle est très proche de celle qu’il convient d’appeler le fatalisme astral757. Mais, qu’est-ce que Tacite a-t-il voulu dire par cette digression ? Nous voyons que sa position est nuancée. Même s’il a un penchant pour le stoïcisme, il faut souligner que notre historien se montre plus éclectique que jamais. Sa conception du temps et du destin concilie Epicurisme et Stoïcisme dans un éclectisme néo-platonicien ; cela est attesté par le contenu de la plupart de ses digressions philosophiques. 755
Michel 1962, 161. Michel 1962,161. 757 Cette expression est d’Amand, Dom D. (1945) : Fatalisme et liberté dans l’Antiquité grecque, Louvain. Dans ses Histoires naturelles, II,5,8, Pline l’Ancien nous apprend que ce type de fatalisme serait le résultat d’une volonté divine qui a délégué ses pouvoirs au monde des astres pour pouvoir ensuite se désintéresser de l’univers. Cf. aussi Béguin 1951,324. 756
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Cependant, même s’il insiste sur l’universalité de la croyance aux dieux et surtout au destin, même s’il souligne l’incohérence de la succession des événements pour ceux qui ne savent pas les apprécier, Tacite affirme, une fois de plus, la responsabilité humaine dans l’histoire. Celui-ci est plus ou moins libre devant les dieux et il est le seul responsable de ses propres actes, lesquels précisent les fondements de sa propre destinée. En d’autres termes, pour Tacite, ainsi l’a d’ailleurs souligné J. Cousin758, dans un monde que domine sans doute le fatum, où souffle le vent de la fortuna, où surgit la sentence de la sors, l’homme est un agent très important de l’évolution de l’histoire. Cependant, malgré son penchant accentué vers le fatalisme déterminant759, Tacite reconnaît pour cet agent, c’est-à-dire pour l’homme, une certaine liberté qui fait de lui le seul responsable du devenir historique. Mais, comment alors expliquer l’alternative « fors… an fatum » qu’il a posée au début du chapitre 22 des Annales VI ? Est-ce, pour lui, une façon de dire qu’à côté des hommes et des dieux et, exception faite des causes purement naturelles, l’histoire est régie soit par le jeu du hasard, soit par le jeu de la fatalité ? Peu importent les réponses philosophiques qui pourraient surgir ou qui ont surgi de ces questions. Une chose est certaine : l’alternative « fors… an fatum » a l’avantage de nous présenter la manière dont Tacite conçoit philosophiquement la causalité historique. En outre, fors souligne la conviction de Tacite selon laquelle certains phénomènes se produisent ou peuvent se produire par un pur hasard, c’est-à-dire indépendamment de l’activité intelligente de l’homme et de celle liée à sa volonté. Les événements qui se produisent forte ne sont ni voulus ni recherchés ni même provoqués directement ou indirectement par l’homme, mais relèvent de l’ordre naturel des causes. Cette absence de prévision ou d’intention de la part de l’homme rend ce dernier innocent et non responsable du devenir historique. D’autre part, avec fatum, Tacite pense qu’il faut rechercher constamment certaines causes de l’histoire dans le domaine purement métaphysique. Pour terminer, disons que, chez Tacite, l’alternative « fors… an fatum » des Annales VI, 22 ne signifie pas qu’il faut opérer un choix entre le hasard et le destin, et trancher lequel de deux termes est plus causal que l’autre. Cette alternative signifie, dans la 758 759
Cousin 1951,233. Beaujeu 1956,152-153.
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démarche philosophique, qu’il faut, d’une part, expliquer rationnellement les phénomènes historiques et leur enchaînement et, d’autre part, être attentif aux événements qui se produisent sans l’intervention des dieux et des hommes. 1.2. « fatone… et necesitate » Dans le passage des Annales VI, 22760, l’expression « fatone res mortalium et ncessitats immutabili », il y a lieu de s’intéresser à la conjonction « et ». Ainsi que nous l’avons suggéré dans notre thèse761, cet « et » doit être considéré non seulement comme une conjonction de coordination reliant deux termes ou deux faits de la même nature comme nous le rencontrons généralement dans toute la littérature latine, mais aussi et surtout comme un adverbe introduisant une idée de comparaison, mieux une idée d’identité. Nous pensons que, dans cette phrase, Tacite voulait vraisemblablement établir une sorte d’équation philosophique de haute importance. Celle-ci peut être exprimée de cette manière : Fatum = Necessitas. Si cette équation philosophique est bien celle que Tacite a voulu démontrer dans ses écrits, alors la question tacitéenne du destin ne présente tout un intérêt historico-philosophique que quand elle lie celle de la libertas humaine. Même s’il ne confirme pas vraiment l’existence de cette « force vague impersonnelle et 762 transcendantale » , Tacite attribue au fatum un statut d’ambivalence763. Dans cet ordre d’idées, la notion du fatum tacitéen implique bien la notion de causes naturelles et même humaines, mais déterminantes. Il introduit aussi, comme nous l’avons signalé supra, la notion de la mantique que Fr. Cumont appelle le fatalisme astral764. C’est dire que la conception tacitéenne du destin reprend les grandes lignes de la pensée tacitéenne du destin telle qu’elle est définie dans son De Diuinatione, I, 55,125-126. Pour Cicéron, le fatum est « …ordinem seriemque causarum, cum causae nexa rem ex se gignat… ». Le destin cicéronien est donc « l’ordre et la série de causes, puisqu’une cause liée à un autre produit par elle-même une 760
: « Sed mihi haec ac talia audienti in incerto iudicium est fatone res mortalium et necessitate immutabili an forte uoluantur. » 761 Mambwini 1994,250-252. 762 Cette définition est de Lacroix 1951,248. 763 Michel 1959,99. 764 Cumont, Fr. (1906) : Les religions orientales dans le paganisme romain, Paris.
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chose »765. Cette définition se rapproche un peu de celle donnée par Sénèque dans son De Beneficis, IV, 7. D’après ce philosophe stoïcien, le destin est une « series implexa causarum » (une série entrelacée des causes). Le destin, tel qu’il est conçu par Sénèque, est identique à Dieu qu’il définit comme « prima omnium causa, ex qua ceterae pendent. » Devons-nous alors conclure qu’à propos du fatum, Tacite est un adepte de Cicéron ou plutôt du stoïcisme ? Ce n’est pas impossible quand on sait que, dans certains de ses écrits, Tacite laisse parfois apparaître l’influence de cette école (le Stoïcisme), tel qu’il est enseigné par la Nouvelle Académie. En réalité, nous l’avons déjà évoqué : la théorie tacitéenne du destin est le résultat de son éclectisme philosophique. Bref, dans les Annales VI, 22, Tacite présente les enseignements de différentes écoles comme des opinions plausibles, appuyées sur diverses vraisemblances. Tacite est partagé entre deux notions fondamentales de la causalité régie par le fatum : pour lui, le destin est une force cosmique qui, en dehors des dieux, détermine la suite normale des causes naturelles et humaines. En même temps, le destin sert à établir que l’avenir existant quelque part, à savoir dans les causes, celui qui y aurait accès pourrait déchiffrer le futur ? Cet accès aux causes, qui ne peut être possible que par l’intermédiaire des signes divins et des astres766, est une tâche réservée aux devins et surtout aux haruspices. Tacite fait intervenir le fatum comme la cause profonde des choses, en face des causes naturelles, surnaturelles ou psychologiques. Mais, cette cause profonde peut être régie par le destin comme force déterminante ou par le destin comme force régie par la fatalité astrale. C’est dire que Tacite a une vision double du fatum.
2. Histoire et intervention de la fors Dans sa tentative d’expliquer rationnellement l’Histoire, Tacite est convaincu que la réalisation de certains événements ou phénomènes 765
Au paragraphe 126 de son De Diuinatione,I, 55, Cicéron donne encore cette définition : « Ex quo intelligitur ut fatum sit non id quod superstitione, sed id quod physicie dicitur, causa aeterna rerum, cur et quae praeterierunt facta sint, et quae instant fiant, et quae sequamur futura sint » (De là, on comprend que le destin s’entend non pas au sens des superstitieux, mais à celui des philosophes de la nature : la cause éternelle des choses, raison pour laquelle le passé a eu lieu et le futur aura lieu. » 766 Dans ses Nat. Hist., 6,8., Pline l’Ancien refuse la thèse selon laquelle une nécessité inéluctable imposée par les astres régit notre vie dès l’heure de notre naissance .
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historiques échappent parfois au contrôle humain ou se concrétisent par un pur hasard, c’est-à-dire indépendamment de la volonté, de la prévision, de la décision, de l’intelligence humaine. C’est le cas de l’arrivée imprévue de trois birèmes romaines dont Tacite rapporte les faits en Annales IV, 27,1, une arrivée considérée « uelut munere deum » lors de la révolte d’esclaves en Italie étouffée par le questeur Curtius Lupus. À travers la notion de fors, Tacite fait aussi allusion à des événements imprévus, mais qui découlent des causes parfaitement connues. Nous trouvons un exemple dans un passage des Histoires III, 14,1. Beaucoup de ces événements ou phénomènes sont confondus Dans les récits tacitéens, le uulgus confond malheureusement ces événements ou phénomènes avec la manifestation divine. C’est notamment le cas de la décrue du Rhin décrite dans les Histoires IV, 26. Dans la plupart des passages où intervient la notion de la fors, Tacite signale l’ignorance des hommes à l’égard d’événements qui ne dépendent pas d’eux, mais du sort, traduit par fortuna ou fatum, et dont la marche lui échappe entièrement. Lorsqu’on analyse les Histoires I, 18,1, I, 86,3 et II, 1,2 ainsi que les Annales I, 28 pour ne citer que ces passages, on arrive à cette conclusion : premièrement, chez Tacite, fors n’est que l’ordre naturel des causes considéré dans l’imprévu des effets qu’il comporte. La causalité qu’elle introduit implique le fait que l’action humaine peut rendre compte du déroulement des faits, mais le résultat auquel elle aboutit n’entrait pas dans les prévisions ni dans les intentions de celui qui agissait. Deuxièmement, chez Tacite, la fors assure un rôle étiologique dans la mesure où, dans ses interventions, elle sert parfois à combler les vides que les autres formes de causalité laissent dans l’agencement des faits. Troisièmement, la fors qui peut se définir comme la résultante d’un concours fortuit de circonstances, ne régit pas l’ordre général des choses, mais des événements particuliers qui peuvent avoir des valeurs historiques diverses.
3. Histoire et intervention de la fortuna Dans l’écriture tacitéenne de l’Histoire, le terme fortuna présente un caractère trouble et mal défini. Non seulement ce terme contient en soi une substance à la fois religieuse et philosophique infiniment plus riche, difficile à circonscrire sans un contexte bien précis, mais aussi par ce terme, hormis dans les passages où fortuna revêt une dimension 296
allégorique, c’est-à-dire où elle est présentée sous l’aspect d’un être vivant, mieux d’un être divin767, fortuna intervient comme une notion charnière entre la fors dont nous venons de parler et le fatum dont nous parlerons dans le point suivant, c’est-à-dire entre la causalité due au hasard et celle dictée par le destin. En d’autres termes, la fortuna tacitéenne désigne tantôt la fors768, tantôt le fatum. Dans ce dernier cas, elle intervient au sens de la chance favorable à un individu769 ou même à un groupe des gens770 ou au sens de sort bénéfique à un individu771, soit à un groupe des gens772. En tant que sort résultant de la chance, la fortuna a été en faveur de l’Empereur ou d’un membre de la famille impériale773. Considérée comme une malchance, la fortuna peut s’abattre sur un individu774 ou sur une collectivité775. Dans l’écriture tacitéenne de l’Histoire, la fortuna, en tant que force cosmique, intervient dans trois situations bien spécifiques, à savoir :
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Dans les récits tacitéens, la Fortuna est personnifiée en une figure unique de la volonté des dieux ou plutôt du Vouloir divin qui est la loi du monde. Sous cette forme, nous entrons alors dans le domaine de la théologie. La déification de la fortuna est signalée plus d’une dizaine de fois chez Tacite (cf., par ex., Hist. I, 52,3 ; 56,2 ; II,1,1 ; 7,1 ; 86,4, III,50, Ann. II,41 ; III,71 ; XV,17 ; 23 ; 53.). C’est une puissance divine personnelle, autonome et capricieuse qui agit parfois d’une manière imprévisible et soudaine (cf. par ex. Ann. III, 18,4, XVI,1,1; Hist. II,7,1). Dans tous ces passages, la fortuna sert d’explication ou de justification d’un événement ou d’un phénomène historique. En tant que telle, elle représente un pouvoir régulateur dans le devenir historique. C’est à la fois une puissance destructrice et même constructive, parfois jalouse. Dans les écrits tacitéens, cette fortuna ne favorise pas seulement l’échec de telle ou telle armée, mais aussi sa victoire ; elle ne contribue pas seulement à la destruction de tel ou tel empire, mais aussi à son édification. 768 Cf. Ann. III,18 ; VI,16 ; XVI 6,2 ; 38,3. 769 Cf. Hist. I,49 ; II,80 ; III,32 ; 41 ; IV,78 ;81 ; Ann. II,21; IV,39; XI,17, XIII, 39. C’est donc la fortuna qui a conduit Cerialis à s’emparer du camp ennemi (Hist. IV,78), Flavius Sabinus à battre Vitellius (Hist. III,64). Quand Tacite évoque la chance comme principe d’explication historique, il le fait ordinairement de façon beaucoup plus explicite. Il ne se borne pas à suggérer l’action d’une chance vague, saisie dans une intuition confuse. 770 Cf. Hist. II,20 ; 82 ;86 ; III,64 ; 82 ; Ann. III,55 ; XII, 29 ; XIV,11; Germ. 30 ; 36 etc. 771 Cf. Ann. IV,13 ; XII,41, XIV, 55. 772 Hist. II,54 ; Ann. VI,27 ; XIV,63, etc. 773 Cf. Hist.I,15 ; II,1 ; 64 ; V,1 ; Ann, II,71,72; 83. 774 Cf. Ann. II,38; VI,8; XI,38; XII,18; 21; 26; 37; XVI,14; 29. 775 Cf. Hist. II,46; III,9; VI,1; 34; 54.
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3.1. La fortuna dans les actions humaines Chez Tacite, la fortuna se manifeste dans les récits animés par les personnages historiques de haut rang comme Germanicus776. Il faut dire ici que l’intervention de la fortuna dans ce cas d’espèce n’obéit pas à la dialectique raisonnable des hommes. Cette force agit parfois sans tenir compte du caractère, du comportement ou des qualités de tel ou tel individu. Son intervention se fait parfois d’une manière arbitraire777. 3.2. La fortuna dans le théâtre de la guerre Plusieurs passages des Histoires attestent que la fortuna intervient comme cause profonde de plusieurs victoires ou défaites enregistrées par l’armée romaine. Dans cette circonstance particulièrement difficile, fortuna apparaît comme une force magique et transcendantale qui permet à l’armée romaine soit de remporter une victoire, soit de la perdre. C’est ce que nous constatons, par exemple, dans les Histoires III, 82,3 : « Concurrere et in camo Martio infestae acies. Pro Flauianis fortuna et parta totiens uictoria, Vitelliani desperation sola ruebant, et quamquem pulsi, rursus in urbe congregabantur. » Dans ce passage, l’historien fait allusion à la bataille que les armées de Flavius et de Vitellius se sont livrée en 69 ap. J.C. à l’entrée de Rome, au moment où Vespasien a pris la décision de marcher sur l’Vrbs. Pour mieux justifier le dénouement de ce choc, Tacite oppose dans son récit la chance (fortuna) au désespoir (desperatio). Ces deux éléments ont des effets psychologiques très différents dans l’esprit des belligérants. La fortuna incite les combattants flaviens à faire preuve de courage, d’intelligence et d’habilité. Tacite est persuadé que les victoires antérieures de Vespasien sont dues à la fortuna. C’est précisément l’explication qu’il nous donne au chapitre 64,1-2 du livre III des Histoires. Dans ce passage, on s’aperçoit que la chance qui a toujours accompagné Vespasien s’étend aussi aux siens. Cf. aussi Hist. IV, 81, Ann II, 21,1. La desperatio, quant à elle, n’amène pas les derniers Vitelliens à se rendre, mais explique pourquoi ils ne sont pas portés comme les soldats victorieux par une force qui agit pour eux. L’absence de la fortuna dans leur camp n’a pas eu d’autre conséquence que d’entamer leur moral. 776
Cf. par exemple, Tacite, Ann. II,75. D’autres exemples d’intervention de la fortuna sur une personnalité de haut rang, voir, par ex., Ann. II,75 ; XII,64,3. 777 Cf. Mambwini 1994, 247.
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3.3. La fortuna dans le choix de l’Empereur : l’exemple de Vespasien (Hist. II, 1) Dans les récits tacitéens, il n’est pas étonnant de voir la fortuna intervenir dans le choix d’un empereur. Dans ce cas précis, le mot peut se confondre au destin, car dans cette circonstance, la causalité exprimée par les deux termes – fortuna et destin – est presque la même surtout quand c’est la destinée de l’empire qui est mise en jeu. La fortuna s’est manifestée en faveur de Claude778, de Pison779, de Vitellius780 et surtout de Vespasien lui-même781. Justement, à propos de Vespasien, Tacite pense qu’il fut l’un de rares empereurs, sinon le seul empereur à pouvoir bénéficier de la faveur de la fortuna782. Cette idée est mieux exprimée dans la première phrase des Histoires II. « Struebat iam fortuna in diuersa parte terrarum initia causasque imperio, quod uaria sorte laetum rei publicae aut atrox, ipsis principibus prosperum uel exitio fuit »783, peut-on lire dans le livre II des Histoires de Tacite. Pour mieux cerner la valeur et le rôle prépondérant que joue la fortuna dans les récits tacitéens, ce passage qui met en exergue la fortuna, l’une des forces cosmiques que Tacite fait intervenir dans le cours des événements, mérite une analyse approfondie. Avant toute chose, l’on doit savoir que, même si le dessein principal de Tacite, en écrivant les Histoires, était d’exposer le jeu des causes humaines qui ont provoqué la guerre civile, plusieurs indices montrent qu’à travers cette œuvre immense, l’historien avait aussi l’intention d’apporter les résultats de sa réflexion et de son expérience personnelle sur le ‘siècle’ des Flaviens. En écrivant les Histoires, l’une de ses premières préoccupations était justement de découvrir le cheminement des forces cosmiques qui auraient contribué à l’avènement des Flaviens. Cette idée, du reste discutable, se trouve résumée par cette note triomphale que nous venons d’évoquer (Hist. 2.1.1), note qui introduit le récit fort mouvementé du voyage de 778
Cf. Tacite, Ann. III,18,4. Pour Tacite, l’avènement de Claude fait partie des caprices de la fortuna. A travers elle, le destin (fatum) cherche à déjouer certaines prévisions humaines. 779 Cf. Tacite, Hist. I,15,1 (Discours de Galba). 780 Cf. Tacite, Hist. I,52, 62,2 ; 77,1 ;II,56,2 ;59,3. 781 Cf. Tacite, Hist. II,80,1 ; 81,3 ; III,43,2 ; IV,81,3. 782 Cf. Tacite, Hist. II,84,2. 783 « Déjà la fortune édifiait, à l’autre bout du monde, les fondements et les bases d’un pouvoir qui, selon les vicissitudes du sort, apporta la joie ou l’horreur à l’Etat, aux princes eux-mêmes la prospérité ou la ruine. »
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Titus784. Cependant, sa tonalité et la pensée qu’il véhicule surtout au début d’une si importante œuvre historique interpellent plus d’un lecteur, dans la mesure où, comme nous l’avons déjà souligné785, de par son contenu même, ce passage est historiquement révélateur et prophétique. Révélateur, parce qu’il montre la puissance du génie d’un historien qui a réussi à se servir d’une phrase bien balancée pour établir le lien entre deux événements situés à l’antipode l’un de l’autre : le soulèvement des Vitelliens dont le récit est repris au chapitre 51 du livre I des Histoires et l’avènement des Flaviens. Les premiers symbolisent le désordre ; les seconds l’ordre. Prophétique, parce que, pour un lecteur avisé, il annonce les événements qui seront décisifs pour l’histoire de l’Empire romain, événements dans lesquels la fortuna et le sors jouent un rôle majeur. 3.3.1. Quelle est la pensée de Tacite dans ce passage ? Commentant le dit passage, J. Hellegouarc’h souligne le rôle que l’auteur des Histoires accorde à la fortuna sans toutefois nous préciser de quelle fortuna il s’agit. Le lecteur moderne aurait bien voulu connaître dès le départ cette précision étant donné le caractère polysémique786 de ce mot dans l’œuvre de Tacite. Sans entrer dans les détails, nous pensons que la fortuna des Histoires II.1.1 est la manifestation du fatum que l’historien fait régulièrement intervenir comme principe d’explication historique. C’est cette manifestation du fatum que nous traduisons aujourd’hui par le terme chance. Partant de cette hypothèse, nous pouvons croire que, en commençant son deuxième livre des Histoires par une note triomphale, Tacite voulait 784
Ce voyage est déjà mentionné dans les Histoires 1.10.3. Notons que la place et le rôle de cet épisode ont suscité bien des discussions. Sur ce sujet, nous renvoyons à M. Fuhrmann, M. (1960) : « Das Vierkaiserjahr bei Tacitus. Ueber den Auflbau der Historien I-III », Philologus 104, 250-278. Aussi Briessmann, A. (1955): «Tacitus und das flavische Geschichtsbild», Hermes 10, Wiesbaden, Steiner, 25 sq. 785 Cf. Mambwini (2007) : « Tacite et la fortuna des Flaviens », Classica (Brasil) 20.1, 19-29. 786 Nous avons souligné supra (voir aussi Mambwini 1994,229) le caractère trouble et mal défini de la notion de fortuna chez Tacite. Non seulement le terme contient en soi une substance à la fois religieuse et philosophique infiniment plus riche, difficile à circonscrire sans un contexte bien précis, mais aussi par ce terme, Tacite désigne tantôt la fors, tantôt le fatum. Rappelons que, chez Tacite, le terme fortuna est un mot charnière entre la causalité due au « hasard » et celle dictée par le « destin ». Et la question que l’on peut logiquement se poser est la suivante : de quel type de fortuna s’agit-il dans ce passage ?
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peut-être faire de son récit, une démonstration de la chance qui a accompagné la dynastie flavienne sur le rude chemin devant la conduire au trône impérial. Et cette chance a duré dans le temps. Cette idée est appuyée par le choix des mots opéré par notre historien. En effet, en relisant minutieusement ce passage, on constate que la première constante temporelle de Tacite, c’est bien le sentiment, symboliste, de la durée assez longue qu’a connue cette “dynastie bourgeoise”, c’est-à-dire la période allant de l’année 69 à 92 ap. J.-C. Cette donnée temporelle est exprimée par l’emploi du verbe struebat rendu plus important non seulement par la métaphore787 qu’il représente, mais aussi par la place qu’il occupe dans cette phrase. Ainsi, considéré comme le premier mot qui ouvre le livre II des Histoires, placé en antéposition, le verbe struebat transforme les actions menées et accomplies par les Flaviens en un monument solide édifié avec le concours de la fortuna pour l’accomplissement du destin de Rome. À travers cette métaphore artistique poétiquement réussie788, Tacite veut sans doute souligner avec force le rôle joué par la fortuna dans la marche des événements de l’Empire romain sous les Flaviens. La fortuna est donc présentée ici comme une puissance supérieure qui ordonne les événements en les orientant vers une fin déterminée. Si tel en est le cas, on peut alors dire que, dès le début des Histoires, il se dégage chez Tacite une conception finaliste de la fortuna. Celle-ci suppose tout simplement la réalisation d’un plan bien arrêté par cette force cosmique en vue d’instaurer une ère nouvelle à Rome après les sanglantes et atroces guerres civiles. Dans cet ordre d’idées, les 787
Le verbe struere fait partie d’une série de verbes qui, dans les récits tacitéens, remplacent l’explication abstraite de l’action en une image concrète proche de l’art romain. C’est le cas de coalescere (Hist. I,21.4; II,7.2; IV.55.6) qui introduit l’image des pierres qu’on lie avec du ciment, reserere (Hist. II,17.1; 3.2.9) qui introduit l’image du verrou; tumere (Hist. II,32.2) qui introduit l’idée d’un abcès des Gaules en fermentation. Turcan 1985, 787sq. estime même que ce verbe évoque aussi l’image d’une structure en gros appareil ou en réticulé. 788 Admirons en passant la perspicacité de Tacite qui, pour exprimer cette propriété de la fortuna, a eu l’ingénieuse idée de recourir à la métaphore tirée du langage de l’art plastique ou plutôt de la sculpture. Et cette métaphore mise en exergue par le verbe struebat qui a comme sujet fortuna peut être diversement interprétée. L’interprétation la plus plausible à notre sens paraît la suivante : dans la pensée de Tacite, les succès, en politique tout comme à la guerre, ne sont pas seulement le résultat des qualités personnelles de Vespasien et de ses partisans, mais aussi une contribution des dieux par l’intermédiaire de la fortuna. Cette allusion à l’art plastique s’explique par le fait que Tacite a été vraisemblablement influencé par l’esthétique de la colonne Trajanne. Cf. Michel 1966, 24.
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victoires des Flaviens doivent logiquement être considérées comme l’accomplissement d’un plan bien établi d’avance par la fortuna. D’ailleurs, dans les récits qui constituent les livres II à IV des Histoires, Tacite a remarquablement réussi à nous montrer de quelle manière et par quel type de constitution la fortuna a réalisé cet ouvrage, socle d’une nouvelle dynastie qui, dans son exercice, a du bon et du mauvais et qui, par la suite, connaîtra l’ère heureuse inaugurée par Nerva et Trajan et parachevée par Hadrien. Autrement, à travers cette phrase qui ouvre les Histoires II, Tacite voulait vraisemblablement dire au lecteur que toutes les actions menées et accomplies par Flavien sont les produits d’une raison humaine agissant après s’être assurée de l’accord des dieux ou d’une force cosmique. De ce fait, le pouvoir à Rome serait fondamentalement lié aux forces cosmiques qui sont en quelque sorte la manifestation divine. C’est ce que semble penser Othon lorsque, après avoir pris la décision de se donner la mort, il dit : « Experiti in uicem sumus ego ac Fortuna » (Hist. II, 47.1). Cette courte phrase prononcée dans des circonstances psychologiques assez particulières ne doit pas seulement être prise comme une pure rhétorique ni comme une suprême habilité politique qui permet à Othon de passer, aux yeux de ses amis, de ses ennemis et surtout de l’opinion publique comme l’un des mortels pour qui la fortuna était devenue sa complice de tous les jours au point de l’assister dans toutes les circonstances. À travers cette phrase, Othon voulait tout simplement dire que c’est la fortuna qui assurait le bonheur dans ses entreprises. Elle ne l’a pas abandonné dans le malheur comme dans le bonheur. Eu égard à ce qui précède, nous pouvons penser que, du point de vue de la causalité, l’auteur des Histoires tend, d’une part, à cosmologiser le temps historiquement vécu par les Romains, et d’autre part, à harmoniser le temps cosmique agissant sur le devenir historique. C’est de cette façon qu’il semble inscrire l’histoire romaine dans l’histoire du monde. La présence de l’adverbe de temps iam dans ce passage des Histoires II, 1.1 suffit pour dire que, sans toutefois renier le temps difficile qu’avaient vécu les Romains, l’historien l’exhausse en une sorte d’assomption inouïe qui témoigne d’une tentative plus ou moins orphique pour faire de l’intervention de la fortuna ce par quoi le temps de malheur789 cède la place à celui du bonheur. Et entre les deux 789
Dans les Histoires I, Tacite a rapporté les principaux événements malheureux
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extrémités, la fortuna agit sans se faire prier, c’est-à-dire en toute indépendance. Cependant, cette façon de voir les choses suscite une autre interrogation, à savoir : les actions militaires ou politiques accomplies par Vespasien étaient-elles la conséquence de la volonté des forces cosmiques ? Si tel est le cas, peut-on dire que Vespasien n’était pas libre et n’était que le moyen humain par lequel ces forces ont contribué au devenir de Rome ? Cette question nous introduit au cœur de la pensée philosophique de Tacite. 3.3.2. La fortuna des Histoires II, 1,1 est-elle une expression du Vouloir divin ? Parmi les forces qui avaient assuré la cohésion et la survie de l’Empire, Tacite place au premier rang le secours et la bienveillance des dieux790 ainsi que l’apport de la Fortuna sacralisée. Celle-ci implique la même causalité que le fatum (destin) et se traduit par ce qu’il convient d’appeler la chance – bonne ou mauvaise – ou le sort qui en résulte. Cependant, cette chance n’est pas irrationnelle : elle est l’expression même de la providence. Ainsi que nous avons eu l’occasion de le démontrer dans l’une de nos études, chez Tacite, fortuna en tant que chance n’est pas explicitement évoquée comme principe d’explication historique, car l’historien reconnaît l’existence d’un principe efficient qui gouverne la marche de l’histoire et écarte le danger. Pour lui, l’histoire est orientée vers le salut et la grandeur de Rome791. L’on peut donc dire que la fortuna dont il est question dans ce passage des Histoires II, 1,1 est l’expression de la volonté des dieux ou plutôt du Vouloir divin qui est la loi du monde. Nous pénétrons ici dans un tout autre domaine : non plus celui de la pensée commune ou de la spéculation philosophique, mais celui de la théologie. Comme noté supra, dans l’œuvre historique de Tacite, la fortuna véritablement romaine, conçue comme une divinité agissant comme une force à même de promouvoir les qualités personnelles de l’individu, apparaît dans les récits de guerre et surtout lorsque l’individu de trouve confronté aux incertitudes, difficultés ou dangers qu’avaient connus l’Vrbs et son empire. Ceux-ci constituent un ébranlement de l’univers terrestre, qui chancelle et semble sur le point de s’effondrer: « Dum hac totius orbis nutatione fortuna imperii transit », relate d’ailleurs Tacite dans les Hist. III,49. 790 Mambwini 1997,41-42 ; ID. 1994, 144-162. Aussi Galtier 2005,413-416. 791 C’est pour cette raison que, dans le célèbre passage des Hist, I,3.2, il ne met pas en doute la protection vigilante des dieux sur Rome.
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d’une situation que l’on domine mal, qu’on ne peut ou ne veut considérer avec suffisamment de recul et de détachement. Et, pour bénéficier de l’intervention de cette fortuna purement romaine, l’individu doit se soumettre à une sorte de rite. C’est probablement pour cette raison que, dans les Histoires I, 52,3792, Vitellius devait tendre à la fortuna le pli de sa toge et courir au-devant d’elle afin de devenir le maître de Rome. Le geste accompli par ce général doit être compris dans un sens purement religieux et même magique. En effet, à travers ce geste, l’Empereur voulait conjurer le cours des destins impénétrables par l’intervention de la déesse Fortuna qui, selon les critères qui ne sont connus que d’elle-même, accorde la chance ou la malchance aux hommes. 3.3.3. La fortuna des Histoires II, 1,1 agit-il comme un pouvoir régulateur dans le devenir historique ? Pour cerner cette notion du pouvoir régulateur, l’on tient compte de la dialectique de l’œuvre historique de Tacite, laquelle s’inscrit dans sa conviction qu’au-delà des hommes il existe une puissance supérieure, qui règle le cours des événements à sa manière. À travers cette puissance, Tacite voit les dieux, mais aussi la fortuna romana qui intervient dans les affaires humaines comme l’incarnation de la providence. Si l’on prend en compte la dimension religieuse de la fortuna, il se posera, dans le cas précis, la question fondamentale liée à la liberté et la responsabilité humaine. Vespasien et son fils sont-ils libres d’agir ? Doivent-ils leurs victoires et leurs succès à leur expérience et leur savoir-faire de généraux ? Nous évoquerons, dans les pages qui suivent, cette question philosophique du « destin et liberté » chez Tacite793. En attendant, disons tout simplement que, force divine et puissance cosmique, la fortuna tacitéenne représente un pouvoir régulateur dans le devenir historique : celle-ci apparaît tantôt comme une puissance destructive, tantôt comme une puissance constructive, capricieuse et jalouse. Cette force cosmique ne favorise pas seulement l’échec de telle ou telle armée, mais aussi sa victoire ; elle ne contribue pas seulement à la destruction de tel ou tel empire, mais aussi à son édification. Quelle considération devons-nous alors donner à la fortuna de ce passage des Histoires II.1.1? Est-ce comme un ordre inhérent à une série d’événements historiques ou au contraire 792 793
« ... panderet modo sinum et uentienti Fortunae occurreret. » Sur cette question, voir aussi Mambwini 1997.
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comme une cause en soi ou simplement une force agissant spontanément au point de se superposer à d’autres causes sans les remplacer ? Pour répondre à ces questions, il nous faut d’abord préciser deux choses : le contexte dans lequel cette phrase a été écrite, et analyser certains termes qui la composent. Dans les Histoires I, Tacite évoque la crise des années 68-69 tout en prenant en compte les désordres qui ont précédé et suivi la mort de Néron. Cette crise annonce les grandes difficultés de la fin du IIe siècle et de la seconde moitié du IIIe siècle. De ce fait, Rome et l’Empire se trouvent à la fin de 69 face à de graves difficultés d’ordre politique, économique et moral. Plus s’aggravent les conflits et s’exacerbent les haines, plus se développe à Rome et en Italie l’aspiration collective au rétablissement de la paix. Partout on attend de nouveau un sauveur. Clairvoyant, Tacite l’a senti, sans toutefois le dire clairement. La venue des Flaviens, cette dynastie bourgeoise italienne a, en quelque sorte, sauvé l’Empire qui, pendant plusieurs années, était demeuré sans empereur. Pendant vingt-sept ans, Vespasien a su conduire une politique d’ordre et d’autorité qui au fond s’inscrit dans le droit fil de la politique augustéenne794. Même si, dans l’ensemble, l’empereur du bon sens n’a pas su adapter sa conduite et ses décisions aux temps nouveaux, il est vrai que Vespasien et son fils Titus ont réussi avec persévérance et modération à réorganiser le monde romain troublé par les événements de 68-69 et à consolider ses frontières. Si l’immensité de l’empire a pu être consolidée, si la qualité et l’harmonie de son administration n’ont pas été mises en doute, en un mot si le règne des Flaviens passe pour avoir été celui de la felicitas imperii, cela est dû non pas vraiment à la personnalité de Vespasien et de son fils Titus, mais à l’intervention de la fortuna. Le rôle que cette force cosmique joue dans la marche des événements historiques est sous-jacent dans le verbe struebat qui, paradoxalement, a la paire causas et initia pour complément d’objet direct. Placé au début du second livre des Histoires, la paire causa et initium795 contient tout un message adressé particulièrement au lecteur. Parce qu’elle annonce généralement la cause d’un certain nombre d’événements dont l’historien envisage de faire une analyse très approfondie, cette paire transforme l’essentiel du livre II des Histoires en un développement des actions accomplies par les 794
Cf. Le Gall, M. (1992): Rome. Grandeur et chute de l'Empire, Paris, 191. Pour l’étude de cette expression chez Tacite, cf. Mambwini 1994, 49-57 ; ID 2002, 262-263.
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Flaviens. Evoquant une cause productrice généralement liée à l’action humaine à travers ses implications psychologiques ou passionnelles, considérée comme une expression rhétorique pour désigner une cause efficiente, la paire causa et initium introduit l’idée selon laquelle, pour Tacite, ce sont les hommes qui forment les objets premiers du récit historique. Cependant, cette cause initiale née de l’homme et qui entraîne une série de causes finales ne peut entrer en action qu’avec le concours bienveillant de la fortuna. L’homme romain ne peut-il rien faire sans l’assistance d’une puissance cosmique ? C’est en tout cas l’impression que nous avons en lisant cette phrase introductive des Histoires II. En d’autres termes, si Vespasien et son fils Titus ont réussi à mettre en place un régime nouveau et surtout à rétablir l’ordre, c’est parce que la fortuna était de leur côté. 3.3.4. La fortuna des Histoires II, 1 agit-elle comme force transcendantale et magique régissant l’Histoire ? Force est de noter que l’examen de certaines notions parfois difficiles à cerner chez Tacite, telles que fors, fortuna et fatum présente un double intérêt pour éclairer la représentation que cet historien donne du pouvoir politique à Rome, de sa finalité, de ses modalités, de ses exigences et de sa distribution entre les hommes. Il faut dire qu’à côté des hommes et des dieux, l’historien reconnaît implicitement l’influence des forces cosmiques, invisibles et transcendantes dans la production des événements ou certains phénomènes historiques. Parmi ces forces, Tacite cite la fortuna qu’il présente non pas comme la cause essentielle de tel ou tel événement, mais comme une force transcendantale et magique. Celle-ci, non seulement, est à l’origine de certaines causes naturelles, que l’historien, par précautions, prend soin de signaler dans le récit, soit explicitement, soit implicitement, mais aussi agit et se manifeste par d’autres causes voire à travers des individus. C’est d’ailleurs la leçon que nous pouvons tirer, par exemple, de la première phrase des Annales IV qui parle du revirement de Tibère796. 796
« ...cum repente turbare fortuna coepit, saeuire ipse aut saeuientibus uires praebere. » La logique de ce passage est telle que c’est la fortuna qui est à l’origine des troubles brusques connus par l’empereur Tibère au début de l’année 23 ap. J.-C. Mais, c’est à travers le personnage de Séjan qu’elle a manifesté son action et sa puissance. D’ailleurs, la suite du texte nous le précise, « Initium et causa penes Aelius Seianus ». Dans ce contexte, on peut aussi croire que le comportement de Séjan, tel qu’il est décrit dans les Annales IV, est la pure manifestation négative de la fortuna, définie à la fois
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Force magique immanente, attachée à un individu ou à un groupe de gens, la fortuna tacitéenne agit selon des intentions plus ou moins compréhensibles pour l’esprit humain. Telle que utilisée, la fortuna des Histoires II, 1,1 place l’explication historique des événements qui ont marqué Rome dans la ‘dimension métaphysique’ de la causalité. Cette dimension a permis à Tacite de sortir du cadre de l’histoire traditionnelle pour mieux méditer sur certaines forces invisibles qui régissent le cours des événements. Cette affirmation vient de corroborer la pensée de P. Grimal selon laquelle, pour Tacite, l’histoire se déroule sur deux plans : tout en haut, les grandes forces cosmiques qui entraînent toute chose dans un éternel recommencement, puis, en notre monde sublunaire, des causes particulières, discernables à notre raison, dont le jeu peut n’être pas intelligible a priori, mais le devient après qu’elles ont agi797. Cette “philosophie”, dont la complexité et l’harmonie renforcent la “beauté” de l’œuvre de Tacite, suppose que l’histoire est difficile à saisir, du moins les causes qui régissent les événements qui la composent, surtout si celles-ci constituent ce que nous avons appelé la “dimension métaphysique” de la causalité historique. En bref, en commençant le livre II de ses Histoires par « Struebat iam fortuna in diuersa parte terrarum initia causasque imperio, quod uaria sorte laetum rei publicae aut atrox, ipsis principibus prosperum uel exitio fuit », Tacite voulait souligner le fait que, à Rome, le choix d’un empereur n’était pas le seul fait des hommes 798; les forces cosmiques s’y impliquaient aussi. Celles-ci, ainsi l’attestent plusieurs passages, ont le pouvoir de favoriser ou de défavoriser certaines de leurs actions. C’est dire que, chez Tacite, l’intervention de la fortuna n’obéit pas à la dialectique raisonnable des hommes. Son intervention se fait d’une manière arbitraire. Très marqué par le règne des Flaviens dont il voulait exalter le courage, Tacite a choisi de commencer son deuxième livre des Histoires par cet épisode du voyage de Titus, justement pour annoncer les événements qui seront décisifs pour l’histoire de Rome. Et Tacite de rassurer le lecteur, sans doute marqués par le contenu du livre I, que, dans ces événements, la fortuna a, selon sa propre expression, apporté le bonheur aux Flaviens, d’un point de vue magique et religieux. 797 Grimal 1990,200. 798 Sur le choix d’un empereur à Rome, cf. notamment, P. Grenade, P. (1961) : Essai sur les origines du Principat, Paris, 261 sq.; Lesuisse, L (1961) : « La nomination de l’Empereur et le titre d’imperator », L.E.C 30.2, 41-20.
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au premier rang duquel figure Vespasien799, et la ruine aux autres princes, entendez ici les prédécesseurs de Vespasien. Ainsi se précise la place qu’occupe la dimension métaphysique dans la causalité historique : l’histoire est la conséquence non seulement de la façon dont agissent les hommes, mais aussi de la manière dont interviennent les forces cosmiques dans les actions humaines.
4. Tacite, l’Histoire et le fatum Dans l’écriture tacitéenne de l’Histoire, le fatum intervient de deux manières : Tacite le présente tantôt comme une force déterminante des causes naturelles, tantôt comme une influence des astres. 4.1. Le fatum tacitéen, force déterminante des causes naturelles L’intervention du fatum dans les événements historiques rapportés par Tacite est une question qui a longuement été étudiée. La question essentielle qui nous préoccupe est la suivante : sous quel statut intervient-il ? En tant que cause première ou cause profonde ? Dans notre thèse, nous avons souligné le fait que, sur les 50 emplois du terme fatum répertoriés chez Tacite, plus de la motié intervient comme la principale800 explication accordée par l’historien aux événements de grande importance. Par l’adjectif principal, nous voulons tout simplement dire que, dans un récit historique où se trouve posé le problème des causes, Tacite fait intervenir le fatum non pas comme l’unique et la seule cause pour justifier tel ou tel événement, plus plutôt comme la cause essentielle et profonde à côté des autres causes qui, elles, relèvent du domaine psychologique, du hasard ou carrément d’un ordre naturel des choses et sont considérées comme des causes immédiates. C’est ce que nous trouvons, par exemple, dans les Histoires I, 18,1, à propos de Galba et dans les Histoires III, 1. Histoires I, 18,1. Dans un discours qu’il a tenu devant les prétoriens à l’occasion de la présentation de Pison - un discours 799
A plusieurs reprises (par exemple : Hist. 2.80.1; 81.3; 3.43.2; 4.81.3), Tacite souligne le fait selon lequel cet empereur est le seul qui a beaucoup profité de la faveur de la fortuna. L’historien le dira explicitement dans ce célèbre passage des Hist. 2.84.2, « …ipso Vespasiano inter initia imperii ad obtinendas iniquitantes haud perinde obstenante, donec indulgentia fortunae et prauis magistris didicit aususque est… » 800 L’adjectif principal employé ici ne doit pas être confondu avec l’adjectif latin principalis ou le terme principium qui, en philosophie, explique l’idée de la cause première telle que Sénèque la définit dans ses écrits, c’est-à-dire comme une cause autour de laquelle se joue, par l’intervention du libre arbitre, le destin de l’homme.
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dépourvu de toute habilité oratoire, ainsi le note d’ailleurs Tacite – Galba n’a pas tenu compte des présages qui se sont produits à cette occasion : « Obseruatum id antiquitus comitis dirimendis non terruit Galbam quo minus in castra pergeret, contemptorem talium ut fortuitorum… »801. Et Tacite d’ajouter : « … seu quae fato manent, quamuis significata, non uitantur. »802 Malgré la concision qu’elle présente, beaucoup de choses peuvent être évoquées. La plus importante d’entre elles serait la suivante : Tacite voulait peut-être évoquer le principe déterminant qui régirait l’univers et surtout l’homme. Le verbe « non uitantur » veut probablement évoquer la thèse selon laquelle, pour Tacite, chaque homme est soumis à une nécessité, mais celle-ci n’exprime que les contraintes incompressibles qui pèseraient sur chacun. Histoires III, 1. Le livre III des Histoires s’ouvre sur une phrase vraisemblablement conçue pour permettre au lecteur de porter leur attention sur les partisans de Vespasien. « Meliore fato fidemque partium duces consilia belli tractabant », lit-on. En observant attentivement cette phrase, on constate que Tacite oppose deux types d’explications : l’une est psychologique, l’autre est liée au destin, c’est-à-dire à la fatalité. Entre les deux explications, l’auteur des Histoires ne tranche pas. Cependant, il semble pencher vers la cause régie par le destin. Celui-ci n’intervient très souvent qu’à défaut d’une explication rationnelle. Dans le cas précis, le fatum auquel Tacite recourt généralement se conçoit comme une simple force déterminante des causes naturelles803 et parfois comme un fait qui est inexplicable par notre propre ratio. Peut-on alors croire comme le soutient N. Eriksson804 qu’à ce propos, Tacite était un véritable sceptique ? Si tel est le cas, alors ce scepticisme ne concernerait que les humains dans la mesure où, dans les passages à double explication, le terme fatum constitue très souvent un groupe avec un terme de la psychologie humaine. Autrement dit, Tacite fait aussi intervenir le fatum comme l’une des deux explications dans les problèmes humains.
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« Ces phénomènes, auxquels on avait égard dans l’Antiquité pour suspendre les comices, n’effrayèrent pas assez Galba pour l’empêcher de se rendre au camp, car il méprisait de tels signes comme fortuits… » 802 « …ou peut-être ce que le destin nous réserve, bien qu’il nous ait révélé, est-il inévitable. » 803 Cf. Béguin 1951,315-334. 804 Eriksson 1935, 69.
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Au-delà de ces deux exemples que nous donnons à titre illustratif, il convient de savoir que, dans l’œuvre de Tacite en général, et dans les opera maiora en particulier, le fatum intervient d’une manière impromptue et met l’individu en face d’un choix qui, une fois fait, non seulement déterminera la suite des événements liées à celui-là même qui l’a effectué, mais aussi l’obligera à supporter toutes les conséquences qui s’en suivront. En effet, le choix imposé par le fatum met l’individu devant une situation psychologiquement embarrassante. Celle-ci se traduit d’ordinaire par l’hésitation. C’est ce que nous constatons, par exemple, dans les Histoires II, 74,2. Mucien pousse Vespasien à prendre le pouvoir aussi longtemps que ses soldats étaient disposés en sa faveur. Au lieu d’accepter directement l’offre, Vespasien hésite : « Sed in tanta mole belli plerumque cunctatio;et Vespasianus modo in spem erectus, aliquando aduersa repubabat… » 4.2. Tacite et la fatalité astrale Dans toutes les interventions du fatum, une notion intéressait plus A. Michel. Il s’agit de la fatalité astrale. Nous nous souvenons avoir beaucoup échangé avec le Maître sur ce sujet. Nous y avons d’ailleurs consacré un chapitre dans notre thèse. Chez Tacite, le fatum astral ne peut se comprendre que dans la mesure où il fait allusion aux étoiles errantes (uagis stallis, Ann. VI, 22) qui brillent dans le ciel. Cependant, le texte dans lequel est reprise l’expression « uagis stellis » reprend l’exposé de la doctrine stoïcienne. Or, chez Tacite, lorsqu’il reprend cette doctrine, sa conception n’est pas strictement naturelle ; elle est rationnelle. Nous reprenons ici les idées de notre Maître. Naturellement, cet ordre naturel se reflète dans les étoiles qui sont non pas des causae mais des signa des causes plus profondes qui sont celles de l’ordre du monde. C’est dans ce sens que nous disons qu’à côté du fatum défini comme force déterminante dont l’existence, chez notre historien, est vraisemblable et non certaine, ses écrits présentent un autre type de fatum lié à la révolution des astres, devenu par la suite l’art de devin, discrédité plus tard par les charlatans et les imposteurs. Nous entrons donc la dimension astrologique du fatum. Il est intéressant de noter qu’avant d’évoquer l’astrologie comme science, Tacite a explicitement posé, dans deux passages, le problème de son existence ou de sa croyance à ce type de causalité. Au chapitre 22,3 des Annales VI, Tacite écrit : « ceterum plurimis mortalium non eximitur quin primo cuiusque ortu uentura
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destinentur. »805 Dans les Annales IV, 20,3, texte que nous avons déjà évoqué supra, l’historien nous fait cette confidence : « Unde dubitare cogor fato et sorte nascendi, ut cetera, ita principum inclinatio in hos, offensio in illos… »806 Ce texte, nous le savons, évoque l’intervention de Lepidus au sénat. Ce grauis et sapiens uir, comme l’appelle Tacite, a su, malgré les événements, garder son attachement à Tibère et surtout son amitié et sa faveur. Dans ce passage, le terme fato forme un groupe avec le terme sorte. Mais compte tenu de la manière dont le problème est posé, on sent tout de même que l’historien ne confirme pas l’existence ou l’inexistence de ce type de fatalité. Néanmoins, plusieurs indices tirés de ses récits montrent que, sur la question relative au fatum lié aux signes célestes et plus précisément aux étoiles, c’est-à-dire à l’astrologie807, Tacite avait deux visions différentes et donc très opposées. Ses idées ont néttement évolué entre la rédaction des Histoires et des Annales. 4.2.1. Tacite le fatum astral dans les Histoires Dans cet ouvrage, le moins qu’on puisse dire est que la conception de Tacite à l’égard de l’astrologie est négative. Les principaux passages qui évoquent cette question soulignent bien le scepticisme de l’historien sur cette question. Au livre I, 22, 2, Othon évincé songe à prendre le pouvoir, mais il hésite. Tacite montre par la suite comment il y sera poussé par ses affranchis, ses esclaves et surtout par un astrologue du nom de Ptolémée. Pour montrer qu’il n’accorde aucune créance aux dires de Ptolémée, Tacite le considère comme le « pessimus principalis matrimonii instrumentum », c’est-à-dire comme un charlatan qui abusait de la crédulité d’Othon. C’est aussi le même ton que nous retrouvons dans les Histoires II, 78,1-2. Persuadé qu’il est mieux placé pour s’emparer du pouvoir, Vespasien hésite, mais Mucien et tous les siens l’encouragent, lui rappelant les réponses des devins et les mouvements des astres. Tacite en profite pour faire quelques remarques (à propos de Vespasien) : « Nec erat intactus tali superstitione, ut qui 805
« D’ailleurs, la plupart des mortels ne renoncent pas à l’idée que l’avenir de chacun est fixé dès sa naissance. » Dans ses Nat. Hist. II, 5, 7, Pline l’Ancien définit ce type de causalité comme le résultat de la volonté des dieux qui ont délégué leur pouvoir au monde des astres pour pouvoir ensuite se désintéresser de l’Univers. Cependant, au chapitre 6,8 du même ouvrage, Pline ajoute qu’il ne croit pas à l’influence astrale. 806 « Cela m’oblige à douter si, comme pour tout le reste, le destin et le hasard de la naissance procurent aux uns la faveur des princes, et aux autres leur hostilité… » 807 Sur Tacite et l’astrologie, cf. Syme 1958, 523-526.
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mox rerum dominus Seleucum quendam mathmatiucum rectorem et praescium palam habuerit. Recursabant animo utera omina (…). Grande admodum Vespasiano promissa… »808. Dans ce passage, on constate que l’astrologie est nommée par un mot qui en dit long : superstitio809. Ceux qui la pratiquent sont désignés par le terme mathematici en lieu et place d’astrologi. Concrètement, l’historien présente Séleucus comme un « mathematicus rectot et prescius ». Tous ces mots ou toutes ces expressions ont une valeur péjorative. Leur choix par Tacite est très significatif et appelle vraisemblablement cette conclusion : dans les Histoires, Tacite n’éprouve que du mépris à l’égard de l’astrologie ; en même temps il désapprouve énergiquement tous ceux qui croient à cette prétendue science et surtout ceux qui la pratiquent tels que Ptolémée et Séleucus. Cependant, contrairement à Othon à qui il a adressé des critiques très sévères810, Tacite ne critique pas Vespasien, son héros de prédilection dans les Histoires, parce que, dit-il à la fin de cet extrait, tous les présages annonciateurs de son destin ont été confirmés par des haruspices811. Les deux passages que nous venons de commenter soulignent avec force le mépris de Tacite à l’égard de l’astrologie. La même attitude est aussi signalée dans les Histoires V.4. Tacite y évoque le culte juif. En effet, après avoir raconté comment ce peuple fait des sacrifices, Tacite termine son récit par cette réflexion : « Sed quod de septem sideribus, quis mortales reguntur, altissimo orbe et precipua potentia stella Saturni feratur ; ac pleraque caelestium uiam cursum septemos per numeros commeare… »812 Le verbe « feratur » employé dans ce passage est une preuve littéraire selon laquelle Tacite ne fait que rapporter une opinion qui n’est pas la sienne. Néanmoins, sur le plan stylistique, le 808
« Or il n’était pas exempt d’une telle superstition, lui qui plus tard, devenu maître, attacha officiellement à sa personne un astrologue nommé Seleucus, en qualité de conseiller et de devin. D’anciens présages lui revenaient à l’esprit (…). C’était un signe important et favorable, de l’aveu unanime des haruspices et la plus haute illustration fut promise à Vespasien tout jeune encore… » 809 Chez Tacite, ce terme intervient 26 fois seulement. Sur cette notion et son évolution, cf. Grodynski, D. (1974) : « Superstitio », R.E.A. 76, 36-60. 810 Tacite, Hist., II, 78 « …cupidime ingenii humani libentius obscura credendi ». 811 L’expression « consensu haruspicum » sous-entend que, contrairement à Othon, le cas de Vespasien est officiellement religieux et ne mérite aucune critique acerbe. 812 « …soit parce que, des sept astres qui règlent la destinée des mortels, celui dont l’orbe est le plus élevé et la puissance la plus énergique est, dit-on, l’étoile Saturne, et que la plupart des corps célestes exercent leur action et achèvent leur révolution par nombres septénaires. »
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rumor introduit par ce verbe glisse au fait objectif. Tout cela veut dire que, pendant la rédaction de ses Histoires, Tacite, sans toutefois s’écarter de la religio traditionnelle et nationale, conserve une certaine distance à l’égard de l’astrologie et de ceux qui la pratiquent. Il ne croit pas que la causalité historique peut s’appuyer sur la pratique de la superstitio parce que son résultat est méconnu des haruspici. Mais, comment devons-nous interpréter cette expression technique « praecipua potentia » et surtout la dernière partie de ce passage : « ac pleraque caelestium uiam cursum septemos per numeros commeare… » ? Le ton désapprobateur de l’ensemble du passage suggère le manque de confiance de Tacite en cet art. 4.2.2. Tacite le fatum astral dans les Annales La lecture des trois premiers livres des Annales nous donne bien l’impression que la position de Tacite, à propos de l’astrologie, n’a pas évolué. C’est le constat fait des Annales II, 27,2 et II, 32,3. C’est vraisemblablement à partir du livre IV que son opinion sur cette question a positivement changé. Cela se remarque, d’une part, par le choix des mots employés chaque fois qu’il aborde la question de l’astrologie et, d’autre part, par l’absence de critiques virulentes à l’endroit de ceux qui y croient et qui l’exercent. On comprend pourquoi Tibère et Thrasylle n’ont pas été traités sévèrement comme l’ont été Othon, Ptolémée et Séleucus. Comment peut-on expliquer cette nouvelle attitude de Tacite ? L’Historien est-il finalement convaincu de la possibilité de prévoir l’avenir grâce au mouvement complexe des astres, de modifier le cours de l’Histoire par l’influence des étoiles ou par les implications de leur révolution sur les mortels ? En effet, le célèbre passage des Annales IV, que nous avons déjà commenté, nous pousse à répondre affirmativement à toutes ces questions même si, dans ses réflexions, Tacite emploie le verbe « dubitare ». Lorsqu’à propos de Lepidus, il dit « vnde dubitarer cogr fato et sorte mascendi… », notre historien est presque convaincu que, dans notre vie, tout est ou peut être déterminé dès notre naissance. Il reviendra sur cette idée dans une phrase des Annales VI, 22 dans laquelle il reconnaît que l’astrologie comme ars, c’est-à-dire comme science, a été discréditée par des charlatans et des imposteurs. Même s’il ne cite pas leur nom, nous pouvons croire qu’il fait allusion à certains devins qui ont exercé dans le sillage des empereurs, tels que Ptolémée et Séleucus.
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Un autre texte, celui des Annales IV, 58,2, nous donne une autre preuve de l’évolution des idées de Tacite à l’égard de l’astrologie. « Ferebant periti caelestium iis motibus siderum excessisse Roma Tiberium ut reditus illi negaretur (…). Mox patuit breue confinium artis et falsi, ueraque quam obscuris tegerentur. »813 Dans ce passage, l’astrologie est appelée « ars » et ses partiquants des « periti » parce que leur prédiction était toujours tenue pour vraie, même si dans certaines circonstances elle était parfois teintée de fausses interprétations émanant du uulgus814. La phrase « Mox patuit… obscuris tegerentur » montre clairement que l’auteur des Annales place désormais l’astrologie au même titre que la science même s’il reconnaît en elle une petite marge d’erreur. Cette conviction le pousse à modérer son jugement lorsqu’à deux reprises il nous signale que Tibère cultivait la science des astrologues. Dans un passage des Annales VI, 20,2, Tacite évoque la prédiction faite par Tibère sur l’avenir de Galba. Ce qui est intéressant dans ce passage, ce n’est pas la prédiction de Tibère qui, on le sait, s’est confirmée plus tard. Ce sont plutôt les termes employés par notre historien : on voit clairement qu’il ne parle plus de superstitio pour désigner l’astrologie. À la place, il recourt à un terme technique à consonance scientifique, à savoir : scientia, plus précisément par l’expression « scientia Chaldaerum artis ». L’historien va jusqu’à approuver la peritia de Thrasylle, chose qu’il n’a pas faite en ce qui concerne Ptolémée ou Séleucus. Avant de tenter de tirer une quelconque conclusion sur la fatalité astrale chez Tacite, évoquons cet épisode des Annales VI, 46,3 dans lequel Tacite laisse entrevoir l’incertitude de Tibère sur le choix à effectuer pour sa succession. Déjà vieux et maladif, l’Empereur ne savait pas s’il fallait remettre l’Empire au fils aîné de Drusus, au fils de Germanicus ou même à Claude malgré son âgé avancé. Devant cette hésitation, écrit Tacite, Tibère s’en remet au fatum815 : « …,
813
« Les experts en astrologie déclaraient que Tibère avait quitté Rome sous des positions astrales de nature à lui interdire le retour (…). La suite fit voir la marge étroite qui sépare la science de l’erreur et de quelles obscurités les vérités sont recouvertes. » 814 Dans les Histoires, l’astrologie est appelée supersitio et ceux qui la pratiquaient étaient des mathematici. 815 Le fatum dont il est question ici ne peut être que celui lié aux astres et non le fatum déterminant les causes naturelles. Dans le fond, ce passage et tant d’autres d’ailleurs (par ex. Ann. XII, 22 ; 52 ; 68,3; XIV, 9,3 ; XVI,14 ;31) témoignent sans doute que, dans les Annales, Tacite commençait déjà à s’intéresser à l’astrologie, c’est-à-dire à la mantique.
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incertus animi, fesso corpore, consilium, qui impar erat, fato permisit, iactis tamen uocibus pers quas intellegeretur prouidus futurorum. »816 4.3. Tacite, partisan de la causlité due à la fatialité Eu égard aux nombreuses études consacrées au fatum chez Tacite, tenant compte également des points de vue que nous avons soutenus dans notre thèse, points de vue du reste encore d’actualité, l’étude du fatum chez Tacite nous amène à considérer cet historien comme un partisan de la causalité due à la fatalité817 dans le cours des événements historiques. Le principe est le suivant : hormis la causalité humaine et la causalité divine, certains phénomènes irrationnels s’expliquent à la fois par le fatum-destin, tel que le conçoit Cicéron dans son De Diuinatione I, 55, 125-126, et par le fatum conçu comme l’influence des astres. Le hasard (fors) à quoi l’historien impute parfois la cause et l’explication peut, dans ce cas précis, être considéré comme une manière dont l’homme vit le fatum. Si Tacite arrive à dénoncer le caractère incertain, voire volontairement mensonger, des prédictions de certains astrologues qui se prétendent fondées sur le cours et la position des astres, la responsabilité doit être attribuée à eux-mêmes. Quant à cette double causalité régie par la fatalité, l’historien reconnaît bien qu’elle agit d’une manière imprévisible, mais contribue beaucoup à la réalisation de certains phénomènes qui ont marqué l’histoire. En clair, dans la recherche et l’analyse des causes, pour exprimer une réalité difficile à expliquer, celle des forces profondes qui meuvent les hommes et provoquent le déroulement des événements, Tacite emploie très souvent ce vocable aux contours mal définis comme s’il voulait suggérer au lecteur la complexité de ce que leur esprit doit concevoir du point de vue de la causalité, à savoir : le fatum. Dans l’écriture tacitéenne de l’Histoire, ce terme pose évidemment un problème à la fois lexical et sémantique. En effet, le fatum tacitéen appartient, primo, à l’ordre des choses dites, des réalités tenant leur existence d’une proclamation solennelle des oracles, des augures ou des haruspices (ce qui nous renvoie au thème de la croyance à l’astrologie), secundo, à l’ordre des forces déterminantes des causes naturelles, même si certaines d’entre elles sont dues à la fors ou à la fortuna et, tertio, à ce 816
« … l’esprit irrésolu, le corps fatigue, il remit au destin la décision dont il était incapable, tout en proférant quelques mots de nature à laisser entendre qu’il prévoyait l’avenir… » 817 Erikson 1934, 69, présente Tacite comme un fataliste sceptique.
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que, faute de mieux, nous traduisons par le mot destin, ou plutôt destins. Tout cela se ramène à cette conclusion : le fatum tacitéen résulte du fait qu’une situation historique pourrait être ce qu’elle est en vertu des causes extérieures dont on avait d’abord aperçu les effets possibles. Chez Tacite, le déroulement de l’Histoire impliquant des séries de forces déterminantes n’exigeait nullement que ces series fussent prévues de toute éternité. Sinon que restera-t-il à l’homme comme position pratique si ce n’est qu’une obéissance résignée, faisant de lui un jouet de ces forces déterminantes, aveugles et incompréhensibles, devant lesquelles il n’aura apparemment rien d’autre à faire qu’à les subir ? Interrogation majeure pour notre historien, car, si tel est le cas, quelle autonomie peut avoir l’homme s’il est conduit aveuglement par un destin déterminant et surtout dans quelle mesure peut-il avoir la responsabilité de sa propre vie ? Ces questions ouvrent la porte à un autre thème cher à A. Michel, à savoir : Histoire, Homme et Liberté. Nous y reviendrons. Précisons tout simplement qu’une telle vision des choses signifiera la négation totale de la liberté humaine et l’affirmation de la prouidentia dans les affaires humaines. En conclusion, pour Tacite, le fatum est une necessitas historique telle qu’elle se dégage d’une analyse du passé. Le monde subit les jeux occultes et incontrôlés dont les antagonismes ne sont que des agents. C’est cette prise de conscience à cette sorte de fatalité que Tacite a voulu amener les hommes. Mais ceux-ci sont aveuglés par les passions et certains actes immoraux qui engendrent les courroux des dieux. Ce sont donc tous ces éléments ou ce schéma causal que Tacite a bien voulu démontrer dans ses écrits qui se présentent, d’une part, comme une tragédie humaine et, d’autre part, comme un profond exposé causal sur la détérioration progressive de l’idéal républicain. Une telle philosophie de l’Histoire ne peut être réellement et profondément saisissable que si l’on parvient à maîtriser l’ensemble de procédés littéraires et rhétoriques employés par Tacite. Pour beaucoup de critiques, le rôle causal accordé par Tacite au fatum et aux dieux traduit soit une tendance épicurienne, soit une tendance stoïcienne. Nous pensons, pour notre part, que la pensée tacitéenne n’a jamais été épicurienne malgré l’alternance de la benignitas et de l’ira/l’ultio des dieux dans le cours des événements. Dans sa façon de concevoir le fatum, il est fort possible que notre historien ait évoqué le stoïcisme. Mais, étant donné qu’il était certainement au courant de la critique des théories stoïciennes faites par Cicéron dans son De fato VI, 11 et XVI, 38, Tacite a fait preuve d’un éclectisme philosophique qui le rapproche du néo-platonisme. D’ailleurs, 316
d’après A. Michel818, les idées de Tacite sur le destin sont très proches de celles qu’exprime le Traité du destin du pseudo-Plutarque.
5. Fatume et libertas Ainsi que nous l’avons souligné supra, chez Tacite, la question de la libertas se pose également d’un point de vue philosophique dans la mesure où elle s’attache à la dignité humaine, au libre choix de l’individu. La notion de la liberté se complique si on l’évoque avec celle du fatum, car le couple « libertas-fatum » est source de plusieurs questions complexes : Peut-on dire que, pour Tacite, la liberté humaine dépend en grande partie du fatum ? Chez Tacite, la libertas subit-elle aussi l’influence du fatum ? Quelle est la part de la liberté humaine dans un monde dominé par le fatum, Ia fortuna, où surgit la sentence de la sors ? L’homme agit-il suivant sa propre volonté (uoluntas), sa propre décision (consilium) ou alors sous l’emprise des forces cosmiques ? Y a-t-il vraiment un rapport entre la liberté humaine et le destin, entre celle-ci et les dieux ? Voilà autant de questions qui montrent la complexité de la notion de la liberté chez Tacite. Dans ses écrits, à défaut de répondre précisément à toutes ces questions, cet historien a émis quelques réflexions sur les problèmes philosophiques qui étaient alors d’actualité. L’une de ses réflexions est contenue dans les Annales VI, 22. Au paragraphe 2 de ce chapitre, Tacite nous livre deux points de vue. Dans un premier temps, se demandant si le sort des mortels dépend du fatum comme nécessité immuable ou s’il est livré au hasard, c’est-à-dire au fortuitum, l’historien se plaît à évoquer la conception stoïcienne du « fatum » auquel les Stoïciens attribuent un rôle causal prépondérant. Comme nous l’avons fait remarquer, ces derniers, c’est-à-dire les Stoïciens, subordonnent ainsi les événements à une destinée et soutiennent le principe fondamental de l’enchaînement des causes, c’est-à-dire l’existence du déterminisme dans lequel il se demande si le sort des mortels dépend du fatum, c’est-à-dire d’une nécessité immuable, ou s’il est livré au hasard, au fortuitum. Dans un second temps, l’historien évoque la conception stoïcienne du fatum. Il estime que les Stoïciens soutiennent l’idée de la causalité relative à l’intérieur de l’ordre du monde819 : en effet, tout en donnant au fatum un rôle causal 818 819
Michel 1959,97. Cf. Grimal 1990,316.
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prépondérant, les Stoïciens subordonnent les événements à une destinée, mais indépendamment du cours des étoiles, et soutiennent le principe fondamental de l’enchaînement des causes, c’est-à-dire l’existence du déterminisme. C’est à ce moment que Tacite souligne : « ...ac tamen electionem uitae nobis relinquunt, quam ubi elegeris, certum imminentium ordinem. » Cette phrase est lourde de sens : en effet l’expression « electio uitae » (choix de notre vie) – qui se trouve dans ce passage, ne peut que retenir l’attention du lecteur dans la mesure où non seulement elle suppose la décision et la volonté humaine, mais encore elle suggère la liberté humaine. Cela n’épouse pas l’idée de Tacite qui pense « choisir sa vie », c’est engager sa responsabilité, une responsabilité qu’on doit supporter avec toutes ses conséquences. Comme l’a si bien souligné A. Michel820, cette théorie stoïcienne s’applique parfaitement à Néron : ayant décidé pour la seconde fois de tuer sa mère, il a choisi de se détourner de Sénèque pour se mettre aux mains de son affranchi, Anicetus. En le choisissant pour consommer le crime (Ann., XIV, 7, 5), Néron ne peut plus changer le cours de son destin : il obtient l’Empire sur un crime qui pèsera lourd sur sa personnalité. À cause de cet assassinat délibérément programmé, Néron, en tant que responsable numéro un du crime, sera pris de terreur (Ann., XIV, 10, 1-2) et de remords chaque fois qu’il verra cette mer et ses rivages. Dans l’espoir de retrouver la paix intérieure, c’està-dire sa liberté profonde, il se retira à Naples (Ann., XIV, 10,3). Pour Tacite donc, tout ce que Néron a enduré depuis l’assassinat de sa mère jusqu’à son suicide, le 9 juin 68, est la conséquence directe de sa décision et de son choix. Dans les Annales, XIV-XVI, Néron, il est vrai, aurait pu choisir entre les crimes et la sagesse. Il a opté pour les crimes. C’est ce choix qui a forgé sa propre fatalité et l’a conduit à son propre désastre. L’exemple du Néron tacitéen démontre que l’homme est responsable parce qu’il agit selon sa nature propre, même s’il suit ses impulsions réactionnelles. Si, partant de cet exemple de Néron, l’electio uitae suggère la libertas humana, une question nous vient alors à l’esprit : quel rapport y a-t-il entre les hommes et le destin ? Le destin, pense Tacite, ne porte pas sur le choix de notre vie, mais seulement sur ses conséquences. Mais pourquoi notre historien a-t-il évoqué la notion de la liberté en rapport avec celle du fatum ? Veut-il dire que la liberté 820
Michel 1962, 162, note 55.
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humaine résiderait dans l’interprétation des circonstances déterminées par la fatalité ? Cette question, il faut le préciser, constitue en ellemême l’une des plus grandes préoccupations philosophiques de Tacite dans son œuvre. Dans les passages qui posent le problème du rapport entre le destin et la liberté, il nous fait découvrir ce qu’il convient d’appeler le drame humain. Celui-ci est l’expression d’un dilemme dû au choix que l’homme doit faire. Et ce choix ne lui laisse que deux possibilités : ou bien il est libre, ou bien tout lui est déterminé. Chez Tacite, l’homme se présente comme l’auteur et la cause ontologique de ses actes sans toutefois renier l’existence du destin et son pouvoir d’influence sur lui. En d’autres termes, face au fatum, l’homme est-il vraiment responsable de ses actes821? Tout lui est-il déterminé ? Autrement dit, la liberté humaine ne résiderait-elle pas dans l’interprétation des circonstances déterminées par la fatalité ? Tacite n’a pas répondu d’une manière explicite à toutes ces questions. Cependant, une chose est sûre : la notion de la libertas a déterminé, chez Tacite, l’élaboration d’une des définitions historicophilosophiques de l’homme. Pour cet historien, la marque essentielle de l’homme, c’est la raison, non pas cette raison qui, comme le souligne Meslin822, serait un simple instrument de spéculation et d’explication du cosmos, mais très précisément cette raison qui fait de l’homme l’exécuteur volontaire, et donc non contraint par quelque nécessité, des actions de quoi dépendra le devenir historique. Pour Tacite, c’est dans l’exercice de l’acte volontaire que réside la valeur de la personne humaine, son mérite et son démérite. En d’autres termes, pour Tacite, l’homme ne peut exister qu’à la mesure de ses responsabilités dans l’histoire, c’est-à-dire dans le monde. Nous l’avons déjà dit : du point de vue philosophique, Tacite aborde la question de la liberté humaine en s’appuyant sur la doctrine stoïcienne à travers laquelle il voit, dans une certaine mesure, le fondement rationnel et la justification de ses idéaux sur cette question. 821
Pour R. Aron (cf. Aron, R (1948) : Introduction à la philosophie de l'histoire : essai sur les limites de l'objectivité historique, 11e éd., Paris, 209), «est historiquement responsable celui qui, par ses actes, a déclenché ou contribué à déclencher l'événement dont on recherche les origines.» Parce qu'elle a une portée purement morale, cette définition convient également à Tacite qui conçoit la responsabilité humaine, non seulement comme une question scientifique, mais aussi - et surtout - comme une question d'ordre moral. C'est pour cette raison que, dans ses jugements, il prend en considération non seulement les actes, mais aussi les intentions des personnages mêlés à telle ou telle situation. 822 Meslin 1985,251.
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La libertas étant l’expression d’une autre vision philosophique de l’existence humaine, Tacite la définit et l’analyse par rapport à la uoluntas. C’est elle – la uoluntas donc – qui permet à l’homme d’opérer un choix entre le Bien et le Mal. C’est elle qui lui permet de concilier, dans la pratique quotidienne, le libre arbitre de chacun avec l’ordre du monde défini comme rationnel. On peut déduire que, chez Tacite, la liberté humaine constitue une notion assez complexe surtout quand elle est liée à celle du fatum. La seule façon de la circonscrire est d’aborder cette question sous trois rapports à travers lesquels se dessine tout le drame humain que Tacite a bien voulu exprimer dans ses écrits. En clair, la liberté humaine chez Tacite se définit par rapport à l’homme lui-même, aux dieux et au destin. Examinons ces trois rapports. 5. 1. La libertas humaine face à l’homme lui-même Au chapitre VIII de son ouvrage sur le Dialogue des orateurs de Tacite et la philosophie de Cicéron, A. Michel a clairement démontré que, dans la pensée de Tacite, les passions des hommes les empêchaient de comprendre le véritable sens du destin, et les véritables choix qui étaient proposés à leur liberté. Ce qui nous amène à dire que, pour notre historien, avant de se sentir vraiment libre, l’homme doit arriver à maîtriser la panoplie des passions qui « siègent » dans son âme. Car, ce n’est que de cette façon-là qu’il peut établir la différence entre le souverain Bien et le Mal. L’homme ne peut y arriver que s’il accepte de faire un bon choix et de se montrer responsable. Rappelons que la notion de la responsabilité n’est pas du tout facile à cerner. Dans les Annales XIV-XVI, Néron aurait pu choisir entre les crimes et la sagesse. L’empereur a opté pour les crimes. C’est ce choix qui a forgé sa fatalité et l’a conduit à son propre désastre. L’exemple de Néron, pour ne prendre que celui-là, démontre que l’homme est responsable parce qu’il agit selon sa nature propre, même s’il suit ses impulsions réactionnelles. À travers le personnage de Tibère, Tacite nous montre que certaines personnes perdent leur liberté parce qu’elles sont prisonnières d’elles-mêmes et de leurs passions : elles n’ont pas d’autres recours, car, aveuglés par leurs erreurs, elles se livrent à ce destin qui prend la figure de leur faiblesse, de leur folie.
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5.2. La libertas humaine face aux dieux Nous l’avons vu : les dieux tacitéens ne sont pas de simples allégories ni des abstractions fantomatiques. Ce sont des forces réelles, authentiques et invisibles avec qui il faut communier et composer. Or, ces êtres ne se décident qu’en tenant compte de la conduite morale des humains. Sur ce plan, la logique de Tacite est simple : chaque acte du présent accompli par l’homme, un mot prononcé par hasard ou sciemment entraîne de fait ce que sera son futur. Cette logique est largement enracinée dans les cœurs des hommes au point qu’elle les empêche de s’épanouir pleinement. Par rapport aux dieux, la liberté humaine ne repose pas sur la résultante des volontés individuelles ; elle est subordonnée à notre conduite. C’est pour cette raison d’ailleurs que, chaque fois que l’occasion l’exige, Tacite félicite l’homme bon parce qu’il est bon et critique le mauvais parce qu’il est mauvais. Dans sa pensée, si quelqu’un comme Lepidus ou le riche Bythinnien mérite des éloges, c’est moins pour le bienfait qu’il accomplit que pour sa conduite qui fait qu’il soit bon, c’est-à-dire qu’il soit en harmonie avec les dieux. S’il veut demeurer libre, l’homme doit donc faire preuve d’une moralité irréprochable. 5.3. La libertas humaine face au destin L’existence cachée du destin compromet d’une manière générale la liberté humaine. Pour l’homme, le fatum représente tout ce qui le menace, le limite dans ses actions et parfois l’écrase. Mais Tacite ne croit pas vraiment à cette idée très ancienne de la dépendance totale de l’homme aux caprices du destin. Si le destin, en tant que force transcendantale, a le pouvoir de tout dicter à l’homme, Tacite reconnaît en ce dernier une infime parcelle de liberté de « vouloir » ou de « ne pas vouloir », « d’agir » ou « de ne pas agir » malgré les contraintes du destin. L’exemple de M. Lepidus, repris dans les Annales, IV, 20, 3, montre clairement que notre historien laisse encore une place à la liberté humaine, sur laquelle sont fondés ses analyses psychologiques et ses jugements moraux. C’est d’ailleurs cette philosophie de l’histoire qu’A. Michel a tenté d’éclairer dans un de ses articles823. Comme l’a dit J. Cousin, Tacite « admet pour l’homme une certaine liberté, dans un monde que domine le fatum, où souffle le vent de la fortune, où surgit la sors, mais pour lui, l’agent de ce fatum, 823
Michel 1970,105-115.
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de cette fortuna, de ce sors, c’est l’homme. S’il y a fatalité, c’est celle des passions qui grouillent dans les bas-fonds de l’âme. »824 On peut constater que, quel que soit l’angle choisi pour aborder la notion de la liberté humaine chez Tacite, tout aboutit au seul point comme un : la morale. Cela veut tout simplement dire que, pour cet historien, ce qui fait l’homme et l’Histoire doit être subordonné à l’éthique individuelle ou collective. Telle d’ailleurs est l’idée principale du discours de Galba dans les Histoires I, 15,4 : « Fidem, amicitaima, praecipua humani animi bona, tu quidem modum constantia retenebis… » L’analyse que nous venons de proposer constitue notre manière de percevoir cette question de liberté chez Tacite. Celle-ci n’est pas seulement un problème philosophique, mais aussi moral. Face aux forces cosmiques, face aux dieux, l’homme, s’il veut demeurer libre, doit mettre une hiérarchie dans ses pensées et arriver à vaincre ses passions ou d’autres sentiments qui peuvent l’aveugler. Ce qui rend complexe la notion de la liberté humaine chez cet historien, c’est le fait qu’elle est posée en même temps en rapport avec le fatum, car dans certaines circonstances, le destin empêche l’homme de se servir de sa uolontas et de son consilium. S’il est vrai que la notion de la liberté humaine peut se résumer à un simple caractère d’un vouloir qui ne subit aucune contrainte ou aucune nécessité, pourquoi alors Tacite pose cette question en même temps que celle du destin ? Est-ce une façon, pour lui, de dire que le fatum et la libertas sont deux notions philosophiquement inséparables ? La question reste entière, et pour cause. Tacite n’a pas consacré des chapitres spéciaux dans lesquels il exposerait ses idées sur la liberté humaine. Cela peut se comprendre dans la mesure où cette notion n’a jamais été traitée en profondeur ni chez les premiers Grecs ni même chez les écrivains romains. La notion de la liberté n’a eu dans la pensée de Socrate aucune importance spéciale825. Selon J. Chevaler826, Platon, les Grecs en général ignorent la notion de la liberté. Tacite aborde cette question de deux manières, il met en présence deux conceptions de la liberté : d’une part, la liberté est conçue comme une concession des mortels pour qu’ils puissent accomplir leur destin827, d’autre part, la liberté est 824
Cousin 1951,232-233. Cf. Pohlenz, H. (1956) : La liberté grecque, Paris, 82 sq. 826 Cf. Chevalier, J. (1974) : La notion du nécessaire chez Aristote, Paris, 98. 827 Selon Ducos LIBERTE, cette liberté est aveugle, illusoire, mais elle apparaît comme totale si et seulement si nous ne considérons uniquement que cette possibilité de choix 825
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conçue comme un cadre dont les limites sont fixées par la fatalité (fatum). Ces deux conceptions placent l’homme tacitéen devant une situation inconfortable et donc une situation dramatique, car ni le destin ni les dieux ne tiennent compte de sa volonté. En cela, les personnages tacitéens ignorent ce que les divinités et le destin attendent d’eux et où ils les conduisent. Tout ce qu’ils savent, c’est le fait que l’issue de leurs actes est entre leurs mains. C’est pour cette raison qu’ils sont constamment tentés de les interroger et, pour cela, recourir aux oracles. Tel fut les cas de Tibère, Titus, Vespasien pour ne citer que ces trois personnages. Si telle est la pensée de Tacite sur la liberté, on peut alors prétendre que, pour cet historien, l’homme n’est pas totalement libre. Il essaie de le devenir en modelant sa conduite morale. À travers la notion de la libertas, c’est toute une conception de l’homme et de son destin que nous découvrons. En effet, loin de conduire à l’hypothèse de l’écrasement de l’homme devant les injonctions des dieux et les caprices du destin, la notion de libertas chez Tacite présente une vue réaliste de cet historien entre l’homme, les dieux et le destin et fait intervenir dans l’écriture tacitéenne ce qu’il conviendrait d’appeler l’expérience humaine du destin. Cette expérience fait que, par rapport aux dieux et au destin, l’homme tacitéen ne peut globalement ni calculer ni prévoir, encore moins établir des étapes sûres et des jalons temporels précis ou probables parce qu’il se sent en quelque sorte « dépendant de… ». Cette même notion pose également un autre problème, celui de la responsabilité ou de la non-responsabilité de l’homme. Face aux dieux et au destin, Tacite reconnaît à l’homme une parcelle de liberté : celle-ci lui permet de décider, de choisir, de vouloir ou de procéder par le contraire. L’analyse de la notion de libertas, menée à un haut degré philosophique, permet de cerner ce que Tacite pense réellement de l’homme en général et du Romain en particulier. Il se dégage des Histoires et des Annales que, pour cet historien, le Romain est un homme du grand défi héroïque et tragique ; il n’est pas vraiment la proie résignée et passive d’un fatum capricieux et arbitraire. Bien qu’il soit libre, Tacite reconnaît que, chaque jour de son existence, le Romain est l’artisan tenace d’une quotidienne conciliation entre déterminisme et liberté, témoignant ainsi à la fois de la crainte, de donnée aux hommes.
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l’hésitation et de l’audace envers tout ce qui semble inaccessible ou imprévisible à sa propre raison. Seul point sombre pour lui, parce qu’il est préoccupé de connaître son avenir qui, d’ailleurs lui reste mystérieux, l’homme tacitéen a tendance à perdre une partie de sa liberté : en effet, dans certaines situations, il a tendance à se tourner vers le monde divin afin d’être éclairé sur son futur et de pouvoir, de ce fait, agir. Plusieurs passages des écrits de Tacite attestent que l’homme romain a besoin de savoir pour agir : savoir l’avenir, c’est préserver une partie de sa liberté d’action afin d’admettre le caractère absolument contraignant de toute technique divinatoire. Bref, définie comme une possibilité donnée aux hommes de choisir, la libertas est pour Tacite l’expression philosophique par laquelle l’homme réalise volontairement sa personnalité à travers les événements historiques, au lieu de les subir du dehors comme un destin aveugle. Ce chapitre apporte un éclairage sur la philosophie tacitéenne de l’histoire que nous allons tenter de circonscrire dans la section suivante.
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Conclusion générale Pensée historique, pensée philosophique et nécessité causale chez Tacite Que conclure au terme de cette étude à travers laquelle nous rendons hommage à l’Historien des idées que fut A. Michel, étude qui, soit dit en passant, nous a permis de procéder à une relecture critique d’une grande partie de nos travaux publiés à ce jour dans des revues spécialisées ? Avant de répondre à cette question, il nous paraît important de rappeler que, tout au long de sa vie scientifique, A. Michel a tenté de cerner la « pensée historique » de Tacite828. L’un de ses axes des recherches est sans nul doute ses réflexions sur la « causalité historique chez Tacite ». L’approfondissement de cette notion nous a, pour ainsi dire, scientifiquement rapproché de lui. En effet, lors de nos recherches doctorales, nous avons constaté que la causalité (notion prise dans toute sa globalité), la psychologie, la religion, les passions, le destin et la liberté humaine interviennent régulièrement dans les récits de Tacite. Nous avons alors déduit que c’est par l’analyse et la compréhension de toutes ces notions qu’on 828
A. Michel ne cessait de nous le rappeler : la question relative à la philosophie tacitéenne de l’Histoire a toujours divisée les savants depuis l’intéressante étude de von Poehlmann, R. (1913) : Die Weltanschauung des Tacitus, München et même l’article de Ph ; Fabia sur l’irréligion de Tacite (cf. Fabia 1914). Cependant il faut être lucide et faire la part des choses en distinguant nettement les influences que cet historien a subies – stoïcisme, scepticisme épicurien, fidéisme astral – et l’originalité de sa pensée tant sur la question relative au rôle des forces cosmiques (fatum, fortuna, fors et sors) et des dieux dans les affaires humaines que sur la conception de l’histoire. Sur ce dernier point, de nombreuses études publiées dans les années 50 (cf. par ex. Lacroix 1951, Béguin 1951 et 1955, Grenade 1953, etc.) nous ont éclairé, mais le ‘Tacite et le destin de l’Empire’ d’A. Michel (cf. Michel 1966) est, à nos yeux, une synthèse bien réussie. Les contributions de notre Maître après ce best-seller sur Tacite, les récents travaux d’O. Devillers, de F. Galtier ainsi que nos modestes investigations ont appaorté un véritable éclairage sur la pensée philosophique et historique de Tacite. C’est cette pensée que nous avons tenté de restituer dans cet ouvrage.
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peut arriver à cerner la véritable pensée tacitéenne de l’histoire. Cette conclusion a fait l’objet d’un article que nous avons publié dans Latomus829. Dans cette publication, nous avons présenté l’écriture tacitéenne de l’Histoire comme un tout interrogatif et une méditation sur l’homme par-delà les réalités romaines. Quant à Tacite lui-même, il se révèle tant un historien qui, guidé par la ratio, s’est engagé à une analyse anthropologique menée à un autre niveau que celui de l’histoire traditionnelle, qu’un penseur éclectique des causes historiques. Que voulons-nous dire ?
1. L’écriture tacitéenne de l’Histoire comme un tout interrogatif En accordant une place de choix à l’analyse et à la recherche des causes des événements historiques, Tacite a voulu résoudre un problème fondamental : celui du sens de l’histoire. De l’Agricola aux Annales, sa profonde préoccupation intellectuelle était de répondre à une série de questions dont les plus importantes à nos yeux sont les suivantes : 1) l’histoire de Rome qui constitue son fond littéraire va-telle dans le sens d’un perfectionnement des hommes ou de la volonté divine ? 2) Cette histoire s’oriente-t-elle dans le sens de l’épanouissement de l’homme et de sa compréhension des faits historiques ? 3) Qu’en est-il du devenir de l’homme et surtout de celui de Rome ? C’est à travers les réponses à toutes ces questions que la critique moderne comprendra la trame et l’esthétique des récits rapportés par Tacite et dont la finalité primordiale est avant tout de corriger le déclin des mœurs en s’appuyant sur les bona exempla et sur les documenta des autres.
2. L’écriture tacitéenne de l’Histoire comme une méditation sur la liberté et la tragédie humaines Considérée comme un effort intellectuel et spirituel d’un historien qui cherche à comprendre l’homme et le monde qui l’entoure, l’écriture tacitéenne de l’Histoire est un champ magnifique de la méditation tant sur les causes des événements qu’avait connus Rome, sur la condition humaine face à la tyrannie des princes, que sur le pouvoir impérial, sur l’évolution des mœurs, c’est-à-dire sur les vertus spécifiques de certains 829
Cf. Mambwini 1977b.
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individus, sources de leur bonheur, de leur force et de leur gloire. Cette méditation devient tragique quand il s’agit de la succession des princes, des passions humaines mal maîtrisées. Au fil de lecture, cette même méditation qui ouvre la voie à une profonde réflexion sur les dieux et sur les forces cosmiques se transforme en un cours de morale à même de responsabiliser les humains et des les instruire par des exempla des autres. À travers cette méditation où l’esthétique accompagne la rhétorique sur le fond de l’histoire, Tacite, qui nous donne l’impression de douter830 dans ses explications, voulait nous faire prendre conscience d’une chose : ce sont les hommes qui font l’histoire même si les dieux et le destin peuvent modifier le cours normal des choses.
3. L’homme romain : principal facteur de la causalité historique En étudiant l’écriture tacitéenne de l’Histoire sous la direction d’A. Michel, nous n’avions qu’une obsession, s’il fallait s’exprimer ainsi, à savoir : cerner la vraie pensée historique de Tacite. Au stade actuel de nos connaissances, nous pouvons affirmer que, Tacite, homme de grande culture, connaissait l’essentiel de la littérature philosophique, de Cicéron à Sénèque et au-delà, sans oublier les Grecs. Ainsi, sa pensée historique a certainement subi l’influence de tous ces auteurs. En choisissant d’écrire l’histoire, Tacite ne poursuivait qu’un seul but : rechercher les causes des événements, les analyser afin de les 830
Dans certaines de ses explications, Tacite opte pour la prudence. C’est cette sorte d’indécision que certains critiques considèrent comme un doute. Ainsi que nous l’avons souligné (cf. notre thèse, version remaniée, p. 496-497) le pseudo-doute de Tacite, expression littéraire de son scepticisme, signifie tout simplement les distances que cet historien prend avec les aspects les plus contestables des interprétations que certains hommes, aveuglés soit par les passions, soit par leur foi traditionnelle, donnent à tel ou tel événement, à tel ou tel phénomène. S’il est vrai que Tacite hésite, il faudrait bien comprendre cette hésitation comme l’expression d’un souci constant d’un historien d’approfondir les problèmes psychologiques posés par ses personnages. Sur ce point précis, cf. Zuccarelli, U. (1965) : « Le esitazioni di Tacito sono dubbi di storico o incertezza di psicologo », G.I.F. 18, 261-274. Il faut noter que, dans l’établissement des faits, Tacite a rencontré des difficultés. Ainsi, conscient de ces difficultés, il a opté pour une méthode assez originale : d’une part, il doute effectivement mais, en même temps, il croit à la certitude historique ; d’autre part, il croit non seulement à cette certitude historique mais aussi au doute historique, celui-là même qui conduit Tacite à analyser rationnellement et à rechercher les véritables causes d’un événement parmi un éventail d’informations en sa possession. Tel est le grand problème chez Tacite qui accepte les deux notions tout en se penchant sur celle relative à la certitude, celle-là même qui conduit directement à la découverte de la vérité historique.
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rendre compréhensibles. Dans sa démarche, considérant que les événements historiques sont la conséquence d’un faisceau de causes, Tacite nous a fait savoir implicitement qu’il ne néglige aucune cause. Homme de grandes perspectives historiques, cet historien sait que les petites causes engendrent parfois les grands événements. C’est pourquoi, dans ses analyses, il tient compte aussi des prétextes, des causes immédiates, les causes réelles831. Dans certaines circonstances, on le voit indiquer des motifs infimes et sans proportion avec l’événement qu’ils sont censés déterminer. Quand bien même il n’écarte pas les causes dues à l’intervention divine et à celle des forces cosmiques, Tacite place le facteur humain, mieux l’homme au premier plan de toutes les causes des événements historiques. On comprend pourquoi, dans ses réflexions sur l’histoire de Rome, les passions occupent une place de choix, car il est convaincu que les initiatives humaines jouent le plus grand rôle dans le cours des événements. En d’autres termes, pour Tacite, les événements historiques ne sont rien d’autres que les manifestations de l’activité humaine. On comprend pourquoi cet historien s’est profondément investi dans la compréhension tant psychologique que sociale et sociologique des individus, des princes, mais également du uulgus. Cette compréhension, cernée au plus haut niveau, transforme, pour ainsi dire, les écrits historiques de Tacite en un essai d’anthropologie romaine, un essai dans lequel il montre que l’artisan premier de l’histoire de Rome, de ses institutions, de son développement culturel, bref de sa civilisation, c’est l’homme romain. En l’étudiant dans ses comportements, ses appétits de domination et de bonheur, dans ses assurances et dans ses craintes, Tacite est l’un de rares historiens latins qui s’est investi à une analyse anthropologie menée à un autre niveau que celui de la simple histoire événementielle, institutionnelle, économique et sociale. En accordant une attention particulière à toutes les strates de l’histoire romaine dans lesquelles il souligne le rôle joué par l’homme romain, Tacite a considéré celui-ci dans sa totalité vécue, il a émis de profondes réflexions sur ses attitudes pyschologiques, sur ses conduites fondamentales, en les analysant à travers les cadres mêmes de sa vie, ainsi que dans ses réactions devant les grands problèmes de toute 831
Pour Tacite, tout événement historique dérive de plusieurs series. Qu’il s’agisse, par exemple, de l’avènement de Tibère ou de la mort de Néron, ou encore de la guerre civile des années 68-69, on discernerait aisément plusieurs causes, mais toutes ces causes se réduiraient en une seule, à savoir : l’homme en tant qu’entité psychologique et morale.
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l’existence humaine – le pouvoir l’amour, le bonheur, la mort, les dieux –, bref, en situant l’homme romain dans le déroulement de sa propre histoire, Tacite s’est efforcé, avec succès bien entendu, de comprendre les motivations profondes de ses conduites sociales et individuelles et d’en marquer les permanences. Dans son étude sur l’homme romain, Tacite apparaît sans aucun doute comme l’un de rares historiens latins qui, comme Salluste et Tite-Live, ont compris que l’homme romain, facteur principal de la causalité historique, témoigne d’une identité de conduites qui semble bien fondée sur des structures de pensée particulières et sur des permanences psychologiques originales. * ** Voilà quelques éléments de la pensée tacitéenne de l’Histoire que le professeur A. Michel a essayé de mettre en musique dans plusieurs de ses publications et que nous, à notre tour, avons tenté d’approfondir. En étudiant les idées de Tacite à travers ses écrits, en cernant sa pensée historico-philosophique, A. Michel a compris que, par l’analyse des valeurs culturelles et religieuses qui ont sous-tendu l’action de l’homme romain, par l’analyse des structures mentales de cet homme, structures perçues dans la variété de ses discours sur son monde et celui des autres, sur les dieux et sur les forces cosmiques dont il a du mal à cerner la causalité, Tacite n’avait qu’une seule obsession : comprendre l’homme romain, premier responsable de la causalité historique. Les idées tacitéennes d’A. Michel ont constitué et constituent la fondation de l’ensemble de nos recherches832. C’est pour cette raison que nous avons tenu à lui rendre hommage à travers cet ouvrage, car il fut et est toujours notre Maître. En tout cas, ses enseignements, nos propres recherches ainsi que la vaste bibliographie dont nous disposons sur l’historien Tacite nous ont conduit à cette conclusion : l’œuvre tacitéenne est incontestablement d’une richesse inépuisable. Comme nous l’avons dit dans un de nos articles833, l’étude de la notion de « causalité historique », mais aussi celle d’autres notions liées tant à l’histoire romaine qu’à la pensée historico-philosophique 832 833
Cf. Mambwini Kivuila-Kiaku dans la bibliographie. Mambwini 1997b,846.
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de Tacite nous ont permis d’apprécier l’effort de lucidité d’u auteur qui, par ses interrogations, peut nous aider encore aujourd’hui – à une époque d’incertitude où le déroulement de l’histoire est particulièrement mystérieux – à mesurer nos responsabilités d’hommes dans le cours des événements que nous croyons subir. En suivant Tacite dans ses écrits, nous remarquons que cet historien a voulu non seulement méditer profondément sur ce que voulaient dire, à l’époque impériale, les concepts de bonheur, de malheur, de sagesse, de pouvoir, de suicide, mais aussi nous enseigner ce qu’il pensait vraiment de l’Univers en général et l’homme en particulier. C’est pour cette raison d’ailleurs que, lorsqu’on cherche à préciser ses véritables pensées sur les causes de l’Histoire, on a l’impression d’avancer dans une sorte de théâtre d’ombres et de lumières, au bout duquel on espère infiniment découvrir la force de l’amour entre les humains, voir les dieux établir l’équilibre du Cosmos grâce à leur vigilance. Tout au long de sa vie scientifique, notre Maître A. Michel a mis en musique cette pensée de Tacite.
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Docteur ès Lettres de l’Université Sorbonne-Paris IV, José MAMBWINI KIVUILA KIAKU est Professeur et Chef de Département de Lettres et Civilisation Latines de l’Université Pédagogique Nationale (UPN), en RD Congo. Spécialiste de Tacite, Directeur du Centre d’Etudes et de Recherches sur l’Antiquité Classique (CERAC) rattaché à cette Université, il est aussi Député à l’Assemblée provinciale du Kongo central où, à la manière de Cicéron, il met son eloquentia au service de la population.
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ISBN : 978-2-343-17536-2
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José M AMBWINI K IVUILA-K IAKU
Dans cet ouvrage qui inaugure la Collection Africa Latina, tout en rendant hommage à son maître, le Professeur Alain Michel, Directeur de sa thèse, l’auteur propose aux Latinistes du monde entier et à tous ceux qui s’intéressent encore à l’Antiquité classique une réflexion multithématique sur l’écriture tacitéenne de l’Histoire. Cette réflexion porte essentiellement sur les thématiques de prédilection abordées par son Maître dans l’ensemble de ses investigations sur Tacite, notamment la beauté, mieux l’esthétique chez Tacite, l’influence de la rhétorique dans l’écriture tacitéenne, la philosophie politique et les pensées philosophiques de Tacite sur l’histoire, la présence et l’influence des dieux dans les récits tacitéens, l’implication des forces cosmiques (fatum, fortuna, fors, sors) dans les affaires humaines, etc. Partant du fait que, depuis 1993, année de la soutenance de sa thèse, jusqu’à ce jour, les questionnements sur l’écriture de l’Histoire chez Tacite et sur sa pensée ont évolué et que l’arrière-plan intellectuel s’est aussi modifié, l’auteur a procédé à une relecture critique d’un certain nombre de ses publications sur cet historien et nous présente, ici, la synthèse de cet exercice qui donne un éclairage supplémentaire sur l’écriture de Tacite et sur tout ce qu’elle véhicule dans sa triple dimension esthétique, historique et philosophique.
L’ÉCRITURE DE L’HISTOIRE CHEZ TACITE
L’ÉCRITURE DE L’HISTOIRE CHEZ TACITE
José M AMBWINI K IVUILA-K IAKU
L’ÉCRITURE
DE L’HISTOIRE
CHEZ TACITE Esthéti�ue, Rhétori�ue et Philosophie
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