Michel Leiris dans les revues artistiques et littéraires (1924-1988) (French Edition) 2336447088, 9782336447087

Avant le développement d’Internet, les revues étaient le débouché principal de la production du savoir et le véhicule de

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Table of contents :
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE : HISTOIRE D’UN PARCOURS
Deuxième partie : D’une revue l’autre
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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Michel Leiris dans les revues artistiques et littéraires (1924-1988) (French Edition)
 2336447088, 9782336447087

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Critiques littéraires Collection dirigée par Jérôme Martin « Critiques Littéraires » est consacrée à la publication de travaux universitaires en lien avec la littérature. Dernières parutions Alain LERCHER, Gertrud Kolmar, la poétesse assassinée, 2024. Bernoussi Senhadji SALTANI, Agadir de Mohammed KhaïrEddine. Déplier les strates, 2024. Jean-Michel WAVELET, Albert Camus. Enseignant empêché, pédagogue résistant, 2023. Benjamin HILDENBRAND, Michel Houellebecq, de l’espoir utopique au désespoir dystopique, Entre quête d’immortalité et quête sexuelle, 2023. Catherine CHAUCHE, Langue et fiction. Lecture phénoménologique de textes de la littérature anglo-saxonne, 2023. Joao-Manuel NEVES, Soi-même comme un sujet impérial, Littérature coloniale des années 1920 : Le cas du Mozambique, 2023. Julia PFEIFFER, Scholastique Mukasonga. Poétique de la mémoire et posture littéraire, 2023. Quraishiyah DURBARRY, Mémoire et vérité dans Les Braises de Sándor Márai, 2023. Manon AMANDIO, Écrire la souffrance au XIXe siècle. Fédor Dostoïevski, Charles Baudelaire, Edgar Allan Poe, 2023. Claude POULETTE, Sartre, l’imaginaire et la liberté, 2023. Christophe CHABBERT, Dans l’univers littéraire de Marcel Pagnol, Biographie d’une œuvre populaire, 2023. Abdellatif ABBOUBI, Bibliographie de Mohammed KhaïrEddine. 1962-2014, 2023. Imene LATACHI, Etude du phénomène de la folie dans Une Valse de Lynda Chouiten, 2023. Modibo DIARRA, Dynamiques socio-historiques dans les romans de Seydou Badian, 2023. Abderrahman ELQADERY, La (ré)écriture de l’histoire dans le roman marocain contemporain d’expression française. Devoir de mémoire, engagement et interculturalité, 2023.

Michel Leiris dans les revues artistiques et littéraires (1924-1988)

© L’Harmattan, 2024 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr/ ISBN : 978-2-336-44708-7 EAN : 9782336447087

Didier Saillier

Michel Leiris

dans les revues artistiques et littéraires (1924-1988)

Du même auteur Chez L’Harmattan Poétique de la répétition chez Patrick Modiano – Styles, symptômes, vestiges, collection « Critiques littéraires », 2021. Le Merveilleux chez Michel Leiris, collection « Critiques littéraires », 2022.

À la mémoire de Jean Jamin, qui était un homme de revues.

INTRODUCTION

Lorsqu’on évoque le nom de Michel Leiris (1901-1990) auprès du public cultivé non spécialiste de son œuvre, c’est soit l’aspect autobiographique qui domine, soit, moins fréquent, la figure du poète surréaliste auteur de Glossaire j’y serre mes gloses ; plus rarement encore, le personnage qui a gravité dans les mouvements intellectuels du XXe siècle, l’ami des peintres et des écrivains importants de son temps. L’étude de son itinéraire dans les revues se place dans cette troisième perspective. Les études qui ont été écrites sur l’œuvre de Leiris portent pour la plupart sur le genre de l’autobiographie1, marque de fabrique de l’auteur de L’Âge d’homme. Quelques ouvrages, néanmoins, étudient les autres aspects des écrits de l’écrivain, la « marge de l’autobiographie », pour reprendre l’expression de Catherine Maubon, c’est-à-dire ce qui précède : le surréalisme et les années suivantes, comme le Collège de sociologie2. En revanche, aucun ouvrage n’a été consacré exclusivement aux collaborations de Leiris dans les revues : seul un article décrit et analyse son séjour à l’intérieur d’une revue (La Critique sociale 3 ), un autre retrace le parcours de Leiris dans les « revues modernistes » dans les années vingt et trente4, et enfin, quelques passages dans des ouvrages consacrés à des revues évoquent le rôle important qu’y a joué Leiris. 1

Voir parmi une littérature abondante : Philippe Lejeune, Lire Leiris. Autobiographie et langage, Klincksieck, coll. « Bibliothèque du XXe siècle », 1975 ; Philippe Lejeune, « Michel Leiris, autobiographique et poésie », in Le Pacte autobiographie [1975], Éditions du Seuil, coll. « Points essais », 1996 ; Roger H. Simon, Orphée médusé. Autobiographies de Michel Leiris, Lausanne, L’Âge d’homme, coll. « Lettera », 1984 ; Guy Poitry, Michel Leiris. Dualisme et totalité, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, coll. « Cribles », 1995 ; Catherine Masson, L’Autobiographie et ses aspects théâtraux chez Michel Leiris, L’Harmattan 1995 ; Annie Maillis, Michel Leiris, l’écrivain matador, L’Harmattan, coll. « Critiques littéraires », 1998 ; Francis Marmande (éd.), Michel Leiris, le siècle à l’envers [colloque], Éditions Farrago / Éditions Léo Scheer, 2004. 2 Voir Catherine Maubon, Michel Leiris en marge de l’autobiographie, José Corti, 1994 ; Joëlle de Sermet, Michel Leiris poète surréaliste, PUF, coll. « Écriture », 1997 ; Anne Pibarot, Michel Leiris, des premiers écrits à “L’Âge d’homme”, Nîmes, Théétète éditions, 2004 ; Denis Hollier (éd.), Le Collège de sociologie 1937-1939, Gallimard, 1979 ; réédition coll. « Folio essais », 1995. 3 Annie Pibarot, « “Et quelle envie de casser tout…” La participation de Michel Leiris à La Critique sociale », in Anne Roche (éd.), Boris Souvarine et La Critique sociale, La Découverte, 1990, pp. 216-226. 4 Julie Miraucourt, « Michel Leiris et les revues modernistes : surréalisme, ethnographie et politique », in Hélène Aji, Céline Mansanti et Benoît Tadié, Revues modernistes, revues

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Ce travail consistera donc à étudier l’activité de Michel Leiris, poète, critique d’art, écrivain et ethnologue, au sein des diverses revues auxquelles il participa au cours de son existence. Étudier un tel auteur permet de parcourir soixante-dix ans du XXe siècle (de La Révolution surréaliste, dans les années vingt, à Gradhiva, dans les années quatre-vingt) et de découvrir ainsi plusieurs milieux intellectuels français (surréalisme, entourage de Georges Bataille et de Jean-Paul Sartre5), qui ont le plus souvent une revue pour diffuser leurs idées et leurs productions. La revue (littéraire, artistique, politique, ethnologique) apparaît alors comme le lieu privilégié pour connaître les hommes et la genèse de leur pensée, car elle se veut un laboratoire où les idées en germe peuvent se développer au fil des échanges entretenus par ses divers membres. La figure de Leiris permet de manière exemplaire de comprendre ce qui fait la spécificité des avant-gardes au XXe siècle. L’avant-garde est une notion qui suggère un combat contre la tradition, l’académisme (le passé), l’ordre établi (le présent) et ceux qui en sont les serviteurs zélés. L’avant-garde possède une dimension subversive de nature sociale et politique, selon laquelle la contestation artistique ne serait que la première étape du changement avant de voir s’effondrer l’« ancien monde ». L’avant-garde est donc une notion qui concerne à la fois l’art, la littérature et la politique. Le développement des disciplines artistiques et plus largement de la société passe par la rupture, par une contestation constante de ce qui a précédé. Comme le remarquent, dans leur introduction, les auteurs du recueil d’articles Revues modernistes, revues engagées (1900-1939), il est difficile de séparer les revues modernistes (littéraires et artistiques) des revues d’avant-garde (modernisme politisé), car « [l’expérimentation formelle des artistes et auteurs dits “modernistes”] a été produite sur un théâtre collectif (bohème, ateliers, galeries, maisons d’édition artisanales, “petites revues”) profondément marqué par les événements politiques de son temps […] Même si leur tirage est restreint, même si leur public se résume parfois à une coterie de collectionneurs et d’esthètes, elles opèrent une remise en question virulente des systèmes politiques, économiques et culturels dominants6. » Parallèlement à cette espèce de destruction perpétuelle, un nouveau personnage se révèle à côté de l’artiste classique (le producteur d’une engagées (1900-1939), Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2011, pp. 185196. 5 Anna Boschetti, Sartre et Les Temps modernes. Une entreprise intellectuelle, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1985 ; Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe, Macula, 1995. 6 Hélène Aji, Céline Mansanti et Benoît Tadié, Revues modernistes, revues engagées (19001939), op. cit., p. 12.

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production artistique) : celui de l’individu qui, par son comportement contestataire, ses attitudes provocantes, ses actes scandaleux, se présente comme un créateur à part entière alors qu’il n’a pas nécessairement accompli une production artistique. En cela, ce personnage n’est pas moins un artefact que ses œuvres elles-mêmes. Avec l’apparition d’un nouveau paradigme, la société prend conscience qu’elle pense autrement le monde que les générations précédentes. L’éducation qui se propage à travers les différentes classes sociales, l’instauration d’une classe moyenne qui vient brouiller les représentations sociales antérieures, l’idéal d’égalité, sinon dans les faits, invalident l’assignation des personnes à leur milieu d’origine. Qui est le maître, qui est l’élève ? Qui est dominateur, qui est dominé ? Qui est créateur, qui est exécutant ? Tous les changements sociaux consécutifs à la Première Guerre mondiale ont entraîné des modifications tant dans la société que dans le monde artistique. Michel Leiris est bien un artiste moderne du XXe siècle. En sa personne sont réunis tous les paradoxes liés à la modernité. Provocateur durant sa vie (scandales surréalistes, publication de L’Afrique fantôme, ouvrage dans lequel il livrait les coulisses de l’ethnologie, soutien des dominés tant culturels que sociaux, aveux constants de ses travers), il était pourtant timide, rougissait facilement, se plaignait de son physique sans attrait. Se voulant créateur, il n’a pourtant rien produit dans sa jeunesse. Refusant d’être un maître, il ne voulait pas davantage endosser la tenue du disciple. Désirant la renommée littéraire, il se saborda en refusant le succès et les honneurs. Bref, il n’agissait jamais comme il aurait dû se comporter selon l’opinion courante. Toujours en mouvement, de peur de se figer, il refusait cependant de s’institutionnaliser. Ses déplacements incessants à travers les milieux intellectuels et ses nombreuses participations dans les revues témoignent de cet état d’esprit. Bien que personnage singulier et original, Leiris était aussi un produit de son époque, confronté aux mêmes difficultés que les autres artistes de sa génération. Jeune homme en colère contre son temps, son milieu social et son milieu familial, il se reconnut dans le mouvement subversif que fut le surréalisme. Sans être un militant forcené, la colère, nommée par Leiris « fureur », se transforma en révolte sociale au contact de ses amis qui prirent pour modèle la révolution russe. Face à ce qu’il perçut des contradictions du mouvement communiste, il rejoignit brièvement, dans les années trente, les opposants à la ligne stalinienne ; après la Libération, il revint dans l’orbite du Parti communiste français en en devenant un compagnon de route jusqu’aux années soixante, avant de prendre une nouvelle fois ses distances avec les communistes orthodoxes. Il fut en effet enthousiasmé par la révolution

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cubaine en pleine effervescence, plus apte à concilier poésie et politique que le régime soviétique qui prônait le réalisme socialiste (l’art au service du social). Ce parcours politique était assez classique chez ceux qui refusaient la prédominance du système capitaliste dans l’espoir d’instaurer une justice sociale. Le balancier bascule, selon les périodes, de la gauche communiste à l’extrême gauche. Leiris et les revues Comme la figure de Leiris, l’étude des revues, du fait de leur importance, permet de mieux comprendre les mouvements et les idées du siècle passé. Une revue étant un des supports principaux d’un mouvement, analyser son contenu permet de retracer l’histoire de ce dernier et des disciplines qui s’y rattachent. En outre, l’observation de la vie d’une revue montre souvent l’arrière-cour de ces mouvements, la structure interne invisible de l’extérieur, comme la rivalité entre les différents collaborateurs. Depuis une quarantaine d’années, l’étude des revues et de ses meneurs qui en ont été les chevilles ouvrières est devenue un sujet régulièrement traité par la recherche universitaire. D’ailleurs, une revue spécialisée dans les revues a vu le jour en 1986 (La Revue des revues) afin de les promouvoir, d’en faire l’histoire et de se pencher sur les revues existantes ou nouvellement créées. Si des ouvrages ou des articles relatant l’histoire d’une revue sont publiés, aucun écrit synthétique n’a été consacré au parcours d’un homme au sein des différentes revues qu’il a traversées, à l’exception d’un numéro spécial des Temps modernes consacré à Georges Bataille en tant qu’homme de revues7. Cet angle original permet d’apercevoir des aspects jusque-là restés dans l’ombre, seulement esquissés dans des études biographiques sur un auteur. Il pourrait sembler étonnant que Michel Leiris, réputé pour son égocentrisme, se soit investi durant son existence dans des revues majeures et ait publié plus de 350 articles dans plus de 150 revues. Ce travail exige en 7 Les

Temps modernes, n° 602, décembre 1998 - janvier-février 1999, « Georges Bataille ». Sur les autres études à propos d’une revue ou sur une personne à l’intérieur d’une revue spécifique, voir Sylvie Patron, Critique, une encyclopédie de l’esprit moderne, Éditions de l’IMEC, coll. « L’édition contemporaine », 1999 ; Anne Roche (éd.), Boris Souvarine et La Critique sociale, La Découverte, 1990 ; Anna Boschetti, Sartre et Les Temps modernes. Une entreprise intellectuelle, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1985 ; Angles Auguste, André Gide et le premier groupe de la NRF, 3 tomes, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1986 ; Michel Winock, « Esprit » Des intellectuels dans la cité 1930-1950 [1975], Éditions du Seuil, coll. « Points Histoire », édition revue et corrigée, 1996.

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effet des qualités relationnelles assez développées, afin de se glisser dans les rédactions sans s’autonomiser outre mesure, la revue étant le lieu où l’individu n’est qu’un élément au service de l’œuvre collective. Mais la participation à de telles aventures était un moyen pour Leiris de lutter contre le repliement sur soi et contre son attirance dévorante pour l’introspection et, de ce fait, de s’ouvrir à l’altérité. Cette réputation d’auteur particulièrement autocentré est apparue, pour ne plus l’abandonner, au cours des années qui virent l’élaboration de son autobiographie au long cours, La Règle du jeu (19481976). Pendant l’entre-deux-guerres, Leiris n’était pas encore considéré comme un autobiographe, même si L’Afrique fantôme (1934) et L’Âge d’homme (1939) laissaient déjà percevoir un attrait pour la recherche intérieure et le récit de souvenirs d’enfance. C’est dans cette période, alors jeune auteur inconnu, qu’il côtoya le plus intensément la vie des avant-gardes. En effet, pendant une dizaine d’années (1924-1934), son activité fut très intense, du fait de l’abondance de ses rencontres aussi bien que de ses participations à des périodiques. Ces deux dates se situent à la charnière de deux moments. Le premier moment correspond à son entrée dans le monde artistique et poétique qui va se confirmer par son adhésion au surréalisme. Le second moment correspond d’une part à sa décision de devenir ethnologue, ce qui l’obligera à entreprendre des études universitaires sur le tard, et d’autre part à son orientation vers l’autobiographie. Par la suite, sa collaboration aux revues sera constante. Bien que désirant s’intégrer dans une structure pour combattre le sentiment de solitude qui l’étreignit toute son existence, il ne put jamais adhérer complètement à une doctrine. Sa voix, trop personnelle, se détachait sans parvenir à se mêler au concert général. Sans fausse note, il adoptait un ton contrasté, juste au-dessous ou juste au-dessus – un ton qui donne l’impression que ses articles sont comme des gestes de repli, tant sa crainte d’être broyé par un système, quel qu’il fût, était grande. Sa participation à un groupe ne pouvait s’effectuer que dans la mesure où on lui permettait d’exercer sa liberté sans essayer de le museler ou de l’orienter trop précisément. Toutes ces expériences furent de courte durée. Deux ans à Documents et à La Révolution surréaliste, un an aux Lettres françaises, sept mois au comité de rédaction des Temps modernes, six mois à La Critique sociale, deux mois à La Bête noire et un mois à Minotaure. Ses nombreuses collaborations sontelles la marque d’une instabilité psychologique ou celle d’une curiosité intellectuelle qui le poussait à changer régulièrement de lieu ? Le contexte concernant la vie délicate des revues peut expliquer cette mobilité perpétuelle. Traditionnellement, la revue a pour caractéristique d’être

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fragile sur le plan économique, ce qui entraîne souvent une disparition précoce. Le bouillonnement intellectuel des années trente (l’âge d’or) a conduit à la création de nombreuses petites revues éphémères. Mais ce trait intellectuel et économique n’explique les choses qu’en partie. Leiris était-il réellement un « homme de revues » ? Ne peut-on pas le désigner sous le nom de « collaborateur influent » ? Un baron parmi d’autres qui n’a pas tout le pouvoir, mais un certain pouvoir intellectuel et moral ? Ces questions nous amènent à de nouvelles questions : Leiris rejoignait-il des meneurs pour leur pensée et leur forte personnalité ? Les imitait-il pour se convertir à leurs idées ? Ou les rejoignait-il en raison d’obsessions similaires ? Ces deux hypothèses ne s’excluent pas : le désir de Leiris pouvait prendre sa source dans le désir de l’autre. Il semble que ce qui intéressait Leiris, c’était de vivre les premiers moments d’un projet fait de balbutiements, de tâtonnements, mais aussi d’affirmations déclarées, plutôt que de gérer sur le long terme un quotidien dépourvu de surprise. Il préférait l’intensité à la durée dans laquelle peut s’immiscer l’ennui – la « bête noire » de Leiris, comme il le déclarait dans la revue du même nom. Changer apparaît alors, sinon comme la solution de ses maux, du moins comme un dérivatif, même si la répétition du changement peut révéler une certaine vacuité. Les participations de Leiris ne peuvent pas être seulement qualifiées de brèves ; elles sont aussi la preuve qu’il souhaitait s’inscrire dans un groupe et s’exprimer sur les auteurs passés et contemporains, notamment à travers les comptes rendus. Écrire dans une revue était pour lui un moyen de sortir, même provisoirement, de sa tendance à l’introspection – propension que, depuis 1930, il commençait à cultiver en écrivant le texte Lucrèce, Judith et Holopherne, première version de L’Âge d’homme. L’écriture revuiste se situe à mi-chemin entre le désir de se pencher sur ses intérêts (la littérature et la poésie) et celui de s’ouvrir aux autres en s’engageant dans l’action politique et sociale. Le travail dans une revue est à la fois individuel et collectif, ce qui implique le regard d’un autre. Pour Leiris, le travail de revue avait des similitudes avec l’ethnographie. Au départ, écritil, l’ethnographie « m’avait séduit comme moyen de toucher à des réalités vivantes et qui est devenue finalement un auxiliaire de la première [l’activité littéraire], en m’habituant à observer et en m’aidant à élargir ainsi qu’à humaniser mes conceptions8. »

8 Michel

Leiris, Fibrilles [1966], La Règle du jeu - III, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1992,

p. 290.

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Leiris, le brillant second Outre l’étude de la fonction d’une revue à travers le XXe siècle, ce travail tendra vers une analyse sociologique qui mettra en évidence que les participations de Leiris s’inscrivent dans une démarche plus ou moins consciente d’accéder à la reconnaissance littéraire dans le champ de la production restreinte, mais parasitée par une motivation inconsciente de demeurer dans l’ombre. Leiris serait ainsi l’objet d’un clivage qui mettrait en échec ses tentatives d’atteindre la célébrité. Au début d’une carrière, la revue est le lieu privilégié pour un jeune intellectuel entrant dans le champ littéraire s’il veut sortir de l’anonymat en signant des articles et des textes de création. C’est aussi un moyen efficace de se créer un réseau de relations dans les milieux contestataires, qui lui permet d’augmenter son prestige. Paradoxalement, c’est en s’opposant à l’ordre établi – lequel relègue l’individu aux marges, que l’écrivain augmente son capital symbolique. La contestation rejaillit sur sa carrière : les actions scandaleuses permettent de se proclamer artiste. Ce succès n’est que symbolique, puisque l’appartenance au champ de la production restreinte éloigne des biens tant matériels (droits d’auteur importants, poste à forte rémunération) qu’honorifiques (accès aux académies diverses). Pour se maintenir durablement dans cet espace réduit, l’auteur doit bénéficier d’une fortune personnelle ou exercer une profession rémunératrice. Il s’agit en effet de ne pas céder à n’importe quel prix aux sirènes du succès public, ce qui pourrait entraîner un gauchissement du projet littéraire initial. L’aversion de Leiris pour le succès public, à la fois critique (voir dans Fibrilles, son malaise extrême à la suite de la grande admiration que les critiques exprimèrent au moment de la parution de Fourbis9) et institutionnel, amène l’écrivain – qui commençait, à la fin de sa carrière, à récolter les fruits de son travail si patient – à refuser en mai 1980 le Grand Prix national des lettres. Ce refus peut s’expliquer par son désir de rester un « second couteau » plutôt que d’accéder au statut d’écrivain de premier plan, comme il l’aurait mérité. Déjà dans son enfance, révèle-t-il dans Fourbis, il aspirait à être « le second – au sens de celui qui vient aussitôt après le premier comme au sens de celui qui seconde10 […] ». En effet, Leiris n’a jamais accepté de position dominante dans les diverses revues auxquelles il participait, mais s’est toujours rangé sous la bannière d’un « champion », au sens de celui qui dirige les troupes et donne l’orientation doctrinale et stratégique. Seconder, pour 9 Michel

Leiris, Fibrilles [1966], La Règle du jeu - III, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1992, pp. 87-90. 10 Ibid., p. 91.

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Leiris, est une position enviable qui consiste à « challenger » (terme utilisé par lui-même), qui rend le champion meilleur grâce à ses conseils, ses questions, voire ses critiques. Néanmoins, son aversion pour la domination intellectuelle ne l’a pas empêché d’occuper des fonctions au sein de certaines rédactions. Ainsi, il fut le responsable de la rubrique des rêves dans La Révolution surréaliste, de celle de la poésie dans La Bête noire et Les Temps modernes, secrétaire de rédaction puis gérant de Documents, et le maître d’œuvre, avec Albert Skira, du numéro 2 de Minotaure consacré à la mission Dakar-Djibouti. Malgré tout, on ne peut tenir Leiris pour un chef ; il serait plutôt comme le serviteur de luxe d’une autorité intellectuelle. L’analyse menée par Gérard Leclerc sur le journalisme11 – s’appuyant sur le témoignage de Philippe Simonnot, ancien journaliste au Monde – peut globalement s’appliquer à une structure journalistique réduite comme la revue. Il existe au sein des journaux une hiérarchie des auteurs, par laquelle ceux qui possèdent une supériorité symbolique monopolisent la « une » et peuvent faire précéder leur signature de la préposition « par », le tout en haut de l’article (« en tête »), contrairement aux rédacteurs moins connus qui voient leur nom (ou leurs initiales) inscrit sous (« en pied ») leur article, lui-même placé dans les pages intérieures. Dans une revue, la « une » n’existe pas (c’est la couverture), mais le directeur peut utiliser une des premières pages pour écrire un éditorial ou présenter le contenu du numéro, et montrer par là qu’il est bien le « metteur en scène », selon l’expression de Gérard Leclerc. Les principaux collaborateurs (le secrétariat de rédaction) ont aussi une position enviable en écrivant régulièrement dans les colonnes et en apposant leur signature qui, au fil du temps, les rend familiers auprès des lecteurs. Après l’étape de la connaissance, ils atteignent le stade de la reconnaissance. Leiris, lui, ne cherchait pas à atteindre cette position de directeur, de « premier », comme on l’a vu, mais souhaitait être un rouage dans l’équipe dirigeante, dans « l’oligarchie », selon le terme de Philippe Simonnot12. Cette volonté de rester en retrait n’est pas chez Leiris un esprit de sacrifice : peut-être sentait-il son incapacité à devenir un animateur auquel incombent des responsabilités trop accaparantes, et à supporter les attaques qu’une position aussi exposée implique ? Demeurer à côté de celui pour lequel on éprouve de l’admiration suffisait à son ambition, du moment que son rôle était reconnu à sa juste valeur et qu’il sentait de l’amitié à son endroit. Avec

11 Gérard

Leclerc, Le Sceau de l’œuvre, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1998. Simonnot, « Le Monde » et le Pouvoir, Presses d’aujourd’hui, 1977, cité par Gérard Leclerc, op. cit., pp. 180-181. 12 Philippe

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Georges Bataille, qu’il appelle un « chef de file13 » – soulignant ainsi, dans l’hommage qu’il rend à son ami en 1963, la place subalterne qu’il occupait lui-même dans la hiérarchie symbolique de Documents –, Leiris a connu particulièrement cette fraternité dans le travail intellectuel. Avide d’entreprises communautaires, il cherchait à forger des armes contre la pensée académique et insistait sur le tragique de l’existence humaine. Pourtant, Leiris n’était pas dénué d’autorité – en témoigne l’influence déterminante qu’il exerça dans le refus d’intégrer, en 1953, un certain écrivain dans l’équipe des Lettres nouvelles, pour la raison que celui-ci s’était compromis dans la collaboration avec l’Allemagne. Maurice Nadeau, directeur de ce périodique, indique dans un entretien : « C’est pour bénéficier de sa collaboration, plus simplement conserver son appui moral, que nous écartâmes un auteur qui aurait dû prendre, avec Saillet et moi, certaines responsabilités dans le projet initial mais que Leiris récusait. C’est un interdit politique et non littéraire qu’avait formulé Leiris. Nous nous sommes rangés à son avis sans discuter14. » Le besoin d’écrire, d’être lu et d’être reconnu n’était pas absent chez lui, comme il le confia à Jean Jamin et à Sally Price dans C’est-à-dire. À la question : « Mais si, après avoir écrit et publié, personne ne te répondait, si ce que tu as écrit laissait indifférent ? », il répondit : « Je serais désolé. » « Continuerais-tu d’écrire ? » : « Oui, sûrement. Je penserais d’ailleurs qu’on peut être reconnu plus tard, je penserais peut-être à la postérité15… » Cette dernière réponse met bien en valeur son objectif final : ne pas être reconnu à sa juste valeur de son vivant pour atteindre la reconnaissance ultime après sa mort. Programme prémonitoire, comme en témoigne la notoriété atteinte de l’écrivain depuis sa disparition tant dans les domaines éditorial, critique et universitaire16.

13 Michel

Leiris, « De Bataille l’Impossible à l’impossible Documents », Critique, n° 195-196 (« Hommage à Georges Bataille »), août-septembre 1963, pp. 685-693 ; réédition in Brisées, Gallimard, 1966 ; réédition Gallimard, coll. « Folio essais », 1992, pp. 288-299, cit., p. 292. 14 Maurice Nadeau, entretien avec Paul Aron et Éric Van der Schueren, Revue de l’Université de Bruxelles, n° 1-2, 1990, p. 16. Cité par Louis Yvert, Bibliographie des écrits de Michel Leiris, Jean-Michel Place, 1996, p. 363. 15 Michel Leiris, C’est-à-dire, Jean-Michel Place, coll. « Cahiers de Gradhiva », 1992, pp. 4546. 16 Michel Leiris est entré dans la collection « Bibliothèque de la Pléiade » chez Gallimard, en 2003 (La Règle du jeu) et en 2014 (L’Âge d’homme précédé de L’Afrique fantôme).

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Définitions de la revue Qu’est-ce qu’une revue ? La définition donnée par Paul Aron fait le point sur cette création éditoriale : La revue (de l’anglais review) est une publication périodique au contenu variable. Sa périodicité la distingue du livre ou de la brochure. Depuis son apparition, à la fin du XVIIIe s., elle met en circulation des essais, des textes littéraires, des critiques et des comptes rendus. Elle est à la fois un relais éditorial et un lieu de consécration présentant l’intérêt de satisfaire avec souplesse aux moyens les plus divers que les auteurs peuvent investir dans une stratégie de reconnaissance (publication de textes brefs, prépublication de « bonnes feuilles » d’une œuvre, critiques, débats17…).

On retient de cette définition que la revue est une publication périodique régulière (du moins en théorie), généraliste ou spécialisée dans un domaine (littéraire, scientifique…) qui contient des textes selon la spécialité (essais, comptes rendus, articles de fond, poèmes, nouvelles, extraits de romans ou d’essais…). Cependant, cette caractérisation ne suffit pas à circonscrire l’objet dans sa globalité, d’autres signes distinctifs sont à noter. Plusieurs typologies ont été dressées à son sujet. La « petite revue » est souvent opposée implicitement à la « grande revue ». Ce partage est très subjectif. Faut-il que la revue soit éditée depuis un certain nombre d’années et ait un nombre suffisant de numéros pour être rangée dans la section des grandes revues ? Le tirage est-il une donnée déterminante ? Faut-il que des plumes célèbres y écrivent ? Ce partage est ainsi très relatif, non seulement dans la synchronie, mais aussi dans la diachronie. La réputation dont jouit un périodique peut se transformer au cours du temps, en raison d’une érosion due à la routinisation (comme la NRF qui a bénéficié de ses plus belles heures de gloire entre les deux guerres), ou, au contraire, prendre son essor après avoir consolidé ses fondations, comme Critique qui est devenue un périodique en vue au mitan des années cinquante, pour avoir accompagné les succès de la Nouvelle Critique et des sciences humaines. Même une revue qui n’aurait connu que quelques numéros passés inaperçus au moment de leur sortie peut être soudainement réévaluée a posteriori, et de ce fait, elle ne représenterait 17 Paul Aron, article « Revue », in Paul Aron, Denis Saint-Jacques, Alain Viala, Dictionnaire du littéraire, PUF, 2002, p. 521.

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pas l’influence réelle qu’elle a eue à l’époque de sa publication. Ainsi, Documents, qui probablement devait tirer à quelques centaines d’exemplaires et atteindre un public en proportion égale, est devenue une revue mythique à partir de sa réédition en fac-similé par l’éditeur Jean-Michel Place, en 1991, pour avoir été à la pointe de la modernité en mélangeant les genres et les époques, et avoir amalgamé des images et des textes de nature différente. Ce succès à retardement est survenu pour les raisons invoquées ci-dessus, mais également parce que les rédacteurs de la revue sont passés à la postérité. C’est rétrospectivement, pour avoir des résonances avec l’époque présente, que le passé se trouve auréolé d’un prestige inconnu à sa création. Depuis la réédition de Documents, la revue ne cesse de faire l’objet de multiples écrits historiques. Cette réévaluation éventuelle conduit à une classification esthétique que propose Michel Decaudin entre les « revues de l’establishment » et « les autres », selon sa formulation 18 . Ce dernier terme imprécis pourrait être avantageusement substitué par « revue de création », c’est-à-dire en contact avec son temps, pour l’opposer à « revue de reproduction » qui continue grâce à la vitesse acquise. L’autre opposition, cette fois politique, que propose Philippe Sollers, distingue les « revues de sécurité sociale [de] celles qui sont fondées sur la passion d’un individu » : ici la ligne de partage est déterminée par la « subversion », « la négation de l’ordre social existant19 ». Définition qui sousentend que seul l’individu (irréductible) peut engendrer la subversion, alors que le collectif (réductible) ne mène qu’au conventionnel. Jacques Julliard, quant à lui, présente trois sortes de typologie. La première concerne la réception. Il distingue les « revues spécialisées, scientifiques ou de vulgarisation », les « revues générales » qui s’adressent à l’honnête homme, et enfin les « revues militantes ». La seconde typologie porte sur les circonstances et le mode d’intervention. Ce qui amène à dissocier les « revuesmoment » (en phase avec un événement), les « revues-période » (qui émergent d’un mouvement d’idées), les « revues-coup de poing » (énonciation violente), les « revues-institution » (qui vivent sur leur passé prestigieux). Enfin, la troisième typologie a pour objet l’émetteur : les « revues-personnes » (individualités fortes qui entraînent les autres), les « revues-carrefour » (les 18 Michel

Decaudin, « Formes et fonctions de la revue littéraire au XXe siècle », in Situation et avenir des revues littéraires, actes du colloque des 5 et 6 mars 1975, Nice, Centre du XXe siècle, 1976. Les revues d’establishment « représentent la société, ou des pans de cette société, dans la plénitude de son développement, avec une échelle de valeurs morales, politiques, esthétiques, culturelles sur lesquelles s’établit un consensus », p. 17. 19 Philippe Sollers, « Solitude de Bataille », Les Temps modernes, n° 602, décembre 1998 janvier-février 1999, pp. 246-262, cit., p. 249.

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idées réunissent des individus pour les défendre)20. Toutes ces typologies ne sont pas exclusives ou contradictoires l’une de l’autre et peuvent s’interpénétrer. Toutes les revues peuvent-elles être appelées par ce nom ? s’interroge Christophe Carraud, qui préfère nommer « bulletins de liaison » les périodiques scientifiques, qu’ils soient dédiés aux « sciences dures » ou aux sciences humaines : « Le danger qui menace de telles publications est que leur objet soit la pérennisation de l’état de choses sur lequel elles reposent, bien plus que la communication de quoi que ce soit21. » Toutes ces tentatives pour tracer des lignes de partage afin d’appréhender l’objet « revue » dans toutes ses dimensions révèlent la difficulté d’en dresser un portrait définitif et la diversité de ses facettes. À la suite des diverses typologies formulées par les critiques, une nouvelle définition peut être élaborée. La revue serait donc la réunion de textes de types variés, pensés et élaborés dans un cadre collectif dans lequel se mêlent différentes plumes aux personnalités diverses, mais tenues par une orientation commune et un projet commun. Leiris écrivit surtout dans des « revues d’idées » ou bien des « revues artistiques et littéraires », et bien sûr dans les périodiques liés à la discipline de l’ethnologie – en écho à son activité professionnelle. À partir de l’étude de toutes ses collaborations, nous pouvons affirmer que ses choix se sont portés essentiellement sur des revues subversives, qui ont eu une influence a posteriori en devenant mythiques. Brièveté, recueil et fragment Une des caractéristiques de la revue, encore peu évoquée dans ce travail, est sa brièveté et sa forme discontinue. Du fait de l’espace réduit, les textes publiés doivent être de longueur limitée afin de laisser les autres collaborateurs s’exprimer. Contrairement à l’auteur d’ouvrages qui a tout le loisir de s’épancher comme il le souhaite, celui de périodique se doit de condenser son texte. C’est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit d’un texte appartenant à la catégorie de l’enthymématique (qui relève du jugement). Pour que l’article soit recevable, non seulement par le 20 Jacques

Julliard, « Le monde des revues au début du siècle. Introduction », Cahiers Georges Sorel, n° 5, 1987, « Les revues dans la vie intellectuelle 1885-1914 », pp. 3-9. 21 Christophe Carraud, « Le “phénomène des revues” », La Revue des revues, n° 25, 1998, pp. 11-20, cit., p. 13.

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directeur de la revue, mais aussi par le lecteur, il devra offrir une vue d’ensemble du propos dans un espace limité. À noter qu’un article qui résume de façon concise un contenu publié dans un ouvrage épais devient plus stimulant pour la compréhension du lecteur. Ainsi sont supprimés les exemples multiples ou les longueurs inutiles, conçus pour atteindre le nombre de pages suffisant à la mise en chantier du livre. Après un article à succès dont le monde intellectuel s’est emparé, il arrive que son auteur décide de l’amplifier afin de le transformer en livre, objet traditionnellement plus valorisant parce qu’il atteindrait un plus vaste lectorat22. La revue littéraire, où se trouvent réunis différents textes (narratifs, qu’ils soient fictionnels ou factuels, enthymématiques (non narratifs) et poétiques), appartient, de ce fait, au genre du recueil collectif, produisant une pensée et un style qui dépassent la simple addition des individualités qui le composent. En cela, l’individu se sent contenu, car il doit tenir compte des collaborateurs. Pour appartenir à une revue, il convient de se « discipliner » en acceptant de se fondre dans l’ensemble. Seul un membre plus imposant par sa stature intellectuelle et son expérience – bien souvent le fondateur ou le directeur – peut dicter un point de vue personnel au collectif en donnant ainsi un style à la publication et en distribuant les textes à écrire, notamment les comptes rendus de lecture, selon les compétences et le tempérament de chacun. Le ton de la revue correspond bien souvent au ton de l’élément le plus influent, l’équipe ne faisant alors que se caler dans son sillage. Le fait qu’un auteur rassemble dans un seul livre un recueil d’articles appartient au même principe consistant à réunir des textes dans une revue, mais dans un mouvement inverse. De la revue qui fait écrire, on passe, avec le périodique, au recueil comme résultat d’une création collective. Grâce à d’incessantes discussions, l’auteur revuiste est comme porté par l’ensemble de la communauté et peut ainsi écrire, entraîné et stimulé par ses compagnons. En sélectionnant ses propres textes pour constituer un recueil d’ouvrage, l’auteur s’extrait de l’ensemble et signale ainsi qu’il n’est pas uniquement au service du groupe. Le recueil s’apparente alors au remboursement d’un prêt consenti (gratuité des articles écrits) après avoir obtenu une notoriété, même relative, qui lui permet de s’autonomiser. Qu’un écrivain publie un recueil ne met pas nécessairement fin à une collaboration, et cet auteur obtiendra même éventuellement une place plus importante au sein de la rédaction. Se faire 22 Voir

l’article de Francis Fukuyama (« La fin de l’histoire ? », Commentaire, n° 47, septembre 1989, pp. 457-469) qui devint par la suite un livre à succès (La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, Flammarion, coll. « Histoire », 1992).

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connaître par le monde extérieur entraîne une reconnaissance (une plus-value) au moment du retour dans la famille d’origine. Publier un recueil de textes, c’est augmenter son capital symbolique. De même, une association d’individus augmente la capacité de chacun à créer, mais donne aussi une plus grande visibilité à la revue. Le contenu de la revue est une suite de fragments, soit inachevés (notes d’un travail en cours), soit achevés, publiés « en feuilleton », de numéro en numéro, pour susciter chez le lecteur l’envie de connaître la suite. À l’opposé du livre, qui est de l’ordre du « définitif », le périodique, en général, est de l’ordre de l’éphémère. Alors que l’on conserve volontiers des ouvrages, les revues sont plus facilement dispersées si la collection n’est pas complète. Seul fait exception le numéro dans lequel un article a retenu notre attention et surtout le numéro spécial sur un auteur ou sur un thème, qui s’insère naturellement dans la bibliothèque. En cela, le numéro spécial s’apparente à l’ouvrage, se trouvera rangé en librairie parmi les livres et bénéficiera probablement d’une vie prolongée. Dans son article sur le fragment, Jean-François Chassay relie cette forme littéraire à ses facteurs sociaux. La logique du discontinu fait partie de la modernité depuis le romantisme allemand, à la fin du XVIIIe siècle, qui cherchait dans la forme littéraire l’équivalent de ce qui se déroulait dans le réel – l’Allemagne morcelée. C’est donc la question sans réponse, le malaise qui produit cette forme – à la fois dénoncée par les tenants du discours classique comme pensée ou œuvre inachevée, et valorisée pour sa réflexion sur le monde contemporain –, qui conduit à un morcellement de l’écriture reflétant la réalité en cours de désagrégation. La discontinuité de l’écriture s’impose dans une société qui n’a plus ni repères stables ni certitudes toutes faites. Dans ce nouvel état de fait, l’écriture fragmentaire cherche un nouveau langage qui ne s’appuierait plus sur l’unité disparue. « La volonté de totalisation semble devenue impossible à satisfaire et le fragment en est la trace, le signe23. » Au XXe siècle, ce mode d’écriture s’est amplifié, faisant même figure d’emblème de la modernité. Les événements mondiaux comme les guerres, les crises économiques ou culturelles ont été à l’origine de ce malaise ressenti dans l’écriture même. La fragmentation est un choix plus ou moins délibéré, comme le rappelle Alain Montandon24, et aussi un résultat quand l’œuvre a disparu partiellement ou entièrement. Des extraits, des citations peuvent resurgir à travers l’œuvre 23 Jean-François

Chassay, article « Fragment », in Paul Aron, Denis Saint-Jacques, Alain Viala (éd.), Le Dictionnaire du littéraire, PUF, 2002, pp. 237-239, cit., 238. 24 Alain Montandon, Les Formes brèves, chapitre « Le fragment », Hachette, coll. « Contours littéraires », 1992, p. 27.

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d’un tiers. Un type similaire d’incomplétude se produit lorsque l’auteur a laissé dans l’inachèvement un projet que l’on retrouve après sa mort, dans ses archives. Cette circonstance se retrouve dans le cas de Leiris, qui avait eu l’intention d’écrire un ouvrage sur l’opéra qui ne vit jamais le jour dans sa forme aboutie, mais seulement dans un état fragmentaire sous un titre choisi par l’auteur lui-même : Opérratiques. À cet effet, depuis 1959, il notait des réflexions concernant cet art total sur des fiches « réunies et ordonnées par lui dans un classeur à fermoirs métalliques, si bien qu’elles constituent un ensemble relativement fermé, homogène et continu, qui témoigne – n’était l’écriture parfois cursive – du statut d’ouvrage auquel il le vouait25 ». L’autre possibilité, voisine de la précédente, se produit quand la mort de l’auteur a mis un terme brutal au travail en cours. Dans ce cas-ci, c’est la mort qui emporte l’auteur en plein travail, dans celui-là c’est le manque d’urgence qui explique que le manuscrit soit resté à l’état d’inachèvement. En ce sens, l’arrêt d’un périodique, quelle que soit la durée de son existence en tant que telle, peut être vu comme une incomplétude, dans la mesure où le dernier numéro n’a pas été pensé comme l’ultime élément prévu pour boucler un parcours. * La méthodologie que nous nous sommes donnée essaie de mêler plusieurs disciplines à la fois, telles que l’histoire des idées, l’histoire littéraire et artistique, l’histoire de l’anthropologie, la sociologie et la psychanalyse. Cette étude sera composée de deux parties. Dans la première, nous nous emploierons à analyser l’itinéraire de Leiris en empruntant des notions de la sociologie de Pierre Bourdieu, c’est-à-dire que nous tenterons de saisir comment, à partir de déterminismes tant familiaux que sociaux, Leiris est parvenu à se détacher de son milieu d’origine pour rejoindre le monde des artistes qui, en retour, l’a entraîné dans une logique propre au champ littéraire. Comme l’auteur le confie dans Le Ruban au cou d’Olympia, c’est par un violent effort qu’il put se réaliser en devenant un membre de la communauté intellectuelle et littéraire située loin de l’esprit bourgeois de son époque : Des préjugés qui, inculqués presque dès que j’ai su parler, m’attachaient à ma classe sociale, la bourgeoisie, et me mettaient des œillères qui, malgré l’amour des pauvres que le christianisme prêche, me faisaient regarder pratiquement cette classe plus aisée comme la seule qui valût considération, il m’a fallu me défaire et,

25 Jean

Jamin, « Présentation », in Michel Leiris, Opérratiques, P.O.L., 1992, pp. 5-8, cit., p. 7.

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pour en réduire les séquelles, une longue série d’expériences ainsi qu’une réflexion serrée ont été nécessaires26.

En rejoignant le monde des artistes, des poètes et des écrivains, Leiris recherchait l’autonomie, l’émancipation, par rapport à sa famille et son milieu social trop pesant. S’agissant de Leiris, on peut suivre Christophe Charle lorsqu’il déclare que la profession d’intellectuel, à des époques diverses, possède « une ligne constante, celle de la revendication d’une autonomie croissante par rapport à la religion établie (cas du philosophe), à la classe dominante (pour le poète ou l’artiste) ou aux autres professions intellectuelles et au public (savant, artiste)  27 ». S’il souhaitait devenir un membre de la communauté artistique et littéraire d’avant-garde, c’est que cette dernière était stigmatisée par la bourgeoisie voyant en elle un ferment de rébellion, et donc un risque de bouleversement de l’ordre social. C’est ainsi que l’itinéraire intellectuel de Leiris passa par l’objet revue, qui lui permit de faire ses premières armes au contact d’hommes admirés et de modifier ses opinions, au début encore trop empreintes de réflexes conditionnés. Dans la seconde partie, nous observerons le parcours de Leiris au sein des revues et mettrons en évidence son originalité dans le concert des voix que représente le travail revuiste. L’ordre chronologique choisi nous permettra au mieux d’étudier sa biographie intellectuelle. Pour autant, les textes des autres membres des rédactions ne seront pas occultés. En faisant l’impasse sur les autres rédacteurs, les idées, les doctrines et le climat d’une époque auraient été en partie absents. Suivre l’itinéraire de Leiris sera notre fil rouge qui permettra de découvrir le monde intellectuel français du XXe siècle.

26 Michel

Leiris, Le Ruban au cou d’Olympia [1981], Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1989, p. 164. 27 Christophe Charle, Naissance des « intellectuels » 1880-1900, Éditions de Minuit, coll. « Le Sens commun », 1990, p. 37.

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PREMIÈRE PARTIE : HISTOIRE D’UN PARCOURS

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L’ENTRÉÉ EN POÉSIE

Les effets de la Grande Guerre Le parcours de Michel Leiris pour arriver au surréalisme ressemble à ceux de ses camarades avant-gardistes. L’époque a forgé un certain état d’esprit commun à toute une génération confrontée aux mêmes réalités. La période de la Première Guerre mondiale correspond à l’adolescence de Michel Leiris, moment où commencent à se cristalliser les intérêts intellectuels et artistiques, et où la controverse se manifeste naturellement. Comme certains jeunes gens de sa génération, Leiris se mit très tôt à contester le patriotisme prôné par les autorités. En effet, avec ses camarades, il se mit à ridiculiser l’éloge des héros à travers le détournement grivois d’un palmarès de citations, paru dans L’Illustration : « D’un Petibon, je lui Fischoff mon Bistour dans le Cuttoli28. » La guerre, pourtant dramatique par la violence des combats et par le nombre important de ses victimes, troubla modérément l’adolescent quand partirent au front ses frères Jacques en 1914, puis Pierre en 1917. En effet, étant le benjamin de la fratrie, il éprouva la satisfaction d’être enfin libéré de la tutelle que ces derniers exerçaient sur lui – surtout l’aîné, Jacques, extrêmement autoritaire. Mettre en cause le principe de la famille (celle que l’on vous impose) au profit des affinités électives était une constante chez les futurs surréalistes. La liberté enfin découverte, Leiris commence à se livrer à des « excentricités », comme il nomme ces actes absurdes qui troublent l’ordre public et choquent le bourgeois29. Comme le remarque Aliette Armel dans sa biographie de l’auteur, le « culte des excentricités est également la marque d’une époque. Michel Leiris et ses camarades ignorent complètement que d’autres jeunes, ailleurs, n’hésitent pas à faire de l’extravagance le signe de leur rébellion30. » À partir de 1917, Leiris plonge dans le noctambulisme en fréquentant les bars de jazz, musique récemment arrivée en France avec 28 Michel

Leiris, Frêle bruit [1976], La Règle du jeu - IV, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1992, p. 81. 29 « Excentricités » telles qu’imiter les gâteux en bavant (Michel Leiris, Journal 1922-1989, p. 233), éteindre des réverbères et lire ses exploits dans la presse du lendemain (Aliette Armel, Michel Leiris, Fayard, 1997, p. 120). 30 Ibid.

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l’entrée en guerre des États-Unis. Pendant ce temps, « la pensée de [s]es frères au front ne [le] troubl[e] aucunement (sinon pour des remords factices)31 ». Pour paraphraser Raymond Radiguet dans Le Diable au corps, la guerre fut de grandes vacances pour Michel. D’ailleurs, le roman de Radiguet qui dépeint les amours d’un adolescent avec une jeune femme dont le mari est parti à la guerre n’est pas sans ressemblance avec le flirt du jeune Michel, en 1916, avec la fiancée de son grand frère Jacques, Lucienne Metzinger32. Ici, l’inceste « du deuxième type », selon la terminologie de Françoise Héritier33, renforce le côté scandaleux de la relation, même si personne n’en sut rien. Il convient de distinguer, dans cette jeunesse, d’une part ceux qui ont perçu la guerre à l’arrière dans leur foyer, et d’autre part ceux qui l’ont vécue dans leur chair, en livrant des batailles sous le feu de l’ennemi et en croupissant dans les tranchées. Quelques années, voire une seule, comme dans le cas de Leiris (né en 1901), suffisent à faire basculer dans l’une ou l’autre de ces catégories. Ainsi, André Breton (né en 1896), Louis Aragon, Philippe Soupault (nés en 1897) et Jacques Péret (né en 1899) appartiennent à la génération du feu, tandis que René Crevel, Robert Desnos (nés en 1900), Pierre Naville et Raymond Queneau (nés en 1903) appartiennent à la génération de l’arrière. La notion de génération – dans le contexte d’un événement essentiel qui concerne l’ensemble de la population – est tout à fait pertinente, même si une année sépare deux individus, jetant l’un dans une expérience traumatisante, et l’autre dans l’absence d’expérience marquante. Jean-François Sirinelli appelle cette dernière catégorie, encore adolescente pendant le conflit, la « génération de 1905 » : « […] si elle n’est pas la génération de la guerre, elle est la génération des effets différés de la guerre34. » L’historien cite Jean Luchaire en 1933, réfléchissant sur ce qui fonde une génération : Une génération, c’est un assemblage d’humains marqués par un grand événement ou une série de grands événements. Or, à quelques

31 Michel Leiris, Fourbis [1955], La Règle du jeu - II, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1991, p. 136. 32 Michel Leiris, Journal 1922-1989, édition établie, présentée et annotée par Jean Jamin, Gallimard, 1992, p. 232. Feuillets non datés : « Flirt avec L., fiancée à mon frère aîné (baiser sur la bouche dans le grenier à foin, caresses plus intimes la nuit) ». 33 Françoise Héritier, Les Deux Sœurs et leur Mère. Anthropologie de l’inceste, Éditions Odile Jacob, 1995, coll. « Opus », 1997. Françoise Héritier appelle l’inceste « du deuxième type » quand deux consanguins de même sexe partagent un même partenaire. 34 Jean-François, Sirinelli, « Les khagneux et normaliens des années 1920 : un rameau de la “génération de 1905” ? », Les Cahiers de l’IHTP, n° 6, novembre 1987, « Générations intellectuelles », sous la direction de Jean-François. Sirinelli, pp. 39-48, cit., p. 42.

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rares exceptions près, un esprit n’est foncièrement marqué par un événement que lorsqu’il n’a pas été marqué par d’autres, c’est-àdire lorsqu’un événement déterminateur est survenu à un instant où l’esprit déterminé était vierge d’empreintes antérieures essentielles. Voilà pourquoi certaines générations, nées à la vie spirituelle dans des périodes de calme, englobent un grand nombre d’hommes d’âges très variés tandis que d’autres générations nées à la vie spirituelle dans des périodes agitées englobent des hommes d’âges sensiblement rapprochés35 […]

En ce qui concerne le surréalisme, les premiers groupes qui se constituèrent furent composés de jeunes gens passés par l’expérience de la guerre. C’est seulement quelques années après que les fondateurs furent rejoints par la jeunesse de « l’arrière », devenue adulte. Ces jeunes mirent le feu aux poudres ne pouvant plus admettre de vivre dans une société qui n’hésitait pas à sacrifier ses enfants, toutes classes confondues, au nom d’un nationalisme exacerbé. Ainsi un sentiment de révolte se fit jour et se concrétisa, dans un premier temps, par le mouvement dada, ridiculisant la civilisation qui n’avait pas pu discipliner ses forces destructrices. De fait, les relations entre la génération du feu et celle qui n’était pas allée à la guerre étaient possibles. Les membres les plus jeunes de la génération du feu ne posaient pas en anciens combattants et acceptaient de se lier avec les jeunes gens n’ayant pas fait la guerre. Ce qui n’était pas le cas des plus âgés et même de certains jeunes, comme Pierre Drieu La Rochelle et Henri de Montherlant, qui avaient la nostalgie des temps héroïques face à l’affadissement de la vie bourgeoise. Découverte de l’avant-garde Bien que fasciné dès l’enfance par le langage et par le spectacle vivant, Leiris n’entra pas dans le milieu littéraire avec un programme déterminé. C’est ce qu’il confia à Catherine Maubon dans un entretien : « Contrairement à Sartre ou à Simone de Beauvoir, par exemple, qui sont devenus écrivains parce qu’ils l’avaient décidé, c’est faute de mieux que je le suis devenu. Sans

35 Jean Luchaire, « La jeunesse et l’insuffisante démocratie », Notre temps, septième année, 3e série, n° 201-202, 2-9 juillet 1933, « Querelle des générations et crise des démocraties ». Cité par Jean-François Sirinelli, « Les khâgneux et normaliens des années 1920 : un rameau de la “génération de 1905” ? », ibid., p. 43.

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projet36. » L’expression « faute de mieux » illustre son absence d’inclination pour une profession. Ce manque de perspective et d’intérêt était un effet de son incapacité à s’intégrer dans la société : le poète devait « lâcher tout », comme le préconisait André Breton37. Dans L’Âge d’homme, Leiris raconte que le trio qu’il formait avec l’Homme-à-la-tête-d’épingle et la Chouette était obsédé par la mort et son substitut, le malheur : « Nous mettions un indéniable point d’honneur à nous ranger du côté de la mort, l’impossibilité même de vivre nous paraissant […] le grand critère de moralité38. » Ne pas travailler, tenter de toucher l’absolu et se complaire dans l’idée de la mort participaient d’un même mouvement. Le désir d’écrire de Leiris s’est nourri de sa difficulté à vivre et à comprendre le monde. Il commença à se livrer à l’introspection en commençant en 1922 à écrire un journal, et à l’écriture poétique quand sa première relation amoureuse, avec Daisy S., se teinta de lassitude. Sa famille n’était pas étrangère à son goût pour la création et la réflexion intellectuelle. Sa mère l’encourageait à lire des romans, son père commentait sa correspondance de manière critique, son frère Jacques lui faisait connaître des poètes du XIXe siècle (Baudelaire, Verlaine, Leconte de Lisle), tandis qu’il entamait des discussions philosophiques avec son frère Pierre39. Par l’intermédiaire de ses cousins Suzanne et Roland Levy, plus connus sous le nom de Robert-Manuel, Leiris rencontra des personnalités du monde artistique, littéraire et musical lors des soirées qu’organisaient le lundi le compositeur et son épouse. Dans ce salon passaient Maurice Ravel, Erik Satie et surtout Max Jacob, qui prit en affection le jeune Michel, tout admiratif pour ce poète au prestige établi en 1921. Max Jacob, qui aimait la jeunesse, se plaisait à mettre les poètes et les artistes en relation, à leur délivrer des conseils et à partager auprès d’eux sa vision du monde toute catholique.

36 Michel

Leiris, entretien avec Catherine Maubon, Il manifesto, quotidiano comunista, Rome, 26 juillet 1980, p. 3. Cité par Aliette Armel, Michel Leiris, op. cit., p. 147. 37 Chez les surréalistes, il était mal séant de travailler, à plus forte raison lorsque l’écriture était un moyen de subvenir à ses besoins. L’écriture devait rester pure. Leiris partageait ce point de vue bien avant de rencontrer les membres du surréalisme. Il faut rappeler que les tentatives de Leiris d’embrasser une profession après l’Armistice se soldèrent toutes par un échec : il fut employé de commerce à Paris au bureau d’achat des grands magasins Peter Robinson de Londres, puis chez le commissionnaire Max Rosambert (Voir Michel Leiris, Biffures, La Règle du jeu - I, Gallimard [1948], coll. « L’Imaginaire », 1994, p. 226). En outre, ses études de chimie furent très rapidement interrompues. 38 Michel Leiris, L’Âge d’homme, [1939], précédé de De la littérature considérée comme une tauromachie [1946], Gallimard, coll. « Folio », 1995, p. 168. 39 Aliette Armel, Michel Leiris, op. cit., chapitre 3 « Une adolescence dans la rumeur de la guerre », pp. 101-144.

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Max Jacob fut pour Leiris un véritable mentor, qui se montra particulièrement exigeant. Les premiers textes de Leiris étaient critiqués sans ménagement, ce qui le mettait au désespoir40. Les conseils que lui prodiguait Max Jacob étaient d’ordre pratique (s’exprimer dans « le langage de la plus vieille femme de la maison41 ») et surtout d’ordre moral (ne pas faire de peine à sa mère, poursuivre ses études de chimie, choisir une profession sérieuse parallèlement à la poésie). Dans sa grande dévotion religieuse, Jacob tenta, en vain, de convertir le jeune homme au catholicisme pour que ce dernier sauvât son âme, mais aussi pour qu’il réalisât son projet de devenir poète puisque pour Jacob, Dieu, se sentant aimé, récompenserait nécessairement le prétendant aux Muses en lui insufflant l’inspiration poétique42. Dans le sillage de Jacob, Leiris cherchait à entrevoir ce qu’était un poète : « j’attendais de cet homme, non des conseils moraux, mais qu’il me livrât la recette et la clef43 […] ». Pour Leiris, devenir poète dépendait donc du fait d’avoir une méthode pour accéder au génie créateur. Pour lui, le poète est un surhomme qui a été soit initié, soit frappé par le dieu des arts. Bien que Max Jacob fût le premier guide de Leiris, celui-ci le délaissa parfois, mais jamais l’auteur du Cornet à dés ne sera oublié. Leiris lui sera toujours redevable et admirera jusqu’à la fin de sa vie le poète qui savait « donner libre cours à l’invention spontanée, et […] appréhender les choses dans toute leur fraîcheur et […] nouer avec elles un commerce aussi direct que possible 44  ». Grâce au poète de Saint-Benoît-sur-Loire (Loiret), Leiris rencontra le groupe de la rue Blomet (15e arrondissement), lieu où était situé l’atelier d’André Masson qui devint son second mentor, bien que plus âgé que lui de cinq ans seulement45. En passant de Jacob à Masson, Leiris montrait, sinon une infidélité dans l’amitié, du moins une instabilité qui le poussait à 40 Michel

Leiris, entretien avec Paule Chavasse, premier entretien, Ina, Radio France, janvier 1968. Trois entretiens diffusés également sur France Culture les 15, 16 et 17 avril 1996 dans l’émission « À voix nue ». Ces entretiens (en quatre parties) sont disponibles sur Madelen, la plateforme de l’Ina. 41 Michel Leiris, ibid. Voir aussi « Saint Matorel martyr » [1945], in Brisées, Gallimard, 1966, coll. « Folio essais », 1992, p. 97. 42 Voir Max Jacob, Lettres à Michel Leiris, introduction et notes de Christine Van Rogger Andreucci, Honoré Champion, coll. « Textes de littérature moderne et contemporaine », n° 45, 2002. Après avoir eu, en 1909, une vision christique sur le mur de sa chambre, Max Jacob, d’origine juive, se convertit au catholicisme en se faisant baptiser en 1915. 43 Michel Leiris, L’Âge d’homme, op. cit., p. 187. 44 Michel Leiris, « Saint Matorel martyr », in Brisées, op. cit., p. 95. 45 Le groupe de la rue Blomet était constitué d’André Masson, Roland Tual, Georges Limbour, Armand Salacrou, Élie Lascaux, Joan Miro et Michel Leiris. Gravitaient également autour de l’atelier de Masson Antonin Artaud, Max Jacob, Jean Dubuffet…

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accroître ses capacités de connaissance et de renouvellement. Dans le contexte du début des années vingt, Jacob, né en 1876, était considéré par la jeune génération comme un aîné de grand talent, mais un peu dépassé par la nouvelle tendance qui se dessinait dans la poésie moderne. Jacob fut donc l’initiateur, et Masson le révélateur. C’est Roland Tual, rencontré au monastère de Saint-Benoît-sur-Loire, qui présenta Leiris à Masson. Aussitôt les deux hommes, par des échanges de vues sur la peinture et la poésie, découvrirent qu’ils avaient une sensibilité proche. Au 45 de la rue Blomet, on ne savait plus à qui appartenait telle ou telle idée tant les discussions étaient intenses, ainsi que les références culturelles (Nietzsche, Baudelaire, Shakespeare, les romantiques allemands, Sade, Dostoïevski…). Les individualités s’enrichissaient au sein de l’atelier. Si, à l’époque médiévale, une grande rigidité hiérarchique caractérise l’atelier, dès la Renaissance italienne une plus grande liberté permet à l’artiste de s’exprimer pleinement. Mais cette liberté est avant tout celle du maître qui signe les tableaux peints collectivement. Car c’est lui qui conceptualise, alors que les ouvriers sont le bras de son esprit. En outre, l’atelier n’est pas seulement le lieu d’une production picturale, il est aussi celui de l’enseignement. Au contact du maître, les élèves s’inspirent de sa technique et peuvent aspirer à devenir à leur tour des peintres renommés. En revanche, au XIXe siècle, l’enseignement et la création sont séparés : le maître peint en solitaire. Ce n’est qu’à la fin de ce siècle, avec les impressionnistes, qu’apparaissent des groupes de peintres peignant pour eux-mêmes. À Barbizon (1830-1840), les artistes se retrouvent le soir pour converser, échanger leurs conceptions picturales devant des verres d’alcool ; car l’atelier devient un lieu de vie dans lequel on ne crée pas seulement : on y mange, on y vit, on y aime. Dans les années vingt, des ateliers spécialement conçus par des architectes sont construits dans le but unique de créer. La lumière devient un enjeu, depuis les impressionnistes : l’atelier situé dans la grande ville doit être lumineux, c’est pourquoi il est à verrière et soupente. Son image qui deviendra mythique est désormais fixée dans l’imaginaire du public. L’atelier n’est plus seulement un lieu de création, mais devient aussi un sujet pictural symbolisant la sensibilité de l’artiste, et il est alors conçu pour capter l’attention des spéculateurs, des collectionneurs et des critiques46. Étant l’aîné, Masson orientait de façon déterminante la conception de Leiris de la poésie et approuvait sans réserve les productions poétiques de son cadet. Avant de rencontrer Masson, « [ses propres] aspirations poétiques, se souvient Leiris, n’avaient jusqu’alors guère dépassé le niveau d’une rêverie 46

Marie-José Mondzain-Baudinet, article « Atelier », Encyclopaedia Universalis, corpus 2, 1985, pp. 1018-1022.

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qui peut, bien sûr, causer des affres, mais n’engage pas l’existence 47  ». Si Masson était peu exigeant avec Leiris – à l’inverse de Max Jacob –, c’est que probablement son jeune ami s’emparait de ses idées pour les faire siennes. Comme le résume Aliette Armel, « la nature et ses transmutations sont au cœur de sa peinture, aboutissement d’une réflexion où littérature et art sont étroitement mêlés et qui est marquée par les principes ésotériques : il fait surgir dans ses tableaux les quatre éléments (terre, air, feu, eau), le soleil, des visions nocturnes, des figures extraites du règne animal48 ». Dans son journal, à la date du 14 décembre 1922, Leiris écrit une série d’aphorismes en résonance avec l’univers d’André Masson : « La poésie n’est pas définissable, car elle est partout. Elle est partout parce qu’elle est en nous. L’art est une protestation de l’homme contre la nature. L’art représentatif est donc un nonsens. Le beau est ce qui élève l’esprit humain ; il relève donc toujours de l’imagination. Une œuvre d’art ne peut être belle que si elle résulte de l’inspiration, et non de l’imitation49. » Ces réflexions que partagent les deux amis aboutissent à une collaboration artistique avec Simulacre, un ouvrage réalisé par Leiris pour les poèmes et par Masson pour les lithographies. La plaquette éditée par Daniel Henry Kahnweiler50 fut « signé[e] de nos deux noms jumelés, précise Leiris, car je tenais à montrer que, conçus dans l’ambiance de cet atelier et imprégnés tant des œuvres que des propos du maître de maison, ils représentaient moins une série de textes qui ensuite auraient été illustrés, que le résultat d’une quasicollaboration 51  ». Cette volonté de considérer Simulacre comme étant une œuvre de Michel Leiris et d’André Masson montre toute la reconnaissance que le poète a pour le peintre qui, dans ce genre d’entreprise, illustre les propos des poètes sans parvenir à atteindre une égale paternité de l’œuvre. Cet accolement des deux noms est aussi pour Leiris une tentative pour s’incorporer le talent de Masson, une façon de chercher la fusion des deux esprits, à la manière des cannibales qui ingèrent un cadavre pour retenir une « partie de l’esprit de famille prête à s’échapper52 ».

47 Michel

Leiris, « 45 rue Blomet » [1982], in Zébrage, Gallimard, coll. « Folio essais », 1992, p. 220. 48 Aliette Armel, Michel Leiris, op. cit., p. 167. 49 Michel Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., p. 28. 50 Pour la biographie de ce marchand de tableaux et de critique d’art, voir Pierre Assouline, L’Homme de l’art D.H. Kahnweiler (1884-1979), Balland, 1988 ; réédition Gallimard, coll. « Folio », 1989. 51 Michel Leiris, « 45 rue Blomet », in Zébrage, op. cit., p. 222. 52 Marcel Mauss, « La religion et les origines du droit pénal d’après un livre récent », in Œuvres, tome 2, Éditions de Minuit, 1969. Cité par Maria Carneiro da Cunha, article « Cannibalisme »,

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in Pierre Bonte, Michel Izard (éd.), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, PUF, 1992.

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UN CHEMIN TOUT TRACÉ

Prendre la tangente Né le 20 avril 1901, Michel Leiris vit le jour dans le quartier d’Auteuil, dans le XVIe arrondissement de Paris. Son grand-père paternel, JacquesEugène Leiris, qui exerçait la profession d’employé de commerce, participa à la Révolution de 1848 aux côtés des insurgés. Arrêté, il fut condamné à cinq ans de bagne. Ce grand-père fut une sorte de modèle pour le petit-fils – une image du perdant héroïque – même s’il ne fut pas honoré par la famille qui voyait en lui un bagnard n’ayant eu par la suite aucune position sociale enviable. Le père, Eugène Leiris, dont le rôle historique fut plus calme, était commis d’agent de change à la naissance de son fils. Le grand-père maternel, Jean-Marie Caubet, était un membre de l’élite républicaine. Franc-maçon, devenu vice-président du conseil de l’ordre du Grand Orient de France, et élu au conseil municipal de Paris, il fut nommé chef de la police municipale en 1879. Contrairement au grand-père paternel, celui-ci était honoré par la tradition familiale qui se félicitait d’avoir un notable parisien pour ancêtre53. Le mariage entre Eugène Leiris et Marie Caubet était donc placé sous le signe du déséquilibre social. Vivant dans un milieu agréable à la préfecture, la mère de Michel Leiris fut une des premières femmes à fréquenter la Sorbonne à la fin du XIXe siècle. Toutefois, son mariage d’amour mit fin à toute velléité de devenir professeur d’anglais, l’épouse ayant l’obligation morale de s’occuper du foyer et de soutenir son mari. Il n’était pas question qu’une femme exerçât une profession, à plus forte raison lorsque celle-ci était plus gratifiante que celle de son mari. Le père, lui, obligé de mettre un terme à ses études autour de l’âge de treize ans par manque de moyens économiques, regretta de ne pouvoir pratiquer des activités artistiques. Par la suite, à force de travail, Eugène Leiris réussit à devenir agent de change et gestionnaire des affaires de l’écrivain Raymond Roussel. Bien qu’habitant Auteuil, la famille Leiris n’était pas particulièrement aisée. Les premières années de la vie de Michel se passèrent au 8 rue MichelAnge, dans un appartement de six pièces (quatre chambres, salle de séjour et salon) loué dans un immeuble de rapport. Au début du XXe siècle, le quartier n’était pas encore le lieu de résidence de la grande bourgeoisie. Auteuil était, 53 Ces

informations biographiques sont issues de la biographie de Michel Leiris par Aliette Armel, op. cit., pp. 23-39.

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comme l’indique Leiris, à la lisière de la zone ouvrière du quai de Javel et du « Point-du-Jour : pointe extrême que poussait le quartier si douillettement capitonné d’Auteuil vers des lieux perdus comme Issy-les-Moulineaux et Billancourt, rejetés au-delà de la Barrière et où menaient, dans un fracas de ferraille, des tramways à baladeuse 54  ». C’est seulement au début des années 1920 que le XVIe arrondissement devient privilégié par les classes aisées. Choix qui ne fera que s’accroître tout le long du siècle, notamment dans les quartiers de la Muette et d’Auteuil. Ce quartier, celui qui nous intéresse au premier chef, était habité, au début du XXe siècle, par seulement 5 % de la population parisienne du Bottin mondain, alors qu’à la fin de ce même siècle, plus de 12 % de ce monde y résidait55. Ce quartier se trouvait donc dans une zone socialement montante au moment de l’installation des Leiris. Le mariage des parents de Michel Leiris fut réellement une mésalliance, dans la mesure où le mari, n’étant pas du même niveau social que son épouse, donna à cette dernière une vie nettement moins aisée que celle qu’elle connut en tant que jeune fille. Leiris fut donc élevé dans un milieu petit-bourgeois peu fortuné, mais vivant malgré tout le mode de vie de la moyenne bourgeoisie à travers sa mère, habituée dès son enfance à la préfecture à être en contact avec la culture et les arts. D’ailleurs, cette relative pauvreté fut ressentie douloureusement au moment de l’entrée de Leiris en cinquième au lycée Janson-de-Sailly, où ses camarades plus riches, appartenant à des familles de Passy, s’amusaient à le ridiculiser à propos de sa tenue vestimentaire : « Un jour, comme je me tenais dans la cour de récréation vêtu d’un pardessus tout râpé et passé de couleur, très abîmé au bord des manches et qui, d’ailleurs, n’avait pas dû bien m’aller même lorsqu’il était neuf (en admettant que je n’en eusse pas hérité d’un de mes frères plus âgés), l’un de mes compagnons avait tenté d’ameuter autour de moi quelques autres élèves : “Regardez Leiris ! On dirait un vieux pauvre…”56 » Ne pas avoir de vêtements élégants fut pour lui une souffrance et probablement la raison qui le conduisit, jeune homme, à mettre un point d’honneur à s’habiller élégamment pour exprimer sa personnalité. Les origines petites-bourgeoises et non fortunées de Leiris auraient logiquement dû le conduire à exercer une profession similaire à celle de son père, ce que son frère Pierre (le frère ami) fit en reprenant la charge paternelle dans les années vingt, abandonnant ainsi le violon, instrument pour lequel il 54 Michel

Leiris, Biffures, op. cit., p. 34. Cyril Grange, « Les classes privilégiées dans l’espace parisien (1903-1987) », Espace, populations, sociétés, 1993, 1, pp. 11-21. 56 Michel Leiris, Biffures, op. cit., p. 206. 55 Voir

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avait montré des dispositions au conservatoire. De même, l’aîné, Jacques (le frère ennemi), à la suite de son mariage, se reconvertit dans le secteur bancaire après avoir suivi des études aux Arts décoratifs57. Chez les Leiris, les velléités artistiques sont donc bien présentes tant du côté des frères que du père, qui non seulement s’intéresse à la peinture, mais aurait aimé pratiquer cet art. Leur désir d’art avorte sans que jamais l’art ne devienne l’activité majeure de leur existence. Les membres de la famille finissent par renoncer à leur inclination pour prendre la voie qui leur est dévolue : vivre une vie bourgeoise avec épouse, enfants et situation professionnelle sérieuse, rémunératrice et offrant la respectabilité. Le fait d’être le benjamin a certainement été déterminant chez le jeune Michel qui put analyser la situation familiale répétitive (être détourné de ses ambitions par excès de raison) et ainsi se servir de l’expérience de ses devanciers en faisant de ceux-ci des anti-modèles. En ce qui concerne les deux frères, l’alliance qu’ils contractèrent par les liens du mariage avec la famille Metzinger, d’un niveau social plus élevé, a été pour eux le motif de leur reniement artistique. Le besoin de prendre place dans la bonne bourgeoisie fut plus fort que leur désir de pratiquer les arts. Michel, en revanche, ne transigea jamais sur son désir de vivre dans le milieu artistique et bohème en refusant de se consacrer à une carrière enviable du point de vue de la morale bourgeoise. Pourtant, du fait de la pression familiale, il consentit à essayer d’exercer une profession réglée en devenant après son baccalauréat employé de commerce dans deux maisons. En vain. La régularité qu’impliquent des horaires de bureau et le peu d’intérêt des tâches à accomplir le conduisirent rapidement à démissionner. Comme Leiris l’explique dans « Dimanche », l’avant-dernier chapitre de Biffures – ouvrage écrit dans l’entourage de Sartre, où il tente d’analyser son passé comme devant le mener à la littérature –, l’écriture fut pour lui le moyen de se positionner sur l’échelle sociale. C’est plus par refus d’être un homme du commun que pour accomplir une vocation qu’il décida de se consacrer à la littérature : […] la poésie, en tant que raison sociale, a chance de m’être apparue comme une façon de me situer en marge, de fuir ce qui, immédiatement, eût défini ma place parmi les autres, d’annihiler pour moi le cadre menaçant des métiers ordinaires, voire même de nier le cloisonnement des classes ou d’en faire table rase 57 Jacques

Leiris épousa le 16 janvier 1918 Lucienne Metzinger, tandis que Pierre Leiris fit de même avec sa belle-sœur, Isabelle Metzinger, le 9 avril 1919. Michel, né le 20 avril 1901, avait donc 17 ans lors du mariage de son frère aîné.

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en me situant en dehors et comme au-dessus d’elles, peut-être pour faire oublier que par ma naissance et par ma fortune j’étais loin d’appartenir à la plus haute. (Ainsi, pour les individus des couches pauvres, le sport, le crime, la prostitution peuvent être des moyens d’opérer une ascension foudroyante, de passer au rang de déité ou de héros. Moi-même, si j’avais été un garçon riche et beau, si je m’étais senti de taille à être un grand sportsman, un homme à bonnes fortunes ou un mondain brillant, peut-être est-ce sur une de ces cartes que j’aurais misé, plutôt que sur la littérature, pour me mettre en dehors du commun ?)58.

Dans ce passage, Leiris a parfaitement conscience que son origine sociale ne lui permettrait pas d’atteindre « normalement » un stade plus élevé socialement, sauf en acceptant de se livrer à une trahison, comme ses frères, en renonçant à ses projets et en rentrant dans le rang. Paradoxalement, choisir le parti de la « folie59 » – selon le terme utilisé par les familles – c’est parier sur un destin plus prometteur : évoluer dans le milieu artiste, rencontrer des hommes remarquables ayant des aspirations hors du commun. En outre, même en pariant sur la poésie, genre par tradition peu rémunérateur, il pouvait atteindre directement les classes les plus hautes en contractant, dans ce milieu hétéroclite fait de bohème, de création, d’affaires et de mondanité, un riche mariage. Ce que Leiris fit60. Ainsi, il conçut la poésie, et plus largement l’écriture, comme un moyen d’atteindre l’élite en se détachant du commun. Son ambition ne se réduisait pas à embrasser une profession sûre, mais à vivre de manière poétique – détaché des contingences matérielles –, par le noctambulisme, le dandysme vestimentaire et éthylique et l’absence de travail. Il pouvait se permettre de dédaigner la matérialité dans la mesure où il habitait chez sa mère et recevait suffisamment de subsides pour assouvir sa passion de la marginalité artiste. Cependant, comme il l’écrit plus haut, rien ne le prédestinait à une vie de poète : c’était simplement ce qui lui paraissait le plus accessible pour devenir 58 Michel

Leiris, Biffures, op. cit., pp. 235-236. fut toujours fasciné par la figure de la folie et celles, voisines, de la fureur (la folie violente) et de la transe (la folie ponctuelle) : « J’étais quand je voulais écrire saisi d’un désir de transe aux manifestations violentes – griffer les murs ou sauter au plafond, basculer en arrière – comme si j’avais jugé qu’une gesticulation d’homme en proie à quelque haut mal serait apte à déclencher son équivalent mental et à me faire passer sur un plan, sinon extérieur à la vie, du moins tel que mes limites y seraient effacées. » (Fibrilles, pp. 204-205). 60 Invité aux dimanches de Boulogne dans la propriété de Daniel-Henry Kahnweiler, le célèbre marchand de tableaux, Leiris rencontra Louise Godon, la belle-fille de ce dernier. Il épousa la jeune femme en 1925. Dans Fibrilles, il reconnaît que son salaire de fonctionnaire constituait son argent de poche, comparé aux affaires de la galerie Simon dont hérita son épouse. 59 Leiris

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un personnage particulier, brillant, « hors des normes » – « l’éternel séparé61 ». À défaut d’atteindre une position brillante par la richesse, il allait y accéder dans un premier temps par le mode de vie artiste, et plus tard par sa production littéraire. Ce désir d’être à l’écart du commun s’apparente à celui du dandy assumé, qui cherche à atteindre la plus haute place en se marginalisant et en affectant une attitude dont la sobriété est absente, que ce soit dans la boisson, la manière d’être ou la mise vestimentaire62. Françoise Coblence écrit, à propos de Beau Brummell, le parangon du dandy : […] le dandy ne recherche ni l’intégration ni la reconnaissance. Il entreprend de dominer l’aristocratie, mais sans en adopter les manières. Il s’impose, non par la ressemblance et l’imitation, mais par la rupture, l’outrance, la grossièreté. Pourquoi un tel choix ? Brummell perçoit que plus de modestie dans la conduite lui eût peutêtre assuré une place convenable. Mais pour qui veut obtenir une place éminente, les moyens discrets ne sont plus de mise. Il ne s’agit pas de tenter de faire oublier l’absence d’aïeux célèbres, mais de proclamer très haut et sans relâche que Brummell n’est pas un gentleman et que pourtant Brummell règne ; ainsi le nom se marquera dans les mémoires63.

Si l’aspect provocateur chez Leiris (qu’on songe au cri de rébellion : « À bas la France », lors du scandale de la Closerie des Lilas en 192564) est à mettre du côté du dandysme, certains de ses comportements sont en revanche à ranger dans la catégorie du snobisme : par exemple, le fait de chercher à s’intégrer dans un groupe et à appartenir à une élite bohémienne : « À l’inverse du dandy le snob ne cherche jamais à se singulariser au point de se retrouver seul. » ; 61 Michel

Leiris, Biffures, op. cit., p. 236. plus de ses « excentricités », à 16 ans Leiris se poudrait le visage, ce qui le fit passer pour un « éthéromane » : « À cette époque, j’étais très poudré, ce qui me donnait mauvaise mine et me faisait passer parfois pour une tapette. {La poudre, l’allure équivoque comme moyen de s’orner d’un prestige, dans la mesure où cela donne figure « sacré gauche », dans la mesure où l’on en a honte. La réprobation comme prestige en raison de la marge qu’elle crée autour de vous, de l’isolement dans lequel on se sent.} : fiche 38 « Cours Kayser-Charavay », in Michel Leiris Journal 1922-1989, op. cit., 1933, note 44, p. 873. 63 Françoise Coblence, Le Dandysme, obligation d’incertitude, PUF, coll. « Recherches politiques », 1988, p. 63. 64 Michel Leiris raconte dans L’Âge d’homme qu’un banquet fut organisé, le 2 juillet 1925, en l’honneur du poète Saint-Pol Roux : « Un jour – vers le début de juillet 1925 – il m’arriva d’accomplir ce que mon entourage considéra généralement comme un acte de bravoure : à l’issue d’un banquet littéraire qui se termina par une bagarre, je fus malmené par les agents et faillis même être lynché, ayant poussé des cris séditieux et défié la police et la foule. », p. 192. 62 En

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« […] le snob est travaillé par le désir d’appartenir à une élite, à une avantgarde, à un petit groupe reconnu, qui donne le ton et qu’il admire plus ou moins béatement. Ainsi que l’énonce Saint-Loup à propos des Verdurin, toute la question pour le snob est d’en être65 ». En fait, il existe chez Leiris une tension qui le fait d’abord chercher à en être, puis dans un second temps rompre pour en sortir afin d’être libre et respecter l’image du « solitaire face au monde ». On peut dire qu’une fois qu’il a atteint son objectif d’être aux côtés d’un groupe ou d’une personnalité marquante, il peut se dégager, c’est-à-dire une fois qu’il a emmagasiné une charge symbolique suffisante pour construire un nouvel édifice qui renforcera sa stature d’homme de lettres et de culture. Non seulement le milieu artistique qu’il cherche à côtoyer lui paraît plus amusant et valorisant que la perspective de devenir agent de change ou un employé quelconque dans un ministère, mais aussi, venant de la petite bourgeoisie, il pressent que le passage par l’art lui permet d’accéder rapidement à la branche artistique de la grande bourgeoisie, en nouant des relations sociales et matrimoniales avec ce milieu. Par ailleurs, le parcours scolaire de Leiris, sans être catastrophique, ne lui permettait pas de pallier le manque de ressources économiques pour embrasser une carrière dite « prestigieuse », par exemple de haut fonctionnaire. Une scolarité en demi-teinte Leiris n’a jamais été un « fort en thème ». Très tôt placé par sa mère, catholique fervente, dans des institutions religieuses du quartier d’Auteuil, Leiris a développé son imaginaire à partir de l’enseignement de l’histoire sainte, matière centrale dispensée au détriment de disciplines plus fondamentales. Ainsi, « par surcroît [il fit] un peu de calcul, de grammaire, d’histoire tout court et de géographie, sans oublier les “leçons de choses”, le plus beau nom, sans contredit, qu’on puisse donner à cette fenêtre ouverte sur le monde extérieur qu’est l’étude des sciences naturelles66 ». Ce n’est qu’en entrant en cinquième qu’il quitta les écoles privées religieuses surprotégées – continuation de l’éducation maternelle – pour intégrer le lycée Janson-deSailly, lieu où il fut confronté à des élèves beaucoup plus brillants que lui et d’un milieu social nettement plus aisé. 65 Françoise 66 Michel

Coblence, Le Dandysme, obligation d’incertitude, op. cit., p. 86. Leiris, Biffures, op. cit., pp. 73-74.

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En primaire, l’éducation était destinée à instruire suffisamment les enfants pour qu’ils exercent les professions de la classe moyenne, et surtout pour qu’ils deviennent de futurs bons pères de familles catholiques. Sous la pression de sa mère, Leiris fut admis au lycée. À partir de la troisième, en 1914, Michel commença à devenir un élève turbulent et indiscipliné qui réussit malgré tout à obtenir le premier prix de composition française et d’exercices latins, le deuxième accessit en histoire moderne et géographie et le quatrième accessit en histoire ancienne. Malgré ces quelques résultats satisfaisants, il dut aller à l’école Vidal, une « boîte à bac » de la rue de Passy à la rentrée 1916. Ces années 1916-1917 furent pour lui des années d’excentricités, de scandales et de sorties nocturnes, ce par quoi il exprimait son désir d’indépendance. Bien qu’indiscipliné, il parvint à obtenir la première partie de son baccalauréat latin-langues à 16 ans, et, après un premier échec, la seconde partie à 18 ans, avec « l’extrême indulgence du jury » (préparée dans une autre boîte à bac, l’école Kayser-Charavay67). Sa position sociale, sans être extrêmement avantageuse, lui permit de poursuivre des études jusqu’au baccalauréat avec l’appui financier de ses parents qui prirent en charge non seulement son parcours dans l’enseignement secondaire (cycle payant avant 1931), mais aussi ses divers passages dans les écoles privées, de l’école primaire au secondaire. De 1920 à 1923, il entreprit vaguement des études de chimie pour préparer l’examen d’entrée à l’Institut de chimie, puis le certificat de chimie générale, bien qu’il fût particulièrement médiocre en mathématiques. En fait, ce choix se révéla un moyen aisé pour obtenir un sursis, puis effectuer son service militaire à l’Institut Pasteur à la faveur d’une recommandation. Finalement, il renonça à passer l’examen du certificat de chimie biologique68. Son parcours scolaire et ses origines sociales ne lui auraient pas permis d’entreprendre des études prestigieuses comme le droit ou la médecine, d’embrasser la carrière d’ingénieur ou celle de la haute administration comme tous les « Français sans patrimoine69 ». Tout au plus aurait-il pu, s’il s’était orienté vers une filière littéraire après son baccalauréat, devenir enseignant de lettres dans l’enseignement secondaire. Plusieurs possibilités furent alors envisagées pour son avenir, mais toutes furent déclarées improbables par ses parents et par lui-même, car elles se situaient dans le domaine du rêve ou de l’hypothétique.

67 Aliette

Armel, Michel Leiris, op. cit., pp. 101-144. Leiris, Biffures, op. cit., pp. 227-228. 69 Voir Albert Thibaudet, La République des professeurs [1927], Genève, Slatkine Reprints, coll. « Ressources », chapitre « Héritiers et boursiers », 1979, pp. 120-149. 68 Michel

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Les raisons qui le font renoncer à ses projets d’orientation dans un domaine sont souvent des prétextes psychologiques, même si certains sont plus ou moins objectifs 70 . Ces échecs pouvaient en effet être dus à un manque de ressources des parents, et refléter une tendance à ne pas vraiment envisager pour ce fils une place différente de celle de son père, malgré la recherche sincère de possibilités. Ce parcours scolaire peu glorieux, qui ne lui permit pas d’envisager l’avenir avec sérénité, lui offrit comme porte de sortie la marginalité attachée au monde des artistes, qui lui promettait d’échapper à un destin culturellement pauvre. Pendant ses études secondaires, Michel Leiris prit goût à la littérature et conscience de ses « dons » pour l’écriture, ce dont témoignent ses premiers prix. Avec l’obtention de son baccalauréat « moderne », il se sent dans un « entre-deux » inconfortable. Les différentes réformes qui jalonnent les vingt dernières années du XIXe siècle (1881, 1886, 1891), plus celle de 1902, furent conçues pour que les langues anciennes aient moins d’importance dans le déroulement des études. La difficulté du latin et du grec, véritables barrières à l’accession au secondaire, ne permettait pas à l’ensemble des classes sociales (moyenne bourgeoisie comprise) de poursuivre des études. Ainsi la réforme de l’enseignement de 1902 vint clôturer la transformation de l’enseignement « spécial » (créé, en 1865, pour offrir des débouchés aux enfants des agriculteurs, du commerce et de l’industrie) en enseignement moderne. Grâce à cette réforme fut ajoutée la quatrième section dite « moderne » (D : langues-sciences), permettant un premier cycle sans latin, aux trois sections « classiques » (A : latin-grec ; B : latin-langues ; C : latin-sciences). Cette réforme avait comme objectif de démocratiser l’enseignement en en rendant le contenu moins exigeant 71 , plus exactement en ouvrant le champ de la 70 Raisons objectives : Polytechnique et Centrale, mais « la perspective d’une carrière d’ingénieur était exclue a priori pour moi étant donné ma nullité complète en maths » ; « Une autre belle école était celle, dite “libre” des Sciences politiques ; y vont les jeunes gens qui se préparent à la carrière en soi, celle que le mot “carrière” suffit à définir (comme s’il n’en était aucune autre) : la carrière de diplomate. Ce qui me barra cette voie-là, qui d’ailleurs ne me tentait que vaguement malgré ce que j’y entrevoyais de luxueux et de brillant, c’est la médiocrité des moyens financiers dont disposaient mes parents. » Raisons psychologiques : « Que je fusse médecin, il n’en était question pas davantage ; médecine et chirurgie certes sont de nobles métiers, mais quand on étudie la médecine on doit disséquer des cadavres et l’horreur que j’ai toujours eue des corps morts fut assez pour me rebuter. » ; « L’on me demanda un moment si je ne pourrais pas faire un ingénieur agronome ; mais cela m’eût amené à vivre à la campagne et j’ai toujours été profondément citadin, si forte l’attirance que j’ai pour la nature. » (Biffures, pp. 223-224). 71 Voir Antoine Prost, Histoire de l’enseignement en France 1800-1967, Armand Colin, coll. « U », série « Histoire contemporaine », 1968, pp. 252-254.

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connaissance à d’autres disciplines comme les langues vivantes et les sciences. Les élèves qui n’appartenaient pas à des familles hautement cultivées ressentaient moins la distance qui séparait le milieu scolaire du milieu familial, et ainsi réussir plus facilement leurs études72. Les élites de la République ne seraient donc plus seulement formées par les humanités classiques, dont le socle était constitué par le latin et le grec. Cela entraîna une protestation des nationalistes maurrassiens, qui percevaient dans ce nouveau mode de recrutement une menace pour leur domination. Les sections dites « modernes » augmentèrent considérablement, tandis que les sections classiques diminuèrent. Néanmoins, comme le remarque Norbert Bandier : « à ces transformations quantitatives correspondent des effets symboliques de “dévalorisation” des sections les plus nombreuses » ; « […] les sections sans latin restent des sections inférieures, tandis que les “bons élèves” sont orientés vers les sections classiques73. » Toute cette jeunesse qui arriva à l’âge adulte en même temps que Leiris ressentit un malaise qui s’explique non seulement par des raisons historiques (La Grande Guerre, la crise économique…), mais aussi par le contraste entre la volonté de la petite bourgeoisie de s’élever socialement et le manque de ressources financières de ces mêmes familles. La seule possibilité pour un littéraire du secondaire d’origine modeste ou insuffisamment doté, et à plus forte raison pour un étudiant de la faculté de lettres, était de s’orienter vers l’enseignement : « L’enseignement est la seule carrière qui se recrute presque exclusivement parmi les boursiers, les fils de famille sans fortune », écrit en 1927 Albert Thibaudet74. Parmi les carrières possibles, curieusement l’enseignement n’est même pas envisagé par Leiris 75 , certainement en raison du peu de prestige de cette profession par rapport à l’activité d’écrivain. Un professeur est nommé bien souvent en province avant de pouvoir espérer monter dans la capitale à un moment donné de sa carrière. Et Leiris, Parisien de naissance, perçut 72 Voir Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture [1964], Éditions de Minuit, 1985. 73 Norbert Bandier, Sociologie du surréalisme 1924-1929, op. cit., p. 63. 74 Albert Thibaudet, La République des professeurs, op. cit., p. 121. 75 « Ainsi, dédaignant la carrière militaire comme la carrière ecclésiastique, le sabre autant que le goupillon, et ne voulant me faire ni marin (non plus que colonial, autre métier des lointains), ni médecin (tripoteur de cadavres), ni boursier, ni commerçant, ni ingénieur, ni éleveur ou agriculteur, regardant la “carrière” comme barrée pour moi et celle d’employé de ministère comme la fin de tout, n’ayant jamais songé (je ne sais trop pourquoi) à me faire professeur, et n’ayant par ailleurs aucun des dons qui permettaient à mon frère aîné, par exemple, d’étudier la décoration et à mon autre frère de travailler à être un virtuose du violon, j’en vins à adopter, d’accord avec les miens, l’idée que je ferais mon droit pour devenir, un jour, avoué ou avocat. Mais c’est dans un sens différent que les choses finalement en décidèrent. » (Biffures, p. 226).

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parfaitement que c’était dans la capitale qu’il parviendrait à s’imposer dans le monde des lettres, celui-ci étant centralisé à Paris. En outre, ses faibles chances de réussir le concours de l’agrégation (car il n’était pas normalien) l’auraient cantonné définitivement dans une carrière d’enseignant du secondaire. Même cette hypothèse de devenir enseignant ne se serait pas nécessairement réalisée, étant donné que le nombre de licenciés (niveau requis pour enseigner au lycée) avait quadruplé en quarante ans, alors que le nombre de postes proposés dans les collèges et lycées était loin d’avoir suivi une croissance identique76. Si Leiris n’a, écrit-il, « jamais songé à [s]e faire professeur », c’est qu’il a très tôt perçu la différence entre le professeur et l’écrivain. Professeur et écrivain Contrairement au champ universitaire, les champs littéraire ou artistique se caractérisent par un faible degré de codification. Il n’est besoin d’aucun diplôme, d’aucune fortune personnelle (un deuxième métier peut être nécessaire) pour se consacrer aux belles-lettres. Choisir d’être écrivain, c’est pouvoir accéder, lorsque l’on ne possède aucun capital spécifique, à la reconnaissance sociale : « l’analyse des propriétés des agents atteste qu’ils n’exigent ni le capital économique hérité au même degré que le champ économique, ni le capital scolaire au même degré que le champ universitaire ou même des secteurs du champ du pouvoir tels que la haute fonction publique77. » Alors que le professeur est nommé par une instance sociale (l’Instruction publique, l’Éducation nationale), par le biais d’un concours de recrutement, l’écrivain ne s’autorise que de lui-même, bien qu’il puisse avoir besoin d’une confirmation de l’éditeur et éventuellement du critique. Mais on peut très bien imaginer un producteur de textes non publiés qui se considérerait comme un écrivain, en d’autres termes un « opérateur de langage » agençant des mots de manière esthétique, ayant la certitude d’être lié irrémédiablement à l’activité littéraire, même si celle-ci n’est pas sa raison sociale – la nécessité d’obtenir une contrepartie financière n’étant pas une condition sine qua non. 76 Voir

Victor Karady, « Les professeurs de la République. Le marché scolaire, les réformes universitaires et les transformations de la fonction professorale à la fin du XIXe siècle », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 47-48, juin 1983, pp. 90-112. Le nombre de postes dans le secondaire passa entre 1876 et 1909 de 1 122 à 2 582 postes, tandis les licenciés se multiplièrent par quatre entre les années 1870 et 1910 chez les littéraires (p. 103). 77 Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art – Genèse et structure du champ littéraire, Éditions du Seuil, coll. « Points essais », pp. 370-371.

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À l’inverse, une personne peut écrire sans se sentir « écrivain ». Comme le montre Nathalie Heinich dans son étude sur la représentation que les écrivains se font d’eux-mêmes, cette dénomination peut poser problème chez certains. L’identité d’« écrivain » peut ne pas correspondre à une vérité intérieure. « Entre la réponse faite à autrui et le sentiment qu’on éprouve de sa propre expérience, entre ce qu’on “pense” et ce dont, “pour les gens”, on “a l’air”, se glisse une duplication sinon une duplicité, un décalage sinon un malentendu, une réserve sinon une dissimulation, une inauthenticité sinon un mensonge78. » Le jeune Leiris avait pour ambition d’« écrire des poèmes, être un poète79 », c’est-à-dire essentiellement de vivre de façon poétique, l’écriture n’étant qu’un des moyens d’y parvenir. Alors que pour les surréalistes des années vingt, la littérature – dont le roman était l’emblème – avait la réputation d’être une activité inauthentique fondée sur le mensonge, la poésie s’identifiait à la vérité, à une explosion d’énergie mettant au jour la personnalité du scripteur. C’est seulement en commençant son autobiographie que Leiris accepta, sans jamais se nommer écrivain, l’idée d’écrire en prose de manière continue. Devenu un ethnographe de métier et un ethnomuséographe, Leiris eut tendance à mettre entre parenthèses l’écriture personnelle80, même si celle-ci était en fait la plus importante : « Sans être un bourreau de travail, je consacre une grande part de mon temps à l’emploi pour lequel je suis payé. Quand j’écris, c’est généralement le soir (à moins que je n’aie quelque sortie ou rendez-vous) ou le dimanche (jour que j’ai si longtemps abhorré) ou durant des vacances 81 . » « Sauf changement que je n’espère plus guère, si mon existence peut se trouver finalement justifiée, ce sera dans un domaine dont, à l’origine, je ne consentais pas à ce qu’il fût le mien, celui de la littérature au 78

Nathalie Heinich, « Façons d’“être” écrivain. L’identité professionnelle en régime de singularité », Revue française de sociologie, XXXVI-3, juillet-septembre 1995, p. 506. 79 Michel Leiris, Fibrilles, op. cit., p. 250. 80 Si l’on en croit Denise Paulme, collègue de Leiris au département d’Afrique noire au musée de l’Homme, créé en 1937, ses collègues le déchargeaient de ses tâches professionnelles : « Tous au musée nous savions que Leiris avait une œuvre à accomplir où l’ethnographie n’occupait pas la place majeure ; il allait de soi que nous lui facilitions la tâche dans la mesure de nos moyens, c’est-à-dire en lui épargnant le travail de routine qui existe dans toute administration. J’assurais la charge principale, qui consistait à accueillir les collections, à les classer dans les vitrines de la salle publique ou dans les réserves, à rédiger l’inventaire […]. J’accueillais les étudiants, les chercheurs désireux de travailler sur telle pièce précise, les collectionneurs ou les personnes en quête d’un renseignement, les collègues étrangers ; je me chargeais aussi, sans enthousiasme, des visites guidées de la salle publique. Leiris devait rédiger ses travaux personnels et cela l’occupait suffisamment. » Denise Paulme, « Michel Leiris : quelques souvenirs », in Michel Leiris, le siècle à l’envers, op. cit., pp. 79-83, cit., pp. 81-82. 81 Michel Leiris, Biffures, op. cit., p. 237.

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sens le plus étroit : après avoir voulu être un poète (rêvant de vivre comme une sorte de héros mythologique), je serai devenu l’auteur d’honnêtes essais autobiographiques qui feront peut-être figure de défense et illustration de ce genre littéraire82. » On peut affirmer que Michel Leiris, qui se voulait poète en communication avec les forces mystérieuses, est devenu, au sens propre, un écrivain du dimanche. Néanmoins, même s’il n’avait pas choisi le métier d’enseignant, relevant statutairement du CNRS83, il dut assurer des cours auprès de différents publics (administrateurs coloniaux, étudiants de l’Institut d’ethnologie…), ou des séminaires et des conférences dans diverses institutions (par exemple, l’École des infirmières de l’hôpital Pasteur et l’École spéciale des travaux publics, du bâtiment et de l’industrie)84. Tout exercice d’enseignement, toute intervention publique déclenchait en lui des crises d’angoisse. L’éditeur Maurice Nadeau, ayant assisté pendant l’Occupation à une conférence au musée de l’Homme du professeur Leiris, se souvient du grand embarras de celui-ci face au défi d’articuler et de supporter le regard du public sur lui-même. Il le décrit ainsi : « Moi, je n’ai d’yeux que pour l’homme, si mal à l’aise sur sa cathèdre, si peu conférencier – dans un débit haché, les mots semblent passer difficilement la barrière des dents –, sa grosse tête au crâne rasé rougissant sous l’effort85. » Ayant remplacé Denise Paulme, partie en mission en Guinée en 1946, en tant que chargé du cours sur les Noirs de l’Afrique, Leiris avoue dans son journal le peu de plaisir qu’il a ressenti à enseigner : « Rien n’écrit ici de ce métier de professeur que je fais depuis quelques mois et dont j’ai tant horreur : si je pensais encore en termes de psychanalyse, je dirais que cela tient à mon dégoût général pour tout ce qui me met en position de père86. » Cette réflexion sur le métier d’enseignant fait écho au texte de Roland Barthes sur la distinction entre professeur et écrivain : « toute parole est du côté de la Loi87 ». La situation de l’homme qui détient une vérité face à un public désirant savoir implique que le rôle du professeur s’apparente à celui du père, qui est, selon Freud, la figure de la Loi. Cette position paternelle est pour Leiris

82 Michel

Leiris, Fibrilles, op. cit., p. 256. entra, en 1943, au Centre national de la recherche scientifique (créé en 1939), en qualité de chargé de recherche ; en 1961 il fut promu maître de recherche et termina sa carrière avec le grade de directeur de recherche obtenu en 1968. Voir Michel Leiris, « Titres et travaux » in C’est-à-dire, op. cit., pp. 57-80. 84 Ibid., pp. 64-65. 85 Maurice Nadeau, Grâces leur soient rendues, Albin Michel, 1990, p. 424. 86 Michel Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., 10 mars 1946, pp. 426-427. 87 Roland Barthes, « Écrivains, intellectuels, professeurs » [1971], in Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, Éditions du Seuil, coll. « Points essais », 1984. p. 368. 83 Leiris

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insupportable, lui qui s’est toujours refusé à engendrer. Dans Fourbis, il explique sa répulsion à l’idée d’enfanter : Passer au rang de père – en raison soit du vieillissement que cela accuse ouvertement, soit de cette couleur inceste-pot-au-feu que cela finit de répandre sur la vie commune de l’homme et de la femme, soit encore de la charge et de la responsabilité que cela représente – c’est ce qui m’a toujours rebuté et je ne me crois pas un individu si moral que j’aie droit d’accorder la primauté sur toutes ces raisons à l’idée qu’il n’est pas charitable de donner la vie, triste cadeau entre tous ceux qu’il nous est loisible de faire88.

Lorsqu’on accepte le « rôle d’Autorité », écrit Barthes, « il suffit de “bien parler”, c’est-à-dire de parler conformément à la Loi qui est dans toute parole : sans reprise, à la bonne vitesse, ou encore clairement (c’est ce qui est demandé à une bonne parole professorale : la clarté, l’autorité) ». Si le professeur refuse ce rôle d’Autorité, alors : il peut s’excuser de parler (d’exposer la Loi) : il use alors de l’irréversibilité de la parole pour troubler sa légalité : il se corrige, rajoute, bredouille, il entre dans l’infinitude du langage, il surimprime au message simple, que tout le monde attend de lui, un nouveau message, qui ruine l’idée même de ce message, et, par le miroitement même des bavures, des déchets dont il accompagne sa ligne de parole, il nous demande de croire avec lui que le langage ne se réduit pas à la communication. Par toutes ces opérations, qui rapprochent le bredouillement du Texte, l’orateur imparfait espère atténuer le rôle ingrat qui fait de tout parleur une manière de policier89.

Si le professeur est du côté de la Loi (le père), l’écrivain serait plutôt du côté de la Liberté et de l’Imaginaire (l’enfant), celui qui agence, qui fait jouer les mots entre eux afin de faire dériver la pensée associative. Pour Barthes, le « professeur est du côté de la parole », alors que « l’écrivain est un opérateur de langage qui est du côté de l’écriture ». « L’écrivain est seul, séparé : l’écriture commence là où la parole devient impossible (on peut entendre ce mot : comme on dit d’un enfant)90. »

88 Michel

Leiris, Fourbis, op. cit., p. 67. Barthes, Le Bruissement de la langue. Essais IV, op. cit., pp. 368-369. 90 Ibid., p. 367. 89 Roland

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« Parole impossible » (ou difficile) s’applique au cas de Leiris qui, parce qu’il n’était pas l’homme de l’élocution et de l’exposition physique, prenait plus facilement la mesure de lui-même et le contrôle de son corps dans l’écriture. S’étant toujours dévalorisé à l’endroit de ses compétences physiques (« un garçon maladroit et comme embarrassé ou incertain de ses membres91 »), il redoutait la posture solitaire devant un auditoire, qui réactivait sa certitude de posséder un corps et une parole qui « ne suivaient pas ». En outre, la fonction professorale implique une certaine « paranoïa » qui fait parler l’assistance silencieuse : que pensent-ils de moi ? Comme l’observe Barthes, le professeur est le psychanalysé qui redoute de s’exposer même sous un masque de scientificité, car « l’Autre est toujours là, qui vient trouer [le] discours », « il suffit que je parle, il suffit que ma parole coule, pour qu’elle s’écoule ». « Pour le professeur, l’auditoire étudiant est tout de même l’Autre exemplaire parce qu’il a l’air de ne pas parler – et que donc, du sein de sa matité apparente, il parle en vous d’autant plus fort : sa parole implicite, qui est la mienne, m’atteint d’autant plus que son discours ne m’encombre pas92. » Une expérience que Leiris fit lors de la matinée poétique à la mémoire de Max Jacob au théâtre des Mathurins, devant un public venu rendre hommage au poète mort à Drancy. Le public silencieux s’est trouvé investi d’un discours accusateur reprochant à l’orateur Leiris de ne pas honorer à sa juste valeur son ami disparu93. Voulant se faire écrivain, ou plus précisément poète, selon sa propre terminologie, il devait logiquement se mettre à écrire, mais son cheminement personnel prit un tour particulier en devenant d’abord l’ami des artistes et des poètes.

91 Michel

Leiris, Fourbis, op. cit., p. 111. Barthes, Le Bruissement de la langue. Essais critique IV, op. cit., p. 372. 93 Voir Michel Leiris, Fourbis, op. cit., pp. 40-44. 92 Roland

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UN MOYEN D’« EXISTER »

Transformation du champ littéraire Alors que Leiris ne souhaitait pas poursuivre de longues études et ne voulait pas suivre le chemin tracé par ses devanciers (le père, au « métier idiot », et les frères qui ont renoncé à la Muse), il a vu dans la fréquentation des milieux littéraire et artistique la seule voie de salut pour échapper au même destin que les siens – exercer une profession alimentaire qui le couperait de lui-même et de ses aspirations à devenir un être « à part ». La période pendant laquelle Michel Leiris est devenu un jeune adulte correspond à une modification du rapport de force dans le champ littéraire. En raison du renouvellement de la population lettrée, les études ne reposant plus exclusivement sur les humanités grecques et latines, un nouveau public émerge en attente d’une autre littérature – la poésie moderne – qui ne respectait pas les formes thématiques et stylistiques héritées de la littérature classique. Parmi ce nouveau public se forme une frange minoritaire, mais importante, qui impulsera une « révolution » littéraire. Parallèlement à cette attente, des jeunes passent à l’acte en se plaçant sous la bannière des grands anciens (Rimbaud, Lautréamont, Jarry…) pour former des groupes qui s’appliquent à miner les lois esthétiques en vigueur. Ce changement se manifeste, entre autres, dans la thématique renouvelée des transformations techniques de la ville, déjà introduite par Baudelaire : Ainsi, par l’intégration d’objets et de thèmes profanes, liés à la modernité la plus récente (l’urbain, les machines, la dynamique, la publicité, le cinéma) et méprisés par le public lettré formé aux humanités classiques, l’écriture poétique peut-elle exprimer certains traits d’une sensibilité collective qui se forme alors parmi les jeunes générations de lecteurs potentiels, issus des sections modernes des lycées, tout en suscitant des appropriations inédites des textes94.

Comme nous l’avons montré, la Première Guerre mondiale avait totalement transformé la vision de la jeunesse, qui rejetait le vieux monde et les anciennes structures dont faisaient partie le roman et la poésie traditionnelle. Le sentiment de crise de civilisation que ressent l’ensemble de la société fait apparaître une révolte contre l’ordre social. Cette communauté 94 Norbert

Bandier, Sociologie du surréalisme, op. cit., pp. 75-76.

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d’esprit produit alors un phénomène générationnel. Pierre Nora perçoit ce qui fait la spécificité française d’une telle cristallisation : « La génération s’exprime, en France, sur le registre conjugué du rapport au pouvoir et du rapport à l’expression – littéraire, intellectuelle ou musicale ; c’est leur mélange intime qui la fait lever95. » Alors que les combattants ont payé un lourd tribut à la guerre96, la jeunesse qui n’est pas allée au front, ou qui a connu l’épreuve du feu très jeune et en est revenue, se révèle quantitativement importante, constituant un public potentiellement réceptif à la nouveauté. Comme le souligne Pierre Bourdieu, « les grands bouleversements naissent de l’irruption de nouveaux venus qui, par le seul effet de leur nombre et de leur qualité sociale, importent des innovations en matière de produits ou de techniques de production, et tendent ou prétendent à imposer dans un champ de production qui est à lui-même son propre marché un nouveau mode d’évaluation des produits97 ». En outre, la « boucherie » guerrière atteint la population dans son entier, dont les milieux intellectuels. Le grand nombre de morts a pour conséquence qu’après l’armistice, de nombreuses places sont disponibles pour ceux qui sont revenus vivants et pour les jeunes non-combattants. Cette ouverture provoque un « appel d’air » qui attirera toute une nouvelle génération. Le conflit a un effet de renouvellement radical des élites, alors que dans de longues périodes de paix, ou en l’absence d’événements fondateurs, c’est plutôt le mode de la reproduction, de la succession du même (dynasties familiales, groupes politiques et intellectuels) qui mène le jeu. Au lendemain de la guerre, de grandes difficultés (importation du papier contrôlée, grèves des imprimeurs en raison du coût de la vie, journée de travail de huit heures) frappent l’édition française, qui voit le prix de revient de ses livres s’envoler, alors que le prix de vente ne suit pas l’évolution98. Devant ces 95 Pierre Nora, « La génération », in Pierre Nora (éd.), Les Lieux de mémoire, Les France, vol. 1, Conflits et partages, Gallimard, coll. « Bibliothèque illustrée des histoires », 1992, pp. 930971, cit., p. 947 ; réédition Gallimard, coll. « Quarto », 2000. 96 La France est le pays qui a le plus souffert, proportionnellement à sa population, du conflit mondial avec ses 1 300 000 morts (10 % de la population active masculine), 3 millions de blessés dont 1 million d’invalides. Voir Serge Berstein, Pierre Milza, Histoire du vingtième siècle, 1. 1900-1939 un monde déstabilisé, Hatier, 1987, p. 98. 97 Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 369. 98 En 1919 les hausses des prix des éditeurs sont de 250 à 500 % pour le papier ; 170 % pour l’impression ; 150 % pour le brochage ; 200 à 300 % pour le clichage, la photogravure et l’illustration ; 220 à 250 % pour la reliure et le cartonnage et au minimum 100 % sur les frais généraux. Pendant ce temps l’augmentation du prix du livre est de 30 %. Voir Pascal Fouché, « L’édition littéraire 1914-1950 », in Roger Chartier, Henri-Jean Martin (éd.), Histoire de l’édition française, tome 4, le livre concurrencé 1900-1950, Promodis, 1985 ; réédition Fayard, 1991, pp. 210-268, cit., p. 213.

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difficultés, les éditeurs ne prennent pas le risque de publier de nouveaux auteurs et préfèrent s’appuyer sur les auteurs reconnus. C’est dans cette atmosphère que les auteurs en herbe tentent malgré tout d’exister littérairement. Dans cette perspective, la création de revues est un bon moyen pour entrer à peu de frais dans le champ littéraire ; de plus, il arrive que des maisons d’édition naissent de ces lieux de publication, la plus célèbre étant Au Sans Pareil, émanation de la revue Littérature. Tous les auteurs qui gravitent autour du surréalisme n’ont d’autre choix que de s’adresser exclusivement au « pôle culturel ». Le champ littéraire peut se scinder en deux pôles : le pôle « commercial » et le pôle « culturel », selon la terminologie de Bourdieu 99 . Les maisons éditoriales qui ont pour objectif de générer le plus de profit possible sont malgré tout obligées de respecter la règle implicite du champ littéraire consistant à ne pas valoriser uniquement l’aspect commercial. La recherche de prix décernés par des écrivains, comme le Goncourt, le Femina, le Grand Prix du roman de l’Académie française, permet que le prestige rejaillisse sur l’ensemble de la maison d’édition 100 . De plus, c’est le gage d’un certain respect de la loi non écrite. L’intérêt du prix littéraire, c’est d’offrir une publicité gratuite qui accroît le nombre de ventes auprès d’un public plus large. « Dans le champ éditorial, résume Norbert Bandier, la plupart de ces éditeurs sont ainsi placés dans une situation dominée par rapport au pôle culturel, dont certains cherchent à se rapprocher par des stratégies de publication visant l’obtention de “prix” littéraires101. » Par l’intrusion des stratégies de vente (bandes sur le livre avec inscriptions accrocheuses, illustrations de couverture, affiches…) et des campagnes publicitaires savamment orchestrées (mise en avant de la jeunesse de Radiguet, par exemple), ces grosses maisons parviennent à de grands succès commerciaux (Le Feu de Barbusse chez Flammarion est vendu à 300 000 exemplaires, L’Atlantide de Pierre Benoît chez Albin-Michel à 150 000, Le Diable au corps de Radiguet chez Bernard Grasset atteint 100 000 exemplaires en dix mois)102. 99 Pierre Bourdieu, « La production de la croyance : contribution à une économie des biens symboliques », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 13, février 1977, p. 25. 100 Ces maisons d’édition, dans les années vingt, ont pour nom Ferenczi, Tallandier, Nilsson, Pierre Lafitte, Arthème Fayard ; elles ont des collections à bon marché. Albin Michel, Flammarion, Plon-Nourrit, Calmann-Lévy, Hachette, maisons d’édition économiquement importantes, ont également les leur, ainsi que des collections plus ambitieuses qui publient des auteurs consacrés par les institutions de légitimation culturelle (la plus célèbre l’Académie française). Ce qui les place dans les deux pôles à la fois. 101 Norbert Bandier, Sociologie du surréalisme, op. cit., p. 18. 102 Voir Pascal Fouché, « L’édition littéraire, 1914-1950 », op. cit., pp. 218-219.

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Alors que les ventes du pôle commercial (tirage important) sont effectuées sur un rythme rapide, les ventes du pôle culturel (tirage restreint) sont caractérisées par leur lenteur. Le pôle culturel mise peu sur le profit immédiat (bannissement de la publicité), mais recherche la qualité intrinsèque de l’œuvre publiée. Malgré des moyens financiers souvent faibles, il parvient à vivre grâce au capital symbolique qui permet à l’entreprise de demeurer, si elle ne meurt pas devant les complications inhérentes à ses choix esthétiques. La Sirène est un bon exemple de ce type de petits éditeurs aux choix exigeants. Née en 1917, cette maison d’édition, dont le conseiller littéraire est Blaise Cendrars, connaît un développement rapide en éditant les écrits des auteurs de la modernité (du XIXe siècle comme Lautréamont, Baudelaire, et du XXe siècle comme Apollinaire, Cocteau, Cendrars, Jacob, Radiguet…). Mais en quelques mois, ce programme trop ambitieux finit par mettre dans l’embarras la maison qui réussit malgré tout à tenir jusqu’en 1922. Après avoir été mise sous tutelle par l’éditeur Georges Crès, elle sera mise en sommeil, ne publiant qu’un nombre relativement peu élevé d’ouvrages, jusqu’à sa disparition finale en 1937103. Ces éditeurs ont pour caractéristique de posséder un fonds important d’ouvrages anciens qui sont écoulés sur plusieurs années et d’ouvrages récents d’auteurs choisis avec parcimonie. Ces maisons sont relativement jeunes (souvent moins d’une dizaine d’années de vie) et en pleine expansion. La maison d’édition de la Nouvelle Revue française, née en 1911 et renommée Librairie Gallimard en 1919, publie à la fois des représentants de la littérature française de qualité qui ne sont pas nécessairement à la pointe de la modernité (Gide, Claudel, Proust, Martin du Gard, Valéry…), ainsi que des membres de la littérature de l’« esprit nouveau » (Apollinaire, Cocteau, Jacob, Reverdy…), et des membres du surréalisme (Breton, Aragon, Éluard…). Les éditions Au Sans Pareil, dirigées par René Hilsum, sont nées en 1919 par la volonté des créateurs de la revue Littérature, Aragon, Breton et Soupault, qui cherchent un moyen de publier leurs plaquettes ainsi que des poètes amis proches de l’esprit surréaliste (Cendrars, Picabia). À l’été 1920, après une brouille entre les surréalistes et Hilsum, devenu un éditeur à part entière qui souhaite publier des auteurs en dehors de la mouvance surréaliste, les surréalistes créent leur propre maison d’édition, en ouvrant la Librairie Six, qui n’aura qu’une existence éphémère 104 . En 1926 sont créées la Galerie surréaliste, puis, peu de temps après, les Éditions surréalistes, qui publient leurs écrits. D’autres éditeurs s’intéressent à la production surréaliste, comme 103 Ibid.,

pp. 214-215. Anonyme, « Les éditions Au Sans Pareil », in Roger Chartier, Henri-Jean Martin (éd.), op. cit., pp. 258-260. 104

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Les Cahiers libres de Roger Laporte – qui diffusent leurs écrits, dont deux numéros du Surréalisme au service de la révolution – et la librairie José Corti, dépositaire de leurs éditions. Comme le résume Pascal Fouché, « tous les jeunes écrivains du mouvement publient en fait où ils peuvent », étant de fait exclus par les éditeurs traditionnels importants comme Plon, Hachette, AlbinMichel ou Flammarion105. Si les surréalistes et les auteurs qui gravitent autour d’eux éprouvent des difficultés pour être édités, au point de devoir créer leur propre structure (revue ou édition), c’est que le genre qu’ils pratiquent volontiers, la poésie stricto sensu et l’écriture poétique, n’est pas un genre commercial. En effet, les maisons traditionnelles publient plus volontiers des romans, des nouvelles, voire du théâtre – autrement dit de la prose, et plus particulièrement de la fiction, même si le genre de l’essai n’est pas pour autant négligé. Ceux qui pratiquent la poésie sont souvent de jeunes auteurs qui veulent accéder au milieu littéraire, et pour cela, le plus court chemin est celui des petites revues. À côté de ce monde éditorial prestigieux dont rêvent les jeunes entrants existe un petit monde moins flamboyant, mais qui dessine en profondeur le paysage intellectuel et culturel. Sous-champ des revues dans les années vingt Les grandes revues généralistes mensuelles ou bimensuelles nées au connaissent en général un déclin au lendemain de la Grande Guerre, après avoir connu leur plus grand succès du début de la IIIe République jusqu’en 1914. La plus ancienne, la Revue des deux mondes née en 1829, et toujours vivante, se veut la voix d’une France conservatrice qui défend l’ordre et la tradition contre le mouvement, et offre ses colonnes à des écrivains consacrés provenant souvent des diverses académies. Ainsi, dès le début, y écrivent des écrivains tels que Pierre Loti, Paul Bourget, Maurice Barrès, François Coppée. Possédant des moyens financiers importants, elle élit domicile en 1884 dans l’hôtel particulier Beauharnais, au 15 rue de l’Université. En 1906, l’académicien et sénateur Francis Charmes prend la direction de la revue, mais du fait de sa politique trop tempérée, les abonnements diminuent, sans compter la concurrence que représentent également les journaux et les revues d’avant-garde. René Doumic le remplace en 1916 et parvient à améliorer la santé de la revue par une politique plus ancrée dans son époque et au recours XIXe siècle

105 Pascal

Fouché, « L’édition littéraire, 1914-1950 », op. cit., p. 223.

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à la publicité. Vendue à plus de 45 000 exemplaires après la guerre, la Revue des deux mondes reflète la pensée d’une droite bien-pensante, sans répercuter la nouveauté et l’agitation qui se développent dans les domaines littéraire, artistique et politique106. La Revue de Paris, née en 1894, a été conçue pour concurrencer directement la précédente. Bimensuelle, elle s’écarte de sa devancière en prenant une orientation républicaine, mais ne devient dreyfusarde qu’à la fin de l’Affaire. Outre les lettres, ses intérêts vont de la critique artistique à l’histoire, de l’économie politique à la diplomatie. Jusqu’au début de la guerre, elle est confiée à l’historien Ernest Lavisse pour la politique, et à l’académicien Marcel Prévost pour la littérature. De nombreux romans contemporains (Maurice Barrès, Anatole France…) sont proposés en feuilleton à ses lecteurs, et des écrivains étrangers (Dostoïevski, Kipling, D’Annunzio, Wells…) y sont présents pour montrer une plus grande ouverture d’esprit que sa rivale. La forte rémunération des auteurs fait que beaucoup d’écrivains majeurs (Proust, Claudel) publient également leurs textes à la Revue de Paris. Après une interruption due à la guerre, le destin de la revue est confié à André Charmeix puis à Marcel Thiébaut. Contrairement à la Revue des deux mondes, ses ventes sont très faibles : avant la guerre, elles ne dépassent pas les 600 à 700 exemplaires. Son succès d’estime des premières années du XXe siècle n’a jamais pu atteindre le niveau de sa concurrente conservatrice et de la NRF, plus novatrice107. La Revue bleue (de son vrai nom la Revue politique et littéraire), née en 1863, qui tente de capter le même lectorat que les deux revues précédentes, celui du grand public cultivé, a pour trait principal de diffuser les cours du Collège de France et de la Sorbonne, ainsi que certaines conférences des sociétés savantes. Soutenue par Bergson, elle informe ses lecteurs sur l’actualité philosophique et, s’intéressant à l’Allemagne, fait découvrir Nietzsche et Schopenhauer. Son nouveau directeur (depuis 1920), Paul Gaultier, refuse d’orienter sa revue dans le domaine littéraire pour ne pas ternir sa réputation de sérieux. Pourtant, au XIXe siècle et jusqu’au seuil de la guerre, afin de conquérir un public plus nombreux, la Revue bleue recevait dans ses colonnes des écrivains comme Maupassant, Alphonse Daudet, Tourgueniev, Bourget. 106 Voir Anne Karakatsoulis, article « La Revue des deux mondes », in Jacques Julliard, Michel Winock (éd.), Dictionnaire des intellectuels français, op. cit., pp. 971-972 ainsi que Benoît Lecoq, « Les revues », in Roger Chartier, Henri-Jean Martin (éd.), Histoire de l’édition française, op. cit., p. 353. 107 Anne Rasmussen, article « Revue de Paris », in Jacques Julliard, Michel Winock (éd.), Dictionnaire des intellectuels français, op. cit., pp. 969-971.

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Politiquement républicaine, elle publie des écrits destinés à former des citoyens éclairés. C’est la raison pour laquelle l’accent est mis sur un projet encyclopédique et sur les sciences humaines, la politique et la philosophie. Avec une périodicité hebdomadaire, son ambition est de porter de l’ombre à la Revue des deux mondes, mais sans succès, puisque comme son modèle, c’est une revue qui n’accueille que les « valeurs sûres » sans cultiver la novation. Comme l’affirme en 1920 son directeur Paul Gaultier, la Revue bleue « n’est pas une revue de jeunes108 ». Après la Première Guerre mondiale, toutes ces grandes revues de culture générale perdent leur monopole : elles demeurent en effet des institutions qui ne cherchent pas à se renouveler et à être à l’écoute d’un nouveau public en attente d’un questionnement neuf. Ces revues représentent l’ancien monde, avec ses formes esthétiques dépassées, avec ses auteurs d’un autre siècle – souvent académiciens – sans prise sur les préoccupations de la jeunesse. Une nouvelle génération commence à apparaître, proposant un renouveau notamment dans les domaines de la pensée, des arts et de la littérature. Ce renouveau passe par l’éclosion de nombreuses petites revues sans moyens financiers, qui ont souvent une vie brève. Comme le rappelle Benoît Lecoq dans son panorama revuiste, les revues dont la renommée domine la scène littéraire ont été créées avant la Grande Guerre, comme le Mercure de France (1890) ou la Nouvelle Revue française (1908), qui n’appartiennent pas à l’avant-garde : Peut-être n’est-ce pas tant l’aptitude à l’audace qui distingue les grandes revues littéraires des petites revues éphémères que le dessein qui inspire les unes et les autres. Tandis que les premières ont conscience d’influencer durablement la création littéraire, leur éclectisme garantissant leur longévité, les secondes n’ont souvent d’autre ambition que de diffuser, au moment même de son élaboration, l’idéologie du mouvement qu’elles défendent109.

Alors que la NRF, par son dynamisme, réussit à capter un large public et à débaucher les auteurs des autres périodiques, des revues essaient malgré tout d’émerger. Europe, née en 1923, se consacre à la littérature et au débat d’idées en s’inspirant de l’indépendance d’esprit de Romain Rolland, qui pourtant ne la dirige pas. Résolument de gauche, elle est pacifiste sous le patronage de son modèle ; prenant part au combat antifasciste, elle deviendra proche du Parti 108

Anne Rasmussen, article « Revue bleue », in Jacques Julliard, Michel Winock (éd.), Dictionnaire des intellectuels français, op. cit., pp. 968-969. 109 Benoît Lecoq, « Les revues », op. cit., p. 354.

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communiste après 1936. Albert Crémieux l’anime à partir de 1925, Jean Guéhenno le remplace en 1929 avant de démissionner en 1936 devant l’impossibilité de maintenir une certaine indépendance face aux communistes. Monde (1928-1935), revue hebdomadaire culturelle et politique, est fondée par Henri Barbusse avec pour objectif de réfléchir sur les rapports entre création et révolution : elle se place sans ambivalence sous la bannière communiste110. À droite aussi plusieurs petites revues existent. La Revue universelle, fondée en 1920 par Jacques Bainville et dont le rédacteur en chef est Henri Massis, est d’obédience monarchiste, et investie principalement par des auteurs catholiques comme Jacques Maritain. Cette revue, née à la suite du « Manifeste du parti de l’intelligence » qui prône la défense intellectuelle et spirituelle de l’Occident chrétien contre les doctrines démocratiques, répond à la « Déclaration d’indépendance de l’esprit » de Romain Rolland et de Henri Barbusse dans L’Humanité. Cherchant à atteindre un public plus large que celui du militantisme maurrassien, elle diffuse les idées de l’Action française, avec un succès certain. En 1924, ce bimensuel tire à 4 000 exemplaires en 1930, mais atteint 9 000 personnes111. D’autres petites revues marquées par ce qu’on appela la « jeune droite » fleurissent ou se refondent à la fin de la décennie. Ainsi apparaissent Les Cahiers (1928-1931), fondés par Jean-Pierre Maxence et Robert Francis. Maxence devint en 1930 le rédacteur en chef de la Revue française (19051933) dans laquelle écrivent Thierry Maulnier, Robert Brasillach et Maurice Bardèche – les tenants d’un nationalisme maurrassien empreint de spiritualité. Contrairement aux surréalistes, ce n’est pas seulement le conflit mondial qui a eu des répercussions sur leur désir de refonder la société française sur des bases spirituelles, mais aussi la condamnation pontificale de l’Action française en 1926112. Les revues conservatrices du type la Revue des deux mondes ou la Revue universelle se différencient de celles de la jeune droite, encore appelée « nonconformiste », par la stabilité de ses assises sociales, alors que ces dernières 110 Nicole Racine, article « Europe », pp. 457-459 ; Anne Roche, article « Monde », pp. 794795, in Jacques Julliard, Michel Winock (éd.), Dictionnaire des intellectuels français, op. cit. 111 Anne Rasmussen, article « La Revue universelle », in ibid., pp. 976-977. Voir aussi Olivier Corpet, « La revue », in Jean-François Sirinelli (éd.), Histoire des droites en France, vol. 2, Cultures, Gallimard, 1992, pp. 180-181. 112 Pascal Balmand, « Combat et les revues de la Jeune Droite des années 30 », in Jean-François Sirinelli (éd.), ibid., pp. 293-294. Voir aussi Jean-Louis Loubet del Bayle, Les Nonconformistes des années 30. Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Éditions du Seuil, 1969 ; Olivier Corpet, « La revue », in Jean-François Sirinelli (éd.), ibid., pp. 181-182

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recherchent la transformation en profondeur. « Le grand clivage est plutôt qu’une fois que serait abattue la République, les conservateurs rêvent d’un retour à l’ordre traditionnel d’inspiration monarchique, que le gouvernement en soit assumé par un Roi ou par le Chef, tandis que les non-conformistes songent à une révolution nouvelle et nationale113. » Créer sa revue Depuis la fin du XIXe siècle, à certains moments de l’histoire, une prolifération de revues littéraires accompagne des mouvements esthétiques en cours d’élaboration. De 1885 à 1890, le décadentisme se répand. Entre 1890 et 1895, dans le courant du symbolisme, sont fondées plusieurs entreprises comme la Revue blanche (1889-1903), le Mercure de France, La Plume, L’Ermitage. Toutes ces petites revues naissent pour résister aux demandes mercantiles des éditeurs qui sont jugées intolérables par le milieu symboliste. En créant leurs propres structures, les poètes parviennent à acquérir leur autonomie et à imposer leurs propres valeurs artistiques reposant sur le désintéressement, le rejet de l’aspect commercial, et le souhait d’atteindre un public restreint. Pendant un certain temps, ce système mis en place fonctionne pratiquement en cercle fermé, à savoir que les producteurs (les poètes) ont pour destinataires (les lecteurs) les producteurs eux-mêmes114. C’est avec les symbolistes que se répand cette notion moderne d’avant-garde – en marge des systèmes éditoriaux traditionnels – qui prendra tout son essor au siècle suivant. Claire Lesage écrit : « La nébuleuse qui gravite autour des petites revues, vers 1890-1900, contient en germes […] bien des traits caractéristiques de la vie littéraire et artistique du XXe siècle : un nouveau système éditorial engendré par les écrivains […] ; les conditions d’existence et d’auto-exclusion des avant-gardes ; le livre d’artiste enfin, issu de la collaboration consciente d’écrivains et d’artistes, en vue d’une œuvre commune115. » Avec la poésie moderne constituée autour d’Apollinaire se forme une nouvelle vague revuiste : Les Marges, dont le directeur Eugène Montfort est l’unique rédacteur, Le Festin d’Ésope de Guillaume Apollinaire, Les Soirées de Paris (Apollinaire, Max Jacob et Blaise Cendrars), L’Élan (Amédée Ozenfant et Apollinaire), Nord-Sud (Max Jacob, Pierre Reverdy, Paul

113 Olivier

Corpet, « La revue », ibid., p. 181. Claire Lesage, « Des avant-gardes en travail », Revue des sciences humaines, n° 219, juillet-septembre, 1990, « L’écrivain chez son éditeur », pp. 86-105. 115 Ibid., p. 86. 114 Voir

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Dermée)116. « La revue littéraire nous donne ainsi la température de la vie créatrice, de la “littérature de demain”, ou d’après-demain ; elle témoigne des poussées de fièvre et des moments d’atonie117. » Dans cette période du début des années vingt, les créations de revues sont plus élevées qu’au début du siècle. Norbert Bandier, en dépouillant le Catalogue général des périodiques de la Bibliothèque nationale des origines à 1939, constate que, entre 1920 et 1924, 69 revues parisiennes à vocation littéraire ont été créées, alors que, entre 1910 et 1914, 54 ont été fondées et, entre 1905 et 1909, seulement 40118. La progression s’amplifie donc au cours des années qui suivent la guerre, reflétant ainsi le désir de la jeunesse de répondre au cataclysme mondial en en faisant le bilan, en pointant les responsabilités, en critiquant l’idéologie qui y avait conduit, en constituant de nouvelles valeurs comme l’authenticité, et en insistant sur l’inconscient – lieu fondamental de la vérité intérieure. Dans la mesure où l’édition refuse d’accueillir de nouveaux entrants à cause de la mauvaise situation financière du secteur, et que les revues institutionnelles demandent plus de stabilité que d’innovation, les surréalistes pensent trouver la solution en créant leurs propres structures (à la manière de la Jeune Droite qui, quelques années plus tard, voudra se démarquer de l’Action française) pour exprimer leurs conceptions et sortir de l’anonymat. Littérature naît ainsi en mars 1919 par la volonté d’Aragon, de Soupault et de Breton. Un mois plus tard, les deux derniers écrivent Les Champs magnétiques, en recourant à ce qu’ils nomment l’« écriture automatique ». Cette invention est contemporaine, en tant que point de départ du groupe, de la notion de surréalisme (même si elle n’est élaborée qu’en 1924 par Breton dans son manifeste), et de la revue. Par une invention (l’écriture surréaliste) et un support (la revue), le groupe parvient à se différencier de la production littéraire courante, mais aussi des différentes avant-gardes qui s’expriment alors dans le sous-champ des revues. En se regroupant autour d’un organe, en unifiant les idées et les forces, le groupe amplifie la résonance des interventions de chaque individu. En prenant le parti de l’avant-garde, les surréalistes ont pu ainsi se démarquer des revues généralistes comme celles de la mouvance de Guillaume Apollinaire et du cubisme au début du siècle.

116 Benoît

Lecoq, « Les revues », op. cit., p. 355. Decaudin, « Formes et fonctions de la revue littéraire au XXe siècle », in Situation et avenir des revues littéraires, actes du colloque des 5 et 6 mars 1975, Nice, Centre du XXe siècle, 1976, p. 19. 118 Norbert Bandier, Sociologie du surréalisme, op. cit., p. 54. 117 Michel

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Pour qu’il y ait démarquage, il est nécessaire qu’il y ait rupture. Le glissement ne permet pas que s’établisse une distinction suffisamment forte pour que se repèrent un discours et une attitude distincts. Lorsqu’un groupe de personnes décide de créer une revue, c’est entre autres pour combler une lacune, pour trouver un lieu dans lequel on pourra exprimer ce qui n’est pas dit ailleurs, ou en tout cas le formuler de manière singulière. Souvent, le sentiment de colère et la volonté de rompre le consensus sont à l’origine de la création d’une revue. Au début, le ton est véhément et les reproches portent sur les institutions en place, qu’elles soient étatiques ou artistiques. Plus que l’adhésion au monde, c’est la critique qui est de mise. « Toute revue lors de sa création est porteuse d’un message singulier et revendique contre les “cléricatures” en place, une nouvelle culture, une nouvelle esthétique ou une nouvelle orientation scientifique, qu’elle le signifie ou non sous la forme d’un manifeste ou d’un article fondateur119. » Afin d’exister, afin de limiter sa fragilité due à sa position de dominé par rapport au monde des lettres, le petit groupe surréaliste doit être solidaire. Ainsi, l’expression « les trois mousquetaires du surréalisme », à propos de Soupault, Aragon et Breton, résume bien le lien d’interdépendance obligée (« Tous pour un, un pour tous »). Georges Sebbag constate qu’« au départ, tout semble rapprocher les trois directeurs de Littérature : la révolte, la poésie, l’amitié120 ». En effet, dans une situation de domination, les individus mettent en valeur les affinités communes plutôt que les différences. Le statut de codirection à trois renforce encore cette disposition. Dès qu’un certain affadissement se produit, un changement de stratégie s’impose : alors les reproches commencent à poindre. La formule « nouvelle série » est la conséquence du rapprochement de Breton avec le nihilisme de Picabia. Soupault, tout en écrivant dans Littérature, participe à des revues plus traditionnelles (La Vie des lettres, Les Feuilles libres) et prend même la direction des Écrits nouveaux qui deviennent, en 1922, La Revue européenne, la transformant ainsi en avant-garde. Cette envie d’élargir son champ d’action sera perçue de façon négative. De 1922 à 1923, Soupault est la cible, dans Littérature, de ses anciens amis qui le considèrent comme un traître. Jacques Baron déplore ainsi ses collaborations dans des organes littéraires

119 Jacqueline Pluet-Despatin, « Une contribution à l’histoire des intellectuels : les revues », Les Cahiers de l’IHTP, « sociabilités intellectuelles. Lieux, milieux, réseaux », sous la direction de Nicole Racine et Michel Trebitsch, n° 20, mars 1992, p. 129. 120 Georges Sebbag, « La revue surréaliste et ses meneurs », La Revue des revues, n° 18, 1994, p. 25.

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traditionnels, et Picabia lui reproche d’avoir pris le contrôle des Écrits nouveaux121. Même s’il revient dans le groupe en 1924 (pour démissionner deux ans plus tard), à l’époque de la fondation de La Révolution surréaliste, par besoin de reconstituer les troupes face à ceux qui veulent s’attribuer la notion de surréalisme 122 , la présence de Soupault reste suspecte. En fait, sa faute originelle réside dans sa volonté de devenir un écrivain professionnel et, par conséquent, de vivre de sa plume en acceptant une rémunération autre que symbolique. Norbert Bandier explique ce fait : Malgré le potentiel valorisant d’une position d’avant-garde, la participation surréaliste et surtout la fidélité à ses prises de position esthétiques et éthiques semble donc aussi limitée aux seuls individus qui peuvent durablement se contenter de gratifications symboliques ou à ceux qui, momentanément, peuvent adopter un rapport distancié à la carrière, allant même jusqu’au renoncement à l’écriture, au profit d’une transposition de la poésie dans l’existence123.

Ainsi la belle amitié des premiers temps entre surréalistes apparaît comme une nécessité due à leur position de dominés dans le champ littéraire. En se réunissant sous le signe de la poésie – comme l’ont fait les surréalistes –, les poètes trouvent en la revue un lieu privilégié pour publier des productions qui sans elle resteraient sans support, en raison du peu d’enthousiasme que montrent généralement les lecteurs pour ce genre de création, tout comme les éditeurs qui ne répondent favorablement qu’en fonction des ventes potentielles.

121 Ibid.,

p. 26 Voir supra dans la première partie de ce travail, le chapitre « Un pouvoir symbolique ». 123 Norbert Bandier, Sociologie du surréalisme, op. cit., p. 192. 122

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LE LIEU DES DOMINÉS

L’image du poète Si Leiris veut avant tout être un poète et non un « littérateur » (terme chargé trop négativement, équivalent de « faiseur »), c’est que dans les années vingt, la poésie est encore symboliquement dominante dans le champ littéraire. Depuis les années 1880 avec les symbolistes, la poésie est le genre le plus prestigieux, car le plus « désintéressé », au moment où se met en place l’affranchissement du champ vis-à-vis des pouvoirs extérieurs, dans la mesure où le genre poétique ne présente aucun profit économique immédiat. Ce désintéressement est le gage que le poète se conforme à la règle essentielle du champ : respecter l’autonomie de l’art face aux diverses hétéronomies, qu’elles soient politiques, commerciales, ou mondaines. Certes, ce désintéressement est sincère, dans la mesure où les agents n’ont pas forcément conscience qu’ils sont le jouet des forces du champ qui les attirent vers certains genres en fonction de leurs caractéristiques sociales (rapport positiondisposition)124. La poésie, à la fin du XIXe siècle, est socialement valorisée, contrairement au roman naturaliste ancré dans la réalité la plus sordide. Elle possède alors une telle aura qu’elle procure à ceux qui la choisissent un prestige considérable, même (et surtout) s’ils n’ont aucune rétribution financière. Comme l’écrit Bourdieu, « c’est une position élevée dans la hiérarchie des métiers littéraires, qui procure à ses occupants, par une sorte d’effet de caste, l’assurance, au moins subjective, d’une supériorité d’essence par rapport à tous les autres écrivains, le dernier des poètes (symbolistes notamment) se percevant comme supérieur au premier des romanciers (naturalistes)125 ». Pourtant à la fin du siècle s’amorce chez les écrivains un changement dans le choix de leur genre préféré. Ainsi, ceux-ci sont des romanciers pour 40 %, des poètes pour 25 %, des dramaturges pour 35 %, alors qu’au début du siècle, pendant la période du romantisme, cette hiérarchie était inversée – 45 % de poètes, 25 % de romanciers126. Même si le roman est consacré par le public, 124 Voir Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 89, septembre 1991, pp. 4-46, passage p. 37. 125 Ibid. 126 Voir le graphique D, p. 89, « Genres littéraires et hiérarchies éditoriales » présenté dans l’article d’Alain Vaillant, « L’un et le multiple : éléments de bibliométrie littéraire », in Henri Béhar, Roger Fayolle (éd.), L’Histoire littéraire aujourd’hui, Armand Colin, 1990, pp. 81-93.

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le genre le plus réputé reste la poésie, placée au sommet de la hiérarchie par l’institution scolaire. Ainsi, les poètes du Parnasse sont récompensés par les instances officielles de légitimation, tandis que les naturalistes sont méprisés par celles-ci. L’apparition du roman psychologique, réputé plus subtil, entraînera cependant la consécration des romanciers qui entrent alors dans les manuels de littérature et les ouvrages d’histoire littéraire127. Au début du XXe siècle, la situation s’étend avec les récits d’André Gide qui donnent ses lettres de noblesse à la forme romanesque. Cet auteur, s’étant formé aux côtés des symbolistes, conservera durant toute sa carrière le souci esthétique de la forme, mêlant au roman des traits de qualité formelle empruntés à la poésie. Il parvient ainsi à dépasser tous les modèles existants : « la recherche ésotérique de la poésie, le réalisme à la Zola, la psychologie de Paul Bourget et d’Anatole France128. » En 1920, le prestige lié au genre poétique est vivace, mais avec l’éclosion de la poésie « moderne », la poésie se dilue dans la vie et n’est plus seulement un genre en soi. Cette attitude – s’affirmer poète sans créer – représente à la fois une facilité pour se déclarer « à part », et une démocratisation du genre poétique jusque-là plutôt réservée à une élite. Avec l’avènement des surréalistes, la poésie peut être pratiquée par tout un chacun, pour peu qu’il recoure à la technique de l’écriture automatique et qu’il recherche la poésie dans la vie. Les rencontres fortuites sont trouvées à travers le collage, l’hypnotisme, l’humour ou l’amour… Le bizarre, l’étrange, la folie sont valorisés pour leur capacité à faire surgir la poésie. Celle-ci, présente partout, s’insinue aussi dans le récit (Nadja de Breton, Le Paysan de Paris d’Aragon). Cette nouvelle poésie, omniprésente à partir du moment où l’on sait la repérer dans la vie, se révèle accessible aussi à ceux qui ont eu une scolarité médiocre. La connaissance de l’histoire littéraire n’est pas inutile pour comprendre son évolution : la libération stylistique (versification contraignante, vers libre, prose poétique, poésie de la vie) se constitue peu à peu, au fil du temps. Dans les années vingt, Leiris acquiert la conviction que le poète, valorisé par l’école – celle-ci étant en décalage avec le goût du public –, est au sommet de la hiérarchie des créateurs. En fait, la poésie est plutôt située en bas de cette hiérarchie puisque le poète ne bénéficie d’aucune rétribution financière, les tirages étant trop limités, le lectorat trop restreint. 127 Voir Clément Moisan, « Les genres comme catégories de l’histoire littéraire », in L’Histoire littéraire aujourd’hui, op. cit., pp. 67-80. 128 Anna Boschetti, « Des revues et des hommes », La Revue des revues, n° 18, 1994, pp. 5165, cit., p. 56.

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Cette domination est encore plus marquée pour un jeune auteur dans la mesure où il n’a pas acquis assez de prestige personnel grâce à une œuvre reconnue par ses pairs. Au moment de son entrée dans le groupe surréaliste, Leiris est donc dépourvu de légitimité littéraire. C’est à travers ses contacts du groupe de la rue Blomet, par ses visites régulières pendant lesquelles il montre une certaine sensibilité poétique, qu’il se présente comme poète auprès de ses amis, puis des surréalistes. En 1924, André Breton, qui a besoin d’aide pour créer une nouvelle revue après l’échec financier de Littérature criblée de dettes, accepte volontiers les membres de la rue Blomet : ceux-ci peuvent en effet donner au groupe un poids supplémentaire et raffermir l’autorité personnelle de Breton en montrant sa capacité à rassembler de nouveaux disciples prêts à le rejoindre dans son projet créateur. La revue est ainsi l’instrument idéal pour qui veut agrandir sa notoriété et pour les nouveaux entrants en recherche de légitimité. La poésie (genre dominé) qui est pratiquée dans La Révolution surréaliste s’accorde bien à cette revue (support littéraire dominé), créée depuis peu de temps, sinon par des inconnus, du moins par des jeunes en quête de reconnaissance (individus dominés dans le champ littéraire). Lorsque l’on possède un projet, des collaborateurs ayant la même vision du monde et une conception esthétique ou morale identique, il reste à réunir les fonds nécessaires pour commencer l’aventure. Économie de la revue Plusieurs solutions se présentent à des jeunes qui souhaitent créer une revue. La plus simple est d’appartenir à une famille aisée qui offrira à leur enfant les moyens de réaliser son projet. Dans ce cas, il s’agit d’un mécénat privé. L’exemple le plus célèbre concerne la NRF, fondée par de jeunes gens de la grande bourgeoisie comme Jean Schlumberger, qui purent apporter les ressources nécessaires pour lancer l’opération. Ensuite, pour rendre leur création viable sur la durée, ils fondent les Éditions de la NRF qui vont financer le périodique, nécessairement déficitaire. Autre cas peu connu : à vingt ans, le 1er janvier 1922, Pierre-André May crée Intentions, revue financée par son père. Il conçoit la politique de cette dernière, comme l’indique son pluriel, en refusant de lui donner une orientation unique : le jeune homme « exprime le dégoût que lui inspirent tous les manifestes » qui ont précisément pour caractéristique d’énoncer des avis définitifs sur ce que doit être un mouvement. Le mode de vie aisé du jeune homme est une façon d’expliquer sa tolérance intellectuelle. Dans les

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sommaires, en effet, se côtoient des tendances classiques (des écrivains, qui se sont affirmés de manière durable sur la scène littéraire, tels que Gide, Proust, Valéry, Romains, Claudel) comme des tendances modernes (qui sont encore balbutiantes et encore contestées par le public et les critiques). On publie Jouhandeau, Mauriac, Radiguet et aussi des collaborateurs de L’Œuf dur (Maurice Daniel, Robert Hounert, Georges Duvan) – autre revue de jeunes. Les surréalistes ont aussi leurs entrées, tels qu’André Breton, Paul Éluard, Robert Desnos, Benjamin Péret, Philippe Soupault et Michel Leiris (futur surréaliste). Malgré les subsides de son père et l’aide intellectuelle d’Adrienne Monnier, qui lui propose quelques textes, le conseille et lui permet d’entrer en contact avec les écrivains majeurs de son temps, Pierre-André May ne peut sauver sa revue qui, en 1924, n’atteint que 500 exemplaires129. La deuxième façon possible de créer une revue est d’être une personne jeune avec un destin engageant, avoir déjà fait ses preuves en montrant un talent indéniable auprès de gens influents. Ainsi un mécène peut-il financer une entreprise qu’il juge prometteuse s’il est porté sur les arts et la littérature. Mais l’appel à un mécène limite la liberté. Par exemple, Commerce, revue parue à l’été 1924, est financée par Marguerite Caetani130, riche américaine installée à Paris mariée à Roffredo Caetani, prince de Bassiano et dernier duc de Sermoneta. Cette femme éprise des arts et de la littérature ouvre sa villa de Versailles – la villa Romaine – un dimanche sur deux, où se réunissent, dès le début des années vingt, des compositeurs (Reynaldo Hahn, Erik Satie), des peintres (Édouard Vuillard, André Derain), des écrivains et poètes (Paul Valéry, Alexis Léger, Jean Paulhan, Valery Larbaud, Léon-Paul Fargue…). Lors d’un de ces déjeuners, le projet de Commerce est exposé. Marguerite Caetani désire garder l’anonymat et confie officiellement la direction de la revue à trois rédacteurs : Paul Valéry, Valéry Larbaud et Léon-Paul Fargue, qui vont attirer le public et les collaborateurs par leur célébrité. En fait, la mécène, qui possède la majorité des actions du capital de la société anonyme « Commerce », s’élevant à 60 000 francs, sera la véritable directrice de la revue, en commandant des textes à des auteurs, en cherchant à diffuser largement sa revue, même à l’étranger, et en imposant une direction précise : ne pas accueillir de commentaires, de critiques, de politique, mais seulement des textes de création provenant du monde entier. Comme le souligne Sophie Levie, « Marguerite 129 Voir Michel Carassou, « Intentions », in Jean-Michel Place et André Vasseur (éd.), Bibliographie des revues et journaux littéraires des XIXe siècle et XXe siècle, tome troisième 1915-1930, Jean-Michel Place, 1977, pp. 132-135. 130 Voir Sophie Levie, « Marguerite Caetani et Commerce : un cas de mécénat revuiste », La Revue des revues, n° 18, 1994, pp. 43-49.

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Caetani était difficile et elle a employé souvent le droit de veto que lui donnait son statut de fondatrice et d’administratrice131 ». Un second exemple, plus connu, illustre ce problème d’indépendance. Quand Georges Bataille est contacté par le marchand d’art Georges Wildenstein pour être le secrétaire général de Documents, il pense d’abord pouvoir bénéficier de la liberté d’exprimer sa vision du monde empreinte de cruauté. Mais très rapidement apparaît le mécontentement de Wildenstein, par l’intermédiaire de Pierre d’Espezel132. En effet, le bailleur de fonds souhaite une revue essentiellement archéologique et ethnographique, au ton professoral et non une revue au chaos très bataillien. La troisième solution pour créer une revue consiste à réunir un groupe pour pallier les différentes difficultés financières qu’une revue implique. Les surréalistes ont été, tout le long des années vingt et trente, leurs propres mécènes en pratiquant l’autoédition. Le rythme moyen de deux sorties d’un numéro par an implique alors que les frais partagés par l’ensemble des collaborateurs ne soient pas dispendieux. Après la Seconde Guerre mondiale, devenu une institution, le surréalisme fait appel à des maisons d’édition comme Losfeld et Jean-Jacques Pauvert133. Dans tous les cas de figure, les revues qui débutent sont soumises à une domination. Même si elles sont indépendantes financièrement, elles ne parviennent à rester en vie que difficilement et s’appauvrissent de numéro en numéro jusqu’à disparaître définitivement. Dans le cas d’un mécénat, la liberté du créateur se voit amoindrie, voire supprimée par la forte personnalité du donateur qui peut avoir une vision précise du projet. Car en réalité, son soutien financier n’est pas désintéressé. Dans le premier cas de figure, la liberté économique se paie par une incapacité à faire face aux nombreux frais ; dans le second, l’aisance financière se fait au prix d’une moindre liberté de création. De deux choses l’une : soit la revue s’arrête devant la trop grande pression du mécène, soit elle continue en perdant son âme. Pour Documents, c’est cette dernière stratégie que choisit Wildenstein qui, après avoir congédié Bataille, poursuit la revue sous le même titre encore pendant deux numéros (en 1933 et en 1934) en l’alimentant par le contenu de la Gazette des BeauxArts, une autre de ses créations. Finalement, Wildenstein se rendra compte de l’impossibilité artistique de poursuivre la parution par l’étrange procédé de redoublement d’une publication existante.

131 Ibid.,

p. 49. supra dans la deuxième partie de ce travail, le chapitre « Documents (1929-1930) ». 133 Georges Sebbag, « La revue surréaliste et ses meneurs », La Revue des revues, n° 18, 1994, p. 31. 132 Voir

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S’il est difficile de rendre durable la vie d’une revue, c’est que son nombre d’exemplaires est souvent extrêmement réduit, et la vente au numéro comme les abonnements ne peuvent couvrir les différents frais. Même les quelques publicités insérées dans les pages ne peuvent combler les dépenses. Comme l’indique l’analyse d’André Dalmas 134 , les revues peuvent être classées entre celles qui sont publiées par les maisons d’édition ou assimilées (universités, organismes de recherche, sociétés savantes, associations des amis d’écrivains) et celles qui bénéficient de ressources émanant d’un individu ou d’un groupe : « indépendantes parce que les créateurs de ces revues sont résolus à prendre tous les risques, celui de réussir comme de disparaître et, dans le meilleur ou le pire des cas, le risque de réussir en disparaissant135. » En ce qui concerne les revues d’éditeur, on peut dire qu’une revue n’est pas un acte purement désintéressé, même si elle entraîne souvent un déficit. En accueillant une revue de qualité, l’éditeur assoit son image de sérieux et retient les collaborateurs les plus doués, qui publieront dans la maison éditoriale. Ces revues sont mieux distribuées, trouvant place chez les libraires. Les Éditions de Minuit, en reprenant en octobre 1950 la revue Critique, qui connut une interruption temporaire d’environ un an, après sa séparation avec son précédent éditeur Calmann-Lévy136, purent ainsi se doter d’un prestige supplémentaire en accueillant des auteurs de philosophie et de sciences sociales (Éric Weil, Jacques Bouveresse, Jacques Derrida, Michel Serres, Roland Barthes, Gilles Deleuze…). En 1967, Critique donnera même son nom à une collection des Éditions de Minuit qui sera alimentée exclusivement, au début, par les collaborateurs de la revue. Comme l’explique Sylvie Patron, même si Jérôme Lindon n’avait qu’une responsabilité purement administrative et ne cherchait en aucune manière à influer sur la ligne éditoriale de la revue (par exemple en invitant à dire le plus grand bien des auteurs de Minuit), les retombées sur sa maison d’édition étaient bien réelles : « Pour Minuit, elle représente en premier lieu une opération de prestige, en second lieu un support de publicité appréciable. C’est aussi un vivier d’auteurs pour les collections de sciences humaines (“Arguments”, “Le sens commun”, puis “Critique”) et de découvreurs pour les auteurs Minuit, dans un champ de 134 André Dalmas, « Problèmes économiques et financiers », in Situation et avenir des revues littéraires, op. cit., pp. 29-35. 135 Ibid., p. 30. 136 Dans une lettre, datée du 19 décembre 1949, Bataille explique à Jean Piel, son beau-frère, ami et collaborateur, les raisons qui ont poussé Calmann-Lévy à se désengager : « les Calmann faisaient 100 000 francs mensuels de déficit. Il y avait 500 abonnés (Weil dit 350 mais il se trompe j’ai la liste) », citée dans Sylvie Patron, Critique 1946-1996, une encyclopédie de l’esprit moderne, op. cit., pp. 60-61.

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production qui s’est voulu “à cycle long” (découverte de Beckett par Bataille, de Robbe-Grillet par Barthes, de Claude Simon par Michel Deguy, par exemple) 137 . » La revue est ainsi mise sous la dépendance de l’entreprise éditoriale. En revanche, les revues indépendantes éprouvent les plus grandes difficultés à être diffusées, dans la mesure où ce sont les collaborateurs qui doivent démarcher les libraires et les convaincre de prendre leur publication en dépôt. Pour résoudre ce problème de distribution, l’abonnement est un moyen sûr de toucher les lecteurs et d’obtenir un autofinancement. S’abonner est, d’après Jean-Marie Domenach, une marque de confiance du lecteur envers la revue : Les abonnés c’est, dans le public, la fraction privilégiée, celle à laquelle on donne le plus, c’est celle à laquelle on demande aussi le plus. L’abonné, c’est le fidèle et je dirai que la revue est un contrat d’édition passé avec des gens qui vous font suffisamment confiance pour donner leur argent avec une année d’avance sans savoir ce que vous leur donnerez et si même vous arriverez jusqu’à la fin de l’année138.

En 1976, André Dalmas donne quelques chiffres qui montrent l’économie fragile de la revue indépendante. Selon lui, huit cents abonnés, au minimum, sont nécessaires pour qu’une revue soit économiquement saine, lorsqu’il est indispensable d’investir annuellement au moins 45 000 F pour une publication à la périodicité trimestrielle, de cent vingt pages avec un format 18 × 24 cm, vendue soixante-dix francs139 . Obtenir huit cents abonnés est difficilement réalisable pour une jeune revue indépendante dont le budget consacré à la communication est limité. Le scandale peut alors être le moyen le plus efficace et le moins cher pour se faire connaître – technique que les surréalistes savent manier avec grand art. Les avant-gardes dans le champ social Suivant la théorie de Pierre Bourdieu140, il existe une homologie entre les positions dans le champ littéraire et celles dans le champ social. Les écrivains 137 Ibid.,

p. 138. Jean-Marie Domenach, « La revue et son public », in Situation et avenir des revues littéraires, op. cit., p. 46. 139 André Dalmas, « Problèmes économiques et financiers », in ibid., p. 30. 140 Voir Pierre Bourdieu, « Le Champ littéraire », op. cit., pp. 30-35. 138

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du pôle économiquement dominé, par leurs conditions de vie, peuvent se reconnaître dans la classe prolétaire dominée dans l’espace social. C’est ainsi que des affinités se repèrent entre les avant-gardes littéraires et politiques, qui se veulent le fer de lance de l’activité politique cherchant à déstabiliser le pouvoir politique et économique en place. Les deux tendances se retrouvent dans leur révolte face à l’ordre des choses. La revue, comme on l’a montré, est parfois l’expression d’une indignation : c’est dans ce cas un lieu de combat pour infléchir la pensée dominante. Conçue par des intellectuels, elle est le centre de la réflexion collective, par la discussion, la confrontation, « sur eux-mêmes, sur leur travail, sur leur place dans la société 141  ». La revue est donc un lieu d’amitié et de sociabilité intellectuelle, mais aussi un lieu dédié au désir commun de réfléchir et d’écrire sur le monde. C’est dans les moments de crise, lorsque les jeunes gens ne se reconnaissent plus dans les valeurs des anciens, que se créent des groupes qui veulent transformer le monde. La revue est alors un lieu de diffusion privilégié pour communiquer des pensées aux lecteurs, mais surtout un instrument pour élaborer une pensée nouvelle. Le groupe ainsi constitué peut s’adresser à des membres d’autres revues, rencontre qui permettra, éventuellement, d’instaurer un dialogue débouchant sur des projets communs pouvant aller jusqu’à la fusion de plusieurs groupes dans une entité commune. Le projet de la fin de l’année 1925 de fondre La Révolution surréaliste, Clarté et Philosophies dans une revue qui se serait nommée La Guerre civile en est un bon exemple, même si ce fut un échec en raison de la volonté du Parti communiste français de contrôler le rapprochement en question, et de la crainte des groupes de perdre leur autonomie. Ces revues étaient situées dans des domaines différents (l’art et la littérature pour La Révolution surréaliste, la politique contestataire pour Clarté et la philosophie pour Philosophies), mais avaient pour principe commun de prôner la « révolte de l’esprit », de contester les valeurs occidentales et de dénoncer la culture bourgeoise. La Révolution surréaliste et Philosophies cherchaient à s’ouvrir à la classe ouvrière, tandis que Clarté accueillait volontiers des convertis à la cause révolutionnaire et acceptait en retour de se tourner vers des domaines extrapolitiques : l’art, la littérature et la philosophie. À l’occasion de la campagne orchestrée par le Parti communiste contre la guerre du Rif142, un

141

Paul Thibaud, « À propos des revues, à propos de l’intelligentsia, à propos de cette revue », Esprit, n° 3, mars 1977, pp. 519-528, cit., p. 519. 142 La guerre du Rif dura de 1921 à 1926 entre les puissances coloniales espagnoles et françaises contre les tributs berbères menées par Mohamed Ben Abdelkrim El-Khattabi. C’est au cours du

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manifeste commun, sous forme de tract, fut signé par les trois groupes : « La Révolution d’abord et toujours ! », paru dans L’Humanité le 21 septembre 1925, et le 15 octobre dans La Révolution surréaliste et Clarté143. « C’est dans une véritable atmosphère de conspiration que se tient, le 5 octobre, dans les locaux de Clarté, une assemblée générale constitutive chargée de statuer sur le processus de regroupement des signataires de La Révolution, d’abord et toujours !144 » Leiris, de La Révolution surréaliste, fut chargé de la prise de notes de la réunion. Dans son journal, dans lequel il les a reportées, nous pouvons relever un passage qui pourrait expliquer l’échec du regroupement et de la création de La Guerre civile, dû à une double injonction contradictoire : faire disparaître la distinction des trois entités, tout en faisant en sorte que celles-ci conservent leur indépendance : S’efforcer de faire disparaître la distinction entre les trois groupes : Clarté, Philosophies, Révolution surréaliste. Cette distinction ne doit plus être conservée dans le travail entrepris en commun – l’élaboration du Plan moral – car l’esprit de coterie ne saurait être que nuisible. Chacun des groupes doit naturellement resté [sic] indépendant dans le domaine qui lui est propre (économique, philosophique, poétique), mais il serait bon, afin de souligner le fait que ces activités particulières restent étroitement liées à l’activité révolutionnaire collective, que l’exclusion d’un membre du groupe du Plan moral, entraîne nécessairement son exclusion de Clarté, Philosophies et La Révolution surréaliste145.

C’est dans les moments de crise que les rencontres sont les plus intenses entre les intellectuels et les prolétaires en recherche d’outils pour comprendre leur situation de dominés. Ceux-ci ont une certaine interprétation du fonctionnement de la société mettant en exergue son caractère injuste. La revue est alors une tribune idéale pour les intellectuels qui veulent diffuser leur pensée, leurs analyses, même si elle touche un lectorat limité. De même, les élites ouvrières peuvent y trouver les arguments ou alimenter leur propre réflexion afin de contester le système qui les exploite. En revanche, les revues banquet littéraire, organisé en 1925 à La Closerie des Lilas, que Leiris poussa les « cris séditieux » : « À bas la France ! » et « Vive Abdelkrim ! » Voir note 64. 143 Voir Pascal Ory, Jean-François Sirinelli, Les Intellectuels en France, op. cit., p. 86. Voir également Nicole Racine, « Une revue d’intellectuels communistes dans les années vingt : “Clarté” (1921-1928) », Revue française de science politique, n° 3, 1967, pp. 484-519, passage pp. 511-517. 144 Georges Sebbag, Bataille Leiris Einstein. Le moment Documents (avril 1929 - avril 1931), Jean-Michel Place éditeur, 2022, p. 40. 145 Michel Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., 7 octobre 1923, p. 114.

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émanant des partis politiques sont moins à même de donner des interprétations pertinentes, étant trop fondées sur des analyses préconçues. Jacques Julliard met ainsi en valeur la liberté de penser de la revue indépendante par rapport à son homologue issue d’une structure lourde, notamment politique, dans laquelle l’individu a du mal à s’extraire du poids de l’appareil pour élaborer une pensée personnelle. La revue militante d’une organisation importante pense à travers un schéma pré-élaboré, alors que la revue indépendante – lieu où les idées se rencontrent – est plus à même de respecter la pensée singulière de chacun : […] en inventant la notion moderne d’organisation, politique ou syndicale, le mouvement ouvrier a enfermé le débat d’idées dans l’appareil pesant, immobile, de la démocratie militante. […] Par rapport à cette lourde machinerie, la revue constitue un indispensable antidote ; elle représente comme on dit aujourd’hui, un espace de liberté ; un lieu où l’importance d’une idée ne se mesure pas au nombre des mandats qu’elle peut rassembler autour d’elle, mais à sa valeur intrinsèque. Dans le concert politique, la revue est une grande anarchiste146.

146 Jacques

Julliard, « Le monde des revues au début du siècle. Introduction », Cahiers Georges Sorel, n° 5, 1987, « Les revues dans la vie intellectuelle 1885-1914 », pp. 5-9, cit., p. 7.

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UN POUVOIR SYMBOLIQUE

Les luttes externes et internes Pour qui veut entrer dans « le champ de production et de circulation des biens symboliques », selon l’expression de Bourdieu147, se réunir en groupe est un moyen très efficace. Le nombre marque les esprits dans la mesure où les interventions se trouvent multipliées, par comparaison à l’effet que produirait une voix unique. Comme le remarque Anna Boschetti, c’est grâce à la bannière de la revue que se dégage une orientation collective : « […] on accorde aux représentants d’une “tendance” collective beaucoup plus d’importance historique qu’à une prise de position individuelle. Il est significatif, de ce point de vue, que les noms retenus par l’histoire intellectuelle soient presque toujours associés à un groupe ou à un mouvement148. » En outre, cette force collective permet de s’opposer à la fois au champ de grande production symbolique et aux opposants du champ de production restreinte qui ont également leurs revues. C’est ainsi que des luttes externes se déroulent plus souvent entre des groupes et des personnes proches qu’entre des ennemis déclarés comme tels. Par exemple, dans la « revue des revues » de La Critique sociale, de nombreuses petites escarmouches sont lancées à l’encontre des petites revues politiques pourtant de même tendance (extrême gauche), alors que le système capitaliste est critiqué avec moins de hargne. Ce phénomène s’explique par le fait qu’il est plus facile de se démarquer d’un adversaire désigné clairement (la distance est plus importante) que de groupes plus ou moins proches de soi. C’est le désir de se singulariser qui provoque les attaques de l’entourage. Quand Boris Souvarine rompt avec Trotski, c’est peut-être pour des motifs politiques (Trotski serait, aux yeux de Souvarine, un bien piètre tacticien politique), mais surtout pour prendre son indépendance vis-à-vis d’un homme doté d’un grand prestige et, par conséquent, se poser en rival.

147 Pierre Bourdieu, « Le marché des biens symboliques », L’Année sociologique, vol. 22, 1971, p. 54. 148 Anna Boschetti, « Des revues et des hommes », La Revue des revues, n° 18, 1994, pp. 5165, cit., p. 61.

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Autre exemple : la lutte pour acquérir le « label surréaliste » que livre Breton contre ses adversaires (Yvan Goll, fondateur de la revue Surréalisme, et Paul Dermée, L’Esprit nouveau), qui le revendiquent également, cesse quand est publié, dans Le Journal littéraire daté du 6 septembre 1924, un long extrait du « Manifeste du surréalisme » de Breton, qui lève ainsi toute ambiguïté quant à la paternité du concept 149 . Les luttes ne sont pas exclusivement externes, mais également internes. Une revue est un sismographe des tensions qui se produisent dans un groupe. À l’intérieur de ses colonnes sont formulés des reproches envers les autres collaborateurs ; la disparition de la revue prouve que les animateurs n’ont pas su s’entendre sur des positions communes. Ainsi, la disparition de Littérature, première série (1919-1921) puis nouvelle série (1922-1924), ne fut que la conséquence du manque d’adéquation entre le projet et les membres de l’équipe. Cette inadéquation se produit régulièrement dans les mouvements d’avant-garde, qui doivent se remettre constamment en cause s’ils veulent conserver ce titre. Une avant-garde qui se repose sur ses lauriers, exploitant ses théories et ses découvertes, finit par être submergée par une vague nouvelle et par perdre ainsi son monopole. Son seul salut repose sur « la révolution permanente », selon l’expression d’Anna Boschetti 150 , sur la rupture permanente qui surenchérit sur la précédente en la rendant caduque, « la seule façon de se maintenir à l’avant-garde, pour un écrivain, étant l’autoreniement perpétuel151 ». Ce qui explique la vie souvent brève des revues, leur changement de titre, de maquette et la réapparition, sous un nouveau nom, d’une revue émanant d’un même groupe – durer à travers la brièveté, tel serait la quadrature du cercle. Ce schéma s’applique parfaitement aux surréalistes qui, ayant l’ambition de subsister et de marquer profondément l’histoire littéraire, ne se contentent pas de lancer un pavé puis de disparaître de leur belle mort. Anna Boschetti constate que pour accéder à la consécration sur le plan individuel, au XXe siècle, appartenir à un groupe réuni sous une certaine appellation est un gage de réussite : « du fait de la croissance du marché, l’alliance symbolique s’est imposée de plus en plus comme une condition quasiment indispensable pour émerger et durer152. » Quand deux membres d’un groupe entrent en concurrence, l’entente n’est plus possible et le départ de l’un est nécessaire. La création des Temps modernes fut conçue pour occuper la place laissée vide par la NRF, revue 149

Norbert Bandier, Sociologie du surréalisme 1924-1929, op. cit., pp. 105-115. Boschetti, « Des revues et des hommes », op. cit., p. 60. 151 Ibid. 152 Ibid., p. 61. 150 Anna

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dominante entre les deux guerres. Jusqu’en 1948, Maurice Merleau-Ponty fut le directeur de la revue. Grande figure universitaire, il lui donnait un gage de sérieux, alors que Jean-Paul Sartre, ayant quitté l’enseignement de la philosophie à l’université, s’était « compromis » avec ses romans et ses pièces dans le monde profane du champ littéraire. La caution de Merleau-Ponty permettait aux Temps modernes de ne pas se couper de l’université. Mais devant la demande des lecteurs que la revue se confronte à l’actualité, Sartre prit la décision d’aller dans ce sens. Deux conceptions s’opposèrent alors : celle de l’universitaire, avec son savoir éloigné des réalités quotidiennes, et celle de l’intellectuel (celui qui diagnostique les problèmes de la cité), qui ne craint pas de se tacher au contact de la politique153. Dans le cas de Leiris, membre de la rédaction des Temps modernes, la rupture se fit à travers l’opposition de l’artiste et de l’intellectuel. Leiris, même s’il se sentait concerné par le monde social, ne pouvait accepter de perdre son autonomie artistique en devenant un pur militant. Il refusait de renoncer à son œuvre littéraire, qui avait pour lui la plus grande valeur, bien avant son métier d’ethnologue et son combat anticolonialiste. En réalité, Leiris était beaucoup plus éloigné de Sartre, quant à la littérature et à la poésie, que de Bataille ou de Blanchot. La revue Critique était plus proche de l’esprit NRF, qui prônait la séparation entre la littérature et la politique (et toutes les disciplines extérieures). Pour Critique, « la littérature doit demeurer indépendante de toute finalité pratique154 ». Les ruptures de Leiris avec divers groupes littéraires et artistiques ont sans doute pour origine son refus de se laisser enfermer dans des structures trop rigides et d’être assimilé entièrement au groupe. On reconnaît dans ce refus la figure de l’éternel solitaire, du poète dandy. Le groupe permettait à Leiris de se confronter à autrui et de se développer à travers l’échange d’idées, mais une fois « le tour du propriétaire » accompli, le départ s’avérait nécessaire. En s’opposant même de manière discrète au responsable d’un groupe (ne seraitce qu’en démissionnant), il augmentait son capital symbolique, ajoutant une expérience de plus à sa carrière d’intellectuel et d’écrivain. On repère dans ce comportement un schéma propre à sa personnalité : agrégation/rupture/être solitaire. Comme on a pu le constater, la revue est la première marche pour s’introduire dans le champ littéraire. Entré dans un groupe, le jeune entrant est rapidement entraîné dans le jeu des rivalités dont l’enjeu est sinon de prendre le pouvoir, du moins d’augmenter son capital symbolique. On peut alors 153 Ibid.,

pp. 62-63. Boschetti, « Les Temps modernes dans le champ littéraire 1945-1970 », La Revue des revues, n° 7, printemps 1989, pp. 6-13, cit., p. 8. 154 Anna

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s’interroger sur l’utilité de telles luttes de pouvoir dans un lieu dépourvu de rétribution financière. La rétribution du collaborateur, exclusivement symbolique, consiste à devenir un acteur du paysage intellectuel en publiant des articles qui seront éventuellement remarqués. Une stratégie de la progression La meilleure façon de se faire publier et de connaître le milieu – avant d’être reconnu – est de proposer des comptes rendus d’ouvrages qui viennent d’être publiés, qu’il s’agisse de nouveautés ou de rééditions, comme il est de coutume pour un écrivain comme pour un écrivant, selon la terminologie de Roland Barthes155. Cela s’explique avant tout par le peu d’attrait ou de prestige qu’exerce ce travail, laissé aux jeunes par les plus anciens de la revue, lesquels se consacrent à des tâches plus nobles telles qu’études de fond ou essais divers. Le compte rendu est donc pensé par toutes les parties prenantes comme un « galop d’essai » pour le jeune, qui pourra passer ultérieurement à un autre type d’écriture s’il fait montre de qualités reconnues par le responsable. Pour Jean Schlumberger, l’appareil critique était ce qui donnait l’orientation de la NRF : « Ce sont nos notes et nos chroniques qui donnèrent à notre action sa continuité156. » On peut s’interroger sur cette conduite habituelle au sein des rédactions consistant à laisser un jeune inexpérimenté donner son avis sur un ouvrage, ce qui engage la revue dans son entier et pas seulement le rédacteur de la note critique. Comme le remarquait Jean Jamin dans un de ses séminaires, paradoxalement, le compte rendu est considéré comme la « petite porte » pour entrer dans une revue, alors qu’il devrait être considéré comme une grande porte, dans la mesure où celui qui se chargerait de ce travail difficile devrait être une personne d’expérience, qui posséderait une connaissance étendue et

155 Voir

Roland Barthes, « Écrivains et écrivants », Essais critiques [1964], Éditions du Seuil, coll. « Points-Essais », 1981, pp. 152-159 : « l’écrivain est celui qui travaille sa parole (fût-il inspiré) et s’absorbe fonctionnellement dans ce travail. » […] « la littérature est au fond une activité tautologique » (p. 153). « […] les écrivants, eux, sont des hommes “transitifs” ; ils posent une fin (témoigner, expliquer, enseigner) dont la parole n’est qu’un moyen, pour eux la parole supporte un faire, elle ne le constitue pas. Voilà donc le langage ramené à la nature d’un instrument de communication, d’un véhicule de la “pensée” », p. 156. 156 Jean Schlumberger cité par Pierre Hebey dans sa préface de L’Esprit NRF 1908-1940, édition établie et présentée par Pierre Hebey, Gallimard, 1990, p. XVIII.

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un jugement sûr. Par le passé, des personnalités comme Marcel Mauss ou Claude Lévi-Strauss ne rechignaient pas à se livrer à ce type d’écriture157. En ce qui concerne Leiris, on constate que sa stratégie fut conforme à la norme. Les premières années de ses publications dans les périodiques furent majoritairement consacrées au compte rendu de lecture. Entre 1925 et 1939158, pas moins de vingt-cinq comptes rendus y étaient signés de sa plume, alors qu’après cette période, seulement cinq articles de ce type furent rédigés en plus de cinquante ans. L’écart est particulièrement significatif. On peut donc affirmer que plus le capital symbolique est faible, plus le nombre de comptes rendus est important. En affinant cette assertion, on s’aperçoit que les vingt-cinq comptes rendus en question furent publiés essentiellement dans cinq revues : Clarté (cinq), Documents (cinq), La Critique sociale (sept), La Nouvelle Revue française (cinq)159. Étant à chaque nouvelle participation un « nouveau » (prenant part à l’expérience en cours de route ou bien présent dès le premier numéro), et n’étant pas doté d’une reconnaissance suffisante dans le milieu intellectuel, Leiris ne pouvait s’affranchir de l’obligation de faire des comptes rendus. Le manque de publications effectives est aussi une des raisons qui le poussa à recenser des ouvrages. D’une certaine façon, passer au crible du jugement un auteur plus ou moins important rejaillit sur le critique, comme par contagion. Lorsque Leiris entra dans le sanctuaire que représentait la NRF en 1933, il était encore un auteur marginal sorti du surréalisme, venant tout juste de rentrer de la mission Dakar-Djibouti, qui lui permit de rédiger un journal de terrain (L’Afrique fantôme, publié en 1934 chez Gallimard). En 1933, Leiris était un homme plein d’avenir, et c’est pour cela que Jean Paulhan l’invita dans sa revue. Mais il dut passer par le rite de passage du compte rendu, même s’il y publiait déjà d’autres textes, comme un fragment de son journal africain ou encore un article sur l’auteur à qui il vouait une admiration sans bornes (« Documents sur Raymond Roussel »). Il lui faudra tout de même sept ans (de 1933 à 1939) pour sortir du rôle de simple rédacteur à la NRF et accéder au statut d’auteur, lui-même « objet de recension ». Après 1939, Leiris se bornera à rendre compte d’ouvrages seulement lorsqu’il éprouvera une grande admiration pour les œuvres lues. Ainsi, parmi les cinq occurrences, nous pouvons citer André Breton, Claude Lévi-Strauss ou encore Michel Butor. 157

Propos de Jean Jamin, paraphrasé par nous-même, dans son séminaire dispensé à l’EHESS, « Histoire et épistémologie de l’anthropologie », le jeudi 4 avril 2002, au cours de notre exposé. 158 1939, année où Leiris passe du statut d’auteur marginal, avant-gardiste dans la mouvance surréaliste, à celui d’écrivain singulier promis à un brillant avenir, comme le laissait présager la publication de L’Âge d’homme. 159 Statistiques conçues à partir de l’ouvrage de Louis Yvert, Bibliographie des écrits de Michel Leiris, Jean-Michel Place, 1996. (« Index 8. Comptes rendus de livres », p. 458).

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Appartenir à une revue de façon étroite oblige le rédacteur à fournir une production régulière. Cette dépendance, librement consentie, est une incitation, pour un auteur sans facilité d’écriture, à augmenter sa productivité. La commande permet ainsi à un rédacteur peu prolixe de parvenir à avoir à son actif un certain nombre de textes. Leiris, avant d’être analysé par Adrien Borel, se plaignait régulièrement dans son journal d’être littérairement stérile. En 1929, il fait le bilan de sa courte existence : « Il va bientôt y avoir huit ans que j’écris, et je n’ai à peu près rien fait160. » De même encore en 1937 : « Ainsi je n’écris plus – ou presque – depuis que j’ai perçu clairement qu’écrire ne peut réaliser ce miracle : échapper au monde sensible (c’est-à-dire à l’usure du monde, à la souffrance et à la mort)161. » Quand l’auteur a acquis une renommée suffisante, une partie de son travail revuiste n’est pas définitivement perdue et subsiste dans des numéros que de rares personnes consulteront des années après leur parution. Alors que le livre est le substitut de l’auteur, le réceptacle de sa pensée, la revue est une « confrontation d’un homme avec les autres hommes, d’un penseur avec son temps 162  ». Le « caractère périssable de l’objet revue, qui l’apparente au journal, en fait en même temps tout le prix. Si le journaliste est selon le mot d’Albert Camus, “l’historien de l’instant”, l’homme de revue en est le philosophe ou, comme aimait à dire Sorel, le sociologue163. » Plusieurs des ouvrages de Leiris ont été conçus à partir de nombreux articles publiés en revues, qui sont comme une fabrique des œuvres à venir, ou encore leur réserve. Les recueils comme Brisées (textes de sa période Documents) ou Zébrage, (textes non littéraires) sont le résultat de six décennies de travail. Ainsi, pour Zébrage, le premier projet de Leiris en 1981 consistait à composer un second recueil (après Brisées, 1966) à partir de ses textes – puisés dans les revues – qu’il aurait corrigés et amplifiés, ou encore en « indiqu[ant] de la façon la plus pertinente possible les circonstances de leur rédaction et ce vers quoi lesdites circonstances [l]’orientaient164 ». « [L]’ampleur de la tâche et, surtout, la perspective d’avoir à se replonger dans ces écrits datés et à se faire ainsi son propre critique ou historiographe, lui firent renoncer à ce projet165. » En 1983, il revint à l’idée qui présida à la composition de Brisées (« recueil “hétéroclite” organisé suivant l’ordre chronologique de publication 160 Michel

Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., 13 mai 1929, p. 159. 6 juin 1937, p. 312. 162 Jacques Julliard, « Le monde des revues au début du siècle. Introduction », Cahiers Georges Sorel, n° 5, 1987, « Les revues dans la vie intellectuelle 1885-1914 », p. 3. 163 Ibid., pp. 3-4. 164 Michel Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., 9 décembre 1981, p. 741. 165 Jean Jamin, « Notes bibliographiques », in Zébrage, op. cit., p. 263. 161 Ibid.,

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des textes choisis166 »). Reprendre des textes purement et simplement dans l’ordre chronologique montre, dans cette circonstance, un manque de goût pour la composition savamment choisie (par exemple par thèmes), qui demande effectivement un travail supplémentaire. C’est que Leiris préférait se consacrer à de nouveaux écrits plutôt que de revenir sur le passé. À l’époque de Zébrage, il était dans la rédaction d’À cor et à cri167. Leiris n’a jamais eu le projet d’écrire une monographie sur un auteur ou un artiste ; il préférait, pour produire de tels ouvrages, réunir des articles déjà publiés dans les revues. Ainsi sont nés, Roussel l’ingénu (1987), À propos de Georges Bataille (1988), Bacon le hors-la-loi (1989), Pierres pour un Alberto Giacometti (1991), Un génie sans piédestal sur Picasso (1992) (les deux dernières parutions sont posthumes). Ces recueils ont été publiés dans les dernières années de la vie de Leiris, pendant lesquelles son activité était moins importante. En effet, ses parutions sont à ce moment-là principalement des rééditions ou des recueils. Cet art du recyclage, qui n’est pas propre à Leiris, montre une certaine économie du travail littéraire : rester sur le devant de la scène tout en limitant la création originale. Il arrive que des articles écrits initialement pour une revue reparaissent dans d’autres revues, ou bien qu’ils soient réunis, comme on l’a vu, dans des recueils. Ainsi, cela donne l’impression non seulement d’une présence éditoriale, mais aussi d’une grande activité créatrice. Il y a chez Leiris très peu de rejets de ses écrits antérieurs, même très anciens. Ce qui a été écrit est toujours d’actualité, semble-t-il affirmer, ou du moins est digne d’être encore publié. Un autre aspect de son rapport utilitaire à la revue se trouve dans la publication d’extraits de l’œuvre en cours d’élaboration. Ainsi, sa Règle du jeu fut présentée en extraits dans des revues afin de faire patienter les lecteurs (les happy few), de se rappeler à leur bon souvenir ou de s’ouvrir à un public nouveau. À cette époque, la prépublication était une pratique courante dans le monde de l’édition et Leiris s’y conformait comme d’autres écrivains. Cette technique a bien évidemment une fonction de publicité gratuite. La revue est un moyen de toucher un public littéraire avide d’informations sur les nouveautés à paraître. Le recours à la revue, en donnant les « bonnes feuilles », selon le terme en vigueur, se révèle être un moyen promotionnel reposant sur l’effet d’attente, qui suscite le désir. Chaque volume de La Règle du jeu s’écrivant en moyenne sur près de dix ans, il fallait que Leiris ne soit pas 166 Ibid. 167 C’est

finalement Jean Jamin qui se chargera de l’édition définitive de Zébrage, en 1992, après la mort de Michel Leiris.

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oublié par son lectorat. Les extraits publiés signifient alors : « Voilà où j’en suis arrivé, patience. » Les hommes de revue(s) L’« homme de revue », en tant que notion, désigne une personne qui a consacré tout son talent et son énergie à un objet qui se renouvelle régulièrement, en négligeant son œuvre personnelle. Par conséquent, l’expression s’applique difficilement à la personne de Leiris dans la mesure où celui-ci a construit une œuvre personnelle qui s’est détachée d’un groupe ou d’une idéologie. Une personnalité sera désignée ainsi d’autant plus volontiers qu’elle aura contribué à bâtir la forte réputation d’une revue. Par l’incapacité ou le refus de se consacrer à soi, l’homme de revue est celui qui s’inscrit dans une entreprise collective en acceptant de se « sacrifier » pour la cause. Ainsi, Jean Ballard, des Cahiers du Sud, n’a donné aucune production intellectuelle, hormis quelques articles qu’il écrivit pour sa revue. Cet homme d’une seule revue était un gestionnaire, un administratif ; pourtant, sa capacité à définir des orientations, à proposer des numéros spéciaux était très remarquée. C’était un catalyseur d’énergies créatrices. En ce sens, un homme de revue est celui qui parvient à donner un style personnel à une œuvre collective. La présence d’une telle personnalité est indispensable à la pérennité d’une revue, surtout lorsqu’elle a peu de moyens financiers. Tout le travail de secrétariat de rédaction, de recherche de mécènes publics ou privés, repose bien souvent sur une personne qui s’y consacre, sinon à plein temps, du moins lors de ses moments de loisir dans le cas où il exerce une activité professionnelle. Boris Souvarine fut l’un de ces hommes qui prenaient en charge toutes les tâches ingrates, comme établir des tables en fin d’année, alors qu’il rédigeait aussi lui-même de multiples comptes rendus pour sa Critique sociale. Une fois l’homme disparu, c’est l’entreprise elle-même qui disparaît, faute de successeur capable de s’investir autant. Pour un tel homme, créer une revue ou en prendre le contrôle permet de se positionner dans le champ intellectuel. C’est rétrospectivement, par le recueil d’articles publiés dans sa revue, que le directeur de revue ou un collaborateur assidu posséderont une œuvre différée168. 168

« Œuvre » vient du latin ops, opis « abondance, ressources, force, aide », mot issu du vocabulaire rustique sabin, et plus précisément de son composé cops, copis « abondant, riche ». Voir Jacqueline Picoche, Dictionnaire étymologique du français, Le Robert, coll. « Les usuels du Robert », 1983, p. 467. Le mot œuvre peut donc être défini comme ce qui est abondant, que

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Comme le remarque Anna Boschetti169 , qui souligne les stéréotypes du monde intellectuel, on ne dit pas de Gide et de Sartre qu’ils sont des hommes de revue, pour la raison que leur œuvre personnelle dépasse leur seul investissement dans un périodique. En revanche, ceux qui n’ont pas fait d’œuvre personnelle (ou quand cette œuvre personnelle n’a pas dépassé la réputation de leur travail revuiste), peut-être en raison du fait qu’ils ont consacré leur temps et leur énergie au travail de groupe, sont rangés dans la catégorie des « hommes de revue ». Jean Paulhan est l’homme de la NRF, Jean Ballard celui des Cahiers du Sud. En revanche, la position de Bataille est plus complexe dans l’imaginaire littéraire. On dit de lui qu’il était un homme de revues – même si on remarque qu’il a rarement su s’attacher longuement à une revue, mais il est aussi considéré, notamment depuis sa mort en 1962, comme un grand écrivain, un sociologue, un philosophe, un homme de pensée. En fait, son statut d’homme d’envergure sur le plan philosophique et littéraire s’est accru au fil du temps, tandis que celui d’homme de revues s’est amoindri dans la même proportion. L’opposition entre d’une part les créateurs et d’autre part les intermédiaires du champ culturel qui font le lien entre les écrivains et le public, repose sur l’idée de supériorité symbolique des premiers sur les seconds. L’écrivain serait seul face à l’acte créateur, pur artiste qui ne passerait pas par les diverses médiations instituées par le champ ; il dialoguerait directement avec les forces créatrices, faisant abstraction du milieu et des déterminismes, alors que les médiateurs (éditeurs, traducteurs, critiques journalistiques ou universitaires) sont soit en relation avec les forces du marché, perçues comme des agents impurs, soit des commentateurs (écrivains rentrés ou ratés) qui vivent sur le talent de « leurs » auteurs. En revanche Leiris – malgré ses nombreuses participations revuistes – peut être difficilement associé à une revue précise (du fait de ce nombre élevé) ni être rattaché à la notion d’homme de revues (même si le mot est au pluriel). Ses diverses activités dans les domaines littéraire, ethnographique, pictural, font qu’il ne s’est pas engagé de façon durable dans la gestion d’une même revue, en y dépensant temps, argent et énergie. La revue était au début pour lui un moyen d’accéder à la visibilité, ensuite d’enrichir sa réputation dans les sphères intellectuelles. Elle avait donc une fonction instrumentale de reconnaissance.

ce soit quantitativement ou qualitativement. La dispersion d’articles à travers les périodiques fait, par conséquent, obstacle à la construction d’une œuvre. En réunissant ces fragments, la production éparse se transforme en objet autonome. 169 Anna Boschetti, « Des revues et des hommes », op. cit., pp. 51-52.

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Le destin de certaines revues peut reposer sur une personne, souvent fondatrice, qui peut dans un cas extrême être la seule et unique rédactrice, comme Karl Kraus (Die Fackel), Arthur Cravan (Maintenant), Léon Bloy (Le Pal), Maurice Barres qui, « la rédaction ayant été grippée », ne put faire paraître un seul numéro de Taches d’encre 170 , ou encore Emmanuel Berl (Pavés de Paris) ; en revanche, les revues ne reposaient pas sur la seule présence de Leiris. Aucune revue n’a pu être appelée « la revue de Michel Leiris ». Outre le fait qu’il ne souhaitait pas s’investir dans une telle fonction, préférant en laisser la direction à une autre personnalité plus expansive, sa psychologie ne lui permettait pas d’être un meneur d’hommes, un leader intellectuel donnant des orientations idéologiques ou esthétiques précises et entraînant dans son sillage les autres rédacteurs, comme pouvaient le faire un Breton, un Sartre ou un Bataille. Il préférait se fondre dans un groupe, apportant bel et bien son originalité, mais dans un cadre qu’il n’avait pas construit et défini. Sa seule fondation – mais c’est Jean Jamin qui proposa au vieux monsieur de sortir de sa torpeur en lui proposant un projet – fut Gradhiva, à la fin de sa vie. Cinquante ans auparavant, au milieu des années trente, il avait eu pour objectif de créer sa propre revue, préparant ainsi sur des feuillets, qui furent retrouvés après sa mort, un « projet de revue » artistique mentionnant la formule adoptée (trois grandes divisions : art pur, art appliqué, arts primitif et populaire), des articles espérés et une liste de près de soixante collaborateurs171. Mais ce projet ne vit jamais le jour. En 1936 (année présumée de ce projet), Leiris était placé dans une situation favorable au sein du champ littéraire, étant peu auparavant devenu un collaborateur de la NRF et publiant depuis plus de dix ans dans des revues littéraires et intellectuelles. En outre, sa réputation ne cessait de progresser dans les sphères de la pensée, que ce soit en ethnologie (L’Afrique fantôme est de 1934), ou en littérature et en poésie (La Néréide de la mer Rouge paraît en janvier de cette année). Voulant certainement profiter de son double statut d’écrivain et d’ethnographe pour s’imposer durablement, il désira alors créer sa propre revue, qui l’aurait propulsé comme intellectuel majeur de son temps – la direction d’une revue impose en effet une telle image. Pour des raisons inconnues, cette entreprise ne se réalisa pas : probablement parce qu’il ne possédait pas des qualités relationnelles suffisamment développées pour réunir autour de lui des collaborateurs et diriger une équipe. C’était un

170

Voir Olivier Corpet, « Présentation », La Revue des revues, n° 18, 1994, pp. 3-5. Transcription du manuscrit publiée par Jean Jamin : Michel Leiris, « Un projet de revue », La Revue des revues, n° 18, 1994, pp. 6-14.

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individualiste par défaut, non par excès 172 , qui préférait élaborer dans le silence de sa chambre conjugale une œuvre personnelle, plutôt que se disperser en homme public qui doit résoudre des problèmes pratiques et intellectuels, conseiller et décider ; et ce, même si son ambivalence le portait à chercher à consolider sa position dans le champ intellectuel. Enfin, si Leiris n’a pas associé son nom à une revue, c’est qu’il en a trop souvent changé. Pour être un « homme de revue » (au singulier), il faut avoir été l’homme d’une revue, y être resté suffisamment longtemps à sa tête pour avoir laissé une empreinte indélébile. Jean Paulhan est également passé dans diverses revues (Littérature, Mesures, Les Cahiers de la Pléiade), mais il a été aux commandes de la NRF pendant quinze ans (de 1925 à 1940). Quant à Breton, même s’il a créé de nombreuses revues, il est associé plus à un mouvement qu’à une revue particulière, les revues étant pour lui des vitrines mettant en valeur le travail du groupe surréaliste. Leiris, en revanche, ne peut être associé durablement à un seul et même mouvement précis. Il a été surréaliste, « bataillien », existentialiste, mais sans jamais demeurer longtemps au sein de ces mouvements, comme si l’agrégation durable à un groupe, à un homme et à une idéologie l’aurait empêché de devenir ce qu’il était : une personnalité libre dont la préoccupation majeure était la connaissance de soi, qui passait non par le travail collectif, mais par la retraite solitaire et patiente. C’est donc ballotté par une hésitation (s’occuper du monde tout en désirant ne s’occuper que de lui-même) qu’il aura oscillé toute sa vie, entre le collectif et l’individuel. Oscillation qui l’aura notamment empêché d’être un « homme de revue(s) », mais qui lui aura en revanche permis d’être un autobiographe inquiet, analysant sans cesse ses pensées, ses actes et ses atermoiements.

172

Ce qui signifie agir par incapacité plutôt que par choix.

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UNE STRUCTURE PARTICULIÈRE

L’aura du maître d’œuvre Le responsable d’une revue est non seulement celui qui gère, contrôle, donne une orientation collective à la politique générale de la revue, comme on l’a vu, mais c’est aussi celui qui, par sa seule présence, une fois qu’il a apporté ses compétences, procure une réputation à l’objet dont il a la charge. La revue se trouve assimilée, plus ou moins rapidement, au nom du fondateur ou de son directeur. Grâce à la revue, la personne acquiert un nom, ou, inversement, grâce au nom du directeur, la revue en obtient un elle-même. Les Temps modernes ont eu dès le départ, en 1945, une grande résonance dans le milieu intellectuel du fait que cette création bénéficiait de tout le passé de Sartre depuis ses débuts philosophiques (L’Imaginaire, 1936) et littéraires (La Nausée, 1938). À la Libération, Sartre apparaît comme un grand de la résistance intellectuelle, même si la réalité diffère de la légende… En fait, ce sont les écrits ultérieurs, en temps de paix, recueillis dans Situation, qui imprimèrent cette vision du Sartre « conscience de la Résistance »173. Afin de tirer parti de la nouvelle donne et réunir autour de son nom une partie de la gauche non communiste, Sartre crée une revue – objet qui est encore au milieu du XXe siècle et depuis le succès de la NRF un moyen pour asseoir sa légitimité. La revue intellectuelle indépendante est un lieu à part qui concurrence à la fois le parti politique empreint d’une certaine idéologie et le pouvoir politique institué, fort de sa légitimité. Le directeur se positionne comme une instance libre qui ne se range derrière aucune bannière, mais agit selon sa conscience libre. En cela, il prend sa place de leader d’opinion et devient une figure dans le champ intellectuel, dénonçant les injustices et prenant parti, à l’occasion, pour une cause. Si Sartre s’était mis sous le contrôle d’une instance supérieure (un homme d’État, un parti), il n’aurait été qu’un conseiller, un homme de l’ombre (un homme parmi d’autres), alors qu’en créant sa propre revue, il devint à son tour une instance symbolique où convergent les regards. En refusant toujours d’entrer au Parti communiste français, Sartre reconnaissait la prédominance de la pensée sur l’obéissance 173

Voir Francine de Martinoir, La Littérature occupée. Les années de guerre 1939-1945, Hatier, coll. « Brèves », 1995, pp. 135-146.

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qu’implique l’entrée dans un parti. C’est ce qu’explique Anna Boschetti : « La discipline d’une organisation particulièrement rigide est inacceptable pour celui qui met son honneur professionnel dans le libre exercice de la pensée ; il est difficile de s’identifier avec le parti des “masses” pour celui qui reconnaît une valeur à l’homme en tant que sujet, irréductible à une série et à une classe174. » C’est en raison de ce cumul de fonctions et au mélange des genres (de la philosophie littéraire et de la littérature philosophique), ajouté à des prises de position, qu’il sera perçu par le public comme l’intellectuel par excellence. C’est donc sa position de créateur qui lui a permis de créer une revue emblématique de son influence sur les consciences. Ainsi, la revue n’a fait qu’amplifier le mouvement de reconnaissance de Sartre, en étant une caisse de résonance et un moyen d’occuper l’espace médiatique par la publication régulière dans ses colonnes. Le deuxième cas de figure est celui de l’intermédiaire, du passeur, qui ne met pas sa personne en avant, mais cherche à relayer l’information ou à faire connaître les autres, les créateurs. Le projet de Critique repose ainsi sur l’envie de rendre compte, par des études et non par des comptes rendus, des ouvrages relevant de divers domaines de la pensée et de la création. En outre, les idées et les théories nouvelles sont présentées par des spécialistes de la question qui veillent à être accessibles à un public cultivé mais non spécialiste. Tel était le projet de Georges Bataille. Contrairement à d’autres revues dirigées par un fondateur donnant une orientation intellectuelle ou idéologique précise, comme Emmanuel Mounier avec Esprit ou Sartre avec Les Temps modernes, Bataille de Critique commandait des articles à des auteurs de son entourage (Maurice Blanchot, Éric Weil, Alexandre Koyré, Georges Ambrosino…), mais aussi, au milieu des années cinquante, à des contributeurs occasionnels, laissant toute latitude aux auteurs choisis175. Néanmoins, les premiers numéros portent de manière visible la marque de Bataille. Critique n’a pas de ligne particulière. Ce sont les ouvrages critiqués qui donnent l’orientation, et « les auteurs des articles développent librement une opinion qui n’engage qu’euxmêmes », comme le précise l’éditorial du numéro un176. C’est que le principe de la revue, transmettre un savoir à un public curieux, est fondé sur le refus de prendre part aux polémiques. On se veut serein dans le domaine de la recherche intellectuelle, loin des querelles politiques jugées impures : « Pour peu qu’on le prenne à la lettre, le titre de la revue interdit d’ailleurs ces 174 Anna

Boschetti, Sartre et « Les Temps modernes », op. cit., p. 140. Sylvie Patron, Critique 1946-1996, une encyclopédie de l’esprit moderne, Éditions de l’IMEC, coll. « l’Édition contemporaine », 1999, cit., chapitre I « La rhétorique des commencements », pp. 29-48. 176 Ibid., p. 37. 175 Voir

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réactions immédiates à l’événement que sont la pétition, le manifeste, l’enquête, toutes activités qui font la communauté et sur lesquelles se fonde l’action militante dans les autres revues d’idées177. » La pédagogie est une manière de procéder sans chercher à convaincre les lecteurs d’un choix quelconque à adopter. Critique instruit, pendant que Les Temps modernes dénoncent. Bataille s’étant désintéressé progressivement de Critique, à la suite de sa nomination à la direction de la bibliothèque d’Orléans en juin 1951, c’est Jean Piel qui reprit l’entreprise. Avec la disparition du fondateur, en 1962, celui-ci prit la succession définitive de la revue jusqu’à sa propre mort en 1996, et devint à son tour un passeur. Plus que Bataille, Piel est celui qui se donne pour mission de partager le savoir aux autres, mais qui passe peu à l’exercice de l’écriture. Il préfère organiser ses sommaires, prendre contact avec des auteurs, rencontrer individuellement les membres du comité de lecture. C’est plus le travail collectif qui l’intéresse que l’écriture, par définition solitaire. Sylvie Patron remarque ce qui fait la spécificité d’un tel homme : « Il ne possède lui-même aucune spécialité, mais il a relation avec les meilleurs spécialistes, philosophes, économistes, historiens d’art, etc. Sensible aux influences, il sait s’entourer178. » C’est la qualité du passeur de s’appuyer sur les autres et de s’adresser à ceux qui conviennent à la sensibilité de la revue. Il pense à travers les autres et confie des projets aux auteurs les plus aptes à les réaliser. En outre, c’est lui qui établit, au sein de la revue, un rapprochement entre les générations. Au fil du temps, il devient une des personnes les plus âgées et transmet ainsi à ses collaborateurs son savoir livresque et existentiel. Tout un passé lointain tissé d’anecdotes, de noms de lieux et de personnes, d’événements, est tiré de l’oubli. Pour les générations plus jeunes, et comme dans les romans d’initiation, il devient un modèle, un vigile bienveillant, prodiguant une formation intellectuelle et des conseils aux plus jeunes. Ces années de formation, par la suite, prendront pour ces anciens jeunes l’allure d’un moment privilégié, mythique, qui a déterminé la suite de leur existence. Figure importante et même déterminante dans la politique de la revue, le passeur n’est pas pour autant celui qui écrit le plus au sein de la rédaction. Sa présence dans les colonnes peut même être rare (c’est le cas de Piel), ou au contraire abondante, comme dans le cas de Bataille, du moins dans les premières années de Critique. Le nombre d’articles n’est donc pas le critère principal de l’importance d’un maître d’œuvre dans l’économie d’une revue.

177

Ibid., p. 59. p. 86.

178 Ibid.,

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Le troisième cas de figure du responsable de revue est celui du parleur, qui n’a pas cette seule fonction : peut s’y ajouter la caractéristique de passeur ou de créateur. Le parleur est celui qui, par ses qualités oratoires, par son charisme, parvient à convaincre et à entraîner dans son sillage les membres de son entourage. Sans être nécessairement doué pour l’écriture, il parvient à inspirer les autres par des discussions, pour les aider à formuler leurs idées. En quelque sorte, il est auteur des textes par procuration, car c’est au cours des discussions qu’il a apporté des idées, des arguments, des contre-arguments dont les auteurs ont pu s’emparer pour les faire leur et développer leur propre pensée. La revue parmi les publications La revue, par rapport aux autres sortes de périodiques, est spécifique. Alors que le journal quotidien colle à l’actualité et peut même sembler courir derrière elle pour rendre compte des événements qui se produisent continuellement, la revue a son rythme propre : sa périodicité est mensuelle, bimensuelle, trimestrielle, semestrielle, voire annuelle. Cette périodicité longue favorise la réflexion et permet que les événements soient analysés dans la sérénité. Bien sûr, par rapport aux périodiques à rotation plus rapide (journal quotidien, magazine hebdomadaire), la revue n’est pas le média le plus à l’affût de l’actualité, à plus forte raison par rapport à la radio et à la télévision, sans parler d’Internet, qui peuvent réagir bien plus rapidement à l’événement. Mais précisément, c’est ce détachement face à l’actualité immédiate qui fait tout le prix du périodique. Il est là non pour couvrir l’actualité, mais pour la découvrir, en élaborant, par-delà l’agitation du monde, une analyse réfléchie qui met en lumière la partie dissimulée par l’effervescence. C’est justement ce rythme lent dans la périodicité qui favorise l’irruption de la pensée. Comme le remarque à raison Jean-Marie Domenach, « périodique, mais ayant la forme d’un livre et non d’un journal ou d’un hebdomadaire, la revue réalise une sorte de bibliothèque en diachronie, et aussi en synchronie puisqu’elle insère une réflexion sur l’actualité dans la trame de l’histoire événementielle179 ». Le magazine, paraissant généralement chaque semaine, est l’intermédiaire entre le journal et la revue. Conçu par des journalistes, il s’adresse au grand public, comme le quotidien, et vulgarise une discipline, délivre des informations ou donne des conseils. Dans ce type de publication, « les 179 Jean-Marie

Domenach, « Entre le prophétique et le clérical », La Revue des revues, n° 1, mars 1986, pp. 21-31, cit., p. 21.

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fonctions cardinales du compte rendu », comme l’explique Gérard Genette, sont « pour l’essentiel de description (et d’abord de pure information : tel livre a paru, tel film est “sorti en salles”, telle exposition a lieu à tel endroit), et d’appréciation, le goût du critique devant éclairer celui du public180 ». C’est en raison de la succession régulière et rapide des numéros que ce support, idéalement, peut rendre compte de l’actualité culturelle sur le mode informatif, alors que la revue n’est pas toujours adaptée au rythme effréné des sorties continuelles. Contrairement à la revue, le magazine publie abondamment des photos pour illustrer ses articles – généralement plus courts – ce qui en fait un support agréable et distrayant pour le lecteur. Sa faiblesse vient du fait que le rédacteur peut difficilement approfondir sa pensée en raison de la place réduite réservée à son article (prise également par les photos et la publicité), mais aussi du fait qu’un article de magazine doit être lu rapidement, pour ne pas décourager le lecteur. Contrairement à la revue – où l’auteur, souvent bénévole, a toute latitude pour s’épancher –, le magazine et le journal rémunèrent ses collaborateurs. Ce qui fait dire à Domenach : « On peut estimer que plus l’article est long, moins son auteur est rémunéré ; cette échelle va de L’Express ou du Point, où l’on comprime un texte à trois mots près, à Esprit en passant par Le Monde. À l’inverse de ce qui se passe, non seulement dans les commerces de marchandises pondéreuses, mais dans l’édition des livres, moins on paye les producteurs et plus ils produisent181… » En effet, en raison de son bénévolat, le directeur de revue censurera difficilement un auteur offrant un bon article, car celui-ci supportera difficilement que sa production soit retouchée, même au nom de la lisibilité – un lexique trop jargonneux rend parfois la lecture difficile. L’article permet, comme le souligne Jacqueline Pluet-Despatin, « par rapport au livre – œuvre de longue haleine – une faculté d’intervention plus rapide et plus efficace182 ». Dense et court du fait du nombre limité de pages dans la revue, l’article peut s’écrire rapidement, aller à l’essentiel, sans diluer le propos. Mais c’est aussi en raison de la constance de l’activité revuiste, véritable chantier d’écriture, que peut s’élaborer un ouvrage, à partir de toutes les réflexions présentes dans les pages de la revue. Elle est donc aussi un avant-texte, un carnet de notes (même si les articles sont aboutis), qui permet à un auteur d’essayer sa pensée dans des textes courts. La réunion de plusieurs 180 Gérard

Genette, Figures V, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 2002, pp. 8-9. Domenach, « Entre le prophétique et le clérical », La Revue des revues, n° 1, mars 1986, p. 26. 182 Jacqueline Pluet-Despatin, « Une contribution à l’histoire des intellectuels : les revues », Les Cahiers de l’IHTP, op. cit., p. 134. 181 Jean-Marie

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articles formant un tout par leur thème commun, ou l’amplification d’un même article, peuvent donner naissance à un ouvrage, qui portera éventuellement un titre identique. Les auteurs de Critique les plus talentueux ont souvent agi de cette manière. Ainsi, pour honorer le premier ouvrage de la collection 183 « Critique » aux Éditions de Minuit, créée en 1967, Jacques Derrida reprend son article de 1965 « De la grammatologie », augmenté de deux autres parties, en lui donnant le même titre. Pour les premières publications de cette collection, les auteurs de Critique (Michel Serres, Louis Marin, Pierre Charpentrat…) s’appuient principalement sur leurs productions revuistes (Critique, mais aussi d’autres revues). Michel Butor avec Répertoires, Michel Serres avec Hermès, réunissent ainsi leurs articles184. On l’a vu, Leiris agit également ainsi en élaborant certains ouvrages (recueils d’articles, études sur des auteurs et des artistes) à partir de textes extraits de revues. Passé le temps de la conquête de la renommée et de la mise au point d’un projet de recherche personnelle, Leiris s’éloigna quelque peu de l’objet revue pour s’engager dans l’écriture de longue haleine que représente son autobiographie.

183 La collection appartient au genre du périodique : la liste exhaustive est le journal, le magazine, la revue et la collection. 184 Voir Sylvie Patron, Critique1946-1996, une encyclopédie de l’esprit moderne, op. cit., pp. 136-138.

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EN SORTIR

Changement de statut L’après-guerre voit Leiris changer de statut. Il n’est plus le jeune homme en recherche de notoriété qui participe à de nombreuses collaborations dans les revues. Désormais, sa situation est celle d’un avant-gardiste qui a réussi sans pour autant être devenu un auteur à succès. Il n’est pas devenu non plus un chef de file ayant fondé une école de pensée. Depuis L’Âge d’homme, en 1939, il a franchi un palier supplémentaire en devenant un écrivain – non plus un poète publiant des plaquettes et des articles dans des petites revues –, s’appuyant sur ses souvenirs d’enfance (l’expérience) pour former un mythe universel. Par la suite, cet ouvrage aura une profonde influence sur ses contemporains, comme Sartre qui prendra modèle sur lui pour faire son propre retour à l’enfance dans Les Mots. Des critiques éminents en feront l’éloge185. De poète surréaliste, il est devenu un écrivain réaliste, qui prend pour objet sa propre personne à la manière d’un objet ethnographique. Car c’est en découvrant l’ethnographie qu’il s’est orienté vers l’écriture autobiographique. Il est utile de s’arrêter un instant sur la notion de réalisme en littérature. Historiquement, le mouvement apparaît à la moitié du XIXe siècle, au moment où la littérature cherche à être en adéquation avec la société. Il devient alors nécessaire de « transposer l’idéal politique de la démocratie socialiste en réflexion esthétique en élevant la vie du peuple – d’un peuple capable de comprendre une littérature d’inspiration réaliste – à la dignité littéraire186 ». Être réaliste, c’est s’efforcer de décrire le fonctionnement de la société, sous ses diverses manifestations, et des hommes qui s’y meuvent. Balzac est le premier à avoir réalisé une grande fresque fictionnelle de la société française. Dans un sens large, le réalisme consiste à reproduire la réalité en s’attachant à montrer ses aspects les plus « vulgaires ». Leiris se relie au réalisme dans la mesure où il s’engage à ne dire que la vérité sans omettre d’évoquer l’aspect négatif de sa personnalité, ses faiblesses et ses manquements. En ce sens, Leiris peut être désigné par le terme d’écrivain réaliste.

185 Maurice Blanchot, « Regards d’outre-tombe », in La Part du feu, Gallimard, 1949, pp. 238248. 186 Constanze Baethge, article « Réalisme », in Paul Aron, Denis Saint-Jacques, Alain Viala (éd.), Le Dictionnaire du littéraire, PUF, 2002, pp. 492-494, cit., p. 492.

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Son passage à Documents, marquant le début de son intérêt pour l’ethnographie, lui permit d’entrer en contact avec Marcel Griaule et Georges Henri Rivière, qui l’entraînèrent dans cette science humaine encore balbutiante. Au départ, son intérêt se portait sur l’aspect exotique, spectaculaire, poétique, des cultures des peuples étudiés. Pendant son séjour en Afrique, au cours de l’élaboration de son journal, il perçut tout le scandale que représentait la présence d’hommes blancs observant, comme dans un zoo, les hommes noirs et surtout leurs exactions (notamment les vols ou les achats forcés) sous prétexte d’enrichir les musées et la science. C’est ce constat qui transformera Leiris en ethnologue important, pour ce retour critique sur sa propre pratique et sur celle mise en œuvre par la communauté des ethnologues, qui refusera d’être observée et jugée. Cette dernière, qui éprouve d’ordinaire la supériorité de l’observateur sur l’observé, du scientifique face à des cobayes, fait alors à son tour l’expérience du malaise que peut ressentir la personne examinée, et ce, même si le discours théorique cherche à égaliser les diverses cultures, voire à valoriser la culture exotique. La pratique se révèle aux antipodes de la théorie. Étant devenu une figure marquante de l’après-guerre, Leiris se lia à la revue du moment, celle sur laquelle les regards convergeaient : Les Temps modernes. Le Figaro estimait que « l’événement de la semaine est assurément la sortie de la première livraison des Temps modernes […]. Elle est attendue comme la revue du tiers parti, à côté des deux grandes familles de disciplines – la marxiste et la chrétienne – qui cherchent à agir, à s’imprimer sur le changement précipité des êtres et des choses187. » C’est à partir de la fin des années quarante que Leiris devint un intellectuel radicalisant ses positions politiques, notamment à propos du colonialisme, alors que, jusque-là, la critique portait sur l’ethnologie en tant que discipline. Dans cette période, sa critique prend une forme politique alors qu’il revendique pour et avec les Africains une indépendance, non seulement culturelle et économique, mais aussi politique. En 1948, avec la sortie de Biffures, il est un intellectuel qui prend parti pour des causes, et aussi un écrivain estimé auprès de ses pairs et de la critique littéraire. À cette occasion, Emmanuel Levinas publie un article dans Les Temps modernes montrant l’originalité de l’ouvrage de Leiris : « L’originalité de la notion de biffure revient à poser le multiple comme simultané, l’état de conscience comme irréductiblement ambigu. Les souvenirs de Michel Leiris relatés d’après sa “Règle du jeu” ne laissent pas l’impression – et c’est fort

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Cité par Delphine Bouffartigue, article « Les Temps modernes », in Jacques Julliard, Michel Winock (éd.), Dictionnaire des intellectuels français, op. cit., p. 1100.

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curieux – d’un rythme temporel. L’ambiguïté des biffures forme plutôt un espace188. » Appartenir aux Temps modernes permet d’accéder à la visibilité, non seulement en publiant des textes au sein de la revue, mais aussi en étant l’objet de commentaires issus de critiques importants. D’auteur inconnu écrivant sur des auteurs connus, Leiris est passé au statut d’auteur dont on écrit des comptes rendus. La revue permet ainsi à un auteur de s’exprimer et aussi d’être exprimé. Si dans un premier temps la revue est une solution de dernier recours – car la véritable reconnaissance pour un écrivain s’acquiert à travers la publication d’ouvrages –, ensuite, lorsqu’il sera devenu un auteur prestigieux au moins dans le milieu littéraire fermé, la revue lui permettra d’exprimer des opinions tant politiques que sociales, ou de rendre hommage à des amis disparus. Généralement, les auteurs commencent par la poésie (genre noble), et écrivent ensuite dans d’autres genres (roman, théâtre, autobiographie…) plus propices à étendre leur influence. Ce n’est alors plus seulement l’auteur qui utilise la revue comme instrument de reconnaissance, mais la revue elle-même qui augmente son propre prestige en recourant à un auteur connu. Ce schéma du parcours classique d’un auteur prétendant demeurer dans le champ de la littérature restreinte s’applique à la trajectoire ascendante de Michel Leiris dans la reconnaissance littéraire. Au départ, l’auteur dépourvu de capital symbolique se « drape dans sa dignité » en écrivant dans des petites revues à tirage limité et s’en félicite, car il a le sentiment d’appartenir à l’élite, du moins celle de la marginalité intellectuelle, considérée par ses pairs comme la seule véritable élite, au contraire de l’élite institutionnelle. Une fois le rapport de force modifié, ayant bénéficié d’un certain retentissement à travers des revues de moindre audience, l’auteur intègre des revues plus importantes. C’est dans le lieu élitiste des petites revues, écrit Christophe Prochasson à propos de celles de la fin du XIXe siècle, que « les intellectuels, ces victimes du dédain social que leur vouaient les “vraies” élites, celles qui détenaient le “vrai” pouvoir, qu’il fût économique ou politique […], trouvaient ainsi leur revanche. Peu lus, sans doute, mais par les meilleurs189. » Par son statut réputé sérieux, la revue a en effet une dimension plus élevée, « un caractère 188 Emmanuel Levinas, « La transcendance des mots », Les Temps modernes, n° 44, juin 1949, pp. 1090-1095, cit., p. 1092. Réédition in L’Ire des vents, n° 3-4, 1981, « Autour de Michel Leiris », pp. 57-63. 189 Christophe Prochasson, Les Années électriques 1880-1910, chapitre 5 « Le monde des revues », La Découverte, coll. « Textes à l’appui », série « L’aventure intellectuelle de la France au XXe siècle », 1991, pp. 156-157.

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aristocratique », insiste Prochasson, dans la mesure où sa lecture exigeante demande une attention plus intense qu’un article d’un quotidien. Mais avec le succès d’estime, l’élargissement de la notoriété, il vient un temps où l’on ne se satisfait plus d’être lu par ses pairs, son clan. Ainsi naît la tentation d’atteindre un public plus large et de toucher plus de bénéfices, tant matériels que symboliques. C’est ce que suggère cette phrase d’Ernst Jünger : « Les revues, c’est comme les autobus : on les utilise tant qu’on en a besoin, puis on en descend190. » Les retombées Avec Fourbis, paru en juin 1955, le succès d’estime se transforme en succès plus étendu. Le prix des Critiques est décerné à Leiris un an plus tard pour ses deux premiers volumes de La Règle du jeu ; de nombreux comptes rendus lui sont consacrés dans des revues littéraires, signés par des écrivains éminents (Maurice Blanchot, Michel Butor), des psychanalystes (Didier Anzieu, J.-B. Pontalis), qui feront de Leiris un auteur majeur de son temps191. Cette progression dans l’échelle de la renommée fut lente, et dura trente ans à partir de ses premiers poèmes. Cette lenteur s’explique par le fait que Leiris s’est toujours situé dans le sous-champ de production restreinte, garante de la longévité d’une carrière, et même par-delà la disparition de l’auteur. C’est cette indépendance vis-à-vis des forces économiques (recherche des succès de vente) qui confère à l’auteur la réputation d’écrivain ne transigeant pas sur son art, c’est-à-dire rejetant les forces extérieures pour élaborer son œuvre192. La solution pour obtenir rapidement un succès de vente consiste à viser le sous-champ de la grande production en comblant l’horizon d’attente adéquat, ce qui procure des avantages financiers mais prive du capital symbolique. Leiris, qui mettait l’art au-dessus de la vie et pour qui la poésie était auréolée d’un prestige unique, rechercha la reconnaissance de ses pairs sans chercher à court-circuiter cette lente progression par des compromissions qui l’auraient fait accéder rapidement à la notoriété. 190

Aphorisme cité par Pierre Le Vigan, Chronique des temps modernes, La Barque d’or, 2014, p. 204. 191 Michel Butor, « Une autobiographie dialectique », in Critique, n° 103, décembre 1955, pp. 1046-1055 ; réédition in Répertoire, Éditions de Minuit, 1960, pp. 262-270 ; réédition in Essais sur les modernes, Gallimard, 1964. Didier Anzieu, L’Auto-analyse, PUF, 1959, pp. 191194. J.-B. Pontalis, « Michel Leiris ou la psychanalyse sans fin », in Après Freud, Gallimard, coll. « Tel », 1968, pp. 313-334. 192 Voir Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 358.

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À partir des années soixante, Leiris donna de nombreux entretiens à des journaux et des magazines 193 dans le but, probablement, d’étendre sa renommée. Est-ce à dire qu’il trahit la muse en la galvaudant dans des supports médiatiques de grande diffusion ? Arrivé à sa réputation d’auteur marginal passé par de multiples groupes, Leiris, même en recherchant l’élargissement de son lectorat, n’eut pas à craindre l’accusation de trahison par ses pairs. En effet, sa démarche n’était pas celle d’un jeune entrant souhaitant bénéficier d’un succès rapide (de vente, de notoriété…), mais celle d’un représentant de l’avant-garde consacrée – catégorie la plus haute dans le sous-champ de production restreinte194. Le succès public est accepté ou toléré quand le passé plaide pour l’auteur, quand les pairs et la critique littéraire l’ont consacré avant le public. L’inverse est rédhibitoire. Ainsi, le manque de succès durant la jeunesse est perçu comme provisoire (il a toute sa vie devant lui), mais après cette période, l’absence de reconnaissance, tant du côté des pairs que du côté du public, est considérée comme un manque de talent. L’« artiste maudit », dans l’imaginaire collectif, est celui qui est resté inconnu de son vivant, mais a été heureusement reconnu par le public de l’avenir. C’est rétrospectivement, quand l’artiste a connu la consécration, qu’il est ainsi désigné, alors qu’auparavant, il n’était qu’un « raté ». Le raté demeure dans l’obscurité, alors que le maudit est sorti du purgatoire. Cette avant-garde consacrée est alors la cible des nouveaux entrants qui cherchent à déstabiliser le pouvoir en place pour se faire connaître (attaquer une personne ou un groupe prestigieux, par effet de miroir, donne à l’agresseur une visibilité, d’autant plus importante si l’agressé réplique, attitude qui ne fait que renforcer sa légitimité). Par exemple, bien qu’étant anticolonialiste et apportant de ce fait son soutien aux peuples opprimés, Leiris fut vigoureusement contesté par des Africains marxistes, à la fin des années soixante, qui lui reprochaient sa valorisation de l’art (Picasso, Kafka), jugée par ceux-ci inaccessible aux masses. Ce qui lui fit écrire : « Souvenir d’Alger :

193 Entre

1961 et 1967, il donna ainsi dix-neuf entretiens. Entre autres en 1961 pour la sortie de Nuits sans nuit et quelques jours sans jour : entretien avec Nicole Zand, France Observateur, n° 559, 19 janvier 1961, pp. 18-19 ; avec Claude Sarraute, Le Monde, n° 4985, 28 janvier 1961 ; avec Madeleine Chapsal, L’Express, n° 516, 4 mai 1961, pp. 38-39. En 1966 pour la sortie de Brisées et de Fibrilles : entretien avec Raymond Bellour, Les Lettres françaises, n° 1150, 29 septembre - 5 octobre 1966, pp. 2-4 ; avec Madeleine Chapsal, La Quinzaine littéraire, n° 14, 15-31 octobre 1966, pp. 115-117. 194 Toute cette analyse est déduite du diagramme de Pierre Bourdieu « Le champ de production culturelle dans le champ du pouvoir et dans l’espace social », op. cit., p. 207.

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le droit des peuples à déconner d’eux-mêmes195. » La personne consacrée se trouve toujours débordée sur sa gauche ; il lui est reproché d’être trop timide dans sa pratique révolutionnaire, qu’elle soit artistique ou politique. La visibilité plus grande de Leiris est à relativiser, dans la mesure où les ventes de ses ouvrages étaient faibles. En 1976, Frêle bruit, dernier volume de La Règle du jeu, qui bénéficia pourtant de comptes rendus dans la presse, fut tiré à seulement 3 000 exemplaires. Au début des années 2000, cette édition en collection blanche n’était toujours pas épuisée. À la fin de sa vie, les droits d’auteur de Leiris se situaient dans une fourchette comprise entre 60 000 F et 80 000 F par an 196 . Ce relatif succès financier, dans les vingt dernières années de son existence, ne doit pas dissimuler l’absence de reconnaissance publique qu’il connut auparavant. La richesse du couple Leiris était principalement due à Louise qui était l’héritière de la Galerie Simon de Daniel-Henry Kahnweiler depuis l’Occupation. Cette disproportion de revenus, entre la fortune de la femme et le traitement de fonctionnaire du mari, fut l’une des raisons pour lesquelles Leiris attenta à ses jours en 1957. Ne se considérait-il pas comme un parasite ? « […] le rôle presque parasitaire que j’avais dans notre association (nos ressources venant surtout de son métier à elle et mon travail au musée ne représentant qu’un appoint, d’où une gêne également vis-à-vis de mes collègues, et cela d’autant que ce travail n’était même pas celui qui m’intéressait au premier chef)197. » L’exercice d’un second métier, ne seraitce que pour ne pas dépendre totalement de son épouse et préserver ainsi son honneur, était nécessaire pour son œuvre même. En raison de son passé de poète avant-gardiste et à ses contacts avec le milieu intellectuel, il eut l’occasion d’entrer à Documents, puis de participer à la mission Dakar-Djibouti (1931-1933). En 1958, étant devenu une référence dans le domaine ethnologique, il se vit proposer, pour remplacer Alfred Métraux, le poste de directeur de la collection « L’espèce humaine » chez Gallimard : tâche qui lui rapportait 2 % sur chaque exemplaire. Sans être une source de revenus considérable, ce poste représentait surtout une reconnaissance symbolique de ses capacités professionnelles. L’ethnologie fut un moyen pour devenir un fonctionnaire198 bénéficiant d’une rémunération progressive, tout en préservant ses forces intellectuelles 195

Citation de Michel Leiris par Francis Marmande dans sa présentation « Mandarins ou malandrins ? », in Michel Leiris, le siècle à l’envers, op. cit., p. 9. 196 Renseignements communiqués, en 2002, par Jean Jamin. 197 Michel Leiris, Fibrilles, op. cit., p. 95. 198 En 1937, il fut nommé assistant temporaire au Laboratoire d’ethnologie du Muséum national d’histoire naturelle. L’année suivante, il devint directeur de service au Laboratoire d’ethnologie

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pour son œuvre personnelle, qu’il jugeait plus importante. Tout en préservant sa capacité de création, l’ethnologie lui permit d’augmenter son envergure sociale et intellectuelle. Même s’il cherchait à sortir de l’obscurité en devenant un homme public, notamment pour des causes politiques et anticolonialistes, Leiris ne fut jamais de son vivant le « Grand Écrivain » reconnu à la fois par ses pairs, par les critiques littéraires et par les médias en tous genres. Hormis une émission consacrée à Philippe Soupault en mai 1988, il ne participa jamais à une émission littéraire télévisuelle. La raison en était à la fois une timidité maladive et le fait qu’il était d’une génération qui n’avait pas débuté sa carrière avec la télévision : ce nouveau média était pour lui un objet de grande consommation incapable de transmettre l’œuvre d’un écrivain. Dans Le Ruban au cou d’Olympia, un de ses derniers ouvrages, il juge la télévision sévèrement : « Audiovisuel maître d’école, bande dessinée plus à la coule, vous êtes également de la partie puisque chacun à votre manière vous nuisez au vivant exercice de la pensée en engageant l’esprit à ne plus marcher que comme un enfant en lisières199. » Ce mélange de désir d’être reconnu et de demeurer dans l’ombre est à placer du côté de la « névrose d’échec », définie comme une force inconsciente destructrice qui contrecarre tous les efforts conscients pour réussir dans une activité. René Laforgue décrit de nombreux cas cliniques montrant comment un individu, après un succès social, annule sa réussite par un comportement dévastateur, sous l’emprise d’une nécessité intérieure, « car, dans un certain nombre de cas, c’est le succès qui s’avère intolérable, surtout lorsque ce succès est public et se traduit par un changement, une amélioration substantielle morale ou matérielle de la vie200 ». Cette conduite étrange est le signe qu’une contradiction est à l’œuvre entre les concepts freudiens de moi et de surmoi, ou « super-ego », comme le traduit Laforgue. Le surmoi est « l’intériorisation des pressions culturelles, interdictrices et répressives201 », qui dans le cas où il est trop développé peut aboutir à l’étouffement de l’individu, selon Catherine Clément.

de l’École pratique des hautes études. Ce n’est qu’à partir de 1943 qu’il entra au Centre national de la recherche scientifique, institution qu’il ne quitta qu’à sa retraite, en 1971, avec le grade de directeur de recherche. 199 Michel Leiris, Le Ruban au cou d’Olympia [1981], Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1989, p. 62. 200 René Laforgue, Psychopathologie de l’échec [1941], Payot, coll. « Petite Bibliothèque », 1963, p. 14. 201 Catherine Clément, article « Surmoi », in Dictionnaire de la psychanalyse, Encyclopædia Universalis et Albin Michel, 1997, pp. 829-832, cit., p. 829.

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Dans Fibrilles, Leiris explique les facteurs qui ont motivé sa tentative de suicide202. Un de ces motifs est particulièrement significatif quant à son désir de ne pas obtenir de reconnaissance complète : c’est celui d’avoir atteint le sommet de ses possibilités. Le sentiment de réussite s’apparente alors à un échec, du fait de l’arrêt de la progression consécutif au parachèvement, fût-il modeste, du point de vue de l’avis commun : Mais, considérant cette promotion [l’ensemble des succès matériels et symboliques : réussite de la galerie de sa femme, maison de campagne appelée par la localité le « château », « soupçon de gloire en tant qu’écrivain et en tant qu’ethnographe »] dont j’aurais dû me réjouir dans les limites de ce qu’elle vaut, il me semblait que ma vie avait objectivement atteint une sorte d’horrible point culminant, tel qu’à partir de là il n’y avait, quant à la réussite sociale, plus rien que raisonnablement je pusse attendre203.

Cette nécessité intime de demeurer dans un certain anonymat est par conséquent la solution choisie pour poursuivre le geste créateur ou persister à vivre. Rester dans l’ombre pour l’essentiel, afin d’accéder de temps à autre à la lumière. C’est par d’autres métaphores que Leiris révèle sa réticence à occuper la première place, celle où convergent les projecteurs. Dès son enfance, ce trait de caractère s’exprime dans son identification aux figures, non de perdant, mais de second plan : « Le challenger plutôt que le champion, le méconnu plutôt que la gloire établie, l’élève bien doué plutôt que le premier de la classe, le bras droit dont le chef ne saurait se passer plutôt que ce chef lui-même : un goût, en somme, pour celui qui (novice encore ou trop peu soucieux des honneurs, voire trop nonchalant) n’a pas la place qu’il mérite ou pour le personnage distingué et situé en bon rang, mais à quelque distance des sommets204. » Cette propension à admirer les brillants seconds peut être comparée à la peur de mourir, l’accomplissement devenant alors le déclencheur mécanique du processus de régression qui mène à la disparition. Il faut « ne pas franchir un certain pas de manière à garder devant soi une réserve, car, après la ligne d’arrivée qu’on aurait ainsi dépassée, l’existence serait jouée et la mort deviendrait la seule étape où désormais s’arrêter205 ». 202 Les

raisons invoquées sont le sentiment de division causée par sa double vie affective ; la désillusion politique, la mauvaise conscience vis-à-vis de sa femme (fugues que représentaient les voyages, la relative dépendance financière…), le sentiment d’avoir atteint « le point culminant » de la réussite sociale. Voir Fibrilles, op. cit., pp. 94-97. 203 Ibid., p. 96. 204 Michel Leiris, Fourbis, op. cit., p. 90. 205 Ibid.

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Deuxième partie : D’une revue l’autre

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LA RÉVOLUTION SURRÉALISTE (1924-1929)

Fontaine, je boirai de ton eau Trop jeune pour avoir connu l’élaboration qui mena au surréalisme, Leiris ne fait connaissance avec Breton qu’au début de 1924 par l’intermédiaire d’André Masson. La rencontre avec les surréalistes se fait aussi par Georges Limbour, ami de Leiris et jeune protégé de Max Jacob206. Entre 1921 et 1923, Leiris possède peu de connaissances sur le mouvement. La revue Littérature (nouvelle série, 1922-1924), d’André Breton, Philippe Soupault et Louis Aragon dans sa période dadaïste finissante, lue par Masson, a certainement été feuilletée par Leiris dans l’atelier du peintre. Mais dans son journal du début des années vingt, aucune note ne fait référence à cette revue. C’est seulement au théâtre Antoine, lors de la première de la pièce de Raymond Roussel, Locus Solus, à laquelle il assiste le 10 décembre 1922, qu’il aperçoit dans la salle des surréalistes venus soutenir bruyamment le spectacle207. Roussel réunit ainsi Leiris et les surréalistes. Le 6 juillet 1923, il est dans l’assistance quand se produit un pugilat lors de la représentation du Cœur à gaz de Tristan Tzara, entre les partisans de ce dernier et les surréalistes qui s’émancipent du mouvement dada. La rupture définitive entre les deux tendances s’était produite l’année précédente lorsque Tzara avait décliné l’offre de Breton de participer au « Congrès international pour la détermination des directives et la défense de l’esprit moderne ». Mais déjà le 13 mai 1921, jour du procès Barrès, des dissensions s’étaient révélées entre l’introducteur de dada à Paris et le futur fondateur du surréalisme. En effet, pour Tzara, les spectacles qui font scandale n’ont pas besoin de motif : la provocation négatrice se suffit à elle-même. Pour Breton, en revanche, le dadaïsme devait évoluer vers un but éthique. Changer l’esprit négateur en esprit affirmateur208. Déjà, en l’espace d’un an, la reprise incessante de ces 206 Michel

Leiris, C’est-à-dire, op. cit., p. 13. Le 11 mai 1912, Leiris, à 11 ans, assiste pour la première fois à une adaptation d’une œuvre de Raymond Roussel avec Impressions d’Afrique au théâtre Antoine. Voir « Présentation » d’Annie Le Brun, in Michel Leiris, Roussel & Co., édition établie par Jean Jamin, présentée et annotée par Annie Le Brun, Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana, Fayard, 1998, pp. 15-17. 208 Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme [1944], Éditions du Seuil, 1964, coll. « Points essais », 1991, p. 33. Voir aussi Louis Janover, La Révolution surréaliste, Plon, 1989 : L’affaire Barres « permettait surtout à Breton de réintroduire dans le champ culturel totalement éclaté les jugements de valeur que Dada espérait bannir à jamais ; l’occasion était venue de renouer le fil des préoccupations que l’intrusion de Tzara avait brisé. », p. 62. 207

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happenings finit par lasser. Le côté novateur s’estompait pour laisser place à l’ennui : un nihilisme qui s’éternise perd forcément son pouvoir de transgression. Claude Abastado résume cette situation : « la provocation, la violence sont des formes d’extériorisation dont l’effet s’exténue avec l’impulsion qui les arrime. La répétition en ôte toute signification209. » Certaines caractéristiques se retrouvent similairement dans le groupe de la rue Blomet et dans celui de la rue Fontaine dans laquelle est situé l’appartement de Breton, chez qui se réunissent les surréalistes. Goût pour l’anticonformisme, pour la liberté de l’esprit, pour la prédominance de l’imagination… Mais la différence, avant tout, réside dans le style : chez les surréalistes, un chef domine le groupe de sa stature et de son charisme, tandis que rue Blomet, Masson est tout au plus un grand frère admiré, qui ne cherche pas à endoctriner les membres de son groupe. De plus, autour de Masson, la position idéologique n’est pas clairement définie. Domine plutôt un souffle libertaire. Leiris, revenant sur cette époque en 1982, entrevoit une différence majeure entre les deux tendances : Un merveilleux 210 manifestement irrationnel, fondé sur des conjonctions insolites et comme parachuté d’ailleurs (autrement dit le merveilleux typiquement surréaliste), ce n’est pas cela que nous cherchions rue Blomet, du moins au début. Ce à quoi nous visions, c’était à une refonte des données réelles en des œuvres affranchies des conventions et où l’imaginaire avait la part du lion, mais construites de manière à satisfaire notre sensibilité à la beauté formelle211.

Cette divergence de point de vue porte en germe la rupture future entre Breton et tous les membres de la rue Blomet. Dans une fiche préparatoire à son texte de 1982, Leiris met en évidence le rôle de la génération dans les comportements : « pour nous qui – à la différence de Breton, Aragon, Éluard, etc. – n’étions pas passés par Dada et entendions certes, être à quelque degré des novateurs, mais ne cherchions pas à casser les vitres – il ne s’agissait pas de s’insurger contre la tradition, mais plutôt de la renouveler, sans renoncer à y plonger nos racines212. » 209 Claude

Abastado, Introduction au surréalisme, Bordas, 1986, p. 34. la différence entre le merveilleux de la rue Blomet et le merveilleux surréaliste, voir Didier Saillier, Le Merveilleux chez Michel Leiris, L’Harmattan, coll. « Critiques littéraires », 2022, pp. 18-21. 211 Michel Leiris, « 45, rue Blomet », in Zébrage, op. cit., p. 227. 212 Manuscrit 207, cité par Jean Jamin dans la note 4 de l’année 1922, in Journal 1922-1989, op. cit., p. 834. 210 Concernant

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Le 29 juillet 1924, quatre mois avant son adhésion en novembre, Leiris confie dans son journal la méfiance qu’il éprouve à l’égard du surréalisme et plus largement de tout mouvement structuré : « Hier nous [Limbour et Leiris] avons vu Desnos. Il a l’intention de fonder une revue : La Révolution surréaliste. Le groupement dada ne va pas tarder à devenir une sorte de succursale freudienne, aussi ennuyeuse que furent les pires chapelles littéraires. Les seuls véritables destructeurs sont des isolés. Dès que l’on se réunit, on bâtit. Il était donc impossible que le mouvement dada restât destructeur213. » En juillet 1924, Leiris assimile donc encore le surréalisme au dadaïsme, le désignant comme un groupe en voie d’institutionnalisation qui restreignait ainsi sa propre capacité de révolte. Comme le rappelle Norbert Bandier214, le mot « surréalisme », introduit par Guillaume Apollinaire, qui qualifie une « activité de création verbale spontanée », est utilisé par les membres de la revue Littérature depuis 1920, mais de façon parcimonieuse. Ce vocable ne « désigne encore qu’un exercice d’écriture poétique qui renouvelle l’inspiration ». Dans cette définition, aucun groupe ne peut s’approprier l’appellation « surréaliste », qui est alors l’équivalent de l’expression « esprit moderne », courante dans les commentaires de la presse littéraire. Mais à partir du 22 mai 1924, dans les colonnes de Paris-Soir, le terme est associé à une position littéraire d’avantgarde. L’enjeu est de s’approprier le nom en montrant la différence entre Breton et ses amis, et des individualités comme Pierre Reverdy, Max Jacob et Paul Dermée, encore assimilés à cette notion. L’histoire de la littérature ne retiendra pas ces trois derniers noms comme représentants du mouvement du surréalisme. Par le moyen de la presse, les surréalistes, tendance Breton, tentent de s’approprier le mot et le concept en recadrant sa définition et en désignant ses membres. « Si le surréalisme ne présente encore au printemps qu’un vague label sans contenu précis aux yeux du public, écrit Bandier, dès le 5 juillet 1924, par un article de Breton consacré à Desnos qui paraît en page 13 du Journal littéraire, cette tendance littéraire est clairement située dans l’histoire du champ artistique : “Symbolisme, cubisme, dadaïsme sont depuis longtemps révolus, le surréalisme est à l’ordre du jour et Desnos est son prophète”215. » Le fait qu’il assimile, encore en juillet 1924, surréalisme et dadaïsme montre que Leiris, pourtant situé dans le cercle restreint de l’avant-garde, n’a encore qu’une vue partielle sur les luttes internes qui se jouent. 213 Michel

Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., p. 53. Bandier, Sociologie du surréalisme 1924-1929, chapitre IV « L’apparition du label surréaliste et son appropriation comme enjeu », op. cit., pp. 85-119. 215 Ibid., p. 106. 214 Norbert

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Pourquoi les membres de la rue Blomet décident-ils de rejoindre le groupe de Breton ? Probablement parce qu’ils sentent que l’avenir appartient à ce mouvement, qui possède déjà une renommée suffisante pour alimenter les rubriques littéraires et publier dans des journaux relativement importants comme le Journal littéraire diffusant jusqu’à 40 000 exemplaires. Éprouvant un sentiment de communauté à l’intérieur de ce havre de paix, Leiris avait pourtant conscience que le cénacle était limité dans sa capacité à atteindre un public plus vaste : « […] c’était en vérité par des nuances – mais pas plus – qu’ils [Leiris et ses amis de la rue Blomet] se distinguaient de ceux qui, avant eux, s’étaient proclamés surréalistes. Et il était donc naturel que, touchant la plupart d’entre eux, s’accomplît la fusion jugée indésirable par Limbour216. » En outre, la constitution d’une nouvelle revue, La Révolution surréaliste, était suffisamment attirante pour qu’un jeune écrivain sans publication désire adhérer au surréalisme, faire ainsi ses premières armes et s’inscrire dans le champ littéraire. Actes de surréalisme Entré en novembre 1924 dans le groupe surréaliste, Leiris se plie donc à la discipline qu’impose l’adhésion, en participant aux diverses activités et aux réunions. Il devient un surréaliste à part entière. Il tient des permanences au Bureau de recherches surréalistes, situé au 15 rue de Grenelle dans le septième arrondissement, Centrale où sont reçus tous ceux qui souhaitent participer à des expériences mettant en avant « les manifestations de la pensée dégagée de toute préoccupation intellectuelle217 ». Ouverte depuis le 11 octobre 1924, la Centrale invite le public à écrire selon la technique de l’écriture automatique ou de relater des rêves. Personnes étrangères au monde littéraire comme littérateurs se prêtent à ces exercices considérés non comme des actes littéraires, mais comme des expérimentations. Le public, impliqué dans cette recherche, n’est pas, comme dans les autres avant-gardes, uniquement le récepteur d’une production textuelle218.

216

Michel Leiris, « 45 rue Blomet », in Zébrage, op. cit., p. 229. Bureau de recherches surréalistes, cahier de la permanence, octobre 1924 - avril 1925, présentée et annotée par Paule Thévenin, Gallimard, coll. « Archives du surréalisme », tome 1, 1988, p. 8. 218 Norbert Bandier, article « Bureau central de recherches surréalistes », in Jacques Julliard, Michel Winock (éd.), Dictionnaire des intellectuels français, Éditions du Seuil, 1996, p. 200. 217

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Lorsque Leiris entre dans le groupe surréaliste, ce sont déjà les derniers feux d’une période révolue, celle des scandales, qui se clôt avec le banquet Saint-Paul Roux : le 2 juillet 1925, il y participe activement, en hurlant aux badauds passant sous les fenêtres du restaurant : « À bas la France ! », propos subversifs qui lui vaudront des ecchymoses. Alors admiratif du courage physique de Desnos et de Limbour, Leiris se devait de se confronter à la violence pour appartenir vraiment à la communauté. Lui qui se considérait comme un lâche, peu apte à l’affrontement, il se transcende, ce jour-là, au moyen de quelques Pernod219. Pour agir, Leiris a besoin d’avoir des modèles qui lui montrent le chemin, des substituts de père (Max Jacob), de grand frère (Masson) ou de frères (Limbour, Tual) auxquels s’identifier. Suivre une personne qui lui est supérieure est le moteur de son désir. Mais c’est surtout en écrivant dans La Révolution surréaliste qu’il parvient à s’imposer comme poète. Bien qu’il ait écrit quelques textes – Simulacre (publié en 1925) et des poèmes qui seront recueillis seulement en 1992220 –, jusque-là ses publications étaient composées d’un poème dédié à Masson, « Désert de mains », d’une traduction d’un poème du XVIIe siècle et de six poèmes originaux, tous parus dans Intentions221, revue patronnée par Adrienne Monnier, dirigée par le jeune Pierre André-May, et financée par le père de celui-ci. Marcel Jouhandeau, qui fréquente depuis peu la rue Blomet, est l’intercesseur entre Leiris et André-May. En rencontrant au printemps 1923 Marcel Jouhandeau, né en 1888, Leiris se place encore sous la coupe d’un homme plus âgé, mais cette relation s’éteindra l’été suivant222. Intentions a pour politique de « rendre hommage, voire justice à quelques aînés et s’ouvrir aux “fruits exquis” d’une nouvelle génération223 ». Elle n’est pas une revue d’avant-garde, mais, au contraire, se veut l’avocate du classicisme. Parce qu’André-May « exprime le dégoût que lui inspirent tous 219 Événement raconté dans L’Âge d’homme, op. cit., pp. 192-193. Dans l’entretien avec Jean Schuster, Leiris évoque le scandale qu’avait provoqué Georges Limbour à Mayence en invitant la population allemande à se révolter contre les troupes françaises. Propos séditieux qui firent expulser le provocateur. (Voir Michel Leiris, Jean Schuster, Entre augures, Terrain vague, coll. « Le désordre », 1990, p. 31). 220 Michel Leiris, L’Évasion souterraine, texte établi et présenté par Catherine Maubon, Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana, 1992. 221 Michel Leiris, « Désert de mains », Intentions, 3e année, n° 21, janvier-février 1924, pp. 2326 ; « Sur l’esprit de Dieu » [poème de Sir Thomas Browne traduit et présenté par Michel Leiris], Intentions, 3e année, n° 28-30, décembre 1924, pp. 3-4 ; « Trombe docile », Intentions, 3e année, n° 28-30, décembre 1924, pp. 36-38. 222 Voir Michel Leiris et Marcel Jouhandeau, Correspondance 1923-1977, Gallimard, coll. « Les cahiers de la NRF », 2021. 223 Mousli Béatrice, « Intentions, histoire d’une revue littéraire des années vingt », Ent’revues, 1995, p. 14.

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les manifestes224 », il se refuse à donner à sa revue une seule orientation. Sont publiés des écrivains reconnus comme Marcel Proust, Léon-Paul Fargue, Max Jacob et des prétendants comme André Breton, Benjamin Péret, Philippe Soupault. On constate que même les trublions du surréalisme ne dédaignent pas publier dans des revues de facture classique. Il faut préciser que La Maison des amis du livre d’Adrienne Monnier fut le point de ralliement des écrivains débutants, comme ce fut le cas pour Breton qui rencontra Aragon dans cette librairie. Le nom « Leiris » apparaît dans le premier numéro de La Révolution surréaliste en décembre 1924, mais c’est pour désigner son frère Pierre, devenu l’homme d’affaires de Raymond Roussel à la suite du décès de son père. Trois lettres de Pierre Leiris sont publiées en réponse à une demande, formulée par la revue, pour rencontrer Roussel. C’est seulement dans le deuxième numéro que Michel Leiris apporte sa contribution à l’organe surréaliste, en publiant « Le Pays de mes rêves ». La majorité de ses collaborations seront consacrées à l’écriture de rêves, de poèmes et à la création de ses fameux « Glossaire j’y serre mes gloses », relevant du jeu verbal. La Révolution surréaliste, éditée par la Librairie Gallimard, fut confiée à deux directeurs : Pierre Naville et Benjamin Péret. L’un est un transfuge de la revue L’Œuf dure225 et l’autre de Littérature. Ces deux revues décidèrent de se réunir pour en créer une troisième afin de se démarquer des nombreuses brochures se réclamant de l’esprit moderne. Pierre Naville, dans ses souvenirs, divulgue les motivations qui présidèrent à cette publication. Les objectifs étaient d’attirer le public traditionnel de l’avant-garde ayant le goût de la nouveauté et de l’anticonformisme afin de « susciter un nouveau encore en gestation, et proche des troupes que la révolution sociale mobilisait une fois de plus dans l’encadrement des partis226 ». Présentée sous un aspect austère, La Révolution surréaliste possède une couverture orangée ainsi qu’une typographie et une forme rappelant une revue scientifique de l’époque, La 224

Michel Carassou, article « Intentions », Jean-Michel Place et André Vasseur (éd.), Bibliographie des revues et journaux littéraires des XIXe et XXe siècles, tome troisième 19151930, Jean-Michel Place, 1977, p. 132. 225 L’Œuf dur, revue de jeunes parue entre 1921 et 1924, avait pour principal animateur Francis Gérard alias Gérard Rosenthal et y participaient également Mathias Lübeck, Pierre Naville, Jacques-André Boiffard. À partir du n° 13, le dépôt général est aux Éditions du Sans pareil, ce qui facilitera sans doute le passage de l’équipe vers les surréalistes, la maison d’édition étant celle de Breton et de ses amis. Voir l’article de Jean-Michel Place, L’Œuf dur, Jean-Michel Place et André Vasseur (éd.), Bibliographie des revues et journaux littéraires des XIXe et XXe siècles, op. cit. 226 Pierre Naville, Le Temps du surréel, Galilée, 1977, pp. 99-105.

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Nature227. Cette collision de deux styles différents fut conçue pour créer « un effet de surprise et de rupture », écrit Naville. À l’intérieur se mit en place un jeu autour de la grosseur des caractères d’imprimerie, où l’on perçoit l’influence des journaux de grande diffusion ou des réclames publicitaires. Le rêve Dans le premier numéro, la préface signée par Jacques-André Boiffard, Paul Éluard et Roger Vitrac place le rêve au cœur du surréalisme, respectant en cela la théorie de Freud qui affirme que le rêve est la « voie royale » pour atteindre l’inconscient. D’ailleurs, leur invitation n’est pas si éloignée du comportement de Freud lui-même qui prenait plaisir à écouter le récit des rêves de ses enfants228 : « Chaque matin, dans toutes les familles, les hommes, les femmes et les enfants, S’ILS N’ONT RIEN DE MIEUX A FAIRE, se racontent leurs rêves. Nous sommes tous à la merci du rêve et nous nous devons de subir son pouvoir à l’état de veille 229 . » Mais contrairement au fondateur de la psychanalyse, les trois préfaciers élargissent la notion de rêve au monde diurne, là où Freud voyait seulement des « associations libres ». La panrêverie du surréalisme introduit le rêve en dehors de sa sphère habituelle (la nuit du dormeur), en imitant le « sommeil » au moyen de l’association freudienne. Néanmoins, l’objectif de ces mouvements est différent. Freud fait pratiquer cette technique à ses patients à des fins thérapeutiques, dans l’espoir que leurs paroles révèlent leur inconscient et les délivrent de leur pathologie. En revanche pour les surréalistes, le « rêve » éveillé est conçu pour vivre de façon plus intense, merveilleusement, pour décupler en soi les sensations : « Le surréalisme est le carrefour des enchantements du sommeil, de l’alcool, du tabac, de l’éther, de l’opium, de la cocaïne, de la morphine ; mais il est aussi le briseur de chaînes, nous ne dormons pas, nous ne buvons pas, nous ne fumons pas, nous ne prisons pas, nous ne nous piquons pas et nous rêvons230 […] » Ainsi, le rêve reproduit les sensations agréables et le pouvoir de connaissance des drogues et de leurs ersatz, mais sans créer de dépendance.

227 Norbert

Bandier, Sociologie du surréalisme, op. cit., p. 139. Gay, Freud, une vie, tome 1 [1988], traduit de l’anglais par Tina Jolas, Hachette coll. « Pluriel », 1991, p. 218. 229 Jacques-André Boiffard, Paul Éluard, Roger Vitrac, « Préface », La Révolution surréaliste, n° 1, 1re année, 1er décembre 1924, p. 1. 230 Ibid. 228 Peter

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En dessous de la préface de ce premier numéro, une enquête est ouverte sur le thème : « LE SUICIDE EST-IL UNE SOLUTION ? » Cette question se place dans la continuité de la problématique du rêve. Dans l’esprit surréaliste, la vie est un automatisme qui ne demande pas de réflexion. Il faut savoir écouter ses voix intérieures – la vérité de l’être humain – dont les actes irréfléchis sont la manifestation : « On vit, on meurt. Quelle est la part de la volonté en tout cela ? Il semble qu’on se tue comme on rêve231. » Le texte d’ouverture est immédiatement suivi de récits de rêves de Giorgio de Chirico, d’André Breton et de Renée Gauthier, compagne de Benjamin Péret, comme pour confirmer que le rêve est bien la pierre de touche du surréalisme232. Selon Olivier Corpet, Leiris aurait eu le titre de responsable de la rubrique des rêves, ce dont doute fortement Louis Yvert233. Quelle qu’en soit la réalité, il est un de ceux qui ont le plus de publications de récits de rêves dans la revue. « Le Pays de mes rêves », premier texte publié dans La Révolution surréaliste, possède un statut à part. En effet, ce texte « représente un intermédiaire entre le poème en prose voire le texte autobiographique – et le récit de rêve. Il s’agit de rêves réels, mais “réécrits” et soumis à une certaine mise en forme destinée à fournir, mieux que si l’on procédait par simple compte rendu, une manière d’équivalent de l’atmosphère onirique 234 . » Ce premier texte et premier rêve publié dans l’organe surréaliste ont valeur de symbole. Au contraire des surréalistes orthodoxes qui souhaitent que l’écriture ne soit qu’un instrument au service de la transcription du matériel brut onirique, Leiris revendique, silencieusement à l’époque, le rôle de l’art dans la description de la réalité, fut-elle celle du sommeil. La description est pour lui l’équivalent de la poésie : « restituer au moyen de mots certains états intenses, concrètement éprouvés235 ». Cette façon de concevoir l’écriture comme médiation sera aussi la sienne dans son œuvre autobiographique. Le réel n’est rien s’il n’est pas magnifié par un regard poétique qui transforme presque magiquement le moindre élément, 231 Ibid.,

p. 2. rêves dans La Révolution surréaliste, n° 4, 1re année, 15 juillet 1925, p. 7 ; cinq rêves dans le n° 5, 1re année, 15 octobre 1925, pp. 10-11 ; un rêve dans le n° 7, 2e année, 15 juin 1926, pp. 8-9. 233 Olivier Corpet, « Documents, Minotaure et Cie », entretien avec M. Leiris, Magazine littéraire, n° 302, septembre 1992, pp. 32-39, cit., p. 32 ; Louis Yvert, Bibliographie des écrits de Michel Leiris 1924-1995, Jean-Michel Place, 1996, p. 372. 234 Michel Leiris, « Note historiographique » [1943], in Miroir de l’Afrique, Gallimard, coll. « Quarto », p. 1410. « Le Pays de mes rêves », La Révolution surréaliste, n° 2, 1re année, 15 janvier 1925, pp. 27-29. 235 Michel Leiris, « Note historiographique », ibid., p. 1412. 232 Quatre

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à la manière surréaliste, mais aussi par le style de l’écrivain qui donne une forme à ce qu’il voit. C’est peut-être cette différence dans la manière de concevoir le surréalisme qui sera à l’origine, avec le poids moral de Breton sur le mouvement, de la rupture de Leiris avec ses compagnons. Le fait que se révèlent, à un moment donné, des visions divergentes entre le responsable d’une revue et Leiris est souvent l’une des raisons qui le font s’éloigner du groupe. Le rêve est le produit de l’inconscient par excellence, peut-être encore plus surréaliste que l’écriture automatique, elle-même pourtant emblématique de la production textuelle de ses membres. Malgré tout, pour les surréalistes, le rêve n’est pas envisagé sous la forme d’un instrument destiné à déchiffrer la psyché humaine. En revanche, dans la perspective freudienne, les situations oniriques dont le contenu manifeste paraît désordonné ou absurde sont redevables au travail de l’inconscient qui brouille la piste du sens, afin d’en dissimuler le caractère choquant du point de vue de la morale sociale, en effectuant des opérations de déformation, de condensation, de déplacement. Le rêve prend ainsi tout son sens si l’analyste et l’analysant l’interprètent : l’incompréhensible devient limpide236. Finalement, le surréalisme refuse de passer le cap de l’explicable pour demeurer dans les zones brumeuses des figurations incertaines, alors que pour la psychanalyse, le contenu manifeste n’est qu’une étape dans le cheminement interprétatif. Le surréalisme protège le mystère, alors que la psychanalyse cherche à soulever le voile. L’essence même du surréalisme n’est pas la recherche de la vérité, mais la contemplation esthétique des manifestations qui surgissent du réel. L’inconscient surréaliste (« une inquiétante machine qui suppléera à la force intellectuelle237 ») cherche à utiliser cette instance à des fins artistiques, non seulement pour revivifier la poésie et l’art en général, mais aussi pour réenchanter le monde dans la totalité de ses composantes (« Évitons toute spécialisation : est-il un chapitre auquel le surréalisme n’ait voix ?238 »). Leiris, pendant cette période, semble rêver à robinet ouvert, comme en témoignent ses notations de rêves qui ponctuent les pages de son journal. Rêves qui seront réunis dans Nuits sans nuit, ouvrage réédité en édition augmentée, en 1961, sous le titre Nuits sans nuit et quelques jours sans jour. René Crevel donne le conseil, pour retrouver le rêve volatilisé au réveil, de réintroduire la pratique du contrôle – mot pourtant banni dans le discours surréaliste – en « essa[yant] avec les moyens de [s]a petite expérience aux 236 Sigmund

Freud, L’Interprétation des rêves [« Die Traumdeutung », 1900], PUF, 1967. André Breton, « Le bouquet sans fleurs », La Révolution surréaliste, 1re année, n° 2, 15 janvier 1925, p. 25. 238 Ibid. 237

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yeux ouverts, de suivre en sens inverse ce que nos pédants baptisent processus, et, parti d’un état vague, mais péremptoire cherche des précisions qui ne parviendront du reste point à [lui] sembler indéniables239 ». Mais Leiris, quant à lui, n’éprouve pas le besoin de recourir à une quelconque méthode, tant sa capacité à rêver et à se remémorer semble infinie. La première recension de rêve de Leiris est donc « Le Pays de mes rêves » (série de six séquences oniriques) qui, nous le rappelons, a un statut à part, à mi-chemin entre le rêve et le poème, comme il nous le révèle dans sa préface abandonnée (« Note historiographique ») pour le recueil de poèmes Haut Mal. Ce récit est le plus écrit de tous ceux qu’il fera paraître dans la revue. À la lecture, il est patent que ce texte n’est pas un document brut issu de l’activité onirique du dormeur, tant abondent détails et événements : c’est un texte d’imagination greffé sur un canevas de rêve. Contrairement aux divers rêves publiés dans la revue, le récit de chaque séquence est cohérent. On ne se situe pas dans le vraisemblable, mais dans la logique interne, comme dans le merveilleux. En effet, comme le souligne Tzvetan Todorov240, le merveilleux est un genre autonome dans lequel les événements surnaturels ne surprennent ni les personnages ni les lecteurs, puisque le monde dans lequel ils se produisent nie les lois physiques et ne relève que du pur imaginaire. Ainsi, dans ce récit, les phrases ne sont pas faites de ruptures sémantiques : l’étrangeté vient du propos absurde, irréaliste, non plausible propre au rêve. Les parties séparées par des étoiles peuvent donner à penser que nous lisons plusieurs rêves accomplis au cours de plusieurs nuits, ou d’un seul grand rêve découpé en séquences sans relation entre elles, du moins dans le rêve manifeste. Certains syntagmes donnent l’impression d’avoir été écrits sous l’emprise de l’écriture automatique, comme le laissent présager ces deux exemples : « […] l’orifice d’un cône qui découpe dans l’épaisse paroi qui m’enveloppe l’unique fenêtre de ma durée241… » ; « Entre le sommeil des voix et le règne des statues, une rose enrichit le sang où se baigne le bleu corporel assimilable par fragments242 ». Le récit d’un rêve – qui est la transcription d’un produit du processus inconscient – est, pourrait-on dire, indirectement reliée à l’inconscient, contrairement à la technique de l’écriture automatique pure qui 239

René Crevel, « Je ne sais pas découper », La Révolution surréaliste, n° 2, 1re année, 15 janvier 1925, p. 26. 240 Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique [1970], Éditions du Seuil, coll. « Points essais », 1976. 241 Michel Leiris, « Le Pays de mes rêves », La Révolution surréaliste, n° 2, 1re année, 15 janvier 1925, pp. 27 et 28. 242 Ibid., p. 28.

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donne à l’individu l’impression d’écrire sous la dictée d’une instance présente hors de soi. La médiation que représente le stylo qui court sur le papier est dans le second cas moins importante – l’écriture étant immédiatement en contact avec l’inconscient – que dans le premier cas, dans lequel la durée plus ou moins longue qui existe entre le rêve et sa narration fait qu’une déperdition inconsciente est inévitable. Plus que le récit du rêve dans sa totalité, des propos « sans queue ni tête » attribués à un personnage onirique peuvent être qualifiés de surréalistes, comme s’ils étaient le fruit d’une écriture automatique : « Parmi la foule amassée autour du piédestal, quelqu’un répète inlassablement : “La reliure du sépulcre solaire blanchit les tombes… La reliure du sépulcre… etc.” 243  » Finalement, les images se montrent moins surréalistes que le langage articulé. Dans un des rêves du numéro 5, une phrase entendue se révèle encore appartenir au registre de l’écriture automatique : « Nadia, naïade noyée. » Les autres rêves de Leiris ne sont pas davantage des documents bruts, mais ils se veulent malgré tout des témoignages de ses nuits. Les quatre rêves publiés dans le numéro 4244 sont extrêmement courts, ce qui laisse imaginer qu’ils sont plus « authentiques », plus fidèles aux souvenirs réels du réveil. L’absence de titre renforce cet effet de réel, mais ce n’est qu’un effet de réel… Lorsqu’ils sont repris dans Nuits sans nuit, le premier rêve dans le recueil comporte un paragraphe supplémentaire. De plus, ce rêve relevé par l’auteur dans son journal à la date du vendredi 16 mars 1923 a subi des remaniements. Dans le journal, il est écrit au passé et son ton est narratif, alors que dans la revue, il est au présent, et plus lapidaire : « La nuit dernière j’ai rêvé que j’étais mort », versus « Je suis mort ». En effet, les conditions de production de La Révolution surréaliste (prétendre que l’on ne fait pas de littérature) impliquent que Leiris aille à l’essentiel. En employant le présent, il rend son rêve concret et donne au lecteur l’impression d’être à l’intérieur de son sommeil. On dort avec Leiris… En revanche, dans le numéro 7 est publié un long rêve d’un seul tenant sur quatre colonnes. Il est vrai qu’à partir de la reprise en main de Breton, La Révolution surréaliste ne rejette plus l’idée de créer des œuvres artistiques. Cette non-réécriture implicite est démentie par Leiris lui-même dans Biffures, écrit dans les années quarante, ouvrage dans lequel il décrit comment un rêve l’occupe toute une journée (au réveil, dans son bain, dans ses activités quotidiennes), en pensée ou par écrit. Tous ces efforts de mémorisation ne sont pas conçus pour fabuler, mais au contraire pour être au plus juste de la sensation. L’authenticité passe donc par l’artifice, ce qui correspond à la thèse 243 Michel 244 Michel

Leiris, [Rêves], La Révolution surréaliste, 1re année, n° 5, 15 octobre 1925, p. 11. Leiris, [Rêves], La Révolution surréaliste, 1re année, n° 4, 15 juillet 1925, p. 7.

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qu’il élaborera en 1932 pendant la mission Dakar-Djibouti (1931-1933) : « c’est par la subjectivité (portée à son paroxysme) qu’on touche à l’objectivité245. » Les thèmes de ses rêves sont souvent liés au monde de la solitude, du minéral, de la roideur et de la froideur ; y apparaissent souvent des angles aigus, des cryptes ; la mort domine. Voici la description faite par lui-même de son univers onirique, parue dans Le Disque vert, revue qui menait une enquête sur les rêves : Le monde de mes rêves est un monde minéral, dallé de pierres et bordé d’édifices sur le fronton desquels je lis parfois des sentences mystérieuses. C’est une longue suite d’esplanades, de galeries et de perspectives à travers lesquelles je me promène, comme dans un espace entièrement abstrait, dépouillé de toute réalité terrestre. Le fil à plomb, le compas, la balance y sont maîtres, – car ce monde nocturne est pour moi beaucoup mieux organisé que celui de mes veilles246.

Comme l’affirme Sarane Alexandrian, « […] pour Leiris, le rêve est l’acte fondamental d’une gnoséologie intime, le moyen d’une connaissance intrinsèque de soi-même et de l’univers. Il n’étudie pas le rêve en soi, il étudie à l’aide du rêve des secteurs de la vie intellectuelle et pratique où l’on n’admet généralement pas ce principe247. » On constate que la conception du rêve chez Leiris est identique à celle de la mouvance surréaliste, du fait de l’absence d’interprétation et que se réunissent en lui « les qualités respectives de ses amis : la calme lucidité de Breton, la diction poétique d’Éluard, l’attention scrupuleuse de Desnos et de Crevel, et même un peu de la quête troublée d’Artaud 248  », même si les thématiques divergent (voir ses obsessions personnelles sur la mort, que l’on retrouve, par exemple, dans Aurora). La capacité d’absorption de Leiris le conduit à se fondre dans un univers culturel : ici il « rêve surréaliste », comme quelques années plus tard, il rêvera de façon psychanalytique, selon lui-même, quand il entreprendra une analyse avec le docteur Adrien Borel.

245 Michel

Leiris, L’Afrique fantôme [1934], in Miroir de l’Afrique, op. cit., 4 avril 1932, p. 394. à une enquête sur le rêve rédigée sur son journal, samedi 24 janvier 1925 (pp. 9394) et reprise comme telle dans Le Disque vert, Paris, Bruxelles, 3e année, 4e série, n° 2 [mars], 1925, pp. 34-35. 247 Sarane Alexandrian, chapitre VI « Les jours et les nuits de Michel Leiris », Le Surréalisme et le rêve, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1974, p. 349. 248 Ibid., p. 346. 246 Réponse

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Le second apport de Leiris à la revue réside dans la constitution d’un glossaire tout personnel. « Glossaire j’y serre mes gloses » Alors que la technique de l’écriture automatique est la pierre angulaire du surréalisme, Leiris la pratique en fait peu, préférant le rêve – sa spécialité. Il constituera ainsi un dictionnaire personnel publié en trois livraisons dans La Révolution surréaliste, sous le titre « Glossaire : j’y serre mes gloses »249. Ces deux cent trois définitions sont réellement novatrices, au regard des autres types de textes de la revue. Il s’agit bien d’un glossaire et non d’un dictionnaire, recueil de mots que les locuteurs d’une langue donnée connaissent ou doivent connaître. Le glossaire, en revanche, répertorie le lexique d’un domaine spécialisé, en l’occurrence le domaine intime de la personne de Leiris – son pays intérieur. Les mots choisis en entrée n’appartiennent pas à un lexique original qui serait propre au poète – ce ne sont pas des néologismes. Même s’ils ont une résonance personnelle, ils peuvent être employés par tous les locuteurs du français. Ce qui fait la différence par rapport à un dictionnaire classique se situe dans leur définition. Le procédé que Leiris emploie dans Glossaire j’y serre mes gloses est la rêverie sur la sonorité des mots. C’est un jeu homophonique qui repose sur la volonté de faire « rendre gorge », expression leirisienne, à un mot, c’est-à-dire faire sortir de l’intérieur de sa gangue signifiante (partie visible, sociale), un (ou plusieurs) sens personnel(s) que Leiris lui (ou leur) donne. Si ce travail se montre original dans La Révolution surréaliste, il n’est pas pour autant complètement novateur, si on se réfère à celui d’autres poètes qui ont aussi utilisé ce jeu d’homophones. Comme le rappelle Pierre-Henri Kleiber, « les explorations verbales de M. Leiris se situent à un moment de l’histoire de la création littéraire où réflexions théoriques comme expériences poétiques favorisent une approche des mots sous l’angle de leur identité et de leurs rapports formels250 ». En effet, Jean Paulhan avait publié en 1921, aux éditions du Sans Pareil (maison proche des surréalistes), un petit ouvrage, Jacob Cow le pirate ou si les mots sont des signes, dans lequel il montrait que 249 Michel

Leiris, « Glossaire : j’y serre mes gloses », La Révolution surréaliste, 1re année, n° 3, 15 avril 1925, pp. 6-7 ; n° 4, 15 juillet 1925, p. 7 ; 2e année, n° 6, 1er mars 1926, pp. 20-21. 250 Pierre-Henri Kleiber, Glossaire j’y serre mes gloses de Michel Leiris et la question du langage, L’Harmattan, coll. « Critiques littéraires », 1999, p. 39. Cette recension des prédécesseurs de Leiris est redevable à l’étude de Pierre-Henri Kleiber.

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les mots ne sont pas au service de la pensée, mais au contraire sont le moteur de cette dernière. Dans le texte introductif du numéro 3 du Glossaire j’y serre mes gloses, Leiris prend en charge cette idée que les mots entraînent la pensée : « En disséquant les mots que nous aimons, sans nous soucier de suivre ni l’étymologie, ni la signification admise, nous découvrons leurs vertus les plus cachées et les ramifications secrètes qui se propagent à travers tout le langage, canalisées par les associations de sons, de formes et d’idées251. » En 1924, dans Littérature, Roger Vitrac s’était livré dans Peau-Asie à un jeu verbal de permutation et de distribution phonétique. Mais ce qui est le plus proche du Glossaire de Leiris est la création de Marcel Duchamp, Rrose Sélavy, reprise par Robert Desnos 252 . En effet, comme l’indique Kleiber « deux orientations par-dessus tout annoncent dans la parole de Desnos celle que prend à son tour Leiris deux ans plus tard : c’est, en premier lieu, la dimension oraculaire des aphorismes. […] En second lieu, c’est la tentation de la définition253. » Ces deux poètes étaient en résonance avec l’ensemble du mouvement surréaliste qui affirmait la prédominance du signifiant sur le signifié et revendiquait l’autonomie du mot dégagé de son sens commun, ce qui débouchait sur la création d’un monde parallèle, émanation inconsciente de la personne humaine. En ce sens, pour reprendre la formule de Kleiber, « le Glossaire est un véritable acte de foi surréaliste, interrogation vigoureuse des rapports du langage à la pensée et au sens254 ». Même si Leiris s’insère dans une voie déjà frayée par ses prédécesseurs, son originalité se situe dans l’accomplissement du procédé. Il parvient en effet à porter à sa perfection l’usage du jeu phonétique en travaillant à la fois le signifiant et le signifié – la totalité du signe. Derrière le non-sens apparent, à travers les allers-retours de la lecture, du mot-entrée à sa glose, se dessine une « philosophie » de l’existence. Il ne se satisfait pas de la beauté des assonances et des paronomases, mais cherche à exprimer aussi des angoisses et une vision du monde pessimiste : « cadavre – le cadenas s’ouvre : c’est le havre, cadastre de nos lèvres. » Dans cette glose, une image prend forme, celle d’un tombeau qui s’ouvre, lieu du définitif. « Agonie – je divague, j’affirme et je nie tour à tour, honni par l’âge qui m’est une dague. » Là, les deux syllabes du motentrée donnent la clé, ag- et -nie exprimant le grand âge qui conduit à la mort 251 Michel

Leiris [Une monstrueuse aberration…], La Révolution surréaliste, 1re année, n° 3, 15 avril 1925, p. 7. 252 Robert Desnos, Corps et Biens [1930], Gallimard, coll. « Poésie », 1997. 253 Pierre-Henri Kleiber, Glossaire j’y serre mes gloses de Michel Leiris et la question du langage, op. cit., p. 45. 254 Ibid., p. 82.

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et au délire (affirmer et nier en même temps). De manière générale, les thématiques, outre les charges diverses contre la société et ses institutions, renvoient à la disparition, à la souffrance et au désabusement. Le principe de Glossaire j’y serre mes gloses repose donc sur l’idée de prendre un mot de la langue et d’en donner une définition personnelle en fonction des innombrables mots potentiels qu’il recèle. Le langage repose sur un jeu de substitutions de phonèmes qui sont forcément communs à de nombreux mots. Ces phonèmes sont présents dans les diverses positions du vocable, que ce soit au début, au milieu ou à la fin. En effet, chaque syllabe d’un mot est une invitation à la rêverie, à la dérivation signifiante qui transforme un mot en un autre selon la logique propre du locuteur et de sa psychologie. Tous ces mots, potentiellement présents en un seul, sont formés en conservant le préfixe et/ou le suffixe et/ou le radical du mot-entrée : « Emmerdant – le mal de mer et le mal de dents. », ou encore « Fiancée – au fil des ans défi lancé ». En outre, pour qu’une définition soit réussie, il convient qu’elle exprime l’esprit du mot : « Révolution – solution de tout rêve ». Dans cet exemple, la révolution prend son départ dans une utopie (un rêve) qui doit se réaliser (une solution). Certaines gloses prétendent prendre leur source dans l’étymologie comme « Décimer – détruire les cimes ». C’est une fausse étymologie, décimer vient en fait du latin decimare « punir de mort une personne sur dix255 ». Certaines gloses font abstraction des morphèmes, seule subsiste la première lettre ou bien une autre placée à un endroit quelconque du motentrée : « Dominer – délire dérisoire, dédale déchiré. » Déjà en 1925, Leiris pose les fondements de son œuvre autobiographique future. En fonction des personnes, les mots ont un sens particulier. Ils n’auront pas la même résonance selon l’époque et le milieu familial dans lesquels ils sont employés, ou tout simplement selon l’histoire et l’expérience de l’individu. Le langage est donc une affaire personnelle, individuelle avant d’être collective, semble penser Leiris en se livrant à l’écriture du Glossaire j’y serre mes gloses. Chaque individu possède une langue idiolectale qu’il se forge au sein d’une langue collective, faite de règles et de contraintes. Le langage poétique est ainsi une rébellion contre la langue officielle répertoriée dans les grammaires et les dictionnaires, il est un écart par rapport à la norme. Ce qui conduit la poésie à être souvent agrammaticale et à user de néologismes (non présents dans le dictionnaire), novations qui confèrent au poète un statut de découvreur de terres inconnues, d’une nouvelle langue sous la langue académique. 255 Jacqueline

Picoche, entrée « Dix », Dictionnaire étymologique du français, op. cit., p. 215.

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Mais pour parler une langue personnelle, il convient avant tout de parvenir à s’approprier la langue commune pour ensuite pouvoir s’en détacher. Ainsi chaque individu parle une langue étrangère que personne ne parvient à comprendre, dans la mesure où chaque mot à une valeur précise selon l’expérience de chaque locuteur. Ce concept de langue étrangère au sein de la langue commune est encore plus présent chez de grands écrivains qui s’appuient sur la langue commune pour s’en extraire et fonder ainsi une langue bien à eux. Ce n’est pas autre chose que Gilles Deleuze affirme : Autant dire qu’un grand écrivain est toujours comme un étranger dans la langue où il s’exprime, même si c’est sa langue natale. À la limite, il prend ses forces dans une minorité muette inconnue, qui n’appartient qu’à lui. C’est un étranger dans sa propre langue : il ne mélange pas une autre langue à sa langue, il taille dans sa langue une langue étrangère et qui ne préexiste pas256.

D’ailleurs, cette langue étrangère pourrait être assimilée à « une poétique de la dyslexie », selon un titre évocateur de Kleiber. En effet, celui-ci reconnaît parmi plusieurs gloses une simulation de pathologies auditive, visuelle et élocutoire. Certains syntagmes interrogatifs miment un défaut auditif : « Os (oh ! est-ce ?) » ; « Métamorphose – formation métallique ? mal morose », et sont dans le registre de l’à-peu-près, tant auditif que visuel. D’autres miment un défaut d’élocution, comme le bégaiement, par la répétition des mêmes phonèmes (« incendie – le sang, les sens : indices de cendre. »), l’aphérèse du langage enfantin comme le fameux -reusement leirisien pour « heureusement » et l’inversion ou l’altération de lettres : « orangé – l’aurore des anges ; – mes os y ont nagé. » Cet ensemble de troubles de la parole, de lapsus et d’achoppements divers ne sont-ils pas conçus pour simuler une certaine folie ? Simuler pour ne pas devenir effectivement fou est peut-être le moyen pour le poète de se délivrer du poids excessif que font porter sur lui la société et ses ramifications que sont la famille et les institutions. En mêlant en tous sens les mots et les lettres, Leiris se lave de la pensée cohérente (représentée par le consensus social de la langue commune) par l’invention d’un langage propre, désordonné. Alors que la parole sociétale est faite pour que les membres d’une communauté puissent se comprendre, la parole idiolectale ne se soucie guère que s’instaure une communication. On se situe alors dans la glossolalie, un « langage personnel de certains malades mentaux constitué de néologismes organisés selon une syntaxe rudimentaire », comme le définit le Petit Robert. Leiris est donc en parfaite harmonie avec certains 256 Gilles

Deleuze, Critique et clinique, Éditions de Minuit, 1993, p. 138.

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surréalistes, comme Antonin Artaud, qui voulaient s’adresser uniquement à la folie, à la marginalité, à la pathologie, à la partie sombre de l’individu, celle que la société effrayée rejette. D’ailleurs, Leiris ne se détermine-t-il pas comme un auteur « glossolalique », qui écrit des gloses, bien sûr, mais aussi qui se comporte comme un malade mental qui ne possède plus sa langue maternelle ? * Si les surréalistes ont oscillé sans cesse entre les activités psycholittéraires, conçues pour mettre au jour des forces inconscientes – porteuses d’une vérité irréductible –, et le combat politique pour soutenir le prolétariat dans sa lutte d’émancipation, Leiris dans La Révolution surréaliste s’est livré principalement à l’écriture poétique en laissant plutôt les diatribes contre la bourgeoisie à d’autres membres comme Breton ou Artaud. Pourtant, certaines déclarations collectives relevant du politique et du social, notamment celles publiées dans le numéro 3 conçu par Artaud, portent la marque de Leiris. Dans la « Lettre aux recteurs des universités européennes257 », non signée, la participation de Leiris est importante, révèle Paule Thévenin : « les deux premiers paragraphes sont entièrement de Michel Leiris. Le renseignement nous a été fourni par lui258. » Cette lettre, entre la critique sociale et la critique poétique, a pour objet la pensée rationnelle, telle que la conçoivent les intellectuels, qui emprisonne l’esprit humain sans lui permettre d’atteindre la plénitude. Leiris, au début de ce texte, souhaite l’avènement de la « Loi du cœur » qu’on peut traduire par l’absence de censure exercée par le social sur l’individu pour laisser advenir toutes les manifestations psychiques possibles, fussent-elle les plus incongrues. Lors du projet de fusion, à la fin de 1925, de La Révolution surréaliste, Clarté et Philosophies en une nouvelle revue, La Guerre civile, qui ne verra finalement jamais le jour, quelques rédacteurs écrivent mutuellement dans la revue amie. Tandis que les rédacteurs de Clarté, qui prennent pour modèle la révolution russe, offrent des articles à teneur marxiste et invitent à s’engager auprès du Parti communiste, les surréalistes se montrent moins enclins que les clartéistes à s’autodissoudre, synonyme de perte de leur individualité. Leiris est chargé d’apporter la marque surréaliste en refusant que les mots d’ordre politiques subordonnent les choix individuels, et en consacrant quelques 257

« Lettre aux recteurs des universités européennes », La Révolution surréaliste, 1re année, n° 3, 15 avril 1925, p. 11. 258 Paule Thévenin (éd.), Antonin Artaud, tome 1, Œuvres complètes, Gallimard, 1970, notes pp. 438-439.

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comptes rendus dans Clarté aux œuvres poétiques de Nerval, de Soupault, de Baudelaire, de Rimbaud, ou au philosophe russe Léon Chestov. On constate que les deux revues n’adoptent pas le ton de la revue hôte, mais conservent leurs préoccupations et leurs spécialités, comme si les deux parties craignaient, finalement, de perdre leur identité. Ce que résume Marcel Fourrier, le co-directeur de Clarté avec Jean Bernier : « l’absurde serait évidemment, dans le temps présent, de demander aux surréalistes de renoncer au surréalisme. Ont-ils demandé aux communistes de renoncer au communisme259 ? » Le passage du cénacle de la rue Blomet au groupe surréaliste est effectué avec facilité grâce à la proximité des deux groupes. Leiris sentait qu’il était nécessaire d’accéder à un groupe plus important, qui soit à l’avant-garde de la recherche existentielle, politique et artistique. L’admiration que suscitait Breton auprès de ses adeptes en raison de ses qualités intellectuelles et son aura n’a certainement pas été étrangère à la conversion de Leiris au surréalisme. Mais c’est aussi en raison de la personnalité trop dirigiste de son chef que Leiris se retirera du groupe. Après le second manifeste de Breton paru dans le dernier numéro de La Révolution surréaliste, qui était un règlement de comptes avec tous ceux qui n’étaient pas dans la ligne260, Leiris participa à la rédaction vengeresse d’un journal de quatre pages. Un cadavre fut imprimé en janvier 1930 par certains surréalistes qui avaient été exclus ou étaient partis de leur plein gré, comme Leiris, ou qui étaient dans la mouvance du mouvement, comme Bataille. Mais déjà, en 1927, Leiris avait pris ses distances avec le surréalisme et sa revue en ne participant plus aux diverses activités. On constate que la personnalité de Leiris présente cette caractéristique de passer de l’engouement pour une personne, à son rejet définitif ou durable. Dans tous les cas de figure, les relations distendues ne se renouent jamais complètement, en témoigne la lettre qu’il fait parvenir à Raymond Queneau, chargé de recueillir les réponses de l’enquête, demandée par Breton, sur la position idéologique de chaque membre : « La politique d’union sacrée ne me dit rien qui vaille, et j’ai toujours eu, par-dessus tout, horreur des replâtrages. Prenez cela, si vous voulez, pour réponse à votre (?) questionnaire261. »

259 Marcel

Fourrier, « Lettre aux lecteurs de Clarté », Clarté, n° 1, nouvelle série, 15 juin 1926. Cité par Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme, op. cit., p. 90. 260 André Breton, « Second Manifeste du surréalisme », La Révolution surréaliste, 5e année, n° 12, 15 décembre 1929, pp. 1-17. 261 Lettre citée dans Aliette Armel, Michel Leiris, op. cit., p. 276. Nous soulignons.

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DOCUMENTS (1929-1930)

Le 19 février 1929 est le jour que donne Leiris dans son journal pour dater sa rupture officielle d’avec le surréalisme. La période qui suit est marquée par une grande dépression qui empêche Leiris de se consacrer à l’écriture comme il le souhaiterait. Une incapacité à créer semble l’étreindre. Le surréalisme avait été pour Leiris une chance d’entrer dans l’avant-garde littéraire et de faire ainsi ses armes dans une revue. Ce mouvement était un lieu protégé dans la mesure où la réunion d’individus (groupes, cercles, cénacles…) ayant les mêmes centres d’intérêt et les mêmes objectifs favorise une certaine sérénité de ses membres. En avril, Leiris se reproche de s’être contenté d’une position trop confortable : « Le problème actuel consiste essentiellement en la destruction des tours d’ivoire qui ne sont après tout que des prisons la rupture de toutes les cloisons262. » S’être livré à Breton et perdre ainsi sa liberté de mouvement, tel est le reproche que formule Bataille à Leiris lorsqu’il voit son ami rejoindre le surréalisme. Leiris essaie bien de l’attirer dans ce groupe aux personnalités si riches, mais en vain ; le désir d’indépendance de Bataille était sûrement trop puissant pour qu’il accepte d’entrer dans un groupe dont le chef était déjà désigné. Il n’aurait été qu’un membre parmi d’autres ; il lui fallait, sinon le pouvoir, du moins la place de catalyseur qui impulse la pensée et bâtit des projets. Après la rencontre de Bataille et de Leiris en 1924, leur amitié devient immédiatement très intense, car chacun des deux hommes reconnaît chez l’autre une part de lui-même. « J’admirais non seulement, écrit Leiris, sa culture beaucoup plus étendue et diverse que la mienne, mais son esprit non conformiste marqué par ce qu’on n’était pas encore convenu de nommer l’“humour noir”263. » Mais ce n’est pas uniquement l’aspect intellectuel qui fascine Leiris chez son ami, c’est plus largement une attitude, une posture empreinte de dandysme, une « élégance tout en profondeur et qui se manifestait sans aucun vain déploiement de faste vestimentaire 264  ». On perçoit une grande admiration dans son témoignage écrit à la suite de la disparition de son ami en 1962 : il est celui qu’il aurait aimé être. Mais cette admiration n’était pas unilatérale. Bataille avoue avoir été intimidé devant la 262 Michel

Leiris, Journal 1922-1990, op. cit., p. 135. Leiris, « De Bataille l’Impossible à l’impossible Documents » [1963], in Brisées, Gallimard, coll. « Folio essais », 1992, p. 288. 264 Ibid., p. 289. 263 Michel

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personne de Leiris qui était, lui aussi, qualifié d’élégant, mais d’une élégance angoissée : « j’avais honte avec lui de parler de ce qui m’occupait tout entier. Non seulement je vivais dans ce sentiment de honte, mais Leiris était, de nous deux, l’initié265. » Contrairement à l’avis que Leiris portait sur lui-même (qu’il était le moins intelligent, le moins talentueux, etc.), il dégageait une certaine aura auprès de ses relations. Ainsi Leiris, qui éprouvait une intense fascination pour Bataille, commença à se placer dans son sillage, en essayant d’être aussi élégant que lui, tant dans l’apparence que sur le plan intellectuel. Si le passage au surréalisme de Leiris fut vécu par Bataille comme une trahison, pour celuilà ce choix ne signifiait en aucune façon qu’il voulait rompre avec lui. Simplement, il souhaitait élargir ses moyens d’expression en côtoyant des lieux où s’ébauchait la création. Pour le dire cavalièrement, il jouait sur plusieurs tableaux. Il n’était pas dans la rétention, mais dans l’amplification. En passant au surréalisme l’année de leur rencontre, Leiris, pour Bataille, commet un acte d’inimitié 266 en prenant le contre-pied de leur projet de constituer un mouvement « oui », opposé au mouvement « non » représenté par le mouvement dada et continué en partie par le surréalisme. Michel Surya conclut : « C’est donc d’un double oui que Leiris se détourne par le même mouvement qu’il rallie André Breton (oui à l’acquiescement et à Bataille), qu’il dit par deux fois non267. » Ce reproche est clairement formulé par Bataille dans son texte de 1951, « Le surréalisme au jour le jour », qui devait être le premier chapitre d’un livre qui ne verra jamais le jour. Bataille et Documents La cruauté du réalisme Malgré tout, à l’issue de l’aventure surréaliste, c’est vers Bataille que Leiris se dirige pour participer à la création de Documents, que le bailleur de fonds Georges Wildenstein l’avait chargé d’animer. Bataille, fondateur de la revue avec Georges-Henri Rivière, en était le secrétaire général, tandis que Leiris était nommé secrétaire de rédaction, puis gérant l’année suivante. Ces deux années d’existence de la revue permirent à Leiris d’exercer pour la 265 Georges Bataille, « Le surréalisme au jour le jour » [1951], Œuvres complètes, VIII, Gallimard, 1976, pp. 168-184, cit., p. 171. 266 Ibid. : « J’étais mécontent. Cela séparait Leiris de moi. Je l’aimais beaucoup et il me donnait à entendre que nos relations étaient secondaires. » 267 Michel Surya, « Georges Bataille, Michel Leiris : une intenable amitié », in « Exigence de Bataille. Présence de Leiris », Francis Marmande (éd.), Textuel, n° 30, mai 1996, p. 137.

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première fois de sa vie un emploi stable, ce qui lui offrit par la suite la possibilité de devenir membre de la mission Dakar-Djibouti. Mais surtout, en entrant à Documents, il trouva un lieu idéal pour s’éloigner de la « littérature » – jugée artificielle et inauthentique – et de ses querelles de chapelle que son expérience dans le surréalisme lui avait fait découvrir, pour s’intéresser à l’ethnographie, discipline qu’il avait déjà entrevue à travers son intérêt pour l’« art nègre ». Paradoxalement, comme le montre Jean Jamin, la revue Documents – considérée par les commentateurs récents comme le laboratoire de l’ethnologie française –, s’est en fait très peu intéressée à cette discipline, pour la raison que cette dernière était alors en gestation. Aucun des livres importants parus à l’époque ne sont mentionnés et seules de rares pages sont rédigées par des ethnologues professionnels : Bataille et ses proches collaborateurs n’avaient en réalité qu’une connaissance sommaire de l’ethnographie, y compris Leiris puisque c’est son voyage en Afrique qui lui donnera sa première expérience de terrain et l’envie de commencer de réelles études dans ce domaine. Dans son article « L’œil de l’ethnographe », il mentionne tout ce que l’Afrique évoquait pour l’enfant qu’il était, ce qui correspond à une « évaluation rapide du bagage de représentations qu’un jeune homme de la fin des années vingt peut se faire de l’autre et de l’ailleurs, du voyage et de la rencontre268 ». Dans l’esprit de Bataille, Documents fut conçu en réaction au surréalisme et plus précisément à sa revue La Révolution surréaliste. Comme le montre Georges Didi-Huberman dans La Ressemblance informe269, la revue fut par bien des côtés « une dérision active et implicite, qui ne se voit pas immédiatement, mais qui se déduit de certains rapports – de certaines ressemblances créées – entre ce qui est montré là et ce qui se montre ailleurs270 ». En effet, la série de portraits de Nadar illustrant l’article « Figure humaine » n’est qu’une reprise détournée, parodique, des célèbres portraits des surréalistes entourant une femme nue peinte par Magritte. Il faut rappeler qu’une partie des membres de Documents sont des transfuges de La Révolution surréaliste, comme Jacques-André Boiffard qui se chargea luimême du montage photographique, comme en témoigne Bataille dans un écrit de 1954 (il s’était également chargé du montage photographique paru dans 268 Jean Jamin, « Documents revue. La part maudite de l’ethnographie », L’Homme, n° 151, 1999, pp. 257-266, cit., p. 264. 269 Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Macula, 1995. Ouvrage sur lequel nous nous appuierons en partie pour l’étude de la revue Documents. 270 Ibid., p. 42.

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l’organe surréaliste271). Le reproche inexprimé de Bataille et de ses amis à l’endroit de Breton, se résume à une critique de l’autopublicité sans vergogne réalisée à travers la publication de leurs portraits dans les pages de la revue, genre dans lequel les surréalistes étaient passés maîtres. Un reproche similaire s’adresse à Breton lui-même par l’intrusion dans le photomontage de Jupiter placé au centre de la page. Le dieu romain sur son trône ne représente-t-il pas Breton en figure papale ? Il considérait Breton comme un faiseur sans éthique : « Ce qui me donna le plus de malaise n’était pas seulement le manque de rigueur, mais l’absence de cette cruauté pour soi-même, tout insidieuse, joyeuse et à dormir debout, qui ne tente pas de dominer, mais d’aller loin272. » En outre, Documents prend le contre-pied de La Révolution surréaliste en refusant « de poétiser ou métaphoriser, de ne rien rendre “surréel” ou surréaliste273 ». Les photos en regard de l’article de Bataille intitulé « Le gros orteil » montrent des orteils en gros plan sur fond noir, sans contexte (comme les autres doigts du pied). Ce sont des documents bruts conçus pour montrer la matérialité du réel et non pas imaginer un monde souterrain (la surréalité) dissimulé par le réel – les surréalistes se plaisant à privilégier l’invisible. Le dernier paragraphe de l’article est en cela une attaque tacite contre Breton et ses amis : Le sens de cet article repose dans une insistance à mettre en cause directement et explicitement ce qui séduit, sans tenir compte de la cuisine poétique, qui n’est en définitive qu’un détournement (la plupart des êtres humains sont naturellement débiles et ne peuvent s’abandonner à leurs instincts que dans la pénombre poétique). Un retour à la réalité n’implique aucune acceptation nouvelle, mais cela veut dire qu’on est séduit bassement, sans transposition et jusqu’à en crier, en écarquillant les yeux : les écarquillant ainsi devant un gros orteil274.

En rejoignant Bataille à Documents, Leiris lui-même commence sa conversion au « réalisme » qui se poursuivra tout au long de sa quête autobiographique275. D’ailleurs, c’est dans cette revue que Leiris s’essaiera à 271 Voir

Documents, 1929, n° 4, p. 201 ; La Révolution surréaliste, 1929, n° 12, p. 73 et Georges Bataille, [texte inédit], Œuvres complètes, op. cit., XI, p. 572. 272 Georges Bataille, « Le surréalisme au jour le jour », Œuvres complètes, op. cit., p. 173. 273 Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe, op. cit., p. 56. 274 Georges Bataille, « Le gros orteil », Documents, n° 6, novembre 1929, p. 302. 275 Denis Hollier date le passage de Leiris au réalisme au moment de son mariage avec Louise Godon, dite Zette : se marier c’est quitter l’imaginaire (la vocation poétique existante à peine) pour entrer dans le réel. « Son mariage constitue dans la vie et l’œuvre de Leiris un tournant réaliste dans lequel est impliquée sa conversion à l’écriture autobiographique. » Voir « La

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ce type d’écriture en relatant un souvenir d’enfance en ouverture de « Une peinture d’Antoine Caron » (ce dernier étant un peintre du XVIe siècle). Ce passage sur son enfance sera inséré dans L’Âge d’homme quelques années plus tard. Les différences entre les deux versions sont assez minimes. Le texte de Documents se veut plus brut et va à l’essentiel, sans donner les détails qu’on retrouvera dans le chapitre de L’Âge d’homme intitulé « La tête d’Holopherne ». Ces modifications apporteront une pâte « littéraire » à l’histoire, en rapportant, par exemple, que la « fillette » (et non plus la « petite fille ») porte « une robe de velours gris ». C’est que dans Documents, Leiris a conscience de faire du journalisme, alors que dans l’ouvrage, il doit se conformer au statut d’écrivain publié chez Gallimard. Une différence plus importante encore se situe dans le récit de rêves. Dans « Une peinture d’Antoine Caron », la dévoration par un loup est seulement mentionnée, alors que dans « Holopherne » les circonstances de l’apparition du loup sont décrites avec maintes précisions. Mais, d’une manière générale, les modifications apportées au texte initial n’ont pas d’influence majeure sur la compréhension des souvenirs d’enfance. Ce qui prouve que même pour un article, Leiris travaillait suffisamment la forme pour être en définitive satisfait du résultat, près de dix ans après276. On perçoit dans cet article, comme chez certains collaborateurs277 de la revue, l’influence majeure de Bataille – pour la cruauté de l’être humain associée à une dimension érotique. En devenant l’objet d’une tuerie ritualisée, l’homme perd sa dimension d’être élu par un dieu créateur pour ne former plus qu’un maillon de la chaîne des espèces vivantes : il est un animal au même titre que les autres espèces. Mais cette description dramatique n’est pas exempte de joie devant l’horreur, une cruauté enjouée, comme la décrit Georges Didi-Huberman en citant un texte de Bataille de 1928 : Mais c’est ici le lieu de préciser avec insistance le caractère étonnamment heureux de ces horreurs. Mexico n’était pas seulement le plus ruisselant des abattoirs à hommes, c’était aussi poésie jusqu’à Z », L’Ire des vents, n° 3-4, 1981, « autour de Michel Leiris », pp. 141-154, cit., p. 150. 276 Pour comparer les deux versions : « Une peinture d’Antoine Caron », Documents, n° 7, décembre 1929, pp. 348-350 (illustrations pp. 349, 351-353) et L’Âge d’homme [1939], Gallimard, coll. « Folio », 1995, pp. 102-104. 277 Paul Jacobsthal, (« Les têtes de Roquepertuse »), Documents, n° 2, 1930, pp. 92-95) présente des têtes de morts insérées dans des piliers en guise de sculptures. Roger Hervé (« Sacrifices humains du Centre-Amérique », Documents, n° 4, 1930, pp. 205-213) décrit le sacrifice humain des Aztèques, par arrachement du cœur, découvert par les conquistadors à la fois horrifiés et fascinés par un tel rite.

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une ville riche, véritable Venise avec des canaux et des passerelles, des temples décorés et surtout de très beaux jardins de fleurs. Même sur les eaux on cultivait les fleurs avec passion278.

Commençant par ses souvenirs d’enfance relatifs au sacrifice, au sang et à la cruauté, Leiris atténue l’aspect horrifique du tableau d’Antoine Caron, « Massacres d’une proscription romaine » – reproduit dans Documents avec trois détails accentuant le caractère dramatique du tableau –, par le fait de s’approprier une mythologie historique pour l’intégrer dans ses souvenirs personnels. Les têtes coupées, les mains qui pénètrent dans les corps, le sang qui gicle s’intègrent dans l’Histoire (donc de l’horreur médiatisée par l’art), sur laquelle s’édifie la fantasmagorie de Leiris. En ce sens, on a bien affaire à une cruauté enjouée, comme chez Bataille. L’année suivante, Leiris allait reprendre cette fascination pour les corps éventrés dans « L’homme et son intérieur », texte commentant des planches anatomiques d’Amé Bourdon, illustrateur du XVIIe siècle279. C’est l’intérieur, ce qu’on ne voit pas en temps ordinaire, qui rattache l’être humain à la nature. Le corps ouvert disséqué ressemble furieusement (la « ressemblance de chose » selon Didi-Huberman) à un autre mammifère. L’apologue qui ouvre ce texte est particulièrement frappant quant à l’horreur qu’inspire l’intérieur du corps, mettant en évidence notre appartenance à l’ordre animal : Une femme, apercevant à un étal de boucher un bœuf éventré qu’on vidait, éprouva un dégoût si profond qu’elle faillit tomber en syncope. Comme on la questionnait sur la crise à laquelle elle était en proie : – Est-ce que nous avons autant de vilenies dans le corps ? dit-elle. La réponse qu’on lui fit la décida à se laisser mourir de faim280.

Cette « sainte horreur » est ainsi un élément qui rapproche les deux amis. Elle n’est pas l’apanage d’un Bataille qui aurait converti Leiris à son fantasme, mais c’est une dimension faisant partie intégrante de la personnalité de Leiris acquise dès la petite enfance. Pour ce dernier, accéder au savoir (en l’occurrence comment fonctionne un corps humain) impliquait une frayeur, mais une frayeur nécessaire. La vérité incommode dans un premier temps, alors que l’illusion rassure – même si elle engendre également un malaise 278

Georges Bataille, « L’Amérique disparue » [1928], Œuvres complètes, op. cit., I, pp. 156157. 279 Michel Leiris, « L’homme et son intérieur », Documents, n° 5, 1930, pp. 261-266 (illustrations pp. 262, 263, 265). 280 Ibid., p. 261.

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souterrain jamais nommé explicitement. La vérité demande du courage, tandis que l’illusion se satisfait d’une situation médiocre et fausse. Les conflits C’est par l’intermédiaire de Pierre d’Espezel, alors collègue de Bataille au Cabinet des médailles de la Bibliothèque nationale, que ce dernier rencontre le marchand d’art Georges Wildenstein, qui avait pour projet de financer une nouvelle revue après La Gazette des Beaux-Arts. Dans l’esprit du financier et d’Espezel, tous deux membres du comité de rédaction, Documents devait être une revue pluridisciplinaire, destinée à un lectorat féru d’art, dans laquelle seraient présentés de manière classique des objets artistiques, archéologiques et ethnographiques : une revue voisine de La Gazette des Beaux-Arts, version arts primitifs281. D’ailleurs dans sa forme, Documents s’inspirait de la sobriété et de l’élégance de sa devancière. Or, dès le premier numéro, l’article de Bataille « Le Cheval académique282 » se veut une attaque contre l’idéalisme artistique, qui ne rendrait pas compte de la complexité humaine faite de frayeur, d’agressivité et de laideur. L’accusation d’idéalisme portée par Bataille était dirigée essentiellement contre les surréalistes qui évacuaient l’aspect apparent – la surface des choses – pour ne s’intéresser qu’à la transparence, l’invisible de la réalité. Pour Bataille, il convient de ne pas dissimuler « la nuit humaine, burlesque et affreuse 283  », mais au contraire d’exprimer la réalité sous des formes inesthétiques et choquantes (du point de vue du regard d’une époque). Le ton de la revue était donné. Le mécontentement ne tarda pas à s’exprimer sous la plume de Pierre d’Espezel : « […] D’après ce que j’ai vu jusqu’ici, le titre que vous avez choisi pour cette revue n’est guère justifié qu’en ce sens qu’il nous donne des « Documents » sur votre état d’esprit. C’est beaucoup, mais ce n’est pas tout à fait assez. Il faut vraiment revenir à l’esprit qui nous a inspiré le premier projet de cette revue, quand nous en avons parlé à M. WILDENSTEIN, vous et moi284. » Pourtant le représentant du bailleur de fonds, d’Espezel, aurait dû prendre toute la mesure de l’orientation que Bataille voulait donner à la revue, en se référant au texte publicitaire écrit par ce dernier : « Les œuvres d’art les 281

Le sous-titre des trois premiers numéros de la revue porte les mentions suivantes : Doctrines/Archéologie/Beaux-arts/Ethnographie. 282 Georges Bataille, « Le Cheval académique », Documents, n° 1, avril 1929, pp. 27-31. 283 Ibid., p. 30. 284 Extrait d’une lettre, datée du 15 avril 1929, de Pierre d’Espezel envoyée à Georges Bataille. Citée par Denis Hollier, éditeur de Georges Bataille, in Œuvres complètes, op. cit., I, p. 648.

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plus irritantes, non encore classées, et certaines productions hétéroclites, négligées jusqu’ici seront l’objet d’études aussi rigoureuses, aussi scientifiques que celles des archéologues285. » Il y est écrit explicitement que tout sera traité sur un pied d’égalité, que les objets d’étude les plus frustes, ne serait-ce que des pensées encore en gestation apparemment insensées, seront traités avec le même sérieux que s’il était question d’objets nobles approuvés par le monde scientifique. Ainsi, dès la sortie du premier numéro, deux clans se forment au sein de la revue. Celui qui souhaite que « les objets d’études soient austères, dénués de fantaisie, et surtout que les textes [soient] sans valeur littéraire ni originalité286 », purement descriptifs et informatifs, exempts de subjectivité ; et celui, composé d’anciens surréalistes, pour qui l’écriture ne doit pas être un simple instrument au service de la pensée, mais aussi, par son mouvement même, un engendrement de celle-ci. L’auteur s’engage personnellement, transmettant sa subjectivité, empreinte d’émotions et d’opinions, sans chercher à la dissimuler. L’écriture est un engagement de la personne au sein d’une époque donnée ; elle est, dit Roland Barthes, « un acte de solidarité historique », « le rapport entre la création et la société […], le langage littéraire transformé par sa destination sociale […], la forme saisie dans son intention humaine et liée ainsi aux grandes crises de l’Histoire287 ». Il ne faut pourtant pas réduire ces dissensions à une seule opposition Wildenstein-Bataille. Documents fut le lieu même de l’hétéroclite, ne seraitce que par les sujets proposés et par la diversité des collaborateurs. Comme le fait remarquer Leiris dans son article en hommage à Bataille, ceux-ci « venaient des horizons les plus différents puisqu’avec des écrivains situés à l’extrême pointe – la plupart, transfuges du surréalisme rassemblés autour de Bataille – avoisinaient des représentants de disciplines très variées288 ». La question que pose Catherine Maubon résume bien la situation : « qu’auraient à dire de commun un ex-surréaliste et un membre de l’Institut289 ? »

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Passage cité par Michel Leiris, « De Bataille l’Impossible à l’impossible Documents » [1963], in Brisées [1966], Gallimard, coll. « Folio essais », 1992, p. 293. 286 Denis Hollier, « La valeur d’usage de l’impossible », préface à la réimpression de Documents, Jean-Michel Place, 1991, p. VIII. 287 Roland Barthes, « Qu’est-ce que l’écriture ? », in Le Degré zéro de l’écriture [1953], Éditions du Seuil, coll. « Points essais », 1972, p. 14. 288 Michel Leiris, « De Bataille l’Impossible à l’impossible Documents », in Brisées, op. cit., p. 293. 289 Catherine Maubon, « Documents : La part de l’ethnographie », Les Temps modernes, n° 602, [spécial Georges Bataille], décembre 1998 - janvier-février 1999, p. 54.

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En réunissant tous ces collaborateurs si différents autour de lui, Bataille cherchait à la fois à préserver sa légitimité en faisant appel à des cautions scientifiques, à savoir des personnalités ayant des fonctions universitaires et académiques290, et à déstabiliser l’ordre social en recourant à la branche des surréalistes exclus qui continuaient à cultiver l’esprit de subversion291. Malgré ce cocktail détonnant, Bataille réussit à orienter ces personnalités aussi diverses vers un objectif commun : renverser l’ordre des valeurs. Un point de vue sur le monde Le relèvement du bas par le document À l’intérieur de ce disparate se dégage une certaine constante d’ordre idéologique qui donne le ton à la revue. La volonté de Documents est de mettre en valeur ce qui est habituellement relégué aux marges, en réaction contre les idées dominantes en Occident faites de croyance en la supériorité de l’être humain sur la nature, de l’homme blanc sur les « primitifs » que représente de manière emblématique le Noir. Leiris ne pouvait que souscrire à cette politique, lui qui depuis les années vingt ne cessait de vitupérer contre le sentiment de supériorité du Blanc stupide et de son représentant le plus caricatural, le bourgeois. « Vaniteuse et naïve, la race blanche s’imagine être seule au monde, et s’arroge le privilège de l’intelligence et de la civilisation. Il semblerait que plus les hommes ont la peau sombre, plus ils sont méprisés292. » Par effet de contraste, Leiris valorise tout ce qui provient du Noir. Ne vouet-il pas un culte infini à toutes leurs productions artistiques – même s’il leur conteste le terme d’art –, qu’elles soient picturales, cinématographiques ou 290 Le

comité de rédaction, en fonction dans les cinq premiers numéros avant de laisser la seule responsabilité à Bataille, est composé essentiellement de personnalités possédant des titres ou des fonctions d’instituts scientifiques. En témoigne cette liste exhaustive publiée dans Documents : Jean Babelon, du Cabinet des médailles ; docteur G[eorges] Contenau, du musée du Louvre ; Carl Einstein [historien d’art, philosophe et poète allemand] ; Pierre d’Espezel [du Cabinet des médailles] ; Raymond Lantier, du musée des Antiquités nationales de SaintGermain-en-Laye ; Paul Pelliot, de l’Institut ; docteur Reber ; docteur [Paul] Rivet, professeur au Muséum [et directeur du musée d’Ethnographie du Trocadéro] ; Georges Henri Rivière, du musée d’Ethnographie du Trocadéro [sous-directeur] ; Josef Strzygowsky, professeur à l’Université de Vienne ; Georges Wildenstein, directeur de La Gazette des Beaux-Arts. 291 Outre Michel Leiris, Jacques Baron, Robert Desnos, Georges Limbour, Jacques Prévert, Raymond Queneau, Roger Vitrac. 292 Michel Leiris, « Exposition Kalifala Sidibé (Galerie Georges Bernheim) », Documents, n° 6, novembre 1929, p. 343.

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musicales ? En n’admettant qu’avec difficulté que leurs créations relèvent du champ artistique, Leiris, contrairement à ce qu’il pense, reprend en fait des arguments racistes selon lesquels les Noirs, et plus largement les « primitifs », sont plus « agis » qu’ils n’agissent de façon consciente. Autrement dit, ces derniers appartiendraient plus au règne animal qu’au règne de l’être humain (occidental), qui seul réalise des œuvres artistiques grâce à son intelligence et à sa maîtrise de soi. Le Noir est en effet, d’après Leiris et les dissidents du surréalisme, un individu dont les forces vives, étant en contact avec la nature, sont aptes à créer du sublime dans la simplicité. On peut critiquer cette généralisation qui ne prend pas en compte le fait que les noirs américains (souvent pris en exemple pour étayer sa thèse sur la supériorité de l’Africain) sont loin de leurs origines et qu’ils sont plutôt influencés par la civilisation de l’Amérique des grandes villes. C’est seulement cinquante-cinq ans plus tard que Leiris reconnaîtra que cette valorisation systématique de l’« incivilisation » n’était en fait qu’une « sorte de racisme à l’envers », reprenant les clichés sur la « sauvagerie » des hommes noirs, leur sensibilité ne faisant qu’un avec la nature 293 . Ainsi, Documents est une entreprise de relativisation et devient, entre les mains de la tendance Bataille, « une machine de guerre contre les idées reçues294 », comme le résume parfaitement Leiris. La fondation de Documents correspond au moment où s’élaborent la réflexion des ethnologues concernant la muséographie, et son application pratique à travers la rénovation du musée d’Ethnographie du Trocadéro. Dans le premier numéro, George Henri Rivière, après avoir relevé les motifs qui ont conduit au déclin du musée (manque de moyens financiers entraînant une activité réduite, vétusté du lieu, méthodes muséographiques démodées) envisage son réaménagement (catalogage systématique des collections ; ségrégation des collections selon le public concerné [grand public/chercheur] ; installation électrique pour les vitrines ; répartition harmonieuse des aires géographiques ; catalogage de la bibliothèque et politique d’acquisition d’ouvrages et de collections ; publicité de l’activité muséographique par l’intermédiaire de publications) et indique le danger à éviter : que le musée ne 293 Michel

Leiris, « L’Autre qui apparaît chez vous », entretien avec Michael Haggerty dans « La France découvre le jazz », numéro spécial de Jazz magazine, n° 325, janvier 1984, p. 36. Voir également l’entretien de Michel Leiris avec Sally Price et Jean Jamin, Gradhiva, n° 4, été 1988 ; réédition in C’est-à-dire, op. cit., à propos de son mépris pour les civilisations blanches : « […] au départ, je croyais véritablement que les civilisations dites primitives étaient supérieures aux nôtres. C’était une espèce de racisme retourné », p. 23. Voir aussi Michel Leiris, « Civilisation », Documents, n° 4, septembre 1929, à propos de la relation des hommes noirs avec la nature : « ces créatures émouvantes comme des arbres », p. 222. 294 Michel Leiris, « De Bataille l’Impossible à l’impossible Documents », in Brisées, op. cit., p. 293.

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devienne, sous l’effet de la mode pour l’art primitif, « un Musée de BeauxArts, où les objets se répartiraient sous l’égide de la seule esthétique295 ». La fonction d’un musée d’ethnographie est d’accueillir des objets de la vie quotidienne représentatifs d’une culture, même s’ils sont dénués de qualités esthétiques, selon les critères en vigueur des Occidentaux. L’objet utilitaire doit être confronté à l’utilisateur et non pas être exposé seul, car alors l’esthétique reviendrait en force, comme Marcel Duchamp l’a montré en exposant un urinoir dans un musée : il devient une œuvre d’art à part entière au même titre que toute création plastique. Pour cela, Marcel Griaule recommande d’introduire un dessin ou un mannequin permettant au spectateur de visualiser comment l’objet s’utilise pratiquement. « On admirera la forme d’une anse, mais on se gardera bien d’étudier la position de l’homme qui boit, et de se demander pourquoi, chez de nombreux peuples, il est honteux de boire debout296. » Toutefois, comme l’a signalé Didi-Huberman, il ne s’agit pas d’un anti-formalisme, mais uniquement d’un anti-esthétisme, car Griaule, en l’occurrence, confronte une forme (l’anse) à une autre (la position de l’homme qui boit) : « Ne voir que l’anse, c’est être “esthète” ; mais ne voir que l’homme qui boit, sans prendre garde à sa “position” – relative à la “forme” même de l’objet –, ce serait être fonctionnaliste, danger épistémologique symétrique du précédent297. » Denis Hollier, quant à lui, présente la problématique de la valeur d’usage de l’objet par rapport à sa valeur d’échange quand celui-ci est jugé de manière esthétique298. Un objet sorti de son contexte, du seul fait d’être déplacé et posé à l’intérieur d’une vitrine, perd son caractère utilitaire – sa valeur d’usage – pour se transformer en objet culturel, ou même artistique. Il convient de remettre l’objet dans le contexte de son environnement par des schémas ou des photographies montrant comment l’homme l’affecte dans son quotidien, afin de préserver la raison d’être de cet objet. En cela, rendre compte d’une culture dans toute sa vérité implique d’introduire à l’intérieur du musée le vulgaire, autrement dit ce qui provient du « commun du peuple » et non de ses productions uniques comme les œuvres d’art299. Pour la première fois, l’objet présenté dans le musée ne l’est pas pour ses qualités esthétiques, mais pour des raisons utilitaires : le bas accède à l’exposition. 295 George-Henri

Rivière, « Le Musée d’Ethnographie du Trocadéro », Documents, n° 1, avril 1929, p. 58. 296 Marcel Griaule, « Poterie », Documents, n° 4, 1930, p. 236. 297 Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe, op. cit., p. 17. 298 Denis Hollier, « La valeur d’usage de l’impossible », op. cit., pp. IX-XIV. 299 « Vulgaire » vient du latin vulgus « le commun du peuple ». Voir Jacqueline Picoche, Dictionnaire étymologique du français, op. cit.

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Cette revalorisation de la marginalité – ou comme écrit Jean Jamin, une « “péjoration” de l’objet scientifique300 » – plus à même de montrer la réalité, passe avant tout par les faits qui permettent qu’une théorie se constitue. Les préjugés, eux, comme ce mot l’indique, sont le résultat d’une opération inverse : condamner avant de juger. L’élément ainsi mis en avant permet de « juger sur pièces », en connaissance de cause. Au même titre que les autres sciences sociales, cette méthode appartient à l’ethnologie qui s’appuie sur des « documents » culturels (objets, paroles, comportements…) pour étudier et comprendre une société dans sa manière d’agir et de penser. Les objets, rapportés des voyages ou découverts au cours de fouilles, sont destinés à être exposés dans des musées, mais aussi à être étudiés pour que soit découvert le monde dont ils sont issus. À travers des fragments se révèle l’ensemble d’une civilisation. C’est ce que développe Jean Copans dans son Introduction à l’ethnologie et à l’anthropologie : « La culture s’explique d’abord par ses produits, par sa matérialité : les objets actuels, à l’instar des vestiges archéologiques, permettent de reconstituer les origines de l’humanité, de comparer les techniques et le sens des objets, de classer à distance, à partir d’échantillons, les sociétés et les cultures301. » Dans Documents, on ne privilégie pas seulement des objets matériels, comme des monnaies grecques et gauloises, pour découvrir la structure profonde de la pensée des civilisations disparues (le côté refoulé des sociétés), mais aussi des objets immatériels (des faits divers) qui sont aussi un moyen de comprendre le système des sociétés actuelles 302 . L’objet, aussi bien matériel qu’immatériel, est une preuve qu’il faut faire parler, à la manière de Marcel Griaule qui interrogeait ses informateurs (objets humains) en s’inspirant « ouvertement d’un protocole d’enquête de type policier 303  », comme le souligne Jean Jamin. Si la relativisation est bien au service de la vérité, il n’en est pas moins vrai que la démarche est aussi conçue pour choquer, par pur souci d’opposer la contradiction. En cela, il convient de ne pas présenter seulement des objets de bon goût, jugés par des esthètes ou par les spécialistes de disciplines « sérieuses ». C’est dans cette perspective que dès le numéro quatre le soustitre de la revue se transforme : le mot « Doctrines » est supprimé au profit de « Variétés ». La sortie de « Doctrines » peut se comprendre dans la mesure où 300 Jean Jamin, « Documents et le reste… De l’anthropologie dans les bas-fonds », La Revue des revues, n° 18, 1994, p. 19. 301 Jean Copans, Introduction à l’ethnologie et à l’anthropologie, Nathan, coll. « 128 », 1996, p. 13. 302 Georges Bataille, « Le cheval académique », Documents, n° 1, avril 1929, pp. 27-31. 303 Jean Jamin, « Introduction », in Michel Leiris, Miroir de l’Afrique, op. cit., p. 38.

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la doctrine (au singulier) de Documents – prendre le contre-pied des idées reçues – se révèle être un esprit qui irrigue la revue plutôt qu’une discipline304. En revanche, introduire « Variétés » relève de la pure provocation305. Quoi de plus scandaleux que de mêler aux spécialités reconnues que sont l’archéologie, les beaux-arts et l’ethnographie (en passe d’acquérir une légitimité scientifique) une notion aussi bigarrée ? On peut présumer que cette modification a certainement déplu à M. Wildenstein. Bien que la majorité des textes concernant cette « spécialité » (la variété) soient relégués à la fin des numéros sous l’intitulé « Chronique », certains sont néanmoins placés dans la partie consacrée aux « articles de fond », appellation inexacte, car le nombre de pages des articles les plus longs est souvent inférieur à cinq. On peut se demander pourquoi Bataille n’a pas joué davantage le jeu de la provocation en investissant la partie noble de la revue par des genres « impurs » comme le cinéma, le music-hall, la chanson populaire (la « variété ») ou le jazz. C’était probablement par prudence, pour ne pas excéder outre mesure le bailleur de fonds. En revanche, dans la partie « Chronique », les textes vantant les productions populaires sont nombreux. Leiris pour sa part participe activement à cette catégorie en donnant des comptes rendus de spectacles importés d’Amérique (Porgy, Black Birds), de films (Fox Movietone Follies de David Butler), de disques de jazz, en faisant l’éloge du primitif et du prolétaire. La rubrique « Chronique » commence par une sous-rubrique, « Dictionnaire », dans laquelle Bataille résume son projet de contester la classification du monde et de refuser la domestication de la pensée. Pour lui, s’intéresser à ce qui n’appartient pas au genre noble relève de ce qu’il appelle l’« informe ». Ce qui est informe a non seulement droit de cité, comme ceux qui n’ont pas droit à la parole, mais de plus, la notion est un instrument intellectuel fertile. Sa sentence selon laquelle « un dictionnaire commencerait à partir du moment où il ne donnerait plus le sens, mais les besognes des

304

Le Littré donne pour définition : « L’ensemble des dogmes, soit religieux soit philosophiques, qui dirigent un homme dans l’interprétation des faits et dans la direction de sa conduite. » 305 Si on prend le terme « variété » stricto sensu (au pluriel), c’est-à-dire au sens de spectacles comprenant des attractions variées – l’équivalent du music-hall – aucun texte ne relève de ce sujet. Toutefois, en élargissant le sens, on peut englober les productions diverses à caractère populaire. Trois textes semblent relever de ce genre : deux de Bataille (« Les Pieds Nickelés », Documents, n° 4, 1930, pp. 214-216 et « Le Tour du monde en quatre-vingts jours », un spectacle au Châtelet, Documents, n° 5, octobre 1929, pp. 260-262) et un de Robert Desnos consacré au film de S. M. Eisenstein (« La ligne générale », Documents, n° 4, 1930, pp. 220221).

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mots306 » est un écho théorique a ce que pratiquait poétiquement Leiris dans La Révolution surréaliste : il y constituait un glossaire qui, ne définissant plus un mot par son sens, s’efforçait de « donner sa besogne », libérer ses potentialités au moyen de sa déstructuration. Tous les deux refusaient ainsi d’enfiler une « redingote » (expression de Bataille), de se situer dans l’académisme de la pensée, conçue pour (se) rassurer. L’adjectif « populaire » est appliqué par Leiris à toute manifestation porteuse de dynamisme, de jeunesse et d’authenticité, qualités dont manque cruellement le monde bourgeois, ainsi que ses productions culturelles dépourvues de poésie, sentant la naphtaline. À cette époque, la bourgeoisie semblait condamnée par l’histoire, devant laisser place au prolétariat dont l’influence prenait toujours plus d’ampleur, depuis que la révolution russe avait donné l’exemple au reste du monde. Leiris et ses compagnons, à chaque livraison de Documents, se plaçaient résolument à gauche sur l’échiquier politique, en choisissant comme objets d’étude des sujets aussi scabreux que le crachat – afin de valoriser le corps que l’esprit bourgeois refusait d’admettre dans ses représentations, ou encore l’intérieur humain, habituellement occulté pour des raisons de bienséance307 . Prendre parti pour la vulgarité revenait à révéler aux lecteurs où se plaçait la sensibilité politique de la revue. De même, prendre comme point de référence les occurrences les plus fréquentes, plutôt que l’exceptionnel et le luxueux, n’était pas un hasard. Ce choix intellectuel était aussi politique. Cela revenait en substance à déclarer : le bas étant représentatif d’une civilisation, puisque courant, il doit accéder à la scène scientifique et politique. En revanche, le haut, dépourvu de légitimité, puisque minoritaire, est à négliger308. Ainsi, la 306

Georges Bataille, « Informe », Documents, n° 7, décembre 1929, p. 382 : « Ainsi informe n’est pas seulement un adjectif ayant tel sens mais un terme servant à déclasser, exigeant généralement que chaque chose ait sa forme. » 307 Michel Leiris, « Crachat. 2) l’eau à la bouche », Documents, n° 7, décembre 1929, p. 381 : « Le crachat touche de très près aux manifestations érotiques, parce qu’il introduit le même « à vau l’eau » que l’amour dans la classification des organes. » ; « L’homme et son intérieur », Documents, n° 5, 1930, p. 261 : sur les planches anatomiques « […] le corps humain s’y trouve révélé dans son mystère le plus intime, avec ses lieux secrets et les réactions souterraines dont il est le théâtre, bref accompagné de tout ce qui lui confère une valeur magique d’univers en réduction. » 308 Leiris, qui reconnut que faire systématiquement l’éloge des Noirs était du « racisme à l’envers », n’a probablement jamais pris conscience qu’en affirmant que la « masse » était plus instinctive qu’intellectuelle, qu’en valorisant le populaire, il pratiquait encore une « forme de mépris à l’envers » pour la classe ouvrière. En revanche en 1969, pendant les Semaines cubaines de Grenoble, il affirmera, gauchisant ainsi son point de vue, qu’il ne fallait pas transiger sur la qualité des œuvres, pas plus qu’adapter l’art pour un public n’ayant pas reçu de formation adaptée à sa réception, contrairement à ce que désiraient certains participants jugeant

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provocation méthodologique devenait la métaphore d’un combat qui se jouait sur le plan politique. Tous ces comportements, destinés à rendre bancal le monde occidental et à souligner ses absurdités afin de hâter sa chute, s’accompagnaient d’une remise en cause des notions de beau et de laid. Une contre-esthétique Documents se voulait le lieu où l’on mettait à mal l’esthétique traditionnelle que l’on rencontrait dans les revues d’art et les musées. Il s’agissait de confronter l’esthétisme aux faits « les plus inquiétants » et de « détourner le positivisme des faits ethnographiques par leur mise en situation, voire leur mise en forme aux côtés des œuvres contemporaines “les plus irritantes” ». L’objet de la revue consistait « à créer de stupéfiants passages, ou rapports, entre des objets différents par leur statut, des objets “hauts” et des objets “bas”309 ». Pour qu’une production artistique acquière un intérêt auprès de l’équipe rédactionnelle, paradoxalement il faut qu’elle soit dépourvue de qualités artistiques : « il n’entre pas dans ce spectacle le moindre soupçon d’esthétique310 », dit Leiris. Déjà au temps du surréalisme, celui-ci rejetait la notion d’œuvre d’art et les spécialités artistiques, comme la littérature conçue pour « faire de l’effet » et domestiquer le langage. La notion de beau est bannie au motif qu’elle ne serait qu’une formation du goût inspirée par un cadre culturel – le sentiment du beau comme mise en conformité avec un code. Si plus rien n’est objectif, il faut faire confiance non pas à son goût, perverti par la société, mais plutôt à ses propres émotions, qui viennent des profondeurs de l’être humain et qui réveillent le désir. Chercher l’essence pour trouver la vérité, du moins une vérité personnelle. Celle-ci n’advient que lorsque « le dehors semble brusquement répondre à la sommation que nous lui lançons du dedans, où le monde extérieur s’ouvre pour qu’entre notre cœur et lui s’établisse une soudaine communication311 ». C’est pour Leiris la définition même de la « crise », autrement dit de la poésie. Cette conception s’insère dans les idées avant-gardistes, tant artistiques que politiques, des années vingt et trente, qui remettaient en cause la raison, l’intelligence, et valorisaient plutôt les émotions et les sens. En cela, Documents est en phase avec certains inaccessibles à des paysans les toiles de Picasso ou les romans de Kafka (Leiris enregistré lors d’une allocution, in « Michel Leiris : du risque de soi », France Culture 19 août 2000). 309 Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe, op. cit., p. 18. 310 Michel Leiris, « Fox Movietone Follies of 1929 », Documents, n° 7, décembre 1929, p. 388. 311 Michel Leiris, « Alberto Giacometti », Documents, n° 4, septembre 1929, p. 209.

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mouvements aussi différents que le surréalisme et le fascisme, prônant l’abolition de la réflexion au profit des passions, qu’il ne faut pas tenter de réfréner. En revanche, la psychanalyse, qui s’appuie également sur le principe de la libération des pulsions les plus archaïques, inconscientes, cherche à ce que ces pulsions deviennent conscientes afin qu’elles perdent de leur efficace. La critique de l’esthétique est celle qui revient le plus dans tous les articles de Documents, car la recherche du beau serait un refus de voir la réalité souvent désagréable aux hommes. Ne pas jeter de voile sur la réalité la plus crue devient ainsi une affirmation en faveur de la vérité. C’est en raison de cette volonté courageuse de faire face à son propre malaise et de ne pas se contenter des illusions du mensonge que Robert Desnos s’oppose à l’esthétique cinématographique – la première avant-garde des années vingt – telle que peuvent la pratiquer des cinéastes comme Marcel Lherbier, Germaine Dulac, Abel Gance, Jean Epstein et René Clair. À rebours, Erich von Stroheim s’impose comme le metteur en scène le plus révolutionnaire parce qu’il ne craint pas de montrer en l’homme la beauté comme la laideur : « Il n’y a de révolutionnaire que la franchise312. » Leiris, lui-même, était très attaché au désir d’être honnête avec lui-même, en refusant, par exemple, d’utiliser des termes qui peuvent en imposer au lecteur tout en étant vides de sens ou purement décoratifs. Dans son journal daté de mai 1929, il s’attache à répertorier les écueils qu’il doit éviter pour ne pas se payer de mots : Comme première sévérité à exercer dans le domaine poétique, il faudrait exclure impitoyablement non seulement tous les mots rares, – mais même les mots compliqués, lorsqu’un mot plus simple peut être mis à leur place. {Par exemple, ne plus jamais employer de termes tels que : onirique, etc.} Prendre comme point de départ d’un poème un sentiment plutôt qu’un spectacle (réel ou hallucinatoire) et ne pas chercher à mettre partout des images. Éviter le plus possible la rhétorique, qui consiste à faire de très longues phrases pour feindre qu’on a du « souffle », et à accumuler les adjectifs313.

L’esthétique est ainsi remise en question, étant trop éloignée des manifestations les plus courantes de la vie. D’où l’intérêt d’étudier non pas ce qui est exceptionnel, mais ce qui est fréquent. Les ethnographes ont diffusé au sein de la revue l’idée que la vie ne pouvait faire l’économie du changement et du déplacement. La stabilité est le signe que la société, incapable de se renouveler, n’est plus en mesure de se survivre 312 Robert 313 Michel

Desnos, « Cinéma d’avant-garde », Documents, n° 7, décembre 1929, p. 387. Leiris, Journal 1922-1989, mai 1929, op. cit., p. 145.

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à elle-même. En ce sens, le désir de vouloir figer le monde pour sauvegarder ce qui en fait la pureté est une aberration, car seul l’apport de l’étranger permet à un système de recouvrer une vigueur nouvelle. La volonté de purifier revient à se condamner à disparaître. Toute purification passe par un rejet qui consiste à ne conserver que la partie « noble ». Cette tendance conduit à laisser dans l’ombre toutes les manifestations de la société, pourtant les plus fréquentes, qui ne répondent pas aux critères du beau et de l’important. Ce travail de purification entraîne un phénomène de raréfaction : ce qui est rare est nécessairement digne d’intérêt. Pour s’opposer à cette culture « incestueuse » qui sévit dans les milieux culturels et artistiques, les ethnographes affirment l’utilité du multiple et du commun. Marcel Griaule, dans son article « Un coup de fusil », fait retentir la détonation de la contradiction : « L’ethnographie – il est bien ennuyeux d’avoir à le répéter – s’intéresse au beau et au laid, au sens européen de ces mots absurdes. Elle a cependant tendance à se méfier du beau, qui est bien souvent une manifestation rare, c’est-à-dire monstrueuse d’une civilisation314. » Paradoxalement, le beau monstrueux et le laid, ou leurs corollaires – le quelconque ou l’abondant, acquièrent ainsi des lettres de noblesse. L’article de Griaule explicite la boutade attribuée à Marcel Mauss : « Une boîte de conserve caractérise mieux nos sociétés que le bijou le plus somptueux ou que le timbre le plus rare315. » Les ethnographes ont disséminé, auprès des critiques d’art de Documents, l’idée que le bas renseigne davantage que le beau, qui n’est qu’un paravent dissimulant les aspérités de la réalité. En accueillant les sciences humaines dans une revue d’art, on leur reconnaissait « une fonction d’“avant-garde” capable de transformer le développement et la nature même des “beauxarts”316 ». En effet, l’art ne fonctionnait plus en vase clos, mais était ouvert sur le monde et sur les autres connaissances humaines : « ce que Georges Bataille et ses amis mettaient en question […] n’était rien d’autre ici que l’autonomie des beaux-arts, l’académique spécificité de leur système autotéléologique et 314 Marcel Griaule, « Un coup de fusil », Documents, n° 1, 1930, p. 133 : « […] ce qu’il importe surtout de connaître, ce sont tous les aspects, ou tout au moins l’aspect moyen, d’une civilisation et non l’aspect exceptionnel qu’elle revêt dans les classes privilégiées. Pour l’ethnologue, la maison du pauvre est aussi, sinon plus, précieuse à étudier que le palais du riche ; l’outil le plus humble, le plus imparfait, la poterie la plus grossière a autant, sinon plus, de valeur à ses yeux que le vase le plus finement décoré, et ce n’est que sur l’état culturel moyen dans une région déterminée que doivent porter ses comparaisons. » 315 Citée par Jean Jamin, « Documents et le reste… De l’anthropologie dans les bas-fonds », op. cit., p. 18. 316 Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe, op. cit., p. 16.

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fatalement hiérarchisé dans son fantasme séculaire : ce que la Renaissance avait imposé sous le terme “arts libéraux”317. » Apparu chez les collectionneurs autour de 1905, l’« art nègre », devenu une mode après la Première Guerre mondiale, a été le point de départ de l’ouverture de l’art vers les cultures non occidentales. Cette découverte fut considérée comme un renouveau, une « aide que ces œuvres pouvaient apporter aux artistes européens en quête de nouvelles techniques 318  ». Les critiques de Documents se situent donc dans cette tendance à la friction des cultures entre elles et des domaines entre eux dans un but de renouvellement des techniques artistiques et plus largement de la pensée. Ils se font les avocats des artistes méprisés tout au long des siècles pour avoir peint des œuvres jugées repoussantes ou barbares. Plusieurs textes se plaisent à dresser l’historique de ces génies picturaux incompris en leur temps, qui se sont heurtés aux idées académiques de leurs contemporains (le public et les critiques d’art), incapables de bouleverser leur vision des choses 319 . Si les critiques de Documents mettent l’accent sur ce point, c’est afin de relativiser les avis esthétiques : ce qui est considéré comme inesthétique sera peut-être demain jugé digne d’être classé au rang de chef-d’œuvre320. L’œuvre artistique d’abord honnie se révèle avoir un destin similaire à celui de l’objet des ethnographes dépourvu de valeur esthétique, mais non de valeur utilitaire. Tous les deux sont revalorisés, car ils révèlent une civilisation mieux que ce qui est officiel, reconnu, rangé, classifié. En mettant au jour la partie résiduelle cachée, on a accès au cœur du fonctionnement d’une société. Cette défense des artistes est en fait conçue à des fins pédagogiques. Il convient d’éviter de passer à côté de l’art essentiel qui se pratique en 1930. C’est un pari sur l’avenir : la peinture moderne, incompréhensible aujourd’hui pour le public, demain sera classique. Marie Elbé remarque en conclusion de sa démonstration : « Nous ne serons pas moins surpris de cette violence de la révolte contre Courbet que de la rapidité avec laquelle elle s’est chargée en une acceptation, sinon une admiration, unanime. C’est qu’il fut dépassé à son 317 Ibid.,

pp. 16-17. Leiris, Afrique noire : la création plastique [1967], in Miroir de l’Afrique, op. cit.,

318 Michel

p. 1132. 319 Marie

Elbé, « Manet et la critique de son temps », Documents, n° 2, 1930, pp. 84-90 ; Marie Elbé, « Le scandale Courbet », Documents, n° 4, 1930, pp. 227-233 ; Paul Jamot, « L’exposition Delacroix », Documents, n° 5, 1930, pp. 249-260. 320 Si pendant longtemps les objets utilitaires furent considérés comme inesthétiques parce que fonctionnels, c’est qu’on ne voyait pas que ces objets (à plus forte raison lorsqu’ils étaient conçus pour honorer un dieu : une toile, une fresque, un totem…) témoignaient aussi d’une volonté d’y introduire de la beauté. L’art ne correspond jamais véritablement à la doctrine de « l’art pour l’art », mais est toujours en relation avec un objectif extra-artistique.

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tour – et très vite, – par les impressionnistes qui l’emportèrent dans la provocation321. » Pour sa part, le musicologue André Schaeffner explique le dénigrement des artistes novateurs par la déstabilisation des critiques et a fortiori du public qui ne peuvent les comparer qu’à ce qui leur est familier. Comme il le remarque à propos de la musique d’Igor Stravinski, les critiques jugent un artiste inégal lorsqu’ils ne parviennent pas à distinguer l’unité stylistique d’une production. La surprise perpétuelle qu’engendre le travail d’un artiste supprime le signe de reconnaissance et invalide ainsi son talent. « Ils ne connaissent d’un art que l’ornière dans laquelle ils se sont traînés, et les exemples que les écoles mettent en honneur 322 . » Mais pour Leiris, la capacité de renouvellement est signe d’inventivité créatrice. En témoigne son éloge de Picasso perçu comme un génie toujours en avance sur sa peinture. D’ailleurs, ce peintre l’a fasciné tout le long de sa vie et sa peinture fut l’objet d’études recueillies après sa mort dans Un génie sans piédestal. Le combat à mener au présent pour ne pas réitérer les erreurs du passé est d’accueillir généreusement la nouveauté, c’est pourquoi aucun article consacré à un artiste d’hier ou d’aujourd’hui ne peut se résumer à l’éreintement de ce dernier. Adhérer sans réserve aux productions humaines tant sociales que culturelles devient donc la règle et l’éthique de Documents – exception faite pour le mode de vie occidental qui est définitivement, selon les producteurs de la revue, une stupidité. On se rappelle qu’en 1924, peu de temps après leur rencontre, Leiris et Bataille avaient eu le projet de lancer une revue qui se serait intitulée « Oui » en réaction au non dadaïste. La création de Documents s’avère être le prolongement de ce projet avorté. Malgré ce penchant pour la diversité de l’art, il se dégage de ce projet une conception de l’art, fondée sur l’élection, par laquelle ce dernier prend sa source dans la réalité, sans se réduire à la reproduction pure et simple de cette dernière. Une des figures marquantes de Documents est celle de Carl Einstein323 qui a diffusé cette idée de l’art auprès des collaborateurs de la revue, Bataille et Leiris en particulier. Comme l’explique Didier Ottinger324, la conception de 321 Marie 322 André

Elbé, « Le scandale Courbet », op. cit., p. 232. Schaeffner, « Le Capriccio d’Igor Strawinsky », Documents, n° 7, décembre 1929,

p. 346. 323 « Historien d’art, philosophe et poète allemand (1885-1940), ami de Kahnweiler […], s’installe à Paris en 1928. […] Einstein est notamment l’auteur des tout premiers textes consacrés à l’art africain envisagé sous l’angle de la “création plastique”. » Note de Jean Jamin in Michel Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., 1929, p. 853. 324 Didier Ottinger, « Isolateur et court-circuit », Les Temps modernes, n° 602 [spécial Georges Bataille et les revues], décembre 1998 - janvier-février 1999, pp. 66-77.

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Carl Einstein s’oppose à celle d’André Breton, pour qui l’art doit se couper du réel pour s’épanouir dans les sphères de l’imagination et du rêve. En revanche, pour Einstein, la création plastique est « le fruit d’un “complexe hallucinationperception” tel que les psychanalystes le conçoivent aujourd’hui325 ». Georges Sebbag, pour sa part, insiste sur la conception de Carl Einstein qui « mêle à des descriptions plastiques des considérations ethnographiques, comme le matriarcat, la magie et le culte des ancêtres, mais sans jamais prétendre délivrer un savoir abouti326 ». Carl Einstein, lui-même, en rendant compte de l’exposition sur l’art africain à la Galerie Pigalle, écrit en 1930 : « […] il faut traiter cet art historiquement, et non plus seulement le considérer sous le seul point de vue du goût et de l’esthétique327. » Leiris n’approuvera cette approche – l’art relié à la réalité à travers le document – que progressivement. Encore en 1929, pas complètement dégagé de l’influence de Breton, il écrit toute son admiration pour Giacometti, pour sa capacité à faire advenir des moments de « crise » et à provoquer le glissement dans la rêverie : « Qu’on ne s’attende donc pas à ce que je parle positivement sculpture. Je préfère DIVAGUER ; puisque ces beaux objets que j’ai pu regarder et palper activent en moi la fermentation de tant de souvenirs328… » Mais en 1930, Leiris a rejoint le point de vue de Carl Einstein. Celui-ci devient pour Leiris la seconde personne de Documents, après Bataille, qui a eu le rôle le plus important dans son évolution intellectuelle. Dans son article sur Picasso, Leiris entre en conflit ouvert avec Breton et la conception officielle du surréalisme : l’erreur « qui vient au premier plan est celle qui tendait à le confondre plus ou moins avec les surréalistes, somme toute à faire de lui une sorte d’homme en révolte, ou bien plutôt en fuite […], devant la réalité329 ». La réalité est au contraire cœur du travail de Picasso, au point que le sujet s’en trouve déformé par le désir « d’en exprimer toutes les possibilités, toutes les ramifications imaginables, de manière à la serrer d’un peu plus près, à vraiment la toucher. Au lieu d’être un rapport vague, un panorama lointain

325 Ibid.,

p. 74. Georges Sebbag, Bataille Leiris Einstein. Le moment Documents (avril 1929 - avril 1931), op. cit., p. 70. Pour conclure son dernier chapitre sur le critique d’art, Sebbag note : « Carl Einstein est sans conteste une figure montante dans les milieux littéraires et artistiques européens des années vingt. [...] Il a jeté les bases d’une conjonction de l’ethnographie et des beaux-arts dans ses écrits sur la plastique africaine et l’art mélanésien. », p. 81. 327 Carl Einstein, « À propos de l’exposition de la Galerie Pigalle », Documents, n° 2, 1930 p. 104. 328 Michel Leiris, « Alberto Giacometti », Documents, n° 4, septembre 1929, p. 210. 329 Michel Leiris, « Toiles récentes de Picasso », Documents, n° 2, 1930, p. 62. 326

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de phénomènes, le réel est alors éclairé par tous ses pores, on le pénètre, il devient alors pour la première fois et réellement une RÉALITÉ330. » Ce ralliement à la réalité est pour Leiris le commencement d’une nouvelle approche qui prendra tout son sens lors de sa participation à la mission DakarDjibouti et se poursuivra, littérairement, dans l’aventure autobiographique. * L’épisode Documents prit fin en janvier 1931, à son quinzième numéro ; les provocations constantes – inhérentes au projet bataillien – eurent raison de la patience de Georges Wildenstein qui décida de retirer la direction de la revue à son secrétaire général. Les deux numéros suivants sortirent, mais en se contentant de reprendre le contenu de La Gazette des Beaux-Arts, preuve évidente que Documents aurait dû, au moins dans l’esprit, s’inspirer de sa devancière plus sage. Ces deux années et ces quinze numéros eurent un retentissement particulier dans la vie de Leiris. La revue fut un lieu profitable intellectuellement où il put, entouré de ses compagnons de travail, clarifier ses idées tout en les infléchissant et oser « mettre les pieds dans le plat » (expression qu’il aimait) en dénonçant l’ethnocentrisme, en bouleversant l’ordre des conventions (valoriser le dévalorisé et dévaloriser le valorisé). C’est au cours de cette période qu’il connut un de ses épisodes dépressifs les plus profonds. En témoignent les nombreuses notations de son journal faisant état de sa souffrance existentielle et de ses doutes relatifs à la qualité de son travail intellectuel. On perçoit toujours sa tendance à la comparaison qui finit invariablement par tourner à son désavantage331. Ne voulait-il pas toujours devenir l’autre, toujours supérieur à lui ? C’est pour cette raison qu’il avait tendance à effacer sa propre personnalité pour se fondre dans celle d’un autre, jugée plus enviable, ou du moins à s’approprier ses idées et obsessions.

330 Ibid.,

p. 64. Leiris, Journal 1922-1989, op. cit. : – 4 juin 1929 : « Tout ce que j’écris, à peu d’exceptions près, est d’une extrême faiblesse. Combien par exemple mes articles sont inférieurs à ceux de Bataille, Desnos ou Limbour, même les plus journalistiques ! » – 8 juin 1929 : « Je puis vraiment dire que je n’ai plus un seul ami, que je n’aime plus personne, que je suis complètement seul. Je m’ennuie au-delà de toute expression. » – 28 octobre 1929 : « Je commence à me désintéresser de Documents et des “recherches théoriques”. Cependant je pense nuit et jour à mon travail. Je ne parviens absolument pas à m’en libérer. De plus en plus j’ai l’impression que tout le monde me trouve stupide et insupportable. » 331 Michel

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Malgré ses difficultés, cette période fut certainement la première où Leiris s’essaya à une écriture cursive et commença, à l’intérieur des articles, à poser les premiers jalons de son entreprise autobiographique. Comme on l’a vu, une partie de son article « Une peinture d’Antoine Caron » relatant des souvenirs d’enfance sera incluse dans L’Âge d’homme, publié en 1939. Moins d’un an après le dernier numéro, Leiris s’embarqua à Bordeaux, le 19 mai 1931 en qualité de secrétaire-archiviste de la mission Dakar-Djibouti.

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CAHIERS DU SUD (1929-1934)

Pendant la période de Documents, Leiris livra des textes aux Cahiers du Sud sans faire partir du conseil de rédaction, pas plus qu’il ne fut un auteur « maison » comme l’avait été Joë Bousquet. On se devait d’avoir Leiris, jeune poète plein d’avenir, dans les sommaires d’une revue qui avait pour ambition de publier la poésie contemporaine. Un ancrage au Sud La revue Fortunio est créée à Marseille en 1914, par des lycéens marseillais menés par Marcel Pagnol. Mais très vite, cette première série disparaît en raison de la Première Guerre mondiale. En 1920, elle reparait par la volonté de son directeur Marcel Pagnol. En 1921, il s’adjoint un directeur administrateur, Jean Ballard, qui prendra la direction de la revue lorsqu’en septembre 1922 Pagnol quittera Marseille pour la capitale. En 1925, cette revue prend le nom des Cahiers du Sud. Dès le départ, cette revue a eu pour objectif de s’ouvrir au monde sans chercher à cultiver le particularisme régional. Fortunio, sans se cantonner à son petit cercle de poètes, devait être le point de ralliement de toute la création marseillaise, littéraire ou théâtrale. Avec Ballard, cette ouverture s’élargit non seulement à la création française dans son ensemble, mais surtout à la création de la Méditerranée. Si Ballard est parvenu à devenir le seul directeur, après avoir évincé Pagnol qui aurait aimé, même exilé à Paris, contrôler la politique éditoriale, c’est qu’il était seul capable de résoudre les problèmes financiers en s’adressant à de nombreux mécènes. Ceux-ci constituaient, en fait, presque la seule source de revenus de la revue, les ventes de celle-ci étant marginales. Le coup de génie commercial de Ballard a été de signer des contrats avec des sociétés de paquebots qui sillonnaient le monde. Ainsi, les Cahiers du Sud, mis à la disposition des passagers, furent lus dans le monde entier, même si l’audience était réduite. Entre 1926 et 1929 (année de sa mort), une personne eut une profonde influence sur cette revue : André Gaillard. À l’affût de la nouveauté, celui-ci fit appel notamment à la dissidence surréaliste, dans l’orbite d’Artaud, et au Grand Jeu, revue concurrente des surréalistes orthodoxes. Dans son ouvrage sur les Cahiers du Sud, sur lequel je m’appuie principalement pour l’histoire de cette revue, Alain Paire écrit :

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Un rapide examen des sommaires des années 26/29 nous en convainc : chaque fois que surgissent des noms qui engagent l’avenir de la littérature et la poésie contemporaine, on peut à bon droit estimer que le mérite en revient toujours à Gaillard. Sous son influence, voici que surgissent dans les sommaires d’une revue au mieux gidienne ou bien giralducienne […] des écrivains comme Antonin Artaud, Jacques Baron, Gabriel Bounoure, Blaise Cendrars, René Crevel, René Daumal, Robert Desnos, Joseph Delteil, Paul Éluard, Marcel Jouhandeau, Pierre Jean Jouve, Henri Michaux, Benjamin Péret, Léon Pierre-Quint, Pierre Reverdy, Georges Ribemont-Dessaignes, Philippe Soupault, Jules Supervielle et Roger Vitrac332.

Et, aurait-il pu ajouter, Michel Leiris… André Gaillard convainquit Ballard d’accueillir dans sa revue la génération montante, alors que celui-ci était naturellement plus attiré par une littérature plus classique comme celle de Pierre Loti, d’André Maurois, de Paul Bourget et d’Anatole France. Mais la qualité essentielle de Ballard était de posséder une ouverture d’esprit qui permit aux Cahiers du Sud de prendre un nouveau virage, plus en accord avec son temps, et dans l’intérêt de son développement. Jean Duvignaud écrit : « L’équipe – les Ballard, Pierre-Quint, Tortel, Gaillard entre autres – draine des textes sans souci de dogme ou d’orthodoxie : la revue est, comme la ville, un carrefour où convergent tous les courants qui animent l’époque. Deux qualités maîtresses : éclectisme et cosmopolitisme, la terreur des idéologies totalitaires 333 . » Mais tout en accueillant une poésie contemporaine, la revue n’était pas à la pointe de la révolution formelle prônée par les modernistes en tous genres. Comme résume bien Alain Paire : Sa très classique revue n’avait jamais pratiqué l’avantgardisme des révolutions typographiques et plastiques préconisées par Dada et par les amis de Breton : des calligrammes, des collages, des insultes à la patrie, des appels à la grève, des allusions à Trotsky et à la guerre du Rif, des pochettessurprise, des femmes-serpents, de gros orteils, un corbillard attaché à un chameau ou bien encore quelques cadavres exquis ne s’étaient pas subrepticement glissés parmi la littérature des Cahiers334.

332 Alain

Paire, Chronique des Cahiers du Sud,1914-1966, IMEC Éditions, 1993, p. 100. Duvignaud, « Préface » à Chronique des Cahiers du Sud, ibid., p. 10. 334 Alain Paire, Chronique des Cahiers du Sud 1914-1966, ibid., pp. 124-125. 333 Jean

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Malgré cette orientation « surréalisante », impulsée par Gaillard, les Cahiers du Sud furent toujours éclectiques en raison du choix de Ballard qui ne voulait surtout pas que sa revue soit régionaliste ou doctrinaire, mais au contraire qu’elle soit fécondée par le métissage géographique et culturel. Par exemple, dans le numéro de novembre 1926 se côtoient Benjamin Péret, René Crevel, mais aussi Maurice Barrès – l’auteur dont les surréalistes avaient fait le procès en 1921. Seules pour Ballard comptaient la diversité, la qualité ou l’intensité. Malgré cela, son ouverture n’empêchait pas qu’il souhaitât que sa revue soit le lieu d’accueil des Marseillais, qu’ils soient des écrivains ou des représentants de l’industrie et du commerce de la ville et de sa région, décrivant les activités de l’armement, portuaires ou aéronautiques. Ainsi, « les Cahiers devenaient le creuset des expériences contradictoires, parce qu’ils refusaient toute inféodation à une école littéraire. Ils furent davantage les témoins vigilants que les acteurs d’une avant-garde poétique335 », écrit JeanMichel Guiraud. En raison de la politique éditoriale d’André Gaillard, les Cahiers du Sud accueillirent, dans un premier temps, les grands aînés des surréalistes comme Joseph Delteil, Blaise Cendrars et Pierre Reverdy, ainsi que des individuels comme Henri Michaux et Pierre Jean Jouve. Mais c’est surtout aux dissidents qu’il fit appel. Antonin Artaud, qui venait juste d’être exclu, publia ainsi en février 1927 son « Manifeste pour un théâtre avorté ». La revue provençale recueillait tous les marginaux du surréalisme, quelle que soit leur obédience (la rue Fontaine, la rue du Château, la rue Blomet). Leiris entra aux Cahiers du Sud en février 1929 avec une série de cinq poèmes et un autre (« de circonstance » écrit-il dans sa « Note historiographique ») pour une brochure, en hommage à André Masson, encartée dans le numéro 108336. Puis en juillet, un fragment d’Aurora y fut publié337. André Gaillard fit appel à ses services, car en 1929 Leiris était un jeune poète prometteur qui était passé par le surréalisme et écrivait dans une nouvelle revue, Documents. Sachant que Leiris était un proche de Masson, il lui demanda de collaborer à l’hommage au peintre. Leiris était devenu un

335 Jean-Michel Guiraud, «

Les grands moments des Cahiers du Sud : jalons pour un itinéraire », in catalogue de l’exposition qui s’est tenue à Marseille du 1er au 31 octobre 1993, « Jean Ballard & les Cahiers du Sud », Marseille, Centre de la Vieille Charité, 1993, p. 66. 336 Michel Leiris, « Poèmes », Cahiers du Sud, Marseille, 15e année, n° 108, février 1929, pp. 50-53 et [André Masson], ibid., pp. 14-15. 337 Michel Leiris, « Aurora (fragment) », Cahiers du Sud, Marseille, 15e année, n° 114, juillet 1929, pp. 444-459.

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passage obligé pour une revue qui se voulait à la recherche de la littérature de demain encore en germe. Ballard décida de reprendre en charge l’héritage de son ami André Gaillard, disparu le 16 décembre 1929, en faisant souffler l’esprit que celui-ci avait donné à la revue. C’est ce qu’il exprime dans une lettre à Leiris en octobre 1930 : il souhaitait « marquer le mieux possible une certaine continuité et […] conserver les amitiés dont était fier André Gaillard338 ». Pour continuer l’aventure, Ballard se tourna vers Carcassonne en se liant avec de jeunes poètes339 qui avaient créé leur propre revue, Chantiers (1928-1930), proche de l’esprit surréaliste. Comme pour les Cahiers du Sud, Chantiers refusait de se cantonner dans sa région pour s’ouvrir vers l’extérieur et notamment vers Paris et ses poètes. Ainsi, cette revue carcassonnaise édita Paul Éluard, Benjamin Fondane et Leiris, qui y publia le poème « Savannah » 340 . Étant donné ses bonnes relations avec les groupes de Marseille et de Carcassonne, Leiris fut invité à poursuivre sa collaboration dans le sud de la France. Alors qu’André Gaillard en mourant devint un mythe pour l’entourage des Cahiers du Sud, lui qui représentait le poète qui se consume pour sa Muse, un autre poète important, Joë Bousquet, fit son apparition dans la revue. Devenu infirme à la suite d’une blessure survenue pendant la Première Guerre mondiale, Bousquet, alité, représente le « mort-vivant » qui ne vit que pour la poésie. Ces deux personnes tutélaires symbolisent les deux côtés (le héros et le saint) d’une même face : celle du poète relié à la mort341. Depuis la mort de son ami Gaillard, Ballard cherchait des intermédiaires capables d’amener de nouveaux auteurs. Il fit ainsi appel à Léon PierreQuint 342 , qui vivait à Paris et était un homme d’influence dans le milieu littéraire, comme directeur littéraire des Éditions du Sagittaire de Simon Kra. Leiris, lui-même, fut mis à contribution en tant que porte-parole chargé de convaincre ses amis Bataille et Limbour de collaborer aux Cahiers du Sud. 338 Lettre

d’octobre 1930 de Jean Ballard à Michel Leiris, citée dans l’ouvrage d’Alain Paré, p. 142. 339 Le groupe de Carcassonne était constitué de Joë Bousquet, François-Paul Alibert, Claude Estève, René Nelli, Pierre et Maria Sire, Ferdinand Alquié, un philosophe proche des surréalistes. 340 Michel Leiris, « Savannah », Chantiers, 3e année, n° 9, juillet 1930, pp. 10-11. 341 René Kochmann, « Gaillard/Ballard et les Cahiers », in Jean Ballard et les Cahiers du Sud, op. cit., pp. 152-154. 342 Léon Pierre-Quint (1895-1958) publia chez Simon Kra, en 1927, Le Point Cardinal de Leiris. Le manuscrit Aurora, remis au début de 1929 par ce dernier, devait être également édité par ses soins, mais finalement il resta trois ans dans les tiroirs de l’éditeur avant d’être, en 1946, au catalogue des Éditions Gallimard.

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Mais sa démarche échoua. La raison possible de ce refus est à chercher dans la distance géographique, jugée rédhibitoire pour des auteurs parisiens qui voyaient dans les Cahiers du Sud une revue trop provinciale, même si celle-ci publiait des textes de qualité et avait une réputation non usurpée. Avec Leiris, et quelques autres, Ballard eut l’idée d’un numéro spécial consacré à la « notion considérablement élargie de la culture méditerranéenne 343  », mais ce projet se transforma (sans Leiris) quelques années après, en août-septembre 1935, en un numéro placé sous la direction d’Émile Dermenghemet344, consacré à « L’Islam et l’Occident ». Puis, Ballard eut comme nouveau projet d’élaborer un numéro spécial sur le monde noir, qui ne vit jamais le jour. Bien sûr, Leiris fut contacté, en raison de sa participation à la déjà célèbre mission Dakar-Djibouti. Dans son journal, Leiris évoque sous forme de rêve le projet avorté, peut-être par son seul refus : « Midi environ. – Rappel d’un rêve de cette nuit : je reçois de Jean Ballard une lettre relative à mon refus de collaborer au numéro nègre des Cahiers du Sud. [Je m’informe de ce qu’il y a pour moi au courrier : pas de lettre345]. » On ignore la raison pour laquelle Leiris refusa de participer dans une revue amie à un projet qui ne pouvait que l’intéresser. Un an après son refus, l’unique article favorable à L’Afrique fantôme fut écrit par Marcel Moré (1887-1963) dans le numéro 165 d’octobre 1934 des Cahiers du Sud346. Un nouveau départ Le genre qui prédomine dans cette revue est la poésie. Leiris, considéré comme un poète depuis son entrée chez les surréalistes, ne pouvait qu’intéresser une revue qui se voulait le témoin de la poésie contemporaine. Dans la période 1929-1934, il acquit un nouveau style au contact d’une nouvelle discipline, l’ethnographie.

343 Lettre du 6 avril 1932 à Émile Dermenghem, in Jean Ballard et les Cahiers du Sud, op. cit., p. 237. 344 Deux ouvrages de l’ethnologue Émile Dermenghem furent publiés chez Gallimard, dans la collection que Leiris avait en charge, « L’espèce humaine » : Le Culte des saints dans l’Islam maghrébin, en 1954, et Le Pays d’Abel, en 1960. L’ethnologue, spécialiste de l’islam, rencontra en 1938 Leiris et fut son initiateur concernant la civilisation musulmane et des différentes manifestations du sacré afférent à cette culture. 345 Michel Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., 23 août 1933, p. 229. 346 Article repris dans le recueil d’articles de Marcel Moré, Accords et Dissonances, Gallimard, 1967, pp. 74-81 et dans la revue L’Ire des vents, n° 4, printemps 1981, « Autour de Michel Leiris ».

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On se souvient que dans ses premières années de création, Leiris éprouvait de grandes difficultés à écrire le moindre poème. Ce n’était pas l’inspiration qui le poussait à prendre la plume, mais le désir de devenir un poète qui lui aurait permis de rejoindre la part intime au fond de lui. Afin de parvenir à écrire quelques textes et pour contourner ses difficultés, il inventa une méthode fondée sur l’amplification. Avec Simulacre, il plaçait sur la feuille des mots à forte résonance intime puis les reliait par association d’idées. Ainsi ces mots « bases » étaient le détonateur de la pensée et servaient de points d’appui sur lesquels il érigeait des ponts – le poème. Cette technique est à mi-chemin entre l’automatisme (inscrire des mots sur une feuille de manière spontanée) et la réflexion artistique (la confrontation de deux termes qui produisent un troisième). Simulacre est, comme son titre l’indique, une simulation et une stimulation de l’inspiration par une contrainte formelle, à la manière de Raymond Roussel qui commençait ses textes en s’imposant au début et à la fin deux phrases homophoniques. La technique de Glossaire j’y serre mes gloses partait également des mots ayant une forte relation intime avec le poète. Dans cette œuvre, c’était le mot lui-même qui était inspecté et non plus la relation entre deux termes. Comme nous l’avons vu, à l’intérieur d’un mot se cachent d’autres mots possibles. C’est pourquoi la définition du glossaire tient compte de cette potentialité présente dans les mots à définir. Incapable d’écrire avec un projet bien défini, Leiris devait s’imposer des contraintes pour se donner à lui-même une impulsion créatrice ou encore accueillir la création inconsciente que constitue le rêve. La nuit, un « autre » écrit pour lui. Au matin, il recueille les vestiges du sommeil pour ensuite commencer le travail d’écriture que requiert la poésie : celle-ci ne se réduit pas à la transcription d’une matière préexistante (les restes diurnes), mais passe par un travail sur la forme. Tout le monde rêve, mais très peu se livrent à une notation en vue d’un résultat esthétique. Alors que la plupart de ses rêves consignés sont plutôt courts (ils seront recueillis en 1945 dans Nuits sans nuit), Le Point cardinal est un récit composé à partir de rêves. Mis bout à bout, ceuxci forment un récit dont l’unité se forme autour de l’invention d’un pays imaginaire dans lequel un personnage se meut. Encore une fois, pour contourner son manque d’inspiration, Leiris s’appuie sur les béquilles que sont les contraintes formelles – que l’Oulipo rendra célèbre. Un autre pôle de l’écriture poétique de Leiris est le recyclage des fantasmes que l’on retrouve dans le roman poétique Aurora, écrit pendant son voyage en Égypte et en Grèce en 1927-1928. Les faits décrits sont à mi-chemin entre le mythe et le rêve, ce dernier étant une forme détournée de la réalité intérieure du poète qui cherche à faire advenir son moi à travers l’écriture. Aurora a

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« une fonction compensatoire, s’agissant d’un roman où il est question de ce que j’appellerai une autoformation, une tentative de recomposition fictive de l’image de soi, l’éloignement dans l’espace thématisant une reconquête de son propre passé347 », analyse Joëlle de Sermet. Pour conclure sur cette période surréaliste (1924-1929), celle-ci écrit : Si les poèmes et les narrations ont des “amorces” divergentes, mots fétiches d’un côté, récits de rêves ou de fantasmes de l’autre, en revanche ils mettent en œuvre une stratégie commune : celle du ressaisissement de soi dans la dilapidation et la dispersion de soi, qu’il s’agisse de laisser un semblant d’autonomie aux mots et à leurs jeux, ou bien de se dissimuler tout en se déployant derrière des figures inventées348.

Pendant la période de sa collaboration aux Cahiers du Sud, (1929-1934), la poésie de Leiris évolue en devenant plus ample, plus narrative. Alors que son travail sur le signifiant provenait de ses difficultés à créer, Leiris constate qu’une aisance se développe en lui, probablement consécutive à la psychanalyse entreprise avec Adrien Borel. L’exercice de la parole analytique s’est propagé dans l’écriture même. L’Âge d’homme est aussi probablement redevable à la psychanalyse, non seulement dans les concepts freudiens qui donnent un sens aux souvenirs décrits, mais aussi pour lui avoir permis de mener à terme une œuvre dont la gestation aura duré dix ans. Alors que jusque-là les poèmes et textes poétiques leirisiens reflétaient un climat intérieur, avec les poèmes réunis sous le titre de Failles publiés en 1943 dans le recueil poétique Haut Mal, le contenu biographique devient plus présent. Dans Failles, Leiris décrit ses sentiments pour Léna, sa maîtresse, dans le poème homonyme, ou encore fait part de sa rancœur envers sa mère (même s’il s’agit de la mère en général) pour le fait de lui avoir donné la vie. Avant l’écriture de ses ouvrages autobiographiques qui seront le lieu véritable de ses épanchements, cette série de poèmes marque le début de ses confessions intimes. La plupart de ces trente-six poèmes ont été composés entre 1929 et 1934 et dix-sept d’entre eux ont fait l’objet de prépublications dans diverses revues349. Ainsi Leiris, en publiant dans des revues, réussit à maintenir le lien 347 Joëlle

de Sermet, Michel Leiris, poète surréaliste, PUF, coll. « Écrivains », pp. 166-167. p. 199. 349 – « Le Pays de mes rêves », La Révolution surréaliste, n° 2, 1re année, 15 janvier 1925, pp. 27-28. – « Bestial », « Nature sèche », « Pétrifié », « Trop tard », Cahiers du Sud, 15e année, n° 108, février 1929, pp. 50-53. – « André Masson », ibid., (dans cahier encarté dans le même numéro). – « Le Chasseur de têtes », Nouvelle Revue française, 16e année, n° 190, 1er juillet 348 Ibid.,

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avec un lectorat féru de poésie, sans avoir à attendre la publication en recueil. D’ailleurs, il est à remarquer qu’entre 1929 et 1933 aucune sortie d’ouvrage n’a eu lieu avant L’Afrique fantôme. La revue est donc le seul lien qui relie le poète à un public, même restreint. Le thème de cette série de poèmes est l’amour problématique vis-à-vis de la femme, liée, dans l’imaginaire de Leiris, à la mort. Dans son Journal, Leiris note que le féminin est lié à la corruption physique, ce que l’on peut expliquer par le fait que la dégradation est un substitut de la mère, celle qui mourra probablement avant l’enfant. Celui-ci est, par conséquent, indirectement responsable de la mort future de sa mère : Je suis accablé par un ennui et un dégoût terribles, dont rien – pas même la poésie – ne peut me délivrer. Je ne me rappelle plus bien à quel moment j’ai commencé d’être malheureux, mais je crois que c’est lorsque – aimant une femme de quelques années plus âgée que moi – j’ai songé à l’époque où sa beauté serait flétrie350…

Cette vision pessimiste de la femme liée au pourrissement est en harmonie avec celle de Bataille qui fait de « l’érotisme noir, émaillé de sang, d’orgies et de spasmes351 », le lieu du mal par excellence (selon la terminologie sociale dominante), où se déchaînent les pratiques perverses. * Leiris n’aura participé, de 1929 à 1934, qu’à cinq livraisons des Cahiers du Sud en proposant des poèmes. Son voyage africain peut expliquer ce nombre réduit de collaborations. On peut également penser que, même si Ballard séjournait régulièrement dans la capitale pour rencontrer des auteurs, l’éloignement de Paris du « grenier » (nom des bureaux de la revue marseillaise) a certainement eu son importance. Bien que revue provinciale, les Cahiers du Sud, dans les années pendant lesquelles écrivait Leiris, vivaient leur âge d’or grâce aux poètes contemporains de la fin des années vingt. Mieux que la NRF, les Cahiers du Sud offrirent un lieu d’expression à la jeune poésie, 1929, pp. 23-25. – « Les Pythonisses », Bifur, n° 2, 1929, pp. 104-109. – « Une nuit », « Nuages », « Chansons », « L’Amoureux des crachats », « Belle », « Les Cloches de Nantes », Cahiers du Sud, 17e année, n° 118, février 1930, pp. 19-26. – « Le Promeneur de Barcelone », Cahiers du Sud, 18e année, n° 128, février 1931, pp. 1-4. – « Les Galériens », Omnibus, almanach das Jahr 1932, Berlin, Düsseldorf, pp. 121-122. – « Les Veilleurs de Londres », Cahiers du Sud, 21e année, n° 167, décembre 1934, pp. 773-778. 350 Michel Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., 4 août 1924, p. 54. 351 Joëlle de Sermet, Michel Leiris, poète surréaliste, op. cit., p. 215

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même si ses pages furent souvent ouvertes aux exclus du surréalisme orthodoxe et aux membres du Grand Jeu (René Daumal, Roger Vailland, Roger Gilbert-Lecomte) – mouvement et revue proche de la mouvance de Breton et de ses amis. Dans le numéro 176 de mai 1928 de la NRF, Jean Paulhan remarqua l’originalité de sa consœur en écrivant que les Cahiers du Sud sont aujourd’hui une revue assurée, qui a sa doctrine littéraire, ses disciples, et qui a révélé, en 1927, plus de poètes et d’écrivains étrangers que n’ont fait deux à trois de nos grandes revues réunies […]. C’est aussi bien ce qu’exige leur doctrine, assez proche du surréalisme : j’entends du surréalisme avant son aventure politique. À la fois un goût extrême pour l’homme total, délivré des apparences, des nations, des modes, de la raison ; et l’assurance aussi qu’un tel homme ne peut être atteint que par la poésie – mais une poésie spontanée, brute, sans procédés ni artifices352.

En effet, la NRF étant une institution culturelle, elle refusait de se compromettre dans le surréalisme, même si elle avait un regard bienveillant sur les jeunes « énervés ». En revanche, les Cahiers du Sud ne se contentaient pas d’observer de loin leurs agissements, mais leur donnaient la parole. Tous ces auteurs situés dans l’orbite surréaliste, mais aussi les plus solitaires tels que Pierre Jean Jouve ou Marcel Jouhandeau faisaient confiance aux Cahiers du Sud qui « étaient devenus l’un des meilleurs laboratoires de la littérature vivante353 ».

352

Jean Guérin [pseudonyme de Jean Paulhan], cité par Alain Paire. Les Cahiers du Sud et Le Grand Jeu, 1927-1944 », La Revue des revues, n° 14, 1992, pp. 25-36, cit., p. 26. 353 Alain Paire, «

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MINOTAURE (1933)

Si Leiris passait allègrement, dans les années trente, d’une revue à l’autre sans s’attarder plus de quelques années, le temps de se dépassionner, sa collaboration à Minotaure prend une allure de passage éclair. En effet, seuls les deux premiers numéros sortis à la même date, le 1er juin 1933, portent son empreinte. Le numéro 1 n’eut droit qu’à un fragment de son journal relatant des événements ou des pensées personnelles, voire intimes – journal qui allait se nommer en janvier 1934 L’Afrique fantôme et asseoir sa réputation dans le milieu littéraire et intellectuel – même si le livre eut une « sortie quasi confidentielle 354  », précise Jean Jamin. Cet ouvrage eut néanmoins une influence considérable auprès de certains auteurs : il suffit de lire les Carnets de la drôle de guerre pour s’apercevoir que Jean-Paul Sartre fait implicitement référence au titre L’Afrique fantôme en utilisant à foison l’occurrence « la guerre fantôme », sans pourtant ne jamais citer l’auteur de cette référence. Sartre aussi avait l’ambition de se livrer à une recherche personnelle à travers les autres en recourant au genre littéraire du carnet de terrain, que Leiris avait utilisé. Ainsi on constate que Sartre assimilait la guerre à un « terrain » ethnographique sur lequel il allait étudier l’« homme en guerre »355. En revanche, le deuxième numéro, faisant le compte rendu de la mission africaine sous divers aspects, publia cinq textes de Leiris et fut entièrement conçu par lui et Albert Skira, l’éditeur de Minotaure, révéla Leiris dans l’entretien de 1987 qu’il accorda à Olivier Corpet 356 . Pour la première et dernière fois, Leiris s’investit totalement dans une revue, étant à la fois rédacteur d’articles et de légendes photographiques, et maquettiste (composition du sommaire, mise en page). Cette participation dans Minotaure fut unique, puisqu’il ne fut pas à l’origine du projet et que la revue était en 354 Jean

Jamin, « Les métamorphoses de L’Afrique fantôme », Critique, mars 1982, n° 418, pp. 200-212, cit., p. 201. 355 Jean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre septembre 1939 - mars 1940, Gallimard, 1995. Cette analyse de Sartre, se référant implicitement à Leiris, m’a été fournie par Gérard Cogez le 3 février 2000, à l’occasion de son séminaire qu’il donna à l’EHESS de décembre 1999 à mars 2000. 356 Entretien de Michel Leiris avec Olivier Corpet, « Documents, Minotaure et Cie », Le Magazine littéraire, n° 302, septembre 1992, pp. 32-39. Entretien réalisé pour être publié originellement dans le quotidien Libération. Mais la publication, en définitive, sera annulée en raison du refus émis par Leiris, jugeant le résultat trop « anecdotique » et sa prestation « lamentable ».

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majorité occupée par André Breton et ses fidèles qui désiraient faire de cette publication le nouvel organe du mouvement surréaliste après la disparition de La Révolution surréaliste en 1929, et du Surréalisme au service de la révolution en 1933. Si Leiris fut admis à donner un fragment de son journal africain et à composer le numéro 2, c’est que Breton, pas encore maître de Minotaure, ne put s’opposer à la venue de Leiris, démissionnaire du mouvement surréaliste en 1929. Avant d’étudier le contenu de la revue Minotaure, il convient de revenir sur les implications qu’eut l’ouvrage relatant le périple africain de Leiris. Ce voyage à travers l’Afrique d’ouest en est fut, pour Leiris, une tentative pour résoudre ses difficultés existentielles au contact de paysages traversés et d’hommes étrangers à la civilisation occidentale, considérée par lui comme le lieu de l’inauthenticité et du mensonge. Pourtant, il revint presque inchangé, ses compagnons de voyage et même les habitants de ces lointaines contrées étant jugés sévèrement. La raison de cette incapacité à ne pouvoir appréhender l’étranger, l’Autre (que représentent les membres de la Mission au même titre que les Africains), proviendrait de son incapacité à sortir de lui-même. Dans L’Âge d’homme, ouvrage dans lequel Leiris retrace la généalogie de son malaise, il écrit : « j’éprouve de plus en plus nettement la sensation de me débattre dans un piège et – sans aucune exagération littéraire – il me semble que je suis rongé357. » Dans L’Afrique fantôme, de nombreuses notations font référence à sa déception lors de la rencontre des Noirs « contaminés » par l’Occident ; il en est de même dans la correspondance, adressée à sa femme pendant son séjour africain, dans laquelle il lui fait part de son sentiment d’effectuer un travail inutile. Sachant que seule sa femme lirait ses impressions, il se permettait d’exprimer un désabusement sans retenue concernant les membres de l’équipe et les événements qu’il vivait : Le terrible, et ce pourquoi je me sens étranger parmi mes compagnons et presque prêt à l’hostilité, c’est que je me fiche entièrement du but même de la Mission et que l’avancement des sciences ethnographiques me laisse bien froid. […] Je dois dire franchement que jamais avant de partir je n’aurais supposé que ce voyage me serait moralement à tel point pénible. Il faut que je me fasse violence rien que pour en tenir à peu près régulièrement le journal, tant, au fond, il me semble que c’est une activité insipide que d’aller chez des Noirs, guère plus intéressants au fond que des Auvergnats ou des gens de n’importe quelle campagne perdue, pour leur acheter systématiquement des instruments de travail358. 357

Michel Leiris, L’Âge d’homme, op. cit., p. 27. du 22 juin 1931, Miroir de l’Afrique, op. cit., p. 131.

358 Lettre

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Désirant tirer un trait sur son ancienne vie, Leiris recommanda à son épouse de dissimuler les pages de son journal à ses relations parisiennes, excepté ses amis proches, « dans le genre Giacometti ou Baron » (lettre du 11 août 1931). Particulièrement méfiant, il avait conscience que le contenu de son journal allait déplaire, notamment aux ethnologues qui allaient prendre ses confidences comme une trahison. Les diverses exactions commises sur le terrain étaient révélées359. En outre, l’aspect personnel, intime, exhibitionniste de ses pensées ne pouvait que transmettre du malaise au lecteur. D’ailleurs, après la publication de L’Afrique fantôme, Leiris fut effectivement jugé durement par les ethnologues. Marcel Griaule, très en colère, lui reprochait de compromettre l’avenir de la discipline360, tandis que Marcel Mauss, encore deux ans après, le qualifiait de « littérateur » et pensait que « ce livre a été très nuisible pour les ethnographes auprès des coloniaux361 ». Bien que loin de Paris et désirant rompre les attaches avec son ancienne vie, Leiris souhaitait que son journal de terrain soit publié. Albert Skira était d’accord sur le principe, mais finalement, ce fut Gallimard qui obtint la préférence par l’entremise de Malraux. L’ouvrage sortit donc en librairie en avril 1934. En guise d’avant-goût, le numéro 1 de Minotaure publia un extrait du journal africain – « premiers documents de la Mission Dakar-Djibouti », précise le sommaire. Avant d’étudier le contenu de cette revue, il convient de revenir sur les conditions de sa fondation et de son histoire après le départ de Leiris. Histoire d’une revue362 Le 15 mai 1933 sort le dernier numéro du Surréalisme au service de la Révolution, ce qui mettait dans le même temps un terme à la tentative de concevoir cette revue comme « un instrument de dialogue entre le surréalisme 359 Par

exemple : le vol de konos et des toiles de l’église Antonio en Éthiopie, les informations extorquées à la manière d’un policier ou d’un magistrat employant la technique de l’interrogatoire. 360 Michel Leiris, C’est-à-dire, op. cit., p. 46. 361 Michel Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., 3 avril 1936, pp. 302-303. 362 Les informations factuelles sont tirées principalement de l’article anonyme « Minotaure, revue surréaliste », Encyclopædia Universalis, Thésaurus index**, 1985, pp. 1971-1972. L’autre source est le catalogue de l’exposition Regards sur Minotaure, Genève, Musée d’art et d’histoire, 1987.

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et le mouvement révolutionnaire ». Ayant perdu la lutte sur le « marché symbolique de la Révolution » face au Parti communiste ou à une revue comme Monde, plus ou moins autonome de celui-ci, les surréalistes vont se chercher une nouvelle légitimité, celle « des sciences humaines en voie de constitution 363  ». Pour cela, il convient pour Breton d’avoir un nouveau périodique, support de l’action surréaliste et vitrine du mouvement auprès du public. Afin de réaliser son dessein, il entre en contact avec Albert Skira qui a pour projet d’éditer une revue luxueuse qui couvrirait tout le champ artistique et la recherche en sciences humaines, et qui « vise[rait] à être l’expression des tendances les plus caractéristiques de l’activité contemporaine364 ». Ce serait une revue qui recenserait l’ensemble des manifestations de l’avant-garde. Le sous-titre témoigne de l’ambition gigantesque du projet : « Revue artistique et littéraire paraissant cinq fois [puis quatre fois] par an. Arts plastiques, poésie, musique, architecture, ethnographie, mythologie, spectacles, psychologie, psychiatrie, psychanalyse. » Cette nouvelle revue ne se contenterait pas d’évoquer les productions institutionnelles, mais serait toujours à l’écoute des formes novatrices de la création. D’ailleurs dans le prière d’insérer, elle proclame en guise de conclusion : « MINOTAURE veut être une revue constamment actuelle. » Par conséquent, il n’est pas étonnant que l’ethnographie figure en bonne place parmi les disciplines proposées. Dans les années trente, en France, elle était jugée particulièrement moderne par les milieux intellectuels, alors qu’elle était encore à peine institutionnalisée. Pour cette raison, la revue consacra volontiers l’ensemble d’un numéro au premier terrain étudié par une équipe française. On peut trouver étrange que la responsabilité d’une telle entreprise ait été confiée à un simple secrétaire-archiviste. En outre, Leiris à cette époque n’avait que peu de connaissances en matière ethnographique, si ce n’est celles acquises pendant son périple africain. Ce n’est qu’à son retour que l’apprenti ethnographe entreprendra des études pour le devenir et être reconnu par ses pairs et l’institution universitaire. Il aurait été plus logique, sinon plus respectueux, de demander au chef, Marcel Griaule, de diriger le numéro de Minotaure consacré au compte rendu de la mission. Si Leiris court-circuita Griaule, c’est probablement à la demande de Skira qui voyait en Leiris l’homme de la situation en raison de son expérience des revues et des groupes d’avant-gardes, plus à même de se fondre dans une revue pluridisciplinaire. Il 363 Danielle

Bonnaud-Lamotte, Guy Paleyret, Jean Relinger et Jean-Luc Rispail, « 1933, année normative ? », in Des années trente : groupes et ruptures, actes du colloque, Anne Roche et Christian Tarting (éd.), Éditions du CNRS, 1985, p. 49. 364 Anonyme, page de présentation de Minotaure, n° 2, juin 1933, p. 2.

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est possible que Leiris ait hésité à accepter la proposition du propriétaire de la revue, craignant de froisser la susceptibilité de Griaule ou d’outrepasser ses prérogatives. En tout cas, il se lança dans ce travail. D’ailleurs, on peut supposer que la colère de Griaule à propos de L’Afrique fantôme, ouvrage qui lui était pourtant dédié, était liée non seulement à la trop grande franchise des notations mettant en péril le travail futur des ethnographes auprès des coloniaux, mais aussi à cet « incident » survenu entre eux deux, même s’il ne l’avoua pas. Leiris était capable de se plier aux demandes, tout en commettant des impairs qu’il devait payer pour sa transgression. Ne pas savoir dire non était une caractéristique de son tempérament. Il aimait être désiré, il était flatté lorsque l’on sollicitait ses services. Skira ne fit donc pas appel au chef de la mission doublé d’un littéraire, puisqu’en 1934 (l’année de la publication de L’Afrique fantôme) Griaule publia un roman ethnographique, Les Flambeurs d’hommes, pour lequel il recevra le prix Gringoire l’année suivante. Au commencement de la vie de Minotaure, l’équipe dirigeante était constituée de Skira365, directeur administratif, et d’Émile Tériade366, nommé directeur artistique par ce dernier. Albert Skira, de nationalité suisse, est entré très jeune dans le domaine du livre. Il fonde en 1928, à l’âge de 24 ans, une petite maison située à Lausanne – « Albert Skira, livres d’art » –, avant de la transférer à Paris en 1933. Spécialisé dans les ouvrages de poésie illustrés par les peintres les plus révolutionnaires de l’époque, Skira, « par sa propre conception de la construction du livre et de l’espace […], incite l’artiste à trouver un rapport personnel unique, entre dessin et typographie, un accord spécifique d’une indissoluble harmonie 367  ». Novateur, il s’attache aux techniques de reproduction en couleurs afin de donner de l’attrait aux ouvrages d’art qui, avant lui, étaient austères et réservés aux seuls spécialistes. Leiris parlait de lui avec chaleur : « J’ai d’ailleurs pu à cette occasion admirer le véritable génie de Skira pour ce travail. […] Skira, lui, voyait tout de suite la composition du numéro. En plus je tiens à le dire, le travail avec lui était très amusant, extraordinairement vivant, comme il l’était lui-même368. » 365 Voir Valérie Holman, « Albert Skira 1904-1973 brève notice biographique », Regards sur Minotaure, op. cit., pp. 241-243. 366 Le Grec Efstratios Eleftheriadis, dit Émile Tériade (1897-1983), vint à Paris en 1905 et se forma aux Cahiers d’art de Christian Zervos, son compatriote. Il fut à la fois chroniqueur d’art (L’Intransigeant, La Bête noire) et éditeur (Minotaure, Verve). Il édita vingt-six livres illustrés qui associaient poètes et artistes. Voir l’article « Tériade », Encyclopaedia Universaliste, Thesaurus index ***, p. 2921. 367 Texte de la jaquette présentant la réimpression en fac-similé de Minotaure, SkiraFlammarion. 368 Entretien de Michel Leiris avec Olivier Corpet, Magazine littéraire, op. cit., p. 34.

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Au moment de sa création, Minotaure n’était pas encore à proprement parler une revue surréaliste, même si les surréalistes y « avaient pris pied et [y] occupaient, comme le précise Leiris, une place prépondérante 369  ». En effet, dans les premiers numéros pouvaient s’exprimer des collaborateurs non surréalistes. Le pouvoir de Breton sur la revue n’était pas encore total. Le numéro 2 était entièrement consacré aux résultats de la mission DakarDjibouti et ses rédacteurs étaient des ethnographes sans rapport avec la mouvance surréaliste – Leiris excepté. Il n’en sera pas de même par la suite, puisque Minotaure deviendra une revue exclusivement surréaliste, après que Tériade eut été évincé, en 1936, de son poste de directeur artistique 370 . D’ailleurs, à la suite du départ de ce dernier, un comité de rédaction fut mis en place, il était composé d’André Breton, Marcel Duchamp, Paul Éluard, Maurice Heine et Pierre Mabille. Cette liste suffit à mesurer l’ampleur du changement opéré. La revue offrait une large place aux peintres et artistes surréalistes ou sympathisants, tels que Salvador Dali, Hans Arp, Yves Tanguy, Man Ray, Max Ernst, Alberto Giacometti, René Magritte… Les couvertures étaient signées par Marcel Duchamp, Pablo Picasso, André Masson, Georgio de Chirico. Minotaure devint aussi le lieu qui accueillait les nouvelles productions poétiques surréalistes dont celles de Gisèle Prassinos, adolescente de quatorze ans, qui employait le procédé de l’écriture automatique, comme le rêvaient Breton et ses amis, avec facilité et talent. Le résultat était non seulement le fruit de l’inconscient, mais de plus, il était poétiquement réussi. Une enquête, comme celles qu’affectionnaient les surréalistes, fut ouverte par Breton et Éluard : « Pouvez-vous dire quelle a été la rencontre capitale de votre vie ? » Au vu des noms, des techniques utilisées, des rubriques ouvertes, il est patent que la revue Minotaure était devenue l’organe du mouvement surréaliste. En 1939, avec la déclaration de guerre, la revue cessa de paraître. Bilan : onze livraisons, dont deux numéros doubles en six ans. Elle ne put jamais respecter la périodicité fixée à l’origine à cinq numéros, puis quatre par an371. 369 Ibid. 370 Émile Tériade parlait ainsi de l’ambiance à Minotaure : « Je m’entendais très bien avec Skira. Mes relations avec André Breton étaient plus difficiles, d’autant plus qu’il avait excommunié Georges Bataille, surréaliste dissident avec qui j’étais très lié. J’ai essayé de les rapprocher, mais en vain. […] Dans nos rapports les uns avec les autres, il y avait plus d’antagonisme que de violence. Skira, en diplomate, conciliait nos divergences. » Entretien réalisé par Jeanine Warnod, « Visite à Tériade en hiver 1982 », Regards sur Minotaure, op. cit., p. 245. 371 Les parutions de Minotaure : 1933 : n° 1 [juin], n° 2 [juin], n° 3-4 [décembre]. 1934 : n° 5 [mai], n° 6 [hiver]. 1935 : n° 7 [juin]. 1936 : n° 8 [juin], n° 9 [octobre]. 1937 : n° 10 [?]. 1938 : n° 11 [printemps]. 1939 : n° 12-13 [mai].

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La période de l’entre-deux-guerres, dans le domaine intellectuel, fut marquée par la floraison de nombreuses revues, suivie de leur disparition plus ou moins rapide. Les ambitions de départ, fixées dans un enthousiasme communicatif, n’étaient pas souvent atteintes en raison du manque de moyens nécessaires à la pérennité d’une entreprise revuiste. Même une revue comme Minotaure, financée par une maison d’édition relativement aisée et soutenue par quelques individualités372 plus ou moins fortunées, éprouvait des difficultés à réaliser l’intégralité de son projet éditorial. Rendre compte Sachant bien que le contenu de son journal allait choquer, Leiris accepta d’en publier, sans coupure, un fragment « inoffensif » afin de ne pas compromettre sa publication ultérieure. Il s’agit d’une description de journées de fêtes à Sanga 373 (Mali, ex-Soudan français) qui se déroulèrent les 29, 30 septembre, 1er et 2 octobre 1931, peu de temps après l’arrivée de la mission dans le village (Sanga est composé de divers villages ou quartiers). Le tempérament de Leiris d’« enfant qui dit tout » n’est pas complètement absent de ces quelques pages. Par exemple, pendant la journée du 29 septembre, il émet une critique anticolonialiste : « […] quand je repense aux visages de mes interlocuteurs de tout à l’heure, j’ai honte à l’idée que parmi les enfants et les jeunes gens beaucoup feront des tirailleurs374. » Mais l’essentiel était de ne pas divulguer les méthodes immorales qu’employaient les ethnologues pour parvenir à leur fin, même si cela était pour la « bonne cause375 », à savoir enrichir les collections du musée du Trocadéro afin de faire mieux connaître les cultures exotiques aux contemporains376. Le contexte (une série d’observations à propos des funérailles d’une vieille femme) laissait en effet peu de place à la critique. La journée du 28 septembre précédant les fêtes aurait déjà été moins neutre. Leiris relate ce jour-là le geste de Griaule qui, énervé par la mauvaise volonté des villageois à l’idée de vendre leurs objets, 372 La revue Minotaure était soutenue par son distributeur Achille Weber, par son co-directeur Émile Tériade et par le libraire londonien Anton Zwemmer, ami d’Albert Skira. 373 Michel Leiris, « Danses funéraires Dogon (Extrait d’un carnet de route) », Minotaure, n° 1, juin 1933, pp. 73-76. 374 Ibid., p. 73. 375 Contrairement à André Malraux qui vola des bas-reliefs à des fins commerciales, précise Leiris dans C’est-à-dire, op. cit., pp. 42-43. 376 « […] on pille des Nègres, sous prétexte d’apprendre aux gens à les connaître et les aimer, c’est-à-dire, en fin de compte, à former d’autres ethnographes qui iront eux aussi les “aimer” et les piller. » (Lettre du 19 septembre 1931), in Michel Leiris, Miroir de l’Afrique, op. cit., p. 204.

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« brise un wasamba qu’il a payé et fait dire qu’il maudit le village377 ». Leiris doit sélectionner avec beaucoup de précautions, en coupant aux endroits stratégiques, ce qui est publiable aux yeux de Griaule – en première ligne – et de la communauté scientifique. La description prend le ton de l’objectivité : chaque moment de la cérémonie est détaillé, le nom des objets en langue dogon est rappelé, par respect pour la culture étudiée, mais probablement aussi pour donner un relief scientifique à l’ethnologie en recherche de légitimité intellectuelle. Ce passage est attrayant, malgré son style neutre propre à l’ethnologie, évitant d’exhiber des sentiments subjectifs. Pourtant, la subjectivité est réintroduite à travers des locutions modalisantes, comme le remarque Catherine Maubon, lorsqu’un doute apparaît sur la signification d’une situation ou la véracité d’un propos378. Cette nuit, paraît-il, la “mère de masque” a pleuré […] (pp. 73-74). Ambara, encore plus saoulé par la danse, me plaque : il doit, dit-il, aller chez son beau-père (p. 74). Je m’en vais ; tout est fini pour le moment, mais c’est maintenant que va commencer, je suppose, la réunion vraiment intime (ibid.) (nous soulignons).

Ce fragment est le plus apte à être reproduit dans une revue qui n’est pas destinée à des ethnologues, mais à un public cultivé désirant connaître les travaux d’une nouvelle discipline. Il allie l’apparence de sérieux (ton scientifique, objet exotique décrit avec précision) à la volonté de ne pas ennuyer le lecteur par une trop grande scientificité, d’où le recours à la comparaison qui permet à ce dernier de se repérer grâce à ce qu’il connaît déjà : « Affluence d’environ 500 personnes, des familles entières venues de plusieurs villages, faisant des entrées comme au Châtelet […] » (p. 73) ; « […] les basques de sa redingote s’agitant comme les ailes d’un sylphe. » C’est toujours pour ne pas ennuyer le lecteur que ce fragment a été choisi : pour son caractère inquiétant (langue secrète, trompes qui annoncent la mort) et drolatique – hommes saouls, Noirs ayant fait fortune portant des « parapluies, écharpes à carreaux, chapeaux gris londoniens, parfois bas à pompons et souliers à semelles débordantes » (p. 73). Alors que dans l’édition de janvier 1934, les quatre journées ne seront accompagnées de presque aucune note, le texte prépublié dans la revue en est abondamment pourvu. Ces annotations signalent la nature des destinataires du

377 Michel

Leiris, L’Afrique fantôme, in Miroir de l’Afrique, op. cit., p. 212. Un wasamba est un instrument de musique de circoncis. 378 Catherine Maubon, Michel Leiris, en marge de l’autobiographie, José Corti, 1994, p. 126.

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texte. Les notes suppléent en effet aux données que les lecteurs ignorent à propos de la société dogon, en apportant des précisions ethnographiques. Ce fragment est le plus long de tous les écrits publiés par Leiris dans Minotaure. En tant qu’entrée en matière, il donne envie d’appréhender l’ensemble de la mission Dakar-Djibouti. Que les résultats de ce voyage d’études aient été donnés dans une « revue artistique et littéraire », et non scientifique, peut sembler étrange à première vue. Il est nécessaire de rappeler que la mission fut un événement relevant autant de l’actualité parisienne que d’une entreprise scientifique. Jean Jamin parle de « publicité arrogante […], médiatisation dirait-on aujourd’hui », et montre que l’expédition, présentée comme un « événement, sinon […] un exploit, au même titre que la Croisière jaune ou la Croisière noire379 », utilisait toutes les ressources médiatiques de l’époque. Par conséquent, ce n’est pas un hasard si la recension de cette entreprise ethnographique a été conçue à l’intérieur d’une revue comme Minotaure qui offrait une plus grande résonance auprès d’un lectorat intéressé par l’aventure africaine qu’une revue spécialisée en ethnologie. Malgré tout, le tirage ne pouvait atteindre celui d’un magazine grand public : les directeurs de rédaction de ces périodiques n’auraient pu accepter, en l’état, le numéro spécial relativement austère que représentait la livraison de Minotaure. Cette publication s’intégrait dans la stratégie plus globale de communication qui commença le 1er juin 1933, jour de l’inauguration de l’exposition des collections et des documents rapportés d’Afrique, qui eut lieu dans la nouvelle salle d’Afrique du musée d’ethnographie du Trocadéro du 2 juin au 29 octobre 1933. Le numéro de Minotaure fut ainsi conçu comme une vitrine, non seulement de la mission, mais aussi de l’exposition, en faisant figure de catalogue. C’est peut-être ce succès qui fit craindre à Griaule d’assister à la récupération à des fins personnelles par certains membres du voyage, et plus précisément par Leiris, du prestige entourant l’aventure africaine. Dans le texte introductif anonyme, en fait probablement de Leiris, est souligné l’aspect collégial de l’élaboration du numéro spécial reflétant la solidarité du groupe pendant la mission : 379 Jean

Jamin, « Introduction », Miroir de l’Afrique, op. cit., p. 10 : « Expositions, conférences publiques, interviews radiodiffusées ou écrites des organisateurs (en particulier de GeorgesHenri Rivière, alors sous-directeur du musée d’ethnographie du Trocadéro), “Une” de grands quotidiens tel Paris-Soir, etc. ». Rappelons que la mission Dakar-Djibouti eut lieu du 31 mai 1931 au 30 janvier 1933, alors que la Croisière jaune du 4 avril 1931 au 12 février 1932 et la Croisière noire du 28 octobre 1924 au 26 juin 1925. Voir aussi Jean Jamin, « De l’humaine condition de Minotaure », Regards sur Minotaure, op. cit., pp. 79-87, cit., p. 84.

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Nous avons tenu à mettre en œuvre cet esprit collectif (où le but général à atteindre éclipse le souci de performance individuelle), esprit dont Marcel Griaule et ses collaborateurs se réclament, qu’ils ont toujours appliqué en travaillant sur le terrain et qu’ils continueront d’appliquer en ce qui concerne la publication de leurs travaux380.

En fait, ce numéro, bien qu’il fasse s’exprimer plusieurs membres de l’expédition381, est surtout le résultat du travail de Leiris et de Skira, et dans une moindre mesure de Tériade, révèle l’écrivain-ethnologue dans « Titres et travaux 382  ». Mais pour ne pas déplaire à Griaule, et par respect pour ses collègues de terrain, Leiris refusa de signer ce numéro, comme le lui avait proposé Griaule. Un seul des textes de Leiris est signé de son prénom suivi de son nom et les autres uniquement de ses initiales, modestie qui d’ailleurs pouvait prêter à confusion dans la mesure où Marcel Larget possédait les mêmes initiales. « Les commentaires non signés qui accompagnent les illustrations […] ont probablement été, sinon rédigés, du moins mis en forme par Leiris », de même « les illustrations ont sans doute aussi été choisies par [lui]383 », subodore Louis Yvert. Devant toutes ces précautions, il semble que Leiris redoutait de s’attirer le reproche du chef de la mission de vouloir monopoliser le terrain. À ce propos, il semble utile d’analyser les rapports d’ambivalence entre Leiris et Griaule. Lorsque Leiris rencontra, en août 1929, le premier ethnologue de terrain français rentrant d’une mission en Éthiopie, il ressentit pour lui un certain coup de cœur. Dans une lettre écrite le 14 août 1929 à sa femme Zette, Leiris confie : « Mon nouveau collègue de Documents est venu. C’est un type très sympathique. […] Il revient d’une mission ethnographique d’un an en Abyssinie et raconte des choses assez extraordinaires tant comme aventures que comme observations384. » À Documents, Griaule partage avec Leiris le titre de secrétaire de rédaction que Rivière lui avait réservé en prévision de son retour. Déjà Griaule fait figure de concurrent pour Leiris, car

380 Texte

de présentation non paginé de Minotaure, n° 2. articles sont de Marcel Griaule (trois textes), Éric Lutten, André Schaeffner, Déborah Lifszyc (un texte chacun), Michel Leiris (sept textes) et Gaston-Louis Roux pour les illustrations, et notamment celle de la couverture. Le texte introductif présentant le bilan de la mission est de Paul Rivet et de Georges-Henri Rivière. 382 Michel Leiris, « Titres et travaux », in C’est-à-dire, op. cit., p. 72. 383 Louis Yvert, Bibliographie des écrits de Michel Leiris 1924 à1995, op. cit., pp. 42-43. 384 Lettre à Zette, in Miroir de l’Afrique, op. cit., p. 114. 381 Les

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celui-ci craint, avec ce retour, de se faire ravir son poste rémunéré385. Comme bien souvent, Leiris s’enthousiasme assez volontiers pour un homme, puis une fois l’illusion brisée, éprouve de la déception. Dans son article de Documents, « L’œil de l’ethnographe », Leiris, donnant ses dernières impressions avant le départ pour l’Afrique, appelle le chef de la mission « mon ami Griaule386 ». Puis, au cours du voyage d’études, les relations entre les deux hommes se détériorent. Au début, il est honoré que Griaule le choisisse comme compagnon de chambre parmi tous les membres de l’équipe. Passer du statut officiel de secrétaire-archiviste à celui, officieux, d’homme de confiance n’est pas pour lui déplaire. Mais c’est certainement le comportement désagréable de Griaule envers les peuples des pays traversés et sa conception du travail de terrain qui modifiera l’avis de Leiris envers lui. Leiris prend bien la mesure de l’écart qui l’oppose à Griaule. Ce dernier est un ethnologue pour qui la fin (ramener en métropole des objets qui entreront dans un musée et, par là même, asseoir sa réputation pour accélérer le déroulement de sa carrière) justifie les moyens (voler des objets, extorquer des informations par la ruse, insulter, voire frapper les Africains). Lucide, Leiris résume la situation : « […] ce qui me sépare de Griaule, c’est qu’il voyage en quelque sorte par métier et que l’intérêt du voyage est presque toujours subordonné pour lui au rendement au point de vue travail387. » Alors que Leiris désirait aller à la rencontre de peuples étrangers et s’imaginait qu’il allait vivre une aventure digne d’un roman de Melville, il est devenu un employé de bureau au cœur de l’Afrique : « Toute la journée se passe à recueillir des objets, à les étiqueter, les enregistrer, les emballer. J’ai beaucoup plus l’impression d’être un comptable qu’un aventurier388. » « La vie que nous menons est on ne peut plus plate et bourgeoise. Le travail, pas essentiellement différent d’un travail d’usine, de cabinet ou de bureau389. » La veille de cette notation dans son journal, il écrivait à Zette toute sa rancœur envers le chef de l’équipée : « Malgré qu’il n’en soit pas responsable, si le voyage devait continuer ainsi – d’une manière aussi peu aventureuse – jusqu’à Djibouti, je considérerais que Griaule m’a fait perdre deux ans et je ne lui pardonnerais jamais390. » 385 Michel

Leiris, C’est-à-dire, op. cit., p. 33 : « Limbour avait été là au départ mais il n’en avait pas fichu une rame et il avait été licencié par Wildenstein. J’ai donc pris la succession, étant entendu que je céderais la place à Griaule quand il reviendrait. » 386 Michel Leiris, « L’œil de l’ethnographe. À propos de la mission Dakar-Djibouti », Documents, n° 7, 1930, p. 413. 387 Michel Leiris, lettre du 2 avril 1932, in Miroir de l’Afrique, op. cit., p. 391. 388 Michel Leiris, lettre du 4 juillet 1931, ibid., p. 138. 389 Michel Leiris, L’Afrique fantôme, 31 mars 1932, in Miroir de l’Afrique, op. cit., p. 391. 390 Michel Leiris, lettre du 30 mars 1932, ibid., p. 391.

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Si Leiris pendant ce voyage n’est pas un farouche anticolonialiste, comme il le sera dans l’après-guerre, néanmoins il note scrupuleusement dans son journal les méfaits des membres du groupe (auxquels d’ailleurs il participe), et il pointe également le ridicule et l’indignité des colons. Une fois L’Afrique fantôme publiée, Leiris devient pour Griaule un ennemi de l’intérieur, un soldat qui tire contre son camp. Au moment de la conception du numéro de Minotaure, L’Afrique fantôme n’est encore qu’un journal manuscrit sur lequel Griaule n’a eu aucun droit de regard, malgré son vif désir de le lire afin de donner son avis et de demander à l’auteur de couper tous les aspects dérangeants. C’est ce conflit larvé qui oblige Leiris à ménager la susceptibilité de Griaule en gommant la personnalisation du compte rendu africain dans la revue. À l’intérieur de ce numéro, tout tend à effacer les figures des ethnographes, au sens propre du terme. Les clichés ne représentent jamais les membres de la mission, à l’exception de deux photographies représentant Griaule et Leiris dans l’exercice de leur fonction, s’apprêtant à sacrifier des poulets au kono et « Gaston-Louis Roux offr[ant] à Malkam Ayyahou un portrait du Ras Haylou peint par lui ». Seule cette légende mentionne le nom d’un des membres. Un des trois textes que donne Griaule fait constamment état de « collectif », de « groupe ». L’ethnographe ne peut rien seul, il doit s’appuyer sur ses collègues pour observer avec précision la totalité d’une situation. « La nécessité du travail en équipe, je la vois d’abord dans la multiplicité des sujets d’étude comme dans celle des procédés d’observation. L’ethnographe-à-toutfaire est une conception périmée391. » Griaule introduit la spécialisation, un type de « fordisme » au sein du travail ethnographique, mettant fin ainsi à l’ethnographe-aventurier-voyageur (l’homme-orchestre) qui jusque-là était le modèle, à la manière d’un Bronislaw Malinowski qui étudia solitairement l’ensemble de la culture d’un groupe humain en s’y immergeant. Évidemment, en annihilant l’aspect personnel et subjectif, la méthode griaulienne était très éloignée du rêve poétique de Leiris, pour qui l’ethnographie devait être menée de front avec la psychologie pour « devenir vraiment humaine392 ». L’article de Griaule est une défense et illustration de l’ethnographie collective, dont le caractère obsessionnel ne lui échappe pas : « Ici encore – je m’excuse de ce leit-motiv – l’avantage de l’équipe apparaît393. »

391 Marcel

Griaule, « Introduction méthodologique », pp. 7-12, cit., p. 8. Leiris, lettre du 2 avril 1932, op. cit., p. 392. 393 Marcel Griaule, « Introduction méthodologique », op. cit., p. 9. 392 Michel

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Le travail collectif pour Griaule s’étend à l’incorporation des indigènes (les informateurs) qui doivent suppléer au manque de connaissances de l’ethnographe sur la culture étudiée. Si l’indigène est utile – « ne faut-il pas gagner du temps ? », s’interroge Griaule –, en revanche il n’appartient pas véritablement à l’équipe qui doit plutôt le surveiller et recouper ses déclarations, car l’indigène est soupçonné d’être un « partenaire-adversaire » qui cherche à tromper le Blanc. En substance, la théorie de Griaule repose sur l’idée que l’indigène est porteur d’un secret, pierre angulaire de sa société, qu’il refuse de divulguer aux étrangers. Le travail de l’ethnographe est donc une lutte sans merci pour l’obtenir. Avec de la persévérance et de la conviction, en devenant tour à tour, selon le besoin, médecin ou juge d’instruction, on finit par « faire parler » le prévenu : « L’examen tourne peu à peu à l’auscultation et celle-ci à la confession394. » Pour clore son article, Griaule se lance dans un éloge du collectif, à la manière d’un chef militaire donnant ses instructions aux troupes : La Mission Dakar-Djibouti […] a démontré que la meilleure formule à retenir dans l’exercice des sciences ethnographiques est celle de la division du travail, de l’étroite collaboration à l’intérieur d’une équipe disciplinée, nombreuse, et dont chaque membre, tout en ayant une haute idée de sa responsabilité, sait qu’il n’est rien, sans les autres, qu’un rouage immobile395.

L’éloge du collectif dépasse largement le cas de l’étude de terrain. L’être individuel doit s’effacer pour se fondre dans une masse qui produira une œuvre collective (la mission Dakar-Djibouti et le numéro 2 de Minotaure). On perçoit bien ce qui a dû irriter Griaule dans la personne de Leiris : son attitude individualiste qui refuse de perdre sa personnalité, de se fondre dans le collectif et de se livrer corps et âme. Cette demande explicite de s’abandonner au groupe a toujours rebuté celui-ci, que ce soit dans ses activités littéraires et ethnographiques ou dans le domaine politique. L’adhésion à un ensemble constitué lui apparaissait comme un danger pour son désir de connaissance personnelle, la masse tendant à étouffer, à annihiler l’individu. L’Afrique fantôme regorge de notations affichant ostensiblement le moi démesuré de Leiris. On peut supposer que, même si le texte de présentation a été écrit par Leiris lui-même, sa teneur modeste a été suggérée par Griaule afin de replacer Leiris au sein du groupe et de lui rappeler que son rôle se réduisait à celui de secrétaire-archiviste. 394 395

Ibid., p. 8. Ibid., p. 12.

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C’est le statut de Leiris, sinon d’homme de lettres, du moins de poète surréaliste fréquentant les milieux avant-gardistes, que lui reproche implicitement Griaule. Celui-ci, dans un article qui relate les funérailles d’un chasseur, met un point d’honneur à ne pas se laisser corrompre par la « littérature ». Après avoir mentionné, pour la rédaction de son article, qu’il avait utilisé « des fiches de [leurs] archives », il se récrie : « Mais qu’on n’attende ni littérature ni habilité de reportage. Il ne m’importe que de montrer quasi nu le document naissant de l’observation directe d’une cérémonie, compte non tenu des innombrables informations recueillies en dehors d’elle396. » À cause des reproches et des sous-entendus, Leiris a respecté en partie la règle du jeu concernant l’objectivité du compte rendu de la mission. Dans la plupart de ses articles, il adopte un ton scientifique dans ses descriptions à teneur pédagogique (il s’agit de donner à voir et à comprendre au nonspécialiste) et rédige des légendes sobres et éclairantes qui démystifient les photographies parfois incompréhensibles. En effet, la photo qui fige le mouvement ne permet pas toujours une bonne interprétation de la situation. Ainsi la légende supplée au manque de « lisibilité ». Pour prendre un seul exemple, à la page 35, une photo montre – pour illustrer le texte de Griaule – une femme qui marche d’un pas vif en tenant un récipient dans sa main gauche. La photo seule laisse perplexe. C’est la légende, ici particulièrement dense, qui éclaire la scène qui se joue en apportant une masse d’informations dont la photo ne rend pas compte. Voici en intégralité le texte de la légende : Une sœur du mort se précipite sur la place publique au moment des premiers combats rituels. Elle porte une calebasse brisée, accessoire de deuil, et une tige de mil (invisible sur la photographie) qu’elle brandit comme une lance. Elle exécute une marche à quatre temps ; gauche, gauche – droite, droite. Elle se mêlera un instant à la foule des combattants et ira se placer, tout en dansant, derrière le groupe des deuilleuses occupant le centre de la place. Pendant tout le temps de la cérémonie, elle continuera la même danse qu’elle interrompra parfois pour recevoir les condoléances et les offrandes de cauris des deuilleurs.

Ce commentaire ne se contente pas de clarifier l’instant pris sur le vif, mais laisse deviner ce qui précède et ce qui suit. Ce qui s’est déroulé juste avant est révélé (« au moment des premiers combats rituels »), et les événements à 396

Marcel Griaule, « Le chasseur du 20 octobre », pp. 31-44, cit., p. 31.

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venir, absents sur le cliché, sont explicités dans une longue légende qui prolonge l’instant saisi. La conjugaison des verbes au futur est la marque de cette projection dans le temps. Enfin, ce texte offre le moyen de simuler le mouvement à la manière d’un film (« marche à quatre temps ») qui saisirait, non pas un laps de temps, mais la situation du fait social présenté dans sa continuité. Bien que Leiris s’efforce d’adopter les règles du métier, il ne parvient pas à les respecter en permanence. Dans « Fragments sur le Dahomey », qui reprend un passage de son journal, de nombreuses coupures sont exécutées, à l’inverse du texte publié dans Minotaure n° 1. Les quatre jours (8, 9, 11 et 12 décembre 1931) auraient pu paraître dans la revue. Ce qui est retenu de ces journées relève du voyage touristique : « […] En route, le caractère exotique s’accentue. Les tropiques exactement tels qu’on les imagine. Paysage déconcertant à force de ressembler à ce qu’on pouvait attendre. » (10 décembre 1931, p. 59.) « Balade en ville. Splendides villas à portails en façade de guignol, couleur brique rosée, avec frontons torsadés à chaque bout, comme de lourds chignons. » (11 décembre 1931.) On peut considérer ce choix de conserver les remarques d’un voyageur occidental comme une façon de s’adapter au support (revue artistique et littéraire pour amateurs éclairés), en apportant une touche d’amateurisme. Dans ces divers fragments, la subjectivité n’est pas absente : au contraire, elle irradie dans tout l’article. Une des figures observées, un personnage jugé « effrayant » « porte un binocle véritable qui me fait penser à mon père », écritil. Autre exemple : l’ethnologue, qui devrait ne pas partager les conceptions religieuses de ses « objets d’étude », devant les autels « aimerai[t] [s]’agenouiller devant ces personnages si bleus, si noirs et si réels ». De même, dans son « carnet de route », les comparaisons sont burlesques : « Le jeune roi a l’air d’un coureur cycliste, pendant une pause, au moment des Six Jours. » (12 décembre 1931, p. 61.) Ce type de comparaison, proche de celles de Raymond Roussel qui mêlent des plans différents, s’inscrit dans ce que Leiris appelait le « regard poétique », opposé au « regard scientifique » de Griaule. Le détail particulier d’un monde inconnu transplanté dans le monde connu produit du merveilleux, autre façon chez Leiris de nommer la poésie. Ainsi, on s’aperçoit que c’est plutôt la liaison (rattacher deux éléments distincts) que la rupture qui a sa préférence. * Le passage de Leiris à Minotaure lui permit de mieux connaître le fonctionnement d’une revue, grâce à sa participation à l’élaboration du

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numéro 2. Grâce aux grandes qualités de maître d’œuvre de Skira, il put se former aux techniques nouvelles que ce dernier avait introduites en créant sa revue artistique et littéraire d’avant-garde. Le travail avec Bataille à Documents fut qualifié par Leiris « d’amateur » en comparaison avec celui effectué en compagnie de Skira397. En outre, c’est dans Minotaure que pour la première fois Leiris publia des articles véritablement ethnographiques : en effet, ceux écrits pour Documents étaient le fait d’un curieux qui était en contact avec de véritables spécialistes, et qui s’intéressait à l’éclosion d’une science neuve. Bien qu’étant le vrai responsable, avec Skira, de la composition de cette publication, il refusa de la signer par respect envers ses camarades, mais aussi, on l’a vu, pour ne pas indisposer Griaule. Les articles qu’il proposa ne représentaient pas complètement ses idées dans la mesure où il dut se censurer en ne conservant de son journal que ce qui était acceptable. Comme l’écrit Leiris, « c’est quand [Griaule] a vu l’ensemble [de L’Afrique fantôme] qu’il a été furieux. L’extrait sur les danses funéraires des Dogons, publié dans Minotaure, était de tout repos398. » En effet, les textes publiés dans la revue étaient en majorité des extraits « adaptés » de son journal de voyage pour ne pas froisser les susceptibilités. En septembre 1933, Leiris rejoignit une nouvelle fois Bataille en entrant dans l’équipe de La Critique sociale, et pour la première fois intégra une revue ouvertement politique, composée de membres de l’ultragauche qui s’opposaient à Staline et à son partenaire français, le Parti communiste ou Section française de l’internationale communiste (SFIC)399.

397 Michel

Leiris, Magazine littéraire, op. cit., p. 34. p. 39. 399 Ce n’est qu’en 1935 que la SFIC prend le nom de Parti communiste français (PCF). 398 Ibid.,

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LA CRITIQUE SOCIALE (1933-1934)

Leiris entra à La Critique sociale à partir du numéro 9 de septembre 1933. Le premier numéro de cette revue était paru en mars 1931, date qui correspond à la préparation de l’expédition africaine, pendant laquelle Leiris n’avait pas la disponibilité de s’investir dans un autre projet. Il n’aura donc connu de cette aventure que la fin, puisque la revue s’interrompit en mars 1934, à son onzième numéro. Dans les trois numéros auxquels il collabora, il offrit sept comptes rendus de lecture. Sa participation aura donc été modique, même si certaines notes sont relativement importantes tant du point de vue quantitatif (trois colonnes) que qualitatif. Seuls quelques rédacteurs étaient autorisés à s’exprimer dans la partie des études de fond, alors que Leiris, parmi d’autres, se contentait d’écrire dans la rubrique « Revue des livres ». Pourtant, il eut, par rapport à ses compagnons ayant la même fonction, un espace relativement important au regard d’un manque de place croissant, et d’une actualité extrêmement riche. Dans la réédition de La Critique sociale en 1983400, Boris Souvarine (18951984) écrit une préface revenant sur cette période. Alors figure importante du communisme international, il fonde en 1920 le Bulletin communiste – qui disparaîtra en 1924 à la suite de la bolchévisation du Parti communiste après la mort de Lénine. Exclu du Kominterm la même année, il ressuscite en 1925 ce Bulletin « sans souci du “marxisme” ni du “léninisme” au sens où les entendaient les dévots et les cagots du communisme officiel401 ». À partir de 1928, le Bulletin communiste paraît irrégulièrement, faute de moyens, jusqu’en 1933, année où il finit par disparaître. Cette publication avait influencé les surréalistes en faveur de Trotski, même si par la suite, ces derniers s’en détourneront. C’est certainement grâce à elle que Leiris entend parler de Boris Souvarine. D’ailleurs, à la demande d’André Masson, en août 1926, il prend des renseignements sur Souvarine, à la suite de l’échec de la création de la revue La Guerre civile (1925), afin d’avoir son avis sur une éventuelle adhésion au Parti communiste. Parallèlement à ce Bulletin communiste, en 1926 est créé le « Cercle communiste Marx et Lénine » regroupant en son sein les exclus ou démissionnaires du Parti communiste ainsi que de nouveaux rédacteurs s’opposant à la politique de Moscou comme certains surréalistes (Breton, 400 La

Critique sociale, réimpression, La différence, 1983. Souvarine, « Prologue », à la réimpression de La Critique sociale, ibid., pp. 7-26, cit., p. 11. 401 Boris

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Éluard, Naville, Aragon, Queneau, Péret, Desnos). En 1930, le Cercle modifie son nom pour devenir le « Cercle communiste démocratique » dans le but de dépasser les positions initiales. Ce changement de dénomination est expliqué par Souvarine : « nous entendions prendre nos distances vis-à-vis du “culte de la personnalité”, expression réprobatrice de Marx, nous libérer de tout dogmatisme, nous dégager de certaines idées reçues, et au besoin, remettre en question des notions théoriques démenties par des faits “têtus”402. » La plupart des collaborateurs de La Critique sociale ont plus ou moins fréquenté ce Cercle qui se réunissait au café du Bel-Air, face à la station de métro Bienvenüe, au coin de l’avenue du Maine403. Souvarine dirigeait à la fois le Cercle, défini par lui comme « un lieu de rencontres, d’études et de controverses », et la revue La Critique sociale, qui en était l’émanation. De son vrai nom Boris Lifchitz, il est un personnage marquant du communisme français. Ouvrier autodidacte, il choisit son pseudonyme en référence à l’anarchiste russe du roman Germinal d’Émile Zola. Incarcéré en 1920 sous prétexte de « complot contre la sécurité de l’État », il rédige en prison la motion majoritaire qui aboutira à la fondation du Parti communiste. Il siège au secrétariat et au présidium de l’Internationale communiste ; en 1924, il est exclu de cette instance pour avoir pris la défense de Trotski. L’année suivante, il le sera du bureau politique du Parti communiste. À partir de ce moment, il sera tout au long de sa vie un opposant farouche au régime soviétique et à son allié français. Il sera essentiellement un fondateur de revues : Le Bulletin communiste (1920-1933), La Critique sociale (1931-1934), L’Observatoire des deux mondes (1948), Le Contrat social (1957-1968). De 1930 à 1935, il écrit une biographie très critique de Staline qui sera refusée par Malraux, alors éditeur chez Gallimard, par crainte de déplaire aux communistes. Souvent assimilé aux trotskistes, il se défend pourtant d’en être un. En 1924, c’est afin de ne pas participer à la curée qu’il prend la défense de Trotski, mais il rompt avec lui en 1929. Dans La Critique sociale, son ancien camarade est fréquemment attaqué, surtout dans la « Revue des revues ». Si Souvarine reproche à Trotski d’être un homme inconstant dans ses prises de position et un piètre visionnaire, en revanche il admet sa grande objectivité dans les faits concernant l’histoire de la Révolution russe, contrairement à Staline qui la réécrit. On peut classer Souvarine dans la catégorie aux contours flous des oppositionnels communistes (l’ultragauche) qui se réunissent à l’intérieur de 402 Ibid.,

p. 16. Waldberg, « Le Cercle communiste démocratique au café du Bel-Air », « Le Monde des livres », 25 novembre 1983, p. 29. 403 Patrick

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diverses chapelles. Leur influence demeura essentiellement parisienne et ils ne purent jamais, moins encore que les trotskistes, exercer un ascendant réel sur le monde ouvrier404. Leiris et la politique De retour de l’expédition africaine, en février 1933, Leiris commença à fréquenter le Cercle communiste démocratique de Boris Souvarine. Dans ce Cercle, on échangeait des idées sur le marxisme, sur la Russie soviétique et sur la situation internationale. À cette époque prenaient part à ces réunions d’anciens surréalistes qui avaient rompu avec André Breton : Raymond Queneau, Jacques Baron, Robert Desnos, ou un proche de ce mouvement, Georges Bataille. Ainsi, Leiris n’était pas en milieu inconnu. La fréquentation du Cercle et la participation à la revue ne sont pas pour Leiris le résultat d’une impulsion subite. Son intervention politique ne date pas de cette période. En 1926, il avait adhéré au Parti communiste, mais sans renouveler sa carte l’année suivante, constatant qu’il lui manquait des qualités pour être un militant révolutionnaire : « […] j’étais fâcheusement dépourvu de l’esprit d’à-propos et des autres vertus tant intellectuelles que morales sans lesquelles on sera peut-être un partisan dévoué, mais jamais un véritable militant 405 . » Son adhésion était la conséquence de l’engagement des surréalistes aux côtés des communistes. Outre le manque de qualités nécessaires à un militant, il avoue dans Fibrilles qu’il éprouvait une sympathie pour « les oppositionnels » (les trotskistes), qui n’allait pourtant pas jusqu’au soutien lors des réunions de cellule. Malgré ses convictions politiques limitées, à son retour de voyage en Égypte puis en Grèce en septembre 1927, Leiris fréquente déjà de manière épisodique le Cercle communiste Marx et Lénine à la même période que Queneau et Baron. Comme le remarque Aliette Armel, « Michel Leiris n’y joue pas un rôle actif, mais, tout en se tenant à l’écart du militantisme, il reste attentif à ce qui, politiquement, va dans le sens de ses convictions : la nécessité d’entretenir l’esprit révolutionnaire en dehors des appareils qui l’étouffent406 ». 404 Dominique

Borne, Henri Dubief, La Crise des années 30, 1929-1938, Éditions du Seuil, coll. « Points Histoire », 1989, pp. 90-91. « L’ultra-gauche ne doit pas être confondue avec les trotskistes. Elle comprend les anarchistes, les sectes issues du Parti communiste et les surréalistes. », p. 90. 405 Michel Leiris, Fibrilles [1966] (La Règle du jeu - III), Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1992, p. 67. 406 Aliette Armel, Michel Leiris, op. cit., p. 262.

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À la manière de la plupart de ses compagnons surréalistes, Leiris a toujours oscillé dans son rapport au Parti communiste, et plus largement à la politique, sans parvenir à prendre parti. Ce fait correspond bien à la tension qui existe dans le principe même du surréalisme, lequel tend à concilier la transformation sociale et la transformation individuelle. Une notation elliptique du Journal, en juillet 1926, semble le confirmer : « Marxisme : seule théorie révolutionnaire possible. Surréalisme : révolution, unique fondement moral. Marxisme, seul système valable moralement. Contradiction : le marxisme ne fait aucune place en lui pour la morale. Seule importe l’économie. Lever contradiction en insérant la morale dans l’économie (théorie des survivances.)407. » Dans La Critique sociale, il est évident que Leiris ne s’engage pas complètement dans l’action politique, même s’il emploie dans quelques articles le jargon marxiste – qu’il semble plaquer dans ses recensions sans qu’il y ait toujours un lien avec le contenu de l’ouvrage critiqué. Il donne ainsi l’impression de mimer le ton général de la revue afin d’« en être », de se sentir appartenir à cette association antistalinienne. Ses diatribes, même si elles renvoient à sa colère des années vingt, n’appartiennent pas à son style propre. Comme le souligne judicieusement Annie Pibarot, « celui qui chercherait dans ces articles une pensée politique originale ou même un approfondissement théorique de certaines thèses serait certainement déçu. Leiris se montre très soucieux de ne pas se démarquer de la ligne politique de la revue. Il y a là une attitude qui sera la sienne dans d’autres circonstances et vis-à-vis d’autres groupes, une sorte de désir de ne pas créer de clivage408. » Par manque de culture politique et en raison de son intérêt limité pour la science économique, il ne s’appuie pas véritablement sur la théorie marxiste ni sur la littérature s’y rapportant, notamment d’ultragauche (antistalinienne), mais utilise des motsclés : « impérialisme », « pseudo-bolcheviks », « prétendus communistes », « marxisme révolutionnaire », « dialectico-historico-matérialiste 409  ». Bien souvent, il soutient son analyse sous l’angle humaniste, d’« un point de vue purement humain », dirait Leiris.

407 Michel

Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., p. 124. Pibarot, « “Et quelle envie de casser tout…” La participation de Michel Leiris à La Critique sociale », in Anne Roche (éd.), Boris Souvarine et La Critique sociale, La Découverte, 1990, p. 221. 409 On peut déceler dans cette dernière occurrence une parodie de ce langage : « On peut prédire qu’un chercheur aussi peu rebuté par l’appareil systématique découvrira bientôt une explication dialectico-historico-matérialiste valable pour n’importe quel fait esthétique (par exemple le nez de Cléopâtre) […] » : Michel Leiris, « Max Raphael : Proudhon-Marx-Picasso », La Critique sociale, n° 9, septembre 1933, p. 147. 408 Annie

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Si Leiris n’est pas à son meilleur dans la pensée politique marxiste, il est lui-même dans le détour, par le compte rendu d’ouvrages qui ne concernent pas directement la politique, mais appartiennent aux genres de la littérature, de la psychologie, de l’essai critique et de l’esthétique, plus à même de lui convenir. Seules quelques notations laissent percer sa sensibilité de gauche, si ce n’est marxiste. Par exemple, le père adoptif d’Edgar Poe incarne, « l’ennemi que représente pour tout individu sensible le réalisme positif, la mesquinerie des hommes d’argent dont toute la vie n’est qu’une longue exploitation de l’homme par l’homme, image même de la société capitaliste410 ». En fait, même s’il reconnaît le besoin de réformer le système économique, ce n’est pas pour ses connaissances politiques ni pour ses convictions sincères concernant une cause qu’il a été recruté pour écrire dans La Critique sociale, mais plutôt (outre son amitié avec plusieurs membres de la revue et sa recommandation par ceux-ci) en vertu du prestige que lui a valu son séjour en Afrique. Aux yeux de Souvarine et des autres collaborateurs, il est devenu un spécialiste de l’ethnographie. Pourtant, comme nous l’avons déjà mentionné, il n’est en 1933 encore qu’un étudiant en première année d’ethnologie. En 1937, il se fera même réprimander par son professeur lors de la première soutenance (à l’issue de laquelle il sera refusé) de son mémoire sur La Langue secrète des Dogons de Sanga, dans le cadre du diplôme de l’École pratique des hautes études, section des sciences religieuses. Louis Massignon l’invite à réécrire dans l’esprit universitaire – l’année suivante, le candidat est enfin reçu. Bien que tenu pour un spécialiste en ethnologie, Leiris propose des articles éloignés de cette spécialité. Il est probable que Leiris, conscient de ses limites, préfère à cette époque écrire sur des sujets littéraires plutôt que de mobiliser des connaissances précises en ethnologie. Pourtant, à son retour d’Afrique en mars 1933, Leiris publie un article intitulé « La jeune ethnographie411 » dans la revue Masses, revue mensuelle [d’action prolétarienne], qui a pour principal rédacteur son fondateur René Lefeuvre (1902-1988) proche des idées de Rosa Luxemburg. Cette revue, créée en janvier 1933, était au départ une émanation de Monde, la revue d’Henri Barbusse, mais bientôt, à la suite de sa campagne pour la libération de Victor Serge, elle rompt avec Monde, ce qui entraînera sa disparition en juillet 1934. 410 Michel

Leiris, « Marie Bonaparte : Edgar Poe », La Critique sociale, n° 10, novembre 1933, p. 186. 411 Michel Leiris, « La jeune ethnographie », Masses, « Hommage à Karl Marx », n° 3, mars 1933, pp. 10-11.

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L’orientation de Masses était en rupture avec la politique stalinienne, et elle publia de « nombreux articles sur la situation du prolétariat allemand tout en appelant à l’unité des organisations ouvrières412 ». Cette revue était ainsi dans la mouvance de l’ultragauche, et La Critique sociale ne pouvait que poser sur elle un regard sympathique. D’ailleurs dans « La Revue des revues », un compte rendu sur Masses sera publié dans le n° 8 de La Critique sociale d’avril 1933. Dans son texte « La jeune ethnographie » publié dans Masses, Leiris affirme que « la nouvelle méthode enseignée à L’Institut d’ethnologie de l’Université de Paris, en ce qui concerne, par exemple, la récolte des objets, est caractéristique de la tendance dialectique et matérialiste dont il semble que soit douée l’ethnographie moderne ». Il reprend ainsi les idées de Marcel Mauss sur la nécessité, pour avoir accès à une société, de s’intéresser à ses objets les plus ordinaires. Comme le souligne Aliette Armel, si Leiris a ensuite renié cet article, c’est que « sans doute, avec l’âge et le temps, a-t-il ressenti comme une maladresse le fait d’avoir parlé d’autorité alors qu’il n’avait encore aucune culture universitaire ethnographique. Sans doute ne souhaitaitil pas voir exhumer un type de discours très empreint de la dialectique politique de l’époque413. » En raison de cet article, les membres de La Critique sociale souhaitèrent inviter Leiris dans leur équipe, d’autant plus que celui-ci partageait les opinions et les intérêts de Bataille. En particulier pour les « choses mêmes les plus humbles et les plus méprisées », idée développée dans son article « La jeune ethnographie », et reprise de la période Documents. Georges Bataille rencontra Souvarine en 1931, bien après Leiris. Pourtant il est manifeste qu’il eut une plus grande importance que Leiris auprès de Souvarine. Il fut l’un des piliers de la revue, tout en demeurant dans ses marges, et y écrivit une vingtaine d’articles dont certains eurent un effet déterminant414, sans être toutefois entièrement dans la ligne politique de la revue. On en a pour preuve la note de la rédaction présentant l’article « La notion de dépense » : « À bien des égards, l’auteur y entre en contradiction avec notre orientation générale de pensée, mais une revue de recherches ne saurait s’interdire de telles divergences. » De même, un de ses comptes rendus provoqua une vive polémique, sur plusieurs numéros, entre lui et Jean Bernier, 412

Michel Dreyfus, article « Masses », in Jacques Julliard, Michel Winock (éd.), in Dictionnaire des intellectuels français, Éditions du Seuil, 1996, p. 764. 413 Aliette Armel, Michel Leiris, op. cit., p. 343. 414 Voir « La notion de dépense, La Critique sociale, n° 7, janvier 1933, pp. 7-15 ; « La structure psychologique du fascisme », La Critique sociale, n° 10, novembre 1933, pp. 159-165 et n° 11, mars 1934, pp. 205-211.

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au sujet du livre de Richard von Kraft-Ebing Psychopathia sexualis. À la différence des autres aventures revuistes, dont il était l’instigateur, Bataille n’était ici qu’un collaborateur de choix. Bien que Leiris admirât Souvarine pour ses qualités intellectuelles et son abnégation de militant, il entra à La Critique sociale surtout pour suivre Bataille dans sa lutte politique. C’était non seulement par amitié, mais aussi parce qu’il partageait son intérêt pour les mythes. Pour contrecarrer le pouvoir irrationnel du fascisme, Bataille cherchait à substituer à leurs mythes qui soulevaient les masses des mythes d’une force comparable qui réussiraient à détourner les hommes de l’inhumanité. En 1935, Bataille et Breton créèrent le mouvement Contre-Attaque, avec pour but de susciter une fascination auprès des foules (comme l’idéologie fasciste savait si bien y parvenir) afin de réunir les forces nécessaires pour résister à l’idéologie menaçante. Michel Surya résume le but de cette entreprise : « […] cette exaltation, ce fanatisme à la différence radicale du fascisme, doivent être mis au service de l’intérêt universel des hommes. Il n’est plus question qu’un seul capte, à son profit, dans un seul pays, un mouvement de désorientation suscité jusque parmi les plus humbles415. » Dans les deux derniers numéros de La Critique sociale, Bataille évoquait déjà la force de persuasion qu’exerçait le fascisme sur la psychologie des masses416. Malgré l’attirance pour les mythes, Leiris ne rejoindra pas Contre-Attaque, jugé « canularesque ». Ce refus s’explique par le fait que le mythe pour Leiris doit être individuel (et non collectif), forgé à partir de la mythologie intime. C’est ce qu’il mettra en pratique au Collège de sociologie lors de son intervention sur « le sacré dans la vie quotidienne ». Une revue honnête Refonder Ce qui frappe à la lecture des numéros de La Critique sociale, c’est une grande austérité. Sa couverture jaune a d’ailleurs une vague ressemblance avec celle de Documents. On n’y voit aucune photo (à l’exception de la reproduction d’une peinture de Jenny Marx), peut-être en raison du coût de la reproduction, mais surtout en raison de la volonté de donner à l’écrit toute sa

415 Michel

Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre [1987], Gallimard, 1992, p. 270. Bataille, « La structure psychologique du fascisme », La Critique sociale, n° 10, novembre 1933, pp. 159-185 et n° 11, mars 1934, pp. 205-211. 416 Georges

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force. Souvarine estime que l’écrit théorique, scientifique, sérieux, est le seul garant contre la médiocrité ambiante qui sévit dans le milieu communiste. L’écrit est si présent que les caractères d’imprimerie semblent vouloir envahir la totalité de la blancheur des pages. Un souci d’économie est à la base de cette inflation scripturale qui ne facilite pas le confort de lecture. L’espace imparti doit être rentabilisé à l’excès. En effet, la revue ne possède pour survivre que peu de moyens, constitués par les fonds appartenant à Colette Peignot, par quelques pages de publicité consacrées à des éditeurs d’ouvrages économiques et politiques, et par les abonnements, peu nombreux. Colette Peignot (1903-1938), à l’époque compagne de Souvarine417, fut à l’origine de la création de la revue grâce à un héritage qu’elle déposa chez l’éditeur Marcel Rivière, propriétaire de la Librairie des sciences politiques et sociales située rue Jacob. Revenue déçue, en 1930, d’un séjour de quelques mois en Russie soviétique, elle embrassa la cause des antistaliniens. Au début, elle signa de ses initiales C.P., puis sous le nom de Claude Araxe, pseudonyme choisi en référence à un adage des Anciens dont lui parla son compagnon, affirmant que le fleuve Araxe, situé dans le Caucase, ne pouvait supporter les ponts en raison de la puissance de son courant. À l’image du fleuve, Colette refusait d’être « pontée », affirme Souvarine. Elle signa pour la revue quatre articles sous ce nom. Les articles, publiés par les rédacteurs, se présentent sous la forme de deux colonnes qui donnent un aspect serré au texte. Dans le premier numéro, la chronique consacrée aux revues de l’époque est publiée en caractères si petits que certains lecteurs se plaignent auprès de la rédaction, à juste titre, du peu de lisibilité – comme l’indique la note « À nos lecteurs » du numéro 2, qui tiendra compte de ce grief. Régulièrement, sous cette appellation, « À nos lecteurs », une notule anonyme, mais probablement de la main de Souvarine, expose les difficultés financières de la revue et incite ardemment à souscrire des abonnements. Voici un aperçu des appels lancés : Les lecteurs d’une revue comme celle-ci savent quelles difficultés doivent surmonter, quels sacrifices doivent consentir ceux qui la font vivre. Ils ne s’étonneront pas de nous voir en peine de publier nos numéros à intervalles plus courts, sachant combien les temps sont durs pour des hommes désintéressés qui n’ont l’appui d’aucun parti, d’aucune puissance matérielle ou morale, et qui ajoutent ce 417 C’est après la parution du dernier numéro de la revue que le couple connut une crise qui conduisit à la rupture. Voir Laure [Colette Peignot], Une Rupture 1934, texte établi par Anne Roche et Jérôme Peignot, Éditions des Cendres, 1999.

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travail volontaire à leur travail quotidien de salariés, à leurs autres travaux de militants418.

Tout au long de l’existence de La Critique sociale, dont le sous-titre est « revue des idées et des livres », les numéros sortent souvent avec du retard. Bien que la couverture précise « Paraissant six fois par an », la revue ne parvient pas à respecter ses engagements bimestriels : les onze numéros sont parus sur une période de trois années. Tous les rédacteurs, comme le précise Souvarine, écrivent bénévolement. Afin de serrer le budget, le secrétariat de rédaction est occupé par Souvarine, aidé de Colette Peignot. Dans son « Prologue » à la réédition de La Critique sociale, il se souvient de ce temps où « à nous deux, nous assumions tout le travail de “rédaction” (au sens russe du terme, distinct de la collaboration venue de l’extérieur) c’est-à-dire : révision des textes, traductions, correction des épreuves, mise en pages, rapports avec l’imprimerie et avec l’éditeur, correspondance, etc. Par moments, avec l’aide de Pierre Kaan 419  ». Pierre Kaan (1903-1945) fut un proche collaborateur de Souvarine à L’Humanité après le congrès de Tours, et dans les autres revues auxquelles ce dernier participa comme Le Bulletin communiste. Il mourut en déportation. Cependant, le véritable maître d’œuvre de La Critique sociale est Boris Souvarine lui-même. Il est demandé dans un encadré de présentation placé dans chaque numéro : « Adresser la correspondance à Boris Souvarine. » Il est donc bien l’homme de La Critique sociale : non seulement il gère l’aspect technique et administratif, mais encore il écrit des articles de fond, des comptes rendus de lecture portant sur l’histoire soviétique et le marxisme, des notules dans sa « Revue des revues », après en avoir dépouillé le contenu. Sans son énergie face au travail et à sa volonté d’informer sur la réalité du régime soviétique, la revue n’aurait pas eu une durée de vie de trois ans. La création de cette entreprise part d’un constat et d’un besoin que présente le premier article du premier numéro, que l’on peut considérer comme un manifeste. Souvarine fait commencer la dérive de l’expérience révolutionnaire soviétique au moment de la mort de Lénine en 1924. Néanmoins, il ne voue pas un culte immodéré à sa personne, comme le font les orthodoxes : Lénine, écrit-il, a commis des erreurs, notamment la prédiction de l’avènement imminent de la révolution mondiale. Mais, au moins, avant cette date, la réflexion et le travail intellectuel étaient riches et féconds, car une joie et un désir de transformer la société animaient les révolutionnaires des premières années. Simone Weil, quant à elle, allait plus loin dans la critique, affirmant 418

La Critique sociale, n° 5, mars 1932, p. 238. Souvarine, « Prologue », à la réimpression de La Critique sociale, op. cit., p. 7.

419 Boris

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que dès le début Lénine s’était fait ravir par le parti sa liberté de penser420. La politique de Staline, faite de terreur et de répression, n’avait que systématisé ce qui était déjà en germe chez Lénine. Au lieu d’assister à la construction d’un État prolétarien, c’était l’État soviétique bureaucratique qui s’était imposé. Simone Weil (1909-1943) est lucide et exigeante. Philosophe, élève d’Alain, elle n’a apporté à La Critique sociale que cinq articles. En raison de ses diverses occupations professionnelles (pendant cette période, elle enseigne la philosophie en province) ou extra-professionnelles (collaboration à diverses revues), elle ne pouvait s’investir davantage. Elle ne consacre pas ses analyses au seul régime soviétique, mais également aux ressorts du nazisme comme maladie de la modernité, qui ne se réduit pas à la puissance d’un seul homme, en l’occurrence Hitler. Le nazisme s’est épanoui, selon Simone Weil, en raison de la démission des élites bourgeoises et à la division des partis ouvriers. Le travail intellectuel cher à Souvarine, chez les communistes orthodoxes, se réduit à l’obligation d’approuver sans réserve les ouvrages faisant l’apologie du régime stalinien. Le modèle soviétique est la référence incontestée des partis communistes étrangers qui appliquent ses modes de fonctionnement. Sur ordre de Moscou, par la courroie de transmission du Kominterm, le Parti communiste français devient entre 1928 et 1935 un parti sectaire pratiquant la ligne « classe contre classe » et la « défense de la patrie socialiste ». Du fait de son refus de pratiquer dans la gauche la discipline républicaine, il se marginalise à mesure qu’il subit des défaites électorales cinglantes. La ligne « défense de la patrie du socialisme », complot permanent affirmé contre l’État français, entraînera une répression sévère des cadres du parti à travers des arrestations préventives421. En France, la situation intellectuelle est pitoyable, note Souvarine. « Aucun des grands faits de l’époque, ni le bolchevisme, ni le fascisme, ni les visées de l’Amérique, ni les inconnues de l’Orient, ni même les réserves de la vieille civilisation européenne, n’ont été sérieusement sondés, étudiés, supputés422. » Bien que le constat soit extrêmement pessimiste, Souvarine, porté par l’optimisme propre au communisme révolutionnaire, considère cette période médiocre comme provisoire. Les lendemains chanteront, mais pour cela des hommes de bonne volonté comme lui ont une mission à accomplir : « […] à

420 Simone

Weil, compte rendu de « Lénine : Matérialisme et Empiriocriticisme », La Critique sociale, n° 10, novembre 1933, pp. 182-185. 421 Dominique Borne, Henri Dubief, La Crise des années 30 1929-1938, op. cit., pp. 86-89. 422 Boris Souvarine, « Perspective de travail », La Critique sociale, n° 1, mars 1931, p. 3.

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la jeune génération demain en scène, il y a un héritage à transmettre qui peut épargner bien des tâtonnements, faire l’économie de bien des erreurs423. » La Critique sociale se forme sur un vide intellectuel ambiant et, à partir de ce constat, elle espère être le lieu où pourra souffler l’esprit révolutionnaire des origines. Cette revue, refuge conçu à des fins de ressourcement, sera le lieu de ralliement des forces disponibles pour dépouiller le communisme de ses oripeaux staliniens. Le programme de la revue se veut modeste, mais utile : Il s’agit surtout de commencer par recenser brièvement la production intellectuelle dans le domaine social, d’en tenir à jour une bibliographie critique, de rendre compte des idées qui cherchent à percer, de faire régulièrement l’inventaire des éléments nouveaux susceptibles de s’incorporer aux conceptions déjà connues, de dégager enfin le sens des courants qui s’élaborent à travers de multiples publications424.

Liberté et vérité Le principal reproche que les rédacteurs font aux communistes est d’avoir perdu leur esprit critique par peur ou par amollissement intellectuel, dans un contexte peu favorable à la réflexion. Que ce soit en URSS, où le régime réprime la contradiction, ou dans les pays occidentaux, où les partis communistes, partis d’opposition, calquent leurs positions sur celles de « la patrie du socialisme », l’étude du marxisme se réduit à une approbation des résultats du régime soviétique. Souvent un éditeur, le Bureau d’éditions, organe du gouvernement des Soviets, est l’objet d’attaques virulentes de la part de la revue. Il s’est fait une spécialité d’éditer les ouvrages de la propagande soviétique, qu’ils soient économiques (le plan quinquennal, l’agriculture soviétique moderne), sociaux (la femme libérée et le plan quinquennal) ou politiques (Révélations sur un complot contre le pouvoir soviétique). Souvarine, à la lecture de ces ouvrages, constate : « Quelles que soient la variété des formats et la diversité des signatures, l’auteur est toujours le même, seul et unique : c’est la bureaucratie soviétique425 . » En effet, la personne est niée : elle doit se mettre au service de la collectivité en abandonnant sa faculté de penser. Toute autonomie est dénoncée par le pouvoir, perçue comme une trahison de la classe ouvrière. Leiris est en accord 423 Ibid. 424 Ibid.,

p. 4. Boris Souvarine, comptes rendus de douze ouvrages du Bureau d’éditions, La Critique sociale, n° 1, mars 1931, pp. 25-26, cit., p. 25.

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avec la politique globale de la revue qui déclare son attachement au droit de recourir à la pensée et à celui de ne pas renoncer à communiquer une opinion. C’est principalement cet aspect « libertaire » qu’il apprécie dans ce lieu d’expression : De plus en plus il semble que l’humanité soit décidée à manifester, tant du côté des fascistes que des prétendus communistes, son goût profond du catéchisme : même méfiance de part et d’autre à l’égard des hommes que leur qualité de pensée tend à affranchir des normes – qu’il s’agisse de psychologues tels que Freud, d’artistes tels que Picasso –, même étouffement de toute intelligence sous le garrot d’une philosophie d’État426.

Le marxisme, vu à travers le prisme bolchevique, se réduit à une autosatisfaction et à un psittacisme qui ne fait que reproduire mécaniquement les théories de Marx, alors que le marxisme doit être en perpétuelle évolution. La fidélité consiste à respecter l’esprit et non la lettre : À une époque où, de droite et de gauche du mouvement ouvrier, on se réclame de Marx et d’Engels, où l’on puise à tort et à travers dans leurs écrits comme références suprêmes (quitte à mutiler leur pensée à certaines fins), il est devenu indispensable de préciser le sens de la véritable fidélité au socialisme scientifique : “Le marxisme ne peut rester lui-même” dit Laurat qu’à la condition d’une analyse permanente de la réalité, qui évolue et qui le force à évoluer à son tour427.

L’auteur Lucien Laurat (de son vrai nom Otto Maschl, 1898-1973), cité dans l’article ci-dessus, est une figure importante de la revue par le nombre d’articles (une quinzaine) qu’il donna, mais aussi par sa curiosité, qui favorisa « les ouvertures sur l’étranger, grâce à d’innombrables comptes rendus d’ouvrages de langue allemande, de russe ou anglaise 428  ». Économiste autrichien, ami proche de Souvarine, il se réclamait de Marx sans jamais appliquer ses préceptes aveuglément, mais en s’inspirant de sa pensée et en la critiquant sans complaisance. Dans son « Prologue », Souvarine se souvient que lors des réunions du Cercle, il commentait avec éloquence Le Capital et 426 Michel

Leiris, compte rendu de « Max Raphael : Proudhon-Marx-Picasso », La Critique sociale, n° 9, septembre 1933, p. 147. 427 Édouard. Liénert, compte rendu de « L. Laurat : Bilans. Cent années d’économie mondiale », La Critique sociale, n° 3, octobre 1931, p. 127. 428 Thierry Paquot, « Portrait Boris Souvarine », La revue des revues, n° 1, mars 1986, p. 23.

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divers autres écrits économiques de Marx ainsi que les travaux de Rosa Luxemburg. Ce refus, chez les communistes orthodoxes, de tenir compte de la réalité montre toute la difficulté d’accepter l’écart entre la théorie et le réel429. Le déni est une incapacité à admettre l’échec. Toutes les interventions, tous les choix économiques et politiques ne peuvent être mauvais, même si les réalités viennent démentir les déclarations. En outre, ce déni cherche à dissimuler les faits historiques et à refaire l’histoire selon le bon vouloir de la bureaucratie russe. L’aveuglement volontaire des militants communistes s’expliquerait par leur désir d’accéder au paradis terrestre que l’avènement du socialisme leur promet. Ce phénomène peut s’apparenter à une certaine forme de croyance religieuse, celle qui espère un Dieu omniscient qui appellerait les élus auprès de lui et leur apporterait le bonheur éternel. Demain sera la juste récompense des souffrances subies sur terre. Ce n’est pas un hasard si dans un des numéros est publié un extrait de la traduction en français de L’Avenir d’une illusion de Freud, qui présente la religion comme un besoin qu’a l’homme de refuser l’évidence que l’être humain est mortel comme n’importe quel animal. Dans la présentation anonyme de l’extrait, la psychanalyse se veut complémentaire de la théorie de Marx : « une méthode de libération psychologique, méthode qui peut sur un plan différent concourir efficacement avec la méthode d’affranchissement social que propose le marxisme430. » À La Critique sociale, le marxisme ne doit pas être une religion mais une science vivante. L’œuvre de Marx n’est pas le Livre des croyants qui se contentent de répéter avec fidélité les préceptes du maître, mais au contraire, le texte doit être un catalyseur de la réflexion et faire l’objet d’une recherche qui peut pointer les lacunes ou les inexactitudes. Dire la vérité est une attitude marxiste. Pour s’opposer, il faut donc critiquer. Cette ligne se différencie de celle de Documents qui, nous le rappelons, était un acquiescement, sinon à l’ordre des choses, du moins à ce que l’on appréciait. Le « oui » dominait sur le « non ». À l’inverse, à La Critique sociale, il y a une volonté d’exprimer son désaccord, bien entendu face au monde soviétique – privation de la liberté réelle – et au monde bourgeois – privation de la liberté formelle –, mais aussi plus 429

Boris Souvarine à travers un compte rendu (« Vladimir Pozner : URSS », La Critique sociale, n° 9, septembre 1933, p. 133) parvient à dégager le symbole qui résume parfaitement la réalité soviétique : « Les photos, qui ne sont pas non plus de lui et occupent plus de la moitié du volume, mal choisies en général, mal reproduites en particulier, ne servent qu’à faire illusion. Sauf exception, comme cette “maquette d’une ville socialiste” (photo de maquette, voilà bien une réalité soviétique…) vraiment propre à dégoûter du socialisme. » 430 Sigmund Freud, extrait de « L’avenir d’une illusion », La Critique sociale, n° 5, mars 1932, pp. 197-201, cit., p. 197.

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largement à ce qui ne correspond pas aux orientations philosophiques de cette frange d’intellectuels de l’ultragauche. Il est frappant de constater que la majorité des comptes rendus sont complètement ou partiellement négatifs, comme si faire la critique sociale impliquait qu’on critiquât dans le sens populaire « dire du mal de431 ». La partie « Revue des livres », qui occupe la moitié d’un numéro, est un moyen idéal pour contester et mettre en cause. Dans ses articles, Leiris suit la démarche adoptée par ses compagnons en critiquant des ouvrages sans complaisance. Ayant eu une expérience de terrain et des contacts avec des ethnologues pratiquant la discipline avec méthode, il reproche à Édouard Simmel de se livrer à de l’histoire romancée et à la « déduction logique plus que par une méthode objective reposant sur l’observation, de décrire le développement des institutions depuis les temps les plus reculés. Une telle entreprise […], n’est plus pardonnable de nos jours où la masse des documents recueillis tant en préhistoire, qu’en ethnographie, en folklore et en histoire des religions devraient inciter tout au moins à une certaine prudence432. » Le droit de penser et d’écrire existe, non seulement pour critiquer les adversaires politiques, mais aussi au sein de la revue dans laquelle s’interpellent mutuellement les auteurs. Ici, laisser s’exprimer les divergences est de rigueur. On se souvient que Bataille et Jean Bernier se querellèrent de numéro en numéro au sujet de l’ouvrage de Kraft-Ebing, dont il n’est même plus question dans les dernières passes d’armes433. Cet exemple montre que les conflits ne sont pas liés à des divergences purement idéologiques, mais qu’ils peuvent prendre aussi un tour personnel. Comme le remarque JeanMarie Domenach : « La revue est le meilleur des laboratoires pour observer l’interaction entre idéologie et psychologie434. » Même si l’échange de lettres entre les deux collaborateurs est violent, il n’est pas exceptionnel que les auteurs se contredisent amicalement. La rubrique « Correspondance » est conçue à cet effet. Karl Korsch apporte une critique sur l’article de Bataille et 431 Critique, XVIIe siècle « qui décide de la valeur d’un ouvrage de l’esprit » et critiquer, XVIe siècle « diminuer » sont issus de la famille grecque de crible, Krinein « séparer », Kritikos « capable de juger, de discerner ». Jacqueline Picoche, Dictionnaire étymologique du français, op. cit. 432 Michel Leiris, compte rendu de « Édouard Simmel : Comment l’homme forma son Dieu », La Critique sociale, n° 9, septembre 1933, p. 146. 433 Georges Bataille, compte rendu de « R. von Kraft-Ebing : Psychopathia sexualis », La Critique sociale, n° 3, octobre 1931, pp. 191-192 ; Jean Bernier, « À propos de Kraft-Ebing », La Critique sociale, n° 4, décembre 1931, pp. 191-192 ; Georges Bataille, « À propos de KraftEbing », La Critique sociale, n° 5, mars 1932, pp. 239-240 et Jean Bernier, « Quelques mots de réponse », ibid., p. 240. 434 Jean-Marie Domenach, « Entre le prophétique et le clérical », La Revue des revues, n° 1, mars 1986, p. 21.

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Queneau à propos de Hegel435. Ou encore, la lettre de Julius Dickmann sur l’ouvrage de Lefebvre des Noëttes, L’attelage, commenté par Queneau, contredit radicalement l’avis de celui-ci436. Les ouvrages des amis sont critiqués dans la revue, certes favorablement, mais l’adhésion n’est jamais complète : des réserves sont exprimées, telles que celle de Laurat à l’encontre de l’ouvrage de Dickmann, paru en Allemagne, qui affirme que le socialisme se fondera sur le rétrécissement des forces productives et non sur leur augmentation comme dans le système capitaliste : « Cette conclusion nous semble pour le moins précipitée et prématurée437. » On le constate, la revue refuse la critique de complaisance, ennemie de la vérité. La vérité implique chez les rédacteurs de La Critique sociale un respect de l’adversaire politique. Les auteurs mis en cause sont, le plus souvent, appelés « Monsieur X » ou « Madame Y », ce qui montre un attachement à la personne humaine. Ce sont les idées qui sont attaquées et non les hommes, alors que les staliniens ou l’extrême droite s’appliquent à insulter leurs ennemis. Posséder des opinions tranchées n’implique pas pour autant la mauvaise foi ni le terrorisme intellectuel. Le but de la revue est de rendre compte de publications le plus objectivement possible, sans mettre en sommeil les convictions. Cette honnêteté se traduit par le refus de commettre des amalgames et par la reconnaissance des qualités des adversaires. Toutefois, le respect de l’adversaire n’exclut pas pour autant l’ironie mordante ou tout simplement l’humour. Dans la « Revue des revues », La Nouvelle revue socialiste est jugée « par rapport à La Revue socialiste, première du nom, […] principalement “nouvelle” en ce sens qu’elle est sans âme, sans vie, sans idées et qu’un remplissage éclectique y tient lieu d’esprit de suite ». Dans la même notule, on atteint l’élégance dans le persiflage au sujet d’un article de « J. Bédier, de l’Académie française : G. Renard, professeur au Collège de France. On a bien lu : de l’Académie française. 435

Georges Bataille et Raymond Queneau, « La critique des fondements de la dialectique hégélienne », La Critique sociale, n° 5, mars 1932, pp. 209-214 ; Karl Korsch, « Sur Hegel – sur le “Capital” », La Critique sociale, n° 6, septembre 1932, p. 283 : « Il me paraît cependant que les auteurs surestiment par trop notre brave idéologue bourgeois Nicolaï Hartmann. » 436 Raymond Queneau, compte rendu de « Cdt. Lefebvre des Noëttes : L’Attelage. Le cheval de selle à travers les âges. Contribution à l’histoire de l’esclavage », La Critique sociale, n° 7, janvier 1933, pp. 39-40 : « Il est naturellement superflu d’insister sur l’intérêt que cet ouvrage présente au point de vue marxiste […] » ; Julius Dickmann, « À propos d’une théorie de l’esclavage », La Critique sociale, n° 10, novembre 1933, pp. 199-200 : « […] l’auteur, évidemment de tendance bourgeoise, et qui ne se réfère pas au marxisme, qui n’a peut-être même jamais entendu parler de la doctrine de Marx […] ». 437 Lucien Laurat, compte rendu de « Julius Dickmann : “Das Grundgesetz der sozialen Entwicklung” », La Critique sociale, n° 6, septembre 1932, p. 257.

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C’est écrit en toutes lettres sur la couverture de cette “revue socialiste”. L’Académie française, la Revue des Deux-Mondes, le buffet Henri-II, la suspension Dufayel, la grande opéra, le chapeau haut-de-forme, la première communion, le défilé de Longchamp, la médaille des vieux serviteurs, les enterrements de première classe, voilà ce qui en impose à ces “socialistes”438. » Un second exemple confirmera cette impression générale que, à La Critique sociale, le sérieux n’exclut pas la raillerie conçue pour faire apparaître dans sa nudité la stupidité d’un livre et entraîner l’adhésion du lecteur. Dans la recension de l’Histoire de la Révolution russe de Lydia Bach, ouvrage au contenu manifestement anecdotique, Souvarine, après avoir montré l’absence d’analyses politiques et économiques, réagit avec un humour cinglant devant tant de superficialité : « […] on apprend que la femme d’un général “deux fois plus jeune que lui” (sic) est “devenue libre à la suite d’un divorce scandaleux” (sic). Une socialiste-révolutionnaire connue, Bitsenko, a de “ridicules nattes dans le dos”. (Mme Bach n’admet pas les nattes ; elle tient à le faire savoir, sous le titre : Histoire de la Révolution russe). […] Mme Bach, elle, a une large nature ; à preuve son aversion pour les nattes : elle préfère les bigoudis439. » Les avis positifs sur les ouvrages se font en fonction de l’orientation politique des auteurs : un auteur aura une bonne vision d’une situation s’il se place du point de vue de la théorie marxiste. Charles Rosen remarque que « l’auteur […] perd complètement de vue que, seule, une transformation radicale du mode de propriété pourra apporter une amélioration sensible à cet état de choses [problèmes d’hygiène sociale] 440  ». En dernière analyse, le monde ne peut se comprendre que si on se repère à partir de l’œuvre de Marx et de ses continuateurs. Même dans le domaine de la littérature, un roman est doté d’un intérêt certain s’il s’applique à montrer le monde tel qu’il est, à décrire la situation sociale de la classe ouvrière et à dénoncer l’injustice – mais le constat doit déboucher sur la lutte politique. Ainsi, selon l’analyse de Jacques Baron, La Carne de Georges David s’achève par un retour du héros dans sa famille avec pour intention « d’aimer “ceux qui peinent avec leurs mains pour le pain de la journée.” Conclusion humanitaire qui dispense 438 Article

anonyme mais probablement de la main de Souvarine dont on peut reconnaître le style incisif et sans complaisance. « Revue des revues », La Critique sociale, n° 1, mars 1931, p. 41. 439 Boris Souvarine, compte rendu de « Lydia Bach : Histoire de la Révolution », La Critique sociale, n° 3, octobre 1931, pp. 125-126, cité., p. 126. 440 Ch. Rosen, compte rendu de « Les méthodes de la statistique de la morbidité et de la mortalité professionnelles », La Critique sociale, n° 3, octobre 1931, p. 134.

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l’auteur et le lecteur de tout effort vers la conscience révolutionnaire des choses ». Si Leiris apprécie également que la littérature soit en prise avec la réalité et capable de « toucher sur un plan directement humain », il ne peut pourtant pas se contenter du roman à thèse, privé de vie par une trop grande importance accordée au « sujet » qui conduit l’écriture à n’être qu’un instrument passif au service du propos – et non actif, créateur de sens. Les romans sont alors devenus simples supports d’état d’âme ou mannequins commandés par les seuls besoins de la démonstration, les personnages ne sont pas vivants, n’ont qu’une piètre valeur émotive, de sorte que le livre se traîne assez misérablement, ne justifie pas sa qualité de “roman” et se trouve tout compte fait avoir non seulement moins de rigueur, mais moins de force convaincante que le traité même le plus abstrait441.

Même au cœur de la lutte révolutionnaire, Leiris parvenait à conserver sa personnalité de poète, en accordant une grande importance à la forme littéraire. C’est certainement cette qualité qu’il apporta à la revue, étant « l’artiste » au pays de la théorie marxiste, alors que bien souvent ses compagnons dans le domaine de la littérature se gaussaient de « ces littérateurs réfugiés dans leur tour d’ivoire » qui n’avaient aucune connaissance des réalités sociales. Ou même, sur l’autre versant, des poseurs qui critiquaient la société capitaliste sans en tirer aucune conséquence. * À la suite de la faillite de l’éditeur Marcel Rivière, La Critique sociale s’interrompit après le numéro de mars 1934, alors que les événements politiques futurs, toutes les années qui menèrent inexorablement à la guerre, auraient été éclairés par des hommes et des femmes épris d’honnêteté. Leiris, quant à lui, malgré le petit nombre de numéros auxquels il participa, aura apporté un double regard, celui de l’écrivain et celui de l’ethnologue conservant un point de vue extérieur, ce qui le mit à l’abri du manichéisme. Malgré sa méfiance pour l’engagement, considéré comme un frein pour l’exploration du moi qu’il tentera toute sa vie de mettre au jour dans son œuvre autobiographique, Leiris ne s’éloigna jamais de la chose politique. Son nom 441 Michel

Leiris, compte rendu de « Max Eastman : L’Apprenti révolutionnaire », La Critique sociale, n° 10, novembre 1933, p. 192.

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fut très souvent associé aux pétitionnaires qui protestaient contre le colonialisme, la guerre d’Algérie ou l’impérialisme américain. La fin de la parution de la revue ne mit pas un terme, même provisoire, à son action politique : dès le mois de sa disparition, Leiris devint membre actif du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, fondé par Alain, Paul Langevin et Paul Rivet après la manifestation du 6 février 1934. Après son passage dans une revue de dissidents communistes, Leiris se joignit à l’équipe de La Bête noire, aux préoccupations moins ouvertement politiques.

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NOUVELLE REVUE FRANÇAISE (1933-1939)

Parallèlement à sa participation à La Critique sociale (1933-1934) et à La Bête noire (1935), Leiris entra dans le temple de la culture française en accédant à la NRF. Jusqu’à 1933, Leiris est considéré par le milieu littéraire comme un poète avant-gardiste passé du surréalisme à la dissidence ; mais avec sa participation à la mission Dakar-Djibouti, son statut change radicalement. Il est non seulement toujours un littéraire, mais aussi doublé d’un « scientifique » pour avoir accompagné Griaule et son équipe à travers l’Afrique. Pas encore formé d’une manière universitaire, il est pourtant considéré comme un des hérauts des sciences humaines en gestation. C’est pour cela que Jean Paulhan fait appel à ses services. Pour être intronisé à la NRF dans les années trente, lorsque l’on est un jeune auteur, il est nécessaire soit d’avoir été repéré par le rédacteur en chef Jean Paulhan, soit d’être dans la mouvance des auteurs Gallimard, qui peuvent jouer un rôle d’intermédiaire. Leiris possède les deux avantages. Il a pour amis Max Jacob, Marcel Jouhandeau, André Masson, qui sont également des amis de Paulhan. En outre, le fait d’avoir appartenu au groupe surréaliste l’a propulsé dans la catégorie des jeunes avant-gardistes qu’il faut surveiller de près. Âgé de seize ans de plus, Paulhan avait été, avant Leiris, en contact avec Breton, Aragon et Éluard, dès la fin du premier conflit mondial. Paulhan, qui lit attentivement toutes les revues de l’époque – dont les meilleurs auteurs sont tirés pour alimenter ses rubriques de critiques – a perçu chez Leiris une communauté d’esprit avec son propre travail axé sur le pouvoir du langage. Dans ses entretiens radiophoniques avec Robert Mallet, Paulhan déclare : « Je ne vois pas un de mes petits livres qui ne soit sorti d’une inquiétude de langage442. » On sait que l’œuvre écrite de Paulhan se réduit essentiellement à l’observation de faits de langue dégageant des lois qu’il pourra appliquer à d’autres domaines comme la critique. D’ailleurs, toujours dans l’entretien avec Mallet, Paulhan affirme : « Je crois que le langage contient la clef de tous les problèmes qui nous préoccupent443. » De même, le problème du langage est un des axes majeurs de l’œuvre de Leiris, qu’elle soit en vers ou en prose. Ses Biffures sont en effet consacrées à des souvenirs 442 Entretien de Jean Paulhan avec Robert Mallet diffusé à la Radiodiffusion française en juillet 1952. Repris dans Jean Paulhan Les Incertitudes du langage, Gallimard, coll. « Idées NRF », 1970, p. 112. 443 Ibid., p. 117.

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d’enfance concernant tous les malentendus langagiers que l’enfant produisait ou entendait. Dès 1926, Paulhan demanda à Leiris de consacrer un compte rendu à deux ouvrages de Jouhandeau (Brigitte ou la belle au bois dormant, 1925 et Monsieur Godeau intime, 1926), proposition qui n’aura pas de suite444. C’est seulement en 1929 (n° 190, 1er juillet) que sera publié un poème de Leiris (« Le Chasseur de têtes »). À la suite de ce texte, il lui en demanda d’autres sur l’occultisme, Leiris étant devenu un spécialiste de ce type de travail dans Documents. Refus 445 . Un nouveau refus émana cette fois-ci du comité de lecture de la NRF concernant le chapitre IV d’Aurora446. Ces premières années de relation entre Leiris et la NRF furent donc sous le signe de l’hésitation. La collaboration de Leiris à la NRF commença véritablement à partir de 1933 par un poème intitulé « Rêves » dans le cadre d’un numéro spécial, « Tableau de la poésie en France, I ». Surtout, ce poème était précédé d’une lettre de Leiris à Jouhandeau, qui la communiqua à Paulhan pour publication. Publiée anonymement (« M. L. explorateur »), comme le poème, la lettre fit une forte impression sur Paulhan et plaça son auteur dans la position d’un écrivain majeur447. Parallèlement à la NRF, Paulhan dirigea une autre revue, Mesures, dans laquelle il publiait des textes qui ne convenaient pas à sa devancière. C’est en fonction du genre des textes qu’il choisissait l’une ou l’autre revue. Mesures, revue trimestrielle financée de 1935 à 1940 par Henry Church, était très proche de la NRF, tant dans sa forme que dans son esprit. Denis Hollier parle de « double luxueux448 ». Le motif qui décidait Paulhan à donner un texte à l’une ou l’autre revue était très subjectif. Peut-être souhaitait-il donner un écrin à certains textes particulièrement précieux à ses yeux. Ainsi, Leiris y publia des fragments de « La Néréide de la mer rouge449 », poème composé en hommage à l’Éthiopienne Emawayish, fille de la prêtresse des Zar. Écrit en 1934 et 1935, ce poème n’était certainement pas étranger à la situation

444 Lettre du 15 mars 1926 de Jean Paulhan à Michel Leiris, Correspondance 1926-1962 Leiris & Paulhan, édition établie, présentée et annotée par Louis Yvert, Éditions Claire Paulhan, coll. « Pour mémoire », 2000, p. 33. 445 Lettre du 17 juillet 1929 de Michel Leiris à Jean Paulhan, ibid., p. 38. 446 Lettre du 13 octobre 1929 de Jean Paulhan à Michel Leiris, ibid., p. 39. 447 Cette lettre est publiée en annexe dans la Correspondance 1926-1962 Leiris & Paulhan, ibid., pp. 209-210. 448 Denis Hollier (éd.), Le Collège de sociologie 1937-1939, op. cit., p. 695. 449 Michel Leiris, « La Néréide de la mer rouge », Mesures, 2e année, n° 1, 15 janvier 1936, pp. 165-180. Le poème en entier sera édité sous la forme d’une plaquette hors commerce par Mesures.

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internationale (l’invasion de l’Éthiopie par l’Italie), laquelle aurait déclenché chez lui une réminiscence de son séjour à Gondar. L’autre publication importante de Leiris dans Mesures consiste en huit fragments de L’Âge d’homme450. Ceux-ci ont été choisis par Paulhan lui-même qui met l’accent – en sélectionnant les mythes de Judith et Lucrèce revisités par Leiris – sur la conception leirisienne des femmes, qui se trouvent classées en deux catégories : celles qui subissent (les victimes) et celles qui agissent (les meurtrières symboliques). Les premières sont des objets qui excitent chez Leiris un certain penchant sadique, tandis que les secondes sont des sujets qui satisfont sa propension masochiste. Ainsi cette publication, représentant le cinquième de l’œuvre, donne un bon aperçu du livre à venir. Mesures publiera donc en tout trois textes du futur auteur de La Règle du jeu, alors que la NRF en accueillera une quinzaine dans les années 1930. « L’esprit NRF » Pendant son séjour en Afrique, Leiris avait demandé à sa femme Zette d’entreprendre quelques démarches auprès d’André Malraux pour une publication éventuelle de son journal africain. En signant, le 7 juillet 1933, le contrat qui le liait à la Librairie Gallimard, Leiris choisit certainement le prestige que donnait une publication dans la maison d’édition de Gaston Gallimard, plutôt que des retombées financières probablement supérieures s’il avait choisi Albert Skira, éditeur en pleine ascension. Le 10 janvier encore, dans une lettre à Zette, il se montre hésitant sur l’éditeur : « Pour mon journal, je verrai en rentrant. Personnellement, j’opterai peut-être pour Paulhan. Mais au point de vue financier, Skira vaudrait peut-être mieux451. » Même si, dans l’entretien accordé à Olivier Corpet, Leiris explique son choix rationnellement (alléguant qu’il connaissait Malraux et que Skira ne publiait pas de littérature), on peut supposer que le prestige de la maison Gallimard a été prépondérant. En effet, Skira souhaitait publier le journal et Malraux n’était pas un ami proche – dix ans auparavant, Leiris avait pris parti contre lui lors de l’affaire du vol des sculptures gréco-bouddhiques452. Pendant l’entre-deux-guerres, la NRF avait engrangé tant de capital symbolique – en réunissant, à un moment ou l’autre, tous les auteurs français importants –, qu’un écrivain qui voulait être reconnu comme tel se devait de 450 Michel 451 Lettre

Leiris, « Lucrèce et Judith », Mesures, 2e année, n° 3, 15 juillet 1936, pp. 69-95. du 10 janvier 1933 de Michel Leiris à Louise Leiris, in Miroir de l’Afrique, op. cit.,

p. 845. 452 Lettre du 24 avril 1932 de Michel Leiris à Louise Leiris, in Miroir de l’Afrique, ibid., p. 427.

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pénétrer à son tour dans le sanctuaire. Si pendant plus de vingt ans la NRF réussit à rester la revue de référence française, c’est qu’elle avait su se renouveler continuellement. La sociologue de la littérature Gisèle Sapiro analyse bien cette capacité à demeurer au sommet de l’intelligentsia malgré le passage du temps : Le maintien de la position prééminente de la revue dans le champ littéraire jusqu’à la défaite de 1940 doit beaucoup à cette faculté d’ajustement de la NRF aux transformations du pôle de production restreinte dont elle prend acte tout en les régulant. La revue a su assimiler les apports de l’avant-garde dadaïste et surréaliste en s’attachant durablement (non sans heurts) plusieurs de ses membres les plus en vue comme Aragon, Éluard, ou, pour la deuxième génération, Queneau et Leiris. Ou plutôt, elle a su “accueillir les hérétiques” tout en refusant les “hérésies”, pour reprendre une autre expression de Paulhan453.

En attendant que le journal africain parût en librairie en avril 1934, Paulhan demanda à Leiris des fragments de son journal, que le rédacteur en chef choisit lui-même pour sa revue454. Au cours de cette année-là, Leiris ne donna aucun article à Paulhan : en effet, il mit l’année à profit pour se consacrer à l’ethnologie, par la publication d’articles divers pour des revues académiques. S’il voulait devenir un ethnologue de profession, il convenait de se former auprès de l’institution, et de se positionner dans le champ éditorial et scientifique. La NRF, revue littéraire, ne pouvait accepter des textes trop techniques au sujet des « rhombes dogon et dogon pignari » ou encore des « rites de circoncision namchi », qui furent réservés respectivement au Bulletin du Musée d’ethnographie du Trocadéro (n° 7, janvier-juin 1934) et au Journal de la Société des africanistes ([1er semestre] 1934). Dans l’ouvrage L’Esprit NRF455, Pierre Hebey, en publiant quatre articles de Leiris écrits entre 1936 et 1939, fait de lui un digne représentant de « l’esprit » de cette revue. Non seulement Leiris écrit des comptes rendus d’ouvrages nouveaux, mais en plus il est devenu un « auteur NRF » que l’on

453 Giséle

Sapiro, La Guerre des écrivains 1940-1953, Fayard, 1999, p. 383. Michel Leiris, « L’Afrique fantôme (fragments d’un journal de voyage) », La Nouvelle Revue française, 22e année, n° 243, 1er décembre 1933, pp. 866-886. 455 L’Esprit NRF 1908-1940, édition établie et présentée par Pierre Hebey, Gallimard, 1990. Dans ce recueil de textes les plus évocateurs de la NRF, sont publiés les textes de Leiris suivants : « Comment j’ai écrit certains de mes livres par Raymond Roussel », « La Mariée mise à nu par ses célibataires même, par Marcel Duchamp », « L’humour d’Erik Satie », « Mort dans l’après-midi par Ernest Hemingway ». 454

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commente. En témoigne l’article que Pierre Leyris publia dans le numéro du 1er décembre 1939 pour L’Âge d’homme. Quel est donc cet « esprit NRF » ? Depuis son origine, la revue avait pour politique éditoriale de diffuser les œuvres contemporaines et de catalyser dans ses colonnes les jeunes auteurs encore balbutiants. Jacques Rivière, directeur de 1919 à 1925 (année de sa mort), réunit la jeune génération talentueuse autour de lui. Une réunion qui donne un effet d’éclectisme certain en faisant se côtoyer des auteurs aussi différents que Paul Claudel, Charles Péguy, ou André Suarès. D’autres encore viendront rejoindre leurs rangs en quittant leur ancien éditeur Grasset : Marcel Proust, François Mauriac, Henri de Montherlant, Paul Morand, André Malraux, Julien Benda, Jean Giono, Louis Guilloux. Quant à Paul Léautaud, il vient du Mercure de France. Tous ces auteurs forment ce que François Nourissier appelle « une nébuleuse, un assemblement, une combinaison d’amateurs, de complices esthétiques456 ». Mélange d’ouverture d’esprit et de recherche de la qualité, la NRF, tout en favorisant l’invention littéraire, se refuse d’aller à la facilité en flattant les attentes de son lectorat. Mais surtout la NRF refuse tout compromis de la littérature avec la politique et la morale. En reprenant sa direction à la mort de Rivière, Jean Paulhan respectera l’orientation initiale. Lui aussi fait adhérer la modernité à la conception classique. Il convient d’utiliser la langue avec exigence en instaurant un néo-classicisme linguistique appliqué à des thèmes modernes. En outre, l’apport étranger n’est pas rejeté, car il permet de revivifier la littérature française. En résumé, cette revue est construite sur la « rigueur, une certaine austérité, un élitisme littéraire, l’ironie, mais dans la libre pensée, la remise en cause systématique des valeurs traditionnelles, à condition que le talent le permette457 », écrit Frédéric Badré. Bien que la Nouvelle Revue française (1909) ait existé avant les Éditions de la Nouvelle Revue française (1911-1919) de Gaston Gallimard, celle-là est devenue assez rapidement le « filet » de celle-ci, comme le nomme Badré, un moyen pour attirer les auteurs des maisons éditoriales concurrentes. En publiant dans les colonnes de la revue, l’auteur finit par publier des ouvrages chez l’éditeur. Ainsi la frontière entre la revue et la maison éditoriale est mince. Paulhan, le rédacteur en chef de la NRF, est également le directeur de la collection « Métamorphoses » chez Gallimard. Fondée en 1936, elle est issue de la revue de luxe Mesures et publie uniquement de la poésie en vers, de la prose poétique, des contes et des essais. Dans cette collection – conçue pour « être un lieu pur, où la plus grande liberté poétique soit donnée aux 456 François 457 Frédéric

Nourissier, Un siècle NRF, Gallimard, coll. « Album de la Pléiade », 2000, p. 79. Badré, Paulhan le juste, Grasset, 1996, p. 90.

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meilleurs parmi les jeunes écrivains – et à quelques-uns de leurs aînés458 », paraissent tous les jeunes auteurs que s’attache la revue : Michaux, Audiberti, Breton, Artaud, Daumal, Ponge, Queneau, Supervielle… C’est une collection bien en rapport avec l’esprit de la NRF mettant en avant la prédominance de la littérature sur les forces extérieures comme la politique, la morale et la religion, qui chercheraient à limiter sa liberté. Leiris devra attendre 1943 pour entrer dans cette collection, sous le numéro 16, avec son recueil de poèmes Haut Mal. Leiris, sans aucun doute, est dans « l’esprit NRF » en étant un jeune homme brillant et prometteur ; il apporte en outre « l’étranger » en se spécialisant dans la discipline nouvelle que représente l’ethnographie, qui sera féconde pour la littérature459. Mais pour franchir le seuil de la NRF, on n’entre pas par la grande porte, celle des articles de fond, même si on est déjà un auteur reconnu. Pierre Hebey, dans sa préface, explique le cheminement d’un auteur à l’intérieur de la revue : Dans la première NRF, celle du “circuit”, il fallait avoir fait ses preuves pour acquérir le droit d’apposer ses initiales au bas de l’une d’elles. Avec Rivière et Paulhan, le cérémonial s’assouplit, mais les ambitions ne firent que croître. Le nombre de pages occupées par la seconde partie de la revue ne cessa d’augmenter ainsi que le nombre des signatures. Pour ces deux directeurs, les “faiseurs de notes” (une vingtaine de permanents à partir de 1925) formaient un corps d’élite460.

Paradoxalement, ce sont les initiales qui sont un privilège par rapport au nom complet. À la NRF on pratique l’art dandy de la litote, qui est comme chacun le sait « une atténuation reconnue comme fausse, simulée. Son effet aussitôt s’inverse et le lecteur, en imaginant ce qui manque, en rajoute peutêtre (d’où le paradoxe de la définition : dire moins, faire entendre plus)461. » Moins on se met en avant, plus on est en première ligne : tel est le résultat, si le lecteur initié sait décoder les signes de la distinction. Cette seconde partie des notes de lecture est jugée primordiale, car c’est elle qui donne l’unité à la revue et son orientation esthétique. Jean 458 Principe

de la collection arrêtée en 1935, cité par Frédéric Badré, ibid., p. 156. comprend que Paulhan fut intéressé par l’ethnographe Leiris lorsque l’on sait qu’il vécut à Madagascar de 1908 à 1912, à des fins d’enseignement, et put ainsi étudier cette culture africaine. Pendant ses loisirs, il recueillait et analysait des proverbes malgaches. Son premier ouvrage, Les Hain-Tenys Merinas, publié en 1913, fut le fruit de cette étude ethnolinguistique. 460 Pierre Hebey, « Préface », L’Esprit NRF 1908 1940, op. cit., p. XVIII. 461 Bernard Dupriez, article « Litote », Gradus les procédés littéraires, UGE, 1984. 459 On

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Schlumberger, un des fondateurs de la revue avec André Gide, Jacques Copeau, André Ruyters, Henri Ghéon et Michel Arnauld, écrit dans son ouvrage Éveils : « L’important à nos yeux, c’était nos dernières pages, celles qui contenaient notre appareil critique. C’était là qu’était notre citadelle et nous ne laissions pas à d’autres le soin d’en défendre les positions. […] Ce sont nos notes et nos chroniques qui donnèrent à notre action sa continuité462. » Contrairement à d’autres revues, la partie critique est donc la plus importante pour la NRF et pour ses auteurs, alors que, en règle générale, cette activité est plutôt dévalorisée, laissée aux jeunes entrants dans le milieu littéraire qui doivent apprendre à écrire et faire leurs preuves. Pour la revue de Paulhan, accepter d’être un lecteur qui passe au crible les ouvrages de ses confrères est aussi une école de la modestie (obligée) qui fait que tout auteur, quelle que soit sa notoriété, se met au service de la revue comme un militant se met au service d’une cause ou d’un parti. Leiris ne fut pas le seul de sa génération à être invité à passer par le rite de passage qu’est le compte rendu. Paulhan fit appel également à de jeunes auteurs comme Raymond Queneau, Jean-Paul Sartre et Roger Caillois. Si Leiris devint encore plus, à partir de 1935, un « auteur maison » et si les relations entre lui et Paulhan se resserrèrent, c’est en raison du rôle d’intermédiaire que Leiris joua dans la publication de fragments de l’œuvre posthume de Raymond Roussel, Comment j’ai écrit certains de mes livres. En effet, ami de Raymond Roussel, Leiris obtint de la part de son neveu et héritier, le duc d’Elchingen, l’autorisation de publier des extraits des œuvres posthumes de Roussel dans la NRF463. En guise de présentation, Leiris donna un article, « Documents sur Raymond Roussel », qui mettait en valeur la bizarrerie biographique de l’auteur de Locus Solus464. Puis en janvier 1936, il consacra une critique à l’ouvrage posthume en s’attachant cette fois-ci à la méthode employée par Roussel pour écrire ses ouvrages465. Lui-même s’était efforcé de découvrir une règle d’or qui lui aurait ouvert les voies de la création, avant de connaître la technique utilisée par son aîné. Déjà en 1924, Simulacre était conçu sur le procédé consistant à placer sur une 462 Jean Schlumberger, Éveils, cité dans la préface de L’Esprit NRF 1908-1940, op. cit., p. XVIII. 463 Lettre du 23 janvier 1934 de Michel Leiris à Jean Paulhan, Correspondance 1926-1962, op. cit., pp. 47-48. 464 Michel Leiris, « Documents sur Raymond Roussel », La Nouvelle Revue française, 23e année, n° 259, 1er avril 1935, pp. 575-582. Repris dans Roussel & Co, édition établie par Jean Jamin, présentée et annotée par Annie Lebrun, Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana et Fayard, 1998. 465 Michel Leiris, « Comment j’ai écrit certains de mes livres », La Nouvelle Revue française, 24e année, n° 268, 1er janvier 1936.

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feuille des mots à forte résonance pour le poète, qui ensuite les relie en construisant des phrases formant ensuite des poèmes466. L’Âge d’homme et La Règle du jeu auront pour point de départ la confection de fiches sur lesquelles sont notés souvenirs, rêves et réflexions en tous genres, classées selon des thématiques. Maurice Nadeau, dans son ouvrage sur Leiris, montre qu’un lien unit la science et la littérature dans la première autobiographie : « un des éléments d’originalité de L’Âge d’homme réside dans le souci tout scientifique d’appliquer à l’autobiographie les méthodes d’approche et de description de l’ethnologie : dresser sur un individu donné (soi-même) un certain nombre de fiches où seront décrits objectivement ses comportements, ses croyances, ses confidences à propos des “grandes questions de la vie” 467 . » On peut néanmoins relativiser cette méthode mise en œuvre : n’est-elle pas une béquille pour que l’auteur se sente psychologiquement soutenu dans sa démarche littéraire ? C’est ce que suggère d’ailleurs Jean Jamin en constatant le peu de pages que représentent ces fiches dans l’œuvre de Leiris468. En apportant ces fragments et en mettant à l’honneur l’écrivain excentrique qu’il adulait, et en introduisant Roussel dans une revue au classicisme de bon goût, Leiris joua le provocateur. Martyn Cornick explique le scandale que représentait l’entrée de Roussel à la NRF auprès de certains responsables, notamment Jean Schlumberger, un des fondateurs, lui qui pratiquait « le genre du “saugrenu”, c’est-à-dire des textes qui s’opposent au canon littéraire orthodoxe et accepté » de la revue469. Cependant, cette façon d’introduire de l’anticonformisme dans l’orthodoxie n’est pas complètement étrangère à la politique de la NRF. En effet, la revue avait toujours cherché à se rééquilibrer constamment, en apportant le contraire de la tendance trop marquée à une époque donnée. Paulhan, dans une lettre à Jean Schlumberger le 1er juillet 1935, analyse ce procédé du balancier qui introduit de la variété et de la fantaisie dans le classicisme plein de mesure : Et, cette orthodoxie, songez aux dangers contre lesquels il a fallu la défendre : après tout, la NRF a infiniment risqué de devenir trop moralisante à la suite de Pontigny, trop communisante à la suite de Gide, trop métaphysicienne à la suite de Benda ; elle aurait pu glisser 466 Sur

la manière dont ont été conçus les poèmes de Simulacre, voir Michel Leiris, Biffures, op. cit., pp. 274-275. 467 Maurice Nadeau, Michel Leiris et la quadrature du cercle, Julliard, coll. « Dossiers des “Lettres nouvelles” », 1963, p. 44. 468 Entretien accordé par Jean Jamin à l’émission radiophonique, « Michel Leiris : du risque de soi », diffusée sur France Culture le samedi 19 août 2000. 469 Martyn Cornick, « Les Années Paulhan à la Nouvelle Revue française », La Revue des revues, n° 18, 1997, pp. 33-42, cit., p. 40.

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avec Maurois et Morand vers un conformisme assez plat ; avec Kessel vers un romanesque assez vulgaire et tapageur. Et je ne dis pas qu’elle soit parfaite : du moins a-t-elle conservé, à la faveur justement du saugrenu et de l’expérience littéraire, une ouverture vers les jeunes gens et cette sorte de faculté de renouvellement continu qui fait que lorsqu’il se fonde, aujourd’hui encore, un pamphlet ou un journal de jeunes – La Bête Noire ou Le Minotaure – c’est à des collaborateurs de la NRF qu’il fait appel470.

En apportant le « saugrenu » avec Roussel, Leiris se conformait finalement à l’esprit NRF et aidait son ami Paulhan à respecter la tradition du « balancier » conçu pour obtenir l’équilibre. Ouverture aux sciences humaines Les textes que livre Leiris à la NRF relèvent de plusieurs catégories : la poésie (« Rêves »), le compte rendu d’ouvrages (Comment j’ai écrit certains de mes livres par Raymond Roussel ; Gens de la Grande Terre par Maurice Leenhardt ; L’Éthiopie et son destin par Maurice Lachin et Dimitry Weliachew ; Mort dans l’après-midi par Ernest Hemingway), le compte rendu d’expositions (« Espagne 1934-1936 (Masson) »), d’inaugurations (« Du Musée d’ethnographie au Musée de l’homme »), de spectacles tauromachiques (« Rafaelillo le 9 octobre à Nîmes »), le fragment d’œuvre (« L’Afrique fantôme (fragments) », Miroir de la tauromachie), l’introduction à un auteur (« Documents sur Raymond Roussel »), le texte autonome (« Le sacré dans la vie quotidienne »), la déclaration commune signée en compagnie de Georges Bataille et de Roger Caillois (« Déclaration du Collège de sociologie sur la crise internationale »). Comme on peut le constater, le spectre de ses intérêts est large et varié. Il est un auteur précieux pour Jean Paulhan qui cherche à renouveler la liste de ses collaborateurs pour éviter que la revue ne se sclérose, étant devenue une institution. Par l’entremise des jeunes auteurs que sont Leiris, Queneau, Caillois et Sartre, le directeur de la NRF cherche à ouvrir le champ de la littérature – l’objet de cette revue par excellence – à d’autres disciplines, les futures sciences humaines. En effet, ces auteurs cités sont les instruments de

470 Lettre du 1er juillet 1935 de Jean Paulhan à Jean Schlumberger, citée par Frédéric Bardé, Paulhan le juste, op. cit., p. 131.

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la stratégie de Paulhan qui cherche à éclipser les écrivains « à l’ancienne » utilisant les techniques du siècle précédent. C’est ce que constate Sapiro : La NRF s’inscrit à la fois dans la continuité et dans la rupture. Continuité d’une lignée romanesque d’inspiration gidienne qui emprunte aux philosophies du sujet, à la psychanalyse, bientôt à la phénoménologie des méthodes d’exploration du moi et de la subjectivité. Rupture radicale avec les techniques du roman du XIXe siècle, déjà déclaré moribond par les surréalistes dans les années 1920, qui entérine les nouvelles recherches formelles de la génération postsurréaliste en les opposant aux aînés encore attachés à cette tradition – qu’il s’agisse du roman de mœurs, du roman cyclique, du roman naturaliste, du roman psychologique, du roman d’apprentissage, etc. – à savoir des romanciers consacrés comme Mauriac et Lacretelle, de l’Académie française, Martin du Gard, lauréat du prix Nobel en 1937, mais aussi Arland, Malraux ou Drieu La Rochelle, pour ne citer que des collaborateurs de La NRF471.

En 1938 se met en place de façon plus visible ce qui commençait à se dessiner dans les années précédentes. En effet, cette année-là, la jeune génération, qui s’était réunie dans le Collège de sociologie (créé en juillet 1937), a pignon sur rue en publiant dans la NRF le résultat de ses travaux. Paulhan est satisfait d’ouvrir sa vieille revue à un nouveau courant d’idées. Il assure une publicité régulière à ce Collège en annonçant dans les pages de la revue les diverses allocutions qui auront lieu. Comme le remarque Denis Hollier, les préoccupations du directeur de la NRF et celles des conférenciers de la rue Gay-Lussac sont similaires, sinon identiques : « il lui arrive de penser que ses enjeux sont proches de ceux du Collège : proches des problèmes que le Collège se pose, mais aussi des problèmes qu’il pose472. » Problèmes qu’il pose : car Paulhan, de sa position d’observateur critique, perçoit le Collège comme « un exemple parfait du tourniquet entre rhétorique et Terreur, caractéristique de la sécession avant-gardiste, et que les analyses de Paulhan s’attachent à décrire473 ». Bien qu’insatisfait de son texte, Leiris finit par accepter la proposition de publication de Paulhan qui est « enchanté du Sacré474 ». En effet, ce qui plaît 471 Gisèle

Sapiro, La Guerre des écrivains 1940-1953, op. cit., p. 390. Hollier (éd.), Le Collège de sociologie 1937-1939, op. cit., p. 695. D’ailleurs, les préoccupations de Paulhan sont tellement proches avec le Collège de sociologie qu’il fit une allocution dans ce cadre-là le 16 mai 1939 sur le sujet « Le langage sacré ». 473 Ibid., pp. 695-696. Pour Paulhan, la « Terreur » est la radicalité des avant-gardes. 474 Lettre du 10 avril 1938 de Jean Paulhan à Michel Leiris, Correspondance 1926-1962, op. cit., p. 106. Les textes de Leiris, Bataille (« L’apprenti sorcier ») et Caillois (« Le vent 472 Denis

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à ce dernier, c’est que le texte est à la lisière de la littérature et de la sociologie, mettant en jeu du privé, donc du subjectif, et de la généralisation, qui montre de manière scientifique l’aspect courant du sacré chez les hommes dans leur vie quotidienne. Ainsi, la littérature est revivifiée par l’intrusion d’une science explicative du fonctionnement d’une société moderne. Leiris l’ethnologue, maintenant officiel, ne se contente pas d’étudier les sociétés exotiques, mais veut également observer comment fonctionne sa propre société, et aussi comment lui-même, membre de celle-ci, s’y comporte. C’est de la sociologie ou de l’anthropologie des mondes contemporains, diraiton aujourd’hui – appliquée à lui-même, c’est-à-dire que l’observateur se prend pour objet dans un cadre donné. Cette attitude avait déjà été proposée en Afrique où Michel Leiris avait étudié aussi bien les sociétés africaines et ses populations que lui-même, un homme blanc occidental issu de la moyenne bourgeoisie. Cet article est en fait le texte qu’il a prononcé le 8 janvier 1938 devant les auditeurs du Collège de sociologie. Chaque conférencier expose un sujet s’il répond à la « Déclaration sur la fondation d’un Collège de sociologie » : « L’objet précis de l’activité envisagée peut recevoir le nom de sociologie sacrée, en tant qu’il implique l’étude de l’existence sociale dans toutes celles de ses manifestations où se fait jour la présence active du sacré475. » Dans son journal, Leiris reconnaît que « “Le sacré dans la vie quotidienne” fut la toute première esquisse, ou plus exactement l’amorce476 » de La Règle du jeu. Ce texte est donc une étape entre L’Âge d’homme, qui mettait au jour les souvenirs d’enfance à caractère sexuel et les aveux difficiles à formuler (ouvrage prenant l’apparence d’une auto-psychothérapie), et La Règle du jeu, non plus conçue comme une tentative de « liquidation », mais comme un moyen de connaissance sur le long terme de son rapport avec le langage, fondé non plus uniquement sur l’aspect sexuel, mais sur tout souvenir et toute réflexion passant à la surface du conscient (auto-analyse). Dans « Le sacré », il n’est pas question d’aveux dérangeants, mais de la représentation pour un enfant des « quelques objets appartenant [au] père, symboles de sa puissance et de son autorité477 », ainsi que des lieux sacrés se répartissant en deux entités opposées – le droit et le gauche. « [P]ôle gauche [les W.-C.], tendant à d’hiver ») seront publiés sous le titre « Pour un Collège de sociologie », La Nouvelle Revue française, n° 298, 1er juillet 1938. Réédition dans Le Collège de sociologie 1937-1939, op. cit., pp. 292-353. 475 Déclaration de Georges Ambrosino, Georges Bataille, Roger Caillois, Pierre Klossowski, Pierre Libra, Jules Monnerot, in Le Collège de sociologie 1937-1939, op. cit., p. 27. 476 Michel Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., 6 janvier 1978, p. 688. 477 Michel Leiris, « Le sacré dans la vie quotidienne », in Le Collège de sociologie 1937-1939, op. cit. p. 103.

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l’illicite, par rapport à la chambre parentale qui était le pôle droit, celui de l’autorité établie478. » * Dans les années qui précédèrent la guerre, devant la montée des périls, la revue (qui se voulait apolitique), laissant la parole à la seule littérature, s’ouvrit à l’actualité en ouvrant des rubriques nouvelles comme, en mars 1937, le « bulletin » qui évoquait soit anonymement, soit sous la plume de Jean Guérin – pseudonyme de Paulhan – « en deux ou trois lignes les faits politiques et culturels du mois écoulé 479  », ou comme « L’Air du mois ». Paulhan, étant antimunichois comme Leiris, composa un numéro dénonçant les accords de Munich. Ainsi dans « L’Air du mois » de novembre 1938 fut publiée une « Déclaration du Collège de sociologie sur la crise internationale », signée par Bataille, Caillois et Leiris, qui mettait l’accent sur la lâcheté que les Français essayaient de couvrir par un sang-froid affiché. La déclaration se terminait sur ces mots : C’est pourquoi il convie ceux à qui l’angoisse a révélé comme unique issue la création d’un lien vital entre les hommes, à se joindre à lui, en dehors de toute autre détermination que la prise de conscience de l’absolu mensonge des formes politiques actuelles et la nécessité de reconstituer par principe un mode d’existence collective qui ne tienne compte d’aucune limitation géographique ou sociale et qui permette d’avoir un peu de tenue quand la mort menace480.

La collaboration de Leiris avec la NRF s’interrompra avec la débâcle en juin 1940. Puis, avec la reparution de la revue en décembre 1940, sous la direction de Pierre Drieu La Rochelle, il refusera de publier dans une revue pro-allemande. Après son interdiction à la Libération, la NRF reparaîtra sous le nom de Nouvelle NRF en 1953. Bien que reprise en main par Jean Paulhan et Marcel Arland, Leiris refusa une nouvelle fois d’y participer en raison de la présence dans ses colonnes d’écrivains mis à l’index par le CNE. C’est seulement en 1981 qu’il mettra fin à sa brouille avec la revue en acceptant de laisser paraître un extrait du Ruban au cou d’Olympia.

478 Ibid.,

p. 105. Yvert, in Jean Paulhan, Michel Leiris Correspondance 1926-1962, op. cit., p. 215. 480 Georges Bataille, Roger Caillois, Michel Leiris, « Déclaration du Collège de sociologie sur la crise internationale », in Le Collège de sociologie 1937-1939, op. cit., pp. 362-363. 479 Louis

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LA BÊTE NOIRE (1935)

Lors de son bref passage à Minotaure, Leiris fit la rencontre des futurs fondateurs de La Bête noire – Efstratios (Émile) Tériade et Maurice Raynal. Tériade, dans les deux revues, occupait le poste de directeur. On peut raisonnablement penser que la courte collaboration de Leiris à Minotaure fut jugée concluante, puisqu’au moment du nouveau projet, Tériade et Raynal, le gérant, firent appel à ses services. Les deux revues possèdent un lien de parenté indéniable. Outre le fait que plusieurs rédacteurs écrivent dans les deux périodiques, les sous-titres sont identiques (« artistique et littéraire »). L’une, luxueuse, a pour ambition d’atteindre un public sinon élitiste, du moins amateur, tandis que l’autre, populaire, tend à étendre son lectorat à un public plus large. L’aspect populaire se retrouve tant dans le style provocateur et incisif que dans la forme matérielle qui s’apparente plus à un journal (de huit pages) qu’à une revue. Une fois de plus, la participation de Leiris à un périodique se réduit à peu de numéros et de textes. Seuls les deux premiers, sur les quatre que comporte la série, reçurent ses sept articles et notules. Si la revue avait prolongé son activité après les vacances d’été 1935, on peut présumer qu’il aurait prolongé sa collaboration. Mensuelle, « paraissant le 1er de chaque mois », La Bête noire débute sous le signe de la fumisterie en faisant paraître son premier numéro le 1er avril. Le titre choisi se révèle être un programme indiquant l’orientation qu’empruntera la revue, celle de la contestation par la moquerie et de la critique du monde culturel par la dérision. Avoir une « bête noire », selon la locution populaire, signifie avoir en horreur quelque chose ou quelqu’un. Par dérivation sémantique, c’est aussi « chercher la petite bête », s’efforcer de trouver une faille, une erreur. Le ton qu’adopte le périodique est bien celui de la drôlerie et de l’ironie. D’ailleurs, tout un jeu de mots s’ébauche à partir de ce titre. Dans le premier numéro, en bas des pages, de nombreuses formules cherchent à la fois à faire sourire et à prôner certaines valeurs. Voici un florilège : « La Bête noire ne se mange pas », « la Bête noire ne mange pas de ce pain-là », « la Bête noire est de bonne humeur, autant que possible », « la Bête noire ne donne pas la patte », etc. Ces slogans, proches de l’absurde, se situent dans la veine humoristique de l’almanach Vermot. Les auteurs s’amusent même, de temps à autre, à intégrer le titre dans le contenu de leurs articles. Leiris lui-même s’y essaie avec bonheur en jouant sur les couleurs :

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Ma bête noire à moi n’est ni blanche, ni bleue, ni verte, ni rouge, elle m’en fait voir de toutes les couleurs et me donne des idées noires, ma bête noire n’est pas alezane, mais simplement de couleur grise : c’est l’ennui. Ennui de faire cette chronique sur la poésie que je dois faire pour La Bête noire481.

La revue, dont le titre a été imaginé par Leiris, a pour objectif de se démarquer du surréalisme et de prendre place dans la lutte contre le fascisme, mais sans recourir au discours marxiste jugé limité dans son interprétation. Pour cela, il convient d’« opposer à l’insuffisance de la connaissance dialectique du monde » « une connaissance poétique, religieuse, occultiste, alchimique, pataphysicienne et humoristique, et l’appliquer aux disciplines modernes482 ». Les textes, toujours courts, sont conçus pour divertir le lecteur ou pour l’informer sur les diverses manifestations artistiques organisées dans la capitale. Pour comparer Minotaure et La Bête noire, on peut affirmer que l’une présente la modernité dans ses diverses manifestations, tandis que l’autre prend parti pour la modernité en dénonçant ceux qui se parent abusivement de ses attributs. L’une se pose et l’autre s’oppose. Les quatre numéros ont reçu la collaboration d’une vingtaine d’auteurs. Les plumes que l’on retrouve le plus fréquemment sont celles de Léon PierreQuint, Raymond Queneau, Efstratios Tériade, Maurice Raynal, Marcel Moré, Jacques Baron et, bien sûr, Michel Leiris lui-même. Ces personnes sont de vieilles connaissances de Leiris du fait qu’il ait à un moment donné travaillé avec elles483. On constate que le surréalisme, toutes tendances confondues, a investi La Bête noire : se côtoient la tendance orthodoxe (André Breton), la tendance ex-surréaliste (Roger Vitrac, Antonin Artaud, Jacques Baron, Raymond Queneau…) et la tendance parasurréaliste (René Daumal). À ceux481 Michel

Leiris, « Pauvre Bête noire », La Bête noire, n° 2, mai 1935, p. 3. Lettre de Marcel Moré à Michel Leiris, 9 janvier 1935, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Fonds Leiris, MS 45169 10 à 13. Citée par Aliette Armel, Michel Leiris, op. cit., pp. 368-369. 483 Léon Pierre-Quint (1895-1958), essayiste, historien de la littérature et directeur d’édition au Sagittaire, maison de Simon Kra, a publié en 1927 Le Point cardinal de Leiris et a collaboré épisodiquement à Documents ; Raymond Queneau (1903-1976) a écrit à La Critique sociale ; Efstratios Tériade (1897-1983) et Maurice Raynal (1884-1954) ont collaboré à Minotaure ; Jacques Baron (1905-1986), poète et surréaliste, après son éviction du groupe, en 1929, retrouvera Leiris à La Critique sociale et restera très lié à lui jusqu’à sa mort (voir Correspondance : 1925-1973, Michel Leiris et Jacques Baron, édition établie, annotée et préfacée par Patrice Allain et Gabriel Parnet, Nantes, Éditions Joseph K, 2013) ; Marcel Moré (1887-1969) devint un ami de Leiris, à la suite de son compte rendu positif de L’Afrique fantôme. 482

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là s’ajoutent également aux sommaires des créateurs tels que l’architecte Le Corbusier ou l’acteur Jean-Louis Barrault, qui exposent leur conception de l’art. La modernité Le premier article qui ouvre le premier numéro est une critique de l’art institutionnel et une dénonciation du public en général, et des hommes politiques en particulier, qui ne peuvent supporter l’art qu’à la condition expresse qu’aucun effet de surprise ne vienne les déranger dans leurs habitudes : « […] nous ne commettrons plus cette imprudence de prôner du nouveau qui ne ressemblerait pas à de l’ancien484. » Il illustre bien les thèmes qui seront abordés par la suite et le ton ironique adopté. D’ailleurs, l’article débute par la provocation en introduisant une locution vulgaire, mais retenue par des points de suspension. En 1935, il était difficile d’imprimer des grossièretés. « C’est absolument faux, d’ailleurs, Paris ne s’em… pas du tout. Au contraire les vieillards vous diront qu’il a rajeuni […]. » Qu’est-ce que la modernité pour cette revue ? Malgré le peu de numéros, on constate que, à travers tous les textes, se dégage une constante. Ce qui est moderne n’est pas toujours ce que l’on croit. N’est pas moderne ce qui est nouveau, car le nouveau se démode. C’est ce que décrit Raymond Queneau au sujet des idées qui sont régies par le même phénomène que la mode vestimentaire : Depuis vingt-cinq ans que de modes n’avons-nous pas vues se proposer ou s’imposer, naître à peine et se dégonfler déjà. Comme à chaque fois leurs « tenants » se prenaient au sérieux ! Ils déclarent toujours que chercher vaut mieux que trouver, mais à chaque coup, cela n’a jamais raté, ils pontifient et affirment : voilà la vérité ; et non pas : voilà le goût du jour485.

D’ailleurs, même le surréalisme, qui se voulait un groupe en phase avec son époque et qui exprimait les colères et les aspirations de la jeunesse, devient une institution en prenant le pouvoir dans le milieu intellectuel, perdant par là même sa radicalité, sa capacité à réunir sous sa bannière les jeunes désireux de rompre avec ce qui est installé. Léon Pierre-Quint constate que le 484 Les

Deux aveugles [Efstratios Tériade et Maurice Raynal], « Paris s’em… », La Bête noire, n° 1, avril 1935, p. 1. 485 Raymond Queneau, « La mode intellectuelle », La Bête noire, n° 1, avril 1935, p. 2.

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surréalisme n’a plus de partisans parmi les jeunes, mais il triomphe auprès des professeurs 486 . Être moderne serait par conséquent pour un artiste ou un intellectuel, non pas être en phase avec son époque, mais sentir confusément ce qui se prépare, ce qui va advenir. Dans le domaine artistique, La Bête noire pointe une autre caricature de la modernité, le modernisme, dans l’utilisation des techniques récentes. En 1935, lors de la modernisation du Louvre par l’installation d’illuminations électriques et la mise en place de socles neufs, le musée, selon l’auteur, devient un lieu de l’inauthenticité : « Tout cela sent le remis à neuf, la naphtaline et le désinfectant. Les chefs-d’œuvre et autres sont pendus dans des vitrines de magasin, présentés comme des vedettes de music-hall, ils sont coagulés, naturalisés, artificiels 487 . » On n’est plus dans la destruction des formes précédentes, mais dans le replâtrage, dans la sauvegarde de la tradition recouverte par le vernis du nouveau. Une autre critique vise la surenchère dans l’abstraction dégagée des modèles présentés par la réalité. Marcel Moré se gausse de Marinetti qui, lors d’une conférence-concert, déclare que « l’aéromusique futuriste est la musique en tant que dégagée de ses vices terrestres 488  ». Cette musique, représentée par le compositeur-pianiste Aldo Giuntini qui propose des « Synthèses », n’est pour Moré qu’une musique imitative, illustratrice (de la mer, d’un moteur, de la neurasthénie, etc.), alors que pour Marinetti, l’aéromusique désire « dégager le rythme profond des choses ». Marinetti, chantre de la vitesse et de l’agitation, se ridiculise en se voulant à la pointe du nouveau, en perdant contact avec le réel. Vingt ans plus tôt, dans ses études sociologiques, Georg Simmel (18581918) montrait que « la tragédie véritable et continue de la culture » résulte d’une contradiction aporétique. La vie créatrice doit se réunir à l’intérieur d’une forme pour exister ; or, figée dans cette forme, elle perd cette vivacité qui était pourtant à l’origine de l’objet produit. Simmel constatait dans sa démonstration : […] dans la plupart des cas, cette contradiction est inévitable, et là où l’expression de la vie, pour l’éviter malgré tout, veut se donner pour ainsi dire avec une nudité sans forme, il n’en sort rien de compréhensible, mais des énoncés inarticulés, et n’en résulte pas d’expression, mais au lieu de quelque chose de contradictoire et d’étrangement figé dans une unique forme, rien d’autre à la fin 486 Léon

Pierre-Quint, « Mises au point », La Bête noire, n° 1, avril 1935, p. 2. « Contenter tout le monde », La Bête noire, n° 1 avril 1935, p. 5. 488 Marcel Moré, « Aéromusique ou aérophagie », La Bête noire, n° 2, mai 1935, p. 7. 487 Anonyme,

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qu’un chaos de formes atomisées. C’est à cette conséquence extrême de notre situation artistique qu’est parvenu le futurisme489.

La position de La Bête noire se situe dans cet entre-deux : dénoncer ceux qui veulent se parer des attributs de la modernité et souligner les excès de cette dernière et ses limites. La revue pratique donc une modernité bien tempérée. Si la théorie de Marinetti est si vivement dénoncée par la moquerie490, c’est que pour La Bête noire la modernité ne peut se concevoir en dehors de la vie. Non seulement la vie est plus importante que l’art, mais l’art provient de la vie. Pour Léon Pierre-Quint, le cinéma n’est pas un art, car il repose sur la technique et n’est qu’un condensé de différents arts : « Ce qu’il y a de proprement artistique au cinéma n’a rien de cinématographique : les expressions de l’acteur appartient [sic] au théâtre, l’intrigue à la littérature […]491. » Dans le domaine théâtral, Jean-Louis Barrault rejoint Pierre-Quint sur la prédominance de l’acteur qui imprime la vie au spectacle : « l’acteur est la vraie matière de l’auteur » et le théâtre est l’« art de l’acteur492 ». De même, Marcel Moré fait l’éloge de l’acteur de théâtre : « C’est l’acteur qui, par son geste, les intonations de sa voix, par son silence même, anime le texte le plus morose et le plus inepte : c’est lui qui de son regard, illumine d’éclairs la toile de fond la plus terne et la plus poussiéreuse : l’acteur seul est capable de faire passer, sur le public, le grand frisson sacré493. » Si le théâtre est abondamment traité, c’est qu’il est ce qui correspond le plus à l’art de l’éphémère et de l’insaisissable, autres caractéristiques de la modernité. C’est dans ce passage fugace de la vie que peuvent se dégager l’authenticité et la vérité, qualités recherchées en priorité. Le photographe Rogi André est valorisé précisément pour son honnêteté capable de laisser percevoir toutes les émotions d’un homme sans chercher à le momifier. Ses contemporains sont immortalisés « dans leurs attitudes les plus vraies et leurs expressions les plus familières sans les fameux sourires et aussi sous la grimace fatale494 ». Cette valorisation de l’être humain dans sa présence charnelle prend sa source dans le refus du « psychologisme » que pouvait représenter la littérature 489 Georg Simmel, « La crise de la culture » [1916], in Philosophie de la modernité II, introduction et traduction de Jean-Louis Vieillard-Baron, Payot, coll. « Critique de la politique », 1990, pp. 277-278. 490 L’aéromusique étant de l’aérophagie, pourquoi ne pas composer une « Synthèse du vent », se demande Moré. 491 Léon Pierre-Quint, « Relief et platitude du cinéma », La Bête noire, n° 1, avril 1935, p. 6. 492 Jean-Louis Barrault, « Un mimodrame : “autour d’une mère” », La Bête noire, n° 3, juin 1935, p. 7. 493 Marcel Moré, « Procès à propos d’un procès », La Bête noire, n° 2, mai 1935, p. 6. 494 Anonyme, « Les portraits de Rogi André », La Bête noire, n° 3, juin 1935, p. 4.

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standard des années vingt, particulièrement sensible à l’introspection exacerbée et aux confessions multiples. La littérature (roman, nouvelle, théâtre) était en définitive trop éloignée des préoccupations essentielles de l’homme et de l’actualité495. En 1935, on était encore dans l’exaspération de cette tendance à la « littérature de jeu » et plus largement à « l’art de jeu ». « Pour eux [les jeunes des années trente], la littérature ne pouvait être un simple jeu, elle ne pouvait être séparée de la vie et trouver en elle-même sa propre finalité, d’où le refus de tout dilettantisme et de tout esthétisme496. » Même si La Bête noire ne peut évidemment pas être classée parmi les revues de jeunes de l’époque, il est néanmoins patent que « l’esprit 1930 » était présent. La critique selon laquelle la littérature était trop psychologisante s’accompagne de celle faite aux créateurs d’être trop tournés sur leur pratique. L’« artiste », au sens large du terme, perdrait sa fraîcheur en prenant conscience de son geste créateur. Le peintre se regarde peindre, l’écrivain se regarde écrire. Cette autoréflexivité est dénoncée plusieurs fois dans le numéro 2. Chez Jacques Baron, cela se traduit par le terme « justification ». L’artiste français, appartenant à une vieille civilisation, est « trop vieux », contrairement à l’Américain « dynamique » et sous-entendu « barbare », allégé par son histoire brève : Nous autres au contraire, si parfaitement civilisés, nous semblons tourner en rond. Nous avons toujours besoin d’une justification, surtout lorsque nous tentons de faire du nouveau. On veut justifier la littérature française par la métaphysique allemande ou bien l’on met en avant l’attitude morale du poète497.

Michel Leiris et Raymond Queneau s’accordent à considérer que l’artiste français refuse d’admettre qu’il est un artiste et qu’il produit un objet artistique, comme s’il prenait conscience que l’autoréflexivité menait à la stérilité, ou du moins à la médiocrité. Le génie ne réfléchit pas, il crée par nécessité, à la manière de la fleur qui ne sait pas parler de botanique. Queneau : « Les choses en sont là : “C’est de la littérature” signifie “C’est de la vous savez quoi” ; “littéraire” veut dire “insignifiant”, et “littérateur” est

495 Voir à ce sujet le chapitre « Le désordre intellectuel et spirituel » de l’ouvrage de Jean-Louis Loubet des Bayle, Les non-conformistes des années 30 [1969], Éditions du Seuil, 1987. 496 Ibid., p. 236. 497 Jacques Baron, « Affaires de mœurs », La Bête noire, n° 2, mai 1935, p. 3.

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une des plus graves injures que puisse décocher un littérateur. Mais si le mot est dévalué, la chose, par contre, ne l’est pas498. » Leiris : « […] de plus en plus, il semble que les poètes répugnent à s’avouer en premier lieu poètes, les peintres peintres, les critiques critiques et les esthètes esthètes499 […]. » À leurs yeux, la création authentique se doit d’être élaborée dans la plus grande naïveté et dans l’inconscience totale. Ce malaise perçu chez les créateurs français, et certainement européens, et qui met en crise les disciplines artistiques est un des effets néfastes de la modernité. La vie, dans ce qu’elle a d’intense, se traduit par une exaltation de l’authenticité et de la passion. Pour cela, le dépouillement et la pauvreté offrent plus de vigueur. Ainsi, la création ne perd pas sa force brute en passant par la courroie de transmission que représente la technique ou l’abondance. Jacques Baron rappelle que « jamais une personnalité ne s’affirme qu’autant qu’elle rejette les trompe-l’œil des techniques. Ce qui surgit d’une rencontre de l’œil avec un coin de nature inexploré ou trop exploré peut produire des phénomènes identiques. Sables mouvants de l’art500. » Par le dépouillement, l’art doit se révéler à lui-même en conservant l’essentiel de ce qui fait sa spécificité. Selon Roger Vitrac, auteur de pièces théâtrales, le maître-mot est le « désintéressement [qui] est synonyme de nécessité et de misère », et la solution réside dans la simplicité des moyens : « Quatre planches pour construire un tréteau où le théâtre vivra ou quatre planches pour ajuster un cercueil où on l’enterrera501 ! » Sur la méfiance envers la technique, Leiris semble se démarquer de ses collègues en valorisant ce qui est « mensonge » en art, son côté factice. Dans son article sur Raymond Roussel, Leiris note que ce dernier « semble avoir éprouvé pour tout ce qui était théâtre, trompe-l’œil, faux semblant, un attrait bien plus vif que pour la réalité502 ». Lorsque l’on sait toute l’admiration qu’il lui portait, cette remarque vaut approbation. À travers toutes ces réflexions sur l’art, la réalité, l’authenticité, il se dégage une lecture politique.

498 Raymond

Queneau, « L’air de la chanson », ibid. Leiris, « Pauvre Bête noire », ibid. 500 Jacques Baron, « Exposition Élie Lascaux », La Bête noire, n° 3, juin 1935, p. 4. 501 Roger Vitrac, « Pour quatre planches et pas grand-chose », ibid., p. 7. 502 Michel Leiris, « Le voyageur et son ombre », La Bête noire, n° 1, avril 1935, p. 8. 499 Michel

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La politique et la liberté Bien que cette revue ait été à l’origine destinée à combattre le fascisme qui montait en Europe, peu d’articles laissent transparaître une préoccupation politique. C’est plus la critique des milieux institutionnels de la culture qui fait l’objet des attaques plumitives des rédacteurs. Aliette Armel, dans sa biographie, explique ce moment délicat pour Leiris, qui semble préférer participer à une activité littéraire plutôt que directement politique, comme Bataille le souhaitait à cette époque. En effet, la participation de Leiris à La Bête noire s’oppose au projet de Bataille de créer « un mouvement de réflexion idéologique ouvert sur des perspectives politiques503 » qui prendra le nom de Contre-Attaque. Bataille s’associe ainsi à Masson, Éluard et Breton pour fonder ce mouvement. Masson, très irrité contre Leiris par sa manière de se retrancher dans la littérature, rejoint Bataille pour penser que « fonder une nouvelle revue pour agir contre la montée du fascisme est un acte totalement inutile504 ». Les lettres que Masson envoie à Leiris sont très sévères envers l’attitude de celui-ci et procèdent à un chantage affectif : « Michel, au nom de notre amitié passée je le crains, réveille-toi et n’aie pas peur de reconnaître que tu t’es trompé sur toute la ligne505 ». Après le numéro 2 de La Bête noire, Leiris abandonne la revue, peut-être pour ne plus décevoir Masson. Paradoxalement, alors que Leiris n’écrit plus dans ce journal littéraire, le quatrième numéro est axé sur le rapport entre l’art et la politique. D’ailleurs, une grande partie de ce numéro est consacré au premier Congrès international des écrivains pour la défense de la culture, organisé du 21 au 25 juin 1935, à Paris, à la Maison de la Mutualité, par l’Association du même nom. Cette association regroupait des écrivains de sensibilité de gauche dans sa large composition : radicaux les plus socialisants, socialistes et communistes 506 . Depuis la Conférence d’Ivry (23-26 juin 1934), le PCF, sur l’ordre de l’Internationale, avait modifié sa ligne qui était jusqu’alors « classe contre classe ». Ainsi divers rapprochements entre les socialistes et les communistes 503 Aliette

Armel, Michel Leiris, op. cit., p. 365. p. 369. 505 André Masson, Correspondance 1916-1942, éditée par Françoise Levaillant, Lyon, La Manufacture, 1990, lettre à Michel Leiris du 19 juin 1935, p. 261. 506 C’est surtout contre l’Allemagne hitlérienne que fut organisé ce congrès. En effet, la répression culturelle y battait son plein. La Russie de Staline encore préservée des attaques, car auréolée par son mythe de patrie du prolétariat, n’était pas visée. Les principales interventions firent l’éloge de l’URSS. Emmanuel Mounier qui assistait à ce congrès écrivit : « que de conformisme, que de platitude avec le Grand Staline et l’URSS infaillible ! » : Voir Mounier et sa génération, cité in Michel Winock, « Esprit » : des intellectuels dans la cité 1930-1950 [1975], Éditions du Seuil, coll. « Points Histoire », édition revue et augmentée, 1996, p. 119. 504 Ibid.,

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s’élaborèrent au cours des années 1934 et 1935. En mai 1935, les élections municipales virent la victoire des socialistes et des communistes qui prirent conscience du bien-fondé du rapprochement des forces de gauche. En juin, les radicaux, désirant mettre fin à leur déclin, acceptèrent la main tendue par Thorez qui, par stratégie électorale, voulait s’ouvrir aux classes moyennes507. Le Congrès international des écrivains pour la défense de la culture fut placé sous le signe de la lutte antifasciste, ce qui permettait de réunir sous un vocable commun des écrivains extrêmement divers. La Bête noire, en rendant compte de l’événement à travers une plume anonyme, ne se faisait pas d’illusion sur le rapprochement subit du Parti communiste avec les autres tendances de gauche. La politique nouvelle du PCF tendait à réduire au maximum les divergences idéologiques pour préserver l’unité : pour cela il jouait sur la corde sensible des écrivains libéraux, pour qui précisément la liberté reste essentielle : « […] le parti communiste qui pendant dix-sept ans, considérant les libertés démocratiques, comme des préjugés et des illusions, n’a cessé de ils [sic] mépriser, vient de faire, tout à coup, de leur défense, en France, le point presque unique de son programme508. » Malgré le doute que l’auteur émettait sur la sincérité du parti, il ne rejetait pas ce rapprochement, y voyant le signe d’une volonté humaniste venant d’hommes de bonne volonté : « Cette haine commune du fascisme ne signifiait-elle pas que les écrivains de gauche étaient unis par une même croyance dans la perfectibilité de l’homme et par un même désir de servir la cause de l’humanité dans sa marche en avant509 ? » Dans cette envolée lyrique, La Bête noire affirmait prendre part au désir de sauver la liberté menacée par le progrès des partis fascistes. À la manière d’Esprit à la même période, la revue affirme que « les réalisations soviétiques malgré leurs ombres, paraissaient dignes d’intérêt à tous ceux qui partageaient un idéal “communautaire”510 ». Pourtant, si le besoin de se réunir face à un ennemi commun se fait sentir, on ne doit en rien renoncer à la liberté de penser et de créer. Dans le numéro précédent, le refus de se livrer au collectif s’affirmait par la critique des intellectuels qui adhéraient à un groupe politique : « c’est que leur position à l’intérieur des partis politiques me paraît intenable. Que d’efforts de la part de ces engagés volontaires, que de bonne volonté, de sacrifice, de foi agissante ! – et pourtant, du point de vue de la raison, que de contradictions, de sophismes, 507 Dominique

Borne, Henri Dubief, La Crise des années 30, op. cit., pp. 127-135. Le Congrès des écrivains pour la défense de la culture ou l’espoir en l’homme », La Bête noire, n° 4, juillet 1935, p. 1. 509 Ibid. 510 Michel Winock, « Esprit » : des intellectuels dans la cité 1930-1950, op. cit., p. 118. 508 Anonyme, «

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et de raisonnements qui ne résistent pas au premier assaut de véritable critique511. » Soutenir oui, mais en préservant sa liberté de penser. 1935 fut une année charnière qui vit même ceux qui étaient réticents face à l’engagement rejoindre des partis ou des mouvements politiques. Ce fut le cas de Julien Benda, l’un des principaux animateurs de la NRF, qui adhéra au Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA), alors qu’en 1927, dans La Trahison des clercs, il accusait les intellectuels d’avoir trahi leur vocation, celle de rechercher la vérité sans être influencé par les passions – ce qui était pour lui la définition même de la pensée. En l’espace de quelques mois, même cette revue qui mettait en avant l’indépendance de l’artiste et de l’intellectuel prenait (dans le dernier numéro) une position politique, sans pour autant adhérer aveuglément à une idéologie. Devant les menaces totalitaires présentes (italienne et allemande) et à venir (espagnole), les intellectuels ne pouvaient demeurer dans leur tour d’ivoire. Dans le numéro 1, au sein d’une rubrique de « brèves », Léon Pierre-Quint critique la position communiste affirmant que l’individu responsable est « celui qui sait sacrifier ses intérêts personnels à la discipline collective512 ». Dans une autre brève, il constate une prédominance de l’actualité économique et politique sur la poésie et la littérature. Cette prééminence de la réalité sociale sur le domaine littéraire ne pouvait qu’influer sur ce dernier. Au milieu des années trente s’engagea une polémique sur le devoir de décrire la réalité afin de comprendre le monde et pouvoir le transformer. Sans parler du réalisme socialiste, idée extrême du réalisme en littérature, dont les principes ont été définis par les Soviétiques 513 , nous nous contenterons de résumer la situation étudiée par Suzanne Ravis-Françon 514 . Celle-ci écrit : « Dans l’attitude réaliste des écrivains, les dimensions morale et politique sont intimement associées à la démarche esthétique, et parfois la gouvernent515. » La communication avec le peuple ayant été rompue, la littérature doit s’adresser de nouveau à lui. Pour cela, les réalités sociales doivent être prises pour sujet, à l’inverse de la littérature d’évasion qui aliène les masses. Mais cette littérature ne doit pas être trop dirigée par l’auteur, comme le font Eugène Dabit ou Henri Poulaille. N’étant pas vraiment théorisé à l’époque, le réalisme 511 Léon

Pierre-Quint, « Engagés volontaires ou francs-tireurs », La Bête noire, n° 3, juin 1935, p. 1. 512 Léon Pierre-Quint, « Mises au point », La Bête noire, n° 1, avril 1935, p. 2. 513 « Exposer la réalité dans son mouvement historique, pour montrer comment l’avenir naît dans le présent. » Youdine et Fadeev, cités dans Commune, 10 juin 1934 et cités également par Suzanne Ravis-Françon. 514 Suzanne Ravis-Françon, « Le réalisme en débat », Europe, n° 683, mais 1986 (« 1936 Arts et littérature »), pp. 42-50. 515 Ibid., p. 43.

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est une notion floue : les critiques emploient surtout les termes de « vie », de « vérité », dont sont affublés les personnages ou le climat social. Cette vérité résulte de « l’expérience » de l’auteur : ainsi, Louis Guilloux écrit Le Sang noir à la suite de son expérience des tranchées. À La Bête noire, on ne partage pas vraiment cette passion pour le réalisme en littérature. Au contraire, la revue cherche à préserver l’art du politique. Elle se veut, avant le numéro 4, un lieu de résistance qui prône la supériorité de la « futilité » sur les événements d’actualité jugés sérieux. Même si les préoccupations se modifient dans le dernier numéro, l’indépendance d’esprit et de ton tient encore. Fernand Fleuret se désole : « chacun est tenu d’avoir une opinion n’importe laquelle, de marcher, enfin entre les clous. Si vous allez au hasard, comme Montaigne, la foule vous tombe dessus, vous bat, vous engueule. Qu’est-ce que c’est que cet individu qui ne marche pas entre des clous516 ? » Et il réclame « […] la liberté pour les plus téméraires comme les plus sages, que ce qui [le fait] éclater c’est un conformisme universel, d’une niaiserie et d’une intransigeance que l’on n’a jamais connues ». Fleuret, en porte à faux avec le ton général de ce numéro, ne se résigne pas à perdre totalement sa liberté, quitte à être taxé d’individualiste. Même si Leiris ne participa pas aux deux dernières livraisons, on peut malgré tout penser qu’il était en accord avec la ligne de la revue, qui peut s’énoncer en une phrase : s’engager sans perdre sa liberté de penser. Depuis mars 1934, il était membre du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes517 et se sentait donc concerné par les événements politiques qui se produisaient. Pourtant, son activité politique ne concentrait pas l’essentiel de ses préoccupations. À l’époque, des problèmes conjugaux, un sentiment de vacuité et une obsession du suicide – en témoignent ses rêves et les diverses notations de son journal – lui font reprendre son analyse avec le psychiatre Adrien Borel en juin 1934. Ses difficultés existentielles lui font presque souhaiter la déclaration d’un conflit armé : « Depuis quelque temps, malgré la 516 Fernand

Fleuret, « Entre les clous », La Bête noire, n° 4, juillet 1935, p. 6. CVIA fut créé par François Walter – plus connu sous le pseudonyme de Pierre Gérôme – après le manifeste « Aux travailleurs », lancé le 15 mars 1934, qui recueillit 2 000 adhésions provenant d’enseignants du primaire, du secondaire et du supérieur ; d’écrivains, de journalistes et de syndicalistes. Dans ce Comité étaient représentés les diverses tendances de la gauche dont témoignent les sensibilités des trois dirigeants : Paul Rivet, socialiste, Paul Langevin, communiste et le philosophe Alain [Émile Chartier], radical. Jusqu’en juin 1936, le PCF joua la carte du CVIA étant donné la perte d’audience d’Amsterdam-Pleyel, comité placé sous la houlette des communistes. Avec le départ des communistes, l’union est rompue. Voir Nicole Racine-Furland, « Antifascistes et pacifistes : le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes », in Anne Roche, Christian Tarting (éd.), Des Années trente : groupes et ruptures, Éditions du CNRS, 1985.

517 Le

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peur que j’en ai toujours, la guerre m’apparaît comme une espèce d’évasion et de salut, en tant, d’une part, que la seule chose vraiment importante qui puisse encore m’arriver, en tant, d’autre part, que fulgurant dépaysement518. » On peut dire que l’intérêt de Leiris pour la politique ainsi que l’angoisse concernant la situation internationale passent avant tout, dans ses écrits pour La Bête noire, par le filtre du regard qu’il porte sur la création. Fred Astaire « prestigieux danseur et clown un peu macabre si bien vêtu », écrit Leiris, « […] me fit songer irrésistiblement à ces dessins qu’un de mes camarades de lycée et moi avions l’habitude de griffonner sur nos cahiers pendant la guerre et qui, tous, représentaient des squelettes parfaitement élégants – les uns civils, les autres militaires – expression d’une variété très spéciale de frivolité519 ». Cette inquiétude devant la vie humaine et celle, inconsciente, des bouleversements tragiques qui s’annoncent, sont ce qui le marque aussi chez Henri Michaux : Le poème terminé, on a seulement l’impression d’une [sic] homme, somme toute, content d’être sorti quasi indemne, d’un terrible accident. Et c’est en cela, à mon sens, qu’Henri Michaux est peutêtre le plus poète : cette espèce d’étonnement avec lequel il dénombre son monde, comme quelqu’un qui n’en revient pas de pouvoir, un jour encore, compter ses abatis520.

C’est donc à travers sa subjectivité que Leiris parle malgré tout, de façon assourdie, des événements politiques qui se jouent. Cette façon d’agir est caractéristique des artistes qui pressentent l’irréparable, ou du moins qui rendent compte d’une manière détournée des événements diplomatiques dépassant le simple citoyen. Ainsi Jean Renoir présente-t-il un tableau du milieu aristocratique en décomposition, métaphore de l’Europe allant à sa perte, dans son film de 1939, La Règle du jeu. Cette revue, faite à l’origine pour lutter contre le fascisme, n’utilise pas les méthodes classiques pour s’opposer aux idées et essayer de convaincre le lectorat du bien-fondé de ses opinions. Ses membres continuent leurs activités, en rendant compte des choses de la culture, même s’ils savent que la guerre est en route, à la manière d’un homme stoïque ne modifiant en rien son comportement bien qu’il sache qu’il va mourir prochainement. 518 Michel

Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., 25 novembre 1934, p. 289. Leiris, « Fred Astaire », La Bête noire, n° 1, avril 1935, p. 6. 520 Michel Leiris, « La Nuit remue, par Henri Michaux (Gallimard, éd.) », La Bête noire, n° 2, mai 1935, p. 2. 519 Michel

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* Le numéro de juillet 1935 se révèlera être le dernier, alors que rien ne laissait présager la cessation de la revue. Dans ce numéro, un encart plein d’optimisme annonçait : La Bête noire prend des vacances. Elle profitera de ses loisirs prévus pour mettre au point le développement que son succès exige. Elle prévoit une parution plus fréquente et une organisation qui lui permettra d’atteindre tout le public auquel elle s’adresse naturellement. Son prochain numéro paraîtra le 1er octobre521.

À travers cette notule, on peut lire une partie de l’histoire de la revue. Tout d’abord, cette dernière a su conquérir un public fidèle, en recourant, peut-on penser, à son humour et à ses attaques frontales contre les institutions, quelles qu’elles soient. Ensuite, elle allait développer ses activités en prévoyant d’adopter une parution plus fréquente (bimensuelle ?), de faire appel, peutêtre, à de nouvelles plumes et, pourquoi pas, de modifier sa maquette. À ce propos, il est à noter que les deux derniers numéros étaient d’un format plus petit que les deux premiers. Ce qui laisserait penser que l’aspect journal allait progressivement s’effacer pour laisser place, en raison de son succès, à une revue à la forme traditionnelle et à l’emploi d’un papier de qualité. La remarque : « le public auquel elle s’adresse naturellement » montre bien qu’un public précis était ciblé lors de la création de La Bête noire. Ce périodique, nous le rappelons, avait vocation à être plus populaire que son homologue Minotaure, « artistique et littéraire », qui aura une durée de vie plus longue. La raison pour laquelle La Bête noire mit fin à ses activités reste inconnue. Mais n’était-il pas habituel, pendant l’entre-deux-guerres, d’assister à l’éclosion et à la disparition rapide de nombreuses petites revues qui espéraient toutes ne pas être éphémères ?

521 La

Bête noire, n° 4, juillet 1935, p. 7.

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L’OCCUPATION (1940-1944)

Alors que Leiris est devenu un membre important de la communauté intellectuelle et artistique avant-gardiste, publiant dans de nombreuses revues, la déclaration de guerre, le 3 septembre 1939, interrompt brutalement son parcours. Depuis les années trente, Leiris craint qu’un conflit se déclare ; la guerre devenue réelle, il éprouve presque un soulagement. Affecté dans le SudOranais, à Revoil Beni-Ounif, comme chimiste-ouvrier d’artillerie avec le grade de maréchal des logis-chef, Leiris n’a plus pour préoccupation la littérature ou ses travaux ethnologiques. Son journal est provisoirement abandonné, sa correspondance évoque des sujets prosaïques. Une apathie intellectuelle le gagne au contact de ses tâches administratives monotones et de ses compagnons militaires éloignés du monde intellectuel. L’activité littéraire de Leiris se résume à quelques poèmes, regroupés sous le titre La Rose du désert, écrits pendant la « drôle de guerre », de septembre 1939 à mars 1940, et qui seront publiés en 1942 dans un ouvrage collectif, Exercice du silence, avant de l’être dans Haut Mal l’année suivante. Revenu à la vie civile, il se sent loin de la vie intellectuelle de l’avantguerre. La situation n’est pas propice aux projets. Le 27 janvier 1941, il note dans son journal : « Vagues tentatives de travail, au maigre résultat, ayant l’esprit comme engourdi, feutré, incapable de percer la brume du temps présent, d’en faire un socle ou un ressort, autre chose qu’un tampon cotonneux d’étouffement 522 . » Outre une inertie personnelle et collective, le manque d’envie de reprendre sa place dans la vie intellectuelle parisienne relève d’un acte politique que l’on appellera par la suite « la résistance du silence ». De nouvelles conditions éditoriales Dans l’ensemble de l’autobiographie de Leiris, la caractéristique majeure de son œuvre est l’évocation incessante de ses lâchetés, de ses manquements et de ses incapacités physiques, sexuelles et morales. On se doute aisément que Leiris ne se mit jamais en avant pour se vanter d’un quelconque courage pendant la guerre. Pendant la « drôle de guerre », à Revoil Beni-Ounif, sa guerre se réduit à des travaux peu retentissants et à expérimenter des armes 522 Michel

Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., p. 332.

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chimiques sur des moutons, avoue-t-il à Paulhan dans une de ses lettres523. Dans son journal à la date du 7 juillet 1940, il récapitule les événements relatifs à « sa guerre » : « Mes rares “épisodes de guerre” : coup de canon de 75 tiré à la base II, lors du séjour à Beni-Ounif ; faux départ pour le front lors de la marche allemande sur Laon ; chute de bombes d’avion en gare des Aubrais ; livraison du dépôt de Le Sen aux autorités allemandes 524 . » Les « faits marquants » sont tout sauf glorieux : le coup de canon se situe dans le cadre d’un exercice sans ennemi, le départ est « faux », dans le bombardement il est nécessairement passif et la reddition clôt sa campagne de France. Finalement, le parcours de Leiris est à l’image de celui de l’armée française jusqu’à la défaite. Très réceptif, il se fond dans le paysage moral de son époque. Avant d’être mobilisé, Leiris était devenu à la NRF un auteur important sur qui l’on pouvait compter pour livrer des recensions d’ouvrages ou des textes personnels. Avec la signature de l’armistice le 22 juin 1940, les conditions se modifient. La revue sort son dernier numéro ce même mois, pour ne pas publier dans une France occupée. Dans son article, « L’Espoir et le silence » qui ouvre ce numéro ultime, Paulhan fait part de sa volonté de refuser la « servitude volontaire ». Dans son sillage, la jeune écurie de Paulhan le suit dans son refus d’écrire sous commandement allemand. En décembre 1940 reparaît la NRF avec pour directeur Pierre Drieu La Rochelle, partisan fervent de la collaboration avec l’Allemagne hitlérienne. Déjà avant-guerre, il militait dans le parti fasciste de Jacques Doriot, le Parti populaire français (PPF). C’est tout naturellement que son ami Otto Abetz, ambassadeur d’Allemagne en France, lui demande de reprendre en main la revue française la plus prestigieuse dont Abetz faisait, selon Paulhan, une des trois institutions les plus puissantes avec les catholiques et le communisme525. Drieu a besoin d’auteurs importants pour que la NRF conserve son prestige. Les écrivains juifs et antifascistes de l’ancienne NRF sont évincés, d’autres refusent purement et simplement de se compromettre dans une telle entreprise. Seuls Gide (né en 1869), Valéry (né en 1871) et Alain (né en 1868), membres de la génération des fondateurs, acceptent de donner des textes dans les premiers numéros. Après quelques mois, Drieu se voit contraint de faire appel uniquement à des auteurs de premier plan proches de ses idées politiques 523

La lettre n’a pas été retrouvée mais est évoquée par Paulhan dans sa correspondance avec André Gide. (Jean Paulhan, Choix de lettres, II, Gallimard, 1992, lettre n° 89). 524 Michel Leiris Journal 1922-1989, op. cit., p. 327. 525 Jean Paulhan, Les Incertitudes du langage, op. cit., p. 145. D’autres formules sont attribuées à l’ambassadeur : la NRF, la banque et la franc-maçonnerie ou la NRF, la banque et le parti communiste.

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(Montherlant, Céline, Jouhandeau, Chardonne, Morand) ou de second rang, mais dotés de l’avantage d’adhérer à la politique du Reich (Fabre-Luce, Ramon Fernandez, Abel Bonnard, Lucien Combelle, Armand Petitjean…). Ce problème de recrutement sera fatal à la NRF qui, en juin 1943, sera sabordée par son directeur. Dans son bilan de janvier 1943, Drieu regrette que ses adversaires politiques n’aient pas accepté de publier dans sa revue526 : « Je crois qu’il aurait été possible à certains, s’ils l’avaient le moins du monde voulu, d’exposer dans une mesure discrète, mais substantielle, sinon leurs refus, du moins une bonne partie des raisons qui les amenaient à ces refus527. » Mais justement, c’est cette liberté mesurée, cette autocensure, qui faisait toute la différence avec l’ancienne NRF. Même si l’on pouvait aisément participer à la revue de Drieu sans faire l’éloge de l’Allemagne ou sans se voir obligé d’invectiver les Juifs et les communistes, collaborer à la NRF signifiait collaborer avec l’ennemi. Seuls quelques auteurs (Drieu La Rochelle, Alfred Fabre-Luce, Jacques Chardonne, Marcel Jouhandeau et Armand Petitjean) se réservaient la part idéologique de la nouvelle direction éditoriale. Au contraire, privilégier la pure critique littéraire était pour Drieu un moyen de laisser croire à la continuité de la revue de Paulhan. Pour les Allemands, il était déterminant de jouer la fiction que rien n’avait changé dans la France occupée, afin de ne pas provoquer de résistance dans le pays. Si la littérature avait toujours une place de choix, c’est que la France demeurait la France éternelle. Comme l’explique Gisèle Sapiro, cette volonté d’insister sur la littérature au détriment du politique, était, entre autres, une invitation aux « écrivains du refus », qui s’abstenaient de publier, de reprendre leur activité dans les revues du pays : « Ceux-ci ne s’y trompent pas : l’apologie de “l’art pour l’art” masque l’acceptation du joug nazi et fait le jeu de la politique culturelle allemande qui aspire à la normalisation de la situation d’occupation528. » Par l’intermédiaire de Paulhan, Drieu demande à Leiris de reprendre ses activités au sein de la revue (« Cher ami, Drieu voudrait que vous vous chargiez de parler, dans la NRF, des ouvrages de sociologie. Si vous acceptez. Très amicalement J.P.529 »). La précision « si vous acceptez » laisse percevoir l’attente implicite de l’ancien directeur de voir Leiris décliner l’offre du 526 Gérard Loiseaux, La Littérature de la défaite et de la collaboration, Publications de la Sorbonne, 1984, pp. 113-116. 527 Pierre Drieu La Rochelle, « Bilan », NRF, janvier 1943. 528 Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., p. 407. 529 Lettre du 17 ou 24 octobre 1940 de Jean Paulhan à Michel Leiris, Correspondance 19261962, op. cit., p. 156.

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nouveau 530 . Pendant toute la période de l’Occupation, Paulhan jouera un certain double jeu en étant à la fois dans la place, au service de la maison d’édition, et en dehors de la revue NRF. La condition de survie de l’entreprise éditoriale de Gaston Gallimard passait par la pérennité de la revue sous contrôle allemand. Ainsi, Paulhan avait pour mission d’apporter une aide à Drieu pour que celle-ci puisse durer, tout en faisant en sorte qu’elle soit anémiée par la raréfaction des auteurs. « Cet exercice “schizophrénique”, écrit Pierre Hebey, l’oblige certes à tenir, selon ses interlocuteurs, des langages différents. Mais Paulhan ne déteste pas les jeux, même (surtout ?) dangereux 531 . » Cette situation trouble se retrouvait même dans la spatialité : Drieu et Paulhan étaient dans des bureaux contigus. Tout en donnant l’impression à Drieu qu’il l’aidait au mieux, Paulhan s’agitait dans l’ombre pour saboter les efforts du nouveau directeur et organiser la résistance intellectuelle – en entrant dans le réseau du musée de l’Homme, en créant un journal, Les Lettres françaises, et en soutenant la maison d’édition clandestine des Éditions de Minuit. Comme l’écrit très justement Francine de Martinoir, ce double jeu était dû aux circonstances : « il savait que, excepté pour ceux qui rejoignaient le maquis, il était nécessaire de duper l’adversaire532. » Drieu, lui-même, percevait bien ce double jeu, mais ne pouvait que constater chez Paulhan une réticence évidente à recruter des collaborateurs adaptés à la situation. Ce qui ne l’empêchera pas de sortir Paulhan de la prison de la Santé, après son arrestation par les Allemands pour avoir conservé à son domicile une ronéo appartenant au réseau du musée de l’Homme : « Mon cher Drieu, Je crois bien que c’est à vous seul que je dois d’être rentré tranquillement ce soir rue des Arènes. Alors, merci. Je vous embrasse. Jean Paulhan533 ».

530 Jean Grenier confirme dans son recueil de témoignages recueillis pendant la Seconde Guerre mondiale (Sous l’Occupation, Éditions Claire Paulhan, 1997, p. 162) le refus de Leiris de donner des textes à la NRF : « Drieu me fit plusieurs réponses, dont la première fut celle-ci : “Vous êtes le seul avec Michel Leiris qui refusiez de collaborer à la revue. Les autres écrivains après avoir dit qu’ils attendraient le premier numéro pour se décider ont fini par comprendre que, dans ces conditions, il n’y aurait jamais de premier numéro et se sont résolus à écrire.” » 531 Lettre du 17 ou 24 octobre 1940 à Michel Leiris, Correspondance 1926-1962, op. cit., p. 156. 532 Francine de Martinoir, La Littérature occupée, les années de guerre 1939-1945, Hatier, coll. « Brèves Littérature », 1995, p. 164. 533 Lettre de Jean Paulhan à Pierre Drieu La Rochelle, Choix de lettres, II, op. cit., lettre 174, p. 214.

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Une résistance en sourdine Au début de l’Occupation, Michel Leiris pratique la politique du silence par refus d’apporter son concours à la normalisation de la culture française que souhaitaient les Allemands. Pour lui, publier dans des revues ou même des ouvrages aurait été l’équivalent d’un assentiment de la nouvelle situation installée par l’occupant allemand et de la mise à bas de la République par le régime de Vichy. Le 31 janvier 1941, à la suite de la proposition de Georges Pélorson, membre de l’association Jeune France, de participer à une revue littéraire patronnée par le secrétariat général à la Jeunesse du gouvernement de Vichy, il écrit dans son journal que la poésie est avant tout refus et nonadhésion à l’ordre des choses : À aucun moment de ma vie littéraire il ne m’est venu à l’idée de m’“officialiser”. Ce n’est donc pas, maintenant, le moment de commencer… La signification essentielle que j’attache à mon activité poétique est celle d’un refus. Il n’est donc pas question pour moi de publier dans des conditions telles que cela représenterait pour moi, implicitement, une acceptation de ce qui se passe actuellement dans le domaine politique534.

Mais plus largement, ce refus « politique » est subsumé par un refus que l’on pourrait qualifier existentiel, comme Leiris l’indique toujours le 31 janvier 1941 : « Ce qui m’apparaît surtout, c’est ce sens de “refus”, ce caractère profondément négatif que me semble avoir toute mon activité écrite, ou du moins ce que je considère comme ses produits les plus valables535. » Et il cite L’Afrique fantôme, Glossaire j’y serre mes gloses, Abanico para los toros, L’Âge d’homme. Pourtant, toujours en antihéros, il conclut sur la négativité d’un tel comportement : « Attitude digne, je crois, mais peu virile, du fait qu’elle n’est que pur repli. À la fois, ma fierté et mon talon d’Achille. » C’est précisément ce repli qui ne fera pas de Leiris un « véritable » résistant s’engageant dans la résistance armée ou du moins plus profondément dans le combat intellectuel. Le 16 février 1941, il s’interroge sur le besoin des écrivains de publier à n’importe quel prix pour exister. Publier revient à exister dans le champ littéraire.

534 Michel

Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., 31 janvier 1941, p. 335.

535 Ibid.

213

De plus en plus […] je suis décidé à me raidir, même si ce raidissement devait […] entraîner une “sclérose intellectuelle”. Plutôt l’inertie, le silence, l’ensevelissement dans une négativité complète, que parler, agir, dans des conditions telles que cela représenterait de ma part, un reniement de nature à dévaloriser, à priver de toute vertu les quelques témoignages que j’ai pu donner de moi précédemment. Il y a plusieurs semaines déjà que je réfléchis sur cette vraie maladie des “gens de lettres” qui ne conçoivent pas la possibilité de se taire et pour qui ne plus publier équivaut à une espèce d’anéantissement536.

Quelles étaient les différentes manières pour un écrivain de résister à l’occupant ? Voici une classification qui permet d’entrevoir les types d’actions possibles pour refuser l’ennemi hitlérien et le régime vichyste lorsque l’on vivait sur le sol français : – les exilés de l’intérieur, ceux qui refusent de publier pendant la durée de l’Occupation, quels que soient les organes littéraires, et d’avoir une quelconque activité publique. Ils se replient pour se consacrer avant tout à leur intériorité (Raymond Queneau, Jean Guéhenno, Tristan Tzara, Pierre Reverdy, Georges Bataille – version égoïste537). – les résistants intellectuels qui publient dans les revues clandestines ou aux Éditions de Minuit des écrits dénonçant les exactions et invitant à la résistance des Français (François Mauriac, Jean Paulhan, Albert Camus). – les poètes en guerre qui précisément par leurs poèmes représentent l’esprit français d’insoumission, même si ceux-ci ne font pas directement allusion aux événements de l’heure. Ils peuvent publier soit dans des revues autorisées, en maniant alors l’art du sous-entendu, soit sous pseudonyme, dans des revues clandestines. C’est cette catégorie qui eut le plus de retentissement dans l’histoire de la résistance des lettres (Francis Ponge, Pierre Seghers, Pierre Emmanuel, Henri Michaux, Louis Aragon). Curieusement, « s’il existe une poésie de la Résistance, il n’y a jamais eu de poète collaborant538 », remarque Gérard Loiseaux. – les écrivains dans la lutte armée qui ne se contentèrent pas de lutter par la plume, mais rejoignirent les maquis pour se battre avec leurs camarades de

536 Michel

Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., 16 février 1941, p. 337. Ce que j’ai toujours compté pour l’essentiel relève de ma vie intérieure ; je n’ai pas à me soucier de ce qui est extérieur à moi (sic). Dans le temps présent, il n’y a pas à se solidariser avec ceux qui sont atteints. » : propos de Bataille cité par Leiris dans son Journal 1922-1989, ibid., 16 février 1941, p. 337. 538 Gérard Loiseaux, La Littérature de la défaite et de la collaboration, op. cit., p. 115. 537 «

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résistance, extérieurs au milieu de la littérature et de la poésie (Jean Prévost, René Char). Cette typologie n’est pas rigoureusement hermétique. Certains auteurs peuvent être classés à la fois dans plusieurs catégories. René Char était à la fois un combattant et un poète du silence ; Albert Camus était membre du mouvement « Combat » d’Henry Frenay et organisateur dans la clandestinité du journal éponyme, tout en publiant ses ouvrages à visage découvert (L’Étranger et Le Mythe de Sisyphe parurent en 1942 à la Librairie Gallimard) ; après s’être consacré à l’écriture pendant la guerre, André Malraux commanda, sous le nom de « colonel Berger », les maquis de la région du Limousin avant de diriger la brigade Alsace-Lorraine. Leiris a aussi un statut mouvant quant à son engagement dans la résistance. Francine de Martinoir le classe dans les exilés de l’intérieur – ceux qui travaillaient à leur œuvre personnelle (Biffures est écrit de 1940 à 1947) dans le silence de l’étude – sans faire mention de ses activités résistantes par l’écrit (il fait partie des auteurs réunis dans L’Honneur des poètes (2) Europe, anthologie publiée en mai 1944 aux Éditions de Minuit, et a donné divers poèmes dans des revues clandestines). Comme nous l’avons vu, les premiers temps de l’Occupation, Leiris se « raidit » en refusant toute intervention dans le domaine public. Cette attitude est aussi due à la prudence, car Leiris et sa femme Louise tentèrent en 1940-1941 de lever le séquestre de la galerie Simon, qui appartenait à Daniel-Henry Kahnweiler, et de la mettre à leur nom afin de soustraire le « bien juif » à l’appétit nazi. En outre, il fut lui-même la cible d’attaques de la part du pouvoir vichyste et d’un hebdomadaire parisien collaborationniste, Au Pilori539 : [Griaule et Leiris] se sont « vautrés jusqu’à l’essieu dans la boue du Front populaire540 ». Pendant les premières années de Leiris sous l’Occupation, ses actes de résistance sont caractérisés par leur discrétion : aucun écrit ne vient témoigner de son désaccord. Il se contente de gérer le quotidien, il a une vie mondaine. Il sort le soir assister à des spectacles (théâtre, opéra, cinéma) comme la plupart des membres de la communauté intellectuelle. N’étant pas membre du 539 Selon Pascal Ory, Au Pilori, tirant à 60 000 exemplaires, a pour « seule raison d’être […] d’alimenter ces exécrations en rappels historiques, mises au point “scientifiques” et dénonciations personnalisées. Organe inspiré, au sein duquel se côtoient vieux monomaniaques et jeunes journalistes aux dents longues, il module appels au meurtre et délations en fonction des consignes allemandes. », in Les Collaborateurs 1940-1945 [1976], Éditions du Seuil, coll. « Points Histoire », 1980, pp. 146-147. 540 Michel Leiris Journal 1922-1989, op. cit., 15 novembre 1941, p. 347. Voir les notes 23 et 24 établies par Jean Jamin, p. 894 : L’Afrique fantôme est interdite sur décret du 17 octobre 1941 pris par le secrétaire d’État à l’Intérieur, Pierre Pucheu. Dans le Pilori, la « une » titrait le 13 novembre 1941 : « Le Musée de l’Homme judéo-maçonnique ».

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réseau du musée de l’Homme, il n’est pas inquiété le 10 février 1941, lorsque ses collègues sont arrêtés. Certains seront fusillés (Anatole Lewitsky, Boris Vildé), des femmes seront déportées (Yvonne Oddon, la bibliothécaire, et Germaine Tillon541). Dans une de ses fiches rédigées après le conflit, sur lesquelles il notait ses souvenirs pour les utiliser ultérieurement, il écrit pour se charger une fois de plus de toutes ses « lâchetés » relatives aux années noires : Quelques-unes de mes pires fautes (i. e. actions qu’après des années je ne puis me rappeler sans une grande honte : […] pendant l’occupation, avoir refusé de servir de « boîte aux lettres » à Pierre Kaan (qui devait être arrêté peu après, puis mourir déporté) ; avoir ensuite refusé – à Pierre Leyris – d’utiliser le 53 bis quai des GrandsAugustins à l’hébergement éventuel de parachutistes ; vers le début (affaire du Musée de l’Homme) n’avoir point tenté de voir personnellement, dans son bureau de la rue Tronchet, l’officier allemand à qui je devais remettre une lettre demandant la grâce de Lewitsky et m’être contenté de remettre cette lettre au portier 542 […].

Lors de la Libération de Paris, son journal du mois d’août 1944 fait mention de ses allées et venues à travers la capitale en compagnie de Sartre qui devient à ce moment-là un ami très proche, pour de vagues actions résistantes (remettre une boîte de cartouches et le revolver de son père, occuper le palais de Chaillot) dans le cadre de son adhésion à la formation militaire au Comité du théâtre du Front national. Il est essentiellement question de repas pris en commun avec ses diverses relations. La Libération de Paris semble être pour lui un divertissement, malgré le danger objectif que représente un soulèvement. Le 19 août, après un dîner dans un restaurant pris en compagnie du dramaturge Armand Salacrou, de l’actrice Madeleine Robinson et de JeanPaul Sartre, Leiris finit la soirée dans l’appartement de Salacrou, rue Montpensier : Belle vue sur les jardins du Palais-Royal, tout à fait calmes. Fusillade (avec balles traçantes) du côté de la Banque de France. Nous buvons du vin rosé. Pas d’électricité. Dans l’obscurité, Madeleine Robinson nous chante : « Sur les marches du palais… » 541 Sur l’historique de ce réseau, actif dès l’été 1940, voir Julien Blanc, « Le réseau du Musée de l’Homme », Esprit, n° 261, février 2000, pp. 89-103, ainsi que Germaine Tillon, « Première Résistance en zone occupée », ibid., pp. 106-124. 542 Document cité par Louis Yvert dans la Correspondance 1926-1962 de Paulhan et Leiris, op. cit., p. 164.

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L’insurrection n’est plus qu’une toile de fond à une soirée franchement agréable. D’une grande lueur d’incendie aperçue dans la direction de chez moi, j’apprendrai le lendemain qu’il s’agissait d’un camion allemand rempli d’essence qui brûla contre l’hôtel Notre-Dame543.

Cette description rend bien compte d’une attitude propre aux déprimés chroniques – dont Leiris fait partie – qui se font une joie de tout ce qui brise le quotidien le plus monotone. Pour paraphraser le titre d’un ouvrage d’Hemingway, pour lui, la Libération de Paris est une fête. D’ailleurs, comme il l’écrit dans son journal en décembre, il a conscience de ce fait : « Retombé, avec la Libération, dans mon marasme d’autrefois. À croire que ceux qui disent que les névropathes se sont mieux portés pendant les quatre années d’occupation, ont raison544. » Au moment de l’entrée de la 2e DB du général Leclerc dans Paris, lui et ses amis se lèvent de bonne heure pour aller les observer de près, à la manière d’une attraction. Comportement qui fera écrire à un journaliste en 1992, au moment de la parution du Journal : « Michel Leiris est entré en résistance en même temps que les chars Leclerc dans Paris », propos qui ne manquent pas de drôlerie, mais qui sont injustes. Si Leiris n’est pas considéré par les historiens de la vie culturelle française comme un véritable résistant prenant des risques physiques, c’est parce qu’il ne fut jamais membre d’un réseau, mais qu’il se « contenta » de refuser d’apporter son concours à l’occupant en refusant de publier dans des revues favorables à l’Europe nouvelle, et d’apporter son aide à ceux qui étaient en danger. Sa résistance fut discrète tout en étant efficace, et après la guerre, il ne l’utilisa jamais pour s’arroger une quelconque gloire. S’il est vrai que ses actes pendant la guerre ne peuvent pas être mis du côté de l’héroïsme (lui-même pensait que le véritable courage résidait dans la lutte armée et non dans l’écriture), certaines de ses actions ne manquent pourtant pas de courage. En effet, avec sa femme Zette, il hébergea chez lui sa collègue juive, dont il fit connaissance pendant la mission en Afrique, l’ethnologue Deborah Lifchitz qui sera dénoncée, arrêtée en février et déportée le 18 septembre 1942. Il cacha aussi le communiste Laurent Casanova, représentant des FTP, ainsi que Paul Éluard, en juillet 1944, menacé d’être déporté pour ses activités clandestines, et de nombreuses autres personnes résistantes. Simone de Beauvoir écrit dans La Force de l’âge que « Kahnweiler vivait clandestinement dans cet appartement qui servait souvent 543 Michel 544 Ibid.,

Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., 19 août 1944, p. 394. 7 décembre 1944, p. 416.

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de refuge à des Juifs et à des résistants545 ». Ce qui démontre que Leiris était plus courageux qu’il ne le prétendait, car cacher des Juifs et des communistes sous l’Occupation était particulièrement risqué546. Dans la lutte contre le nazisme, son apport résidait aussi dans des publications, à visage couvert ou découvert selon le statut de la revue. Publications résistantes En consultant la Bibliographie des écrits de Michel Leiris de Louis Yvert 547 , nous constatons qu’au fil du temps, les publications se font plus nombreuses. De la défaite jusqu’en décembre 1942, Leiris ne publie aucun texte littéraire. Au cours de l’année 1942, seul un article scientifique, tiré de son mémoire sur la Langue secrète des Dogons de Sanga, paraît dans le Journal de la Société des africanistes. « La Notion d’Awa chez les Dogon » est en effet peu compromettant du point de vue politique. Ce n’est qu’en décembre que Leiris sort de son mutisme en participant au numéro de Messages, quatrième livraison, « Exercice du silence ». Il passe ainsi du statut d’écrivain du silence à celui d’écrivain de la résistance intellectuelle. La revue Messages, dont le sous-titre est « cahiers de la poésie française », est créée en 1939, mais ce n’est que pendant l’Occupation, à partir de 1942, qu’elle prend toute son ampleur en devenant un des lieux de la résistance intellectuelle dans la zone nord occupée par les Allemands et en se déclarant l’anti-NRF de Drieu La Rochelle. Dans cette partie du territoire, il est plus difficile de s’exprimer qu’au sud où fleurissent de nombreuses petites revues. De plus, la communication est difficile entre les deux zones. La zone sud se révèle beaucoup plus active dans le renouveau de la poésie, de jeunes poètes apparaissent comme Pierre Emmanuel ou Eugène Guillevic. Jean Lescure, le directeur de Messages, axe sa revue sur la poésie orientée par la philosophie. Il fait appel à un comité de rédaction composé en 1943-1944 d’André Frénaud, Mounir Hafez, Michel Leiris, Jean Lescure, Raymond Queneau, Jean Tardieu,

545 Simone

de Beauvoir, La Force de l’âge, Gallimard, 1960, p. 641. ces renseignements concrets ont été recueillis dans le chapitre « La Guerre » de la biographie d’Arlette Armel, Michel Leiris, op.cit., pp. 395-442. 547 Louis Yvert, Bibliographie des écrits de Michel Leiris 1924-1995, op. cit. Leiris publiera aussi un fragment du deuxième chapitre de Biffures : « Chansons », Fontaine, n° 32, [janvier ou février] 1944, pp. 180-192 et un poème « Le Lever des amants », Poésie 44, n° 17, décembre 1943 - janvier-février 1944, pp. 24-26. 546 Tous

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Raoul Ubac. C’est par l’intermédiaire de Queneau que Leiris et Bataille entrent à Messages. Au début, la revue est, par nécessité, très proche des revues de la zone sud comme Poésie de Pierre Seghers, sise à Villeneuve-lès-Avignon, et d’Afrique du Nord comme Fontaine (Alger) : le combat contre l’ennemi favorise alors une démarche similaire. Puis Messages prend une tout autre direction en devenant le représentant de la littérature détachée des contingences politiques de l’heure. « Si Fontaine se fait alors le porte-parole d’une conception spirituelle de la poésie d’inspiration chrétienne, si Poésie 42 préconise une poésie engagée ancrée dans le monde et dans le temps, Messages sera la tribune de la littérature “pure”, un relais de la NRF de Paulhan, même si Jean Lescure s’efforce, dans ses présentations, de rapporter aux circonstances des textes dont on attendait “une position politique, qu’ils n’exprimaient pas d’abord”548 », écrit Gisèle Sapiro. « Exercice du silence » fut « publié en Belgique parce que ce pays n’avait pas la même réglementation que la France en matière de censure », précise Louis Yvert 549 . Leiris offrit La Rose du désert, titre qui regroupait douze poèmes écrits pendant la « drôle de guerre » dans le Sud-Oranais. Qu’importe le contenu des poèmes, le seul fait de les publier dans cette revue, sous ce titre parmi des écrivains français morts ou vivants, était un acte de résistance intellectuelle. Se taire dans un pays occupé valait mieux que s’exposer dans des lieux où l’ennemi contrôlait la pensée, suggérait le message. Avec l’invasion de la zone dite libre, le 11 novembre 1942, la France retrouve son unité, ce qui entraînera une plus grande cohésion dans la résistance : « l’occupation totale du territoire, qui mettait fin à la fiction de la demi-liberté du sud, avait un résultat qui n’était sans doute pas prévu par les troupes allemandes : les deux France n’en faisaient plus qu’une et si les relations entre les patriotes français des deux zones ne s’en trouvèrent pas facilitées, elles devinrent du moins empreintes d’une plus grande compréhension550. » La cinquième livraison de Messages, « Domaine français » se voulait le témoin de la réunification des deux zones dans le champ littéraire. Ainsi, « Domaine français », publié en 1943 à Genève par les Éditions des Trois Collines, faisait appel à tous les auteurs ne s’étant pas compromis dans la politique de la collaboration. Ce numéro devait être le reflet d’« une 548

Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains 1940-1953, op. cit., p. 461. La citation à l’intérieur de la citation est de Jean Lescure, Poésie et liberté, IMEC Éditions, 1998, p. 119. 549 Louis Yvert, Bibliographie des écrits de Michel Leiris, op. cit., « Périodiques et collections », pp. 364-367. 550 Louis Parrot, L’Intelligence en guerre [1945], Le Castor Astral, 1990, p. 21.

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conception de la littérature “française”, comme fait de langage et de société antinazie. Selon ce principe devait donc être présente la nature “patriotique” de l’activité du langage, son rôle dans la formation d’une identité, sa référence à une Histoire, sa revendication d’un passé, et la négation que cela impliquait de l’ordre nouveau dont les puissances totalitaires prétendaient imposer l’avenir551. » Participer à une telle entreprise correspondait, par conséquent, à une volonté de s’opposer à la politique de collaboration et d’affirmer des valeurs humanistes. Leiris donna pour ce numéro le premier chapitre de Biffures, « … Reusement ! ». Le contenu du texte n’était pas compromettant (souvenirs d’enfance relatifs au langage), comme pour « Exercice du silence », c’est à cette condition que les auteurs s’accordaient de signer de leur véritable nom. Cependant, publier un texte dans une revue faisant l’éloge de la liberté et jouant à contourner la censure en étant éditée à l’étranger était une manière de se positionner en tant qu’opposant au régime. Au total, Leiris publiera quatre textes dans Messages pendant l’Occupation. En plus des deux déjà mentionnés, des extraits de Bagatelles végétales, conçues selon le principe du Glossaire j’y serre mes gloses, et une préface de l’ouvrage de Michel Fardoulis-Lagrange, Volonté d’impuissance, édité par Messages. Contrairement à Louis Aragon ou Jean Tardieu, Leiris ne pratiqua pas ce que l’on appelle la « littérature de contrebande » qui repose sur l’utilisation d’un langage codé signifiant en surface une chose (l’amour, la nature, par exemple), mais désignant en fait une autre réalité (l’allusion à la lutte clandestine et l’invitation à résister). Plusieurs raisons peuvent être invoquées. Le peu de goût de Leiris pour la poésie de circonstance, celle qui prend pour sujet l’actualité la plus immédiate et qui devient, par ce fait, militante. La deuxième raison provient de l’inadéquation entre le moment de l’écriture et celui de la publication. En effet, les textes qu’il offrait avaient été écrits bien avant les événements relatifs à l’Occupation : la série de poèmes La Rose du désert a été écrite pendant la « drôle de guerre » et publiée seulement en 1942. La troisième raison est à attribuer à son refus de passer du temps sur des écrits de pure commande qui l’auraient détourné de son œuvre personnelle, en l’occurrence Biffures. Ce qui explique pourquoi il proposa principalement des chapitres de son livre en cours. Les autres collaborations de Leiris aux revues publiées pendant l’Occupation sous son véritable nom sont bien souvent des extraits de Biffures, le premier volume de La Règle du jeu. Il affirme ainsi son existence dans le milieu des lettres, tout en refusant de transiger avec sa morale, qui lui interdit de mêler son nom à des auteurs compromis avec l’occupant nazi. C’est 551 Jean

Lescure, Poésie et liberté. Histoire de Messages, op. cit., p. 218.

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pourquoi la revue Fontaine de Max-Pol Fouchet, publiée à Alger, fait paraître au début 1944 le deuxième chapitre intitulé « Chansons » ; au printemps de la même année, L’Arbalète, la revue lyonnaise de Marc Barbezat, propose le troisième chapitre, « Habillé-en-cour ». Ce qui confère une aura particulière à un résistant intellectuel est d’éditer dans des revues clandestines qui n’ont pas reçu l’aval de l’occupant, contestant ainsi, de manière ouverte, la mainmise sur le pays par ce dernier et son suppôt, le gouvernement de Vichy. Donner des textes contestataires implique soit de les signer sous un pseudonyme – un nom de guerre – soit de les rendre anonymes. Le plus célèbre périodique de cette période est incontestablement Les Lettres françaises, qui a regroupé l’ensemble des auteurs refusant l’occupation de la France. Revue fondée par Jean Paulhan et Jacques Decour, qui allait être arrêté en février 1942 et fusillé le 30 mai, Les Lettres françaises étaient l’organe du Comité national des écrivains (CNE) créé à la fin de 1941. À la suite de l’arrestation de Jacques Decour, Claude Morgan allait en reprendre la direction. Ce grand succès est dû à l’alliance entre communistes et non-communistes réunis autour de Gallimard, la maison d’édition et l’ancienne revue NRF. Dans les premiers numéros, on critique la NRF de Drieu, laquelle se trouve en décomposition, et l’on dénonce les écrivains qui font le voyage à Weimar. C’est une littérature de combat et non une revue spécifiquement littéraire où s’exprimerait « l’esprit français ». Ce n’est qu’à la fin de 1942 que Les Lettres françaises deviennent une revue véritablement littéraire, qui ne se contente plus de lancer des diatribes contre le milieu littéraire collaborateur. À partir du numéro du 6 avril 1943, Leiris écrit un texte critique dans les colonnes de la revue clandestine, à propos d’une causerie d’André Salmon sur Apollinaire à Radio-Paris le 20 février 1943, dans laquelle ce dernier cherche à enrôler le poète sous la bannière allemande. En septembre 1943, dans le numéro 9, il soutient Mallarmé contre les attaques dont celui-ci est l’objet dans la presse collaboratrice, qui font du poète un professeur réfugié dans sa « tour d’ivoire », alors que pour Leiris ce comportement est tout à son honneur, puisqu’il n’a « consenti sa vie durant, aucune concession au désir de succès non plus qu’au besoin d’argent 552  ». Dans le numéro 12 daté de décembre 1943, il rend compte de la pièce de Sartre, Les Mouches, créée par Charles Dullin au Théâtre de la Cité en juin et en octobre 1943, en laissant entendre l’actualité de cette pièce dans la France occupée : « dans cette œuvre – telle 552 Michel Leiris, « Apollinaire citoyen de Paris », Les Lettres françaises, n° 6, avril 1943, p. 6 ; « Mallarmé, professeur de morale », Les Lettres françaises, n° 9, septembre 1943, pp. 1 et 3 ; réédition in Brisées, op. cit., pp. 82-83, cit., p. 82.

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qu’on n’en avait pas vu en France d’aussi puissante depuis nombre d’années – un problème crucial est abordé : celui de la liberté comme fondement même de l’homme ou condition sine qua non pour qu’il y ait, au sens strict du terme, “humanité” 553 . » Enfin, dans le numéro du 15 d’avril 1944, il rend un hommage à son ami Max Jacob mort au camp de Drancy le 5 mars554. Toutes ses interventions dans Les Lettres françaises sont anonymes, comme celles de tous les écrivains qui participent alors au combat intellectuel. La difficulté, dans le but de se protéger des représailles possibles, est de ne pas être reconnaissable à travers un style personnel. Pour celui qui est familier de l’écriture de Leiris, on peut percevoir quelques indices, rien qu’en prenant pour corpus l’hommage à Max Jacob : une certaine tension, l’utilisation d’expressions et de termes typiquement leirisiens empreints de simplicité et de familiarité : « poésie moins endimanchée », « poésie simple comme l’eau ». Si les auteurs les plus célèbres (les plus caractéristiques) se relisent mutuellement afin de supprimer les marques trop reconnaissables d’un écrivain en particulier, on peut penser que Leiris, n’étant pas aussi renommé que Mauriac ou Guéhenno, jugeait inutile de se montrer aussi prudent qu’eux. Si, dans Les Lettres françaises, Leiris ne signait pas ses interventions, dans L’Éternelle revue, qui n’eut que deux numéros clandestins (juin et juillet 1944), il utilisait dans le numéro 2 le pseudonyme de « Hugo Vic » ; il révèlera la vérité de ce pseudonyme en décembre, le pays étant alors libéré, dans le numéro 1, nouvelle série, en signant « Michel Leiris (Hugo Vic) ». Dans sa première intervention, il composa un poème de circonstance sur Philippe Pétain, « Arithmétique du Maréchal », qui ne fut jamais repris dans ses recueils futurs, en raison probablement de son jugement sévère quant à sa qualité esthétique. Ce poème injurieux (« comme zéro tu vaux dix / ô quintessence de crétin ») joue avec les nombres pour chiffrer les malfaisances de Pétain et ses ridicules : « Homme aux discours en trois points / octogénaire à sept étoiles / de la mort de combien de Français / ton soi-disant double jeu / sera-t-il responsable555. » *

553

Michel Leiris, « Oreste et la cité », Les Lettres françaises, n° 12, décembre 1943, p. 3, réédition in Brisées, op. cit., pp. 84-88, cit., p. 84. 554 Michel Leiris, « Saint Matorel martyr », Les Lettres françaises, n° 15, avril 1944, p. 7, réédition in Brisées, ibid., pp. 93-103. 555 Michel Leiris, L’Éternelle revue, n° 2, juillet 1944, p. 10, réédition in Gradhiva, n° 27, 2000, brouillon publié pour illustrer l’article de Pierre Lassave, « Le puzzle des graphies chez Michel Leiris », pp. 15-25.

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Après la Libération, Leiris continue d’écrire dans Les Lettres françaises et dans les diverses revues de la résistance. Adhérant au CNE en mars 1943, il se montre inflexible (respectant en cela les directives) quant à ses participations dans des revues qui accueillent d’anciens collaborateurs. La NRF, qui reprend sa parution en 1953 (sous le nom de Nouvelle Nouvelle Revue française), accueille des écrivains inscrits sur la liste noire du CNE, ce qui provoque le boycott par Leiris de cette revue qui pourtant avait beaucoup contribué à la renommée de celui-ci avant la guerre. Ce n’est qu’en 1981 qu’il acceptera d’y publier à nouveau. Les revues, dans ces années où s’exprimer était particulièrement difficile, étaient un moyen idéal pour contester l’ordre établi. Souvent d’aspect très pauvre – c’était des feuilles reliées ronéotypées –, elles étaient diffusées sous le manteau par un système sommaire de distribution. Cependant, elles firent beaucoup pour souffler un vent de révolte dans les milieux intellectuels comme le firent également les Éditions de Minuit en matière d’édition clandestine. Les auteurs qui y écrivaient se réunissaient dans ces petites revues fondées à la suite du partage de la France en deux zones. La zone sud, moins soumise au diktat allemand, et l’Afrique du Nord virent l’éclosion de revues très actives. Fontaine, Poésie, ainsi que Confluences, la revue lyonnaise de René Tavernier créée en juillet 1941 – à laquelle Leiris ne participa pas –, recrutèrent aisément des auteurs prestigieux ou en devenir, du seul fait que la NRF de Drieu était un repoussoir pour tous ceux qui n’approuvaient pas la nouvelle orientation collaborationniste qu’elle avait impulsée. Ainsi, le recrutement fut large, en raison de la transformation politique et culturelle du paysage français. Comme le remarque Olivier Corpet, « l’habituel clivage droites-gauches, qui avait traversé le monde des revues jusqu’à la guerre, se trouvait remplacé par un clivage collaborateurs-résistants, les auteurs n’étaient plus choisis pour leurs préférences partisanes et idéologiques traditionnelles, mais d’abord pour leur attachement à cette culture française menacée par la barbarie556 ». Le parcours de Leiris pendant l’Occupation peut se scinder en deux parties : une période de silence pendant laquelle il n’a voulu apporter aucun soutien au pétainisme ; puis à partir de la fin 1942, un retour à la publication sous des formes autorisées (signature sous son patronyme dans des publications jouant avec la légalité) et interdites (textes non signés ou sous pseudonyme dans des publications clandestines). Ce retour intervint – même si les textes étaient peu subversifs – dans des revues notoirement connues pour leur non-adhésion à la Révolution nationale de Vichy. 556 Olivier

Corpet, « La revue », in Jean-François Sirinelli (éd.), Histoire des droites en France, volume 2, cultures, op. cit., p. 193.

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Ces écrivains du refus, dont faisait partie Leiris, au début de l’Occupation, ne savaient comment allait être perçu leur mutisme. N’allait-il pas être interprété comme un assentiment, selon l’adage « qui ne dit mot consent » ? Ne fallait-il pas mieux se lancer dans la guerre de l’écrit à la manière des écrivains du camp opposé ? Avait-on le droit de publier sous autorisation allemande des ouvrages – au risque de se le voir reprocher ultérieurement – tout en publiant parallèlement des écrits dans des revues clandestines557 ? Leiris ne s’est jamais décidé une fois pour toutes à adopter une attitude particulière. Ce sont les circonstances qui ont dicté ses actions. Au début, le silence s’est imposé, dans la mesure où la presse résistante n’était pas encore suffisamment structurée. Par ailleurs, la nouveauté de la situation demandait un certain repli sur soi en attendant la suite des événements. Ensuite, la résistance intellectuelle s’étant organisée, il était plus aisé de combattre par l’écrit en publiant dans des supports du refus. De même que la plupart des auteurs versés dans la résistance clandestine qui publiaient dans des maisons d’édition sous autorisation allemande, Leiris le fit une seule fois avec la parution de son recueil de poésie, Haut Mal, en 1943, dans la collection de Paulhan, « Métamorphoses », à la Librairie Gallimard558. Comme le remarque Louis Parrot au sujet des écrits des auteurs de la résistance intellectuelle : « Toute une activité officielle cachait ainsi une activité non moins féconde, si bien que l’on peut dire que sous chaque livre publié ostensiblement se dissimulait une autre œuvre559. »

557 Gérard

Loiseaux, La Littérature de la défaite et de la collaboration, op. cit., pp. 506-507. Les Éditions Gallimard se sont appelées de leur fondation en 1911 jusqu’en 1919, les Éditions de la Nouvelle Revue française, puis, jusqu’en 1961, la Librairie Gallimard. 559 Louis Parrot, L’Intelligence en guerre, op. cit., p. 21. 558

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L’ENGAGEMENT POLITIQUE

La rencontre avec Jean-Paul Sartre, déterminante dans le parcours intellectuel de Leiris, date d’octobre 1942. À partir de ce moment, l’orientation de la pensée de Leiris va s’infléchir, voire connaître une « conversion », selon le terme d’Anna Boschetti, pour s’orienter vers la lutte révolutionnaire des peuples opprimés560. La politique, on s’en souvient, n’était pas vraiment absente des préoccupations de Leiris, mais de façon discontinue. Avec les surréalistes, il s’était illustré dans des actes contestataires et des écrits collectifs qui s’opposaient contre l’impérialisme français et notamment à la guerre du Rif en 1925. Puis, dans les années trente, au contact de Bataille et de Souvarine, il était devenu un contestataire non seulement du capitalisme, mais aussi du communisme stalinien. C’est seulement pendant l’Occupation, et plus encore pendant la Libération de Paris, que Leiris se rapprocha des communistes en adhérant au CNE, largement représenté par ces derniers. Bien que Leiris ne soit pas encarté, c’est seulement au contact de Sartre qu’il se lance sur la durée aux côtés des communistes dans diverses actions politiques pour la défense du monde ouvrier et des peuples colonisés561. Il sera considéré, lui-même le reconnaîtra, comme un « cryptocommuniste », proche de la sensibilité de ce courant politique qui met l’accent sur l’égalité entre les hommes et a pour projet de distribuer les richesses équitablement entre eux. Bref, c’est l’aspect humaniste et généreux qui retient l’attention de Leiris dans le communisme et non la dictature du prolétariat ni la répression sur ceux qui n’en acceptent pas le principe. Ces intellectuels qui s’engageaient modérément aux côtés des communistes seront nommés par Trotski, en 1923, dans Littérature et révolution, les « compagnons de route » (papoutchiki en russe).

560

Anna Boschetti, Sartre et « Les Temps modernes », Éditions de Minuit, coll. « Le Sens commun », 1985, p. 236. 561 Ce long « engagement » en faveur des colonisés commence à partir de la Libération, prend de l’ampleur au cours des années 1950, se poursuit après les indépendances de l’Afrique noire en 1960 et les Accords de Genève en 1962 (Algérie), pour s’orienter dans la protestation de l’impérialisme américain (Vietnam, Cuba) aux côtés de la jeunesse gauchiste des années soixante-dix.

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Compagnon de route Pour les communistes, les compagnons de route ont une fonction bien particulière. Ceux-ci doivent servir la cause communiste avant tout par le prestige qu’ils ont acquis dans un domaine autre que la politique – celui principalement des arts et des lettres. Le compagnon de route est donc un intellectuel – au sens que ce mot recouvre depuis l’affaire Dreyfus, à la fin du XIXe siècle562 – qui soutient la révolution soviétique vue comme une aventure humaine dont le but est de transformer l’humanité en introduisant des mesures sociales radicales pour faire accéder à la culture l’ensemble du peuple – bien souvent illettré et rétrograde. Dans son ouvrage Le Communisme et les intellectuels français563, David Caute recense cinq « principes d’utilité » de l’intellectuel pour le PCF : – le prestige ayant une répercussion favorable sur le parti ; – la célébrité pour ses capacités professionnelles qui permet d’influencer politiquement d’autres intellectuels ; – l’activisme politique qu’il pratique pour des objectifs ponctuels au sein de sa spécialité professionnelle ou dans des organisations de front commun et dans les organes de presse communiste ; – le journalisme politique ; – l’influence politique et culturelle des masses, en tant que créateur comme en tant que marxiste564. Comme on peut le constater à la lecture de ces principes d’utilité, le compagnon de route se superpose en partie à l’intellectuel communiste. La différence réside dans le fait que, le compagnon de route n’appartenant pas au PCF, il est plus aisé pour lui de ne pas soutenir systématiquement les thèses 562 Le mot intellectuel, sous sa forme substantivée, prend naissance le 23 janvier 1898 sous la plume de Clemenceau qui se rallie alors à la cause dreyfusarde. Mais c’est seulement une semaine plus tard que Maurice Barres popularisera l’expression pour en faire un terme péjoratif qui sera finalement revendiqué par les partisans de l’officier calomnié. Pour être depuis un intellectuel, il ne suffit pas de penser, encore faut-il que la personnalité « communique une pensée : influence interpersonnelle, pétitionnement, tribune, essai, traité… Et dans son contenu la manifestation intellectuelle sera conceptuelle, en ce sens qu’elle supposera le maniement de notions abstraites. Nulle nécessité, là non plus, de produire les concepts en question. L’usage en suffira. » La définition devient donc : « homme du culturel, créateur ou médiateur, mis en situation d’homme du politique, producteur ou consommateur d’idéologie. » Voir Pascal Ory, « L’intellectuel : une définition », in Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, Les Intellectuels en France. De l’Affaire Dreyfus à nos jours, Armand colin, coll. « U Histoire », 1992, pp. 5-12. 563 David Caute, Le Communisme et les intellectuels français 1914-1966 [1964], traduction de l’anglais par Magdeleine Paz, Gallimard, coll. « La suite des temps », 1967. 564 Ibid., pp. 38-39.

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marxistes ou de désobéir aux décisions et mises en demeure émanant des instances du Parti. Cette liberté est bien sûr plus ou moins mise en pratique selon le degré de culpabilité qu’éprouve l’intellectuel, souvent d’origine bourgeoise, à « trahir la classe ouvrière » et à faire ainsi le jeu de l’adversaire capitaliste. Le compagnon de route a pour autre caractéristique d’appartenir au monde occidental, où le communisme ne règne pas sans partage, car en Russie soviétique, il est impossible de contester l’idéologie. La plupart se situent en Europe de l’Ouest (Italie, France, Grande-Bretagne) ou aux États-Unis. Par exemple, bien que puissant en Italie et en France (entre 25 et 30 % aux élections), les partis communistes doivent se montrer plus souples envers les intellectuels non communistes qui partagent toutefois une communauté d’esprit d’ordre humaniste. Ainsi, dans des périodes d’ouverture, au moment des fronts populaires et des fronts uniques, ils accueillent largement ceux qui désirent faire une partie du chemin avec eux. En revanche, dans les moments de fermeture, dans les périodes de sectarisme révolutionnaire ou d’isolement diplomatique soviétique (entre 1928 et 1935, puis de 1948 jusqu’au milieu des années cinquante), les compagnons sont soupçonnés d’apporter la dissension au sein de la forteresse assiégée. Non seulement les compagnons de route ne sont pas communistes, mais de plus, pour la plupart, ils ne sont pas marxistes, cette philosophie leur paraissant trop mécaniste et ne faisant pas suffisamment référence à la liberté humaine. Ce qu’ils retiennent de Marx est sa dénonciation du capitalisme exploiteur et responsable des conflits armés. En fait, ce sont des humanistes qui croient en « une raison unique, saisissable par le moyen de la connaissance, de l’expérience et de l’intelligence » et non en la raison historique, consistant dans le « progrès de la raison passant par phases historiques de lutte, lié chaque fois à la volonté égoïste d’une classe dominante et n’atteignant à l’universalité que sous la forme du communisme final565 ». Néanmoins, si ces compagnons de route souhaitent en paroles la révolution mondiale, ils préfèrent « le socialisme dans un seul pays », en l’occurrence loin du leur, en expliquant que les pays ayant connu la démocratie ne pourraient pas supporter le renoncement aux libertés formelles. En revanche, la révolution est possible et souhaitable dans la Russie qui a continuellement eu comme régime une dictature. Comme l’écrit fort justement David Caute, « fondamentalement l’engagement du compagnon de route est un engagement à distance, non seulement géographique, mais aussi affectif et intellectuel566 ». 565 David Caute, Les Compagnons de route 1917-1968 [1973], traduit de l’anglais par Georges Liébert, Robert Laffont, coll. « Les hommes et l’histoire », 1979, p. 274. 566 Ibid., p. 14.

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Le compagnonnage de Leiris s’explique, avant tout, par sa culpabilité due à son appartenance à la moyenne bourgeoisie. Ce sentiment s’accompagne de celui d’avoir été surprotégé par sa mère. Ainsi, le contact avec le monde ouvrier a été plutôt réduit. Avec les surréalistes, il convertit son malaise d’être en dehors de la vraie vie en révolte politique. Avec eux, il détestait l’Occident sous toutes ses formes, ce qui le conduira quelques années plus tard à s’enfuir en Afrique pour essayer de trouver l’authenticité censée se trouver dans de lointaines contrées et leur population. Bien sûr, il fut déçu. Comme le formule finement Octave Mannoni, « plus les êtres sont distants, mieux ils semblent aptes à se parer de nos projections – ce qui constitue exactement une cristallisation de type stendhalien. Contrairement à ce que l’on peut croire avant l’analyse, c’est soi-même que l’on va chercher au loin ; trop près de soi, on trouve les autres567. » Trop imprégné de son éducation bourgeoise, Leiris ne parvenait pas à se défaire de ce qu’il détestait – lui-même – et, par conséquent, les pays parcourus prenaient la couleur de son intériorité. Sa détestation était une part de lui-même qu’il ne pouvait éliminer aussi facilement qu’il l’aurait souhaité. Gérard Cogez observe ainsi : L’Afrique pour Leiris ce fut d’abord un déplacement à propos duquel il éprouva très vite une forte culpabilité, et de cet affect il ne s’est jamais vraiment débarrassé. Il a vécu ce voyage comme un détour qu’il a transformé mentalement en une véritable faute, en ayant sans doute en tête le châtiment exemplaire qu’elle méritait. Pour la première fois en effet il sort vraiment de son cadre familier, avec la ferme détermination de prendre un nouveau départ, et comment ne pas penser que ses proches, ses relations les plus chères se trouvent, qu’il le veuille ou non, incluse dans ce rejet radical ? D’une manière ou d’une autre en effet, cette ferme prise de distance signifie que son réseau d’altérités les plus intimes incluses, n’a pas su le satisfaire, n’est pas parvenu à lui donner le goût profond de vivre qu’il continue à quêter douloureusement568.

Malgré le discours de Leiris souvent virulent, on peut émettre des doutes sur son désir de rompre radicalement avec son ancienne vie et plus largement avec le système politique bourgeois, car il se sent attaché à la liberté formelle, si agréable, que confère la vie démocratique ; il en est de même pour tous les avantages matériels qu’offre le fait de vivre dans un pays capitaliste si l’on 567 Octave Mannoni, Le Racisme revisité Madagascar, 1947 [1950], Denoël, coll. « L’Espace analytique », 1997, p. 173. 568 Gérard Cogez, « Le continent de l’autre mère. Michel Leiris en Afrique », Gradhiva, n° 28, 2000, pp. 47-59, cit., p. 52.

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appartient à la classe bourgeoise. D’ailleurs, à la fin de sa vie, n’écrit-il pas dans son journal ces quelques lignes, que l’on peut comprendre comme venant d’un vieil homme moins extrémiste que dans sa jeunesse : « surréaliste signant des manifestes, je souhaitais l’effondrement de la civilisation occidentale. Mais ne prévoyais pas que cet effondrement serait si difficile à vivre ! Et, en réalité, je ne prévoyais même pas que cela était proche569… » Le reproche essentiel que Leiris faisait à l’Occident, et plus précisément à la France, était que des pays évolués avaient jeté sans hésitation dans le premier conflit mondial une jeunesse tout entière. Le progrès et la raison, dont se louaient les pays occidentaux, n’avaient pas mis un frein à la folie meurtrière, mais au contraire avaient accéléré son accomplissement. Le surréalisme, au contraire, valorisait les puissances incontrôlées et inconscientes de l’homme. De même, l’appartenance au mouvement informel des compagnons de route était liée au désenchantement et à la désillusion : Les pays qui avaient inscrit sur leurs frontons « Liberté, Égalité, Fraternité » n’avaient pas réussi à maintenir vivant leur idéal : la doctrine jadis progressiste du laisser-faire et de l’intérêt individuel bien compris, avait débouché sur la pauvreté, le chômage, et sur une inexcusable inégalité des chances et de fortune. La liberté était devenue synonyme d’exploitation, le travailleur n’étant plus qu’un objet produisant de la richesse. Des nations qui chez elles prônaient la liberté opprimaient des peuples colonisés. Capitalistes et politiciens n’hésitaient pas, pour défendre leurs intérêts, à se lancer dans de longues guerres d’extermination. L’instruction, le savoir et la culture restaient le privilège d’une minorité, tandis que les arts, chassés de partout, tournaient le dos à la vie. Bref les grandes promesses du siècle des Lumières n’avaient pas été tenues570.

Si Leiris, compagnon de route, refusait de s’engager de manière plus profonde en adhérant au PCF, c’était par crainte de voir sa liberté amputée par l’obligation d’user d’une phraséologie typiquement communiste constituée de clichés et de slogans sur « le progrès en marche » en Union soviétique. L’écrivain devenait ainsi un scribe soumettant au Parti ses écrits ou se censurant lui-même – le comble pour un écrivain qui tire de sa liberté la force de l’écriture. Leiris ne s’est pas engagé au Parti de peur que son œuvre ne perde son caractère personnel et devienne une œuvre collective. Cette attitude, dans le jargon communiste stalinien, aurait été jugée « individualiste » et 569 Michel 570 David

Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., 10 septembre 1982, p. 759. Caute, Les Compagnons de route 1917-1968, op. cit., p. 17.

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« bourgeoise » en raison du refus de se remettre entièrement au prolétariat par l’intermédiaire du Parti. C’est pour cela que le PCF ne pouvait avoir qu’une confiance modérée dans les compagnons de route, trop empreints de principes humanistes qui les empêchaient d’accepter la primauté du but sur les moyens. L’œuvre de Leiris, principalement autobiographique, était en contradiction avec les orientations jdanoviennes qui prônaient une seule esthétique : le réalisme socialiste. Même si une part non négligeable de l’œuvre de Leiris pourrait être classée sous la bannière du réalisme (parler de sa propre vie et de ses travers sans travestissement), la manière dont il traite les événements de son existence implique que ceux-ci prennent la forme du merveilleux et passent dans le registre poétique. Leiris, qui refuse la propagande, fait œuvre littéraire par la recherche de la forme. Le reproche que l’on pouvait lui adresser était de cloisonner sa vie en deux : d’un côté, la vie militante où l’individu se met au service du collectif, et de l’autre, la vie d’écrivain dans laquelle l’auteur est lui-même. S’il pouvait difficilement supporter de se conformer à un parti ou à un groupe, en revanche se ranger derrière une personnalité pour qui il éprouvait de l’admiration ne le rebutait pas, même si c’était pour une courte période, le temps que la déception se fasse jour. Les Temps modernes de Sartre furent une revue dans laquelle il put s’exprimer. « Les Temps modernes » Créée le 1er octobre 1945, la revue est admise comme tribune de l’existentialisme. Celui-ci, au cours de l’automne, devient un courant dominant dans le champ intellectuel avec la publication de Sartre des premiers tomes des Chemins de la liberté ainsi que de sa conférence « L’existentialisme est un humanisme ». L’idée d’une telle revue a été pensée au cours de discussions entre Sartre, Simone de Beauvoir et Merleau-Ponty, puis en compagnie de Leiris et de Camus, au lendemain de l’échec du groupe de résistance « Socialisme et liberté ». Le titre montre bien l’orientation que veulent lui donner les fondateurs de la revue : celle-ci doit analyser et prendre position sur les événements de l’actualité foisonnante de l’après-guerre. Alors que Leiris avait proposé l’équivalent d’un titre comme le Grabuge, affichant la volonté d’en découdre avec le système capitaliste, les membres plus influents autour de Sartre finirent par se définir sur un titre plus sociologique – plus scientifique :

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faire la critique de leur époque tout en apportant des solutions571. Cette critique de la société doit se faire au coup par coup et librement, sans s’aliéner à quelque parti que ce soit. Néanmoins, un compagnonnage critique avec le parti communiste est envisagé. Le premier comité de rédaction en fonction jusqu’au numéro 8 de mai 1946, dirigé par Jean-Paul Sartre, est composé de Raymond Aron, Simone de Beauvoir, Maurice Merleau-Ponty, Albert Ollivier, Jean Paulhan et Michel Leiris. On constate que ce comité est majoritairement constitué d’universitaires (même si Sartre a démissionné de son poste d’enseignant pour se consacrer à la direction de sa revue) qui vont donner aux Temps modernes une orientation philosophique et un gage de sérieux. Paulhan, « l’éminence grise des lettres », qui quittera rapidement la revue pour créer la sienne, Les Cahiers de la Pléiade, fut accueilli au nom de sa connaissance du milieu littéraire à la NRF et de son passé de résistant. Quant à Leiris, comme le souligne Anna Boschetti, « son profil d’ancien surréaliste, poète, ethnographe, appar[aît] dans la rédaction comme le plus éloigné de celui de Sartre572 ». Son parcours détonne par rapport aux membres dominants qui sont sartriens, il fait figure d’un touche-à-tout (poésie, autobiographie, ethnographie, amateur d’art) plutôt que d’un spécialiste de métaphysique ou de politique. Bien que l’œuvre de Sartre soit également éclectique (philosophie, roman, théâtre, critique littéraire), elle l’est dans l’optique philosophique de l’existentialisme. Toutes les productions écrites de Sartre convergent vers la problématique de la liberté de l’être humain, libre malgré tous les conditionnements dont il est l’objet. De plus, Leiris est pour Sartre un homme du passé, même s’il n’a que quatre ans de plus que ce dernier. On se rappelle que dans les Carnets de la drôle de guerre, Sartre parlait de lui comme d’un homme du surréalisme, mouvement déjà classé dans l’histoire littéraire. Sartre était, lui, l’homme de l’avenir573. 571 Simone

de Beauvoir dans La Force des choses (pp. 24-25) prétend que Leiris aurait proposé Le Grabuge, en référence à son goût du scandale conservé depuis son passage chez les surréalistes, alors que Leiris conteste cette affirmation, dans son entretien avec Olivier Corpet (Magazine littéraire, n° 302, septembre 1992) : « [...] j’avais seulement évoqué dans nos discussions un livre de Jacques Rigaut qui portait ce titre [Le Grabuge] et j’avais suggéré d’en trouver un similaire. » 572 Anna Boschetti, Sartre et « Les Temps modernes », op. cit., p. 236. 573 Jean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, op. cit., pp. 161-162 : « Ce que j’ai passionnément aimé jusqu’en 1939 partout dans Paris, à Ménilmontant, à Montmartre, à Montparnasse, c’était cette époque déjà passée. J’ai vu toute ma vie à travers elle, c’était un temps perdu, pas par moi, par les autres, que j’essayais de reconquérir. Ceux qui l’ont pleinement vécu se survivent (les surréalistes, Michel Leiris, etc.) puis des jeunes gens sont venus, sévères et sans grâce (Petitjean, Maxence, etc.) qui se sont permis d’être sévères pour cette gaîté morte. Mais moi – nous – nous sommes de la génération entre-deux. »

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Alors pourquoi Leiris participe-t-il à la création des Temps modernes et s’y intègre-t-il ? Par besoin d’avoir un poisson-pilote, comme il est de coutume chez lui : il reconnaît dans Sartre l’homme de la situation qui pourra apporter un nouveau souffle à son œuvre. Devenu un modèle dominant dans le champ intellectuel, celui-ci attire derrière lui de nombreuses personnalités jeunes et moins jeunes. Le contact avec Sartre fait que Leiris donne une orientation nouvelle à ses écrits et même en arrive à relire ses anciens écrits. Son célèbre article, qui deviendra la préface de la réédition de L’Âge d’homme en 1946, « De la littérature considérée comme une tauromachie », a été écrit dans ce climat d’influence et d’amitié. En résumé, la littérature ne peut être anodine, chaque livre doit être un acte qui met en danger celui qui l’écrit, à la manière du toréador qui en s’engageant dans l’arène sent passer la corne du taureau près de lui (l’épreuve du réel)574. Sartre, de même, proclame « que la pensée, la littérature, non seulement sont action en soi, mais qu’elles sont la forme suprême de l’action. L’action de l’intellectuel – révéler le monde – est non seulement nécessaire, mais suffisante à le transformer575 ». Anna Boschetti montre aussi que « Dimanche », un des chapitres de Biffures, dont quelques fragments paraissent dans la revue576, est une reprise de la pensée sartrienne sous la forme d’associations sur des souvenirs d’enfance : Sous l’apparence d’une libre divagation, « Dimanche » obéit en fait à un dessein qui le rapproche des biographies sartriennes, en ce qu’il s’agit de reconstruire l’histoire d’une « vocation », conçue comme découverte de sa propre vérité sociale et comme métanoïa. À l’origine de ses choix professionnels, la littérature et l’ethnographie, Leiris voit ainsi le désir d’échapper aux déterminations de l’existence commune577.

L’influence de Sartre sur Leiris a même des répercussions sur son travail ethnographique. La théorie de La Possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar provient « en droite ligne » de la conception sartrienne de la mauvaise foi telle qu’elle est exposée dans L’Être et le Néant, comme l’analyse Jean Jamin : on ne sait plus vraiment ce qui est sincère et ce qui ne l’est pas dans la possession ; on joue ce que l’on est. En outre, continue Jamin :

574 Michel Leiris, « De la littérature considérée comme une tauromachie », Les Temps modernes, n° 8, mai 1946, pp. 1456-1468. 575 Anna Boschetti, Sartre et « Les Temps modernes », op. cit., p. 143. 576 Michel Leiris, « Dimanche », Les Temps modernes, n° 5, février 1946, pp. 783-812 ; « Dimanche (suite et fin) », Les Temps modernes, n° 6, mars 1946, pp. 1045-1068. 577 Anna Boschetti, Sartre et « Les Temps modernes », op. cit., p. 237.

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La conception même que Leiris se fait du théâtre rejoint celle de Sartre qui, en théorie dans L’Imaginaire puis en pratique dans Les Mouches […], redresse et corrige le paradoxe du comédien de Diderot, considérant que “ce n’est pas le personnage qui se réalise dans l’acteur, c’est l’acteur qui s’irréalise dans son personnage”. Ce qui s’applique remarquablement aux interprétations que Leiris propose de la possession d’un individu par son génie zar : ce n’est pas le zar qui le chevauche, c’est lui qui devient « cheval » du zar578.

Bien qu’étant proche de Sartre et de sa théorie sur l’engagement, Leiris prend un peu ses distances vis-à-vis de cette dernière, en la transformant en notion leirisienne. Avec lui, l’engagement n’est pas nécessairement le devoir de prendre parti et d’intervenir publiquement dans les problèmes politiques et sociaux (prise directe sur l’époque), c’est avant tout un engagement par rapport à soi-même (prise directe intérieure) : « Beaucoup plus qu’à une “littérature engagée” je crois à une littérature qui m’engage : impossibilité dans laquelle je me trouve, par exemple, de prendre pour tout ce qui de près ou de loin touche à la question coloniale une position autre qu’anticolonialiste, afin de ne pas démentir l’image de moi qui se dégage de L’Afrique fantôme 579 . » C’est donc plutôt une fidélité envers lui-même, destinée à prouver qu’il possède des convictions – et donc une identité fixe qui ne ballotte pas au gré des événements. En outre, à travers cette remarque, on sent également qu’il espère conserver une bonne image auprès de ses collègues, de son public et des critiques. Tenir une ligne de conduite revient à se positionner comme un intellectuel sérieux dans sa démarche. On s’aperçoit donc que Leiris n’est pas un simple épigone de Sartre, comme peuvent l’être des rédacteurs des Temps modernes plus jeunes comme Jacques-Laurent Bost. Leiris s’appuie sur une individualité marquante et talentueuse, tout en faisant œuvre personnelle. Sa personnalité s’affirmera encore plus fortement au contact de Sartre et de Beauvoir, sans qu’il doive renier ses goûts, alors même que ceux-ci n’ont aucun goût pour la poésie. Désigné responsable de la poésie, Leiris ne parvient pourtant pas à faire partager ses intérêts. Dans son journal, en novembre 1945, il révèle un certain malaise entre le couple et lui-même : […] je n’ai pas encore trouvé moyen d’écrire une chronique pour Les Temps modernes, c’est qu’il y a quelque chose qui me refroidit : refus de la couverture qu’avait établie Picasso, refus de la pièce de Tzara (bien que sur la pièce de Tzara l’unanimité qui s’est 578 Jean

Jamin, « Introduction », in Miroir de l’Afrique, op. cit., p. 43. Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., 26 octobre 1945, p. 421.

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faite contre elle – Queneau, Saillet, etc. – finisse par me donner des doutes), cela signifiant pour moi : abîme qui me sépare de Sartre et du Castor quant à la poésie580.

Leiris demeure finalement « le poète » face aux philosophes qui accusent la poésie de frivolité, en tant qu’outil incapable de révéler le monde réel, et qui mettent en avant la raison (le conscient), le contrôle face à l’inconscient en œuvre dans les productions poétiques. La collaboration de Leiris aux Temps modernes durera toute sa vie et même au-delà de la mort581. Pas moins de vingt contributions sont mises à son actif sur une durée de quarante ans. Mais la plupart de ces textes ont été publiés de 1946 à 1951 et sont souvent des pages arrachées à La Règle du jeu (Biffures et Fourbis), et des écrits non directement politiques – comme des comptes rendus de représentations théâtrales582 ou une série de poèmes583. En fait, son « engagement » dans la revue qui prônait cette notion n’allait pas de soi dans la mesure où celui-ci était plus d’ordre personnel (prendre le risque de se dévoiler aux autres malgré tous les désagréments que cela pouvait entraîner) qu’au service du prolétariat et confronté aux événements politiques584. En fait, bien qu’il fût invité pour ses connaissances poétiques, Leiris ne fut jamais vraiment en phase avec le groupe de Sartre, lequel refusait les textes de ses poètes préférés (René Char, Pierre Reverdy)585. La lune de miel entre Sartre et Leiris fut donc brève – jusqu’à la fin 1945 –, en raison de 580 Michel

Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., 4 novembre 1945, p. 422. extraits de son journal ont paru après sa mort (Michel Leiris, « Journal 1942-1945 », Les Temps modernes, n° 552-553, juillet-août 1992, pp. 1-59). 582 Michel Leiris, [« La Maison de Bernarda »], compte rendu de la pièce de Federico Garcia Lorca, Les Temps modernes, n° 6, mars 1946, pp. 1119-1121 ; réédition in Brisées, op. cit., pp.115-118 ; « [« Divines paroles »], compte rendu de la pièce de Ramòn del Valle-Inclàn, Les Temps modernes, n° 7, avril 1946, pp.1342-1344 ; réédition in Brisées, op. cit., pp.123-126. 583 Michel Leiris, « D’enfer à ce sans nul échange » [17 poèmes de 1939 à 1945], Les Temps modernes, n° 29, février 1948, pp. 1372-1380 ; réédition in Haut mal, op. cit., pp. 207-216). 584 Dans sa réponse à l’enquête de 1946 (« Faut-il brûler Kafka ? ») mené par la revue Action, n° 93, Leiris s’explique sur sa conception de la littérature : « […] l’écrivain authentique est celui qui, écrivant, se connaît mieux lui-même et, publiant, apprend aux autres à se mieux connaître, à travers ce qu’il leur communique de l’expérience particulière que l’œuvre lui a permis – d’abord à son propre usage – d’aiguiser ou d’élucider. Pas question, donc, pour l’écrivain de ce genre, non plus que pour le lyrique ou pour l’inventeur purs, de se plier – si fondés qu’ils puissent être – à des impératifs sociaux et politiques. » ; réédition in Brisées, op. cit., p. 127. 585 Leiris écrit, en 1947, dans la préface au Baudelaire de Sartre : « […] si étranger à la poésie (comme il l’avoue lui-même) et parfois d’une roideur singulière, c’est le moins qu’on puisse dire, envers ceux qui en sont les tenants passionnés (comme en fait foi, par exemple, l’exécution sommaire du surréalisme dans son essai Qu’est-ce que la littérature ? […] » : Michel Leiris, « Sartre et Baudelaire », in Brisées, op. cit., pp. 136-140, cit., p. 140. 581 Des

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divergences, ce qui n’empêcha pas Leiris de continuer à collaborer pendant les années qui suivirent, même s’il ne faisait plus partie du comité directeur. Si, après 1951, il attendit quatre ans avant d’accepter de voir ses écrits publiés dans la revue, c’est que la controverse Sartre-Camus ne le laissa pas indifférent, tandis qu’il prit probablement le parti de ce dernier. En publiant cette année-là son ouvrage majeur, L’Homme révolté, Albert Camus affirmait que les moyens étaient préférables aux fins, et approuvait la révolte plutôt que la révolution – toujours dévoyée, conduisant finalement toujours au despotisme. S’ensuivit un échange de lettres ouvertes qui mirent fin à l’amitié entre Sartre et Camus. Après cette rupture, ce fut au tour de Merleau-Ponty l’année suivante d’être au cœur de la discorde à propos de son éloignement de la cause communiste586. Parmi tous les textes que Leiris écrivit pour Les Temps modernes, les plus importants furent ceux qu’il consacra au colonialisme, un des terrains de combat de la revue587. Lutte anticolonialiste Dans les années vingt, le Noir était, selon l’optique leirisienne, poétiquement supérieur au Blanc en raison de la parfaite harmonie avec son environnement naturel. Mais, pendant son voyage en Afrique, Leiris éprouva de la déception au contact de la réalité, étant sorti de son rêve d’unité et de pureté, car les populations rencontrées se révélaient à ses yeux aussi stupides que celles de son pays. Bien qu’étant certainement plus correct avec les Africains que certains de ses collègues, et à plus forte raison que les colons établis, il ne fut pas exempt d’actions moralement répréhensibles, telles que le fameux vol des kono, par lequel il dépouilla les villages de leur fétiche, sans évoquer ses sautes d’humeur, presque violentes, envers ses boys. Bref, au début de cette décennie, Leiris n’était pas un anticolonialiste : tout au plus se contentait-il de jeter un regard critique sur le principe de l’expédition ethnographique : « […] on pille des Nègres, sous prétexte d’apprendre aux gens à les connaître et les aimer, c’est-à-dire, en fin de compte, à former d’autres ethnographes qui iront eux aussi les « aimer » et les piller588. » C’était 586 Voir Pascal Ory, chapitre VIII « La guerre froide des intellectuels 1947-1956 », in Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, Les Intellectuels en France, op. cit., pp. 155-187. 587 Michel Leiris, « Martinique, Guadeloupe, Haïti », Les Temps modernes, n° 52, février 1950, pp. 1345-1368 ; « L’Ethnographe devant le colonialisme, Les Temps modernes, n° 58, août 1950, pp. 357-374 ; réédition in Brisées, op. cit., pp. 141-164. 588 Lettre à Louise Leiris du 19 septembre 1931, in Miroir de l’Afrique, op. cit., p. 204.

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les premières réflexions sur le rôle de l’ethnologue, qui allaient se faire plus précises dans les années cinquante. Relation ethnologie-colonialisme L’anthropologie est passée par différentes phases au cours de son histoire 589 . Née parallèlement au colonialisme, entre 1860 et 1880, elle commença par affirmer que les sociétés suivent un même schéma d’évolution au cours de l’histoire : les sociétés primitives seraient par conséquent moins avancées que les sociétés occidentales, parce que plus jeunes (école de l’évolutionnisme). La discipline, d’orientation positiviste, souhaitait accélérer le cours de l’histoire de ces sociétés coutumières afin de les transformer en sociétés civilisées ; en cela, elle était en symbiose avec les motivations coloniales reposant sur l’assimilation (civiliser les « incivilisés ») : l’anthropologie « ne prend tout son sens qu’à l’intérieur de la “colonisation scientifique”. Elle a pour objet ou bien la description des conditions d’existence indigènes antérieures à la colonisation, qui doivent être décrites avant d’être détruites, ou bien la description des conditions d’existence indigènes créées par la colonisation590. » Après avoir pris conscience, dans les premières années du XXe siècle, que l’assimilation ne passerait que par le changement des mentalités, le colonialisme ne chercha plus à transformer de manière autoritaire les peuples colonisés selon le modèle occidental, prétendument pourvu d’une supériorité originelle, mais plutôt à tenir compte des particularités locales, sans néanmoins transiger sur les coutumes barbares trop éloignées des principes d’humanité. Dans les années vingt, une évolution se fit jour : dès lors, on ne peut plus parler de civilisation au singulier, mais au pluriel. Non seulement on prend en compte les différences des sociétés primitives, mais en plus on les valorise. C’est avec Malinowski que « l’anthropologie est désormais non plus le garde-fou de la civilisation en face des coutumes “aberrantes”, mais le garde-fou de la vie authentique en face des “aberrations” de la société industrielle591 ». Avec l’école du fonctionnalisme, la diachronie est évacuée au profit de la synchronie : seule la réalité de l’instant du primitif intéresse l’anthropologue. Alors qu’auparavant les savants en chambre s’appuyaient sur 589 Ce résumé historique a été tiré de l’ouvrage de Gérard Leclerc, Anthropologie et colonialisme, Fayard, coll. « Anthropologie critique », 1972. 590 Ibid., p. 34. 591 Ibid., p. 59.

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les observations des voyageurs pour faire de grandes fresques comparatives, les anthropologues deviennent des ethnographes étudiant sur le terrain, pendant une longue durée, le fonctionnement de la société primitive conçue comme une totalité. C’est à ce stade de l’évolution de la discipline, que Leiris, à Documents, entra en contact avec l’ethnographie, considérée à la fois comme science et comme aventure. On peut comprendre ce qui a pu le retenir dans cette discipline qui allait devenir l’anthropologie classique : essentiellement, son aspect romantique – aller à la découverte de gens dépourvus des tares du monde moderne, comme les névroses consécutives aux principes éducatifs qui refusent à l’homme sa place dans la nature. Mais aussi, son côté aventurier, proche des lectures enfantines et du mythe littéraire qu’a pu représenter Rimbaud pour la génération surréaliste. On est donc encore loin de la critique colonialiste : au mieux, c’est la critique du monde moderne occidental qui est en jeu dans l’école du fonctionnalisme. La rupture, sur le terrain, avec le monde blanc (missionnaires, colons, administrateurs), vivement conseillée par les manuels et les ethnographes, n’est pas une marque d’anti-impérialisme, mais seulement une condition nécessaire à la pratique, afin que l’ethnologue puisse s’imprégner et se fondre dans la société étudiée. Le colonialisme est, en fait, invisible aux yeux des ethnographes qui ne voient pas le lien entre leur pratique et l’idéologie présidant à l’implantation des Européens dans les contrées lointaines. Résistances à l’idée d’indépendance Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les populations colonisées qui ont participé au conflit dans les rangs des alliés ne veulent plus être considérées comme des sujets de la métropole, mais veulent avoir des relations d’égalité avec cette dernière. Ainsi se mettent en place des revendications d’autonomie, puis d’indépendance politique. Comme l’écrit justement Eric J. Hobsbawm : « Ce qui porta un coup fatal aux vieux colonialistes, c’est la preuve que les hommes blancs et les États pouvaient essuyer une défaite honteuse et sans honneur. Et même après une guerre victorieuse, les vieilles puissances coloniales étaient manifestement trop faibles pour restaurer leurs anciennes positions592. » Pour la France, c’était des demandes irrecevables : elle ne voulait pas amputer la grandeur de son empire. 592 Eric

J. Hobsbawm, L’Âge des extrêmes. Le Court Complexe-Le Monde diplomatique, 1999, p. 286.

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XX e

siècle 1914-1991 [1994], Éditions

Que ce soit à droite ou à gauche, l’unanimité se fit jour pour considérer les colonies comme des propriétés françaises. Les marxistes étaient favorables à la colonisation qui était nécessaire, selon eux, à l’entrée des primitifs dans la civilisation. La présence de l’homme blanc sera indispensable, pensaientils, tant que ceux-ci ne pourront être autonomes. C’est pourquoi le PCF calqua sa politique coloniale sur celle des autres partis de gauche, même s’il se montra plus ouvert sur les réformes à mener. Par exemple, pour l’Algérie, il souhaitait l’abolition du système agraire, la démocratie réelle, la fin des discriminations raciales et de l’analphabétisme593. Pour les communistes, les émeutes d’après-guerre dans les dépendances françaises (Algérie, Tunisie, Maroc, Indochine, Syrie, Liban, Madagascar) avaient été organisées par des chefs nationalistes bourgeois non représentatifs des aspirations des populations. Il n’était pas question d’indépendance. Les Temps modernes prirent donc le contre-pied des intellectuels communistes français, silencieux sur le problème colonial même s’ils éprouvaient un malaise exprimé par leur engagement auprès des peuples colonisés. Spécialiste de l’ethnologie, Leiris apporta une caution scientifique au combat qu’entreprit la revue dans la lutte politique contre l’anticolonialisme. Un article important, « L’ethnographe devant le colonialisme 594  », prit position pour les peuples colonisés contre les États colonisateurs, alors qu’en 1945, lors de la mission Lucas595, l’opinion de Leiris était encore chancelante. Lors d’un entretien mené au retour de sa mission en Côte-d’Ivoire et en Côte d’Or, n’affirmait-il pas que « la France a plus que jamais besoin de l’apport de ses colonies596 » ? L’évolution de Leiris se fit donc progressivement, son attitude commençant par un regard critique sur la société occidentale, suivi d’un désir de rendre service aux populations – sans pour autant que le scandale du colonialisme soit pleinement pris en compte –, pour enfin devenir celle d’un militant sans concession du combat anticolonialiste soucieux d’aider les autochtones à se libérer de l’emprise de la métropole. « L’ethnographe devant le colonialisme » est ainsi l’article qui le fit devenir un partisan des peuples 593 Voir

David Caute, Le Communisme et les intellectuels français, op. cit., pp. 240-251. Leiris, « L’ethnographe devant le colonialisme », Les Temps modernes, n° 58, août 1950, pp. 357-374 ; réédition in Brisées, op. cit., pp. 141-164. 595 La mission Lucas (du 26 février au 10 mai 1945), entreprise par Leiris et Jean Dresch sous la direction de l’inspecteur des colonies A.-J. Lucas, avait pour but d’étudier la politique de main-d’œuvre en Côte-d’Ivoire, étant donné l’exode de la population vers la Gold-Coast anglaise (actuel Ghana). 596 Michel Leiris, « Grave crise en Côte-d’Ivoire », entretien avec G.-E. Clancier, [Combat ?], 25 octobre 1945, Département d’Archives de l’ethnologie, musée de l’Homme. Propos cité par Arlette Armel, Michel Leiris, op. cit., p. 447. 594 Michel

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colonisés. L’ethnographe, malgré la rémunération par l’État qui l’emploie, ne peut plus approuver la politique de conquête de son pays, s’il est en accord avec le résultat de ses découvertes scientifiques : les sociétés « primitives » ne sont pas inférieures à celles « avancées », qui ont pour seule supériorité de détenir la technique moderne. Par conséquent, il est légitime que les peuples, possédant des qualités propres, souhaitent, pour recouvrer leur dignité, devenir autonomes en accédant à l’indépendance politique. L’ethnographe devient donc pour l’État un ennemi de l’intérieur qui mine son pouvoir. Le combat anticolonialiste de Leiris ne passa pas seulement par la critique du monde occidental et par la prise de conscience du rôle éthique de l’ethnographe, il consista aussi à rendre compréhensibles à ses contemporains les cultures exotiques dont les particularités possèdent une poésie naturelle. Ainsi, il présente dans Les Temps modernes des textes antillais (poèmes, chants, récit de rêve) qui montrent la subtilité de la société antillaise597. L’aide qu’il a apportée aux sociétés noires a été aussi sous la forme de soutien à la revue culturelle, en langue française, fondée par des Africains : Présence africaine. « Présence africaine » Dès les années trente, plusieurs revues défendant la cause noire furent créées, mais elles eurent un destin court. On peut citer dans l’ordre chronologique La Revue du Monde noir, 1931 ; Légitime défense, 1932 (Étienne Léro, Jules Monnerot, René Ménil) ; L’Étudiant noir, 1934-1940 (Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas, Léopold Sédar Senghor, Birago Diop) ; Tropiques, 1941-1945 (Aimé et Suzanne Césaire, René Ménil). Légitime défense et Tropiques étaient sous l’influence du surréalisme. La rencontre du surréalisme et du monde noir se fit pour deux raisons. D’abord parce que les surréalistes prisaient particulièrement les cultures qui ne reposaient pas sur le rationalisme occidental, ensuite parce que les peuples noirs étaient victimes du fait colonial justifié par des arguments humanitaires, ce qui ne pouvait que les scandaliser. La plupart de ces noms se retrouveront en 1947 responsables de la fondation de Présence africaine598. 597 Michel

Leiris, « Martinique, Guadeloupe, Haïti », Les Temps modernes, n° 52, février 1950, « Textes antillais », pp. 1345-1368. 598 Voir Bernard Mouralis, Littérature et développement, Éditions Silex, 1984, p. 161. Voir également 50 ans d’histoire 1947-1997, brochure non commercialisée remise par Présence africaine Éditions, p. 5.

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Depuis 1941, Alioune Diop599, jeune intellectuel sénégalais, réunit autour de lui, à Paris, des amis fidèles, dont faisait partie le poète malgache Jacques Rabemananjara ; ensemble, ils échangeaient des propos sur l’effondrement de la civilisation occidentale et des réflexions sur la culture noire. Après la Seconde Guerre mondiale, toujours à Paris, ils projetèrent de créer une revue qui serait consacrée à la culture et la littérature noires, et prendrait des positions opposées à l’idée d’assimilation politique et culturelle pratiquée par les conquérants européens, afin que le peuple noir et son avant-garde intellectuelle, les écrivains, recouvrent leur identité perdue (ou oubliée) depuis le début du processus de colonisation. Afin de réaliser ce projet, Alioune Diop contacta plusieurs personnalités françaises progressistes pour leur demander leur concours moral et financier. C’est ainsi qu’en 1947, ayant rencontré Leiris deux ans plus tôt (sur la recommandation de Sartre, pour lui soumettre un projet de thèse), il le sollicita pour devenir membre du comité de patronage600 de la revue qu’il souhaitait créer à son retour en France, étant devenu entre-temps sénateur du Sénégal. Lors de ses absences justifiées par sa charge politique, il confiait la responsabilité de la revue à Leiris, celui-ci étant devenu un ami sur lequel il pouvait compter601. « Leur but commun [était] l’enrichissement de la langue française par l’introduction de modes de pensée nouveaux602. » Le premier numéro de Présence africaine sortit en novembre 1947 avec son logo, conservé jusqu’à aujourd’hui : un haut masque dogon, choisi par Leiris lui-même. Dans l’éditorial de ce numéro, intitulé « Niam n’goura ou les raisons d’être de Présence africaine », en référence au proverbe toucouleur, Niam n’goura vana niam m’paya, littéralement : « mange pour que tu vives, ce n’est pas mange pour que tu engraisses », Alioune Diop souhaitait que sa revue ne soit affiliée à aucun courant politique, mais soit ouverte à tous ceux qui souhaitaient intervenir sur le monde noir, c’est ainsi que s’explique la grande disparité du comité de patronage : « Cette revue ne se place sous 599 Alioune

Diop (1910-1980), d’origine musulmane puis converti au catholicisme, enseigna la littérature avant de devenir chef de cabinet du gouverneur général de l’Afrique-Occidentale française (AOF) en 1946, puis sénateur du Sénégal sous l’étiquette de la SFIO de 1946 à 1948. Par la suite, il se consacra à l’enseignement et à sa revue. Voir l’article de Laurence Proteau, « Présence africaine », in Jacques Julliard, Michel Winock (éd.), Dictionnaire des intellectuels français, op. cit., pp. 915-917. 600 Le comité de patronage de Présence africaine, lors du premier numéro, était composé d’André Gide, Paul Rivet, R.P. Maydieu, Théodore Monod, Emmanuel Mounier, Jean-Paul Sartre, Léopold Sédar Senghor, Paul Hazoumé, Richard Wright, Albert Camus, Aimé Césaire, Michel Leiris et la direction de La Revue internationale. 601 Voir Aliette Armel, Michel Leiris, op. cit., pp. 460-462. 602 Ibid., p. 462.

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l’obédience d’aucune idéologie philosophique ou politique. Elle veut s’ouvrir à la collaboration de tous les hommes de bonne volonté (blancs, jaunes ou noirs), susceptibles de nous aider à définir l’originalité africaine de hâter son insertion dans le monde moderne603. » Cette revue n’est pas une revue nostalgique valorisant l’Afrique traditionnelle et le retour à l’état d’avant la colonisation, mais au contraire elle souhaite que l’Afrique prenne sa place dans le monde moderne, tout en conservant ses particularismes et son identité. C’est pourquoi elle ne renonce pas à accueillir des « Blancs » dans ses pages, pour qu’un échange intellectuel puisse s’entretenir. Alioune Diop l’affirme dans son éditorial : L’Europe est créatrice du ferment de toute civilisation ultérieure. Mais les hommes d’outre-mer détiennent d’immenses ressources morales (de la vieille Chine, de l’Inde pensive à la silencieuse Afrique) qui constituent la substance à faire féconder par l’Europe. Nous sommes indispensables les uns aux autres. C’est au peuple français d’abord que nous faisons confiance, je veux dire à tous ces hommes de bonne volonté qui, fidèles aux plus héroïques traditions françaises, ont voué leur existence au culte exclusif de l’homme et de sa grandeur604.

Cependant, cet « humanisme ne peut pas pour autant être assimilé à une attitude de fuite dans le vague ou à une volonté de masquer l’acuité des problèmes605 ». Les articles, souvent polémiques comme ceux de Sartre et de Georges Balandier 606 « qui dénonçaient en particulier les stéréotypes du langage colonial, étaient sans ambiguïté et faisaient mouche 607  ». Celui de Pierre Naville mettait en garde contre « une presse spécialisée qui parle beaucoup de l’Afrique ; ce qu’on appelle les journaux “coloniaux”608 ». Bien qu’étant une revue culturelle et littéraire qui refusait de se placer sous la bannière d’un parti politique, le ton virulent comme le fond des propos faisaient de ce périodique un organe militant ayant pour but non seulement de faire reconnaître la culture noire à sa juste valeur, mais en plus de faire grandir l’idée que l’indépendance politique était une nécessité pour que les colonisés 603 Alioune Diop, « Niam n’goura ou les raisons d’être de Présence Africaine », Présence africaine, n° 1, novembre-décembre 1947, p. 7. 604 Ibid., p. 8. 605 Bernard Mouralis, Littérature et développement, op. cit., p. 422. 606 Jean-Paul Sartre, « Présence noire », Présence africaine, n° 1, op. cit., pp. 28-29 ; Georges Balandier, « Le noir est un homme », ibid., pp. 31-36. 607 Bernard Mouralis, Littérature et développement, op. cit., p. 422. 608 Pierre Naville, « Présence africaine », Présence africaine, n° 1, op. cit., p. 45.

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accèdent à la liberté. Cette approche diffère de celle des revues précédentes. Les revendications des collaborateurs de Légitime défense, tous antillais, étaient exclusivement sociales, reposant sur l’émancipation et l’intégration du prolétariat antillais. En résumé, « [p]our Légitime défense, il s’agit de politique intérieure, d’une lutte entre classes sociales opposées ; pour Présence africaine, il s’agit de politique extérieure, d’une lutte entre nations de cultures différentes 609  ». En revanche, L’Étudiant noir mettait l’accent sur l’indépendance culturelle en refusant l’assimilation avec la culture française : l’Afrique possède une tradition pleine d’originalité qu’il suffit de cultiver pour la faire devenir elle-même610. Ainsi, la position de Présence africaine est une synthèse de ces deux approches : seule l’émancipation politique permettra l’émancipation culturelle et sociale. Quant à la collaboration de Leiris dans la revue africaine, on note qu’il n’écrivit que deux textes, en 1951 et 1952. On ignore pourquoi il donna si peu d’articles dans une revue qu’il avait soutenue dès sa création. Néanmoins, il incita ses amis à y écrire ainsi que son beau-père Daniel-Henry Kahnweiler qui offrit à la revue l’article « L’art nègre et le cubisme ». En observant la bibliographie de Leiris, on constate qu’en 1947, aucun texte à caractère anticolonialiste ou ethnographique n’est publié. Il faut attendre l’année suivante pour voir paraître La Langue secrète des Dogons de Sanga (Soudan français) et un article intitulé « Message de l’Afrique ». Le premier est son mémoire de diplôme de l’École pratique des hautes études, section des sciences religieuses, écrit dans les années trente : c’est un article scientifique. Le second avait été écrit pour un numéro spécial du Musée vivant consacré aux questions culturelles en Afrique noire. Ce faible nombre de publications peut s’expliquer par le long séjour de Leiris dans les Antilles françaises et en Haïti, du 26 juillet au 13 novembre 1948. En 1949, deux conférences et un compte rendu de son voyage aux Antilles sont publiés dans des revues. Ce n’est qu’en 1950 que Leiris devient une personnalité anticolonialiste reconnue comme telle, avec l’article « L’ethnographe devant le colonialisme ». Avant cette date, il ne participait pas activement au combat des Africains, même s’il approuvait par principe l’égalité entre les hommes sans éprouver le besoin de s’investir davantage. C’est probablement au cours de ses missions scientifiques (en Gold Coast – le Ghana actuel – et en Côte d’Ivoire en 1945 ; aux Antilles et en Haïti en 1948) et de son travail de réflexion qu’il prit progressivement conscience de son devoir de soutenir

609 Lilyan Kesteloot, Les écrivains noirs de langue française : naissance d’une littérature, Bruxelles, Institut de sociologie de l’Université libre de Bruxelles, 1963, p. 264. 610 Ibid., p. 265.

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véritablement, en s’exposant publiquement, le combat de ces hommes de couleur qu’il estimait. Il n’était pas anodin de faire partie du comité de patronage de Présence africaine et de participer aux Temps modernes. Comme le rappelle Bernard Mouralis, 1947 est une année politiquement importante, pendant laquelle de nombreux événements 611 firent que créer et soutenir une revue comme Présence africaine, « qui se proposait de faire connaître les problèmes culturels du monde noir, impliquait de la part de ses promoteurs un réel courage. Ces derniers d’ailleurs furent l’objet d’intimidations et les bureaux de la revue furent cambriolés612. » Le premier des articles de Leiris est un extrait de carnets tenus pendant son séjour en Haïti, qui s’était déroulé du 24 septembre au 28 octobre 1948 ; le second porte sur l’initiation des Dogons. Deux articles non militants, conçus pour faire connaître des cultures exotiques. Cela montre que Présence africaine n’était pas exclusivement militante, mais invitait aussi à découvrir les richesses que détenaient les différentes cultures noires. * 1953 est certainement l’année la plus active de Leiris en matière de textes militants. Ayant participé au troisième Congrès des peuples pour la paix qui se déroulait à Vienne du 12 au 19 décembre 1952, Leiris, revenu enthousiaste, écrivit un poème en l’honneur de l’événement. Puis, dans L’Humanité, il soutint les Rosenberg613, protesta après la mort de six Algériens lors du défilé du 14 Juillet, comme il le fit un mois plus tard lors de l’arrestation d’Alain Le Léap et d’autres prisonniers politiques614. Toujours dans l’organe communiste fut publiée son allocution lors de la réception organisée dans les locaux du 611

Fin au tripartisme et remise en cause d’objectifs politiques et sociaux définis au lendemain de la guerre ; mise en place d’une politique qui vise à bloquer toute évolution libérale en Algérie avec l’ajournement du statut créé pour ce pays ; à Madagascar où le mouvement nationaliste est impitoyablement réprimé ; en Indochine, enfin, où la guerre commencée l’année précédente s’intensifie. Voir Bernard Mouralis, Littérature et développement, op. cit., p. 422. 612 Idem. 613 L’affaire Rosenberg fut un moment mondial fort de la guerre froide qui permit au communisme de mobiliser les intellectuels du monde occidental et de l’Est, en accusant les Américains d’antisémitisme. Les époux Julius et Ethel, d’origine juive, accusés d’espionnage militaire au profit des Soviétiques furent condamnés à la peine de mort en avril 1951 et exécutés le 19 juin 1953. 614 Alain Le Léap, secrétaire général de la CGT, avait été arrêté le 10 octobre 1952 par le gouvernement d’Antoine Pinay sous l’inculpation de « participation à une entreprise de démoralisation de l’armée ou de la nation et atteinte à l’intégrité du territoire français. » Il fut libéré le 25 août 1953 avec d’autres communistes arrêtés pour le même motif.

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PCF pour fêter la libération d’Henri Martin. Cette dernière affaire était suivie par lui depuis 1951, année au cours de laquelle une lettre collective fut envoyée au président de la République en faveur de la libération d’Henri Martin615. Ainsi, les années cinquante virent Leiris s’impliquer résolument dans le domaine public en faveur de causes politiques et sociales, ce qui fit de lui une personnalité engagée lors d’événements ponctuels, bien souvent sur la même ligne que le Parti communiste. En 1960, sa participation à la « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », dite le « Manifeste des 121 », fut certainement l’acte qui lui causa le plus d’ennuis. Comme on l’a vu précédemment, le Parti communiste ne soutint pas la démarche de ces intellectuels, par crainte d’être impopulaire auprès des familles françaises qui avaient bien souvent un fils dans les rangs de l’armée. Les périodiques qui publièrent la déclaration furent tous saisis et Leiris fut traduit en conseil de discipline du CNRS et sanctionné d’un blâme. Ce qui est pourtant remarquable, c’est que malgré sa grande activité politique, Leiris n’a jamais cessé de continuer son œuvre littéraire au long cours, La Règle du jeu, ce qui montre bien sa volonté de préserver son intériorité et son refus de la sacrifier sur l’autel de la révolution. Bien souvent, les intellectuels strictement communistes, ayant le sentiment d’être des privilégiés, éprouvaient l’obligation de renoncer à l’intellectualité pour servir corps et âme le prolétariat, et mettaient ainsi leurs œuvres personnelles en sommeil. Louis Althusser, dans Pour Marx, faisait ce constat amer : On ne crée pas du jour au lendemain ou sur un simple décret, ni une organisation politique, ni une vraie culture théorique. Combien, parmi les jeunes philosophes venus à l’âge d’homme avec la guerre ou l’après-guerre, s’étaient usés en tâches politiques épuisantes, sans prendre sur elles le temps du travail scientifique ! C’est aussi un trait de notre histoire sociale que les intellectuels d’origine petitebourgeoise qui vinrent alors au parti se sentirent tenus d’acquitter en pure activité, sinon en activisme politique, la Dette imaginaire 615 Henri

Martin, marin de l’armée française contestant les exactions en Indochine, est accusé de complicité dans le sabotage d’un navire de guerre. Condamné à cinq ans de réclusion et à la dégradation militaire pour atteinte au moral de l’armée, mais relaxé pour complicité de sabotage, il est l’objet d’une campagne orchestrée par les communistes et soutenue par les intellectuels et les artistes pour sa libération. Il est libéré le 2 août 1953. Voir la série d’articles politiques de Michel Leiris : « Congrès des peuples pour la paix, Vienne 1952 », Défense de la paix, n° 23, avril 1953, pp. 87-94 ; « Je suis écœuré jusqu’à la nausée… », L’Humanité, 16 juillet 1953, p. 5 ; « La Démocratie est doublement bafouée… », L’Humanité, 30 juillet 1953, p. 5 ; « Laissez-moi tout d’abord vous dire… », L’Humanité, 7 août 1953, p. 6.

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qu’ils pensaient avoir contractée de n’être pas nés prolétaires. […] Philosophiquement parlant, notre génération s’est sacrifiée, a été sacrifiée aux seuls combats politiques et idéologiques ; j’entends : sacrifiée dans ses œuvres intellectuelles et scientifiques616.

L’idée pour Leiris de préserver la part personnelle est à mettre en relation avec la dichotomie entre sa vie professionnelle (l’ethnologie) et sa vie spirituelle (la poésie et la littérature). L’écriture ethnographique se pratiquait sur la rive droite, dans son bureau du musée de l’Homme, et la seconde – « poétique et littéraire » – sur la rive gauche, à son domicile parisien du 53 bis quai des Grands-Augustins, plus précisément dans la chambre conjugale – le lieu de l’intimité617. Ce qui révèle sa volonté de différencier le sacré et le profane, le privé et le public. C’est cette distinction qui lui permettait de préserver son identité fragile. Ainsi, il pouvait concilier ses diverses activités (publiques et privées), en sachant que l’une n’empiéterait pas sur l’autre. Pourtant, cette séparation n’était pas si absolue. L’œuvre autobiographique, écrite dans un lieu privé, était destinée à entrer dans le domaine public en étant publiée. Ainsi, la part intime de Leiris se trouvait dévoilée sur la place publique. De même, ses objets d’étude ethnologique (la possession, le secret) révèlent la part personnelle et subjective que comportent ses choix. En effet, pour Leiris, l’écriture appartient au domaine de la transe. Alors que jeune surréaliste, il mettait plutôt l’accent sur le possédé, celui qui se fait envahir par les esprits sans pouvoir les maîtriser (le poète investi par des forces extérieures), en vieillissant il privilégiait la notion de chamanisme – celui qui volontairement parvient à entrer en relation avec les esprits dans un but créateur. L’autobiographe se met en condition618 pour parvenir à faire surgir ses souvenirs et à les tresser dans une narration. L’un est passif tandis que l’autre est actif619.

616 Louis

Althusser, Pour Marx [1965], La Découverte, 1986, p. 17. Jean Jamin, « Présentation », in Journal 1922-1989, op. cit., pp. 12-13. 618 Dans l’entretien qu’il accorda à Jean-Louis Rambures (enregistré en janvier 1973 et publié dans Le Monde du 13 février 1976 ; réédition in Jean-Louis Rambures, Comment travaillent les écrivains, Flammarion, 1978, pp. 100-104.), Leiris révèle sa « technique » déclencheuse : établissement de fiches, notes dans son agenda ou dans un cahier de travail, va-et-vient entre la chambre (lieu de l’écriture) et le bureau (lieu où sont rangés ses ouvrages de référence comme le Larousse, le Littré et le Grevisse), promenade avec le chien, etc. 619 Sur ces notions de chamanisme, de possession, de transe, voir Guy Poitry, Michel Leiris, Dualisme et totalité, op. cit., pp. 155-165. 617 Voir

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DE CRITIQUE À GRADHIVA

L’activité revuiste de Leiris pendant les trente dernières années de sa vie fut de l’ordre de la participation et non de l’animation – excepté la création de Gradhiva, à la fin de sa vie, qui fut une occupation lui permettant de renouer avec l’ethnologie, alors qu’il était retraité du CNRS depuis 1971. Pour ce dernier chapitre, nous nous contenterons d’évoquer deux revues auxquelles Leiris n’a participé que de façon partielle. Pour la première, Critique, parce que Leiris ne fut pas aux côtés de Bataille lors de sa création ; pour la seconde, Gradhiva, parce que la vieillesse puis la mort l’empêchèrent de marquer de son empreinte les pages de ces revues. À partir des années soixante, les revues, et plus largement les périodiques, furent pour Leiris un moyen de divulguer son œuvre et de lui offrir une plus grande visibilité auprès d’un public de connaisseurs. En témoignent, à partir de cette époque, de nombreux entretiens qu’il accorda à différents périodiques, alors qu’il se montrait rétif à ce genre de communication hybride : « Ni tout à fait parlé ni tout à fait écrit, [ce] dialogue théoriquement oral, mais destiné à tomber sous les yeux de lecteurs se matérialise en un texte imprimé qui, soidisant transcription, reste étranger à l’écriture authentique (lieu où la présence de l’auteur se fait la plus sensible bien qu’il se tienne en coulisse) et, vu sa genèse, ne peut être que parole plus ou moins faussée620. » Avec le même objectif de donner une renommée plus large à son travail, il accepta en 1966 que L’Âge d’homme soit publié en format de poche. Paradoxalement, lui qui savait si bien sentir les lieux, les personnes, les moments déterminants dans la vie intellectuelle française, Leiris ne fut pas aux avant-postes lors de la création de Critique, qui fut une revue importante – en matière de critique d’ouvrages de sciences humaines et littéraires –, au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Même s’il y écrivit six articles de 1954 à 1981, on peut affirmer qu’il manqua la rencontre avec cette revue. « Critique » Critique fut créée au sortir de la guerre, en 1946, par Georges Bataille qui souhaitait réaliser une « revue représentant l’essentiel de la pensée humaine 620 Michel

Leiris, À cor et à cri, Gallimard, 1988 ; réédition coll. « L’Imaginaire », 2000, p. 82.

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prise dans les meilleurs livres 621  ». Ce type de revue, faisant la recension d’ouvrages contemporains quel que soit leur genre, avait pour ancêtre, selon Bataille, le Journal des savants, né au XVIIIe siècle. Pourtant, on peut faire remonter moins loin sa postérité, comme l’y invite Boris Souvarine dans sa présentation à la réédition de La Critique sociale, en songeant précisément à cette dernière. En effet, une partie substantielle de la revue était réservée à la partie critique d’ouvrages éclectiques. Mais peut-être que Bataille refusait d’accoler sa création à celle de Souvarine, dans la mesure où La Critique sociale évaluait un ouvrage à l’aune de son orientation politique. Bataille, dans sa revue, ne souhaitait pas suivre une idéologie particulière, mais faire œuvre humaniste dans un esprit proche de celui des Lumières : « De la grande entreprise du XVIIIe siècle, Critique a en effet l’effort de totalisation et de synthèse, l’aspiration humaniste et la foi dans le progrès, le caractère d’œuvre collective », résume Sylvie Patron dans son ouvrage sur Critique622. Si Leiris ne fit pas partie de l’équipe dirigeante, c’est que probablement la guerre provoqua avec Bataille un certain éloignement sur le plan intellectuel. Pendant le conflit, Bataille s’était retiré pour se consacrer à son œuvre, tout en confiant son absence d’intérêt pour les souffrances d’autrui. Ce qui, pour Leiris, était une attitude inacceptable, l’amitié devant être régie par l’admiration, définie comme un mélange de plaisir et d’acquiescement. Déjà, dans les années trente, Leiris avait repoussé ou abandonné des projets impulsés par Bataille. Ce fut d’abord la revue Acéphale (1936-1937) – comme la société secrète « Acéphale » – qui fut rejetée par Leiris, qui jugeait le projet contradictoire et « dérisoire ». La formalisation que représentait la société secrète mettait un terme au mystère d’une communication intuitive : « Explicitée, l’entente à mimot de quelques-uns se dévalorise, car ce qui fait son prix, c’est précisément qu’il lui suffise d’être implicite. Pensant ainsi, je ne pouvais adhérer à la société secrète « Acéphale », rendant manifeste entre ses membres ce que j’estimais devoir rester caché, elle me semblait réduite au dérisoire – et non sceller – l’entente presque tacite que sa seule existence institutionnalisait623. » C’est dans la troisième livraison d’Acéphale, en juillet 1937, qu’est publiée une « Note relative à la fondation d’un “Collège de Sociologie”624 ». Même si Leiris fit partie de cette aventure, il commença à s’éloigner en 1939, en raison 621 Georges Bataille, « Le Figaro littéraire », 17 juillet 1948, cité par Dominique Dhombres, in « Le Monde des livres », 12 mai 2000. 622 Sylvie Patron, Critique 1946-1996 - Une encyclopédie de l’esprit moderne, Éditions de l’IMEC, 1999, pp. 36-39. 623 Fiche de Michel Leiris sur « Acéphale » publiée dans Gradhiva, n° 13, 1993, p. 65. 624 Voir Denis Hollier (éd.), Le Collège de sociologie 1937-1939, op. cit., p. 25.

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de l’orientation établie par Bataille au moment de la création du Collège de sociologie deux ans plus tôt : la sociologie bataillienne, peu scientifique aux yeux de Leiris, était en contradiction avec l’École sociologique française de Durkheim et de Mauss625. Bataille, dans une de ses lettres, entrevit la raison pour laquelle Leiris ne s’intéressait pas à Critique alors en cours de création : « Mon cher Michel, / Je dois maintenant faire une revue de comptes rendus de livres – sous le titre Critique – avec au comité de rédaction Albert Ollivier, Monnerot, Éric Weil, Pierre Josserand et peut-être Blanchot. / Je crains qu’en général tu n’aies pas d’intérêt spécial pour ce genre d’activité626. » Comme le souligne Sylvie Patron, ce manque d’« intérêt spécial » est à créditer sur le compte de l’absence de rubrique consacrée aux textes originaux, alors que Les Temps modernes en avaient une dans laquelle Leiris pouvait déployer ses talents littéraires627. Arrivé à un certain stade de notoriété, Leiris ne voulait certainement plus se contenter de rédiger des comptes rendus d’ouvrages. Il préférait probablement que l’on écrivît sur son œuvre. À ce moment précis où l’existentialisme était dominant, Leiris s’éloignait de son ami de jeunesse qui n’avait pas la notoriété de Sartre et n’allait pas dans le « sens de l’histoire ». L’après-guerre fut en effet le moment où Leiris changea son orientation : « Dans ces dernières vues [“De la littérature considérée comme une tauromachie”], j’ai en effet laissé tomber l’idée (bataillienne) de la nécessité de transgresser à laquelle je donnais pour pendant celle de la nécessité inverse d’ordonner ce qui ne l’est pas628 […]. » Les articles qu’il donna des années plus tard à Critique, alors qu’il avait pris ses distances avec Sartre, sont des textes ayant pour fonction de rendre hommage à une admiration de longue date (Raymond Roussel), à ses amis disparus (Georges Bataille, Georges Limbour) ou vivants (Aimé Césaire, Michel Butor et Francis Bacon)629. Cette revue, dont il n’a pas accompagné 625 À

ce sujet, voir le dossier consacré au Collège de sociologie dans Gradhiva, n° 13, 1993, pp. 61-81, dans lequel est publiée une correspondance croisée Leiris-Bataille. Correspondance éditée aussi dans Denis Hollier (éd.), Le Collège de sociologie 1937-1939, op. cit., pp. 819-832, ainsi que dans Georges Bataille, Michel Leiris, Échanges et correspondances, édition établie et annotée par Louis Yvert, Gallimard, coll. « Les inédits de Doucet », 2004, pp. 121-134. 626 Lettre de Georges Bataille à Michel Leiris, Fonds Michel Leiris, Bibliothèque Jacques Doucet. Citée par Sylvie Patron, op. cit. Appendice « Michel Leiris entre Critique et Les Temps modernes », p. 76. 627 Ibid., p. 77. 628 Michel Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., 9 décembre 1962, p. 586. 629 Michel Leiris, « Conception et réalité chez Raymond Roussel », Critique, n° 89, octobre 1954, pp. 821-835 ; « De Bataille l’Impossible à l’impossible “Documents” », Critique, n° 195196, août-septembre, 1963, « Hommage à Georges Bataille », pp. 685-693 ; « Panorama du “Panorama” », Critique, n° 351-352, août-septembre 1976, « Limbour l’irréductible », pp. 791-

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les premiers pas, était devenue un support pour rendre des hommages, plutôt qu’un support destiné, comme pour un jeune auteur, à satisfaire le besoin de s’exprimer et de se faire connaître. Les textes sur Roussel et Butor mettent l’accent sur « le rapport problématique qu’ils établissent avec la réalité (phobique chez Roussel, tendu entre la description et la transposition mythologique chez Butor) et le primat qu’ils accordent à la recherche formelle (le procédé ou la structure)630 ». Si Critique fut une revue à la fondation de laquelle Leiris ne participa pas, tout en y écrivant à des moments opportuns, Gradhiva fut au contraire sa dernière aventure, bien que sa contribution se réduisît à un entretien. « Gradhiva » L’idée de fonder une revue d’histoire de l’anthropologie vient de Jean Jamin qui, alors membre du CNRS, avait mis en place un projet d’équipe de recherche de coopération sur programme (RCP) qui réunissait une vingtaine de membres. Ce RCP dura six ans – de 1986, date de la création de Gradhiva, à 1992. À cette époque, contrairement aux autres disciplines (histoire, philosophie, économie…), l’anthropologie française n’avait pas encore fait son histoire. Seule Britta Rupp avait commencé à défricher le terrain des archives et avait organisé en 1981 un colloque sur l’histoire de l’anthropologie631. Puis Jamin s’était penché à sa suite sur les archives, en l’occurrence ceux du musée de l’Homme, qui n’avaient jamais été exploitées. Devant la richesse de tous ces documents, il eut le désir de publier un bulletin qui ferait le compte rendu de tout le travail de dépouillement et de divulgation de raretés intéressantes. Étant l’ami de Jean-Michel Place, éditeur de rééditions de revues d’avant-garde, il lui parla de son projet, qui retint son attention. L’idée de bulletin se transforma en revue à part entière, même si les premiers numéros ne comportaient qu’une soixantaine de pages, qui se gonflèrent au fil des années. Au cours de discussions avec Jean Jamin au musée de l’Homme et au café le Totem, Leiris – qui possédait toujours un bureau même après sa retraite – et son collègue mirent en place une « revue d’histoire et d’archives de 799 ; « Qui est Aimé Césaire ? », Critique, n° 216, mai 1965, pp. 395-402 ; « Le Réalisme mythologique de Michel Butor », Critique, n° 129, février 1958, pp. 99-118 ; « Bacon le horsla-loi », Critique, n° 408, mai 1981, pp. 519-525. 630 Sylvie Patron, Critique 1946-1996 Une encyclopédie de l’esprit moderne, op. cit., p. 80. 631 Britta Rupp-Einsenreich (éd.), Histoires de l’anthropologie : XVIe-XIXe siècles (colloque « La pratique de l’anthropologie aujourd’hui », 19-21 novembre 1981, Sèvres), Klincksieck, 1984.

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l’anthropologie ». Le nom de Leiris fut un viatique pour que naisse cette revue. Les deux hommes s’attelèrent alors à la tâche en s’appuyant sur l’expérience de Leiris dans la fabrication de périodiques et surtout sur sa fine connaissance de l’histoire de l’ethnologie française pour avoir été l’un de ses pionniers. L’originalité de la démarche était que le chercheur Leiris, étudiant l’histoire française de l’ethnologie, faisait en même temps sa propre histoire d’ethnologue. Il convenait de faire admettre à la communauté scientifique que retracer l’histoire de l’ethnologie revenait toujours à faire de l’ethnologie632. Jamin précise l’apport de Leiris dans cette création : Cette orientation [enrichir et sauvegarder le patrimoine scientifique et culturel de l’anthropologie] éditoriale et intellectuelle doit beaucoup à l’un des cofondateurs de la revue, Michel Leiris, dont la disparition en 1990 a conduit l’équipe de rédaction, tout en s’étoffant, à réaffirmer la volonté non seulement de poursuivre, mais de développer – comme il le souhaitait – ce qui aura été une de ses dernières entreprises scientifiques. Grâce à l’expérience et aux conseils de Michel Leiris, l’équipe de rédaction a pu expérimenter, dans les colonnes de la revue et dans sa mise en page, un rapport autre qu’analogique ou illustratif entre le texte et l’image, comme elle a tenté de donner à penser, par le choix des articles et par leur juxtaposition, des liens autres que fortuits entre la littérature, l’art et l’ethnographie. La part réservée à la présentation ou à la critique de travaux muséologiques vise en ce sens à développer la réflexion sur l’esthétique des arts dits primitifs et sur la réception de ceux-ci par la civilisation occidentale. En ce sens, la revue touche également à l’histoire de l’art et de la littérature633.

On perçoit, dans cette manière de refuser que l’image soit une pure illustration du texte, une réminiscence du travail qui avait été effectué à Documents sous la houlette de Bataille. La conflagration du texte et de l’image devait donner une compréhension différente de ce que le texte seul pouvait offrir. C’est certainement son passage à Documents qui donna à Leiris le goût pour la dissymétrie et aussi ce besoin de surprendre, voire de choquer. En hommage à Leiris dans Gradhiva, Jamin insiste sur cet aspect des choses : « […] il s’inquiétait toujours des sommaires lorsque nous nous rencontrions, 632

Tous ces renseignements biographiques m’ont été fournis aimablement par Jean Jamin lors de l’entretien qu’il m’accorda au Laboratoire d’anthropologie sociale, 52, rue du Cardinal Lemoine, 75005 Paris, le 1er mars 2002. 633 Jean Jamin, Revues en revue, documents publicitaires des Éditions Jean-Michel Place, printemps 1995, p 2 ; réédition dans Louis Yvert, Bibliographie des écrits de Michel Leiris, op. cit., p. 359.

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donnant son avis sur les articles proposés, qu’il lisait ou qui lui étaient lus, aussi bien que sur le choix de la maquette, des titres, des polices de caractères ou des illustrations qu’il aimait voir “décalées” par rapport aux articles, en sorte qu’elles apparaissent non point comme des “illustrations” du texte, mais comme des additions au texte634. » Le titre de la revue, Gradhiva635, fait référence à l’étude de Freud sur la nouvelle La Gradiva, une fantaisie pompéienne de Wilhelm Jensen636. Le pas de la jeune femme de la nouvelle est trop oblique pour être véritablement celui d’une femme réelle. En ce sens, mettre une revue d’histoire de l’anthropologie sous le signe d’un personnage reflétant imparfaitement la réalité se veut un manifeste pour la subjectivité (la réalité « imaginée » par la conscience), non seulement dans la discipline historique, mais aussi dans celle de l’ethnologie qui fait entrer en relation un observé et un observateur. « Aussi, d’entrée de jeu, Gradiva permettait-elle d’afficher sous la forme d’un logo cette exigence, dès lors négative, que devrait comporter toute étude des faits humains : ne pas masquer le hiatus qui sépare leur observation de leur représentation et restitution non plus que celui qui sépare leur description de leur interprétation637. » Cette prise en compte de la subjectivité dans le but d’être le plus objectif possible a toujours été, depuis la mission Dakar-Djibouti, le souci permanent de Leiris. Le premier numéro de Gradhiva, portant le sous-titre « Revue semestrielle d’histoire et d’archives de l’anthropologie », parut donc en automne 1986. Mais ce n’est que dans le numéro 4 de l’été 1988 que paraît l’entretien avec Sally Price et Jean Jamin, dans lequel Leiris fait une sorte « d’autobiographie intellectuelle », selon l’expression de Jamin, en parlant de son parcours qui l’a amené de la littérature à l’ethnographie 638 . Il souligne que c’est par le surréalisme, qui refusait le rationalisme, qu’il s’est intéressé aux peuples d’Afrique noire jugés irrationnels. Depuis sa mort, cette revue évoque régulièrement l’œuvre de Leiris par la publication d’articles sur son travail ainsi que d’inédits de l’ethnologue. *

634 Jean

Jamin, « Michel Leiris », Gradhiva, n° 9, 1991, p. 3. H oblique est celui d’Homme et d’Histoire. 636 Voir Sigmund Freud, Délire et rêves dans la “Gradiva” de Jensen [1907], traduit par Marie Bonaparte [1931], Gallimard, 1949, coll. « Idées/Gallimard », 1971. 637 Jean Jamin, « Les chemins de la Gradiva », Gradhiva, n° 2, été 1987, p. 3. 638 Entretien repris dans Michel Leiris, C’est-à-dire, op. cit. 635 Le

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On peut s’interroger sur la raison qui a fait, vers la fin de sa vie, revenir Leiris à l’ethnologie, alors qu’il avait toujours considéré cette activité comme un second métier (venant après son œuvre littéraire) et que plus rien ne l’obligeait à effectuer des travaux et à mettre en place de nouveaux projets – puisque, à 85 ans, il était sorti depuis longtemps de l’institution académique. Bref, il n’avait plus rien à prouver dans cette discipline, lui qui était devenu une figure vivante des débuts de l’ethnologie française. Sorti de ses combats politiques, dès la fin des années soixante-dix, Leiris s’est vu esseulé, sans perspectives : l’œuvre-monument est achevée depuis 1976 et les derniers ouvrages ne sont plus, dans son esprit, que des codicilles. La plupart de ses amis et des membres de sa famille sont morts. Ce n’est qu’avec l’arrivée de Jean Jamin au musée de l’Homme, en 1977, qu’il retrouve un regain d’activité collective et une énergie qu’il avait perdue. Dès 1978, Leiris, Jamin et Jean Copans fondent une collection de sciences humaines aux éditions du Sycomore dans laquelle est réédité, l’année suivante, l’ouvrage La Possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar que Leiris accepte de republier, à la condition que Jamin s’occupe « des menues tâches qu’entraîn[e] pour [lui] cette réédition639 ». Parallèlement à Gradhiva est créée, toujours par Leiris et Jamin, aux Éditions Jean-Michel Place, la collection d’ouvrages « Les Cahiers de Gradhiva » dans laquelle sont publiés « des études et des essais originaux portant sur l’histoire et l’épistémologie de l’anthropologie » et « des textes anciens ou difficilement accessibles », comme le précise le catalogue de l’éditeur640. Bien que retraité depuis 1971, Leiris se rend tous les matins à son bureau du musée de l’Homme pour recevoir des visiteurs, lire des textes ethnologiques et poursuivre des discussions avec des collègues. Il n’a donc pas mis fin à son intérêt pour l’ethnologie au lendemain de sa retraite, mais a tenu au contraire à conserver dans son quotidien tout un cérémonial propre à l’activité professionnelle. On peut penser que ses visites matinales au musée de l’Homme étaient conçues pour garder le contact avec une nouvelle génération de chercheurs et ne pas s’isoler dans une « solitude de vieux monsieur ». En outre, l’intérêt que portait Jamin – lui qui commençait à se spécialiser dans l’histoire et l’épistémologie de l’anthropologie – au passé de la discipline en France, et dont Leiris fut un des fondateurs, ne pouvait que 639 Michel Leiris, Préface à la réédition de La Possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar précédée de La Croyance aux génies zar en Éthiopie du Nord, 1979, rééditée dans Miroir de l’Afrique, op. cit. p. 918. 640 Catalogue publicitaire Gradhiva 1999 des Éditions Jean-Michel Place sur Gradhiva et « Les Cahiers de Gradhiva ».

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rassurer ce dernier dans son envie de transmettre ses souvenirs et ses expériences concernant les débuts de l’ethnologie. Le retour à celle-ci résultait donc, avant tout, de sa volonté de rester parmi les hommes et de prouver à luimême et aux autres qu’il était encore capable de concevoir des projets intellectuels et éditoriaux. La création de Gradhiva est aussi une réponse à un événement qui a assombri la fin de vie de Leiris. En 1984, à la suite d’un contentieux avec Jean Guiart, directeur du laboratoire d’ethnologie du musée de l’Homme, qui reprochait à Leiris d’avoir dérobé deux peaux de bisons offertes à Louis XIV, le bureau dans lequel Leiris travaillait quotidiennement lui fut retiré sans égard. Devant la levée de bouclier de ses collègues qui signèrent des pétitions pour restaurer la dignité de l’ethnologue injustement accusé, Leiris recouvra l’entière disposition de son bureau, alors que Jean Guiart était révoqué de son poste de directeur de laboratoire par l’ensemble des professeurs du Muséum. Mais en janvier 1988, la porte du bureau de Leiris était à nouveau et définitivement fermée par Jean Guiart revenu de sa période de bannissement. Dans une lettre qu’il adressa à Guiart en septembre 1984, choqué par les méthodes de perquisition effectuée par ce dernier, Leiris écrivit : « Vous n’avez pas hésité à fouiller dans les tiroirs de mon bureau, comme certains visitent la chambre d’un domestique congédié afin de s’assurer qu’il n’emportera rien à quoi il n’a pas droit. N’est-ce pas là un procédé encore plus insultant que d’avoir, en mon absence, fermé ce bureau à clé641 ? » Cette image du domestique ne convient-elle pas au Leiris revuiste, affichant une certaine modestie, apportant aux divers directeurs tout son savoir-faire, se rendant indispensable en devenant une sorte de serviteur de luxe auprès du responsable, sans jamais pouvoir ou savoir devenir lui-même un maître ?

641 Lettre

du 10 septembre 1984 de Michel Leiris à Jean Guiard. Citée par Aliette Armel, Michel Leiris, op. cit., p. 702.

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CONCLUSION

Après avoir analysé le parcours de Leiris dans sa recherche d’appartenance au monde intellectuel et littéraire et dans sa tentative de renforcer sa position au sein de celui-ci, nous avons examiné ses diverses collaborations dans les nombreux périodiques auxquels il participa au cours de son existence. Pour conclure cette étude sur l’activité de Leiris dans les revues artistiques et littéraires, nous nous attarderons sur quelques notions en rapport avec l’écriture revuiste : le fragment et la fragmentation, l’autobiographie et l’essai, l’imagination et la réalité, les écritures essayiste et académique. Fragment et fragmentation Leiris commença sa carrière littéraire par la poésie brève et morcelée, forme qui trouva idéalement sa place dans les petites revues des années vingt. Le choix de ce type d’écriture s’explique de diverses manières. Pour un auteur qui n’a pas de facilité d’écriture, la forme courte permet d’écrire malgré tout. Deuxièmement, Leiris, qui voyait le langage poétique comme l’instrument qui permettait le mieux de quitter le rationalisme, ne pouvait écrire qu’avec des formulations brèves, plus à même d’atteindre l’intensité recherchée. Le spécialiste de l’islam Louis Massignon, qui refusa une première fois son mémoire sur La Langue secrète des Dogons de Sanga, en 1937, lui reprochait de procéder « par explosions successives de pensée642 », usage contraire aux règles universitaires en vigueur hier comme aujourd’hui. Dans Fibrilles, il avouait « son antipathie pour la régularité de la ligne droite », alors qu’il accordait : la cote d’amour au chemin des écoliers, plus personnel, avec ses arabesques, zigzags, écarts et son rythme rompu par de soudains arrêts ou virevoltes de chien que traverse quelque idée impénétrable ou sollicite on ne sait quoi qu’il a senti ou vu. Mais choisir une voie autre que la plus directe ou mettre exprès de travers ce qu’il serait normal de mettre droit, n’est-ce pas le propre de l’art, qui n’aurait vraiment commencé que quand on s’est permis 642 Michel

Leiris, Fibrilles, op. cit., p. 232 : « [...] l’agencement était baroque au plus haut point, la mise en place de détails exposés avec prolixité s’y substituant à toute espèce de plan réel ».

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d’ajouter un surplus ou de donner quelques entorses aux formes exigées par les nécessités d’une technique ou d’un rituel (sophistication qu’à un stade plus avancé le baroque illustre de manière exemplaire puisqu’il montre à la fois la règle et ce qui la viole, la ligne droite et les lignes courbes ou brisées qui tendent à s’y substituer)643 ?

Pour Leiris, l’exemple qui correspond le mieux à cette fulgurance poétique est à chercher chez Tristan Tzara qui, selon lui, est empreint de cette force révolutionnaire capable de reconstruire le monde en déplaçant ses éléments pour remettre l’homme en harmonie avec son environnement : « Le langage tel qu’il en usait – affranchi de ses chaînes discursives – devenait instrument de rupture et de conquête, signe de la liberté de l’homme644 […]. » Guy Poitry met en évidence la conception leirisienne du langage permettant à la fois de transformer le monde par la révolte sociale, et d’atteindre le délire poétique permettant de tutoyer les forces surnaturelles645. Dans l’esprit de Leiris, la poésie est un instrument aussi chamanique que la possession. Le chaman, du côté actif, est celui qui a le pouvoir de contrôler les forces extérieures présentes en lui, « c’est lui qui maîtrise l’esprit, c’est lui qui s’en sert et non qui le sert646 ». Alors que le possédé, du côté passif, est celui qui est envahi par les esprits sans pouvoir contrôler leurs puissances : les zars, un des objets d’étude ethnographique de Leiris, sont de ceux qui investissent les humains (« les chevauchent ») selon leur bon plaisir647. La notion de fureur – avec ses deux versants, actif et passif –, que Leiris imposa aux surréalistes648, correspond à l’ambivalence qu’il ressentait vis-àvis de la folie. L’atteinte de celle-ci aurait contribué à le placer sur un autre registre que celui du commun, mais elle aurait brisé la conscience d’être passé de l’autre côté du miroir ; en effet, pour être conscient, il ne faut pas perdre la 643 Ibid.,

p. 233. Leiris, « Présentation de “La fuite” », Labyrinthe, Genève, 2e année, n° 17, 15 février 1946, p. 9 ; réédition in Brisées, op. cit., pp. 110-114. 645 Voir Guy Poitry, Michel Leiris, dualisme et totalité, op. cit., section « Transes » pp. 155165. 646 Ibid., pp. 155-156. 647 Voir Michel Leiris, La Possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar, op. cit. 648 « 1. Qu’avant toute préoccupation surréaliste ou révolutionnaire, ce qui domine dans leur esprit est un certain état de fureur. » Extrait de la motion collective du 2 avril 1925 signée par Antonin Artaud, Jacques-A. Boiffard, Michel Leiris, André Masson, Pierre Naville, publiée in Bureau de recherches surréalistes, cahier de la permanence, octobre 1924 - avril 1925, présentée et annotée par Paule Thévenin, Gallimard, coll. « Archives du surréalisme », tome 1, 1988, p. 128. 644 Michel

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raison. À l’époque du surréalisme, Leiris avait pour exigence de rompre le quotidien par l’accélération, l’intensité et la confusion des sens, qu’il trouvait notamment dans l’excès d’alcool. L’état poétique le mettait dans un état de surexcitation qui lui permettait d’accéder à la catégorie des élus, même si ces derniers sont marqués par le malheur : « […] il s’agit de singer la transe dans l’espoir d’en éprouver les effets : il y a toute une part de jeu, dans la possession, et l’esprit tardant à descendre, il faut savoir simuler649. » Dans Fibrilles, Leiris décrit les moments précédant la phase d’écriture : « […] j’étais quand je voulais écrire saisi d’un désir de transe aux manifestations violentes – griffer les murs ou sauter au plafond, basculer en arrière – comme si j’avais jugé qu’une gesticulation d’homme en proie à quelque haut mal serait apte à déclencher son équivalent mental et à me faire passer sur un plan, sinon extérieur à la vie, du moins tel que mes limites y seraient effacées650. » Par un système de vases communicants, le physique entraîne l’esprit et l’imitation de la perte de contrôle de soi génère l’inspiration. L’inspiré est, en ce sens, un possédé. Cette poésie mystique (inspirée), axée sur l’intensité et créée par la brièveté et le morcellement, se retrouve dans les premières esquisses de Leiris que sont Simulacre et Glossaire j’y serre mes gloses. Dans Simulacre, le choix réduit des mots évocateurs prélude au poème, formé de leur mise en relation par des « éléments indispensables de liaison », en les laissant « se rejoindre et se nouer au gré de leurs affinités pour que chaque feuille hasardeusement semée de ces grains de langage donn[e] naissance à un poème 651  ». Dans cette technique, « tous les réseaux (du signifiant et du signifié) par lesquels le rapprochement peut produire un effet ou un sens, restent dans l’implicite. Confiance est faite au court-circuit652. » Dans Glossaire j’y serre mes gloses, il s’agit d’ouvrir plusieurs possibilités pour ce qui est du signifiant ou du signifié, et surtout de les réunir dans une glose. Alors que le dictionnaire privilégie soit l’un soit l’autre, Leiris pour sa part semble ne vouloir rien perdre. « Le travail normal du dictionnaire (exploration de toutes les séries) a été aussi effectué : mais il reste dans l’implicite, condensé et occulté dans l’espace vide qui sépare le mot-entrée de la définition, tandis que l’acte de définition se trouve confondu avec ce à quoi d’ordinaire il s’oppose, la reconstitution du mot653. » C’est cette réunion du signifiant et du signifié qui donne à entendre, dans une fulguration, différents sens et sons contenus dans une seule définition. La condensation permet que 649 Guy

Poitry, Michel Leiris, dualisme et totalité, op. cit., pp. 161-162. Leiris, Fibrilles, op. cit., pp. 204-205. 651 Michel Leiris, Biffures, op. cit., pp. 252-253. 652 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, op. cit., p. 251. 653 Ibid., pp. 254-255. 650 Michel

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se révèle dans ces deux formes de création une nouvelle organisation textuelle qui favorise la surprise et la rupture. « Le désordre apparent, signe de la vie de la pensée et de la liberté, l’éclectisme bariolé ne veulent être en fait que les masques d’une pensée profonde que la perspicacité du lecteur devinera654. » Avec L’Âge d’homme, l’écriture met en relation par des collages, selon la méthode analogique, les divers éléments reliés par « des propositions grammaticalement correctes ». Ces éléments de base ne sont plus des mots évocateurs placés sur une feuille (comme dans Simulacre) ou encore des mots quelconques transfigurés par une définition toute personnelle (Glossaire j’y serre mes gloses), mais des souvenirs et des faits relatifs à l’enfance et à la découverte de la sexualité. Pour Biffures, se met en place une nouvelle méthode axée toujours sur les souvenirs et les faits (pas seulement consacrés à l’enfance) mis en relation en fonction de leur analogie. Cependant, cette fois, les « constellations » ne sont plus raccordées de manière abrupte, sur le modèle du collage, mais par un « tressage », selon l’expression de Philippe Lejeune655. Dans ce cas de figure, l’écriture est fragmentaire, mais dissimulée par la digression qui permet de joindre deux éléments éloignés. Il ne s’agit plus de susciter la surprise et l’éclair, mais d’entretenir l’attente par la « technique du délai ». Leiris change donc de technique en abandonnant la forme poétique courte, adaptée aux fulgurances, pour recourir au discours discursif. À partir de Frêle bruit, quatrième volume de La Règle du jeu, Leiris revient progressivement à la fragmentation poétique de ses débuts. La plupart de ses sections commençant par une étoile courent sur quelques pages, voire quelques lignes. Des poèmes en italiques sont imbriqués dans la prose. Pourquoi ce retour ? Le troisième volume Fibrilles faisait part de l’échec de son entreprise commencée sous l’Occupation avec Biffures, consistant à « unir les deux côtés entre lesquels je me sens partagé, formuler une règle d’or qui serait en même temps art poétique et savoir-vivre, découvrir un moyen de faire coïncider le là-bas et l’ici même, d’être dans le mythe sans tourner le dos au réel, de susciter des instants dont chacun serait éternité656 ». À la dernière page, Leiris a encore l’espoir de réunir ces deux côtés dans un dernier ouvrage, Fibules, « pour rattacher solidement et dominer enfin mes aperçus éparpillés657 ». Livre qui ne sera jamais écrit, mais qui sera remplacé par Frêle 654 Alain

Montandon, Les Formes brèves, op. cit., p. 88. Cette analyse concernant les techniques de Leiris employées pour écrire ses textes jusqu’à Biffures m’a été suggérée par la lecture du chapitre « Autobiographie et poésie » de l’ouvrage de Philippe Lejeune Le Pacte autobiographique, op. cit. 656 Fibrilles, op. cit., p. 234. 657 Ibid., p. 292. 655

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bruit, non plus conçu pour synthétiser l’ensemble de La Règle du jeu et faire advenir enfin la règle d’or, mais pour mettre un terme à l’œuvre – modestement, sans esprit de système, en faisant de ces pages une acceptation de l’impossibilité d’enserrer la totalité du monde – alors qu’il eut cette tentation en commençant son œuvre-monument. De là ces brèves notations qui cherchent à le réconcilier avec lui-même. La seconde raison qui peut expliquer ce retour à la fragmentation provient du fait qu’ayant épuisé en grande partie le stock de souvenirs et de faits nécessaires à son écriture, Leiris se soit arrêté à plusieurs reprises sur un événement marquant (l’image des mains qu’on se lave à la manière de Ponce Pilate) ou se soit contenté de souvenirs encore inusités, mais pas suffisamment évocateurs pour entrer dans une constellation thématique particulière. Le fragment serait alors consécutif à une impossibilité d’écrire sur la durée à cause d’un matériau insuffisamment riche, mais compensé par des qualités de fulgurance créées par la brièveté, comme pour des fusées. Avec Le Ruban au cou d’Olympia et encore plus avec À cor et à cri, ce phénomène de fragmentation s’amplifie, jusqu’à la mort de l’auteur. Les derniers textes sont là pour rappeler que le temps lui est compté et qu’il lui est difficile de commencer un ouvrage sans penser qu’il ne pourra achever son travail avant sa disparition. Chaque page ainsi écrite se veut une œuvre à part entière que Leiris pourrait finir en une seule séance de travail. La mort mettant un point final à sa vie mettrait également un point final à son livre sans que celui-ci paraisse inachevé, dans la mesure où l’ouvrage n’est pas composé à l’avance, mais est un « chantier » qui se satisfait de la succession de notations indépendantes les unes des autres. Mais ces fragments sont aussi à l’image d’une vie qui se délite de plus en plus au fur et à mesure que le temps passe. C’est ce que suggère Alain Montandon : « L’image de la ruine reste, à cet égard, pertinente, à la fois comme le signe d’une perte, mais aussi comme témoignage d’un ensemble. Image du temps ravageur et de ce qui reste pour l’éternité. La poétique des ruines et la poétique du fragment cheminent assez longuement ensemble 658 . » Continuer d’écrire, même si les ressources biographiques et les forces physiques et intellectuelles s’épuisent, est le signe que l’on reste en vie pour soi et pour les autres. Les signes déposés sur la page blanche ne sont pas réservés exclusivement à ses contemporains, mais aussi aux générations futures qui entreront, peut-être, en résonance intime avec lui. Des lettres inscrites sur une feuille resteront comme preuves qu’un homme a vécu quand leur auteur aura disparu.

658 Alain

Montandon, Les Formes brèves, op. cit., p. 87.

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Cependant, la fragmentation n’est pas seulement à l’œuvre dans les textes courts, elle se retrouve aussi à l’intérieur de ses essais constitués par La Règle du jeu. Elle se manifeste par l’abandon du propos, son retour, par la sinuosité de son style fait d’incises diverses (parenthèses, tirets, virgules, propositions relatives qui relancent la phrase), autant de coupures qui donnent l’impression de circularité (le retour sur le même). Ce style à la fois coupé et d’une grande fluidité exprime toute la difficulté de la recherche personnelle de Leiris qui le conduit à la négativité, car c’est celle-ci qui l’incite à poursuivre le parcours. L’autodénigrement est la marque de l’œuvre leirisienne et même son moteur, comme le remarque Madeleine Chapsal au cours de l’entretien qu’elle eut avec Leiris en 1961 : « Au fond c’est toujours en partant du négatif que vous parvenez à la création : je n’arrive pas à écrire, je n’arrive pas à vivre659… ». Les titres de l’œuvre autobiographique, comme ceux des recueils d’articles, mettent l’accent sur l’aspect baroque et la scorie : ils indiquent en effet l’insatisfaction qu’éprouve Leiris par rapport à une perfection imaginaire. Le fait de naviguer à vue, sans plan établi, renvoie aux contrées intérieures inconnues de lui. C’est à travers l’absence de connaissances a priori que peut commencer le processus de la connaissance véritable. Les titres sont, par conséquent, l’émanation de cette insatisfaction, ce doute perpétuel de luimême et de ses écrits : « Biffures, Fourbis, Fibrilles, Brisées : mots bruts, comme la pierre, qui évoquent une écriture sèche, mais dont le sens représente la dispersion du monde, et la phrase à nouveau qui doit lier tous les fragments sans attenter pourtant à leur autonomie 660 . » Rien n’est définitif, tout est continuellement en mouvement, même si Leiris semble le regretter, lui qui rechercha toujours la totalité, l’embrassement dans un seul regard. Que signifient ces titres composés d’un seul mot en deux syllabes ? Biffures exprime, comme Leiris le reconnaît, le tâtonnement avant la décision de conserver : « j’avance littéralement fiche par fiche, toujours pas à pas, en raturant énormément. C’est une des raisons du terme Biffures : je biffe, je corrige sans cesse, et je ne continue que lorsque j’ai derrière moi un passage que je considère comme définitif661. » La biffure est aussi un trait par lequel on biffe un mot ou des lettres à l’image de l’amour déçu : renier celui ou celle qu’une première impulsion vous a fait élire. Fourbis indique familièrement l’opposé du rangement (du classement), le bazar, le bizarre ; littéralement le fourbi est un ensemble d’objets hétéroclites, 659 Madeleine Chapsal, entretien avec Michel Leiris, L’Express, n° 516, 4 mai 1961, pp. 38-39 ; réimpression in Les Écrivains en personne, 10/18, 1973, pp. 143-151, cit., p. 146. 660 Raymond Bellour, présentation de l’« Entretien avec Michel Leiris », Les Lettres françaises, 29 septembre-5 octobre 1966, pp. 3-4. 661 Michel Leiris, entretien avec Madeleine Chapsal, op. cit., p. 147.

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d’affaires sans valeur ou sans utilité. Le pluriel renforce la bigarrure : ce n’est pas un désordre, mais une accumulation de désordres. « Fourbi » est aussi le participe passé du verbe fourbir : « polir par le frottement en parlant d’ustensiles de fer, de cuivre et des armes », indique le Littré. L’œuvre tente ainsi d’ordonner (par le polissage de l’écriture) le désordre de la forme. Quant à Fibrilles, il s’agit d’un terme de botanique : les fibrilles sont les dernières ramifications de la racine. L’œuvre qui porte ce titre est une recherche pour atteindre l’origine – la racine signifiant dans le langage commun l’origine de toute chose. Brisées signifie, entre autres, la reprise d’une affaire, d’un sujet d’abord abandonné (reprendre ou revenir sur ses brisées). Réunir des articles oubliés, remontant à plusieurs décennies, c’est les reconsidérer. Le titre du recueil d’articles posthumes, Zébrage, (choisi par Leiris luimême pour marquer « le caractère hétéroclite du livre662  ») est conçu pour exprimer la ligne brisée qui traverse en diagonale le temps : il y donne en effet des extraits de sa production. Tous ces titres du type de la scorie et du « moins du monde » – selon l’expression et la classification de Françoise Susini-Anastopoulos à propos des œuvres fragmentaires – sont destinés à mettre « l’accent sur la dispersion, la dissémination, suggérant la perte d’une totalité antérieure, qui aurait brutalement volé en éclats sous le coup de quelque cataclysme ou d’une simple, mais ruineuse négligence. C’est donc ce qui reste, le déchet, la trace négative de l’œuvre, soit qu’elle ait été perdue, soit qu’elle n’ait jamais vu le jour663. » Ne peuvent porter ce type de titres que les ouvrages appartenant à la catégorie de l’essai, plus adaptée à l’écriture discontinue qu’« au système comme un tout constitué et à la systématicité comme style et éthos de la pensée664 ». Essai et autobiographie Le genre de l’essai a pour caractéristique de n’être pas un monument comme peut l’être un travail académique qui cherche avant tout l’exhaustivité, et à englober un sujet entier. Il se définit comme un exercice de réflexion littéraire sur un objet donné, dans lequel l’auteur s’implique 662 Michel

Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., 1er juillet 1983, p. 768. (Notation reprise en exergue de Zébrage). 663 Françoise Susini-Anastopoulos, L’Écriture fragmentaire. Définitions et enjeux, PUF, coll. « Écriture », 1997, p. 46. 664 Ibid., p. 132.

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émotionnellement. Ce genre permet la réflexion personnelle et n’est plus soumis à la référence explicite des auteurs qui font autorité, par le recours à la citation. Bien sûr, la culture livresque n’est pas absente, mais elle agit par réminiscence et non par référence explicite. Ce qui conduit à affirmer que l’originalité pure n’existe pas, qu’un texte est toujours un « palimpseste », volontaire ou non. Gérard Genette écrit à ce sujet : Sous sa forme la plus explicite et la plus littérale, c’est la pratique traditionnelle de la citation (avec guillemets, avec ou sans référence précise) ; sous une forme moins explicite et moins canonique, celle du plagiat (chez Lautréamont, par exemple), qui est un emprunt non déclaré, mais encore littéral ; sous forme encore moins explicite et moins littérale, c’est de l’allusion, c’est-à-dire d’un énoncé dont la pleine intelligence suppose la perception d’un rapport entre lui et un autre auquel renvoie nécessairement telle ou telle de ses inflexions, autrement non acceptable665.

Dans cette liste déclinant toutes les formes d’intertextualité, Genette n’aborde pas les textes « simplement » nourris de toute une culture livresque dont l’auteur n’a même pas conscience, pour la raison qu’appartenant à une certaine culture nationale, ou plus largement à une certaine civilisation, toutes les productions issues de cette culture ou de cette civilisation font partie intégrante de son identité. Cette forme d’intertextualité, propre à n’importe quel auteur, remet forcément en cause la notion d’originalité – « l’une des normes hégémoniques de la culture moderne », constate Gérard Leclerc. Il ajoute : « L’originalité, pour un énoncé, c’est la propriété d’être “inédit”, de ne pas répéter – inconsciemment dans la réminiscence, consciemment dans le plagiat – un énoncé antérieur666. » Dans l’essai, il s’agit d’emprunter d’une manière « légitime » (« le bon emprunt ») et non de manière « illégitime » (« le mauvais emprunt »). Le premier renvoie à la mimesis (« l’influence, la référence à un modèle de perfection »), le second au plagiat (« le silence sur le modèle imité, la nonreconnaissance de dette667 »). La structure de l’essai n’est pas préexistante au projet, mais se définit au fur et à mesure de l’écriture afin de laisser libre la réflexion qui va à « saut et à gambade », selon le terme de Montaigne, le créateur du genre. Contrairement 665 Gérard

Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré [1982], Éditions du Seuil, coll. « Points essais », 1992, p. 8. 666 Gérard Leclerc, Le Sceau de l’œuvre, op. cit., p. 223. 667 Ibid.

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au journal intime, l’essai littéraire ne se restreint pas à l’intimité de l’auteur, mais confronte sa subjectivité au monde qui l’environne. C’est donc au présent que se situe l’essayiste et non dans une anachronie. « […] les idées présentées ne se détachent pas de l’expérience de celui qui les élabore : ne visant ni l’exhaustivité ni la systématisation, l’essayiste propose une réflexion fondée explicitement sur son point de vue particulier sur le monde, ancrée dans un certain contexte, dans un temps et un lieu particulier668. » Le langage n’est donc pas seulement un instrument conçu pour transmettre un savoir, mais c’est par lui qu’il peut se développer. L’écriture est tâtonnante, incertaine, cherche à se frayer un chemin vers la bonne foi, sans jamais fabriquer un dogme : la pensée « vise à établir une vérité personnelle contre la doxa669 ». La qualité littéraire est déterminante pour que l’ouvrage soit classé parmi les œuvres littéraires. Comme l’indique Gérard Genette, les textes non fictionnels (de « diction ») n’appartiennent pas à la poétique essentialiste (par laquelle les œuvres possèdent une littérarité 670 « acquise, définitive et universellement perceptible »), mais à la poétique « conditionnaliste » : chaque œuvre est soumise à des conditions pour en être une671. La qualité d’écriture est par conséquent primordiale pour que l’œuvre devienne littéraire. Leiris ne s’est jamais essayé au roman, bien qu’Aurora soit nommé comme tel par l’éditeur Gallimard. Aurora est, en fait, une rêverie éveillée mettant en scène le personnage de Damocles Siriel (palindrome de l’auteur), le double fantasmatique de Leiris lui-même. Ce personnage représente, selon l’expression de Guy Poitry, « hyperboliquement, le révolté […], avec ses aspirations à un sacré sauvage et à une virilité qui vaudra son titre à L’Âge d’homme672 ». Ce « roman » se révèle être une autobiographie mythologique : le personnage plongé dans un cadre culturel grec reflète l’intériorité de Leiris en recherche de « roideur » (virilité) et de délivrance d’émotions paralysantes. Ce récit est donc à classer du côté, sinon de l’autobiographie, du moins de l’intime. On peut s’interroger sur l’incapacité apparente de Leiris à s’extraire 668 Annie

Perron, article « Essai », in Paul Aron, Denis Saint-Jacques, Alain Viala (éd.), Le Dictionnaire du littéraire, op. cit., pp. 193-195, cit., p. 195. 669 Pierre Glaudes, Jean-François Louette, L’Essai, Hachette Livre, coll. « Contours littéraires », 1999, p. 163. 670 Gérard Genette rappelle la définition de Roman Jakobson de la littérarité dans ses Essais de linguistique générale : « ce qui fait d’un message verbal une œuvre d’art » et qui se différencie « des autres sortes de pratiques verbales ». Fiction et diction, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1991, pp. 12-13. 671 Ibid., pp. 14-15. 672 Guy Poitry, « Le jeu autobiographique », Magazine littéraire, n° 302, septembre 1992, pp. 28-31, cit., p. 29.

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de sa personne pour imaginer un autre que lui : même si tous les romanciers puisent diversement dans le vivier autobiographique, ils parviennent néanmoins le plus souvent à s’ouvrir sur des possibles éloignés de leur propre vie. En s’orientant vers l’autobiographie, Leiris n’a pas trahi l’esprit surréaliste, bien qu’il ait quitté le groupe très tôt ; au contraire, il a poursuivi l’idée de Breton selon laquelle seuls les faits et les personnages réels ont une authenticité du seul fait qu’ils sont vrais, porteurs de vie. Ce qui explique pourquoi le roman (synonyme de mensonge) était banni des productions surréalistes et ceux qui osaient contrevenir à la règle s’exposaient à l’exclusion ou à la menace. Ainsi, Louis Aragon détruisit en 1927 son épais roman Défense de l’infini, commencé en 1923 mais frappé d’interdiction ; Philippe Soupault fut tancé par Breton pour s’être égaré dans l’écriture romanesque. Leiris, en revanche, ne s’est jamais exposé dans ce genre littéraire, non par crainte d’essuyer les foudres du groupe surréaliste, mais par incapacité à créer une œuvre extérieure à lui-même. C’est seulement à la fin de sa vie qu’il essaya de tracer quelques linéaments fictionnels. En effet, dans les premières pages du Ruban au cou d’Olympia, Leiris ébauche quelques récits d’une page à la troisième personne (par excellence celle du récit fictif ou factuel), lui qui s’exprima toujours à la première personne, comme pour s’imaginer dans la peau d’un romancier – sinon d’un écrivain, le romancier étant le parangon de l’écrivain dans l’imaginaire collectif. Ces amorces de récit à la troisième personne ne sont pas aussi éloignées de l’environnement leirisien, étant donné que ces micropersonnages sont des substituts de l’auteur673. Genette compose les différentes combinaisons narratives à partir de trois éléments, l’auteur (A), le narrateur (N) et le personnage (P). Ainsi il entrevoit cinq possibilités : l’autobiographie (A=N=P=A), le récit historique, dont la biographie (A=N≠P≠A), la fiction homodiégétique (A≠N=P≠A), l’autobiographie hétérodiégétique (A≠N≠P=A) et la fiction hétérodiégétique (A≠N≠P≠A)674. Les courts récits de Leiris contenus dans Le Ruban au cou d’Olympia sont donc des autobiographies hétérodiégétiques 675 , que l’on 673 Par

exemple, en quelques lignes, à la page 45, il s’agit des relations d’un homme avec son épouse. À la page 13, un homme ne pouvant coucher sur la peau de son corps ses pensées se fait écrivain en utilisant du papier (transparence de Leiris qui a besoin de sortir de lui-même par l’écriture pour ne pas se sentir saturé). 674 Gérard Genette, Fiction et diction, op. cit., schéma p. 83. 675 La diégèse, selon la terminologie de Gérard Genette (Figures III, « Discours du récit », Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1972), est proche du synonyme « histoire » mais plus élargi. Elle désigne l’histoire racontée et l’univers fictif qu’elle suppose et se différencie du récit et de la narration dans la tripartition de Genette. La typologie des narrateurs se fonde par

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pourrait plus simplement qualifier d’autobiographie déguisée (ou autofiction), si Leiris ne nous avait pas habitués à son refus de dissimuler des événements relevant de l’intimité, sous couvert de narration à la troisième personne, et à une pseudo-dissociation entre l’auteur et le personnage principal. Il faut plutôt y voir un jeu destiné à faire ressentir à l’auteur les émotions d’un romancier tourmenté par la construction d’un monde fictionnel. Imagination et réalité Dans Le Ruban au cou d’Olympia, Leiris s’interroge sur son incapacité à créer des situations et des personnages fictifs, alors qu’il possédait des qualités de styliste remarquables, de l’avis général. Il l’attribue à ses interrogations trop nombreuses, jamais dénouées, relatives à la ressemblance trop proche (autobiographie déguisée proche de la tricherie) ou trop lointaine (le personnage serait caricatural, n’étant pas nourri de l’expérience de l’auteur lui-même). Savoir apprécier les distances à leur juste mesure, dans le jeu de l’ego et de l’altérité, pourrait bien être la condition même pour devenir romancier. Mais plus profondément, selon lui, il s’agirait d’un égoïsme foncier – que l’on pourrait nommer « égotisme », mot stendhalien moins chargé de moralisme – plutôt qu’un problème « technique » : Toutefois, je me demande si ce n’est pas mon égoïsme – mon incapacité sempiternelle de m’oublier – qui m’a toujours barré dans ce domaine : inventer des personnages assez vivants pour se détacher de moi, vivre de leur vie propre et substituer en quelque sorte leur présence à la mienne était sans doute au-dessus de mes forces. Pas plus que je n’ai eu d’enfants, je n’aurai écrit ce roman, discours (c’était là mon espoir) plus libre et plus alerte, plus proche de la vie telle qu’elle se déroule à l’extérieur et donc plus aéré, plus conforme à cette pure ivresse d’exister à quoi j’aimerais atteindre si pareille conversion m’était possible, discours d’une teneur moins crispée et, par cela seul, plus apte que ceux que depuis si longtemps je tire du vase clos de l’exacte considération de soi à me faire frôler ce but simple comme bonjour, mais presque hors de ma portée. Ni figures humaines projetées sur le papier, ni enfants jetés dans l’épaisseur du monde676…

rapport à leurs relations au récit et aux personnages. Ainsi le récit peut être intra ou extradiégétique et le narrateur homo ou hétérodiégétique. 676 Michel Leiris, Le Ruban au cou d’Olympia, op. cit., pp. 50-51.

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Cette incapacité à la fiction s’apparenterait donc à une impossibilité à imaginer l’autre comme figure différente de soi-même. Le désir leirisien de communion et de fusion est à attribuer également à la difficulté de reconnaître l’autre, de l’imaginer, en d’autres termes d’introjecter de l’image à l’intérieur de soi. La différenciation est nécessaire pour qu’il y ait altérité, en son absence c’est la confusion qui règne : la fusion est aussi une annulation. N’étant pas apte à écrire de la fiction autre que poétique (exprimer le concret par le détour de l’image), Leiris s’est tourné vers « l’essai littéraire », terme qu’utilise son éditeur Gallimard dressant la liste « du même auteur » à la fin des volumes. En introduction, nous mentionnions que notre auteur était reconnu essentiellement pour ses ouvrages autobiographiques. Néanmoins, il est légitime de s’interroger sur la pertinence de cette appellation englobant l’œuvre leirisienne. Philippe Lejeune a défini l’autobiographie comme étant un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité677 ». Pour Lejeune, Leiris a reformulé ce genre traditionnel en y apportant des transformations. Il ne s’agit plus de relater sa vie à travers les événements majeurs de son existence qui ont eu une répercussion sur son devenir, mais de faire intervenir des notions empruntées aux sciences humaines pour éclairer de manière différente sa propre personnalité, entremêlées à une rêverie sur les mots d’où découle le principe de l’association libre cher à la psychanalyse (l’analyse attachée à la rêverie). A-t-on affaire à une autobiographie classique ? Dans la mesure où Leiris prend pour sujet sa propre personne et fait mention d’événements biographiques de sa propre vie, on peut considérer que son œuvre est autobiographique. Cependant, elle ne fait pas de récits événementiels de manière systématique (Aliette Armel, sa biographe, n’a pas réussi à reconstruire sa vie à partir de son œuvre), pas plus qu’elle ne suit un ordre chronologique. L’ordre est donné de façon aléatoire à partir de la rêverie sur des noms qui l’ont fasciné dans son enfance. Ainsi, un nom entraîne une idée qui le fait passer à l’âge adulte. Par exemple, le chapitre « Alphabet », dans Biffures, est difficilement réductible à l’autobiographie : il s’agit, certes, de souvenirs d’enfance, mais par le truchement d’une réflexion sur les lettres. Le genre de l’autobiographie ne peut exister que dans la mesure où il y a un pacte implicite de véracité entre l’auteur et le lecteur, comme l’a formulé Philippe Lejeune. Si le lecteur met en doute le contenu relaté, alors il ne s’agit plus d’autobiographie, mais de roman (pacte implicite de fictionnalité) ou alors du genre intermédiaire de l’autofiction (événements fictifs fondés sur un 677 Philippe

Lejeune, Le Pacte autobiographique, op. cit., p. 14.

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socle réel biographique). En lisant Leiris, le lecteur accepte entièrement ses propos comme véridiques, non seulement parce que l’auteur respecte le pacte, mais aussi parce que les confessions intimes ne peuvent que confirmer l’authenticité des événements relatés. Dans sa biographie de Leiris, Aliette Armel indique n’avoir jamais trouvé au cours de ses recherches aucun mensonge chez Leiris. Pourtant, dans n’importe quelle autobiographie, s’il y a bien authenticité, il n’y a pas nécessairement exactitude, car la bonne foi n’empêche pas la mémoire de vaciller. Dans « Tambour-trompette », le dernier chapitre de Biffures, Leiris rectifie, grâce à sa « sœur » Juliette, l’erreur qu’il a faite dans L’Âge d’homme en se trompant sur l’identité d’un personnage : « La tante Firmin n’était pas, selon ce que m’écrit ma sœur, la fille d’un valet de chambre du père de ma mère : elle était bel et bien la cousine germaine de mon père. Mais son mari l’ayant rencontrée alors qu’il était quelque chose comme majordome et elle-même dame de compagnie ou gouvernante, c’est le fait que tous deux aient été, comme on dit, “en service” qui est la cause de mon erreur 678 . » Cette rectification renforce encore le pacte que l’auteur a conclu avec son lecteur, car elle semble déclarer : je ne dis que la vérité, la preuve, je rectifie ultérieurement les erreurs commises indépendamment de ma volonté qui peuvent se glisser dans la narration. L’autre originalité de l’autobiographie leirisienne est l’autocommentaire de livre en livre à propos des précédents. Dans la réédition de L’Âge d’homme, en 1946, Leiris insère en fin d’ouvrage une série de notes destinées à rendre actuels les événements passés, à ne pas se faire distancer par le temps, en rectifiant ses goûts, ses erreurs, ses méconnaissances, ses silences de l’époque. En 1964, pour une autre réédition du même ouvrage, il ajoute une note sur Puccini destinée à réparer son aversion pour ce dernier. Constatant, pour cette réédition, l’inanité de vouloir rectifier sans cesse ce qui a été inscrit (le temps changeant nécessairement les goûts, les avis, le climat d’une époque, une œuvre est vouée à se démoder et à devenir inactuelle), il écrit : « En 1964, à ces notes vieilles de quelque vingt ans, bien d’autres devraient s’ajouter. Je retiendrai du moins celle-ci679. » C’est le phénomène d’être toujours un « incontemporain » à soi-même que Roland Barthes décrit dans un fragment de son ouvrage consacré à lui-même : Ce livre n’est pas un livre de « confessions » ; non pas qu’il soit insincère, mais parce que nous avons aujourd’hui un savoir différent d’hier ; ce savoir peut se résumer ainsi : ce que j’écris de moi n’en est jamais le dernier mot : plus je suis « sincère », plus je 678 Michel 679 Michel

Leiris, Biffures, op. cit., p. 268. Leiris, L’Âge d’homme, op. cit., p. 212.

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suis interprétable, sous l’œil d’autres instances que celles des anciens auteurs, qui croyaient n’avoir à se soumettre qu’à une seule loi : l’authenticité. Ces instances sont l’Histoire, l’Idéologie, l’Inconscient. Ouverts (et comment feraient-ils autrement ?) sur ces différents avenirs, mes textes se déboîtent, aucun ne coiffe l’autre ; celui-ci n’est rien d’autre qu’un texte en plus, le dernier de la série, non l’ultime du sens : texte sur texte, cela n’éclaircit jamais rien680.

Toujours dans « Tambour-trompette », Leiris mentionne les avis de ses proches sur Biffures, que nous, lecteurs, sommes précisément en train de lire. Bien sûr, les critiques ont été formulées à partir du manuscrit (les six premiers chapitres) et non de l’ouvrage final publié : il ne serait pas possible de mentionner dans un ouvrage publié les réactions suscitées par cet ouvrage même. Cependant, sans entrer dans une quatrième dimension, un effet d’étrangeté presque fantastique se produit. Dans ce même chapitre de Biffures, Leiris ne parle plus d’amis commentant son œuvre, mais de journalistes qui ont publié dans la presse des comptes rendus négatifs : le chapitre « Dimanche » a en effet eu les honneurs de la prépublication en revue, dans Les Temps modernes. L’étrangeté vient du fait que la suite de l’ouvrage tient compte de ce qui a déjà été lu ou publié : il s’agit par conséquent d’un « chantier », et non d’un travail établi loin de la rumeur du monde. On trouve d’autres occurrences de ce type dans l’œuvre de Leiris, comme dans Fibrilles où est signalé le succès d’estime de Fourbis et ses implications dans la vie de l’auteur au moment où il écrit le troisième volume de sa Règle du jeu. Si son éditeur lui-même classe, probablement avec l’accord de son auteur, les livres autobiographiques de Leiris dans la rubrique « Essais », c’est que le genre de l’autobiographie n’est pas un genre fixé par l’histoire littéraire ; de fait, ce genre n’accède pas, par ses propres moyens, à la littérarité (poétique conditionnaliste), comme le roman, la nouvelle ou la poésie. L’autobiographie est ainsi plus une tendance qu’un genre avéré, étant lui-même classé dans le « genre » plus vaste de l’« écriture de soi » qui regroupe les mémoires, le journal intime, les souvenirs, la correspondance, et l’autofiction (ou roman autobiographique). Le genre de l’« essai », lui-même, a des caractéristiques tout aussi floues. C’est ce qui explique que dans la liste des œuvres « Du même auteur » classées dans la catégorie « Essais », se trouvent réunis L’Âge d’homme, les quatre volumes de La Règle du jeu, Le Ruban au cou d’Olympia et Langage tangage ou ce que les mots me disent. En revanche, L’Afrique fantôme est placée dans 680 Roland

Barthes, Roland Barthes, Éditions du Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1975,

p. 110.

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la catégorie « Voyages » et À cor et à cri appartient à la rubrique « Littérature ». Cette classification paraît arbitraire dans la mesure où L’Afrique fantôme est un journal de voyage à la fois intime et ethnographique 681 , dans la mesure où À cor et à cri relate de manière fragmentaire, comme dans Le Ruban au cou d’Olympia, des souvenirs concernant la voix humaine, et que Langage tangage est une réflexion sur la conception leirisienne de la poésie. Toute son œuvre pourrait ainsi être classée sous la dénomination « Essais », comme Jean Cocteau plaçait la sienne sous le sceau de la poésie : « poésie », « poésie de roman », « poésie critique », « poésie de théâtre », « poésie graphique », « poésie cinématographique »… Écriture essayiste et écriture académique En quoi le genre de l’essai, aux contours élastiques, pourrait-il caractériser l’œuvre de Leiris ? Nous allons, pour tenter de répondre à cette question, examiner ce qui fait la spécificité de ce genre. Marc Angenot dans son « Tableau d’inclusions génériques682 » montre les divers embranchements qui partent du « discours enthymématique » (opposé au discours narratif) pour descendre jusqu’à la parole pamphlétaire. L’« essai-diagnostic » et l’« essaiméditation » sont situés à mi-parcours. Le discours enthymématique est conçu par un ensemble d’« enthymèmes » dont l’unité de base (« l’enthymème ») est un « énoncé qui, portant sur un sujet quelconque, pose un jugement, c’est-àdire qu’il opère une mise en relation de ce phénomène avec un ensemble conceptuel qui l’intègre ou qui le détermine 683  ». De ce discours enthymématique naît deux branches, le « discours du savoir » (celui de la science et de la philosophie) et le « discours doxologique 684  » (l’opinion courante) qui ne produit pas de concepts, mais est malgré tout producteur de sens. De ce dernier discours naît le « discours agonique » (contre-discours antagoniste démontrant sa thèse et réfutant la thèse adverse) et l’« essai », qu’il soit diagnostic ou méditation685.

681 Voir à ce sujet l’article de Jean Jamin, «

Les métamorphoses de L’Afrique fantôme », op. cit., qui décrit les différentes réceptions, au cours du temps, de cette œuvre inclassable passant d’une collection à une autre sans parvenir à se fixer à une place durable. 682 Marc Angenot, La Parole pamphlétaire. Contribution à la typologie des discours modernes, Payot, coll. « Langages et sociétés », 1982, p. 37. 683 Ibid., p. 31. 684 La définition de Roland Barthes de la doxologie : « toute manière de parler adaptée à l’apparence, à l’opinion ou à la pratique » in Roland Barthes, op. cit., p. 52. 685 Ibid., pp. 30-34.

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Tout texte où ne « dominent ni la narration ni l’expressivité lyrique686 » appartient par conséquent au discours enthymématique. C’est cette définition minimale qui permet ainsi de classifier de nombreux textes, qui diffèrent dans leur énonciation et leur sujet. Leiris n’a jamais pratiqué l’essai-diagnostic, qui cherche à masquer la subjectivité de l’auteur pour donner l’impression que le discours est purement démonstratif et ne fait que décrire une réalité. Dans les faits, l’auteur de l’essai-diagnostic tente de convaincre son lecteur en donnant l’impression qu’il n’énonce que la voix du « bon sens » venant d’un lieu institutionnel et distancié, d’où la neutralisation de l’énonciateur à travers les pronoms personnels de la troisième personne (il, elle, on). Ce genre n’est pas conçu par l’auteur pour trouver sa vérité, mais pour assener sa vérité aux lecteurs. Cet essayiste ne doute pas, il sait. On comprend aisément que Leiris n’ait jamais pratiqué l’essai-diagnostic, mais qu’il se soit livré pendant toute sa carrière à l’autre type discursif, l’essai-méditation, plus souvent nommé l’essai littéraire. Dans l’essai-méditation, il ne s’agit pas de dissimuler un objectif (convaincre le lecteur de la pertinence de ses vues), mais au contraire de mettre « cartes sur table » : en ne cachant pas ses doutes, en se reprochant éventuellement ses actions, en s’interrogeant incessamment sur soi-même, afin de mieux se connaître et donner au lecteur un enseignement possible. L’énonciation revendique et assume la subjectivité en recourant continuellement au « je » et ne cherche pas à généraliser les propos tenus, mais à les revendiquer comme étant rigoureusement personnels. S’il est si difficile de définir avec précision ce qu’est l’essai littéraire, c’est que curieusement, « il semble se définir en regard du “traité”, du “précis”, du discours didactique, par un manque – manque de systématicité, de recul théorique, lacunes et hétérogénéité compensés par une rhétorique du moi687 ». C’est ce manque qui précisément ne permet pas à ce genre d’obtenir les qualités qui le placeraient d’emblée dans la poétique essentialiste (quand les caractéristiques reconnaissables d’un genre y sont a priori présentes) : il lui faut les démontrer à chaque essai. Si ce genre instable n’a pas les faveurs du monde universitaire, c’est que justement, comme son nom l’indique, il essaie, il tâtonne, sans toujours atteindre le but qu’il s’est fixé dès le début – qu’il découvre éventuellement en cours d’écriture et à travers lequel peut se dégager un sens, une direction (mais pas nécessairement, comme le montre exemplairement La Règle du jeu). On se souvient que dans Fibrilles, Leiris fait part de ses doutes sur cette fameuse « règle du jeu », tant morale que littéraire, qu’il souhaitait découvrir pour qu’elle lui donne une raison de vivre 686 Ibid.,

p. 46

687 Ibid.

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et qui, finalement, n’apparut jamais. Dès le premier volume, dans le dernier chapitre « Tambour-trompette », il raconte que les six premiers chapitres de ses Biffures ont été lus, à l’état de manuscrit, par un ami écrivain et éditeur chez Gallimard, et que celui-ci lui déclara ses doutes quant à la cible. Leiris écrit : « on ne sait pas très bien où je veux en venir, à partir du chapitre qui commence par le récit de mon installation 53 bis quai des Grands-Augustins [chapitre « Perséphone »]. J’accorde que ce reproche est fondé, mais l’un des buts que je poursuis n’est-il pas, précisément, de savoir où – dans la réalité – je vais688 ? » Dans le discours universitaire, un sujet traite un objet d’étude, sinon exhaustivement, du moins en essayant d’atteindre l’exhaustivité. L’essayiste, lui, se refuse à la totalité et à épuiser le sujet, pour traiter seulement un aspect du sujet que lui impose son désir. C’est ainsi que la forme se trouve (se cherche) au fur et à mesure de l’avancée de l’écriture qui engendre du sens. Genre impur, l’essai a mauvaise presse auprès de l’université, et il est jugé peu sérieux, car sa production n’est pas tirée d’une source documentaire ou des classiques, mais elle est le fruit d’une rêverie portée par une culture livresque et par l’expérience. Theodor Adorno, dans un article inédit, place l’essai du côté de l’enfance, qui réinvente le monde en ignorant que d’autres l’ont précédé sur le même chemin : Au lieu de produire des résultats scientifiques ou de créer de l’art, ses efforts reflètent le loisir propre à l’enfance, qui n’a aucun scrupule à s’enflammer pour ce que les autres ont fait avant elle. Il réfléchit sur ce qu’il aime et ce qu’il hait, au lieu de présenter l’esprit comme une création ex nihilo, sur le modèle de la morale du travail illimité. Le bonheur et le jeu lui sont essentiels. Il ne remonte pas à Adam et Ève, mais part de ce dont il veut parler ; il dit ce que cela lui inspire, s’interrompt quand il sent qu’il n’a plus rien à dire et non pas quand il a complètement épuisé le sujet : c’est pourquoi il se range dans la catégorie des amusettes689.

C’est l’absence de travail dans les bibliothèques et l’absence, non moins coupable, de lectures utilitaires destinées à étayer son propos, qui génèrent ce jugement de manque de sérieux auprès du monde académique. L’essayiste ne compte que sur lui-même – même s’il a des dettes envers son environnement culturel –, sur l’exercice de sa réflexion et sur des intuitions qui l’exposent à l’erreur. Mais c’est ce subjectivisme et cette pensée en train de se faire qui 688 Michel

Leiris, Biffures, op. cit., p. 269. W. Adorno, « L’essai comme forme » [1954-1958], in Notes sur la littérature, traduit de l’allemand par Sibylle Muller, Flammarion, 1984, pp. 5-29, cit., p. 6. 689 Theodor

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donnent son charme à ce genre hybride. Il propose un enseignement (la transmission d’une expérience) prodigué par un professeur doutant de ses connaissances et de lui-même. Car l’essai, malgré sa réputation d’être pratiqué par des fantaisistes, cherche à avoir une action sur autrui : « il s’agit bien de le toucher : de susciter son adhésion, pour le tirer de l’apathie et du repliement sur soi dans son monde privé. L’Essai est un genre civique : il a pour but la mise en activité du destinataire690. » Leiris, auteur d’essais, a subi cette réputation de scientifique inconséquent auprès de la communauté des anthropologues, pour avoir pratiqué et réuni deux activités opposées en apparence, celle objective de la science ethnographique et celle subjective de la création littéraire. Dès le départ, le journal L’Afrique fantôme fut marginalisé par le milieu pour ne pas avoir respecté les règles prescrites (taire les exactions) et avoir mélangé les descriptions ethnographiques et personnelles au sein du même ouvrage, refusant en cela de tracer franchement une frontière. Par la suite, son mémoire sur La Langue secrète des Dogons de Sanga fut refusé une première fois pour ne pas avoir respecté les règles académiques de composition, et pour avoir été écrit par « explosions de pensée », selon l’expression de Louis Massignon. L’ethnologie française, qui dans les années trente souhaitait devenir une science à part entière, imposait des normes proches de celles des sciences exactes, obligation qui éloignait, de fait, ceux qui ne pouvaient s’insérer dans cette forme trop contraignante. Aliette Armel explique que si Leiris « a[vait] du mal à s’exprimer d’une manière qui satisfasse aux exigences de la pensée scientifique691 », c’est que celle-ci était trop éloignée des préoccupations humaines, à l’inverse de l’ethnologie américaine qui conçoit la discipline « d’une manière très voisine de la littérature ». Alfred Métraux, qui perçut les résistances de son collègue à se plier aux exigences françaises, lui conseilla de se tourner vers l’ethnologie américaine, plus adaptée à sa sensibilité littéraire, et d’abandonner la « conception triste et mécanique » de l’ethnographie pratiquée « dans les milieux Trocadéro 692  ». Malgré les qualités analytiques de ses textes ethnologiques, Leiris ne s’est jamais senti à l’aise dans ce type d’écrit. D’ailleurs, le style académique qu’il donne à ses écrits ethnologiques se différencie radicalement de ses essais littéraires, donnant même à penser que les auteurs en sont différents. En 1941, il avoue dans son journal que ce travail « sur les Textes en langue secrète des Dogons de Sanga » l’ennuie pour la 690 Pierre

Glaudes, Jean-François Louette, L’Essai, op. cit., p. 163. Armel, Michel Leiris, op. cit., p. 414. 692 Lettre d’Alfred Métraux à Michel Leiris, 17 juillet 1937, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Fonds Leiris, MS 43947. Citée dans Aliette Armel, Michel Leiris, op. cit., p. 414. 691 Aliette

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raison que ce type d’écriture trop corseté l’empêche de rencontrer son écriture : Ce genre d’occupation là, de nouveau, ne me satisfait plus. Sans doute, parce que je ne puis trouver ma satisfaction que dans l’exercice d’un certain langage et que ce “certain langage”, autant que la pensée qu’il traduit, est quelque chose de foncièrement distinct de celui en lequel se formule la pensée scientifique. Cette dernière m’intéresse, mais elle ne me sustente pas, elle ne m’est pas raison de vivre, elle ne m’anime d’aucun feu, elle n’est qu’un fade aliment693.

Son dernier travail ethnologique, L’Afrique noire : la création plastique, lui a posé tant de problèmes d’écriture qu’il demanda finalement l’aide de Jacqueline Delange pour l’achever. Dans Fibrilles, il appelle ce projet en cours un « gros pensum sur l’art nègre 694  », ce qui montre le peu d’enthousiasme de Leiris. Dans un entretien accordé à Pierre Daix, en 1967, dans Les Lettres françaises, il avoue les difficultés qu’il éprouve pour ce genre de travail : « […] je me voyais assez mal dans ce travail de synthèse, moi, dont la tendance est plutôt de partir d’un point très particulier, de partir de pointes d’aiguille, puis d’essayer d’élever le débat, d’élargir la question 695 . » L’exercice de synthèse est effectivement un type de travail qui demande des qualités intellectuelles particulières pour englober un objet d’étude, alors que « partir d’une pointe d’aiguille » pour « élargir la question » s’apparente à l’écriture de l’essai mettant en jeu une progression dans la réflexion. * L’activité revuiste de Leiris fut ainsi un moyen de dérivatif pour prendre de la distance vis-à-vis de l’écriture de longue haleine que représentait son œuvre autobiographique. Chaque volume de La Règle du jeu lui prenant en moyenne une dizaine d’années, il ressentait le besoin d’être en contact immédiat avec le monde, attendant un message en retour des lecteurs, qu’ils soient professionnels ou privés. Cette « longue durée », nécessaire à l’écriture de ce genre d’ouvrages, le mettait en porte à faux avec son désir d’être ici et maintenant, de vivre dans une temporalité unique : « Ce que j’écris au présent 693 Michel

Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., 27 janvier 1941, p. 333. Leiris, Fibrilles, op. cit., p. 96. 695 Pierre Daix, « Les Arts d’Afrique noire… Entretien avec Michel Leiris », Les Lettres françaises, 12 juillet 1967. Cité dans la présentation par Jean Jamin de L’Afrique noire : création plastique [1967], in Miroir de l’Afrique, op. cit., p. 1106. 694 Michel

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n’étant que trop souvent du passé largement dépassé, je me vois (non sans malaise) divisé entre deux durées : temps de la vie et temps du livre, que je n’arrive presque jamais – serait-ce approximativement – à faire coïncider696 ». Dédoublement qui se redouble en deux durées différentes : « temps de l’auteur » et « temps du lecteur ». Ainsi, les publications intermédiaires parues dans les revues artistiques et littéraires lui offraient la possibilité d’être en relation constante, non seulement avec ses lecteurs, mais aussi avec le monde. La revue, lieu de l’instantanéité (relative eu égard au quotidien), faisait figure pour Leiris de contre-pied de l’ouvrage, objet de la « longue durée ». Ce type de publication lui évitait, comme il le faisait avec son œuvre autobiographique et son œuvre ethnographique, de dissocier le monde de lui-même. Au lendemain de sa tentative de suicide, la lecture à l’hôpital du Livre de Mallarmé lui ouvre des perspectives jusque-là insoupçonnées : choisir un sujet extérieur à soi, relié néanmoins par « l’expérience vécue ». « Faire le procès de la monogamie, voilà qui peut-être aurait encore un sens, et je m’y emploierais dans la suite même de cette Règle du jeu en sorte que, sans m’écarter de l’expérience vécue, elle perdrait, en s’orientant vers la critique de nos mœurs, le caractère trop personnel qu’elle avait eu dès l’origine et dont j’étais écœuré697 . » C’est cette liaison entre l’intime et le social que Leiris retrouvait dans son travail dans les revues, réunissant ainsi ces deux faces afin d’accomplir l’unité de l’être humain.

696 Michel 697 Ibid.,

Leiris, Fibrilles, op. cit., p. 221. p. 168.

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BIBLIOGRAPHIE

Sauf indication contraire, tous les titres sont publiés à Paris. I – Ouvrages de référence – Aron Paul, Saint-Jacques Denis, Viala Alain (éd.), Le Dictionnaire du littéraire, PUF, 2002. – Bonte Pierre, Izard Michel (éd.), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, PUF, 1992. – Dictionnaire de la psychanalyse, Encyclopædia Universalis et Albin Michel, 1997. – Dupriez Bernard, Gradus les procédés littéraires [Dictionnaire], UGE, 1984. – Encyclopædia Universalis, 22 vol., 1985. – Julliard Jacques, Michel Winock (éd.), Dictionnaire des intellectuels français, Éditions du Seuil, 1996. – Littré Émile, Dictionnaire de la langue française, 6 vol., Chicago, Encyclopædia Britannica Inc., 1994. – Picoche Jacqueline, Dictionnaire étymologique du français, Le Robert, coll. « Les usuels du Robert », 1983. – Place Jean-Michel, Vasseur André (éd.), Bibliographie des revues et journaux des XIXe et XIXe siècles, tome 3 1915-1930, Jean-Michel Place, 1977. II – Sources sonores – Entretien de Michel Leiris avec Paule Chavasse, Ina, Radio France, janvier 1968. Trois entretiens diffusés également sur France Culture les 15, 16 et 17 avril 1996 dans l’émission « À voix nue ». À écouter également sur la plateforme internet « Madelen ». – « Michel Leiris : du risque de soi », émission diffusée sur France Culture, le 19 août 2000.

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III – Entretiens de Michel Leiris – Entretien avec Madeleine Chapsal, L’Express, n° 516, 4 mai 1961, pp. 3839 ; réédition in Les Écrivains en personne, 10/18, 1973, pp. 143-151. – Entretien avec Raymond Bellour, Les Lettres françaises, 29 septembre5 octobre 1966, pp. 3-4. – Entretien avec Jean-Louis Rambures, enregistré en janvier 1973 et publié dans Le Monde du 13 février 1976 ; réédition Jean-Louis Rambures, Comment travaillent les écrivains, Flammarion, 1978, pp. 100-104. – Entretien avec Jean Schuster [1988], Entre augures, Terrain vague, coll. « Le désordre », 1990. – Entretien avec Michael Haggerty, « L’Autre qui apparaît chez vous », Jazz magazine, n° 325, janvier 1984, « La France découvre le jazz », pp. 34-36. – Entretien avec Sally Price et Jean Jamin, Gradhiva, n° 4, été 1988, pp. 2956 ; réédition in C’est-à-dire, Jean-Michel Place, coll. « Cahiers de Gradhiva », 1992, pp. 9-55. – Entretien avec Olivier Corpet, « Documents, Minotaure et Cie », Le Magazine littéraire, n° 302, septembre 1992, pp. 32-39. IV – Correspondances – Paulhan Jean, Choix de lettres, 3 tomes, Gallimard, 1986, 1992, 1996. – Masson André, Correspondance 1916-1942, éditée par Françoise Levaillant, Lyon, La Manufacture, 1990. – « Correspondance entre Michel Leiris, Georges Bataille et Marcel Moré (juillet 1939) », Gradhiva, n° 13, 1993, pp. 70-81. – Correspondance de Michel Leiris à Louise Leiris [extraits], in Miroir de l’Afrique, édition établie, présentée et annotée par Jean Jamin, avec la collaboration de Jacques Mercier pour les textes ayant trait à l’Éthiopie, Gallimard, coll. « Quarto », 1995. – Laure [Colette Peignot], Une Rupture 1934, correspondance croisée de Laure avec Boris Souvarine, sa famille, Georges Bataille, Pierre et Jenny Pascal, Simone Weil, texte établi par Anne Roche et Jérôme Peignot, Éditions des Cendres, 1999. – Correspondance 1926-1962 Leiris & Paulhan, édition établie, présentée et annotée par Louis Yvert, Éditions Claire Paulhan, coll. « Pour mémoire », 2000.

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– Georges Bataille, Michel Leiris, Échanges et correspondances, édition établie et annotée par Louis Yvert, Gallimard, coll. « Les inédits de Doucet », 2004. – Correspondance : 1925-1973 Michel Leiris et Jacques Baron, édition établie, annotée et préfacée par Patrice Allain & Gabriel Parnet, Nantes, Éditions Joseph K, 2013. – Michel Leiris et Marcel Jouhandeau, Correspondance 1923-1977, Gallimard, coll. « Les cahiers de la NRF », 2021. V – Œuvres de Michel Leiris La bibliographie de Michel Leiris a été conçue grâce au précieux outil forgé par Louis Yvert : Bibliographie des écrits de Michel Leiris 1924-1995, JeanMichel Place, 1996. 1. Ouvrages – L’Afrique fantôme, Gallimard, coll. « Les Documents bleus », 1934 ; réédition Gallimard, 1951 ; coll. « Blanche » 1968 ; coll. « Bibliothèque des sciences humaines » 1981 ; coll. « Tel », 1988 ; coll. « Quarto », 1995. – Miroir de la tauromachie, GLM, 1938, réédition précédée de Tauromachies, Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana, 1981. – L’Âge d’homme, Gallimard, 1939 ; réédition précédée de De la littérature considérée comme une tauromachie, Gallimard, 1946 ; réédition Gallimard, coll. « Folio », 1973. – Haut Mal, Gallimard, 1943 ; réédition suivie d’Autres lancers, Gallimard, coll. « Poésie », 1969. – Aurora, Gallimard, 1946 ; réédition Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1977. – Biffures, La Règle du jeu I, Gallimard, 1948 ; réédition Gallimard, coll. « L’Imaginaire, 1991. – Fourbis, La Règle du jeu II, Gallimard, 1955 ; réédition Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1991. – La Possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar, Plon, 1958 ; réédition et précédée de La Croyance aux génies Zar en Éthiopie du Nord, Le Sycomore, 1980 ; réédition in Miroir de l’Afrique, édition établie, présentée et annotée par Jean Jamin, avec la collaboration de Jacques Mercier pour les textes ayant trait à l’Éthiopie, Gallimard, « Quarto », 1995.

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– Nuits sans nuit et quelques jours sans jour, Gallimard, 1961 ; réédition Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 2002. – Fibrilles, La Règle du jeu III, Gallimard, 1966 ; réédition Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1992. – Brisées, Mercure de France, 1966 ; réédition Gallimard, coll. « Folio », 1992. – Afrique noire : la création plastique, avec la collaboration de Jacqueline Delange, Gallimard, 1967 ; réédition du texte de Leiris seulement in Miroir de l’Afrique, édition établie, présentée et annotée par Jean Jamin, avec la collaboration de Jacques Mercier pour les textes ayant trait à l’Éthiopie, Gallimard, coll. « Quarto », 1995, pp. 1119-1367. – Mots sans mémoire [recueil de poésie comprenant Simulacre, 1925, Le Point cardinal, 1927, Glossaire j’y serre mes gloses, 1939, Bagatelles végétales, 1956, Marrons sculptés pour Mirò, 1961], Gallimard, 1969 ; réédition Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1998. – Frêle bruit, La Règle du jeu IV, Gallimard, 1976 ; réédition Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1992. – Le Ruban au cou d’Olympia, Gallimard, 1981 ; réédition Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1994. – Langage, tangage ou ce que les mots me disent, Gallimard, 1985 ; réédition Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1995. – À cor et à cri, Gallimard, 1988 ; réédition coll. « L’Imaginaire », 2000. – Opérratiques, édition établie par Jean Jamin, P.O.L., 1992. – Journal 1922-1989, édition établie, présentée et annotée par Jean Jamin, Gallimard, 1992 ; réédition coll. « Quarto », 2021. – C’est-à-dire, entretien avec Sally Price et Jean Jamin, suivi de « Titres et travaux », Jean-Michel Place, coll. « Cahiers de Gradhiva », 1992. – Zébrage, édition établie par Jean Jamin, Gallimard, coll. « Folio essais », 1992. – L’Évasion souterraine, texte établi et présenté par Catherine Maubon, Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana, 1992. – L’Homme sans honneur. Notes pour Le sacré dans la vie quotidienne, édition établie, présentée et annotée par Jean Jamin, Jean-Michel Place, 1994. – Miroir de l’Afrique, édition établie, présentée et annotée par Jean Jamin, avec la collaboration de Jacques Mercier pour les textes ayant trait à l’Éthiopie, Gallimard, coll. « Quarto », 1995. – Roussel & Co., édition établie par Jean Jamin, présentée et annotée par Annie Le Brun, Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana et Fayard, 1998.

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2. Textes publiés dans les périodiques et préface – « Désert de mains », Intentions, 3e année, n° 21, janvier-février 1924, pp. 2326. – « Sur l’esprit de Dieu » [poème de Sir Thomas Browne traduit et présenté par Michel Leiris], Intentions, 3e année, n° 28-30, décembre 1924, pp. 3-4. – « Trombe docile », Intentions, 3e année, n° 28-30, décembre 1924, pp. 3638. – « Le Pays de mes rêves », La Révolution surréaliste, 1re année, n° 2, 15 janvier 1925, pp. 27-29. – [Enquête sur le rêve : Le Monde de mes rêves est un monde minéral], Le Disque vert, Paris, Bruxelles, 3e année, 4e série, n° 2 [mars], 1925, pp. 34-35. – « Glossaire : j’y serre mes gloses », La Révolution surréaliste, 1re année, n° 3, 15 avril 1925, pp. 6-7. – [Une monstrueuse aberration…], La Révolution surréaliste, 1re année, n° 3, 15 avril 1925, p. 7. – « Glossaire : j’y serre mes gloses », La Révolution surréaliste, 1re année, n° 4, 15 juillet 1925, p. 7. – [Quatre rêves], La Révolution surréaliste, 1re année, n° 4, 15 juillet 1925, p. 7. – [Cinq rêves], La Révolution surréaliste, 1re année, n° 5, 15 octobre 1925, pp. 10-11. – « Glossaire : j’y serre mes gloses », La Révolution surréaliste, 2e année, n° 6, 1er mars 1926, pp. 20-21. – [Un rêve], La Révolution surréaliste, 2e année, n° 7, 15 juin 1926, pp. 8-9. – [5] « Poèmes » [« Petrefakt », « Bestial », « Enfance », « Nature sèche », « Trop tard »], Les Cahiers du Sud, Marseille, 15e année, n° 108, février 1929, pp. 50-53 ; réédition (sauf « Enfance ») in Haut Mal, Gallimard, 1943 ; réédition suivie d’Autres lancers, Gallimard, coll. « Poésie », 1969, pp. 27-30 et pp. 119-120. – « [André Masson] », brochure, contenant un poème de Leiris (n° VIII), encartée in Les Cahiers du Sud, Marseille, 15e année, n° 108, février 1929, pp. [14-15] ; réédition in Haut Mal, Gallimard, 1943 ; réédition suivie d’Autres lancers, Gallimard, coll. « Poésie », 1969, pp. 70-72. – « Aurora (fragment) », Les Cahiers du Sud, Marseille, 15e année, n° 114, juillet 1929, pp. 444-459 ; réédition en partie dans le chapitre III d’Aurora, Gallimard, 1946 ; réédition Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1977. – « Le Chasseur de têtes » La Nouvelle Revue française, 16e année, n° 190, 1er juillet 1929, pp. 23-25 ; réédition in Haut Mal, Gallimard, 1943 ; réédition suivie d’Autres lancers, Gallimard, coll. « Poésie », 1969, pp. 55-57.

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– « Les Pythonisses », Bifur, n° 2, 1929, pp. 104-109 ; réédition in Haut Mal, Gallimard, 1943 ; réédition suivie d’Autres lancers, Gallimard, coll. « Poésie », 1969, pp. 46-51. – « Civilisation », Documents, n° 4, septembre 1929, p. 222 ; réédition in Brisées, Mercure de France, 1966 ; réédition Gallimard, coll. « Folio », 1992, pp. 31-37. – « Alberto Giacometti », Documents, n° 4, septembre 1929, p. 209. – « Exposition Kalifala Sidibé (Galerie Georges Bernheim) », Documents, n° 6, novembre 1929, p. 343. – « Une peinture d’Antoine Caron », Documents, n° 7, décembre 1929, pp. 348-350 ; réédition in Zébrage, édition établie par Jean Jamin, Gallimard, coll. « Folio essais », 1992, pp. 13-20. – « Fox Movietone Follies of 1929 », Documents, n° 7, décembre 1929, p. 388 ; réédition in Brisées, Mercure de France, 1966 ; réédition Gallimard, coll. « Folio », 1992, pp. 54-57. – « Crachat. 2) l’eau à la bouche », Documents, n° 7, décembre 1929, p. 381 ; réédition in Brisées, Mercure de France, 1966 ; réédition Gallimard, coll. « Folio », 1992, pp. 49-51. – « Les Cloches de Nantes » [suivi de] « Une nuit », « Belle », « Nuages », « L’Amoureux des crachats », « Chansons », Cahiers du Sud, 17e année, n° 118, février 1930, pp. 19-26 ; réédition in Haut Mal, Gallimard, 1943 ; réédition suivie d’Autres lancers, Gallimard, coll. « Poésie », 1969, pp. 32-33, pp. 40-43 et pp. 58-66. – « Toiles récentes de Picasso », Documents, n° 2, [mars] 1930, pp. 57-70 ; réédition in Un Génie sans piédestal et autres écrits sur Picasso, Fourbis, 1992. – « L’homme et son intérieur », Documents, n° 5, [juin ou juillet] 1930, pp. 261-266 ; réédition in Brisées, Mercure de France, 1966 ; réédition Gallimard, coll. « Folio », 1992, pp. 58-63. – « L’œil de l’ethnographe. À propos de la mission Dakar-Djibouti », Documents, n° 7, [décembre] 1930, p. 413 ; réédition Zébrage, édition établie par Jean Jamin, Gallimard, coll. « Folio essais », 1992, pp. 26-34. – « Savannah », Chantiers, 3e année, n° 9, juillet 1930, pp. 10-11 ; réédition in Haut Mal, Gallimard, 1943 ; réédition suivie d’Autres lancers, Gallimard, coll. « Poésie », 1969, pp. 52-54. – « Le Promeneur de Barcelone », Cahiers du Sud, 18e année, n° 128, février 1931, pp. 1-4 ; réédition in Haut Mal, Gallimard, 1943 ; réédition suivie d’Autres lancers, Gallimard, coll. « Poésie », 1969, pp. 88-93.

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– « Les Galériens », Omnibus, almanach das Jahr 1932, Berlin, Düsseldorf, pp. 121-122 ; réédition in Haut Mal, Gallimard, 1943 ; réédition suivie d’Autres lancers, Gallimard, coll. « Poésie », 1969, pp. 44-45. – « La jeune ethnographie », Masses, Hommage à Karl Marx, n° 3, mars 1933, pp. 10-11. – « Danses funéraires Dogon (Extrait d’un carnet de route) », Minotaure, n° 1, juin 1933, pp. 73-76. – « Max Raphael : Proudhon-Marx-Picasso », La Critique sociale, n° 9, septembre 1933, p. 147. – « Edouard Simmel : Comment l’homme forma son Dieu », La Critique sociale, n° 9, septembre 1933, p. 146. – « Marie Bonaparte : Edgar Poe », La Critique sociale, n° 10, novembre 1933, pp. 185-187. – « Max Eastman : L’Apprenti révolutionnaire », La Critique sociale, n° 10, novembre 1933, p. 192. – « L’Afrique fantôme (fragments d’un journal de voyage) », La Nouvelle Revue française, 22e année, n° 243, 1er décembre 1933, pp. 866-886. – « Les Veilleurs de Londres », Cahiers du Sud, 21e année, n° 167, décembre 1934, pp. 773-778 ; réédition in Haut Mal, Gallimard, 1943 ; réédition suivie d’Autres lancers, Gallimard, coll. « Poésie », 1969, pp. 111-118. – « Documents sur Raymond Roussel », La Nouvelle Revue française, 23e année, n° 259, 1er avril 1935, pp. 575-582 ; réédition in Roussel & Co, édition établie par Jean Jamin, présentée et annotée par Annie Lebrun, Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana et Fayard, 1998. – « Fred Astaire », La Bête noire, n° 1, avril 1935, p. 6. – « Le voyageur et son ombre », La Bête noire, n° 1, avril 1935, p. 8. – « La Nuit remue par Henri Michaux (Gallimard, éd.) », La Bête noire, n° 2, mai 1935, p. 2. – « Pauvre Bête noire », La Bête noire, n° 2, mai 1935, p. 3. – « La Néréide de la mer rouge (fragments) », Mesures, 2e année, n° 1, 15 janvier 1936, pp. 165-180 ; réédition en intégralité in Haut Mal, Gallimard, 1943 ; réédition suivie d’Autres lancers, Gallimard, coll. « Poésie », 1969, pp.121-139. – « Lucrèce et Judith », Mesures, 2e année, n° 3, 15 juillet 1936, pp. 69-95. – « Le sacré dans la vie quotidienne », La Nouvelle Revue française, n° 298, 1er juillet 1938, pp. 26-38 ; réédition in Hollier Denis (éd.), Le Collège de sociologie 1937-1939, Gallimard, 1979 ; réédition coll. « Folio essais », 1995, pp. 94-118. – Avec Georges Bataille et Roger Caillois, « Déclaration du Collège de sociologie sur la crise internationale », La Nouvelle Revue française, n° 302,

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1er novembre 1938 ; réédition in Hollier Denis (éd.), Le Collège de sociologie 1937-1939, Gallimard, 1979 ; réédition Gallimard, coll. « Folio essais », 1995, pp. 362-363. – « Apollinaire citoyen de Paris », Les Lettres françaises, n° 6, avril 1943, p. 6. – « Mallarmé, professeur de morale », Les Lettres françaises, n° 9, septembre 1943, pp. 1 et 3 ; réédition in Brisées, Mercure de France, 1966 ; réédition Gallimard, coll. « Folio », 1992, pp. 82-83. – « Oreste et la cité », Les Lettres françaises, n° 12, décembre 1943, p. 3 ; réédition in Brisées, Mercure de France, 1966 ; réédition Gallimard, coll. « Folio », 1992, pp. 84-88. – « Le Lever des amants », Poésie 44, n° 17, décembre 1943 – janvier-février 1944, pp. 24-26. – « Chansons », Fontaine, n° 32, [janvier ou février] 1944, pp. 180-192. – « Arithmétique du Maréchal », L’Éternelle revue, n° 2, juillet 1944, p. 10, réédition in Gradhiva, n° 27, 2000, brouillon pour illustrer l’article de Pierre Lassave, « Le puzzle des graphies chez Michel Leiris », pp. 15-25. – « Saint Matorel martyr », Cahiers d’art, 1940-1944 [printemps1945], pp. 42-52 ; réédition in Brisées, Gallimard, 1966 ; réédition Gallimard, coll. « Folio essais », 1992, pp. 93-103. – « Dimanche », Les Temps modernes, n° 5, février 1946, pp. 783-812. – « Présentation de “La fuite” », Labyrinthe, Genève, 2e année, n° 17, 15 février 1946, p. 9 ; réédition in Brisées, Mercure de France, 1966 ; réédition Gallimard, coll. « Folio », 1992, pp. 110-114. – « Dimanche (suite et fin) », Les Temps modernes, n° 6, mars 1946, pp. 10451068. – [« La Maison de Bernarda »], compte rendu de la pièce de Federico Garcia Lorca, Les Temps modernes, n° 6, mars 1946, pp. 1119-1121 ; réédition in Brisées, Gallimard, 1966 ; réédition Gallimard, coll. « Folio essais », 1992, pp.115-118. – [« Divines paroles »], compte rendu de la pièce de Ramòn del Valle-Inclàn, Les Temps modernes, n° 7, avril 1946, pp.1342-1344 ; réédition in Brisées, Gallimard, 1966 ; réédition Gallimard, coll. « Folio essais », 1992, pp.123126. – « [Réponse à l’enquête : « Faut-il brûler Kafka ? »], Action, hebdomadaire de l’indépendance française, n° 93, 14 juin 1946, p. 12 ; réédition in Brisées, Gallimard, coll. « Folio essais », 1992, pp. 127-128. – [Sartre et Baudelaire], préface à l’ouvrage de Jean-Paul Sartre, Baudelaire, Gallimard, coll. « Les Essais », 1946, pp. VII-XIII ; réédition in Brisées, Gallimard, 1966 ; réédition Gallimard coll. « Folio essais », 1992, pp. 136140.

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– « D’enfer à ce sans nul échange », Les Temps modernes, n° 29, février 1948, pp. 1372-1380 ; réédition in Haut Mal, Gallimard, 1943 ; réédition suivie d’Autres lancers, Gallimard, coll. « Poésie », 1969, pp. 207-216. – « Martinique, Guadeloupe, Haïti », Les Temps modernes, n° 52, février 1950, pp. 1345-1368. – « L’Ethnographe devant le colonialisme », Les Temps modernes, n° 58, août 1950, pp. 357-374 ; réédition in Brisées, Gallimard, 1966 ; réédition Gallimard, coll. « Folio essais », 1992, pp. 141-164. – « Congrès des peuples pour la paix, Vienne 1952 », Défense de la paix, n° 23, avril 1953, pp. 87-94. – « Je suis écœuré jusqu’à la nausée… », L’Humanité, 16 juillet 1953, p. 5. – « La Démocratie est doublement bafouée… », L’Humanité, 30 juillet 1953, p. 5. – « Laissez-moi tout d’abord vous dire… », L’Humanité, 7 août 1953, p. 6. – « Conception et réalité chez Raymond Roussel », Critique, n° 89, octobre 1954, pp. 821-835 ; réédition in Roussel & Co., édition établie par Jean Jamin, présentée et annotée par Annie Le Brun, Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana, Fayard, 1998, pp. 247-263. – « Le Réalisme mythologique de Michel Butor », Critique, n° 129, février 1958, pp. 99-118 ; réédition in Brisées, Gallimard, 1966 ; réédition Gallimard, coll. « Folio essais », 1992, pp. 241-267. – « De Bataille l’Impossible à l’impossible “Documents” », Critique, n° 195196, août-septembre, 1963, « Hommage à Georges Bataille », pp. 685-693 ; réédition in Brisées, Gallimard, 1966 ; réédition Gallimard, coll. « Folio essais », 1992, pp. 288-299. – « Qui est Aimé Césaire ? », Critique, n° 216, mai 1965, pp. 395-402 ; réédition in Brisées, Gallimard, 1966 ; réédition Gallimard, coll. « Folio essais », 1992, pp. 303-314. – « Panorama du “Panorama” », Critique, n° 351-352, août-septembre 1976, n° spécial « Limbour l’irréductible », pp. 791-799 ; réédition in Zébrage, édition établie par Jean Jamin, Gallimard, coll. « Folio essais », 1992, pp. 181193. – « Bacon le hors-la-loi », Critique, n° 408, mai 1981, pp. 519-525 ; réédition in Bacon le hors-la-loi, Fourbis, 1989. – « 45 rue Blomet », Revue de musicologie, t. 68, n° 1-2, [décembre] 1982, « Les Fantaisies du voyageur : XXXIII Variations Schaeffner », pp. 57-63 ; réédition in Zébrage, Gallimard, coll. « Folio essais », 1992, pp. 219-229. – « Journal 1942-1945 », Les Temps modernes, n° 552-553, juillet-août 1992, pp. 1-59.

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– « Un projet de revue » [1936 ?], transcription réalisée par Jean Jamin, La Revue des revues, n° 18, 1994, pp. 6-14. VI – À propos de Michel Leiris 1. Ouvrages – Armel Aliette, Michel Leiris [biographie], Fayard, 1997. – Clavel André, Michel Leiris, Henri Veyrier, coll. « Les Plumes du temps », 1984. – Kleiber Pierre-Henri, Glossaire j’y serre mes gloses de Michel Leiris et la question du langage, L’Harmattan, coll. « Critiques littéraires », 1999. – Lejeune Philippe, Lire Leiris. Autobiographie et langage, Klincksieck, coll. « Bibliothèque du XXe siècle », 1975. – Maillis Annie, Michel Leiris, l’écrivain matador, L’Harmattan, coll. « Critiques littéraires », 1998. – Marmande Francis (éd.), Michel Leiris, le siècle à l’envers [colloque], Éditions Farrago / Éditions Léo Scheer, 2004. – Masson Catherine, L’Autobiographie et ses aspects théâtraux chez Michel Leiris, L’Harmattan 1995. – Maubon Catherine, Michel Leiris, en marge de l’autobiographie, José Corti, 1994. – Nadeau Maurice, Michel Leiris et la quadrature du cercle, Julliard, coll. « Dossiers des “Lettres nouvelles” », 1963. – Pibarot Anne, Michel Leiris, des premiers écrits à “L’Âge d’homme”, Nîmes, Théétète éditions, 2004. – Poitry Guy, Michel Leiris, Dualisme et totalité, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, coll. « Cribles », 1995. – Saillier Didier, Le Merveilleux chez Michel Leiris, L’Harmattan, coll. « Critiques littéraires », 2022. – Sermet Joëlle de, Michel Leiris poète surréaliste, PUF, coll. « Écriture », 1997. – Simon Roger H., Orphée médusé. Autobiographies de Michel Leiris, Lausanne, L’Âge d’homme, coll. « Lettera », 1984. – Yvert Louis, Bibliographie des écrits de Michel Leiris 1924-1995, JeanMichel Place, 1996.

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2. Périodiques * Numéros spéciaux – « Michel Leiris », Magazine littéraire, n° 302, septembre 1992. – « Exigence de Bataille. Présence de Leiris », Francis Marmande (éd.), Textuel, n° 30, 1996. – « Michel Leiris », Europe, n° 847-848, novembre-décembre 1999. * Articles de revues ou d’ouvrages – Alexandrian Sarane, « Les jours et les nuits de Michel Leiris », in Le Surréalisme et le rêve, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1974, pp. 346-366. – Anzieu Didier, L’Auto-analyse, PUF, 1959, pp. 191-194. – Blanchot Maurice, « Regards d’outre-tombe », in La Part du feu, Gallimard, 1949, pp. 238-248. – Butor Michel, « Une autobiographie dialectique », in Critique, n° 103, décembre 1955, pp. 1046-1055 ; réédition in Répertoire, Éditions de Minuit, 1960, pp. 262-270 ; réédition in Essais sur les modernes, Gallimard, 1964. – Cogez Gérard, « Le continent de l’autre mère. Michel Leiris en Afrique », Gradhiva, n° 28, 2000, pp. 47-59. – Jamin Jean, « Les chemins de la Gradiva », Gradhiva, n° 2, été 1987, p. 3. – Jamin Jean, « Michel Leiris », Gradhiva, n° 9, 1991, p. 3. – Jamin Jean, « Introduction », in Michel Leiris, Miroir de l’Afrique, Gallimard, coll. « Quarto », 1995, pp. 9-59. – Jamin Jean, Revues en revue, document publicitaire des Jean-Michel Place, printemps 1995, p 2 ; réédition in Louis Yvert, Bibliographie des écrits de Michel Leiris 1924-1995, Jean-Michel Place, 1996, p. 359. – Lejeune Philippe, « Michel Leiris, autobiographie et poésie », in Le Pacte autobiographique [1975], Éditions du Seuil, coll. « Points essais », 1996. – Levinas Emmanuel, « La transcendance des mots. À propos de Biffures », Les Temps modernes, n° 44, juin 1949, pp. 1090-1095 ; réédition in L’Ire des vents, n° 3-4, 1981, « Autour de Michel Leiris », pp. 57-63. – Marmande Francis, présentation « Mandarins ou malandrins ? », in Francis Marmande (éd.), Michel Leiris, le siècle à l’envers [colloque], Éditions Farrago / Éditions Léo Scheer, 2004, pp. 7-11. – Paulme Denise, « Michel Leiris : quelques souvenirs », in Francis Marmande (éd.), Michel Leiris, le siècle à l’envers [colloque], Éditions Farrago / Éditions Léo Scheer, 2004, pp. 79-83.

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– Pibarot Annie, « “Et quelle envie de casser tout…” La participation de Michel Leiris à La Critique sociale », in Anne Roche (éd.), Boris Souvarine et La Critique sociale, La Découverte, 1990, pp. 216-226. – Poitry Guy, « Le jeu autobiographique », Magazine littéraire, n° 302, septembre 1992, pp. 28-31. – Pontalis Jean-Bertrand, « Michel Leiris ou la psychanalyse sans fin », Après Freud, Gallimard, coll. « Tel », 1968, pp. 313-334. – Surya Michel, « Georges Bataille, Michel Leiris : une intenable amitié », in « Exigence de Bataille. Présence de Leiris », Francis Marmande (éd.), Textuel, n° 30, mai 1996. VII – Articles cités du corpus revuiste La Révolution surréaliste – Boiffard Jacques-André, Éluard Paul, Vitrac Roger, « Préface », La Révolution surréaliste, 1re année, n° 1, 1er décembre 1924, p. 1. – Breton André, « Le bouquet sans fleurs », La Révolution surréaliste, 1re année, n° 2, 15 janvier 1925, p. 25. – Breton André, « Second manifeste du surréalisme », La Révolution surréaliste, 5e année, n° 12, 15 décembre 1929, pp. 1-17. – Collectif, « Lettre aux recteurs des universités européennes », La Révolution surréaliste, 1re année, n° 3, 15 avril 1925, p. 11. – Crevel René, « Je ne sais pas découper », La Révolution surréaliste, 1re année, n° 2, 15 janvier 1925, p. 26. Clarté – Fourrier Marcel, « Lettre aux lecteurs de Clarté », Clarté, n° 1, nouvelle série, 15 juin 1926. Documents – Bataille Georges, « Le Cheval académique », Documents, n° 1, avril 1929, pp. 27-31. – Bataille Georges, « Le Tour du monde en quatre-vingts jours », Documents, n° 5, octobre 1929, pp. 260-262. – Bataille Georges, « Le gros orteil », Documents, n° 6, novembre 1929, pp. 297-302.

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– Bataille Georges, « Informe », Documents, n° 7, décembre 1929, p. 382. – Bataille Georges, « Les Pieds nickelés », Documents, n° 4, 1930, pp. 214216. – Desnos Robert, « Cinéma d’avant-garde », Documents, n° 7, décembre 1929, p. 387. – Desnos Robert, « La ligne générale », Documents, n° 4, 1930, pp. 220-221. – Elbé Marie, « Manet et la critique de son temps », Documents, n° 2, 1930, pp. 84-90. – Elbé Marie, « Le scandale Courbet », Documents, n° 4, 1930, pp. 227-233. – Einstein Carl, « À propos de l’exposition de la Galerie Pigalle », Documents, n° 2, 1930, p. 104. – Griaule Marcel, « Un coup de fusil », Documents, n° 1, 1930, p. 133. – Griaule Marcel, « Poterie », Documents, n° 4, 1930, p. 236. – Hervé Roger, « Sacrifices humains du Centre-Amérique », Documents, n° 4, 1930, pp. 205-213. – Jacobsthal Paul, « Les têtes de Roquepertuse », Documents, n° 2, 1930, pp. 92-95. – Jamot Paul, « L’exposition Delacroix », Documents, n° 5, 1930, pp. 249260. – Rivière George-Henri, « Le Musée d’Ethnographie du Trocadéro », Documents, n° 1, avril 1929, pp. 54-58. – Schaeffner André, « Le Capriccio d’Igor Strawinsky », Documents, n° 7, décembre 1929, p. 346. Minotaure – Griaule Marcel, « Introduction méthodologique », Minotaure, n° 2, 15 juin 1933, pp. 7-12. – Griaule Marcel, « Le chasseur du 20 octobre », Minotaure, n° 2, 15 juin 1933, pp. 31-44. – Rivet Paul et Rivière Georges-Henri, « La Mission ethnographique de linguistique Dakar-Djibouti », Minotaure, n° 2, 15 juin 1933, pp. 3-6. La Critique sociale – Anonyme, « Revue des revues », La Critique sociale, n° 1, mars 1931, p. 41. – Bataille Georges, compte rendu de « R. Von Kraft-Ebing : “Psychopathia sexualis” », La Critique sociale, n° 3, octobre 1931, pp. 191-192. – Bataille Georges, « À propos de Kraft-Ebing », La Critique sociale, n° 5, mars 1932, pp. 239-240.

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– Bataille Georges et Queneau Raymond, « La critique des fondements de la dialectique hégélienne », La Critique sociale, n° 5, mars 1932, pp. 209-214. – Bataille Georges, « La notion de dépense », La Critique sociale, n° 7, janvier 1933, pp. 7-15. – Bataille Georges, « La structure psychologique du fascisme », La Critique sociale, n° 10, novembre 1933, pp. 159-165 et n° 11, mars 1934, pp. 205-211. – Bernier Jean, « À propos de Kraft-Ebing », La Critique sociale, n° 4, décembre 1931, pp. 191-192. – Bernier Jean, « Quelques mots de réponse », La Critique sociale, n° 5, mars 1932, p. 240. – Dickmann Julius, « À propos d’une théorie de l’esclavage », La Critique sociale, n° 10, novembre 1933, pp. 199-200. – Freud Sigmund, extrait de « L’avenir d’une illusion », La Critique sociale, n° 5, mars 1932, pp. 197-201. – Korsch Karl, « Sur Hegel – sur le “Capital” », La Critique sociale, n° 6, septembre 1932, p. 283. – Laurat Lucien, compte rendu de « Julius Dickmann : “Das Grundgesetz der sozialen Entwicklung” », La Critique sociale, n° 6, septembre 1932, p. 257. – Liénert E., compte rendu de « L. Laurat : Bilans. Cent années d’économie mondiale », La Critique sociale, n° 3, octobre 1931, p. 127. – Queneau Raymond, compte rendu de « Cdt. Lefebvre des Noëttes : “L’Attelage. Le cheval de selle à travers les âges. Contribution à l’histoire de l’esclavage” », La Critique sociale, n° 7, janvier 1933, pp. 39-40. – Rosen Ch., compte rendu de « Les méthodes de la statistique de la morbidité et de la mortalité professionnelles », La Critique sociale, n° 3, octobre 1931, p. 134. – Souvarine Boris, « Perspective de travail », La Critique sociale, n° 1, mars 1931, p. 3. – Souvarine Boris, comptes rendus de « Douze ouvrages du Bureau d’éditions », La Critique sociale, n° 1, mars 1931, pp. 25-26. – Souvarine Boris, compte rendu de « Lydia Bach : “Histoire de la Révolution” », La Critique sociale, n° 3, octobre 1931, pp. 125-126. – Souvarine Boris, compte rendu de « Vladimir Pozner : “URSS” », La Critique sociale, n° 9, septembre 1933, p. 133. – Weil Simone, compte rendu de « Lénine : “Matérialisme et Empiriocriticisme” », La Critique sociale, n° 10, novembre 1933, pp. 182-185.

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La Nouvelle Revue française – Bataille George, « L’apprenti sorcier », « Pour un Collège de sociologie », La Nouvelle Revue française, n° 298, 1er juillet 1938 ; réédition in Denis Hollier (éd.), Le Collège de sociologie 1937-1939, Gallimard, 1979 ; réédition Gallimard, coll. « Folio essais », 1995, pp. 302-326. – Caillois Roger, « Le vent d’hiver », « Pour un Collège de sociologie », La Nouvelle Revue française, n° 298, 1er juillet 1938 ; réédition in Denis Hollier (éd.), Le Collège de sociologie 1937-1939, Gallimard, 1979 ; réédition Gallimard, coll. « Folio essais », 1995, pp. 328-353. La Bête noire – Anonyme, « Contenter tout le monde », La Bête noire, n° 1 avril 1935, p. 5. – Anonyme, « Les portraits de Rogi André », La Bête noire, n° 3, juin 1935, p. 4. – Anonyme, « Le Congrès des écrivains pour la défense de la culture ou l’espoir en l’homme », La Bête noire, n° 4, juillet 1935, p. 1. – Barrault Jean-Louis, « Un mimodrame : “autour d’une mère” », La Bête noire, n° 3, juin 1935, p. 7. – Baron Jacques, « Affaires de mœurs », La Bête noire, n° 2, mai 1935, p. 3. – Baron Jacques, « Exposition Élie Lascaux », La Bête noire, n° 3, juin 1935, p. 4. – Deux aveugles (Les) [Efstrado Tériade et Maurice Raynal], « Paris s’em… », La Bête noire, n° 1, avril 1935, p. 1. – Fleuret Fernand, « Entre les clous », La Bête noire, n° 4, juillet 1935, p. 6. – Moré Marcel, « Aéromusique ou aérophagie », La Bête noire, n° 2, mai 1935, p. 7. – Moré Marcel, « Procès à propos d’un procès », La Bête noire, n° 2, mai 1935, p. 6. – Pierre-Quint Léon, « Mises au point », La Bête noire, n° 1, avril 1935, p. 2. – Pierre-Quint Léon, « Relief et platitude du cinéma », La Bête noire, n° 1, avril 1935, p. 6. – Pierre-Quint Léon, « Engagés volontaires ou francs-tireurs », La Bête noire, n° 3, juin 1935, p. 1. – Queneau Raymond, « La mode intellectuelle », La Bête noire, n° 1, avril 1935, p. 2. – Queneau Raymond, « L’air de la chanson », La Bête noire, n° 2, mai 1935, p. 3.

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– Vitrac Roger, « Pour quatre planches et pas grand-chose », La Bête noire, n° 3, juin 1935, p. 7. Présence africaine – Balandier Georges, « Le noir est un homme », Présence africaine, n° 1, novembre-décembre 1947, pp. 31-36. – Diop Alioune, « Niam n’goura ou les raisons d’être de Présence Africaine », Présence africaine, n° 1, novembre-décembre 1947, pp. 7-14. – Naville Pierre, « Présence africaine », Présence africaine, n° 1, novembredécembre 1947, p. 45. – Sartre Jean-Paul, « Présence noire », Présence africaine, n° 1, novembredécembre 1947, pp. 28-29. VIII – Études sur les revues et l’édition 1. Ouvrages – Boschetti Anna, Sartre et Les Temps modernes. Une entreprise intellectuelle, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1985. – Chartier Roger, Martin Henri-Jean (éd.), Histoire de l’édition française, tome 4, Le livre concurrencé 1900-1950, Promodis, 1985 ; réédition Fayard, 1991. – Didi-Huberman Georges, La Ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille [à propos de Documents], Macula, 1995. – Hebey Pierre (édition établie et présentée par), L’Esprit NRF 1908-1940, Gallimard, 1990. – Imbert Maurice, Sorin Raphaël (éd.), Adrienne Monnier et La Maison des Amis des livres 1915-1951, IMEC Éditions, 1991. – Mousli Béatrice, Intentions, histoire d’une revue littéraire des années vingt, Ent’revues, 1995. – Nourissier François, Un siècle NRF, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2000. – Paire Alain, Chronique des Cahiers du Sud, 1914-1966, IMEC Éditions, 1993. – Patron Sylvie, Critique 1946-1996, une encyclopédie de l’esprit moderne, IMEC Éditions, coll. « l’Édition contemporaine », 1999. – Roche Anne, (éd.), Boris Souvarine et la Critique sociale, La Découverte, 1990.

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– Roche Anne, (éd.), Des années trente : groupes et ruptures, actes du colloque, Éditions CNRS, 1985. – Sebbag Georges, Bataille Leiris Einstein. Le moment Documents (avril 1929 - avril 1931), Jean-Michel Place éditeur, 2022. – Winock Michel, « Esprit » : des intellectuels dans la cité 1930-1950, Éditions du Seuil, 1975 ; réédition Éditions du Seuil, coll. « Points Histoire », revue et augmentée, 1996. 2. Périodiques * Collections – La Revue des revues, revue semestrielle publiée par l’Association Ent’revues avec la collaboration de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), depuis 1986. – La Révolution surréaliste 1924-1929, préface de Georges Sebbag, « Le pavillon noir du temps », réimpression en fac-similé, Jean-Michel Place, 1975. – Documents 1929-1930, préface de Denis Hollier, « La valeur d’usage de l’impossible », 2 vol., réimpression en fac-similé, Jean-Michel Place, 1991. – Minotaure 1933, réimpression en fac-similé des quatre premiers numéros, Albert Skira-Flammarion, 1981. – La Critique sociale, réimpression en fac-similé, précédée par un prologue de Boris Souvarine, La Différence, 1983. – La Bête noire, artistique et littéraire paraissant le 1er de chaque mois, 4 numéros parus en 1935 (avril-mai-juin-juillet), exemplaires consultés à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, réf. AJ-II3. * Numéros spéciaux et catalogues – Situation et avenir des revues, actes du colloque des 5 et 6 mars 1975, Nice, Centre du XXe siècle, 1976. – « Les revues dans la vie intellectuelle, 1885-1914 », Cahiers Georges Sorel, n° 5, 1987. – Regards sur Minotaure, catalogue de l’exposition, Genève, Musée d’art et d’histoire, 1987. – « L’écrivain chez son éditeur », Revue des sciences humaines, n° 219, juillet-septembre 1990. – « Sociabilités intellectuelles », Nicole Racine et Michel Trebitsch (éd.), Cahiers de L’IHTP, n° 20, mars 1992.

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– Jean Ballard & Les Cahiers du Sud, Marseille, Centre de la Vieille Charité, 1993, catalogue de l’exposition qui s’est tenue à Marseille du 1er au 31 octobre 1993. – « Georges Bataille » [et ses collaborations dans les revues], Les Temps modernes, n° 602, décembre 1998 – janvier-février 1999. * Articles de revues ou d’ouvrages – Anonyme « Minotaure, revue surréaliste », Encyclopædia Universalis, Thésaurus index **, 1985, pp. 1971-1972. – Anonyme « Tériade », Encyclopædia Universalis, Thesaurus index ***, 1985, p. 2921. – Balmand Pascal, « Combat et les revues de la Jeune Droite des années 30 », in Histoire des droites en France, vol. 2, Cultures, Gallimard, 1992, pp. 293294. – Bonnaud-Lamotte Danielle, Paleyret Guy, Relinger Jean, Rispail Jean-Luc, « 1933, année normative ? », in Des années trente : groupes et ruptures, actes du colloque, Anne Roche et Christian Tarting (éd.), Éditions du CNRS, 1985. – Boschetti Anna, « Les Temps modernes dans le champ littéraire, 19451970 », La Revue des revues, n° 7, printemps 1989, pp. 6-13. – Boschetti Anna, « Des revues et des hommes », La Revue des revues, n° 18, 1994, pp. 51-65. – Bouffartigue Delphine, article « Les Temps modernes », in Jacques Julliard, Michel Winock (éd.), Dictionnaire des intellectuels français, Éditions du Seuil, 1996, p. 1100. – Carassou Michel, article « Intentions », in Jean-Michel Place et André Vasseur (éd.), Bibliographie des revues et journaux littéraires des XIXe siècle et XXe siècles, tome troisième 1915-1930, Jean-Michel Place, 1977, pp. 132135. – Carraud Christophe, « Le “phénomène des revues” », La Revue des revues, n° 25, 1998, pp. 11-20. – Cornick Martyn, « Les Années Paulhan à La Nouvelle Revue française », La Revue des revues, n° 18, 1997, pp. 33-42. – Corpet Olivier, chapitre V « La revue », in Jean-François Sirinelli (éd.), Histoire des droites en France, Gallimard, 1992, pp. 161-212. – Corpet Olivier, « Présentation », La Revue des revues, n° 18, 1994, pp. 3-5. – Decaudin Michel, « Formes et fonctions de la revue littéraire au XXe siècle », in Situation et avenir des revues littéraires, actes du colloque des 5 et 6 mars 1975, Nice, Centre du XXe siècle, 1976, pp. 15-22.

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– Domenach Jean-Marie, « La revue et son public », in Situation et avenir des revues littéraires, actes du colloque des 5 et 6 mars 1975, Nice, Centre du XXe siècle, 1976, pp. 45-55. – Domenach Jean-Marie, « Entre le prophétique et le clérical », La Revue des revues, n° 1, mars 1986, pp. 21-30. – Dreyfus Michel, article « Masses », in Jacques Julliard, Michel Winock (éd.), in Dictionnaire des intellectuels français, Éditions du Seuil, 1996, p. 764. – Duvignaud Jean, « Préface » à Chronique des Cahiers du Sud, 1914-1966, IMEC Éditions, 1993. – Fouché Pascal, « L’édition littéraire, 1914-1950 », in Roger Chartier, HenriJean Martin (éd.), Histoire de l’édition française, Promodis, 1985 ; réédition Fayard, 1991 ; tome 4, Le livre concurrencé 1900-1950, pp. 210-268. – Guiraud Jean-Michel, « Les grands moments des Cahiers du Sud : jalons pour un itinéraire », in catalogue de l’exposition qui s’est tenue à Marseille du 1er au 31 octobre 1993, Jean Ballard & les Cahiers du Sud, Marseille, Centre de la Vieille Charité, 1993. – Hollier Denis, « La valeur d’usage de l’impossible », préface à la réimpression en fac-similé de Documents, Jean-Michel Place, 1991, p. VIII. – Holman Valérie, « Albert Skira 1904-1973 brève notice biographique », Regards sur Minotaure, catalogue de l’exposition, Genève, Musée d’art et d’histoire, 1987, pp. 241-243. – Jamin Jean, « Les métamorphoses de L’Afrique fantôme », Critique, mars 1982, n° 418, pp. 200-212. – Jamin Jean, « De l’humaine condition de Minotaure », Regards sur Minotaure, catalogue de l’exposition, Genève, Musée d’art et d’histoire, 1987, pp. 79-87. – Jamin Jean, « Documents et le reste… De l’anthropologie dans les basfonds », La Revue des revues, n° 18, 1994, pp. 15-24. – Jamin Jean, « Documents revue. La part maudite de l’ethnographie », L’Homme, n° 151, 1999, pp. 257-266. – Julliard Jacques, « Le monde des revues au début du siècle. Introduction », Cahiers Georges Sorel, n° 5, 1987, « Les revues dans la vie intellectuelle 1885-1914 », pp. 3-9. – Karakatsoulis Anne, article « La Revue des deux mondes », in Jacques Julliard, Michel Winock (éd.), Dictionnaire des intellectuels français, Éditions du Seuil, 1996, pp. 971-972. – Kochmann René, « Gaillard/Ballard et les Cahiers », in Jean Ballard et les Cahiers du Sud, Marseille, Centre de la Vieille Charité, 1993, catalogue de

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l’exposition qui s’est tenue à Marseille du 1er au 31 octobre 1993, pp. 152154. – Lecoq Benoît, « Les revues », in Roger Chartier, Henri-Jean Martin (éd.), Histoire de l’édition française, tome 4, Le livre concurrencé 1900-1950, Promodis, 1985 ; réédition Fayard, 1991, p. 353. – Lesage Claire, « Des avant-gardes en travail », Revue des sciences humaines, « l’écrivain chez son éditeur », n° 219, juillet-septembre 1990, pp. 85-105. – Levie Sophie, « Marguerite Caetani et Commerce : un cas de mécénat revuiste », La Revue des revues, n° 18, 1994, pp. 43-49. – Maubon Catherine, « Documents : La part de l’ethnographie », Les Temps modernes, n° 602, « Georges Bataille », décembre 1998 - janvier-février 1999, pp. 48-65. – Ottinger Didier, « Isolateur et court-circuit », Les Temps modernes, n° 602 « Georges Bataille » [et ses collaborations dans les revues], décembre 1998 janvier-février 1999, pp. 66-77. – Paire Alain, « Les Cahiers du Sud et Le Grand Jeu, 1927-1944 », La Revue des revues, n° 14, 1992, pp. 25-36. – Paquot Thierry, « Portrait Boris Souvarine », La Revue des revues, n° 1, mars 1986, p. 23. – Place Jean-Michel, article « L’Œuf dur », in Jean-Michel Place et Vasseur André (éd.), Bibliographie des revues et journaux littéraires des XIXe siècle et XXe siècles, tome troisième 1915-1930, Jean-Michel Place, 1977. – Pluet-Despatin Jacqueline, « Une contribution à l’histoire des intellectuels : les revues », Les Cahiers de l’IHTP, « Sociabilités intellectuelles, lieux, milieux, réseaux », Nicole Racine et Michel Trebitsch (éd.), n° 20, mars 1992, pp. 125-136. – Préchasson Christophe, Les Années électriques 1880-1910, chapitre 5 « Le monde des revues », La Découverte, coll. « Textes à l’appui », série « L’aventure intellectuelle de la France au XXe siècle », 1991, pp. 156-157. – Racine Nicole, « Une revue d’intellectuels communistes dans les années vingt : “Clarté” (1921-1928), Revue française de science politique, n° 3, 1967, pp. 484-519. – Racine Nicole, article « Europe », in Jacques Julliard, Michel Winock (éd), Dictionnaire des intellectuels français, Éditions du Seuil, 1996, pp. 457-459. – Rasmussen Anne, article « Revue de Paris », in Jacques Julliard, Michel Winock (éd.), Dictionnaire des intellectuels français, Éditions du Seuil, 1996, pp. 969-971. – Rasmussen Anne, article « Revue bleue », in Jacques Julliard, Michel Winock (éd.), Dictionnaire des intellectuels français, Éditions du Seuil, 1996, pp. 968-969.

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– Rasmussen Anne, article « La Revue universelle », in Jacques Julliard, Michel Winock (éd.), Dictionnaire des intellectuels français, Éditions du Seuil, 1996, pp. 976-977. – Roche Anne, article « Monde », in Jacques Julliard, Michel Winock (éd.), Dictionnaire des intellectuels français, Éditions du Seuil, 1996, pp. 794-795. – Sebbag Georges, « La revue surréaliste et ses meneurs », La Revue des revues, n° 18, 1994, pp. 25-32. – Sollers Philippe, « Solitude de Bataille », Les Temps modernes, n° 602, décembre 1998 - janvier-février 1999, pp. 246-262. – Souvarine Boris, « Prologue », à la réimpression de La Critique sociale, La Différence, 1983, pp. 7-26. – Thibaud Paul, « À propos des revues, à propos de l’intelligentsia, à propos de cette revue », Esprit, n° 3, mars 1977, pp. 519-528. – Waldberg Patrick, « Le Cercle communiste démocratique au café du BelAir », « Le Monde des livres », 25 novembre 1983, p. 29. – Warnod Jeanine, « Visite à Tériade en hiver 1982 », Regards sur Minotaure, catalogue de l’exposition, Genève, Musée d’art et d’histoire, 1987, p. 245. IX – Sur les milieux littéraires et intellectuels 1. Ouvrages – 50 ans d’histoire 1947-1997, brochure non commercialisée remise par Présence africaine Éditions, 1999. – Abastado Claude, Introduction au surréalisme, Bordas, 1986. – Althusser Louis, Pour Marx [1965], La Découverte, 1986. – Assouline Pierre, L’Homme de l’art D.H. Kahnweiler (1884-1979), Balland, 1988. – Badré Frédéric, Paulhan le juste, Grasset, 1996. – Bandier Norbert, Sociologie du surréalisme 1924-1929, La Dispute, 1999. – Bataille Georges, « Le surréalisme au jour le jour » [1951], Œuvres complètes, VIII, Gallimard, 1976, pp. 168-184. – Bourdieu Pierre, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Éditions du Seuil, 1992 ; réédition coll. « Points essais », 1998. – Cassagne Albert, La Théorie de l’art pour l’art chez les derniers romantiques et les premiers réalistes, Hachette 1906 ; réédition préface de Daniel Oster, Seyssel, Champ Vallon, 1997.

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– Caute David, Le Communisme et les intellectuels français 1914-1966 [1964], traduit de l’anglais par Magdeleine Paz, Gallimard, coll. « La suite des temps », 1967. – Caute David, Les Compagnons de route 1917-1968 [1973], traduit de l’anglais par Georges Liébert, Robert Laffont, coll. « Les hommes et l’histoire », 1979. – Charle Christophe, Naissance des « intellectuels » (1880-1900), Éditions de Minuit, 1990. – Hollier Denis (éd.), Le Collège de sociologie 1937-1939, Gallimard, 1979 ; réédition Gallimard, coll. « Folio essais », 1995. – Janover Louis, La Révolution surréaliste, Plon, 1989. – Kesteloot Lilyan, Les Écrivains noirs de langue française : naissance d’une littérature, Bruxelles, Institut de sociologie de l’université libre de Bruxelles, 1963. – Leclerc Gérard, Anthropologie et colonialisme, Fayard, coll. « Anthropologie critique », 1972. – Lindenberg Daniel, Les Années souterraines (1937-1947), La Découverte, 1990. – Loiseaux Gérard, La Littérature de la défaite et de la collaboration, Publications de la Sorbonne, 1984. – Lottman Herbert R., La Rive gauche, Éditions du Seuil, coll. « Points Littérature », 1981. – Loubet del Bayle Jean-Louis, Les Non-conformistes des années 30. Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Éditions du Seuil, 1969 ; réédition augmentée Éditions du Seuil, coll. « Points essais », 2001. – Mannoni Octave, Le Racisme revisité Madagascar, 1947, Denoël, coll. « L’Espace analytique », 1997. Précédemment paru sous le titre Psychologie de la colonisation, Éditions du Seuil, 1950, puis réédité sous le titre Prospero et Caliban, Éditions universitaires, 1984. – Martinoir Francine (de), La Littérature occupée. Les années de guerre 1939-1945, Hatier, coll. « Brèves », 1995. – Mouralis Bernard, Littérature et développement, Éditions Silex, 1984. – Nadeau Maurice, Histoire du surréalisme, Éditions du Seuil, 1964 ; réédition Éditions du Seuil, coll. « Points essais », 1991. – Naville Pierre, Le Temps du surréel, Galilée, 1977. – Noël Bernard, Marseille-New-York une liaison surréaliste, Marseille, André Dimanche, 1985. – Ory Pascal, Sirinelli Jean-François, Les Intellectuels en France, de l’affaire Dreyfus à nos jours, Armand Colin, 1992.

296

– Paulhan Jean, Les Incertitudes du langage, entretien avec Robert Mallet diffusé à la Radiodiffusion française au mois de juillet 1952, Gallimard, coll. « Idées NRF », 1970. – Rupp-Einsenreich Britta (éd.), Histoires de l’anthropologie : XVIe-XIXe siècles (colloque « La pratique de l’anthropologie aujourd’hui », 1921 novembre 1981, Sèvres), Klincksieck, 1984. – Sapiro Gisèle, La Guerre des écrivains 1940-1953, Fayard, 1999. – Seigel Jerrold, Paris bohème. Culture et politique aux marges de la vie bourgeoise 1830-1930, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1986. – Surya Michel, Georges Bataille, la mort à l’œuvre [1987], Gallimard, 1992. – Thévenin Paule (éd.), Bureau de recherches surréalistes, cahier de la permanence, octobre 1924 - avril 1925, Gallimard, coll. « Archives du surréalisme », tome 1, 1988. – Thibaudet Albert, La République des professeurs [1927], Genève, Slatkine Reprints, coll. « Ressources », 1979. 2. Articles de périodiques ou de recueils * Numéros spéciaux – « Générations intellectuelles », Jean-François Sirinelli (éd.), Les Cahiers de l’IHTP, n° 6, novembre 1987. – « Splendeurs et misères de la vie intellectuelle (I) », Esprit, n° 3-4, marsavril 2000. * Articles – Bandier Norbert, article « Bureau central de recherches surréalistes », in Jacques Julliard, Michel Winock (éd.), Dictionnaire des intellectuels français, Éditions du Seuil, 1996, p. 200. – Bourdieu Pierre, « Le marché des biens symboliques », L’Année sociologique, vol. 22, 1971, pp. 49-126. – Bourdieu Pierre, « La production de la croyance : contribution à une économie des biens symboliques », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 13, février 1977. – Bourdieu Pierre, « Sur le pouvoir symbolique », Annales ESC, n° 3, mai-juin 1977, pp. 405-412. – Bourdieu Pierre, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, juin 1986, pp. 69-72.

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– Bourdieu Pierre, « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 89, septembre 1991, pp. 4-46. – Charle Christophe, « Champ littéraire et champ du pouvoir : les écrivains et l’Affaire Dreyfus », Annales ESC, n° 2, mars-avril 1977, pp. 240-264. – Dumas Marie-Claire, « Quelques instantanés surréalistes », Textuel, « Images de l’écrivain », n° 22, 1989, pp. 91-99. – Grange Cyril, « Les classes privilégiées dans l’espace parisien (19031987) », Espace, populations, sociétés, 1993, 1, pp. 11-21. – Heinich Nathalie, « Façons d’“être” écrivain. L’identité professionnelle en régime de singularité », Revue française de sociologie, XXXVI-3, juilletseptembre 1995, pp. 499-524. – Karady Victor, « Les professeurs de la République : le marché scolaire, les réformes universitaires et les transformations de la fonction professorale à la fin du 19e siècle », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 47-48, juin 1983, pp. 90-112. – Nora Pierre, « La génération », in Pierre Nora (éd.), Les Lieux de mémoire, Gallimard, coll. « Bibliothèque illustrée des histoires », 1992, Les France, vol. 1, Conflits et partages, pp. 930-971 ; réédition Gallimard, coll. « Quarto », 1999. – Oster Daniel, « Rôles, éthique et palinodie », Textuel, n° 22, 1989, pp. 101110. – Ponton Rémy, « Programme esthétique et accumulation de capital symbolique. L’exemple du Parnasse », Revue française de sociologie, vol. XIV, n° 2, avril-juin 1973, pp. 202-220. – Simmel Georg, « La crise de la culture » [1916], in Philosophie de la modernité II, introduction et traduction de Jean-Louis Vieillard-Baron, Payot, coll. « Critique de la politique », 1990. – Racine Nicole, « Antifascistes et pacifistes : le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes », in Anne Roche, Christian Tarting (éd.), Des années trente : groupes et ruptures, Éditions du CNRS, 1985. – Ravis-Françon Suzanne, « Le réalisme en débat », Europe, n° 683, mai 1986 (« 1936 Arts et littérature »), pp. 42-50. – Sirinelli Jean-François, « Les khâgneux et normaliens des années 1920 : un rameau de la “génération de 1905” ? », Les Cahiers de l’IHTP, n° 6, novembre 1987, « Générations intellectuelles », sous la direction de Jean-François Sirinelli, pp. 39-48.

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X – Bibliographie générale 1. Ouvrages – Angenot Marc, La Parole pamphlétaire. Contribution à la typologie des discours modernes, Payot, coll. « Langages et sociétés », 1982. – Barthes Roland, Le Degré zéro de l’écriture [1953], Éditions du Seuil, coll. « Points essais », 1972. – Barthes Roland, Roland Barthes [1975] Éditions du Seuil, coll. « Points essais », 2014. – Barthes Roland, Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, Éditions du Seuil, coll. « Points essais », 1984. – Béhar Henri, Fayolle Roger (éd.), L’Histoire littéraire aujourd’hui, Armand Colin, 1990. – Berstein Serge, Milza Pierre, Histoire du vingtième siècle, 1. 1900-1939 un monde déstabilisé, Hatier, 1987. – Borne Dominique, Dubief Henri, La Crise des années 30, 1929-1938, Éditions du Seuil, coll. « Points Histoire », 1989. – Bourdieu Pierre, Passeron Jean-Claude, Les Héritiers. Les étudiants et la culture [1964], Éditions de Minuit, 1985. – Coblence Françoise, Le Dandysme, obligation d’incertitude, PUF, coll. « Recherches politiques », 1988. – Copans Jean, Introduction à l’ethnologie et à l’anthropologie, Nathan, coll. « 128 », 1996. – Deleuze Gilles, Critique et clinique, Éditions de Minuit, 1993, p. 138. – Freud Sigmund, L’Interprétation des rêves [« Die Traumdeutung », 1900], PUF, 1967. – Freud Sigmund, Délire et rêves dans la “Gradiva” de Jensen [1907], traduit par Marie Bonaparte [1931], Gallimard, 1949, coll. « Idées/Gallimard », 1971. – Gay Peter, Freud, une vie tome 1 [1988], traduit de l’anglais par Tina Jolas, Hachette, coll. « Pluriel », 1991. – Genette Gérard, Figures III [1972], Éditions du Seuil, coll. « Points essais », 2019. – Genette Gérard, Palimpsestes. La littérature au second degré [1982], Éditions du Seuil, coll. « Points essais », 1992. – Genette Gérard, Fiction et diction [1991], Éditions du Seuil, coll. « Points essais », 2004. – Genette Gérard, Figures V, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 2002. – Glaudes Pierre, Louette Jean-François, L’Essai, Hachette, coll. « Contours littéraires », 1999.

299

– Héritier Françoise, Les Deux Sœurs et leur Mère. Anthropologie de l’inceste [1995], Éditions Odile Jacob, coll. « Opus », 1997. – Hobsbawn Eric J., L’Âge des extrêmes. Histoire du Court XXe siècle [1994], Éditions Complexe, 1999. – Laforgue René, Psychopathologie de l’échec [1941], Payot, coll. « Petite Bibliothèque », 1963. – Leclerc Gérard, Le Sceau de l’œuvre, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1998. – Le Vigan Pierre, Chronique des temps modernes, La Barque d’or, 2014. – Montandon Alain, Les Formes brèves, Hachette, coll. « Contours littéraires », 1992. – Nora Pierre, Les Lieux de mémoire, Les France, vol. 1 « Conflits et partages », Gallimard, coll. « Bibliothèque illustrée des histoires », 1992, pp. 930-971 ; réédition Gallimard, coll. « Quarto », 1999. – Ory Pascal, Les Collaborateurs 1940-1945 [1976], Éditions du Seuil, coll. « Points Histoire », 1980. – Parrot Louis, L’Intelligence en guerre [1945], Le Castor Astral, 1990. – Prost Antoine, Histoire de l’enseignement en France 1800-1967, Armand Colin, coll. « U », série « Histoire contemporaine », 1968, pp. 252-254. – Sirinelli Jean-François (éd.), Histoire des droites en France, vol. 2, « Cultures », Gallimard, 1992. – Susini-Anastopoulos Françoise, L’Écriture fragmentaire. Définitions et enjeux, PUF, coll. « Écriture », 1997. – Todorov Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique [1970] Éditions du Seuil, coll. « Points essais », 1976. 2. Articles de périodiques ou d’ouvrages – Adorno Theodor W., « L’essai comme forme » [1954-1958 inédit], in Notes sur la littérature, traduit de l’allemand par Sibylle Muller, Flammarion, 1984, pp. 5-29. – Barthes Roland, « Écrivains et écrivants », Arguments, 1960 ; réédition in Essais critiques, Éditions du Seuil, 1964 ; réédition Éditions du Seuil, coll. « Points-Essais », 1981, pp. 152-159. – Barthes Roland, « Écrivains, intellectuels, professeurs », Tel Quel, 1971 ; réédition in Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, Éditions du Seuil, coll. « Points essais », 1984, pp. 367-391. – Baethge Constanze, article « Réalisme », in Paul Aron, Denis Saint-Jacques, Alain Viala (éd.), Le Dictionnaire du littéraire, PUF, 2002, pp. 492-494.

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– Blanc Julien, « Le réseau du Musée de l’Homme », Esprit, n° 261, février 2000, pp. 89-103. – Carneiro da Cunha Maria, article « Cannibalisme », in Pierre Bonte, Michel Izard (éd.), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, PUF, 1992, p. 124. – Chassay Jean-François, article « Fragment », in Paul Aron, Denis SaintJacques, Alain Viala (éd.), Le Dictionnaire du littéraire, PUF, 2002, pp. 237239. – Clément Catherine, article « Surmoi », in Dictionnaire de la psychanalyse, Encyclopædia Universalis et Albin Michel, 1997, pp. 829-832. – Moisan Clément, « Les genres comme catégories de l’histoire littéraire », in Béhar Henri, Fayolle Roger (éd.), L’Histoire littéraire aujourd’hui, Armand Colin, 1990, pp. 67-80. – Mondzain-Baudinet Marie-José, article « Atelier », in Encyclopaedia Universalis, corpus 2, 1985, pp. 1018-1022. – Perron Annie, article « Essai », in Paul Aron, Denis Saint-Jacques, Alain Viala (éd.), Le Dictionnaire du littéraire, PUF, 2002, pp. 193-195. – Tillon Germaine, « Première Résistance en zone occupée », Esprit, n° 261, février 2000, pp. 106-124. – Vaillant Alain, « L’un et le multiple : éléments de bibliométrie littéraire », in Henri Béhar, Roger Fayolle (éd.), L’Histoire littéraire aujourd’hui, Armand Colin, 1990, pp. 81-93. XI – Œuvres littéraires et souvenirs – Bataille Georges, « L’Amérique disparue » [1928], Œuvres complètes, Gallimard, I, 1970, pp. 156-157. – Beauvoir Simone (de), La Force de l’Âge, Gallimard, 1960. – Desnos Robert, Corps et Biens [1930], Gallimard, coll. « Poésie », 1997. – Grenier Jean, Sous l’Occupation, Éditions Claire Paulhan, 1997. – Lescure Jean, Poésie et liberté, IMEC Éditions, 1998. – Nadeau Maurice, Grâces leur soient rendues, Albin Michel, 1990. – Sartre Jean-Paul, Carnets de la drôle de guerre septembre 1939 - mars 1940, Gallimard, 1995.

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TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION ............................................................................................. 9 Leiris dans les revues .................................................................................... 12 Leiris, le brillant second................................................................................ 15 Définitions de la revue .................................................................................. 18 Brièveté, recueil et fragment ......................................................................... 20 PREMIÈRE PARTIE : HISTOIRE D’UN PARCOURS ......................................................................... 25 L’ENTRÉE EN POÉSIE ................................................................................... 27 Les effets de la Grande Guerre ..................................................................... 27 Découverte de l’avant-garde ......................................................................... 29 UN CHEMIN TOUT TRACÉ ............................................................................ 35 Prendre la tangente........................................................................................ 35 Une scolarité en demi-teinte ......................................................................... 40 Le professeur et l’écrivain ............................................................................ 44 UN MOYEN D’« EXISTER »............................................................................ 49 Transformation du champ littéraire .............................................................. 49 Sous-champ des revues dans les années vingt .............................................. 53 Créer sa revue ............................................................................................... 57 LE LIEU DES DOMINÉS ................................................................................. 61 L’image du poète .......................................................................................... 61 L’économie de la revue................................................................................. 63 Les avant-gardes dans le champ social ......................................................... 67 UN POUVOIR SYMBOLIQUE.......................................................................... 71 Les luttes externes et internes ....................................................................... 71 Une stratégie de la progression ..................................................................... 74 Les hommes de revue(s) ............................................................................... 78 UNE STRUCTURE PARTICULIÈRE ................................................................ 83 L’aura du maître d’œuvre ............................................................................. 83 La revue parmi les publications .................................................................... 86

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EN SORTIR .................................................................................................... 89 Changement de statut .................................................................................... 89 Les retombées ............................................................................................... 92 DEUXIÈME PARTIE : D’UNE REVUE L’AUTRE ............................................................................... 97 LA RÉVOLUTION SURRÉALISTE (1924-1929) ............................................... 99 Fontaine, je boirai ton eau............................................................................. 99 Actes de surréalisme ................................................................................... 102 Le rêve ........................................................................................................ 105 « Glossaire j’y serre mes gloses » ............................................................... 111 DOCUMENTS (1929-1930)........................................................................... 117 Bataille et Documents ................................................................................. 118 La cruauté du réalisme ............................................................................... 118 Les conflits .................................................................................................. 123 Un point de vue sur le monde ..................................................................... 125 Relèvement du bas par le document............................................................ 125 Une contre-esthétique ................................................................................. 131 CAHIERS DU SUD (1929-1934) ................................................................... 139 Un ancrage au sud ....................................................................................... 139 Un nouveau départ ...................................................................................... 143 MINOTAURE (1933) .................................................................................... 149 Histoire d’une revue.................................................................................... 151 Rendre compte ............................................................................................ 155 LA CRITIQUE SOCIALE (1933-1934) ........................................................... 165 Leiris et la politique .................................................................................... 167 Une revue honnête ...................................................................................... 171 Refonder ...................................................................................................... 171 Liberté et vérité ........................................................................................... 175 NOUVELLE REVUE FRANÇAISE (1933-1939) .............................................. 183 « L’esprit NRF ».......................................................................................... 185 Ouverture aux sciences humaines ............................................................... 191

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LA BÊTE NOIRE (1935) ............................................................................... 195 La modernité ............................................................................................... 197 La politique et la liberté .............................................................................. 202 L’OCCUPATION ......................................................................................... 209 De nouvelles conditions éditoriales ............................................................ 209 Une résistance en sourdine ......................................................................... 213 Publications résistantes ............................................................................... 218 L’ENGAGEMENT POLITIQUE ..................................................................... 225 Compagnon de route ................................................................................... 226 « Les Temps modernes » ............................................................................. 230 Lutte anticolonialiste................................................................................... 235 Relation ethnologie-colonialisme ............................................................... 236 Résistance à l’idée d’indépendance ............................................................ 237 « Présence africaine » ................................................................................. 239 DE CRITIQUE À GRADHIVA ........................................................................ 247 « Critique » .................................................................................................. 247 « Gradhiva » ................................................................................................ 250 CONCLUSION .............................................................................................. 255 Fragment et fragmentation .......................................................................... 255 Essai et autobiographie ............................................................................... 261 Imagination et réalité .................................................................................. 265 Écriture essayiste et écriture académique ................................................... 269 BIBLIOGRAPHIE ......................................................................................... 275

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Structures éditoriales du groupe L’Harmattan L’Harmattan Italie Via degli Artisti, 15 10124 Torino [email protected]

L’Harmattan Sénégal 10 VDN en face Mermoz BP 45034 Dakar-Fann [email protected] L’Harmattan Cameroun TSINGA/FECAFOOT BP 11486 Yaoundé [email protected] L’Harmattan Burkina Faso Achille Somé – [email protected] L’Harmattan Guinée Almamya, rue KA 028 OKB Agency BP 3470 Conakry [email protected] L’Harmattan RDC 185, avenue Nyangwe Commune de Lingwala – Kinshasa [email protected]

L’Harmattan Hongrie Kossuth l. u. 14-16. 1053 Budapest [email protected]

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