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French Pages 299 [304] Year 2021
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PHILOSOPHIE
Simon Verdun
Critique du néokantisme et raison dialectique chez Michel Clouscard Postface de Dominique Pagani
» Seulement les philosophes ne poussent pas comme les champignons, ils sont les fruits de leur époque, de leur peuple, dont les humeurs les plus subtiles, les plus précieuses et les moins visibles cir culent dans les idées philosophiques. C'est le même esprit qui édifie les systèmes philosophiques dans le cerveau des philosophes et qui construit les che mins de fer avec les mains des ouvriers. « Karl Marx, Éditorial du n° 179 de la Gazette de Cologne
Note de l'éditeur Ce livre a initialement fait l'objet d'un mémoire de M2 à l'ENS sous la direction de M. Jean-Claude Monod et Mme Agnès Grivaux. Remerciements de l'auteur J'adresse en tout premier lieu mes sincères remerciements à M. Jean-Claude MONOD et à Mme Agnès GRIVAUX, pour m'avoir guidé dans ce travail universitaire et accordé leur confiance. Je remercie mes très chers parents, Philippe et Cécile, ma sœur, Sarah, ainsi que toute ma famille, qui ont toujours été là pour moi, pour leur amour, leur soutien, leurs encouragements. Je remercie très spécialement Léa MAURE Y, pour son soutien inconditionnel, son affection, ses conseils, sa patience, et qui fut pour moi un support inestimable. J'adresse mes chaleureux remerciements à Dominique PAG ANI et Aymeric MONVILLE, qui m'ont tant appris, pour le temps qu ils m'accordèrent, et qui furent pour moi, bien plus que des maîtres, de véritables amis. J'adresse ma gratitude à Sylvain BOURGOIS, pour son travail acharné, sa confiance, ses nombreux encouragements et ses conseils précieux. Je remercie Gabriel SIMONET DE LABORIE pour son immense amitié, ses conseils de lecture avisés et ses encouragements. J'adresse mon salut fraternel, mon respect et ma reconnaissance à mes camarades et amis, qui se reconnaîtront, et qui furent pour moi d'une aide bien plus grande qu'ils ne peuvent s'imaginer. À mon arrière-grand-père Elie AGRY, qui nous transmit le goût de l'effort.
Introduction
T 'œuvre de Clouscard se destinait à jouer une place 1— jde choix dans les grandes disputes philosophiques de notre modernité. Récemment redécouvert, on attribue, à juste titre, à cet encore obscur penseur, le mérite d'avoir été le pre mier à forger, dès 1972 dans Néofascisme et idéologie du désir, le concept de » libéralisme libertaire », et à théoriser sur des bases marxistes la contre-révolution libérale qui se mettait en place à la sortie de la Libération (plan Marshall, révoltes estudian tines petites-bourgeoises de Mai-68, fascisation à la faveur des déçus de la crise). Alors que les tenants du marxisme sont à la recherche de nouvelles grilles de lecture pertinentes pour analyser les mutations actuelles de la lutte des classes dans les sociétés dites » postindustrielles », ils sont de plus en plus nom breux à se tourner vers l'œuvre de celui qui affirmait que » loin d'être abolie, cette lutte des classes [...] s'est généralisée [...], s'est métamorphosée en des formes nouvelles (notam ment culturelles) étant encore en pleine évolution, ce qui peut les empêcher de les reconnaître [...], met en scène, pour la pre mière fois dans l'histoire, les enjeux philosophiques les plus décisifs 1 . «
1. Michel Clouscard, Les Métamorphoses de la lutte des classes, Le Temps des Cerises, Pantin 1993, p. 9.
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du néokantisme. . .
Penseur du dernier moment du capitalisme, en sa phase social-démocrate libérale libertaire, Michel Clouscard appa raît donc, pour notre propre contemporanéité, comme incon tournable, lui qui fut le premier analyste de la lutte des classes prenant en compte l'économie duale, se distribuant selon une économie de la production des biens matériels d'une part et une économie du loisir, du ludique, du plaisir, du sexe dé l'autre ; ce fameux » marché du désir « promu par la » société civile « que Marx, ou même Lénine, n'avaient pas pu théo riser, pour la raison que ces deux réalités commençaient à peine à émerger, et étaient, pour cette raison, encore quasi ment imperceptibles. Le capitalisme traditionnel contenait en gestation la nouvelle société qui s'étale sous nos yeux. » Avec le libéralisme-libertaire, le libéralisme réalise son concept1. « Clouscard s'est imposé comme un véritable anthropologue de la société moderne, analyste fulgurant des mécanismes de dressage, du système des mœurs propre au néocapitalisme de la séduction, et ce, autant aux yeux d'un large public qu'à ceux de grandes figures intellectuelles de son temps (Henri Lefebvre, Vladimir Jankélévitch, Jean-Paul Sartre...). Mais le fait est que, ironie de l'histoire, l'ampleur de la gloire posthume qui lui revint, pour ses analyses de la nou velle » société du désir « contribua à occulter tout un versant non moins fondamental de son œuvre. Car ce que le lecteur connaît en général moins, c'est le rôle crucial que Clouscard entend jouer vis-à-vis de la refondation philosophique même. C'est cet aspect de son œuvre que ce travail entend en partie restituer, à travers l'exposition du concept philosophique qui nous semble le plus central chez lui, le plus ambitieux (et, en raison de cette ambition même, e plus problématique) : celui de » néokantisme ». La critique du néokantisme fait, chez lui, partie intégrante de la critique de la » nouvelle société « libérale. La recons i tution des nouvelles modalités de la lutte des classes - p 1 sophiques et culturelles - ne peut logiquement pas se passe 1. Michel Clouscard, De la Modernité: Rousseau ou Sartre (désormais * republié sour le titre Critique du libéralisme libertaire. Généalogie de a c révolution, Éditions Delga, Paris 2007, p. 230.
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d'une tentative d'axiomatisation de la » théorisation actuelle de la bourgeoisie 1 ». De cette manière, Clouscard s'inscrit dans la grande tradition marxiste de la critique idéologique insépa rable d'une sociologie de la connaissance, de ce que Nicolas Tertulian 2 nomme, en parlant de l'entreprise de Lukacs dans La Destruction de la raison (1954), une » herméneutique sociohistorique de la pensée philosophique ». De l'aveu de Clouscard même, la fréquentation des textes de Lucien Goldmann, et en particulier de son Dieu caché (1955), fut déterminante. Goldmann avait montré en quoi tout le système idéologique du jansénisme ne faisait que répondre à la situation de classe de la bourgeoisie de robe, au moment où la monarchie en marche vers son absolutisation tendait à se doter d'un appareil bureaucratique (bureaucratie dite des » commissaires « ou des » intendants ») qui réduisait à la marginalité tout un ensemble du corps des officiers et des parlementaires. » [Goldmann] a montré comment, à partir de quels avatars de classe, la bourgeoisie de robe se fait janséniste, en vient à Port-Royal, sa grammaire, sa mathématique, sa logique. Enfin à la vision pascalienne. Et à la poésie de Racine. Pourquoi cette voie de la sociologie de la connaissance a-t-elle été abandonnée, submergée, snobée par le formalisme " marxiste " ? Goldmann n'avait pu constituer qu'un ensemble encore local. C'est toute une systématique - selon des lois spécifiques - que l'on doit proposer. Ce modèle sera repris pour recouvrir toute la moder nité idéologique. « (LOC, p. 126)
C'est donc à partir de cet héritage théorique que s'inscrit le 1. » Quelle praxis explique, produit la théorisation actuelle de la bourgeoisie ? À quelle dynamique de classe, de strate, de clan correspond le néo-kantisme ? A quelle promotion culturelle, à quel service répondent les statuts du néo-mandarinat (Foucault, Deleuze, etc.) ? En référence à quelles relations de classes - mondaines et professionnelles - la tentation formaliste qui se développe chez certains intellectuels du PC? En quels lieux, en quels termes, pour quel échange ? », in Michel Clouscard, Lettre ouverte aux communistes (Désormais LOC), Éditions Delga, Paris 2016, p. 126-127. 2. Nicolas Tertulian, » La Destruction de la raison, trente ans après », in L'Homme et la société, n° 79, 1986.
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projet d'une formalisation du » néokantisme « comme projet ô combien ambitieux de définition du modèle de toute épis 1Stémologie bourgeoise possible à partir de la situation de classe de ses responsables historiques que sont, selon Clouscard, les nouvelles couches moyennes de la période du CME (capita lisme monopoliste d'Etat), la bourgeoisie libérale. Ainsi, par la construction du modèle du néokantisme, de l'épistémolo gie bourgeoise, «[...] c'est toute la " structure " de l'époque qui doit être recons tituée. Tous les éléments apparus au niveau de la recherche doivent être repris en un exposé d'ensemble. C'est le néo-kan tisme qui - à notre époque - autorise la reconstitution de cet ensemble. Le néo-kantisme est une axiomatisation quasi par faite de la connaissance qui permet de reconstituer la " struc ture " du relationnel défini par le savoir, par les pratiques du savoir de la bourgeoisie du CME. Par ce néo-kantisme, nous disposons des meilleurs matériaux pour proposer une sociolo gie de la connaissance quasi exhaustive. [...] Notre démarche est donc à l'inverse de celle d'Althusser [marxisme formaliste1]. À partir d'une axiomatisation ou d'une formalisation, nous voulons reconstituer le réel : la sociologie de la connaissance en tant que rapports de classes. « (LOC, p. 127)
Nous aurions donc tort de comprendre la critique du » néokantisme « comme une simple critique épistémologique au sens strict, comme remise en question des postulats fonda mentaux des théories de l'adversaire. Bien sûr, la critique est menée au nom de l'épistémologie, de la théorie de la connaissance. Dans le contexte historique qui était le sien, il s'agissait pour Clouscard de s'opposer aux théories alors triomphantes au sein de la » modernité li & raie « : en particulier la phénoménologie husserlienne, 1 exis tentialisme de Sartre, l'anthropologie de Foucault, 1 anthropo logie structurale de Lévi-Strauss, la philosophie sous-jacente à la psychanalyse de Lacan, l'heideggérianisme tel qu i s
1. Note de l'auteur (SV). Tous les ajouts entre crochets à l'interieur d citation sont le fait de l'auteur.
Introduction 9 diffusait en France depuis les années 1930 \ le structuralisme marxiste d'Althusser, théories qu'il jugeait - par-delà leur apparente hétérogénéité - témoigner d'un même système d'occultation, d'un commun impensé, d'une même insuffi sance de la connaissance que permettrait pourtant de lever, d'un point de vue gnoséologique, le matérialisme historique et dialectique dont se réclame Clouscard. » Ces auteurs recouvrent le champ de la connaissance moderne. Dieu sait à quel point ils sont considérés comme l'expression même du pluralisme philosophique, le lieu même des contradictions de la culture libérale, le témoignage de la liberté créatrice. Existentialisme, structuralisme, freudomarxismes, nouveaux philosophes constituent quatre pensées qui, à chaque stratification, se proposent comme originales, indépendantes. Lévi-Strauss est un anti-Sartre. De même pour Foucault. Tous les courants sont représentés, toutes les ten dances s'expriment. C'est la pensée moderne, dite libre, plu raliste, pure création. Eh bien non ! Ce sont tous des néo-kan tiens. Ils ont tous en commun de dériver de la philosophie kantienne. Et ils ont tous en commun d'interpréter le kantisme du point de vue de classe, libéral. Le sens de leur discours est celui de l'histoire : le monopole culturel des nouvelles couches moyennes. Ils proposent la philosophie du libéralisme socialdémocrate. « ( R S , p. 320-321) Ainsi, la critique épistémologique de Clouscard se double nécessairement, dans la perspective hégélienne qui est la sienne, d'une véritable histoire de l'esprit (geistesgeschichtlich), d'une phénoménologie de la conscience bourgeoise devant mettre à jour la succession des » étants « de celle-ci, et dont le but n'est autre que de dévoiler le caractère nécessairement biaisé et insuffisant de toute pensée (et partant, de toute gnoséologie) qui ne ferait qu'exprimer des intérêts de classe. Ainsi, pour Clouscard, le néokantisme a une histoire. Et cette 1. R. Diaz, dans Les cadres sociaux de l'ontologie sartrienne, remarque que le Sein und Zeit (Être et Temps) de Heidegger » est l'ouvrage le plus emprunté à la bibliothèque de l'École Normale supérieure de 1928 à 1934 « (p. 254). Cité par Anna Boschetti, Sartre et les » Temps modernes « une entreprise intellectuelle, Les Éditions de minuit, Paris 1985.
1 0 Critique du néokantisme... histoire est celle de la bourgeoisie, qu'il s'agira de reconstituer pour expliquer le pourquoi de cette - involontaire, mais rele vant, selon Clouscard d'un inconscient de classe - occultation.
La négation de la philosophie de la Révolution française Le fait que Clouscard forge le concept de » néokantisme « comme «philosophie du libéralisme» à partir d'une réfé rence à la philosophie de Kant n'est pas anodin. Ainsi, dans la thèse 25 des Dégâts de la pratique libérale (1987), il définit le néo kantisme comme » la récupération et même la perversion de la philosophie de la Révolution française (Rousseau-Kant) 1 ». L'opposition entre une philosophie héritière de la » philo sophie de la Révolution française « (la philosophie de la praxis) et une philosophie du libéralisme (néokantisme), comme négation de ce projet originaire progressiste, tel qu'une cer taine frange de la bourgeoisie (nous verrons laquelle et pour quoi) la formula au moment de son opposition au système d' Ancien Régime, est constitutive, pour Clouscard, d'un com bat interne au sein même de notre modernité. Aussi, prévientil, le concept même de modernité doit échapper aux interpré tations les plus vulgaires : » [Celle-ci] ne saurait être réduite à la banale opposition au passé, à l'archaïsme. Ce qui la carac térise, c'est qu'elle exprime, à partir d'un lieu commun, d'une commune origine, un nouvel ordre de contradiction 2. « En quoi consiste brièvement cet ordre de contradiction ? La modernité (et notamment la modernité philoso phique), chez Clouscard, qui prend sa source dans l'irruption de la Révolution française, est à la fois accès à une réalisation inespérée, et une chute. L'odyssée de la conscience y a vu, pour reprendre un mot qu'emploie Hegel dans ses Cours sur la philosophie de l'histoire (1822-1823), » un formidable rayon de soleil ». Comment ne pas remarquer la quasi-identité dans le mode d'expression même, et dans le vocabulaire empl°y eS par Clouscard pour désigner la philosophie inaugurant notr 1. Michel Clouscard, Les Dégâts de la pratique libérale (désormais P (1987), 2e édition, Éditions Delga, Paris 2020. 2. RS, p. 17, nous soulignons.
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modernité : » [la Révolution française] est le zénith de la dynamique ascendante de la conscience qui accède au pou voir politique et à la maîtrise de la praxis « (RS, p. 98) ? Selon Hegel, » Tous les êtres pensants ont célébré cette époque. Une émo tion sublime a régné en ce temps-là, l'enthousiasme de l'esprit a fait frissonner le monde, comme si, à ce moment seulement on en était arrivé à la véritable réconciliation du divin avec le monde 1 . « Le » seulement « de Hegel est ici lourd de signification, et prend également tout son sens dans l'interprétation que fait Clouscard de cet événement. Comme après tout zénith, la lumière solaire était destinée à décroître. La philosophie de la Révolution française, nous verrons comment, avait permis d'atteindre une certaine complémentarité (bien qu'éphémère et relative) de la théorie de la connaissance et de la pratique politique. Selon Clouscard, Kant, comme digne héritier de Rousseau, incarne le mieux «[...] ce moment où le politique peut s'accomplir en termes de raison. La pratique de cette philosophie est la Révolution fran çaise (des Jacobins). Le projet politique peut se dire en catégo ries rationnelles et universelles. C'est un moment d'équilibre parfait, de totale transparence, de réciprocité constitutive du politique et du concept. « (RS, p. 85) Rousseau et Kant avaient réussi cet exploit de dépasser la contradiction de cet ensemble historique qu'était l' Ancien Régime. En parvenant à la réconciliation d'une philosophie de la conscience et d'une philosophie de l'action, ils pouvaient pro poser tout un volontarisme, et politique. Or, selon l'auteur, cette unification de la conscience comme réciprocité de la théorie de la connaissance et du projet politique, a été brisé au moment de l'accès au pouvoir de la bourgeoisie libérale et d'affaire (chute de Robespierre et échec de la Révolution, Directoire, Empire, passage au capitalisme concurrentiel libéral). 1. Hegel, Cours sur la philosophie de l'histoire (1822-1823).
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Cette même bourgeoisie va alors se retourner contre son principe originel : puisque sa nature de classe lui apparaît à elle-même de plus en plus évidente, elle se trouve par consé quent dans l'impossibilité de confondre ses intérêts particu liers, en tant que classe, aux intérêts généraux de l'humanité, tel que cela avait été généralement le cas - non sans ambi guïté - au moment où elle se trouvait abolir l' Ancien Régime. Alors que la philosophie de la Révolution française devait permettre la réconciliation de la logique et de l'action néces saire à la lutte contre la société d' Ancien Régime, la nouvelle position acquise par la bourgeoisie » dans le processus de production l'oblige [à présent] à dominer théoriquement la société, à développer l'appareil de connaissance auquel est subordonnée l'augmentation des plus-values, mais la met hors d'état de pousser ce savoir jusque dans ses conséquences philosophiques ultimes 1 ». À la philosophie de la Révolution française, que Clouscard attribue à Rousseau et à Kant, succède alors une colossale entreprise de récupération et de déviation de ces acquis phi losophiques. Cette philosophie est le néokantisme. La philo sophie kantienne, selon Clouscard, avait permis d'atteindre l'unification d'une conscience devenue conscience logique, capable d'une auto-codification de ses lois, et ouverte sur la maîtrise de la praxis. La principale caractéristique de la phi losophie néokantienne, » philosophie de notre modernité réactionnaire « sera en raison inverse de cette réconciliation : » le néokantisme va créer une distance infinie entre le savoir et l'action 2 ».
1. François de Negroni, Le Savoir-vivre intellectuel (1985), 2 e édition Éditions Delga, Paris 2007. 2. RS, p. 86, nous soulignons.
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Le concept de néokantisme On comprend en quoi le concept de néokantisme prend chez Clouscard une extension énorme. L'histoire classique de la philosophie entendait communément par » néo-kantisme « la nouvelle tradition de pensée qui commence à s'élever, à par tir des années 1860 en Allemagne, sur les ruines du système hégélien. L'échec de la philosophie hégélienne à se constituer comme science de la totalité, et le discrédit dans laquelle elle tomba suite à son incapacité à accompagner l'évolution des sciences, ont laissé la place à une tendance générale de retour vers Kant. Il n'est pas question ici de commencer une tentative de définition exhaustive d'une tradition de pensée qui concerne ici seulement l'histoire de la philosophie 1 . Et ce, d'autant plus que le concept clouscardien de » néokantisme « n'a rien à voir avec l'acception qu'en donnent les écoles de Marbourg ou de Bade. » Tout d'abord, écartons une confusion : le terme néo-kantisme ne renvoie pas à ce que l'on a coutume de considérer comme néo-kantisme dans l'histoire de la philosophie constituée (ce néo-kantisme s'illustre tout d'abord essentiellement par Fichte et Schelling.) Dans notre perspective, le néo-kantisme est un concept. Il est porteur de la contre-révolution libérale qui triomphe avec R. Aron, J.-P. Sartre, C. Lévi-Strauss, M. Foucault, R. Barthes, J. Lacan et les freudo-marxistes, les nouveaux philo sophes, etc. « (RS, p. 86) Il nous semble cependant nécessaire de proposer une tentative d'explication des motifs ayant conduit Clouscard à 1. Et ce, d'autant plus que l'histoire de la philosophie elle-même a bien du mal à définir ce que recouvre exactement le terme de » néokantisme », tant le terme englobe des philosophies disparates. Difficulté que tentera de surmonter Clouscard, de par sa définition originale du système du néokantisme : comment définir, par exemple, l'appartenance commune à un modèle épistémologique unique d'un Foucault déclarant » nous sommes tous des néokantiens « et d'un Lévi-Strauss définissant sa philosophie, dans l'ouverture du Cru et le cuit (1964) comme un » transcendantalisme sans sujet transcendantal « ?
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adopter le terme de » néokantisme « pour qualifier l'ensemble des philosophies identifiées à la nouvelle vision du monde de la bourgeoisie, telle qu'elle se constitue à partir de sa rupture avec le projet de la Révolution française. En effet, il paraît évident que le choix de Clouscard d'uti liser un tel concept, qu'il ne pouvait manquer de savoir déjà utilisé pour qualifier une certaine tradition philosophique, a, forcément, quelque chose à voir avec ce que les spécialistes désignent, habituellement, par le terme de néokantisme. Deux motifs - élémentaires - nous semblent essentiels dans ce choix : le » néokantisme « de l'histoire de la philosophie et le néokantisme clouscardien désignant tous deux les philoso phies prônant 1) un retour à Kant; 2) par-delà Hegel. Tout comme dans l'acception classique de l'histoire de la philoso phie, le » néokantisme « chez Michel Clouscard désigne une certaine forme de retour à Kant, trouvant précisément une de ses explications majeures dans la volonté de ne plus avoir à se référencer à la philosophie hégélienne. Le dernier point a toute son importance, et tient au rap port qu'entretient Clouscard lui-même avec l'hégélianisme. L'hégélianisme, comme méthode dialectique, et non pas prise en son système, fait partie de l'arsenal conceptuel privilégié de Clouscard, notamment à partir de sa rencontre décisive en 1966 (puis de l'amitié qui en découla) avec Dominique Pagani 1 , alors que ce dernier n'était encore qu'un étudiant, ancien élève de Bernard Bourgeois, philosophe et musico logue, qui devint immédiatement son plus proche collabora teur. Nous avons également toutes les raisons de considérer que cette inspiration hégélienne fut confirmée et renforcée à la faveur de son amitié avec le philosophe et historien de la philosophie Jacques D'Hondt, qui fut son collègue à l Uni versité de Poitier, où Clouscard enseigna la sociologie de 1975 à 1990. Aussi Clouscard présente-t-il son projet d une
1. Auteur de Féminité et communauté chez Hegel. Le rapport de l'esthétique ai politique dans le système, paru en 2010 chez Delga. Un livre d'Alexis Manag de Dominique Pagani et intitulé Pagani sa reprenant l'enseignement détours. Initiation à la philosophie est paru en 2019, également chez Delga-
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ontologie génétique de l'être, dans L'Être, la Praxis, le Sujet', comme une » contribution à la philosophie hégélienne 2 ». Comme philosophie visant à dégager un sens, et sens de l'histoire, la philosophie de la praxis est présentée comme complémentaire à la philosophie de la Révolution française. Or, pourquoi Clouscard définit-il la philosophie de la modernité réactionnaire - le néokantisme - en utilisant un terme désignant » un retour à Kant », alors qu'il présente dans le même temps Kant comme un des deux principaux représentants de la philosophie de la Révolution française, philosophie contre laquelle va se constituer cette réaction ? Pour des raisons que nous ne développerons pas dans cette simple introduction, puisqu'elles tiennent à l'ana lyse originale que propose Clouscard des philosophies de Rousseau et de Kant d'une part, et du rapport entre Kant et Rousseau d'autre part, la philosophie de la connaissance que propose Kant avait effectué toute une série de déplacements par rapport à la philosophie de la conscience de Rousseau. Tout l'apport de Clouscard sera de montrer comment l'échec révolutionnaire, doublé des propres ambiguïtés du kantisme, vont permettre la récupération libérale, comme appropriation des catégories du kantisme par la conscience de classe d'une bourgeoisie ayant accédé au monopole économique, politique et culturel. 1
Une démarche polémique À partir de là, il convient de nous arrêter sur le carac tère éminemment polémique (voire provocateur) qui pré side au travail épistémologique qu'est la stricte définition d'un modèle épistémologique, et dont les développements de Rousseau ou Sartre (1985) constituent certainement la meilleure illustration. Pour opérer un rapprochement 1. Publié par les éditions Delga sous le titre Les Chemins de la praxis. 2. » Notre démarche se veut être une contribution à la philosophie hégélienne», in Michel Clouscard, L'Être, la Praxis, le Sujet, paru sous le titre Les Chemins de la praxis. Fondements ontologiques du marxisme, Éditions Delga, Paris 2015, p. 34. Désormais LCP.
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supplémentaire avec la démarche de Lukàcs, ajoutons que cet ouvrage, qui expose l'essentiel de la critique clouscardienne du néokantisme, entretient de grandes similitudes, du moins dans la forme,avec La Destruction de la raison (1954) lukâcsienne. Dans son article » La Destruction de la raison, trente ans après », Nicolas Tertulian dégage deux aspects principaux du grand livre du philosophe marxiste hongrois, tous les deux entretenant une même visée polémique. Le premier aspect, selon Tertulian, est l'aspect idéologique, et relève d'une certaine violence à l'œuvre dans le combat d'idées que le livre instaure, de sorte qu'il ne peut manquer de se présenter lui-même sous la forme d'un » Kampfschrift », un livre de combat. Le second aspect, quant à lui, est la dimension éminemment scientifique, tenant de la pure cri tique épistémologique. Nous pensons que ces deux aspects essentiels, qui s'interpénétrent totalement, sont caractéris tiques de l'écriture de Clouscard, qui n'a d'ailleurs jamais nié le caractère d' affrontement idéologique (voire de » guerre idéologique », comme nous allons le voir) que revêtait la cri tique du néokantisme. Il est d'ailleurs particulièrement révélateur que ce concept de » néokantisme « soit le concept philosophique clouscardien ayant provoqué le plus de méfiance, voire d'oppositions explicites, y compris de la part de penseurs auxquels on pour rait pourtant attribuer une sorte de proximité idéologique avec les positions philosophiques et politiques les plus géné rales de Clouscard. Citons à ce propos le débat qui l'opposa à Claude Morilhat, intellectuel alors proche du Parti com muniste et qui publiait en septembre 1986 dans la rubrique » Notes et débats « de la revue Société française,Cahiers de l titut de recherches marxistes, un article critique sur les apports de Clouscard à la théorie marxiste 1 . Si Morilhat salut » la parution en 1981 du Capitalisme de la séduction [qui] consti tuait, au milieu d'une grisaille idéologique qui depuis n a fait que s'appesantir, un événement théorique roboratif », et ce, 1. Claude Morilhat, » Notes et débats - séducteur, moderne, saLl .va l. le capitalisme de M. Clouscard « in Société française,Cahiers de l institu recherches marxistes, n° 25, octobre, novembre, décembre 1987.
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» tant par la nouveauté du ton que du contenu 1 », le propos apparaît beaucoup plus circonspect lorsqu'il s'agit d'aborder les considérations qui sont celles de Rousseau ou Sartre. Ainsi, pour Morilhat, si la tentative de décoder le langage dominant, au beau milieu d'un » contexte idéologique carac térisé par le consensus, le conformisme intellectuel le plus plat, où d'être proférées et répétées de l'université à l'organe de presse par un véritable chœur les mêmes thèses simplistes acquièrent presque la force de l'évidence « (ce qui, notons-le, constitue déjà une certaine reconnaissance de la pertinence d'élaborer un concept aussi globalisant, afin d'accéder à la systématisation de ce consensus) est louable, la démonstra tion clouscardienne lui semble bancale, en raison même d'une certaine » insolence « dans sa manière de traiter les thèses des grands auteurs contemporains. Toujours selon Morilhat, » [...] cette perspective globalisante qui ignore délibérément les articulations d'une œuvre pour en faire ressortir la signification d'ensemble, la situer dans le jeu conflictuel d'une époque peut s'avérer tout à la fois insatisfaisante ou dangereuse lorsqu'elle s'applique à des auteurs ou à des théories qui nous sont proches : le dessin à grand traits se distingue mal de la carica ture faute du recul culturel nécessaire 2. «
La prétention de » dégager une signification d'ensemble « de thèses philosophiques que tout semble opposer, ainsi que la possibilité même d'une systématisation du néokantisme sont remises en cause, et Clouscard se voit accuser de » tra vailler à la hache », c'est-à-dire d'une tendance à déformer grossièrement la réalité des thèses qu'il prétend restituer. Ce dernier répondra dans la suite du numéro de Société française en ces termes : » C'est ce que je voudrais beaucoup en dire, trop sans doute, j'en conviens, étant donné que la place, pour le faire, est très limitée. Très souvent, en effet, je ne fais qu'indiquer, dési gner, marquer. Je ne fais que prendre date, montrer l'idée, le 1. Ibid., p. 42. 2. Ibid., p. 44.
1 8 Critique du néokantisme... problème. J'ai voulu avant tout proposer un travail de repérage global, de mise en situation, de délimitation d'un charn culturel. Il faut savoir désigner les cibles, dégager très vite les topiques, les enjeux. Et c'est en partie, inévitablement, un tra vail de guerre idéologique, à la hache 1 . «
La fulgurance du propos, la primauté polémique, contre les représentants de ce que Clouscard tient pour la pensée dominante de l'époque est totalement assumée par Clouscard, et ce, à notre sens, pour deux raisons. La première raison relève de la situation même du dis cours clouscardien, alors parfaitement inaudible : le propos tentait de s'instaurer dans un champ culturel totalement saturé par les nouvelles modes du discours, y compris dans le » camp « marxiste, ce dont un passage de l'objection for mulée par Morilhat témoigne parfaitement lorsque ce dernier évoque la dangerosité d'une critique globale n'épargnant pas » des auteurs ou [...] des théories qui nous sont proches» (Morilhat fait ici référence à Lévi-Strauss et Foucault). Une telle réticence de la part de Morilhat est extrêmement signi ficative : elle révèle comment, au sein du mouvement com muniste français de l'époque, et du Parti communiste français en particulier, de tels auteurs bénéficiaient d'une totale com plaisance, si bien qu'ils pouvaient se trouver qualifiés par les intellectuels communistes, à la manière de Morilhat, d'alliés possibles, ce que contestera, comme nous allons le voir, tota lement Clouscard. Ainsi, selon lui, » [...] le néokantisme est la voie royale de la récupération du socialisme, et même du communisme, par l'idéologie de la moderne social-démocratie. C'est par les vedettes du discours que la gauche authentiquement progressiste, celle qui s'est for gée dans les combats du Front populaire et de la Résistance, a été débordée par un irrésistible glissement vers la modernité, celle que véhicule le libéralisme 2. « 1. Michel Clouscard, » Réponse de M. Clouscard », in Société française, 1aa rSn° 25, p. 46. Wo7, 2. RS, p. 259.
de recherches marxistes, octobre, novembre, décembre
Introduction
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Il est évident que de telles considérations, tenant de la méfiance quasiment de principe et d'une évidente irrévérence envers les textes des » grands penseurs « auxquels Clouscard ne craignait pas de faire violence, avaient à voir avec la situa tion sociale même du philosophe de Gaillac : fils d'ébéniste et d'institutrice du Tarn, sprinteur de 100 et 200 mètres dans sa jeunesse (de 1946 à 1947, il participera aux Championnats de France et sera présélectionné pour les Jeux olympiques de 1948). Monté à Toulouse puis à la capitale pour ses études de philosophie, il partageait visiblement peu la » totémisation de la culture « propre à certains esprits » académiques « (au mauvais sens du terme). » On sentait qu'il venait de loin, lui qui jouait " Rousseau contre Sartre ", qui assignait au mythe de Tristan et Yseult un rôle fondateur pour notre État-nation moderne. C'était une voix qui montait des mines de Carmaux, une conscience hérétique, rouge comme la pierre de l'Albigeois. C'était aussi Paris, celui des cafés, pas celui de l'EHESS. Il cristallise le parcours d'un monde ouvrier qui, en s'emparant des moyens d'expression intellectuels, accède à la conscience pour soi 1 . «
Son intransigeance caractéristique vis-à-vis des » philoso phies de la modernité libérale « le place, par exemple, en rai son inverse d'un Alain Badiou, qui, comme le note Aymeric Monville 2, se livre dans un de ses derniers ouvrages (Petits panthéons portatifs, La Fabrique, 2008) à l'éloge quasi reli gieux (le terme de » panthéons « est révélateur) de penseurs aussi divers que Sartre, Foucault, Derrida, Lacan ou encore Deleuze, auteurs vis-à-vis desquels Clouscard n'aura fait que polémiquer et tenter de disputer le terrain.
1. Aymeric Monville, Les Jolis Grands Hommes de gauche, Paris, Éditions Delga, 2017, p. 48. Repris d'un entretien réalisé par Lucien Degoy à l'occasion de la mort de Clouscard, publié sous le titre » Michel Clouscard : une conscience hérétique « dans L'Humanité du 29 février 2009 où Monville se trouvait répondre à la question » Quel chercheur était-il ? ». 2. Cité dans A. Monville, Les Jolis Grands Hommes de gauche, op. cit., p. 43, » Mai 68 dans l'œuvre de Michel Clouscard ».
20 Critique du néokantisme..fulgurance telle point deuxième raison d'une d'un La philosode vuepolémique La aeuxieinc s logique que nous >e P US< e nous en) dan8 i" . p —
*
Clouscard. » [...] Claude Morilhat a très bien compris, aussi, que ces grands auteurs ne font que me servir de signifiants majeurs de la phénoménologie de la bourgeoisie. Je suis indifférent à leurs œuvres en tant que telles. Ils ne m'ont servi qu'à désigner les articulations, les thèmes, les figures, les "étants" de cette phénoménologie ; du néo-kantisme théorique. Cette démarche peut évidemment surprendre. Réduire Sartre, Lévi-Strauss, Foucault, Barthes, Lacan, Bourdieu, Baudrillard, à n'être que l'os qui permet de reconstituer l'animal (phénoménologique), comme Cuvier a pu le faire, cela peut même paraître scanda leux à ceux qui ont pu croire aux messages et à l'unicité des grands maîtres. Mais cela relève d'une méthode qui se veut très rigoureuse [..J 1 . «
C'est cette phénoménologie de la conscience bourgeoise telle que la développe Clouscard et qui culmine dans le sys tème formalisé du » néokantisme « que nous nous attache rons à reconstituer dans ce travail.
1.
C?lo nSe Clouscard », in Société française, itut de re u rc°iles marxistes, octobre, novembre, décembre n° 25, p. 46 nst
Chapitre 1
La constitution du sujet de la connaissance « [ . . . ] il est clair qu'aucune présentation ne peut avoir valeur scientifique qui n'emprunte le cheminement de cette méthode et qui ne soit conforme à son rythme simple car c'est le che minement de la chose même. « Hegel, Science de la Logique, 1. 1, p. 26
I. LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE L'HISTOIRE
A. UNE LOGIQUE DE L'IMMANENCE Nous avons vu que la critique du néokantisme, chez Michel Clouscard, ne peut être réduite à une simple démarche occasionnelle. Au contraire, cette critique est diffuse dans toute son œuvre, d'autant plus qu'elle sous-tend le projet de refonda tion philosophique qu'il se propose d'accomplir. L'objectif de la philosophie de la praxis est la dénonciation du néokantisme, en tant que système d'occultation, interdit de la connaissance, occultation non dite et non sue, pour la simple et bonne raison que la subjectivité de la bourgeoisie, ayant accédé à son être de classe (c'est-à-dire, chez Clouscard, la pleine systématique de ses pratiques et son discours) est en elle-même, néokantienne. L'histoire du néokantisme est celle de la bourgeoisie, dès lors que celle-ci accède au monopole de la gestion économique et politique, et qu'elle se coupe des catégories de la subjectivité constituées par le kantisme, pour les disposer selon un ordre tout autre, qualifié par Clouscard de » réactionnaire ». » Comment en est-on arrivé là ? « Cette question nous semble emblématique de toute méthode se réclamant du matérialisme dialectique. Marx dit dans la Préface du Capital
22 Critique du néokanfisme. ..
que l'ordre de la découverte des choses n'est pas le même que l'ordre de l'exposition des choses. Un travail scientifique doit obligatoirement suivre l'évolution de son concept, qui est la forme essentielle de son contenu. Une telle méthode se fonde sur une conception différentialiste entre, d'une part, l'ordre logique des idées et, d'autre part, l'ordre du développement des choses, distinction elle-même induite par l'idée du pri mat du mouvement du réel sur le mouvement de la pensée, et qui le détermine. Alors que dans le processus de connais sance, notre pensée se meut à partir de ce qui est historique ment le plus développé (ce qui se donne comme résultat de la production historique), vers ce qui est le moins développé et antérieur (les données à la base de cette production), l'exposé véritablement scientifique doit être capable de reconstituer la généalogie d'un tel parcours. Tout exposé relevant du matérialisme historique doit donc suivre le sens de l'histoire elle-même, allant du plus simple, c'est-à-dire en partant des premiers moments de constitution de la subjectivité bourgeoise, au plus complexe : le modèle achevé du néokantisme, comme systématisation de l'être de classe bourgeois accédant, avec la société libérale-libertaire, à son concept le plus extensif. C'est un tel ordre que nous nous proposons de suivre. Et, en ce sens, il n'est rien d'autre que la restitution de la démarche de Clouscard. Pour cette raison, nous commencerons par exposer les principales thèses développées dans L'Être et le Code, les quelles exposent les modalités du passage d'une conscience bourgeoisie participant au système d' Ancien Régime (édit de la Paulette, 1604) au sujet transcendantal de la connaissance, tel qu'il est permis par le développement de la philosophie de la Révolution française (rousseauisme, puis kantisme). Ce n est qu'à partir du bouleversement opéré par la philosophie de la connaissance kantienne dans la subjectivité que nous pour rons comprendre la récupération néokantienne qui triomphe, selon Clouscard, après l'échec de la Révolution française, du moins dans son projet originaire, tel qu'il avait été formule par le petit clerc, représentant de la petite-bourgeoisie accé dant alors au sérieux de la conscience politique.
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Sur » L'Être et le Code « L'Être et le Code (1972) peut être considéré comme une matrice théorique, sur laquelle Clouscard ne cessera de s'ap puyer dans ses œuvres ultérieures, consacrées quant à elles à l'analyse du capitalisme contemporain. C'est un projet monu mental, de reconstitution de l'histoire de France, de la genèse des pratiques, des mœurs, des concepts, des productions intel lectuelles depuis le xe-xi e siècle jusqu'à la fin de la Révolution française. Comme le note Aymeric Monville, l'auteur a été marqué par Le Dieu caché de Lucien Goldmann 1 portant sur la crise du jansénisme, et dont il va s'inspirer de la méthode de sociologie littéraire 2. De sorte que nous pourrions presque présenter L'Être et le Code comme une application de la métho dologie goldmanienne sur huit siècles d'histoire. On est pris de vertige devant un projet si ambitieux. Certainement que L'Être et le Code constitue le travail de matérialisme historique le plus conséquent du marxisme français depuis au moins l'après-guerre. Sartre, dans son rapport de jury, le présente comme travail si énorme qu'on est obligé de le saluer, en dépit d'un indéniable esprit d'excessivité : » L'hybris constante de l'ouvrage, vient de ce qu'il nous cache la certitude qu'il ne pouvait être fait par un seul. Mais qu'il est en vérité au commencement de travaux qui devront être faits en commun par des groupes de chercheurs. À le prendre ainsi, il faudrait remplacer toutes les assertions par des questions qui devront attendre longtemps leurs réponses [...] Son grand mérite revient à indiquer les meilleures conditions pour que l'histoire se révèle concrètement pour ce qu'elle est : une totali sation en cours 3. «
» Une totalisation en cours « : il nous semble important d'insister sur cette formule. D'abord parce qu'elle met en 1. A. Monville, Les Jolis Grands Hommes de gauche, op. cit., p. 219. 2. C'est particulièrement vrai pour les concepts de » vision du monde « ou encore de » structure significative ». 3. Recension de Jean-Paul Sartre à propos de L'Être et le Code. Cité dans la préface d'Edmond Janssen aux Chemins de la praxis, p. 5-6.
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exergue le caractère bien entendu fondamentalement ina chevé d'une telle recherche, consubstantiel à la nature même du projet. Mais ensuite parce qu'un tel travail nous livre le premier segment nécessaire à la systématisation à venir de la logique idéologique d'une classe sociale : l'itinéraire de la sub jectivité bourgeoise dans la période précapitaliste, qui accéde ra, avec la conscience néokantienne, puis avec son développe ment dans la société capitaliste libérale-libertaire, à la clôture de son parcours historique. » La chouette de Minerve prend son envol à la tombée de la nuit », disait Hegel. La bourgeoisie a accédé à son être de classe, au maximum de détermination qu'il lui était historiquement donné d'atteindre: il devient possible alors de se retourner et de contempler le chemin parcouru. Dans sa thèse d'État, Clouscard se propose de s'atteler à ce que Marx, avant sa mort, n'avait formulé que comme pro grammatique 1 : établir une histoire des classes sociales. Or, il apparaît que cette histoire des classes sociales est inséparable de l'histoire de la constitution de leurs subjectivités. Dans sa Lettre ouverte aux communistes (1976), Clouscard résume l'ob jectif qui présida à une telle étude, lié à une volonté farouche de réinvestir l'étude de la subjectivité, qui traversera toute son œuvre. Et ce, d'autant plus que la subjectivité peut jouer un rôle immense dans les grands bouleversements politiques : la grande leçon de Rousseau est à l'inverse de toutes les concep tions économistes ou mécanistes 2. La subjectivité est présen tée comme terrain déserté par le marxisme, et qu'il importe de reconquérir, précisément parce que la réaction néokantienne 1. » Marx à la veille de sa mort pensait faire une histoire des classes socia es. J'ai voulu reprendre ce projet. Cela a été mon ambition. « Entretien avec , Christian Riochet, 1972. 2. » Nous n'essaierons pas de résumer cette logique de L'Être et le o qui propose l'histoire à son résultat, qui reprend le millénaire de la psy en une question. Comment passe-t-on de l'amour courtois au Roussea de La Nouvelle Héloïse ? Et comment ce traité de l'âme doit avoir comm Comment en vient-on à refuser l'ensemble culturel auquel on participe (LOC, p. 137)
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en a fait son terrain privilégié, laissé totalement disponible à son idéologie. » 11 est fondamental pour la connaissance marxiste-léniniste d'établir cette intersubjectivité, de ne pas l'abandonner à la connaissance néokantienne qui alors la reconstitue selon ses catégories d'occultation. « (LOC, p. 130)
Les néokantiens, selon Michel Clouscard, ont assumé ce que le marxisme-léninisme (dont il se réclame encore expli citement en 1976) aurait dû prendre en charge. Il s'agit de concurrencer Lévi-Strauss dans ses prétentions à se placer dans la continuité du projet de Marx, en investissant l'étude de la superstructure, de l'idéologie, de la subjectivité, et que l'anthropologue formule en ces termes : » C'est à cette théorie des superstructures, à peine esquissée par Marx, que nous souhaitons contribuer, réservant à l'histoire [...] le soin de développer l'étude des infrastructures propre ment dites, qui ne peut être principalement la nôtre, parce que l'ethnologie est d'abord une psychologie1 . «
Nous verrons en temps voulu pourquoi Clouscard fait de Lévi-Strauss un des principaux représentants du néokan tisme et de l'antimatérialisme historique et dialectique 2 dans le domaine des sciences humaines. Mais pour le philosophe de Gaillac, il est clair qu'une telle déclaration constitue en réa lité le cadeau empoisonné de Lévi-Strauss, et partant, de toute l'anthropologie dite » structurale », à la théorie marxiste. Lévi-Strauss, tout en proposant une conception des struc tures mentales et de la conscience en les identifiants comme invariants, va proposer au marxisme les » découvertes « du 1. Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage (1962), Pocket, «Agora», Paris 1996, p. 160. Cité par Romain Roszak, » Michel Clouscard, critique de LéviStrauss « in Cités, n° 66, 2016, p. 154. 2. L'anthropologie de Lévi-Strauss, selon Clouscard, est un » antimatérialisme historique et dialectique [prétendant) que les structures mentales sont invariantes, qu'elles ne relèvent pas d'une histoire des modes de production et que l'histoire, loin d'être le lieu du progrès, n'est qu'une entropie fatale « , in Rousseau ou Sartre, p. 228.
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structuralisme comme le nec plus ultra de la scientificité. Mais le vice fondamental n'est-il pas contenu dans la proposition même de Lévi-Strauss ? Alors même que ce dernier annonce ne pas prendre en compte l'étude des infrastructures, qui déborderait de trop son domaine de compétence, il prétend dans le même temps produire indépendamment une théorie des superstructures ! Pour Clouscard, bien au contraire, la superstructure doit être étudiée selon la logique infrastructurale de la production (et donc de la consommation), laquelle constitue l'« armature du réel « : » En première lecture, littérale et concrète, L'Être et le Code raconte une histoire de France encore inédite. C'est une histoire secrète qui est révélée : la relation dialectique du procès de pro duction et du procès de consommation - l'armature du réel qui se traduit par la mise en relation du sérieux et du frivole. Cette dualité se dispose selon de multiples dérives et combi naisons. Elle est délimitée par la dualité de complémentarité et par la contradiction absolue. C'est la trame même de notre existence 1 . «
A l'anthropologie structurale de l'« invariant », le maté rialisme historique doit opposer une anthropologie historique s'identifiant avec une anthropologie universelle, donnée à partir de la logique même de la praxis globale (la logique de la production humaine au sens de plus large du terme). C'est un hyper-déterminisme, » déterminisme absolu 2 », et reven1. Michel Clouscard, L'Être et le Code, Paris, L'Harmattan, 2003, Préface à la seconde édition, p. 5. Désormais EC. 2. Clouscard : » Toutes les catégories actuelles de nos références poétiques, ludiques - que l'on croit spontanées - se font en référence à ces modèles. Il y a toute une pseudo-innocence de la spontanéité qui reprend des catégories hyper-déterminées. J'ai voulu montrer que Ioq dpfprminatinnc
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déterminations mécaniques de l'histoire. « Riochet : » On a 1 impressiu , en vous lisant, que le déterminisme est intégral, absolu. « Miche Clouscard - : » Je pense effectivement que ce déterminisme est absolu »/ Michel Clouscard, et Christian Riochet, » Entretien au sujet de L Etre e le Code », 1972.
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diqué, où la liberté possible ne peut être que conscience de la nécessité, en un sens spinoziste et marxiste1 . » La réforme de la conscience consiste uniquement à donner au monde conscience de sa conscience, à l'éveiller du rêve dans lequel il est plongé à son propre sujet, à lui expliquer ses propres actions Il apparaîtra alors que depuis très long temps le monde possède le rêve d'une chose dont il doit main tenant posséder la conscience pour la posséder réellement 2. «
En ce sens, L'Être et le Code est une véritable odyssée de la conscience, une phénoménologie (au sens hégélien du terme) matérialiste. Le titre même annonce son programme : c'est bien une réponse à L'Être et le Néant de Jean-Paul Sartre. À Sartre, qui avait attribué à la conscience (le » Néant ») le pouvoir de » néantiser « le monde (l'« Être »), assurant à la première une supériorité irréductible sur le dernier, et le pou voir d'échapper à toute prédication venant de lui, Clouscard oppose la genèse de la réduction progressive de l'être par le code. » La logique de la production propose un code, qui impose à l'être des normes « (Riochet 3). L'histoire du code est la progressive détermination de l'être, la logique du code est phénoménologie, logique de l'être. L'histoire de l'ensemble précapitaliste que propose Clouscard dans L'Être et le Code doit être cette histoire, histoire de l'être de la nature, soumis à ce travail du négatif, histoire de son intégration progres sive à l'ordre de la culture, de la cité, de la rationalité, dont la logique de la production nous donne le modèle. Le » code », chez Clouscard, vient de la production, et ne peut donc être 1. » La liberté, la création ne commencera que lorsque le déterminisme sera reconnu, accepté, considéré comme une chose acquise. C'est la fameuse histoire de l'hirondelle de Kant qui croyait voler plus facilement s'il n'y avait pas l'air. La liberté consiste à reconnaître l'ordre des déterminations. [...] Je ne fais que reconnaître les nécessités de la production [de ces déterminations!. « 2. Karl MARx-Arnold Ruge, Les Annales franco-allemandes, Correspondance entre Marx et Ruge t dans Karl Marx, Œuvres philosophiques, Costes, Paris 1937, tome V, p.210. Cité dans J. J. Sebreli, Le Vacillement des choses, p. 141. 3. Christian Riochet, Logique du concret, 1974, consulté juin 2018
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» décodé « qu'à travers la reconstitution de cette logique de la production. La détermination de la superstructure idéologique n'épargne même pas le sujet de la connaissance, lui-même considéré comme un » effet superstructural », alors qu il était jusqu'ici considéré comme une place forte de 1 idéalisme subjectif. » L'idéalisme subjectif hypostasie le sujet de la connaissance en un absolu. Il nous faut donc montrer qu'il n'est qu'un résultat historique, que son transcendantalisme se ramène à un imma nentisme [...] Et c'est d'ailleurs une constante de la démarche idéaliste, du libéralisme, de l'idéologie bourgeoise : nier le pro cès de production, mais en même temps capter le résultat de ce procès de production. L'idéalisme subjectif est au résultat d'un processus, il s'empare de ses réalisations, et présente comme a-historique, chose en soi, ce qui est devenu son statut de classe. Il faut donc montrer le procès de production du sujet transcendan tal [nous soulignons]. Ce n'est plus l'usage, faussement inno cent d'une acquisition, mais l'opération d'acquisition qui est le problème. Quel est donc le conditionnement historique de son surgissement ? « (EC, p. 20)
Nous touchons ici à la problématique même, au paradoxe du néokantisme. La polémique contre le néokantisme (ici contre Husserl) ne peut se passer de la démonstration de ce que le néokantisme nie, et ne veut pas savoir, mais qui pour tant doit être reconnu, et ce, dans l'intérêt même de la théorie de la connaissance : à savoir le caractère absolument histo rique du surgissement du sujet de la connaissance. Et c'est ce sujet de la connaissance, tel qu'il est hérité du kantisme, qui permet la récupération néokantienne, sa saisie en un absolu anterieur ou transcendant a l'histoire. Quel curieux retour nement, nous dit Clouscard : alors même que la position néo-kantienne est un produit historique, elle pose son objet (le sujet de la connaissance) comme extérieur à l'histoire • 1. » Et les paradoxes du néokantisme vont pleinement apparaître • comme négation du sens de l'histoire et affirmation du sens donné pa r l'antéprédicatif. Mais cette démarche n'est possible qu'à un moment
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Retournement d ailleurs o combien caractéristique d'un sta tut de classe' : pour Clouscard, le néokantien » rafle la mise « de la production historique, comme le bourgeois » rafle la mise « du produit du travail, du prolétaire. Ne convient-il pas de rendre à l'histoire ce qui est à l'histoire ? Le matérialisme historique, à l'inverse, est reconstitution d'une logique immanente. Et l'histoire de l' Ancien Régime ne serait rien d'autre que » le procès de production du sujet transcendantal ».
B. SUR LA MÉTHODE DIALECTIQUE
Clouscard et Vhégélianistne Sans trop entrer dans des considérations portant sur la conception clouscardienne de la » philosophie de la praxis », et notamment son projet de refondation d'une philosophie de la connaissance, nous sommes ici bien obligés d'entrer dans des considérations méthodologiques. Ces considéra tions méthodologiques seront élémentaires, et concerneront principalement l'explicitation de ce que Clouscard entend par » méthode dialectique ». Car c'est bien cette méthode que Clouscard prétend mettre est à l'œuvre dans L'Être et le Code, et plus généralement dans toute la phénoménologie de l'histoire qu'il se propose de restituer. Nous sommes d'autant plus obligés de la présenter étant donné que c'est cette même méthode dialectique que Clouscard croit percevoir dans les historique : le kantisme (et le néokantisme a fortiori) sont produits à un moment de l'histoire. Et ce sens de l'histoire est le passage du sensible au transcendantal, de la législation empirique à la législation par la raison pratique. Le kantisme (et le néokantisme) étant une production historique (ils n'existeraient pas sans l'histoire) comment le néokantisme peut-il nier ce sens, qui lui donne sa seule réalité ? « (EC, p. 21( 1. » Et c'est d'ailleurs une constante de la démarche idéaliste, du libéralisme, de l'idéologie bourgeoise: nier le procès de production, mais en même temps, capter le résultat de ce procès de production. L'idéalisme subjectif est au résultat d'un processus, il s'empare de ses réalisations, et présente comme a-historique, chose en soi, ce qui est devenu son statut de classe. « (EC, p. 20-21)
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gestes théoriques effectués par Rousseau, bien que dans un état encore non proprement conscient. De plus, cet usage de la méthode dialectique concerne directement le rapport très étroit qu'entretient Clouscard avec 1 hegelianisme. Il n'aura échappé à personne que le philosophe de Gaillac n'hésite pas à récupérer dans une perspective marxiste tout un vocabulaire conceptuel d'origine hégélienne (entre autres : » moment de l'esprit », » phénoménologie de classe », » phé noménologie de l'histoire », expressions telles que » engendre ment réciproque des contraires », références à des ensembles historiques et à des » fins de parcours », etc.). Cet » hégéliano-marxisme « revendiqué, que nous allons ici nous attacher à définir, fait figure de véritable constante dans son œuvre : dans sa première période, où il se réfère explicitement au marxisme-léninisme, il n'a de cesse de marteler, notamment en direction du PC et de ses intellectuels, l'importance du legs de Hegel. Dans ses œuvres les plus tardives, où la référence au marxisme-léninisme n'apparaît plus, il se définit lui-même comme » hégélien ». De ce point de vue, sa dernière œuvre, L'Etre, la Praxis, le Sujet est des plus significatives, puisqu'il ira jusqu'à la présenter comme » une contribution à la philoso phie hégélienne 1 ». La » reconquête méthodologique « qu'est la constitution du » modèle logico-historique », proposée contre le néokantisme, se voit, elle, définie comme » méthode kantienne et hégélienne 2 ». Or, comment comprendre ce rap port à Hegel au sein d'une perspective qui souhaite s'inscrire dans une démarche matérialiste ? Il convient d abord de comprendre que Clouscard s'inscrit dans une certaine tradition du marxisme français de retour à la dialectique. Comme le note Michael Lôwy, dans sa préface à La Dialectique mise en œuvre de Bertell Ollman, » [...] ce n est qu à partir des années cinquante, avec la crise du stalinisme et 1 essor de nouveaux mouvements sociaux qu on 1. » Notre démarche se veut une contribution à la philosophie hégélienne(LCP, p. 34) 2. » L ensemble logico-historique, méthode kantienne et hégéliennet des hommes d'argent. Ceux-ci, commis, traitants, hommes de travaili d industrie, avaient secrètement acquis le bien du monde oisif. S'ils laisse ce ui-ci subsister c'était uniquement pour l'exploiter près de la Cour. « vivait qu en lair de l'ombre de lui-mêmp Tl Fiai irait, mais n était p 1
La Constituion du sujet de la connaissance 53
» La bourgeoisie de robe ne dispose d'aucune autorité poli tique. Ainsi la classe sociale s'infantilise dans le verbalisme, le discours, la conversation. [...] L'exercice du pouvoir non seu lement est interdit à cette bourgeoisie mais réduit son sérieux politique à la gratuité du discours. Aussi cette désubstantalisation, privation, du sérieux renforce la ludicité, le frivole, le scepticisme. Cette classe sociale continue à vivre dans des structures qu'elle sait dépassées. De même que l'absolutisme ne fait pas paraître sérieuse sa revendication, la bourgeoisie cultivée ne prend plus au sérieux des formes de sociabilité qui ne répondent plus à son ambition politique. « (EC, p. 492)
L'esthétisation de la réflexivité, la recherche d'un code relationnel (comme nouvelles » formes de sociabilité »), en somme, d'une identité de classe, va alors autoriser un rap prochement entre les divers groupes élitistes. Et le salon sera précisément le lieu de rencontre entre la noblesse décadente, mise à l'écart de sa praxis féodale devenue anachronique, et la grande bourgeoisie de robe, à la recherche d'une nouvelle identité de classe. » La bourgeoisie riche avait besoin, pour compléter son esthé tisme de la consommation, du maniérisme gestuel du grand sei gneur, désinvolte et cynique. De même, la féodalité décadente recherche le commerce des bourgeois enrichis ; alliances, trafics d'influence, hypothèques, lui permettant de profiter aussi de l'esthétisme du luxe. « (EC, p. 505)
La rencontre entre l'ascendance bourgeoise et la déca dence féodale ne pouvait se faire que dans le salon parisien, » terrain neutre « puisqu'il suspend la référence au système des métiers, et qu'il permet en ce sens la rencontre des intérêts communs, par-delà la diversité des praxis (les parcours de la bourgeoisie de robe et de la noblesse étant, nous l'avons vu, ô combien différents). Terrain neutre, mais terrain élitiste, où l'on ne risque pas de trouver la petite et moyenne bourgeoisie (distinction capitale/province), trop éloignées de la culture de l'esthétisme, puisque rivées à une praxis de l'effort. C'est alors la constitution de la » classe de robe « dont
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parle Clouscard dans L'Être et le Code (totalement absente des développements de Rousseau ou Sartre, qui insiste seu lement sur la connivence profonde entre les deux classes) qui conquiert son homogénéité de classe par la culture du maniérisme. La partie de la noblesse qui consent a la participation au nouvel ordre bourgeois, par conscience de sa propre décadence (chute de l'honneur chevaleresque, qui se perver tit dans les intrigues de cour), lui apporte son esthétique, ses modes de consommation, la gestuelle qu'est le maniérisme. La classe de robe, devenue classe autonome atteint donc son » organicité de classe », culture du corps qui est un modèle culturel, nouveau relationnel, idéologie conquérante qui va pouvoir se diffuser dans les sphères des classes dominantes d' Ancien Régime. C'est alors le système du libertinage, que Clouscard analyse comme le ressentiment des classes dominantes de la culture et des affaires, vis-à-vis de la monarchie d' Ancien Régime, » [ce système du libertinage] est la manière de profiter, par la complicité des deux pseudo-critiques, celle du bourgeois d'argent et de culture, qui critique le despotisme, et celle de la noblesse décadente, du " grand seigneur méchant homme " qui critique aussi le despotisme, l'interdit, la répression théocratique. Par le libertinage, l'émancipation politique autorise l'accès à de nouveaux privilèges, ceux de la consommation libidinale, ludique, marginale. « (RS, p. 36)
Certes, le libertinage constitue une critique de la monarchie d'Ancien Régime. Mais c'est alors une critique qui n a plus rien de progressiste. Formulée par le mandari nat culturel, par la bourgeoisie d'argent issue de la rente et de la spéculation, et par la noblesse décadente, elle app ar alors pour ce qu'elle est : critique qui est demande de jouis sance, totale frivolité, totalement coupée de toute référence 1 infrastructural, à l'homme de la production. . Nous parvenons ici au moment qualifié par Clouscard » pourrissement de l'entendement ». L'accès à la vénalité t offices et au développement de la bourgeoisie de robe a
La Constituion du sujet de la connaissance 55 permis, par la relative autonomie de la superstructure consti tuée, un développement sans équivalent d u rationalisme, à vocation universelle. Mais la collusion de la bourgeoisie de robe avec la bourgeoisie d'argent indique la compromission du superstructural avec les intérêts matériels d'une classe de plus en plus conquérante. L'Encyclopédie se voit d'ailleurs pré sentée comme le modèle de cette dérive de l'entendement, se perdant dans la participation de classe : » Mais si L'Encyclopédie est un acte politique, elle consacre aus si un tel recul de la raison cartésienne, une telle participation aux intérêts matériels de la bourgeoisie d'argent, que le sérieux révolutionnaire est aussi compromis. L'Encyclopédie est la der nière désagrégation du rationalisme cartésien. D'universelle, la raison est devenue mondaine : de logique, elle est devenue l'esprit public de l'art et de la conversation ; culture de l'inté riorité, elle véhicule les moyens de la production des biens ; de la maîtrise de la nature, elle passe à la maîtrise des métiers [...] Ainsi l'humain disparaît sous ses œuvres. Le progrès l'em porte sur la raison, et sur l'humanisme. La promotion des biens matériels, économique, s'est superposée à l'ordre politique. La dynamique de la production l'emporte sur l'ordre rationnel. [...] C'est le champ libre à l'autonomie des métiers, à la dyna mique de la production des biens. Et c'est déjà l'idéologie de la libre entreprise, de l'initiative privée. « (EC, p. 482) La grande bourgeoisie éclairée s'oppose donc à la monarchie absolue. Mais c'est pour ratifier le nouvel état de fait qu'est l'exploitation de la classe ouvrière toute naissante par la grande bourgeoisie d'argent, nouvelle forme d'exploi tation qui annonce déjà le capitalisme concurrentiel libéral.
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II. LA PHILOSOPHIE DE LA CONSCIENCE : ROUSSEAU A. ROUSSEAU DIALECTICIEN ? Nous avons tenté de reconstituer brièvement l'ensemble historique de FAncien Régime, au moment qui précède la consti tution de la philosophie de la Révolution française. Une telle lec ture matérialiste doit nous permettre, selon Clouscard, d'éviter de tomber dans une conception éculée de l' Ancien Régime : » Nous récusons cette imagerie idéologique : une monarchie ultra-autoritaire qui brime le développement des forces de liber té et de progrès de la bourgeoisie. Cette représentation autorise très vite la récupération libérale. Les deux systèmes antago nistes s'engendrent réciproquement; les deux ensembles, l'un par l'autre, et l'un contre l'autre, sont dans la même dynamique conquérante, chacun en route vers son hégémonie. « (RS, p. 25) Certes, monarchie et grande bourgeoisie économique s'opposent. Mais au sein d'un combat où chacun entend défendre ses intérêts de classe. D'un côté le pouvoir théocratique d' Ancien Régime, de l'autre, le système du libertinage et de l'affairisme de la grande bourgeoisie. On peut, affirme Clouscard, parler d'un » engendrement réciproque », au sens où chacun des groupes tend à engendrer une idéologie q ul lui est propre et le justifiant (idéologie religieuse théocratiqtæ pour l'un, philosophie naturaliste ou » matérialisme bour geois 1 « pour l'autre), tendant, à mesure de l'exaspération e l'antagonisme, à se radicaliser. » Ainsi s'engendrent, dans la même dynamique conquérant deux systèmes de pensée irréductibles, celui de la théocra monarchiste et celui du matérialisme des Lumières. Chaq champ ne peut que se durcir à partir de son propre principe référence qui est aussi principe de gestion. « I e terme utilisé par Clouscard pour désigner le materia Ç positiviste qu'il attribue aux Lumières.
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Ce combat entre deux visions du monde (au sens goldmannien 1), constitutif de la société d' Ancien Régime, occupe la totalité du champ culturel. Pour Clouscard, la grande parti cularité de Rousseau sera de ne pas se laisser » [...] embrigader dans ces consensus. Il va récuser la mise en demeure : l'un ou l'autre. Et il va dénoncer l'un et l'autre comme deux pragmatismes idéologiques, comme deux opportunismes constitutifs du système: celui de la bourgeoisie et celui de la noblesse [noblesse au service du roi], double face de l' Ancien Régime, dualité du Même. « (RS, p. 27)
Aussi ne peut-on pas parler, comme le veut le sens com mun, d'une bourgeoisie essentiellement brimée par une monarchie implacable, à partir du moment où la grande bourgeoisie, accédant au monopole culturel et économique, est déjà une classe dominante sous l' Ancien Régime. Le » génie révolutionnaire « (RS, p. 33) de Rousseau, comme conscience accédant à la plus grande » radicalité du discours « (Ibidj, sera justement de saisir chacune des visions du monde comme construction idéologique immé diate, expression d'une classe dominante désireuse de perpé tuer et de pousser plus loin une position d'exploitation, de parasitisme. C'est alors la constitution de la philosophie révolutionnaire comme investissement des catégories investies par les visions 1. » Tous les groupes fondés sur des intérêts économiques communs ne constituent cependant pas des classes sociales. Il faut encore que ces intérêts soient orientés vers une transformation globale de la structure sociale (ou, pour les classes " réactionnaires ", vers le maintien global de la structure actuelle), et qu'ils s'expriment ainsi sur le plan idéologique par une vision d'ensemble de l'homme actuel, de ses qualités, de ses défauts et, par un idéal, de l'humanité future, de ce que doivent être les relations de l'homme avec les autres hommes et avec l'univers. Une vision du monde, c'est précisément cet ensemble d'aspirations, de sentiments ou d'idées qui réunit les membres d'un groupe (le plus souvent, d'une classe sociale) et les oppose aux autres groupes. C'est, sans doute, une schématisation, une extrapolation de l'historien, mais l'extrapolation d'une tendance réelle chez les membres d'un groupe qui réalisent tous cette conscience de classe d'une manière plus ou moins consciente et cohérente. « (Lucien Goldmann, Le Dieu caché, op. cit.)
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du monde des deux classes dominantes (Dieu, la nature, | e politique), mais disposées selon un autre ordre, de manière à produire un contenu non récupérable par le consensus d'Ancien Régime, et produisant, par là même, selon Clouscard, la conscience moderne. C'est la » meilleure formulation révo lutionnaire possible à son époque « (RS, p. 47). C'est le pas sage à la » table rase systématique « (RS, p. 28), négation du consensus qui ne se pose pas simplement en s'opposant à une des deux visions du monde, mais bien négation de l'en semble (de la dualité de complémentarité), production d'un nouveau champ de conscience qui propose une solution poli tique 1 . Pour cette raison, la démarche de Rousseau, est pour Clouscard, nous allons le voir, exemplaire. Ajoutons qu'il peut paraître curieux que Clouscard puisse attribuer à un individu (aussi important soit-il, dans l'histoire de la philosophie) la formulation de la philosophie de la Révolution française, et, par voie de conséquence, de la conscience moderne (prise du pouvoir de la bourgeoisie). Nous pensons que ce n'est au contraire que la conséquence de l'application de la méthodologie de Lucien Goldmann, et de sa théorisation du concept de » vision du monde ». En effet, pour Lucien Goldmann, une des caractéristiques d'une classe sociale, outre d'avoir des intérêts (notamment économiques, mais pas seulement), et d'arriver à parvenir à la conscience de ces mêmes intérêts, et de les objectiver sur un plan idéolo gique, » par une vision d'ensemble de l'homme actuel, de ses qualités, de ses défauts et, par un idéal, de l'humanité future, de ce que doivent être les relations de l'homme avec les autres hommes et avec l'univers ». Mais il est cependant évident qu'au sein d'une même classe, les individus peuvent n avotf qu'une conscience relative de cette conscience de classe et que, par voie de conséquence, ils ne soient capables d' exprimé cette » vision du monde « que d'une manière plus ou moins 1. Nous insistons sur cette dimension de la non-récupérabilité, chez Clouscard, la pierre de touche de toute philosophie révolution la distinguant, par ailleurs, du » contestataire « qui est toujours, en ressort, » le principe même de la récupération qu'il prétend en
„
La Constituion du sujet de la connaissance 59 complète. Ainsi, selon Goldmann, » dans la mesure où ils par viennent à l'exprimer, sur le plan conceptuel ou imaginatif, ce sont des philosophes où des écrivains et leur œuvre est d'au tant plus importante qu'elle se rapproche plus de la cohérence schématique d'une vision du monde, c'est-à-dire du maximum de conscience possible du groupe social qu'ils expriment 1 ». Ainsi, si Clouscard considère Rousseau comme le philo sophe de la Révolution française, ce n'est pas en un autre sens : Rousseau est le meilleur représentant de ceux qui ont intérêt à la chute de l' Ancien Régime et de la société de privilège, car il parviendrait à la formulation de la vision du monde la plus complète possible. Aussi pensons-nous que ce n'est absolu ment pas un hasard si Clouscard parle, à propos de Rousseau, d'accès au » à la plus grande conscience politique alors pos sible », qui sont les termes mêmes de Goldmann. Avant de continuer, il convient de clarifier la conception clouscardienne de la Révolution française. Clouscard ne réduit pas la Révolution à un bloc monolithique, un événement exclusivement réductible à la prise du pouvoir de la grande bourgeoisie libérale, commerçante et affairiste. Partant, il récuse également la conception cynique qui consiste à voir en la philosophie de la Révolution française (ici, Rousseau, puis Kant) le prétexte idéologique nécessaire à la destruction de la tradition (par l'individualisme libéral) et le passage au capi talisme concurrentiel libéral. C'est d'ailleurs pour cette raison que la » philosophie de la Révolution française « n'est pas, chez lui, l'expression idéologique de la grande bourgeoisie, mais bien celle d'une » strate de classe « (EC, p. 538) qu'est la petite bourgeoisie de robe (le » petit clerc ») capable de propo ser une idéologie revendicatrice commune, entièrement dis ponible aux groupes d'opposition au libertinage : » Face à la collusion des trois pouvoirs de l' Ancien Régime (l'argent, la culture, le politique) apparaît une nouvelle alliance qui transcende les rapports de classes traditionnels. « (RS, p. 56)
Si l'on considère la Révolution française, au sens strict, 1. Lucien Goldmann,
Le Dieu caché, op. cit., p. 27.
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comme la tentative de réalisation du projet politique rousseauiste (la république de la volonté générale, qui est déjà, pour Clouscard, » l'énoncé de la démocratie socialiste « p. 34), la Révolution est un échec : on peut même la dire inache vée. Ainsi la Révolution française, loin d'être réductible à une lutte des classes entre grande bourgeoisie liberale et noblesse monarchique, serait également recoupee par une lutte des classes interne, entre la grande bourgeoisie d argent (soute nue par la grande bourgeoisie de culture), représentante du libéralisme, et un bloc oppositionnel, rassemblant la petite bourgeoisie intellectuelle, les laissés pour compte du liber tinage, la plèbe du travail ouvrier (au sens où le prolétariat naissant n'est pas encore constitué classe sociale), représen tant du sérieux de la production ligués contre la frivolité des classes dirigeantes, héritiers quant à eux de l'idéal républicain de Rousseau. C'est indéniablement une vision de la Révolution fran çaise où République (au sens rousseauiste) et libéralisme s'opposent 1 , et où, en fin de parcours, le projet révolution naire est avorté par la victoire de la contre-révolution menée par la grande bourgeoisie, qui confisque la révolution sociale des robespierristes (Thermidor). Il est d'ailleurs particulière ment révélateur que Clouscard qualifie Robespierre de » dis ciple fervent de Rousseau », appÛcateur du projet révolution naire rousseauiste 2. Clouscard ne fut pas un » robespierriste «
révolutions européennes. » La France se caractérise depuis 1798 à nos jours par une révolution inachevée. Inachevée car en conflit permanent entre la République et le libéralisme. En Angleterre et aux États-Unis cest e libéralisme qui s'est largement imposé : la Glorious Révolution a vu 1 alliance de la bourgeoisie et de la monarchie, aux États-Unis la domination es propriétaires d'esclaves et la white supremacy. C'est le libéralisme des few,des petits arrangements entre amis [note de Monville : Cf., sur la 8 ene® du libéralisme réel, les apports décisifs de Domenico LosurdoJ. « (Aymé Monville, Le Néocapitalisme selon Michel Clouscard, Éditions Delga, 2013, p. 14-15.) Voir également les analyses de Lénine sur le jacobinisme/ . jeS classe ouvrière doit-elle avoir peur du » jacobinisme« ? 2. En ce sens, nous pouvons dire que Clouscard est extrêmement proc e analyses de l'historien Albert Mathiez, qui considérait que la Révo française s'était soldée par un échec, et que la République véritable n
(pour des raisons, à notre sens, de compréhension historique totalement biaisée de la personne de Robespierre), mais en ce sens ses vues correspondent totalement à celles de l'historien Albert Mathiez, qui considère que la Révolution française, avec la chute de l'incorruptible, ne fut jamais portée jusqu'au bout. Aussi pensons-nous que Clouscard ne démentirait pas Aymeric Monville, lorsque ce dernier explique que : » La France a connu, à partir du 10 août 1792 (prise des Tuileries, chute de la monarchie constitutionnelle) un pro cessus nouveau, anti-libéral, un bloc historique progressiste emmené par les Jacobins, opposés à l'affairisme de la Gironde et à l'esclavage, et prônant le partage des terres, le suffrage uni versel et la défense de la Patrie. N'oublions pas qu'auparavant, la bourgeoisie pensait faire la Révolution à son seul profit : c'est l'esprit du décret d'Allarde qui supprime les corporations, de la loi Le Chapelier qui proscrit les organisations, les rassem blements ouvriers. Thermidor mit fin à cette courte période de dépassement de la révolution bourgeoise laissant la Révolution au milieu du gué : depuis, la France vit un processus contradic toire d'avancées et de reculs de la réalité républicaine sur fond * de lutte des classes 1 . «
L'échec politique, la récupération de la forme républi caine au profit du libéralisme, se double donc logiquement de la dislocation de la philosophie de la Révolution française comme » unité de l'esprit », ayant permis la production d'un nouveau champ de conscience rendant possible la transfor mation politique, et totalement reprise par la nouvelle bour geoisie portée au pouvoir, et ce à des fins strictement libérales (conservatrices). Le néokantisme est le versant philoso phique de la récupération politique, constitution d'un nouvel ensemble à partir des précédents matériaux, qui s'étend, selon Clouscard, jusqu'à notre propre modernité : » Le néokantisme jamais advenue (contrairement aux affirmations des historiens bourgeois de la IIIe République). Mathiez date la fin de la République et de la Révolution au moment de la chute de Robespierre, qu'il considérait également comme le digne héritier du citoyen de Genève. 1. Ibid.
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est la contre-révolution, qui commence par les Thermidoriens et qui s'accomplit dans l'actuel néolibéralisme, libéral-liber, taire « (RS, p. 98). La place de Rousseau est donc particulièrement déter minante dans l'œuvre de Clouscard, et dans son projet de refondation d'une philosophie de la praxis : Rousseau est le responsable historique de la Révolution français. Rien de bien original à première vue, ce qui l'est plus, c'est que Clouscard va tenter de l'expliquer à partir de la démarche, de la méthode que le citoyen de Genève met en œuvre. D'une manière bien plus surprenante, voire scandaleuse 1 , il entend démontrer que si Rousseau est capable de formuler une nouvelle philosophie de la conscience capable de saper les bases de la société d' An cien Régime, c'est parce qu'il témoignerait d'un matérialisme historique et dialectique de première heure. Rousseau, selon Clouscard, serait le premier des dialecticiens matérialistes ! Et ce statut serait resté totalement ignoré 1) des commentateurs de Rousseau; 2) des tenants du matérialisme historique et dialectique (et de Marx lui-même). » Rousseau n'est pas un simple philosophe qui spécule, mais un phénoménologue, et des rapports de production. S'il s'in téresse aux idées, c'est du point de vue de leur échange, du système relationnel qu'elles peuvent situer. Il dit les rapports de production sans l'appareil théorique qui explique l'engen drement de ces rapports. S'il ne propose pas la terminologie de l'économie politique, il en reconstitue les effets. Il dit les modalités phénoménologiques de la lutte des classes, celles de 1 affrontement de la théocratie monarchiste et du matérialisme des Lumières, celles de l'affrontement du libertinage et de la psyché. « (RS, p. 39)
Clouscard comprend bien en quoi une telle lecture peut 1. D'autant plus que Clouscard, dans Rousseau ou Sartre, présente sa lecture comme étant la seule valable. Cette prétention à exposer la » seule uni de l'œuvre », dont on ne peut que questionner l'hybris, se double p ailleurs d un mépris affiché envers les précédents travaux de spécialistes Rousseau. Et ce, alors meme que Clouscard ne se donne même pas la pein de s'appuyer sur des sources précises.
La Con sritu ion du sujet de la connaissance 63
apparaître comme hérétique. Et, en premier lieu peut-être, pour » les tenants d'un marxisme pur et dur (celui de la dogmatisation, qui identifie, allègrement substance, matière, nature)» ou » althussérien « (RS, p. 50), plus prompts à reconnaître leurs prédécesseurs en Diderot ou dans les per sonnes des matérialistes de l'homme-machine du xvin* siècle (La Mettne) qu'en celle du » sublime Jean-Jacques ». Comment ceux-ci pourraient-ils suivre Clouscard dans sa présentation de Rousseau comme représentant du matérialisme dialectique et historique, alors même que le matérialisme d'alors se voit présenté dans les premiers développements de Rousseau ou Sartre comme » positivisme « et » matérialisme bourgeois « ? Comment pourraient-ils le suivre alors même que Clouscard présente ces matérialistes (d'une manière quelque peu sim pliste voire grossière, selon nous) comme les représentants par excellence d'une bourgeoisie éclairée ne remettant absolu ment pas en cause le principe d'autorité royale, contrairement au théoricien de l'Être suprême et du contrat social ? Cette référence que fait Clouscard à Althusser est loin d'être gratuite, mais s'inscrit au contraire dans une polémique au sein du marxisme français, portant sur le rapport entre Rousseau et la théorie révolutionnaire marxiste. Dans son article » Sur le contrat social 1 « paru en 1967 dans le numéro 8 des Cahiers pour l'analyse, Althusser fait en effet de la philo sophie (en particulier politique) de Rousseau la philosophie petite-bourgeoise par excellence, laquelle, ignorant les contra dictions sociales, et n'ayant pas de véritables solutions à offrir, se réfugierait dans l'idéologie moralisante et dans l'utopie régressive (cf. la place accordée aux mœurs, à la religion, la louange du travail manuel venu du Moyen-Âge) 2. 1. Repris dans Louis Althusser, Solitude de Machiavel : et autres textes, PUF, Paris 1998. 2. » En deux mots, Rousseau invoque comme solution pratique à son modèle (supprimer l'existence des classes sociales) une régression économique vers des phénomènes de la dissolution du mode de production féodal : le petit producteur indépendant, 1 artisan urbain ou rural, ce que le Second Discours décrit sous le concept de " commerce indépendant " (indépendance économique universelle permettant un libre commerce, c'est-à-dire de libres relations entre les individus). Mais à quel saint se vouer
64 Critique du néokantisme. . . De sorte que toute la démonstration de Clouscard, ainsi que la filiation qu'il instaurera par la suite entre Rousseau et Marx, peut être lue comme une réponse à ces thèses althussériennes, comme réponse donnée sur le terrain même du marxisme. comme la pourtant qui se présente L'althussérisme, manière d'être le plus marxiste possible, serait en réalité la d'être marxiste ! C'est que, manière la plus inauthentique relèvent d'un les critiques d'Althusser selon Clouscard, contresens total : » Peut-on reprocher à Rousseau de ne pas être Marx ? Son réa lisme n'atteint pas les ressorts économiques, sa dialectique ne fait pas intervenir les rapports de l'infrastructure et de la super structure, sa philosophie est une philosophie de la conscience. « (RS, p. 50) Non seulement, pour Clouscard, on ne peut pas sérieuse ment reprocher à Rousseau de ne pas avoir accédé à l'écono mie politique 1 , mais en plus, sa démarche relève d'« un maté rialisme dialectique et historique avant la lettre. [Rousseau] " fonctionne " en appliquant une méthode qui ne sera théori sée qu' après lui (Hegel et Marx). « (RS, p. 39) Il convient donc de se demander quel sens cela a-t-il, pour Clouscard, de parler de la méthode de Rousseau comme relevant du matérialisme dialectique et historique. Car il est évident que Rousseau n'est absolument pas matérialiste : il ne se présente d'ailleurs jamais comme tel, et la profession de foi du Livre IV de l'Emile est loin d'être celle d'un matéria liste. Par ailleurs, Clouscard sait tout à fait que sa philosophé
EroueFfR
l'actZ
certaine époque, et un marxiste n'aurait rien compris au marxisme n a re roc hundred years.) after two Rousseau de ne pas l'avoir été. « (« Rousseau Rousseau P îr? i? et Marx « in
La Cons fif uion du sujet de la connaissance 6 5 politique sous-tend toute une dimension volontariste, qui fait primer l'institution politique et le droit par rapport à l'analyse des faits 1 . Il la qualifie d'ailleurs au chapitre 4 du livre III de L'Être et le Code d'« idéalisme objectif « au sens où elle n'est qu'une «[...] action, du sujet, dans le superstructural (l'idéologie) sans appui dans les nouvelles forces productives (formalisme de la volonté générale). C'est une pratique politique dans le supers tructural, critique radicale du superstructural, mais qui reste non savoir du contenu politique, de la nouvelle force produc tive : le prolétariat. Cet acte reste donc décision subjective, et n'a pas son point d'appui pratique. Aussi, s'il est acte révolu tionnaire effectif, s'il fait table rase du passé, s'il laisse le champ libre à l'édification idéologique, il ne peut atteindre l'action pra tique, par les masses travailleuses. « (EC, p. 545-546)
La polémique contre Althusser ne signifie donc pas pour autant que Clouscard ne reconnaît pas le caractère émi nemment » petit-bourgeois « de la philosophie politique de Rousseau, qui se cantonne effectivement à la sphère super structurale, de l'idéologie. Pourtant, et c'est tout l'intérêt de Rousseau, on peut le considérer, pour Clouscard, comme le » précurseur « de la méthode du matérialisme historique et dialectique. Et préci sément parce que Rousseau est » phénoménologue « au sens hégélien : au sens où la pensée, les idées, les jugements sont compris comme les expressions historiques des hommes, et donc, dans l'interprétation marxiste qu'en fait Clouscard, de leurs déterminations de classes. Il n'y a aucun sens, nous l'avons vu, à reprocher à Rousseau de ne pas avoir accédé à 1. Position à nuancer, puisque Rousseau n'a jamais prétendu imposer une institutionnalisation abstraite et universelle, mais s'est au contraire toujours évertué à dire que les projets politiques devaient toujours partir d'une analyse préalable de la réalité géographique et historique de chaque peuple et nation, comme en témoignent les Constitutions - très différentes dans leur contenu — rédigées par ses soins à la demande des peuples polonais et corse. La non-prise en compte des » faits « constitue plutôt, dans notre explication, l'absence de toute analyse objective (scientifique) des rapports de classe.
66 Critique du néokantisme. ..
l'analyse économique des rapports de classe (ce qui sera effec tivement permis à partir des travaux de l'économie anglaise). Mais ce qui est absolument remarquable, pour Clouscard, c'est qu' indirectement Rousseau accède bel et bien à ces rap ports, bien que d'une manière imparfaite, puisqu'il saisit les catégories subjectives, les concepts, et en dernier lieu les visions du monde comme l'expression phénoménale d'une réalité économico-politique, qui sont des intérêts de classe, alors démasqués en tant que tels. C'est le sens de cette formule clouscardienne quelque peu provocatrice, désignant en Rousseau un » phénoméno logue, et des rapports de production « (RS, p. 39) : Rousseau dit la lutte des classes à l'œuvre, non à partir de la saisie de son essence (économique) mais à partir de ses effets, productions phénoménales. Les catégories de la conscience que proposaient d'un côté l'idéologie de la monarchie théocratique, et la grande bour geoisie d'argent et de culture sont réciproquement niées, démasquées tant qu'elles ne constituaient, des deux côtés, une aliénation fondamentale. Les deux systèmes de pensées (comme justification idéologique de deux modes de produc tions) seraient donc dépassés par la synthèse prospective que proposerait Rousseau selon Clouscard, permettant de restituer au sujet la pleine conscience de son autonomie (en particulier politique). L'autonomie du sujet proclamée par Rousseau ne faisant qu'annoncer l'unité de l'esprit qui sera proposée par le kantisme. B. LE MOMENT DU PETIT CLERC Rousseau, nous allons voir comment, propose donc pour Clouscard un nouveau champ de la conscience, à partir d'une synthèse prospective qui emprunte les catégories produites par la culture d' Ancien Régime mais à partir d'une critiq ue radicale de ces dernières. La restitution de la démarche d e Rousseau permettrait, selon Clouscard, d'éviter deux écueil 5 métaphysiques. D'un côté, le matérialisme mécaniste, la Pure
La Constituion du sujet de la connaissance 61 passivité de la subjectivité, comme » effet « de l'infrastructural, puisqu'ici Rousseau est bien le responsable historique de la production d'un nouveau champ de conscience, Clouscard admettant donc ici une certaine autonomie du sujet. Et de l'autre côté, le pur volontarisme d'une conscience se consti tuant elle-même, par le seul jeu de sa volonté. » Cette conscience n'est donc pas le reflet passif de la réalité (dogmatisation du marxisme) et n'est donc pas l'auto-engendrement de la conscience de l'idéalisme subjectif (Husserl, Sartre). Elle ne crée pas le fond ontologique de son être de conscience mais n'est pas réduite à un effet machinal. Elle n'est ni démiurge ni pure passivité. Elle est relation au monde, en tant que saisie de la totalité, et mise en ordre, dialectique, de cet ensemble. [...] Cette conscience reprend la totalité des maté riaux de la phénoménologie de l'histoire pour procéder à leur axiomatisation et formalisation et ce travail-là est constitutif des catégories de la conscience. « (RS, p. 72)
Notons que cette position, que nous pourrions quali fier d'intermédiaire est caractéristique de la manière dont Clouscard appréhende en général la relation infrastructuresuperstructure. Cette relation n'est ni pure réduction de la subjectivité à un effet du réel, ni le superstructural se déve loppant librement, indépendamment de toute détermination venant de l'infrastructural. Comment Clouscard justifie-t-il une telle autonomie, tou jours relative ? Nous avons évoqué précédemment le fait que la constitution de l'institutionnel sous l' Ancien Régime per mettait, selon lui, d'instaurer un jeu médiation entre le super structural et l'infrastructural 1 . Ces méditations concrètes (que 1. » La deuxième détermination de cette logique de la production - au niveau du MDF - est la constitution d'un autre système de médiations : celui de la relation de l'infrastructure à la superstructure. Le MDF est donc défini en tant que mise en place historique d'un double système de médiations : celui qui localise le devenir de l'histoire universelle en cet espace qu'est le système des médiations de l'infrastructure à la superstructure. Rencontre de deux temporalités organisées en cette relation de l'espace et du temps qu'est un mode de production. Et le mode de production clef : celui de la synthèse et de la médiation nécessaire à ce mode de production. « (LOC, p. 132.)
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nous pouvons appeler appareil d'Etat'), permettant le passage de l'infrastructural à la superstructure et inversement, seraient constitutives de tout mode de production et assureraient cette 1 autonomie relative du superstructural 2. C'est donc à partir de ce système des médiations (consti tué historiquement) qu'est rendu possible le jeu relativement autonome de la subjectivité. Mais pour qu'un retour de la conscience sur elle-même et que la production d'un nouveau superstructural soient possibles, cela présuppose l'appari tion d'une distance assez grande, établie entre le sujet et le superstructural antérieur. Cette » distanciation « spécifique, Clouscard la définit comme accès à la conscience politique. » Pour ce faire, il faut que soit apparue une distance objec tive entre la conscience et ces matériaux. Il faut que ceux-ci aient perdu leur effectivité, leur nécessité phénoménologique, pour qu'ils puissent être saisis comme données sur lesquels la conscience peut opérer. Ce regard ne peut être qu'un regard extérieur, non participant mais assez participant pour recon naître sans se perdre dans la participation. C'est le regard de 1. La constitution de l'appareil de la Nation sous le MPF. 2. Nous sommes ici à l'inverse du modèle des sociétés primitives, caractérisées par une absence de division du travail, rendant impensable la constitution d'un appareil d'État. Mais cela signifie, selon Clouscard, l'impossibilité de tout jeu relativement autonome de la subjectivité, 1absence de toute liberté individuelle, puisque l'individu privé de toute instance e médiation serait soumis au total déterminisme du socius, du corps soa C'est une totale intériorisation du coercitif au sein de l'individu, qui ue dispose alors d'aucune médiation entre la logique de la production e système des représentations (ce que Clouscard nomme » 1 implaca système des totems et des tabous »). Ce sera l'erreur de Deleuze et Guat ar de ne pas avoir vu que l'absence d'appareil d'État, loin de constituer » exorcisme de l'État », constituait au contraire, dans les sociétés prinu IV . son immanence même au corps social. Clouscard en établira la critique le chapitre » La fantasmagorique théorie de l'État qui fonde VAnti-Ct V Néo-fascisme et idéologie du désir : » L'État est une coercition d'autan p forte qu'aucune méditation ne transcendera le socius, qu'aucun n'extériorise ni n'objectivise l'État. Aussi, l'État est l'immanence chacun étant l'agent de la répression de la moindre déviance et a pnon „ moindre marginalité. L'État est, chez le sauvage, " plus lui-meme q car socius sans appareil d'État. [...] Pourquoi un appareil d'Etat o _g3.) mode de production interdit la différenciation du corpus social ? « (P-
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Rousseau, celui d une situation politique et d une conscience politique qui peuvent reconstituer l'ensemble du point de vue combien créateur, novateur, de l'unification synthétique. « (RS, p. 72-73)
Cette capacité qu a Rousseau de nier l'ensemble idéolo gique de l' Ancien Régime, grâce a une synthèse prospective à l'origine d'une nouvelle subjectivité, loin de s'expliquer par le recours au seul » génie « (explication idéaliste) proviendrait, pour Clouscard, de la situation existentielle particulière de sa classe sociale. La première condition de cette distanciation, Clouscard l'explique dans Rousseau ou Sartre par la posses sion de Rousseau d'une » conscience naturelle »... mais pour tout de suite préciser que ce terme de » conscience naturelle « est à prendre dans un sens » matérialiste 1 », et qu'en ce sens, elle n'est pas la » conscience naturelle « telle que l'entend Rousseau lui-même 2 ! Ajoutons tout de même qu'un tel rapprochement de termes qui n'auraient, de l'aveu même de Clouscard, rien à voir entre eux, est très surprenant. Ce rapprochement de termes nous apparaît, en lui-même, difficilement justifiable, sinon par une volonté probable de Clouscard de faire de cette » conscience naturelle « (telle qu'il l'entend, d'un point de vue matérialiste) l'inconscient de Rousseau, de ce que le phi losophe de Genève ne théorise pas en tant que tel, et qu'il ne pouvait qu'interpréter, sous le terme d'« instinct divin », que d'une manière mystifiée. On sait que la conscience était en effet qualifiée par Rousseau d'« instinct divin », en faisant par là même une véri table religiosité de l'intériorité. La Profession du vicaire savoyard contient, en ce sens, une véritable doctrine de la conscience, laquelle devait indiquer les règles que » je dois me prescrire pour remplir ma destination sur terre, selon l'intention de celui qui m'y a placé », ce qui déjà, remarquons-le, constituait L » C'est en termes de matérialisme dialectique et historique que nous définirions la conscience naturelle. « (RS, p. 29.) 2. » Et ce n'est pas non plus la " conscience naturelle"... de Rousseau. Celle-ci, " instinct divin ", est une notion philosophique et morale, porteuse aussi d'idéologie [...]» (RS, p.29.)
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chez Rousseau une critique de la raison » philosophante « ses pairs encyclopédistes 1 . Comme le note Léon Brunschvico dans Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale l'appel du vicaire à recourir à une lumière intérieure, rejetant aussi bien » le dogmatisme négatif des libres penseurs « et » ] e dogmatisme positif de l'Église 2 », se rapproche très étroite ment des écrits de Béat de Murait et de Marie Huber 3, dans les années 1730, caractérisés par un rejet aussi bien du matéria lisme dogmatique d'alors (ou de son pendant sceptique) que du dogme des théologiens. Toute l'ambition de Clouscard sera donc de tenter d'exposer les conditions historiques du surgissement de cette revendication de la conscience, s'éta blissant contre les discours institués. La » conscience naturelle « de Rousseau, prise en son sens non idéaliste, est définie, selon les mots de Clouscard, comme une conscience : » [...]: 1) antérieure et extérieure à celle qui est l'expression des corps constituées venues de l'Édit de la Paulette (véna lité et hérédité des charges), des instances institutionnelles qui sont à l'origine des idées multiples et contradictoires du 1. Aussi grande que soit l'importance que Rousseau donne à la conscience, aussi grande que soit sa critique de la rationalité philosophique de son époque, il ne tombe cependant pas dans l'irrationalisme : » Ne m'a-t-on pas donné la conscience pour aimer le bien, la raison pour le connaître, la liberté pour le choisir ? « (Nouvelle Héloïse, VI, 7.) 2. Les expressions » dogmatisme négatif des libres et penseurs « » dogmatisme positif de l'Église « sont de Hoffding, dans son Rousseau et la religion. 3. Marie Huber, Monde fou préféré au monde sage (1733) : » N'attendez pa$ de moi des définitions sur la conscience; je laisserai ce soin-là à M. ® Théologiens, s'ils s'en croient capables. Pour moi, je me contente ® connaître par le sentiment et l'expérience que j'en ai. Vous me dernan 1 autre jour, Criton, de quel habile maître j'étais devenu l'écolier , j e dirai aujourd'hui, ce maître est la conscience, je n'en connais et n en v point avoir d'autre. « la Murait, en 1727, dans L'Instinct divin recommandé aux hommes comp a conscience à une parole intérieure » à laquelle nous devons nous tenir ce lieu de ténèbres et de fausses lumières, dans ce pays de Raisonnernc des incertitudes, où sans un guide assuré, et qui ne nous quitte poin< ne saurions manquer de nous égarer et de nous perdre. «
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superstructural de l' Ancien Régime; 2) issue de l'infrastruc ture, des métiers de l'infrastructure, de l'artisanat. « (RS, p. 29)
La » conscience naturelle « est donc définie par son ancrage social, et ancrage de classe. Remarquons par voie de conséquence que cette conscience n'est d'ailleurs pas propre à Rousseau, mais constitue, au contraire une vaste coalition de classes, de métiers regroupant la petite-bourgeoisie com merçante et culturelle, ainsi qu'un » très vaste secteur produc tif », issue de l'économie traditionnelle artisanale, de l'ordre corporatif, du sérieux de la culture, des métiers des services. C'est la conscience partagée du monde de la force productive, de la consommation courante (modicité des revenus) ou de la production d'équipement, à la fois d'« une fraction de la petite-bourgeoisie, celle du corporatisme, de l'artisanat, du petit commerce [...] particulièrement mise en question par le grand commerce, les manufactures, et surtout par la révolu tion technologique apportée par l'Encyclopédie, qui menace l'ordre corporatif lui-même « (EC, p. 533), et du petit clerc, issue de l'extension du superstructural, des nouveaux métiers des services, disposant de l'essentiel du savoir de la culture, mais privé du statut de classe qui lui permettrait d'accéder à la mondanité de la classe de robe. On pourrait donc qualifier cette » conscience naturelle « de conscience partagée comme un large front du refus. » Le petit boutiquier, figé dans la tradition, fixé à la production d'un bien d'équipement ou de consommation élémentaire, est déjà coupé de la moyenne bourgeoisie du commerce ou de la production du luxe ou du confort. De même le petit clerc est rejeté par la mondanité de salon et l'ironie naturaliste qui ne sont que provocation pour son sérieux culturel et la modicité de ses revenus. Ainsi s'exaspère encore une fois la contradiction entre le sérieux de la production et la frivolité de la consomma tion, entre la force productive et le commerce, entre le sérieux des mœurs et de la provocation libertine, entre la culture mon daine et le savoir intellectuel, entre le sens et le signe. « (EC, p. 536)
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Nous retrouvons ici la grande distinction clouscardienn qu'est la mise en relation du » sérieux « et du » frivole» À notre connaissance, Clouscard ne définit jamais explicitem ent ces deux notions (fl priori trop floues pour être qualifiées de concepts). » Sérieux « de la production et » frivolité « de la consommation sont en relation dialectique, puisque toute consommation suppose une production, et qu'il faut bien consommer pour pouvoir se remettre à produire (reproduc tion de la force de travail). Mais pour cette raison, le sérieux et le frivole apparaissent alors comme les deux grandes modalités phénoménologiques de la lutte des classes. Elles permettent, dans la philosophie et dans l'anthropologie de Clouscard, de localiser la lutte des classes du point de vue de l'existentiel, du vécu, là où elle se manifeste d'elle-même, sans pour qu'il ait besoin de recourir à des catégories écono miques : quelle classe, dans une société donnée, consomme davantage qu'elle ne produit? Laquelle produit davantage qu'elle ne consomme ? Mais, dans le cas de la » conscience naturelle », il est bien évident que la revendication du sérieux de la production peut se faire réactionnaire. Certes, la protestation émanant du cor poratisme est légitime, car protestation non pas moraliste mais éthique 1 d'une force productive réduite à une économie de subsistance élémentaire, de la reproduction de la force de tra vail (travailler pour vivre) dénonçant la consommation libidi nale (vivre pour consommer et jouir). Mais loin de porter un nouveau projet de société, cette dernière tend à pétrifier dans une » revendication corporative », éternisant le mode de pr0 duction dépassé qu'est le MPF. » Si le corporatisme s'oppose, au niveau du langage, d e in gnation, de l'émotion, au libertinage, c'est pour reven 1