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French Pages 192 [179] Year 2016
Marie-Christine Courteille
ENFANTS DES RUES
EN CENTRAFRIQUE Voyage en zone rouge
Enfants des rues en Centrafrique Voyage en zone rouge
Marie-Christine Courteille
Enfants des rues en Centrafrique Voyage en zone rouge
© L’Harmattan, 2016 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.harmattan.fr [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-09206-5 EAN : 9782343092065
À toutes celles et tous ceux qui m’ont accueillie et guidée, lors de mon séjour à Bangui,
1. Le premier geste du matin : allumer l’ordinateur, un café à la main, et lire son courriel. Banal, me direz-vous. Sauf quand c’est la première connexion de l’ordinateur portable que vous venez d’acheter pour partir en voyage. Vous cherchez à repérer dans la liste qui s’affiche, le pays où vous comptez vous rendre. La machine interroge : à partir de quel pays doit se faire la connexion ? Apparaît, ordre alphabétique oblige, l’Afghanistan. Vous comprenez alors que la liste va être longue. Le ruban défile jusqu’à la lettre C comme Chili, Chypre, les îles Cook… Vous arrivez à D sans avoir trouvé le pays que vous cherchiez. Vous allez à R comme république. En vain. Il ne s’y trouve pas non plus ! Vous refaites défiler le ruban dans l’autre sens, mais inutile ! En parcourant la liste proposée par l’ordinateur de haut en bas et de bas en haut, aucune trace de ce pays : oublié, même du cercle informatique… Ou rayé de la carte ?
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2. Nulle part, n’apparaît cette république, si ce n’est, un matin de septembre, sur l’écran de mon portable, à travers un message de mon correspondant à Bangui : « Cinq morts cette nuit, bienvenue parmi nous ! » Cinq morts, oui, mais dans quel quartier ? Des civils, des militaires, des rebelles ? Après les trois années de guerre qui ont ensanglanté le pays, peut-être l’indice des derniers soubresauts de violence…. Faut-il les craindre ou pas ? Trop tard pour se poser la question. Je pars dans quarantehuit heures et les dernières formalités sont encore très nombreuses : procéder aux rappels des vaccins obligatoires, récupérer mon passeport, avec un visa, à l’ambassade de Centrafrique, boucler mes bagages, en accepter d’autres car chacun y va de son petit colis pour la famille. Et aller avec Baracuda, mon principal interlocuteur en Centrafrique, de passage en France, dans les locaux de Bibliothèque sans frontières. Il est accompagné de son acolyte, Paramé, et nous devons récupérer les mille livres que j’ai choisis pour l’Espace Jeunesse dont il s’occupe dans un arrondissement de la ville de Bangui. 9
Vêtements bariolés et guitare au bras, Baracuda passe me chercher à la Porte de Vanves. C’est Paramé qui nous conduit. Entre les deux musiciens, ambiance de caravane festive, la musique a envahi le pick-up: on est chez les saltimbanques ! Arrivée à Epônes, dans la cour de Bibliothèque sans frontières, deux véhicules, type trafic attirent l’œil de Paramé : il les achètera pour les expédier d’Anvers à Bangui via Douala : il n’y en a plus dans le pays ! Lors du dernier conflit, tout a brûlé ! Les livres choisis nous attendent dans des cartons. Mille livres ! Paramé et Baracuda sont heureux de l’aubaine. : « Tu viendras avec nous les distribuer ? Une partie va dans le huitième arrondissement de Bangui, l’autre à Sibut ? La moitié des livres va être envoyée là-bas ! Faut que tu voies le Centre ! insiste Baracuda. - Sibut ? Le huitième arrondissement de Bangui ? Je proteste : mais c’est en zone rouge, tout ça ! - Et alors ? Baracuda hausse les épaules. Tu es avec nous, non ?
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3. Alors que j’attends mon tour au centre de vaccination de la rue du Colonel Driant, un sms apparaît sur mon portable : « Chers amis, nous venons d’apprendre que l’un des signataires de nos multiples déclarations du Conseil National des Centrafricains doit être arrêté à son retour, à l’aéroport de Bangui. Il s’agit de Baracuda. Nous prenons cette nouvelle très au sérieux !» signé Sarah-mon interlocutrice, au sein de la diaspora centrafricaine de Paris. Qui dit arrestation d’un homme, dit ennuis pour son entourage….Je ne suis sans doute pas la seule à me le dire. Tous ceux qui font confiance à Baracuda sont maintenant considérés comme appartenant à son entourage proche. Sarah la première, qui m’a demandé d’accorder à Baracuda une confiance absolue, une confiance telle qu’elle m’a même recommandé de lui confier mon budget en euros -qu’il convertira pour moi en francs CFA quand je serai sur place, pour m’éviter les attentes et autres incertitudes dans les banques locales…Mais s’il est arrêté, est-ce que ce n’est pas tout autre chose qui est à redouter ? Décidemment, mon voyage en République centrafricaine s’annonce mouvementé. Pour un retour au pays de mon enfance, le menu est salé ! 11
4. Arrivée à Bangui, hier soir, 8 septembre. Les chants d’une messe en langue sango me parviennent car le centre d’accueil où je suis hébergée, jouxte la cathédrale. Il est à peine six heures. La nuit a été ponctuée de réveils, à guetter les bruits du dehors, mais seules les chauves-souris jacassent. Puis viendra le coucou aux premières lueurs du jour. Etrange sensation, ces bruits familiers que je n’ai pas entendus depuis plus de quarante ans et qui sont, soudain, si présents...Je me lève car le petit-déjeuner est servi à la salle commune avant sept heures. Dans l’avion, était assis à côté de moi, le père Francesco qui m’a expliqué être en RCA depuis quinze ans- il appartient à un ordre missionnaire dédié à l’Afrique. Francesco est de Rome et maîtrise bien le français. Il a fait des études de Philosophie et par la suite, a hésité à rejoindre l’ordre des jésuites, en raison du nombre d’années d’études qu’il faut y accomplir. Il est découragé, me dit-il. Il s’occupe et veut s’occuper davantage encore des adolescents dans la rue. Il projette pour eux de faire un centre de formation aux métiers. Il 13
s’adresse essentiellement aux enfants qui ont quitté le système scolaire et qui sont, bien souvent, dans la délinquance. Il voudrait des livres pour ce centre de formation en construction. Au cours de la conversation, apparaît la réflexion que nombre de Banguissois d’adoption se sont fait, de France: les Centrafricains se sont courageusement battus contre les milices musulmanes qui ont envahi leur pays en 2013, or ils n’avaient que des machettes pour le faire alors que leurs ennemis avaient des kalachnikovs ! Combat inégal ! Au pied de l’avion, il me conseille de rester avec lui et deux autres frères centrafricains pour les formalités de police qui se déroulent sous une tente en même temps que le check up santé pour détecter les porteurs d’ebola. Il a plu et l’avion a été un peu chahuté avant l’arrivée. Des éclairs zèbrent le ciel. En atterrissant, le manque de végétation (ou plutôt la déforestation) se révèle car les reliefs sont maintenant plus apparents : les collines se dessinent le long de la courbe du fleuve qui autrefois se dérobait au regard sous un épais tapis vert. Quand l’avion roule sur le tarmac, on aperçoit tout de suite les centaines de baraques qui se sont improvisées là : ce sont les abris des réfugiés qui étaient cent trente mille, diton, au plus fort du conflit, en 2013. Il en reste une trentaine de mille aujourd’hui, réfugiés dans leur propre pays, d’où l’appellation pudiquement détournée de « déplacés ». Sur le tarmac, il y a aussi de nombreux petits avions. Ceux de l’ONU et quelques civils, « C’est pour les diamants » me chuchote le père Francesco, d’un air entendu. 14
Dans la file d’attente devant la Sécurité, je remarque que le bâtiment de l’aéroport est intact si ce n’est les sacs de sable sur le toit, et les soldats en armes qui, de là, nous regardent, débarquer. Aux grilles, se presse une foule de jeunes, des enfants surtout qui regardent arriver les passagers de l’avion : c’était déjà une distraction il y a plus de quarante ans, mais aujourd’hui c’est pour voir arriver des employés d’ONG et des soldats. Des « Sangaris » comme on les appelle ici - qui rejoignent leur poste c’est-à-dire leur campement, sur place, à l’aéroport de Mpoko. Un homme en costume brandit une feuille avec mon nom. Il me demande de le suivre. Un autre passager est du lot. Un Blanc d’une soixantaine d’années, le visage fermé, pendu à son téléphone, invective son interlocuteur : « Mais où est la clé ? Qui l’a emmenée ? Trouvez-là ! » crie-t-il, furieux. Puis en voyant que l’homme en abacos sombre m’a fait signe, et que je marche près de lui, il s’agace : « Mais c’est qui, celle-là ? » Les enfants et les femmes sont toujours de trop pour ce genre d’individus, ce sont les mêmes qui se livrent à toutes sortes de trafic, armes ou diamants… Nous sommes conduits dans le salon d’honneur : des jeunes filles en uniforme kaki encadrent un tapis rouge jusqu’à une pièce ventilée où s’entassent tous ceux qui sont suffisamment importants pour avoir un sbire qui fait les formalités à leur place.
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Baracuda me rejoint, amusé de son « coup » - me traiter comme une VIP : il me propose de sortir : deux jeunes de son Espace Jeunesse m’intervieweront, dehors, pour leur radio. En revenant sur mes pas, Biro, le bras droit de Baracuda me présente François, le Directeur de l’Alliance française qui dit être présent car il a raccompagné un de ses artistes « J’en prends soin » sourit-il, il ajoute « J’ai beaucoup de défauts, mais je fais attention à mes artistes ! » Puis Biro, qui a pris le talon des étiquettes pour retirer les bagages, revient me chercher ; nous traversons le hall de l’aéroport, vide. Je regarde partout, le plafond fait de lattes de bois vernis, les hauts murs blancs, les guichets de teck. Rien n’a changé si ce n’est que le bâtiment est vide et que des barrières ferment l’escalier qui menait autrefois à la terrasse du toit. Quarante- quatre ans après, les images se superposent sans vertige, comme un puzzle enfin reconstitué.
Après avoir récupéré les bagages, tous les passagers et ceux qui sont venus les chercher, s’engouffrent dans un étroit corridor fermé par deux portes gardées par des hommes en uniforme, c’est la douane. Les douaniers sont bienveillants. Les Centrafricains présents s’interpellent, rient, ils viennent accueillir le personnel des ONG de retour de vacances et tout le monde s’embrasse amicalement, l’atmosphère est bon enfant. Les quolibets fusent, l’esprit est toujours moqueur… Un homme à la sortie, qui semble débordé, collecte une ultime fois les étiquettes correspondant aux bagages.
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Il nous fait signe de passer. Un vieil homme est à mes côtés, il m’aide à monter mes bagages sur un charriot. Je signifie à Biro que je n’ai pas d’argent liquide, il me répond d’un geste que c’est réglé, de ne pas m’en préoccuper. Sœur Flora de Caritas, à laquelle Sarah m’a également recommandée, est à la sortie. Comme prévu, elle est là pour me conduire au Centre d’accueil où je serai hébergée pendant mon séjour. Mais Baracuda insiste pour que je vienne, tout de suite, à la petite fête préparée en mon honneur à l’espace Jeunesse. Il va être six heures, la nuit tombe et Sœur Flora- qui doit être rentrée avec le véhicule Caritas, avant la nuit, ne peut m’y accompagner. Y aller revendrait à nier la courtoisie qu’elle a, à mon égard, en venant me chercher à l’aéroport. Je dis à Baracuda que je serai prête dans une heure, qu’il vienne me récupérer au Centre d’accueil où m’aura déposée Sœur Flora. Le compromis paraît acceptable à tout le monde. Mais une fois dans la voiture, Sœur Flora me conseille de ne pas sortir la nuit, surtout pas dans le quartier où Baracuda s’apprête à m’emmener ! C’est en zone rouge sur la carte des arrondissements de Bangui, dressée par le quai d’Orsay. Et les Français qui s’exposent inutilement en se fourvoyant dans ces endroits dangereux ne sont pas bien vus par les autorités diplomatiques…Il y a, certes, les journalistes dont c’est le métier, mais les autres… Je ne peux pas non plus faire l’offense à Baracuda de refuser cette invitation, je hausse les épaules : pour ce soir, je ferai sans cette recommandation. Je m’en veux : déroger à la règle de sécurité la plus élémentaire, dès mon 17
arrivée à Bangui, augure mal de la suite. Je me promets de ne pas recommencer. Dans la nuit, défilent les bords de la route avec leurs marchés, leurs petites échoppes, les colporteurs, les femmes en pagne. Il y a foule et j’ai l’impression d’avoir toujours roulé le long de ces rues. Une impression de grande familiarité, comme si j’avais quitté les lieux la veille… A 19 heures, j’arrive au Centre d’accueil. C’est une cour carrée autour de laquelle sont disposées des chambres à l’abri d’une véranda. Mes voisins sont le Professeur O., chirurgien orthopédiste, et son épouse, arrrivés par le même vol que moi. Ils sont en train de s’installer dans la chambre voisine. Nous bavardons sur le pas de la porte. Ils viennent régulièrement en Centrafrique depuis leur retraite, pour aider bénévolement : ce chirurgien opère les becs de lièvre, les pieds bots, toutes les infirmités et assure, en revenant tous les deux mois, le suivi de ces soins. Ils partent le lendemain aux aurores pour Bria, au nord du pays, avec un des petits avions de l’ONU, mis à leur disposition par l’Association médicale catholique. Un homme est là qui parle au couple. Il se tourne vers moi et me souhaite la bienvenue : c’est Michel d’ATD QuartMonde, yeux clairs et béret de guingois sur la tête. Il rentre chez lui, il a circulé toute la journée avec ses deux sacs à dos remplis de livres et tenus à bout de bras, sillonnant, à pied, les rues de Bangui. Il sait déjà que je suis venue avec le projet d’installer des bibliobus dans les rues de Bangui : « Voici la bibliothèque de rue » me lance-t-il, malicieux, en posant les sacs sur les premières marches de la véranda. Michel est Basque, ce qui explique 18
son endurance, s’amuse-t-il. Il va, dans les rues, s’assied, feuillète les livres avec les enfants, lit les histoires. « S’il y a des gens que j’admire, me dit l’épouse du chirurgien, ce sont bien ceux d’Atd, leur façon de vivre parmi la population, leur peu de moyens,… » On est loin des 4x4 des ONG qui étaient en nombre à l’aéroport et qui sont à peu près les seuls véhicules à circuler dans Bangui. Michel, lui, dans ce pays dévasté, va à pied. Comme l’écrasante majorité des habitants de ce pays. Le pick-up de l’espace Jeunesse arrive : on vient me chercher pour dîner. Nous traversons la ville dans le sens inverse, du Centre d’accueil au huitième arrondissement, et, de nouveau, nous accompagnent les feux allumés sur les côtés de la route, les gargotes, les marchandises empilées et une foule en mouvement qui peuple la nuit. A l’Espace, un buffet nous attend. C’est Mathilde, la femme de Biro qui l’a préparé depuis ce matin. Au menu, des brochettes de viande, un magnifique poisson du fleuve, le capitaine, servi avec des carottes, des courgettes, des tomates, du manioc, une sauce aux haricots et du piment. J’ai droit à la bière du pays, la Mocaf à tête d’éléphantemblématique de la brasserie installée en 1952 par les Français- et toujours consommée. Les hommes- ainsi que Mathilde - font honneur au whisky que je viens de ramener du duty free de Roissy.
Le lendemain de ce premier soir, arrive au Centre l’interlocuteur que Baracuda m’a choisi – je l’ai 19
immédiatement reconnu car j’ai vu sa photo sur Facebook. C’est Jacques. Souriant, blagueur avec une poignée de main franche. Nous marchons jusqu’à l’école Sainte Thérèse, sa Directrice, une relieuse franc-comptoise qui vivait en Centrafrique depuis 1958, n’a pas été reconduite dans son poste cette année. La cour de l’école lui ressemble, elle l’a façonnée au fil des années, c’est un vrai jardin botanique, et comme dans une serre à ciel ouvert, chaque plante a son étiquette, il y en a des centaines de pots. Sœur Paulette ne reviendra pas. Un parent d’élève surgit du bureau, c’est l’époque des inscriptions, il s’avance vers moi pour me saluer, la main tendue, il pense un instant que je viens remplacer Paulette. Les parents qui attendent, le gardien et l’instituteur préposé aux inscriptions, tous m’appellent « ma sœur » car il n’y a plus de coopérants maintenant, uniquement des religieux pour ainsi hanter les abords d’une école- et être à pieds- les autres sont en voiture…
Nous dirigeons ensuite nos pas vers la Cathédrale à une encablure de là, c’est le jour de la Saint Vincent de Paul. Une foule de femmes endimanchées se presse sur le parvis. Nous saluons un prêtre, jeune, qui dirige la paroisse de Bangui, père Mathieu, heureux de me montrer son chantier : il fait agrandir le réfectoire du presbytère dans l’attente de l’arrivée imminente du Pape François et de la délégation papale. Jacques est arrêté par tous, chacun le reconnaît, lui dit bonjour, tête contre tête, la façon locale de se saluer.
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On le reconnaît car il a géré la formation des maîtres, fait de la radio diffusion et du théâtre avec Baracuda…Il semble très apprécié. Il me dit que les jeunes, selon lui, constituent 70% de la population centrafricaine. Le fait est qu’il y a foule dans les rues, une foule très jeune, point n’est besoin d’un outil statistique pour le comprendre. Nous allons jusqu’à la Présidence, puis à la banque. Nous suivons une enfilade de couloirs pour arriver dans un bureau de l’écobank où trois jeunes femmes travaillent, l’atmosphère est rieuse. Elles sont en tailleur et le bureau pourrait être n’importe où dans le monde : des trentenaires qui en veulent et qui voudraient pouvoir faire carrière et élever sereinement leurs enfants, s’il n’y avait cette instabilité chronique qui gangrènne leur quotidien et l’ébrèche de périodes de nondroit où les « armes parlent »…Tout le monde est diplômé, cette succursale bancaire- et ses jeunes cadrespourrait aussi bien se situer en Europe ou aux Etats-Unis. Quand nous ressortons, Jacques semble épuisé, il claudique légèrement. Il me montre la maison d’un ami d’enfance aujourd’hui disparu, la maison Van Den Boss qui porte le nom de la famille et se trouve au centre-ville. La plupart des autres immeubles de la Place sont encore là, même s’ils ont changé d’activité : le Palace n’est plus un restaurant, mais une boutique de photos. Son entrée en forme de rotonde, surplombée d’une belle véranda, est un vestige typique de l’architecture coloniale. J’aurais voulu aller au Safari qui se nomme maintenant l’Oubangui Hôtel et à l’ambassade, ainsi qu’au Rock Club, mais je sens Jacques fatigué, il soupire après la 21
cherté de la vie et la modestie de ses revenus : en Centrafrique, on surnomme les retraités, « les maltraités ». Nous convenons de nous revoir très vite, dès le lendemain après-midi pour débattre de mon projet et voir ce que je peux y apporter de nouveau maintenant que je suis là. « Notre projet » dit-il. Un jeune de l’Espace Jeunesse nous rejoint : il me donne un téléphone, acheté à la boutique Orange du coin : je peux désormais appeler en Centrafrique et y être appelée- car mon portable français ne fonctionne pas ici. Nous allons ensuite dans une gargote au bord du fleuve, des femmes debout derrière des tonneaux qui servent de barbecue, appellent le client. On va de l’une à l’autre, on choisit le morceau que l’on veut, poulet ou capitaine, puis on va s’asseoir sur des fauteuils qui surplombent le fleuve et l’on nous apporte nos assiettes, remplies. Les bords de l’Oubangui sont paisibles. De temps à autre, une pirogue passe, portée par le mouvement ample du piroguier qui plonge sa rame dans l’eau. Les îles, à quelques encablures du rivage, sont plus imposantes qu’autrefois, des alluvions s’y sont accrochées, des arbres y poussent et des maisons y ont été bâties. Près de nous, viennent s’asseoir les fonctionnaires des ministères voisins pour se restaurer sous une immense bâche estampillée « Nations unies » et devenue, sur les rives de l’Oubangui - système D oblige - un abri pour gargotte. Les enfants des rues défilent, ils vendent des mouchoirs, des cigarettes, des œufs présentés en équilibre sur des boîtes superposées. Aucun ne mendie. Vers 15 heures, retour au Centre d’accueil : je ne suis pas mécontente de finir ma journée si tôt car ce matin, en 22
sillonnant les rues du centre-ville, j’ai arpenté, en une matinée, quarante ans de vie. Nous sommes d’abord allés, avec Jacques, jusqu’au marché. Le bâtiment est le même, je me souviens l’avoir vu construire, à l’époque, on l’appelait « le marché moderne » car il permettait aux femmes venues vendre leurs marchandises de s’abriter sous un toit. Ses nombreux forains donnent dans les sonorités aigües pour interpeller le chaland. Ce sont surtout des femmes, elles se tiennent debout, devant leurs étalages de chenilles et de chairs boucanées. La viande rouge a quasiment disparu puisque les propriétaires de troupeaux et ceux des abattoirs (des Peuls musulmans) ont quitté Bangui, depuis les événements. On trouve donc essentiellement des produits de la chasse et de la cueillette. Mais aussi des fruits et des légumes car le maraîchage a toujours cours dans ce pays qui devrait être, s’il était en paix, selon une étude du PNUD, le grenier de l’Afrique jusqu’au Cap. Nombre de vendeurs s’activent autour de stands qui vendent des vêtements en synthétique et des chaussures en plastiques- alors que le pays est producteur de coton et de cuir. Je reconnais la marchandise chinoise et aussi celle qui vient de Dubaï. Beaucoup de breloques, de tongs, de bassines. Le haut du marché a brûlé récemment, à cause d’un courtcircuit. Les vendeurs m’interpellent : « Maman, qu’est-ce tu nous achètes ? », crient-ils. 23
Derrière le marché, l’école primaire est toujours debout. Les arbres de la cour ont presque tous disparu, mais les bâtiments sont toujours là. Emotion de monter les marches de mon école primaire et d’arpenter cette cour ravinée par les pluies. Des femmes et des hommes sont assis sous le préau, les archives de l’Education Nationale se trouvent là, je parcours les salles. Il y a, à terre, des piles de dossiers en vrac. La dernière salle qui abritait les cours de CM2 est ouverte à tout vent. Dans une autre, des instituteurs assis derrière des pupitres attendent les parents d’élèves pour les inscriptions. Je reconnais ces pupitres en bois rouge, les mêmes que ceux où je me suis assise, il y a plus de cinquante ans, pour apprendre à lire. Les estrades qui restent sont les vestiges des salles de cours d’autrefois. Je rentre dans la salle de CE2 dont nous avons une photo, la seule de cette époque, prise devant le grand escalier, mais à quelle occasion ? Nous ne le saurons jamais. Sans doute n’était-ce pas un jour comme les autres car cinq ou six élèves manquent - dont Claude-Marie qui se présente à la prochaine élection présidentielle. En bas de la photo, à gauche, au premier rang, apparaît Zagana, tout petit, regardant droit vers l’objectif - on m’a dit qu’il avait abandonné une carrière de chanteur. J’espère que ce bref séjour à Bangui sera l’occasion de le rencontrer. Le chef de bureau se lève à mon arrivée, il me tend la main : « Qu’allez-vous faire pour votre ancienne école ? » me lance-t-il.
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Nous quittons les lieux, après avoir été chaleureusement salués par tous. Puis nous remontons l’avenue jusqu’à la hauteur des classes de C.P qui, dans mon enfance, se trouvaient en face de la Présidence. Quand le Président sortait, c’était alors David Dacko, on nous dépêchait dehors, parfois avec des petits drapeaux centrafricains qu’il fallait agiter à son passage. Mais là tout a changé : une nouvelle école a été construite, me dit-on, par les Chinois. Les bâtiments qui jouxtaient les deux premières classes du cycle élémentaire ont disparu. Ils abritaient l’école d’artisanat et un taxidermiste qui empaillait les animaux et lorsque nous jouions dans la cour, on pouvait voir les têtes de buffles, d’antilopes et de lions dans la pénombre de son atelier.
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5. Sœur Fernande, qui est à Bangui depuis plus de vingt ans, toque à ma porte. Il est 15h30 : elle vient chercher ce que j’ai amené pour elle. Fernande est l’intendante de la Mission qui se trouve derrière la cathédrale, et où elle m’invite à la suivre. Ce bâtiment où résident les Spiritaines, se trouve non loin du bureau de l’Association catholique médicale de Centrafrique. De hauts bâtiments de brique s’ouvrent sur un jardin très vert adossé à la colline avec ses arbustes fleuris et son épais couvert végétal qui ressort d’autant plus que le soleil s’est caché et que le ciel, avant l’orage, est uniformément gris. Une légère brume enveloppe la végétation. Je retrouve le paysage de mon enfance, comme tout à l’heure, le long de l’Oubangui, quand je regardais le mouvement des piroguiers qui dérivaient sur le fleuve, plantant, avec majesté, leur rame dans l’eau grise. Vu de la gargote de ce midi ou vu de ce jardin, le conflit semble loin, sauf que, Sœur Fernande en parle. Elle m’offre un verre d’eau fraîche qu’elle verse d’une bouteille de Johnny Walker. Nous nous servions tous de ces contenants à l’époque où les bouteilles plastiques 27
n’existaient pas encore. Les seules bouteilles réutilisables étaient en verre : il y avait les Dame-Jeanne de dix litres, où l’on conservait le vin. Le seul contenant d’un litre en verre était la bouteille de Johnny Walker que l’on se procurait vide, moyennant une consigne. Nous nous asseyons sous la véranda dans des fauteuils fabriqués par le père Joseph à la menuiserie de Saint Paul des Rapides, en amont du fleuve. Le père Joseph est mort et la menuiserie a périclité. Fernande raconte qu’il ne faisait pas seulement des meubles, mais aussi des tabernacles et des statues. Un artisan d’Art, à lui seul, sur les rives de l’Oubangui… Toutes les maisons bâties par les missionnaires sont encore debout, je remarque en levant les yeux les belles poutres de bois qui soutiennent la charpente de la véranda où nous sommes. Fernande parle des moments d’incertitude qui ont émaillé leur vie depuis les mutineries de 1995-1996, la guerre du Rwanda et l’afflux des réfugiés, le pilonnage des quartiers à l’arme lourde, les massacres de civils, en 1997, en 2001 , une instabilité devenue chronique, notamment avec l’arrivée des mercenaires tchadiens, en 2001/2002 et maintenant l’arrivée des Séléka qui ont ravagé tout le pays, pillé, massacré. L’arrogance et la cruauté, tuant à coups de kalachnikov, tout ce qui se présentait à leur portée, du Nord au Sud. Elle raconte les cadavres dans les rues de Bangui, les dépouilles ensanglantées laissées sur les bas-côtés, les maisons brûlées, la population terrorisée par des rebelles chargés de les exécuter « Il ne faut pas se faire peur, il ne faut pas y penser … On vit au jour le jour », ajoute-t-elle 28
Dans la salle à manger, quelques livres trônent sur des étagères et à travers la vitrine d’un buffet, des tasses et des napperons, objets hétéroclites sous ces latitudes, évoquent les fermes d’autrefois, dans la vieille Europe. Fernande est canadienne et avec ces objets exposés, on retrouve les marques d’une filiation quasi fétichiste que les pionniers aimaient emmener avec eux, à l’autre bout du monde - un reste de leur identité ? Je la quitte vers cinq heures.
Quand je reviens de chez les Spiritaines avec ma valise vide, la nuit commence à tomber. J’aperçois, venant de l’entrée de la concession, une silhouette que je reconnais très vite : c’est Danielle, l’amie d’enfance. Dans les cours de récréation, nous avons partagé tous nos jeux ! Nous nous précipitons dans les bras l’une de l’autre et les embrassades ne cessent : nous nous parlons, nous nous étreignons, après quarante-quatre ans et quelques larmes. Nous nous racontons nos vies, la sienne bien sûr très mouvementée et durement marquée par les décès de ses proches, lors des conflits qui ont secoué le pays…Et par la force des choses, la voilà devenue chef de famille, responsable de tous y compris de ses neveux et nièces, désormais orphelins. Elle avait un motel vers M’Baïki dans la forêt. Les Séléka l’ont pillé. Tout a été détruit. Puis les anti-balaka s’y sont installés à leur tour. Mais, dit-elle, la Minusca a viré tout le monde, les choses rentrent dans l’ordre petit à petit. Cependant, si les jeunes du village travaillent de nouveau à la ferme, le motel n’a pas rouvert ses portes. Les 29
quarante couverts du dimanche sont un lointain souvenir et plus personne ne vient y dormir. Tout a été abîmé, il faut tout recommencer. Les gens sont fatigués, conclutelle pudiquement. Quand elle repart, un coup de fil de Claude-Marie m’annonce sa visite. Il arrive à pied, sans voiture et sans garde du corps. Son visage est le même qu’autrefois et nous bavardons à bâtons rompus comme si les années n’étaient pas passées…« L’atmosphère est électrique. A tous les coins de rue, la tension est si extrême qu’on est proche de l’explosion, » me dit-il.
En repensant à la marche de ce matin sur l’esplanade de la cathédrale, avec Jacques, je revois une équipe d’une vingtaine de jeunes qui coupent l’herbe, ils ont des machettes. C’étaient les prisonniers que l’on réquisitionnait autrefois, pour cette tâche. « Ils nettoient pour la venue du pape » m’a dit Jacques. Les hommes, accroupis, ont relevé la tête un à un, à notre passage. Les bavardages se sont arrêtés et aussi le travail. Machettes en l’air, tous m’observaient en silence. J’ai eu l’impression qu’il se passait quelque chose. L’air soudain semblait si lourd que je n’ai pas osé poser de question à Jacques. Ces jeunes étaient-ils là dans le seul but de couper l’herbe ou pour autre chose ? Quand nous nous sommes approchés du coin de l’esplanade, j’ai avisé des briques en vrac qui dissimulaient un fétiche. Immense, finement sculpté, la tête hérissée de clous et recouverte d’un filet.
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J’ai pensé que c’était le protecteur du chantier et, posé ainsi devant la cathédrale, probablement, la marque d’un regain de culture traditionnelle, le refuge ultime face à la violence qui s’est déversée, ces derniers mois, sur Bangui. En passant devant, je me suis sentie, alors, tout à fait importune. Le lendemain, les jeunes auront disparu, alors que le travail n’est pas fini, remplacés par des militaires en faction. Etaient-ce des anti-balaka qui étaient aux aguets sur l’esplanade de la cathédrale, avec leur pantalons de gueux et leur machettes ? Et pourquoi plus un seul coupeur d’herbes quand les militaires sont là ? Nous avons remonté la rue jusqu’à une villa aux murs élevés « C’est la résidence de Catherine » a dit Jacques. Entendre Catherine, l’épouse de Bokassa qui était très aimée des Centrafricains et qui savait apaiser les colères de l’empereur. « C’est dommage que ce soit fermé, regrette Jacques, elle vient juste de partir, sinon, nous serions allés lui dire bonjour ! » Oui, Bangui reste un village.
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6. 10 Septembre
La messe de six heures commence par des chants et une liturgie que je reconnais, les mêmes qu’il y a une quarantaine d’années, ceux appris du temps des missionnaires présents au début des années soixante à Bangui et qui s’occupaient de nos âmes de petits mécréants, le père Gauthier, l’abbé Vite, Monseigneur Cucherousset. J’ai revu hier les bâtiments où nous avions fait notre « retraite », avant la communion, retraite qui se déroulait hors du cocon familial et c’était suffisamment rare pour nous impressionner : nous n’avions pas coutume à l’époque de dormir hors de la maison familiale. La cathédrale n’a pas changé, quelques pavés sont à resceller et, me dit le père Mathieu, le toit est à réparer car il pleut à l’intérieur. Hier matin et hier soir, c’est donc bien la messe qui me parvenait puisqu’une simple grille sépare le chœur de la cathédrale, du Centre où je suis accueillie. 33
Au réfectoire, à l’heure du petit-déjeuner, nous sommes huit. Les conversations vont bon train et par-delà le récit du quotidien des uns et des autres, apparaît, par petites touches, la situation en Centrafrique. Un frère mariste, enseignant au Lycée de Berbérati -et de passage à Bangui, avant de rejoindre son poste - explique comment s’organise la corruption -du moins une partie de la corruption- entre salariés de la fonction publique. Les fonctionnaires ou les contractuels venant toucher un salaire non payé durant deux ans, sont rançonnés par ceux qui sont censés leur remettre ce salaire : «- Tu as 300.000 francs de salaire, tu me donnes combien ? » Question inlassablement répétée, jusqu’à ce que l’homme venu chercher son salaire accepte d’en laisser une part au fonctionnaire qui l’exige. S’il refuse, le trésorier payeur lui demande d’attendre dans le couloir et il « traite » un autre dossier. Le frère Christian, dont le lycée est l’un des plus réputés de Centrafrique, me dit manquer de livres, notamment en sciences économiques, géographie et philosophie – pas en français car la littérature enseignée est en priorité celle des auteurs africains comme Oyomidé par exemple… Une sœur rwandaise est là qui doit rejoindre M’Baïki. Elle dit que cette année la cueillette des chenilles a été maigre. Les gens n’ont quasiment rien ramené. D’habitude, toute affaire cessante, à la fin de l’été, les familles partent en forêt et ramènent des chenilles, des centaines et des centaines de kilos qui permettent, revendus, de payer les droits de scolarité, habiller les enfants, les nourrir – les chenilles sont aussi une source 34
de vitamines-, mais cette année, la cueillette n’a pratiquement rien donné, certains enfants ne seront plus inscrits à l’école et la famine pointe à l’horizon. Le prix du manioc a dramatiquement baissé, celui du riz aussi et aucune marchandise ne circule car les transports (qui étaient également aux mains des commerçants musulmans) ne marchent plus. Christian précise qu’au début du conflit, les gros commerçants musulmans avaient eu une attitude ambiguë. Toute la population avait pu voir combien les Séléka- qui avaient commis des massacres que l’ONU a voulu qualifier un temps de génocide- étaient les bienvenus chez eux. La réaction de la population – et notamment des hommes constitués en milices d’autodéfense (appelées antibalaka) – avait été violente : attaques à la machette, mosquées incendiées. « Mais, dit-il, c’est parce que ces mêmes commerçants musulmans avaient entretenu la confusion » entre eux et les Séléka quand ils les avaient accueillis à bras ouverts. Et ajoute frère Christian, ils n’ont pas fait que d’entretenir cette ambigüité : ils voulaient vraiment le pouvoir et pensaient que soutenir les Séléka serait un moyen de l’obtenir. Et dans les journaux, les radios, cela faisait un moment que l’on entendait qu’il fallait que les (commerçants) musulmans aient le pouvoir, que c’était équitable car le pouvoir avait toujours été aux mains des chrétiens ! (Bokassa s’était pourtant converti à l’islam !). Mais pourquoi avoir voulu s’appuyer sur un mouvement aussi violent que les Séléka pour l’obtenir ? Certains musulmans, croyant pouvoir s’appuyer sur le Coran – 35
mais doit-on suivre à la lettre tout ce que renferment les Saintes Ecritures ? – voudraient que le monde entier se convertisse (ou, en d’autres termes, « on est mieux entre gens du même monde », ce qui est, ce me semble, en totale contradiction avec les droits à la non-discrimination inscrits dans la Charte des Nations unies). Ce prosélytisme agressif est actuellement à l’œuvre un peu partout. Frère Christian témoigne d’une expérience qu’il a vécue au Bénin : les patrons musulmans acceptent d’abord des employés et des collaborateurs de toutes confessions. Puis petit à petit, les patrons demandent à leurs employés de se joindre à eux pour la prière, et enfin, leur demandent de devenir musulman à leur tour, sinon : « C’est la porte », témoigne le frère. La conversion par le business, le djihad par le fric, nonobstant le fait que l’islam est traditionnellement et avant tout une religion de commerçants – et pas uniquement de guerriers, même si portée au VIIIème siècle par les Almoravides et les Almohades, il s’est répandu en Afrique du Nord, en Mauritanie, en Espagne... Le djihad, alors, était une guerre de conquête guerrière, culturelle et économique – les trois grands thèmes de toute invasion ou colonisation. Le glaive et la balance, c’est ainsi que l’on pourrait résumer ou caractériser l’histoire de l’islam en Afrique – la balance, pas celle de la justice, mais celle du commerce. Christian a aussi travaillé au Rwanda, à Bamale où l’école des frères maristes était également la plus réputée du pays. Il explique à quel point le système éducatif rwandais est efficace : on n’achète pas ses diplômes ou ses passages dans la classe supérieure comme en Centrafrique où il voit arriver en classe de Cinquième ou de Seconde, des élèves qui savent recopier, mais qui ne savent pas lire.
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Le Lycée de Berbérati, « victime » de son excellente réputation, est obligé de refuser des élèves, il n’a plus de place. Les parents insistent, alors une fois, frère Christian avait improvisé un test : « combien font cinq fois sept ?» avaitil demandé au jeune venu à Berbératti avec son père, pour s’inscrire chez les maristes, et le gamin de lui répondre, après de longues minutes d’un silence embarrassé: « la question est difficile ! » « Au Rwanda, conclut-il, le diplôme a un réel contenu, il n’est pas acheté. » La sœur rwandaise reprend la parole. Elle craint que le manque de chenilles ne soit annonciateur d’une famine et d’une plus grande misère, puisque le prix des matières premières agricoles ne cesse de baisser et que la culture sur brûlis et la guerre ont fait fuir le gibier. Elle pense que la chasse aux musulmans a ruiné le système de distribution – même les routes étaient entretenues par eux. Une autre composante de la distribution a disparu du paysage : la communauté des commerçants portugais. Ils ont laissé la place aux Syriens et aux Libanais. Ces derniers ont pignon sur rue. Leurs supermarchés remplacent les comptoirs portugais ou grecs d’autrefois. Ils ont aussi construit – signe de leur réussite, mais au mépris de toute loi sur l’urbanisme – des immeubles de plusieurs étages en plein centre-ville. Les Libyens, quant à eux, ont investi dans de grosses structures comme l’hôtel Ledger, dont le luxe inouï projette une ombre schizophrénique sur la ville de Bangui. 37
La présence libyenne se manifeste aussi à travers le souvenir de Khadafi, leader dans le cœur des foules, au même titre que N’Krumah, d’un panafricanisme prometteur, à l’époque de son lancement. Son visage s’affiche partout, jusques et y compris au marché, sur des étals à même le sol, avec des livres et des brochures qui lui sont attribués. Il fut un temps, une bouée de secours à laquelle se raccrocher, pour les dirigeants françafricains qui voulaient prendre leur distance d’avec la métropole... Pendant que nous parlons, Augustin, l’employé du Centre qui dessert la table, met la sœur rwandaise en garde : elle doit prendre la route demain pour M’Baïki, mais il faut se renseigner, pour savoir si la route ne sera pas coupée car il y a eu des événements cette nuit au rond-point Pétévo, non loin du quartier où il habite à l’Ouest de Bangui. Il nous explique qu’il avait fui un quartier saccagé par les Séléka pour se tenir loin d’eux et de l’endroit où ils s’étaient installés, au PK5. Mais les Séléka du PK5 sortent de temps en temps avec leurs armes et continuent leurs exactions dans les quartiers voisins et ces attaques se rapprochent…Cette nuit, deux jeunes en moto ont lancé des grenades sur des passants et des petites échoppes de rue. Il y a au moins deux morts et des barrages spontanés ont aussitôt été érigés par la population pour filtrer les allers et venues entre quartiers. Augustin secoue la tête : la sœur ne pourra pas aller à M’Baïki si les barrages persistent ! « Ce sont des musulmans qui ont fait ça » ajoute-t-il. Frère Etienne qui doit aussi rejoindre Berbérati avec Christian, relativise : « Oh, ils ont bon dos les musulmans ! « Oui, mais reprend Augustin, les deux jeunes en moto qui ont lancé les grenades se sont sauvés et ils sont rentrés au PK5, qui est le quartier musulman le plus proche.» 38
Ça a été organisé, dis-je. Deux jeunes ne peuvent pas se permettre de décider de cette opération, comme ça, gratuitement et ensuite repartir. Oui, dit Augustin, c’est organisé ! Oh, de toute façon, les armes circulent ! affirme frère Christian, il y en a partout ! Sur le marché, on peut avoir une grenade pour cinq cent francs CFA (c’est le prix de la bouteille d’eau fraîche achetée hier chez un Syrien). Et à tout moment, une étincelle peut enflammer les quartiers et Bangui en reviendra au chaos, comme lorsqu’en 2013, les Séléka sont arrivés. Je me souviens avoir entendu à plusieurs reprises dans la diaspora, le point de vue suivant : la présidente doit partir, le peuple est mécontent et les pays de la communauté internationale ne voient pas de relève, donc ils veulent qu’elle reste, contre l’avis de la population. La seule possibilité maintenant, ce sont les insurrections de rue. » Point de vue partagé par ceux que l’on appelle « les Nairobistes », des Séléka et des antibalaka qui, lors d’une rencontre à Nairobi, se sont entendus sur un point : faire démissionner la Présidente. Est-ce que des insurrections sont prévues pendant ces quinze prochains jours ? avais-je demandé, avant de partir. C’est là que j’avais eu cette réponse, sibylline : S’il y a des exactions à Bangui pendant ton séjour, ne t’inquiète pas, tu es avec les bonnes personnes (comprendre : mes interlocuteurs de l’Espace Jeunesse)…
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7. Sœur Béatrice m’a appelé un taxi pour me rendre à l’Ambassade et signaler ma présence : c’est ce qui m’a été conseillé pour être inscrite sur la liste de ceux qui recevront des messages d’alerte, « au cas où la situation le nécessiterait. » Les sœurs ont l’habitude de travailler avec les mêmes taxis, c’est moins risqué car certains taxis ont embarqué des étrangers hors de Bangui, les ont racketés puis abandonnés en brousse. Le taxi qui me prend en charge emprunte la route en face du Centre, cernée de hautes herbes, il n’y a plus trace de goudron, on se croirait sur un chemin. Je la reconnais aux rares villas qui ne sont pas entourées de murs. Nous descendons vers le fleuve. Les rues ont perdu de leur superbe avec la disparition des manguiers et des flamboyants qui les ombrageaient. Le Pindéré qui était un cinéma plein air a été recouvert de tôles, c’est aujourd’hui le prolongement du commissariat central. L’Ambassade de France est, elle aussi, entourée de très hauts murs cerclés de fils de fer barbelé. 41
Le taxi se gare devant l’Ambassade et je pénètre à pied dans l’enceinte. Un militaire centrafricain me remet un badge. L’entrée du bâtiment se fait toujours par l’arrière. Des Blancs se croisent, visages fermés. Un gendarme, jeune et barbu, derrière son guichet, me demande le motif de ma visite. Comment dire ? Je lui demande si je peux lui parler au seuil de sa guérite de verre : ce que j’ai à demander ne peut se crier à travers une vitre. Je veux me faire enregistrer, certes, mais je voudrais aussi obtenir une faveur : revoir le bureau où travaillait ma mère au premier étage. « Le premier conseiller vient de prendre ses fonctions et pour des raisons de sécurité, cette montée dans les étages n’est pas envisageable » me répond-t-il. C’est vrai que vu le nombre de Blancs qui font en ce moment le voyage en zone rouge à Bangui et qui reviennent après plus de quarante ans, il pourrait, en accédant à ma demande, être débordé par l’afflux d’autres demandes… ! Une jeune femme du consulat, qui réceptionne mon inscription sur les listes des personnes à prévenir en cas d’alerte, m’accueille, me dit que la vie à Bangui est agréable et tranquille, qu’elle y vit en famille depuis douze ans, sa fille de huit ans fréquente l’école française. Je lui dis être venue là souvent pour jouer dans le jardin et rejoindre la villa du premier conseiller qui jouxtait la résidence de l’ambassadeur des Etats-Unis, plus haut. Du reste, dès l’arrivée, on voit toujours cette vaste étendue verdoyante à flanc de colline. Elle acquiesce : « Les deux villas sont là et la premier conseiller y réside toujours. » 42
Je lui explique pourquoi je suis, quarante-quatre ans après, de nouveau à Bangui : pour mettre en place une structure qui s’adresserait aux enfants actuellement dans la rue. Je lui remets une carte de visite, on ne sait jamais… Si le service dédié à l’aide française en Centrafrique avait besoin d’idées et de bonnes volontés… Yvon le taxi est dehors, je lui demande s’il peut encore attendre, je veux, malgré les mises en garde sécuritaires, m’avancer à pied sur la route. Mon but est d’aller au Bangui Rock Club où nous passions nos après-midi. Le nom est toujours inscrit sur la façade. Les grandes baies vitrées et le hall de style Cinquante gardent leur touche de modernité. Le bar est à sa place. Deux arbres sont encore debout, un fromager et un manguier, les autres ont été abattus. La terrasse au-dessus du fleuve est maintenant recouverte de lattes de teck neuves. Le petit bassin a été déplacé, le plongeoir a disparu. Deux militaires sont là, ils sortent du bar en face de la piscine. Un homme et une femme. Elle est jeune, très blonde. Ils prennent des photos du terrain de basket qui est délabré : moi je sais pourquoi je le prends, pour montrer aux copains qui s’y sont tant amusés, mais eux ?
L’homme me demande en anglais ce qu’il y a dans le bâtiment au-dessus du bar ? Dans mon souvenir, une salle de danse où nous prenions nos leçons. Je leur demande d’où ils viennent : de Serbie, me répond l’homme. Des soldats du monde entier, Bangalais, Pakistanais aussi bien que tchèques ou serbes sont stationnées à Bangui, sous la bannière des Nations unies. 43
Nous montons tous les trois les escaliers qui surplombent le terrain de basket et regardons à travers la vitre : il y a là un salon avec des meubles de style 50 et des tableaux d’ivoire, sobres et modernes, comme savait si bien les faire Péronni – un fameux ébéniste de l’époque. Ici le temps et les conflits semblent s’être arrêtés devant un mur invisible, les pillages n’ont pas eu lieu, la proximité de l’Ambassade de France explique-t-elle cette « curiosité » ? L’homme s’extasie : « C’est beau !» Oui, c’est élégant et nous y vivions, sans en avoir conscience à l’époque. Nous redescendons sans pouvoir entrer dans ce salon car la porte en est fermée. L’homme me demande de lui servir d’interprète d’anglais en français : il veut prendre un verre et demande si le restaurant est ouvert ? Il n’y a pas de restaurant, répond le vieux qui est au bar, seulement un buffet le dimanche matin, c’est 6000 francs CFA par tête, mais « la nourriture n’est pas cuisinée ici, tout vient de l’extérieur » précise-t-il. Je laisse le couple de Serbes car Yvon m’attend et je ne veux pas prolonger mon rôle d’interprète. Après le Pindéré, le cinéma plein air qui méritait si bien son nom (l’Elégant), Yvon roule vers la Présidence, il fait le tour du rond-point devant le camp Deroux – de sinistre mémoire désormais, pour tous les actes de torture et de barbarie qui s’y sont déroulés depuis deux ans. Il prend une piste qui monte vers la colline. Je l’arrête immédiatement et lui demande de revenir au Point Zéro car je veux (j’improvise cette destination) emprunter l’avenue David Dacko pour aller à la Kouanga. Je préfère continuer à contrôler l’itinéraire, même si, me dit Yvon, il voulait me faire voir la colline. 44
L’avenue David Dacko, je l’ai prise hier. Et ce n’est pas là que se trouve le jardin public où j’ai passé ma petite enfance. Il n’y a plus de jardin, juste une esplanade herbeuse où se dresse le Tribunal de Grande Instance, séparée d’une école primaire, l’ancienne école maternelle, par des murs. Plus un centimètre d’herbe n’accueille les petits élèves. Je dis à Yvon que je cherche un jardin public, il m’emmène dans un Parc qui se nomme le Parc du Cinquantenaire et qui a été planté par les missionnaires. « C’est un peu dangereux, » dit-il et de fait, il n’y a que des hommes en goguette. De toute façon, ne reconnaissant rien, je n’ai aucune envie de m’y arrêter. Ce Parc n’est pas celui de mon enfance qui, j’en suis sûre maintenant, a été rasé, il se trouvait là où est le terrain vague que j’ai longé hier avec Jacques et où avait été construit la première assemblée nationale – devenue le Tribunal d’instance, depuis. En centre-ville, nous nous arrêtons devant l’autre ancien cinéma. Le Club a été carenné de lattes en bois blancs avec une grande banderole qui chapeaute ses créneaux pointus : c’est l’Eglise Universelle. Le bar et la piste de danse à l’extérieur sont défoncés – une bombe y a explosé il y a déjà quelques temps. Le gardien, un Mozambicain, accepte de me laisser entrer dans la salle de cinéma, le cinéma de mon enfance. J’en ai passé des soirées ici ! Et des après-midi aussi car c’est là que se déroulait la remise des prix et les fêtes de fin d’année de l’école.
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La salle me parait encore plus grande que dans mes souvenirs et plus majestueuse, avec ses lourdes tentures de velours rouge qui ferment la scène. Rien à envier aux salles d’Europe. Les luminaires ont peut-être été changés – l’homme nous reçoit dans la pénombre –, je m’avance dans la salle, frôle le velours des sièges. J’en choisis un pour m’y asseoir et remonter le temps. Le gardien s’écrie : « Vous allez tomber, ils sont cassés ! » Pas du tout, j’y suis bien. Le Mozambicain ajoute qu’il a vécu à Douala et que même là-bas, il n’y avait pas une telle salle de spectacle. Oui, Bangui était une fameuse ville, réputée en Afrique centrale pour la recherche architecturale de ses bâtiments, le développement de ses infrastructures- qu’elle devait en partie à Félix Eboué. C’était une ville aérée et boisée, agréable à vivre. Nombre de bâtiments y sont encore debout. Moins de chance avec le Lycée Caron, très délabré : le stade a disparu, un âne en fond de cour, est attaché à un arbre, les gens du quartier y ont tracé de nombreux sentiers qui servent à aller d’un endroit du quartier à l’autre sans contourner l’immense terrain du lycée. Après les piétons, ce seront les mobylettes, puis un jour les voitures et c’en sera alors complètement fini de ce stade… Dans la cour, toutefois, les arbres n’ont pas encore été abattus et sur trois rangées, ils défient le bâtiment central et ses salles de classe : parions qu’ils seront encore là quand celles-ci auront disparu… Les distances me paraissent plus courtes qu’autrefois. L’Ambassade, dans mon souvenir, était au moins à cinq 46
cents mètres de la piscine, alors qu’elle est quasiment devant et que l’on voit le premier étage de l’ambassade quand on est au niveau du grand bassin car aucun manguier n’en cache désormais la perspective. De même, le chemin entre la cathédrale et le centre-ville me paraissait long, et aujourd’hui je m’aperçois qu’il n’y a guère plus de huit cents mètres entre les deux. Yvon me laisse au niveau du centre artisanal. Trois hommes y circulent en même temps que moi. Des Russes. Soudain des militaires centrafricains en armes surgissent sur le marché accompagnant des hommes en costume qui semblent inspecter les étals, alors toutes les échoppes ferment immédiatement, les vendeurs se précipitent avec des volets et les posent en toute hâte sur les fenêtres et les portes. Il y a des cris, les vendeurs courent dans les allées, certains ont déjà disparu. « C’est ceux qui n’ont pas payé la patente », me dit un autre. Je m’éloigne en prenant une allée où les vendeurs n’ont pas plié bagage. L’artisanat est toujours florissant, le bois, finement sculpté, les statuettes, abondantes et variées. Parmi les vendeurs, il y a des musulmans. Je les entends s’interpeller : « Ali, Karim ». J’entre dans l’une des boutiques ouvertes sur la ruelle du marché, pour m’abriter des cris et de la course provoquée par la venue des inspecteurs et des militaires. Dans la pénombre, je découvre le vendeur, en fait une vendeuse. Nous bavardons et sans ambages, la conversation en vient aux deux jeunes en moto qui ont balancé, hier soir, des grenades aux portes de son quartier, Fatima. Elle raconte. Il y avait foule comme tous les soirs autour des échoppes de fortune qui abritent des buvettes et des restaurants. Elle confirme les dires d’Augustin. « Ce sont les 47
musulmans ! Avant, c’était tranquille, ajoute-t-elle, mais “ils” sont venus du Nord, ils ont tiré à bout portant sur tout le monde, à la kalachnikov ! Ils ont tout pillé, ils ont violé les femmes jusqu’à Bangui et maintenant comme “on” ne les a pas désarmés, ils sont restés dans certains quartiers et ils approchent progressivement du centre-ville, ils étaient à Pétévo, ils sont maintenant à Fatima, ce sont les Tchadiens !» Dans une boutique plus loin, un jeune me reçoit : il est sénégalais et propose des statues d’ébène. Je lui demande s’il ne rencontre pas de problème en tant que musulman, aujourd’hui, en Centrafrique et s’il n’a pas peur avec ce qui s’est passé récemment pour les musulmans ? Il sourit, hausse les épaules « Non, pas du tout ! ». En face, un jeune, Moktar, et son père tiennent une échoppe où se sont engouffrés les trois Russes. Ils y vendent une grande variété de masques, de statuettes, de boîtes marquetées, de plateaux, dont un jeu d’échecs en ébène. Plus loin encore, d’autres jeunes vaquent à leurs occupations. Ils ont des regards et des visages vides, fatigués, à cran. Aucune hostilité, quoique… Mais aucune aménité non plus dans les regards : musulmans ou pas, on les sent aux abois - traqués ? Dans un coin de ce village artisanal, Patrick travaille l’ébène, mais aussi le médina et le padou- un bois clair, presque blanc quand il est poli et qui fait partie des « bois précieux ». Un jeune est agenouillé dans la cour, il polit le bois d’une statue, « c’est mon apprenti » dit Patrick et voici mon atelier, ajoute-t-il en embrassant dans un geste la cour à l’abandon, jonchée de troncs d’arbres où l’apprenti est à genou. 48
Je redescends la rue ; un jeune, torse nu, la machette à la main, a arrêté mon taxi tout à l’heure, à l’allée, et le chauffeur lui a donné des cigarettes pour qu’il laisse la voie libre. A mon retour, seule et à pied, l’homme surgit de nouveau d’une maison en ruine, la machette à la main : « Check point, » crie-t-il en pointant de sa machette la branche de palmier qu’il a disposé en travers de la route. J’ai déjà mis la main à la poche, lui lançant sur le même ton, en tendant un billet « Barramo mingui ! ». « Merci, Maman » répond-il. Quand j’enjambe le tronc d’arbre, il sourit. C’est relâche, aujourd’hui, chez les antibalaka …
Je descends vers un restaurant, le Balafon, dont on m’a parlé. Il est installé dans une ancienne villa où, d’un côté, se trouve l’association des avocats du barreau de Bangui et de l’autre un bar qui ouvre sur une terrasse où se trouve un petit bassin désormais recouvert : avec les coupures d’eau, il n’est plus très facile de le remplir, et puis le précédent patron y est mort dans un dernier plongeon – il a fait le saut de l’ange devant ses clients, un soir trop arrosé d’où il n’est jamais remonté… Au menu du Balafon, il y a de l’antilope et du capitaine, la lotte de l’Oubangui. Les images du journal de BFM tournent, muettes, audessus du bar pendant que la stéréo diffuse des vieux standards de jazz chantés par Louis Armstrong et Ella Fitzgérald, un mélange qui va de « Hello Dolly » à « On 49
my solitude ». Une façon de ramener les informations à ce qu’elles sont : une mascarade dont personne n’est dupe car ceux qui fabriquent les mensonges qui passent en boucle sur les écrans des chaînes télévisées viennent régulièrement déjeuner ici. On les connaît, alors mieux vaut écouter un bon vieil air de jazz…. Deux militaires français déjeunent à l’abri d’une paillote. Des jeunes filles attendent, timides, le client. Un homme en costume cravate s’est assis derrière un paravent de rotin et le maître d’hôtel a appelé l’une des jeunes filles qui rejoint docilement la table de l’homme. On devine derrière lui, une porte-fenêtre : sans doute ouvre-t-elle sur une chambre… Le patron est métis, il porte une belle coiffure rasta. Je demande son nom à la serveuse. « Sébastien », me répond-t-elle. Oui, dis-je, mais son nom de famille ? « Non ! » s’interpose le maître d‘hôtel. Quand j’ai réglé mon repas et que je m’apprête à partir, Sébastien s’avance vers moi, nous nous serrons la main. Je lui explique les raisons de mon indiscrétion : je voulais savoir si par hasard, je ne connaissais pas ses parents ? Il sourit, amusé et secoue la tête. L’identité de ce Sébastien restera cachée…
Au retour, je passe sur le côté droit de la cathédrale pour revoir le lieu où habitaient les pères et où nous avions fait notre retraite, un sentier mène à la grotte de l’Immaculée Conception, des bougies y ont été allumées. Des parpaings servent de bancs et un groupe de Centrafricains, certains à genoux, psalmodient le « Je 50
vous salue Marie » en sango. Une voix frêle et féminine ponctue la prière collective. Prient-ils pour ce qui vient de se passer cette nuit ? Une vieille femme dont on n’aperçoit que les jambes est assise au creux de la grotte. Le soleil a disparu, le tonnerre gronde et le ciel s’est obscurci. Je reste écouter la prière inlassablement répétée, devant le spectacle de la colline et du ciel qui devient gris. Une exhortation pour calmer les douleurs passées, exorciser les deuils, « Mama ti N’zapa, Mère de Dieu ». Parfois, le chef de chœur, genoux à terre, parmi les autres, lance un cri puissant et sourd, comme une colère. Je rentre sous les éclairs et les grondements du tonnerre. La pluie va tomber, violente, pressée. Dans ma chambre, la lumière s’est éteinte et je débranche les appareils. Je me souviens des recommandations de mon enfance, lors de ces orages : tout éteindre, s’isoler du sol en grimpant sur une chaise, un fauteuil, ou un lit, ne pas garder les pieds par terre de peur d’être conducteur et foudroyée, attendre que l’orage passe. Et l’orage est passé, une brume d’été flotte sur la colline et couvre, d’un voile de coton, sa haute frondaison. Les arbres respirent et c’est leur souffle qui embrume les hauteurs. Comme plus loin, en amont du fleuve, dans l’autre pays aux mille collines…
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8. Joséfa est médecin. Elle dirige l’Association médicale des missions catholiques, elle me présente son intendant, Noël, qui s’occupe de l’acheminement des médicaments depuis l’Europe. Nous avons parlé logistique et budget. Les deux périls sont, l’un, administratif (ce sont les douanes), l’autre, sécuritaire. Pour les conteneurs envoyés du port d’Anvers, via Douala, il faut régler les taxes camerounaises et, arrivés à Bangui, les taxes centrafricaines : chacun se sert ! L’autre danger, c’est la route, depuis l’invasion du pays par les Séléka : les convois sont attaqués et pillés et les chauffeurs souvent tués. Mais en ce moment, la piste est à peu près sûre puisqu’empruntée par des grumiers (des camions à fort tonnage qui transbordent d’immenses troncs d’arbres vers le port de Douala, pour les embarquer en Europe – un manège incessant, avec embouteillages !). Le pillage des ressources organisé de manière méthodique avec autorisations et tampons… Revenons à la logistique : à Douala comme à Bangui, c’est l’Entreprise Bolloré qui tire les ficelles du transport des marchandises. « Il s’étend partout dans le monde », me dit Noël qui me confie avoir été démarché par le bureau 53
de Bangui, mais il est trop attaché à son travail avec les missionnaires et notamment avec le Docteur Joséfa qu’il côtoie depuis des années et dont il estime la compétence et le désintéressement. Et Vincent Bolloré, me refuserait-il l’acheminement de dix mille livres pour les enfants de Centrafrique ? Un journaliste de Radio Notre-Dame a appelé : nous nous sommes donné rendez-vous le lendemain à onze heures, au Centre pour évoquer la situation en Centrafrique, mon enfance et les raisons de ce « retour » au pays… C’est Biro de l’espace Jeunesse qui lui a donné mon numéro, je n’ai aucune confirmation de ce détail, mais je lui fais confiance. « Attention, m’a dit Sarah, avant que je ne quitte Paris, ne parle pas politique, ne parle pas du tout ! Attention à la récupération ! Tiens-t’en à ton projet! » Ce soir, repas à la salle commune du Centre. Ben et Véra, ingénieurs danois à la retraite, partent demain pour Bouar. Ils ont travaillé plus de quinze ans en Centrafrique et se sont attachés au pays, à la gentillesse de ses habitants, à la beauté de ses paysages. Quand les événements de septembre 2013 sont arrivés, ils ont voulu, comme je l’ai fait, se retrousser les manches et agir : ils vont acheter un terrain, y établir un centre pour aider les enfants à surmonter leurs traumas en utilisant la musique à partir des instruments locaux. Leur voyage est organisé par le Docteur Joséfa qui râle au petit-déjeuner du fait des contrôles croissants imposés par l’Etat centrafricain depuis l’arrivée des Séléka. « Avant, dit-elle, il n’y avait pas de voleurs, tout était ouvert à l’hôpital et quand il n’y avait plus de lits, j’accueillais les malades dans mon bureau. Maintenant, c’est fini, tout est fermé car tout est 54
volé, on peut être tué d’un instant à l’autre par le premier qui vient armé, il y a des grilles partout et il faut remplir des formulaires pour chaque geste ! » Quand on parle de l’état des routes, Frère Christian dit que pour aller jusqu’à Berbératti, à 506 kilomètres à l’Ouest de Bangui, il faut faire maintenant un détour par le Nord, à Bouar, ce qui ajoute deux cents kilomètres au parcours initial. La piste qui traversait la forêt, de Boda à Yémando, est beaucoup trop abîmée. Curieux ! Son tracé n’apparaît même pas sur la carte IGN que je viens d’acheter à Paris. Cette route est devenue un calvaire avec des trous énormes, les grumiers en défoncent la chaussée – et les entreprises d’exploitation forestière, très souvent d’origine étrangère – ne prennent pas la peine de réparer les dommages. Tant qu’à parler de ce qui est dévasté, il faut aussi faire état des Parcs Nationaux dont la faune a, en partie, été détruite par les rebelles du Nord. La Centrafrique était si riche en animaux que des Parcs fameux recevaient des VIP pour la chasse. Ils y viennent toujours, paraît-il, arrivant dans de petits avions de tourisme affrétés au-delà des frontières et l’intérêt des puissants est si vif pour les animaux qu’ un député français a même lancé, dans ce pays- l’un des plus « pauvres » d’Afrique et où les massacres de population s’enchaînent dans un silence médiatique terrifiant, une association de défense du gibier… « Il y a cinq ans, continue frère Christian, des gens du Nord – probablement des Tchadiens et des Soudanais – sont venus “habillés en arabes” (comprendre la tête couverte de chech, vêtus de djellabahs, et sur des chevaux), ils ont fait des razzias. S’en est suivi un véritable carnage et ces “djandjahouis” sont repartis avec 55
des centaines de défenses d’éléphant car le trafic d’ivoire – avec les diamants – alimente leur “caisse”. » L’armée centrafricaine étant en déliquescence, personne ne les a chassés ni poursuivis. Trois ans après, ce sont les Séléka qui ont abattu les éléphants. En grand nombre. Un autre carnage. Des éléphants qui, comme les hommes, ont fui vers le Congo, où sévit déjà, en silence, l’un des conflits les plus meurtriers de la planète.
Cette région, entre Berberati et Nola, où habite le frère Christian, est très riche en or, diamants et gibiers. Pour compléter ce tableau de pillages et de destruction, il arrive que les enfants quittent rapidement l’école pour se mettre à la solde des trafiquants.
Or, comment espérer se défendre des prédateurs si le pays n’assure ni la sécurité de ses frontières, ni l’éducation de sa jeunesse ?
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9. 11 septembre
Au petit-déjeuner, Docteur Joséfa – du haut de ses soixante-dix huit printemps, dont quarante en mission en Centrafrique – ironise de nouveau sur les propos de N. Sarkozy concernant la dégradation de la France avec l’arrivée des migrants. Puis nous en venons à la dernière nouvelle du jour : la découverte d’un nouvel australopithèque trouvé dans une grotte d’Afrique du Sud, qui ne serait pas homo sapiens, mais une espèce désormais disparue, évincée par ce dernier : « C’était peut-être les bons et on les a tués ! Et il ne reste que les descendants des tueurs ! » épilogue-t-elle avec une grimace de dégoût. Il y a des grottes en Centrafrique. Et des pierres érigées qui ressemblent à des menhirs. Longtemps, les chercheurs ont pensé que cette terre était un lieu de passage et que, les populations ne s’y arrêtant pas, cela ne pouvait être un endroit où s’était épanouie une civilisation. Cependant, les peintures rupestres retrouvées dans les grottes attestent du contraire. 57
Hélas, commente le frère Christian, la culture traditionnelle a été détruite par les administrations successives qui y étaient hostiles, puis par les conflits multiples qui font fuir les gens en brousse, en mode « survie ». Il est donc aujourd’hui très difficile de savoir de quoi elle était faite. Seuls demeurent, bien ancrés dans le quotidien, les fétiches et les croyances. Il nous en donne un exemple. Parfois un élève quitte la classe en courant et s’enfuit en brousse. Si on parvient à aller le chercher, il est comme en transe, tétanisé, très difficile à « ceinturer ». On le ramène chez lui, dit le Frère. « Et quand je demande à la maman s’il faut appeler quelqu’un de l’hôpital, elle répond : “Non, ce n’est pas une affaire de Blancs, c’est entre nous !” ». Et l’enfant, la plupart du temps, revient en classe, parfois même dès le lendemain, comme si de rien n’était. C’est souvent le génie des eaux, expliquent les parents. C’est la Mamiwata qui est un esprit maléfique et qui prend possession de l’être. Il évoque le cas d’une jeune fille dont l’état mental s’est dégradé en une journée et qui n’est jamais revenue à elle. La gamine avait, un beau jour, bondi hors de la classe et s’était couchée devant le mât du drapeau dans la cour, impossible à relever. « Venez, avait dit frère Christian au père de la jeune fille car elle est incontrôlable. » Et le fait est que la fillette n’était jamais revenue à elle, riant à tout propos, en errance. Christian déplore que la culture traditionnelle, en Centrafrique, en soit réduite aux fétiches et aux superstitions, alors qu’en Côte d’Ivoire, assure-t-il, on voit des autels et des offrandes, aujourd’hui encore, dédiés au culte des ancêtres. 58
Mais faut-il se fier uniquement à ce que l’on peut voir d’une culture quand on y est étranger ? La religion animiste – même si elle n’est pas monothéiste et que notre époque a tendance à la balayer des écrans – reste et demeure une religion à qui il conviendrait aujourd’hui de reconnaître ce statut.
A Mayotte (où la première mosquée remonte au XIIIème siècle et où la population recensée est à 99,9% musulmane), cette culture traditionnelle – antémonothéiste ou fétichiste – a perduré comme une société secrète, de générations en générations. Perdurée sous le manteau puisque sans que je puisse y assister, avaient encore lieu en 2010 quand j’y habitais, des cérémonies occultes, de nuit, en marge de la mosquée et s’apparentant à des séances d’exorcisme. Il est courant d’en trouver dans la même population au nord de Madagascar, comme j’en ai vues à Nocibè. Entre le culte apparent et le culte caché, il n’y a, parfois, que l’épaisseur d’une feuille de raphia…
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10. Sœur Flora est venue à 8h30 et nous sommes allées à Saint Paul, à la rencontre de Monseigneur N’Zapalainga. Nous prenons la route du Kasaï. Plaisir des retrouvailles avec cette route qui longe le fleuve, son relief escarpé, ses maisons de village. Et toujours, la déforestation qui met à nu ce paysage aux mille collines matelassées de nuages blancs. Les îles foisonnent au milieu du fleuve dont le débit, me dit-on, a beaucoup baissé. Arrivés à l’archevêché, on nous introduit dans une pièce où sur des bancs attendent ceux qui veulent parler à l’archevêque – des dames bien habillées ou des miséreux en haillons. Nous attendons dans cette pièce adossée à un vieux bâtiment. Un pauvre homme en guenilles attend avec nous. Deux jeunes, mais aussi des vieilles femmes, dont l’une pleure. C’est le peuple, le tout-venant, l’archevêque les reçoit. L’église Saint Paul est contigüe à l’Archevêché, je ne la voyais pas si près du fleuve, mais bien plutôt à l’endroit où s’élève un bâtiment encore en chantier. On reconstruit ici ce qui, autrefois, me dit-on, servait de salle de 61
spectacle. Je me souviens y avoir assisté à des représentations (théâtre, chansons) qui venaient de Paris. Une série de maisons en briques, aux toits pointus et aux balcons ajourés, ont été bâties par les missionnaires face au fleuve et impriment à jamais, de leur silhouettes, mes premiers souvenirs d’enfant. Tous les paysages que j’ai vus depuis, je les ai mesurés à l’aulne de celui-ci, qui a formaté mon œil à vie. Soudain, on nous fait signe : c’est à nous ! Sœur Flora s’éclipse, me laissant seule avec Monseigneur N’zapalainga. L’homme se tient sur la véranda. La vue sur une boucle du fleuve et son île y est magnifique, c’est le plus bel endroit de Bangui. Nous n’avons que dix minutes car le temps de l’archevêque est limité : le vendredi, il tient porte ouverte, recueille les doléances des uns et des autres. L’archevêque, qui se bat depuis le début contre la stigmatisation du conflit comme un conflit entre chrétiens et musulmans, s’est lancé dans un combat d’un genre nouveau : une redéfinition de la laïcité et des enjeux qui la caractérisent aujourd’hui : « Nous ne voulons pas qu’on puisse manipuler les faits religieux à des fins politiques… » Dire non à cette instrumentalisation de la religion, c’est aussi ce qu’il faudrait faire en Europe : l’Afrique centrale à travers la voix de l’Archevêque seraitelle en avance sur nos combats ? Est-t-elle le laboratoire des épreuves auxquelles les autres pays seront un jour appelés à faire face ? Et contre les faux prophètes et leurs exigences comme le port du voile par exemple, ou la haine 62
des « gens du livre » – les chrétiens – récemment créés et érigés en préceptes religieux : comment faire face? Une plateforme interreligieuse a été lancée à Bangui où protestants, musulmans et catholiques se sont unis pour proclamer avec l’archevêque : « Nous ne voulons pas qu’on puisse manipuler les faits religieux à des fins politiques. » Des archevêques et des imams s’élevant pour la défense de la laïcité, n’est-ce pas le soutien inopiné, mais salvateur qui viendrait « sauver » la société (et la paix !) civile ?
Après avoir écouté mon exposé sur l’école nomade – la structure qui serait à disposition des enfants de la rue avec des camionnettes transportant du matériel pédagogique – il me fait promettre de lui donner, par la suite, des nouvelles du projet. En reprenant la route vers Bangui, on passe devant le vieux cimetière des missionnaires dont les premières tombes remontent au début du XXème siècle. Il est, parmi les herbes folles, toujours semblable à celui que j’ai connu et quand, enfant, je venais à passer par là, il me faisait peur car ces quelques tombes, éparses au bord de la route, disaient assez l’isolement des morts et étaient un rappel aux vivants que nous étions… Si la route est un peu moins défoncée à cet endroit de Bangui, c’est qu’après la prison de N’Garaba, une villa entourée de hauts murs est gardée par des militaires, un déballage d’hommes en armes dans des automitrailleuses et un tank de l’ONU : c’est là que vit madame la Présidente. Un tractopelle est d’ailleurs à l’œuvre pour combler les trous de la route, la seule qui, en ce début septembre, bénéficie à Bangui de cette attention : 63
pourquoi ne pas commencer par le faire dans toutes les rues qui partent du centre-ville ? Sœur Flora me dépose au Centre d’accueil. Colette, la sœur de Sara, arrive. Je lui remets le paquet que sa sœur m’a confié à Paris. Le temps d’échanger quelques mots et Jacques est là. Baracuda m’avait appelé ce matin, non pour me faire le reproche de ne pas avoir donné suite à sa demande – que Brice filme mon entrevue avec Monseigneur N’Zapalainga –, mais pour me dire de laisser tomber le rendez-vous avec le journaliste de radio NotreDame, envoyé par Biro et qui doit venir à onze heures. Baracuda a pris rendez-vous pour moi avec Adrienne qui supervise « Sauvons les Anges », l’ONG centrafricaine dont tout le monde parle et qui accueille une soixantaine d’enfants des rues, la nuit et plus d’une centaine, le jour. Jacques m’emmène à pied à travers la ville. La concession de « Sauvons les Anges » bruisse d’enfants, ils jouent ou sont allongés par terre. Certains s’activent avec de larges bassines autour de la cahute qui leur sert de cuisine. Un « encadreur » – mot surprenant, mais qui désigne la double fonction de l’animateursurveillant – m’ouvre le dortoir où sont alignés des lits superposés. Les enfants qui ne sont pas autorisés à rester le soir repartent dormir à l’extérieur – c ‘est-à-dire dans la rue. Il y a une télévision dans le dortoir et trois ordinateurs sans vie dans une pièce à côté : les techniciens de l’Unicef doivent venir les raccorder et installer des panneaux solaires, mais pour l’instant, à part le projecteur, rien ne fonctionne….Quelques enfants sont assis ou couchés dans l’entrée de la case qui sert de dortoir. 64
Ils bavardent et jouent avec des morceaux de bois, l’un tient un vieil illustré. L’encadreur les rabroue : « Levezvous, ce n’est pas convenable ! » Les jeunes garçons sont nus. Certains arrivent ainsi et viennent récupérer, en entrant dans la concession de l’ONG, un short, une chemise. Quelques-uns ont des pantalons de fortune, d’autres ont le short distribué par l’ONG, assorti à la chemise imprimée. La plupart des vêtements sont déchirés et, me dit-on, il n’y a pas de rechange. L’endroit, de toute façon, respire le dénuement. Les enfants jetés à la rue peinent à garder propres leurs tenues. Un seul robinet d’eau leur est accessible dans toute la concession et il faut non seulement qu’ils s’y lavent, mais qu’ils lavent aussi leurs vêtements. Je fais le tour des bâtiments et du personnel. Les activités du Centre tournent autour de deux hommes, deux anciens instituteurs. Marc s’occupe de l’alphabétisation. Son collègue Marcel, de la remise à niveau. Ils ont ce matin, entre vingt-cinq et trente élèves dans leur classe, deux par table, mais, sourit Marc, « en temps normal, ils sont trois par pupitre et nous en avons jusqu’à cinquante voire soixante par classe ! » Marcel m’invite à assister à un cours. Le maître procède d’abord à l’inspection des vêtements, des mains, des dents. Puis tout le monde se lève pour chanter l’hymne national et on attaque la lecture de l’image affichée au tableau. Les mains se lèvent, tous ces petits élèves de la rue se disputent l’attention du maître et le droit à la parole. 65
Marcel reprend les phrases correctement énoncées et les fait répéter au groupe. Il rabroue ceux qui parlent ou se tiennent mal. De fait, tous ont l’appréhension du coup qui viendra ponctuer la remontrance de l’instituteur qui rudoie un petit parce qu’il s’est endormi sur son pupitre, bercé par le son rassurant des voix. C’est le plus jeune, il a cinq ans, Marcel le gronde, l’enfant pleure à chaudes larmes.
Devant l’espace qui sert de cuisine, une grappe d’enfants se bousculent pour couper et assembler la nourriture qui sera servie au repas. Adrienne, la Présidente de l’ONG, arrive enfin en voiture avec chauffeur. Il va être midi. Les enfants entourent la voiture, ils sont heureux de la voir, elle sort, très élégante et rieuse. Les gosses lui annoncent qu’ils ont gagné un match de foot contre ceux de l’église protestante, elle les félicite et commence à danser en tournant, ils dansent avec elle et un audacieux lui demande une récompense. Elle s’arrête, fouille dans son sac à main et leur tend, royale, un billet de dix mille francs CFA : « Tenez, allez vous acheter un poulet ! » Ils s’égayent en hurlant de joie car la viande, même le poulet, ne fait pas partie des menus quotidiens, loin de là. Adrienne m’invite à poursuivre la visite dans son bureau. C’est une pièce, avec une table marquetée d’ivoire, un fauteuil, deux chaises: elle n’est là que de passage, un Directeur gère le quotidien. Il faut, certes, accueillir cette centaine d’enfants qui vient là chaque jour, mais une petite équipe s’est constituée pour rechercher les familles des enfants perdus ou abandonnés lors du conflit – certains sont orphelins. 66
Comment procède « Sauvons les Anges » pour retrouver les familles ? L’un des encadreurs, aidé d’un secrétaire et d’une jeune stagiaire, recherche des informations sur les familles des enfants, familles qui font l’objet d’une enquête succinte et qui sont ensuite contactées par l’ONG. Les enfants se souviennent parfois d’un nom, celui du quartier, du père, de la mère ou d’un voisin, et c’est un indice qui met le Petit Poucet sur le chemin du retour. Si ces familles sont d’accord, l’encadreur emmène l’enfant rencontrer sa mère, sa tante ou son père et lors d’une discussion, s’élabore - ou pas – le projet de le reprendre. Ce matin, c’est un enfant qui est à la rue depuis cinq ans, il en a dix. La visite débute toujours par quelques crispations et quelque gêne puis on bavarde. La Maman de ce matin se dit même contente de revoir son fils, elle avait des remords : un jour qu’il avait fait une bêtise, elle l’avait blessé à la main d’un coup de machette et l’enfant s’était enfui (sans doute accompagné de violences verbales qu’elle tait). Elle ne l’avait plus revu. Le directeur me dit aussi que parfois, les parents profitent des méthodes de « Sauvons les Anges ». Chaque fois que l’association récupère un enfant dans la rue, et le réinsère dans sa famille, de l’argent pour les droits d’inscription et les fournitures scolaires est donné à cette famille pour l’accompagner dans la prise en charge du retour de l’enfant prodigue. Les parents encaissent les droits d’inscription pour l’école, puis laissent (ou poussent) ensuite le jeune retourner à la rue, dans la perspective d’un nouveau gain fourni par une nouvelle demande de réinsertion (cette situation illustre la manière dont, même dans les pays les plus pauvres, le soutien institutionnel devient un revenu). Je suppose qu’un enfant qui a vécu 67
cinq ans dans la rue a aussi du mal à reprendre une vie sous le joug adulte. Certains sont devenus des petits gavroches, qui survivent à la violence et éprouvent ensuite le plus grand mal à se ranger aux exigences de la vie de famille, or le système de réinsertion familiale de « Sauvons les Anges » n’a pas les moyens d’assurer un suivi ou un soutien aux familles et aux enfants, passé le premier contact.
Parfois les retrouvailles sont heureuses, parfois c’est le rejet car ici certains gamins souffrent du syndrome de l’enfant sorcier. C’est le cas de Félicien qu’Adrienne fait venir dans son bureau. L’enfant a une dizaine d’années. Un visage joufflu. Il est calme. Les religieuses à qui il avait été confié l’ont ramené à l’ONG d’Adrienne – qui n’a aucune solution ni aucune inscription à l’école pour lui. Il était sous la protection d’une religieuse rentrée, depuis, en Europe. Elle était très proche de l’enfant et lui avait transmis son goût et ses talents pour le dessin. « On cherche sa famille, mais son histoire est particulière : à l’âge de trois ans, il était souvent chez la voisine, une dame plus âgée que sa mère. Elle aimait le chant et Félicien, qui était très doué, chantait avec elle. Il aimait tellement chanter qu’il chantait tout le temps. Mais un jour la voisine a été retrouvée morte, avec Félicien qui chantait auprès d’elle, comme à son habitude, quand la femme dormait. Comme ce décès était inattendu, on crut qu’un sort avait été jeté à cette femme et que ce sort, c’était le garçonnet qui le lui avait jeté. Les voisins l’ont alors battu jusqu’à ce que ses parents accourent sur 68
les lieux pour s’interposer, mais là, on leur demande des comptes et l’on décide, pour vérifier si Félicien est un enfant sorcier ou pas, de l’interroger devant ses géniteurs : “Qui t’a appris à faire ce que tu sais faire ?” Et le voilà qui désigne son père qui, à son tour, se fait battre. L’homme, pour se démarquer de son fils accusé de sorcellerie, se saisit d’un couteau et en frappe l’enfant à la tête (Adrienne demande à Félicien de pencher la tête en avant pour que je voie la cicatrice). Les gendarmes, alertés par les cris et les bousculades, sont intervenus et ont emmené l’enfant avec eux. L’histoire ne se termine malheureusement pas là. Félicien était assis dans la cour de la gendarmerie quand ce fut l’heure de manger, les gendarmes n’avaient rien prévu pour lui, mais ils s’installèrent sans vergogne dans la cour avec leurs assiettes pleines. Soudain, le vent se leva et des tourbillons de latérite s’élevèrent sur le lieu où se trouvaient les gendarmes qui déguerpirent en laissant leur repas, Félicien, qui ne s’était pas enfui, mais était affamé, rampa jusqu’à une assiette, s’en empara et s’assit tranquillement pour la déguster au milieu des tourbillons, alors les gendarmes furent convaincus, face au vent qui servait opportunément Félicien, que c’était un sorcier. » Les sœurs l’ont maintenant ramené à « Sauvons les Anges ». Le Directeur dit à Adrienne : « Il a fait quelque chose de mal alors les sœurs n’en veulent plus ! » Elle insiste pour savoir quoi. Il se lève de son siège et lui murmure quelque chose à l’oreille. 69
« Des bêtises d’enfant ! » s’exclame-t-elle « Mais non, ce n’est pas une grosse bêtise ! » insiste-t-elle en haussant les épaule – elle n’en dira pas plus. Maintenant qu’il faut trouver une solution pour lui, on cherche à joindre sa mère qui, depuis, s’est remariée avec un gendarme du secteur car lorsque Félicien fut pour la deuxième fois convaincu de sorcellerie par les gendarmes eux-mêmes, il fut enfermé en prison avec sa mère venue le récupérer. Une équipe de la Croix Rouge l’avait un jour aperçu dans une foule de prisonniers adultes, s’en était émue et l’avait amené à l’ONG d’Adrienne qui l’avait ensuite confié aux sœurs… Quant à son père, nulle trace. « Personne n’a de solution pour lui ! De 5 à 13 ans, comme il a été chez les Sœurs, il n’a pas sa place parmi les enfants des rues, d’ailleurs il s’étonne de leur comportement. Il avait été formé pour rejoindre le petit séminaire alors, il n’est pas comme eux !» précise Adrienne : « Il n’est pas comme eux, mais il se retrouve rejeté comme eux, avec eux ! » Elle s’interroge tout haut sur l’opportunité de contacter l’Unicef ou encore Triangle, une ONG de Lyon, très présente sur le terrain et qui sillonne les rues avec une camionnette pour soigner les enfants… Où sont l’argent et les différents dispositifs de ces partenaires ? Pourquoi un petit garçon d’une dizaine d’années est-il à ce point sans ressource ? « Sauvons les Anges » reçoit une moyenne de cent vingt enfants dans la journée, la moitié vient y dormir dans un dortoir et dans de vrais lits : dérisoire après tous les événements qui se sont déroulés depuis deux ans, des villages entiers cachés dans la brousse, poursuivis par les 70
rebelles armés, les enfants égarés ou orphelins, tous jetés à la rue. Ils sont environ six mille qui « vivent d’expédients et dorment en groupes dans les endroits les plus improbables » d’après un rapport Unicef. Didier, un chercheur rattaché à l’Ambassade l’a confirmé : les Centrafricains qui sont au pouvoir se servent d’abord quand les dons arrivent. Se lever tous les matins et voir dans les yeux des gamins cette misère générée par l’absence de scrupules des adultes les plus riches… Comme le dit le Docteur Joséfa avec son accent italien et son filet de voix enfantine : « Comment les gens font-ils pour être si méchants ? » On ne peut pas leur en vouloir, a répondu Didier, « Nous ferions peut-être de même si nous étions à leur place, nous ferions peut-être passer nos familles d’abord ! » Après le repas de midi – où j’arrive tard et que je prends seule à la va-vite – quelqu’un m’interpelle dans la cour, c’est le journaliste de radio Notre Dame. Nous resterons bavarder deux heures à propos de la vision que les médias occidentaux ont du conflit centrafricain (chrétiens contre musulmans), de la façon dont les Européens projettent leur problème sur l’Afrique, en croyant y reconnaître le choc des cultures et des religions qui les obsèdent et les poussent à tout lire en fonction de cette grille d’appréciation. A moins que cette information-là, qui parvient telle quelle aux médias français, soit manipulée intentionellement, une manière de justifier les exactions des rebelles, au nom d’intérêts mafieux autour du diamant et d’autres exploitations de matières premières… Oui, on peut se demander qui, en Centrafrique, en présentant les 71
événements comme un conflit interreligieux, a intérêt à « crier aux loups » ? Pour dissimuler ou défendre quoi ? Je donne ma vision de l’histoire du pays depuis la décolonisation – la mal nommée : « Comment attendre des Centrafricains qu’ils passent d’une présence discrète des musulmans – autrefois en petit nombre et à l’origine de la traite des esclaves – à un contexte comparable à la Syrie et ceci en moins de quarante ans ? » Bien sûr, la Centrafrique n’a pas fait, seule, son malheur. Depuis quelques jours que je suis là, l’implication de puissances étrangères est très souvent évoquée. N’oublions pas que lorsqu’Amin Dada a fui l’Ouganda, après avoir assassiné entre cent cinquante et trois cent mille personnes, comme le souligne Ryszard Kapuscinski dans Ebène, l’Arabie Séoudite l’a accueilli pour le remercier d’avoir contribué à propager l’islam… Que reste-t-il, maintenant, face à l’ambiguïté de ces politiques étatiques ? Les individus ? Mais quelle place leur accorde le Droit dit International ? Au fil du discours, je lui dis mes réticences à l’idée de participer à un entretien à la radio. Pendant que nous bavardons, assis dans la cour, les cris déchirants d’une jeune femme crèvent l’air, elle est près de la grotte de Mama Ti N’zappa, la mère de Dieu, et ses pleurs confinent aux hurlements, ils durent : ce n’est pas une souffrance physique. Le journaliste continue de bavarder comme si nous n’entendions ni l’un ni l’autre cette douleur, je guette la jeune femme, du coin de l’œil. 72
Une silhouette est apparue sur les marches de la cathédrale et va intervenir. Une autre se déplace dans la cour avec la jeune fille dont la tignasse non tressée est visible à travers les grilles qui sépare le Centre de la cathédrale. Comment supporter ces hurlements ? Tous, la sœur qui vaque à ses occupations, mon interlocuteur qui n’interrompt pas la conversation, la silhouette qui reste sur le parvis à regarder, tous en ont-ils trop entendus ? Y aurait-il une banalisation de la douleur à un point que je n’imagine pas, qui a endurci les cœurs, brisé les scrupules ? La Sœur que j’interrogerai plus tard me dira que c’est une jeune fille de la rue, qu’elle vient là où l’on prie, près de la grotte de la Vierge et qu’elle hurle ainsi. « Elle est folle, conclut la Sœur, on n’y peut rien, et quand elle est comme ça, personne ne peut l’approcher ! » Combien d’enfants errant seuls dans la rue, au bord de la folie pour en avoir « trop vu » sont-ils ainsi abandonnés, faute de structures d’accueil suffisantes ?
En fin d’après-midi, j’assiste au départ du couple des intervenants danois, Véra et Bent : ils se mettent en route pour Bouar. Nous nous souhaitons bonne chance, Véra me reparle de l’incident de la veille qui s’est passé non loin de Pétévo dans le sixième arrondissement de Bangui. Il semblerait finalement que ce ne soit pas une attaque entre musulmans et chrétiens, mais un règlement de compte. 73
L’un des hommes en moto (celui qui a lancé la grenade) aurait préalablement enlevé une jeune fille de 16 ans, lui aurait sectionné les bras, la jeune fille en est morte puis il est allé lancer sur sa famille, une grenade... Une sombre querelle familiale ? Beaucoup à faire pour évincer de la société cette violence clanique, et son apex, la vengeance…
Chaque jour, vers dix-sept heures, un groupe de paroissiens, tous les soirs différents, vient prier la Vierge Marie devant la grotte de l’Immaculée Conception, tantôt en sango, tantôt en français. La jeune fille qui hurlait tout à l’heure est là, en haillons, elle ne crie plus. Des incantations s’élèvent pour apaiser les croyants, devant l’autel et devant la Nature : les collines de Bangui, immuables témoins de la folie du jour ?
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11. Ce 12 septembre
Les frères maristes de Berbérati sont partis ce matin vers sept heures dans des pick-up lourdement chargés avec, sur une des portières, inscrit en petites lettres, les mots « mission catholique ». Ils ont dû attendre que le chauffeur ait fait le plein – et pour cela, il doit aller loin – car dans les stations voisines, le gasoil est presque toujours mélangé à du pétrole, une astuce des revendeurs pour gagner de l’argent, astuce qui sabote les moteurs… Frère Etienne monte dans l’un des pick-up – le chauffeur est enfin revenu de son périple, avec de l’essence. Ils vont faire six cents kilomètres en zone rouge, dont les derniers cents kilomètres – ajoute frère Christian qui attend la deuxième voiture – sont épouvantables, trois à quatre heures dans des ornières tellement gigantesques que les voitures roulent entre deux parois dans le lit de la piste. A cette saison, entre les grumiers et les pluies, la route est dévastée. Vingt-cinq kilomètres, à l’heure ?! 75
J’attends avec frère Christian que sa voiture revienne, je lui dis qu’hier, lors de ma visite aux Rapides, je n’ai pas reconnu l’église Saint Paul, que l’ancienne a dû brûler ? Les frères maristes qui habitaient à côté, à l’époque, lui ont raconté qu’en 1996, au moment des premières mutineries, ça tirait de partout, il fallait rester coucher. Les rebelles du Congo, les mutins, l’armée, c’était un indicible chaos qui a conduit à la destruction de nombre de bâtiments. Et, conclut-il, les gens ont été tellement traumatisés qu’il est inscrit dans la tête de chacun qu’à tout moment, aujourd’hui, cela peut recommencer. La preuve ? Les villas du centre-ville sont maintenant protégées de hauts murs cerclés de fils barbelés et défendues par des alarmes très sophistiquées et, probablement, à l’intérieur, les propriétaires sont-ils armés…
Ce matin, j’ai fait quelques pas pour remonter à l’école Sainte Thérèse. Sœur Fernande était là, elle semblait contrariée. « Oui, un peu énervée », m’a-t-elle confié car des voleurs ont tenté de s’introduire chez les sœurs de Saint Paul, au-delà du petit séminaire et, dans la bagarre qui s’en est suivie, les intrus ont sectionné la main du gardien d’un coup de machette. Silence, on pense, chacune, sans le dire, que cela aurait tout aussi bien pu arriver ici, au cœur de Bangui et que cela arrivera peut-être, un jour prochain…
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12. L’homme qui aide Véra et Bent à acheter un terrain à Bouar et à installer leur ONG en Centrafrique, vient me rendre visite en début d’après-midi. Quand nous parlons des élections et de l’insécurité quotidienne, il me dit que des éléments armés de la rébellion Séléka sont encore au kilomètre 5 (dit « PK5 ») dans Bangui et aussi à Baboua, au Nord, et que de temps à autre, ils sortent et tirent à vue sur les civils et que la Minusca (force africaine armée) – dont c’est la mission – n’intervient ni ne les désarme. Et qu’au moment des élections, les gens auront peur de sortir de chez eux et d’aller voter, peur de se faire canarder. Que font la Minusca et l’armée française s’ils ne répondent pas (dans ce cas précis en désarmant les fauteurs de trouble) aux objectifs qui leur ont été fixés ?… Or l’ordre de désarmer les groupes rebelles n’arrive pas. Une coalition de tous les partis d’opposition souhaite, avec la Société civile, un second gouvernement de transition, dit-il, qui remplacerait l’actuel que la rumeur qualifie ici d’étranger (ou « aux mains des étrangers » ? Ou bien encore avec des éléments étrangers ? Tchadiens ? Soudanais, Nigérians ?) 77
Vers onze heures, arrivent le jeune caméraman de l’Espace Jeunesse et Brice, le chauffeur, au volant de la voiture. Je leur demande si la route d’Ouango n’est pas risquée ? Ils sourient en me répondant non. Je refais la même route qu’hier avec Sœur Flora : après l’ambassade et le Rock, nous longeons un hôtel en construction, face à l’Oubangui puis la tour de l’ex-Safari qui surplombe les rapides de son piton rocheux. Je ne me lasse pas de ce paysage où s’amorce, dans un chassé-croisé d’îlots herbeux et de rapides, la courbe du fleuve. Entre la couleur de la terre, rouge, et les innombrables gargottes qui bordent la route, on pourrait se croire à Mayotte, si ce n’est que trois époques se superposent sans s’asphyxier : la maison en pisée, le bâtiment de style colonial et la villa plus récente, bâtie dans les années 80. La foule bariolée des femmes en pagne élégant pour certaines – c’est aujourd’hui l’élection de Miss Centrafrique – défile comme un ruban discontinu. Des enfants courent le long de la route ou surgissent au détour d’un muret, parfois à demi-nus, accompagnés d’un cabri. De la marchandise est exposée sur des tables ou des tabourets. Des gens entrent et sortent des échopes ; de temps en temps, pour prolonger ces instants de convivialité autour du magasin, des bancs sont installés et se confondent avec ceux du bar ou du restaurant le plus proche. L’ancien cercle hippique est maintenant cerné de hauts murs, s’ensuit la prison de N’garagba où veille la Minusca. 78
Puis la résidence de Madame Samba-Panza, la « Pantalon » comme l’a surnommée un personnage rencontré près du marché central. Un homme maigre et affairé, avec des lorgnons sur le nez et un bouquin sous le bras, et qui s’était adressé à moi quand une auto mitrailleuse était passée devant nous : « Elle est bien protégée, Madame Panpan, Madame Pantalon ! » Allusion, par ce sobriquet d’un autre âge, aux vieilles mémoires de l’école républicaine « où une femme qui porte le pantalon est forcément une femme qui se conduit mal…» Ou encore, allusion au personnage de la femme dominante, dans les farces ?
Au-delà du petit cimetière des missions qui se dresse parmi les herbes avec ses croix blanches, s’amorce la pente de Saint Paul, puis le lycée Pie XII, toujours en fonction, et en face, les grands bâtiments de l’école des Rapides, devenus fantomatiques. Après on devrait trouver un village dans la brousse, mais ce sont des cases et des cases de pisé qui se suivent les unes derrière les autres, créant un paysage urbain des deux côtés de la route et où je ne reconnais pas le village de Ouango. « C’est Ouango 1, nous dit un villageois, pour les piscicultures, il faut aller plus loin, à Landjia ! » « C’est la route vers M’Boko », me dit Brice, en suivant un long ruban latéritique qui grimpe à l’assaut de la colline. Je lui demande de tourner à gauche. Les cases sont clairsemées, les herbes hautes, quelques rares piétons passent. Soudain, j’aperçois une large maison et sa véranda, au bout d’une allée où les ornières se sont taillées la part belle, les palmiers qui ombrageaient le chemin ont 79
disparu, restent quelques arbres à la silhouette déguingandée. Mais, à son escalier central qui monte vers la véranda, je la reconnais : c’est la maison de mon enfance. Un vieux s’avance vers nous, se présente, c’est « JeanPierre », surnom : Coco. Il habite là. Je cherche des indices qui me confortent dans l’idée que je ne me suis pas trompée de maison, que plus de cinquante ans après, c’est bien, à l’emplacement exact, l’endroit où j’ai fais mes premiers pas. Je montre à Coco les ruines d’une maison en contrebas qui a, d’apparence, été bâtie dans les années 80 :« Mais, elle n’était pas là cette maison ! C’est récent ? Je ne m’en souviens pas… » Il commente avec fierté: « C’est à Bokassa ! » J’hésite à reconnaître les lieux…Pourtant ce sentier qui s’évade à ma gauche parmi les matitis et qui mène à la maison voisine ? C’est celui que l’on empruntait pour aller jouer avec les enfants d’à côté – intact après tant d’années ! Je reprends le film là où il était et le sentier avec. Je suis certaine maintenant, avec ce petit sentier que c’est bien là la maison où j’ai coulé des jours heureux avec Maman Thérèse qui faisait sa toilette sous les manguiers le lavoir s’y trouve encore. Dans le village que nous avons dépassé, il est possible que les quelques maisons basses en pisé soient de son époque, mais le reste a changé. Le chemin qui menait au fleuve, planté de matitis et de fromagers où elle chahutait avec les garçons qui lui faisaient la cour, a disparu. 80
Sur le fronton de « notre » maison, trône une pancarte : « Temple Shayin ». Je ne comprends pas. « C’est maintenant un temple ? » « Non, dit Brice, Shayin, c’est le nom d’une famille. » Coco m’autorise à monter les marches usées, la véranda est petite – dans mes souvenirs, elle faisait le tour de la maison. Par contre la salle principale est immense et très haute de plafond, la pièce voisine aussi. L’ensemble est sombre, quelques meubles faméliques et abîmés peuplent en vrac les pièces, je décide de ne pas aller vers les chambres pour respecter l’intimité de ceux qui habitent là désormais. En sortant, j’emprunte le sentier qui conduit chez les voisins. Là, l’allée de palmiers a été conservée et la maison, modernisée. J’ai la gorge nouée, causée par une joie inédite mêlée au vertige de mesurer le temps qui est passé, celui perdu (oui, tout ce temps perdu !) à ne pas arpenter le chemin de mes jeux d’enfants. Un homme cultive son jardin et nous accueille à l’arrière de la maison, il se nomme Jean, nous nous saluons, il est retraité de l’aviation, mécanicien au sol. Il a roulé sa bosse dans de nombreux pays, dernier en date, le Sénégal. Il me dit avoir été formé à Clermont-Ferrand, évoque ses souvenirs de France et dit avoir racheté la maison à une famille Elian. Je reconnais aussitôt ce nom qui avait disparu de mon esprit. Je me souviens de Solange, il me propose de retrouver son adresse en France et de me la transmettre. Nous revenons au « temple ».
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Deux jeunes sont assis en terrasse autour d’une petite table où trône un transistor démonté. Brice demande à Coco de lui vendre la grande cuve d’eau qui se trouve à l’entrée de la concession – et qui supplée l’absence d’eau courante dans la maison. Coco en veut deux millions de francs CFA. « Tu ne la vendras jamais à ce prix-là et elle va rouiller ! » s’insurge Brice, déçu. Il n’y a plus rien à glaner aujourd’hui, ici. Au bout de l’allée, en ressortant sur la route de M’Boko, un immense terrain désherbé fait face à la maison et abrite un bâtiment neuf : la Gendarmerie. Nous allons saluer le frère de Brice, – Brigadier ou lieutenant colonel ? – et qui est le chef du septième arrondissement de Bangui, une zone qui va des collines à l’hôtel Safari. Une étendue très vaste qui englobe l’Archevêché, la résidence de Madame Samba-Panza, la Présidente, ainsi que la résidence de l’Ambassadeur de France, autant dire, une zone à lourde responsabilité ! Ou à responsabilité allégée, du fait du sérieux dispositif militaire autour de ces points… On attend dans le silence : faut-il que je fasse un geste ? Il me dit très bien connaître le propriétaire de la maison que nous venons de visiter et qui est abandonnée depuis douze ans : son propriétaire est parti en France et il n’est jamais revenu. La première gendarmerie y avait été installée. Il dit aussi que Coco divague quand il dit qu’il entretient et garde la maison et qu’il n’a jamais été payé pour ça ! Du haut de son mètre quatre-vingt-quinze et de ses cent vingt kilos, notre gendarme se blottit contre moi : il veut une photo. 82
Il affirme pouvoir entrer en contact sans difficulté avec le propriétaire et qu’il lui demandera à l’occasion s’il est vendeur… Dans la voiture, Brice commente : « la maison est loin, tu ne seras pas en sécurité si tu reviens là ! ». Le caméraman proteste, mais Brice insiste. Il évoque l’insécurité dûe aux poches résiduelles d’anciens Sélékas que personne ne désarme. Il évoque les combats, les cadavres par terre, les blessés, les réfugiés « Si tu vois ça, tu vas bien pleurer ! » Il mentionne aussi l’aide des Soeurs, leur compassion et leur faculté à ramasser les gens, les aider, nourrir les enfants, vivre parmi les déplacés, nuit et jour. « Pas une ONG n’arrive à leurs chevilles ! poursuit-il. Et aucune ONG à part Caritas n’est restée sur le terrain, c’est pourquoi les Soeurs sont respectées, personne ne les touchera ! » Depuis mon arrivée – et surtout dans l’entourage de Baracuda – j’entends un discours négatif à l’encontre des ONG dont le personnel est accusé d’être des profiteurs : « Ils ont de bons salaires et ne font rien d’efficace, dans le but d’entretenir le système ! » On tape aussi sur les Nations unies dont le bras armé en Afrique, la Minusca, assiste, sans intervenir, aux multiples exactions contre la population civile. J’ai beau protester : comment les pays représentés par l’ONU peuvent-ils laisser ainsi se vider de leur substance des opérations de maintien de la paix ? Les Centrafricains me regardent, apitoyés : « Mais c’est tous les jours ! Le système ONU, clé en main pour la sortie de crise, on n’y croit plus, c’est un business ! » Baracuda ajoute : « Qu’ils partent ! Qu’ils foutent le camp ! ». Peutêtre y a-t-il des « cols blancs » centrafricains qui profitent de l’aubaine, roulent en pick-up, sont très bien payés, mais la majorité des autres salariés de l’ONU ou des ONG sont 83
déplaçables sur un autre conflit, une nouvelle catastrophe et pour eux, la Centrafrique ou un autre théâtre d’opération, peu importe : quel intérêt auraient-ils à prolonger « cette sortie de crise » ? A moins que le système, nourri par lui-même, ne génère, sans que plus personne n’en maîtrise le processus, son amphigourique et protéiforme inefficacité ? Je suis naïve, m’a fait remarquer Baracuda en haussant les épaules. « Les étrangers aussi, les Congolais, les Camerounais, tous ceux qui viennent de la sous-région, tout comme les Européens, sont occupés à pérenniser leur poste et leurs revenus. Leur inaction est notoire, tout le monde l’a constaté… Ils entretiennent la crise, ils y ont intérêt et empêchent l’aide d’arriver vraiment. Verdict ? On n’a pas besoin d’eux ! » . Le caméraman ajoute qu’il prépare un reportage à charge pour démontrer cette gabegie et cette malhonnêteté institutionnelle. Témoignage qui sonne étrangement car un peu plus tard, entre le 27 et le 30 septembre, les insurrections seront telles que le personnel des ONG sera pris pour cible et donc évacué – certains exfiltrés par les blindés de l’armée française….
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13. Ce matin, 13 septembre, petit déjeuner dans la salle commune avec un homme venu d’au-delà de Zémio, dans l’Est du pays, ville qui servait de relais, avant la colonisation, aux marchands d’esclaves. Il est envoyé à Bangui par une ONG pour parfaire sa formation informatique. Il me demande si je connais un certain René M…, un breton qui avait des enfants en Centrafrique et si je peux le chercher quand je rentrerai en France et lui faire part de la souffrance de sa fille : cette jeune femme née en 1976 recevait régulièrement de ce père une petite somme d’argent, mais après une fâcherie, l’homme n’a plus rien envoyé, ni nouvelles, ni argent. Après les livres que les missionnaires me demandent de leur envoyer, voici une recherche en paternité : ici, on attend tout du voyageur européen. Que se passe-t-il à Zémio aujourd’hui ? L’homme assure que ce dont ils souffrent le plus actuellement c’est de Joseph Koni, ce Seigneur de la guerre qui sévit depuis bientôt dix ans et qui enlève des enfants dans les villages pour en faire des soldats.
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Son neveu a été enlevé en 2011 et se trouve toujours aux mains de Koni, sa soeur en a des nouvelles, on sait qu’il est vivant. « Quand ils prennent les jeunes, témoigne cet homme, ils en font des bêtes sauvages, ils leur présentent des villageois qu’ils ont fait prisonniers et leur demandent ce que c’est, la question sera réitérée avec châtiment corporel à l’appui tant que le jeune répondra “une personne” ». Et quand, vaincu, l’enfant avance la réponse qu’on attend de lui, à savoir « ce que j’ai devant moi est un animal », on lui tend alors un fusil avec cette injonction : « Tuele ! » Les jeunes qui en reviennent ne sont plus jamais comme avant. Ceux qui en réchappent sont envoyés en Ouganda, par une ONG anglophone, pour réapprendre à vivre en société – les jeunes de Zémio parlent le zandé qui est aussi la langue parlée en Ouganda, ce qui facilite ce réapprentissage de la vie en société. Dans cette région, les Américains ont une base d’environ mille hommes, avec des avions. Le régiment ougandais de la Minusca en Centrafrique est posté à sa propre frontière et partage la surveillance de cette portion de territoire centrafricain avec les Américains – tous sont anglophones. Or les soldats ougandais de la Minusca sont officiellement des soldats d’une force internationale : que font-ils à leur propre frontière ? D’après mes interlocuteurs centrafricains, cette portion de territoire centrafricain intéresserait grandement les Américains : il s’y trouve des mines d’or, mais aussi une richesse du sous-sol (des terres rares) dont on n’a pas encore mesuré l’étendue – uranium, lithium et toutes ces matières premières utilisées en électronique. 86
Pour un œil averti de géologue, me dit un enseignant français qui a exercé en Centrafrique, cette richesse se devine par l’ampleur des gisements. Ce qu’il y a comme autres matières premières est encore inconnu et sans doute au-delà de toutes prévisions : l’Afrique Terra incognita toujours, mais qu’on explore à distance, par photos satellites, qui seront utiles, le moment venu…
L’armée américaine est là pour chasser Joseph Koni, mais les Centrafricains s’étonnent : comment ? La première Puissance au monde qui a pourchassé et/ou tué Ben Laden, Saddam Hussein, Ben Ali,… ne serait pas à même de venir à bout de ce Koni qui vit dans la brousse sans appui extérieur ? Certes, il a une très grande mobilité, une très bonne connaissance du terrain, et surtout, il n’utilise aucun moyen électronique à même de le faire repérer, mais tout de même !... On revient à un problème plus immédiat que celui de Joseph Koni – du moins dans le reste de la Centrafrique aujourd’hui : « Les musulmans de Zémio, dit l’homme, ont voulu rallier les Séléka au Printemps dernier, mais maintenant, ça va, on vit ensemble comme « avant avant » – dit-on ici pour signifier que ça fait un bail, c’est-à-dire depuis que les marchands d’esclaves ont installé des sultanats en Centrafrique, le long du Congo et de son affluent majeur l’Oubangui. Un autre homme écoute, il se nomme Emmanuel, c’est un Rwandais qui s’occupe de la gestion des conflits pour le compte d’une ONG américaine. La question qui se pose est : « Que faire avec les jeunes qu’on désarme ? » dit-il. Un long silence lui répond. 87
Emmanuel s’enquiert ensuite de la sécurité actuellement dans le pays. Joséfa lui dit que deux inspecteurs du recensement ont été tués, et donc que personne ne veut plus aller comptabiliser les électeurs à Bambari, fief du redoutable général Séléka Ali Darass. Cela arrive aussi ailleurs dans le pays et c’est pour cette raison, entre autres, que les élections seront retardées. Elle conclut en donnant le bilan des événements d’il y a trois jours : trois morts et une dizaine de bléssés. Elle ne croit pas au règlement de comptes : ici, si on n’est pas content, on palabre. Emmanuel s’interroge sur l’état des routes – sujet moins polémique. Joséfa lui signale qu’on peut aller jusqu’à Bouar ou Berbérati sans problème de sécurité, mais l’état des routes est très mauvais. Les 4x4 et leurs quatre roues motrices font à peine du vingt à l’heure dans les ornières gigantesques, quand ils ne sont pas à l’arrêt pour chercher une autre voie sur le côté de la route.
A midi, Sœur Thérèse m’invite à partager le repas des Spiritaines. Elle évoque les événements, dit que les Séléka, quand ils sont entrés dans Bangui en mars 2013, ont été accueillis en libérateurs par la population (libérée – pensaient certains – du Président Bozizé), mais les Séléka ont vidé les maisons, rassemblé les gens, tracé un cercle de feu autour d’eux pour les empêcher d’en sortir. Quand on marchait dans les rues, partout des scènes de pillage et des cadavres calcinés. « Je ne pardonnerai jamais !» Une autre religieuse la reprend : « Mais tu es une Sœur, non ? Alors tu dois pardonner ! » Sœur Thérèse 88
continue son récit : au camp Deroux, où se trouve l’étatmajor des armées, des gens ont été torturés dans les soussols, les cadavres rejetés au fleuve, puis les chrétiens accusés de tuer les musulmans, alors que, souligne-t-elle, nous avons été à l’école ensemble et que depuis au moins trois générations, ils vivent là et qu’aucun musulman n’a jamais été ennuyé ! Alors les jeunes se sont vengés de tous ces massacres, ils se sont défendus : qui peut se laisser voler, violer, tuer sans réagir ? Elle raconte : « Quand les Séléka sont entrés dans la mission, ils ont pointé le canon de leur kalachnikov contre la poitrine des sœurs qui étaient là – deux Africaines dont Thérèse – pour réclamer de l’argent. Les « Blanches » avaient été cachées dans un placard et Thérèse leur dit qu’elles étaient parties avec l’argent de la Mission, se réfugier à leur ambassade. Elle a parlé à l’homme qui avait posé le canon de son arme sur elle : « Tu peux me tuer, ce sera ton problème, moi, j’ai Dieu avec moi, il sait que je n’ai rien, et toi aussi tu le sais ! » Les miliciens ne parlaient pas le sango, un jeune qui était avec eux traduisait. Sœur Thérèse se souvient qu’en partant, l’un d’eux avait lancé aux autres « Hamchi ! », ce sont des « «Arabes » dit-elle – c’est ainsi que l’on nomme ici les populations islamisées du Soudan ou du Tchad, même s’ils sont noirs de peau. Elle décrit des hommes très grands, très minces. « Tout ça quand on a commencé à vouloir exploiter les gisements de pétrole avec les Chinois et pas avec les Français ! Pareil pour la dette qui gonfle d’année en année ! Je ne veux plus, dit-elle, entendre le mot “aider”, il me révolte ! Car ce que l’on nous donne d’une main, on nous le reprend de 89
l’autre, au centuple ! Qu’on laisse les Centrafricains se gérer et exploiter eux-mêmes leur sous-sol ! »
Le peuple est si pauvre ! Il reçoit la guerre de plein fouet alors qu’il est pacifique, tolérant, qu’il n’a jamais eu de problèmes à accepter les autres religions : toutes sortes d’églises et de sectes fleurissent en Centrafrique. Qui a donné des armes aux rebelles sur les frontières au nord du pays et les a laissées déferler, sans les nourrir ou les payer pour qu’ils se payent sur les populations rencontrées ? Qui est l’auteur de cette mise en scène macabre ? L’une des sœurs évoque le pétrole, l’or, les diamants, l’uranium, le lithium… Les grandes puissances se battent pour s’accaparer les produits du sous-sol centrafricain ; officiellement elles vivent en bonne intelligence sur la scène internationale, mais elles laissent parler le feu en sous-main et transforment leur rage à s’accaparer les richesses en guerre interreligieuse. La religieuse fait état de ce qui hante toutes les conversations ici, à savoir, les sources de financement étrangers des Séléka. « Tous les médias en Europe ont accusé les chrétiens de Centrafrique, mais c’est faux ! Nous n’avons jamais eu d’animosité contre les musulmans, nous nous sommes défendus des Séléka, mais l’amalgame a aussitôt été fait, en fonction de ce qui se passait en Europe ! » Cet amalgame brandi par les journalistes en France et en Europe, tous média confondus, fait de nous, les Européens, les complices de ces massacres, les serviteurs 90
passifs et consentants de cette lutte acharnée entre grandes puissances pour s’accaparer le bien des autres ? Et pendant ce temps, des ONG déferlent, ainsi que des associations venues d’Europe, des Etats-Unis et d’ailleurs : pour quel résultat, courons-nous, nous les « humanitaires » mettre des sparadraps sur les turpitudes de nos politiques ? Et que dire du rôle de l’Etat centrafricain lui-même ? Hannah, une jeune Française qui a travaillé pour MSF et se trouve maintenant sur un campement de déplacés au Sud-Est de Bangui pour le compte d’une autre ONG médicale, m’explique que le gouvernement centrafricain berne les siens sans scrupule : la dernière visite d’un ministre de la Santé à l’hôpital X s’est soldée par une expulsion de MSF car pour répondre aux exigences d’un pot-de-vin encaissé du Maroc, le ministre devait en vider les lieux. Les soignants centrafricains qui travaillaient avec les équipes de MSF (et connaissaient leur travail) ont protesté jusque dans la rue pour que le ministre revienne sur sa décision et que MSF puisse continuer de soigner les patients de l’hôpital. On leur a envoyé les gendarmes ! Idem pour les déplacés du campement de M’Poko : ils étaient plus de cent mille au plus fort de la crise, puis petit à petit les deux tiers sont revenus chez eux sauf que, pour les trente mille qui restent encore sur le camp près de l’aéroport, le gouvernement est prêt à violer les conventions de Genève sur les réfugiés en les expulsant. Les ministres signent des accords avec des bailleurs de fonds pour agrandir les infrastructures commerciales de l’aéroport, il faut donc chasser les déplacés pour montrer aux institutionnels étrangers que les travaux peuvent commencer, et que les pots-de-vin promis peuvent être 91
acheminés. Or certaines ONG – et surtout leur personnel international – sont (aussi) les témoins gênants de ces transactions faites au détriment de la population. Quel jeu joue alors mes interlocuteurs – les ONG centrafricaines – à décrier les autres ONG et souhaiter qu’elles partent le plus vite possible, qu’elles quittent la Centrafrique ? Il y a sans doute du vrai dans l’envahissement considéré comme exagéré des entreprises humanitaires dans la crise de ce pays… Mais de là à vouloir qu’elles soient toutes expulsées du territoire, cela suppose que les pots-de-vin arrosent plus de monde qu’il n‘y paraît ? Et qu’en période préélectorale, les détournements n’offrent pas seulement une vie très confortable à ceux qui les font et à leurs familles proches et éloignées, mais alimentent aussi des activités politiques, voire subventionnent des candidats amis qui luttent au sein d’un même parti et qui, s’ils sont élus, rendront la pareille quand ils seront au pouvoir, au détriment de leur propre peuple, abîmé dans la misère? Hannah n’est pas rassurée : des hommes se sont introduits dans la concession de l’ONG où elle dort et, sous ses fenêtres, ont fait reculer le gardien à coup d’armes blanches et ont volé le pick-up. La prochaine fois, se ditelle, ils rentreront dans la maison… Elle se sent menacée et ne traverse pas la ville, ne prend personne à bord de son pick-up : ce sont les règles strictes énoncées par l’ONG, pour assurer la protection de son personnel. Elle m’a donné rendez-vous à l’hôtel Ledger, surdimensionné, luxueux et qui contraste violemment avec la réalité environnante. 92
Mais il est « gardé », c’est ici que sont hébergés les hôtes d’importance, les gradés des armées internationales quand ils sont de passage. Des militaires en maillot de bain – corps musculeux, crâne rasé – jouent au basket dans un petit bassin qui sert de piscine. Des familles de notables centrafricains sont là aussi car Madame Samba-Panza vient de quitter les lieux où avait été organisé ce matin même un forum économique sur l’implantation de sociétés privées en Centrafrique – comprendre les bailleurs de fonds. De beaux projets se dessinent qui draineront encore davantage d’argent de la Communauté européenne, des Etats membres de l’ONU et viendront engraisser les comptes en banque de tous ces messieurs dames. Dans le hall de l’hôtel Ledger, se bouscule la foule des « décideurs » – on devrait dire des bénéficiaires. Les hommes sont en costume, les femmes en robes longues : on se salue, on se presse, chacun se régale à l’avance des fonds à venir … Madame Samba-Panza est une « bonne idée » (la nomination d’une femme en était la bonne surprise) concoctée par la France qui, après avoir démis Djotodja – dont on murmure qu’il est parti avec un joli pactole – a laissé derrière lui cette dame qui était maire de Bangui, nommée par ce même Djotodja pendant qu’il était au pouvoir. L’histoire de cette nomination est banale : Djototja avait un excellent ami dont il était très proche, monsieur Samba-Panza qui, suite à un accident cardio-vasculaire très grave (coma, perte de l’usage de ses membres et de la parole) s’est trouvé hospitalisé et par la suite, en chaise roulante. Donc, à défaut de pouvoir le nommer, Djotodja a nommé son épouse. 93
Aujourd’hui, « proche » des Séléka, elle est au sommet de la consécration, présidente de la République d’un pays potentiellement riche. Si ce n’est que ses dirigeants, avides d’immédiateté, ne veulent prendre le temps ni de l’exploiter ni de le développer. Ils opèrent des rapines sur les fonds promis par la communauté internationale, ne laissant que des miettes à leurs compatriotes. Quand on voit la misère et le dénuement des Centrafricains qui ne sont qu’une poignée – moins de quatre millions – qu’on le compare à ce que rapporterait une bonne gestion de l’or, du diamant, de l’uranium, du lithium, du bois, des terres rares – dont celles avec pétrole –, on est saisi par tant de mépris et d’inintelligence à court terme, la bonne gestion d’un pays aussi vaste avec aussi peu d’habitants bénéficierait immanquablement aussi à ses dirigeants. Mais bien ancrée dans les mentalités – même des plus éduqués, semble-t-il – est valorisée cette absence de dialectique du maître et de l’esclave, et cet écrasement du plus petit, partie négligeable de l’univers. Comme le dit l’un de mes interlocuteurs, « exploiter des pygmées, oui ! Les tuer, non ! » Mais le tsunami des Séléka, affamés et venant d’autres régions a, comme une vague de fond, tout noyé sur son passage, la distinction entre gens du fleuve et gens de la forêt a disparu, les submergeant tous dans un courant qui ne reconnaît plus les siens ! Quand les Séléka sont arrivés, ils ont même envahi les missions et pourchassé les sœurs (alors que les Centrafricains les respectent). 94
Ils ont d’abord volé des voitures qu’on a retrouvées par la suite dans différents endroits de Bangui, ensanglantées : ils y avaient attaché leurs victimes avec les ceintures de sécurité, avant de les torturer et de les exécuter. Hannah me fait part des interrogations de ses collègues dont l’un est un médecin, venu du Zaïre. Tous sont découragés, avec un fort sentiment d’impuissance qu’ils attribuent au gouvernement en place : chaque avancée est aussitôt remise en cause par l’appât du gain des responsables politiques. Ils semblent laisser, et c’est maintenant de notoriété publique, pourrir la situation : pas de désarmement complet des Séléka, maintien d’une agitation de circonstance dans les quartiers et sur les routes, assassinats des inspecteurs du recensement, et de ce fait, entretien d’une peur sournoise du vote à venir : si les inspecteurs se font tuer, quid du citoyen moyen le jour des élections ? Hannah, comme frère Christian, craint que la situation, d’un instant à l’autre, ne bascule dans une indescriptible violence – qu’ils ont déjà connue il y a un peu moins de deux ans. Des armes circulent, on peut obtenir une grenade pour quelques centimes et une arme automatique pour cinquante euros. Dernièrement, pour la seconde fois, deux jeunes des quartiers ont braqué, armés de kalachnikov, la villa où Hannah réside avec ses collègues. Les gardiens ont pu, cette fois, rapidement fermer la porte de la concession, il était onze heures du soir, si ce n’est que le collègue Zaïrois, qui rentrait à cette heure, s’est retrouvé dehors avec les agresseurs. 95
Il a été choqué et a donc été envoyé dix jours à Berbérati pour se remettre de la mauvaise ambiance de Bangui car en brousse, de ce côté-là, ça bouge moins que dans la capitale – Berbérati est cependant en zone rouge sur la carte de dangerosité établie par le Quai d’Orsay, alors que Bangui est dans la zone orange… Les humanitaires et les missionnaires vivent, dans leur quotidien, le sentiment de l’exact contraire.
Au déjeuner de midi, en compagnie des Sœurs Spiritaines, la conversation a tourné autour de l’Etat dans l’Etat (français) que constitue cette Françafrique mise en place par Focard. Ce sont des intérêts privés sous couvert d’intérêts stratégiques dont n’ont même pas idée les citoyens français quand ils votent pour élire leur président. Ce dernier doit, à chaque fois qu’il prend ses fonctions, tenir compte et entériner cet Etat dans l’Etat. Nos élites s’en sont parfois agacées, dès Giscard, pour aussitôt se gausser « de ces rois nègres ! » et en profiter aussi : les diamants et l’or ont toujours circulé en abondance dans les poches des uns et des autres. Le Canard enchaîné a d’abord épinglé Giscard, il y en eut d’autres, à des niveaux moindres et ce « commerce », au sens étymologique, existe toujours puisqu’aujourd’hui une énigmatique association – dont a fait état l’un de mes interlocuteurs, en se rétractant ensuite bien vite – est proche de la rue de Solférino : un lien avec un fils de ministre bien connu en France, déjà épinglé par les journalistes de Jeune Afrique et connu, en Centrafrique, pour ses activités liées à l’exploitation du diamant ? 96
14. 14 Septembre
C’est la saison des pluies, on se lève le matin sous un ciel bleu et lumineux avec une atmosphère presque printanière, qui s’épaissit au fur et à mesure que la matinée avance, jusqu’à être une fournaise où, sans bouger, les corps ruissellent de sueur. Puis vers le milieu de l’aprèsmidi, éclatent les premiers coups de tonnerre sous un ciel lourd, gris acier. Métal sans fusion. Sœur Thérèse m’emmène en voiture à l’ONG « Sauvons les anges ». Il est sept heure trente. A part les animateurs, au nombre de trois, aucun autre adulte n’est encore là. Ils arrivent l’un après l’autre. Aujourd’hui est un jour important, il y a deux visites, la première c’est l’Eglise luthérienne en la personne d’un trentenaire rouquin qui vient acheter des nappes brodées par les jeunes filles que forme Thérèse. Puis une autre visite, celle de l’attachée de l’Ambassade des Etats-Unis – des financements sont attendus de cette visite. Les enfants se lavent, certains sont complètement nus : ils ont revendus leurs « uniformes » ou on les leur aura 97
dérobés. Du moins c’est ce qu’allègue le Directeur pour expliquer que les enfants de l’ONG aillent cul nul : « On les habille le matin, et l’après-midi, ils sont nus car ils ont revendus leur uniforme. » Pour les plus jeunes, j’en doute : ce sont les plus forts d’entre eux qui les leur arrachent pour les revendre. Les enfants vont et viennent, ils entrent librement dans la concession. Ils se chamaillent parfois durement ; il n’y a pas assez d’encadreurs pour les surveiller. Autant dire que la violence entre eux est la même que dans la rue. A l’entrée de la concession, deux jolies maisonnettes de brique se font face : l’une abrite les bureaux et l’autre, le service de santé, minuscule, où se pressent, le matin, des jeunes filles. Elles ont entre 15 et 17 ans. Ce sont des filles de la rue que Sœur Thérèse connaît, me dit-elle, depuis qu’elles sont enfants. L’une la cherche, elle est très mince, porte un jean taille basse et un marcel qui montre une silhouette musculeuse, mais gracieuse. Elle m’indique son oreille droite qui est en sang, il lui manque le pavillon, elle me dit en français : « Mon ami m’a mordu cette nuit. » Elle retourne au service de santé où l’accueille l’infirmier qui me dira, par la suite, que cette fille se bat tout le temps, c’est une prostituée, comme celle qui est assise par terre avec son bébé. Elles ont le sida et viennent chercher leur thérapie. Elles fréquentent le centre depuis qu’elles sont gamines, mais on ne peut plus les accueillir avec les autres enfants, qui ont entre 5 et 13 ans. Elles savent qu’elles peuvent venir se faire soigner là, alors elles reviennent raconter leurs histoires, quémander 98
un petit peu d’intérêt, quelques cachets… Thérèse précise que ces filles prennent de la drogue et en donnent à leur bébé, c’est pourquoi ils dorment toute la journée. L’infirmier ajoute que non seulement elles prennent de la drogue, mais qu’elles en vendent. Il n’avait jamais voulu vérifier les petits sacs à mains qu’elles portent, jugeant : « Ce sont des affaires de jeunes filles », mais un jour, l’un de ces sacs à main a été volé par un enfant du centre, bien sûr très vite ceinturé et le sac alors s’est ouvert et tout le monde a vu qu’il était rempli de bengue – nom de la drogue dont les plantes poussent ici. Elles viennent le matin à « Sauvons les Anges » pour chercher des médicaments, des dolipranes, soigner les plaies de la nuit. Elles sont connues dans Bangui. « Elles sont très difficiles, reprend le Directeur, elles se bagarrent, crient, refusent tout, elles sont tellement difficiles que personne n’en veut, les familles ont essayé de les reprendre, mais c’est insupportable, les amis, les voisins, tous ont renoncé, et, tôt ou tard, elles retournent dans la rue, elles ne veulent pas d’une autre vie, elles se droguent, se prostituent, dealent et sont atteintes du Sida et, précise-t-il, quand les symptômes se déclarent, ça va très vite, c’est foutu, il n’y en a plus pour longtemps. D’autant qu’elles ne prennent pas la tri-thérapie, elles la revendent ! Car dans leur naïveté, elles se croient invincibles ! Avec les croyances (la sorcellerie est très présente), elles achètent des gris-gris, s’entourent de fétiches, organisent des cérémonies (que le directeur nomme des “messes noires”). Elles pensent qu’elles ne peuvent pas mourir ! »
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Sœur Thérèse, qui doit récupérer un papier au centreville pour valider son contrôle technique, me propose de m’y emmener. Nous croisons un groupe de jeunes adultes en train de vociférer, en rang serré, dressant des bâtons, une armée en marche, prêts à en découdre. Ils rejoignent une manifestation d’étudiants qui a déjà lieu sur le campus de Bangui. Un message de l’ambassade s’affiche sur l’écran de mon portable : « Ne pas aller dans le quartier des facultés. » C’est probablement une répétition avant « la générale » - la tentative de coup d’état à mains nues qui aura lieu dans deux semaines, le 27 septembre. Des camions de police circulent, avec, à l’arrière, des hommes en treillis dont deux ou trois seulement tiennent une arme. « Pourquoi les gendarmes ne sont-ils pas plus armés ? » interroge Sœur Thérèse. « Dans le quartier musulman, le PK5, où se trouvent des Séléka, toutes sortes d’armes circulent ! Ici, c’est un pays où les rebelles et les voyous sont mieux armés que les gendarmes ! », conclut-elle. A qui profite cette faillite de la Société civile ? L’armée française est « visible » sur des panneaux à l’entrée de certaines concessions comme celle de l’Institut Pasteur où il est écrit « site protégé par l’armée française. » On indique donc aux rebelles ce à quoi ils ne doivent pas toucher sous peine de représailles ? Donc tout le reste peut être vandalisé ? Danielle me dira que certains jeunes soldats de l’armée française ont craqué quand, après les premiers jours de leur mission où ils désarmaient à tout crin et empêchaient les exactions, un ordre contraire est venu les arrêter : ils 100
regardaient ensuite, de l’entrée des sites qu’ils protégeaient, se perpétrer des massacres contre lesquels ils n’avaient pas ordre d’intervenir. La Centrafrique est le terrain où les syndromes posttraumatiques sont les plus nombreux chez les soldats – il n’y en a jamais eu autant en Afghanistan, ou en Syrie – pourquoi ? Pourquoi, alors que les troupes sont présentes sur le terrain, et cela coûte assez cher au contribuable français, avoir arrêté les soldats dans l’application de leur mission, et les cantonner à un rôle de témoin des exactions et des atteintes aux droits de l’homme et nous laisser croire, en France, à l’efficacité de la présence armée française sur le terrain ? Quand les Séléka, dans Bangui, se sont attaqués aux bâtiments publics, qu’ils s’y sont installés en détruisant tout, qu’ils déboulaient chez les particuliers en massacrant les gens, pourquoi les soldats de l’armée française, se sont-ils retirés dans des points stratégiques de la ville et les ont regardés passer ? Quand le désarmement a été proposé, après la destitution de Djotodja, l’armée française a aidé les Séléka à quitter l’Etat-major central – le camp Deroux – avec leurs armes et les a emmenés plus loin – parfois en province. Pourquoi ? S’interrogent encore les Centrafricains. Quand les soldats rebelles ont déboulé dans la ville, c’était par petits groupes, pendant des jours et des jours. Ceux qui sont entrés chez Danielle ont pris sa voiture. Elle est sortie sur le pas de sa porte, leur a demandé qui était le chef, mais les deux soldats qui se présentaient ne parlaient pas sango, le troisième a alors levé une main timide : « C’est moi, le Chef, Madame ! » a-t-il dit en sango – c’était le seul qui le parlait. 101
« - Que voulez-vous ? - A manger ! Nous avons faim. » La méthode traditionnelle de l’invasion et du massacre en Afrique centrale (au Congo, au Rwanda, en Ouganda) consiste à recruter des hommes, les armer, les nourrir au lancement du conflit, les affamer ensuite : ces hommes armés et entraînés militairement se paient sur la population civile avec les pillages. A leur suite, les bandits des quartiers « achèvent » le travail des rebelles en vidant les maisons de ce qui n’a pas été pris par les premiers. Pas un robinet qui ne reste, toutes les habitations sont désossées. En Centrafrique, les Séléka sont constitués depuis le début, d’une part, de troupes rebelles soudanaises qui, à la faveur de la déliquescence des frontières centrafricaines et de l’armée, s’étaient installées à la frontière nord-est du pays. A la frontière nord et nord-ouest, se tenaient les rebelles tchadiens. Tous islamisés et conduisant des razzias plus au sud. La question demeure : qui a armé toutes ces troupes et leur a donné l’impulsion nécessaire à l’invasion de la Centrafrique ?
Qui a ainsi intérêt à forcer ce pays à la parcellisation de son territoire, sous le joug d’une instabilité chronique, au mépris des droits de ses habitants, massacrés, violés, déplacés, sous l’empire de la terreur ? Ce soir, au dîner, un Centrafricain d’une quarantaine d’années, le Directeur de l’hôpital de Botambélé (21 000 habitants) à 150 kilomètres de Bossambélé, raconte qu’un camion étant tombé en panne, son chauffeur l’avait fait 102
garder par des jeunes – il s’était entendu avec eux pour deux cent mille francs CFA par jour. Quand l’homme est arrivé en ville, il a demandé à la Minusca de l’aider à retourner au camion pour payer les jeunes. Et lors de ce retour, des tirs venus dont ne sait où, ont blessé un homme de la Minusca qui a répondu et les antibalaka – c’était les leurs qui gardaient le camion – ont riposté en tirant à leur tour sur la Minusca. Le Directeur de l’hôpital se plaint de l’absence de désarmement car pour faire face au non-désarmement des rebelles, les jeunes des villages se sont constitués en milices, se sont armés eux aussi et quelques-uns ont des kalachnikovs et plus seulement des machettes ! Emmanuel s’étonne du fait que les hommes ne soient pas désarmés, au contraire même, de nouvelles armes circulent, changent de mains et de camps. Personne ne peut lui répondre, mais à Bossambélé par exemple, les chauffeurs qui acheminent nourritures et médicaments, doivent affronter non seulement le mauvais état des routes, mais aussi cette insécurité permanente, provoquée tantôt par les rebelles, tantôt par les groupes d’autodéfense. Mais pourquoi, les Centrafricains se sont-ils regroupés en milices d’autodéfense alors même que l’ONU a installé la Minusca, groupement de soldats internationaux sous casques bleus ?
La réponse est évidente : c’est parce que ces troupes internationales, qui coûtent si chers à la communauté des Etats ne jouent pas leur rôle : ni désarmement, ni protection de la population locale. 103
Le même directeur nous cite encore le cas d’un camion de ciment tombé en panne, pillé par des voleurs, puis les voleurs dépouillés à leur tour par les gendarmes – la gendarmerie est en face de la Minusca. Quand les voleurs ont fait une descente à la gendarmerie pour récupérer leur butin, les gens du village ont interpelé les casques bleus : « Pourquoi n’intervenez-vous pas pour défendre la gendarmerie ? - Mais, ont protesté les militaires internationaux, les gendarmes sont eux-mêmes des voleurs ! » Les gendarmes pillent à titre individuel, boivent, violent… La population civile ne leur fait pas confiance et ne peut non plus faire confiance aux soldats de la Minusca qui ne parlent pas leur langue et souvent, ne parlent pas non plus le français, tout comme les rebelles dont les langues sont le tchadien, le soudanais, ou une des langues parlées au Nigéria… Les antibalaka se présentent dans ce contexte comme des Robin des bois, prenant la défense des villageois dont ils parlent la langue, vivant avec eux dans la brousse, pillant les ONG et, tant qu’à faire, les commerçants musulmans qui, au début du conflit, avaient soutenu et accueilli les rebelles Séléka. Comme toutes les bandes armées, les antibalaka se livrent aussi à des exactions : on raconte ici et là qu’ils enterrent les gens vivants et parfois même des enfants, convaincus de sorcellerie. Certains assassineraient leurs voisins. Meurtriers et voleurs vont et viennent librement dans les rues de Botambélé et quand le Directeur décide alors, faute de livraison du camion de ciment pour agrandir l’hôpital, d’aller prendre du sable au bord de la rivière, il 104
se fait convoquer par la mairesse puis par la Minusca qui lui demandent tour à tour des comptes en le convoquant comme un voleur et lui imposant ensuite des taxes ! Quant aux élections à venir, les gens de Botambélé ont chassé les inspecteurs du recensement venus de Bangui et envoyés par le gouvernement de transition, ils veulent que ce soient les leurs, des habitants de la ville, connus d’eux, qui procèdent au recensement : une façon de limiter les fraudes ?
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15. 15 Septembre
En regardant les enfants des rues, on voit deux des maux qui rongent la société centrafricaine : la sorcellerie et la drogue qui toutes deux brisent ou contribuent à briser le lien social. La parentèle ne prend plus en charge celui qui est mis au banc de la collectivité ; la solidarité, valeur traditionnelle, s’effritent. La sorcellerie est une raison invoquée et aussi un prétexte : le délitement de la tradition se résume à cette clé, et c’est très souvent les enfants qui en sont les principales victimes. Ainsi qu’en témoigne Ryzsard Kapuscinski, dans certaines communautés africaines : « Il faut se tenir à distance des sorciers qui font le mal, le portent en eux et le diffusent car leur présence empoisonne l’atmosphère et transforme la vie en son contraire : la mort. » On ne prend donc pas en charge celui qui est accusé de sorcellerie, et par extension, on ne prend pas non plus en charge le parent contaminé par le Sida car s’il est malade, 107
c’est probablement de sa faute, c’est parce qu’on lui a jeté un sort (or s’il ne s’est pas protégé c’est parce que, très souvent, le malade se croyait invulnérable ou protégé par les incantations rémunérées d’un sorcier). Celui qui est accusé de sorcellerie n’est pas extérieur au village ou au clan, il peut tout aussi bien venir de l’intérieur, c’est le frère ou l’enfant, il fait partie de l’environnement et du quotidien. Et « Cette croyance est à l’origine de la désintégration de la communauté dévorée par la haine et la suspicion réciproque, le frère a peur du frère, la mère de ses propres enfants … » (Etude chez les Ambas d’Afrique orientale, E.H Winter) Car on ne sait pas à quoi ressemble un sorcier, on ne peut pas le voir, on voit juste ses méfaits… Quant à loger un contaminé, c’est exclu car en héberger un revient à s’exposer à son tour à la contamination. Dans beaucoup d’esprits, le Sida se transmet par simple proximité.
La drogue permet, comme la sorcellerie, la toutepuissance : drogué, on se pense invincible. Cette même drogue permet aux enfants des rues de survivre à leurs désespoirs et leur abandon. Il leur permet parfois aussi, comme ils le disent, de « lutter », c’est-àdire de gagner quelqu’argent. « On va lutter » et on les retrouve sur « le front », maraudant autour des bars, restaurants et salons de thé où vont les Blancs (la plupart du temps, des expatriés employés par les ONG) pour mendier quelques sous, ou se prostituer. 108
C’est cela, lutter, et comme le remarque le directeur de « Sauvons les Anges » : « Cela ne nous aide pas à sortir les gosses de la rue et les ramener chez nous, ils préfèrent aller lutter et obtenir de l’argent plutôt que d’aller à l’école ou participer à nos activités qui ne leur rapportent rien dans l’immédiat. » La drogue (effective) et la sorcellerie (subjective) ont détruit le lien social sur fond d’appauvrissement. Les matières premières ne sont pas achetées à leur vrai prix et quand elles le sont, leur valeur est ponctionnée par des traités bilatéraux, des traités inégaux qui en redistribuent les bénéfices… aux bailleurs ou à des sociétés privées aux mains de gérants souventes fois appelés « les arabes », qu’ils travaillent pour leur propre compte ou au nom d’institutionnels qui ne révèlent pas leur nom, …
Deux jeunes femmes polonaises, missionnaires laïques et médecins à Bagandou, Sud de Berbérati, ont pris une pirogue hier pour visiter les chapelles construites le long du fleuve et qui sont plus accessibles par cette voie que par la route. L’une très blonde, à peine trente ans, a pris un violent coup de soleil : une écrevisse ce matin au petit-déjeuner, comme résultat de l’effort missionnaire qui se perpétue à travers les écoles, les hôpitaux, dans la lutte pour restaurer le lien social. Celui qui les accompagne est salarié de l’Unicef. Il s’est spécialisé dans les enfants de la rue, à la suite du conflit de 2013. Quand je l’interroge sur le nombre des enfants en Centrafrique, il me répond, comme Jacques, que 70% de la population a entre 0 et 18 ans dont 40% seraient à la rue – mais c’est un chiffre difficile à évaluer car « à la rue » 109
peut signifier qu’ils y restent toute la journée et que bon nombre d’entre eux retournent dans un foyer, le soir. Selon un rapport de l’Unicef, les enfants qui n’ont aucun endroit pour dormir et s’abriter – abandonnés ou orphelins – seraient aux environs de 10 000, rien qu’à Bangui. Je rectifie la question : Combien d’enfants vont à l’école en Centrafrique ? Avec le conflit larvé et la guerre civile qui sévit depuis deux ans, à peine 15 à 20% de la population – et parmi ces scolarisés, seulement moins de 5% ont dépassé le niveau de l’école primaire.
Sur le nombre d’enfants interrogés au cours des différentes études faites sur le sujet, 46% gardent une image positive de l’école – alors que l’école en Centrafrique est encore « à l’ancienne » avec une discipline très stricte : les enfants récalcitrants reçoivent parfois des coups de bâtons ou une claque et la parole du maître est absolue. Apparemment, 30 à 40% des enfants des rues retournent à la maison le soir ou tous les deux soirs, maintenant un lien « régulier » avec leur foyer. Les deux tiers des enfants vivant dans la rue ont déjà fréquenté un centre d’accueil, mais avec si peu d’activités à leur offrir, comme à « Sauvons les Anges », comment les retenir ? Evidemment, outre l’exploitation (gardiennage, plonge, vente à la criée), ces enfants vulnérables, coupés de leur parentèle, sont exposés à la maltraitance et particulièrement aux viols perpétrés dans la rue. Image du petit garçon de six ans, couché devant la classe de Marc, la tête entre ses bras repliés, le front contre terre, le 110
pantalon découpé à la lame de rasoir ou au couteau, déchiqueté au niveau des fesses. Nous le découvrons, Marc et moi, sans un mot, probablement avec la même idée en tête : le gamin s’est fait violer et pas qu’une seule fois. Il ferme les yeux, entre le sommeil et la douleur. Pas de larmes. Elles ont dû déjà trop couler cette nuit. Il est épuisé, mais aussi écrasé de honte et d’humiliation. Les viols de rue sont souvent le fait de la bande, les autres sont assimilables à de la prostitution. Les filles sont violées par les militaires, m’a-t-on-dit, les familles les envoient parfois près des camps (ou elles y vont d’ellesmêmes, dès dix-douze ans) pour réclamer à manger ou « lutter », obtenir de l’argent ou de la nourriture pour les leurs. Les viols, elles les subissent sans protester pour sauver leur vie ; « laisse-leur cette nourriture de termites afin qu’ils mangent et te laissent en paix » témoigne l’une. Les jeunes garçons aussi « luttent » près des campements militaires. Un enfant des rues sur deux, m’a dit un encadreur de « Sauvons les Anges », est orphelin de père ou de mère, un sur quatre, complètement orphelin. Certains parents sont décédés lors des massacres. Mais il y a aussi les enfants perdus au vrai sens du terme : quand les Séléka sont arrivés, tirant à bout portant sur tout ce qui bougeait, les survivants se sont enfuis pour se cacher – c’était la débandade. Certains enfants se sont égarés, se réfugiant vers des grands centres, et surtout vers Bangui, qui a une barrière naturelle – le fleuve – que, depuis des siècles, les guerriers venus du Nord et traditionnellement étrangers à ce milieu de la forêt, ne franchissent pas. 111
Les enfants des rues ignorent leur date de naissance. Ce sont plutôt des garçons. Les filles sont moins rejetées car elles sont utiles aux tâches ménagères. L’aptitude des filles ne se limite pas seulement aux travaux domestiques, mais aussi au petit commerce et la restauration ; par ailleurs lorsqu’elles se marient, elles sont prises en charge par la famille du mari. Les filles et fillettes constituent environ 10% des enfants des rues. D’autres enfants sont issus de familles monoparentales dont la mère n’est ni éduquée, ni employée. Elle « lutte » elle-même en faisant du petit commerce : arachides, chenilles, petits légumes. Les statistiques les nomment pudiquement « les ménagères » et les pères, dans le même cas, « les débrouillards ». Si le père est encore en vie et cohabite avec la mère, l’enfant se retrouve « moins » dans la rue (la plupart de ces enfants sont issus de familles démantelées). L’enfant peut aussi se retrouver à la rue quand il y a maltraitance au sein de la famille, et là, avec certaines méthodes traditionnelles d’éducation (pas de droit à la parole, avec en prime des coups) le risque est élevé. Qu’est-ce à dire ? Le directeur de « Sauvons les Anges » développe : en cas de divorce, le code centrafricain de la famille exige des deux parents des soins mutuels et alternés, à l’égard de l’enfant, mais cette disposition n’est pas respectée dans deux cas : - quand le nouveau conjoint du père ou de la mère refuse de garder l’enfant (qui peut être mis sous tutelle, article 488 du code). Mais dans les faits, comme ce processus est long et coûteux, le gamin concerné est expédié dans la rue ; 112
- quand leur père biologique ne les reconnait pas (la tradition veut en effet que l’enfant appartienne au père). Une typologie fait état d’un phénomène inattendu : les enfants de la rue sont issus par leur père d’une population considérée, par les critères sociologiques appliqués à l’étude de l’Unicef, comme appartenant à un milieu aisé (chargés de mission, directeurs, officiers, grands commerçants, médecins, avocats, magistrats, etc.) 45% d’entre eux sont issus de cette classe car « malgré les conditions de leur famille d’origine, ces enfants sont souvent issus d’unions extraconjugales, de relations passagères » ; le code centrafricain les nomme “enfants issus d’unions non formellement légalisées”, c’est-à-dire nés parfois d’une seule étreinte car les femmes en situation précaire se prostituent – ils échappent à toute législation, donc à toute protection et à toute surveillance judiciaire. Le plus souvent, ils sont oubliés par leur père et laissés aux soins de leur mère qui ne reçoit aucun appui financier ni soutien de la part du père biologique. Vu le statut de la femme en Centrafrique et la faiblesse des revenus d’une famille monoparentale, les enfants se retrouvent vite à « lutter » dans la rue. Ils sont victimes de la rupture du lien social (divorce, maladie, bannissement de la mère ou d’eux-mêmes). Quand il y a polygamie, ils sont chassés par la belle-mère. Ils peuvent également être rejetés par la famille du père car, au décès de ce dernier, on met dehors le ou les orphelins mâles pour faire main basse sur des biens matériels qui souvent auraient pu largement contribuer au bien-être et à l’entretien de l’enfant. Quelles sont les activités des enfants de la rue ? Un quart d’entre eux trient les arachides – les plus jeunes – puis, 113
entre six et neuf ans, ils sont utilisés pour la plonge ou la mendicité, comme revendeurs, porteurs ou pousseurs de taxis. Le vol n’est jamais évoqué bien que, sporadiquement, les piétons puissent en être victimes. Si on ajoute à cela les ravages du VIH, on a fait le tour du tableau : des conflits répétés et une maladie mortelle endémique ont jeté les sans-familles dans la rue et, parallèlement, ont détruit l’accueil familial, autrefois traditionnel. Cette tradition, dans ce qu’elle avait de bénéfique – la solidarité à tout prix – a implosé, ne reste que le côté destructeur, les peurs, portées ou entretenues par les croyances en la sorcellerie : quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage et c’est bien ainsi que nombre d’enfants finissent : trucidés et, dans le meilleur des cas, rejetés ou en fuite car accusés de sorcellerie. Dans le code pénal centrafricain – qui a été écrit sur le modèle du code pénal français – le législateur a ajouté en 2004 à l’article qui engage les parents à protéger leurs enfants, « sauf en cas de sorcellerie ». L‘autre fléau dont souffrent les enfants des rues c’est la drogue : ils sniffent de la colle pour pneumatique, fument du bengue à base de plantes hallucinogènes, utilisent du cirage en guise de beurre sur le pain. Ils peuvent aussi, moyennant vingt-cinq centimes, acheter des petits cachets dont le trafic s’organise à partir du Cameroun. Si l’on associe les maltraitances, les cas de sorcellerie, les divorces, les évictions d’orphelins de la succession familiale, les décès des parents, on couvre 70% des causes qui mènent un enfant à la rue. La pauvreté n’est pas une cause majeure de rejet car en Afrique, on n’abandonne pas ses enfants quand on est pauvre, certains parents peuvent cependant les envoyer « lutter » dans la rue. 114
Les enfants des rues se tiennent dans la journée là où ont lieu des activités commerciales : les marchés, les parkings, les bars, les restaurants où se retrouvent les notables et les Blancs. Et la nuit, ils dorment près ou devant les boîtes de nuit (ils s’y prostituent) et, me dit un enfant interrogé à Sauvons les Anges : « On dort près des soldats de la Minusca, ceux qui sont en faction dans les chars et les automitrailleuses. » Les enfants des rues se rapprochent des militaires, quand vient la nuit, pour se protéger des prédateurs, même si les bataillons de la Minusca à Bangui, constitués quand j’y étais de soldats du Bengladesh ont la réputation particulière de ne jamais intervenir en cas de problème. Ou si les soldats eux-mêmes se livrent au viol. Rencontré N qui travaille à l’Unicef et témoigne. Le viol qui semble monnaie courante sur les enfants – encore plus exposés quand ils sont dans la rue – est d’abord une violence entre eux. Puis, avec des adultes qui préfèrent avoir des rapports sexuels non protégés : les enfants, très jeunes, ne sont pas porteurs du VIH. Mais, me dit-il, il y a aussi la violence sociale, de ceux qui emploient les gamins des rues, des pratiques qui ne sont jamais portées à la connaissance de la Police, une police qui ne reçoit pas la parole de l’enfant car il n’y a pas et il n’y a jamais eu de programmes spécifiques pour former les policiers à cette écoute. Un coup de chicotte ou une semonce verbale et les enfants sont renvoyés, d’ailleurs lequel oserait s’aventurer dans un commissariat ou une gendarmerie ? 115
La prise en compte de la parole de l’enfant ou la suppression des châtiments corporels est considérée comme une atteinte à l’autorité parentale : « Vous avez inventé les Droits de l’enfant, ils n’obéissent plus et sont maintenant dans la rue, alors débrouillez-vous avec ! » Parole d’un grand notable de Bossangoa, mais qui fait écho à celle, déjà entendue dans ma pratique d’enseignante en France par des pères immigrés. Il faudrait rendre sa place au père sans cependant bafouer l’enfant…
En Centrafrique, certains pensent que l’école obligatoire a cassé le cycle de reproduction sociale traditionnelle. L’enfant bénéficiait autrefois de la proximité constante d’un parent « encadreur », pêcheur, cultivateur ou forgeron, qui lui apprenait son métier, mais aussi un mode de vie (savoir-faire et savoir-vivre) que les enfants n’apprennent plus de leurs parents ni de l’école. Les enfants de la rue n’attendent aucun secours des adultes. Ils s’entraident entre eux, ce qui renforce l’omnipotence de la bande sur les individus. Face aux pépins (maladies, blessures, arrestations) ils se solidarisent. Ensuite, c’est comme partout ailleurs, ils défendent leur territoire contre les autres bandes. Une seule exception à cette règle : s’il faut protéger un individu d’une autre bande, aux abois ou en passe d’être arrêté, alors qu’il vient de commettre un vol, on le protège et en échange, on lui prélève une part de son butin. Le conflit qui déchire la république centrafricaine depuis 2013 a grandement contribué à accentuer tous ces clivages : dans la lutte pour la survie, on se débarrasse des plus faibles. 116
16. Mercredi 16 Septembre Sœur Antonella, Directrice d’une école non loin de Bouar (400 kilomètres au Nord-Ouest de Bangui) témoigne : « Notre établissement n’a jamais cessé de fonctionner, même quand les Séléka sont arrivés. Elèves et professeurs étaient couchés à terre dans les salles de classe pour éviter les balles, mais j’avais pris la décision de ne jamais fermer. Et quand les soldats de l’ONU étaient là – c’était à l’époque l’armée gabonaise – ils avaient pris position autour de l’établissement pour la défendre des exactions commises par les Séléka, ils sécurisaient aussi le chemin qui allait à l’école, les élèves arrivaient ainsi sous la protection des soldats et nous avions trouvé des familles d’accueil qui habitaient près de chez nous pour héberger les élèves, le temps du conflit. » Antonella se demande, comme tous mes interlocuteurs depuis que je suis à Bangui, pourquoi les Séléka n’ont pas été désarmés alors qu’un officier de l’armée française lui a dit « qu’en moins de trois jours, ce serait fait ». Qui a intérêt à laisser leurs armes aux rebelles, en leur permettant d’aller et venir sous l’obédience des armées de 117
la communauté internationale ? Ceux qui les ont fait entrer et ceux qui les ont armés ? Ce matin, dans la cour du centre, des hommes debout sur le toit d’une Land Rover, s’échinent à attacher les cantines et les différents colis des religieuses qui partent vers Bouar avec Antonella. Elles sont trois, revenues la veille d’Italie et s’apprêtent à rejoindre leurs écoles. Un médecin italien, cardiologue à la retraite, les accompagne. Il vient de temps en temps pour des missions ponctuelles, toujours au même endroit, dans le dispensaire ouvert par les sœurs près de leur école. Il amène avec lui un appareil pour équiper le service de cardiologie de cette unité hospitalière. Les trois cents premiers kilomètres, depuis Bangui, sont relativement praticables, ensuite la route est défoncée par les grumiers et aucune entreprise d’exploitation du bois ne prend la peine de la réparer. Il faut trois heures pour qu’un 4x4 puisse parcourir soixante kilomètres. L’asphalte a sauté et laisse dans la chaussée des trous qui ressemblent à des cratères, le chauffeur doit alors se frayer un chemin sur les bas-côtés. Il est sept heures et demie quand les religieuses, le médecin et deux Centrafricains – le conducteur et son aide – se mettent en route pour affronter quinze heures de piste très accidentée et l’irruption possible de bandits ou de rebelles Séléka – qui rançonent ou tuent. Nous sortons tous pour les regarder partir, les deux sœurs du Centre, leurs employés, Emmanuel de Mercy Corp et moi. Ce « voyage » est une odyssée et il faut une abnégation (ou un courage) de foi religieuse pour l’entamer. Quand les soeurs montent dans le pick-up, je songe qu’elles montent au combat. 118
17 L’ONG la plus fiable en Centrafrique est sans aucun doute Caritas. Les membres sont Centrafricains et sous la houlette de Monseigneur N’Zapalainga, l’argent est géré au plus près des besoins. Tous parlent le sango et sont donc en osmose avec le pays, psychologiquement et « linguistiquement » – comme aucun autre membre d’ONG – ; il en est sans doute de même des autres réseaux religieux comme l’église luthérienne et les ordres nombreux et divers qui sillonnent le territoire et contribuent au maintien, voire au progrès, des écoles et des hôpitaux. Quand on regarde les efforts faits par ces ONG pour aider et que l’on voit, derrière le rideau, des ONG locales détourner les fonds à des fins personnelles ou politiques, ce n’est pas de la peine qui vient au cœur, c’est de la rage. Pour lutter contre la pauvreté, mais aussi la malveillance des élites, quelles stratégies adopter ? Ou comment la lutte contre les riches reste un combat subversif, même si, contrairement à l’idéologie et l’histoire européenne, ce message, ici, passe par l’Eglise.
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Visite à Caritas. Les bureaux sont aérés, chacun est à son poste – les comptables comme les responsables de projets. La directrice laisse sa clé sur la porte et la porte ouverte, pendant tout le temps où nous serons en réunion (trois heures). La force de Caritas, c’est son maillage des quartiers et de la population : vingt paroisses à Bangui, cinq de plus en périphérie. Les curés et les paroissiens servent de relais : ils dressent les listes d’enfants en danger. Pierre-Marie et Maxime, les deux chargés de projets de Caritas vont vérifier et valider ces listes dans chaque paroisse. Le Programme alimentaire mondial apporte un soutien aux familles qui accueillent les enfants listés, ainsi qu’aux enfants qui restent sans famille. Au début, ce partenariat marchait bien, il avait été facilité et initié par l’ONG Triangle qui aujourd’hui n’a plus de chef de mission et souffre d’un ralentissement opérationnel faute d’un financement régulier. Caritas apporte de l’aide aux enfants et à leurs familles (vêtements, nourritures, santé) et contribue à leur apprendre des activités génératrices de revenus. Tout ceci repose sur la bonne volonté des paroissiens et leur foi, mais aussi sur un fond culturel traditionnel : une grande solidarité et l’amour des enfants. Les Mamans des familles d’accueil donnent de leur temps et de leur tendresse aux enfants qui ne sont pas les leurs. Huit ONG se sont fédérées en réseau pour encadrer et former les enfants des rues en Centrafrique (le REFERC), 120
chacun travaille dans sa spécialité : Don Bosco forme les jeunes apprentis, Caritas prend en charge l’intégration dans des familles d’accueil, Triangle la réinsertion dans des familles d’origine, Demain la vie s’occupe de l’information sur le Sida, Sorusas offre une assistance aux orphelins mineurs qui sont chefs de famille. SOS Village suit les enfants jusqu’à leur entrée dans la vie active. Un grand projet avait vu le jour entre Caritas et Triangle. Il s’agissait de former davantage de personnels aptes à prendre en charge les enfants et mettre en œuvre de véritables programmes de réinsertion et d’éducation. Mais Triangle qui devait verser de l’argent aux autres ONG ne l’a pas fait. Les familles d’accueil qui devaient réceptionner les enfants n’ont été ni suivies, ni aidées. Non seulement cette absence de respect des conventions a conduit à la faillite du projet, mais aussi à la décrédibilisation de ces actions auprès des familles. Et comme Caritas n’avait pas de fonds pour financer ce projet, il a été arrêté. Les bailleurs, piégés, sont prestigieux : l’Union européenne et l’Unicef. Une note positive : mes interlocuteurs (qui sont eux aussi centrafricains) ont envie de parler et ne se font pas prier : que la vérité sorte ! On sent poindre un ras-le-bol et la soif d’en découdre à l’égard de ces trop nombreux acteurs qui détournent les fonds… Depuis le passage des Séléka (on pourrait dire des scélérats), les enfants accueillis sont parfois, de nouveau, orphelins : le père et/ou la mère de leur famille d’accueil décède et tout est à refaire, trouver une prise en charge, une autre famille… 121
Les enfants déplacés ou abandonnés veulent tous retourner à l’école, c’est (avant d’obtenir d’hypothétiques nouvelles de leur famille) leur priorité absolue. Cependant, l’insécurité demeure et les enfants qui pourraient aller à l’école n’osent plus y aller. En mars 2013, quand les Séléka sont arrivés, les gens ont fui à travers tout le pays jusqu’à Bangui et une cinquantaine de sites de déplacés ont été mis en place, environ cent mille personnes sur le site de M’Poko, l’aéroport. Leur nombre a été réduit à une trentaine de mille, il est de nouveau en hausse depuis les événements du 27 septembre 2015. Petite réflxion en aparté : en Afrique, l’aéroport a toujours été un point de ralliement et de refuge car c’est par là qu’arrivent les forces armées internationales tandis que les rebelles empruntent les voies terrestres et fluviales. Le scénario est toujours le même et le casting aussi : dans le rôle de celui qui arrive en libérateur par les airs, la France. Dans celui qui est armé aux frontières – et non rémunéré –, le rebelle. Et dans le rôle de celui qui arme ?
Les déplacés se sont greffés autour des églises et des écoles puis se sont sauvés d’un site à l’autre lorsqu’un obus tombait et que des échanges de tirs ou de roquettes rendaient toute survie impossible. Des espaces scolaires ont été improvisés dans ces camps de déplacés. L’ONG hollandaise Cordaid est tout de suite intervenue comme appui scolaire et alimentaire. L’ETAP (Ecole temporaire pour l’apprentissage et la protection de l’enfant) est une aide d’urgence de remise à niveau pour des élèves qui en fait, depuis deux ans, 122
n’avaient fréquenté aucune école. Des ateliers et des animations se sont mises en place autour du livre grâce à Save the children ou International Rescue of children, bien souvent ces ONG émanent de l’Eglise protestante. Quant aux enfants placés dans des familles d’accueil et qui reprennent le chemin de l’école, plusieurs difficultés surgissent : le paiement des frais de scolarité ne sont pris en charge par les différentes ONG que la première année, prise en charge des inscriptions, de l’assurance et des fournitures de l’enfant placé, mais aussi pour toute la fratrie de la famille d’accueil. Mais pas la deuxième année ni les années suivantes. C’est pourquoi, rapidement s’est posé le problème du revenu des familles sur le long terme : comment l’augmenter ? Car les règles d’acceptation de l’enfant à l’école sont très strictes : si un enfant peut s’inscrire, mais n’a pas d’assurance, il reste à la porte de l’école, de même s’il n’a pas de fournitures. Or quand un enfant doit marcher longtemps pour rejoindre son établissement – parfois cinq kilomètres – et qu’il pleut, ses fournitures sont trempées et il n’est pas accepté en classe. L’Unicef finance et distribue des cartables et, pour les plus nécessiteux, des kits qui les attendent à l’école – car là encore, le plus délicat est de s’assurer que le don est bien utilisé par ceux qui en ont besoin. L’ONG Triangle qui sécurisait cette redistribution – fournitures et nourriture – en choisissant les familles d’accueil et en les responsabilisant a disparu, ou plutôt son action s’est considérablement amoindrie. Il faut donc tout recommencer : trouver un partenaire, s’assurer qu’il présente des familles d’accueil fiables, et toujours remettre sur la table le métier à tisser : ceux qui sont sur le terrain sont frappés de découragement. 123
« Sauvons les Anges », créée il y a dix ans, disposait de 14 personnes dont sept à plein temps, d’un médecin et d’un psychologue aujourd’hui absents, de quatre éducateurs spécialisés (je n’en ai vus que trois) et servait, selon ses chiffres, 38700 repas par an. Les enfants des rues, la culture et l’éducation, voilà bien trois piliers incontournables de l’aide au Tiers-monde et qui, dans plus d’un pays, servent d’aubaine aux autorités et aux notables, avant de bénéficier aux enfants et à ceux qui en ont besoin… Les bailleurs de l’époque, la Banque Mondiale et l’Unicef, sont-ils encore présents ? Non, car comme me le dit un représentant de l’ambassade de France : « Les bailleurs ne se font pas d’illusion et tôt ou tard, ils savent, parmi leurs partenaires, qui détourne les fonds. »
Ce soir au dîner, Joséfa donne des nouvelles des sœurs de Berbératti parties ce matin : elles sont passées à Boali avant 9 heures et à peine trente minutes plus tard un convoi de deux pick-ups était attaqué, l’une des voitures a pu s’échapper, l’autre non. Les voyageurs ont été passés à tabac, le chauffeur est mortellement blessé et le chargement pillé. Plus tard dans la soirée, en allant chercher mon téléphone, j’ai remarqué qu’il y avait eu un appel en absence. J’ai rappelé le numéro qui s’affichait. Le Père Francesco était au bout du fil pour me recommander d’être prudente. Il y avait eu des incidents à Boali et les Séléka avaient été repérés à 40 kilomètres de Bangui. Des accrochages l’ont confirmé. Certains éléments, dit la rumeur, sont déjà dans le Nord de la ville. 124
L’Ambassade de France n’a envoyé aucun message de mise en garde. Zagana arrive à cet instant. Emotion et plaisirs de nous revoir plus de cinquante ans après, je lui montre la photo de classe prise sur l’escalier principal de notre école primaire. C’était en 1965-1966, l’année du premier coup d’état, celui perpétré par Bokassa, à l’époque encore Capitaine. Nous cherchons à mettre des noms sur les visages et nous remémorons les menus événements de notre quotidien de l’époque. Il me raconte sa carrière de musicien, ses débuts, ses tournées à l’étranger. Il est touchant et l’enfant qu’il était transparaît malgré les années. J’aime l’écouter parler, c’est dommage de ne pas avoir eu la chance de grandir ensemble, la vie aurait été autre. Il me raconte aussi ce que je ne savais pas : son père, durant la colonisation, était l’adjoint de Pierre Marchand, le maire de Berberatti. Il est mort en 1959 avec Barthélémy Boganda, à bord de l’avion qui les ramenait tous les deux à Bangui. Un Nord Atlas de l’armée française, dont les accidents se comptent sur les doigts d’une main… Tombé, pour une raison qui n’a jamais été clairement établie, sitôt après son décollage… Zagana avait deux ans, voilà sans doute, en partie, pourquoi, enfant, il avait déjà cet air de Pierrot lunaire. Le téléphone sonne, c’est sa femme qui s’inquiète – j’avais presque oublié le coup de fil du père Francesco. Je demande à Zagana de ne pas s’attarder. 125
On entend un hélicoptère au-dessus de nos têtes. Sœur Flora me l’a fait remarquer ce matin. Hier déjà, m’avaitelle dit, elle l’avait entendu tourner une bonne partie de la soirée, en se demandant de quels troubles il était l’indice. Demain, je dois rejoindre « Sauvons les Anges » avec Sœur Thérèse, et j’appréhende notre déplacement en voiture jusque là-bas.
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18. Michel, le chirurgien et sa femme sont revenus de Bria où il y a eu des incidents, d’après Joséfa, mais ils n’en ont rien vu. Michel précise qu’il opérait toute la journée et il déplore que l’ONG anglophone qui gère l’hôpital ait fait appel à une entreprise congolaise pour construire de nouvelles salles. « Pourquoi faire appel, dit-il, à une entreprise étrangère alors qu’il y en a de très compétentes en Centrafrique ? » Résultat, la salle d’opération a été carrelée de travers avec des creux et des bosses, ce qui fait que le lit d’opération est très difficile à caler, il faut trouver une position qui permette au chirurgien d’intervenir sur un patient stable et horizontal. Bel exemple, conclut-il, de marchés publics détournés par une ONG, sans doute quelqu’un parmi ses décideurs avait-il des intérêts familiaux dans cette entreprise congolaise. MSF est très présent à Bria, mais la plupart du temps, ils ne comptent que sur eux-mêmes et ont installé de grandes tentes où ils opèrent et reçoivent les blessés. Des 127
installations, regrette Michel, qui disparaîtront, hélas, quand MSF partira. Véra évoque une ONG danoise (la Danish Church for Desarmement) qui a pour but de désarmer les protagonistes – avant de les évangéliser – dans plusieurs pays d’Afrique centrale, mais Véra a tenté en vain de contacter celle qui travaille à Bangui. Au Danemark, elle n’existe ni ne répond, et ici personne ne la connaît : seraitce une organisation fantôme qui servirait de couverture pour glâner des fonds ? Les ONG, vaste sujet ! Michel reprend : « Entre Birao et Sibut, un avion de l’ONU fait trois rotations par jour pour acheminer une tonne d’eau en petites bouteilles à l’usage exclusif du personnel des Nations unies et ce n’est qu’un point des dépenses de fonctionnement de cette grosse machine installée royalement, avec un matériel impressionnant – groupes électrogènes, systèmes électroniques, etc. » Emmanuel parle d’un immeuble de grand luxe, en cours de construction, à Bangui, face au fleuve, et dont les appartements sont vendus sur plan et destinés soi-disant au personnel de l’ONU, « preuve, s’il en est, dirait Baracuda, de leur intention de rester longtemps en Centrafrique, au moins dix ans » ! Pourquoi cette gabegie pour entretenir le personnel recruté par les ONG et les organisations internationales ? Et avec tout cet argent, ne peut-on pas essayer de rendre plus facile le quotidien des Centrafricains, n’est-ce pas eux que tout ce monde-là est venu aider ? La rumeur ici, puisque c’est ainsi que l’on pourrait qualifier l’opinion publique, est mécontente : elle considère l’ONU comme un prédateur tentaculaire, 128
installé dans un corps malade (le pays) pour en vivre – vivre de l’humanitaire – nourrir ses propres employés et cette immense machine qu’il faut entretenir « d’un conflit à l’autre »… Il y a une concurrence entre entreprises d’Afrique centrale pour obtenir les marchés des ONG, puis compétition entre ONG pour obtenir les faveurs des bailleurs, s’accaparer les dossiers, s’en attribuer les mérites et réceptionner les fonds ! Sans oublier la course que se livrent les gouvernements pour brader leurs matières premières (sans en redistribuer les dividendes). Le Forum économique qui a eu lieu à Bangui du 13 au 17 septembre à l’hôtel Ledger a pour objectif de montrer aux bailleurs internationaux que le gouvernement en place est actif et crédible, donc prêt à recevoir les crédits qui finiront sur des comptes offshore, investis à titre privé, bien ailleurs que dans le pays concerné… Rideau
La ministre de la Santé a fait récemment arrêter une dizaine de personnes parmi le personnel médical centrafricain de l’hôpital de Bangui. Raison invoquée : avec leur syndicaliste, ils avaient organisé un piquet de grève pour réclamer un arriéré de salaires – dix mois d’impayés. « C’est une rumeur ! » commente Michel. Je cite mes sources : Le Citoyen, journal en date du 18 septembre et qui publie également la lettre adressée par le syndicaliste centrafricain à son internationale. 129
Emmanuel objecte qu’au Rwanda, après le génocide, il a fallu se serrer la ceinture et tout le monde a accepté de travailler un an sans salaire. Oui, mais remarquai-je, le non-paiement des salaires de fonctionnaires en RCA avait déjà commencé dans les années 68-70 quand j’étais enfant, cela va faire bientôt cinquante ans que les fonctionnaires de ce pays souffrent de ce que les caisses de l’Etat sont régulièrement vidées par leurs notables – ministres et familles – et qu’il leur faut attendre pour toucher leur salaire.
Quand nous quittons la salle du petit-déjeuner, des hélicoptères tournent au-dessus de nos têtes, preuve que la chasse de cette nuit continue dans les quartiers, les paroles de Francisco ne me quittent pas : des Séléka, ceux qui viennent du Nord, sont aux portes de la ville… Nous nous regardons tous en silence, puis Véra demande, à la cantonnade, si ça va aller ? Augustin qui débarrasse la table du petit-déjeuner aquiesce. Michel baisse la tête, Emmanuel sourit. Véra remarque alors que lorsque l’on demande aux Centrafricains si ça va, ils répondent toujours par l’affirmative. Oui, renchérit Emmanuel, au Rwanda aussi car si on répond que ça ne va pas, on craint de s’attirer le mauvais œil. Si on a mal à la tête et qu’on le dit, on craint que ce ne soit pire dans les heures qui viennent, dire le mal c’est attirer le malheur. Pas facile pour un clinicien d’établir un diagnostic dans ces conditions ! Et la question (et sa réponse) n’est un casse-tête que pour celui qui la pose…
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19. En date du 17 septembre 2015, Le Confident (feuille de chou de la presse d’opposition en Centrafrique) témoigne que les éleveurs M’Borroro (des Peuls) sont entrés dans la ville de Kabo et l’ont encerclée si bien que la ville est devenue une prison à ciel ouvert pour la population. Ces Peuls, armés et assimilés aux Séléka ne parlent pas le sango et disposent d’armes automatiques ; ils organisent des razzias, pillent les maisons, retiennent les hommes, les femmes, les enfants et les échangent contre des rançons. Ils poursuivent ceux qui vont se cacher dans la brousse pour leur dérober ce qu’ils possèdent encore. La ville s’est vidée. Les commerces ont fermé, l’endroit est devenu fantômatique. Des lieux semblables, dans l’arrière-pays, occupés par des bandes armées venues du Tchad ou du Soudan, il y en a pléthore ; les chefs de ces bandes jouent la décomposition du système de santé, la fermeture des écoles et font de la Centrafrique une vaste termitière, rongée de l’intérieur. Ailleurs, sur un axe Paoua-Bozoum, toujours au Nord, un véhicule de MSF a été attaqué, vidé de son chargement. MSF a immédiatement suspendu ce que l’ONG était en train de faire : la vaccination des enfants de moins de 5 131
ans et la distribution de moustiquaires pour lutter contre le paludisme. Plus de 23 000 enfants ont déjà été vaccinés, mais il faut en vacciner encore autant. MSF publie dans le journal un encart « demandant officiellement à tous les groupes armées de RCA de respecter la sécurité des personnels civils, sanitaires et humanitaires… » Et le gouvernement, que dit-il ? Allô ? Bozoum-Paoua est l’axe Nord-Ouest qui va vers le Tchad, la route de Bouca va aussi vers le Tchad, mais par l’axe Nord-Est. Au centre du pays, à Bambari, à quatre cents kilomètres de là, le général Ali Darras, qui ne parle ni sango ni français – un Nigérian de la trempe du chef de Boko Haram – sème la terreur dans la ville et ses alentours. Tout le pays est ainsi pris en tenailles par les exSéléka. Ici en Centrafrique comme au Mali – ou ailleurs en Afrique – ces tenants de la nouvelle religion vont jusqu’à tuer ceux qui boivent de l’alcool et mangent du porc, ne disons rien du sort réservé aux femmes et à ceux qu’ils considèrent comme de la valetaille – les non islamisés qui pratiquent encore la religion des fétiches. Le père Francesco l’a encore précisé hier : « Ils sont à quarante kilomètres de Bangui. » Non loin de Boali, signale l’autre feuille de chou Le citoyen en date du même jour, un piéton (en Afrique, à part les notables, quelques militaires et les ONG, tout le monde marche) a vu arriver une bande, avec des armes de guerre et des armes blanches, qui a surgi de la forêt, a tiré sur deux motards et leurs passagers – on peut être quatre ou cinq sur le même engin – et ont dépouillé les cadavres après avoir brûlé les motos. Les Nations unies ne désarment pas ces groupes armées, les laisse prospérer et, tacitement, entérinent leurs exactions (violations des droits les plus élémentaires à la 132
libre-circulation) pendant que les gendarmes et militaires de ce pays sont maintenus désarmés. La volonté de nuire, se disent les Centrafricains, viendrait donc des plus hautes sphères de décision, où il n’y a pas d’entente pour désarmer les « bandits ». Chaque camp est toujours le bandit de l’autre, mais, depuis 2013, il faut cependant concéder la primeur des violences et des exactions aux rebelles Séléka. Ces bandits, donc, peuvent toujours servir dans la gestion d’un pays en crise. Il est facile de faire pression par ce moyen, sur ses petits camarades… Mais le silence vient aussi de la coalition des Etats qui interviennent sous pavillon international : quand est-ce que l’opinion publique, en Europe, fera entendre sa voix pour demander l’arrêt de ce type d’opération vaine et orchestrée de très haut, avec notre financement actif ? En laissant prospérer ces « bandits » – rebelles et opportunistes confondus – la communauté internationale prépare un autre Mali, un autre Soudan, un autre Libéria, un autre Rwanda… De son côté, la France annonce et prépare son départ – celui de ses militaires. La force armée Sangaris « termine » son mandat, qui était de s’interposer et de faire cesser les massacres, mais aussi de désarmer les groupes armés (voir le scénario rwandais, identique) ; en bref, il fallait rétablir un niveau de sécurité minimal. Oui, je confirme : il est minimal ! Et faciliter le déploiement des troupes de la Communauté internationale censée être capable d’endiguer la crise centrafricaine. Les Centrafricains rencontrés ont une toute autre impression... 133
20. 19 septembre
Face à mon projet d’école nomade – mettre l’école dans la rue pour les enfants déplacés ou abandonnés – il y a deux attitudes. Ceux qui ne s’y intéressent pas, ferment la porte et trouvent stérile de s’engager auprès d’une population qui n’a « aucun avenir » (comprendre : l’argent draîné par le projet n’atteindra pas des sommes suffisantes pour les détourner). Ceux qui songent à en tirer un profit, aussi mince soit-il, veulent utiliser le contenu du projet pour en obtenir quelqu’argent en le présentant à différents bailleurs, Centrafricains ou étrangers. Comment « ça marche » ? Si l’argent ne provient pas de l’Etat centrafricain, mais de bailleurs extérieurs, les différentes tutelles institutionnelles y mettront leur veto jusqu’à en tirer profit en monnaie sonnante et trébuchante, c’est le scénario auquel sont confrontées nombre d’entreprises, voilà à quoi en sont réduites les élites de ce pays : dévider les projets à destination des plus pauvres. Ou carrément, les écarter 135
quand ils trouvent un plus bel os à ronger. D’où, par exemple, la volonté du gouvernement centrafricain de transition, d’expulser les réfugiés du site de l’aéroport car les fonds proposés par les bailleurs internationaux pour y agrandir le terminal commercial sont plus juteux que l’aide humanitaire allouée aux déplacés… Hier un homme et une femme sont venus rendre longuement visite au directeur dans son bureau de « Sauvons les Anges ». Ils sont employés de l’ONG Triangle, l’homme est de passage en Centrafrique, l’autre est sur place. Nous parlons de leur antenne mobile, un seul camion qui sillonne les rues de Bangui, avec, à leur bord, des animateurs sociaux qui sont là pour écouter les victimes du conflit, essentiellement les femmes et les enfants. Et un infirmier en plus du chauffeur. Ils sont débordés, mais fonctionnent bien. L’espoir est porté, comme le colibri de Pierre Rhabi, par ceux qui passent : Michel le chirurgien à la retraite, le cardiologue italien parti avant-hier à Bouar. Ou bien encore Bent et Véra, venus du Danemark monter une antenne pour accompagner les enfants vers la résilience : ils viennent d’acquérir quatre hectares et Véra se dit en possession d’une méthode basée sur la musique, établie par une psycho-pédagogue, et destinée à des enfants polytraumatisés. Une goutte d’eau louable dans un océan de besoins. Pour le moment, à Bangui, autant dire qu’en termes de soutien des enfants des rues, il n’y a personne sur le terrain.
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21. Mon enquête sur la vie locale n’aurait pas été complète sans un tour dans l’un des – rares – supermarchés de la ville, chez Ryad, tenu par un Libanais. Il y a de tout, du gros matériel, de l’électro-ménager, des vivres frais et de la décoration pour la maison. Les 18 crayons de couleur sont à 5700 francs CFA contre 1500 dans une échoppe de rue. Le paquet de 100 craies blanches coûte 2000 francs de plus que dans le commerce de détail. Le gouvernement n’étant pas là pour réguler les prix, chacun en tire allègrement profit… La bienveillance spontanée des gens simples est infinie : ce matin, Sœur Alice hésitait à appeler un taxi pour moi – je dois aller voir l’école du site des déplacés à l’aéroport – et c’est le planton qui m’a trouvé une voiture en refusant toute contrepartie. Il est allé en chercher une sur l’avenue principale et est revenu en taxi, un taxi déglingué, mais qui roule. Il n’y a plus de poignées intérieures pour ouvrir les portières, ni même pour remonter les vitres ; les sièges sont défoncés et le pare-brise fissuré : « C’est arrivé quand les Séléka sont entrés dans Bangui, et jusqu’à présent, l’assurance n’a envoyé aucun dédommagement, 137
il y a trop de documents à fournir, mais je roule, dit Ludovic, il faut bien “lutter”… » Quand le taxi arrive au marché Combattant, il y a foule des deux côtés de la route, le long des échoppes, cela va de la plus simple structure de bois, à peine plus haute qu’un poulailler à la baraque de fortune – quatre planches qui ouvrent sur un guichet. Les artisans menuisiers exposent leurs meubles : des lits, des buffets, des armoires en bois rouge, des fauteuils et des étagères. Soudain dans la marée humaine, se forme le tourbillon d’une bousculade : c’est l’arrivage de la frippe. Tout le long de la route, de hauts murs, frappés aux insignes des ONG, entourent de vastes concessions. M’Poko est désert, nous longeons le parking de l’aéroport. Pas un militaire à l’horizon : la présence Sangaris est discrète. J’appelle Alexis au téléphone pour qu’il explique au chauffeur comment et jusqu’où avancer dans le campement qui ressemblerait presque à un village si les cases n’étaient en bâches de plastique avec le logo des Nations unies. De belles latrines alignées signent l’entrée du camp. Les femmes s’organisent, elles ont planté de petits potagers un peu partout, vont et viennent, une bassine sur la tête pour aller vendre leurs légumes. Une immense bâche tendue sur une charpente de bois abrite l’école du campement. Les enfants me disent que de l’autre côté du tarmac, il y a des villages avec du maraîchage.
Alain et Alexis sont les deux adultes présents dans ce lieu pour les enfants qui, avec des matelas à même le sol et un tableau noir, sert à la fois de dortoir et de classe. Les enfants ne devraient être que vingt-cinq à venir y dormir, 138
mais ni Alain ni Alexis – qui sont eux-mêmes des déplacés – n’ont le cœur de refuser l’asile à tous ceux qui arrivent à la nuit tombée. Ce Centre, appelé Centre de Recherche Action pour l’Education environnementale et le développement durable, C.RA.E.D, a été initié quand le site s’est rempli de réfugiés en décembre 2013, et que, dans un grand désordre, cent mille personnes se sont spontanément regroupées près de l’aéroport, siège de l’armée française. Alexis et quelques autres ont alors eu le réflexe de s’organiser, pour endiguer la violence générée par cette trop grande promiscuité. S’est aussi posé le problème de l’accès à l’eau. En Mars 2014, le HCR – La Croix Rouge – contacte Alexis : des enfants ont été arrêtés par les gendarmes et jetés en prison dans les mêmes cellules que les adultes. De là viendra l’idée d’établir un espace d’accueil pour les enfants sur le site des déplacés de M’Poko.Triangle s’installe en décembre 2014 et commence à travailler avec Alexis. La première action commune est récente – avril 2015 – et s’adresse aux enfants des rues qui viennent dormir là : très vite s’impose l’idée qu’il faut organiser des activités de jour – là aussi pratiquement pas de matériel et des adultes débordés par l’ampleur de la tâche. Seul point réellement novateur, l’écoute : au fil des confidences, Alexis et les animateurs de Triangle apprennent les abus (viols des enfants) qui seront dévoilés ensuite par l’ONU et dont fera état la presse française. Les intervenants ont une formation de travailleurs sociaux et ils savent écouter, ils parlent tous le sango. Des gendarmes surgissent pendant notre conversation, ils veulent fouiller les enfants qui sont devant la tente. Alexis demande aux animateurs de sortir rapidement pour s’interposer. Il râle en s’adressant aux gendarmes : « Mais 139
vous êtes armés, c’est comme ça que vous montrez l’exemple aux enfants ! Ici, c’est un site sécurisé pour les protéger, nous n’avons pas d’armes, ce n’est pas la peine de les fouiller ! » A ce propos, l’autre danger, explique Alexis, c’est la trop grande circulation des armes : comme une grenade coûte moins de sept euros, on en retrouve parfois sur les décharges où jouent les enfants. Soudain, des tam tam résonnent. Le Premier Minsitre vient d’arriver à l’orée du campement, tout à côté de l’espace Enfant, mais ce n’est pas pour les visiter : c’est pour poser la première pierre de ce qui va supprimer le site des déplacés et cette école d’urgence. C’est-à-dire l’agrandissement des services commerciaux de l’aéroport. Et c’est pour cette raison – très lucrative – que les autorités de ce pays veulent éjecter par la force les réfugiés de ce camp. Les ONG étrangères sur place ont prévenu le gouvernement de transition que ce serait une violation des conventions de Genève, mais peu importe, ce jour-là, au son des tam-tam, l’inauguration symbolique du chantier est effective, le Ministre a déjà dû toucher son pot de vin….
Depuis octobre 2014, « Save the Children » n’a plus d’activités sur le site, la seule ONG qui reste est centrafricaine, c’est celle d’Alexis. « Le problème, poursuit-il, c’est que tous les enfants déplacés savent lire et écrire, mais il y a un trou de deux ans dans leur scolarité. »
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Alexis, qui est instituteur s’est souvenu de la pédagogie différenciée (adaptée pour gérer différents niveaux dans le même temps et le même espace) qu’il pratiquait quand il travaillait pour Caritas auprès des enfants rwandais, réfugiés en Centrafrique, au moment du conflit de 1994. C’est Oxfam Canada qui fournissait la trame et le soutien de cette pédagogie pour enfants traumatisés. Alexis, dans cette situation d’urgence devenue permanente, se soucie de l’éducation à l’environnement. Il faut apprendre aux enfants des camps comment maintenir des conditions d’hygiène qui permettent d’éviter les épidémies. Et de là, il est naturellement passé au développement durable : comment ne pas contaminer l’eau dont on dispose. Nous parlons alors du bois et des forestiers qui pillent la forêt de Centrafrique alors que les enfants – que ce soit dans ce campement ou à l’ONG Sauvons les Anges – n’ont qu’un très vieux tableau noir, et pas de pupitres pour y travailler ! Alexis voudrait bien que les coupeurs de bois soient un peu plus « éco-responsables » et qu’au lieu de brûler les copeaux et les chutes, ils les recyclent pour en faire du mobilier, ou du combustible… De là, nous passons au recyclage, une nécessité devant ces monceaux de décharges à ciel ouvert et cette ville de huit cent milles habitants sans tri et sans moyen d’éliminer les déchets. La plupart sont brûlés et tout ce qui est dans les composants électriques et électroniques rentre dans la chaîne alimentaire. Or, parmi les jeunes diplômés centrafricains, il y a des ingénieurs issus de l’Institut des Eaux et de l’Environnement de Ouagadougou. Ils sont 141
formés aux techniques du recyclage et pourtant, au chômage, à cause du conflit ! Et il n’y a ni législation ni volonté politique de prendre en charge cette problématique environnementale. Le programme du CRAED d’Alexis se résume en deux termes, « civisme et volontariat de proximité », c’est-àdire apprendre aux jeunes le bon geste par rapport à leur environnement. Alexis parle aussi de la saturation des écoles publiques, plus de cent élèves par classe, quatre par bancs avec l’impossibilité d’écrire. L’homme a beaucoup d’idées, une bonne pratique, mais il manque cruellement de soutien logistique et d’argent.
A la sortie du campement, Alain, le bras droit d’Alexis m’accompagne. Je hèle un taxi. Des hommes et des femmes, le long de la route en quittant M’Poko, lui font signe, mais il ne s’arrête pas. Je lui dis qu’il peut prendre les clients qu’il veut, que cela ne me dérange pas. Nous nous retrouvons à six dans le taxi – trois devant et trois derrière –, celui qui devait être le quatrième à l’arrière a refermé la porte quand il m’a vue et s’est assis devant, près du chauffeur « ça ne vous dérange pas ? » la question m’est posée eu égard au fait que je ne suis pas Centrafricaine. Tout le long de la route, des milliers de petites pancartes égayent le parcours et renseignent le client potentiel sur ce que vendent les échoppes, avec commentaires à l’appui, comme celle qui vend des recharges téléphoniques et affiche « Temps pis pour les autres ! » 142
Les enfants des sites de déplacés, les enfants de l’ONG « Sauvons les anges », de S.O.S Village et les enfants soldats recueillis par Caritas, ont tous vécu la faim, la fuite, la détresse. Ils ont été traumatisés par des viols, des massacres. Nombre d’entre eux, faute de structures suffisantes, sont encore livrés à eux-mêmes, laissés pour compte dans la rue… Une affiche publicitaire le long de la route annonce : « La richesse du cœur, c’est ça, les Centrafricains ! » Comment autant de souffrances enfantines, en ce pays de bienveillance et d’amour du plus petit, dont j’ai « bénéficié », enfant, et qui m’a aidé à grandir?
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22. Au petit-déjeuner ce matin, Joséfa raconte qu’elle se trouvait à Berbératti le 1er décembre 2012 lors du discours de François Bozizé qui, devant les officiels (dont les diplomates de l’ambassade de France) annonçait qu’il avait signé des contrats d’exploitation, notamment pour le pétrole avec des firmes étrangères – comprendre non françaises et, entre autres, avec les chinois. Toute la délégation française s’était levée comme un seul homme aussitôt après le discours sans attendre le défilé ni les festivités prévues en ce jour commémorant l’indépendance de la Centrafrique. « Mais que fait-il ? Il est devenu fou, » s’était-elle alors demandée… Le 21 décembre de la même année, les Séléka entraient dans le pays, Bozizé était destitué par Djotodja quelques semaines plus tard. Non seulement les Séléka n’ont pas tous été désarmés, mais leur clan est au pouvoir : le Premier ministre actuel est le beau-frère de Djotodja et Catherine Samba-Panza, la Présidente, la femme de son meilleur ami… Inutile ensuite de se demander qui a armé les Sélékas et pourquoi leurs troupes ne sont pas désarmées… 145
Et ce témoignage ne vient ni d’un anti-balaka, ni d’un séléka, mais d’un petit bout de femme très âgée, rendue sourde par un tir de kalachnikov et qui n’a pas d’intérêt particulier à tenir un discours aussi ouvertement « contre les intérêts étrangers en Centrafrique » comme le qualifieraient les officiels… Jusqu’à quand ces attitudes inapropriées et « hors d’âge » vont-elles continuer à nous nuire, au peuple centrafricain, en premier lieu et à nous-mêmes qui, à travers les impôts que nous versons en Europe, finançons semblables actions ?
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23. 20 Septembre
Vers 22h, quand je suis revenue dans ma chambre, des coups de feu se sont fait entendre au loin. Comme il n’y en a pas eu d’autres, j’ai cru m’être trompée, mais ce matin, Augustin du Centre d’accueil et Emmanuel de Mercy Corp me confirment qu’ils les ont entendus aussi. Cette nuit, entre 2 et 3 heures, un bruit effroyable m’a réveillée, un bruit entré dans mon rêve et qui soudain l’avait transformé en un monde infernal de ferailles d’où avaient surgi des soldats armés et casqués. Eveillée, j’ai alors entendu des pas précipités devant ma porte, dans le jardin, sur le toit, puis un véhicule – un blindé léger – a roulé sur les graviers de la cour ; il est entré et est reparti comme il était entré. Anselme m’explique qu’à chaque rond-point – dont celui de la cathédrale, non loin du Centre où nous sommes – un véhicule de la gendarmerie et une auto-mitrailleuse de la Minusca sont de garde et cette nuit, plusieurs hommes qui fuyaient, en voulant échapper aux contrôles, ont été 147
repérés ; la cour vibrait – sans aucun doute – de cette chasse à l’homme. Sœur Flora vient me chercher et m’emmène à Gobongo, au centre Caritas pour rencontrer des enfants soldats. Gobongo, au-delà du kilomètre 12 est un plateau verdoyant sur les hauteurs. De là, on embrasse les collines qui descendent vers l’Oubangui. Avant d’arriver à Gobongo, où c’est jour de marché, la voiture ne peut plus avancer tant il y a de monde sur la route – des femmes et des enfants surtout, les hommes sont en motos. Sur les étalages ou sur les têtes, en équilibre, on aperçoit de larges bassines avec du café, de la farine de manioc, des arachides, des bananes, des mangues, des moucherons et même des cigarettes à l’unité. Les routes sont bien meilleures qu’à Bangui, les grumiers ne les empruntent pas, donc elles ne sont pas défoncées. Nous passons devant l’hôpital de l’amitié construit par la Chine Populaire : les médecins chinois sont retournés chez eux depuis l’arrivée des Séléka : cet événement, comme partout ailleurs dans le pays, a privé la population du minimum, c’est-à-dire de l’accès aux soins, à l’éducation, au droit de circuler librement, de vaquer à ses occupations, bref une atteinte caractérisée aux droits les plus élémentaires de l’homme (puisqu’il va jusqu’au droit de respirer !). Nous arrivons au Centre Caritas de Gobongo (qui héberge d’anciens enfants soldats). La cuisine à ciel ouvert est propre, bien balayée, les enfants y mangent souvent de la viande, « ils choisissent eux-mêmes leur repas, ils sont exigeants ! » commente Sœur Flora. Ils ont 148
un terrain de basket, un dortoir, ils sont plus d’une centaine d’enfants à jouer là. La porte du centre est ouverte, ceux des alentours peuvent aussi y venir. C’était autrefois un quartier de commerçants musulmans, on y voit leurs riches villas abandonnées. « Ici me dit Sœur Flora, les habitants ont particulièrement soufferts car les Séléka – accueillis d’abord par les riches commerçants – y ont massacré les habitants, pillé, violé… Aujourd’hui sur les 41 enfants soldats, pensionnaires du Centre, 15 vont partir en famille d’accueil. La réunion des parents a lieu à côté de la cuisine, sous un appentis en terre battue. Ils sont tous très attentifs au discours du Directeur qui les exorte à s’occuper – comme si c’était le leur – de l’enfant qui va leur être confié. Il leur faut veiller à ce qu’il aille à l’école, c’est important pour qu’il ne fuie pas ou qu’il n’ait pas la tentation de retourner dans les bandes armées dont on l’a sorti. Il nomme les antibalaka, oui, ce sont les anti-balaka qui recrutent les jeunes – pour faire front aux Séléka, ils se battent avec des machettes, certes, mais aussi des enfants qu’ils transforment en soldats – et quand on traverse le marché de Gobongo comme ce matin, on comprend bien que les jeunes, c’est la force dont dispose le pays. Les plus grands des adolescents qui attendent dehors et s’accrochent aux grilles pour regarder leurs futurs parents à l’intérieur, ont une quinzaine d’années, ils sont musculeux et trapus avec déjà, une ossature d’adulte. Marqués par ce qu’ils ont vécu, ce sont déjà des hommes. 149
Caritas fournit un soutien aux familles qui les accueillent. Avec l’inscription scolaire de celui qui est accueilli ; l’inscription des autres enfants de la famille est aussi prise en charge pendant un an. Le Programme Alimentaire Mondial distribue également des rations aux familles. Cette distribution faite à intervalles réguliers permet d’assurer dans le même temps le suivi de l’enfant au sein de la famille. Les visages sont graves, tendus, voire inquiets. C’est une nouvelle vie qui commence pour tous. Quand le discours du Directeur est terminé, on transmet des fiches aux parents et pendant qu’ils les remplissent avec leur nom, prénom, téléphone, adresse, les enfants rentrent l’un derrière l’autre et vont s’asseoir sur un banc le long du mur. Ils semblent concentrés sur ce que dit le Directeur et peu de regards vont vers les familles : pudeur ou angoisse ? Des petits paquets leur sont remis qu’ils offriront à la famille : pagne, savon, chaussure pour les mamans et un petit nécessaire de toilette qui leur appartiendra (dentifrice, brosse à dents). Ici les enfants ont des visages durs, le regard abattu. Peu de sourires. Alentour nombre de maisons ont été brûlées et désertées par leurs habitants. « Il y a eu tellement de morts, ici ! » dit encore Sœur Flora avec lassitude. « L’affrontement entre milices Séléka et anti-balaka a été particulièrement sanglant à cet endroit… » 150
Nous regagnons Bangui dans le silence avec, en pensée, les regards de ces enfants soldats, leur absence de sourires, la gravité sur leur visage.
Sœur Flora m’a laissée devant l’Ecobank, je fais seule la démarche de récupérer de l’argent CFA contre des Euros et il n’y a ni queue ni bousculade. Une femme d’un certain âge me reçoit derrière son bureau, l’échange est courtois, mais à travers la courtoisie, perce la souffrance des jours et des deuils passés. Puis je quitte la banque et remonte la rue, je veux prendre en photo le magnifique bâtiment qui fait face à l’ancienne poste : la banque des Etats d’Afrique Centrale, un immeuble dont la façade sculptée est ornée de bois rares, avec une architecture qui rappelle les années soixante. Mais un gardien en civil se lève et m’en empêche : il faut une autorisation de l’administration ! Je ne discute pas, je n’essaie pas de proposer un bakchich, ne pas garder un souvenir de ce bâtiment ne m’empêchera pas de dormir, j’obtempère, je range mon appareil.
Zagana m’appelle en fin de matinée. Il est en ville, je dois déjeuner avec Claude-Marie, « Appelle-le, lui dis-je, il te dira où nous allons et rejoins-nous ! » Mais il ne le fera pas, nous rejoindra à 15 heures et vers 17 heures, il fera ce commentaire en commandant une bière dans le bar où nous nous trouvons « J’ai faim ! » . Il habite un quartier éloigné du centre ville, il ne fait plus de musique, sa vie s’est effondrée, comme le pays, engloutie par un quotidien de guerre et de survie… 151
Claude-Marie est venu me chercher avec un grand gaillard qui nous dépasse largement d’une bonne tête. Il se présente : Yannick H.... Je reconnais ce nom de famille, il est fameux, c’était celui d’un sultan de l’Est de la République centrafricaine, autrefois… Nous allons, Claude-Marie, Yannick et moi, déjeuner dans un restaurant du centre-ville. Il y a, à la table voisine, les sœurs de Claude-Marie et leur groupe d’amis, dont la ministre de la Culture, en tong, profitant entre « copains » de son samedi après-midi. On est entre gens du « même monde » et chacun en entrant, fait le tour des tables pour saluer en serrant les mains, chaque personne attablée là, sauf un Blanc, d’une soixantaine d’années, en retrait, entouré de jeunes femmes qui éclatent de rire à la moindre de ses paroles. Il a offert un verre à chacune, on lui fait la cour, un diamantaire sans doute… Claude-Marie s’absente une petite heure. Il multiplie les entretiens car il se présente à l’élection présidentielle et veut rencontrer les anti-balaka, comme les musulmans, il distribue sa bonne volonté partout sans être sûr d’être entendu. Yannick est avenant et sympathique, il prend soin de Claude-Marie comme un entraîneur avant que son boxeur ne monte sur le ring Quand Claude revient de son entretien, nous bavardons à bâtons rompus, évoquant les faits marquants de l’actualité de notre enfance et que l’on apprenait en écoutant Radio-Bangui, mais aussi quand nous allions au 152
cinéma. Les actualités avant la séance s’ouvrait sur la silhouette d’un éléphant en train de barrir et sous lequel s’inscrivait le sigle Comacico. Claude-Marie fait un bref tour de table et nous demande ce qui nous a le plus marqué à l’époque ? Pour moi, ce sont les Cent Fleurs de la Chine de Mao et ses déferlantes d’étudiants dans les rues. « Faire table rase du passé » et laisser les jeunes prendre le pouvoir, un fameux stimulant au seuil de notre adolescence… Pour Yannick, ce sont les premiers pas sur la lune : le centre culturel américain était, pour l’occasion, resté ouvert tard dans la nuit, on y avait installé une fusée en carton qui accueillait les visiteurs. Des écrans retransmettaient les images des télévisions du monde entier. Claude-Marie se souvient, quant à lui, de la mort du Che dans une école de brousse en Bolivie. La photo de son cadavre et de son visage, les yeux clos, avaient marqué les esprits : la mise en scène du martyr existait déjà à l’époque... « Nous étions ouverts sur le monde », commente Claude-Marie qui vilipende dans le même temps l’attitude des jeunes qu’il côtoie, leur absence d’intérêt pour ce qui n’est pas contingent à leur petit monde de copains et de ragots, entretenus par les réseaux sociaux. « Nous étions toujours fourrés au centre culturel, à la bibliothèque et nous étions des lecteurs, curieux de tout… » Yannick évoque le père Vitte – nous étions enfants au même moment – fréquentant le même catéchisme, animé par les mêmes prêtres.
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Je lui dis que son nom de famille m’évoque quelqu’un de fameux dans l’histoire du pays. Oui, me répond-t-il : « Mon arrière grand-père était le Sultan de Rafaï en 1900. » Le nom d’Hotman, me dit-il, vient du mot « Ottoman », du temps où l’Empire Mamelouk (au XVe siècle) englobait le Soudan et ses confins et que le Sultan de l’Oubangui en référait au Caire – à l’époque, l’entièreté des échanges reposait sur le commerce des esclaves… Les colons décrivaient son grand-père, comme quelqu’un de très instruit qui parlait couramment le français. Il avait favorisé l’introduction de la culture du coton et n’entreprenait rien dans la région sans en référer aux autorités administratives. Il était l’interlocuteur privilégié de Félix Eboué et de René Maran, autrement dit de la France coloniale, ce qui agaçait le Sultan de Bangassou qui, un jour, lui en avait fait le reproche : « Mais tu es devenu Blanc ou bien tu préviens le Commandant de Cercle, chaque fois que tu couches avec une de tes femmes ?! » Le fait est que le gouverneur de la colonie s’asseyait à la même table que lui, l’associant aux délibérations des différents Conseils d’Administration. N’était-ce pas le sultan de Rafaï, son arrière grand-père qui avait prêté son concours à la mission Marchand pour ravir Fachoda aux anglais ? Sans doute aucun car « la » France coloniale avait coutume de s’appuyer sur les musulmans : dans les années où les colons cherchaient des porteurs, les sultans de l’Est lui en fournissaient. Même si, à terme, le but pour la république française était le démantèlement de ces sultanats, démantèlement effectué dans les années 20 pour les sultanats de Zémio et 154
de Bangassou, au profit de celui de Rafaï, qui disparut plus tard. D’autres musulmans ont été introduits sur le territoire centrafricain par les Français : dans les années 50, quand il a fallu moderniser les sources d’approvisionnement de la colonie et fournir la capitale en viande rouge, les autorités coloniales ont favorisé la venue et la transhumance des Peuls éleveurs qui, de la frontière sudsahélienne, nomadisaient avec leurs troupeaux. On connaît la suite. En quarante ans, les Peuls M’Bororo ont pris la tête du commerce de la viande. Ces éleveurs se sont sédentarisés, ont récupéré les abattoirs de Bangui pour réceptionner le bétail qu’ils acheminaient depuis le Tchad. Puis de patrons sont devenus notables. Ils se sont enrichis jusqu’à prendre le contrôle de toute la chaîne d’exploitation et de distribution, du commerce le plus modeste au plus stratégique : celui du diamant. Et de notables qu’ils étaient devenus, ils ont réclamé le pouvoir : les Séléka étaient partis pour le leur apporter sur un plateau d’argent en 2013 – plateau qui sera sérieusement terni de sang par le nombre d’horreurs proches du génocide commises en leurs noms. La première république Séléka a été instaurée par la terreur. Le pouvoir de Djotodja n’a duré que quelques mois, et la République suivante, appelée « Gouvernement de Transition » annonce la prochaine, avec des élections préparées par la communauté internationale qui a habillé les rebelles d’hier avec des costumes de démocrates. Un homme surgit dans le restaurant, les conversations se taisent. Son allure détonne : il porte une chemise à carreaux comme celle d’un grand-père, une casquette et un pantalon de velours. Il a des traits réguliers et une barbe 155
blanche qui lui mange le visage, à la Bokassa. Il arbore profusion de bagues et un accessoire incongru parmi toute cette bijouterie étalée : une pipe, une bonne vieille pipe de bruyère, manifestement là pour compléter le déguisement du bonhomme qui présente une image vieillie (et pépère) de poète à la Brassens, un papy à la retraite…L’abondance des bagues, le stylo or accroché à son revers contraste cependant avec le côté « anar » de la barbe et de la gapette. Il me regarde d’un œil aigü mais ne me tend pas la main et ne me salue pas quand Yannick me présente. L’homme se nomme Ibrahim S., c’est un chef Séléka. Il parle mal la langue nationale et se fait appeler « le Saoudien » car il a fait ses études en Arabie et /ou parce qu’il en obtient des subsides ? On ne sait… Je comprends pourquoi l’homme ne m’a pas saluée : on ne salue pas les femmes, conformément, dit-on chez les islamistes, à la stricte observance de la religion.
A la tombée de la nuit, Yannick nous laisse au Balafon. Claude-Marie s’éclipse un moment, il a une autre réunion, informelle. Un homme arrive qui reconnait Zagana, nous le convions à notre table. L’homme est disert, il a été professeur d’Histoire. Les Centrafricains, dit-il, sont pris en otage : les chefs de guerre Séléka qui les ravagent aujourd’hui ont « des ancêtres » : Zoubeïr Pacha en lieu et place de Boko Haram et dont Ali Darass, à Bambari, est le « cousin ». L’autre « ancêtre » est le sultan Senoussi au Nord-Est de la République centrafricaine, à la frontière soudanaise du Dar el Kouti, d’ailleurs c’est le surnom d’un des chefs Séléka. Autrefois, tout ce monde-là vivait sur un modèle 156
esclavagiste, c’est-à-dire une économie de pillages et de terreur organisée dans toute la région. Comme aujourd’hui, les gens avaient fui dans la brousse, jusqu’au fleuve, trouvant refuge dans des endroits inaccessibles. L’Histoire se répète-t-elle ? Mon interlocuteur fait la moue : « En tous cas, le chemin emprunté par les Séléka à travers le pays depuis les frontières Nord est le même, avec la même violence et les mêmes effets immédiats : un effondrement démographique notable, une désorganisation économique telle que la famine pointe son nez : il y a destruction des moyens de subsistance ! » Un naufrage annoncé. La seule différence que j’y vois c’est qu’à l’époque, la pénétration coloniale européenne se battait ferme contre ces sultanats qui la concurrençaient, mais qu’en est-il aujourd’hui ? Je cite, de mémoire, l’article d’un autre historien, JeanLouis Triaud, qui appelle ces populations sahéliennes de l’époque, des coupeurs de route « dont l’islam d’origine est fort sommaire ». C’est également le cas en 2016, sauf que « ces coupeurs de route » ont maintenant une dimension internationale. Leur prosélytisme forcené s‘inspire d’anciennes revendications islamistes, nées en Egypte dans les années 30 et conceptualisées en Arabie saoudite avec le Wahabisme d’Ibn Séoud. Aujourd’hui, cette doctrine profite d’une aide occulte, constante et renouvelée aux frères musulmans, aux instituts spécialisés et aux prêcheurs, ce qui a rendu effective l’implantation d’un islam approximatif dont les théoriciens veulent voir l’expansion dans le monde entier « Vous deviendrez tous musulmans », nous avait lancé un camarade de classe, adeptes du wahabisme, à Nouackchott, refusant déjà à l’époque de s’asseoir en 157
classe de Physique chimie sur les mêmes bancs que ceux où étaient assises les filles – et il n’était pas le seul. On en voit les avatars aujourd’hui. Les anti-balaka, pour se défendre de ce militantisme musulman, qui convertit avec des kalachnikovs, n’ont que leurs machettes et sont accusés de sauvagerie. « Ce ne sont pas des démocrates », disent des Centrafricains à nos journalistes qui les filment en train de brûler des mosquées. Ils sont jetés avec l’eau du bain, comme de pauvres sots. Les temps ont changé, mais la ligne de fracture et de rencontres reste la même : l’esclavagisme oriental s’est transformé, il a revêtu de nouveaux habits (le retour à un islam des premiers âges, idéalisé) et la religion fait figure de nouvelle arme de pénétration, avec en face, non pas les acteurs de la colonisation, mais ceux de la décolonisation, c’est-à-dire, le monde occidental et ses nouveaux besoins économiques, sans morale, prêt à dépecer les richesses du sol et du sous-sol en se rendant complice des exactions du pire des associés. Ici, cet islam « fort sommaire » se dissimule à peine. Claude-Marie veut y croire cependant : il pense qu’il suffit de mettre les Ibrahim S. autour d’une table et de discuter avec eux pour qu’ils prennent aussitôt une teinte de démocrate. Officiellement les Séléka exigent l’alternance du pouvoir en prétendant qu’il a toujours appartenu, depuis la décolonisation, à des chrétiens : cette première revendication est ségrégationniste dans ses termes. En fait, c’est le paravent d’une revendication seconde, authentiquement ségrégationniste, celle-là : ils veulent éliminer les peuples du fleuve, les bantous – terme 158
générique – que leurs « pères » ont tenté de repousser et d’éliminer, depuis toujours. Peut-être, les musulmans de l’Est oubanguiens sont-ils pris en otage par ces mercenaires et leurs chefs. Des chefs Séléka, qui ne parlent pas ou mal le sango, et représentent « l’antique poussée des peuples nilothiques (Niger, Tchad, Soudan) contre ceux, animistes, qui vivent plus au Sud… ». Renforcés par la nouvelle idéologie islamiste devenue mondiale grâce aux bons offices, depuis plus de cinquante ans, des frères musulmans, de l’argent des pétromonarchies et du coup de pouce parfois salvateur du « grand Satan » américain… Claude-Marie tarde à revenir, Zagana s’est levé et a rejoint les musiciens qui, plusieurs fois par semaine, animent les soirées du Balafon. « Je vais chanter pour toi », me dit-il. Il entonne « Malaïka », l’une des chansons-phare de Myriam Makéba. A l’époque, nous imaginions tous que des aînées comme elle nous avaient définitivement ouvert la voie vers un monde meilleur, plus tolérant et épris de liberté, et que le pire était derrière nous. La Centrafrique est un immense vaisseau en train de sombrer, nous sommes tous réfugiés sur sa proue et nous contemplons à nos pieds ce qui a déjà disparu : en regardant Zagana s’éloigner dans la nuit, j’ai un serrement au cœur, nous reverrons-nous ?
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24. Pour illustrer l’analphabétisme endémique et croissant dont souffre le pays, Véra et Bent, le couple danois, me racontent ce matin au petit-déjeuner que, pour valider l’achat de leur terrain à Bouar, ils ont dû écumer nombre de ministères, et ils ont parfois eu à faire à des gens assis derrière un bureau, avec un titre, et qui s’abîmaient longuement dans la lecture du papier présenté et puis, après un silence tout aussi long, se faisaient expliquer de quoi il retournait, dans l’incapacité évidente de déchiffrer la moindre ligne. Quand j’explique à Véra que juste après la colonisation, les quinze à vingt années qui ont suivi, il n’y avait que des écoles publiques uniques où Blancs et Noirs recevaient un même enseignement – les écoles dites « françaises » n’existaient pas encore en Afrique francophone, elles ont consacré et entériné définitivement un enseignement à deux vitesses, dommageables pour les Africains – Véra soupire : « Quel dommage que ce système d’enseignement avec des professeurs formés n’ait pas perduré ! Vous imaginez ce pays, où il en serait aujourd’hui avec des gens ainsi éduqués ! »
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Seul le recul et la situation que nous vivons aujourd’hui permettent de le comprendre, mais à l’époque nous avions tous la naïveté de croire que l’indépendance était réelle et qu’elle passait par la rupture des liens de coopération éducative et le remplacement des professeurs étrangers par des élites nationales. Du reste, où sont passées ces élites ? Ne se sont-elles pas consacrées à d’autres intérêts ? Claude-Marie s’interrogeait hier : comment cela se fait-il qu’à un clan succède un autre clan dans les affaires du pays et que chaque clan gouverne pour ses membres et ne joue jamais collectif ? L’une des clés est peut-être à rechercher dans l’Histoire, mais ce n’est pas la seule sans doute. Relire les anciens témoignages sur l’organisation sociétale du pays apporte une lumière contestable, mais à considérer dans la façon dont s’exerce, de nos jours, le pouvoir. Dans les écrits du Révérend Pierre Tisserant, Sur les pistes de l’Oubangui Chari au Tchad, 1890-1930 : les Banda à l’Est de la RCA, étaient en contact avec les populations islamisées et donc les marchands d’esclaves qui ont fourni de la maind’œuvre aux colons français. Les Banda fuyaient les raids esclavagistes du Sultan Rabah (à la tête du Dar El Kouti, à proximité du Lac Tchad), mais ces mêmes Banda, extrêmement individualistes, d’après le Révérend, n’eurent jamais conscience d’un péril les menaçant de façon collective. « Le clan se soucie peu du sort des clans voisins,… et quand ils sont obligés de prendre la fuite, c’est sans plan établi. » Pierre Mollion, l’historien, va plus loin : « les structures socio-politiques du peuple Banda se ressentent de cet individualisme, les tribus sont non seulement indépendantes les unes des autres, mais souvent hostiles ». 162
La notion d’unité, de peuple ou de nation, n’existe pas, un particularisme effrené constitue le noyau de l’organisation sociétale et « fait d’eux, la proie facile des razzias ».
Deuxième point intrinsèque à ce système d’organisation par parentèle, le plus âgé est responsable, mais n’a pas le pouvoir absolu. Il y a la palabre et son système de conciliation ; cependant, en dernier ressort « chacun fait comme il veut ». Ce chef dont l’autorité est limitée par les intérêts des uns et des autres au sein de la parentèle ne doit sa survie que s’il sert tous les intérêts au sein de cette même parentèle. De même, a-t-on vu jusqu’à présent, chaque président de la république centrafricaine positionner, dès son élection, ses proches aux postes clés du pouvoir afin d’assurer au clan une redistribution interne, au mépris des clans voisins. L’absence de conscience collective perdure malgré le placage culturel de l’Etat-Nation importé par les colons, et malgré la notion de péché introduit par les missionnaires – autre culture plaquée. « Il est rare que des clans d’une même tribu se fassent la guerre entre eux, par contre l’état de guerre entre les différentes tribus est permanent… Et cette situation conflictuelle explique la grande faiblesse des Banda, par ailleurs excellents guerriers, face aux sultans esclavagistes, Rabah ou Senoussi…» conclut Tisserant. Perpétuellement pourchassés, ces peuples Bandas sont en migration permanente, se déplaçant du Nord-Est de l’actuelle Centrafrique aux confins du Sud-Ouest- dans la 163
forêt équatoriale. Ce sont des cueilleurs, des pêcheurs et non des cultivateurs sédentaires.
Plus loin, les Mandja sont eux aussi des guerriers avec un système d’organisation similaire, cependant ils connaissent une cohésion plus grande que chez les Banda : ils viennent du Nord-Est aussi et descendent vers le fleuve régulièrement. Ils passent parfois l’Oubangui pour échapper aux poussées islamistes et esclavagistes puis refluent à nouveau vers le Nord. Cependant – et cela complète les avatars des modes de gouvernance actuels – « les membres d’un même clan se doivent aide et protection et ne peuvent entrer en lutte les uns contre les autres ». A aucun prix. C’est pourquoi quand l’un des membres est corrompu, il n’est possible à aucun des autres membres de ce clan de « trahir » son parent (mieux vaut se taire que de dénoncer)…
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25. Dimanche 20 septembre
Biro m’a appelé : « Est-ce que la voiture de l’Espace Jeunesse, qui doit venir te chercher, est arrivée ? » « Pas encore ? » s’agace-t-il. « Rappelle-moi quand les jeunes sont là avec le pick-up car ils doivent passer chercher quelqu’un à l’hôtel du Centre, il y a un autre invité avec toi. » Brice arrive enfin, je lui propose de rappeler Biro, mais il décline : Oui, lui et le chauffeur savent qu’ils doivent aller à l’hôtel du Centre chercher un autre invité. « Inutile de rappeler » fait-il, avec un geste résigné de la main. Devant l‘hôtel, je m’inquiète : « Ne faut-il pas, tout de même, demander à Biro à quel numéro de chambre se trouve son hôte ? » « Non, répond le chauffeur, Brice va se débrouiller, ce gars est connu, c’est un ministre, enfin un ancien ministre, un Séléka. »
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Brice sort enfin de l’hôtel, l’homme qui l’accompagne s’engouffre à l’avant du 4x4 sans me saluer. Nous démarrons aussitôt. Rouler dans Bangui, et au-delà, avec un Séléka à l’avant de la voiture, et pénétrer dans un fief anti-balaka est une épreuve pour le sang-froid et les nerfs. J’ai une pensée peu amène pour Baracuda qui a improvisé ce montage. Si je me retrouve dans la même voiture qu’un Séléka et que cette voiture est interceptée par des anti-balaka qui veulent lui faire la peau, qu’est-ce qui va m’arriver ? La réponse est certaine : on me fera la peau aussi ! Pour la première fois depuis que je suis à Bangui, je crains pour ma sécurité. Je sais que sur cette même route de l’indépendance, avant-hier, le pick-up d’une ONG s’est fait prendre pour cible et comme son chauffeur faisait une embardée, il a fauché un motocycliste qui en est mort. Les tireurs ont viré le chauffeur et sont partis avec le véhicule. D’autres, dans la même situation ont été égorgés et dépecés. L’homme à l’avant est inquiet. Il regarde de tous côtés et semble contracter les épaules, prêt à toute éventualité. Le jeune chauffeur m’a dit son nom, « Baramon », et m’a expliqué pourquoi il vivait à l’hôtel plutôt que dans une villa : « Sa maison a été pillée et saccagée et il a peur. » Ce qu’il ne me dit pas c’est que les casques bleus et l’armée française protègent l’hôtel d’où il sort, le même que celui où habite Ibrahim S, éminent généralissime Séléka croisé hier. Un militaire, alors qu’avec Baramon, je vais le comprendre plus tard, j’ai plutôt affaire à un théoricien. Nous arrivons enfin dans la cour de l’Espace Jeunesse, les portes de la concession se referment sur nous. Nombre d’hommes surgissent. Je salue Baracuda puis je fais le tour 166
de l’Espace en longeant les murs, comme si je cherchais une issue, mais impossible de m’éclipser. Puis Baracuda, après avois passé un moment avec Baramon et les autres hommes, m’interpelle pour que je les rejoigne. Je ne me sens pas à l’aise, je ne sais si c’est le fait de savoir que l’invité de marque est un séléka ou s’il rôde, dans l’air, un réel malaise que je partage avec les autres… Baracuda insiste pour que je rentre m’asseoir dans la case d’accueil : un buffet y est dressé. Autour de tables basses, tous les hommes sont assis. Baracuda m’indique un fauteuil resté vide, près de Baramon : il n’y a pas que dans la voiture que je sers de « rempart »… Au cours du repas qui va suivre, il apparaît que l’homme parle en chef et veut être considéré comme tel car il s’agit en fait d’une réunion, ou plutôt d’une rencontre clandestine. S’ensuit une joute verbale où un homme - dont Baracuda refusera de me donner le nom - provoque Baramon en surjouant le rôle d’accusateur : « Rendez le pouvoir à la jeunesse, dit-il en substance, vous l’avez assez confisqué et vous n’en avez rien fait de bon, il est temps de passer la main ! » S’instaure un simulacre de tribunal où le tribun déclenche les rires des présents (l’un travaille au PNUD, l’autre pour une ONG canadienne, un autre encore est journaliste, son voisin travaille dans un ministère...). Le Séléka joue le jeu – en-a-t-il le choix ? – et répond du tac au tac, avec emphase d’abord, puis avec hauteur et un brin d’autoritarisme. Il parle de guide suprême, il sera ce guide, pour toujours, une lumière dans les ténèbres, etc. Une terminologie qui m’en rappelle une autre, des Stalinens aux Khmers rouges… Je lève la main pour prendre la 167
parole même si on ne me l’a pas demandée et comme toute palabre est profondément démocratique, on m’accorde cette parole : « Ça me rappelle ma jeunesse maoïste » disje. C’est une boutade pour tester la réaction de Baramon qui ne se fait pas attendre : il se tourne vers moi comme si soudain, il découvrait mon existence, hoche la tête pour me dire que je suis dans le vrai, puis il me tend la main, oui, c’est un maoïste doctrinaire (« il faut faire table rase du passé « ) qui a épousé un mouvement dévastateur : la cause Séléka … Un moment de flottement dans l’air, tout le monde se tait, je baisse la tête, je regarde la main qui se tend, je n’ai aucune envie de saluer ceux que je considère comme des sanguinaires, les tombeurs de ce pays, des assassins, mais toute la pièce retient son souffle et je suis mal placée pour envenimer les choses, trop Blanche, trop Française. La mort dans l’âme, je passe mon assiette de la main gauche à la main droite et je tends à Baramon la main gauche. Tous éclatent de rire. Après le repas, Baracuda me demande de présenter mon projet car, a dit Baramon, « Il y a des lignes de crédit à disposition ! ». Comprendre, de l’argent dans les ministères et de l’argent qu’il peut, même en n’étant qu’un ancien ministre, obtenir facilement. C’est dire à quel point le pays est en ce moment, encore, dans les mains de la coalition Séléka… Chacun s’adresse à lui en maniant très délicatement, de façon à peine perceptible, l’ironie et en le nommant « Monsieur le Ministre ». C’est un parcours jonché d’obstacles, qui rappelle la langue de bois autrefois tant usitée dans les pays communistes, où chaque mot se retournait à la moindre volte-face contre celui qui l’avait prononcé. Un mot innocent peut vous condamner à la 168
guillotine sous le régime suivant : on connaît les aléas de la Révolution Culturelle qui régit la Chine des doctrinaires, la dictature du mot d’ordre lancé d’un groupe de pression contre l’autre pour se nuire, se détruire… Monsieur le Ministre est très à l’aise, il survole l’assemblée de son air hautain. Je comprends qu’il a encore du pouvoir et qu’il est encore aux manettes dans l’actuel gouvernement, discret derrière un paravent, mais à un endroit stratégique : de là où coule l’argent, gouvernement dit de transition, et en réalité République Séléka, que certains, parmi ceux qui veulent les abattre, cautionnent cependant…. Récupérer mon projet, c’est le présenter pour valider ou ouvrir des financements. Baramon décrète qu’à Bangui s’occuper des enfants des rues est inutile : « Ils sont foutus, ils vont mourrir de toute façon ! » Je fais la naïve : « Mais de quoi ? » « De la drogue ! » assène-t-il. Il oublie le sida, parce qu’on les viole aussi, je le lui rappelle. Il fait celui qui n’entend pas : trop d’adultes se servent sexuellement des enfants des rues, mais de ce comportement, personne ne veut parler. Baramon raconte que le jour précédent, il s’était installé à la terrasse du Phénicia pour dîner quand un enfant des rues a fait une crise, couché sur les marches du restaurant, en train d’éructer, une épaisse mousse blanche lui mangeait le bas du visage. « C’est dégoûtant ! Dégueulasse ! » martèle-t-il avec violence. « Ça m’a coupé l’appétit ! Il faut les faire sortir de la ville, les éjecter de là ! On n’a pas à subir ce genre de spectacles ! » Se débarrasser des pauvres, des handicapés, des malades, une façon d’éradiquer les 169
problèmes qu’ils soulèvent, une bonne vieille recette qui a fait ses preuves, et pas seulement en Allemagne nazie… Monsieur veut que le projet de l’école nomade se fasse en brousse car dans les villages, les enfants sont récupérables, ne sont pas encore victimes de ces drogues, ne traînent pas dans la rue – même s’il n’y a pas d’écoles – il transforme, dans son discours, le principe de l’antenne mobile en salle de classe « en attendant que les écoles rouvrent » ! Et quand je lui demande quand les écoles rouvriront, il ne répond pas : peut-être a-t-il déjà empoché l’argent de la réouverture et veut-il se servir de mon projet comme pansement pour cautériser la plaie ? Et peut-être même veut-il que le projet se réalise dans la région où il ne manquera pas de se présenter à la députation ? Il se lève à plusieurs reprises car il ne supporte plus les algarades ludiques du jeune qui lui fait face, de l’autre côté des tables basses. Baramon est un homme qui ne supporte pas ses semblables. Il se plaint à plusieurs reprises d’un mal de crâne, quelqu’un lui a donné la solution : « Prends une aspirine. » « Ton projet n’aura aucune visibilité à Bangui, reprend-til en revenant vers moi, parce qu’à Bangui, il y a trop d’ONG ! » Ce souci de visibilité dénonce ses propres ambitions : a-ton besoin d’être visible pour être efficace ? Il se lève encore, fait les cent pas dehors, revient, pris au piège de cette invitation, un mal de crâne diplomatique qui va lui permettre de partir avant que le spectacle organisé pour les enfants du quartier ne commence…De toute 170
façon, il n’aime pas les gosses, encore moins ceux des quartiers. Son intelligence n’a que mépris pour la pauvreté et ce qui va avec, son cortège de bonté et de compassion un doctrinaire qui voudrait, s’il le pouvait encore, manipuler la soldatesque - un Pol Pot en puissance? Baracuda a parlé de la nécessité de remettre les enfants sur des rails avec des valeurs humaines et non pas mortifères : « Il y a cinq ans, a-t-il dit, ils dessinaient leur père, leur mère, une maison, la Nature, aujourd’hui, ils dessinent des armes ! » Baramon a aquiescé. Quelqu’un évoque la démission de certains parents, voire leur influence négative. Baramon renchérit, il a un parfait exemple près de lui à l’hôtel : « La fille d’Ibrahim S » (rencontré la veille) « habite l’hôtel avec sa famille, précise-t-il, et bien sa plus jeune fille, peut-être a-t-elle six ou huit ans, te menace quand elle te parle – il porte le doigt à sa gorge – “Je vais te tuer !” Oui ! C’est ce qu’elle dit quand elle n’est pas contente ! Et elle est petite comme ça ! » Il fait un geste à peine plus haut que la table. Certains se trémoussent, tout le monde voit la scène et au ton furieux de Baramon, on devine qu’il a été directement l’objet des menaces de la gamine. Personne n’ose compléter le portrait, mais tout le monde sait que le père de cet enfant vit au sus de ses enfants avec des armes de toutes sortes, planquées ou exposées dans tous les coins de leur chambre d’hôtel. « Mais, reprend Baramon sans se départir de sa colère, si elle le dit, c’est parce qu’elle l’entend chez elle ! Et son père est responsable ! » affirme-t-il avec force. Je revois le Séléka d’hier, déguisé en père tranquille, assis chez lui, entouré de kalachnikov et attendant son tour dans 171
l’ombre, le treillis est au vestiaire, prêt à reprendre du service… Je me souviens des paroles d’Emmanuel de Mercy Corp dont la mission en RCA est de restaurer la cohésion sociale, c’est-à-dire encadrer des activités d’intérêts communs entre les belligérants d’hier. Mais aussi désarmer. « Si on donne 200 dollars par kalachnikov ramenée, que l’on paie des rations de nourriture et l’inscription des enfants à l’école, ou mieux, si l’on fournit un emploi à celui qui ramène ses armes, et bien c’est très rapide ! », témoigne-t-il. Je pense à Ibrahim S. et ses mitraillettes, à d’autres aussi, ces chefs Séléka qui ont amené sciemment la guerre et qui attendent une opportunité pour s’emparer du pouvoir. Qu’est-ce que peut bien leur faire 200 Dollars ? Ils s’en moquent car ils espèrent tirer de ce conflit des millions de dollars. Là où ils sont, ils gagnent déjà plus et la promesse de retour au pouvoir leur en fait miroiter davantage encore… « Et si, ai-je demandé, les uns désarment, mais pas les voisins ? » « Alors, avait répondu Emmanuel, il faut désarmer par la force et ceux qui manifestent ainsi – par leur refus de désarmer – leurs mauvaises intentions, ceux-là sont emprisonnés. » Et bien voilà une solution pacifique qui aurait le mérite de débarrasser la république centrafricaine de ses éléments dangereux, sauf qu’ici, on le voit, ce programme de désarmement ne marche seulement que s’il existe une volonté politique unifiée pour le faire. Alors désarmer le ou les quidams ordinaires s’avère un jeu d’enfants, mais quand il y a des intérêts aussi puissants que ceux qui les défendent, l’or, le diamant, le pétrole, l’uranium, les terres rares, et la curée des Etats Nations, alors, le programme de Mercy Corp est dérisoire…. 172
En matière de cohésion sociale, et durant cette période insurrectionnelle, Baracuda, dans son centre culturel, en assurant une présence permanente dans le quartier, est bien plus efficace que n’importe quelle ONG : il est là, il y vit, tout le monde le connaît et ce dimanche-là, c’est un raz-de-marée de gamins qui se sont vêtus de leurs plus beaux atours pour la circonstance – ou qui sont venus avec l’unique vêtement qu’ils possèdent – pour assister au spectacle qui va se donner. Les jeunes filles d’un groupe bien connu des enfants, « Promesse Divine », doivent venir chanter et danser sur la scène de l’Espace Théâtre, pour eux. Tous attendent sans éclats de voix, en bavardant et riant malgré les visages ravagés, les mines graves, la tragédie que vient de traverser le pays se lit sur ces minois d’enfants. Les « ténèbres », que la lampe torche de Baramon n’a pas contribué à éclairer, en ont éteint la lumière. Les regards sont saisissants : ils vous fixent pour savoir s’ils peuvent capter quelque confiance dans le vôtre, des regards qui quémandent, même chez les plus petits, ceux que les frères et sœurs trimballent parce qu’ils ne savent pas encore marcher et que les Séléka, en débarquant, avaient pris pour cible… Baramon, l’air furieux, veut se faire reconduire en ville : « On y va, non ? » Je décline : « Je veux regarder le spectacle, je suis venue voir les enfants. » Il s’engouffre dans la voiture sans me saluer. Juste avant, il a entraîné Baracuda – ou c’est Baracuda qui l’a pris à l’écart – dans l’arrière-cour où ils se sont parlés une bonne vingtaine de minutes. En vain. La voiture fait marche arrière, je la regarde, surprise, mais pas si étonnée que Baramon s’en aille de façon si cavalière. Baracuda me prend par les épaules et 173
m’entraîne à l’intérieur, m’obligeant à tourner le dos ostensiblement à Baramon. Nous n’attendons pas, comme c’est l’usage, que la voiture de l’invité soit partie. Il y a crispation entre les deux hommes. Peut-être n’y ai-je pas mis suffisamment du mien, mais je ne veux pas rentrer dans ce projet d’école de brousse, pas question d’abandonner les enfants des rues de Bangui à leur sort et se substituer à l’Etat centrafricain pour ouvrir en province des structures scolaires, avec des financements qui seront vampirisés et installeront le provisoire dans la durée : on connaît le destin des projets dans les pays à forte corruption ajoutée…
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26. Ce matin, lundi, Junior, « mon » taxi – et oui en quelques jours, j’en ai fidélisé un – n’est pas là et j’ai rendez-vous à l’ambassade de France. J’attends dans la cour du centre puis à l’extérieur. Pour finir, rongeant mon frein, je m’avance sur la route quand surgit le Père Francesco dans son 4x4 de poche : il propose de m’accompagner un bout de chemin et de me déposer à la Présidence. De là il bifurquera pour continuer sa route et je pourrai finir la mienne à pied. Même si c’est déconseillé, je ne me sens pas en danger. Il roule lentement pour que nous puissions bavarder. Il me confirme ce qu’il m’avait dit au téléphone : des troupes de Séléka, outre celles cantonnées en ville au kilomètre 5, sont arrivées dans Bangui et certaines, dit-on, seraient même entrées en ville par le Nord où des combats les contiennent. Le Père s’interroge sur l’omniprésence des Séléka et le fait qu’ils ne soient qu’à quelques kilomètres de Bangui. Il cite, comme tous les Centrafricains le jeu trouble des décideurs (armées étrangères et acteurs politiques) à l’égard de ces rebelles dont les chefs circulent en ville en toute impunité. 175
Il a entendu parler d’Ibrahim S. et me dit que c’est l’un des chefs les plus sanglants de la Coalition, qu’il a beaucoup de sang sur les mains et qu’il commandait luimême plusieurs milices. « Là, dit-il en me montrant le bord de la route qui longe le mur Nord de la Présidence, c’était jonché de cadavres, hommes, femmes, enfants, mais surtout des hommes de tous âges, beaucoup d’hommes », répète consterné le Père Francesco. Qu’Ibrahim S. soit réputé avoir des armes dans sa chambre d’hôtel ne l’étonne pas. Il a été vu en personne en train d’achever les blessés !
Le Père Francesco me dit que samedi, deux jeunes musulmans se sont battus pour un emplacement de marché, l’un d’eux a dégoupillé une grenade et il y a eu cinq morts ! Là où il vit, il a séparé deux adolescents qui se battaient à coups de couteaux, « Tout le monde est à cran » conclut-il. Je lui demande si Catherine Samba-Panza a peur. Son silence me dit que non : « Vous savez, c’est une autre logique qui prévaut ici ! Si elle est là, c’est qu’elle y a été mise par des gens qui la protègent ». La Dame reviendra de New-York la semaine suivante en urgence et depuis l’aéroport de Bangui, dans un hélicoptère de l’armée française qui la ramènera à l’Ambassade de France – et non à la Présidence – pour éviter les insurrections de la rue. Nous nous quittons sans avoir refait le monde.
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Quand je sors de mon entretien à l’ambassade, Junior m’attend à l’entrée et m’emmène à « Sauvons les anges »: j’y ai rendez-vous avec les jeunes de l’Espace Jeunesse pour présenter aux enfants de la rue le film que l’on a tourné avec eux, jeudi, dans la cour de la concession. Les gamins suivent l’installation du groupe électrogène. Brice en a amené un car tous les lundis matins, Bangui connaît des coupures de courant. Les enfants aident à porter les ordinateurs, à installer les fils et poussent des cris ravis. Il règne une joyeuse excitation. Adrienne arrive, elle danse et entraîne les enfants dans son sillage avec des chants syncopés. Pour encourager Brice et tromper l’attente des préparatifs, elle fait applaudir les enfants et chambre l’équipe qui tarde, selon elle, à mettre le film en route et fait languir tout le monde. Le film tourne et les enfants n’en perdent pas une miette, curieux de se découvrir à travers les images et de découvrir, à travers l’œil de la caméra, ce qu’ils connaissent pourtant bien : leur centre. Adrienne est contente du tournage et du témoignage des enfants « Excellent pour mes bailleurs ! » s’exclame-telle. Je pars demain, je ne peux rien faire d’autre qu’encourager Brice à faire des films comme celui-ci, pour d’autres associations, vendre ses reportages et faire un ciné-club itinérant pour les enfants des rues avec l’argent ainsi ramassé.
Les Séléka, me dit-on ce matin, sont à Gobongo, là où j’étais allée avant-hier voir les enfants soldats avec Sœur 177
Flora, et il y a des échaufourées, des incidents violents que me signale un message de l’ambassade sur mon téléphone portable : « Evitez le PK12 et le quartier Fou. » Brice a plié le matériel, la projection est terminée, il veut m’interroger une dernière fois, cette interview fera pendant à celle des premières heures sur le parking de l’aéroport, il y a deux semaines. Il ouvre son micro et me le tend : « Vous partez demain en France et il faut dire quelque chose à nos auditeurs, un bilan sur votre séjour, est-ce que vous partez avec l’intention de revenir ? » Je suis troublée : tout ce que j’ai vu et entendu depuis deux semaines me prouve assez combien il sera difficile d’implanter un projet éducatif en Centrafrique dans les circonstances actuelles. « Je reviendrai, dis-je. Et si je ne peux pas revenir, quelqu’un d’autre que moi viendra et Zo Kwe Zo Education continuera ses actions pour vous… »
Je quitte, à pied, la concession de « Sauvons les Anges ». Brice est inquiet pour moi : « C’est dangereux ! » Et en chemin, si les mains continuent de se lever pour me saluer « Barramo ! », les regards sont crispés, les pas plus pressés, l’atmosphère pesante : tout le monde se demande si les Séléka vont surgir au détour du chemin, toute la ville, devenue nerveuse, les attend d’un instant à l’autre en songeant que ce scénario paraît pourtant, au vue des piétons et des colporteurs qui vaquent à leurs occupations, un cauchemar improbable.
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A mon retour au centre d’accueil, j’apprends que les échaufourées qui ont eu lieu à Gobongo ce matin auraient été provoquées par des anti-balaka, en colère après la « dame » (euphémisme pour désigner la Présidente Samba-Panza). Ils veulent en découdre ! On a tiré, il y a des morts. Ce soir à la tombée du jour, deux hélicoptères ne cessent de tourner dans le ciel de Bangui, à la recherche d’une rébellion toute proche. Chacun sait alors qu’il doit presser le pas pour ne pas être pris dans une embuscade et tomber entre deux feux.
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27. Ce mardi 22 septembre, au petit déjeuner, le Père D. de Boda, rieur, volubile, salue Joséfa, dit que son action est irremplaçable : non seulement son diagnostic est fiable, mais en plus, elle connaît tout des infrastructures sanitaires en Centrafrique, que ce soit pour acheminer du matériel, ou juguler une épidémie. Elle est plus au fait que n’importe quel Centrafricain, médecin ou ministre ; on ne peut ignorer ici le travail accompli par les missionnaires comme elle. A propos des élections, le Père l’atteste : certains hommes politiques ne savent même pas lire. Qu’ils soient aux mines ou dans les diamants, ils payent les chefs de village pour faire imprimer des tee-shirts à leur effigie et leur campagne est faite. La société est corrompue jusqu’à sa base, aucune strate n’y échappe, mais pas question de dénoncer un ami ou un parent, même si on ne participe pas soi-même à la curée, car on se condamnerait à l’isolement voire au banissement. Même si la lutte contre la corruption est juste moralement, elle apparaît, dans un cercle d’amis, comme une trahison. 181
Or à Bangui, tout le monde se connaît, les « ennemis » (ceux qui s’entredévorent pour avoir le pouvoir au bénéfice de leur parentèle) ont été sur les mêmes bancs d’école, se saluent, fréquentent les mêmes établissements, ont des amis communs. Ce sont les mêmes qui font de la politique et prétendent à l’élection suprême. Voter pour un inconnu ou un provincial qui serait hors du microcosme est quasi impossible : si on n’a pas d’argent pour convaincre, on ne sera pas élu, on ne vaudra pas grand-chose par rapport à l’influence ou la prépondérance des candidats qui peuvent donner de l’argent (comme les diamantaires d’obédience Séléka ?) Le prêtre remarque que les affrontements dits « intercomunautaires » sont plus vifs à Bangui qu’en province, les Séléka y circulent librement, les antibalaka aussi, et entre les échauffourées et les braquages, on ne distingue plus la délinquance de l’activisme politique qui recrute des petits voyous de rue, avec un mot d’ordre : « Pas de quartier ! » La délinquance se double d’une idéologie. Pour les musulmans : convertir, soumettre, écraser les antibalaka, s’asseoir à leur place ; et pour les antibalaka, survivre chez eux, face aux coups de boutoirs de l’ennemi de toujours qui se trouve maintenant au cœur du pays. A Boda par exemple, les musulmans qui étaient installés là ont tout de suite pactisés avec les Séléka - autant dire avec le diable - et, après avoir fui, ils se sont aperçus de leur erreur et sont revenus au pays. Et sous l’obédience des ONG, ils se sont mis au maraîchage car ils n’avaient plus de bœufs. 182
Premier obstacle : les gens de Boda ne voulaient pas leur acheter leurs produits – un boycott spontané –, mais avec le travail des ONG sur la restauration de la cohésion sociale, les Centrafricains ont été convaincus qu’il fallait acheter aux musulmans revenus au pays. Maintenant, tout le monde travaille ensemble, et il n’y a ni échauffourées ni faits divers sanglants avec armes de guerre, comme à Bangui.
Nous devons trouver des armes contre une Nouvelle Religion qui se prévaut de l’islam – mais qui pourrait se prévaloir aussi bien d’une autre religion. La laïcité était une arme efficace contre l’emprise religieuse, mais contre une emprise idéologique ne faut-il pas d’autres outils ? Par emprise idéologique, j’entends emprise politique – au sens de vie dans la Cité. Ce ne sont pas « les habits neufs du Président Mao », mais les habits neufs d’une emprise idéologique sous couvert de religion. C’est pourquoi, le village planétaire étant menacé dans ce qu’il avait acquis de bénéfique pour l’être humain (l’éducation, la santé, l’épanouissement par les Arts) est en train de sombrer sous les coups de boutoir d’une idéologie contraire : il est important de retrousser ses manches dans le laboratoire qu’est la Centrafrique car notre situation en Europe en dépend.
Ecrit le 22 Septembre 2015, à Bangui, RCA.
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Conclusion Il m’est arrivé, dans les années 90, d’exposer des tableaux de papillons ou d’ailes de papillons agencées en figures géométriques et de tenter de les vendre au profit des plus démunis de l’époque à Bangui, les femmes sidéennes et leurs enfants, jetés à la rue. Mais les bonnes consciences occidentales, fortes d’une nouvelle doctrine, l’écologie, frémissaient : « Comment ! Tuer des papillons ! » J’interrogeais alors : « Mais, vous préférez protéger des papillons ou sauver des enfants ? » J’ai depuis appris, comme tout le monde, à connaître l’effet dévastateur et corellé de la pollution du Nord et l’étendue de ses nuisances d’un bout à l’autre de la planète, autrement dit, l’effet boomerang d’une mauvaise gestion de nos ressources. Mais qu’en est-il des hommes et de leurs cultures ? A Bangui, la nature a aussi faibli, les papillons ne sont sans doute plus aussi nombreux qu’autrefois où à chaque pas nous nous serions crus dans une serre. Notre industrialisation de pays riche, qui n’a pourtant pas eu lieu ici, s’est faite au détriment de la flore et de la faune d’Afrique… Mais au moment de la COP21, on peut s’interroger sur l’urgence de la situation : où est la priorité ? Sauver la Nature du Sud de la pollution du Nord, et alimenter encore la pompe à fric en guise de dédommagement à destination d’une élite qui s’empressera de la détourner, ou sauver les hommes des exactions mortifères qui les tuent, en cessant d’encourager leurs prédateurs ? 185
Avant l’écosystème de la stratosphère, ne convient-il pas de gérer celui de la « Cité » ? Et là, les mauvais choix, à répétition, des grandes puissances ont été plus loin et de façon autrement plus cruelle que la couche d’ozone dans la destruction des écosystèmes culturels et politiques de cet endroit du globe.
Alors que laisserons-nous à nos enfants ? Un monde avec papillons mais où, en favorisant ou en laissant faire une mauvaise gouvernance politique dans certaines régions du Sud, comme dans ce pays, la Centrafrique, qui m’occupe depuis la première page, nous aurons été complices d’une extermination, celle d’une grande partie des Centrafricains et de leurs enfants, sacrifiés à l’idéologie retors et eugéniste des rebelles armés de kalachnikov et de leurs théoriciens Séléka? Au bénéfice de qui…?
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La Centrafrique aux éditions L’Harmattan
Dernières parutions Invention de la démocratie et de la citoyenneté en Centrafrique
Dangabo Moussa Abdou
Ce travail vise à analyser les expériences locales d’invention démocratique dans une société post-conflit et à appréhender les différents acteurs de terrain (partis politiques, sociétés civiles, ONG) dans la quête citoyenne et dans la démarche de paix. L’auteur pense qu’il est possible d’instaurer une démocratie solide en Centrafrique à condition que les acteurs sociopolitiques trouvent un compromis et que les citoyens soient associés à la gestion de la vie politique, sociale et culturelle. (Coll. Études africaines, 23.00 euros, 222 p.) ISBN : 978-2-343-01235-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-37255-6 L’insécurité en République centrafricaine Quel rôle pour le droit international ?
Doui-Wawaye Augustin Jérémie
En République centrafricaine tout porte à croire que la solution à une crise se trouve au bout du fusil. C’est pourquoi chaque coup d’État en chasse un autre. Et l’usurpation du pouvoir est marquée par la terreur, la cupidité et le mépris du droit et des règles morales. La République centrafricaine produit donc une insécurité incontrôlable tant à l’intérieur du territoire que pour la stabilité de la sous-région d’Afrique centrale. Le droit international doit agir. (Coll. Études africaines, 14.00 euros, 132 p.) ISBN : 978-2-343-05709-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-37140-5 République CentrAfricaine Douanes et corruption, causes de la déliquescence du pays ?
Pascal Lionel
Les États en développement ont des recettes essentiellement basées sur les taxes prélevées aux frontières sur les marchandises. Aussi, afin de les améliorer, les Organisations Internationales recommandent une privatisation partielle des missions. La RCA a poussé cette privatisation à l’ensemble des missions douanières. Si sa situation actuelle découle de l’absence d’une administration des douanes solide, l’auteur l’explique aussi par l’absence de réactions des organisations internationales. (Coll. Études africaines, série Administration, 47.50 euros, 488 p.) ISBN : 978-2-343-05297-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-36877-1
dialogue (Le) islamo-chrétien en Centrafrique
Ndéma Justin
Pour éviter toutes sortes de manipulations du religieux par le politique, et surtout pour prévenir les risques d’un conflit interreligieux en République centrafricaine, cet ouvrage propose une médiation de l’humanité du Christ comme chemin du dialogue islamo-chrétien. Qu’est-ce que nous disons du Christ qui nous permette d’entrer en dialogue avec les autres croyants ? (Coll. Croire et savoir en Afrique, 17.00 euros, 166 p.) ISBN : 978-2-343-04304-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-36095-9 Église (L’) et la démocratie en Centrafrique
Appora-Ngalanibé Richard
Cet ouvrage se propose d’étudier les Lettres pastorales publiées lors de la Conférence Épiscopale Centrafricaine pour dire la position de l’Église et accompagner le processus démocratique en Centrafrique, régulièrement mis à mal par d’interminables rebellions et coups d’État ces dernières décennies. Ces lettres constituent un témoignage éloquent de la participation de l’Église centrafricaine à l’éveil d’une conscience lucide et responsable de la population. (Coll. Croire et savoir en Afrique, 12.00 euros, 104 p.) ISBN : 978-2-343-04305-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-36104-8 Où en est l’urbanisation en Centrafrique ?
Mossoa Lambert
C’est ce phénomène prodigieux d’un monde nouveau en gestation dans les villes centrafricaines que l’auteur a essayé d’observer et de comprendre, et c’est dans une perspective géographique qu’il a tenté d’en aborder l’étude. L’objectif est de fournir une première réponse toute provisoire et imparfaite qu’elle soit, à cette seule question : où en est l’urbanisation en Centrafrique ? (12.50 euros, 118 p.) ISBN : 978-2-343-03864-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-35737-9 Centrafrique La dérive singulière
De Sassara Honki
L’histoire de la Centrafrique est une suite de drames humains qui se déroulent loin des regards et dont on parle à peine. En 1905, le pays est intégré à l’AEF comme colonie française et va connaître le système colonial le plus féroce. En 1959, à la veille de l’Indépendance, l’équipe politique est décimée par un attentat et les médiocres ne cesseront ensuite de se coopter entre eux à la tête du pays, jusqu’à aujourd’hui. (18.50 euros, 190 p.) ISBN : 978-2-343-03193-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-35381-4 Repenser la sécurité en République centrafricaine
Doui-Wawaye Augustin Jérémie
En République centrafricaine, la lutte obsessionnelle pour le pouvoir et la guerre civile ont provoqué massacres, tensions intercommunautaires et haines viscérales. Mais comment sortir de cette fatalité ? Le défi à relever serait d’amorcer une
réconciliation entre les couches sociales fracturées, rétablir la confiance entre les Centrafricains et leurs leaders et restaurer l’autorité des institutions étatiques. Il faudrait aussi redéfinir le mot : sécurité. (Coll. Études africaines, 12.00 euros, 104 p.) ISBN : 978-2-343-04140-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-35696-9 Répertoire de l’administration territoriale de la République centrafricaine
Serre Jacques, Fandos-Rius Juan
Le présent travail trace l’évolution du commandement des différentes unités administratives, aujourd’hui préfectures et sous-préfectures, de la République Centrafricaine depuis leur création jusqu’à nos jours. Le répertoire est accompagné des notes historiques dans l’optique des découpages des unités administratives. Au présent la République Centrafricaine veut s’engager dans une politique de la décentralisation et de la régionalisation en faveur de la démocratie locale et d’une administration plus proche des administrés. (19.50 euros, 294 p.) ISBN : 978-2-343-01298-8, ISBN EBOOK : 978-2-336-35580-1 De l’Oubangui-Chari à la République centrafricaine indépendante
Simiti Bernard
La République centrafricaine, ex Oubangui-Chari, a célébré le 13 août 2010 le cinquantenaire de son accession à la souveraineté internationale. Cette marche vers l’indépendance s’inscrit dans le contexte global de revendications de l’autonomie politique par les anciennes colonies françaises d’Afrique. Cet ouvrage est une justice faite à Barthélemy Boganda, leader de la lutte pour l’indépendance et fondateur de la République centrafricaine. (Coll. Études africaines, 10.50 euros, 66 p.) ISBN : 978-2-336-29347-9, ISBN EBOOK : 978-2-296-53187-1 troupe (La) de Bemba était tombée sur nos têtes
Bepou-Bangue Johanes Arnaud
Pays peu peuplé, la République de Centrafrique a été secouée par une énième tentative de putsch en octobre 2002. Pour renforcer l’armée loyaliste affaiblie, les autorités en place ont fait appel à une rébellion étrangère en renfort : Le Mouvement de la Libération du Congo (MLC) de Jean-Pierre Bemba Gombo. Les hommes de la troupe ont commis viols, pillages et autres exactions. L’auteur se remémore des souvenirs pénibles et révèle sa version des faits. (10.00 euros, 68 p.) ISBN : 978-2-296-99552-9, ISBN EBOOK : 978-2-296-51702-8
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ENFANTS DES RUES EN CENTRAFRIQUE
Voyage en zone rouge Un matin, des hommes sont entrés dans plusieurs villages au nord de la Centrafrique et ont tiré, à la kalachnikov, sur la population, avancée meurtrière qui ne cessera plus pendant presque trois ans. Ce conflit a engendré un chaos tel que le pays est exsangue : il est aussi la proie de convoitises, pour la richesse de son sous-sol et il occupe une position sensible au cœur de l’Afrique, entre le Nigéria, le Tchad et le Soudan, en proie à des attaques islamistes. Il convient de s’interroger sur l’avenir de ce pays et quoi de plus « éclairant » que de l’envisager à partir de ce qui fait potentiellement sa force : sa jeunesse ? De quelle façon sont traités les enfants de Centrafrique depuis ce conflit ? À l’occasion d’un voyage pour étudier les solutions proposées sur le terrain des différentes ONG et institutions, l’auteure a recueilli un ensemble de témoignages qui, rassemblés dans ce livre, constituent une photographie des besoins en éducation de ce pays et permet d’envisager une solution pour les plus démunis. Marie-Christine Courteille est enseignante en France. Elle a passé son enfance en Centrafrique. Touchée par les exactions et le conflit déclenché en 2013 avec l’arrivée des rebelles dans le pays, elle a décidé d’y monter un projet éducatif à l’ intention des enfants victimes du conflit. Elle a fondé l’association Zo Kwe Zo Education qui, pour l’occasion, porte le projet « école nomade » à destination des enfants de la rue.
Illustration de couverture : M.-C. Courteille ISBN : 978-2-343-09206-5
20
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