La conception de l'histoire à Rome chez Salluste, Tite-Live et Tacite: Etude littéraire de quelques préfaces 9782343144290, 234314429X

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La conception de l'histoire à Rome chez Salluste, Tite-Live et Tacite: Etude littéraire de quelques préfaces
 9782343144290, 234314429X

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José Mambwini Kivuila-Kiaku est Docteur ès lettres de l’Université Sorbonne-Paris IV, fondateur et directeur de publication de la Revue Africaine des Latines (RAEL), fondateur et directeur du Centre d’Études et de Recherches sur l’Antiquité Classique (CERAC), membre associé au Centre de Recherches sur les Littératures et la Sociopoétique (CELIS EA 4280 - équipe « Littératures et représentations de l’Antiquité et du Moyen Age ») de l’Université de Clermont-Ferrand (France), membre associé à l’Institut AUSONIUS UMR 5607 CNRS de l’Université Bordeaux-Montaigne, auteur de plusieurs essais littéraires, notamment sur l’écriture tacitéenne, chef du Département des Lettres et Civilisation latines de l’Université Pédagogique Nationales (UPN) de Kinshasa (RD Congo). Il enseigne, entre autres, les questions de poétique, les questions approfondies de littérature latine et l’explication approfondie d’un auteur latin. Illustration de couverture : © romasph - 123rf.com

ISBN : 978-2-343-14429-0

20,50 €

9 782343 144290

José Mambwini Kivuila-Kiaku

La conception de l’histoire à Rome chez Salluste, Tite-Live et Tacite

Consacré à la « conception de l’histoire à Rome », cet ouvrage est un thesaurus, une somme d’informations relatives à la théorie du genre selon les Anciens. Essai littéraire, dans la tradition philologique, sur les préfaces de Salluste, de Tite-Live et de Tacite, il n’a pas seulement pour ambition de présenter l’Histoire à Rome d’après ces historiens ; il voudrait aussi donner au public auquel il est spécifiquement destiné le goût d’aller plus loin et d’approfondir l’historiographie latine, ou mieux, la conception que ces trois historiens se faisaient de l’Histoire. Ce public, c’est bien évidemment celui composé des latinistes et des enseignants de latin, surtout ceux des classes terminales littéraires d’Afrique francophone subsaharienne. Pour tenter de cerner la pensée profonde de Salluste, Tite-Live et Tacite, l’auteur de cet ouvrage a amorcé un dialogue avec eux à travers des commentaires littéraires de leurs préfaces respectives considérées, à juste titre, comme le lieu par excellence d’une mise en scène d’un acte d’écriture historiographique qui est éminemment un acte de mémoire. Il se dégage de ce dialogue le fait que, pour ces trois auteurs latins, l’Histoire, espace littéraire par excellence censé incarner les grandes valeurs morales, politiques et spirituelles qui ont toujours fait la grandeur de l’Urbs, est un discours bien réfléchi destiné à lutter contre l’oubli du passé romain, un trésor d’exempla à imiter ou à rejeter, toujours à méditer.

José Mambwini Kivuila-Kiaku

La conception

de l’histoire à Rome chez

Salluste, Tite-Live et Tacite Étude littéraire de quelques préfaces

Préface de Florent Babaapu Kabilayi

La conception de l’histoire à Rome chez Salluste, Tite-Live et Tacite Étude littéraire de quelques préfaces

José MAMBWINI KIVUILA-KIAKU

La conception de l’histoire à Rome chez Salluste, Tite-Live et Tacite Étude littéraire de quelques préfaces

Préface de Florent BABAAPU KABILAYI

Du même auteur

Le combat d’un Congolais en exil : réveils douloureux (roman), Paris, L’Harmattan, 2011. La représentation de l’espace dans l’Enéide VI de Virgile, Paris, L’Harmattan, 2015. La poétique de l’espace dans les opera minora de Tacite, Paris, L’Harmattan, 2016. La désillusion d‘un Congolais rentré d‘exil (roman), Paris, Edilivre, 2016. L’Afrique vue par les Romains : les écrits de Salluste et de Lucain, Paris, L’Harmattan, 2017 (avec J.-B. Nsuka Nkoko).

© L’Harmattan, 2018 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-14429-0 EAN : 9782343144290

Sommaire Préface De l’historia ornata à l’historia magistra vitae : étalement de l’historiographie latine .......................................... 7 Avant-propos Une satura d’explications à la disposition de l’enseignant de latin ........................................................... 13 Introduction générale Un mot sur l’historiographie latine ........................................... 21 Chapitre I Salluste et l’Histoire : étude de la préface du Catilina I-IV ........................................................................ 49 Chapitre II Tite-Live et le métier d’historien (Préface d’AUC 1-13) ........ 93 Chapitre III Tacite et la construction d’une pensée historique : réflexions sur ses préfaces et digressions .............................................. 115 Conclusion générale.............................................................. 171 Appendice La conception de l’histoire chez Augustin (De Civ. Dei, V, 21-22) ......................................................... 177 Bibliographie sélective.......................................................... 193

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Préface De l’historia ornata à l’historia magistra vitae : étalement de l’historiographie latine Florent BABAAPU Kabilayi Professeur à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de l’Université Pédagogique Nationale (UPN) de Kinshasa, Président de l’Association des professeurs de latin de Kinshasa, APROLAK

Voici une initiative, un projet issu de bien des cogitations au sein du Centre d’Etudes et de Recherches sur l’Antiquité Classique (CERAC), partenaire du Département des Lettres et Civilisation latines de l’Université Pédagogique Nationale (UPN) de Kinshasa en vue de pourvoir à une carence : la documentation pédagogique pour les professeurs de latin en Terminales littéraires. Ce premier jet documentaire qui prend en charge les prologues (préfaces) est une étude littéraire de Salluste, TiteLive et Tacite. Elle est l’œuvre du Professeur José Mambwini Kivuila-Kiaku. Celui-ci est bien connu du monde des spécialistes de la latinitas ; il est tacitologue. Habité par le souci de distinction, il ne cesse de mettre à disposition son savoir et son savoir-faire pour affiner la compréhension de l’Antiquitas. Cette analyse des préfaces est un prétexte qui permet à l’auteur de remonter aux sources d’un genre littéraire : l’historiographie. En effet, fidèle à la tradition philologique, l’auteur prend soin d’indiquer d’abord que l’historiographie latine est à rattacher à l’histoire de la Rome républicaine, de la Rome impériale et triomphante. Ce qui se trouve confirmé par les propos d’un grand spécialiste, P. Grimal, de cette manière : « la littérature latine est essentiellement celle de Rome, de la Rome républicaine et conquérante, de la Rome impériale et triomphante. Elle est animée par l’esprit romain, célèbre la gloire de ceux qui sont devenus, avec bien des souffrances, les

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maîtres du monde ; mais aussi elle s’efforce de définir les valeurs fondamentales sur lesquelles repose cette conquête ; elle suit, parfois devance, l’évolution des esprits et contribue à la formation d’une civilisation originale, qui fut celle de Rome. » Ensuite, il amorce de présenter les différentes fortunes d’un mot : historia. Celui-ci est, note José Mambwini, d’origine grecque. Il signifiait recherche, information, exploitation, connaissance ; mais aussi il désignait le résultat de l’information, le récit de ce qu’on a appris, et, en fin de compte, histoire. Ce qui supposait également un savoir géographique qu’on acquérait à force de voyages et de recherches. Les Romains ont tout de suite compris que ce mot était à la base d’un genre d’écriture nouveau en Grèce qu’ils l’ont adopté et naturalisé. De ce fait, ils lui ont donné quatre sens. À en croire E. Cizek, historia désigne l’histoire panoramique des événements récents, comme chez Verrius Flaccus et Servius ; historia prend en charge les res gestae, l’histoire universelle et les annales ; historia a partie liée avec les monographies et les abrégés ; historia happe tous les genres de l’historiographie. Selon cette source, les quatre sens du mot ne se sont pas manifestés tous et pour la première fois à la même époque. Ce qui a conduit à une explicitation de chacun des sens relevés en précisant les contextes. Le premier sens est relatif à la contemporanéité ; l’histoire est considérée comme une espèce particulière d’histoire panoramique. Elle est une chronique des événements récents ou même contemporains de l’époque de l’historien. Le deuxième sens, lui, couvre toute histoire panoramique des événements. Il va des événements récents aux événements anciens. Ce faisant, il incorpore l’annalistique, les res gestae et l’histoire universelle. Le troisième sens concerne les monographies et les abrégés. Cicéron semble lui accorder une priorité du fait qu’il permet d’apprécier le style de l’auteur de ladite monographie. Ce qu’il fait, d’ailleurs, à propos de Caelius Antipater qui a écrit une monographie relative à la seconde guerre punique. Le quatrième sens intègre la biographie et les mémoires à l’historia. Ici, l’on est en face des traits de toute une époque représentée sous une forme particulière de biographies et de mémoires. À ce point, l’écriture de l’histoire a requis la manipulation de la matière

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afin de présenter et d’inculquer dans l’esprit des lecteurs une version des événements historiques. Voilà comment un genre littéraire est arrivé à exister. Devenu un genre littéraire, l’historiographie latine fédère plusieurs sous genres dont les plus marquants sont les annales (récit des événements du passé, présentés année par année, depuis les temps les plus reculés jusqu’à des périodes plus récentes) ; l’historia des événements récents ou la chronique (recueil de faits, consignés par ordre chronologique) ; la monographie qui, portant sur un sujet limité, un épisode particulier, suppose un choix. Aussi en arrive-t-on à la biographie ou au commentaire. La genrologie procède par identification et classification des textes selon leur écriture. Relativement à l’histoire des annales, l’on retient qu’il s’agit d’un long récit sur les temps lointains. Celui-ci prend en charge les événements d’une année ; il commence par les affaires intérieures de l’état, ensuite vient l’installation de nouveaux magistrats, la préparation de la campagne d’été ; puis l’on passe aux affaires étrangères c’est-àdire à la campagne d’été, entreprise contre les ennemis de Rome ; enfin, le récit revient aux affaires intérieures de l’année. Ce qui donne un schéma structural ci-après : annales - res internae - res externae - res internae. Du point de vue de la textualité, l’historiographie latine charrie les alluvions dus au subconscient collectif, à la mentalité consciente et aux structures axiologiques. Ce qui a conduit les auteurs célèbres dans le genre à proclamer la fides, la pietas, la dignitas et surtout l’honnêteté comme traits caractéristiques de l’historien. Ainsi le récit doit-il être loyal et tendre vers un certain respect de la veritas même si l’autonomie stylistique peut imprimer au texte un ton oratoire ou, par contraste, un ton anti-oratoire. Pour ce faire, l’historiographie latine remplit une fonction sociale mettant en exergue la dimension éducative et moralisatrice, la dimension patriotique, romanocentriste et anthropocentriste. En fait, la valeur exemplaire des faits relatés fait de l’histoire une collection de modèles à suivre ou à éviter. Elle est donc une magistra vitae. Du fait qu’elle ne s’intéresse qu’à l’histoire de Rome et a tendance à laisser dans l’ombre ce qui lui est étranger, l’historiographie latine joue le rôle de

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magnification de Rome et du Romain. Et écrire l’histoire est une tâche qui revient à l’orator pour deux raisons majeures, disait Cicéron, en sa qualité d’homme d’Etat et surtout parce que lui seul, l’orator, peut donner à l’histoire cette parure littéraire dont la privait l’inculture des annalistes, et que les Grecs ont si bien su lui confier. Cette histoire-là est une collection d’exempla, de précédents, pour l’orator et pour tout homme politique. Pour l’écrire, donc, il faut jouir de quelque liberté permettant de s’abstraire au milieu des activités absorbantes d’une part et, d’autre part, avoir un talent d’orateur pour orner le texte de la seule parure dont seul l’écrivain, fort des moyens de la rhétorique, est capable de mettre en œuvre. Ce qui fait de l’histoire une entreprise oratoire par excellence, pour reprendre l’expression cicéronienne, un opus oratorium maxime car faisant partie du genre oratoire démonstratif et aussi de ce genus demonstratum. L’historien n’est pas seulement un simple narrator ; il est un écrivain embellissant son récit. Il est celui qui dit ce qui est joliment beau. Cela étant, il faut savoir choisir des faits qui peuvent servir d’exemple et les exprimer dans un style harmonieux. Ce qu’il convient de noter, c’est que l’analyse littéraire tient d’un principe bien identifié par Roland Barthes, à la suite de Roman Jakobson et l’OPOIAZ : la responsabilité des formes. Celles-ci sont responsables, et donc pertinentes pour l’analyste, du fait qu’elles ajoutent du sens au sens. Ainsi, procéder à l’analyse des préfaces relève-t-il d’un choix ; les préfaces sont pertinentes car elles donnent accès à la pensée philosophique des auteurs et, partant, à la légitimation de leur vision de l’acte d’écrire, à la perception qui leur est propre de l’historia. Il ne s’agit pas de la forme pour elle-même mais de la forme pour imposer un contenu ; pour dire avec grâce, élégance et finesse un aspect de la vérité historique. Ce processus qui consiste à aller de la forme au contenu participe du démontage des mécanismes de mise en signe pour, enfin, construire une compréhension toujours croissante du texte. Il est donc, une sémiosis. Les préfaces sont, pour mieux dire, des formes sémiotisables. De cette manière, les préoccupations de l’analyste moderne retrouvent la théorie

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cicéronienne de l’historia ornata et contribuent à l’actualisation de la compréhension des textes antiques. Tout compte fait, il y a lieu de comprendre que cet ouvrage de José Mambwini est un thesaurus, une somme d’informations relatives à la théorie du genre selon les anciens et aussi un essai littéraire dans la tradition philologique. Le public auquel il est destiné est celui des latinistes et des enseignants de latin, avec cette précision du latin au degré terminal de l’enseignement au secondaire. Il convient de faire cette mise au point : les informations ici réunies relèvent d’un savoir savant, hautement disciplinaire. D’ailleurs, il n’y a rien d’étonnant compte tenu de la posture de l’auteur. Elles invitent à admirer celui-ci en même temps qu’elles rendent la tâche complexe, sinon difficile, aux enseignants. Il faut donc passer du savoir savant au savoir enseignable ; c’est ici que le savoir-faire de l’enseignant intervient en vue de découper en séquences les informations pouvant être livrées en séance d’enseignement/apprentissage. Une fois ce travail de découpage réalisé, il devra être question du dispositif à mettre en place pour faciliter l’apprentissage et la création des connaissances. À ce niveau, il aura trouvé et réuni les conditions nécessaires à la construction, pour mieux dire, la co-construction des connaissances. Car, en effet, comprendre un texte ne se réduit pas seulement à connaître les règles de grammaire et le vocabulaire, à le traduire, à en découvrir la signification dans un large contexte mais aussi à savoir comment l’on a procédé pour en saisir les arcanes et enfin construire l’intelligible de notre temps. José Mambwini a fait sa part de la tâche philologique, il reste celle du didacticien en vue de permettre, ad quem, aux apprenants de dire avec bonheur ce qu’ils ont appris. Latinistes et professeurs de latin, il y a entre ces lignes une somme d’informations que cet auteur a, au prix d’une patiente recherche, réunies pour le bien de notre pratique disciplinaire. Saluons l’avènement de ce document de consultation et de référence. Kinshasa (UPN), le 12 mars 2018

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Avant-propos Une satura d’explications à la disposition de l’enseignant de latin « La conception de l’histoire à Rome »1 est l’une des thématiques retenues dans les programmes de latin des Terminales littéraires en Afrique subsaharienne. Dans ces programmes, ledit thème est abordé à partir des « préfaces » de quelques historiens, notamment Salluste (Cat. I-III), Tite-Live (AUC, Praef. 1-13) et Tacite (Agr. I-III ; Hist. I, 1-3 ; Ann. IV,32-33)2. Afin de mieux cerner la quintessence de cette thématique chez ces auteurs, une analyse approfondie, mieux une étude littéraire de tous ces textes s’avère nécessaire. Or, une enquête réalisée auprès de plusieurs enseignants des Terminales littéraires de plusieurs pays africains, surtout ceux de l’Afrique subsaharienne, atteste que l’étude de ces textes en particulier, et l’enseignement du latin, à tous les niveaux de la scolarité, en général, souffrent d’une carence de documentation pédagogique 3 à même d’aider les enseignants à enrichir leurs analyses et leurs commentaires. 1

Pour plus d’informations sur ce thème, cf. Lachenaud, G. et Longrée, D. (Éd) (2003) : Grecs et Romains aux prises avec l'histoire. Représentations, récits et idéologie. Colloque de Nantes et Angers. I. De la conception de l'histoire à l'écriture; II. Présence de l'histoire et pratiques des historiens, Rennes, Presses universitaires, 2 vol. 2 À côté de ces auteurs, tous les programmes consultés prévoient également certains écrivains, non-historiens, qui ont aussi émis quelques réflexions sur l’historia, en tant que genre littéraire. C’est notamment le cas de Cicéron (Ad. Fam. V,12,8-9), Pline le Jeune (Lettres, V,8,1-5) et saint Augustin (De Civitate dei, V,21-22). 3 Pour pallier cette carence, certains latinistes, dont la plupart sont des enseignants des Terminales littéraires, ont, pour ainsi dire, pris une louable et encourageante initiative de reproduire ou de publier des

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C’est pour répondre essentiellement à un impératif à la fois scientifique et pédagogique que, sur notre initiative et notre direction, le Centre d’Etudes et de Recherches sur l’Antiquité Classique (CERAC), partenaire du Département des Lettres et Civilisation latines de l’Université Pédagogique Nationale (UPN) de Kinshasa4 et de l’Institut Ausonius de l’Université Bordeaux Montaigne (France), a mis en chantier un projet recueils des textes dignes d’anthologie. En RD Congo, par exemple, ce travail a été effectué par le regretté Paul de Meester de Ravestin et par un groupe d’enseignants : Willy Mudiandambu Djunga, Antoine Mingashanga, Anatole Mukonkole, Félix Udukwa, etc. Leurs ouvrages remplacent, peu à peu, les vieux manuels comme Via Nova, Les Lettres latines de R. Morisset et G. Thévenot. La carence de manuels scolaires de latin a aussi conduit certains doctorants africains à orienter leurs recherches dans ce sens. Leurs travaux sont très attendus. Toujours en RD Congo, il est aussi une initiative digne d’être soulignée, celle prise par Gaston Kankolongo Mupoyi. Son ouvrage à deux tomes (Le latin en sixième littéraire, t.1 : Textes de l’éloquence, t.2, Texte d’histoire et de culture romaine) publié à Kinshasa en 2007 nous a malheureusement déçu. Malgré sa pauvreté pédagogique et certaines contre-vérités sur les explications grammaticales et littéraires proposées, ce manuel a curieusement reçu l’imprimatur, mieux le quitus du Centre de Recherche Pédagogique (CRP) de Kinshasa. Cela appelle plusieurs questions : comment le CRP, réputé par son sérieux et son savoir-faire, a-t-il pu autoriser une telle publication ou sa mise en circulation ? Ce projet n’était-il pas encadré par une commission scientifique composée de latinistes de renom ? N’a-t-il pas été soumis, même par galanterie, au Département des Lettres et Civilisation latines de l’UPN, voire à un groupe d’enseignants membres d’Aprolak, pour appréciation scientifique? Alors qu’il est consommé par les élèves congolais, que pensent le CRP et l’Aprolak ? En tout cas, ce projet serait profitable aux élèves congolais si son auteur, dans un proche avenir, s’investissait à le corriger de fond en comble en ayant la gentillesse de le soumettre aux critiques de certains enseignants, comme cela se fait pour tout travail scientifique digne de ce nom, dans la perspective de proposer une nouvelle édition revue et corrigée (voire augmentée). C’est juste un point de vue d’un spécialiste. 4 Le Département des Lettres et Civilisation latines de l’Université Pédagogique nationale (UPN) de Kinshasa est quasiment devenu la référence des études latines en Afrique centrale.

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ambitieux, celui de produire des ouvrages spécialisés susceptibles d’aider les enseignants de latin dans leurs cours. Ce projet consiste très concrètement à mettre à la disposition des latinistes, en général, et des enseignants des Terminales littéraires d’Afrique subsaharienne, en particulier, une documentation susceptible, d’une part, de les aider à mieux aborder les thèmes essentiels retenus dans les divers programmes de latin et, d’autre part, d’amener leurs élèves à amorcer un dialogue profond avec l’Homme antique. Dans un premier temps, le projet consiste à mener une étude littéraire de tous les textes retenus aux programmes de latin de Terminales littéraires. Autrement dit, avec le concours des inspecteurs académiques et des enseignants, le Centre d’Etudes et de Recherches sur l’Antiquité Classique (CERAC) publiera, chaque année, des commentaires littéraires de tous les textes retenus aux programmes de latin de Terminales littéraires en Afrique francophone subsaharienne. Le présent ouvrage est donc le tout premier volume dudit projet5. Considéré comme la résultante d’une importante somme de connaissances philologiques, le présent ouvrage, que nous mettons à la disposition des inspecteurs académiques et des corps enseignants, exploite le thème de la ‘conception de l’histoire’ chez les trois historiens latins précités, Salluste, TiteLive et Tacite. Bénéficiant de notre longue expérience dans l’enseignement approfondi des auteurs latins, cet ouvrage a été conçu et rédigé dans le but premier de servir de vade-mecum de l’enseignant latiniste. Il entend l’accompagner dans toutes ses démarches 5

Deux autres projets sont en chantier : le premier, mené par le Prof. José Mambwini, présentera, avant la fin de cette année, un commentaire composé du Pro Archia de Cicéron, sous le titre de « Observations sur l’éloquence cicéronienne dans le Pro Archia ». Le deuxième projet conduit par les Profs. J. Mambwini et J.-B. Nsuka Nkoko portera sur « L’éloquence militaire à Rome dans les écrits de Salluste et de Tacite ». Deux textes seront étudiés en profondeur, sous forme d’explication approfondie ; il s’agit du discours de Marius dans le Bellum Iugurthinum de Salluste et du discours de Calgacus aux brétons dans l’Agricola de Tacite.

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pédagogiques visant à analyser6, mieux à étudier de manière approfondie les préfaces7 des historiens latins retenus aux programmes afin d’en dégager leur substantifique moelle. Les quelques conseils proposés ici trouvent leur justification dans notre propre expérience et dans les suggestions de certains de nos collègues qui, au cours de leur carrière de professeurs d’explication approfondie d’un auteur latin, ont affronté des difficultés ou inventé des méthodes pédagogiques qui ont positivement produit leurs effets auprès de leurs élèves. Le présent ouvrage ne prétend ni répondre à toutes les questions ni exploiter toutes les notions essentielles liées à la « conception de l’histoire à Rome ». Il propose cependant des pistes de lecture, des pistes d’explication à même d’amener l’enseignant à enrichir son cours. Aide-mémoire, si l’on veut, cet ouvrage permettra à l’enseignant d’aborder la thématique de la « conception de l’histoire » en toute aisance. Cet ouvrage, dans lequel nous avons volontairement exclu les questions lexicales et celles liées aux justifications grammaticales, est, le moins qu’on puisse dire, la somme de nombreuses recherches et d’expériences pédagogiques ainsi que d’échanges entre collègues. Le souci qui nous a animé pendant sa rédaction est celui de mettre à la disposition de l’enseignant, 6

Nous savons que l’enseignement d’un auteur latin en Terminales passe par trois étapes : la lecture, l’analyse (l’explication) et le commentaire, c’est-à-dire l’interprétation de l’auteur. « Lire un texte, écrit A. Neschke 1978,45, c’est essayer de le comprendre. Comprendre c’est saisir non seulement la valeur des mots et des phrases mais celle des unités plus longues et surtout la valeur du texte entier. Nous supposons que le texte entier est un signe, c’est-à-dire un moyen de communication par lequel l’auteur transmet son message au lecteur. » Quant à l’analyse, nous pensons à l’analyse linguistique. Celle-ci englobe l’analyse lexicale et grammaticale. On peut y ajouter l’analyse de la structure globale de l’œuvre d’où est tiré l’extrait étudié. Ces deux types d’analyses sont autant utiles que nécessaires à l’interprétation d’un texte. 7 Avant de commencer son cours proprement dit, l’enseignant doit expliquer à ses élèves le rôle d’une préface dans l’historiographie latine. Il peut, par exemple, s’inspirer des explications de Galtier 2011,110-111.

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dans un langage simple, diverses explications importantes avérées qu’il pourra exploiter dans ses cours. De plus, les quelques conseils que nous lui avons prodigués servent tout simplement à l’aider à bien agencer et coordonner la progression de ses leçons. Il lui appartient de rendre pédagogique cette somme des connaissances scientifiques en y extirpant tout ce qui ne l’intéresse pas en fonction des objectifs poursuivis afin de proposer son propre commentaire à ses élèves. Pour lui permettre de mieux cerner la thématique de la conception de l’histoire, nous avons accordé une place importante à l’interprétation des textes. À ce sujet, nous avons en mémoire ce qu’a déclaré, au sujet de l’interprétation des historiens antiques, le regretté J. Heurgon. Dans une conférence8 prononcée au Ve Congrès international d’études classiques tenu à Bonn, en Allemagne, en 19699, comme s’il s’adressait aux enseignants latinistes, il a dit : « de toutes les formes d’interprétation qu’impliquent les études classiques, l’interprétation des historiens est peut-être celle qui pose les problèmes les plus complexes »10. Et pour cause. L’expérience montre qu’on peut envisager les historiens à deux points de vue différents : le point de vue du philologue ou celui de l’historien, mieux celui d’un spécialiste en histoire romaine. Entre les deux points de vue, l’enseignant doit se contenter plus de l’interprétation philologique11 qui lui 8

Cette conférence portant sur « L’interprétation historique de l’historiographie latine de la République » a été publiée in extenso, et sous le même titre, dans B.A.G.B 2, 1971,219-230. 9 « Problèmes d’interprétation dans les études classiques » est le thème général de ce congrès tenu du 1er au 6 septembre 1969. 10 Heurgon 1969,219. 11 Ainsi le précise J. Heurgon (cf. Heurgon 1969,220), « l’interprétation historique de l’historiographie latine […] est autre chose que l’interprétation philologique de cette historiographie. […]. Elle vise, en lisant [les historiens], à découvrir à travers eux quelque chose qui vient de plus loin qu’eux-mêmes, la vérité historique, dont on sait bien qu’elle ne peut apparaître chez eux que plus ou moins déformée, consciemment ou inconsciemment. L’interprétation historique des historiens est essentiellement la critique de leur

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permettra de considérer un historien latin, auteur d’un texte en étude comme « un objet intéressant en lui-même, comme une personnalité originale dont les modes de pensée, les formes de sensibilité, les procédés de style requièrent avant tout l’attention »12. Bref, cette interprétation les conduira, ses élèves et lui, à essayer de savoir exactement ce que tel ou tel historien, en tant qu’auteur, a voulu dire dans le texte étudié. Dans tous les cas, il appartient à l’enseignant de tirer de nos commentaires ce qu’il souhaite transmettre à ses élèves, ce qui peut leur permettre de répondre à cette importante question : Quelle conception de l’histoire Salluste, Tite-Live et Tacite se faisaient-ils de l’histoire ? Comme il s’en rendra évidemment compte, loin de répondre complètement à cette question et surtout à toutes les sousquestions qui peuvent surgir de l’étude des textes des historiens choisis, l’enseignant à qui ce livre est destiné en premier lieu doit savoir que cet ouvrage apporte un éclairage sur l’Histoire à Rome. À travers ce genre littéraire qui, à ses débuts, a subi l’influence de la Grèce, s’est manifesté l’un des aspects les plus authentiques de la pensée latine : une pensée d’abord nationale qui a fini par devenir universelle tant il est vrai que l’Vrbs caput mundi fuit (Rome fut la capitale du monde). Pour mieux saisir cette pensée, grâce à l’interprétation philologique, nous avons essayé d’établir un dialogue avec ces historiens, en analysant minutieusement leurs textes, leurs prologues dans lesquels ils livraient sciemment des confidences qui, placées bout en bout, constituent un véritable discours sur la manière dont chacun concevait l’histoire. C’est ce discours, tout au moins une partie de celui-ci, que cet ouvrage entend décortiquer. Concrètement, pour élaborer nos commentaires que nous mettons à la disposition de l’enseignant latiniste, nous avons essayé de faire parler les trois grands historiens latins – Salluste, Tite-Live et Tacite – dans leurs préfaces. Comme l’ont procédé F. Hartog F. et M. Casevitz M.13, nous leur avons accordé la parole en prenant le soin de dégager témoignage, l’appréciation de leur crédibilité. » 12 Heurgon 1969,219. 13 Hartog et al. 1999.

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l’essentiel de leurs pensées sur l’historiographie et sur l’histoire, pensées qui, en fin de compte, permettront à l’enseignant de mieux cerner leur philosophie de l’histoire et de la placer dans les grands courants de la pensée historique à Rome. Nous nous sommes également référé à nos notes de préparation que nous avons soigneusement conservées depuis le Lycée Sophie-Barat de Chatenay-Malabry (France) jusqu’à l’Université Pédagogique Nationale (UPN) de Kinshasa, en République démocratique du Congo, en passant par l’Institut des Etudes latines de l’Université Sorbonne Paris IV. Pour enrichir ces commentaires, nous avons également puisé, pour ainsi dire, dans certaines études savantes, récentes14 et très anciennes15, consacrées à ces trois historiens. Certains sites web spécialisés16 nous ont également été d’un grand secours. Premier volume d’un projet ambitieux piloté par le Centre d’Etudes et de Recherches sur l’Antiquité Classique (CERAC) rattaché au Département des Lettres et Civilisation latines de l’Université Pédagogique Nationale (UPN) de Kinshasa, le présent ouvrage17 est donc une satura – le mot est à prendre au sens premier du terme – d’explications issues de diverses études scientifiques18 relatives à ces trois historiens. Hormis son 14

Cf. notre bibliographie. Cf. Antoine, F. et R. Lallier, R. (1888) : La conjuration de Catilina, Paris.. 16 http://www.anagnosis.org/gnosis/?q=node/129; http://fleche.org/lutece/progterm/salluste/salluste_preface.html; http://journals.openedition.org/etudesanciennes/180; http://auctores.e-monsite.com/pages/auteurs-latins/salluste-catilinacommenaire.html 17 Nous remercions notre ami François Kleber Kungu Kia Mputu qui a consacré tout son temps à la relecture de notre manuscrit, les chefs de Travaux Daddy Mpadi, Justinien Walambali et Dany Bissa Danigele pour leur disponibilité au sein de CERAC, ainsi que M. Augustin Diambu Mansita pour son assistance technique. Nous remercions également les professeurs O. Devillers de l’Université BordeauxMontaigne (France) et Jean-Baptiste Nsuka de l’Université Pédagogique Nationale (UPN) de Kinshasa qui ont encouragé ce projet. 18 Cf. notre bibliographie. 15

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introduction et sa conclusion, nous l’avons réparti en trois chapitres correspondant aux trois historiens latins. Par souci de proposer un travail complet et de répondre à certaines préoccupations des législateurs, nous avons également ajouté un appendice dans lequel nous avons commenté un texte lié à l’histoire de Rome d’un auteur non historien, saint Augustin, ce père de l’Eglise qui ne fait pas partie de la période étudiée mais qui, dans son De Civitate Dei, V,21-22, a livré quelques réflexions sur la manière dont il concevait l’historia. Notre conviction est que cette étude littéraire de quelques « préfaces » des historiens latins sera profitable aux enseignants de latin. Nous ne l’avons pas conçu comme un « livre du maître ». Le souci philologique nous a conduit à mettre à leur disposition un éventail d’explications, des commentaires enrichis. A eux, et à eux seuls, de tirer dans cette masse d’informations philologiques « ce » qui peut leur être utile dans leurs cours, surtout dans leur partie « commentaire », partie essentielle qui permet aux élèves d’entrer en contact avec les Anciens, afin de cerner leur pensée, sinon s’en approcher. José Mambwini Kivuila-Kiaku Mbanza-Ngungu, le 10 mars 2018

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Introduction générale Un mot sur l’historiographie latine Ainsi que nous l’avons bien explicité dans notre avantpropos, l’objectif de cet ouvrage est de proposer une étude littéraire, mieux des commentaires composés des prologues de trois historiens latins – Salluste, Tite-Live et Tacite – dans la perspective de cerner leur pensée historique, mieux leur conception de l’histoire. Cependant, pour permettre à l’enseignant de mieux aborder cette thématique et aux élèves de mieux saisir l’intérêt de celle-ci, il nous paraît nécessaire de dire juste un mot sur l’historiographie latine. Comme pour les autres littératures, la littérature latine a une histoire19. C'est la littérature de la Rome républicaine, de la 19

Sur cette question, cf., entre autres, Zehnacker et al. 1993, 9-22 ; Cizek 1995 ; Grimal 1994 ; Gaillard 1992 ; André et al. 1974 ; Rambaud 1955 ; Bardon 1952 ; Bardon, H. (1952-1956) : La littérature latine inconnue, 2 tomes, Paris, Klincksieck ; Herzog, R. et Schmidt P.L. (Éd.), (1989 et suiv.) : Handbuch der lateinischen Literatur der Antike, Munich, Beck ; Kenney, E.J. et Clausen, W.V. (1982): The Cambridge History of Classical Literature, II, Latin Literature, Cambridge Univ. Press; Bayet, J. (1965): Littérature latine, nouv. éd. Paris, A. Colin ; Martin, R et Gaillard, J. (1981) : Les genres littéraires à Rome, Paris, Scodel ; Arnaud-Lindet, P.-P. (2001) : Histoire et politique à Rome. Les historiens romains (IIIe av. J.-C. - Ve ap. J.-C.), Rosny-sous-Bois, Bréal; Crok, Br. et Emmet A. M. (Éd.) (1983): History and Historians in Late Antiquity, Sidney, New York; Dorey, T.A. (Éd), (1968): Latin Historians, Londres; Fornara, Ch. W. (1983): The Nature of History in Ancient Greece and Rome, Berkeley, Los Angeles, Londres; Grant, M. (1970) : The Ancient Historians, Londres; Kraus, C. S. et Woodman, A. J. (1997): Latin Historians, Oxford, (Greece and Rome. New Surveys in the Classics, 27); Lacroix, B. (1951) : L'histoire dans l'antiquité. Florilège suivi d'une étude, Montréal, Paris ; Marasco, G. (Éd.), (2003): Greek& Roman

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Rome impériale et triomphante. Cette littérature, ainsi l’a souligné P. Grimal20, « est animée par l’esprit romain, célèbre la gloire de ceux qui sont devenus, avec bien des souffrances, les maîtres du monde ; mais aussi elle s’efforce de définir les valeurs fondamentales sur lesquelles repose cette conquête ; elle suit, parfois devance, l’évolution des esprits et contribue à la formation d’une civilisation originale, qui fut celle de Rome. »

1. Modèles grecs et premiers annalistes latins La consultation des auteurs modernes cités supra atteste finalement que, contrairement à la littérature française, anglaise ou italienne, la littérature latine n'est pas la littérature en latin mais celle de la romanité. Sa partie historiographique a subi l’influence grecque21. D’ailleurs, lorsqu’on parle de Historiography in Late Antiquity. Fourth to Sixth Century A.D., Leyde, Brill; Marincola, J. (1997): Authority and Tradition in Ancient Historiography, Cambridge; Marincola, J. (1999) : « Genre, convention and innovation in Greco-Roman historiography » in : Chr. S. Krauss (éd.), The Limits of Historiography. Genre and Narrative in Ancient Historiographical Texts, Leiden-Boston-Cologne, 281-324 ; Mellor, R. (1999): The Roman Historians, Routledge, Londres, New York; Pani, M. (2001): Le ragioni della storiografia in Grecia e a Roma. Una introduzione, Bari, Edipuglia, (Documenti e Studi, 28); Pitcher, L. (2009): Writing Ancient history : An Introduction to Classical Historiography, Londres-New York, Tauris; Press, G. A (1982): The Development of the Idea of History in Antiquity, Kingston-Montréal, 1982, (McGill-Queen's Studies in the History of Ideas); Ratti, S., en collaboration avec Guillaumin, J.-Y., Martin, P.M., Wolff, Ét. (2009) :Écrire l’Histoire à Rome, Paris, Les Belles Lettres ; Rohrbacher, D. (2002) : The Historians of Late Antiquity, New York, Routledge. 20 Cf. Grimal 1994, introduction. 21 L’on sait que c’est sous l’influence grecque que l’Histoire devient à Rome un genre littéraire lié intimement d’abord aux progrès, puis à la domination de Rome dans le Bassin méditerranéen. Cf. André et al. 1974, introduction ; Cizek 1995, introduction. Comme le soulignent André et al. (op.cit), il convient de noter que, malgré cette influence, « l’esprit de l’histoire romaine diffère sensiblement de celui de l’histoire grecque. Si, dans l’une comme dans l’autre, la présence

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l’historiographie latine, on n’hésite pas à parler de sa préhistoire que le regretté E. Cizek a eu le mérite de résumer dans un ouvrage de référence22. Cette préhistoire s’ouvre avec les historiographes grecs qui, d’une manière générale, « offrirent aux Romains l’idée même de l’historiographie comme genre littéraire, l’exemple d’une écriture soignée, même raffinée et d’une pensée historique profonde.»23 Parmi eux, on peut citer, sans souci de chronologique, Thucydide, Polybe, Hécatée de Milet, Xénophon, Ephore, Théopompe, Philinos d’Agrigente, etc24. Les premiers annalistes latins25 se sont inspirés d’eux pour écrire en grec l’histoire de Rome, une histoire dont les écrits subjective de l’auteur est toujours – plus ou moins – sensible, l’historien grec est tourné vers le présent et l’universel, l’historien romain, vers le passé et la seule Rome. » 22 Cizek 1995, 27-64. 23 Cizek 1995,27. 24 Sur ces modèles grecs, cf. Cizek 1995,27-36. De tous ces modèles, Thucydide passe pour le plus grand des historiens grecs. Son œuvre qui s’appelle, de manière significative, Historia (mais également La Guerre du Péloponnèse) est caractérisée par des récits denses et sobres, composés dans un style dépouillé et souvent heurté. C’est dans son œuvre que le rationalisme de l’historiographie grecque est parvenu à son sommet. Considéré comme le véritable successeur de Thucydide, Polybe eut également une grande influence sur l’historiographie latine. Ses écrits reflètent en quelque sorte le sens des responsabilités qu’il avait appris dans les milieux des Scipions. Hérodote exerça aussi une puissante emprise sur tous les historiens postérieurs. Hécatée de Millet a influencé Hérodote, « bien que celuici fût d’un esprit totalement différent, beaucoup plus romantique, souvent rationaliste. Il fut cependant un grand historien et un modèle pour ses successeurs grecs et latins. » ( Cf. Cizek 1995,28). Parmi les Grecs, on peut également ajouter le nom de Douris de Samos qui « s’efforça de rapprocher l’histoire de la tragédie » (cf. Cizek 1995,30) en fournissant un récit expressionniste, centré sur de puissantes émotions, sur la séduction du lecteur, sur la participation affective de l’historien aux faits racontés. Tous ces historiographes avaient composé soit de la monographie, soit de l’historia, soit un amalgame entre celles-ci. 25 Cf. par exemple, Fabius Pictor et ses successeurs (Lucius Cincius

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faisaient interférer la chronique intérieure et le récit des événements extérieurs26. Sans toutefois chercher à surcharger ses élèves, l’enseignant peut ajouter, en passant, que, d’une part, la véritable « histoire de l’historiographie latine ne commence, à vrai dire, qu’au premier siècle av. J.-C. Ce n’est qu’à ce moment qu’elle comporte un art et une pensée vraiment remarquables, par rapport aux Grecs qu’aux autres genres littéraires qui s’épanouissent à Rome»27 et, d’autre part, cette même histoire se confond avec l’évolution sémantique qu’a connue le mot historia, mot grec que les Romains ont adopté et naturalisé. Il serait donc essentiel que l’enseignant accorde quelques minutes à l’évolution sémantique de ce mot tant chez les Grecs que chez les Romains.

2. Historia et ses différents sens Nous venons de le préciser supra, le mot historia est d’origine grecque. Chez les Grecs, il signifiait recherche, information, exploration, connaissance. Mais également résultat de l'information, récit de ce qu'on a appris, en fin de compte histoire. Du reste, même au sens d'histoire, historia supposait aussi savoir géographique, qu'on acquérait à force de voyages et de recherches. Eu égard à sa richesse sémantique et surtout au fait que ce terme est à la base de la naissance d’un nouveau genre d’écriture en Grèce, les Romains ont assez vite adopté et naturalisé ce mot grec en lui donnant un tout autre sens, mieux plusieurs sens, quatre au total, selon E. Cizek. D’après lui, historia désignait : a) l’histoire panoramique des événements récents, comme chez Verrius Flaccus et Servius ; b) Alimentus, Publius Cornélius Scipio), Aulus Acitus Glabio, Lucius Calpurnius Piso, Fannius, Calius Antipater, Sempronius Aselio, Marcus Aemilius Scaurus, Publius Rutulius Rufus, Lucius Cornelius Sulla Felix, C. Cornélius Népos, Gaius Asinius Pollio, Caton, Sisenna, Licinius Macer, Varron, Santra, Calpurnius Bibulus, etc. 26 Les Romains ont puisé chez les Grecs ce qui convenait mieux aux traits particuliers de leur climat mental. Cf. Cizek 1995,27. 27 Cizek 1995,27.

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l’historia dans le sens mentionné tout à l’heure, les res gestae, l’histoire universelle et les annales ; c) l’historia, les annales, les res gestae, l’histoire universelle, les monographies et les abrégés ; d) tous les genres de l’historiographie.28 Ces quatre sens ne se sont pas manifestés tous et pour la première fois à la même époque. Bref, comme le note E. Cizek, le mot hisroria contient quatre sens. Le premier sens, le plus restreint est celui qui considère l’historia comme une espèce particulière d'histoire panoramique, c'est-à-dire comme la chronique des événements récents ou même contemporains de l'époque de I'historien. C'est dans ce sens que Sisenna utilisait le mot en question, au début du premier siècle av. J.-C. À son tour, Salluste donne à sa chronique le titre d'Historiae, en songeant aux faits assez nouveaux et ayant des retombées manifestes sur l'époque où i1 l'écrit. À partir du siècle d'Auguste, ce sens restreint se précise. Tite-Live écrit de l’annalistique. Tacite, quant à lui, considère l'historia comme la chronique des événements les plus récents, en opposition avec le mot annales, qui désignait le récit des événements plus anciens. Le deuxième sens couvrait donc toute histoire panoramique des événements, y compris l'annalistique, les res gestae et l'histoire universelle. C'est surtout avec ce sens que Sempronius Asellio emploie le mot historia, au début du premier siècle av. J.-C. Le troisième sens du mot historia concernait les monographies, ainsi que les abrégés. C'est le sens que semble préférer Cicéron, qui analyse le style élevé29, mais encore rudimentaire de Caelius Antipater, auteur d'une monographie relative à la seconde guerre punique. Le quatrième sens est celui qui intègre la biographie et les mémoires à l’historia. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre, d’une part, l’écriture de Suétone qui se proposa manifestement de représenter les traits de toute une époque, sous la forme particulière des biographies des Césars, et d’autre part, les mémoires de Sylla, de Jules César et même de Trajan qui, chacun à sa manière, voulaient faire une œuvre d'histoire. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ils manipulèrent leur matière, 28

Cizek 1995,18. Sur ce style, cf. Cicéron, De orat.,2,54; De Ieg.. 2,6.

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afin de présenter et d'inculquer dans l'esprit des lecteurs leur propre version des événements historiques.

3. L’historiographie latine : une fédération de genres littéraires aux fonctions diverses Les différents sens évoqués ci-dessus ont eu pour conséquence : faire apparaître l’historiographie latine comme une fédération de genres littéraires dont les plus importants sont les suivants : – les annales, c’est-à-dire le récit des événements du passé, présentés année par année, depuis les temps les plus reculés (très souvent depuis les origines mêmes de Rome) jusqu’à des périodes plus récentes. Comme le note E. Cizek30, les annales supposaient donc toujours une archéologie, à leur base, à savoir : un long récit sur les temps lointains. Le récit des événements d’une année débutait d’ordinaire par les affaires intérieures de l’Etat, l’installation de nouveaux magistrats, la préparation de la campagne d’été, etc., avant de passer ensuite aux affaires étrangères, c’est-à-dire à la campagne d’été, entreprise contre les ennemis de Rome. Enfin, le récit revenait aux affaires intérieures de la fin de l’année, comme les élections des magistrats de l’année suivante, les mesures administratives. La formule privilégiée des annales était donc res internae - res externae - res internae ; – l’historia qui, au sens restreint, désigne la chronique (au sens de recueil de faits, consignés par ordre chronologique) des événements récents ; – enfin, la monographie (écriture en carptim) qui porte sur un sujet plus limité, sur un épisode particulier, et suppose donc un choix, la biographie, ou encore les commentarii (traduction latine du grec hypomnèmata, aide-mémoire), terme qui désigne le simple exposé, dans un style dépouillé, des faits dont on veut garder le souvenir. A ces genres, on peut également ajouter les res gestae qui, d’une certaine façon, se rapprochaient de l’historia. En tout cas, dans 30

Cizek 1995,13-14.

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l’histoire des genres littéraires à Rome, les annales, l’historia et les res gestae formaient une unité spécifique, où dominaient le récit continu, la vision panoramique et la chronique plus ou moins annalistique, l’épitomé31 et les commentarii, etc32.

4. Traits caractéristiques de l’historiographie latine Parce que l’apparition et le développement de l’historiographie furent profondément « influencés aussi bien par le subconscient collectif que par les mentalités conscientes et par les structures axiologiques »33, il est intéressant de signaler que tous les écrivains latins qui s’y sont illustrés, les historiens donc, ont tous proclamé l’honnêteté, c’est-à-dire leur impartialité34, la fides, la pietas ainsi que la dignitas. Tout cela les obligait à observer la loyauté du récit et même à respecter la veritas35, à manifester une autonomie stylistique36 et à imprimer dans leurs textes un ton oratoire ou, par contraste, un ton antioratoire37. Généralement, comme nous le verrons dans la suite, influencés par la rhétorique latine, les historiens latins préféraient le ton élevé, le style haut, l’écriture pathétique et persuasive. Certains, pour se distinguer des tendances dominantes, aimaient mieux le style dépouillé, sobre, voire le récit impersonnel. Appliqués à la littérature, tous les genres littéraires que nous venons d’énumérer ont des traits communs notamment l’honnêteté, la partialité et l’autonomie stylistique.

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Ce genre accomplit la jonction entre le récit contino des annalistes et la procédure carptim des auteurs de monographies. 32 Cizek 1995,14 33 Cizek 1995,21. 34 Celle-ci est devenue un topos, un lieu commun. 35 Cf. Cizek 1995,22. 36 Sur cette question, précisément, cf. Cizek 1995,25-25. 37 Le ton anti-oratoire était plus pratiqué dans les genres historiques relativement mineurs, tels que les mémoires et les biographies.

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5. Fonctions principales de l’historiographie latine L’historiographie latine remplit plusieurs fonctions dont deux nous paraissent profondément essentielles : – a) la fonction éducative et moralisatrice, impliquant la valeur exemplaire des faits relatés. L’idée est que l’histoire doit constituer une magistra uitae. Construite par conséquent comme un discours littéraire à part entière, l’histoire est avant tout conçue par les Romains comme un recueil d’exempla, une collection de modèles à suivre ou à éviter : elle a donc une fonction pédagogique et utilitaire et doit, de ce fait, persuader. La plupart des livres consacrés aux historiens romains38 soulignent en effet la fonction pédagogique de l’histoire romaine et le rôle fondamental attribué à la célébration des vertus et des hauts faits de ceux qui ont contribué à la grandeur de la cité. E. Valette39 l’a bien noté : « vue de l’Antiquité, et plus précisément de Rome, l’association du mot moral (e), dans la diversité de ses acceptions, et du mot histoire renvoie, comme une évidence, à la notion d’exemplarité. À Rome, l’enracinement de l’exemple dans la continuité historique et dans la dynamique de reproduction sociale des comportements est tel que […], l’historien, chargé d’enregistrer les faits mémorables du passé, est appelé à jouer un rôle décisif dans l’éducation du citoyen. Cette importance de l’exemplarité dans l’écriture de l’histoire apparaît de manière explicite dans les textes programmatiques que les historiens anciens insèrent, en guise de préfaces, au début de leurs récits. » Pour mieux imprimer cette fonction à la fois éducative et moralisatrice, les écrivains latins faisaient recours « aux synchronismes, à la datation d’un événement par rapport à d’autres, proches de lui, mais aussi à l’ordre chronologique annalistique et par consuls, » 38

Outre Cizek 1995, 9-26, l’enseignant peut aisément consulter l’ouvrage de St. Ratti, en collaboration avec Guillaumin, J.-Y, Martin, P.-M. et Wolff, E. (2009) Écrire l’histoire à Rome, Les Belles Lettres, 137-140. 39 Valette 2010,19.

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parfois ils mettaient en relief des traits de caractère communs à plusieurs personnages ou d’action politique. – b) la fonction patriotique, romanocentriste et anthropocentriste : elle ne s’intéresse en effet qu’à l’histoire de Rome et a tendance à laisser dans l’ombre ce qui lui est étranger. Pour les Romains, ainsi le note Cizek40, l’homme constitue le centre des intérêts et des soucis nourris par l’historien. Pour eux, cet homme est soit un Romain, soit un étranger pouvant servir d’exemple à un tenant du peuple ‘élu’.

6. Cicéron, père de l’historiographie latine Avant de s’intéresser à Salluste, Tite-Live et Tacite, il serait souhaitable que l’enseignant souligne le rôle joué par Cicéron dans ce nouveau genre littéraire qu’est l’historiographie. Sans se lancer dans un développement dithyrambique, il peut tout simplement signaler à ses élèves que l’historiographie latine doit beaucoup à Cicéron considéré, à juste titre, comme son fondateur. Pour ne pas créer de la confusion dans l’esprit de ses élèves qui, grâce au premier thème figurant dans les programmes de latin – l’éloquence – l’identifient comme un orator, voire le plus grand avocat que l’Vrbs ait jamis connu, il lui est demandé de les informer avec tact que, même si luimême et son écriture ne s’inscrivent pas dans le genre historique, même s’il n’a pas écrit des œuvres axées sur l’histoire, ses écrits ont, du reste, fourni plusieurs développements théoriques sur l’écriture de l’histoire. En d’autres termes, l’enseignant doit attirer l’attention de ses élèves sur le fait qu’à la fin de la République, l’historiographie latine a connu un grand épanouissement grâce à ce qu’on a l’habitude d’appeler la théorie cicéronienne de l’histoire41 . En quoi consiste finalement cette théorie ? Beaucoup de choses peuvent être dites. Pour simplifier son exposé, l’enseignant peut synthétiser ces quelques idées :

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Cizek 1995,23. L’on trouvera un exposé très riche sur cette question chez Cizek 1988.

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De 62 av. J.-C (année où il prononça le Pro Archia) à 52 av. J.-C (année où il publia le De legibus), Cicéron a intensément réfléchi sur les rapports de la culture et de l’action politique, sur l’historiographie, sur la tâche de l’historien, mieux sur les rapports de l’histoire42 et de l’orator. À titre d’informations pour les élèves curieux, on peut regrouper les textes de Cicéron relatifs à ses réflexions sur l’histoire en deux catégories. Dans la première catégorie, on peut classer tous les textes relatifs à l’antiquitas comme connaissances historiques nécessaires à l’orateur et à l’homme d’Etat. Parmi ces textes, on peut citer : De leg., III,41 ; De orat., I,18 ; 159 et 201. La deuxième catégorie concerne tous les textes se rapportant à l’historia comme genre littéraire. C’est notamment le cas de : Pro Archia, 14-15, Pro Sestio, 48 ; De fin., V, 64 ; De leg. I,4-8 ; De orat., II, 51-58 et 62-64, Orat., 120. Dans ses réflexions, ainsi l’attestent plusieurs études consultées43, Cicéron est arrivé à ces conclusions : la connaissance de l’antiquitas est indispensable à l’orator44 et à 42

Sur Cicéron et l’Histoire cf. Marchal, L. (1987) : « L’histoire pour Cicéron », LEC 55, 1, 41-64 ; Boyancé, P. (1940) : « Sur Cicéron et l’histoire », REA 42 (= Mélanges Radet), 388-392 ; Gaillard, J. (1980) : « La notion cicéronienne d’historia ornata », Histoire et historiographie : Clio, éd. par R. Chevallier, Paris, Belles Lettres, (Caesarodunum 15 bis), 37-45 ; Leeman, A.-D. (1983) : « L’historiographie dans le De oratore de Cicéron », XI e Congrès de l’Association G. Budé, Pont-à-Mousson (29 août-2 sep. 1983), 2, 9597, Cizek, E. (1988) : « La poétique cicéronienne de l’histoire », BAGB, 1, 16-25, p. 17-18. 43 Cf., par ex., Rambaud, M. (1955) : Cicéron et l’histoire romaine, Paris, les Belles-Lettres ; Carcopino, J. (1957) : Les secrets de la correspondance de Cicéron, Paris, L’Artisan du Livre. Egalement, Guard, Th. (2009) :« Cicéron : l’orateur, l’histoire et l’identité romaine », Cahiers des études anciennes [En ligne], XLVI |, mis en ligne le 13 mars 2010, consulté le 27 décembre 2017. URL : http://journals.openedition.org/etudesanciennes/180. 44 Dans la langue de Cicéron, le terme orator recouvrait trois réalités indissociables les unes des autres mais qui, à en croire André et al. 1974,16, peuvent être mises en lumière séparément. « Est orator, précisent-ils, au sens étroit du terme, l’homme qui sait parler en public grâce à ses dons naturels et par l’étude de la rhétorique. L’orator est

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l’homme d’Etat ; de même, la connaissance de l’histoire est, sinon le fondement, du moins l’instrument privilégié du perfectionnement moral : il s’agit d’une morale vécue, d’une éthique du citoyen d’élite, appelé à gouverner ses concitoyens et à se sacrifier pour la communauté45 ; écrire l’historia est une tâche qui revient à l’orator parce que, d’une part, « cette occupation est la plus digne de l’orator-homme d’Etat dans les intervalles de l’action46 », d’autre part, « seul l’orator-écrivain, armé de la rhétorique, peut donner à l’historia cette parure littéraire dont la privait l’inculture des annalistes, et qu’ont si bien su lui conférer les Grecs. »47

6.1. À quelle historia pensait-il ? Dans ses réflexions contenues dans le De legibus, l’Orator ou le De oratore48, Cicéron songeait en premier lieu à l’historia comme une collection inestimable d’exempla, de précédents, pour l’orateur et pour tout homme politique. Pour lui, l’histoire

aussi l’écrivain, car la rhétorique forme aussi bien à l’expression écrite. Il est également homme d’Etat, puisque la parole est, par excellence, le moyen de gouverner. Or Cicéron centre sa réflexion sur les rapports de l’histoire et de l’orator, selon qu’il le considère comme orateur, écrivain ou homme d’Etat. » 45 André et al. 1974,17-18. 46 Ainsi le notent André et al. 1974,20, « l’histoire exige le loisir (otium), mais celui-ci n’est honorable que s’il succède à l’action (negotium) et s’il est consacré à la réflexion utile. 47 André et al. 1974,20. 48 Du De oratore au De Legibus, Cicéron exprimait son désir personnel d’écrire lui-meme l’histoire et son espoir qu’il y parviendrait (cf. De leg. 1,10). D’après sa biographie (cf. Cizek 1995,66) et certaines traces de ses écrits, il arriva à composer une monographie, à sujet et à dimensions limitées, relative à son consulat (cf. Ad Att., 2,1,1) et acheva, en mars 60, la rédaction d’un essai sur sa politique, De consiliis meis (cf. Ad Att. 2,6,2 ; 2,8,1, 14,17). Pour Cicéron, l’historiographie est indispensable au droit public et privé, à tout sénateur en général (cf. De leg. 3, 18,41), à l’orateur principalement (cf. De orat. 1,18 ; 1 ; 159 ; 1,201).

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comporte des modèles pour les futures démarches politiques et pour l’exercice des mœurs foncièrement romaines.

6.2. Comment écrire l’historia ? Cette question est importante : Cicéron se l’était posée quand il constata qu’en Grèce aucun rhéteur n’a défini les lois du genre historique. Dans ses trois ouvrages ci-haut cités, il a entrepris de le faire. Ainsi ces réflexions mises de bout en bout nous éclairent sur ce qu’il convient d’appeler la conception cicéronienne de l’histoire. Afin d’écrire l’histoire, Cicéron estimait qu’il fallait, d’une part, jouir de quelque liberté qui permettrait à son auteur de s’abstraire au milieu des activités absorbantes (De leg. 3,8), et d’autre part, avoir un talent d’orateur, orner le texte de la parure que seul un écrivain, fort des moyens de la rhétorique, est capable de mettre en œuvre (De orat. 2,12,5 et 2,15,62)49. Cicéron considère l’histoire comme une entreprise oratoire par excellence ou, pour reprendre ses expressions, comme un « opus oratorium maxime » (De leg. 1,2,5). À travers cette expression, Cicéron songe à une beauté complexe du texte historique, au-delà d’une parure extérieure, et pour cause. Parce qu’il considère l’histoire non pas comme faisant partie du genre oratoire démonstratif mais comme proche de ce genus demonstratum, Cicéron pense que l’historien ne doit pas être un simple narrator, mais un écrivain embellissant son récit (De orat. 2, 12,54). Cicéron est donc un fervent militant de l’historia ornata. En prônant une historia ornata50, c’est-à-dire une historiographie ornée, Cicéron ne pense pas seulement à une 49

On comprend pourquoi les historiens latins, surtout ceux de la République (Salluste, Tite-Live, etc. ;) et de l’Empire (Tacite et même Florus, pour ne citer que ces deux) font de l’eloquentia, à la fois, un style oral et une discipline de la composition écrite. Comme nous le verrons dans la suite, la plupart de leurs écrits font recours à la triple finalité oratoire (docere, mouere et delectare) et aux emprunts aux trois genres oratoires, notamment dans ces catégories privilégiées que sont l’exorde, la narration et la digression. 50 La notion d’historia ornata implique l’unification philosophique des

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histoire enjolivée, mais aussi à une histoire qui dit joliment ce qui est beau. Cela fait penser à la double exigence sur laquelle il tient beaucoup, à savoir : choisir des faits qui peuvent servir d’exemple et les exprimer dans un style harmonieux51. Au-delà de ces aspects, Cicéron insiste sur le rôle de l’individu dans la détermination de l’histoire. Pour lui, comme pour presque tous les Anciens, cette détermination « résultait de la conjonction de deux facteurs : l’action de l’homme et celle de la Fortune (Fortuna, casus). Ainsi les causes qu’il désire voir dégager relèvent-elles de ces deux facteurs et estime-t-il indispensable de brosser le portrait moral et civique des hommes placés aux postes de responsabilité. »52 C’est ce que feront Salluste, Tite-Live et Tacite, ces auteurs qui sont au cœur de la présente étude. Bref, toute étude qui se consacrera à la conception de l’histoire à Rome doit se référer à la théorie cicéronienne de l’histoire dont nous venons de brosser les grandes lignes. Il est important que l’enseignant des Terminales littéraires se l’approprie.

arts du langage et la reconnaissance de l’œuvre d’art comme lieu d’expression de la conscience morale. Parce que l’historia s’adresse à la conscience morale, elle doit être écrite par l’orator qui, seul, peut lui conférer sa dignitas. L’historia ornata engage autant l’éthique que l’esthétique cicéroniennes : nous sommes au cœur d’une idéologie dont la cohérence a peut-être été mal perçue. Cicéron ne revendique pas seulement une historiographie bien écrite, mais également et surtout un récit enjolivé par le style : ornare historiam, c’est proclamer que seule la beauté peut faire du passé un messager idéal. 51 Sur le style de l’historia, cf. Orat., 66 et surtout 124 dans lequel il dit : « Les narrations doivent être plausibles et exposées avec clarté, non dans le langage de l’historien, mais presque dans celui de la conversation courante. De même, les narrations, afin de répondre à leur but, doivent être simples, courtes, claires, plausibles, naturelles et avoir beaucoup de tenue. » 52 André et al. 1974,21.

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7. Un mot sur Salluste, Tite-Live et Tacite Toute étude d’un texte commence bien entendu par un aperçu sur les éléments biographiques de l’auteur. Contrairement aux habitudes constatées lors de notre enquête, beaucoup d’enseignants passent un temps fou à étudier la vie et les œuvres de l’auteur. À l’heure de l’internet et des bibliothèques numériques, ils gagneraient un temps précieux s’ils demandaient à leurs élèves de préparer, sous forme d’un travail pratique, un dossier relatif à la vie et aux œuvres de tel ou tel auteur en étude. Dans tous les cas, l’enseignant peut donner les grandes lignes concernant ces trois historiens.

7.1. Vie et œuvres de Salluste53 La période républicaine voit le développement de la littérature historique, qui s'oppose à l'idéal oratoire cicéronien, en rejetant l'éloquence et l'ornement. César (101-44), politicien avant tout, accompagne ses campagnes militaires contre les Gaulois des Commentaires sur la Guerre des Gaules (51), puis sa guerre contre Pompée de ceux sur la guerre civile (44). Ces œuvres, sous l'extérieur de chroniques objectives, servent la politique et la personne de César et révèlent un écrivain sobre, précis et efficace. Salluste fit davantage œuvre d'historien en tenant compte du contexte social et des causes morales des événements, un historien qui, comme nous le verrons dans la suite, analyse ainsi, dans un style54 d'un rythme très concis et 53

Sur Salluste, cf. Zehnacker 1993, 122-126 ; Gaillard 1992, 60-62 ; Cizek 1995,109-127 ; Grimal 1994, 192-194. 54 Le style de Salluste a sans nul doute subi l’influence de son maître Thucydide. Cf. Gaillard 1992, 62 qui souligne que, refusant les principes cicéroniens d’une historiographie volubile, Salluste cherche la force de l’expression dans la brevitas et préfère les sententiae aux amplifications oratoires. Il écrit en misant sur la densité : cela le rend difficile, et parfois obscur ; la stricte architecture des phrases se brise soudain en effets de rupture particulièrement abrupts. Salluste a un penchant pour l’archaïsme du vocabulaire et des formes. Ce qui lui permet d’entrevoir la gravitas. Ajoutons également que le style de

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posé, la conspiration manquée de Catilina en 63 et la guerre qu'entreprend Rome de 111 à 105 contre le roi numidien, Jugurtha, dans la Guerre de Jugurtha.

7.1.1 Eléments biographiques Originaire d’Amiternum en Sabine, C. Sallustius Crispus vécut de 86 à 35 ou 34 av. J.-C., selon les sources, après une carrière politique personnelle marquée par des scandales mais qui lui permit de faire fortune et d’acquérir les plus beaux jardins de Rome. Il avait à peu près l’âge de Catulle et, comme celui-ci, il connut les plaisirs de la jeunesse dorée romaine. La faveur de César lui valut la questure en 59, alors qu’il avait 26 ans, puis le tribunat de la plèbe en 52, à 33 ans : il mena une violente campagne contre Cicéron et Milon. Exclu du sénat en 50 pour immoralité55, Salluste fut réhabilité par César qui, en 46, le nomma Gouverneur de l’Africa Nova, créée sur le territoire de l’ancien royaume de Juba. Là, Salluste dépouilla et pilla les habitants et s’en fit une grosse fortune. À 42 ans, après l’assassinat de César, il abandonna la politique. Gorgé d’argent mal acquis, il se retira dans son palais splendide de Rome, entre le Quirinal et le Pincio, dont les jardins faisaient l’ornement de la ville.

7 .1.2. Production littéraire S’agissant de sa production littéraire, l’on retient que peu d’historiens trouvent autant que Salluste, à la fois dans leur propre vie et dans la période où ils écrivent, un aussi grand nombre de facteurs susceptibles de favoriser, voire d’alimenter, leur travail. Autrement dit, la production littéraire de Salluste est intimement liée à sa vie politique. Pour faire court, cet historien de la République a publié trois œuvres. Salluste s’ajuste au contenu, afin d’exprimer la disharmonie intérieure. C’est ce qu’on appelle l’inconcinnitas. Celle-ci traduit le déchirement intérieur de l’historien. Cf. Cizek 1995,124. 55 On fit état d’une affaire d’adultère avec la femme de Milon.

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La première œuvre est le De Conjuratione Catilinae56 : ce véritable récit de crise57 retrace l’affaire Catilina qui s’apparentait à une tentative de coup d’Etat. Elle éclate à Rome au Ier siècle avant notre ère. Nous la connaissons dans les moindres détails grâce aux Catilinaires de Cicéron qui, en 63 av. J.-C., exerçait les fonctions de consul. Au moment où éclate cette affaire, deux partis à Rome se font la guerre : le parti aristocratique58 auquel appartenaient Cicéron et Caton, et le parti populaire59 dans lequel on trouvait des personnalités comme Crassus et César. Très proche de César, Salluste y militait. Contrairement à Cicéron qui trouvait dans le mouvement révolutionnaire, mieux dans la conspiration menée par Catilina un danger pour son pouvoir, Salluste ne pouvait que se satisfaire d’une telle opération qui conduirait César au pouvoir, l’homme à qui il doit à peu près tout. Salluste était vraisemblablement déçu de la fin de la tentative de coup d’Etat de Catilina dont les complices, arrêtés le 3 décembre 63, sont exécutés le 5 décembre et que lui-même Catilina est tué en janvier 62 dans la plaine de Pistorium. C’est vraisemblablement aussi cette déception et surtout le fait qu’il détestait Cicéron60 56

Dans cette étude, nous utiliserons le titre de Catilina. Paru vers 42, cette œuvre reprend le récit de l’ensemble de l’affaire Catilina, depuis l’épisode de 64 que l’on a appelé « la première conjuration », jusqu’à l’écrasement final de Catilina et de son armée, lors de la bataille de Pistoia en janvier 62 en passant par le consulat de celui-ci. Le choix de ce sujet se justifie par la gravité du péril encouru par la République en cette année 63 et qui marqua profondément la carrière de Cicéron. Pour lui, le héros n’est pas Cicéron, mais Catilina. C’est le héros négatif. Bref, dans cette œuvre, Salluste, qui a de l’aversion pour Cicéron, donne une autre version des faits que celle de l’Arpinate. 57 Martin, P.-M. (2006): « Présentation de la Conjuration de Catilina comme récit d'une crise », Vita Latina,175, 79-88. 58 Composé de nobles et de chevaliers, ce parti, détenteur des places et des richesses, tenait à conserver le pouvoir par tous les moyens. 59 Ce parti est un conglomérat d’éléments fort divers. On y trouve des plébéiens, des « homines novi », des jeunes gens avides de nouveauté, des chômeurs et autres aventuriers. 60 Cicéron l’a battu deux fois de suite aux élections consulaires. Sur l’hostilité que Salluste manifeste contre Cicéron, cf., par exemple, Wetherell, E.Y. (1979) : Sallust’s Attitude toward Cicero : a response

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qui ont conduit ce politicien repenti, vingt ans plus tard, soit en 43 av. J.-C., à rapporter les événements dans son Catilina61, inspiré de ses propres souvenirs. Bref, le Catilina prend pour objet les quelques mois (de septembre 63 à janvier 62) où Catilina, candidat malheureux pour la seconde fois au consulat, tente de s’emparer du pouvoir par la force. La deuxième œuvre est le Bellum Iugurthinum62. Publiée vers 40, cette monographie sur la guerre contre Jugurtha englobe les événements qui se sont produits en Afrique du Nord et à Rome entre 118 et le triomphe de Marius, le 1er janvier 104. to Broughton », R.S .C. 27, 173-176 ; Broughton, T.R.S. (1936) : « Was Sallust fair to Cicero ? », T.A.P.A., 34-46. 61 S’il dispose du temps, l’enseignant peut esquisser la structure de cette monographie composée de 61 paragraphes :1-4 (la préface), 5 (le portrait de Catilina), 6-13 (l’archéologie de Rome), 14-16 ( la présentation des conjurés), 17 (la première réunion des conjurés début juin 64), 18-19 (le retour en arrière : la première conjuration, celle de 66-65), 20-22 (la première harangue de Catilina à la première réunion des conjurés), 23-26 (les événements entre juin 64 et l'été 63), 25 (le portrait de Sempronia), 27-36,3 (les progrès de la conjuration entre l'été 63 (élections consulaires et la fuite de Catilina ), 36,4-39, 5 (le tableau de la situation sociopolitique de Rome à cette époque), 39, 647 (l'épisode des Allobroges), 48, 1-2 (le revirement de la plèbe romaine) 48, 3- 49 (Crassus et César innocentés), 50, 1-2 (les conjurés tentent en vain de soulever la plèbe), 50, 3-53, 1(la séance du sénat le 5 décembre [51-52 : discours de César et de Caton) 53,2-5 (l'importance des grandes individualités dans l'histoire de Rome), 53, 6-54 (les portraits parallèles de Caton et de César), 55 (l’exécution des complices de Catilina au soir du 5 décembre), 56-61 (la répression de l'insurrection armée [58: 2ème harangue de Catilina]). L’enseignant peut simplifier cette présentation, en disant par exemple : après une longue préface (1-4) et une introduction plus longue encore (5-16), s’ouvre alors une narration en trois actes. Le premier acte (17-32) évoque tout ce qui s’est passé entre le 1er juin 64, peu avant les élections au consulat, et le départ de Catilina pour l’Etrurie, le 8 novembre 63. Le 2e acte évoque l’étouffement de la conjuration à Rome. Le 3e acte, très court, nous conduit en Etrurie où Catilina engage la bataille contre les troupes de Cicéron et se fait tuer à la tête de ses soldats. 62 Dans cette étude, nous opterons pour l’appellation de Iugurtha.

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Deux fois plus long que le Catilina, le Iugurtha63, censé tenir en un seul livre, raconte comment Jugurtha monte seul et illégalement sur le trône de Numidie et résiste pendant 6 ans ( de 111 à 105) aux armées romaines avant d’être vaincu par le consul Marius auquel son questeur, le jeune Sylla, a remis le roi prisonnier. La formule annalistique, qui oppose domi à militiae et qui suit l’ordre des consulats, est respectée. La troisième œuvre est les Histoires. Seuls des fragments nous sont parvenus : essentiellement trois discours et deux lettres. Plusieurs sources attestent cependant que cet ouvrage, composé de cinq livres, faisait le récit des événements qui se déroulèrent à Rome après la mort de Sylla (de 78 à 67 av. J.C.) : guerre civile de Lépide, de Sertorius en Espagne, révolte de Spartacus, etc. L’ouvrage était inachevé, sans doute interrompu par la mort de l’auteur. Au regard de cette production littéraire, l’enseignant doit attirer l’attention de ses élèves sur le fait que, placées sous le signe des luttes politiques engagées entre les Romains, les œuvres de Salluste témoignent d’une pensée profonde, capable de saisir certains aspects du cheminement de l’histoire. Ses monographies représentent, à certains égards, des documents intéressants, toujours utiles pour les lecteurs que nous sommes. Ce qui est extraordinaire, dans ses écrits, c’est qu’un véritable système de pensée64 se constitue, précisément, à partir de l’image d’une historiographie qui instruit pour la vie et dont l’art de la déformation historique représente une composante 63

Sa structure se présente brièvement de la manière suivante: l’ouvrage s’ouvre par une préface philosophique (1-4). Cette préface est directement suivie d’une présentation de la sanglante succession au trône des Numides (5-26). Ensuite, Salluste raconte comment avait débuté la guerre de Jugurtha contre les Romains (27-39), quels troubles elle avait suscités à Rome et comment s’était déroulée l’offensive de Métellus contre les Numides (40-83), y compris un aperçu sur les origines des déboires romains (41-42). Suivent les séquences où l’historien présente le discours de Marius (84-85) et les dernières opérations militaires qui avaient entraîné la victoire définitive des Romains (86-114). 64 L’approche moralisatrice de l’histoire, des hommes, de la classe politique, représente la base de ce système.

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essentielle. Les œuvres de Salluste sont précédées de prologues (préfaces) où l’auteur s’explique sur son dessein. Dans l’ensemble de ses écrits, l’historien ne voit, ne juge et n’explique guère les événements qu’en termes moraux. Dans ses récits, Salluste ne s’intéresse qu’à l’histoire de l’Vrbs65. Son art (d’écrire et de narrer) est grand. La forme atteint la perfection qui assurera d’emblée, semble-t-il, le succès de ses œuvres et le lui confirmera définitivement auprès de la postérité. Concernant son style, il est clair que Salluste exploite avec un grand succès autant l’expérience et la leçon de Thucydide66, son modèle grec, que les ressources d’un latin parvenu à sa maturité. Phrases courtes, asymétriques, décousues, vocabulaire archaïsant67, construction irrégulière de la phrase, néologismes, concision proche de l'obscurité, tournures grecques, rhétorique, dramatisation des événements politiques, voilà, entre autres, ce qui caractérise sa plume, ce qui fait le style de Salluste qui, de temps en temps, recourt aussi à la gravitas et surtout à la brevitas68. Bref, l'œuvre de Salluste marque un progrès par rapport à ses prédécesseurs, les annalistes, tant pour la force narrative que pour la méthode historique : il s'efforce d'expliquer les causes des événements politiques et les motivations des acteurs de l'histoire. Il a cependant ses faiblesses : la chronologie et la géographie sont imprécises. Salluste n'est pas impartial : il prend parti pour les populares aux dépens des nobiles. Il est 65

Comme le note l’historien P. Jal (cf. Jal 1977: in Grimal et alii 1977,123-124), c’est une limitation gênante et paradoxale, si l’on réfléchit à l’étendue et à l’importance de l’Empire à cette date, au rôle que venaient de jouer les provinces dans la guerre civile et surtout à la périlleuse division de l’Imperium Romanum en deux blocs hostiles (Occident- Orient) au moment où Salluste écrit. 66 Salluste doit beaucoup à Thucydide, notamment certains tours syntactiques. Sur l’influence de Thucydide, cf. aussi Scanlon, Th. F. (1980) : The influence of Thucydides on Sallust, Heidelberg. 67 Beaucoup de critiques considèrent la concision et l’archaïsme comme les marques les plus saillantes de l’écriture sallustienne. 68 Signalons que la brevitas sallustienne suppose une phrase abrupte et hachée dont aucune traduction moderne ne saurait rendre l’exceptionnelle économie de signifiants.

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cependant capable de reconnaître les mérites de ses adversaires et les défauts de ses amis. Ses personnages sont peints avec force, tout particulièrement Jugurtha et Catilina, Marius et Sylla. On peut déceler chez Salluste un certain pessimisme psychologique. L’historien fait preuve d'une sévère puissance d'expression, mordante et agressive. Imitant Thucydide, il a tendance à généraliser les événements. De Caton l'Ancien il a consciemment imité le style robuste et archaïque. Du point de vue de la conception de l’histoire, Salluste passe pour un adepte de « la doctrine très romaine et traditionnelle de l’histoire magistra vitae » qui, « considérée comme un recueil d’exempla, permet au citoyen romain de se situer dans une continuité historique »69. C’est vraisemblablement pour cette raison qu’il imprime dans ses œuvres une approche moraliste de l’histoire qui le conduit à dénoncer la lubido, la desidia, l’avaritia et la luxuria du milieu politique romain. Cette approche, Salluste la développe dans la préface de sa toute première œuvre, Catilina, « récit d’une crise »70.

7.2. Tite-Live : l’homme et son œuvre Cet historien est considéré comme le Virgile de l’Histoire et sa principale œuvre est à placer en regard de l’Enéide71.

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Utard 2011, 361 ; André 1974,17-18. Martin 2006,79-88. 71 L’œuvre de Tite-Live commence là où s'arrête l'Énéide de Virgile, l'histoire de Rome commence là où s'arrête l'épopée, complétant ainsi le projet idéologique d'Auguste qui fonde son entreprise de « restauration » politique sur la réalisation dans le temps humain des promesses faites à Énée dans les temps mythiques. Si Tite-Live n'est pas un historien scientifique, un théoricien ou un technicien de l'histoire, il vit, en revanche, et raconte avec passion les grandes heures de l'histoire du peuple romain. Il sent les âmes des individus et des groupes ; il aime analyser les motifs, les préoccupations, les réactions des hommes face à des situations difficiles. 70

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7.2.1. Eléments biographiques Contrairement à Salluste, nous accorderons moins de lignes à l’homme que fut Tite-Live72 tant il est vrai que ses dates de naissance et de mort sont incertaines. La tradition s’accorde à dire que cet historien aurait vu le jour soit en 59 av. J.-C, soit en 64 av. J.-C, tandis que son décès peut être daté soit en 17 ap. J.-C, soit en 12 ap. J.-C73. Originaire de Padoue, cet écrivain talentueux aurait reçu, dans sa jeunesse, une éducation soignée et solide. Il aurait également acquis une profonde formation rhétorique. Ami d’Auguste, Tite-Live fut, selon l’expression d’E. Cizek74, « un écrivain de cabinet, un historien qui préférait le calme des bibliothèques à l’expérience directe des faits ». « Historien de métier », comme l’a qualifié P. Jal75, il est le seul dans l’historiographie latine qui n’a jamais fait de la politique et qui s’est consacré essentiellement à l’écriture de l’Histoire.

7.2.2. Production littéraire L’Ab Vrbe Condita, considérée à juste titre comme une source majeure qui nous permette d’aborder l’histoire des premiers pas de la République de Rome, « avait pour ambition de couvrir toute l’histoire romaine depuis l’arrivée d’Énée en Italie jusqu’à la mort de Drusus, le frère de Tibère, en 9 av. n. ère. Malheureusement, de ce monument de la littérature latine initialement rédigé en 142 livres, seuls 35 ont été conservés en entier : la première décade76 d’une part, les troisième et quatrième décades dans leur intégralité ainsi que la première moitié de la cinquième décade77, d’autre part. Il faut ajouter à 72

Pour plus de détails, on peut consulter, par exemple, Mineo, B. (2006) : Tite-Live et l’histoire de Rome, Paris. 73 Pour la variation de ces dates, cf. Meunier 2011, 86, note 1. 74 Cizek 1995,150. 75 Jal 1990,34-47. 76 Elle contient les livres I-X relatant les événements jusqu’en 293 av. n. ère. 77 Elle regroupe les livres XXI à XLV, la deuxième guerre punique

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cela quelques fragments ainsi que de brefs résumés (appelés Periochae) de chacun des livres, même de ceux qui ont disparu. »78 Comme le note J. Gaillard79, dans les écrits liviens, « légende et histoire se mêlent ; l’histoire prolonge la légende, et l’on ne saurait voir que dans ces pages la manière dont le génie romain a historicisé les mythes ou saisi une symbolique comparable aux mythes dans l’enchevêtrement des récits de tradition qui composent ce temps des Rois.» Pour écrire son Histoire, dont la valeur littéraire n’est plus à démontrer80, Tite-Live a adopté la méthode annalistique. Et face à une matière immense, la progression de cet historien est patiente, mais surtout raisonnée. Il s’en explique d’ailleurs dans sa Préface qui fait l’objet de notre analyse approfondie. Avec cet historien du temps d’Auguste, « l’historiographie s’impose comme un genre littéraire majeur.»81 Dans son Ab Vrbe Condita où « le style et la syntaxe du texte s’avèrent fidèles à l’égard des exhortations de Cicéron »82 mais dont la valeur historique est contestable, « fidèle aux méthodes de l’historiographie classique en parsemant son récit de discours recomposés, au style direct ou indirect, qui lui servent à analyser une situation historique autant qu’à éclairer l’état d’esprit et le caractère de ses personnages, Tite-live veut écrire l’histoire de tout un peuple afin, d’une part83, de présenter un tableau complet de sa longue formation, d’aune

aux lendemains de la bataille de Pydna. 78 Meunier 2011, 86-87. Aussi Jal 1990,32-33 qui estime que cette perte est « particulièrement fâcheuse du fait que ce sont (…) les pages consacrées aux périodes que nous considérons comme les plus dramatiques de l’histoire romaine qui ont disparu, à savoir celles qui constituent les ‘titres de chapitre’ de tout le manuel d’histoire romaine d’aujourd’hui ; les Gracques, Mithridate, Marius et Sylla, Catilina, Clodius, César et Pompée, Octave et Antoine, le Principat… » 79 Gaillard 1992,92. 80 Sur ce point précis, cf., entre autres, André et al. 1974,82-92. 81 Gaillard 1992,94. 82 Cizek 1995,156. 83 Zehnacker et al. 1993, 174.

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part, et de montrer aussi ses atouts et ses qualités. »84 Ses récits bien documentés85 et isolés sont de structure aristotélicienne86 ; ils possèdent un début, un milieu et une fin conformes aux vœux de Cicéron. Il le dit explicitement dans sa préface. Comme pour Cicéron et pour Salluste, Tite-Live considère l’histoire comme une magistra vitae. Historien de métier, il accorde, comme nous le verrons chez Tacite, une grande place à la causalité historique, mais également à la morale. Glorifiant en particulier la Rome primitive, Tite-Live exalte les vertus, mieux les valeurs qui, dans le passé, ont fait la grandeur de Rome. Parmi ces valeurs, on peut citer : la moderatio, la prudentia, la pudicitas, la dignitas, la gravitas, la concordia, la disciplina, la clementia, la iustitia et la pietas87.

7.3. Tacite, historien de l’Empire Tacite est considéré par les spécialistes d’histoire romaine comme étant le plus brillant des historiens romains, mieux 84

Zehnacker et al. 1993, 173. À propos de la documentation, l’on sait que Tite-Live suit une source principale qui lui fournit son récit selon les règles de l’exaedificatio et de l’exornatio cicéroniennes, telles qu’elles ont été énoncées en De oratore II,62 sq. Par exaedificatio (solidité des structures) et exornatio (dramatisation, clarification), Tite-Live arrive à composer, malgré l’énormité de son œuvre, un ouvrage varié, vivant et profondément humain. Ajoutons que le récit livien relève en partie de procédés plus ou moins standardisés, la variatio étant due au talent de l’auteur et créant une tendance au dramatique. Quant à la langue et au style qui, on le sait, est à la fois cicéronienne et très personnel, le moins qu’on puisse dire est que Tite-Live avait fait de l’urbanitas son idéal linguistique. Pour plus de détails sur les questions évoquées ici, cf. Cizek 1995,166-177 ; Zehnacker et al. 1993, 167-175. 86 De structure aristotélicienne, les récits liviens possèdent un début, un milieu et une fin ; ils sont divisés en scènes qui développent la situation jusqu'à la crise. Les transitions sont toujours très soignées. Mais c'est dans l'épisode central que se déploient le mieux la puissance dramatique de Tite-Live, ses dons d'évocateur des grands sentiments populaires, des foules en proie à la joie, à la tristesse, à l'angoisse, à la haine. 87 Pour toutes ces valeurs, ces vertus, cf. Cizek 1995,160. 85

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comme l’historien de l’Empire. En effet, par ses écrits, il a réussi à imposer sa vision d’un sicèle au demeurant difficile à cerner.

7.3.1. Eléments biographiques P. Cornelius Tacitus88 est né, selon toute vraisemblance, en Gaule narbonnaise dans une famille de rang équestre ; vers 5557 ap. J.-C. et décédé vers 117-118 ap. J.-C. L’itinéraire social de ce grand serviteur de l’Etat, favorisé, entre autres par son mariage en 78 avec la fille du consul Cn. Julius Agricola, se résume donc par l’accession à l’ordre sénatorial et par une carrière solide, voire brillante, qui l’a mené aux plus brillantes charges de l’Etat : il aborda son cursus honorum qui le mena à 88

Pour la biographie complète de Tacite, cf. Gaillard 1992,109-113 ; Zehnacker et al. 1993, 289-301 ; Cizek 1995,217-253. Pour Michel 2001, 144 : « Tacite semble être né au nord de la prouincia romana, dans l'actuel Comtat, près de Vaison-la-Romaine, où l'on connaît des Taciti. Il fut donc un de ces Gaulois romanisés dont on célébrait l'adhésion loyale à la puissance romaine. Son beau-père Agricola, haut magistrat sous Domitien, avait essayé de pacifier l'Angleterre. Mais il était venu de Fréjus et il avait fait ses études dans les écoles de Marseille. Tacite reçut d'abord auprès de lui sa culture, dont son œuvre est issue. On peut dire, ici surtout, qu'il est, en langue latine, l'un des premiers grands écrivains de la France (qui n'existait pas encore). Il faut souligner surtout qu'il atteste les succès de la colonisation romaine, tout en marquant fortement ses erreurs et les dangers qu'elle court devant les Barbares. L'un de ses proches parents, son père peut-être, avait servi l'Empire en Germanie. En tout cas, Tacite s'est efforcé de défendre Rome, qui lui confia de hautes fonctions. Il présida en 88, étant préteur sous Domitien, aux cérémonies qui rappelaient la fondation de la cité. Déjà il méditait sur l'histoire, sa grandeur et ses misères. Il fut consul en 97 sous Nerva, puis proconsul d'Asie sous Trajan qui avait conquis la réalité du pouvoir. Il joua un rôle important dans le sénat impérial. Il connaissait les fautes de Rome et des princes qui la gouvernaient. Mais il discernait aussi les dangers que courait la civilisation venue des Grecs et de l’Urbs. Il fut donc pour elle un loyal serviteur, sans accepter de dissimuler les fautes d'un pouvoir qu'il ne voulait pas sauver par le mensonge ou la vaine flatterie. »

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la préture en 88 et aussi, parallèlement, au sacerdoce de quindecimvir sacris faciundis au point de devenir consul suffect en 9789.

7.3.2. Production littéraire Concernant son itinéraire intellectuel et littéraire, il est clairement établi que Tacite a hésité entre le métier d’orateur et celui d’historien. Cependant, une fois gagné à l’histoire, il a tâtonné quelques temps avant de quitter la monographie pour l’œuvre de vaste synthèse. Commencée sous Nerva et publiée en 98, la Vie d’Agricola (De vita Iulii Agricolae)90 est un véritable manifeste politique et hommage à la permanence des valeurs de l’Empire. Au regard de la thématique qui nous intéresse dans cet ouvrage, l’Agricola est l’expression littéraire d’une réflexion sur l’historiographie par la voie de la biographie. Peu après l’Agricola, il publia, toujours en 98, une autre monographie connue sous le titre de De origine et situ Germanorum. C’est un traité mélangeant géographie physique et ethnographique sur la Germanie dont le peuple (les Germains) constituait une menace redoutable pour Rome. Cet ouvrage est suivi du Dialogue des orateurs (Dialogus de oratoribus) vraisemblablement composé vers 105 ap. J.-C. et probablement publié au cours de l’année 99. Ces trois œuvres, ces trois monographies, sont aussi regroupées dans la catégorie que les modernes appellent opera minora. À 89

Consul suffect : sous l’Empire, les consuls n’étaient plus deux par an, mais ils n’exerçaient leurs fonctions que quelques mois, selon la décision de l’empereur — qui souvent était lui-même leur collègue au consulat ; un consul suffect est donc un consul « suppléant », qui succède, dans l’année, à un autre. Ajoutons aussi que Tacite était un avocat célèbre, un orateur politique écouté au sénat, où il prononça notamment l’éloge funèbre de Verginius Rufus, un général intègre, qui avait contribué à la chute de Néron et refusé le pouvoir. Nous avons malheureusement perdu ce texte. Mais nous trouvons des traces de cet éloge chez Pline le Jeune, dans son Epistula 2,1. En janvier 100, Tacite plaida, conjointement avec son ami Pline, contre Marius Priscus, ancien proconsul d’Afrique. Cf. Pline, Ep. 2,11,17. 90 Dans cette étude, nous optons pour l’appellation Agricola.

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l’opposé de cette catégorie, il y a une autre connue sous l’appellation d’opera maiora. Elle regroupe les Histoires (Historiae) publiées entre 110 et 111, et les Annales (Ab excessu divi Augusti) publiées quelques années après les Histoires. Les Histoires racontent les événements qui se sont déroulés de 69 à 96 (guerre civile). Nous ne savons pas de combien de livres était composée cette œuvre, d’autant plus que beaucoup de livres sont perdus. Nous en avons conservé quatre et une partie du cinquième. À propos de leur contenu, selon E. Paratore91, Tacite souligne les horreurs de la période 69-96 par contraste avec la félicité de l’époque de Trajan qu’il promet de raconter ensuite. Dans les Annales, Tacite retrace, en seize livres92, l’histoire des Julio-Claudiens. Concrètement, l’historien a voulu faire la chronique complète des JulioClaudiens, mieux de leur déclin, allant de la fin du règne d’Auguste jusqu’à la mort de Néron ou plutôt, selon les exigences de structures annalistiques, jusqu’au 31 décembre 68. Il a dû envisager un plan reposant sur des hexades, dont la première (livre I-VI) devait concerner Tibère, la deuxième (livres VII-XII) Caligula et Claude, tandis que la dernière devait porter sur Néron (livres XIII-XVIII).

7.3.3. Style et pensée de Tacite Dans tous ses écrits, Tacite se signale par ses phrases elliptiques, où les substantifs prennent largement le pas sur les verbes. Ennemi de la fadeur tout autant de l’enflure, Tacite accentue, des Histoires aux Annales, son penchant pour un style qui conduit la sensibilité de lecteur au-delà des mots, et impose le trouble de la beauté au-delà de l’horreur des actes ou des faits. D’une manière générale, le vocabulaire tacitéen évite tout ce qui est quotidien et banal, comporte aussi des termes techniques, voire des mots de la poésie. Bref, plus qu’une imitation de Salluste, son style est une antithèse systématique 91

Paratore, E. (1951) : Tacito, Milan-Varese, 255 et 259. Notons que Tacite avait conçu ses Annales en 18 livres, mais sa chronique a été interrompue au moment de la mort de Thraséa.

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de la période cicéronienne autrefois utilisée par Tite-Live où l’ampleur est remplacée par la brevitas (concision) et la densité, et où la symétrie cède la place à la variatio (dissymétrie), etc. La philosophie de Tacite a fait l’objet de plusieurs études. La dimension de cette étude ne nous permet pas d’en donner la substance. Nous renvoyons, par exemple, aux contributions d’A. Michel, d’O. Devillers et de J. Mambwini93. Grand humaniste, Tacite accorde, dans ses écrits, une importance capitale à la dimension humaine, à la causalité historique94.

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Cf. notre bibliographie sélective. Dans ses œuvres, plus précisément les Histoires, la notion de la causalité historique profonde occupe une place de choix. En tout cas, ce n’est pas un pur hasard si Tacite avance ses remarques sur la causalité historique dans cet ouvrage. Les structures de l’historia permettaient davantage la recherche des causes profondes que celles de l’annalistique. Sur ce point, cf. Michel 1959, Mambwini 1993 (version remaniée 1994), Cizek 1995,227 sq.

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Chapitre I Salluste et l’Histoire : étude de la préface du Catilina I-IV Dans cette préface95, écrite régulièrement à la première personne96 comme auteur (historien) et narrateur, Salluste a fait œuvre d’une véritable et profonde profession de foi. Afin de lui permettre d’entamer l’analyse de ce texte en toute aisance, l’enseignant doit retenir que cette préface est répartie en deux blocs narratifs. Le premier bloc narratif renferme les chapitres I-II. L’historien propose ses réflexions personnelles en relation avec son idéal d’homme, celui d’aspirer à la gloire. Dans le second bloc narratif, (chap. III-IV), sous forme d’un discours personnel (III, 3-5) prononcé sur le ton de la confidence (sans 95

Les préfaces (ou prologues) de Salluste ont fait l’objet de plusieurs études, les unes aussi intéressantes que les autres. Pour enrichir ses commenatires, l’enseignant peut consulter, entre autres : Rambaud 1946 ; Egermann 1932 ; Thomas 1936 ; Michel 1976 ; Novara 1976, Bolzffi 1938, Ledentu 2009, Utard 2011 Tiffou 1974. 96 Cf. Evrard, E. (1997) : « L’émergence du narrateur principal dans l’œuvre de Salluste », in : Poignault, R. (dir.) (1997) : Présence de Salluste, Université de Tours, Centre de Recherches A. Piganiol, 14. La préface du De conjuratione Catlinae contient, au total, 20 marques de première personne et celle du Bellum Iugurthinum en compte 21. Cela montre combien Salluste tient tant à prendre la responsabilité des idées qu’il énonce dont certaines renvoient à ses problèmes personnels. C’est notamment le cas dans le Cat,3,3-4 où Salluste expose les raisons qui l’ont poussé à se tourner vers l’histoire. Ainsi que nous le verrons dans les deux prologues qui font l’objet de notre étude, après les considérations préliminaires, Salluste annonce à la première personne l’objet qu’il a choisi. Cf. Cat. 4,3-4 ; Iug. 5,1.

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nul doute adressée à ses lecteurs), en même temps qu’il s’inscrit dans la tradition historiographique des mémoires d’hommes politiques, Salluste rappelle sa principale ambition : accéder à la gloire en vue d’aspirer à l’immortalité. Il serait souhaitable que l’enseignant étudie distinctement ces deux blocs. C’est cette méthode que nous allons suivre ici.

1. Cat. I-II : Salluste et l’aspiration à la gloire 1.1. Cat. I, 1-6 La préface de Catilina de Salluste s’ouvre par la théorie de la gloria97 qui, selon lui, exerce le pourvoir sur le corps. Cette pensée que nous pouvons facilement rapprocher de celle de Cicéron98 domine tout le premier chapitre. Lisons-le. § 1-2. «.1. Omnes homines, qui sese student praestare ceteris animalibus, summa ope niti decet, ne vitam silentio transeant veluti pecora, quae natura prona atque ventri 97

Dans son intéressant article portant sur la représentation de la gloire dans Catilina, Thomas 2006,89-103, démontre que la vision de la gloire qui se dégage de l’œuvre de Salluste « ne se limite pas à l’opposition entre des aspects positifs et des aspects négatifs mais la perspective historique nourrie d’un regard plus proprement philosophique permet une analyse sur la nature et le rôle de la gloire ainsi que sur les modalités de l’action qui en sont la base » (cf. Thomas 2006,89). Cf. aussi Leeman 1949 et Lida de Malkiel

1966 qui soulignent l’importance de gloire dans l’œuvre de Salluste pour valoriser l'action militaire et politique et pour motiver le travail de cet historien. Tiffou 1974 insiste sur la nature profonde de la gloire comme moyen de survivre grâce à la mémoire des hommes. 98

Sur ce rapprochement, cf. Michel, A. (1969) : Entre Cicéron et Tacite : aspects idéologiques du ‘Catilina’ de Salluste : Acta Classica Universitatis Scientiarum Debreceniensis, V,84. Aussi Tiffou 1975, 42-43, 61-65 et surtout 15-117 (chapitre IV consacré à la « gloria, rétrospective. Etude comparée chez Salluste et Cicéron).

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oboedientia finxit. 2. Sed nostra omnis vis in animo et corpore sita est : animi imperio, corporis servitio magis utimur ; alterum nobis cum dis, alterum cum beluis commune est. » « 1.Tout homme qui travaille à être supérieur aux autres êtres animés doit faire un suprême effort afin de ne point passer sa vie sans faire parler de lui, comme il arrive aux bêtes, façonnées par la nature à regarder la terre et à s'asservir à leur ventre. 2. Au contraire, chez nous autres hommes, la puissance d'action réside à la fois dans l'âme et dans le corps : à l'âme nous réservons de préférence l'autorité, au corps l'obéissance : l'une nous est commune avec les dieux, l'autre avec les bêtes. » La lecture de cet extrait qui ouvre le Catilina de Salluste peut susciter beaucoup de commentaires. L’élément qui nous paraît intéressant d’être communiqué aux élèves est le suivant : pour docere, movere et delectare son lectorat, Salluste ouvre son œuvre par des réflexions d’ordre général qui s’écartent du sujet de son œuvre parce qu’essentiellement axées sur l’idéal digne de l’homme. L’historien se justifie implicitement pourquoi, après avoir quitté la vie politique, il a préféré la monographie historique. Comme l’a si bien souligné E. Cizek99, Salluste voyait dans la monographie un prolongement heureux de la vie politique, autant qu’un moyen de tracer des essais de politologie. Il cherchait une autre voie pour acquérir la gloria que celle d’une politique courante, qui l’avait déçu, en particulier sous le second triumvirat100. L’accession à la gloire qui doit être le but de la vie humaine101, mieux un idéal digne de l’homme, est l’idée centrale que l’auteur de Catilina annonce de développer dans sa préface. C’est pour cette raison d’ailleurs que, dans la première phrase de son prologue (sa préface), il 99

Cizek 1995,115. À ce propos, à en croire Cizek, il semble que, dans le prologue des Historiae, Salluste ait posé les problèmes fondamentaux de l’art historique, de la fonction et de la valeur de l’historiographie, et mis en évidence les défauts et les qualités des historiens qui l’avaient précédé. 101 Pour la notion de la gloire chez Salluste, cf. Tiffou 1974, Delarue 1994 et surtout Thomas 2006 que l’enseignant doit impérativement consulter. Au sujet de cette thématique, l’enseignant peut faire un lien avec les visées philosophiques de Cicéron dans Pro Archia. 100

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invite les hommes à dépasser la vie organique des bêtes : « Omnes homines, qui sese student praestare ceteris animalibus, summa ope niti decet, ne vitam silentio transeant veluti pecora, quae natura prona atque ventri oboedientia finxit.» Avec cette phrase introduite par une construction archaïque « qui sese student praestare »102, Salluste donne le ton qui nous éloigne de l’histoire très collective de Caton. L’historiographie sallustienne est celle qui fait valoir la dignité de l’âme, inspirée par la vertu et susceptible de dominer le corps. Le début du prologue de Catilina, du moins les deux premiers paragraphes, sert de cadre de réflexions générales sur ce qui doit être l’idéal de l’homme sur cette terre : la recherche de la gloire. Or, constate Salluste avec regret, le commun des mortels a tendance à passer silencieusement sa vie (vitam silentio transeant)103 comme des animaux (veluti pecora)104. Salluste prend le soin de préciser : quae natura prona atque ventri oboedientia finxit105 102

Sese student praestare : par cette construction archaïque et populaire qu’on rencontre chez les anciens écrivains (par ex., Térence, Eun. prol. 1 : Si quisquam est, qui placere se studeat bonis quam plurimis) et qu’on retrouve rarement chez Cicéron (cf. De Off. 2, 20, 70.), l'auteur marque davantage l'effort que font les hommes pour montrer leur supériorité sur les autres animaux. L’enseignant peut faire remarquer à ses élèves cet emploi de l'infinitif avec un accusatif sujet au lieu de l'infinitif simple, qui est la construction de studere, tout comme de velle, de cupere, voire des autres verbes de volonté. 103 Vitam silentio transeant : l’enseignant est appelé à informer ses élèves que « vitam transire » est une expression inusitée. Salluste l’a sciemment utilisée en lieu et place de vitam degere. Une telle expression est également utilisée chez Tacite (Agr. 6, 5 : tribunatus annum quiete et otio transit.). Dans « vitam silentio transeant », l’on peut retenir que silentio est à l’ablatif de manière : en silence, c'est-àdire sans faire parler d'eux, sans faire aucun bruit qui les rappelle à l'attention et au souvenir des hommes. Ce sens ressort clairement de l'ensemble de la phrase et correspond à gloriam quaerere du § 3, et le genre de renommée que Salluste recommande de poursuivre qui est indiqué dans le chapitre II, 8 et 9. 104 Le mépris à l’égard d’une vie quasiment bestiale est une notion chère aux Epicuriens. 105 Prona atque uentri oboedientia.Cette expression nous rappelle une idée que l'on retrouve fréquemment chez les philosophes et les poètes.

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alors que l’idéal serait de niti ne106 tomber dans la bassesse mais d’atteindre la gloire et d’accéder à l’immortalité107. Mais comment y parvenir ? La réponse se trouve dans la phrase 2 introduite expressément par sed (que l’on peut traduire par au contraire ou par or) pour deux raisons. La première est que, dans la construction de son raisonnement, à travers l’utilisation de sed en antéposition, Salluste cherche à imprimer une nette opposition à ce qui suit, c’est-à-dire «nostra omnis vis in animo et corpore sita est », à la dernière partie de la phrase précédente (veluti pecora, quae natura prona atque ventri oboedientia finxit). En clair, « sed » oppose « nostra » (qu'il faut accentuer en lui donnant le sens de « de nous, les hommes ») aux animaux. Littéralement, l’idée de Salluste est la suivante « nostra vis », la puissance d’action de nous les hommes est nettement supérieure à celle des animaux. La deuxième est que, parce qu’il s’agit d’un raisonnement syllogistique, sed introduit la mineure du syllogisme formé par la suite de la phrase : « nostra omnis vis108in animo et corpore Cf. Ovide, Met. 1, 84 : pronaque cum spectent animalia cetera terram, os homini sublime dedit, etc. ; Cicéron, De Leg. 1, 9, 26 ; Xen. Mem. 1, 4, 11 et surtout Sénèque, qui cite et commente la pensée de Salluste ; cf. Ep. 60, 3 : hos itaque, ut ait Sallustius, ventri oboedientes, animalium loco numeremus, non hominum, quosdam uero ne animalium quidem, sed mortuorum. Tel qu’il est employé ici, dans l'esprit de Salluste, pronus est une épithète caractéristique des animaux, comme mutus et brutus. Pronus a donc le sens de « qui regarde la terre ». C’est aussi dans ce sens qu’on le retrouve chez Juvénal dans Satire 15, 147 : Cuius egent prona et terram spectantia, passage qui, à bien des égards, semble une imitation de Platon, Rep. 9, p. 586a. 106 Niti ne est une expression rare chez Salluste qui semble l’utiliser pour la première fois. Le verbe niti marque ordinairement l'effort que l'on fait pour atteindre un but positif. 107 Le désir de s’immortaliser est très ancien et très universel : on le retrouve chez Homère, Cicéron (cf. Pro Milone 97), Horace (Odes III,23), Virgile (Georg. IV,6). Les Anciens parlent quelquefois de cette aspiration avec une naïveté et une candeur qui déconcertent (cf. Cicéron, Pro Archia). 108 Vis est à comprendre dans le sens de notre puissance d'action, notre activité.

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sita est : animi imperio, corporis servitio magis utimur ; alterum nobis cum dis, alterum cum beluis commune est. Dans les deux premiers paragraphes du chapitre I de cette préface de Catilina, puisque l’idéal de l’homme est de rechercher la gloire, Salluste estime qu’on peut y accéder en usant, primo, de son esprit (animus), c’est-à-dire de son intelligence et des forces morales, secundo, de son corps (corpus) c’est-à-dire de ses forces tant physiques que matérielles. Cette précision qui se trouve au cœur de la pensée tant philosophique qu’historique de Salluste introduit la notion de la dichotomie « animus / corpus»109 qui se trouve d’ailleurs au cœur de la philosophie antique. Ainsi, le note B. Mineo110, très significative est l’insistance chez cet historien sur cette dichotomie « qui illustre bien la façon dont l’historiographie romaine s’était plu à reprendre des thèmes d’origine platonicienne auxquels le stoïcisme d’un Poseidonius avait sans doute donné une vigueur.» Nous savons tous que le culte de la vertu et l’idée d’une unité de l’esprit relèvent du Portique, particulièrement de l’enseignement de Posidonius. L’idée principale du paragraphe 2 est la suivante : considéré dans son individualité, l’Homme (avec H majuscule) doit se distinguer du groupe ou dans la communauté en s’élevant au dessus de la masse ignorante et grossière par l’esprit (in animo) et par le corps (in corpore) : « Sed nostra omnis vis in animo et corpore

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Nous venons d’évoquer le terme dichotomie. L’enseignant est appelé à rappeler cette règle simple. Dans « in animo et corpore », la préposition « in » ne peut pas se répéter dans ce cas car ces deux compléments « animo » et « corpore » sont pris ensemble et, dans la pensée de Salluste, ils ne peuvent en aucun cas être séparés, et pour cause. Dans ce passage, et suivant la pensée de Salluste, animus et corpus, bien qu’ils soient deux éléments différents, constituent philosophiquement un composé binaire et, de ce fait, doivent être envisagés comme un tout qui constitue l'homme. 110 Mineo, B. (1997) : « Philosophie de l’histoire chez Salluste et TiteLive », in : Poignault, R. (dir.) (1997) : Présence de Salluste ; Université de Tours, Centre de Recherches A. Piganiol, 47.

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sita est : animi imperio, corporis servitio magis111 utimur.» (Cat . I, 2)112. Arrêtons-nous, un instant, sur les expressions « animi imperio » et « corporis seruitio ». Il serait souhaitable que l’enseignant explique clairement à ses élèves que ces deux expressions sont un exemple concret qu’on retrouve fréquemment chez Salluste et chez les écrivains philosophes, exemple dans lequel l'abstrait est mis pour le concret, ou encore l'adjectif est changé en un substantif abstrait, pour faire ressortir davantage l'idée qu'il représente. Dans ce passage, «animi imperio» correspond à «animo imperatore» et «corporis servitio» à « corpore autem servo». Puisque la dichotomie « animus/corpus » domine sa pensée, Salluste pense qu’il est de l’obligation de l’Homme de mettre en première position l’animus : l’esprit vaut plus que le corps, telle est son opinion introduite par l’expression « nostra vis » qui nous fait penser à sa carrière politique. Ouvrons une parenthèse pour dire que l’enseignant peut attirer l’attention de ses élèves sur le fait que, dans l’ensemble de son Catilina, même s’il accorde aussi un rôle beaucoup plus important au corpus, c’est-à-dire à l’action humaine, laquelle nécessite la force physique, il faut reconnaître que Salluste revient souvent sur le rôle déterminant de l’âme qui guide la vie de l’homme113. § 3. « Quo mihi rectius videtur ingenii quam virium opibus gloriam quaerere, et, quoniam vita ipsa qua fruimur brevis est, memoriam nostri quam maxume longam efficere. » « Aussi me paraît-il plus juste de chercher la gloire en faisant appel à l'âme plus qu'au corps, et, puisque la vie même dont nous jouissons 111

Magis doit être pris dans le sens de potius. Cette pensée sallustienne contenue dans ce passage est vraisemblablement empruntée à Aristote, Polit. 1, 10. Elle fait écho à une maxime attribuée à Caton (Animum tamquam ducem cura ; corpus tamquam militem exerce) et surtout à une pensée développée par Sénèque dans ses Ep. 65, 24 : « Quem in hoc mundo locum deus obtinet, hunc in homine animus. Quod est illic materia, id nobis corpus est : seruiant ergo deteriora melioribus. » 113 Dans Cat LII,21-22, par exemple, Salluste insiste sur le fait que l’âme des dirigeants doit être liberée des passions. 112

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est brève, de faire durer le plus possible le souvenir qu'on gardera de nous.» Le § 3 sert de conclusion du syllogisme contenu dans le § 2. Introduite par « quo » dans le sens de « eo igitur »114, cette conclusion dans laquelle, à travers le pronom personnel « mihi », Salluste revendique l’appartenance des idées est très importante pour mieux cerner la pensée de l’auteur. Dans sa première partie, elle accorde la prééminence de l’ingenium115 sur le corps, mieux sur les forces du corps (virium) : « rectius videtur ingenii quam virium opibus116 gloriam quaerere ». Dans sa deuxième partie reliée à la première par la conjonction « et », elle marque une nette opposition117 entre « vita ipsa», la vie même, considérée en elle-même, et « memoriam nostri »118 : « quoniam vita ipsa qua fruimur brevis est, memoriam nostri quam maxume longam efficere.» Tout compte fait, à travers cette phrase, Salluste qui, dans les deux premiers paragraphes, 114

Dans ce passage, eo est l’ablatif de id. C’est dire que quo, simple ablatif de cause, résume et représente ce qui précède, comme le fait eo avec ou sans comparatif. Dans ce passage, il se rapporte à la pensée que Salluste vient d’exprimer dans le § 2. Il a donc le sens de : « en raison de ce que je viens de dire (dans le paragraphe précédent) ». 115 Ici ingenium est synonyme de animus, l'âme ou l'esprit. 116 Le terme vires a généralement ce sens de « forces du corps, forces physiques » chez Salluste, qu'il soit seul ou opposé à animus ou ingenium, comme ici. Mais l’enseignant doit révéler à ses élèves que l’expression « virium opibus » paraît étrange au premier abord, parce que opibus, qui va très bien avec ingeni, semble faire pléonasme ou tautologie avec uirium. Il faut, pour justifier et comprendre cette alliance de mots, se rappeler le sens un peu vague et très étendu de opes, qui a permis, par exemple, à Virgile de renverser, dans l’Énéide 12, 252, la construction de Salluste : « Pro se quisque uiri summa nituntur opum vi. » 117 Cette opposition est marquée par ipsa. 118 Cette expression peut se traduire littéralement par « le souvenir de nous ». Cela étant, nostri est employé comme un génitif du pronom personnel, mieux un génitif objectif. Dans la pensée de Salluste, son sens est de loin de celui de nostra du § 2. Ce n’est pas l’unique emploi de Salluste qu’on retrouve dans ses écrits. Nous le retrouvons avec la même valeur, par exemple dans ses Hist. 2, 50, 3 : « Nam si parricida uostri sum. »

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évoque la gloire basée à la fois sur l’ingenium et sur la virtus, injecte une nouvelle idée dans sa réflexion : la valeur de la gloire tient aussi à sa durée. En effet, commentant le § 3 de cette préface, J-F. Martin119 note qu’au-delà du thème classique de la gloire fondée sur la virtus qui assure la pérennité du souvenir, la pensée de Salluste présente une certaine originalité. Il peut en effet paraître paradoxal de voir une virtus devenir aeterna par une gloria qui réside dans la mémoire des hommes et ne devrait espérer que la sempiternitas […] car elle ne saurait échapper aux vicissitudes du temps.» En fait, l'âme en tant que substance avec sa transcendance ne meurt pas et fait attendre une gloire éternelle, mais il ne saurait y avoir pour un mode d'éternisation qui ne fût point celui des hommes. C'est la memoria des siècles à venir qui permet de résoudre le dilemme entre l'éternité de l'âme principe et celle de l'âme personnelle.120 Comme on peut le lire dans Iugurtha 1,3 et 2,3, Salluste croit à l'éternité de l'âme principe et il ne la situe pas dans un monde transcendant, c’est-à-dire dans l’au-delà comme le soutient Cicéron dans le Somnium Scipionis, mais sur la terre car, comme le note E. Tiffou, « la memoria peut refléter l'éternité de ce principe dans le monde des hommes »121, et grâce à l’animus qui, s'il a un aspect transcendant par son rôle de principe et par son origine céleste, est aussi immanent à l'homme dans la mesure où, comme le dit E. Tiffou122, « l'âme ne se conçoit que par rapport aux individus dont elle constitue la partie la plus noble », mais, ajoute J.-F. Martin « cette immanence ne peut être efficiente que par cette dimension personnelle qu'est l’ingenium selon qu'il est bon ou mauvais » 123, et c'est la raison pour laquelle la recherche de la gloire est subordonnée, dans le passage de Cat. 1, 3 cité plus haut, non directement à l’animus mais aux ingeni opibus.

119

Martin 2006,98-99. Martin 2006,97 qui cite aussi Tiffou 1974, 111-113. 121 Tiffou 1974, 115. 122 Tiffou 1974,113. 123 Martin 2006,99 qui s’appuie aussi sur le commentaire de Vretska, K. (1976) : De Catilinae coniuratione, Heidelberg, t. 1,41. 120

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§ 4-6. « 4. Nam divitiarum et formae gloria fluxa atque fragilis est, virtus clara aeternaque habetur. 5. Sed diu magnum inter mortales certamen fuit, vine corporis an virtute animi res militaris magis procederet. 6. Nam et priusquam incipias, consulto et, ubi consulueris, mature facto opus est. Ita utrumque per se indigens alterum alterius auxilio eget. » « 4. Car la gloire qui vient de la richesse et de la beauté est mobile et périssable, mais la vertu demeure glorieuse et éternelle. 5. Longtemps les hommes ont discuté pour savoir si les succès militaires étaient dus plus à la vigueur corporelle qu'aux qualités de l'esprit. 6. En effet, avant de commencer, il faut réfléchir, et, après réflexion, agir sans retard. Ainsi le corps et l'âme, incomplets par eux-mêmes, ont besoin du secours l'un de l'autre. » Les § 4-6 servent à éclairer, mieux à expliquer la pensée profonde de Salluste. L’enseignant doit faire preuve d’un bon pédagogue pour faire voir à ses élèves que Salluste propose deux explications introduites par « nam ». La première explication est celle contenue dans le § 4 qui résume « les idées générales » de l’Historien penseur. La deuxième explication est celle que nous retrouvons dans le § 6 : il s’agit d’une idée très particulière. Ces deux idées qui vont du général au particulier sont mises côte à côte par la phrase 5 introduite par « sed » qui, dans ce passage, sert non pas d’opposition mais de transition entre les idées générales qui viennent d'être exposées au § 4 et les applications que l'auteur va en faire à un cas particulier au § 6. Après cet éclairage, revenons au texte proprement dit. Dans le § 4, Salluste, qui considère l’accession de la gloire comme l’idéal de tout Homme, distingue deux types de gloire en ces termes: « Nam divitiarum et formae gloria fluxa atque fragilis est, virtus clara aeternaque habetur.» Salluste évoque, d’une part, une « divitiarum et formae gloria » et, d’autre part, la « virtus ». Quelle différence fait-il entre ces deux types de gloire ? Relisons le texte. Pour le premier type de gloire, Salluste est très précis et très clair : « divitiarum et formae gloria fluxa atque fragilis est ». Dans ce passage, les termes « divitiarum » et « formae » sont deux génitifs qu’on peut rapprocher en grammaire grecque du

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génitif de cause et d'origine124. La phrase a donc ce sens: « la gloire qui provient des richesses et de la beauté ». Selon Salluste, ce premier type de gloire est sans valeur, et pour cause : usant d’une allitération, l’historien répond : « fluxa atque fragilis est ». Tout est clair : fluxa fait penser à tout corps liquide, à une matière coulante, et donc à tout ce qui est mobile et changeante ; fragilis, quant à lui, fait penser à tout objet qui se brise facilement, que la moindre chose anéantit. Bref, pour Salluste, le premier type de gloire est éphémère. Pour le deuxième type de gloire, Salluste emploie le terme virtus au lieu de gloria. L’enseignant doit informer ses élèves que le recours à ce vocable est très significatif. Disciple de Thucydide125, Salluste utilise le terme virtus dans le sens grec ἀρετή, toute supériorité intellectuelle126 ou morale, ou dans le sens où Cicéron l’a défini dans son De finibus 4, 19, 51 : « Ingeni praestantia, quam uirtutem vocamus. » Ce deuxième type de gloire « clara aeternaque habetur » (subsiste glorieuse et éternelle). L’enseignant doit faire remarquer à ses élèves que, d’une part, l’adjectif « aeterna », tel qu’il est employé là s'oppose à l’expression « fluxa atque fragilis » qualifiant le premier type de gloire et, d’autre part, cette opposition n’est valable que du point de vue de la durée, clara étant l’une des caractéristiques de la virtus qu’on peut traduire par mérite. La valeur philosophique de ces deux adjectifs « clara » et « aeterna » faisant de « virtus » une qualité essentielle que doit 124

Comme on le sait, en grec, le génitif marque un complément (de proposition ou de verbe) signifiant la cause et répondant à la question « à cause de quoi ? ». Généralement précédé en prose classique de ἀπό, ἐκ, παρὰ, le génitif grec marque les compléments répondant aux questions « d'où ? », « de quoi ? » et exprime l'origine, l'éloignement, la provenance. 125 Sur l’influence de Thucydide sur l’écriture de Salluste, cf. Leeman 1955 ; Scanlon 1980 ; Perrochat 1949. À noter que la première grande référence sur cette question est sans conteste la dissertation de Dolega, S. (1871) : De Sallustio imitatore Thucididis, Demosthenis aliorumque scriptorum Graecorum, Breslau, Typis officinae A. Neumanni. 126 Chez Salluste, le terme virtus signifie généralement qualités intelelctuelles, ensemble des valeurs morales, l’union, dans un homme, des unes et des autres.

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avoir l’homme est bien soulignée par le verbe « habetur » que Salluste emploie expressément là non pas dans le sens de « être regardé comme » ou de « passer pour » mais comme l’équivalent de « esse ». Ce « esse » (habetur = est) s’oppose nettement à « est » que nous retrouvons dans l’expression « fluxa atque fragilis est ». Cet « est » de «« fluxa atque fragilis est » marque un état alors que le « est » qui est l’équivalent de « habetur » imprime l’idée de la possession. Dans le § 5 qui, du point de vue des idées, sert de transition entre le § 4 et le § 6, Salluste revient sur ce qui, pour lui, est le premier facteur de la causalité historique : les hommes. Chose intéressante, au lieu d’employer le terme « homines » comme au paragraphe 1, il utilise « mortales » qui, dans le langage de Salluste, est une simple affectation d'archaïsme plein de sens dans la mesure où « mortales» souligne bien le destin réservé aux humains, destin selon lequel tôt ou tard ils mourront. D’où la nécessité de songer à laisser des traces indélébiles et non éphémères. Mais comment ? « vine corporis an virtute animi127 res militaris magis procederet ». Pour être plus près de la pensée de Salluste, « procedere » doit avoir le sens de « prospere eueniret » ou même « cederet» et l’expression

127 Telle qu’elle est employée ici, l’expression « animi uirtus » se traduirait mieux par les « qualités morales et intellectuelles ». Dans son édition de la Conjuration de Catilina de Salluste, Paris, Belles Lettres, 5e éd. 1962, A. Ernout traduisait cette expression contenue dans le chapitre I,5 par «la vigueur de l'esprit». Cependant, dans une de ses publications, Karl Büchner (Salitisi, Heidelberg, 1960, 96) pense que « animi virtus » équivaut à « ingenium ». Dans un de ses intéressants articles, A. D. Leeman ( SallustsProlog und seine Auffassung von der Historiographie. I. Das Catilina proömium, » Mnemosyne, ser. IV, VII, 1954,325) (nous fait savoir que «l'esprit est comme intellectualisé en ingenium, tandis que uirtus à travers l'association avec animus est spiritualisée». Signalons, en passant que, chez Salluste, toute œuvre confondue, le terme ingenium revient cinquante six fois (cf. La Penna, A. (1978) : Aspetti de’l pensiero storico latino, Turin. Voir le chapitre concernant Salluste). Ce terme est globalement utilisé pour désigner la force intime de la nature et la capacité d’éclosion. Cf. Cizek 1995,126.

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« virtute animi » dans le même sens que l’historien l’a employé au chapitre II,3 de la préface. Le § 6 qui clôt le chapitre I de la préface évoque une idée philosophiquement très particulière : la complémentarité entre le corpus et la virtus animi. Pour mieux faire comprendre à ses élèves cette conclusion, l’enseignant doit faire une sorte de flash-back pour rappeler les grandes lignes de la pensée sallustienne. Dans les quatre premiers paragraphes (1-4), d’une manière générale, Salluste met en valeur le rôle de l’animus sur le corps, c’est-à-dire dans les affaires humaines. En réfléchissant ainsi, il « entendait élargir le champ traditionnel de la virtus128 au domaine de l’histoire et se proposait d’atteindre à la vraie gloire en mettant sa plume au service de la cité »129, c’est-à-dire au service de l’Etat. Cette pensée de B. Mineo ne peut mieux être comprise que si, dans ses explications, l’enseignant fait un lien entre ce que Salluste vient de dire et sa profession : en effet, dans les quatre premiers § de la préface de Catilina (§ 1-4) Salluste veut tout simplement dire à ses lecteurs que, contrairement à bon nombre de ses contemporains, dans l’exercice de toutes ses fonctions politiques, militaires et maintenant dans sa nouvelle profession d’Historien, lui Salluste s’est distingué d’eux en mettant en avant, dans sa vie 128 Il convient de noter que la virtus sallustienne s’appuie sur l’industria et l’ingenuim d’un individu qui a mis son énergie au service de la cité. Par cela même, elle laisse intacts des espaces de liberté, la possibilité pour l’homme d’infléchir le cours des événements, de maîtriser la fortuna autrement capricieuse. Cf. Mineo 1997,48. Il faut cependant savoir que la virtus sallustienne ne se transmet pas. De la sorte, la disparition d’un homme exceptionnel, et donc du héros, peut avoir des conséquences dramatiques pour la cité, en cela qu’elle peut hypothéquer à jamais l’espoir d’un redressement qui dépendait pour une large part de la virtus du héros. Cf. Tiffou 1974, 148-149. Aussi Mineo 1997,49. 129 Mineo 1997,47-48. Il faut ajouter que, dans la pensée de Salluste, cette dichotomie correspond également à l’opposition qui doit exister entre dirigeants et dirigés. Comme le note Mineo, op.cit., « c’est à partir de ce modèle rationnalisant que se trouve définie et légitimée l’existence du pouvoir central, pensé comme l’esprit animant le corps social et seul capable d’assurer la cohésion nationale, la concordia ».

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personnelle et professionnelle, ses viri130, son intelligence et sa probité morale 131, idée contenue dans l’expression « animi virtus ». Ainsi, même si la véritable gloire ne se conquiert que grâce à l'esprit exerçant, comme il le doit, le pouvoir sur le corps, il vaut mieux que le corpus et l’animus se complètent. Telle est la substance de cette partie de phrase : » […] consulto et, ubi consulueris, mature facto opus est. Ita utrumque per se indigens alterum alterius auxilio eget. »132 Ce qui rejoint l’idée 130

Entendez forces du corps, cf. virium du § 3. Il ne nous appartient pas de le juger, mais nous savons qu’en 50, il a été exclu du Sénat pour une affaire d’adultère avec la femme de Milon, que, pendant sa campagne de Campanie et son gouvernorat d’Africa Nova, Salluste a dépouillé et pillé les habitants et s’en est fait une grosse fortune. 132 La construction de ce passage doit faire l’objet d’une particulière attention car elle présente quelques difficultés. Les ablatifs participes passés passifs neutres pris substantivement que sont consulto et factos sont, à notre connaissance, la seule construction employée par Salluste avec opus est, quand le complément, c'est-à-dire la chose nécessaire, est un verbe ; d'autres écrivains emploient dans ce cas l'infinitif. Il y a toutefois une nuance à noter. Le participe passé passif marque que l'action qui doit être faite est considérée comme l'étant déjà ; il exprime donc la nécessité d'une façon plus formelle et plus précise. Cf. Cat. 20, 10 ; 43, 3 ; 45, 1 ; 46, 2. On trouve une fois dans Salluste opus est avec un substantif et un participe (Cat. 31, 7). La 2e personne du subjonctif parfait ubi consulueris est un emploi assez fréquent chez Salluste, mais toujours dans une proposition subordonnée, après ubi, cum, nisi ou un relatif. L’emploi d’alterum n'est pas indispensable après utrumque, mais il n'est pas non plus inutile. Il y a d'ailleurs ce qu'on appelle une apposition énumérative ou distributive, qui consiste à faire suivre l'idée générale et collective, exprimée par un pronom ou un nom de nombre (omnes, plerique, etc.), des mots qui la reprennent en détail : alius … alius, alter… alter, pars … pars, etc. Dans ce passage, son emploi s’explique par le fait qu’après avoir dit : « tous les deux », utrumque, Salluste reprend la pensée en détail pour insister davantage sur la réciprocité des rapports. Notons qu’avec uterque, Salluste ne met jamais le verbe au pluriel, excepté peut-être Cat. 49, 2 pour indigens, il faut souligner que ce participe ne se rattache pas immédiatement au verbe : les deux choses sont par elles-mêmes incomplètes ; chacune a besoin du secours de l'autre. Notons, au sujet de auxilio eget, qu'il n'y a que trois exemples chez Salluste de egere 131

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de la dichotomie évoquée dans la première phrase ouvrant la préface. Mais la gloire militaire est-elle obtenue grâce à l'esprit? Comme les exploits guerriers constituent l'un des principaux titres de gloire d'un citoyen, sinon le premier133, la question s'est imposée à Salluste. Pour lui, la démonstration que « c'est l'esprit qui, dans la guerre, a le plus grand rôle » a été réalisée par les conquérants et maîtres d'empires134. C’est cette idée qu’il développera dans le paragraphe suivant (Cat. II).

1.2. Cat. II, 1-6. Ce chapitre dans lequel nous retrouvons des réminiscences de Polybe135 comporte une esquisse de l’histoire du pouvoir dans les Etats, un aperçu historique sur l’impérialisme et une réflexion générale sur les transferts du pouvoir. Après avoir évoqué comment on acquiert la gloria (Cat. I,1-6), Salluste évoque une idée qui lui tient à cœur, celle de la difficulté que avec l'ablatif ; partout ailleurs il met le génitif ; cf., par ex., Cat. 51, 37. 133 Salluste soutient cette idée dans Cat, III, 1. Cf. aussi Cicéron, De Off., II, 45. Michel, A. (1969) : « Entre Cicéron et Tacite : aspects idéologiques du Catilina de Salluste », Acta Classica Uniuersitatis Scientiarum Debreceniensis, V, 84, pense que les théories de la gloire présentées par Salluste et Cicéron doivent être rapprochées. Cette idée est aussi partagée par Tiffou, E. (1974) : Essai sur la pensée morale de Salluste à la lumière de ses prologues, Paris, 42-43, 61-65 et surtout 75-117 (chapitre IV: la gloria, rétrospective. Etude comparée chez Salluste et Cicéron). 134 Novara 1976,718. 135 Dans son intéressant article sur lequel nous appuierons une partie de nos analyses, Novara 1976,717-729 estime avec raison d’ailleurs que Salluste s’est beaucoup inspiré de Polybe. En effet, en lisant les réflexions de Salluste sur les changements de mœurs qui entraînent les transferts du pouvoir, il est clair que l’auteur du Catilina a puisé ses idées dans le livre VI de Polybe. Ce chapitre apparaît donc comme une synthèse des passages où Polybe insiste sur la différence existant entre le monarque qui exerce le pouvoir par la force, a été choisi à cause de sa force physique, et le roi, à qui ses qualités d’esprit donnent la prééminence et qui gouverne en faisant appel à la raison.

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présente pour l’animi virtus l’existence en temps de paix. En clair, ce chapitre est une réflexion sur cette question : si la gloire ne se conquiert que grâce à l’esprit exerçant, comme il le doit, le pouvoir sur le corps, peut-on dire aussi que la gloire militaire s’obtient aussi grâce à l’esprit ? Pour cerner la « réponse » de Salluste, lisons ce chapitre dans son intégralité. § 1-2. «1. Igitur initio reges (nam in terris nomen imperi id primum fuit), divorsi pars ingenium, alii corpus exercebant; etiam tum vita hominum sine cupiditate agitabatur, sua cuique satis placebant. 2. Postea vero quam in Asia Cyrus, in Graeci Lacedaemonii et Athenienses coepere urbes atque nationes subigere, lubidinem dominandi causam belli habere, maxumam gloriam in maxumo imperio putare, tum demum periculo atque negotiis compertum est in bello plurumum ingenium posse. » «1. Au début, les rois – la royauté fut sur terre la première forme de gouvernement – obéissant à des penchants contraires, exerçaient, les uns l'esprit, les autres le corps ; dès lors, la vie humaine s'écoulait sans désirs, chacun se contentant de ce qu'il avait. 2. Mais lorsque Cyrus en Asie, les Lacédémoniens et les Athéniens en Grèce se mirent à soumettre villes et nations, firent de l'amour de la domination une cause de guerre, estimèrent que la gloire la plus haute revenait au plus vaste empire, alors enfin ils durent à l'expérience et à la pratique cette découverte que, dans la guerre, c'est l'esprit qui occupe la première place. » Ainsi le souligne A. Novara136, le deuxième chapitre de Catilina introduit par « igitur »137 comporte trois idées, à 136

Cf. Novara 1976. Ici, ce mot sert de particule de liaison. Contrairement à l’usage, Salluste place ce mot en tête de la phrase en l’accentuant. Les habitués au style sallustien savent que, contrairement à l'usage général, Salluste place toujours igitur en tête de la phrase. D'ailleurs la place de igitur varie selon les auteurs. Sa place habituelle chez Cicéron est le second rang, très rarement le premier. Au contraire, les comiques, Tite-Live, Quinte-Curce, Tacite, Quintilien, etc., le mettent souvent en tête, comme Salluste. Une seule fois Salluste met igitur au second rang (cf. Hist. 3, 4 : Hunc igitur redarguit Tarquitius). Cela tient sans doute à ce que, chez Salluste igitur a toujours sa pleine signification et est

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savoir : a) une esquisse de l'histoire du pouvoir dans les Etats, b) un aperçu historique sur l'impérialisme et c) une réflexion générale sur les transferts du pouvoir. L’on comprend bien que, dans le développement de cette préface, ce thème du pouvoir ou la réflexion qui en découle vient juste après celui de la gloire développé dans Cat. I, 1-5, et pour cause. Cette disposition découle du raisonnement même de l’historien. Avant de répondre ainsi à la question qu'il a soulevée à propos de la force physique et de la valeur de l'esprit dans l'art militaire, « Salluste a jugé bon de remonter aux origines du pouvoir dans l'Etat138; il s'en est procuré l'occasion en évoquant la période où l'impérialisme n'existait pas encore et où n'avait pas été faite la démonstration que l'esprit joue dans la guerre le rôle prédominant. »139 Dans cet extrait introduit par « igitur » (§ 1), Salluste recourt à un raisonnement par contraste, pour déplorer l’idée selon laquelle l'esprit qui a donné des preuves semblables de sa valeur dans la guerre, cette idée donc, n'a pas réussi à en fournir autant dans la paix. C’est ce constat qui, selon lui, explique la corruption ainsi que le transfert du pouvoir tant dans les Etats que dans les empires : « […] divorsi pars ingenium, alii corpus exercebant; etiam tu vita hominum sine cupiditate agitabatur, sua cuique satis placebant.» C’est donc un constat amer que Sallsute fait : initio, au commencement, c'est-à-dire dans les premiers temps où les peuples furent gouvernés, recherchant la gloire par tous les moyens, les reges et les imperatores140« exercebant » leurs pouvoirs divorsi, c’est-àdire suivant chacun leur penchant naturel, obéissant à des toujours accentué. Dans les propositions interrogatives et exhortatives cependant, igitur occupe le deuxième rang. C’est notamment le cas dans Cat. 20, 4 ; 51, 4 ; Jug. 31, 8 ; Hist. 3, 61, 14. Cette place de igitur est particulière aussi chez Caton. 138 Salluste donne l’exemple de Cyrus en Asie, des Lacédémoniens en Grèce et évidemment des Athéniens. 139 Novara 1976, 778-779. 140 À propos de regum atque imperatorum, il faut noter que le mot imperator est pris dans son sens le plus général, comme imperium que nous avons retrouvé au § 1 : il signifie tous ceux qui commandent, soit en temps de paix, soit en temps de guerre, les chefs d'État.

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tendances contraires, pars ingenium, alii corpus141 : en disant « pars ingenium, alii corpus exercebant », Salluste opère ainsi la synthèse des passages où Polybe, dans son livre VI, insiste sur la différence existant entre le monarque qui exerce le pouvoir par la force. C’est pour quoi il a été choisi à cause de sa force physique, et le roi, à qui ses qualités d'esprit donnent la prééminence et qui gouverne en faisant appel à la raison. Lorsque les uns s’appuient sur l’ingenium, c’est-à-dire sur les qualités intellectuelles, et les autres se réfèrent au corpus, c’est-à-dire aux forces physiques, la conséquence est telle que « etiam tum vita hominum sine cupiditate agitabatur142 ». Ici, cupiditas est employé au sens positif du terme : toute personne dans la vie doit être ambitieuse, c’est-à-dire avoir un projet à concrétiser tôt ou tard. Or, « sua quique placebant » : à la place d’un véritable projet, d’une véritable ambition devant conduire à la gloire, le seul désir qu’on avait au début était de s'emparer de biens d'autrui. Le § 2 annonce une nouvelle idée teintée d’opposition introduite par « vero »; cette opposition est en rapport avec la première phrase. En effet, après s’être penché sur les formes positives et négatives que peut prendre la gloire dans la vie d’un homme, après avoir affirmé le rôle prééminent de l'animus dans l'action militaire et prôné la nécessité d’une complémentarité entre le corpus et l’animus, Salluste note cependant que les grandes actions, sources de gloire, sont issues non directement de l’animus mais de l’ingenium perçu comme cet « aspect du tempérament qui caractérise tout homme intellectuellement, affectivement et moralement»143. Pour appuyer cette idée, Salluste prend l’exemple des Lacédémoniens et des Athéniens: « Postea vero quam in Asia Cyrus, in Graeci Lacedaemonii et Athenienses coepere urbes atque nationes subigere, lubidinem 141

« pars…, alii… » : l’enseignant peut souligner cette construction : l’emploi de « pars..., alii… », une des particularités du style de Salluste, répond à son souci d’éviter la symétrie dans les propositions corrélatives et celles où l’on trouve des oppositions énumératives. 142 Agitabatur =agebatur. Notons que Salluste emploie volontiers le fréquentatif ou l’intensif pour le verbe simple, sans vouloir pour autant donner au verbe un sens renforcé. 143 Tiffou 1974, 144.

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dominandi causam belli habere, maxumam gloriam in maxumo imperio putare, tum demum periculo atque negotiis compertum est in bello plurumum ingenium posse », écrit-il dans le § 2 du chapitre II de sa préface. Ce passage, faut-il souligner, nous donne un élément de réponse à la question que Salluste s’est posée dans ce chapitre144. Etant donné que les exploits guerriers constituent l’un des principaux titres de gloire d’un citoyen, Salluste appuie sa réponse par un exemple historique qui a valeur d’argument d’autorité. En effet, pour lui, ainsi le souligne Novara145, la démonstration que ‘c’est l’esprit qui, dans la guerre, a le plus grand rôle, a été réalisée par les conquérants et maîtres d’empire. Parmi eux, Salluste cite Cyrus, les Lacédémoniens et les Athéniens à qui il adjoint les expressions « lubidinem dominandi causam belli habere146 » et «tum demum periculo atque negotiis »147. L’enseignant doit faire remarquer à ses élèves que, dans sa « réponse » dans ce §, Salluste, comme dans le premier chapitre de sa préface, insiste beaucoup sur l’ingenium 148considérée comme une. 144

Rappel : « la gloire militaire est-elle obtenue grâce à l’esprit ? », telle est la question à laquelle Salluste tente de répondre. 145 Novara 1976,718. 146 Par l’expression « lubidinem dominandi causam belli habere », Salluste fait allusion aux guerres de conquête. Comme on le sait, l’histoire romaine officielle a fait alterner, au moins deux fois, un roi belliqueux et un roi pacifique. Cicéron (Tusc. I,2) et Virgile (En. VI, 847) se flattent, avec une coquetterie bien romaine, d’appartenir à un peuple de conquérants, même si le sens de la beauté lui a été plus chichement départi. 147 L’expression ‘periculo atque negotiis’ forme un hendiadyin (hendiadys). Le sens de cette expression est: par l’épreuve des faits. 148 Ici ingenium est compris dans le sens de disposition personnelle par laquelle l’animus contrecarre l'effet du corpus et génère de grandes actions (cf. Thomas 2006,96-97). Chez Salluste, ingenium est mot est polysémique. Tout au long de son récit (cf. Thomas 2006, 9199), Salluste présente l’ingenium comme une disposition de caractère personnelle qui, tantôt explique la coexistence d'une bonne et d'une mauvaise gloire à partir du caractère de chacun (Cat .XI,2), tantôt bloque les atouts de la personnalité pour laisser se développer de mauvaises tendances. En tout cas, peu importe tout ces sens, Salluste est d’avis que c’est à l’ingenium des personnes que le devenir de la

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§ 3-4. «3. Quodsi regum atque imperatorum animi virtus149 in pace ita ut in bello valeret, aequabilius atque constantius sese res humanae haberent neque aliud alio ferri, neque mutari ac misceri omnia cerneres. 4. Nam imperium facile eis artibus retinetur, quibus initio partum est. » « 3. Si les qualités d'esprit et de cœur des rois et des chefs d'Etat se manifestaient en paix aussi bien qu'en guerre, la marche des affaires humaines aurait plus de régularité et de durée ; on ne verrait pas tout passer de mains en mains et se modifier jusqu'à la confusion. 4. Car on conserve aisément l'autorité suprême par les moyens qu'on a employés pour l'obtenir.» Dans le § 3 introduit par « quod si »150, revenant sur les reges (romains) et les imperatores dont il a dénoncé le comportement au § 2, Salluste estime que si leur « animi virtus » se manifestait autant dans la paix et dans la guerre comme chez les Lacédémoniens et les Athéniens, Rome ne connaîtrait pas de dérive morale, ni des bouleversements politiques aux conséquences néfastes. Cependant, remontant aux origines du pouvoir dans l’Etat, Salluste constate avec regret que « l’esprit qui a donné des preuves semblables de sa valeur dans la guerre, n’ait pas réussi à en fournir autant dans la paix ; ainsi s’expliquent dans les Etats, comme dans les empires, la corruption, puis le transfert du pouvoir.»151 Cette idée de la corruption et des autres maux qui contribue aux changements de régimes, Salluste les explicitera au § 5.

gloire telle que représentée par Salluste est étroitement lié, tout en tenant compte du tempérament et des dispositions propres ou non la réalisation pleine et positive de l’animus 149 Ici « animi virtus » a le sens de « qualités morales et intellectuelles ». Dans la phrase « Quodsi regum atque imperatorum animi virtus in pace ita ut in bello valeret », la pensée de Salluste est la suivante : il doit y avoir, chez le chef, une capacité, des moyens incomparables de faire le bien, qui révèlent sa haute valeur humaine. Comme le note Novara 1976,719, dans ce paragraphe, « l’expression animi virtus constitue la liaison entre l’esprit de la guerre et les vertus de la paix. » 150 « quod si » est à traduire par « et si ». 151 Novara 1976,719.

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Avant de poursuivre son commentaire, l’enseignant doit éclairer ses élèves en soulignant clairement la hiérarchisation des idées sallustiennes dans ce chapitre II. En effet, après avoir mis en lumière la primauté de l'esprit, ingenium (§ 1) sur le corps (corpus) même si tous les deux doivent être complémentaires, après avoir loué l’ingenium plurumum des Athéniens (§ 2)152 qu’il a pris comme exemple d’autorité, Salluste passe à la valeur de l'âme, animi virtus (§ 3) puis, au § 4, il lui substitue les vertus, artes153, dont la sentence sur les changements conjoints des mœurs et de la fortune laisse entendre qu'elles sont morales.»154 Comme on le voit, dans son raisonnement, Salluste procède à un enchaînement complexe d’idées155qui vont de l’ingenium (§ 2) à « artes » (§ 4) en 152

Ce jugement, très juste en ce qui concerne les Athéniens, paraît s'appliquer moins bien aux Lacédémoniens, dont il est fait mention également. On sait combien ce peuple dédaignait les qualités purement intellectuelles, estimait avant tout la force physique, l'audace et l'énergie. Cependant, les Lacédémoniens eux-mêmes savaient qu'à la guerre le succès appartient à la tactique, c'est-à-dire à l'intelligence. César, B. G. 6, 30, 2, exprime l'idée contraire : multum in re militari potest fortuna. L’enseignant doit annoncer à ses élèves que l'emploi de posse avec un adverbe de quantité, multum, plurimum, quantum, plus, minus, etc., est assez fréquent chez Salluste. Sur ce point précis, cf., par exemple, Cat. 39, 4 ; 52, 45 ; 53, 6 ; Jug. 10, 7 ; 41, 6 ; 69, 2 ; Hist. 3, 82, 19. 153 On compte vingt-quatre occurrences du terme “ars” chez Salluste (cf. Cizek 1995,126) : il indique l’activité de l’homme ou la qualité de l’homme. 154 Novara 1976, 719. 155 Selon Novara 1976, 719, « l'enchaînement complexe des idées dans ce chapitre laisse supposer qu'il n'y a pas là une rédaction de premier jet, mais une construction appliquée, dont les matériaux premiers et essentiels sont, d'une part, l'histoire de l'impérialisme, sa définition, la démonstration qu'il a accomplie de la valeur prépondérante de l'esprit dans les guerres et, de l'autre, la maxime sur le pouvoir qui se conserve facilement grâce aux vertus par lesquelles on l'acquiert. Cette mise en œuvre dont on sent qu'elle résulte d'un effort particulier de Salluste excite la curiosité: on est amené à se demander si les idées présentées par l'historien, au lieu de lui appartenir en propre, ne sont pas autant de références à un auteur ou

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passant par l’expression « animi virtus » qui sert de transition entre les deux idées extrêmes (§ 3). Cet enchaînement se termine par une énumération d’éléments communs à la dégénérescence de la royauté en tyrannie, de l'aristocratie en oligarchie, de la démocratie en ochlocratie, des éléments que Salluste a sans nul doute tirés de Polybe156, à savoir: desidia (indolence), lubido (débauche), superbia (arrogance). Ces maux succèdent au labor (effort), à la continentia (maîtrise de soi), et à l’aequitas (esprit d’équité). Voici d’ailleurs ce qu’il dit aux § 5-6 : « 5.Verum ubi pro labore desidia, pro continentia et aequitate lubido atque superbia invasere, fortuna simul cum moribus immutatur. 6. Ita imperium simper ad optimum quemque a minus bono transfertur.» (5. Mais lorsque firent irruption, au lieu de l'activité, la mollesse, au lieu de la modération et de la justice, la passion et la volonté de dominer, la situation extérieure changea, en même temps que le caractère. 6. Toujours l'autorité passe du moins capable au plus habile.) Le § 5157 introduit aussi une notion profondément liée à la causalité fondamentale : l’homme figure à la base du processus historique. L’enseignant doit attirer l’attention de ses élèves sur la construction de cette phrase dans laquelle Salluste recourt à l’opposition symétrique : aux trois vertus correspondent les trois vices contraires. Il doit insister sur le fait que les mots opposés se définissent par leur opposition même. Salluste se plaît à ces antithèses qui font que les idées s'éclairent les unes les autres. Au premier abord, aequitate et superbia ne paraissent pas aussi directement opposés que les deux autres mots, mais l'opposition apparaîtra bien tranchée si l'on remonte au sens des auteurs, dont Salluste voudrait fournir à son lecteur le plaisir intellectuel de retrouver la trace. » 156 Il va sans dire que ces idées sont de Polybe dans son livre VI, VI, 7, 6-8; 8, 4-6; 9, 5-9. L’ordre d’énumération de Salluste correspond à celui donné par Polybe dans l’ouvrage cité. Ce qui conduit Novara 1976, 721 à conclure que « la manière dont Salluste s'exprime emporte la conviction qu'il écrit une synthèse d'après le texte de Polybe. » 157 Ce passage appelle des comparaisons avec un autre passage de la préface de Tite-Live, cf. infra.

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étymologique des deux mots : aequitas, les sentiments de l'égalité, de la justice ; superbia, la volonté de se mettre audessus des autres et donc de détruire l'égalité à son profit. Dans cette phrase dans laquelle l’anthropocentrisme sallustien émerge nettement, l’auteur de Catilina nous informe qu’à son temps, la desidia158, la lubido159 et la superbia semblaient triompher au point de succéder à l'effort, labor, à la maîtrise de soi, continentia, à l'esprit d'équité, aequitas. Pour Salluste donc, la luxuria160, l’ambitio et l’avaritia, passions 158

Le terme « desidia » signifie la volonté de ne rien faire. C’est le contraire de l’otium qui évoque la situation où l'on n'a rien à faire d'obligatoire, et dans tout ce que l'on peut donc faire à son gré. Sur le rôle de l’otium dans l'histoire selon Salluste, cf. André, J.-M. (1966) : L'otium dans la vie morale et intellectuelle romaine, Paris, 335. 159 Chez Salluste, lubido a plusieurs sens : caprice, arbitraire ; désir effrené, envie, dissipation, dérèglement, débauche. À propos de lubido, Novara 1976, 724, note 20, estime que Salluste a une prédilection pour le terme lubido sans doute à cause de sa valeur dynamique, de l'incitation à agir qu'il comporte. Salluste emploie ce mot dans toutes ses significations. Ainsi il désigne la débauche au § 5 et en Cat., VII, 4, il n'implique aucun jugement péjoratif. Lorsque dans Iug., 81, 1, Jugurtha se prononce sur la lubido imperitandi qui anime les Romains, le contexte ne laisse aucun doute sur le blâme exprimé par l'ennemi des Romains. 160 A plusieurs reprises dans son Catilina, Salluste souligne que cette luxuria a eu des conséquences très importantes sur la gloire. Du fait de la luxuria donc, la gloria a perdu son caractère indiscutable pour devenir un bien que les uns et les autres recherchent par des moyens bien différents et très souvent critiquables. Retraçant le récit de l’affaire Catilina, Salluste montre toute une dynamique de la décadence où interfèrent l’auaritia, l’ambitio, l’inuidia et la superbia aggravées par l'inconstance de la plèbe et le dévoiement de la nobilitas. Cf. Thomas 2006,91 ; Hellegouarc'h 1994. Dans son récit, Salluste tente d’hiérachiser ces maux. Ainsi le souligne d’ailleurs Thomas 2006,92, la hiérarchie entre l’ambitio et l’auaritia tient d'abord à une différence de nature. L'ambitio génère un changement moindre de la gloire parce que les doli et les fallacia, quoique critiquables, relèvent encore d'un travail de l’animus car ils se par rapport à la uirtus étant donné que l'on joue sur les apparences du bien. A l'inverse, l’auaritia s'attache à la possession des richesses relevant du domaine du matériel et du corpus, radicalement

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plusieurs fois dénoncées par les penseurs anciens, avaient travaillé et tiraillé l’âme des Romains. Il va sans dire que luimême n’y a pas échappé. Il convient de noter ici que, pour stigmatiser ces vices, Salluste utilise un verbe généralement utilisé en temps de guerre : invasere. Ce verbe projette l’idée d'une armée qui se jette sur une autre ou sur un camp. Ici, ce verbe est employé dans le sens absolu et général : « ont fait irruption »161 pour ainsi souligner la puissance de nuisance de tous ces vices.

1.3. Cat. II, 7-8. « Quae homines arrant, navigant, aedificant, virtuti omnia parent. Sed multi mortales, dediti ventri atque somno, indocti incultique, vitam sicuti peregrinantes transiere; quibus profecto contra naturam corpus voluptati, anima oneri fuit. Eorum ego vitam mortemque juxta aestumo, quoniam de utraque siletur. Verum enimvero is demum mihi vivere atque frui anima videtur, qui aliquo negotio intentus praeclari facinoris aut artis bonae famam quaerit. Sed in magna copia rerum aliud alii natura iter ostendit.» « Agriculture, navigation, construction, tout dépend des qualités d'esprit. Mais beaucoup d'hommes, asservis aux jouissances matérielles et au sommeil, sans culture, sans éducation, ont traversé la vie en étrangers ; oui, contrairement à la nature, leur corps fait leur joie, et leur âme leur est à charge. Pour moi, je fais le même cas de leur vie que de leur mort, parce qu'on n'a rien à dire de l'une ni de l'autre. En vérité, seul me parait vivre et jouir de la vie, celui-là qui prend quelque

incompatible avec les artes et la uirtus. Dans son récit, Salluste dénonce régulièrement ces maux en donnant le rôle chronologiquement premier à l’ambitio qui s'est développée après la troisième guerre punique et en associant l’auaritia à la dictature de Sylla. Malgré cette hiérachie, salluste s’aperçoit qu’il s’est établi à Rome une véritable dynamique de l’ambitio et de l’auaritia avec une conséquence essentielle sur la gloire authentique. 161 On retrouve aussi le même emploi dans Cat. 10, 6 ou Iug. 41, 9.

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peine et fait effort pour chercher la gloire dans de grandes actions ou les honorables travaux de l'esprit. Mais le vaste champ du travail humain, c'est la nature qui montre à chacun la route à suivre. » Dans ce passage, à travers un hellénisme qui met en évidence la figura etymologica162, Salluste fait allusion à la passion des grands domaines, aux richesses amassées dans le commerce et à la manie des constructions luxueuses. Pour l’historien, ces trois principales occupations des mortales (hommes), mieux ces trois activités humaines – arant, nauigant, aedificant – ne valent rien si elles ne sont pas guidées par la virtus. Salluste se plaint de ces multi mortales qui s’adonnent aux jouissances grossières de la vie matérielle, car sans virtus, sans connaissances (indocti), sans éducation (inculti), rien ne les différenciera des animaux « oboedientia uentri ». Cette idée importante déjà exprimée dans Cat. I,1 est reprise ici dans l’expression « dediti uentri atque somno ». Pourquoi cette reprise ? Salluste qui prépare ses lecteurs sur le développement qu’il proposera, dans Cat. III, de son nouveau métier, celui d’historien, un métier qui exige de l’ingenium doublé de la virtus, insiste sur le fait que tout homme dépourvu de toute culture intellectuelle et morale et qui se préoccupe uniquement de la vie matérielle est semblable à un voyageur (sicuti peregrinantes) qui, sur cette terre, n’éprouve aucun désir de laisser des traces de son passage. Pour lui, une telle vie est « contra naturam ». Les stoïciens estiment que l’homme doit vivre conformément à la nature, c'est-à-dire, vivre surtout par la raison et par l'intelligence. Salluste soutient cette pensée, ainsi l’atteste la suite de la phrase : « Sed in magna copia rerum aliud alii natura iter ostendit». Quel rôle joue cette phrase qui clôt la première partie du prologue du Catlina ? Cette question mérite d’être posée et 162

« Quae homines arant » est un hellénisme (= ὅσαοἱἄνθρωποιἀποῦσι = en latin : quae homines agunt cum uel arant uel aedificant, etc.), dans lequel quae renvoie au résultat de l'action exprimée par arant, etc. ; c'est la figura etymologica ; seulement le complément étymologique, au lieu d'être un substantif de même racine ou de même sens que le verbe, est un relatif neutre.

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l’enseignant doit y répondre avec clarté s’il veut que ses élèves fassent un lien entre les chapitres I-II et la suite de la préface. Comme on le voit, le contenu de ladite phrase revient sur l’idée centrale soutenue par Salluste, selon laquelle la natura exerce de manière aléatoire un pouvoir d’influence majeur sur le devenir de l’Homme. Quel rôle cette phrase joue-t-elle dans le prologue de cet historien ? Peut-on la considérer comme une conclusion partielle aux réflexions de Salluste ? Si tel est le cas, comment pouvons-nous expliquer et interpréter le « sed » qui commence la phrase « Sed in magna copia rerum aliud alii natura iter ostendit» quand on sait que cet adverbe introduit l’idée d’opposition ? Loin de nous l’intention de consacrer tout un développement à ces interrogations, nous disons tout simplement que, lorsqu’on le replace dans le contexte, ce sed n’oppose pas l’idée du passage précédent163 à celle qui est exprimée là : la nature indique des voies différentes. Ce sed a plutôt pour fonction de préparer le passage de « is »164 à « alii »165. Salluste signifie clairement qu’un seul homme ne peut pas tout faire ; au contraire, chacun doit accomplir des choses différentes. Telle d’ailleurs est l’explication retenue par le site certifié « flèche.org »166 et à laquelle nous adhérons. Bref, cette phrase dans laquelle est mise en évidence l’influence métaphysique que la natura a sur l’être humain167 sert donc de conclusion partielle aux idées que Salluste a émises dans les deux premiers chapitres de sa préface dont l’essentiel tourne autour de ce que doit être l’idéal digne de l’homme, à savoir : la recherche de la gloire et l’aspiration à l’immortalité. Salluste est convaincu que, dans cette recherche du meilleur chemin pour aller vers la gloire et aspirer à l’immortalité, c’est

163

Il s’agit de « Quae homines …famam quaerit » Il est contenu dans le passage « Verum enimvero is demum mihi vivere». 165 On le retrouve dans ce passage : «aliud alii natura iter ostendit.» 166 http://fleche.org/lutece/progterm/salluste/salluste_preface.html 167 L’enseignant peut faire un lien avec la première phrase : (Cat. I,1) quae natura prona atque ventri oboedientia finxit. 164

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la natura qui décide : « in magna copia rerum aliud alii natura iter ostendit. »

2. Cat. III-IV : les confidences de Salluste Après avoir évoqué des réflexions générales autour de la recherche de la gloire qui doit être le but primordial de la vie humaine, Salluste qui, dans les chapitres III et IV, s’identifie régulièrement à la première personne du singulier, se lance dans des confidences dont l’essentiel tourne autour de l’idée qu’il se fait de l’histoire, c’est-à-dire la manière dont il conçoit l’Histoire. Il faut dire que cet extrait (Cat. III-IV) est un exemple, parmi tant d’autres168, qui montre combien les historiens latins font de l’eloquentia à la fois un style oral et une discipline de la composition écrite. Suivant les préceptes historiographiques cicéroniens, Salluste est véritablement le tout premier historien latin qui a compris que l’historiographie, mieux l’écriture de l’Histoire doit recourir à la triple finalité résumée par ces trois verbes : docere, movere et delectare et, pour y parvenir, elle doit emprunter aux trois genres oratoires, notamment dans ces catégories privilégiées que sont l’exorde, la narration et la digression169. Comparé à un discours classique, mieux à une partie d’un discours bien élaboré, cet extrait fait sans nul doute partie d’exorde. Or le terme latin d’exorde est prooemium ou praefatio. Nous savons que c’est dans cette partie du discours que l’orateur cherche à captiver son auditoire. Est-ce le même objectif poursuivi par Salluste vis-à-vis de ses lecteurs ? Lisons séparément les deux extraits :

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Cf. notamment la préface de Tite-Live qui fait l’objet d’étude dans cet ouvrage. 169 Cette idée est de J.- M. André. Cf. André, J.-M. (1985) : « Le prologue scientifique et la rhétorique : les préfaces de Vitruve », BAGB (Lettre d’Humanité XLIV), 375.

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2.1. Cat. III, 1-5 § 1. « Pulchrum est bene facere rei publicae, etiam bene dicere haud absurdum est ; vel pace vel bello clarum fieri licet ; et qui fecere, et qui facta aliorum scripsere, multi laudantur. » « 1. Il est beau de servir l'Etat par ses actes, le servir par la parole n’est pas non plus sans mérite; on peut s’illustrer soit dans la paix soit dans la guerre ; les auteurs de belles actions comme ceux qui ont raconté celles des autres sont également nombreux à recevoir nos éloges. » Nous savons qu’après la mort de César, Salluste se retire de la vie politique pour se consacrer à l’histoire. Et comme l’a si bien résumé R. Utard170, « sa carrière politique en effet ne fut pas brillante, marquée non seulement par des échecs mais aussi par l’attrait de l’argent. Et, s’il a conquis l’immortalité, ce n’est pas en faisant l’histoire, mais en l’écrivant. » Salluste en était vraisemblablement conscient, et pour cause. Il le dit implicitement dans le Cat. III,1. Ce paragraphe comporte deux parties. La première (a) : « Pulchrum est bene facere rei publicae » ; la deuxième (b) : « etiam bene dicere haud absurdum est ». Avant même de chercher à comprendre la pensée de l’auteur, l’enseignant peut attirer l’attention de ses élèves sur la construction de ces deux parties: – Placées l’une (a) sur l’autre (b), ces deux parties forment un chiasme. La première partie (a) commence par une expression composée d’un adjectif neutre+verbe esse et la deuxième partie (b) se termine par une expression de la même construction (adjectif neutre+verbe esse) : (a) « Pulchrum est bene facere rei publicae (b) « etiam bene dicere haud absurdum est ». – À l’intérieur de ce chiasme, Salluste a poétiquement placé un parallélisme constitué de «bene facere/bene dicere ». Lorsqu’on superpose ces deux parties, on obtient : 170

Utard, R. (2011) : « Salluste et la technique du portrait : représentation des principaux acteurs du drame à partir des discours du Catilina », Latomus 70,356

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(a) « Pulchrum est bene facere rei publicae» (b) « etiam bene dicere haud absurdum est ». L’intérêt de ce parallélisme est qu’il met en exergue les deux verbes d’action : facere et dicere qui nous donnent quelques indications de la manière dont l’historien apprécie tous ceux qui se mettent au service de l’Etat. Explications. Si les actions accomplies par ces deux verbes sont, d’une manière générale, bene, Salluste précise bien que le bene facere (servir l’Etat par les actes) est pulchrum alors que le bene dicere (servir l’Etat par la parole) est haud absurdum. Deux questions nous viennent à l’esprit. Premièrement, que sous-entend tout cela ? La réponse se trouve dans le sens de ces deux adjectifs. Pulchrum fait appel à la beauté, à l’esthétique et donc au style (celui-là même exigé par le genre historiographique) et haud absurdum renferme l’idée de la cohérence dans la pensée. De par leur position dans la phrase, il est clair que Salluste accorde plus d’importance au « bene dicere ». Deuxièmement, à quoi ou à qui l’historien fait-il allusion à travers ces deux segments de phrase ? La réponse est implicitement contenue dans la suite de la phrase : « vel pace vel bello clarum fieri licet ; et qui fecere, et qui facta aliorum scripsere, multi laudantur.» Pour mieux pénétrer la pensée de l’auteur, l’enseignant est appelé à scinder ce passage en deux segments, à savoir : – segment a :« vel pace vel bello clarum fieri licet» – segment b : «et qui fecere, et qui facta aliorum scripsere, multi laudantur.» Pour mieux expliquer cette présentation, nous demandons à l’enseignant de procéder avant tout à une petite récapitulation : dans la phrase «Pulchrum est bene facere rei publicae, etiam bene dicere haud absurdum est », Salluste tente de justifier son dessein, celui d’écrire l’histoire après ses déboires en politique. Cette justification s’appuie sur l’idée selon laquelle, nous l’avons déjà dit supra, grâce à sa puissance métaphysique, la natura influe sur le destin des hommes et quels que soient les chemins qu’elle leur présente, les hommes peuvent atteindre la

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gloire et aspirer à l’immortalité. Parmi ces chemins, il donne l’impression de choisir celui où les hommes peuvent bene dicere et non celui où les hommes peuvent bene facere même si cela pulchrum est. Il faut dire que, dans cette préface, bene facere renvoie à l’homme d’action, à l’homme politique, et donc à l’homme d’Etat. Bene dicere fait alors allusion à l’orateur, à l’écrivain et donc à l’historien171. Ainsi, dans la pensée de Salluste, celui qui sert son pays en tant qu’homme politique ou en tant qu’écrivain, c’est-à-dire en tant qu’historien, ne fait que suivre le chemin déjà tracé par la natura. On peut en toute logique – telle est la substance du segment a – devenir célèbre (clarum fieri licet) « vel pace vel bello». Le couple vel…vel introduit la notion du choix : ou bien…ou bien. La gloire à laquelle tout homme doit normalement aspirer, tant il est vrai qu’elle apparaît comme un don naturel, peut être acquise vel pace vel bello172 et donc dans l’une OU l’autre situation et non dans l’une ET l’autre situation. C’est dire que, dans son cas, Salluste estime que, quoi qu’en disent certains esprits mal intentionnés, loin d’être une activité secondaire, écrire l’histoire, chemin de vie proposé par la nature, est aussi illustre qu’œuvrer en politique ou dans l’armée. L’histoire de Rome ne montre-t-elle pas que – telle est la quintessence du segment b – «et qui fecere, et qui facta aliorum scripsere, multi laudantur» ? C’est exactement son cas : c’est bien l’écriture de l’histoire et son action politique qui l’ont rendu glorieux et immortel. Cela conduit J.-M. André et alius à dire que c’est bien l’histoire, ce sont ses écrits historiques qui lui ont permis de « prendre une revanche sur la vie »173 et donc de le rendre célèbre. Salluste reconnaît dans la deuxième partie du § 1 de Cat. III que cette gloire n’est pas égale, selon qu’on est homme politique ou écrivain, c’est-à-dire historien, mais, insiste-t-il 171

Il faut noter que, depuis Cicéron, les occupations intellectuelles, dignes d’un homme cultivé, sont donc la carrière politique, le barreau et l’histoire. Les sciences pures et les arts étaient omis. Les Grecs étaient seuls à les apprécier. 172 Pace, bello : ablatifs de moyen. 173 André et al.1974, 40-41.

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implicitement, que cela ne veut nullement dire que la gloire, en tant que telle, soit moins grande pour l’un que pour l’autre. La preuve est que, d’une part, cette gloire existe pour le scriptor et pour l’actor et, d’autre part, les deux accomplissent des res au service de l’Etat étant donné qu’au centre de leur préoccupation se trouve bel et bien la res publica. Pour Salluste donc, la gloria sequitur ceux qui s’investissent pour l’Etat, peu importe leur fonction, mieux pour reprendre sa propre expression, la gloire ne suit pas tout le monde (omnes homines) mais ceux «qui fecere et qui facta aliorum scripsere ». Ici, « qui… et qui… » fait allusion aux personnes qui se sont démarquées des « omines homines », c’est-à-dire de la communauté humaine. Et, parmi ces « qui… et qui… », Salluste précise bien que seuls « multi laudantur ». C’est dire que, même si elle apparaît comme un don de la nature, la gloire se mérite car « multi laudantur ». Ici, « multi » a le même sens que « pauci » : beaucoup, c’est-à-dire un petit parmi tant de personnes, sont loués. Salluste qui se définit comme le mémorialiste des grands hommes174 se dit implicitement qu’il fait partie de ces personnes qui composent ce petit groupe. Cette gloire, il l’a bien méritée, convaincu qu’écrire l’histoire est un exercice « arduum » pour plusieurs raisons. Salluste175 en présente deux introduites, la première, par « primum » et, la seconde, par « dehinc ». Arrêtons-nous, un instant, à ces deux difficultés. § 2. « Ac mihi quidem, tametsi haudquaquam par gloria sequitur scriptorem et actorem rerum, tamen in primis arduum videtur res gestas scribere : primum quod facta dictis exaequanda sunt ; dehinc quia plerique, quae delicta reprehenderis, malevolentia et invidia dicta putant, ubi de magna virtute atque gloria bonorum memores, quae sibi 174

Salluste, Cat., III, 2 : « ubi de magna uirtute atque gloria bonorum memores, quae sibi quisque facilia factu putat, aequo animo accipit, supra ea ueluti ficta pro falsis ducit. » 175 Placée en antéposition du § 2, l’expression « Ac mihi quidem » suppose que Salluste donne un point de vue personnel, une opinion personnelle.

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quisque facilia factu putat, aequo animo accipit, supra ea veluti ficta pro falsis ducit. » « Pour moi, bien que je ne mette pas sur le même pied la gloire de l'écrivain et celle du réalisateur, pourtant je trouve, particulièrement difficile de raconter ce qui s'est passé d'abord parce qu'il s'agit de mettre le récit au niveau des événements ; et puis, parce que, trop souvent, si l'on relève une faute commise, on est accusé de le faire par malveillance et par envie ; mais chaque fois qu'on signale une haute vertu ou la gloire d'un bon citoyen, le lecteur admet sans se fâcher tout ce qu'il croit qu'il aurait pu faire aisément ; le reste, il le traite d'imaginations et de faussetés. » Pour Salluste, la première difficulté est la nécessité non pas d’écrire, mais de bien écrire : « primum, quod facta dictis exaequanda sunt », écrit-il dans le Cat. III,2. Etant donné que les facta qu’il est sensé rapporter ont marqué l’Vrbs, ou encore l’histoire de l’Vrbs, ces faits donc «exaequanda sunt ». Se pose alors la question relative au style, un style adapté pour ne pas les déformer. La deuxième difficulté, quant à elle, tient à l’inattendue réaction de « plerique » lecteurs. Sur ce point précis qui pose d’ailleurs la question d’objectivité de l’historien, Salluste fait deux constats. Le premier : alors que l’historien s’efforce d’être, à la fois, exact et au-dessus des partis, lorsqu’il se permet de blâmer, « quae delicta reprehenderis », les lecteurs, eux, réagissent à la critique par une accusation de jalousie : « malevolentia et invidia dicta putant »176. Le second : quand l’historien fait l’éloge d’autrui, « ubi de magna virtute atque gloria bonorum memores », il se heurte à une autre difficulté : leur indifférence (aequo animo accipit), ou leur suspicion de mensonge (supra ea veluti ficta pro falsis ducit). Salluste s’aperçoit que les lecteurs, ou la plupart d’entre eux, n’admirent pas ce qu’ils pensent être capables de faire (quae sibi quisque facilia factu putat) ou encore refusent de croire à ce qu’ils ne peuvent pas faire (supra ea veluti ficta pro falsis putat.)

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http://fleche.org/lutece/progterm/salluste/salluste_preface.html

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§ 3. « Sed ego adulescentulus initio, sicuti plerique, studio ad rem publicam latus sum, ibique mihi multa advorsa fuere. Nam pro pudore, pro abstinentia, pro virtute, audacia, largitio, avaritia vigebant. » «Pour moi, tout jeune encore, mon goût me porta, comme d’autres, vers la politique, et j’y trouvai bien de déboires. Au lieu de l’honneur, du désintéressement, du mérite, c’était l’audace, la corruption, la cupidité qui régnaient. » Dans ce passage introduit par « sed » de transition177 et qui met en exergue sa jeunesse, si Salluste dit explicitement qu’il peut atteindre la gloire en choisissant d’écrire l’histoire et de parler de ceux qui y sont parvenus, c’est parce qu’il sait qu’il a été déçu dans sa vie politique, un milieu où «… pro pudore, pro abstinentia, pro virtute, audacia, largitio, avaritia vigebant.»178 L’enseignant doit informer ses élèves que, comme dans Cat. II,5, cette énumération n’est pas fortuite. Elle fait référence à la morale antique, élaborée par une mouvance philosophique qui se réfère, elle-même à ces valeurs traditionnelles : labor, continentia et aequitas179. À travers l’énumération de ces valeurs avec leurs oppositions, Salluste veut donner une leçon de morale susceptible d’être suivie par toute la classe politique romaine. En effet, pour cet historien, les bons dirigeants doivent se garder de se laisser gagner par les antivaleurs comme audacia, largitio et avaritia auxquelles on peut ajouter la luxuria, la superbia, l’ambitio180et la libido. L’historien reviendra sur cette idée dans Cat. V,6 ; IX,1-3, X,2-6, XI,5, etc. Pour lui, la crise de la société romaine et celle de l’Etat romain sont dues à cette inclination à ces antivaleurs181. Au regard de ce qu’il vient d’affirmer dans le § 3, Salluste est d’avis que 177

Il s’agit ici de transition des considérations générales sur l’histoire aux mobiles qui ont amené Sallsute à s’en occuper. 178 Tous ces termes nobles, en gras, sont fréquemment employés chez Salluste pour critiquer la noblesse romaine. Cf. Cizek 1995,126. 179 Sur cette question très précise, cf. Tiffou 1974,49. 180 De toutes ces antivaleurs qui sont à la base de la corruption et de l’immoralité romaines, Salluste place deux d’entre elles en première position : l’ambitio (amour du pouvoir /soif de pouvoir) et l’avaritia (amour de l’argent/ soif d’argent). 181 Cf. La Penna, A. (1968) : Sallustio et la ‘riuoluzione’ romana, Milano, 48.

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l’une des causes de son échec est sans nul doute son adulescentia. § 4-5. « 4. Quae tametsi animus aspernabatur, insolens malarum atrium, tamen inter tanta vitia imbecilla aetas, ambitione corrupta, tenebatur; 5. Ac me, cum ab reliquorum malis moribus dissentirem, nihilo minus honoris cupido eadem qua ceteros fama atque invidia vexabat. » « 4. Malgré l’aversion qu’inspiraient ces vices à mon âme encore innocente, ma faible jeunesse, gâtée par l’ambition, demeurait pourtant attachée à ce milieu corrompu; 5. et, si je n'approuvais pas la mauvaise conduite des autres, néanmoins un même désir des honneurs m'entraînait et m'exposait, comme eux, aux méchants propos et à la haine. » Les paragraphes 4 et 5 complètent l’idée émise dans le § 3. Salluste est sûr d’un fait : c’est l’adulescentia182 mise en exergue au § 3 qui l’a entraîné dans l’immoralité183. Néanmoins, comme beaucoup d’autres, il rêvait de la gloria qu’il a finalement atteinte en écrivant l’histoire. R. Utard a donc vu juste quand elle écrit : « si l’activité historiographique est considérée par Salluste comme ‘un retour à un dessein et à une inclination dont l’avait tenu éloigné une ambition mauvaise’184, à savoir, sa participation à la vie politique, il souhaite faire de 182

Salluste insiste sur cette période ascendante de sa vie. Dans le § 5, il est possible de voir dans l’expression « malis moribus dissentirem » une certaine maladresse de la part de Salluste au regard de sa vie sulfureuse. Cependant, que l’enseignant n’aggrave pas ce contraste entre la vie privée de cet historien et les conseils moraux qu’il prodigue en historien. Ces considérations morales étaient une sorte de loi du genre tant il est vrai que l’histoire remplit, à Rome, une fonction nationale avant d’être l’œuvre personnelle d’un écrivain. 184 L’enseignant peut faire sienne la remarque de J.-L. Ferray qui, dans un de ses articles (cf. Ferray1980,17), établit ainsi un parallélisme entre Salluste et Cicéron. Comme on le sait « l’activité historiographique est présentée par Salluste de la même façon que l’activité philosophique l’était par Cicéron, comme un retour à une inclination primitive qu’avait contrariée la participation à la vie publique. » Dans le prologue de son De Divinatione II,1-7, Cicéron explique « comment il pourrait être utile au plus grand nombre » et « ne pas cesser de veiller au bien de l’Etat. » 183

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son otium une cause au service de l’Etat. »185 Ici, l’enseignant peut même anticiper en disant à ses élèves que Salluste a rappelé cette idée de manière explicite dans un autre texte : le prologue de Iugurthinum186.

2.2. Cat. IV,1-5 « IV.1. Igitur ubi animus ex multis miseriis atque periculis requievit et mihi reliquam aetatem a re publicam procul habendam decrevi, non fuit consilium socordia atque desidia bonum otium conterere neque vero agrum colundo aut venando, servilibus officiis, intentum aetatem agere. 2. Sed a quo incepto studioque me ambitio mala detinuerat, eodem regressus statui res gestas populi Romani carptim, ut quaeque memoria digna videbantur, perscribere, eo magis quod mihi a spe, metu, partibus rei publicae animus liber erat. 3. Igitur de Catilinae coniuratione quam verissume potero paucis absolvam ; 4. Nam id facinus in primis ego memorabile existumo sceleris atque periculi novitate. 5. De cuius hominis moribus pauca prius explananda sunt, quam initium narrandi faciam. 6. Quo mihi rectius uidetur ingeni quam uirium opibus gloriam quaerere et, quoniam uita ipsa qua fruimur breuis est, memoriam nostri quam maxume longam efficere. » « 1. Aussi lorsqu’après bien des misères et des périls mon esprit eut retrouvé le calme, et que je fus résolu à passer le reste de ma vie loin de la politique, je n’eus pas le projet de gaspiller dans la paresse et l’inaction un précieux loisir, ni non plus de consacrer mon activité à cultiver la terre ou à chasser, occupations dignes d’esclaves. 2. Mais revenu au dessein et à l’inclination dont m’avait tenu éloigné une ambition mauvaise, je décidai d’écrire l’histoire du peuple romain, en en détachant les faits qui me semblaient dignes de mémoire ; j’y étais d’autant plus poussé que mon esprit était détaché de l’espoir, de la crainte, des clans politiques. 3. Je vais donc exposer en peu de mots, et aussi fidèlement que possible, la 185

Utard 2011,358. Salluste, Iug. IV,4 : «… profecto existumabunt me magis merito quam ignavia judicium animi mei mutavisse, majusque commodum ex otio meo quam ex aliorum negotiis rei publicae venturum. » 186

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conjuration de Catilina : 4. c’est que j’estime cet événement entre tous mémorable par la nouveauté du crime et du péril. 5. Sur l’homme lui-même et sur son caractère il me faut donner quelques éclaircissements, avant d’inaugurer mon récit. 6. Aussi me paraît-il plus juste de rechercher la gloire par les ressources de l’esprit plutôt que par celles de la force et, puisque la vie même dont nous jouissons est courte, de rendre le souvenir de notre personne le plus durable possible.» Deux remarques à retenir avant d’analyser en profondeur cet extrait introduit par « igitur »187. Primo, contrairement aux extraits précédents, celui-ci doit être analysé en un seul bloc pour mieux cerner la conception sallustienne de l’histoire. Secundo, par rapport à ce que nous venons de souligner supra, il serait souhaitable que l’enseignant attire l’attention de ses élèves en évoquant le mouvement général du texte, sur deux points. Le premier point concerne la présence de Salluste, auteur, historien et personnage historique dans le texte. Sur ce point précisément, il peut s’appuyer, entre autres, sur les remarques de M. Ledentu188 qui relève dans ce texte, d’une part, sept occurrences du pronom “je” pour désigner Salluste dans son statut d’écrivain et du personnage historique189, et d’autre part, huit formes verbales à la première personne190, qui 187

Ici, il n’introduit pas une conclusion, mais unit ce qui suit à « adurosa fuere » du chapitre 3,3. 188 Ledentu 2009,4. 189 Cf. : ego, mihi (III, 3), me (III, 5), mihi (IV, 1), me, mihi (IV, 2), ego (IV, 4). 190 Cf. latus sum (III,3) dissentirem (III,5), decrevi (IV,1), statui (IV,2), potero (IV,3), absolvam (IV,3), existumo (IV,4), faciam (IV,5). La répartition de ces verbes, note Ledentu 2009,4 « fait se succéder dans un ordre chronologique rigoureux trois moments d’une expérience personnelle dont Salluste rend compte à ses lecteurs. D’abord, le passé de l’adulescentulus, de l’entrée dans la vie publique du “je” historique, ancien sénateur, dont les lecteurs romains connaissaient le curriculum politique ; puis le passé plus récent du retraité de la politique, dont l’œuvre qu’il livre au public est le premier fruit. Les deux verbes decrevi et statui se chargent d’une valeur forte puisqu’ils renvoient à la sphère des décisions sénatoriales; ils sont donc porteurs de la mémoire d’un officium publicum. Enfin vient le

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expriment l’emprise que Salluste exerce sur son texte et sur son œuvre. Le deuxième point renvoie à la construction phraséologique de ces deux paragraphes qui comportent, chacun, le même nombre de phrases, quatre au total, dans lesquelles Salluste présente les différentes conditions requises pour écrire l’histoire. Celle-ci sont au nombre de quatre, à savoir : – Première condition : avoir la tranquillité de l’âme. Abordant le quatrième chapitre de son prologue, Salluste évoque à nouveau sa jeunesse et sa fougue en politique. L’historien résume ces deux importantes étapes de sa vie par une expression qui frappe tant par sa concision que par son efficacité : « multis miseriis atque periculis». Quand bien même cette période est qualifiée d’ambitio mala, s’étant finalement éloignée de la vie politique, Salluste souhaite faire de ce qu’il appelle son bonum otium une cause au service de l’Etat191. Concrètement, faisant nôtre la remarque de R. Utard192, « mettant à profit son expérience d’homme politique contemporain des événements qu’il raconte dans la Conjuration de Catilina et s’appuyant sur le témoignage de témoins oculaires [...] ainsi que sur des documents d’archives », Salluste choisit d’écrire l’histoire en détachant « de cette masse considérable d’événements quelques épisodes marquants, sélectionnés en fonction de leur intérêt et de leur valeur tant sur le plan politique que moral » ; « statui res gestas populi Romani carptim [...] perscribere : [...]», dit-il. Salluste s’est finalement aperçu que, pour écrire l’histoire, il fallaitt avant tout s’éloigner futur de l’écrivain qui inaugure un récit chronologiquement encore à venir, le futur de l’œuvre en puissance. Cet ample mouvement ouvre sur un présent, existumo, qui soutient la voix auctoriale de la préface, laquelle fait accéder l’événement à un dépôt de mémoire. Salluste justifie le choix du sujet de son récit, la sélection qu’il a opérée dans l’histoire de Rome, pour inscrire la conjuration de Catilina dans la mémoire collective : memorabile. » 191 Salluste reprendra cette idée dans son Bellun Iugurthinum IV,4 : « …, profecto existumabunt me magis merito quam ignavia judicium animi mei mutavisse, majusque commodum ex otio meo quam ex aliorum negotiis rei publicae venturum. » 192 Utard 2011,357.

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de la vie politique, c’est-à-dire retrouver le calme, ou plus précisément la tranquillité de l’esprit. Cette idée est concentrée dans ce bout de phrase : « animus requievit ». Sans toutefois l’exprimer explicitement, Salluste semble se satisfaire d’avoir quitté la vie politique, d’être sorti des remous de la politique afin de se consacrer à l’histoire. La suite de cette phrase montre d’ailleurs que, plutôt que de regretter cet éloignement, Salluste assume cette décision avec fierté. Il le dit en mettant en exergue sa personnalité à travers le pronom personnel « mihi » : « eo magis quod mihi a spe, metu, partibus rei publicae animus liber erat… ». Dans cette phrase, il insiste plus précisément encore sur la liberté que lui confère sa sortie de la vie politique. Admirons un peu la composition de cette phrase marquée par la liaison, voire le rapprochement de deux termes à la fois antinomiques et complémentaires : a...partibus rei publica, liée dans cette phrase à spe / metu. C’est pour lui, une manière très poétique d’affirmer que « l’aventure politique ne peut en aucun cas se vivre ni sans ambition, et donc spe (espoir de réussite), ni sans metu (crainte née à la fois de la peur de l’échec et des risques graves encourus) ; ce n’est que sorti de ces tourments que l’esprit peut être liber et disponible pour l’écriture.» – Deuxième condition : avoir l’obligation de faire le choix d’une méthode et d’un sujet précis. « Quoi écrire ? » et « comment l’écrire ? » Telles sont les principales questions auxquelles Salluste tente de répondre. Questions fondamentales car écrire l’histoire de Rome, ou l’histoire tout court, nécessite une méthode appropriée et un sujet bien limité dans le temps, le temps historique bien sûr, et dans l’espace. Quoi écrire ? Contrairement à Tite-Live que nous étudierons au chapitre suivant et qui a repris l’histoire de Rome depuis sa fondation, Salluste a choisi de ne raconter que les événements dignes de mémoire. Comment écrire ou comment abordera-t-il cette narration ? Salluste préconise deux réponses. La première est résumée par le terme carptim : « carptim /ut ...memoria digna videbantur, perscribere » (Cat. IV,2). Par « carptim », Salluste précise le type d’écriture qu’il entend développer : il s’agit évidemment de la monographie, genre historiographique qui prélude à une écriture plus vaste de l’histoire qu’il entreprendra dans les Histoires, dont quelques fragments nous

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sont parvenus. La monographie permet à Salluste de concentrer les faits sur l’essentiel et de mieux mettre en lumière les grandes figures comme Catilina, César, Caton (dans Cat.), Jugurtha, Marius, Sylla, Metellus (dans Iug.) C’est à travers ces figures qu’il cherchera à définir, à cerner la notion de la gloria193 qu’à autre chose. La deuxième : considérant que l’affaire Catilina est digne de mémoire parce que « sceleris atque periculi novitate » (Cat. IV,4), Salluste envisage de l’aborder avec un esprit critique. Ce qui lui permettra de proposer une réflexion sur l’Etat romain et les périls qu’il traverse, réflexion à travers laquelle il serait possible de tirer des leçons d’histoire. – Troisième condition : avoir le culte de la vérité. C’est ce que Salluste rappelle dans cette phrase : « quam verissume potero, paucis absolvam » (Cat. IV,3). Cette phrase est très importante car elle nous résume la manière de travailler de l’historien : rapporter les faits avec la plus grande justesse possible « quam verissume potero » ; ce qui garantit l’impartialité ; le faire également « paucis », donc avec concision, mais avec clarté, c’est-à-dire avec profondeur, voire avec perfection. Cette idée est comprise par l’emploi du verbe « perscribere » (cf. Cat. IV,2). – Quatrième condition : considérer l’écriture de l’histoire comme un engagement délibéré au service de l’Etat. Dans le § 1, sorti de la vie politique, Salluste souligne avec force que « non fuit consilium [...] bonum otium conterere» ni même de passer le reste de sa vie (intentum aetatem agere) à s’adonner à des activités subalternes que sont l’agriculture et la chasse, activités qu’il considère d’ailleurs comme « servilibus officiis », c’est-à-dire comme des activités sans intérêt pour Rome, et encore moins de tomber dans « socordia atque desidia » (Cat. IV,1). Autrement dit, mettant au premier plan sa propre 193

Pour Thomas 2006,89, cette notion de gloria qui domine l’écriture sallustienne « ne se limite pas à l’opposition entre des aspects positifs et des aspects négatifs mais la perspective historique nourrie d’un regard plus proprement philosophique permet une analyse sur la nature et le rôle de la gloire ainsi que les modalités de l’action qui en sont la base. »

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personne, Salluste a pris la décision (statui) de poursuivre une tâche digne d’un citoyen romain, celle de servir l’Etat en se lançant dans l’écriture de l’histoire : «[…] statui res gestas populi Romani carptim, ut quaeque memoria digna videbantur, perscribere, […]». (Cat. IV,2) Cette décision importante (statui perscribere) est la deuxième de sa vie dont nous ayons connaissance. La première est celle que l’historien nous rappelle au § 1 à travers decrevi. Ce verbe (decrevi) qui montre un choix conscient et délibéré, une décision mûrement réfléchie, a comme complément «reliquam aetatem a re publicam procul habendam »194. Employé à la première personne du singulierrenforcée par le pronom mihi195, le verbe decrevi suppose que se lancer dans l’écriture de l’histoire n’est pas pour Salluste une décision hasardeuse. Décider à écrire l’histoire de Rome est, donc, pour lui, un véritable choix de vie puisqu’il porte sur « reliquam aetatem ». Ecrire l’histoire de Rome est, pour cet historien, le fruit d’un choix revendiqué et d’une réflexion cohérente et que cette décision a été prise en toute liberté, et cela, en un moment psychologiquement très important de sa vie : «[…] eo magis quod mihi a spe, metu, partibus rei publicae animus liber erat.» C’est donc en ce moment où sa tension psychologique était quasi anéantie que Salluste se sentit en mesure d’aborder l’histoire de la conjuration de Catilina (« Igitur de Catilinae coniuratione, quam verissume potero, paucis absolvam ») pour une raison assez simple mais historiquement importante : « Nam id facinus 194

Cette attitude marque la fin de l’âme classique qui imposait la participation aux affaires publiques. Notons que l’individualisme de Salluste très marqué dans Cat. va s’atténuer un peu dans la préface de Iugurtha. 195 L’enseignant doit insister sur la présence et la place de mihi. Placé en tête de phrase « mihi désigne celui à qui incombe le devoir de se tenir « a re publica procul ». Cf. le site : http://fleche.org/lutece/progterm/salluste/salluste_preface.html. C’est pratiquement le même emploi que nous retrouvons dans Cat. III,1 (Ac mihi quidem....in primis arduum videtur res gestas scribere). Dans ces deux emplois, Salluste voulait tout simplement souligner son intérêt et sa volonté d’être considéré comme acteur de la décision d’écrire l’histoire.

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in primis ego memorabile existumo sceleris atque periculi novitate. » (§ 4). Avec le terme memorabile, Salluste définit la vraie fonction de l’histoire : en tant que magistra vitae, l’histoire doit entretenir la mémoire collective196. Au-delà de cette fonction, tout en affirmant « son double rôle de dépositaire et de créateur d’une mémoire qu’il offre à ses lecteurs »197, Salluste ne cache pas son ambition première, à savoir : « Nam id facinus in primis ego memorabile existumo sceleris atque periculi novitate ». Avec cette phrase qui clôt la préface du Catilina et qui, à bien des égards, nous rappelle un passage de Pro Archia de Cicéron198, Salluste revient sur son projet historiographique, lui qui, dans Cat. III,2, se définit comme le mémorialiste des grands hommes. Dans son statut de citoyen engagé dans la res publica, il rappelle sans détours que ledit projet se trouve clairement orienté vers l’aspiration à la gloire et à l’immortalité.

3. Prolongement : Salluste, Jugurtha, IV, 1-6 Salluste prolongera sa réflexion dans le Bellum Iurguthinum. Il serait donc logique que nous prolongions, nous aussi, notre étude en évoquant le prologue de cet ouvrage, plus précisément le chapitre IV qui figure également dans tous les programmes de latin des Terminales littéraires des pays d’Afrique subsaharienne. L’intérêt de cet extrait dans lequel son auteur « a sciemment disposé plusieurs indices thématiques et textuels qui invitent le lecteur à lire ce texte par rapport au discours liminaire du Catilina »199 et dans lequel il a véritablement mis « en scène une remémoration du texte fondateur de son entrée dans le genre historique »200, est qu’il apporte « un élément 196

C’est aussi la raison qui l’a conduit à écrire la guerre de Jugurtha parce qu’il considère cette guerre comme un événement exceptionnel. Cf. Sal., Iug. V. 1 et 3. 197 Ledentu 2009. 198 Cf. Cicéron, Pro Archia 29. 199 Ledentu 2009. 200 Dans cette préface de Iugurtha, Salluste reprend les idées

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nouveau par rapport au Catilina, expression d’une assurance plus grande de l’historien qui a déjà fait ses preuves : de manière appuyée, in primis magno, Salluste revendique l’utilité de l’histoire comme mémoire du passé et par conséquent le rôle de l’historien comme agent de cette mémoire ». « 1. Ceterum ex aliis negotiis quae ingenio exercentur, in primis magno usui est memoria rerum gestarum. 2. Cujus de virtute quia multi dixere, praetereundum puto, simul ne per insolentiam quis existumet memet studium meum laudando extollere. 3. Atque ego credo fore qui, quia decrevi procul a re publica aetatem agere, tanto tamque utili labori meo nomen inertiae imponant, certe quibus maxuma industria videtur salutare plebem et conviviis gratiam quaerere. 4. Qui si reputaverint et quibus ego temporibus magistratus adeptus sim, et quales viri idem assequi nequiverint, et postea quae genera hominum in senatum pervenerint, profecto existumabunt me magis merito quam ignavia judicium animi mei mutavisse, majusque commodum ex otio meo quam ex aliorum negotiis rei publicae venturum. » Dans cette préface de Iugurtha201, Salluste reprend, pratiquement dans les mêmes termes que dans la préface de Catilina, les idées essentielles qui justifient le pourquoi de son investissement dans l’historiographie et qui cernent sa poétique et sa philosophie de l’histoire. Dans les deux premiers paragraphes, il rappelle une idée qu’il a déjà évoquée dans la préface de Catilina selon laquelle l’histoire est utile dans la mesure où elle est considérée comme mémoire du passé et par conséquent le rôle de l’historien, qu’il se revendique dans le § 3, comme agent de cette mémoire. essentielles qui justifie le pourquoi de son investissement dans l’historiographie et qui cerne sa poétique et sa philosophie de l’histoire. 201 Comme dans Cat. I-IV, cet extrait est aussi caractérisé par l’importante présence de Salluste, notamment à travers les marques de la première personne du singulier (memet, meum (§ 1) ; ego, meo (§ 3) ; ego, me, mei, meo (§ 4) ; ego, me (§ 9) ainsi que les verbes conjugués à la même personne (§ 1, puto ; § 2, credo et decreui ; § 4, adeptus sum). C’est pour lui une manière de mettre en évidence sa personnalité d’historien.

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4. Synthèse Ainsi qu’on l’a certainement constaté, l’analyse de ces deux préfaces nous éclaire sur les objectifs poursuivis par Salluste en choisissant de se lancer dans l’écriture de l’Histoire au sortir de sa vie politique. Parmi ces objectifs, il y a évidemment l’accession à la gloire et à l’immortalité. Se présentant en même temps comme un historien et un citoyen romain, à travers le rappel de ses nombreux services rendus à l’Etat malgré les déboires connus, Salluste veut amener ses concitoyens à tirer les leçons du passé et à comprendre qu’il n’est pas devenu historien par hasard. Comme beaucoup de grands hommes, lui aussi affirme disposer d’un don de la natura. Ainsi considère-til l’écriture de l’histoire comme un moyen de pérenniser le souvenir de son existence sur cette terre des hommes. En termes clairs, cet ancien homme d’Etat ambitieux, devenu historien, veut prolonger le plus possible, à travers l’écriture de l’Histoire, sa memoria. Et s’il a choisi l’écriture de l’Histoire, c’est parce qu’il sait qu’elle constitue un exercice intellectuel difficile et, une fois cette difficulté surmontée, il peut facilement atteindre la gloire. Bref, très attaché aux Romani mores, comme le souligne E. Skard202, Salluste dont l’écriture a subi l’influence des modèles grecs et dont les idées constitutionnelles ne sont pas tellement éloignées de l’idéalisme cicéronien, a profondément médité sur la philosophie et la morale de l’Histoire, bases de sa conception sur l’histoire que nous avons essayé de circonscrire à travers l’analyse de ses textes. Dans Cat. I-II, par exemple, il insiste beaucoup sur la morale de l’énergie (physique) et de la gloire : celle-ci fonde, à en croire André et alius203, la noblesse de la vocation historiographique autant que l’héroïsme actif. Dans Cat. III-IV, Salluste, qui met sa personne en vedette, pense que les débats qui peuvent naître autour de la vocation idéale de l’Homme ne peuvent avoir de sens que « dans la perspective d’une apologie pour l’histoire. D’où la confrontation entre la vertu active et le 202 203

Skard, E. (1930) : « Sallust als Politiker », S.O 9, 70-78sq. André et al. 1974,204.

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rôle de l’historien, chantre de la vertu nationale, guide des peuples.»204 La préface de Catilina de Salluste est caractérisée par le ton oratoire, l’emploi des lieux communs oratoires, sa longueur excessive, son manque de rapport avec le sujet traité (l’affaire Catilina). Comme le note E. Courbaud205, dans les « parties biographiques », l’apologie personnelle frise la naïveté. Cependant, cette préface est intéressante par ses idées. Celles-ci se présentent comme suit : 1) les hommes doivent chercher la gloire (c’est d’ailleurs l’apanage de ceux qui affirment la précellence des œuvres de pensée sur celles du corps) ; 2) les fonctions intellectuelles sont le plus haut emploi d’une vie ; 3) quant au service de l’Etat, il est perçu comme le plus haut emploi des fonctions intellectuelles ; 4) l’histoire réunit ces avantages. Elle seule consacre le mérite personnel, tant intellectuel que moral. S’il est beau d’accomplir de grandes actions, il y a aussi mérite à les raconter. Aussi, après avoir connu des déboires en politique, Salluste s’est tourné vers les travaux d’histoire et a choisi un sujet d’actualité, digne de mémoire. Bref, si la préface de Catilina renferme les grandes lignes de sa conception de l’histoire206, cette conception est plus évidente dans ses digressions contenues dans les chapitres X et XI ainsi que dans les chapitres XXXVI et LIII du Catilina que l’enseignant peut étudier comme « textes de prolongement ». 204

André et al. 1974,205. Courbaud 1918,8. Aussi Raumbaud 1946,15-30. 206 Comme le souligne Gaillard 1992,61, alors que dans l’antiquité, toute entreprise historiographique recourt largement à des concepts moraux, pour autant que la philosophie de l’histoire s’éclaire aux lumières de la philosophie en général qui est essentiellement tournée vers l’éthique, Salluste va au-delà de cette topique du bien et du mal, et s’intéresse à l’enchaînement dialectique des événements. Aussi bien, le récit proprement dit, chez lui, n’occupe qu’une place restreinte. Brisée par des flash-back, par des digressions, par des analyses, la temporalité historique est reconstruite, stylisée, dramatisée. De la sorte, la monographie prend les allures d’un tableau expressif, dont la composition même dispose, en situation conflictuelle, les rapports de force qui expliquent la crise, et principalement la dialectique de l’ordre et du désordre. 205

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Chapitre II Tite-Live et le métier d’historien (Préface d’A.U.C, 1-13) Une précision à titre d’introduction. Magnifiquement écrite dans un ton oratoire, la préface générale207 d’Ab Vrbe Condita de Tite-Live, pleine de considérations d’ordre patriotique et moral, peut être étudiée/analysée comme le début d’un discours, au sens propre d’oratio, c’est-à-dire comme un exorde208. Or, l’exorde « vise à rendre auditeur ou lecteur beneuolum, bienveillant, adtentum, attentif, docilem209, prêt à être informé. Plus prosaïquement, pour Delarue, l'exorde est le moment où première et seconde personnes trouvent éminemment leur place, puisqu'il s'agit d'établir un lien durable.»210 Ce lien est celui de communication dont la syntaxe se présente de la manière suivante : c’est le « je » qui s’adresse à « tu » (te, tibi). Si, comme chez Salluste, le « je » renvoie à Tite-Live dans son triple statut d’écrivain, d’auteur et de narrateur, alors le « tu » désigne inéluctablement le lecteur, mais un lecteur avisé, cultivé à qui l’historien expose ses réflexions sur le genre historiographique211. Cela étant, ce texte peut être commenté comme si nous commentions un des exordes d’un discours afin 207

Nous disons préface générale parce que, dans l’ensemble d’AUC, nous retrouvons d’autres extraits que nous considérons comme des préfaces secondaires. 208 L’enseignant doit se rappeler que c’est le même constat que nous avons fait pour la préface de Catilina de Salluste. 209 Comme le rappelle Delarue 1998,44, il ne s’agit pas de docilité ; ce mot est à rapprocher de docere. 210 Delarue 1998,44. 211 Quand on voit la manière dont Tite-Live utilise ces pronoms, on peut supposer que le locuteur (Tite-Live) a réussi à établir un courant de sympathie entre lui et son supposé auditeur, ici le lecteur.

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de cerner les intentions de « je » (Tite-Live) sur « tu » (lecteur) convaincu que l’écriture historiographique livienne présente des rapprochements significatifs entre l’oratio et l’historia. Cela ne peut en aucun cas nous étonner quand on sait que, pour Cicéron, l’histoire est une branche de l’éloquence, mieux un opus oratorium maxime, comme nous pouvons le lire dans le De legibus 5. De par son contenu, la préface générale d’AUC de Tite-live peut se diviser en deux parties : du § 1 au § 8212, TiteLive évoque son métier d’historien ; du § 9 au § 13, il aborde une question importante de l’historiographie latine, celle du lien devant exister entre histoire et moralité nationale. Analysons et commentons ces deux blocs textuels.

1. AUC, Praef. 1-8 : Tite-Live et le métier d’historien § 1-2. « 1. Facturusne operae pretium sim, si a primordio Urbis res populi Romani perscripserim, nec satis scio nec, si sciam, dicere ausim, 2. quippe qui cum veterem tum vulgatam esse rem videam, dum novi semper scriptores aut in rebus certius aliquid allaturos se aut scribendi arte rudem vetustatem superaturos credunt. » « 1. Vaut-il la peine de raconter depuis les origines de Rome l’ensemble de l’histoire romaine ? Je n’en suis pas très sûr, et si je l’étais, je n’oserais le prétendre. 2. C’est que mon sujet me semble vieux et surtout rabattu ; car il survient sans cesse de nouveaux historiens qui se flattent les uns d’apporter dans le domaine des faits une documentation plus sûre, les autres de surpasser par leur talent littéraire la maladresse des anciens. » 212 Si l’on s’en tient au dynamisme du texte, cette partie peut se diviser en deux : dans un premier mouvement (1-5), Tite-Live, tout en nous informant avec un effarouchement apparent du sujet qu'il va traiter, écarte d'abord prétentions des écrivains concurrents et préjugés supposés des lecteurs ; dans un deuxième mouvement (6-8), l’historien expose ses intentions et donne sa position en ce qui concerne les légendes. En ce qui concerne les légendes des origines, par exemple, il affecte quelque indifférence (haud in magno equidem ponam discrimine).

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§ 1-2. Les deux premiers paragraphes de la préface générale d’Ab Vrbe Condita peuvent faire l’objet d’un commentaire commun. Dans la construction de son commentaire, l’enseignant est tenu d’alerter ses élèves que la première partie de la phrase qui ouvre cette préface213, phrase dans laquelle on trouve cinq verbes à la première personne du singulier214, est un vers dactylique. Ce vers nous rappelle la vision poétique de l’histoire chez Tite-Live et « met en vedette d’une manière programmatique le goût livien de la poésie »215. L’intérêt historiographique du premier paragraphe est qu’il permet à Tite-Live d’afficher clairement son romanocentrisme presque outré lorsqu’il déclare sans ambages que le sujet de son œuvre historique est la « a primordio Urbis res populi Romani », c’est-à-dire l’histoire de la Rome royale et républicaine jusqu’au début de la Rome impériale. Autrement dit, Tite-Live annonce qu’il veut/va raconter l'histoire du plus grand peuple du monde, principis terrarum populi. Il veut/va la raconter d'un bout à l'autre, a primordio... perscripserim. Il s’agit donc du plus grand sujet jamais traité, dans l'espace comme dans le temps de l’historiographie latine. Malgré le ton interrogatif et un peu réservé de cette phrase que certains commentateurs considéraient comme l’expression d’un doute et d’une hésitation de son auteur, tout en limitant expressément son sujet, Tite-Live annonce implicitement à son lecteur qu’il envisage de traiter d'une question historique d'un intérêt exceptionnel : établir une sorte de bilan des siècles passés, et cela, à un tournant capital de l’histoire romaine, celui de la victoire d’Actium qui mit fin à l’agitation de soixante années de troubles politiques et de guerres civiles. Après avoir délimité son sujet, le lecteur attend que TiteLive lui livre sa méthode de travail : comment va-t-il procéder? Au lieu de répondre à cette question de méthodologie, comme l’a fait Salluste ou Tacite dans ses Annales IV,32-33, Tite-Live

« Facturusne operae pretium sim. » Le § 1 contient cinq verbes à la première personne du singulier : facturussim, perscripserim, scio, sciam, ausim. 215 Cizek 1995,157. 213 214

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observe un silence total sur sa méthode de travail216, sur le plan qu’il avait conçu pour une œuvre qui englobera 750 ans d’histoire, sur sa méthode de travail, sur le but qu’il poursuit. L’historien qui préfère mettre en exergue sa propre personne comme l’a fait Salluste dans sa préface, s’empresse d’annoncer avec un peu d’ironie (à moins que cela ne soit qu’une fausse ironie) et une feinte modestie que le sujet qu’il a choisi d’écrire lui paraît « vieux et souvent rabattu » (cum veterem tum vulgatam esse rem videam) (§ 2)217 fait allusion aux « novi scriptores ». Nous reviendrons sur cette allusion dans notre commentaire. 216

Cette absence de précision conduit certains spécialistes de l’historiographie latine à conserver un regard critique sur son œuvre et en particulier sur les dix premiers livres. Tel est le cas de Meunier 2011,89-90 qui a réfléchi sur la question de l’historicité de la première décade d’A.U.C. Evoquant le problème de la méthodologie appliquée par Tite-Live, il estime que « si l’on procède à l’abord des dix premiers livres de l’Ab Vrbe Condita avec rigueur, en distinguant bien les artifices littéraires des éléments potentiellement historiques et en passant ces derniers au crible de la critique contemporaine, il est évident que les faits n’ont pas pu se produire exactement tels que les présente Tite-Live. D’un autre côté, certains éléments (fort peu nombreux) se trouvent être confirmés par d’autres sources non littéraires et extérieures à la tradition (la prise de Véies au début du IVe s. av. n. ère est ainsi attestée par l’archéologie). Entre ces deux extrêmes, entre ce qui est sûrement certifié et ce qui relève tout aussi sûrement de l’invention littéraire, tout le problème est d’essayer de déterminer à quelle hauteur il convient de fixer le «niveau de sécurité» permettant de filtrer ce qui peut être retenu comme authentiquement historique et ce qui doit être écarté. La tâche, on le sent bien, est particulièrement ardue. » Meunier qui, comme J. Poucet (Poucet, J. (1985) : Les origines de Rome : traditions et histoire, Bruxelles, 4448), trouve légitime d’intenter à la première décade livienne un « procès en historicité qui aboutit au rejet de bon nombre d’éléments dans la catégorie des artifices littéraires ou dans celle des anachronismes. » Nous l’avons précisé dans notre introduction : l’enseignant de Terminales littéraires doit se contenter de l’interprétation philologique du texte étudié. 217 Delarue 1998,48 estime que « l'épithète vulgatam, mise en valeur par tum renchérissant sur cum, a un caractère provocant.»

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§ 3. « Utcumque erit, juvabit tamen rerum gestarum memoriae principis terrarum populi pro virili parte et ipsum consuluisse; et si in tanta scriptorum turba mea famam obscuro sit, nobilitate ac magnitudine eorum me qui nomini officient meo consoler. » « Quoi qu’il en soit, je serai cependant heureux d’avoir, moi aussi, contribué de mon mieux à rappeler les hauts faits du premier peuple du monde ; et, si, au milieu de cette foule d’historiens, mon nom demeurait dans l’obscurité, la célébrité et la grandeur de ceux qui porteront ombrage à ma renommée seraient pour moi une consolation. » Au § 3, fait surprenant, au lieu de se limiter à cette remarque d’appréciation relative au sujet qu’il a choisi, l’auteur d’AUC qui met en exergue sa personne218 nous donne l’impression d’être préoccupé par la concurrence professionnelle que lui font ou que peuvent lui faire les novi scriptores. Ceux-ci semblent être pour lui autant de rivaux, réels ou potentiels. Dans le § 2, il ne parle que d’eux et feint de les redouter219. Presqu’obsédé par leur présence, il déclare qu’il se voit entouré d’une foule considérable d’historiens (in tanta scriptorum turba) dont il redoute qu’ils ne portent ombrage à sa renommée (qui nomini officient meo). Tite-Live va jusqu’à soutenir l’idée selon laquelle, à cause de leur présence, sa renommée (fama) risque de demeurer dans l’obscurité (in obscuro sit) et cela, d’autant plus que la majorité des lecteurs (legentium plerique) s’intéresse beaucoup plus aux événements récents qu’au passé de Rome. Mais qui sont ces novi scriptores qui semblent faire peur à Tite-Live ? L’auteur d’AUC ne nous donne aucune information sur ce sujet. Cependant, nous pensons que TiteLive fait vraisemblablement allusion à Salluste, « qui s’était 218 À propos de la mise en exergue, par Tite-Live, de sa propre personne au § 3, voici ce que Delarue 1998,45, écrit : « On note le singulier relief de me, coupant rudement l'antécédent (nobilitate ac magnitudine eorum) de la relative (qui nomini officient meo). Tout au long du § 3, l'affirmation du moi éclate : pro uirili parte et ipsum, mea fama (iunctura : rapproché de turba), me, nomini... meo. Le moi, diton, se pose en s'opposant. Ainsi continue à procéder Tite-Live : d'un côté la majorité des lecteurs (plerisque legentium, 4), de l'autre, lui (ego contra, 5). » 219 Cf. Jal. 1990,38.

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efforcé de faire de l’histoire une œuvre d’art, d’une manière que Tite-Live n’approuve nullement, quoiqu’il fasse dans un certain cas des emprunts à la technique sallustienne. »220 De ce fait, Salluste pourrait être concerné par cette partie de phrase « dum novi semper scriptores aut in rebus certius aliquid allaturos se » (§ 2) dans laquelle on trouve une allusion à la documentation plus sûre. Nous savons que Salluste avait régulièrement recours à une bonne information. Hormis Salluste, nous pensons que Tite-Live faisait aussi allusion « aux tendances érudites de Varron et de Cornelius Nepos. Il devrait aussi songer à Pollion. »221 L’enseignant doit signaler à ses élèves que, s’il est vrai que, comme il feint de le dire, Tite-Live redoute la rivalité des autres historiens, celle-ci se trouve « scribendi arte » (sur l’art d’écrire). Nous comprenons de plus en plus l’une des intentions de Tite-Live dans cette préface : parler du métier d’historien, pour être plus proche de sa pensée, de son métier d’historien et de son souci voilé de surpasser les autres dans l’art d’écrire (scribendi arte). Recadrons les choses. À l’époque d’Auguste, il y avait beaucoup d’historiens (latins et grecs). Comme le pense P. Jal, le métier d’historien était apparemment très pratiqué et recherché. « Chacun d’eux s’efforçait, pour s’assurer le succès auprès des lecteurs, de bien écrire »222, car il s’agissait de surpasser en ce domaine ce que lui-même Tite-Live appelle au § 2 « rudem vetustatem superaturos» (la maladresse des anciens). Lecteur de belles pages d’Orator et de De oratore dans lesquelles Cicéron a présenté sa théorie de l’histoire, Tite-Live cherche à bien écrire et à avoir un beau style sans nul doute pour répondre aux exigences de la dimension littéraire de l’historiographie comme genre. L’écriture de l’Histoire est un « scribendi ars » qui doit respecter quelques exigences de la théorie cicéronienne de l’Histoire.

220

Cizek 1995,157. Cizek 1995,158. 222 Jal 1990,38. 221

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§ 4. « Res est praeterea et immensi operis, ut quae supra septingentesimum annum repetatur et quae ab exiguis profecta initiis eo creverit ut jam magnitudine laboret sua ; et legentium plerisque haud dubito quin primae origines proximaque originibus minus praebitura voluptatis sint, festinantibus ad haec nova quibus jam pridem praevalentis populi vires se ipsae conficiunt. » « Mon sujet demande, en outre, un immense travail, puisqu’il remonte à plus de sept siècles et qu’après un début fort modeste, l’Etat romain s’est accru au point de plier aujourd’hui sous sa propre grandeur. De plus, la grande majorité des lecteurs goûteront peu, j’en suis sûr, le récit de nos toutes premières origines et des événements qui viennent immédiatement après, et auront hâte d’arriver à ces derniers temps où, après une longue supériorité, la puissance romaine se détruit elle-même. » Puisque, selon la conception cicéronienne, l’histoire est une branche de l’éloquence223, son texte doit être d’une beauté complexe tant il est vrai que, dans l’entendement de Cicéron, un récit historique doit plaire (delectare), c’est-à-dire, comme le souligne Tite-Live lui-même au § 4 introduite par res224, il doit procurer à son lecteur de la voluptas225. Le contenu du § 4 de la préface générale de Tite-Live doit être interprété comme une expression d’ironie de cet historien augustéen sur la « scriptorum turba », historiens anciens ou contemporains : peu importe s’ils ont une autre conception de l’histoire que lui. En tout cas, sûr de lui-même, Tite-Live, qui a déjà contesté leur vaine prétention au § 2 à travers l’emploi du verbe « credunt » et qui les a déjà écartés avec désinvolture au début du § 3 (cf. utucumque erit), rassure son lecteur que, si ces écrivains, malgré leur nombre (turba), essaient de lui faire ombrage, il s’en consolera (me…consoler). C’est aussi avec le 223

Cf. Cicéron, De leg. 1,2,5 : l’histoire est l’opus oratorium maxime. Le sens de res est couvert d’une certaine ambiguïté. Au début de la phrase, le mot désigne d'abord l'oeuvre, puis res Romana, la puissance romaine. 225 Simple rappel: Delectare est aussi, pour Tite-Live, une des fonctions de l'histoire (cf. juvabit, § 3 ; voluptas, § 4). Or ce thème reparaît à la fin de la préface (cf. § 12). 224

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même ton qu’il ironise sur les lecteurs amateurs de l’historia, ayant hâte d’arriver à l’histoire la plus récente. Avant de passer au paragraphe suivant, l’enseignant peut faire remarquer à ses élèves que, dans le § 4, tout repose sur l’opposition que Tite-Live imprime entre le groupe des personnes (scriptorum turba, plerisque legentium) et lui (me, meo), c’est-à-dire entre le collectif et l’individu. Si l’opposition entre les autres écrivains et lui est présentée de manière virulente, celle entre la majorité des lecteurs et lui226 est signalée avec calme qui sous-entend une certitude que son ouvrage sera lu, quoi qu’on en dise. § 5-6. « 5. Ego contra hoc quoque laboris praemium petam, ut me a conspectu malorum quae nostra tot per annos vidit aetas, tantisper certe dum prisca illa tota mente repeto, avertam, omnis expers curae quae scribentis animum, etsi non flectere a vero, sollicitum tament efficere posset. 6. Quae ante conditam condendamve Vrbem poecitis magis decora fabulis quam incorruptis rerum gestarum monumentis traduntur, ea nec affirmare nec refellere in animo est.» « 5.Tandis que moi, l'un des avantages que je compte retirer de mon travail, ce sera de trouver, du moins tant que mon esprit s'appliquera tout entier à retrouver ces antiquités, une diversion aux spectacles funestes dont notre siècle a été si souvent le témoin, et de ne pas connaître tous les soucis qui, sans aller jusqu'à détourner l'historien de la vérité, pourraient être en tout cas une gêne pour lui. 6. Quant aux événements qui ont précédé immédiatement la fondation de Rome ou ont devancé la pensée même de sa fondation, à ces traditions embellies par des légendes poétiques plutôt que fondées sur des documents authentiques, je n'ai l'intention ni de les garantir ni de les démentir.» Dans le § 5, Tite-Live revient sur ce qu’il a dit au § 4. L’historien insiste sur le fait que, bien écrite, l’histoire parvient 226

L’expression « haud in magno ponam discrimine » que nous retrouvons au § 8 montre que, dans la pensée de Tite-Live, cette opposition n’est qu’hypothétique, c’est-à-dire supposée. On comprend pourquoi il y a une différence de ton.

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à séduire l’âme des lecteurs et à la soulager, grâce à ses virtualités artistiques. La déclaration contenue dans ce passage montre qu’il demeure fidèle à la conception cicéronienne de la véracité historique. Dire la vérité, tel est son credo dans le § 6. En effet, lorsque dans le § 5, Tite-Live dit « avertam, omnis expers curae quae scribentis animum, etsi non flectere a vero, sollicitum tament efficere posset», il évoque explicitement une autre exigence de la théorie cicéronienne de l’histoire : la fides dans l’écriture. Le terme « fides » est à prendre au sens de loyauté et de sincérité. Pour Cicéron, la fides historica est une condition essentielle du récit. Dans ce paragraphe, Tite-Live s’en souvient : un historien est tenu de dire la veritas. Dire la vérité est la première des lois de l’histoire. Comme tous les historiens anciens, Tite-Live nous apprend d’une manière discrète, par une formule détournée (non flectere a vero), qu’il observera cette loi conformément à la leçon de Cicéron qui, dans son De oratore 2,62, attire l’attention de tous de vouloir « ne rien oser dire de faux » et « ne pas refuser de dire le vrai. » L’enseignant doit faire un lien entre ce « non flectere a vero » du § 5 et le jugement ironique que Tite-Live portait au § 2 sur ces « novi semper scriptores » qui «in rebus certius aliquid allaturos se aut scribendi arte rudem vetustatem superaturos credunt.» À travers cette ironie, Tite-Live est persuadé que « dire la vérité », c’est aussi le but recherché par ses semblables. Question : les historiens latins, dont l’écriture est caractérisée par le romanocentrisme prononcé, disent-ils la vérité ? Cette question peut servir de transition pour passer au paragraphe suivant. Chacun peut répondre à sa façon. Est-il que dire la vérité est devenu un lieu commun chez la quasi-totalité des historiens latins. Salluste l’a déclaré. Tacite, nous le verrons au chapitre suivant, le dira également.227 Il faut savoir que, quand Cicéron exige que l’historien s’en tienne à la fides 227

Même Ammien Marcellin est allé jusqu’à proclamer dans la conclusion de son vaste ouvrage (31,16,9): « opus veritatem professum, numquam, ut arbitror, sciens silentio ausus corrumpere, vel mendacio.» « Mon ouvrage a dit la vérité ; la vérité, je n’ai jamais osé consciemment la fausser, par le silence ou par le mensonge. »

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historicae, il lui demande de faire un effort de distinguer dans son récit la réalité de la légende. § 7-8. « 7. Datur hec venia antiquitati ut miscendo humana divinis primordia urbium augustiora faciat ; et, si cui populo licere oportet consecrare origines suas et ad deos referre auctores, ea belli gloria est populo Romano ut, cum suum conditorisque sui oarentem Martem potissimum ferat, tam et hoc gentes humanae patiantur aequo animo quam imperium patiuntur. 8. Sed haec et his similia, utcumque animadversa aut existimata erunt, haud in magno equidem ponam discrimine : » « 7. On accorde aux anciens la permission de mêler le merveilleux aux actions humaines pour rendre l'origine des villes plus vénérable; et d'ailleurs, si jamais on doit reconnaître à une nation le droit de sanctifier son origine et de la rattacher à une intervention des dieux, la gloire militaire de Rome est assez grande pour que, quand elle attribue sa naissance et celle de son fondateur au dieu Mars de préférence à tout autre, le genre humain accepte cette prétention sans difficulté, tout comme il accepte son autorité. 8. Mais ces faits et ceux du même ordre, de quelque façon qu'on les envisage ou qu'on les juge, n'ont pas, à mes yeux, une grande importance. » La phrase « Datur hec venia antiquitati ut miscendo humana divinis primordia urbium augustiora faciat » du § 7 fait écho à la pensée cicéronienne. Tite-Live était conscient que l’âge initial de Rome était à son époque couvert du voile d’une obscurité poétique et légendaire. Cependant, il lui paraît difficile d’extirper de son récit historique les éléments de merveilleux et de légende228, c’est-à-dire de dissocier la réalité historique de la légende. Comme beaucoup d’historiens, TiteLive a du mal à faire l’économie de la protohistoire romaine et à reléguer purement et simplement aux oubliettes des héros légendaires. On n’est donc pas étonné de le voir présenter (avec un degré de complaisance) la légende suivant laquelle le peuple romain, considéré au § 3 comme « principis terrarum populi » a eu pour fondateur le dieu Mars.

228

Sur les légendes chez Tite-Live, cf. Pierart 198.

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Force est de signaler que « l'allusion à Mars permet une nouvelle référence à la grandeur de Rome et à ses droits sur les peuples vaincus. »229 Ajoutons qu’à propos des « événements qui ont précédé immédiatement la fondation de Rome ou ont devancé la pensée même de sa fondation, à ces traditions embellies par les légendes poétiques plutôt que fondée sur des documents authentiques » (§ 2), lorsque Tite-Live dit in extenso « je n’ai l’intention ni de les garantir ni de les démentir », il ne faut pas considérer ou traduire cette impossibilité pour un grand historien comme lui de se prononcer sur la valeur historique des éléments légendaires, ou empreints de merveilleux, comme un aveu de faiblesse ni d’incompétence intellectuelle. A notre avis, deux raisons justifient le fait que Tite-Live ne cherche pas à exclure totalement certains motifs légendaires de son récit. Primo, nous devons reconnaître avec B. Mineo230 que les figures légendaires et les merveilleux étaient devenues incontournables pour tout récit se proposant de procéder Ab Vrbe Condita, comme c’est le cas pour Tite-Live. L’attitude de cet historien s’explique donc par les sources disponibles à cette époque231. Secundo, pour beaucoup d’historiens latins, les récits 229

Delarue 1998,47. Mineo, B. (2010) : « Légende et histoire dans le Livre I de TiteLive », Dialogues d'histoire ancienne. Supplément 4.2 (S4.2), 495508. Dans cet intéressant article disponible aussi sur internet (https://www.cairn.info/revue-dialogues-d-histoire-ancienne-2010Supplément 4.2-page-495.htm), l’auteur essaie de « rendre compte des raisons pour lesquelles Tite-Live a parfois choisi de proposer quelques gros plans sur certains épisodes en prenant ainsi le risque d’une intrusion majeure du légendaire et du merveilleux dans sa matière historique, et ceci en dépit du peu de crédit historique qu’il leur accorde.» Tout le long de son étude, il démontre que « l’historien, convaincu de la permanence des mécanismes historiques d’un cycle temporel à l’autre, s’est employé à introduire dans le récit de la période protohistorique des éléments clés de sa philosophie de l’histoire, dont le décryptage devait permettre à son lecteur de retrouver, ainsi qu’il l’indique dans sa préface, la trace de ‘la vie et des mœurs d’autrefois, celle des grands hommes et de la politique, intérieure et extérieure, qui ont créé et agrandi l’empire’.» 231 À ce propos, écrit Mineo 2010, 495 (voir supra) « pour les temps 230

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légendaires et merveilleux étaient destinés à embellir, à sanctifier l’origine des cités. Il ne saurait donc être question pour l’auteur d’AUC de leur reconnaitre une grande valeur historique. Il pense que les faits qui lui paraissent hors de toute atteinte pourraient, par leur intermédiaire, apporter un éclairage historique. C’est pour ces raisons qu’il renonce à se prononcer sur leur validité. Commentant le § 7, B. Mineo232 estime que l’historien se réfère ici à l’une des trois divisions du temps établies par Varron, selon Censorinus (21.1-5), à savoir : la période mythique, pour laquelle il est difficile d’établir l’authenticité des faits et qui, pour cette raison, est surtout du ressort des poètes233. Pour Tite-Live donc, les commencements du cycle historique de la fondation de Rome restaient encore entourés d’un halo légendaire ; ce qui est particulièrement vrai pour le règne de Romulus. À en croire sa préface, les récits relatifs à cette lointaine période constitueraient, à ses yeux, des fictions, dont la finalité aurait été d’embellir, de sanctifier l’origine des cités : autrement dit, il ne saurait être question pour lui de leur reconnaitre une grande valeur historique. Mais les faits lui paraissant hors de toute atteinte, il renonce à se prononcer sur leur validité, comme s’il ne désespérait pas d’atteindre néanmoins quelque élément de vérité par leur intermédiaire. ayant précédé ou accompagné la fondation de Rome, les sources les plus anciennes dont disposait un historien vivant à l’époque d’Auguste consistaient dans des textes composés dans la deuxième moitié du troisième siècle, les œuvres poétiques et dramatiques d’un Livius Andronicus, d’un Ennius ou d’un Nævius, les travaux de quelques érudits grecs, comme Timée, Dioclès de Péparèthe, […] Fabius Pictor, le premier annaliste romain. Ces auteurs avaient contribué à fixer de façon décisive le rôle qu’étaient supposés avoir joué dans l’apparition de la puissance romaine certaines figures légendaires, et leurs récits, avec le temps, avaient fini par s’imposer au point de constituer des versions canoniques dont les grandes lignes étaient devenues relativement stables. » 232 Cf. Mineo 2010, 496-497. 233 Cette période s’achève théoriquement avec l’ouverture des temps historiques signalée par l’apparition des Jeux Olympiques pour les Grecs, la Fondation de Rome pour les Romains.

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Tite-Live choisit par conséquent de suspendre son jugement et son attitude peut être rapprochée de celle que Cicéron adopte dans le De Republica II,2,4 : si l’orateur estime en effet que la légende des origines de Rome ne peut être acceptée littéralement, en raison de trop nombreux éléments de merveilleux qui s’y mêlent, il choisit cependant de reprendre les données traditionnelles tout en prenant ses distances avec les motifs inacceptables, comme si derrière le merveilleux du mythe se dissimulait une matière historique potentielle, susceptible d’être saisie par analogie avec le présent234. On comprend alors pourquoi, au § 8, il dit : « Sed haec et his similia, utcumque animadversa aut existimata erunt, haud in magno equidem ponam discrimine. » Tite-Live conçoit donc l’époque légendaire comme une unité, comme une structure cohérente où il importe peu de séparer le mensonge de la vérité235.

2. AUC, Praef. 9-13 : la pensée livienne de l’Histoire Avant de procéder à un commentaire détaillé de ce passage, il conviendrait d’attirer l’attention des enseignants sur le fait que le contenu des § 9-13, dans lequel la présence de Tite-Live est très remarquable, peut se résumer en quelques mots : histoire et moralité nationale. Très concrètement, dans cet extrait (§ 9-13), Tite-Live pose quatre questions fondamentales, 234

Pour toutes ces raisons, conclut B. Mineo (Mineo 2010,497) « on ne saurait s’étonner de ce que Tite-Live ne cherche pas à exclure totalement certains motifs légendaires de son récit et puisse traiter des origines de Rome en évoquant l’installation d’Enée dans le Latium, ou en reprenant des éléments relatifs à la présence à Pallantée du roi Evandre, refugié arcadien régnant sur les Aborigènes. Ce que l’on comprend moins, par contre, ce sont les raisons qui le poussent à recourir souvent dans ces épisodes à des procédés de grossissement et d’amplification dramatique, alors que l’on se serait plutôt attendu à ce que l’historien passe rapidement sur des figures essentiellement légendaires. » 235 Cf. Cizek 1995,155.

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piliers topiques de l’enquête historiographique : constatant la réussite romaine, sa durée, sa grandeur, il faut se demander a) quel genre de vie, b) quelles mœurs, c) quels grands hommes et d) quels savoir-faire ont permis cette ascension. Car si, désormais, Rome semble sur la mauvaise pente d’un vieillissement, l’histoire peut ainsi enseigner les exemples à suivre et ceux qu’il convient d’éviter. § 9-10. « 9. ad illa mihi pro se quisque acriter intendat animum, quae vita, qui mores fuerint, per quos viros quibusque artibus domi militiaeque et partum et auctum imperium sit ; labente deinde paulatim disciplina velut desidentes primo mores sequatur animo, deinde ut magis magisque lapsi sint, tum ire coeperint praecipites, donec ad haec tempora quibus nec vitia nostra nec remedia pati possumus perventum est. 10. Hoc illud est praecipue in cognitione rerum salubre ac frugiferum, omnis te exempli documenta in inlustri posita monumento intueri ; inde tibi tuaeque rei publicae quod imitere capias, inde foedum inceptu foedum exitu quod vites. » « 9. Ce qu'il faut, selon moi, étudier avec toute l'ardeur et l'attention dont on est capable, c'est la vie et les mœurs d'autrefois, ce sont les grands hommes et la politique, intérieure et extérieure, qui ont créé et agrandi l'empire. Puis, avec le relâchement insensible de la discipline, on suivra par la pensée d'abord une sorte de fléchissement des mœurs, puis un affaissement progressif et enfin un mouvement d'effondrement rapide, jusqu'à nos jours, où la corruption et ses remèdes nous sont également intolérables. 10. Ce que l'histoire offre surtout de salutaire et de fécond, ce sont les exemples instructifs de toute espèce qu'on découvre à la lumière de l'ouvrage : on y trouve pour son bien et celui de son pays des modèles à suivre ; on y trouve des actions honteuses tant par leurs causes que par leurs conséquences, et qu'il faut éviter. » À partir du § 9, la préface de l’Ab Vrbe Condita de Tite-Live permet ainsi de saisir tous les enjeux, poétiques et idéologiques, de la mission pédagogique dévolue à l’historiographie par les exemples qu’elle collecte. Dans ce paragraphe, Tite-Live définit clairement la manière dont il envisage de finaliser son programme historiographique : «Ad illa mihi pro se quisque

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acriter intendat animum, quae vita, qui mores fuerint, per quos viros quibusque artibus domi militiaeque et partum et auctum imperium sit ;[…]. » Cette phrase introduite par « mihi »236 résume, à juste titre, l’idée livienne qu’on doit situer à la base de toute investigation historique. Cette idée se résume en quatre mots : vita, mores, viri (viros) et artes (artibus) qui sont, en fait, les quatre facteurs à la compréhension de l’histoire de Rome. Explications237 : Ainsi l’a dit lui-même au début de sa préface, Tite-Live écrit l’histoire du peuple romain, donc une histoire nationale. À la base de cette histoire se trouve la vita, c’est-à-dire la vie à la fois politique et collective avec toutes ses passions, l’existence quotidienne, l’ensemble des aspects, des tendances et des circonstances. Celles-ci peuvent être modelées ou structurées par les mores, point de rencontre des collectivités, ensembles des lois morales inscrites dans la conscience des hommes ou principes non écrits acceptés par tous les viri. Car les hommes constituent la quintessence même des peuples, surtout le peuple romain. Ils mettent en œuvre la vita et les mores : ceux-ci construisent l’imperium, se soumettent volontiers à la loi naturelle qui gouverne l’histoire, maîtrisent ainsi le destin et 236

Ce pronom affirme que le lien entre auteur et lecteur, interrompu à partir du § 7, est rétabli. Ce qui explique d’ailleurs la présence des pronoms te, tibi dans le § 10, au moment où Tite-Live expose clairement sa conception de l’histoire. À propos de leur présence, Delarue 1998,45-46 note qu’après « un passage par le nos qui les réunit (possumus), l'autorité de Tite-Live se manifeste plus énergiquement encore au § 10 à travers le recours direct à la deuxième personne du singulier. Après un te isolé, vient cette phrase: inde tibibi tuaeque reipublicae quod imitere capias, indefoedum inceptu, foedum exitu, quod vites. Au moment même où l'auteur expose sa conception de l'histoire, voici le lecteur intensément impliqué. Dans ce moment très fort, tibi tuaeque reipublicae indique de façon éclatante sur quelle valeur Tite-Live a compté, dès le début, pour créer la sympathie entre le lecteur et lui, à savoir : la communion dans la fierté d'être Romain, l'amour de la patrie romaine, de sa grandeur et de ses vertus. » 237 Nous devons ces explications à André et al. 1974,79-80 et à Cizek 1995,156-157. Cf. aussi P.-A. Deproost (http://potpourri.fltr.ucl.ac.be/itinera/Enseignement/Glor2330/Livius/intro.htm# conception

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éliminent l’incidence du hasard. Les viri sont donc considérés comme le bien le plus précieux de la nation, pour la conduite individuelle et publique. C’est par eux (viri) que sont mises en œuvre les artes que Tite-Live considère comme le quatrième facteur à la compréhension de l’histoire. Ce sont donc les artes perçues comme les pratiques et les manières d’agir des viri qui servent d’exemple aux générations futures, qui font passer dans la réalité les vertus et la raison humaine. L’on doit savoir qu’aucun de ces mots – vita, mores, viri et artes238 – n’est abstrait, aucun ne se réfère à une réflexion purement théorique. Mais par eux se résolvent les contradictions, par eux Rome est devenue la maîtresse du monde. L’Histoire, selon Tite-Live, est la manifestation de l’âme romaine dans les res gestae des Romains.239 Tout semble clair : en effet, mesurant l’ampleur de son projet, raconter depuis les origines toute l’histoire du peuple romain, Tite-Live précise qu’il veut concentrer son attention sur la vie (vita) et les mœurs (mores) d’autrefois et qu’il évoquera les hommes (viri) et la politique intérieure et extérieure qui ont permis de créer et d’agrandir l’empire. Au-delà de la connaissance profonde des hommes et de leur vie, Tite-Live pense qu’à travers l’histoire, l’on doit également cerner les manières dont ces hommes agissent, c’est-à-dire leurs artes en temps de paix comme en temps de guerre (domi militiaeque). Dans le § 10, poursuivant ses réflexions sur sa poétique de l’histoire, Tite-Live qui demeure fidèle à la conception cicéronienne de la vérité historique et qui prône, pour ainsi dire, une histoire moralisatrice, confie sans équivoque à son lecteur que , pour lui, l’Histoire est avant tout édifiante : « Hoc illud est praecipue in cognitione rerum salubre ac frugiferum, omnis te exempli documentain illustri posita monumento intueri ; inde tibi tuaeque rei publicae quod imitere capias, inde foedum inceptu, foedum exitu, quod vites. » Dans ce passage, Tite-Live se fait une opinion très précise de l’histoire qui, pour lui, est « constituée aussi bien de modèles à 238

Que l’enseignant attire l’attention de ses élèves sur le fait que mores et artes sont liées d’une façon très étroite comme viri et artes. 239 André et al. 1974,79-80.

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suivre que de honteuses entreprises qu’il s’agit de relater comme tels »240. Ce sont ces modèles, c’est-à-dire ces exemples instructifs – exempli documenta241 – de toute espèce qu’on découvre à la lumière de l’ouvrage : « tu y trouveras pour ton bien et pour celui de ta patrie [tibi tuaeque reipublicae] des modèles à imiter ; tu trouveras des actions honteuses, tant par leurs causes que par leurs conséquences, et qu’il faut éviter. Au reste, si ma passion pour mon entreprise ne m’abuse, jamais État ne fut plus grand, plus pur, plus riche en bons exemples », précise-t-il en substance. Cette phrase tirée du paragraphe 10 de la préface de Tite-Live est tout un enseignement. Pour cet historien, le récit historique a donc « une double portée didactique : il est moralement utile à la fois au destinataire singulier que constitue le lecteur (tibi) qui prendra possession du livre et à la collectivité politique (res publica).242 Le récit des premiers temps de Rome et de la République triomphante permet à Tite-Live de mettre en valeur la vie243 et 240

Meunier 2011,97. Ainsi le note Meunier 2011,99, « ce que recherche Tite-Live, ce sont les documents / témoignages de toute situation exemplaire possible. La nuance est de taille et aura un impact non négligeable sur l’établissement d’une méthode d’analyse. Le théâtre de l’Histoire n’est digne que d’être admiré, non pas simplement regardé, les acteurs de l’Histoire ne s’animent que sous la plume d’un metteur en scène doué, jaillissant des coulisses d’un art consommé, les saynètes de cette Histoire sont autant d’exempla, autant d’édifiants éclairages projetés au sein des arcanes « primordiales ». L’exemplarité est de toute façon une caractéristique intrinsèque de l’Histoire selon Tite-Live. Et pour pouvoir en rendre compte le plus fidèlement possible, l’historien padouan crée véritablement un style nouveau, transposant les procédés de la prose oratoire à la prose narrative et donnant ainsi à la langue latine des tournures qu’elle ne possédait pas auparavant. Il a suivi en cela les conseils de Cicéron qui était d’avis que l’Histoire se devait d’être bien écrite et bien ornée (exornatio) si elle voulait avoir quelque utilité.» 242 Valette 2010,20. 243 Nous retrouvons la même pensée chez Salluste au début de sa préface sur l’affaire Catilina (cf. Cat. 3). La virtus d’un homme se manifeste à travers les actions et les paroles (acta/facta et dicta). Contrairement à Salluste qui privilégie les dicta, Tite-Live accorde 241

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l’excellence des grands hommes qui, par leur virtus (leur qualité d’homme), ont contribué à construire la grandeur de Rome, une grandeur à la fois individuelle et collective, cette geste valorise les membres illustres des grandes familles aristocratiques, les gentes, qui constituent l’essence du peuple romain et dont l’histoire écrite contribue à asseoir le pouvoir. Mais ce parcours dans l’histoire lui permet surtout de fixer et de transmettre un véritable système de valeurs. Pour Tite-Live, la République, du temps où elle était encore intacte, constitue la réalisation concrète de l’État idéal imaginé par les philosophes. § 11-12. « 11. Ceterum aut me amor negotii suscepti fallit, aut nulla unquam res publica nec major nec sanctior nec bonis exemplis ditior fuit, nec in quam civitatem tam serae avaritia luxuriaque immigraverint, nec ubi tantus ac tam diu paupertati ac parsimoniae honos fuerit. Adeo quanto rerum minus, tanto minus cupiditatis erat : 12. nuper divitiae avaritiam et abundantes voluptates desiderium per luxum atque libidinem pereundi perdendique omnia invexere. Sed querelae, ne tum quidem gratae futurae cum forsitan necessariae erunt, ab initio certe tantae ordiendae rei absint :» « 11. Au reste, si ma passion pour mon entreprise ne m'abuse, jamais État ne fut plus grand, plus pur, plus riche en bons exemples ; jamais peuple ne fut aussi longtemps inaccessible à la cupidité et au luxe et ne garda aussi profondément ni aussi longtemps le culte de la pauvreté et de l'économie : tant il est vrai que moins on avait de richesses, moins on les désirait ; 12. au lieu que de nos jours avec les richesses est venue la cupidité, et avec l'affluence des plaisirs le désir de perdre tout et de se perdre soi-même dans les excès du luxe et de la débauche. Mais trêve de plaintes : déplaisantes dans les endroits mêmes où elles seront peut-être nécessaires, je n'en veux pas tout au moins dans le début du grand ouvrage que je vais commencer: » Les § 11-12 nous font penser à Salluste. Tite-Live fait état des effets désastreux causés par les richesses et la cupidité sur une importance capitale aux acta, aux facta à travers lesquels ses personnages se découvrent peu à peu dans les récits.

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Rome, auparavant entraînée au culte de la parcimonie, voire de la pauvreté. L’auteur d’Ab Vrbe Condita est d’avis que raconter l’histoire de ces temps révolus est donc une autre manière de faire de la philosophie, de réfléchir sur les valeurs essentielles qui structurent la culture romaine et lui assurent sa prospérité. » Constituant ce qu’E. Cizek appelle le code socioculturel des Romains244, ces valeurs qui, philosophiquement, participent à la mise en place d’un complexe système axiologique, sur lequel repose la cité romaine, que le récit historique contribue à élaborer, à fixer et à transmettre, comme un dépôt précieux, aux générations futures et que l’on peut facilement reconstituer, sont les mêmes que celles que nous retrouvons chez Salluste245 tant il est vrai que, dans le passé, elles ont fait la grandeur de Rome. Ces valeurs sont : la moderatio, la prudentia, la pudicitas, la dignitas, la gravitas, la concordia, la disciplina, la clementia, la iustitia et la pietas246. § 13. « cum bonis potius ominibus votisque et precationibus deorum dearumque, si, ut poetis, nobis quoque mos esset, libentius inciperemus, ut orsis tantum operis successus prosperos darent ». «13. Si les souhaits, les vœux, les prières aux dieux et aux déesses étaient de mode pour nous [historiens] comme pour les poètes, j'aimerais mieux débuter en leur demandant pour ma grande entreprise un heureux succès. » Cette phrase qui achève la préface de l’œuvre de Tite-Live est très significative : de la même manière que cet historien ouvre son œuvre par un vers dactylique qui met en vedette d’une manière programmatique le goût livien de la poésie (§ 1), de la même manière aussi qu’il la clôt par une invocation très poétique aux dieux et aux Muses. Ici l’histoire livienne rejoint la poésie épique. Par ce rapprochement, Tite-Live fait une révolution dans l’historiographie, autant sur le plan théorique que dans la mise en œuvre pratique. Cet effort en vue de légitimer sur le plan théorique l’approche poétique de l’histoire 244

Cizek 1995,160. Cf. p. 58-59 de cet ouvrage. 246 Pour toutes ces valeurs, ces vertus, cf. Cizek 1995,160. Aussi André et al. 1974,93-95. 245

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justifie les mutations stylistiques entreprises par Tite-Live. Il faut dire que cette ouverture dactylique ainsi que cette invocation aux dieux et aux poètes introduit avec vigueur un débat sur la relation entre poésie et historiographie qui est partie intégrante de la préface.247 En clair, les réflexions sur les poeticae fabulae et, en particulier, sur l'origine divine de Romulus auxquelles Tite-Live fait allusion aux § 6-7, ainsi que l'invocation finale aux divinités et aux poètes (§ 13), présentée sous forme de prétention, doivent s'inscrire dans ce débat. Ce qui est intéressant à savoir, c’est le fait que, tout en se démarquant clairement des poètes, Tite-Live se réfère par trois fois à eux. Aussi doit-on se poser la question du rôle de la poésie dans son œuvre. Il y a encore beaucoup à dire ou à commenter sur cette préface. Arrêtons-nous ici.

3. Synthèse Dans sa réflexion sur la poétique de l’histoire chez TiteLive248, E. Cizek estime que cet historien mêle, dans la préface, des propos relatifs à la poétique de l’histoire à d’autres types de discours, à l’instar des passages où il évoque : a) la critique contre d’autres historiographes, ses prédécesseurs et ses contemporains, b) la philosophie de l’histoire elle-même, en particulier celle qui concerne l’évolution de l’Vrbs, etc. Dans les paragraphes 1 à 8, Tite-Live évoque son métier d’historien. Après avoir délimité son sujet, raconté l’histoire de Rome depuis sa fondation, faisant sciemment fi de sa méthode de travail et de son plan rédactionnel, l’auteur d’AUC évoque abruptement la question de la concurrence avec ses pairs. Face à cette scriptorum turba observée à l’époque d’Auguste, que faire pour que son œuvre récolte autant de succès auprès des lecteurs ? Comment procéder pour que ses écrits leur procurent du plaisir ? Ces deux questions qui jettent les premières bases d’une réflexion sur l’écriture livienne de l’Histoire ont qu’une réponse : il faut savoir écrire, bien écrire, avoir un beau style. 247

Moles 1998,163, note 3. Cizek, E. (1992) : « À propos de la poétique de l’histoire chez TiteLive », Latomus 51,2.

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Seul l’art d’écrire, de bien écrire lui permettra de surpasser la maladresse de ses devanciers et de lui assurer de la gloire. Suivant les préceptes de Cicéron, Tite-Live sait que l’historiographie est un genre littéraire et que l’histoire est une branche de l’éloquence. De la sorte, son écriture doit répondre aux exigences édictées par l’Arpinate et lui-même doit se comporter en exornator et non en simple narrator rerum. Ecrire l’histoire, c’est aussi embellir la réalité sans toutefois la déformer. Dans cette recherche du beau, de l’esthétique, voire du pathétique, l’historien est censé recourir à la variatio. Bref, dans cette première partie de sa préface, Tite-Live évoque trois éléments essentiels pour un historien : a) avoir de la qualité, c’est-à-dre avoir l’art d’écrire, b) s’investir dans un travail du style et c) dire la vérité, c’est-à-dire savoir faire la part des choses entre la réalité des faits et la légende/le merveilleux. Le contenu des § 9-13 est une véritable adresse d’un Romain (Tite-Live) à un Romain (le lecteur). Il lui parle d’un haut enjeu moral (salubre et frugiferum) à la fois pour lui-même et pour Rome (tibi tuaeque rei publicae). Cette adresse justifie bien le romanocentrisme de cet historien : son histoire249 est entièrement tournée vers le peuple romain. Son objectif : exalter l'amour de la patrie romaine, sa grandeur et ses vertus. Chez Tite-Live donc, l’histoire est un trésor d’exempla250 à imiter ou

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Contrairement à ce que nous verrons chez Tacite, l’histoire de TiteLive n’est ni économique, ni événementielle ; c’est une histoire sociale, militaire et diplomatique ; on peut même aller jusqu’à dire que c’est aussi une histoire culturelle « au sens le plus élevé du terme, dans la mesure où elle présente l’incarnation de l’âme romaine dans le cours du temps par le récit des res gestae du populus et des grands hommes qui en sont l’expression. » (André et al. 1974,82.) 250 Pour Tite-Live, l’Histoire est une collection d’exempla ; c’est même là ce qu’elle a de plus salutaire et de plus profond. « Exemples à suivre ou à éviter, toujours à méditer, précisent André et al. 1974,81, ils ont plus de force pour un esprit romain que n’en ont toutes les spéculations de la philosophie grecque et, si, bien entendu, on en trouve à tous les niveaux de l’échelle humaine, les plus prestigieux méritent de retenir l’attention. »

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à rejeter, mais toujours à méditer. Comme le note F. Delarue251, sa conception de l'histoire comme collection d'exempla n'a rien pour surprendre le lecteur qui se souvient par exemple de ce que dit Salluste de la valeur exemplaire des imagines (Iug.4, 5). Mais Salluste revenait aussitôt au déplorable présent : at contra... his moribus... Tite-Live, lui, insiste sur les vertus du passé jusqu'à un nuper (§ 12) dont l'audace stupéfierait s'il n'avait été soigneusement préparé au § 4 : un siècle de guerres civiles à l'échelle d'une histoire « quae supra septingentesimum annum repetatur». Au total, le projet de Tite-Live dans sa préface se résume en ceci : remodeler le passé de Rome, contribuer à montrer au nouveau maître de Rome la voie à suivre. N’est-ce pas que, fidèle à la conception cicéronienne de la vérité historique, Tite-Live considère l’histoire comme une magistra vitae ?

251

Delarue 1998,55.

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Chapitre III Tacite et la construction d’une pensée historique : réflexions sur ses préfaces et digressions Chercher à cerner la ‘conception de l’histoire’ chez Tacite, mieux sa pensée sur l’Histoire, c’est parcourir son œuvre historique d’Agricola252 aux Annales en mettant l’accent sur ses prologues et ses digressions253 car c’est dans ce type des textes que, s’exprimant à la première personne du singulier, l’historien énonce les grandes lignes de ce qu’il pense de son écriture historiographique. Dans les programmes de latin en Terminales littéraires des pays francophones d’Afrique, l’étude de la ‘conception de l’histoire chez Tacite’ passe par l’analyse de trois extraits : Agricola I-III, Historiae, I, 2-3 et Annales IV,3233. Ce sont donc ces passages qui feront l’objet de cette étude. Nous conseillons aux enseignants de suivre cet ordre car ce n’est que de cette manière qu’ils arriveront à inculquer à leurs

252

Dans ce chapitre, nous optons pour l’appellation Agricola en lieu et place de De Vita Agricolae. 253 Dans son introduction générale, après avoir évoqué en peu de mots la production littéraire de Tacite et résumé chacune de ces trois œuvres d’où sont tirés les extraits qui font l’objet de ce dossier pédagogique, s’il le souhaite, l’enseignant peut en profiter pour souligner l’importance des préfaces, des prologues ou des digressions dans les écrits historiographiques de Tacite. Sur cette question, cf. Boissier, G. (1903) : Tacite, Paris, 6e éd., 65-68 ; Grimal 1990, 118, 191, 250 sq., et 272 ; Fabia 1901,41-76 ; Drexler 1965, 148-156 ; Leeamn 1973,169-208. Aussi Galtier 2011, 110-111. Kr’ukov, A.S.

(1983) : « The prologue of the Annals of Tacitus », V.D. CLXIV, 140-144.

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élèves la démarche intellectuelle qui a conduit Tacite à construire sa pensée historique.

1. Agricola I-III : Tacite et l’histoire, pour la pérennisation de la memoria Premier opuscule inaugurant l’écriture historiographique de Tacite, publié en 98, Agricola est le laboratoire de la conception tacitéenne de l’histoire. Tacite y développe les grandes lignes tant de ce qu’il considère comme la tâche essentielle de l’historien que de la finalité même de l’écriture historiographique.

1.1. Questions introductives Dans son introduction, il serait souhaitable que l’enseignant réponde d’emblée à ces deux questions. La première question : « à quel genre littéraire appartient l’Agricola ? » Cette question a pour but d’amener les élèves à saisir le genre littéraire d’où est tiré l’extrait étudié. À ce propos, un sondage officieux mené auprès de quelques enseignants de certaines écoles de la ville de Kinshasa, avec le concours de l’Association des Professeurs de Latin de Kinshasa, Aprolak en sigle, atteste que, concernant le genre littéraire d’Agricola, beaucoup d’entre eux apprennent à leurs élèves que l’Agricola est une oraison funèbre écrite par Tacite pour honorer son beau-père car, à la mort de celui-ci, l’historien était absent de Rome. Au stade actuel des connaissances, l’enseignant de latin en Terminales littéraires doit savoir que cette réponse est incomplète et peut limiter le raisonnement de ses élèves. En effet, à la question posée, nous fondant sur quelques études universitaires menées à ce propos, plusieurs réponses peuvent être proposées. Il appartient donc à l’enseignant de les synthétiser. « Ouvrage essentiellement original qui n’appartient qu’à son propre genre254 », « pamphlet politique imprégné d’un bout à l’autre 254 Ainsi le soutiennent certains chercheurs. Cf. Devillers 2007, 211, n. 1.

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par le terrible souvenir laissé par la tyrannie de Domitien »255, l’Agricola est, certes, une oraison funèbre (laudatio256) non prononcée, mais une laudatio transformée en biographie, ou plutôt en monographie historique257. Pour être plus complet258, cet ouvrage peut également être considéré tant comme une biographie sur fond ethnographico-historique259 qu’un traité de stratégie, à l’attention de tout empereur et de tout général se préoccupant de la sécurité effective de la frontière Nord260, voire comme une profonde réflexion sur l’espace breton, l’un des théâtres de la romanisation261, ou encore comme une réflexion sur le destin de l’Empire dont l’immensité territoriale est la conséquence de nombreuses conquêtes menées par l’Urbs contre les nations avec la nette volonté non seulement de leur imposer la pax Romana, mais également de les associer à l’Empire262. La deuxième question : « comment cet ouvrage estil structuré ? » L’Agricola est composé de 46 chapitres. Sa structure détaillée a fait l’objet de plusieurs études263. 255

Cf. Mambwini 2014 :99, note 31 et Cizek 1995 : 220-221. L’Agricola peut aussi être considéré comme une satire dans laquelle Tacite attaque violemment non seulement la tyrannie de Domitien (détesté par la classe aristocratique), ses courtisans, les délateurs, cette foule intrigante et servile à la dévotion du prince, mais également les faibles et les indifférents dont l’apathie coupable conduit à la négation de toute activité intellectuelle, politique et morale. Cf. Grimal-Fleury et Grimal H1946,5. 256 En tant que « laudatio » , l’Agricola a toutes les caractéristiques rhétoriques d’un discours (composition, narration et style). 257 Syme 1970, vol. 1, 125 ; Aubrion 1985,418. 258 Voir aussi Mambwini 2016, 54-55 ; Id 2014,98-99 ;Devillers 2014, 15 sq. 259 Momigliano 1992 :132 260 Laederich 2001: 399) 261 Mambwini 2016,54-55. 262 Mambwini 2014, 97. Pour Sablayrolles 1981, 52, «La Vie d’Agricola aurait pu tout aussi bien s’appeler Conquête de la Bretagne. Les deux tiers de l’ouvrage, en effet, sont consacrés à la Bretagne et au récit des opérations militaires et de pacification de Iulius Agricola. » 263 Cf. par exemple, Giancotti, F. (1973) : Structure delle monografie di Sallustio e di Tacito, Messine-Florence.

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Cependant l’enseignant peut s’appuyer sur la présentation qu’en donne O. Devillers264. Hors prologue (Agr., 1-3), écrit-il265, cet opuscule « développe cinq sections : la première est consacrée à la vie d’Agricola avant son gouvernement en Bretagne (Agr.,49), la deuxième à la description de l’île (Agr., 10-13.1), la troisième aux opérations militaires qui y furent conduites avant Agricola (Agr., 13.2-17), la quatrième, la plus longue, aux fonctions qu’il y exerça (Agr., 18-40.3), la cinquième à sa mort et au bilan sur sa vie (Agr., 40.4-46)». Cependant, ainsi que nous l’avions suggéré266, cette subdivision nuancée par certains spécialistes de Tacite267, peut être réduite en deux blocs textuels, si l’on exclut le prologue et l’épilogue, à savoir : le bloc biographique qui nous donne d’intéressantes indications sur les origines et la jeunesse d’Agricola, vertueux Romain(Agr., 1-9), sur ses services mal récompensés et sur sa mort (Agr.,42-46) et le bloc narratif qui nous plonge au cœur de la conquête de la Bretagne (Agr., 10-41). Si nous considérons tous ces points de vue, la structure simplifiée d’Agricola peut se présenter de la manière suivante : 1. Prologue: chap.1-3 : Préface sur l’écriture de l’Histoire comme garant de la memoria. 2. Bloc biographique 1: chap. 49, répartis en deux parties. a) Agr 4 : naissance et origines d’Agricola ; b) Agr. 5-9 : Agricola avant son gouvernement en Bretagne. 3. Bloc narratif: chap. 10-41, répartis en trois parties. a) chap. 10-13,1 : description géographique et ethnographique de l’insula Britannia ; b) chap. 13,2-17, opérations militaires avant Agricola ; c) chap. 18-40,3; opérations militaires avec Agricola. 4. Bloc biographique 2: chap. 40,4-43, mort d’Agricola et bilan sur sa vie. 5. Epilogue : chap. 44-46, Agricola : exemplum des personnalités dignes de la memoria. En tant que ‘discours’, l’Agricola268 peut présenter cette structure tripartite: 1). Agr., 1-3, c’est l’exorde (dans lequel 264

Devillers 2007, 215-217 ; 2014 ,15. Devillers 2014 ,15. 266 Mambwini 2014: 99 267 Cf. Lopez Fonsea, J.B. Rives, R.F. Thomas et R. Ash, tous cités par O. Devillers 2014 :15, n. 15 à 17. 268 Nous utilisons l’édition dont le texte est établi et traduit par E. De 265

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Tacite développe l’idée selon laquelle exalter la vertu est une chose délicate surtout sous un prince tyrannique, mais avec l’avènement de Nerva, il y a des raisons d’espérer). 2). Agr. 443, c’est la narration, récit de sa jeunesse, de ses actions en tant que gouverneur et soldat ; et des services mal récompensés. 3). Agr., 44-46, c’est la péroraison dans laquelle Tacite rappelle les qualités de son beau-père, déplore sa mort prématurée, qui lui épargna cependant de voir la période la plus honteuse de la tyrannie. Que l’élève considère l’Agricola comme un récit ou comme un discours, l’intérêt de cette présentation synoptique est qu’il s’aperçoive, en fin de compte, que l’extrait étudié fait partie du prologue/exorde d’un ouvrage dans lequel Tacite émet quelques réflexions sur sa conception de l’histoire. L’enseignant doit beaucoup insister sur le fait que l’Agricola est le tout premier ouvrage que nous connaissions de Tacite. L’on y trouve déjà les tendances de son style et de sa pensée, pensée historique et pensée philosophique.

1.2. Analyse du texte L’Agricola I : le but de l’Histoire est de transmettre les hauts faits des personnes illustres afin de préserver leur mémoire § 1-2. « 1. Clarorum uirorum facta moresque posteris tradere, antiquitus usitatum, ne nostris quidem temporibus quamquam incuriosa suorum aetas omisit, quotiens magna aliqua ac nobilis uirtus uicit ac supergressa est uitium paruis magnisque ciuitatibus commune, ignorantiam recti et inuidiam. 2. Sed apud priores ut agere digna memoratu pronum magisque in aperto erat, ita celeberrimus quisque ingenio ad prodendam uirtutis memoriam sine gratia aut ambitione bonae tantum conscientiae pretio ducebantur. » «1. Transmettre à la postérité les actions et le portrait des hommes illustres est un usage ancien ; même à notre époque, malgré son indifférence pour ce qui la touche, notre génération n’y a pas renoncé, chaque fois Saint-Denis, Paris, Les Belles Lettres, 1985.

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qu’un mérite considérable et digne de notoriété a vaincu et surmonté le travers commun aux petits et aux grands Etats : la méconnaissance du bien et le dénigrement. 2. Mais chez nos devanciers, de même qu’on était porté aux actions mémorables et qu’un champ plus libre leur était ouvert, on voyait aussi les plus célèbres génies incités à commémorer le mérite, sans partialité ni vue intéressée, pour le seul plaisir de bien faire. » L’Agricola de Tacite s’ouvre sur une intéressante phrase sans doute empruntée aux Origines de Caton269, à savoir : « Clarorum uirorum facta moresque posteris tradere.» Cette phrase est tout un programme historiographique que Tacite voulait ‘communiquer’ à ses lecteurs, celui de préciser ses intentions en écrivant ou en choisissant d’écrire l’histoire de l’Empire, en général et l’Agricola en particulier270. Ces intentions sans doute didactiques271 sont contenues dans le verbe « tradere »272 qui, dans cette phrase, comporte deux 269

Selon R. Sablayrolles, (Sablayrolles 1981, 58, n.1), la formule des Origines de Caton, citée par Cicéron (Pro Plancio, 66), est en fait légèrement déformée dans l’Agricola. 270 Sur cette œuvre précisément, cf. Beguin 1953 ; Devillers 2007. 271 L'intention didactique de Tacite se trouve dans son souci de transmettre à la postérité l’exemplum d’Agricola. La principale leçon qui se dégage de cette laudatio funebris est la suivante : « le meilleur hommage qu'on puisse rendre à Agricola, c'est d'appliquer la leçon qu'il a donnée, de poursuivre dans la voie qu'il a tracée. Imiter l'exemple d'Agricola sera d'autant plus facile pour la génération suivante que les circonstances sont plus favorables. » Cf. Sablayrolles 1981, 58. Si, sous de mauvais princes que furent Néron et Domitien, Agricola a pu rendre à l'Empire d'éminents services, au point d’atteindre le faîte des honneurs et les limites du monde géographique, que ne pourra-t-on faire sous de bons princes comme Nerva qui a su concilier le principat et la liberté et Trajan qui a accru le bonheur du peuple? L’Agricola est une leçon morale pour la postérité et donc un exemple à suivre et un encouragement à ses contemporains de profiter des possibilités nouvelles qu'offre le début de l’ère de félicité inaugurée par Nerva. 272 Chez Tacite, l’utilisation du verbe tradere est liée à la transmission d’une mémoire. C’est d’ailleurs le sens qu’en donne F. Gaffiot, Dictionnaire latin-français, 2000 (édition revue et augmentée par P. Flobert ; première édition 1934), s.v. trado 3),

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compléments d’objet direct (facta et mores), eux-mêmes précisés par un déterminant (clarorum uirorum) et un complément d’objet indirect (posteris). Cette phrase résume à juste titre l’un des éléments majeurs de la « philosophie tacitéenne de l’histoire », toute la conception que Tacite se fait de l’histoire et qu’il rappelle à la fin de son ouvrage avec les mêmes mots : « Agricola posteritati narratus et traditus superstes erit. »273. La première phrase d’Agricola I résume donc une idée profonde que Tacite développera tout au long de sa carrière d’historien : l’histoire doit rapporter la vie des hommes qui, comme Agricola, se sont illustrés (claros viros) tout le long de leur vie dans la réalisation ou l’accomplissement de certaines actions ou certains actes. De telles actions ou de tels actes ne doivent jamais tomber dans l’oubli. Au contraire, ils doivent être gravés dans la memoria de la postérité. Dans son commentaire, l’enseignant doit explicitement révéler à ses élèves que, dans le premier chapitre de l’Agricola, considérant l’écriture biographique comme une « narration de l’exceptionnalité », Tacite voulait préciser à l’attention de ses compatriotes qu’étant donné qu’Agricola est un être exceptionnel parce que sa vie est remarquable par sa claritas, la fixation de son souvenir de par l'écriture devient un impératif. Or fixer le souvenir, le préserver, en latin, c’est memorare. C’est de ce verbe que vient le terme memoria. Or, dans l’extrait en étude, l’Agricola I-III donc, le substantif memoria est repris trois fois, une fois dans chaque chapitre. Cela constitue une indication de la manière dont Tacite pense l’histoire. Pour lui, le travail d'historien est évidemment en lien direct avec la question de la mémoire. M. Ledentu a savamment traité cette question dans un article auquel nous nous sommes référé à plusieurs 1613, col. 3. Sur l’utilisation de tradere chez Tacite, cf. Duchêne 2014, 67-71. 273 L’enseignant peut faire remarquer à ses élèves que ce procédé (présentant des dispositions symétriques dans la composition d’un ouvrage) s’appelle « ring composition » (cf. Devillers 2014,15) ou « ring-cyclical » (cf. Whitmarsh 2006,305, cité par Devillers 2014,15, note 20.

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reprises274. L’histoire doit être la sauvegarde du souvenir des faits et des actions accomplis par de grandes personnalités, mieux par les grands hommes de la cité. Dans ce cas, la memoria les présente à la postérité comme des exempla275 positifs à suivre. Mais il peut aussi s’agir des actions honteuses et blâmables. Dans ce cas, la memoria les présente comme des exempla négatifs à éviter. Dans la pensée de Tacite – et l’enseignant doit le souligner avec force – que ces faits et ces actions soient bons276 ou mauvais277, il est essentiel que la postérité se les rappelle, les juge et s'en serve pour déterminer sa propre attitude. Voilà pourquoi il s’est décidé d’écrire et de publier l’Agricola ; voilà aussi son véritable projet en écrivant cet opus278. Ainsi pour tradere ces faits, ces actions, l’historien doit le faire « sine gratia aut ambitione » (Agr. I,2). L’enseignant doit marquer une pause dans son commentaire pour mieux expliquer cette expression à ses élèves. Pour cela, il peut, par exemple, s’appuyer sur les pages 7 à 20 de la thèse d’E. Aubrion279. Dans tous les cas, loin d’être une expression toute faite, « sine gratia aut ambitione » exprime le souci d’impartialité, d’absence de parti pris de son auteur (Tacite) en sa qualité d’historien. Cette expression résume les exigences essentielles de l’historien édictées par Cicéron, à savoir : l’impartialité, la fides, d’une 274

Cf. Ledentu 2009. En histoire, l’exemplum joue un rôle important ; nous l’avons vu chez Salluste et chez Tite-Live. La rhétorique et la philosophie en ont permis le développement. L’exemplum, c’est l’élément didactique très important pour instruire les gens. Déjà, dans l’Agricola, à travers l’exemple d’Agricola, Tacite estime que, s’il est un idéal à atteindre à travers l’histoire, il ne peut être que d’ordre moral. Pour la valeur d’exemplum dans l’histoire, cf. Rhétorique et Histoire. Exemplum et le modèle de comportement dans le discours antique et médieval. Rapport de la table ronde organisée par l’Ecole française de Rome, le 18 mai 1979. 276 C’est le cas d’Agricola. 277 C’est le cas de Domitien. 278 Sur les véritables intentions de Tacite dans l’Agricola, cf. Devillers 2007 ; Sablayrolles 1981,58-62 ; Aubrion 1985,7-55. 279 Cf. Aubrion 1985. 275

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part, l’eloquentia, d’autre part. Et parce qu’il tient à cette impartialité, Tacite le rappellera dans les premières lignes de ses Histoires et de ses Annales, à travers les expressions « neque amore…sine odio » (Hist. I,1,3) et « sine ira et studio» (Ann. 1,2)280. Toutes ces expressions prouvent à suffisance que Tacite est un historien soucieux de découvrir sinon de connaître la veritas historique comme l’a voulu Cicéron. Ouvrons une parenthèse : ainsi que nous l’avons déjà noté281 « découvrir la vérité historique est le premier objectif de Tacite. Bien que la promesse de dire toute la vérité fasse souvent partie du pacte historiographique282, il est vrai que, d’une part, cette profession de foi conventionnelle n’empêchait pas les historiens de se comporter ensuite en partisans et d’étaler leurs sympathies ou leurs haines et, d’autre part, pour des raisons de décence ou de discrétion, les historiens anciens tout comme ceux d’aujourd’hui peuvent manquer à leur engagement. » Fermons la parenthèse. En employant l’expression « sine gratia aut ambitione » au début de son Agricola, Tacite voulait signifier à ses lecteurs qu’en écrivant l’histoire, qu’en se lançant dans l’écriture historiographique, il se conforme et se conformera à la première loi cicéronienne de l’histoire qui est d’éviter le moindre soupçon de faveur ou de haine. « Ne qua suspicio gratiae sit in scribendo, ne qua simultatis », écrit Cicéron dans son De oratore II,15,62. Revenons au texte. § 3-4. « 3. Ac plerique suam ipsi uitam narrare fiduciam potius morum quam adrogantiam arbitrati sunt, nec id Rutilio et Scauro citra fidem aut obtrectationi fuit: adeo uirtutes isdem temporibus optime aestimantur, quibus facillime gignuntur. 4. At nunc narraturo mihi uitam defuncti hominis uenia opus fuit, 280

Pour cette expression chez Tacite, cf. Devillers 2000, 29, n.9 ; Cizek 1979,103-109, Verlla 2008 ; 281 Cf. Mambwini 1995, 120, note 30. 282 Cf. R. Syme, Tacitus, 204 qui estime que les déclarations aux débuts des ouvrages historiques étaient une tradition bien établie chez les annalistes romains d’afficher au début de leurs œuvres leur stricte impartialité.

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quam non petissem incusaturus: tam saeua et infesta uirtutibus tempora. » « 3. Et même beaucoup ont pensé que narrer leur propre vie était confiance en soi plutôt qu’outrecuidance ; Rutilius et Scaurus le firent sans être suspectés ni critiqués ; tant il est vrai que les mérites ne sont jamais si bien appréciés qu’aux époques où ils naissent le plus facilement. 4. Mais aujourd’hui, au moment de narrer la vie d’un homme disparu, j’ai besoin d’une indulgence que je n’aurais pas demandée pour faire œuvre d’accusateur : tant l’époque est cruelle et hostile aux mérites. » Après avoir rappelé le sort de deux anciens consuls, Rutilius et Scaurus283, Tacite termine sa présentation du sujet par un appel à la bienveillance du lecteur, bienveillance d’autant plus nécessaire que l’éloge des citoyens défunts est passé de mode : « At nunc narraturo mihi uitam defuncti hominis uenia opus fuit, quam non petissem incusaturus.»

1.2.1. L’Agricola II : écrire l’Histoire sous un tyran est un exercice intellectuel dangereux Ecrire l’histoire d’une personne illustre ou celle d’un peuple pour perpétuer et pérenniser sa mémoire est une mission essentielle pour un historien. Tacite le sait. Cependant, il estime que cet exercice intellectuel est très dangereux sous le règne d’un tyran. Tel est en substance le contenu du chapitre II d’Agricola dans lequel Tacite livre trois confidences.

Première confidence introduite par « legimus » § 1. « Legimus, cum Aruleno Rustico Paetus Thrasea, Herennio Senecioni Priscus Heluidius laudati essent, capitale fuisse, neque in ipsos modo auctores, sed in libros quoque eorum saeuitum, delegato triumuiris ministerio ut monumenta clarissimorum ingeniorum in comitio ac foro urerentur. » « Nous avons lu qu’Aurelénus Rusticus, pour avoir fait le 283 Ces consuls, ayant été accusés, écrivirent des mémoires dans un dessein d’apologie personnelle.

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panégyrique de Paetus Thraséa, et Hérennius Sénécion, pour avoir fait celui d’Helvedius Priscus, le payèrent de leur tête : leurs personnes, que dis-je ? leurs livres furent poursuivis, puisque les triumvirs reçurent mission de brûler sur la place des comices, au forum, les ouvrages des plus brillants génies. » Écriture et mémoire sont donc au cœur de la pensée historique de Tacite : écrire non sans danger pour conserver, mais également écrire pour se souvenir. C’est dans cet esprit qu’à travers le verbe « legimus »284, placé en antéposition du chapitre II, Tacite nous donne, d’une part, l’exemple de la memoria par l’écriture officielle, celle des actes officiels, documents ou sources dignes de foi pour un historien et, d’autre part, l’exemple du danger que court celui qui entreprend d’écrire pour préserver la mémoire d’une personne illustre surtout sous un prince tyran. Si, comme beaucoup d’intellectuels romains, Tacite a lu dans les actes officiels et compris ce qui était advenu à Aurelénus Rusticus et Hérennius Senecion, ces grands personnages de l’histoire romaine, c’est parce qu’il y a eu des gens qui ont écrit. Si personne n’avait écrit sur leurs sorts, personne aussi ne se serait souvenu de leurs exécutions : parce que quelqu’un a écrit, nous connaissons le récit de leurs exécutions. Aurelénus Rusticus et Hérennius Senecion ont perdu plus que la vie : leurs œuvres, à la gloire de Thraséa Paetus et d'Helvidius Priscus, ont été brûlées. Partant de cet exemple, Tacite estime qu’il fallait écrire pour perpétuer la memoria des faits accomplis tant par Agricola que par Domitien. Il faut que quelqu’un écrive cela pour que ce que Tacite qualifie du crime contre le genre humain tout entier ne 284

« Nous avons lu dans les actes officiels », tel est le sens de « legimus ». A travers ce verbe, Tacite souligne implicitement l’importance de l’écriture de l’histoire. « Legimus » suppose que, lorsque Junius Arulénus Rusticus et Hérenius Sénécio ont été condamnés et exécutés, Tacite était absent de Rome, il n’avait donc pas été témoin de ces événements. Mais c’est grâce aux écrits, grâce à l’écriture qu’il les a connus. L’écriture de l’histoire permet donc à la postérité de connaître, de comprendre les événements du passé.

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soit pas jeté dans les oubliettes285. Voilà l’intérêt de l’histoire : conserver les souvenirs (bons ou mauvais) du passé afin que la postérité puisse tirer des honesta exempla. On voit que, dès le début de son écriture historiographique, Tacite a déjà une idée très précise de la manière dont il conçoit l’histoire : elle doit œuvrer pour la préservation d'une memoria. Mais cet exercice n’est pas sans danger.

Deuxième confidence introduite par « dedimus » § 2-3. « 2. Scilicet illo igne vocem populi Romani et libertatem senatus et conscientiam generis humani aboleri arbitrabantur, expulsis insuper sapientiae professoribus atque omni bona arte in exilium acta, ne quid usquam honestum occurreret. 3. Dedimus profecto grande patientiae documentum; et sicut vetus aetas vidit quid ultimum in libertate esset, ita nos quid in servitute, adempto per inquisitiones etiam loquendi audiendique commercio.» « 2. Apparemment on croyait étouffer par le feu la voix du peuple romain, le francparler du sénat et la conscience du genre humain, on bannissait en outre les maîtres de philosophie, et l’on exilait toute culture, pour que rien de noble ne se rencontrât plus nulle part. 3. Nous avons certes donné une grande preuve de patience, et, si les anciens ont vu le comble de la liberté, nous avons vu le comble de la servitude, alors que l’espionnage interdisait jusqu’aux échanges de propos. »

285

Précisions de Tacite : Domitien est la personne qui a commis le crime impardonnable, celui d’avoir cherché à détruire par le feu la voix du peuple romain, la libertas du sénat et la conscience de l’humanité. Cf. Sablayrolles 1981,59 : « Domitien a essayé d'arracher au peuple la possibilité de s'exprimer, il a enlevé à l'organe politique essentiel de ce peuple, le Sénat, la libertas, le droit de parler et d'agir pour le bien public ; c'est un crime contre le genre humain tout entier. Tacite est conscient de la gravité du mal : il sait bien quelles marques profondes la tyrannie de Domitien a laissées dans l'élite politique. ». Tous ces faits méritent d’être connus de la postérité. Et cette tâche est confiée à l’histoire.

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Le § 2, dans lequel Tacite rappelle ce qui était advenu à ceux qui s’y étaient essayés « fonctionne en écho avec le sic ingenia studiaque oppresseris facilius quam revocaveris » que nous retrouverons au chapitre III, 1 d’Agricola. Le § 2 résume donc le sort qu’avaient connu ceux qui s’y s’étaient lancés dans cette aventure de l’écriture ainsi que leurs productions intellectuelles. En effet, Tacite souligne que, sous Domitien, les talents et les lettres n’ont pas seulement été opprimés, on a surtout cherché à les effacer de la surface de la terre, en les brûlant aux bûchers. Face à un tel danger, Tacite qui, rappelons-le, écrit sous Trajan, nous fait cet aveu au § 3 en ces termes : « Dedimus profecto grande patientiae documentum […] ». L’enseignant ne peut pas passer sous silence ce passage qui met en exergue la personne même de Tacite et de ses contemporains, à travers le pronom « nous » contenu dans le verbe « dedimus »286. Comme le note P. Duchêne287, le « nous » évoqué là est inclusif et non généralisant : ce ne sont pas les Romains en général, mais Tacite et ses contemporains, et ils ont eux aussi été physiquement atteints par la tyrannie, puisqu’on cherchait à les empêcher même de parler (loquendi) et d’entendre (audiendi). Tacite et certains de ses concitoyens ont pu échapper à la tyrannie de Domitien tout simplement parce que « dedimus profecto grande patientiae documentum ». Attention : le terme patientia employé là ne signifie pas seulement la patience. Il exprime aussi ce que sous-entend, en latin, le verbe pati, patior, c’est-à-dire cette capacité à supporter toute sorte de souffrance (passion). Dans son commentaire sur cette phrase, P. Duchêne288pense que « Tacite et ses contemporains étaient aussi, d’une certaine manière, responsables de l’horreur de leur situation, en supportant tout sans rien dire, voire même en participant à leur propre oppression : on peut nous obliger à dire ou faire (ou ne pas dire 286

Aussi dans les verbes « legimus » et « perdidissemus ». Il s’agit d’un « nous » inclusif identifiant Tacite et ses contemporains. 287 Cf. Duchêne, P. « Survivre à l’oppression : mémoire et culpabilité dans la « Vie d’Agricola » de Tacite. Cf. : https://memotrad.hypotheses.org/ 288 Cf. Duchêne, P. op.cit., cf.note supra.

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ou ne pas faire) quelque chose, mais on ne peut pas nous obliger à ne pas penser ou nous rappeler quelque chose. En utilisant, dans la suite, les expressions « vetus aetas » qui renvoie à l’époque républicaine et « quid ultimum » qui fait penser au temps de Domitien, Tacite veut souligner le degré de terreur que Domitien a imposé aux Romains. L’idée de Tacite peut être traduite ainsi : les Romains qui ont vécu sous la République ont vu la toute fin de la liberté, quant aux contemporains de Domitien, ils ont vu le point ultime de la servitude.

Troisième confidence introduite par « perdidissemus » § 4. « Memoriam quoque ipsam cum uoce perdidissemus, si tam in nostra potestate esset obliuisci quam tacere. » « Nous aurions même perdu la mémoire avec la parole, s’il était en notre pouvoir d’oublier comme de nous taire.» Ce passage est la suite de la confidence de Tacite. Par cette phrase qui, selon l’expression même de Ledentu, «propose la vision d’un parcours de déréliction où le néant de l’oubli et du silence se substitue à la présence tangible d’une mémoire portée par une parole », Tacite a bien voulu rappeler le « danger que le régime impérial fait peser sur le lien entre parole et mémoire» et sur le sort de toute personne qui se lancerait sur cette voie. Parlant de lui-même à la première personne du pluriel, Tacite évoque le sort qui devrait être le sien s’il n’avait pas opté pour une attitude ‘philosophique’, celle de se taire sans oublier tout ce qui se passe. Cette ‘parenthèse’ personnelle permettra à Tacite de passer du règne tyrannique de Domitien à celui de son remplaçant Nerva César, fondateur de la dynastie des Antonins, règne qu’il célébrera avec enthousiasme. Bref, à travers ses trois confidences, Tacite donne implicitement les raisons qui l’ont poussé à aborder ce qui, pour lui, était perçu comme un « genre nouveau ». Ainsi le note A. Michel, Tacite « écrit pour imiter Arulenus et Senecion qui, jadis composèrent l’éloge de Thrasea et d’Helvidius et qui en moururent. Il écrit pour marquer qu’il n’a perdu ni la mémoire ni le courage d’évoquer l’ancienne servitude »289 En faisant, 289

Michel 1966,61.

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dans ce chapitre, un éloge solennel des philosphes, jadis bannis par le tyran, Tacite veut transmettre un message à ses lecteurs : c’est en suivant leur exemple, c’est en s’inspirant d’un amour de la liberté dont ils donnaient le modèle, qu’il s’est tourné vers l’étude et l’écriture du passé. Tout en soulignant avec force le « danger que le régime impérial fait peser sur le lien entre parole et mémoire », celui qui deviendra l’Historien de l’Empire confie « à l’écriture un rôle salvateur de rééducation des consciences et de reconquête de la mémoire. »290 Préserver la mémoire, telle est la raison d’être de l’écriture de l’Histoire.

1.2.2. L’Agricola III : l’avènement des Nerva, période favorable pour écrire le passé romain Si le chapitre II d’Agricola est perçu comme une suite de confidences dans lesquelles il est possible de cerner l’état psychologique (mélancolie, tristesse) de Tacite au moment où il écrivait ces lignes, le chapitre III d’Agricola peut être considéré comme un autre type de confidence pleine d’espoir, de joie provoquée par l’avènement de Nerva et de Trajan. Voici ce qu’il dit au § 1 : « Nunc demum redit animus; sed quamquam primo statim beatissimi saeculi ortu Nerua Caesar res olim dissociabilis miscuerit, principatum ac libertatem, augeatque cotidie felicitatem temporum Nerua Traianus, nec spem modo ac uotum securitas publica, sed ipsius uoti fiduciam ac robur adsumpserit, natura tamen infirmitatis humanae tardiora sunt remedia quam mala; et ut corpora nostra lente augescunt, cito extinguuntur, sic ingenia studiaque oppresseris facilius quam reuocaueris: subit quippe etiam ipsius inertiae dulcedo, et inuisa primo desidia postremo amatur. »« Aujourd’hui seulement on revit. Mais bien que l’empereur Nerva, dès l’aurore d’une ère bienheureuse, ait combiné des régimes jadis incompatibles, le principat et la liberté, que chaque jour Trajan accroisse le bonheur de l’époque, et que la sécurité publique ne soit pas seulement une espérance et un vœu, mais repose sur 290

Ledentu 2009,10.

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une ferme confiance en la réalisation de ce vœu, néanmoins la faiblesse de la nature humaine fait que les remèdes agissent moins vite que les maux ; et si nos corps sont lents à se développer, prompts à dépérir, de même il est plus facile d’étouffer les talents et les belles-lettres que de les ranimer ; car l’inaction elle-même a une douceur insinuante, et l’apathie, odieuse d’abord, finit par se faire aimer. » Ce long passage, semblable à une période cicéronienne, est divisé en trois parties : La première partie est composée de cette proposition extrêmement concise : «Nunc demum redit animus». Cette petite phrase est d’une importance capitale. L’assassinat de Domitien le 18 septembre 96 a provoqué un sentiment de renaissance à Rome en général, et chez les sénateurs et l’élite des chevaliers, en particulier. Il convient de savoir que, pendant les trois dernières années de son règne, Domitien, par des persécutions incessantes, avait contraint toutes les voix au silence. Comme le note P. Grimal291, on n’avait plus entendu que celle des délateurs ; toute éloquence libre était bannie. La poésie elle-même n’allait pas sans danger. On comprend qu’avec l’avènement de Nerva, les talents peuvent désormais s’exercer, sans être contraints à flatter le maître. L’enseignant doit faire comprendre à ses élèves qu’en disant «Nunc demum redit animus», Tacite déclare se sentir psychologiquement à la fois libre et libéré de la servitude imposée par Domitien. Observons sa construction : cette proposition est composée de 4 mots. Les deux premiers (nunc demum) sont des adverbes. Dans le contexte où ils sont employés, « nunc » fait penser à l’avènement de Nerva en 98 et « demum » prend ici le sens de « de là et pas plus loin », « précisément », « exactement » ou encore « seulement ». Ces deux adverbes expriment à la fois le soulagement et l’impatience antérieure de Tacite, mais également de ses contemporains. Avec l’avènement de Nerva, « animus redit ». Animus, sujet de redit, tout comme son doublon au féminin, anima, désigne le souffle vital ; mieux, il 291

Grimal 1990,86.

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renvoie à la vie, mais aussi à l’esprit.292 Avec l’avènement de Nerva, Tacite est d’avis que le Prince fait renaître la vie chez ses concitoyens. La deuxième partie est celle comprise entre « sed quamquam » et « quam mala » : Tacite fait l’éloge des temps nouveaux. Cet éloge se développe en deux temps : Le premier temps est celui annoncé par « sed quamquam ». Employé avec le subjonctif, ce « quamquam » (bien que), tout en créant un effet d’attente par son caractère concessif, introduit un fait certain qui produit une satisfaction en Tacite, à savoir : l’avènement de Nerva marqué par une initiative louable, celle d’une alliance inédite, mise en valeur par la définition paradoxale « res olim dissociabilis », entre le principatum et la libertatem. Cette alliance a donc ouvert une ère bienheureuse (beatissimi saeculi) qui combine le principat et la liberté293. Et Tacite s’en félicite, constatant que l’ère de Nerva est suivie de celle inaugurée par l’avènement de Trajan. Admirons la plume de notre historien qui apparente cet avènement au lever brusque mais attendu294 d’un astre (primo ortu). Pour Tacite donc, Trajan est cet empereur qui, cotidie (jour après jour), augeat la « felicitatem temporum » qui a permis aux Romains de jouir d’une sorte de liberté d’expression. Ainsi le note P. Duchêne295, pour avoir réconcilié cette liberté avec le régime, autrefois répressif, du Principat, les vœux et les espoirs que les citoyens formulaient se sont réalisés et sont devenus non seulement de la 292

Duchêne, P. « Survivre à l’oppression : mémoire et culpabilité dans la « Vie d’Agricola » de Tacite. Cf. https://memotrad.hypotheses.org/ 293 Sur cette question de liberté (liberté politique et liberté de parole), cf. Wirszubski, Ch. (1950) : Libertas as a political idea al Rome during the late Republic and early Principate, Cambridge ; Jens, W. (1986) : «Libertas bei Tacitus », Hermès, LXXXIV, 331-352 ; Liebeschûtz W. (1966): «The theme of liberty in the Agricola of Tacitus», Classical Quaterly Review,126-139; Morford, M. (1991): “How Tacitus Defined Liberty”, ANRW II,33,5, Berlin-New York,3420-3450; Devillers 2003,75-97. Aussi Ducos 197. 294 C’est ce que laisse entendre l’adverbe « statim ». 295 Cf. Duchêne, P. « Survivre à l’oppression : mémoire et culpabilité dans la « Vie d’Agricola » de Tacite. Cf. : https://memotrad.hypotheses.org/

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confiance (fiducia), mais aussi quelque chose d’extrêmement solide (robur). En tout cas, pour qui sait lire et interpréter Tacite, le passage « sed quamquam…Traianus » est triplement important. Primo, en qualifiant les règnes de Nerva et de Trajan de « beatissimi saeculi », Tacite marque clairement son adhésion au régime actuel. Secundo, ce passage exprime l’idée de cet historien selon laquelle le travail d’un historien ne peut mieux s’effectuer que sous les ‘bons’ princes comme eux. Ce passage nous fait donc savoir que Tacite écrit son Agricola à l’une des rares époques (les règnes de Nerva et de Trajan) où, par bonheur, comme il l’a lui-même dit dans les Histoires I,1, «rara temporum felicitate ubi sentire quae velis et quae sentias dicere licet »296. Mais au lieu d’écrire l’histoire de ce temps béni qui unit le principat et la liberté, il préfère se pencher tout d’abord sur la période précédente où Rome connut le comble de la servitude, celui du règne de Domitien où, comme il vient de le dire dans l’Agricola II,3, fut presque supprimée la latitude de parler et d’entendre, où on conçut même, en brûlant des livres, le dessein insensé d’éteindre jusqu’à la mémoire, non sans parvenir à étouffer le génie et l’étude. Tertio, comme le note A. Michel297, ce que Tacite vient d’écrire dans les premières lignes d’Agricola III « ne doit évidemment pas nous surprendre chez celui qui fut consul sous ce prince, elle atteste que l’Agricola ne constitue pas seulement un effort pour exalter les formes les plus nobles de l’opposition ; ce livre vise plutôt, dans le moment où Trajan a déjà pris le pouvoir, à définir et à manifester l’état d’esprit des anciens adversaires de Domitien, qui se sont ralliés au nouveau principat et qui souhaitaient se maintenir dans une double fidélité à Trajan et à leurs principes.» Ce premier temps se termine par un souhait, mieux un vœu : « nec spem modo ac uotum securitas publica, sed ipsius uoti fiduciam ac robur ». Que le sentiment de sécurité générale, fruit de cette félicité, devienne lui-même source de confiance et d’assurance. Ici Tacite suggère un phénomène qui relève de la 296

Tacite, Hist. I,1 « il est loisible de penser ce qu’on veut et de dire ce qu’on pense.» 297 Michel 1966,62.

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psychologie collective : « voir des vœux s’accomplir crée un climat nouveau qui suscite la confiance, et cette confiance donne de l’énergie ; on reprend confiance comme on a « repris cœur.»298 Le deuxième temps est celui exprimé dans la proposition principale qui s’ouvre par tamen (toutefois). Ce deuxième temps traduit une certaine amertume de notre historien qui constate que « natura tamen infirmitatis humanae tardiora sunt remedia quam mala. » Pour A. Michel, cette formule, cette idéologie « répondent aux exigences d’une certaine situation politique que nous connaissons surtout par Pline le Jeune. »299 Comme, on peut s’en apercevoir, le deuxième temps, et par ricochet, la première partie de ce long passage, « s’achève sur une sententia, une maxime au présent empruntée au domaine médical ; à l’énergie retrouvée qu’annonçait robur s’oppose la faiblesse, l’infirmitas constitutive de la nature humaine ; de ce fait, les remèdes manquent d’efficacité, du moins il faut de la patience avant de constater leurs résultats. » 300 La troisième partie est celle située entre « et ut corpora nostra » et «…postremo amatur ». Elle montre que ce qu’on peut considérer comme un éloge destiné à Nerva n’a rien de perspective laudative habituelle. Dans cette partie, Tacite manifeste son pessimisme en empruntant une image assez fréquente : celle d’un organisme (humain) avec une croissance lente et un déclin brutal. L’historien marque le contraste entre ces deux moments par l’emploi de l’asyndète et de la symétrie. Il convient de noter que « cette comparaison lui permet un regard rétrospectif sur les maux dont a souffert la génération qui fut celle d’Agricola et rend en particulier sensible l’effet du climat politique sur les activités intellectuelles.»301 Notons aussi que la tyrannie des régimes précédant ceux de Nerva et Trajan est évoquée de façon très vive comme une expérience générale : sic ingenia studiaque302 oppresseris303. De tels dégâts, pense 298

http://www.anagnosis.org/gnosis/?q=node/129 Michel 1966,63. 300 http://www.anagnosis.org/gnosis/?q=node/129 301 http://www.anagnosis.org/gnosis/?q=node/129 302 ingenia studiaque est un hendiadyin (hendiadys). C’est dire que 299

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Tacite, sont irrémédiables. L’historien est convaincu que le retour en arrière (revocaveris)304 ne peut se produire quand la liberté a été écrasée et avec elle l’énergie intellectuelle (ingenia studiaque). Pour mieux se faire comprendre, l’historien insiste par un ajout d’une explication supplémentaire qui précise son analyse de la psychologie collective : même l’oppression génère un phénomène d’accoutumance : « subit quippe etiam ipsius inertiae dulecedo ». A travers cette explication supplémentaire, le pessimisme de Tacite est à son point paroxysmique : l’historien constate avec regret qu’il ne s’agit plus d’éprouver douloureusement une situation et de lui chercher un remède, paradoxalement se glisse une certaine complaisance envers l’oppression qui freine l’activité intellectuelle. Recadrons les choses pour mieux cerner le pessimisme de Tacite. En effet, après avoir évoqué la nature humaine, Tacite aborde aussi la question de la douceur (dulcedo) de l’inertie et déclare que si, au début, on déteste la paresse (desidia), peu à peu on finit par l’aimer. Dans le contexte présent, « dulcedo » introduit une dimension psychologique dans la pensée de Tacite; le sens de l’inertia, l’absence de création, d’expression, se précise avec desidia, la paresse, l’inaction. Tacite veut tout simplement dire que les victimes de la tyrannie se font progressivement à leur sort et finissent par y adhérer ; le revirement est complet ; en cinq mots, avec le chiasme entre primo et postremo, Tacite note que l’inaction l’emporte et triomphe jusque dans les sentiments. En effet, la « desidia », d’abord détestée (invisa primo), « amatur » avec l’écoulement des ans (postremo)305. « ingenia studiaque » doivent être considérés comme deux termes très généraux pris dans le sens de « studia ingeniorum » et, de ce fait, qui peuvent se traduire par «les dispositions naturelles et les capacités intellectuelles», «la culture et le goût de l’étude», « le talent et les belles-lettres ». 303 Attention : cette deuxième personne du singulier équivaut ici à notre indéfini. Oppresseris est un parfait du subjonctif avec valeur de conditionnel d’affirmation atténuée : on opprime, on étouffe. 304 Même construction et même justification qu’oppresseris. 305 Comme nous le verrons dans le paragraphe suivant, entre « primo » et « postremo », il s’est passé quinze ans. Primo et postremo

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Remarquons tout simplement au passage que cette troisième partie s’achève sur ce verbe, au présent de vérité générale : amatur (elle est aimée). Ajoutons également que, dans l’expression de son indignation, Tacite n’a désigné nommément personne, mais la formulation générale de ses phrases montre bien que cette constatation est valable pour tout le monde mais elle désigne, en particulier, ceux qui ont vécu sous Domitien. § 2-3. « 2. Quid, si per quindecim annos, grande mortalis aeui spatium, multi fortuitis casibus, promptissimus quisque saeuitia principis interciderunt, pauci et, ut ita dixerim, non modo aliorum sed etiam nostri superstites sumus, exemptis e media uita tot annis, quibus iuuenes ad senectutem, senes prope ad ipsos exactae aetatis terminos per silentium uenimus? 3. « Non tamen pigebit uel incondita ac rudi uoce memoriam prioris seruitutis ac testimonium praesentium bonorum composuisse. Hic interim liber honori Agricolae soceri mei destinatus, professione pietatis aut laudatus erit aut excusatus. » « 2. Qu’est-ce donc, si, durant quinze années, portion considérable d’une vie mortelle, beaucoup d’hommes ont péri par les accidents du hasard, les plus actifs par la cruauté du prince, et si nous sommes peu qui survivions, pour ainsi dire, à nous-mêmes comme aux autres, puisque du milieu de notre vie ont été rayées tant d’années, pendant lesquelles nous sommes parvenus en silence, les jeunes gens à la vieillesse, les vieillards presque au terme de l’existence. 3. Cependant je ne regretterai pas d’avoir consigné, même dans une langue sans art et sans expérience, le souvenir de l’esclavage passé, et le témoignage du bonheur actuel. En attendant, ce livre, destiné à honorer Agricola, mon beau-père, trouvera, dans la piété filiale dont je fais déclaration, ou recommandation ou excuse. » Après avoir fait l’éloge de « beatissimi saeculi » inauguré par Nerva et celui de la felicitas que Trajan ne cessait d’accroître, après avoir exprimé son pessimisme, dans ce paragraphe rédigé dans un ton interrogateur et introduit par ce tour oratoire « quid, si »306, Tacite en vient maintenant aux correspondent exactement au règne de Domitien (de 81 à 96). 306 Ce tour oratoire est à traduire par : « que sera-ce donc, si »,

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conséquences de la tyrannie des années qui viennent de s’achever. La tyrannie de Domitien a duré quinze ans. Ce «quid, si per quindecim annos»307 exprime, dans le for intérieur de Tacite, une sorte de soupir, et pour cause. L’historien est catégorique : quinze ans, c’est considérable à l’échelle d’une existence de simple mortalis308 ; quinze ans, c’est la durée du règne tyrannique sous Domitien avec tout ce qu’elle comportait : persécutions, mises à mort injustifiées, etc. Tacite va jusqu’à nous donner, avec tant d’indignation, des précisions allant du général au particulier à travers un jeu de pronoms indéfinis. D’abord, l’historien évoque le sort de « multi ». Pour eux, le décès fut naturel, ou presque dans la mesure où ils ont péri par les accidents du hasard (fortuitis casibus). Ensuite, il signale le sort de certains parmi eux (quisque) dont les décès furent le fait du tyran et de sa cruauté. Tacite est on ne peut plus clair : toutes ces victimes n’étaient pas des héros, mais des victimes de la saeuitia principis. Une précision de taille : Tacite dit « principis » et non « principis Domitianis ». Par ce choix stylistique, Tacite trouve abject de citer nommément Domitien ; il préfère le laisser dans l’anonymat, lui qui choisissait ses victimes parmi les plus énergiques, les plus résolus de la société romaine. En disant « principis » et non « principis Domitianis », Tacite anticipe la damnatio memoriae309 de cet empereur. Enfin, Tacite s’intéresse au sort des pauci310 qui ont « qu’est-ce donc, si » 307 Ici « per » insiste sur le caractère continu de cette durée. 308 Remarquons que Tacite ne veut pas utiliser l’adjectif « humain ». Le terme « mortalis » qui relève plutôt du vocabulaire philosophique suggère bien la fragilité de l’homme sur cette terre. C’est aussi dans ce sens que Salluste l’a utilisé dans sa préface. Cf. Sal. Cat. I,5. 309 La damnatio memoriae est à l'origine un ensemble de condamnations post mortem à l'oubli, utilisée dans la Rome antique. Votée par le Sénat romain à l'encontre d'un personnage politique, elle consiste par exemple en l'annulation de ses honneurs, l'effacement de son nom des monuments publics, la déclaration de son anniversaire comme jour néfaste ou le renversement de ses statues. Domitien est l’un de ceux qui ont été frappés de cette condamnation. 310 L’enseignant doit faire admirer cette construction stylistique à ses élèves : la graduation descendante (du plus grand au plus petite, du

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survécu à la tyrannie de Domitien « per silentium ». Parmi ces pauci, écrit-il après l’incise « ut sic dixerim », « etiam nostri superstites sumus » (nous nous survivons à nous-mêmes). Par cette précision avec un verbe conjugué à la première personne du pluriel et, à travers le verbe « venimus » qui clôt la phrase et la question amorcée par « Quid si ? », Tacite veut tout simplement dire qu’il fait partie de cette catégorie des victimes et laisse éclater son état d’âme : l’historien regrette que toute une part de soi ait irrémédiablement disparu et que le temps écoulé ait, pour ainsi dire, gâché sa vie. Il s’indigne de voir que, d’une part, ces quinze années passées per silentium311 ne peuvent en aucun cas être « récupérées» et que, d’autre part, « per quindeim annos », les jeunes gens atteindre la vieillesse et des senes arriver au terme même de leur existence sans rien faire qui puisse marquer leur passage sur cette terre des mortales. Il va de soi que le fait de survivre à cette tyrannie exige que les survivants puissent rapporter à la postérité cette période sombre de l’histoire de Rome. C’est ce que Tacite a fait en écrivant l’éloge funèbre de son beau-père. Dans son commentaire de ce passage312, A. Michel souligne que « peu de textes nous renseignent autant que celui-ci sur la psychologie de leur auteur, qui, comme la plupart des grands classiques, évite avec soin de parler de lui dans ses œuvres ; mais ici, peut-être nous révèle-t-il l’un des secrets de sa psychologie ; il a quarante-cinq ans à peu près, il est arrivé à ce moment central de la vie où l’homme accède à sa maturité, fait le compte des réussites de sa jeunesse et mesure ce qu’il a engrangé. Or, Tacite s’aperçoit de cette chose amère : il n’a pas général au particulier) : « multi… ; quisque… ; pauci… ». Dans le cas d’espèce, Tacite accorde plus de valeur à la dernière catégorie (pauci) dans laquelle il est concerné. 311 Ce per crée un écho avec « per quindecim annos ». Et « silentium » reprend à la fois le thème de l’écrasement de l’intelligence, mais aussi la lâcheté de l’inaction. 312 « […], pauci et, ut ita dixerim, non modo aliorum sed etiam nostri superstites sumus, exemptis e media uita tot annis, quibus iuuenes ad senectutem, senes prope ad ipsos exactae aetatis terminos per silentium uenimus? »

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connu le bonheur dans sa jeunesse ; les succès, oui, sans doute, mais pas le bonheur, mais point un parfait honneur. »313 La situation psychologique qu’A. Michel vient de nous brosser donne tout un sens tant à la joie de Tacite enfouie dans l’expression « Nunc demum redit animus » (§ 1) qu’à la tristesse mêlée de la peur « per quindecim annos » avec son lot de persécutions et d’assassinats. C’est donc, avec soulagement, qu’au § 3, arrivé à la fin de sa préface, Tacite rappelle l’importance de l’écriture de l’histoire dont la seule finalité est d’empêcher que la memoria de cette période ne disparaisse totalement. Ici, l’enseignant insistera auprès de ses élèves sur le fait que l’emploi, à trois reprises dans cette préface, du terme memoria prouve à suffisance l’intérêt et l’importance que Tacite accorde au lien unissant l’activité d’écriture et la mémoire. Ainsi donc, pour lui, écrire l’histoire, c’est « participer à l’urgence d’une œuvre de remémoration.»314 Ainsi « memorare » d’où vient le substantif memoria apparaît, selon l’expression de M. Ledentu, comme une signature, vraie définition identitaire de la tâche d’historien. Tacite clôt la préface d’Agricola par cette remarquable phrase : « Non tamen pigebit uel incondita ac rudi uoce memoria prioris seruitutis ac testimonium praesentium bonorum composuisse.» Pour mieux cerner sa portée, il serait judicieux que l’enseignant fasse une rapide récapitulation de ce que Tacite a dit ou a voulu dire dans ce chapitre. Avec un accent de joie, l’historien annonce qu’on vit désormais les temps nouveaux où la libertas est revenue malgré le principatus. Avec l’avènement de Nerva et de Trajan, l’heure est venue où l'exemple d'Agricola qui, en dépit des mauvais empereurs, a accompli son devoir de serviteur de l'État, doit inciter ses concitoyens à se remettre à la tâche. Tacite reconnaît implicitement qu’une telle entreprise ne sera pas facile après quinze années de tyrannie au cours desquelles « ingenia studiaque oppresseris facilius quam revocaveris ». Puisque « Nunc demum redit animus », insiste-t-il, il faut pourtant 313 314

Michel 1966, 62. Ledentu 2009, 11.

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s’investir dans l’écriture afin de, d’une part, ressusciter les talents de chacun après les sombres années où ils ont été étouffés et, d’autre part, « redonner le goût de servir l'État à ceux dont c'est le rôle fondamental, même si, pendant de longues années, l'habitude de se tenir loin des affaires s'est peu à peu enracinée au point de devenir un véritable plaisir (subit quippe etiam ipsius inertiae dulcedo.»315 Puisque ce qu’Agricola a accompli doit être perçu comme un exemple, Tacite, en guise de conclusion, comme pour justifier son choix d’écriture ; déclare : « Cependant je ne regretterai pas d’avoir consigné, même dans une langue sans art et sans expérience, le souvenir de l’esclavage passé, et le témoignage du bonheur actuel. » Le changement de ton316 observé à la fin de cette préface est révélateur : malgré sa modestie317, Tacite ne cache pas sa joie de mettre en valeur le bonheur actuel en rappelant la « servitude » précédente. Plus prosaïquement, il est heureux d’avoir écrit pour conserver la mémoire collective. Telle d’ailleurs est la conception qu’il se fait de l’histoire. En effet, si le règne tyrannique de Domitien a étouffé l’eloquentia, Tacite se réjouit que le retour de la libertas laisse place à nouveau pour ce genre littéraire de qui dépend l’Histoire. Dans l’Agricola, sa première écriture de l’Histoire, au lieu de faire l'éloge rhétorique d'une attitude philosophique comme l’ont fait Arulenus Rusticus pour Thraséa Paetus et Herennius Senecio pour Helvidius Priscus, Tacite annonce que son eloquentia – une eloquentia sénatoriale – sera engagée, c’est-à-dire son écriture sera incisive à l’endroit de mauvais princes. Une telle détermination explique le choix 315

Sablayrolles 1981,59-60. Au début de sa préface, surtout dans les passages où Tacite a évoqué la tyrannie de Domitien, le ton était sarcastique, incisif. A la fin, ce ton devient moins percutant et original comme pour marquer sa satisfaction d’avoir atteint son but : écrire pour que les générations futures n’oublient pas. 317 Cette modestie exprimée à la fin du texte se manifeste dans la double hypothèse, laudatus aut excusatus, puisque, ainsi le souligne F. Gressier, le seul argument en faveur de l’auteur est sa « piété », c'està-dire son respect, de gendre à l’égard d’Agricola. 316

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stylistique318 que Tacite adoptera dans ses œuvres qui, comme on le sait, confèrent « à l’écriture le statut existentiel d’un acte de mémoire, expression d’un devoir de pietas.»319 D’ailleurs, à travers le verbe « composuisse », il annonce indirectement les deux ouvrages sur lesquels il médite, depuis un certain temps, à savoir : « memorian prioris seruitutis » nous fait penser au règne des Flaviens, et donc aux Histoires, et « testimonium praesentium bonorum » à l’ouvrage qu’il comptait écrire sur le règne de Nerva et de Trajan, ouvrage qu’il n’a évidemment pas pu écrire, certainement parce qu’il voulait, avant tout, écrire celui des Julio-Claudiens. Pour terminer, résumons-nous : l’Agricola constitue la première étape de la manière dont Tacite conçoit l’Histoire. Nous saurons davantage en analysant ses opera maiora, en examinant, tour à tour, au point 2 la préface des Histoires I, et au point 3, celles des Annales I et IV.

2. Les Histoires I,2-3: l’historien face à sa ‘matière’ Si l’Agricola est la première manifestation des qualités et des méthodes de l’historiographie tacitéenne, les Histoires320 se présentent alors comme le fruit d’une profonde réflexion sur cette même historiographie321. Dans le proemium des Histoires 318

Comme on le sait, le style de Tacite est fidèle à sa pensée politique qu’annonçait déjà le Dialogue des orateurs. Marqué par un réalisme tragique (surtout dans les opera maiora) où le pathétique joue un grand rôle, ce style a subi l’influence du classicisme littéraire, mais un classicisme transfiguré par le sublime et la dérision. Sur l’évolution du style de Tacite, outre Perret 1954, cf. Salvatore, A. (1950): Stile e ritmo in Tacito, Naples, 1950 ; Leeman, A.D. (1963) : Orationis ratio, Amsterdam. 319 Ledentu 2009,11. 320 L’édition utilisée est celle dont le texte est établi et traduit par Pierre Wuilleumier et Henri Le Bonniec, annoté par Joseph Hellegouarc’h, Paris, les Belles Lettres, 1987. 321 Si l’Agricola est consacré à l’éloge de son beau-père, Agricola, les Histoires sont consacrées alors à l’évolution des Flaviens, de Vespasien à Domitien, et indiquent sans ménagement les causes de la

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qui résume l’ensemble de son ouvrage, Tacite présente ses préoccupations tant sur l’écriture de l’histoire que sur la conception qu’il en fait. S’agissant de ce dernier point, l’historien résume sa pensée dans un tableau en diptyque322 dont le chapitre 2 constitue le premier volet et le chapitre 3 le deuxième volet323.

§ 1. Premier volet du diptyque: l’histoire, récit d’une suite de tragédies humaines… « 1. Opus adgredior opimum casibus, atrox proeliis, discors seditionibus, ipsa etiam pace saevum. quattuor principes ferro interempti : trina bella civilia, plura externa ac plerumque permixta ; prosperae in Oriente, adversae in Occidente res ; turbatum Illyricum, Galliae nutantes, perdomita Britannia et statim omissa ; coortae in nos Sarmatarum ac Sueborum gentes, nobilitatus cladibus mutuis Dacus, mota prope etiam Parthorum arma falsi Neronis ludibrio. »324 « J’entreprends une chute de cet empereur. Cf. Michel 1966,82. 322 Tableau au service duquel Tacite déploie toutes les ressources de son style : parallélisme, dissymétries, asyndètes, jeux de sonorité. Cf. les annotations de J. Hellegouarc’h dans Tacite, Histoires, Livre I, texte établi et traduit par P. Wuilleumier et H. le Bonniec, Paris, Les Belles Lettres, 1987,94. 323 Cf. Aubrion 1985,25. 324 La suite du texte : « 2. Iam vero Italia novis cladibus vel post longam saeculorum seriem repetitis adflicta. Haustae aut obrutae urbes, fecundissima Campaniae ora ; et urbs incendiis vastata, consumptis, antiquissimis delubris, ipso Capitolio civium manibus incenso. Pollutae caerimoniae, magna adulteria ; plenum exiliimare, infecti caedibus scopuli. 3. Atrocius in urbe saevitum : nobilitas, opes, omissi gestique honores pro crimine et ob virtutes certissimum exitium. Nec minus praemia delatorum invisa quam scelera, cum alii sacerdotia et consulatus ut spolia adepti, procurationes alii et interiorem potentiam, agerent verterent cuncta odio et terrore. Corrupti in dominos servi, in patronos liberti ; et quibus deerat inimicus per amicos oppressi. » « 2. Et puis l’Italie accablée de calamités nouvelles ou renouvelées après une longue suite de siècles ; des villes englouties ou ensevelies sur la côte si fertile de la

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œuvre riche en péripéties, pleine d’affreux combats, déchirée par des séditions, où la paix elle-même est cruelle : quatre princes tombés sous le fer, trois guerres civiles, des guerres étrangères plus nombreuses encore, interférant bien souvent les unes avec les autres, des succès en Orient, des revers en Occident, l’Illyrie agitée, les Gaules chancelantes, la Bretagne totalement domptée et aussitôt abandonnée, les peuples sarmates et suèves soulevés contre nous, le Dace rendu fameux par nos défaites et par les siennes, les Parthes eux-mêmes prêts à prendre les armes par l’imposture d’un faux Néron. » Après avoir annoncé son sujet dans le chapitre 1325 des Histoires I, expliqué son choix et défini les écueils que Campanie ; Rome ravagée par des incendies, voyant brûler ses plus antiques sanctuaires ; le Capitole lui-même incendié par la main des citoyens ; des rites saints profanés ; des adultères chez les grands, la mer couverte d’exilés ; les rochers souillés de meurtre. 3. À Rome des cruautés plus atroces encore : la noblesse, la fortune, le refus ou l’exercice des magistratures, prétextes à inculpations et, pour prix des vertus, la mort assurée ;les délateurs, dont les profits n’étaient pas moins odieux que les crimes , se partageant comme des dépouilles, les uns, les sacerdoces et les consulats, les autres, les charges de procurateurs et l’influence au palais, mettant tout sens dessus dessous par la haine et la terreur ; les esclaves subornés contre leurs maîtres, les affranchis contre leurs patrons ; enfin, ceux qui n’avaient pas d’ennemi accablés par leurs amis. » 325 Le premier chapitre de la préface des Histoires commence par cette phrase : « Initium mihi operis Seruuis galba iterum, Titus Vinius consules erunt. Nam post conditam urbem octingentos et uigini prioris aeui annos multi auctores rettulerun, […] ». Cette phrase liminaire, sèche et abrupte, nous rappelle le début des Histoires de Salluste. A travers le terme « initium », et non à la proclamation de galba comme empereur par la 6e légion d’Espagne au début d’avril 68, ni même à la mort de Néron qui eut lieu le 9 juin suivant mais le 1er janvier 69 ap. J.-C. pour ainsi respecter les « règles » de l’annalistique. C’est pour lui, une manière de se placer délibérément dans la ligne de l’historiographie romaine, comme ses prédécesseurs Salluste et Titelive. Comme eux, Tacite fait de cette préface (dont le chap. I ne fera pas l’objet de notre étude littéraire), à la fois, comme un plaidoyer et un morceau littéraire dans lequel il développe sa conception de l’histoire. Tel d’ailleurs est le « pourquoi » de la présence de la

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l’historien doit éviter, Tacite donne un petit aperçu de son ouvrage dans le chapitre 2 du même livre. En effet, dans ce passage composé d’une phrase très expressive, « dense et imagée, avec trois membres parallèles et un quatrième dissymétrique formant un chiasme par rapport au premier »326, l’historien semble se plaindre de son contenu, véritable tragédie qu’a connue Rome : « opus adgredior opimum casibus »327. À l’entendre, car il s’exprime à la première personne du singulier, son œuvre raconte essentiellement deux sortes de trépas : la mort tragique des princes et les massacres collectifs des soldats328. En lisant ce chapitre, le lecteur aura l’impression de suivre un « film des guerres » mettant à nu les drames humains, mieux la tragédie humaine. En précisant au début des Histoires I,2 que son œuvre ne propose qu’une suite de tragédies humaines dont beaucoup sont la conséquence des guerres, « Tacite plonge le lecteur au milieu des crimes et des massacres. Il installe une atmosphère pesante qui n’est pas sans rappeler celle que Sénèque crée dans certains de ses prologues tragiques.»329 En tout cas, par ce résumé horrifiant (Hist. I, 2-3), ainsi le note J. Blänsdorf, « Tacite semble indiquer qu’il va employer tous les genres historiographiques, de l’histoire de sensations vulgaires jusqu’à l’histoire politique et à la biographie. Evidemment, il ne veut pas effrayrer le lecteur futur par le catalogue des faits historiques et des souffrances de tout le monde ; il veut plutôt attirer l’attention d’un large public qui, conjonction « nam » placée en antéposition. Cette conjonction marque une sorte d’introduction de son exposé qui se développera jusqu’au chapitre IV dans laquelle il brosse la situation générale de Rome. Ce « nam » introduit donc les raisons qui l’ont conduit à commencer son ouvrage au 1er janvier 69 et à choisir d’écrire l’histoire. 326 Cf. les annotations de J. Hellegouarc’h dans Tacite, Histoires, Livre I, texte établi et traduit par P. Wuilleumier et H. le Bonniec, Paris, Les Belles Lettres, 1987,94. 327 Casibus est un ablatif d’abondance. L’expression « opimum casibus » annonce l’inverse de ce qui se présentera en Annales IV,32,1. 328 Cf. Aubrion 2011,303-304. 329 Galtier 2011,111.

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finalement, devrait être guidé à la connaissance de plus profondes causes et raisons historiques.»330 Eclairé par cette précision de Blänsdorf, l’enseignant est appelé à insister, dans son commentaire, sur deux notions importantes qui montrent toutes les ressources stylistiques qui ont permis à Tacite de construire ce tableau à la fois pathétique et vigoureux, à savoir : a) la dissymétrie formant le chiasme « opimum casibus…pace saeuum » ; b) les rapports sémantiques entre les adjectifs opimum, atrox, discors, saeuum et le seul substantif auquel ils se rattachent grammaticalement, à savoir opus. Si tous ces adjectifs se rapportent grammaticalement à opus, l’enseignant doit porter à l’attention de ses élèves que, pour leur sens, ces adjectifs se rapportent tous au sujet traité dans l’ensemble de l’ouvrage.

§ 2. Deuxième volet du diptyque (Hist., I,3) : …l’histoire, c’est aussi un récit des bona exempla « 1. Non tamen adeo virtutum sterile saeculum ut non et bona exempla prodiderit. […]331nec enim umquam atrocioribus 330

Blänsdorf 1992,48. La suite du texte : « Comitatae profugos liberos matres, secutae maritos in exilia coniuges: propinqui audentes, constantes generi, contumax etiam adversus tormenta servorum fides ; supremae clarorum virorum necessitates fortiter toleratae et laudatis antiquorum mortibus pares exitus. 2. Praeter multiplicis rerum humanarum casus caelo terraque prodigia et fulminum monitus et futurorum praesagia, laeta tristia, ambigua manifesta ;» « Des mères accompagnèrent leurs enfants bannis, des femmes suivirent leurs maris en exil ; on vit des parents intrépides, des gendres résolus, des esclaves d’une fidélité inébranlable même devant les tortures, des hommes illustres affrontant avec courage les dernières épreuves et la suprême épreuve, des trépas comparables aux morts que les Anciens ont célébrées. 2. Outre les coups répétés qui frappèrent l’humanité, il y eut dans le ciel et sur terre des prodigues, des avertissements de la foudre, et pour l’avenir des présages heureux ou funestes, équivoques ou évidents. » Dans le commentaire de ce passage, l’enseignant peut faire noter à ses élèves que « supremae necessitates » (en gras) est un

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populi Romani cladibus magisve iustis indiciis adprobatum est non esse curae deis securitatem nostram, esse ultionem. » « 1. Ce siècle cependant ne fut pas si stérile en vertus qu’il n’ait produit aussi de beaux exemples. […]; jamais en effet calamités plus affreuses pour le peuple romain, ni signes plus concluants ne prouvèrent que, si les dieux ne se soucient pas de nous sauver, ils ont soin de nous punir. » Tacite n’envisage pas seulement de raconter des horreurs. À côté d’elles, l’histoire doit aussi rapporter des bona exempla dignes de memoria, des exempla qui consolent un peu de la lâcheté générale. Telle est la substance du deuxième volet de son diptyque. La première phrase (Non tamen332 … prodiderit) résume toute la pensée de Tacite dont nous retrouvons les grandes lignes dans le prologue d’Agricola : l’histoire est censée rapporter les faits qui doivent forger la virtus des Romains, des faits dignes de mémoire qui serviront de bons exemples (bona exempla) à la postérité. L’enseignant insistera sur le sens moral des termes « virtutum »333 et « bona exempla » et sur la conception qu’en font les Romains. Parce qu’il sait que « chaque Romain est à la fois destiné à recevoir l’enseignement des exempla et à devenir lui-même un modèle pour les générations futures »334, Tacite, dans ses récits historiques, met en valeur un certain nombre d’exemples335 qui n’ont pas « pour seule fonction d’illustrer la décadence de Rome »336 mais qui « servent aussi à opposer le bien et le mal sur toute la durée de l’histoire romaine, à exalter des valeurs comme la piété et la loyauté, à instruire les hommes qui ne sont pas capables de juger par eux-mêmes de ce qu’est une action honnête. »337 euphémisme pour désigner la nécessité impérieuse de subir ou de se donner la mort. 332 Dans ce chapitre (Hist.I,3) , tamen est le seul élément de coordination. Par ailleurs, il est totalement asyndétique. 333 Attention : ici, virtutum est au génitif. 334 Galtier 2011,29. 335 Sur le rôle des exempla dans les récits de Tacite, cf. Aubrion 1985, 33-34 ; 115-117 ; 237-246. 336 Aubrion 1985,117. 337 Aubrion 1985,117.

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À travers la phrase « Non tamen … prodiderit » des Histoires I,3,1, au-delà des récits des horreurs des guerres, Tacite proclame implicitement sa croyance en la valeur des exempla, ceux-là même qui doivent être perpétués de génération en génération, qu’ils soient bona ou mala. Le passage des Histoires I,3 est aussi d’une importance capitale dans la mesure où, si l’Histoire est liée aux actions humaines, Tacite pense qu’elle est également consécutive au rôle joué par les dieux, à leur attitude face aux actions humaines qui peuvent bénéficier de leur benignitas ou alors provoquer leur ira ou leur ultio. C’est d’ailleurs à cette dernière notion qu’il fait allusion lorsqu’il écrit à la fin de cet extrait : « nec enim umquam atrocioribus populi Romani cladibus magisve iustis indiciis approbatum est non esse curae deis securitatem nostram, esse ultionem. »(Hist.I,3,2). L’enseignant ne peut pas passer au dernier extrait de Tacite sans toutefois commenter ce passage des Histoires I,3,2 marqué par une forme exceptionnelle de variatio338. En effet, ce passage fait intervenir la causalité divine dans les affaires humaines339. Ainsi que nous l’avons déjà noté340, cette phrase donne l’impression que les guerres qu’avait connues Rome seraient voulues par les dieux341 et même par certaines forces cosmiques et invisibles alors qu’elles pourraient bien être le résultat logique d’un agrégat de destins individuels et dont la convergence aurait pris la forme de ‘bataille’ et le sens d’un événement historique et politique. Interprétée ainsi, cette phrase conduit à la conclusion selon laquelle Tacite a une vision anthropomorphique des dieux et de toutes ces forces invisibles. En réalité, ce passage, véritable sententia finale342 qui, à bien 338

Notons que cette forme de variatio n’est cependant pas spécifique à Tacite. On la retrouve aussi chez Plaute et chez la plupart des auteurs classiques. 339 Sur cette question, cf. Michel 1959 ; Mambwini 1994, 142-207. 340 Cf. Mambwini 1994, 154. 341 Dans les Histoires, d’une manière générale, Tacite montre les dieux quelquefois favorables, mais plus souvent hostiles, disposés à punir les vices des hommes. 342 Le tableau brossé dans le chapitre 3 des Histoires I, un tableau à la fois synthétique et antithétique, de la période qui va du 1er janvier 69

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des égards, ressemble à une formule de Lucain (Pharsale IV,807-809)343 ou même de Pline le Jeune (Panég. de Trajan, 35,4), doit être interprétée sous un regard philosophique. Elle résume en quelque sorte la pensée profonde de Tacite sur les causes profondes de l’enchaînement des guerres civiles.

3. Les Annales : Tacite et le ‘travail’ d’un historien Dans les Annales, la réflexion historique de Tacite a nettement évolué. Pour mieux cerner sa conception de l’histoire, et avant même de se focaliser sur les Annales IV,3233, il est préférable que l’enseignant exploite, même de manière assez rapide, la préface des Annales I,1-36 et la digression des Annales III,65,1.344 Cette démarche aura l’avantage de fournir quelques repères à ses élèves.

3.1. Regard sur les Annales I,1-3 Comme pour les autres œuvres de Tacite, les Annales s’ouvrent sur une préface ainsi libellée : « 1. Vrbem Romam a principio reges habuere; libertatem et consulatum L. Brutus instituit. Dictaturae ad tempus sumebantur; neque decemviralis potestas ultra biennium, neque tribunorum militum consulare ius diu valuit. Non Cinnae, non Sullae longa dominatio; et Pompei Crassique potentia cito in Caesarem, Lepidi atque Antonii arma in Augustum cessere, qui cuncta discordiis civilibus fessa nomine principis sub imperium accepit. 2. Sed au 18 septembre 96, s’achève sur cette sententia caractérisée par l’expression « esse ultionem » 343 On sait que Lucain (Phars. I, 522) énumère les prodiges annonciateurs des guerres civiles. L’exclamation, avec son antithèse si caractéristique, est presque littéralement tirée du passage de la mort de Curion (Phars. IV, 807-809). D’une manière générale, Tacite semble manifester un certain scepticisme à l’endroit de ces prodiges. 344 Dans la plupart des programmes consultés, ces deux textes n’occupent qu’une place secondaire, malgré la richesse de leurs contenus relatifs à la conception tacitéenne de l’histoire.

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veteris populi Romani prospera vel adversa claris scriptoribus memorata sunt; temporibusque Augusti dicendis non defuere decora ingenia, donec gliscente adulatione deterrerentur. Tiberii Gaique et Claudii ac Neronis res florentibus ipsis ob metum falsae, postquam occiderant, recentibus odiis compositae sunt. 3. Inde consilium mihi pauca de Augusto et extrema tradere, mox Tiberii principatum et cetera, sine ira et studio, quorum causas procul habeo.» « 1. La ville de Rome fut d’abord soumise à des rois ; la liberté et le consulat furent établis par L. Brutus. On recourait pour un temps aux dictatures ; l’autorité décemvirale ne dépassa pas deux années et le pouvoir consulaire des tribuns militaires ne resta pas longtemps en vigueur. Ni la domination de Cinna ni celle de Sylla ne furent durables ; de même, la puissance de Pompée et de Crassus passa bientôt à César, les armes de Lépide et d’Antoine à Auguste, qui recueillit le monde, fatigué des discordes civiles, sous son pouvoir suprême, en prenant le nom de prince. 2. Cependant les prospérités et les revers de l’ancienne république romaine ont été relatés par d’illustres écrivains, et l’époque d’Auguste n’a pas manqué de beaux talents pour la raconter, jusqu’au jour où la croissance de l’adulation les en détourna. L’histoire de Tibère, de Caius, de Claude et de Néron, falsifiée par la crainte au temps de leur splendeur, fut écrite après leur mort sous l’effet de haines récentes. 3. De là mon dessein de consacrer peu de mots à Auguste et seulement à sa fin, puis de raconter le principat de Tibère et le reste sans colère ni faveur, sentiments dont les motifs sont éloignés de moi. » Pour procéder à une analyse structurale de ce passage, l’enseignant peut, par exemple, s’appuyer sur l’intéressant article d’A. Neschke345, voire dans une certaine mesure, sur celui d’I. Cogitore346, afin d’en dégager les grandes lignes et surtout répondre aux questions fondamentales auxquelles doit répondre tout prologue : « Pourquoi l’auteur écrit-il son ouvrage ? Quel sujet envisage-t-il de traiter et pourquoi choisit345

Neschke 1978, 45-61. Cogitore, I. (2012) : « Manipulations du temps dans les Annales de Tacite », Vita Latina,185-186, 126-140.

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il ce sujet? » Considérant que ses élèves ont encore à l’esprit la préface de Tite-Live, il peut commencer son commentaire en focalisant leur attention sur la première ligne qui ouvre l’immense œuvre que sont les Annales : «Vrbem Romam a principio reges habuere.» Cette phrase qui leur rappelle la formule « Ab Vrbe Condita» contenue dans le titre de l’œuvre livienne annonce d’emblée les limites du sujet que Tacite envisage de traiter : « l’histoire de Rome ». Plutôt que de l’écrire comme l’a fait Tite-Live, c’est-à-dire « à partir de la fondation de l’Vrbs», Tacite fait un choix : son récit commence « a principio » (à partir du Principat). Cette précision temporelle – il s’agit de la temporalité historique – résume bien le contenu de ses Annales : l’histoire de l’empire romain. Plus loin, à la fin du premier paragraphe donc, il précise que cette histoire commencera depuis que « Lepidi atque Antonii arma in Augustum cessere, qui cuncta discordis civilibus fessa nomine principis sub imperium accepit. » Comme un bon ‘pédagogue’, Tacite rappelle les quatre événements historiques ayant marqué la vie politique romaine par des phrases courtes caractérisées par un style haché : 1) d’abord Rome fut dirigée par des rois (reges habuere), qui sont par la suite remplacés par les consuls qui, comme Brutus, ont établi « libertatem et consulatum » ; 2) vint alors la période où la jeune République connut ses premières crises marquées par la mise en place de divers types de pouvoir : la dictatura remplaça le consulat ; les decemviri et les tribuni militum consulari iure furent considérés comme des fonctionnaires légalement arrivés au pourvoir qu’ils exerçaient correctement. 3) Avec une breuitas superbement réussie, Tacite évoque les grandes crises conduisant au déclin de la République qui, tour à tour, a connu la dominatio (de Cinna et de Sylla), la potentia (de Pompée et de Crassus) et même la menace des arma (de Lépide et d’Antoine) ; 4) la République connaîtra une ère nouvelle avec l’avènement d’Auguste qui dirigera l’Vrbs « nomine principis sub imperium »347. 347

Cette précision est très importante. Après toutes les crises qui ont conduit au déclin de la République, les Romains n’ont plus créé une nouvelle fonction comparable au consulat. Tout s’est réduit en la

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Il faut savoir lire Tacite pour comprendre que tous ces pouvoirs, ces potentiae – dictatura, potestas, domniatio – auxquels il a fait allusion avant l’avènement d’Auguste, bien qu’ils soient juridiquement légaux, ont porté atteinte à la libertas, le premier type de pouvoir que Tacite, depuis Agricola, considère comme le meilleur de tous et qu’il a bien voulu rappeler dans les toutes premières lignes des Annales. Il faut aussi savoir lire Tacite pour comprendre le message348 que cet historien envisage de communiquer à ses lecteurs, avant qu’ils se plongent dans son récit : « si l’histoire républicaine a bien été, comme Tacite la présente, allergique à toutes les tentatives totalitaires qui, les unes après les autres, ont avorté, alors le pouvoir d’Auguste – princeps – ouvre non seulement une nouvelle époque, mais une nouvelle ère », une ère de paix marquée par le fait que « le pouvoir sera concentré dans les mains d’un seul citoyen » et au cours de laquelle « plus aucun changement interne ne sera possible, ni changement légal proposé par le peuple souverain, ni soulèvement provoqué par des contestataires influents ». Nous comprenons que les Annales vont raconter l’histoire de Rome sous le thème de la liberté chèrement acquise par un peuple qui a tant souffert de la dictatura et de la dominatio et qui a été épuisé par les arma. Telle est la substance du § 1 du chapitre Ier des Annales. Dans le § 2 à travers lequel il traite des questions traditionnelles de l’historiographie349, Tacite va expliciter davantage son dessein : sous cette thématique de la liberté, il envisage d’écrire « deux histoires en une » : celle du peuple (qui a fini de tomber dans l’esclavage volontaire, alors que l’histoire montre que ce même peuple était jaloux de sa liberté et farouchement opposé à toute forme de pouvoir dictatorial) ainsi que celle des empereurs (Tiberii Gaique et Claudii ac personne d’Auguste qui a reçu l’imperium, qui est honoré du nom de princeps. 348 Dans la suite, nous allons résumer les idées d’A. Neschke 1978, 57-61. 349 Dans ce chapitre, Tacite critique ses prédécesseurs (donec gliscente …compiste sunt), précise le choix de son sujet (pauca de Augusto) et clame son objectivité d’écrire sine ira et studio.

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Neronis res) qui, par leur pouvoir tyrannique, ont privé la liberté à ce même peuple. Et il ajoute qu’il écrira cette histoire autrement car il envisage de comprendre l’évolution tant sociale que politique qu’a connue Rome depuis l’avènement d’Auguste. Pour comprendre cette évolution, Tacite annonce entre les lignes qu’il va procéder autrement tant du point de vue du contenu que du point de vue du style. Cet autrement pose donc la question de la méthode, question qu’il a déjà abordée dans le prologue des Histoires et sur laquelle il revient en profondeur en Annales IV, 32-33. Cependant, avant d’analyser ce long passage, signalons que, par rapport à son écriture de l’histoire, du point de vue du contenu, il a choisi de fixer son attention sur la personnalité du princeps et de recourir aux ressorts de la psychologie350 et de la morale. Telle est la tâche qu’il s’est confiée et qu’il explicitera d’ailleurs en Annales III, 65. Du point de vue de la forme, cette fois-ci, le prologue des Annales montre déjà que, contrairement à ceux de Salluste et de Tite-Live présentés comme un discours où l’eloquentia351 occupe une place de choix, l’écriture tacitéenne sera marquée par la concision unique352 à laquelle l’esthétique rendra toute sa beauté.

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Tacite sait que la réalité historique est complexe. Pour mieux cerner sa causalité, il faut, entre autres, pénétrer dans les passions de ses personnages (individus ou groupes). Puisque sous les JulioClaudiens, la liberté, son thème de prédilection, n’était plus garantie par les institutions, tout dépendait des caprices des puissants et de leurs acolytes. Sur la place des passions dans l’histoire chez Tacite, cf. Mambwini 1993 et 1994 (version remaniée). 351 On constate que, contrairement à Salluste et à Tite-Live, Tacite ne recommande pas son œuvre à ses lecteurs. 352 Admirons la manière avec laquelle l’historien brosse, en quelques lignes, le tableau de l’Vrbs de la royauté à la fin de la république, c’est-à-dire au début du principat.

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3.2. Les Annales III, 65,1 : Tacite et le dessein d’un historien « Exequi sententias haud institui nisi insignis per honestum aut notabili dedecore, quod praecipuum munus annalium reor ne virtutes sileantur utque prauis dictis factisque ex posteritate et infamia metus sit. »353 « Mon dessein n’est pas de rapporter toutes les opinions, mais seulement celles qui se distinguent par leur noblesse ou par un insigne avilissement, parce que la tâche principale de l’Histoire me paraît être de préserver les vertus de l’oubli et d’attacher aux paroles et aux actions perverses la crainte de la postérité. » Ce passage reprend avec d’autres mots, d’autres expressions, la principale idée que Tacite a développée dans l’Agricola 1,1, et dans les Histoires I,3,1. Dans les Annales III, 65,1, Tacite est clair. Pour lui, l’histoire doit poursuivre un double but : 1) faire justice aux hommes du passé en sauvant de l’oubli les actes qui méritent l’admiration et en dénonçant les crimes et les lâchetés ; 2) venir en aide aux hommes du présent et de l’avenir en leur proposant des exempla de vertus à suivre ou de défauts à éviter. Commentant ce passage, E. Aubrion pense qu’il « s’agit de bien autre chose que de vagues et banales intentions moralisatrices, malgré les apparences. Pour l’esprit pratique des Romains, l’intérêt de l’histoire est d’ordre pragmatique avant d’être d’ordre spéculatif.»354

3.3. Les Annales IV, 32-33 : l’Historien face à la matière et à la méthode historiques Bien que sa pensée historiographique ait pris de la forme et du contenu, ainsi l’attestent les Annales III,65,1, Tacite est toujours préoccupé par la question relative à la ‘matière’ à rapporter. C’est ainsi que, dans les Annales IV et plus

353

Sur cette intervention de Tacite, cf. Aubrion 1985,8 ; Woodman 1998, 103. 354 Aubrion 1985,8-9.

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précisément dans les chapitres 32-33355, que les spécialistes de Tacite considèrent comme une sorte de seconde préface des Annales après celle contenue dans le chapitre I du livre I de la même œuvre, il va chercher à approfondir sa réflexion sur l'historiographie romaine, en général, et sur ‘la matière historique’ et la ‘méthode’ de la traiter , en particulier. Cette préface, faut-il noter, est très singulière dans la mesure où elle se distingue de la tradition littéraire par le manque absolu de publicité356. Ainsi que nous le verrons dans la suite, comme dans les Histoires I,2-3, Tacite se base sur sa propre expérience d'historien. Puis, il confronte cette expérience. Cette réflexion que M. Ledentu considère comme « son discours auctorial le plus profondément et le plus personnellement engagé »357 intervient « à un moment-clé de son récit, juste avant de mettre en scène une figure exemplaire d’historien et de sénateur engagé dans le conflit entre libertas et dominatio, Cremutius Cordus, qui a payé de sa vie son choix de faire mémoire des tyrannicides et de combattre contre l’oubli que voulait imposer le pouvoir.»358

3.3.1. La pensée de Tacite dans les Annales IV, 32 : Histoire et esthétique du récit Dans les Annales IV,32, Tacite « déduit le déclin de l’historiographie de la fin fatale de la liberté républicaine, d’où 355

Moles 1998 a proposé une intéressante analyse de ce passage. Cf.

Moles, J. (1998) : « Cry freedom : Tacitus Annals 4.32-35», Histos 2, 95–184. 356

Cf. Blänsdorf 1992,48. Ledentu 2009,14. 358 Pour Ledentu 2009, « Le discours de Cordus et le commentaire de Tacite illustrent de manière exemplaire l’enjeu idéologique de la memoria par rapport au pouvoir politique. Le traitement tacitéen de cet épisode fait apparaître, dans le contexte du pouvoir de Tibère et de la censure opérée sur certaines formes d’écriture, une réflexion sur ce qu’on pourrait appeler l’héroïsme de la mémoire, qui mériterait une étude approfondie. » 357

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lui, pour sa part, prend son mobile d’écrire enfin l’histoire objective et impartiale de l’empire débutant »359. Cependant, notre historien avoue que sa tâche d’historien se réduit à raconter de grandes guerres, un sujet qui manque d’intérêt et sans gloire s’il faut faire une comparaison avec les historiens du passé, surtout ceux de la République qui « ont eu à traiter de la période pré-impériale, riche en conflits tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’Etat, et donc pleine de péripéties, de faits d’armes glorieux et de morts vertueuses »360. Analysons ce passage, paragraphe par paragraphe, afin de bien ressortir la pensée profonde de Tacite. § 1. « 1 Pleraque eorum quae rettuli quaeque referam parua forsitan et levia memoratu uideri non nescius sum : sed nemo annales nostros cum scriptura eorum contenderit, qui ueteres populi Romani res composuere. Ingentia illi bella, expugnationes urbium, fusos captosque reges, aut si quando ad interna praeuerterent, discordias consulum aduersum tribunos, agrarias frumentariasque leges, plebis et optimatium certamina libero egressu memorabant. » « La plupart des événements que j’ai rapportés et que je vais rapporter peuvent paraître, je ne l’ignore point, minces et insignifiants à rappeler ; mais nul ne saurait comparer nos annales avec l’œuvre des anciens chroniqueurs du peuple romain. Ces grands prédécesseurs racontaient des guerres, des assauts de villes, la déroute ou la captivité des rois, ou bien, quand ils s’intéressaient à la politique intérieure, les discordes entre consuls et tribuns, les lois agraires et frumentaires, les conflits de la plèbe et des grands, et le domaine était grand ouvert. » Dans ce passage, Tacite qui « s’attache à défendre la singularité de son récit historiographique, annales nostros, en l’isolant à l’intérieur d’une tradition, celle de l’annalistique sénatoriale dont l’objet est la sauvegarde des gestes mémorables du peuple romain »361, pense que « les événements qu’il rapporte paraissent manquer d’envergure et risquent de ne pas 359

Blänsdorf 1992,48. Cf. Galtier 2011,32-33. 361 Ledentu 2009. 360

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soutenir l’intérêt de ceux qui s’attendent à trouver dans l’histoire la grandeur de l’époque. »362 Comme l’a souligné J. Blänsdorf363, à première vue, renversant presque tous les lieux communs des préfaces historiographiques, Tacite donne l’impression de faire de la contre-propagande pour son ouvrage. Y croire, c’est meconnaître l’art d’écrire de Tacite. C’est juste un tour rhétorique pour que les Romains habitués à l’historiographie plus attractive puissent « s’accrocher » à la lecture de ses écrits. Tout en donnant l’impression, d’une part, de reconnaître implicitement que, sous l’Empire, le métier de l’historien est confronté à l’étroitesse de l’horizon historique364 et, d’autre part, de se plaindre indirectement que ce même métier, à la même période de l’histoire, est ingrat365, tout en faisant semblant d’envier les historiens de la Rome républicaine qui avaient à raconter de grandes guerres et des conquêtes ou des luttes entre patriciens et plébéiens, Tacite ouvre une réflexion sur la matière historique qu’il entend traiter dans les Annales et sur la manière de les traiter. Cette matière historique est, bien entendu, composée des événements « parva » et « levia », des événements sans grandeur et sans gloire pour Rome. L’enseignant doit faire comprendre à ses élèves que, loin de s’abandonner à l’indignation rhétorique et au pur moralisme, Tacite annonce, entre les lignes, à ses lecteurs, qu’il va raconter ces faits avec tant de passions366 afin qu’ils servent à la génération future. § 2. Au regard de ce qui précède, pour éviter les réactions négatives des lecteurs, Tacite entend soigner l’aspect esthétique de son récit. C’est l’idée des Annales IV, 32,2 dans lequel il 362

Aubrion 1985,85. Blänsdorf 1992,49. 364 Cf. Vogt, J. (1963) développe cette idée dans son article portant sur : « Tacitus und die Unparteilichkeit des historikers », Würzbuger Studien, 9,1-20. 365365 Cf. Flach, D. (1973) : «Tacitus in der Tradition der antiken Geschichtsschreibung », Hypomnemaia, 39, 52sq. 366 L’idée de ce passage est bien explicitée par Aubrion 1985,93. 363

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déclare sans ambages : « […] Nobis in arto et inglorius labor : immota quippe aut modice lacessita pax, maestae res et principes proferendi imperi incuriosus erat. Non tamen sine usu fuerit introspicere illa aspectu levia, ex quis magnarum saepe rerum motus oriuntur. » « […] notre labeur à nous est oppressant et sans gloire ; car cette époque connaissait une paix stable, ou peu troublée, la situation de la capitale était morose, et le prince peu soucieux d’expansion impériale. Il ne saurait pourtant être inutile d’analyser les événements à première vue superficiels qui donnent souvent le branle aux grands mouvements de l’histoire. » Ce passage comprend donc deux phrases qui méritent une explication approfondie. Dans la première phrase « Nobis…incuriosus erat »367, c'est incontestablement de son travail d'historien que Tacite nous parle. L'expression dont il se sert dans le premier membre de cette phrase, – « Nobis in arto368 et inglorius labor » – ne peut en effet être interprétée que comme engageant son souci d'historien de voir ses écrits égaler ou dépasser ceux de ses prédécesseurs. Que voulait-il dire exactement dans cette phrase ? Cette question sur laquelle 367

Sur le sens de cette phrase, hormis Mambwini 1996, cf. aussi Marchetta 2004, 35-94 et Ledentu 2009. Sur le sens politique de certaines expressions, cf. Devillers 1994 qui, à la page 161, estime que « l’expression ‘immota pax’ se trouve pour qualifier la situation extérieure sous Tibère » et qui pense, à la page 362, que « les mots ‘princeps proferendi imperii incuroisus erat’ laisseraient échapper quelque mélancolie face à la politique défensive adoptée par Hadrien. » 368 Pour Devillers 2002, à travers l’expression « in arto », Tacite fait référence à sa propre situation, et l’expression libero egressu, aux historiens républicains, cette dernière formule renvoyant discrètement au thème politique associé de la libertas. Dans son mémoire inédit portant sur « In arto labor ? L’écriture et le pouvoir sous le Principat d’Auguste. Enjeux et modalités d’une interaction » et présenté en Sorbonne en décembre 2012, M. Ledentu estime que « l’expression « in arto labor » dessine l’image du chemin étroit de l’écriture sous la plume d’un historien pour qui l’avènement du Principat ne fut pas seulement un événement politique et institutionnel, mais affecta aussi, en profondeur et durablement, les formes et le statut de la communication dans la classe dirigeante.»

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nous nous sommes déjà penché369 est très importante étant donné que « cette déclaration ne peut être interprétée ni comme un simple aveu d’un historien incertain de l’importance que pouvait revêtir son œuvre, ni même comme une expression de modestie.»370 La pensée profonde contenue dans cette phrase est inéluctablement liée à la conception tacitéenne de l’histoire. Ainsi que nous l’avons déjà souligné371, et l’enseignant doit le faire savoir avec insistance à ses élèves, la pensée profonde de Tacite dans cette phrase a quelque chose à avoir avec la notion de la beauté chez Cicéron. Pour l’Arpinate, écrit A. Michel372, la beauté est conçue comme la recherche de l’idéal, mieux comme l’ensemble parfait de toutes les qualités particulières qui, mises ensemble pour créer un ensemble sublime, constituait ce que l’on pouvait appeler la pulchritudo. Cette notion, qui allie rhétorique, esthétique et philosophie et qui occupe une place de choix dans l’œuvre de Cicéron tout comme dans sa pensée373, « plonge ses racines dans une pensée, une façon de voir l’histoire, une capacité de pénétrer les esprits des lecteurs pour exercer sur eux un pouvoir qui repose sur le charme, sur le plaisir de lire. »374 Orientée vers l’organisation du domaine de la sensibilité et du sentiment, la pulchritudo, considérée du point de vue rhétorique, tend à souligner l’aspect stratégique impliquant une certaine hardiesse qui pousse tout individu à lire ou à écouter attentivement un orateur. C’est pourquoi, dans leurs écrits, les antiqui scriptores auxquels Tacite fait allusion y ont accordé une attention toute particulière par souci de voir leurs écrits accrocher l’attention de leurs lecteurs. Lorsqu’on analyse le contenu des Annales IV,32,2, et si l’on tient compte des mots qui compose cette phrase, on s’aperçoit 369

Cf. Mambwini 1996. Mambwini 1996,153 371 Mambwini 1996,151-152. 372 Michel 1962, 169-170. 373 Cf. Cicéron, Orator 2,7 ; De oratore III,45,178 sq, De inuentione II,1 ;1,15 sq. 374 Mambwini 1995,121, note 33. 370

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que Tacite souhaite deux choses : primo, il aimerait que son labor soit source d’ars, c’est-à-dire de beauté et qu’il provoque la delectatio des lecteurs ; secundo, à travers son labor d’historien, qu’il puisse manifester son talent littéraire au même titre que les antiqui scriptores. C’est la seule possibilité dont il dispose en vue d’aspirer à la gloire, celle-là même définie par Cicéron dans le songe de Scipion, voire dans son De officiis, et donc à l’immortalité. Dans la deuxième phrase, Tacite nous déclare donc tout de go : « Non tamen sine usu fuerit introspicere illa primo aspectu levia, ex quis magnarum saepe rerum motus oriuntur. » Cette déclaration introduite par la conjonction « nam »375 est d’une importance capitale car elle montre clairement, dans la construction tacitéenne de la pensée historique, au souci de la beauté376, s’ajoute celui de la méthode à utiliser pour traiter ses sujets. Pour mieux cerner la substantifique moelle de ce passage, examinons-la attentivement. Cette phrase, dont le contenu se présente comme une imitation de Tite-Live377 ou même de Polybe378 et coïncide avec le programme suggéré par Virgile dans ses Géorgiques II,490, comprend deux membres. Le premier : « Non tamen sine usu fuerit introspicere illa primo aspectu levia, » ; le second : «ex quis magnarum saepe rerum motus oriuntur.» Il serait intéressant que l’enseignant analyse minutieusement ces membres en procédant comme suit (ce n’est qu’une suggestion au regard de notre expérience): – 1°. Dans le premier membre de la phrase, c'est incontestablement de son travail d'historien, et plus précisément de sa méthode de travail, que Tacite nous parle. Parce que ses 375

Avec ce « nam », Tacite entend expliciter davantage, c’est-à-dire apporter un éclairage sur sa méthode d’aborder son récit ou d’étudier ces faits « parva » et « levia » 376 Sur cette notion chez Tacite, cf. Mambwini 1995. Ce qui fait la beauté chez Tacite, ce n’est pas seulement le choix des mots qu’il a employés, ni la structure narrative de ses récits où les colores occupent une place de choix, ni même l’ensemble des réflexions contenues dans ses digressions ou dans ses prologues, mais c’est la synthèse de toutes ces notions. 377 Tite-Live, A.U.C. VI, 34,5 ; XXVII, 9,1. 378 Polybe, V,4,1.

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« Annales » construisent une mémoire d’un genre nouveau, car elles font accéder au patrimoine de la mémoire collective des faits parva et levia, l’historien de l’Empire pense que le traitement de tout sujet historique doit s’opérer suivant une nouvelle méthode de recherche historique, une méthode que Tacite résume par le verbe introspicere379. Dans le cheminement de la pensée historiographique de Tacite, ce verbe s’oppose au verbe memorare. Dans ce passage, le verbe «instrospicere » a pour complément « illa primo aspectu levia. » C’est autour de ces mots que l’enseignant doit organiser son commentaire. En voici les grandes lignes380. Le verbe introspicere est révélateur de la manière dont Tacite conçoit sa tâche d’historien et la matière historique. D’une manière 379

Pour le sens et l’utilisation de ce verbe chez Tacite, cf. Lana, I. (1989) : « Introspicere in Tacito », Orpheus, 10, 26-57. 380 Hormis ce que nous avons proposé dans Mambwini 1995, 124127, l’enseignant peut également enrichir son commentaire en se référant à Ledentu, 2009 qui note que Tacite établit sans ambiguïté un clivage entre république et principat qu'il résume dans la perte de la libertas (liberté politique et liberté de parole), évoquée à travers les deux formules qui s'opposent libero egressu / in arto. L'historiographie républicaine avait un vaste champ d'événements pour matière (dont rend compte le contenu de l'enumeratio et la forme même de l'énumération, tandis que l'historiographie impériale a pour sujet des événements contrôlés et soumis à un unique point de vue, celui du prince. La structure de la phrase, qui coordonne res et princeps, séparés de ce fait de l'élément précédent, suggère une forme d'identification entre le prince et les événements. (…). Ce passage des Annales établit un contraste générique entre l'historiographie républicaine et l'historiographie impériale, la première associée à la liberté littéraire et politique, la seconde à la contrainte littéraire et politique et ce contraste générique implique un contraste plus large, institutionnel, entre république et monarchie. La conséquence de ce bouleversement politique est énoncée à la fin de notre passage, dans la définition proposée par Tacite d'une nouvelle méthode historique, l'étude des menus faits (levia), d'une nouvelle fonction qu'il attribue au métier d'historien (introspicere). L'entreprise historiographique n'est plus seulement entreprise de mémoire, elle devient entreprise d'élucidation, de décryptage des événements et des psychologies individuelles pour mettre à jour les motivations des actes.

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générale, ce verbe sous-entend l’idée selon laquelle tout ce que Tacite vient dire dans les Annales ou dira par la suite témoigne ou témoignera d’une vraie réflexion, en même temps qu’il exprime l’idéal tacitéen de la compréhension des faits historiques. Chez Tacite, le verbe introspicere annonce « une de ses méthodes à laquelle il recourt constamment, à savoir : explorer le domaine nouveau des rapports entre l’action humaine et la vie antérieure de ses personnages, entre l’action humaine et les influences tant intérieures qu’extérieures auxquelles l’individu est constamment exposé. Le but visé est d’arriver à la compréhension des faits historiques. Celle-ci doit être, pour l’homme, l’élément essentiel qui lui permettra de mieux se comporter vis-à-vis de soi-même d’abord, des autres et du monde ensuite. »381 Sous un autre angle, à travers le verbe introspicere, « l’on peut envisager l’un des objectifs assignés par Tacite en écrivant l’histoire, à savoir : faire comprendre à ses lecteurs de grands événements non seulement par les récits des faits qui peuvent sembler sans importance (illa primo aspectu leuia), des faits qu’un historien, digne de son nom, n’a pas le droit de négliger, mais aussi par leur analyse. On comprend pourquoi, dans ses Histoires tout comme dans ses Annales, il se montre curieux des événements mineurs. On comprend aussi pourquoi dans ses analyses, il insiste sur la disproportion entre la cause et l’effet, comme si ces faits insignifiants au premier regard permettaient toujours de renverser des situations. Bref, « introspicere ces illa primo aspectu levia » resume ce qui est, pour Tacite, la première tâche de l’historien, à savoirr : pénétrer des événements qui semblent minces aux observateurs négligents et de comprendre leur vraie valeur382. De plus « « introspicere » ces « illa primo aspectu levia » est, pour Tacite, un moyen très efficace susceptible de l’amener à «fonder une connaissance générale de l’homme, pour séparer la sensation de la pensée et du jugement.»383 – 2°. Le second membre de la phrase forme une sorte de parallélisme avec le premier que nous venons de commenter. Il 381

Mambwini 1995,125-126. Cf. Blänsdorf 1992,50. 383 Mambwini 1995,125. 382

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le complète par le fait qu’à travers l’expression «magnarum384 saepe rerum motus385 oriuntur », Tacite s’exprime aussi en tant qu'historien composant son ouvrage. Partir des événements mineurs, des faits particuliers pour aboutir aux faits généraux, cela conduit inéluctablement à la recherche des causes. Le second membre de la phrase en étude introduit une notion importante que l’enseignant doit mettre en valeur de ses explications. En disant «ex quis magnarum saepe rerum motus oriuntur», Tacite annonce la deuxième tâche d’un historien, celle de poursuivre de longs développements historiques de leurs origines peu étonnantes jusqu’aux résultats souvent surprenants et qui seraient de longue portée386. Avec ce bout de phrase, Tacite introduit la notion centrale de la causalité historique387, une notion qui caractérise toute son écriture historiographique. Cette notion le pousse, à tout moment, à insister sur la disproportion entre la cause et l’effet, « comme si ces faits insignifiants au premier regard permettaient toujours de renverser des situations »388. Pour Tacite, la recherche des causes conduit à la compréhension des faits historiques. De par leur statut d’exempla, ces faits doivent être une source de vertu qui guidera la postérité.

3.3.2. La pensée de Tacite dans les Ann. IV, 33 Le chapitre 33 des Annales IV, un passage qui a fait l’objet de plusieurs commentaires389 , explicite l’idée et la notion 384

Ce terme s’oppose à « illa levia » du premier membre de la phrase. Cette expression rappelle « ratio etiam causaeque » (Hist., I, 4, 1), fait penser à tous les grands évènements rapportés par Tacite depuis la mort d’Auguste jusqu’à celle de Domitien, période au cours de laquelle se sont déroulés des faits dignes de la tragédie humaine 386 Cf. Blänsdorf 1992,51. 387 Cf. Michel 1959 ; Mambwini 1993 (version remaniée 1994) ; Id 1977. 388 Mambwini 1995,125. 389 Cf. Mambwini 1995, 126-127 ou encore Ledentu 2009 qui note que « l’historiographie ne peut plus être simple memoria, enregistrement du passé, elle doit être une élucidation, un décryptage du passé et la qualité première de l’historien, l’acuité du regard. Le 385

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d’exemplum évoquées par Tacite dans le précédent passage. Dans le présent chapitre, l’historien développe quatre idéesforces. Il est donc demandé à l’enseignant de bien les spécifier en se référant, par exemple, au résumé d’O. Devillers : Première idée (IV,33,1) : les nations sont gouvernées soit par le peuple, soit par l’aristocratie, soit par un seul homme ; deuxième idée (IV,33,2) : maintenant que le principat a été instauré et que le pouvoir est aux mains d’un seul, c’est donc à travers la relation de procès qu’il sera possible de montrer comment bien et mal agir face à la nouvelle autorité ; troisième idée (IV,33,3) : en dépit de leur utilité, de tels récits (qui exposent l’historien à des périls) lassent le lecteur ; quatrième idée (IV,33,4) : même s’il ne critique pas, mais s’il loue, l’historien trouve des détracteurs qui voient dans l’éloge des vertus d’un passé trop proche une dénonciation des vices actuels. Il fait dire que l’ensemble de ces idées-forces constitue une véritable réflexion sur l’histoire de la constitution romaine. Pour permettre à l’enseignant de mieux transmettre à ses élèves la pensée profonde de Tacite dans ce passage, il lui est conseillé de l’analyser phrase par phrase.

travail de l’historien devient un travail d’enquête patiente pour servir une reconstruction du passé (conquiri) orientée vers l’éducation du lecteur à l’exemplarité. Dans une société régie par un seul point de vue, celui du prince, unus imperitet, qui ordonne la mémoire collective dans le sens qu’il a choisi, il revient à l’historien, tel que le conçoit Tacite, d’éduquer le regard de ses concitoyens qui ont perdu le discernement, de collecter des informations cachées pour les mettre en relation (coniungimus) dans une composition éclairante. » Pour sa part, commentant ce passage, A. Michel (cf. Michel 1969, 253, n.67) estime que, dans ce chapitre (Ann. IV,33), « prenant le contre-pied des théories cicéroniennes, Tacite nie que la constitution mixte puisse avoir longtemps une existence véritable. L’historien affirme que le principat n’est rien d’autre qu’une monarchie absolue. La première remarque permet, dans une certaine mesure, d’accepter la seconde. Aux yeux de Tacite, cette domination absolue a existé dès le temps d’Auguste et de Tibère. »

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§ 1. « Nam cunctas nationes et urbes populus aut primores aut singuli regunt: delecta ex iis et consociata rei publicae forma laudari facilius quam evenire, vel si evenit, haud diuturna esse potest. » « On sait que dans leur ensemble nations et cités ont un gouvernement soit populaire, soit aristocratique, soit monarchique : un régime politique à base de choix et de synthèse est facile à louer qu’à réaliser, ou bien, s’il apparait, il ne saurait durer. » Pour les Annales IV, 33,1, l’enseignant peut se référer, entre autres, à E. Aubrion ou à A. Michel. Dans ce chapitre introduit par « nam »390, comme s’il « s’adresse essentiellement à ceux qui participent aux affaires publiques»391, formule ce qui, pour lui, doit constituer la troisième tâche de l’historien : connaître la structure de l’Etat qui est maintenant dominé par les empereurs. Connaître la structure des institutions politiques permet à l’historien de mener une réflexion à la fois politique et morale sur la société qu’il étudie. Dans ce passage, après avoir posé qu’un régime mixte est instable par nature, Tacite « démontre que le changement politique intervenu à Rome ôte au peuple et au sénat le rôle de protagonistes et que l’habileté et la sagesse politiques consistent désormais, non plus à connaître la nature de la foule et des aristocrates, mais à agir comme si l’on vivait dans une monarchie, et à savoir préserver son honneur et sa dignité en connaissant bien les rapports qui peuvent exister entre l’empereur et les citoyens. » 392 Sous l’Empire, tout était entre les mains d’un seul homme, le princeps. L’historien doit 390

Nous attirons l’attention de l’enseignant surle fait quil doit faire savoir à ses élèves que ce « nam » rattache la deuxième partie de la digression (Ann. IV,33) axée sur les constitutions à la première partie de la digression (Ann. IV,32, digression relative à la matière historique, à la manière de l’étudier et surtout à la théorie des causes minces mais effectives. Bref ce « nam » n’introduit pas spécifiquement la première phrase du chapitre 33, mais toute la digression (Ann. IV,33) par laquelle Tacite explique pourquoi la plupart des hommes ont besoin d’un historien pour apprendre la qualité morale des événements et en tirer des leçons. Cf. Blänsdorf 1992,51. 391 Aubrion 1985,85 et surtout 91-92. 392 Aubrion 1985,85 et surtout 91-92.

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avoir de la hauteur pour comprendre que « les faits visibles ne valent pas par eux-mêmes, mais comme indices des raisons cachées dans la volonté de l’empereur. Et les graves conséquences se manifestant après un long développement ont des origines à peine reconnaissables parce que les décisions juridiques sont prises par l’empereur seul.»393 § 2. Poursuivant ses réflexions, Tacite écrit : « Igitur ut olim plebe valida, vel cum patres pollerent, noscenda vulgi natura et quibus modis temperanter haberetur, senatusque et optimatium ingenia qui maxime perdidicerant, callidi temporum et sapientes credebantur, sic converso statu neque alia re Romana quam si unus imperitet, haec conquiri tradique in rem fuerit, quia pauci prudentia honesta ab deterioribus, utilia ab noxiis discernunt, plures aliorum eventis docentur. » « Jadis la plèbe était forte, ou le Sénat influent : il fallait donc connaître la psychologie de la foule et apprendre les moyens d’exercer une autorité contrôlée, et ceux qui s’étaient fait une spécialité d’étudier la mentalité du Sénat et des grands passaient pour politiques et pour sages. Or à présent que la situation s’est transformée, et que le régime de Rome ne diffère pas d’une monarchie, ma recherche et ma chronique ont un certain intérêt, car si peu de gens discernent par leur intelligence le bien des vices, les mesures utiles des fautes, le plus grand nombre tire des leçons de la vie des autres. » La phrase des Annales IV,33,2, plus précisément, le passage que nous avons souligné, est très intéressante dans la mesure où elle nous apprend que, chez Tacite, le premier problème général que pose la notion de la beauté dans l’histoire concerne ses rapports avec la virtus. On comprend pourquoi, dans cette phrase, il emploie un vocabulaire issu de la langue philosophique très proche de Cicéron dans le De Oratore, un vocabulaire qui nécessite une étude approfondie. Sans toutefois aller plus loin, intéressons-nous aux mots soulignés dans ce texte dans lequel Tacite évoque un rapport entre l’utilitas et l’honestum394. Ainsi que nous l’avons souligné, le premier 393 394

Cf. Blänsdorf 1992,51. La relation que Tacite établit entre utilia et honesta, en même

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terme concerne la préservation de notre ‘être’, le second est en quelque sorte une métonymie qui, par un sens spécifique d’honneur ou de beauté, désigne aussi un sens général de bonté, d’honnêteté. Ces deux qualités sont mises en valeur par les sages. Ceux-ci y parviennent par la prudentia. De ce qui précède, il y a lieu de noter que, pour Tacite, l’histoire permet à l’historien d’amener les hommes à discerner le souverain Bien du Mal, de découvrir la vérité historique obscurcie par leurs passions. § 3. « Ceterum ut profutura, ita minimum oblectationis adferunt. nam situs gentium, varietates proeliorum, clari ducum exitus retinent ac redintegrant legentium animum: nos saeva iussa, continuas accusationes, fallaces amicitias, perniciem innocentium et easdem exitii causas coniungimus, obvia rerum similitudine et satietate. » « Du reste, malgré leur utilité future, ces matières offrent bien peu d’agrément : la situation des pays, les vicissitudes militaires, les trépas glorieux des chefs, voilà qui fixe et renouvelle l’attention du public ; mais nous, ce que nous traitons en série, ce sont des ordres cruels, des accusations en chaîne, les déceptions de l’amitié, la perte des innocents et toujours les mêmes motifs de mise à mort : notre lot est la monotonie et le dégoût. » Dans la phrase 3 des Annales IV, 33, Tacite revient sur ce qu’il a dit dans les Annales IV,32,1 et se plaint de sa « matière historique » et se montre préoccupé par la monotonie de son sujet. Il semble convaincu que « l’énumération ininterrompue des cruautés du prince et des délations risque de lasser par sa monotonie et de provoquer une sorte de découragement en donnant l’impression que la vertu est condamnée à l’impuissance et à l’échec dans un univers devenu impitoyable» temps qu’elle est une référence au système de valeur du mos maiorum, révèle une certaine influence de Cicéron qui, dans le De officiis, pense que l’utilitas et l’honestum sont liés l’un à l’autre. Dans cet ordre d’idées, l’association utilitas / honestatum exprime donc la beauté morale qui, d’une manière générale, implique aussi la notion de la dignitas. Pour le sens philosophique de ce terme, cf. Hellegouarc’h, J. (1972) : Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République, Pars, 2e éd., 400-402.

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De ce fait, « il appréhende que son œuvre soit mal accueillie par les descendants des personnages que l’histoire doit condamner.» Comme on le sait, Tacite explicitera mieux son idée dans les Annales IV,33,4 : « Tum quod antiquis scriptoribus rarus obtrectator, neque refert cuiusquam Punicas Romanasne acies laetius extuleris: at multorum qui Tiberio regente poenam vel infamias subiere posteri manent. utque familiae ipsae iam extinctae sint, reperies qui ob similitudinem morum aliena malefacta sibi obiectari putent. Etiam gloria ac virtus infensos habet, ut nimis ex propinquo diversa arguens. sed ad inceptum redeo.» « Ajoutons que les historiens du passé subissent rarement le dénigrement, et on se soucie peu que vous célébriez avec plus d’enthousiasme les armées puniques ou les armées romaines. Mais beaucoup de personnages qui, sous le gouvernement de Tibère, ont subi le châtiment ou le déshonneur ont laissé des descendants. À supposer même que les familles soient désormais éteintes, vous trouverez des gens qui feront des rapprochements moraux pour voir dans les méfaits d’autrui un grief qui les vise. Même la gloire et la vertu ont leurs ennemis : on dirait que, faute de décalage, elles censurent leurs contraires. » Le sens de ce passage est on ne peut plus clair : « écrire sur des événements vraiment anciens, comme les guerres puniques, ne pose pas de problème, car personne ne peut se sentir visé par une description du comportement d'Hannibal ou de Scipion ; en revanche, lorsqu'on se rapproche de l'histoire contemporaine, les familles des personnages impliqués peuvent s'élever contre l'image qui est donnée d'eux ; même lorsque leurs descendants ont disparu, la proximité temporelle pousse à faire des rapprochements avec des personnages contemporains, qui se sentent dès lors eux aussi mis en accusation. [...] » Ce passage est de P. Duchêne395 qui ajoute que « Tacite parle en connaissance de cause: la partie des Histoires qui lui était contemporaine provoqua apparemment des remous, au point qu'on lui demanda de l'expurger, ce qu'il refusa. Il a donc parfaitement conscience que le récit de faits passés n'est pas

395

Duchêne 2014, 39.

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anodin et il est significatif que cette explication apparaisse juste avant le procès de l'historien Crémutius Cordus. »396 Bref, au-delà de tout ce que nous venons de commenter, l’enseignant doit fixer l’esprit de ses élèves que, pour miuex comprendre l’histoire et ses évolutions, Tacite a, pour ainsi dire, « fondé une théorie historique qui renferne tant la structure de l’Etat et des événements que la nouvelle historiographie en résultant et surtout le nouveau lecteur qui ne se laisse pas repousser par la série d’ordres cruels, de crimes, de procès, de calomnies et de morts indignes. »

4. Synthèse L’objet principal de ce chapitre est de cerner la conception que Tacite se fait de l’Histoire. Plusieurs leçons peuvent être tirées. D’abord, faisant nôtre la conclusion de Ledentu397, dans l’ensemble de ces trois textes, il apparaît que Tacite fait de la mémoire l’enjeu fondamental de son écriture et de son munus d’historien de Rome (cf. les Histoires et les Annales). En choisissant d’écrire l’histoire, Tacite voulait à tout prix œuvrer pour la préservation d'une memoria. Abondant presque dans le même sens, P. Duchêne398 estime que « l'objectif était double : conserver le souvenir des événements du premier siècle et rappeler par quoi elle était passée à une classe sénatoriale qui avait perdu ce qui la définissait avec l'instauration du Principat. De nombreux exemples montrent comment les Romains cherchaient à perpétuer le souvenir du passé : monuments, imagines, éloges funèbres, processions, archives familiales, etc. C'est précisément de là que part Tacite dans son Agricola : sous Domitien, « memoriam quoque ipsam cum uoce perdidissemus, si tam in nostra potestate esset obliuisci quam tacere » (Agr. II,4). Il s'agissait là non pas uniquement de ne pas exprimer d'opposition, mais même d'oublier que ce qui était en train de se passer n'avait pas toujours existé. L’Agricola perpétue le souvenir du beau-père de Tacite, les Histoires et les Annales 396

Duchêne 2014, 39. Ledentu 2009,16. 398 Duchêne 2014, 360-361. 397

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celui des actions accomplies par et sous les empereurs du Ier siècle. » Si la memoria doit être préservée, elle doit aussi être transmisse avec beauté, impartialité et sincérité399, sinon le récit historique, malgré cette variété de péripéties qu’il énumère dans les Histoires II ; 2-3, risque de provoquer la monotonie et donc une sorte de satietas (Annales IV,33)400. Se pose alors la question du style401. Celui-ci doit provoquer chez les lecteurs une sorte de delecatatio voire d’oblectatio. Pour Tacite, l’historien doit constamment se préoccuper de l’esthétique de son récit. Cela est valable pour la forme. Quant au fond, il n’a pas d’autres objectifs que de préserver la mémoire du passé en la transmettant à la postérité. Cette transmission doit se faire avec impartialité et vérité. Cette leçon qui se trouve au cœur de son écriture historiographique est reprise, pour la première fois, dans l’Agricola, son premier essai historiographique également perçu comme une première étape dans la « construction » de la pensée tacitéenne de l’Histoire. Dans l’Agricola, l’histoire consiste à évoquer les souvenirs des personnes illustres de la vie romaine. Dans les Histoires et les Annales, ces opera maiora, qui, dans toute la production littéraire de Tacite, apparaissent ainsi littéralement comme des monumenta402, la conception 399

Ainsi le note O. Devillers (cf. Devillers 2002), « Dans les Histoires, qui sont un ouvrage historique, le souci d’une ueritas s’ajoute nécessairement à la recherche de l’eloquentia. L’intégration de ces deux préoccupations ne prend pourtant pas le biais d’une dialectique fond/forme, mais Tacite fait le pari de les rapprocher en les confrontant l’une et l’autre. » 400 À propos de la satietas, cf. ce que Tacite dit dans un passage des Annales XVI,16,1. D’un ton grave et pathétique, l’historien qui médite sur les condamnations en série qui ont eu lieu sous Néron dit : « Etiam si bella externa et obitas pro re publica mortes tanta casuum simulitudine memorarem, meque ipsum satias cepissent aliorumque taedium exspectarem, (…). » 401 Pour le style de Tacite, cf., entre autres, Cizek 1995, 250-253 ; Aubrion 1985, 682-684 ; Sablayrolles 1981 ; Courbaud 1918; Perrochat 1936,43-48, Perret1954, 90-120. 402 Ce terme est à comprendre au sens étymologique du mot, ce qui sert

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tacitéenne de l’Histoire a nettement évolué : l’histoire devient un récit rapportant une succession de catastrophes et de déceptions. Malgré leur nature, Tacite estime nécessaire de les rapporter tout en cherchant à cerner la causalité de leur enchaînement. Dans les Annales, reprenant l’idée déjà émise dans les Histoires où l’histoire s’apparente à l’éloquence, Tacite estime que, quand bien même ces événements sont douloureux, atroces, ils doivent être rapportés avec beauté. De la sorte, tout en tenant à son impartialité, l’historien doit se comporter comme le célèbre peintre Zeuxis403 qui, dans son entreprise de créer son ‘monde’, se laissait guider par son souci de se rapprocher du ‘beau idéal’. Le recours à l’esthétique littéraire évite la satietas. Le récit historique doit donc être attirant. De la sorte, l’historien doit non seulement le travailler en choisissant ses sources404, mais également le rendre attrayant. Cette idée se retrouve également dans les Annales dans lequel Tacite présente la méthode de travail d’un historien digne de lui, à savoir : introspicere les faits, si mesquins soient-ils, car ils sont généralement à l’origine de grands mouvements à même de bouleverser le monde. Dans les trois textes étudiés, une idée profonde se dégage : l’histoire doit servir d’exempla aux hommes présents et à ceux du futur. L’écriture historiographique s’inscrit dans le cadre d'une entreprise mémorielle à dimension morale : conserver le souvenir de ce que la société romaine avait vécu, afin de mettre au jour une ligne de conduite à suivre. Comme le dira P. Duchêne, la vision tacitéenne de l'histoire « n'est donc pas tournée vers le passé, mais vers l'avenir : le récit des événements qui se sont produits tire son sens de l'effet qu'il produira sur les générations à venir ; c'est son élaboration

à conserver le souvenir (monere) de quelque chose. Monumentum est tout ce qui rappelle le souvenir". 403 Figure légendaire de la peinture grecque, Zeuxis est devenu une métaphore traditionnelle du ‘beau idéal’. 404 Sur cette question, cf., par exemple, Devillers 2003. Aussi Fabia 1893.

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littéraire qui possède une valeur en soi, non son contenu brut. »405

405

Duchêne 2014, 388.

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Conclusion générale Mettre à la disposition des enseignants latinistes, surtout ceux des Terminales littéraires d’Afrique sub-saharienne, une sorte de vade-mecum axé sur l’étude de la conception de l’Histoire chez les historiens latins, tel est l’objectif poursuivi dans la rédaction de cet ouvrage. Après avoir analysé et commenté, sans toutefois épuiser toutes les richesses de ces textes, les principaux passages retenus dans les programmes de latin de nombreux pays d’Afrique francophone sub-saharienne, le temps est venu de nous poser cette question de synthèse : comment les trois historiens étudiés – Salluste, Tite-Live et Tacite – conçoivent-ils l’Histoire ? Pour mieux répondre à cette question et, par ricochet, cerner la conception de l’Histoire à Rome, nous avons jugé nécessaire de remonter à l’histoire de l’historiographie latine. Tâche à laquelle nous nous sommes attelé dans notre premier chapitre. L’idée essentielle à retenir de cette « histoire » est la suivante : à ses débuts, l'histoire à Rome est presque exclusivement nationale, voire nationaliste. Elle traite volontiers, année par année, ou groupes d'années en cas de nécessité, de l'histoire romaine depuis les origines. L'histoire est alors l'œuvre des annalistiques. Aveuglée par le nationalisme et le manque de documents pour les périodes anciennes, elle est le plus souvent suspecte parce que rédigée par les thuriféraires d'une famille ou d'une faction. À la fin de la République, l'influence grecque modifie légèrement cet état de choses et l'on en vient à traiter des sujets limités avec un certain souci de véracité.

1. De la poétique de l’Histoire à la philosophie de l’Histoire Plus intéressant encore est cet avis d’E. Cizek. Dans l’introduction de son article portant sur la « poétique

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cicéronienne de l’historien », il est persuadé que « les Romains ont toujours privilégié la poétique de l'histoire par rapport à la philosophie de l'histoire. C'est qu'ils s'interrogeaient pour savoir comment il convenait d'écrire l'histoire, de faire de l'historiographie, plutôt qu'ils ne se demandaient ce que c'était que l'histoire. Les historiens latins ne se sont pas vraiment préoccupés de déceler les phénomènes qui régissent le processus historique. Par contre, ils se sont plus intéressés à l'histoire, ont préféré insister sur la manière de mieux dépeindre les événements du passé. Et cette tendance à préférer la poétique de l'histoire à la philosophie de l'histoire s'affirma notamment dans les préfaces des historiographes, mais également ailleurs, depuis les premiers historiens, en l'occurrence depuis Caton l'Ancien. »406

2. L’Homme romain et son destin au cœur de la réflexion historiographique En procédant à la relecture de cette « histoire » de l’historiographie latine, nous nous sommes aperçu – et l’enseignant doit insister sur ce point auprès de ses élèves – que la conception de l’histoire à Rome doit beaucoup à Cicéron. Pour cet orator, l’histoire résulte de la conjonction de deux facteurs : l'action de l'homme et celle de la Fortune (Fortuna, casus). Aussi les causes qu'il désire voir dégager relèvent-elles de ces deux facteurs et estime-t-il indispensable de brosser le portrait moral et civique des hommes placés aux postes de responsabilité. Cette dimension morale occupe une place importante dans les écrits de trois historiens qui ont fait l’objet de notre étude. Salluste, Tite-Live et Tacite ont une conception de l'histoire plus humaine que la conception scientifique d’aujourd’hui407. 406

Cizek 1988,16. Il faut savoir que les historiens d'aujourd'hui attachent plus d'importance à d'autres facteurs, qui dépassent l'homme en tant qu'individu : facteurs économiques, sociaux, géographiques, etc., qui limitent l'efficience consciente de l'homme sur l'histoire. Toute l'histoire moderne a élargi ses vues quant aux causes et aux conditions

407

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Si l’écriture historiographique des écrivains latins est romanocentrique, il convient donc de noter que leur conception de l'histoire se définit en rapport avec l'homme qu'avec les faits rapportés ou à rapporter. Quand bien même certains écrivains reconnaissent la présence et l'action obscure d'un destin, mais sur le plan des événements, tous s’accordent sur un fait : c'est l'homme qui fait l'histoire, qui en est la signification. C’est pour cette raison qu’ils accordent une importance capitale à l'étude des caractères de leurs personnages. Ces portraits, directs ou indirects, physiques et / ou moraux expliquent les événements et les rendent intelligibles. C’est ce qui explique le fait que : –a) dans sa préface, Salluste qui accorde une large place à la dimension humaine dénonce la passion du pouvoir et les conflits qu'elle avait suscités entre les aristocrates et le peuple ; –b) dès les premières lignes de sa préface d’Ab Vrbe Condita, Tite-Live montre la Rome républicaine dans l'incapacité de supporter sa propre grandeur ; – c) par son génie, Tacite combine les observations de ces deux historiens: les Romains sont incapables de dominer à la fois leur bonheur et leurs ambitions qui les jettent dans les passions et la servitude.

3. L’Histoire pour la sauvegarde de la mémoire Dans leurs écrits, Salluste, Tite-Live et Tacite établissent une cohérence directe entre les événements qu'ils rapportent et le caractère, le portrait ou la psychologie des hommes qui les vivent. Autrement dit, parce qu’elle s'inscrit dans un réseau de structures et de représentations collectives, l'histoire romaine est d'abord le fait d'individus exceptionnels, de modèles ou d'exempla à imiter ou à rejeter. On comprend pourquoi, pour qui font l'histoire ; l'action de l'homme y est de plus en plus déterminée par des facteurs matériels dont il n'a pas toujours la maîtrise ; la part personnelle de la liberté humaine, des responsabilités individuelles est estompée dans la somme des vies quotidiennes, dans l'étude des responsabilités collectives des sociétés, dans le déterminisme des cartes géographiques ou des structures économiques, culturelles, politiques, etc.

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ces trois écrivains, leur travail d'historien est en lien avec la question de la mémoire. Pour eux, l’histoire, parce qu’elle est magistra vitae, se conçoit comme une sauvegarde du souvenir des bons et des mauvais comportements : « le but est que la postérité se les rappelle, les juge et s'en serve pour déterminer sa propre attitude »408. C’est dans la préface de leurs écrits et, dans une certaine mesure, dans certaines digressions placées au cœur de leurs récits qu’ils trouvent l’occasion d’étaler leurs idées. Cela nous conduit à cette conclusion : chez les trois historiens, la préface et les digressions sont le lieu par excellence d’une mise en scène d’un acte d’écriture historiographique qui est éminemment un acte de mémoire. Souci de conserver la memoria et de la transmettre à la postérité, souci de rechercher les causes intelligibles susceptibles d’éclairer le cours de l’Histoire, souci de mieux cerner la dimension psychologique de l’homme, premier facteur de la causalité historique, voilà ce que furent les grandes préoccupations de ces auteurs étudiés. Ces préoccupations, nous avons essayé de les présenter, sans érudition inutile, mais également sans concession à la facilité au regard de la somme d’informations que contiennent les textes étudiés et surtout du fait que, chaque auteur étudié réclame la paternité de ses idées en mettant en exergue sa personne et sa personnalité. Au total, la « conception de l’histoire à Rome » est un « chapitre » du « discours romain sur le genre historiographique », un discours qui, teinté d’un romanocentrisme presqu’exagéré, prône la survie du passé romain, avec ses exempla, bona malaque : la première catégorie est à imiter, la deuxième à rejeter. Pour Salluste, Tite-Live et Tacite, l’Histoire doit incarner les grandes valeurs morales et, pourquoi pas, spirituelles qui ont toujours fait la grandeur de l’Vrbs. Chacun exprime cette « philosophie » à sa manière : Dans la préface de son Catilina, Salluste explique clairement qu’il a choisi d’écrire l’histoire carptim pour lui permettre de prolonger la politique en tirant des leçons proches des événements. Toute sa conception de l’Histoire tourne autour de 408

Duchêne 2014,33-34.

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l’homme. Chez lui, l’homme est toujours au centre du mécanisme : soit il mène l’histoire, soit il est mené par le déterminisme collectif (société, race). C’est ce qui explique la part psychologique que prennent ses analyses, ses réflexions sur l’histoire de son temps. La philosophie, mieux la politique de l’Histoire de Tite-Live repose, dans son ensemble, sur certaines convictions morales, religieuses ou politiques dont il fait rarement état de façon directe, mais qui transparaissent à chaque paragraphe de sa préface, soit par les confidences qui lui échappent, soit par les jugements qu’il porte sur les événements et les hommes chez qui il cherche aussi à pénétrer leur psychologie. Comme ses prédécesseurs, Tacite oriente aussi son Histoire dans la sphère psychologique, convaincu que c’est l’homme qui fait l’Histoire et c’est aussi lui qui la subit. Ainsi, pour mieux cerner l’évolution de cette Histoire, il faut comprendre l’Homme, même s’il reconnaît la part très importante de la causalité divine et cosmique dans le cours des événements humains. En tout cas, l’importance que Tacite donne à la dimension humaine et donc passionnelle dans les cours des événements, le fait qu’il est convaincu que l’homme peut régir et comprendre ces événements, explique la richesse de la psychologie dans l’ensemble de ses réflexions sur l’Histoire.

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Appendice La conception de l’histoire chez Augustin (De Civ. Dei, V, 21-22) Pour compléter l’étude de la « conception de l’histoire à Rome », telle que définie dans les programmes des Terminales littéraires de la plupart des pays d’Afrique subsaharienne, il nous parait important d’ajouter un appendice sur saint Augustin. Bien qu’il ne soit pas considéré comme un historien, ce Père de l’Eglise a, dans son De Civitate Dei, évoqué un épisode de l’histoire de Rome, celle de la mise à sac de l’Vrbs, en 410, par Alaric. Le De Civitate D ei V,21-22 est donc une profonde réflexion sur la manière dont saint Augustin conçoit l’histoire et la causalité historique.

1. Le « De Civitate Dei » : un livre de circonstance, une œuvre d’apologétique Avant de procéder à l’analyse et au commentaire de ces chapitres, nous invitons l’enseignant à la prudence intellectuelle : dédié à saint Marcellin, le De Civitate Dei (La Cité de Dieu) est un livre glissant pour une démarche d’histoire conceptuelle en ce qu’il demande à la fois de s’interdire d’y voir ce que l’on y reconnaît et de faire, malgré tout, droit à cette reconnaissance. Comme nous le verrons dans la suite et comme l’a souligné B. Bernardi409, « ce livre est d’abord un livre de circonstances, ou plutôt d’une circonstance: le 24 août 410, Alaric s’empare de Rome et la met à sac. Malgré les signes 409

Bernardi, B. (2008) : « Civitas terrena, civitas dei : la voie augustinienne », Séminaire Paris. Séance 4. 6 mai 2008, p. 7 (texte inédit).

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avant-coureurs qui, depuis bien longtemps, montraient la fragilité de la partie occidentale de l’empire, cet événement retentit comme un véritable coup de tonnerre : l’ordre symbolique romain vacille en son centre. » En plus, s’exprimant en tant que Père de l’Eglise, en tant que pasteur et théologien, saint Augustin410 « se doit de répondre et de donner une interprétation chrétienne de l’événement. Le De Civitate Dei se présente donc d’abord comme une œuvre d’apologétique. Il s’agit de démontrer l’inanité des accusations portées contre le christianisme et, par cette réfutation, de faire valoir que seul le message chrétien peut donner la véritable signification de cet événement. Pour cela, saint Augustin va développer son discours dans plusieurs directions. S’appuyant sur le témoignage des historiens, il montre que les sociétés humaines, et la société romaine comme les autres, ont connu d’innombrables catastrophes comparables à celle du sac de Rome, dont les cultes traditionnels ne les avaient aucunement protégées. Surtout, s’inscrivant dans la continuité apologétique des auteurs chrétiens qui l’ont précédé, il oppose l’inanité des fausses religions, incapables de contribuer au bonheur terrestre des hommes et encore moins à leur salut, à la seule religion de vérité, le christianisme.»411 Écrite par intermittence entre 413 et 427 en vingt-deux livres412, le De Civitate Dei est, le moins qu’on puisse dire, une réponse ironique aux accusations calomnieuses lancées contre le christianisme par ses détracteurs païens. Considérée comme l’œuvre la plus longue et la plus ambitieuse d’Augustin413, elle est aussi l’une des œuvres fondamentales de toute la littérature patristique. Comme l’a si bien noté J. P. Aka414, son mérite exceptionnel est d’avoir clarifié les relations ambiguës entre le 410

L’on retrouvera un intéressant résumé sur sa vie dans Lancel, S., dir. (2005) : SaintAugustin, la Numidie et la société de son temps, Paris/ Bordeaux, Ausonius. 411 Bernardi 2008,8. 412 Cf. https://akepatrice.wordpress.com/2007/12/10/discussion-surune-lecture-de-la-cite-de-dieu-de-st-augustin/ 413 Comme pour les autres écrivains, point n’est besoin de passer beaucoup de temps à la biographie de l’auteur. 414 J. P. Aka, op.cit.

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christianisme et l’ordre temporel et d’avoir établi, contrairement à d’autres écrivains chrétiens parmi les plus influents de l’ère constantinienne, la transcendance radicale de l’Eglise par rapport à l’Empire romain et, en réalité, par rapport à tout régime ou toute pratique politique possible. Il faut dire que saint Augustin n’a pas été le seul croyant à s’interroger sur l’histoire humaine, placée sous le regard de Dieu. Il l’a fait sur la base de sa réflexion chrétienne. D’autres l’ont fait à partir d’une réflexion de philosophie politique ou morale, ou sur la base de leur foi musulmane. C’est par rapport à ces diverses tentatives qu’apparaît le caractère spécifique de sa démarche ; une démarche qui, au bout du compte, est à même de nous amener à cerner sa conception de l’histoire

2. Pourquoi ce titre : « De Civitate Dei » ? Pour attirer l’attention de ses élèves, l’enseignant peut introduire son cours par cette question simple mais essentielle : « pourquoi saint Augustin a-t-il intitulé ses réflexions De Civitate Dei contra paganos (La Cité de Dieu contre les païens) ? La réponse à cette question peut amener l’enseignant à insister sur deux points. Premièrement, ce titre, doit-il souligner, vient de Psaume 87,3: « Il parle de toi pour ta gloire, cité de Dieu » et veut être, comme nous venons de le dire supra, une réponse ironique aux accusations calomnieuses lancées contre le christianisme par ses détracteurs païens. Deuxièmement, en évoquant la « cité de Dieu », saint Augustin nous rappelle indirectement qu’il existe aussi une « cité des hommes ». En fait, Augustin, père de l’Eglise chrétienne (aujourd’hui représentée par l’Eglise catholique dont Rome est le centre spirituel) répartit l’ensemble de l’humanité en deux cités: la Cité de Dieu symbolisée par la « foi chrétienne » et la cité terrestre, symbolisée par l’Vrbs. Dans cette deuxième cité fortement inspirée du monde dans lequel vit saint Augustin, l’homme est le centre du monde. Il convient de savoir que ces deux cités ne sont pas des entités empiriques, comparables aux cités au sens ordinaire du terme et identifiables géographiquement. Il s’agit de cités dans un sens mystique.

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L’appartenance à l’une ou à l’autre est déterminée, non par le hasard de la naissance, la lignée parentale, ou le lieu de résidence, mais par l’objet de son amour ou la fin à laquelle on subordonne toute son action : dans le premier cas, l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi; dans le second, l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu.

3. Structure générale du De Civitate Dei Le De Civitate Dei est reparti en deux blocs. Le premier bloc contient les livres I à X. Il constitue une réfutation des opinions vaines des païens : d’abord, ceux qui honorent les dieux païens pour obtenir le bonheur dans cette vie et l’agrandissement de l’Empire romain415; ensuite, ceux qui honorent les mêmes dieux pour obtenir le bonheur dans la vie à venir, ou le bien de l’âme416. Conformément à la classification que saint Augustin hérite de Varron, les différentes formes prises par la religion païenne sont traitées par ordre d’importance sous trois rubriques: la théologie mythique ou la théologie des poètes; la théologie civile ou la théologie officielle de la cité; la théologie naturelle ou la théologie des philosophes. Le second bloc renferme les livres XI à XXII. Véritable défense et parfaite illustration de la vérité de la foi chrétienne, ce bloc est présenté comme la contrepartie positive de la critique négative exposée dans les dix premiers livres. Bref, la structure générale du De Civitate Dei se développe autour de trois affirmations majeures417 prononcées par saint Augustin, à savoir : 1) accepter la douleur et savoir que toutes réalités humaines sont exposées à passer par le pressoir pour se transfigurer ; 2) Rome, cité terrestre, a été punie parce qu’elle ne cherchait que les intérêts matériels (force, richesse, luxe, etc.), 3) le christianisme, même sur cette terre, représente la cité de Dieu qui est en pèlerinage vers le paradis et qui accueille 415

Livres I à V. Livres VI à X. 417 Cf. Michel, A. (2000) : « Augustin ; culture et pastorale dans la Cité de Dieu », R.E.L, 7725. 416

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aussi les méchants qui peuvent se racheter jusqu’au dernier moment : la justice païenne rejoint ainsi l’amour chrétien.

4. Le De Civitate Dei, V, 21-22 : esquisse d’un commentaire littéraire Avant d’analyser ce passage, nous conseillons à l’enseignant de commencer d’abord par le situer dans l’ensemble plus vaste que constituent les cinq premiers livres de l’œuvre, ci-dessous résumés. Le livre I du De Civitate Dei est consacré au sac de Rome, le 24 août 410, par les Goths sous la conduite d’Alaric. Les Romains attribuent ce sac à l'abandon des anciens dieux protecteurs de Rome provoqué par le christianisme. En même temps, de nombreux chrétiens se scandalisent de ce que leur Dieu n’ait pas protégé l’Vrbs. Saint Augustin répond à cette double accusation, d’une part, en rejetant l’idée d’une sorte de justice immanente qui récompenserait les hommes pieux et châtierait les impies, et d’autre part, en soulignant qu’il ne faut pas confondre la Providence divine avec la rétribution immédiate et systématique des actions humaines. Les livres suivants (II, III et IV) sont consacrés à nier l’efficacité des dieux romains en matière sociale418, politique et militaire419. Le livre V est un véritable discours sur le thème de : « l’unique et vrai Dieu et la grandeur de Rome ». Si les dieux ne 418

Dans le livre II, saint Augustin accuse les dieux romains dont l’immortalité des cultes rendus au panthéon romain ne saurait être source de bienfaits. Il en profite pour dégager une chaîne de causalité entre corruption religieuse, dépravation morale et ruine politique. 419 Dans le livre III, saint Augustin s’attaque aux malheurs politiques de Rome et à l'impuissance de ses dieux en passant minutieusement en revue l'histoire gréco-romaine (il montre que les dieux n'ont jamais puni des crimes ni empêché la ruine injuste d'une cité (Troie) et dénonce aussi les guerres fratricides (guerre entre Albe et Rome) et la glorification de leurs crimes par les Romains. Dans le livre IV, saint Augustin s’en prend à la grandeur de Rome (la grandeur de l'Empire romain et sa durée ne doivent rien à ses dieux) et à l’impuissance de ses dieux (ces derniers assistent chacun une activité humaine et recouvrent certaines fonctions de grands dieux.)

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sont pas la cause de la grandeur de Rome, quelle est donc la raison de cette grandeur? Et pourquoi le vrai Dieu lui a-t-il accordé un tel Empire? Saint Augustin établit d'abord que cette grandeur n'est pas due au destin ni même à la fatalité astrologique, car la croyance au destin tend à abolir tout culte, toute prière, tout libre arbitre. Il examine longuement la question du fatalisme, car le problème avait de son temps une importance considérable. Il s'appuie sur le De divinatione et sur le De fato de Cicéron. Il s'en prend ensuite à Cicéron lui-même qui, pour combattre la divination et pour maintenir le libre arbitre, croit devoir nier la prescience divine, niant en quelque sorte Dieu lui-même. "Il ne faut pas, écrit-il, conclure que rien ne dépend de notre volonté parce que Dieu a prévu ce qui doit à l'avenir en dépendre". Après avoir montré l'impuissance des dieux et l'inanité du destin à procurer la grandeur de Rome, il attribue cette grandeur à la vertu des Romains. Quelles étaient ces vertus pour que Dieu daignât prêter son assistance aux progrès de l'Empire? Les Romains aimaient plus que tout la liberté et la gloire. Dans son argumentation, l’historien Salluste et le poète Virgile sont sollicités. Saint Augustin expose ce qu'il peut concevoir de mieux pour Rome : tout en estimant incomparables la gloire humaine et la gloire du Royaume promis par Dieu selon les termes de l'apôtre Paul, il estime qu'à celui qui ignore le don de l'Esprit saint, l'amour de la gloire est l'aliment de l'activité, l'aiguillon de la vertu. Pour saint Augustin, Dieu accorde une récompense en termes de grandeur humaine, politique. Mais ce père de l’Eglise relativise aussitôt l'importance de la gloire politique. Par un a fortiori rhétorique, en faisant l'éloge des vertus et de l'amour romain de la gloire, il appelle les disciples du Royaume des Cieux à les surpasser. Il rattache en tout temps les succès comme les défaites aux mystères de la volonté divine. Il termine ce livre par un appel à discerner cette volonté divine dans les récents événements politiques, par un éloge des empereurs chrétiens Constantin et Théodose (ce dernier étant son contemporain).

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4.1. De Civ. V, 21,1-5 Revenant sur la grandeur de Rome au chapitre 21, qui fait l’objet de notre commentaire, saint Augustin soutient que l’Empire romain a été disposé, à la fois, par le vrai Dieu, celui des chrétiens de « XXI.1. Quae cum ita sint, non tribuamus dandi regni atque imperii potestatem nisi Deo vero, qui dat felicitatem in regno caelorum solis piis, regnum vero terrenum et piis et impiis, sicut ei placet, cui nihil iniuste placet. Quamvis enim aliquid dixerimus quod apertum nobis esse voluit, tamen multum est ad nos et valde superat vires nostras hominum occulta discutere et liquido examine merita diiudicare regnorum. 2. Ille igitur unus verus Deus, qui nec iudicio nec adiutorio deserit genus humanum, quando voluit et quantum voluit Romanis regnum dedit ; qui dedit Assyriis, vel etiam Persis, a quibus solos duos deos coli, unum bonum, alterum malum, continent litterae istorum, ut taceam de populo hebraeo de quo iam dixi quantum satis visum est, qui praeter unum Deum non coluit et quando regnavit. 3. Qui ergo Persis dedit segetes sine cultu tot deorum quos isti rebus singulis singulos, vel etiam rebus singulis plures praeposuerunt, ipse etiam regnum dedit sine cultu eorum per quorum cultum se isti regnasse crediderunt. 4. Sic etiam hominibus : qui Mario, ipse Gaio Caesari : qui Mario, ipse Gaio Caesari ; qui Augusto, ipse et Neroni, qui Vespasianis, vel patri vel filio, suavissimis imperatoribus, ipse et Domitiano crudelissimo ; et, ne per singulos ire necesse sit, qui Constantino christiano, ipse apostatae Iuliano, cuius egregiam indolem decepit amore dominandi sacrilega et detestanda curiositas. […] 5. Haec plane Deus unus et verus regit et gubernat, ut placet ; et si occultis causis, numquid iniustis ? » « 1. Dans ces conditions, n'attribuons le pouvoir de donner royaumes et empires qu’au vrai Dieu, celui-ci ne donne le bonheur et le royaume des cieux qu’aux hommes pieux, mais le royaume terrestre à la fois aux hommes pieux et aux impies, comme il lui plaît, lui à qui rien ne plaît injustement. Or, quoique nous ayons dit quelque chose qu’il a bien voulu nous laisser découvrir, c’est beaucoup pour nous et cela dépasse tout à fait nos forces que de pénétrer les

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secrets des hommes et de discerner par un lucide examen les mérites des règnes. 2. C’est donc le seul vrai Dieu, dont ni le jugement ni l’aide n’ont manqué au genre humain, qui a donné le règne aux Romains quand il l’a voulu et dans la mesure où il l’a voulu. C’est lui qui l’a donné aux Assyriens et aussi aux Perses, adorateurs (leurs livres en font foi) de deux divinités, l’une bonne, l'autre mauvaise ; sans parler ici du peuple hébreu qui, tant qu'il fut souverain, ne reconnut jamais qu'un seul Dieu. 3. c’est lui qui a donné aux Perses les moissons et les autres biens de la terre, en l'absence de Segetia et de tant d'autres dieux à qui les Romains assignent des fonctions particulières, ou qu'ils associent plusieurs pour un seul emploi ; c'est de lui, dis-je, qu'ils ont reçu l'empire, sans honorer ces dieux auxquels Rome se croit redevable de sa grandeur. 4. De même à l’égard des hommes, celui qui a donné le pouvoir à Marins, l’a donné à César, à Auguste, à Néron : aux Vespasiens père et fils, très doux empereurs et au très cruel Domitien et, pour ne pas tous les énumérer, au chrétien Constantin, ce prince chrétien, et Julien l'Apostat, heureux naturel précipité par la soif de la domination dans une sacrilège et détestable curiosité. […]. 5. Tous ces événements le seul et vrai Dieu les dispose et les gouverne comme il lui plaît, par des causes cachées, mais est-ce à dire injustes? » (Trad. L. Moreau) Etant donné que le De Civitate Dei n’est pas une œuvre d’histoire ni de philosophie, mais d’apologétique et de théologie, cet extrait doit être considéré comme un véritable discours sur Dieu. Dans notre monde devenu multi-religieux, l’enseignant doit faire attention dans ses commentaires au risque de blesser certaines susceptibilités. Il doit s’en tenir uniquement à l’esprit philologique du texte. Sur cette question, l’expérience française nous a beaucoup appris. Revenons au texte. Si philosophiquement, la pensée de saint Augustin s’identifie comme le platonisme chrétien, le De Civitate Dei V, 21 peut alors être perçu comme un exemple parmi tant d’autres pour illustrer une réflexion générale, inspirée de saint Paul, sur la Providence divine comme source de tout pouvoir politique. Introduit par « quae cum ita sint » qui nous rappelle un passage du Catilinaire de Cicéron, ce passage peut être considéré comme l’introduction de la conclusion générale du

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livre V qui compte 27 chapitres. Après avoir a) développé son argumentaire qui consistait à écarter l’erreur qui voudrait faire honneur au Hasard, au fatum, du développement de la puissance romaine, b) parlé de la prescience de Dieu qui ne détruit pas le libre arbitre de la volonté humaine, c) épinglé les mœurs des anciens Romains qui ne croient pas à ce Dieu unique, saint Augustin propose une première conclusion dans laquelle il démontre l’implication du vrai et unique Dieu dans la grandeur de Rome tout en mettant l’accent sur la manière dont Dieu répartit les biens temporels entre les êtres humains. Dès les premières lignes de sa conclusion, saint Augustin insiste sur le fait que, si Dieu a aidé les Romains païens à se constituer un empire, c’est parce que ceux-ci étaient bons selon une certaine idée de la cité terrestre en ce qu’ils s’attachaient plus à la gloire qu’au simple fait de dominer. En admettant cela dans son argumentation, saint Augustin admet que Dieu peut parfois accorder ici-bas à certains hommes des récompenses temporelles sans tenir compte de leur conduite spirituelle ou de leurs comportements dans la société. C’est notamment le cas de Marius, de César, d’Auguste, de Néron, des Vespasiens, père et fils, et même du cruel Domitien. Comme les historiens latins (païens), saint Augustin admet aussi la causalité divine dans le cours des événements et de l’histoire des hommes. La différence est que les historiens païens reconnaissent l’intervention des dieux alors que saint Augustin ne reconnaît ici que l’intervention du Dieu unique. C’est dire que le polythéisme des écrivains païens (historiens latins) s’oppose au monothéisme des écrivains chrétiens. Nous attirons l’attention de l’enseignant qu’au regard de la thématique abordée dans cet ouvrage, il convient de rappeler que la Cité de Dieu est un traité des deux cités, de leurs natures respectives, de leurs relations complexes, et de la façon dont elles s’inscrivent dans le plan divin. Les thèses que saint Augustin y développe ne peuvent être reconnues par nous que comme les premiers linéaments d’une théologie de l’histoire et d’une théologie politique, théologie dans laquelle le Dieu unique est la cause première de toute chose. Concrètement, pour saint Augustin, tout ce qui arrive aux humains est intelligible par Dieu, mieux par son action sur les hommes. Cette action

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passe par une grâce intérieure au cœur des personnes, qui vient de Dieu : en affirmant dans le De Civitate Dei V,21,4 que « Sic etiam hominibus : qui Mario, ipse Gaio Caesari : qui Mario, ipse Gaio Caesari ; qui Augusto, ipse et Neroni, qui Vespasianis, vel patri vel filio, suavissimis imperatoribus, ipse et Domitiano crudelissimo ; et, ne per singulos ire necesse sit, qui Constantino christiano, ipse apostatae Iuliano, cuius egregiam indolem decepit amore dominandi sacrilega et detestanda curiositas. […] », saint Augustin voulait tout simplement soutenir l’idée selon laquelle c’est dans la vie des citoyens de la Cité terrestre que Dieu choisit ceux qui seront les enfants de la Cité céleste.

4.2. De Civ. V, 22,1-6 Le chapitre 22 est la suite de la réflexion commencée au chapitre 21. Saint Augustin va maintenant appuyer ses idées appuyeés par des exemples à valeur démonstrative qui soutiennent l’idée selon laquelle c’est aussi le même vrai Dieu qui, dans la cité terrestre, décide de la durée que peut prendre toute action humaine. Voici d’ailleurs ce qu’il dit : « XXII. 1. Sic etiam tempora ipsa bellorum, sicut in eius arbitrio est iustoque iudicio et misericordia uel adterere uel consolari genus humanum, ut alia citius, alia tardius finiantur. 2. Bellum piratarum a Pompeio, bellum Punicum tertium ab Scipione incredibili celeritate et temporis breuitate confecta sunt. Bellum quoque fugitiuorum gladiatorum, quamuis multis Romanis ducibus et duobus consulibus uictis Italiaque horribiliter contrita atque uastata, tertio tamen anno post multa consumpta consumptum est. […] 3. Sed bellum Punicum secundum cum maximis detrimentis et calamitate rei publicae per annos decem et octo Romanas uires extenuauit et paene consumpsit; duobus proeliis ferme septuaginta Romanorum milia ceciderunt. Bellum Punicum primum per uiginti et tres annos peractum est; bellum Mithridaticum quadraginta. 4. Ac ne quisquam arbitretur rudimenta Romanorum fuisse fortiora ad bella citius peragenda, superioribus temporibus multum in omni uirtute laudatis bellum Samniticum annis tractum est

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ferme quinquaginta; in quo bello ita Romani uicti sunt, ub sub iugum etiam mitterentur. Sed quia non diligebant gloriam propter iustitiam, sed iustitiam propter gloriam diligere uidebantur, pacem factam foedusque ruperunt. 5. Haec ideo commemoro, quoniam multi praeteritarum rerum ignari, quidam etiam dissimulatores suae scientiae, si temporibus Christianis aliquod bellum paulo diutius trahi uident, ilico in nostram religionem proteruissime insiliunt, exclamantes, quod, si ipsa non esset et uetere ritu numina colerentur, iam Romana illa uirtute, quae adiuuante Marte et Bellona tanta celeriter bella confecit, id quoque celerrime finiretur. 6. Recolant igitur qui legerunt, quam diuturna bella, quam uariis euentis, quam luctuosis cladibus a ueteribus sint gesta Romanis, sicut solet orbis terrarum uelut procellosissimum pelagus uaria talium malorum tempestate iactari, et quod nolunt aliquando fateantur, nec insanis aduersus Deum linguis se interimant et decipiant imperitos.» « 1. Souverain arbitre de la guerre, c'est sa justice ou sa miséricorde qui accable ou console le genre humain lorsqu'il en abrège ou en prolonge la durée. 2. La guerre des pirates, la troisième guerre punique, sont terminées avec une incroyable rapidité, l'une par Pompée, l'autre par Scipion. Et la guerre des gladiateurs fugitifs, où deux consuls et plusieurs généraux sont vaincus, où l'Italie est couverte de sang et des ruines, ne laisse pas de s'achever en trois ans. […]. 3. Mais la seconde guerre contre Carthage, si fertile en désastres pour la république, épuise pendant dix-huit années et réduit aux abois les forces romaines. Deux batailles coûtent la vie à plus de soixante-dix mille Romains. Il fallut vingt-trois ans pour achever la première guerre punique, et quarante ans pour abattre Mithridate. 4. Et que l’on se garde de croire que l'apprentissage des conquêtes fut moins rude en ces premiers siècles dont la vertu est tant vantée : la guerre des Samnites se prolonge pendant cinquante ans. Les Romains vaincus et humiliés passent sous le joug. Et comme ce n'est pas la gloire qu'ils aiment pour la justice, mais la justice qu'ils semblent aimer pour la gloire, ils violent la paix, ils rompent le traité. 5. Je rappelle ces faits : car plusieurs, étrangers à l'histoire du passé, quelquesuns en dissimulant la connaissance, prennent sujet de toute guerre qui se prolonge pour se jeter impudemment sur notre

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légion, s'écriant que si elle n'existait pas, si l'on eût conservé l'ancien culte, cette valeur romaine, si prompte sous les auspices de Mars et de Bellone à terminer les guerres, les terminerait de même aujourd'hui. 6. Que les hommes instruits se souviennent donc combien furent longues, combien mêlées de chances diverses et de catastrophes sanglantes, ces guerres soutenues par les vieux Romains; qu'ils songent que ces fléaux sont les tempêtes qui soulèvent l'orageuse mer du monde; qu'ils se résignent enfin à un pénible aveu ; qu'ils cessent de tromper les ignorants, et de parler contre Dieu une langue mortelle à euxmêmes. » (Trad. L. Moreau) Point n’est besoin de faire trop de commentaires sur ce passage composé d’une série d’exemples qui appuient l’idée selon laquelle le

temps/durée constaté dans certains événements humains est étroitement lié à la notion de l'éternité qui ne dépend que du vrai et unique Dieu.

5. Un mot sur le style augustinien Puisqu’il est attesté que l'immensité, voire l'inscrutabilité des problèmes traités dans ses écrits se reflètent dans l'aspect tourmenté du style où l’auteur du De Civitate Dei a, à certains endroits de ses écrits, volontairement renoncé à toute facilité élégante, on ne pourra mieux cerner sa pensée historique ou sa philosophie historique que si l’on maîtrise bien son style. Ainsi, avant de dire un mot sur sa conception de l’histoire, nous allons présenter quelques aspects de son style420. Avant de devenir évêque d’Hippone et écrivain, saint Augustin fut un rhéteur. A ce titre, il avait de solides bases sur la rhétorique et l’éloquence. Celles-ci ont, à coup sûr, marqué son écriture qui nous rappelle certains discours de Cicéron. L’on n’est donc pas étonné de constater que l’écriture 420

Sur le style de saint Augustin, cCf., par exemple, Balmus, C. I. (1930): Etude sur le style de saint Augustin dans les Confessions et la Cité de Dieu, Paris, Les Belles lettres. ID. (1931) : « Etude sur le style de saint Augustin dans les Confessions et la Cité de Dieu », R.B.P.H., 10, fasc. 1-2,195-198.

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augustinienne est, stylistiquement, caractéristique de la prose dite hypotactique avec ses périodes développées proches de celles que nous retrouvons chez Cicéron. Cette prose à périodes longues tantôt compliquées, tantôt faciles est, le moins qu’on puisse dire, le style préféré de saint Augustin. Ce qui est intéressant dans ses périodes parfois enrichies par des citations et des expressions, véritables réminiscences bibliques421, c’est avant tout le choix et l'ordre des mots422, ce moyen puissant d'expressivité, qui trouble souvent l'unité simple et bien organisée de la période. Saint Augustin, devenu évêque, aime mettre en relief ce qui lui semble l'élément le plus important et dominant de sa pensée. Il lui arrive aussi d’utiliser le style antithétique, avec des phrases courtes, une structure rythmique, une symétrie poursuivie jusqu'à la syllabe, des jeux de mots et des métaphores. Ce type de style lui permet de rester fidèle à une tradition africaine, profane aussi bien que chrétienne. D’ailleurs, à propos de la tradition chrétienne, force est de souligner que la structure antithétique que nous venons d’évoquer ainsi que le parallélisme constant des membres de la phrase rappelaient l'antithèse et le parallélisme bibliques tels qu'ils se trouvent dans les Psaumes, chez saint Paul et ailleurs dans l'Écriture Sainte. Autres remarques, dans les passages où il donne des exposés d'ordre philosophique et psychologique, son style est d'une clarté extrême, simple, parfois même dépouillé. 421

Les citations et les réminiscences bibliques s'insèrent dans la phrase le plus souvent comme des éléments isolés, des points d'appui dans l'argumentation au point de troubler, assez souvent, le cours normal de la phrase. 422 Très marquée par le choix des mots, l'ordre des mots, la construction de la phrase, la variété du style, la recherche de l'ampleur, la couleur oratoire et rhétorique, la prose de saint Augustin représente un des stades d'une évolution qui part du latin cicéronien, classique par excellence ou, pour mieux dire, scolaire, pour aboutir au latin du moyen âge et aux langues romanes. Ajoutons que, chez saint Augustin, le choix des mots n'intervient dans la constitution du style augustinien que par l'importance et la valeur d'expression que l'écrivain accorde à certaines catégories d'entre eux (aux substantifs abstraits, par exemple) et par les déviations de sens qu'il fait subir, comme tous les écrivains chrétiens, à des expressions très classiques.

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C’est notamment le cas des passages que nous venons de commenter423. Il convient de noter aussi que, dans le De Civitate Dei, les comparaisons sont assez fréquentes, tandis que les images y sont plutôt rares. On relève aussi quelques archaïsmes dans les Confessions et la Cité de Dieu, mais peu de néologismes et de mots populaires tant il est vrai que ses écrits sont destinés à un public cultivé.

6. Synthèse sur la conception augustinienne de l’histoire Au début de ce chapitre (appendice), nous avons invité l’enseignant à la prudence. Nous l’invitons à la même prudence quand il faut chercher à cerner la conception augustinienne de l’histoire car ne peuvent mieux cerner la pensée augustinienne que ceux qui, comme les professeurs J.-B. Nsuka, Alexis Malingisi et Michel Libambu, se sont spécialisés dans les études patristiques424. En ce qui nous concerne, même si nous ne sommes pas spécialiste de saint Augustin, l’analyse philologique de De Civitate Dei V,21-22 devra conduire tout philologue à se poser deux questions proprement doctrinales dont les réponses pourraient donner un petit éclairage quant à sa conception de l’histoire. Première question : quelles étaient, 423

Commentant le style de l’auteur de De Civitate Dei, dans les extraits en étude, le regretté Paul de Meester (cf. son Vade-mecum de Sixième littéraire, Kinshasa, 1989,74) note la majesté de ton qui frappe l’écriture augustienne, soulignant toutefois que « la phrase se prolonge avec des rebondissements multiples, les mots sont forts et s’opposent de façon frappantes » Il donne comme exemple : regno caelorum… regnum terrenum ; solis piis… piis et impiis, sicut et placet…cui nihil iniuste placet. « La couleur oratoire est très nette ». De Meester, op.cit., signale des groupes binaires scandant sans cesse le mouvement : nec ludibrio nec adiutorio – quando voluit et quantum voluit. « La reprise des mêmes termes renforce la valeur expressive” De Meester propose comme exemple : sine cultu…sine cultu … sine cultu…per quorum cultum (De civ., V,21,3.) 424 Nous aurions pu les consulter, mais le temps nous a fait défaut. Toutefois, leurs critiques sur cette analyse seront les bienvenues.

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pour l'auteur du De Civitate Dei, les limites de la connaissance historique telle que peut l'appréhender l'intelligence humaine ? Deuxième question : quelles étaient les raisons de ces limites ? Loin de nous l’intention de nous lancer dans une grande dissertation, disons tout simplement que, pour ce Père de l’Eglise, toute la conception de l’histoire est basée sur la notion chrétienne de l'impénétrabilité divine, du mystère de la liberté humaine et du mystère du temps dont seul Dieu a la maîtrise. L’histoire sur laquelle réfléchit saint Augustin n’est pas cette histoire de la personne humaine, mais celle de l'humanité, et le temps/durée est étroitement lié à la notion de l'éternité. Dans la composition de son commentaire, quelle que soit sa religion ou ses convictions philosophico-religieuses, l’enseignant est tenu de comprendre que toute la philosophie de l’histoire de ce père de l’Eglise prend son point de départ, d’une part, dans la façon dont il interprète la notion centrale qui se trouve au cœur de ses réflexions, à savoir la notion de cité de Dieu, et de son corollaire, la cité terrestre et, d’autre part, dans cette question universelle : Dieu, qui est-il ? Même si elle n’a pas été spécifiée dans l’extrait du De Civitate Dei en étude, cette question se trouve au cœur de son argumentation développée dans le livre V,21-22. Répondant implicitement à cette question, saint Augustin pense que le Dieu chrétien, le vrai Dieu, est, à la fois, la source de toute puissance et la Providence souveraine de l’Univers qui a donné l’empire aux Romains (De Civ. V,21). C’est aussi de cette même « source » dont dépendent la durée et l’issue des guerres (et par ricochet, de toute chose sur cette terre) (De Civ. V,22). Dans la pensée de saint Augustin, Dieu est au cœur de toute causalité historique. L’enseignant doit insister auprès de ses élèves que, dans son De Civitate Dei, saint Augustin parle effectivement de l’histoire de Rome comme l’ont fait Salluste, Tite-Live et Tacite. La différence avec ces historiens, c’est qu’il met cette histoire en relation avec la Cité de Dieu, qui est la vraie fin de l’Histoire. Autrement dit, l’histoire de Rome n’est pas une histoire des hommes. C’est l’histoire de l’action de Dieu dans la vie communautaire des hommes qui sont libres d’accueillir ou de refuser cette action. L’histoire de Rome est une histoire qui vient de Dieu, une histoire qui se fait de l’intérieur des sociétés

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humaines par la disponibilité ou l’indisponibilité de l’homme au don de Dieu. Avec saint Augustin donc, le De Civitate Dei nous fait entrer dans la méta-histoire. Comme l’a écrit H. Tessier425, alors archevêque d’Alger, l’histoire de ce père de l’Eglise « prend sa source en Dieu et trouve son terme en Lui. Elle se déroule sous le regard de Dieu et situe ses événements particuliers par rapport à l’action de la Providence divine dans les sociétés humaines. Mais il s’agit bien de l’histoire concrète des hommes. On y parle de Rome depuis les temps de Remus et de Romulus, jusqu’à ceux de l’Empire (De civ. Dei V,21,4), de Carthage, de la troisième guerre punique, de Mithridate, de la prise de Rome par Alaric ; etc. On y parle aussi des autres empires liés à l’histoire biblique (Assyrie, Perse) (De Civ. Dei, V, 21,2). L’histoire augustinienne est une interrogation sur le sens des existences individuelles, des évolutions collectives de la communauté des hommes. Portée par une existence de croyant, cette interrogation avait d’abord une orientation apologétique qui, in fine, conduit à la recherche d’une lecture religieuse du sens de l’Histoire. L’apologétique chrétienne de saint Augustin devient alors une théologie de l’Histoire, à travers laquelle ce père de l’Eglise construit tant sa réflexion croyante sur le déroulement des événements que sa conception de l’histoire qui place Dieu au cœur de toute chose.

425

Teissier, H. (2001) : « La Cité de Dieu d'Augustin et de quelques autres », Études 10 (t. 395), 353-364. Toutes nos références sont liées à : https://www.cairn.info/revue-etudes-2001-10-page-353.htm

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426

Pour sa consultation, nous nous sommes référeé à son article publié sur internet. Cf. https://hal-univ-lyon3.archives-ouvertes.fr/hal00360852/documen. D’où la différence de la pagination avec le texte publié. 427 Pour sa consultation, nous nous sommes référer à son article publié sur internet. Cf. https://hal-univ-lyon3.archives-ouvertes.fr/hal00359970/document ? D’où la différence de la pagination ainsi que de la l’année (2009) avec le texte publié.

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Critique et études littéraires aux éditions L’Harmattan Dernières parutions L’eau et la terre dans l’univers romanesque de Claude Simon L’obsession élémentaire

Kotowska Joanna

La fascination humaine pour les quatre éléments de la nature remonte aux temps des premières intuitions scientifiques. Claude Simon, un «alchimiste des mots» contemporain, nous propose un regard original sur deux puissances élémentaires qui structurent son univers romanesque : l’aquatique et le tellurique. Ce jeu incessant entre l’existence et le néant substantiel invite le lecteur à (re)découvrir le potentiel émotionnel émanant de l’eau et de la terre chez Claude Simon. (Coll. Espaces Littéraires, 25.50 euros, 256 p.) ISBN : 978-2-343-13075-0, ISBN EBOOK : 978-2-14-005253-8 Les écritures de la faim Éléments pour une ontologie de la faim

Lucereau Jérôme

Comment aborder les problématiques de la faim dans les littératures ? L’auteur cerne de façon synthétique les principales topiques de la faim, puis il différencie et définit les concepts de faim et d’affamé. Enfin il s’efforce d’élaborer un mythe de la faim en puisant les mythes fondateurs sans éviter les assises dogmatiques et religieuses (de la faim et du jeûne) et les problématiques pathologiques (anorexie/ boulimie), ni le rapport au Pouvoir. Une ontologie de la faim pourrait modifier considérablement le paradigme contemporain de la faim dans le monde. (Coll. Critiques Littéraires, 35.00 euros, 404 p.) ISBN : 978-2-343-13373-7, ISBN EBOOK : 978-2-14-005397-9 Études sur le théâtre d’A. Césaire, A. Camus et B. Zadi Zaourou

Soro Aboudou N’golo

Ce livre décrypte les théâtres d’Albert Camus, d’Aimé Césaire et de Bernard Zadi Zaourou en révélant les effets tragiques en relation avec les implications sociales. Le premier axe de recherche montre comment l’espace dramatique dans Une tempête d’Aimé Césaire traduit les tensions sociales qu’il y représente. Le second axe de réflexion porte sur le personnage dramatique chez Albert Camus et Bernard Zadi Zaourou. (Coll. Harmattan Côte-d’Ivoire, 16.50 euros, 154 p.) ISBN : 978-2-343-13230-3, ISBN EBOOK : 978-2-14-005269-9

Communications et analyse des relations interpersonnelles de la femme dans le roman africain francophone

Mfoumou Marie Zoé

Cet ouvrage prend appui sur une sélection d’une vingtaine de romans africains francophones écrits entre 1881 et 2003. De leur analyse émergent deux figures de la femme africaine : celle qui sait communiquer et qui entretient des relations harmonieuses avec son entourage - assimilée à une «bonne» femme - et celle rejetée, considérée comme une «mauvaise» femme et avec qui les relations sont antagoniques. Il passe également en revue les critères d’appréciation de la femme en Afrique, au fur et à mesure de la modernisation de ce continent. (Coll. Logiques sociales, 27.00 euros, 258 p.) ISBN : 978-2-343-13138-2, ISBN EBOOK : 978-2-14-005400-6 Les Palikares grecs et leurs avatars

Breuillot Martine, Debaisieux Renée-Paule, Terrades Marc

Ce sont ces figures grecques du palikare que présente cet ouvrage : d’abord le klephte (ce bandit des grands chemins), ayant pris les traits d’un vaillant guerrier, encensé par les écrivains, ensuite le personnage plein de bravoure, pour terminer sur la figure parodique du palikare-polisson, qui ne rappelle plus que de loin ses ancêtres glorieux. La gloire se transporte du côté des pitreries et du jeu, un jeu qui garde toutefois, en arrière-plan, la notion de défense de la patrie. (Coll. Études grecques, 14.00 euros, 120 p.) ISBN : 978-2-343-13544-1, ISBN EBOOK : 978-2-14-005344-3 Processus de la catégorisation en linguistique

Nishimura Takuya - Préface de Frank Alvarez-Pereyre

Les sept textes de cet ouvrage présentent quelques réflexions sur la question de la catégorisation linguistique. Il s’agit d’études sur l’état d’un élément qui n’a pas d’appartenance absolue à une catégorie donnée ; cette ambiguïté de relation entre un élément et sa catégorie se situe sur des processus de la catégorisation. Dans ce cadre, on analyse des faits représentatifs de plusieurs langues telles que le japonais, le turc, le vietnamien, le hongrois, l’aïnou, le pomo, etc., sans oublier le français. (Coll. Langue et parole - Recherches en Sc. du Langage, 23.50 euros, 232 p.) ISBN : 978-2-343-12943-3, ISBN EBOOK : 978-2-14-005343-6 Sociolinguistique urbaine, sociolinguistique d’intervention : apports et innovations Hommage scientifique à Thierry Bulot

Dirigé par Gudrun Ledegen

À la suite de la Journée d’hommage scientifique à Thierry Bulot, ses collègues et étudiants présentent ici différentes facettes de ses recherches en sociolinguistique urbaine et prioritaire, en éclairant les enjeux et apports de cette nouvelle école sociolinguistique, son inscription sur les terrains africain, algérien, vietnamien, guernesiais, marocain, ainsi qu’avec la méthodologie de la documentarisation. Tou.te.s viennent exemplifier cette approche fructueuse et toujours engagée. (Coll. Espaces discursifs, 20.00 euros, 188 p.) ISBN : 978-2-343-13485-7, ISBN EBOOK : 978-2-14-005309-2

L’Ésotérisme d’Edgar Poe

Joguin Odile

Tardivement reconnu par la critique de son pays qui l’a vilipendé au lendemain de sa mort, épris de Beauté et d’Unité, Poe s’est interrogé passionnément sur les mystères de l’univers et de l’au-delà. Lui, dont la visée artistique était «l’ordre métaphysique», s’est en particulier tourné vers le réservoir d’images et de symboles que lui ont offert les différents ésotérismes (franc-maçonnerie, arcanes du Tarot, alchimie, arithmosophie...). L’étude est consacrée à explorer cette piste encore peu empruntée. (32.00 euros, 322 p.) ISBN : 978-2-343-13385-0, ISBN EBOOK : 978-2-14-005137-1 Le Déchiffrement du monde La gnose poétique d’Ernst Jünger

D’Algange Luc-Olivier

L’œuvre d’Ernst Jünger ne se réduit pas à ses récits et journaux de guerre. C’est une méditation originale sur le Temps, les dieux, les songes et symboles. Elle mène de l’art de l’interprétation au rapport des hommes au végétal et à la pierre, elle est aussi une rébellion contre l’uniformisation, incarnée dans la liberté supérieure de l’Anarque envers tous les totalitarismes. Cet ouvrage qui met en regard la pensée de Jünger et celles de ses maîtres, de Novalis à Heidegger, entend rendre compte de son dessein poétique et gnostique. Il donne à voir le monde visible comme l’empreinte d’un sceau invisible. (Coll. Théôria, 18.00 euros, 166 p.) ISBN : 978-2-343-13346-1, ISBN EBOOK : 978-2-14-005021-3 Quel oiseau-mouche te pique ? L’éclosion d’une compagnie théâtrale atypique

Hervez-Luc - Préface de Laure Adler

Voici le récit de l’itinéraire atypique de Luc Vandewèghe dit Hervez-Luc. Histoire d’une vie qui aboutit à la création d’une compagnie théâtrale non moins singulière Quel oiseau-mouche te pique ? Dans un langage teinté de poésie, Hervez-Luc retrace les étapes de sa vie depuis son enfance jusqu’aux premiers pas professionnels de la compagnie théâtrale qui a pignon sur rue aujourd’hui à Roubaix et qui sillonne la France entière et de nombreux pays à l’étranger. (14.00 euros, 126 p.) ISBN : 978-2-343-13190-0, ISBN EBOOK : 978-2-14-004979-8 Les redondances prédicatives en français parlé

Depoux Philippe

Français parlé, redondance, prédication, télévision : quels liens unissent ces termes qui semblent avoir bien peu de propriétés en commun ? En mettant en relation milieux sociaux, époques d’enregistrement et types de reformulation, cet ouvrage tente d’expliquer l’usage préférentiel de tel ou tel type de redondance par telle ou telle catégorie de locuteurs. (Coll. Langue et parole - Recherches en Sciences du Langage, 30.00 euros, 292 p.) ISBN : 978-2-343-13301-0, ISBN EBOOK : 978-2-14-005188-3

André Malraux ou Les Métamorphoses de Saturne

Lantonnet Évelyne - Préface de Brian Thompson

Peu d’études critiques ont accordé une place au mythe dans la pensée de Malraux. Autodidacte, ce dernier est allé au-devant de la culture ; il n’a pas été formé par l’institution. D’Antigone à Prométhée, quelques figures fascinent Malraux. Cependant, Saturne est la seule instance mythique, qui domine tout un livre. Saturne : un mythe personnel ? Il interpelle d’abord Malraux en tant que penseur. Celui-ci voit en ce monstre dévorateur une parabole de la condition humaine. Mais Saturne l’interroge aussi en tant qu’esthéticien. Il semblerait que Malraux ait inventé les métamorphoses de Saturne. (Coll. Espaces Littéraires, 30.00 euros, 290 p.) ISBN : 978-2-343-13112-2, ISBN EBOOK : 978-2-14-005078-7 Initiation à la linguistique diachronique de la langue française

Diedhiou Fidèle

Cet ouvrage poursuit un double objectif, à la fois théorique et pratique. Il présente pour chaque chapitre une définition des notions essentielles, avec éventuellement des remarques complémentaires. Sur le plan pratique, il fournit pour chaque cas étudié une fiche retraçant l’histoire phonétique de mots-types du latin au français moderne. Il comprend 15 chapitres permettant de replacer chaque phénomène dans le cadre de son évolution complète, accompagnés de nombreux exercices d’application. (Harmattan Sénégal, 21.50 euros, 219 p.) ISBN : 978-2-343-12898-6, ISBN EBOOK : 978-2-14-005084-8 Paroles, paroles ! Pour quoi parlons-nous ? Essai

Bourse Michel

Qu’est-ce qui est mis en œuvre dans l’acte de parler ? Dans la parole adressée à autrui se joue en fait une relation spécifique, au travers de laquelle tout individu se structure. Celle-ci devient alors l’instrument essentiel d’une intersubjectivité possible, c’est-à-dire d’une relation créatrice qui nous constitue comme sujet dans notre relation à l’autre. Parler aurait donc une fonction véritablement politique : s’y joue en définitive le rapport de chacun d’entre nous au monde. (Coll. Langue et parole - Recherches en Sciences du Langage, 27.00 euros, 262 p.) ISBN : 978-2-343-13219-8, ISBN EBOOK : 978-2-14-004955-2

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José Mambwini Kivuila-Kiaku est Docteur ès lettres de l’Université Sorbonne-Paris IV, fondateur et directeur de publication de la Revue Africaine des Latines (RAEL), fondateur et directeur du Centre d’Études et de Recherches sur l’Antiquité Classique (CERAC), membre associé au Centre de Recherches sur les Littératures et la Sociopoétique (CELIS EA 4280 - équipe « Littératures et représentations de l’Antiquité et du Moyen Age ») de l’Université de Clermont-Ferrand (France), membre associé à l’Institut AUSONIUS UMR 5607 CNRS de l’Université Bordeaux-Montaigne, auteur de plusieurs essais littéraires, notamment sur l’écriture tacitéenne, chef du Département des Lettres et Civilisation latines de l’Université Pédagogique Nationales (UPN) de Kinshasa (RD Congo). Il enseigne, entre autres, les questions de poétique, les questions approfondies de littérature latine et l’explication approfondie d’un auteur latin. Illustration de couverture : © romasph - 123rf.com

ISBN : 978-2-343-14429-0

20,50 €

9 782343 144290

José Mambwini Kivuila-Kiaku

La conception de l’histoire à Rome chez Salluste, Tite-Live et Tacite

Consacré à la « conception de l’histoire à Rome », cet ouvrage est un thesaurus, une somme d’informations relatives à la théorie du genre selon les Anciens. Essai littéraire, dans la tradition philologique, sur les préfaces de Salluste, de Tite-Live et de Tacite, il n’a pas seulement pour ambition de présenter l’Histoire à Rome d’après ces historiens ; il voudrait aussi donner au public auquel il est spécifiquement destiné le goût d’aller plus loin et d’approfondir l’historiographie latine, ou mieux, la conception que ces trois historiens se faisaient de l’Histoire. Ce public, c’est bien évidemment celui composé des latinistes et des enseignants de latin, surtout ceux des classes terminales littéraires d’Afrique francophone subsaharienne. Pour tenter de cerner la pensée profonde de Salluste, Tite-Live et Tacite, l’auteur de cet ouvrage a amorcé un dialogue avec eux à travers des commentaires littéraires de leurs préfaces respectives considérées, à juste titre, comme le lieu par excellence d’une mise en scène d’un acte d’écriture historiographique qui est éminemment un acte de mémoire. Il se dégage de ce dialogue le fait que, pour ces trois auteurs latins, l’Histoire, espace littéraire par excellence censé incarner les grandes valeurs morales, politiques et spirituelles qui ont toujours fait la grandeur de l’Urbs, est un discours bien réfléchi destiné à lutter contre l’oubli du passé romain, un trésor d’exempla à imiter ou à rejeter, toujours à méditer.

José Mambwini Kivuila-Kiaku

La conception

de l’histoire à Rome chez

Salluste, Tite-Live et Tacite Étude littéraire de quelques préfaces

Préface de Florent Babaapu Kabilayi