L'autobiographie et ses aspects théâtraux chez Michel Leiris


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French Pages 148 [143] Year 1995

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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE I
CHAPITRE II
CHAPITRE III
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L'autobiographie et ses aspects théâtraux chez Michel Leiris

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L'Autobiographie et ses aspects théâtraux chez Michel Leiris

Catherine MASSON

L'Autobiographie

et ses aspec~ théâtraux chez Michel Leiris

Editions L'Hannattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005Paris

@ L'Harmattan,

1995 ISBN: 2-7384-3375-3

A Claude

INTRODUCTION MISE EN SCENE, «MISE EN BELLE ECRITURE»! Pas de catharsis au moyen de la confession. Pour qu'il y ait catharsis, il faut que ce que l'on a à dire prenne uneforme, sorte de 'lapsychologie. En ce sens, il n'y

a que la poésie, le lyrisme qui

permette une catharsis2.

Trouver un jour au détour d'un tableau de Picasso l'impression que procure une œuvre avec laquelle on vit depuis des jours et surtout des nuits, voilà ce qui m'arrive lorsque je retourne voir Les Demoiselles d'Avignon au Musée d' Art Moderne de New York. Du mur de gauche- oit se trouvent des photos commentées permettant d'apprécier l'espace esthétique que le peintre a parcouru avant de.nous livrer sa vision d'une réalité - au centre de la pièce oit l'on prend l'œuvre en plein visage, maints allers et retours font naître en fondu enchaîné Picasso-Leiris... je vois Picasso, je pense Leiris. Enfin dans cette présence de Picasso se dessine ce que depuis des jours je tente de formuler à propos de Leiris. Ce tableau qui a progressivement évolué, qui s'est éloigné de la réalité du bordel de Barcelone, ne laissant que des masques aux visages, que des corps brisés. aux prostituées, me parle plus de Picasso que la première ébauche trop proche de la réalité pour dire la vérité d'un regard: encore une fois se

joue devant moi la magie de la vérité du JE révélé dans cette esthétique partie d'une perception du réel; dans ce déplacement entre le réel et l' œuvre je communie avec l'artiste, avec sa vision. Je sens Picasso, je pense Leiris (de la même façon qu'une sensation d'un instant vous renvoie à un identique instant du passé). Souvent j'ai rencontré, dans ces déplacements, ces interstices esthétiques, l'écrivain qui de tâtonnement en tâtonnement, de texte en texte, de style en style s'est cherché... s'est éloigné pour enfin revenir avec l'autobiographie, mais avec une autobiographie qui est moins dans le compte rendu d'une vie que dans la mise en scène, chorégraphie chargée de révéler le JE dans le temps de la lecture. Le peintre ami de l'écrivain va-t-il m'aider à formuler le lieu évanescent où se trouve l'expression du JE? Parler d'une autobiographie dont l'espace est tellement moins dans le fait conté que dans l'esthétique mise en œuvre pour créer le moment de communion avec le lecteur et par là même, dans ce moment, c'est vouloir parler d'un fugitif instant de poésie. S'il est impossible de cerner ce JE leirisien constamment simulé, de bien dire une sensation de présence, il me reste des mises en scène, des modes de simulations, des rituels, toute une écriture qui a su bien souvent révéler magiquement une présence à la recherche d'elle-même. De même que Leiris s'est intéressé aux aspects théâtraux de la possession chez les Ethiopiens de Gondar, je décide de saisir son autobiographie par ses aspects théâtraux. Du premier poème Désert de mains3 publié en 1924 dans le Journal Intentions au premier texte explicitement autobiographique L'Age d'homme, écrit entre 1931 et 1935, Michel Leiris s'adonne à la poésie, à la critique littéraire et artistique, participe à La Révolution Surréaliste, à la revue Documents et aux Cahiers du Sud. Les premiers fragments de Aurora, de Glossaire, j'y serre mes gloses et de Nuits sans nuit voient le jour. Toute la production de cette époque sera souvent republiée : ses poèmes seront repris dans Autres Lancers, Haut Mal, Mots sans mémoire, Simulacre, Le Point Cardinal; ses essais sur les peintres ou les écrivains, ses comptes rendus de livres ou de spectacles seront rassemblés dans Brisées. Leiris a tout juste commencé L'Age d'homme lorsqu'il décide de participer à la Mission ethnographique et linguistique Dakar-Djibouti (niai 1931-février 1933) dont il tiendra le journal, L'Afrique fantôme, qui relate et révèle tout 10

autant son narrateur que l'Afrique. L'individu Leiris n'échappe ni à lui-même ni à la poésie et il explique très bien dans TItres et Travaux, rédigé en août 1967, ainsi que le souligne Jean Jamin, «les rapports qu'il établissait lui..même entre les deux faces de son travail: la littérature et l'ethnographie»4 : Conçue d'abord comme un moyen de dépaysement intellectuel, puis choisie comme second métier, l'ethnologie est aujourd'hui pour Michel Leiris une activité qui lui paraît intimement liée à son activité littéraire. La poésie étant son intérêt majeur, il se trouvait dans les dispositions les plus adéquates pour étudier la langue initiatique des Dogons de Sanga et procéder, par la suite, à l'analyse stylistique des textes

recueillis. L'importance qu'il accorde au théâtre et aux spectacles en général ne pouvait d'autre part, que le porter à examiner, avec le désir opiniâtre d'en discerner les dessous psychologiques, l'espèce de «comédie rituelle» (selon les termes d'Alfred Métraux) à laquelle s'adonnent les adeptes de cultes à base de possession comme celui des zt1rs en Ethiopie et comme le vodou haïtien$.

Leiris fait ici référence à son mémoire sur La langue secrète des Dogons de Sanga qu'il présente pen.dant l'année scolaire 1937-1938 pour son Diplôme de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, section des sciences religieuses. 1924-1937 est une époque tourmentée, une période de QUETE, pourtant à la fin de celle-ci, il semble que Leiris trouve sa voie/voix. Le passage en Afrique va lui révéler la seule esthétique qui pourra le satisfaire au moins le temps de l'écriture, celle qui tourne autour du JE. Ce voyage ne lui apporte pas seulement un nouveau métier, celui d'ethnologue, il est aussi un rite de passage où l'individu Leiris vivant un réel face à face avec lui-même fait la paix avec le poète qui va à son tour bénéficier de cette expérience africaine. La fascination pour les rituels et leurs langages s'ajoute à un goût prononcé pour le théâtre et la mise en scène qui ont dans l'enfance joué le rôle d'un premier rite de passage. L'Afriqtœ fantô11ll!est un repère important pour quiconque veut comprendre la prise de conscience, par l'auteur, de l'origine de son isolement et de l'impossibilité d'yéchapper6. Dans ce journal de voyage, Leiris fait souvent référence au monde inique et ignoble qu'il a quitté?; réfléchissant à la guerre, la seule pensée d'avoir à y participer le révolte et ne fait que le confirmer dans son idée qu'il n'a rien de commun 11

avec ceux qui, dans tout conflit de ce type, ont des buts économiques sordides8. Bien que ses propos soient ceux d'un révolté, à plusieurs reprises dans son œuvre, Leiris ironise sur sa situation de poète et de révolutionnaire qu'illustre ainsi Alain Jouffroy: Son œuvre est une plaie sanglante sur l'épaule nue et parée d'".ne femme trop inconsciente et trop aimée dont nous acceptons la présence à nos côtés par notre seule insertion dans la société, et que nous ne déchirons jamais assez profondément par les gestes et par les mots9.

C'est comme un déchirement que Leiris vit cette insertion dans la société qu'il tente de fuir. Grâce au voyage et à l'ethnographie, il espère changer ses habitudes intellectuelles, «abattre des cloisons entre lesquelles» il étouffe et élargir son horizonl0. Dans Biffuresll, il explique comment cette tentative d'affranchissement, passée de la poésie au voyage ethnographique, n'a fait de lui qu'un autre fonctionnaire, pour enfin le ramener à la littérature. Le voyage va lui révéler ce qu'il appelle «le vrai ,cafard: le cafard colonial» et lui ouvrir la porte de toutes les hantises, le mettre face à tous ses «ratages: actes manqués, aventures manquées, coïts manqués»12.Le voyage ne lui a pas permis 'd'échapper à lui-même et bien au contraire ne fait que le ramener à sa névrose13.Ce que cette expérience lui divulgue, c'est que la source de son malaise n'est pas seulement sociale mais qu'il est, lui, à part entière, en proie à une névrose profonde due à une éducation qui n'a fait de lui qu'une «espèce de paria sentimental... incapable de vivre sainement, en copulant sainement»14. Quinze mois après son départ, il fait un bilan et ose enfin dire et écrire qu'il est «comme châtré» par un «malthusianisme exacerbé»15. Ce malthusianisme, Leiris continuera à le mentionner dans son œuvre. Dans Aurora, les humains sont qualifiés de monstres engendrant d'autres monstres, lui-même se qualifiant de «né malgré lui». Mais cette horreur de la vie n'est en fait qu'une horreur de la mort qui couronne celle-ci: «craignant la mort, je détestai la vie»16avoue-t-il. Ce malaise est aussi illustré par ce qu'il qualifie de «mésentente» entre lui et son propre corps qu'il présente comme un costume dans lequel il serait embarrassé17. Il est non seulement à l'origine de l'idée d'un suicide qui l'arrêterait mais aussi à l'origine d'une autre forme de sui12

cide : l'auto-castration, celle qui crée, dans un monde mâle, l'isolement, la différence, le malaise, l'ennui. L'ennui chez Leiris vient donc de l'abîme quise creuse entre ses sens et ses actes, de l'adhésion apparente à une société qu'au fond il rejette et de la perspective de la mort, figure de Méduse à jamais présente et séduisante mais dont on ne saura jamais dire l'étreinte. La castration mentale de l'écrivain entraîne une tension sexuelle psychique, un refus du désir de l'autre et donc un ennui qui consiste à ne pas pouvoir sortir de soi comme il l'avoue dans son journaP8. Le voyage en Afrique lui permet de vivre la castration non seulement psychique mais sociale: Méditation sur l'érotisme. Je suis chaste depuis bientôt deux ans. D'aucuns me traiteront d'impuissant, diront que je n'ai pas de couilles. Abstraction faite de toutes les raisons sentimentales qui peuvent motiver cette chasteté, il y a un fait certain: jen' aime pas baiser en société. Je suis trop misanthrope pour ne pas avoir envie, vivant en groupe, de me mettre à l'écart. Pour aboutir à une telle séparation, se nier en tant que mâle n'est-il pas un des plus stîrs moyens? [...] Je touche iCi à l'un des aspects de ce que les psychanalystes appellent mon «complexe de castratioID>... Haine des hommes, haine du père. Volonté ferme de ne pas leur ressembler. Désir d'élégance vestimentaire parce qu'elle est inhumaine. Mais dégotît rapide de cette solitude renforcée et grand désir de revenir, par d'autres voies, à une très large humanité... Suis sans doute loin de trouver le moyen d'en sortirt9.

Cette castration vécue en se mettant à l'écart est ici aussi accompagnée de l'incapacité de vivre totalement la séparation. Une autre solution que l'isolement par le voyage est préconisée. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, Leiris cherche une solitude humaine, une solitude qui permettrait le lien avec soi-même et avec I'humanité. Le mot humanité est à souligner Caril n'implique pas le terme société. La quête de Leiris est plutôt celle d'une connaissance ou d'une révélation de ce qui nous fait humain par le biais du regard narcissique. L'ennui est donc lié à la difficulté d'être, d'être. pour mourir. Comme poude moine dans sa cellule, la pensée de la mort, l'angoisse qui ne doivent pas et ne peuvent pas être dissoutes dans la réalisation de passions ou plaisirs char~ nels, vont engendrer des moyens de dépasser ces peurs: la pensée tournée vers Dieu pour le moine, l'écriture tournée 13

vers soi pour Leiris qui entre en littérature comme on entre en religion et cède à sa vocation de poète en en acceptant les contradictions. D'aucuns diront que ce repli sur soi n'est que de la masturbation, du plaisir solitaire et donc un autre échec. Dans L'Afrique fantôme, Leiris donne de l'onanisme une vision qui fait de cette pratique non plus un vice solitaire mais un pont jeté vers l'autre. L'onanisme est à son avis un moyen de renouer un pacte avec l'extérieur préalablement rejeté: l' onaniste est mentalement lié à l'Autre. Leiris ose le paradoxe et démontre que la masturbation n'est pas une pratique totalement solitaire, Leiris nous dit qu'elle revêt «un caractère éminemment social» parce qu'elle dépend d'une présence imaginaire, ou qu'elle est liée à des souvenirs 20. Pour Leiris, poète, la masturbation représente à la fois quelque chose de grandiose et de raté; elle devient donc un modèle pour l'écrivain qui ne peut échapper à lui-même mais qui souhaite revenir à une humanité. Le temps de l'écriture devient ce temps de jouissance qui efface momentanément la mort et la vie. L'écriture est le moment de jouissance narcissique qui permet à l'écrivain de retrouver l'enfance, de lier présent et passé et donc grâce à l'illusion de se retrouver face à soi-même et de faire avec soi-même, tout en pensant à un lecteur, marque de l'humanité. L'écriture autobiographique permet à la fois le repli sur soi, l'exploitation de la solitude et de l'ennui pour atteindre une connaissance de soi et donc de 1'humain à partager avec un lecteur dont la présence illusoire donne à cette variété d'onanisme un caractère «grandiose» de sacrement partagé. Comme pour toute célébration religieuse ou sacrificielle, la magie du partage et de la connaissance sera à recélébrer. L'impression de ratage sera dépassée dès que l'écriture fonctionnera. Dans A cor et à cri, se présentant comme «un vieux petit monsieur», il avoue que l'écriture fut longtemps «un moyen de ne pas être pétrifié à la vue de la Méduse qui loge en lui». Cette écriture fut longtemps un calmant contre la peur de la mort~l. Dans Images de marque, dernier écrit publié avant sa mort, Leiris se peint au moyen de quelques maximes: Un taciturne qui pour abolir sa geôle, s'efforce de bavarder. Un paresseux que l'ennui oblige à travailler. Un écrivain qui ne brigue pas l'immortalité relative que vous

14

assure la gloire mais a soif de l'impression qu'il ressent quand il est au travail et que cela marche à souhait: n'être plus sous la coupe de la mort22,

Ce dernier aphorisme énonce de façon claire le rôle de l'écriture. L'écriture autobiographique aurait donc eu un effet cathartique. Il était donc logique que celle-ci fût sans fin et qu'elle n'ait été interrompue que par la mort de l'écrivain. La quête aboutit à des écritures où le face à face constant avec soi-même permet temporairement d'échapper à l'obsession de la mort, de se rapprocher, à des moments privilégiés, d'une connaissance de soi. Cette écriture permet aussi un retour à l'humanité tout en étant un repli sur soi puisqu'elle est tentative de connaissance de soi à partager avec les autres pour les amener à réfléchir sur leur propre condition. Cette tentative définit ce que Leiris appelle une écriture authentique23.Dans cette démarche Leiris ressemble à un apôtre. dont le sacrifice solitaire permet de dévoiler la bonne parole..Dans quelques-uns de ses derniers fragments autobiographiques Leiris lui-même dévoile ce côté religieux: Un coupable qui produit des livres pour gagner son pardon. Un prophète trop prophète pour être un gai prophète. Naguère, un voyageur en quête d'une terre promise24.

L'autobiographie prend alors un aspect sacré de par cette démission littéraire de l'être au monde et de par le paroxysme' de connaissance du JE souhaité, à partager dans la communion de la lecture. Cette remarque écrite avant la publication du Journal trouve dans ce dernier une confirmation de l'importance du sacré pour Michel Leiris: Il y a longtemps que je considère comme seuls réellement valables les livres à ambition «totalitaire», j'entends: ceux dans lesquels l'auteur vise à exprimer en totalité sa conception du monde ou de la vie, Outoutce qu'il sait de lui-même. Or, les livres «totalitaires» types sont les livres sacrés2$.

Chez Michel Leiris il y a une manière d'écrire avant et 'une manière d'écrire après l'Afrique. En cherchant à échapper à la société età lui-même, Leiris cherche un style personnel sans le savoir. Leiris ne peut plus seulement se dire, il veut donner une profondeur et en cela apporter comme une troisième dimension à son écriture, lui donner un écho sonore, un volume sculptural, une épaisseur mouvante. Il 15

veut percer sa réalité, l'encorner, la jouer, la mettre en scène car, où mieux qu'au théâtre, ou dans l'arène, ne se dit la vérité dans l'illusion, dans les masques, dans les mises en scène ou dans les rituels - vus également comme une forme théâtrale26.Leiris a compris qu'il est impossible de montrer la totalité de l'être dans la platitude - j'entends ici dans le plat du texte. Il faut bouger autour du JE, il ne faut pas se placer toujours au même endroit pour le considérer. Mais comment tourner autour de soi lorsqu'on écrit, comment rendre compte de la vérité ou la trouver sinon en se regardant évoluer dans un jeu de mise à nu théâtrale. C'est cette esthéthique de la mise en scène de soi qui fait d'une autobiographie un long poème, ce point de vue jeté sur l'œuvre se voit renforcé aujourd'hui par la publication du Journal. Le Journal, c'est la glaise du sculpteur, la palette de couleurs du peintre, c'est l'homme dans sa nudité, dans sa laideur même, mais il s'agit de sortir l'œuvre de cet amas. Du Journal à l' œuvre, il yale désir de poésie et surtout la démarche d'un grand poète; la volonté de dépasser la simple description ou consignation scientifique (journal) pour atteindre la poésie

-

démarche qui faisait de Métraux un

poète selon Leiris. L'esthétique théâtrale et rituelle a évolué d'œuvre en œuvre mais le paramètre constant reste le spectateur-lecteur dont Leiris soulignait déjà la nécessité en 1933 en allant jusqu'à présenter «la poésie comme coït avec la lecture»27. Peut-on aussi faire vrai sans abolir la distance avec le spectateur-lecteur, sans se rapprocher du lecteur-frère? Et quel meilleur moyen de se rapprocher que la touche ironique ou humoristique qui parle à tous, rendant encore plus humain, encore plus frère l'artiste tentant de toucher ses semblables. De la même façon, la référence à des événements réels permettra encore au spectateur~lecteur de reconnaître une réalité familière et d'éveiller en lui «une suite de résonances», preuve selon Leiris qu'un charme s'est exercé de l'écrivain au lecteurs.

NOTES 1

16

Lorsque le Journal de Leiris est sorti en septembre 92, je travaillais depuis longtemps sur son œuvre et sur la notion de mise en scène, j' étais donc d'autant plus sensible à toutes les expressions construites sur le modèle du mot mise en scène, telle «mise en belle écriture» rencontrée

à la page 561. De plus comme l'explique Leiris à cette page, il est quesc tion, lorsqu'il emploie cette expression, d'une «esthétisation» de la confession et c'est exactement ce à quoi je fais référence lorsque je parle de mise en scène. Michel Leiris, Journal, 1922-1989, Edition établie, présentée et annotée par Jean Jamin (Paris: Gallimard, 1992). 2

Michel Leiris, Journal, p.317.

3

Poème publié dans lejoumalIntentions, 3e année, n021, janvier-février 1924, pp.23-26 (repris dans André Masson et son univers).

4

Voir le texte dans lequel Jean Jamin rend hommage à Michel Leiris et présente TItres et Travaux, Gradhiva, n09, 1991, pp.3-4.

5

Leiris, Titre.~et Travaux, in Gradhiva, n°.9, 1991, pp.5-l3. Repris dans C'est-à-dire (Paris: Jean Michel Place, 1992), pp.57-80.

6

C'est à la troisième personne que Leiris parle de cette prise de conscience et de son livre L'AfriquefanttJme dans le prière d'insérer publié plus tard dans le recueil Brisée.~ (Paris: Mercure de France, 1966), pp.54-55. Leiris s'est aussi exprimé sur la genèse de ce texte: «J'écrivais essentiellement pour moi. Je l'ai dit je crois, c'était un livre expérimental. J'en avais par-dessus la tête de la littérature, du surréalisme notamment, par-dessus la tête de la civilisation occidentale. Je voulais voir ce que ça allait donner de m'astreindre à consigner à peu près tout ce qui se passait dans ma tête. Voilà à peu près l'idée qui a présidé àL'AfriquefanttJme.» (C'est-à-dire, p.46)

7

Leiris, L'AfriquefanttJme

8

Ibid., p.186.

9

Alain Jouffroy, «Loyauté de Michel Leiris», préface à Haut mal (Paris: Gallimard, 1946), p.15.

(Paris: Gallimard, 1934), p.lO.

10 Leiris, L'Afrique fanttJme, p.8. 11 Leiris, Biffures (Paris: Gallimard, 1948), pp.230-23 1. 12 Leiris, L'AfriquefanttJme,

pp.498-499.

13 Ibid., p.130. 14 Ibid., p.503. 15 Ibid., p.321. 16 Leiris, Aurora (Paris: Gallimard, 1939), p.84. 17 Leiris, Biffure.~, p.207. 18 Leiris, L'Afrique fantôme, p.358. 19 Ibid., p.488. 20 Ibid., pp.243-244. 21 Leiris, A cor et à cri (Paris: Gallimard, 1988), p.185. 22 Leiris, Image.~ de marque (Cognac: Le temps qu'il fait, 1989). Les pages de cette édition ne sont pas numérotées. 23 Leiris, Bri.\"ée.\",pp.112-113. Dans toute l'(euvre de Leiris, on retrouve la réflexion sur l'.écrivain authentique et les moyens d'atteindre cette authenticité.

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24 Leiris, Image. v de marque. 25 Leiris, Journal, pp.344-345. 26 Dans l'entretien avec Jean Jamin et Sally Price, repris dans C'est-àdire, il explique: «Métraux m'a tout de même précédé dans la vue théâtrale de la transe. C'est peut-être même dans son livre le Vaudou Jut'tien qu'il emploie le terme de 'comédie rituelle' qui est une excellente expression.» 27 Leiris, Journal, p.219. 28 C'est à propos de Georges Limbour, dans l'article «Boule blanche pour 'L'Enfant polaire'» repris dans Zébrageque Leiris parle ainsi de la poésie. Zébrage (Paris: Gallimard, 1992), pp.I25-130.

18

CHAPITRE I LE SPECTATEUR DU TEXTE

Pour que cela soit, il faut à mon sens que cela soit ressenti par les

autres, en communion avec d'autres].

Les spectacles (opéra, théâtre et corrida2) auxquels Leiris a assisté, les rites sacrificiels auxquels il a participé lui ont fait découvrir la magie du théâtre et du sang. Fort de ces leçons, Leiris devient metteur en scène, mais aussi guide et initiateur car la mise en scène sera basée sur le pouvoir de séduction qu'ont eu, sur lui, certains éléments. Le texte devient donc à la fois un spectacle et un rite où les lecteurs (spectateurs du texte) se voient attribuer un rôle actif de par.. ticipants (s'ils acceptent la part de jeu, ou l'ironie sur soi-même) et même de malades capables de trouver grâce à la magie du texte un message guérisseur.

Leiris spectateur Au théâtre ou à l'opéra Lorsque Robert Bréchon souligne l'importance du théâtre dans la formation de Leiris3, il ne fait que développer ce que Leiris lui-même suggère surtout dans L'Age d'homme4. Peu importe, explique-t-il, que l'émotion ait pu être sincère ou simulée, Il a «pleuré», s'est «extasié», a «tremblé» devant

ces spectacles; il a éprouvé ce que les personnages principaux ont vécu. Il a «abandonné le Mont Salvat avec le chevalier au cygne, vidé la coupe de la folie avec HamIeL.» (p.44). Certains spectacles l'ont déçu car l'histoire n'était pas tragique. Les émotions ressenties par Leiris sont provoquées par des simulations, par des décors en carton (coupes de carton doré, jeux de lumière et autres fastes...). Il a pris conscience qu'une simulation est capable d'émouvoir le spectateur si le tout est coloré d'une lueur tragique. C'est donc l'ensemble d'une mise en scène qui doit être à la fois séduisante et tragique. Si Leiris a choisi de donner une forme dramatique à sa confession, c'est à cause du caractère magique et exemplaire que le théâtre revêt. Atteindre l'au-delà des feux de la rampe, c'est accéder au côté magique, au domaine du sublime (pA?). Pour le poète, c'est l'écriture qui permet de franchir la ligne magiqueS; L'autre point important, c'est que le drame doit être vu comme un modèle ou un oracle. Avec les Contes d' Hoffmann, Leiris avoue que ce qui l'a séduit c'est justement qu' «il y avait dans l'affabulation quelque chose à 'comprendre'» (p.50). Ce qui le frappe dans Parsifal, c'est la blessure d'Amfortas, mais étant enfant cet opéra gardait pour lui un côté mystérieux que son impuberté ne lui permettait point de comprendre totalement (pA5). Toutes les réflexions sur son initiation au théâtre présagent aussi du caractère révélateur que revêtira l'écrit qui se veut spectacle, ainsi que de l'initiation nécessaire (le lecteur ayant besoin également de dépasser un certain type de puberté) à la compréhension du mystère. La quête du Graal symbolise à la fois l'initiation nécessaire et la révélation au bout de la quête, et devient une allégorie du rite de passage que le lecteur . devra vivre afin de toucher à la vérité. Leiris aficionado D'un spectacle simulant la réalité, nous passons, avec la tauromachie, à un spectacle mettant en scène un face à face réel avec le danger. Dans un article de Brisées, «Civilisation»6, Leiris montre comment une attraction de cirque, dangereuse pour l'artiste, fascine le spectateur. Il note en outre l'importance de boucs émissaires7 et le plaisir que peuvent procurer les spectacles ou d'autres courent des risques. Le spectacle réussi est celui qui sait émouvoir le 20

spectateur et le faire participer au danger mortel, ce que Leiris note en reprenant des propos de Giacometti : Ainsi apparaît tout à fait juste l'opinion du sculpteur Giacometti, disant un jour que la seule pièce de théâtre, à son avis, possible, serait celle-ci: le rideau se lève, un pompier entre en scène et crie: Au feu! Le rideau tombe, c'est la panique, et toute la salle se vide dans un féroce désordres.

La tauromachie, elle, est capable de soulever la foule, (il n'est point besoin de crier: «Au feu!», pour voir le public se soulever aux moments les plus forts de la corrida) et elle présente, non seulement, une vision du danger, pouvant procurer un certain plaisir, mais le moment de mise à mort, attendu comme le paroxysme en amour. Il ne s'agit pas seulement d'un «priest-matadof»9 tel que l'entend MaryAnn Caws, mais d'un rite sacrificiel du fait de la présence du sang et de la mort Tout ce qui passe par le sang revêt une grande importance pour Leiris mais l'expérience directe du sang, pour lui, passe par l'Afrique. Ce qui explique que ses textes, bien que sous-tendus parla métaphore tauromachique soient avant tout la peinture du rituel africain, celui qu'il a vécu authentiquement Dans L'Afrique fantôme, l'épisode nous montrant Emawayish, qui va se laver la bouche après avoir bu le sang de l'animal sacrifié, est commenté par Leiris: «Personnellement, ce geste m'a fait souffrir comme une espèce de reniement»lO. Un peu plus tard, Leiris participe à une cérémonie au cours de laquelle il reçoit le sang. Après cette expérience il précise: Resté sur la banquette, je me sens très séparé, très saint, très élu. Je pense à ma première communion: si elle avait été aussi grave que cela, peut-être serais-je resté croyant; mais la vraie religion ne commence qu'avec le sangll.

C'est cette présence du sang qui donne à la corrida un aspect sacrificiel que n'offre pas le théâtre sinon par suggestion. DansL'Age d'homme, Leiris s'interroge sur la valeur sacrificielle de la corrida qui «lui confère une valeur passionnelle» (p.70). C'est après avoir rapproché l'amour, l'émotion sexuelle et la tauromachie que Leiris a dégagé les côtés ambigu et sacré de celle-:ci et qu'il a insisté sur son caractère tragique. Le tragique dépend de cette présence du sang qui souvent au théâtre se traduit par la mort d'une victime. Jean-Paul Roux, dans Le sang. Mythes, symboles et 21

réalités, montre l'ambivalence universelle du sang, à la fois vie et mort, masculin et féminin. fi consacre également une partie de son ouvrage à la fascination que peut exercer le sangl2. Dans Miroir de la tauromachie, Leiris présente l'entrée du gauche dans le droit (c'est-à-dire le moment où la corne va faire dévier le mouvement de la cape réglé par le torero) comme le moment où éclate «le sentiment du sacré». Le sentiment du sacré correspond à la présence de la corne dans l'écriture. Bien entendu, l'un et l'autre restent au niveau de l'illusion, il s'agit du «sentiment» du sacré, comme il s'agit de l' «illusion» de la corne dans l'écriture. De même que le sacré ne peut être senti que par des participants complices, la corne dans l'écriture ne peut être perçue que par ceux qui sont séduits par le jeu de l'écriture et la simulation souhaitée. Cette expression du sacré permet d'expliquer pourquoi Leiris fait entrer d'une façon qui peut paraître paradoxale des descriptions ou allusions qu'il qualifie lui-même de «vulgaires» ou des remarques ironiques ne cachant pas le fait qu'il joue une comédie. Au premier degré, on pourrait penser que ces interventions détruisent l'effet de poétisation souhaité. Les notations vulgairesl3 peuvent être analysées comme des entrées du gauche dans le droit et les indications ironiques servent l'effet de poétisation car la théâtralité, la comédie, la conscience de jouer un rôle font partie pour Leiris du sacré comme cela ressort de ses analyses ethnographiques de la possession. Leiris ethnologue Dans La possession et ses aspects théâtraux chez les Ethiopiens de Gondar, Leiris décrit une scène rituelle de possession insistant sur le jeu théâtral : L'ensemble se déroulera sur un mode théâtral en ce sens que chaque épisode du traitement - et, singulièrement, les sacrifices sanglants qui en sont les moments les plus solennels équivaut à une action figurée qui aurait pour héros les esprits possesseurs et pour acteurs les possédés qui se font incarnations de ces esprits, soit le patient, le guérisseur et les adeptes

qui l'assistent (...)14

C'est l'écriture capable de faire sentir la présence du.sacré (des esprits) qui serait le guérisseur de la souffrance du lecteur. fi s'agira encore de déterminer ce qui provoque cette 22

souffrance. Cette idée de l'écriture «guérisseur», est émise à la fin d'un des derniers livres de Leiris, A cor et à cri: Un malade constatant que le calmant jusqu'à présent efficace ne peut plus rien contre sa souffrancel5.

En dépit de ce constat d'échec qui est présent à la fin de presque tous ses ouvrages, Leiris ne nie pas pour autant la conception de l'écriture guérisseur. Mais, le fait que la guérison n'est jamais totale pennet et exige la continuation du rituel de l'écriture; en cela la souffrance de vivre est nécessaire à l'accomplissement du sacrifice offert dans l'écriture. C'est aussi l'asPeCt répétitif et même ludique du sacrifice qui lui donne sa valeur car il s'installe une espèce de connivence entre tous les participants. Dans son œuvre, Leiris pourra également répéter le rituel autant qu' il le voudra. Son étude de La Langue secrète des Dogons de Sanga lui permet d'assimiler un troisième élément de ces situations sacrificielles. La langue secrète16dont il est question dans cette analyse ethnographique n'est pas sans rappeler certains aspects de l'écriture leirisienne, notamment lorsque Leiris mentionne les imprécisions probables qui se glissent dans cette langue: De telles imprécisions,pratiquement,importentassez peu, puisqu'il s'agit d'une langue qu'on peut dire essentiellement magique et poétique, en ce sens qu'elle vise moins à exposer

ou à dépeindre qu'à susciter des forces, à engendrer des émotion...

17.

La précision ou la vérité18importent moins que la visée du message ou l'émotion que l'on cherche à susciter aussi bien dans les rites de possession que dans l'écriture. L'essentiel comme le précise Duvignaud est que «l'acte de transvestissement» dans l'écriture soit «un acte de réalisation sociale» : Cela, Michel Leiris l'a pressenti quand il fait de «l'esprit du zâr», le «symbole d'une manière d'être» qui appelle une crédibilité intermédiaire entre le vrai et le faux. Ce «symbole d'une manière d'être», ce presque «caractère» de théâtre agit comme une matrice de signes de participation réalisant une «extase» collective, c'est-à-dire un degré de fusion des consciences qui abolit les barrières établies par la société officielle figée19.

Au cours de l'analyse deL'Age d'hornme, je montrerai comment Leiris tente d'abolir certaines barrières sociales. 23

Ce que les rapprochements du théâtre, des cérémonies sacrificielles et de la possession suggèrent, c'est que la communion essentielle (la fusion complice) qui doit s'instaurer entre les participants exige que le spectateur devienne un acteur du drame auquel il assiste pour en goûter le mystère. Le lecteur-spectateur doit d'abord être un initié (ceci explique pourquoi Leiris continue à analyser son écriture et n'en cache pas la visée) qui comprend et accepte la part de jeu (jeu que Leiris ne cesse de rappeler en ironisant sur lui-même) qui lui permettra d'entrer en contact avec soi et partager une émotion que le poète, seul, peut lui faire connaître2o. Mais en même temps, le poète se distribue tous les rôles et le privilège d'être aussi le spectateur pour se connaître. Leiris est le spectateur de la vie sublimisée qu'il nous livre et d'abord c'est lui-même qu'il essaie de séduire21. C'est la possibilité de s'absenter de soi-même tout en restant présent que Leiris utilise; restant à la fois sur la rive et voguant sur le bateau, il est à la fois sacrifié et sacrificateur, acteur et spectateur. L'idée que la dramatisation est un élément nécessaire pour atteindre quelque connaissance de soi est émise par Georges Bataille dans L'expérience intérieure22. Cette découverte de soi rendue possible par le regard n'est pas sans rappeler «Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je»23. Ceci nous ramène à l'œuvre d'art «miroir» dans lequel le spectateur peut s' identifier (en sortant de lui-même) et à l'aspect séduisant du torero. Leiris est séduit par l'acteur et par le torero, et il choisit d'être le torero. En plus de la fascination exercée par le spectacle, il y a identification à l'objet séduisant. Mais s'identifier à l' objet séduisant, c'est devenir à son tour séduisant comme le note très bien Vincent Descombes dans L'inconscient malgré lui24.Leiris s'identifiant au torero séducteur devrait donc à son tour exercer des forces de séduction sur son propre public, c'est-à-dire ses lecteurs.

Matador-Séducteur-Ecrivain Séduction avouée A de nombreuses reprises dans L'Age d'homme, Michel Leiris avoue cette volonté de séduction25, et ill'adinet ouvertement dans un entretien avec Madeleine Chapsal26. Leiris parle même de «coquetterie» et il ajoute: «il ne faut 24

pas se la dissimuler, et j'ai horreur des écrivains qui se comportent comme si cela n'existait pas»27.Dans A cor et à cri, il note qu' «un certain donjuanisme n'est jamais tout à fait étranger»28 à l'entreprise de l'auteur (lui.,même) qui vieillit. Pourtant, comme Jean Baudrillard le constate dans son ouvrage, De la séduction, la «puissance du féminin est laséduction»29, tout en comprenant par «le féminin» l'autre face du moi: «C'est par cette tractation sensuelle, incestueuse avec elle, avec notre double, aveC notre mort, que nous gagnons notre pouvoir de séduction»30. Il faut donc en conclure que tout individu possède ce côté féminin, que Baudrillard différencie de la «femme». Si le caractère érotique du combat entre le torero et le taureau a été très sOuvent noté, le taureau, bien que symbole ambigu, apparaît, surtout chez Leiris, comme le symbole mâle qui fait peur. Le matador, face au taureau mâle, devient alors un symbole féminin. En fait, dans le chapitre «Vois! Déjà l'ange...», Leiris rapproche Khadidja d'une brebis étalée sur une table comme prête pour un sacrifice, cette brebis ayant d'abord évoqué la «Minotauromachie» de Picasso et plus précisément «la femme en costume de torero et poitrine découverte effondrée sur le dos du cheval éclopé»3l. A un autre endroit de ce chapitre on retrouve cette ambiguïté du masculin et du féminin, lorsque, encore une fois, il évoque Khadidja : je suis sans pouvoir sur la douteuse idole qu' arme maintenant de son ergot fantomatique la trace laissée dans mon cerveau par l'aspérité de chair rosée qui surmontait l 'humide ravin ouvert dans le brun de ses cuisses32.

C'est Khadidja qui, après avoir été comparée à la bête sacrifiée et au torero féminin, devient, dans le dernier exemple, le taureau. Dans l'œuvre comme dans la corrida, cette ambiguïté plane constamment. Car si l'animal pénètre le torero de sa Corne, il est alors le mâle vainqueur. Mais si le torero perce de son épée (symbole phallique) le taureau, c'est celui-ci qui est alors la bête sacrifiée. Dans l'écriture, quand le JE de l'énoncé se couvre d'un habit de lumière en se présentant sous une forme mythique, il est la séduction même et le JE de l'énonciation qui intervient dans le texte suggère la présence de la corne. Mais lequel est le plus séduisant? Finalement, qui est la bête sacrifiée? L'écriture ne fait que 25

renforcer le mystère puisque, simulant les mouvements de la cape, elle enveloppe les JE dans une valse érotique qui est à son tour fascinante et mystérieuse comme la cape dans la corrida. La cape, dit-on, est plutôt là pour fasciner (leurrer) le spectateur que le toro car lorsque les deux «monstres» se rapprochent, elle dissimule l'enveloppement, excitant encore plus le voyeur-spectateur. Les deux monstres n'en forment alors plus qu'un seul, dans lequel le masculin et le féminin se retrouvent comme unis par les plis de la cape. La séduction que Baudrillard compare à un sacrifice33, est comme l'accomplissement d'une œuvre d'art: «'De la séduction considérée comme l'un des Beaux-Arts' (comme l'assassinat bien sûr)>>34n'est pas sans rappeler: «De La littérature considérée comme une tauromachie». Tout un art régit les mouvements du matador qui ont pour but d'émouvoir des spectateurs3S,tout comme Leiris veut émouvoir dans ses livres: J'aimerais toucher suffisamment quelques lecteurs inconnus (actuels ou à venir) pour que tout au fond d'eux-mêmes ils soient saisis par l'impression que nous parlons la même langue36.

Dans la fonction plurielle de la séduction chez Leiris, il y a donc un désir de trouver une partie de soi-même et de découvrir une partie de l'autre, d'être compris et de faire comprendre, et finalement un besoin de trouver une victime et un complice. Initiation des lecteurs L'observation de Leiris-spectateur suggère que celui-ci nous initie à son monde, façon de nous amener à l'âge de la puberté en nous montrant comment il a réagi, lui, devant les spectacles. Dans cette initiation du lecteur, nous avons la description d'une séduction suivie d'une identification. L' œuvre de Leiris qui nous donne le plus grand nombre d'exemples de ce phénomène est L'Age d'homme, un texte offrant un modèle de lecture du type de ceux dont parle Ross Chambers dans Story and Situation37et plus spécifiquement ce qu'il traite sous le titre «Textual Mirrorings». S'intéresser aux effets de miroirs, c'est vérifier la rétlexivité de la séduction dans l'œuvre. D'après Chambers, pour bien comprendre la séduction que peut exercer le texte, il nous 26

faut bien cerner les modèles de séduction et aussi les antimodèles. A cette lecture, il nous conseille d'ajouter une lecture des commentaires ou de tout discours méta-narratif. Chez Leiris, tout texte où il commente son écriture comme dans «.De la littérature considérée comme une tauromachie» est méta-narratif, toutes les interventions du JE de l'énonciation qui ont pour objet celui qui écrit ou l'écriture font également partie de cette catégorie. Dans les parties de textes consacrés au JE de l'énoncé, nous avons des exemples d'anti-modèles de séduction. L'attitude adoptée lors de la première rencontre avec sa femme en est un bon exemple: Gêné par ce qu'on sentait en elle d'éducation bourgeoise, paralysé par un retour soudain de toutes mes phobies et convaincu, du reste, que si je me mariais e'en serait fait de l'Amitié, je me conduisis à son égard de la façon la plus invraisemblablement conventionnelle, commençant par demander officiellement sa main, puis n'osant la courtiser autrement qu'en lui adressant des bouquets et des poèmes et restant froid et silencieux sitôt que J'étais devant elle. Sibien qu'elle me refusa. (p.189)

Le silence ou les fleurs c'est-à-dire, la «froideur» et la convention ne sont pas la solution à adopter pour séduire. Nous devons donc déjà supposer que Leiris va se conduire avec nous d'une façon non-conventionnelle. Par ailleurs, l'initiation fonctionne comme un pacte avec le lecteur car il s'agit, comme dans les rites de possession, de l'apprentissage d'une langue secrète. Cette initiation peut être vue également comme une séance de raccrochage, identique à celle dont nous parle Leiris lorsqu'il évoque les prostituées. Parmi les éléments qui, comme les spectacles de théâtre et d'opéra, ont.fortement marqué la formation de Leiris nous pouvons noter: les livres, les images et les figures antiques ou classiques. Modèles de séduction Séduction du livre Les livres attirants ont été pour Leiris enfant le lieu de l' interdit.C' est la bibliothèque de son père qui renferme «les livres illustrés qu'étant adolescent» il dérobait «subrepticement»(p.63). Le livre entre tous reste, paradoxalement, le dictionnaire, vraie mine de réponses, 27

«bible de l'adolescence» nous dit Leiris, pleine d'allégories (p.55). On peut se demander si Leiris ne considère passes propres textes comme le livre qu'on va feuilleter par curiosité38 à la recherche de la révélation ou du message caché, un livre contenant également des figures allégoriques plus ou moins alléchantes, telle la prostituée «dégoulinante de fard» présentée comme une vraie figure du destin39. A côté de ces livres sur lesquels pèse un certain interdit, trônent ceux que lui a donnés sa mère: aimer ces livres, c'est aimer la mère. Parmi ceux-ci, les deux livres auxquels il est le plus attaché sont un Racine (révèlent que le souvenir n'est peut-être pas exact; ces interventions ajoutent à l'effet d'authenticité puisqu'admettre que les faits ne sont peut-être pas exacts, c'est placer ceux-ci dans une dimension humaine plus réelle. Elles permettent aussi de marquer la subjectivité d'un jugement qui vient d'être émis, de rappeler quelque chose de déjà dit, de donner des opinions en marge du texte, de juger ses propres attituâes et son rôle de soldat (p. 185). Ces séquences se rattachent au JE écrivant souvent avec une ironie démystificatrice. Par exemple: «- grâce à la complicité de quelques apparences -» (p.182) explique un moyen d'élever une aventure somme toute banale au niveau du mythe; «- historien masquant ses ignorances par des digressions plutôt que rhapsode__» (p.202) montre une des caractéristiques de cette écriture autobiographique; «- ce vrai pissat de cheval que servait ma walkyrie sans casque autre que ses cheveux noirs -» (p.204) qualifie la bière servie par Khadidja, mais aussi met en évidence une ironie sur soi-même en train de faire un mélange réalité et mythe; «ou le voyeur -» (p.206) peut nous amener à penser au plaisir procuré par l'écrit où on devient à la fois acteur et témoin. La remarque «(ne cherchant rien sinon la communication avec autrui, sous sa forme littéralement la plus nue)>>(208) se rattache au rôle du lecteur et j'ai même envie de dire à la construction du lecteur, car le texte fascinant pour le lecteur est aussi celui qui le façonne. Une parenthèse entre deux tirets peut être comme un dessin sur la page, renforçant alors l'image décrite et le mouvement de la mémoire: Emanés d'une double pénombre - la pièce pauvrement éclairée où s'étalait le blanc douteux de son lit, mon cerveau où brOIe (telle la petite veilleuse à pétrole de ma chambre

d'enfance)une lampe qui, chaquejour, imperceptiblement s'affaiblit -- je me rappelle, autant que les richesses peu prévisibles de son corps aux longs piliers étroits, son parfum légèreIœnt épicé, âme de sa peau qui était celle d'une meneuse

de chèvres plutÔt que d'une tratneuse frottée d'onguents de bazar. (p.184)

Dans ce cas, non seulement la parenthèse précise par une 92

analogie, mais elle donne au texte un relief capable de figurer le mouvement de la mémoire tâchant de reconstituer Khadidja et ce que l'individu peut percevoir à ce moment-là lorsque deux souvenirs se mêlent ((p.185) est comme un appel à se méfier des apparences, et cela annonce que ce qui vient d'être affirmé va être contredit. Elle renvoie tout d'abord à une borne de signalisation ((p.18?). Par contre, la parenthèse: «(et peut-être aux grands anneaux d'oreilles?)>> (p.201)a une valeur prophétique puisqu'elle précède l'épisode de l'oreille qui saigne. La réflexion: «- plutôt que la majesté d'une sybille -» (p.188), concernant une autre prostituée, participe de la différence que Leiris veut absolument faire entre Khadidja et les àutres prostituées et augure l'image de sybille attribuée à Khadidja. Ce type de parenthèse n'a de sens que par rapport à l'ensemble du chapitre. Ces quelques exemples attestent que ces séquences courtes ne servent pas uniquement. à .préciser, comme les dictionnaires le prétendent, mais qu'elles ont aussi d'autres fonctions dans l'écrit: une fonction didactique qui est comme un clin d'œil aux lecteurs; une fonction esthétique lorsque la forme de l'écrit devient solidaire des idées que celui-ci 93

convoie; une fonction associative qui élucide certains faits en suggérant des rapprochements, des similitudes ou au contraire des différences, mais aussi qui prophétise la conjoncture. Les paragraphes entre parenthèses TIy a six paragraphes entre parenthèses auxquels on peut aussi ajouter le paragraphe (23*) qui commence par la formule «F». Avant d'assigner à ces parenthèses un rôle quelconque, j'exposerai d'abord ce qu'elles encadrent tout en observant si la place qu'elles occupent dans le texte est significative. (23*) La formule de l'Indou, espèce de refrain repris par le chœur, marquait le côté rituel de la veillée mortuaire. Située au début de ce paragraphe, elle permet d'introduire le chant de Khadidja, sans en retranscrire les paroles et la mélodie arabes. Ce chant va aussi évoquer des cérémonies rituelles auxquelles Leiris a assisté pendant ses voyages en Afrique26. Comme si le texte s'ouvrait pour nous le faire entendre, le cri lancé par Khadidja est défini entre tirets: «- encouragement à l'assaut, hymne de victoire ou incantation de sorcière -». C'est la rudesse de ce cri qui lui rappelle les femmes éthiopiennes (au front ceint d'une étoffe) lorsque possédées par des génies, elles entraient en transe. Khadidja, elle, n'aurait pu que se transformer en «esprit féminin à qui ce chant était dédié» (p.192). Khadidja est ainsi mise au rang de ces femmes élues par des Zars. Le détail de la bande d'étoffe n'étant là que pour donner une valeur à la mousseline verte dont Khadidja avait paré sa têtele jour des adieux. (25*) Le «je ne fis rien» avec lequel commence le paragraphe renvoie à un reproche qui lui avait été fait en rêve par une amie: «Vous mettez une croix sur chaque chose et vous n'en faites rien...» (p.193). Entre (23*) et (25*) se situe un passage sur l'importance de certains gestes ou caresses. (25*) devient alors une illustration de (24*). Le lien entre (23*) et (25*) est une séance où interviennent les esprits puisque la scène se passe «chez Lorgina, la vaudouiste du quartier de la Saline à Port-au Prince», où Leiris vit Lumane un soir qu'elle fut prise par le Iwa femelle Grande Vélékété et, les traits caricaturalement tordus, se convulsa quelque temps sur une natte aux côtés du chef de chœur lui aussi 94

écumant plus ou moins et roulant des yeux blancs devant nous tous adeptes ou non. adeptes, .hommes ou femmes - ... (pp.193-194)

-

Un autre soir, assistant à une cérémonie sacrificielle, il revit cette femme, assis tout près d'elle son genou touchant le sien il eut alors l'impression d'être son ami intime alors que pas un mot entre eux ne fut échangé. Les parenthèses (23*) et (25*) s'ouvrent comme des moments de communion avec le lecteur à qui l'on veut faire sentir cet accord spirituelcomparable, selon Leiris, à un moment de jouissance. (45*) Dans le paragraphe (44*), Leiris nous montre son corps coïncidant avec celui de Khadidja et il se dévoile à la fois peintre et modèle du tableau présenté. De l'amour avec une prostituée, on passe à l'amour de soi: «je ne puis aimer personne, alors je m'aime moi-même» (p.206), phrase dite à l'amie d'un ami un soir de beuverie et qui ouvre ce nouveau paragraphe. Reprenant en premier lieu une interprétation occultiste, cela voulait-il dire qu'«on s'aime soi-même en aimant une femme»? Interprétant dans le présent de l'écriture cette phrase sur l'amour de soi, il y voit, plutôt une image de la conscience, espèce d'ange gardien présent pour nous juger. La suite du paragraphe fait mention de rôles «Aliocha le doux et le mystique» (p.206), «l'Aréopagite» (p.207) ...,.... qui lui ont été attribués plus ou moins sérieusement par des amis (